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-The Project Gutenberg eBook of La vivante paix, by Paule Régnier
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: La vivante paix
-
-Author: Paule Régnier
-
-Release Date: November 5, 2021 [eBook #66674]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at
- https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned
- images of public domain material from the Google Books
- project.)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIVANTE PAIX ***
-
-
-
-
-
- PAULE RÉGNIER
-
- LA
- VIVANTE PAIX
-
- Celui-là seul avance dans la vie dont le cœur devient plus
- tendre, le sang plus chaud le cerveau plus vif, et dont l’esprit
- s’en va entrant dans la vivante paix.
-
- RUSKIN.
-
- PARIS
- BERNARD GRASSET, ÉDITEUR
- 61, RUE DES SAINTS-PÈRES, PARIS (VIe)
-
- 1924
-
-
-
-
-OUVRAGES DU MÊME AUTEUR:
-
-
- Octave, roman. (_Épuisé_).
- Paul Drouot. (_Le Divan_, éditeur).
-
-
-
-
-IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE: VINGT-CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER JAPON
-FRANÇAIS NUMÉROTÉS JAPON 1 A 25; TRENTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER
-MADAGASCAR LAFUMA NUMÉROTÉS MADAGASCAR 1 A 30, ET CENT EXEMPLAIRES SUR
-PAPIER VÉLIN PUR FIL LAFUMA NUMÉROTÉS VÉLIN PUR FIL 1 A 100.
-
-
-Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour
-tous pays.
-
-_Copyright by Bernard Grasset, 1924_
-
-
-
-
-A GERARD D’HOUVILLE
-
-
-
-
-PREMIÈRE PARTIE
-
-
-
-
-I
-
- Lionel était le cœur d’enfant le plus démesuré que l’on pût
- voir, aussi Galehaut, le vaillant Seigneur des Iles lointaines
- le surnomma-t-il: «Cœur sans frein...»
-
- _Lancelot du Lac_.
-
-
---Il est temps de descendre, Laurence... Eh bien!... où est-elle?...
-
-Ayant poussé la porte d’une chambre où elle croyait trouver feu et
-lumière, Ursule Tampin, ne voyant que ténèbres, s’arrêta sur le seuil.
-Immobile, elle s’étonnait, scrutant du regard l’ombre épaisse où l’on
-discernait à la longue la faible clarté de quelques braises mourant dans
-le foyer, et deux points lumineux qui brillaient et disparaissaient à
-des intervalles inégaux, selon qu’une chatte familière ouvrait ou
-refermait ses yeux phosphorescents. La pièce chaude et certainement
-close exhalait une étrange odeur de plein air, de feuilles mortes et
-d’extrême automne. Ursule, ne pouvant s’expliquer ce parfum, ni la
-présence du chat coïncidant avec l’absence de Laurence, allait se
-retirer, lorsqu’un bruit singulier vint accroître encore sa surprise. On
-eût dit que non loin d’elle, dans l’obscurité, quelqu’un se dégageait
-lentement d’un taillis épais, écartant et froissant des branchages
-enchevêtrés. Une voix assourdie et comme ensommeillée demanda:
-
---Qu’y a-t-il?
-
---Quoi, mon enfant, vous étiez là? s’écria Ursule tout agitée! Mais que
-faites-vous dans cette nuit? On ne vous a donc pas monté votre lampe? Ne
-pouviez-vous sonner et la réclamer? Les domestiques oublient tout quand
-je ne suis pas derrière eux, et je ne puis les surveiller sans cesse,
-vous devez le comprendre.
-
-La voix, maintenant plus distincte, mais toujours lente et sans
-intonation, reprit distraitement:
-
---Ma lampe est là, ma bonne Ursule. Je n’ai pas voulu l’allumer. J’aime
-à rêver ainsi dans l’obscurité, cela me repose. Mais je m’étais presque
-endormie. Quelle heure est-il?
-
---Bientôt sept heures, Laurence, je venais vous en avertir.
-
---Ah! mon Dieu!
-
-Cette fois, nulle torpeur n’alanguissait la voix sonore et vive. Des pas
-précipités coururent dans la pièce, dont le vieux plancher craquait.
-Bientôt une flamme menue et dansante apparut dans l’ombre. Elle grandit
-lentement, filtrant, en les colorant d’un reflet pourpré, à travers les
-doigts longs et frêles qui tenaient le verre de la lampe, et projetant
-enfin sa douce clarté sur le visage de Laurence. Celle-ci, éblouie,
-fermait les yeux. Ses lourds cheveux, à demi dénoués, retombaient d’un
-côté sur son épaule. Çà et là, quelques feuilles mortes restaient
-attachées aux plis de son corsage.
-
-Déjà Ursule Tampin s’exclamait:
-
---Bonté divine! ma chérie, comme vous voilà faite! entièrement
-décoiffée! et votre robe, là, voyez, je ne me trompe pas... pleine de
-boue! Il faut vous changer, vite, vite!
-
---Non, je n’ai plus le temps et puis cela m’ennuie, déclara la jeune
-fille avec impatience.
-
---Que dira votre père, gémit Ursule désolée, s’il constate que vous êtes
-sortie, quand vous toussez encore et malgré sa défense formelle! Vous ne
-pouvez paraître au dîner, devant lui, dans ce costume avec ces taches
-qui révèlent votre équipée: c’est de la folie, de la pure folie!
-
---Vous avez l’âme d’un lièvre, Ursule, reprit Laurence d’un ton bref et
-dédaigneux, vous tremblez toujours. Donnez-moi simplement un coup de
-brosse. La boue a dû sécher depuis deux heures, et mon père ne s’avisera
-pas, je pense, de regarder bien attentivement le bas de ma robe.
-
-Ursule Tampin obéit en soupirant. Elle s’agenouilla devant sa jeune
-cousine et reprit peu à peu sa sérénité en voyant les taches jaunâtres
-qui mouchetaient le drap de la robe disparaître sous la brosse qu’elle
-maniait avec dextérité. Debout, le buste légèrement incliné, Laurence
-surveillait l’opération qu’elle interrompit bientôt:
-
---C’est parfait, merci, Ursule!
-
-Maintenant, elle gagnait le fond de la chambre, pénétrait dans son
-cabinet de toilette, allumait une lampe qui jetait dans l’étroite pièce
-une éblouissante lumière. Elle enleva une à une les épingles qui
-retenaient avec peine ses cheveux écroulés. Ils se déroulaient, mais
-restaient séparés en mèches inégales. Laurence, rejetant la tête en
-arrière, secoua dans un mouvement violent leur masse mordorée. Puis sans
-leur donner d’autres soins, car le temps pressait, elle refit sa
-coiffure. Elle agissait vite et sans coquetterie, évitant, autant
-qu’elle le pouvait, de se regarder dans la haute glace suspendue devant
-elle, car elle n’avait aucune complaisance pour son visage qu’elle
-savait sans beauté.
-
-Pendant ce temps, Ursule s’agitait, ranimait le feu presque mort,
-recueillait les livres dispersés dans la chambre et les replaçait en
-piles symétriques sur la table, déjà couverte de papiers épars qu’elle
-regarda d’un air réprobateur, sans oser pourtant y toucher. Sa ronde
-l’ayant amenée au pied du divan que Laurence venait de quitter, elle
-s’arrêta scandalisée. Des branchages amoncelés, d’épais feuillages
-jaunes et roux le recouvraient entièrement. Brisés, froissés, foulés par
-le poids du corps qui s’y était étendu, ils retombaient jusqu’à terre,
-et décoraient le mur d’une façon fantasque.
-
---Allons, bon, qu’est-ce encore que toutes ces saletés? murmura la
-vieille fille en joignant les mains.
-
---Ces saletés? riposta Laurence, en passant à travers la porte du
-cabinet sa tête ébouriffée, pouvez-vous parler ainsi? C’est la dernière
-parure de la forêt. Ces feuilles mortes ont une si belle couleur que je
-voudrais pouvoir en rapporter une masse énorme pour en joncher toute
-cette pièce et m’en faire un tapis. Ce serait magnifique, Ursule!
-
---Vous croyez, mon enfant? dit la pauvre fille perplexe, partagée entre
-ses instincts ordonnés et le respect qu’elle éprouvait pour les
-fantaisies les plus saugrenues de sa jeune cousine.
-
-Après avoir rangé quelques objets encore, elle rejoignit Laurence dans
-son cabinet de toilette. Elle semblait préoccupée et, au bout d’un
-moment, elle dit avec timidité:
-
---Vous n’avez rencontré personne, ma chérie, durant votre promenade?
-
-La jeune fille haussa légèrement les épaules:
-
---Mais non, Ursule. Les gens de Fontainebleau sont bien trop bêtes pour
-aller dans les bois par un temps pareil. Ils se croient obligés au
-printemps de prendre contact avec la nature, parce qu’ils ont entendu
-dire que le printemps est beau. Ils vont aussi une ou deux fois, en
-octobre, admirer les fastes célèbres de l’automne. Mais nous sommes
-presque en hiver, et ils ne savent pas que sous la brume humide qui
-monte de la terre, en novembre, la forêt est plus belle que par le plus
-clair jour de mai. Ils ont peur de la boue, du brouillard, de la pluie.
-Dieu bénisse leur sottise, car à cette saison, les arbres, les sentiers
-sont bien à moi, rassurez-vous.
-
---Vous êtes tellement déraisonnable, reprit Ursule en soupirant, que je
-tremble toujours. Votre père serait furieux s’il apprenait jamais que
-vous vagabondez dans la forêt, toute seule jusqu’à la nuit. C’est si
-imprudent, si extraordinaire...
-
-Mais Laurence l’interrompait déjà, de ce ton impérieux et bref qu’elle
-tenait de son père et qui glaçait d’effroi sa vieille parente.
-
---Imprudent? nullement puisque j’ai Consul avec moi; d’ailleurs c’est
-mon seul plaisir, Ursule, et je n’y renoncerai pas, quoi que vous en
-disiez. Si je me cache de mon père, c’est pour ne point l’irriter sans
-raison. Le jour où quelque «mauvaise langue» trouvera spirituel de
-l’avertir que sa fille erre dans les bois avec son chien, au crépuscule,
-eh bien! ce n’est pas vous qui répondrez pour moi, soyez tranquille:
-j’accepte toute la responsabilité de mes actes.
-
---Qui... oui, je le sais bien, objecta tristement Ursule. Mais Paul me
-blâmera de n’avoir pas sur vous l’autorité de la mère dont je tiens la
-place.
-
---Laissons cela, dit Laurence plus doucement, tandis que ses traits se
-détendaient dans une expression désarmée, presque enfantine, qui
-surprenait sur ce visage, habituellement ferme et hautain.
-
-Elle acheva de consolider sa coiffure, changea la collerette blanche, un
-peu chiffonnée, qui seule rehaussait la sobriété sombre de son costume.
-Puis, jetant un dernier coup d’œil sur la glace, elle dit:
-
---Je suis prête, venez vite.
-
-Elles éteignirent les lumières. Dès qu’elles eurent ouvert la porte de
-la chambre, Royale Egypte, la chatte noire, qui depuis un moment suivait
-des yeux tous leurs mouvements et semblait attendre avec impatience
-qu’on lui rendît la liberté, bondit au dehors. Elles la suivirent à
-travers les corridors immenses et mal éclairés. Laurence, dans sa hâte,
-courait presque. Ursule la rassura:
-
---Nous avons le temps, ma chérie, votre père n’est pas encore rentré.
-
-En effet, elles trouvèrent la salle à manger déserte et s’assirent
-toutes deux près de la cheminée devant laquelle dormait majestueusement
-le chien-loup Consul Romanus.
-
-Laurence présentait au brasier son visage pâle, car elle espérait que la
-forte chaleur lui prêterait pour un moment quelques couleurs factices.
-L’attente ne fut pas longue. On entendit bientôt le bruit que faisait la
-grande porte de la maison en se refermant. L’instant d’après des pas
-fermes et bien rythmés retentirent dans l’antichambre, et le colonel
-Dacellier parut au seuil de la pièce.
-
-Laurence et lui se ressemblaient de façon frappante. Ils étaient tous
-deux de petite taille, nerveux, minces, d’aspect débile et volontaire.
-Mais tandis qu’on admirait tout de suite la figure irrégulière et
-caractéristique du colonel, on retrouvait sans plaisir chez sa fille les
-mêmes traits heurtés, le même nez légèrement écrasé, aux larges narines
-ardentes, la même bouche gonflée qui, non voilée par la moustache,
-apparaissait douloureuse et nue, trop saillante dans la maigreur des
-joues. Ils avaient tous deux des yeux d’un bleu profond, brûlants et
-sombres, une physionomie mobile, toujours bouleversée par un excès de
-passion, par une sorte de colère mal contenue. Mais l’intense expression
-qui seyait au masque mâle de Dacellier, semblait seulement étrange et
-presque choquante sur un visage de jeune fille.
-
-S’étant levée, Laurence alla à la rencontre de son père, lui souhaita le
-bonsoir et lui tendit son front. Paul Dacellier l’embrassa, puis, la
-prenant aux épaules, il l’examina attentivement et dit avec impatience:
-
---Vous avez bien mauvaise mine, ce soir encore, Laurence: comment vous
-sentez-vous? Avez-vous toujours mal à la gorge?
-
---Non, c’est fini, tout à fait fini.
-
---Vous n’êtes pas sortie cet après-midi, j’espère?
-
---Vous m’aviez défendu de le faire, répondit Laurence évasivement, car
-elle n’aimait pas mentir.
-
-Le colonel n’en demanda pas davantage. Il était autoritaire, mais peu
-défiant, et n’imaginait pas qu’on pût seulement songer à enfreindre ses
-ordres. Ayant serré la main d’Ursule et caressé distraitement Consul, il
-prit place à table et le dîner commença.
-
-Aucun des trois convives ne parlait, car Paul Dacellier semblait
-soucieux et les deux femmes respectaient son silence. Ursule Tampin,
-anxieuse, surveillait le service. Chaque repas était pour elle un
-supplice, car la moindre négligence, le plus léger oubli suffisaient à
-jeter son terrible cousin dans de folles colères. Elle eut un véritable
-battement de cœur, lorsqu’il ouvrit son œuf à la coque, qu’il ne
-trouvait jamais assez frais, ni cuit à point. Cependant, il ne fit ce
-jour-là aucune réflexion. Ursule commençait à respirer, lorsque
-brusquement elle vit le visage de Paul Dacellier se contracter et
-s’enflammer. Avant qu’elle eût pu deviner ce qui causait l’irritation du
-colonel, il se tourna vers l’ordonnance qui remplissait l’office de
-valet de chambre, et de cette voix retentissante que donne à tous les
-officiers l’habitude du commandement, il s’écria:
-
---Garçon stupide, avez-vous bientôt fini d’agiter l’air autour de moi en
-courant comme un dératé? J’ai l’impression de dîner en plein vent, et
-quel vacarme! quelle façon de marcher! on n’entend que vous, vos pas
-ébranlent le plancher!
-
-Figé à sa place, les bras encombrés d’assiettes, rouge jusqu’à la racine
-des cheveux, la bouche ouverte, les yeux dilatés, le coupable semblait
-changé en pierre. Pourtant, sur un signe d’Ursule, il se remit un peu. A
-reculons, il rentra dans l’ombre propice qui couvrait le fond de la
-salle, déposa sa charge sur le dressoir et de nouveau revint vers la
-lumière pour offrir du pain au colonel. Cette fois, il ne marchait plus,
-il dansait. Dressé sur la pointe des pieds, il effleurait à peine le
-parquet. Arrondissant ses coudes, il les élevait gauchement, comme s’il
-espérait voir ses bras se transformer en ailes et l’emporter au-dessus
-du sol. Laurence faillit éclater de rire. Ursule trembla, n’osant
-regarder son cousin. Par bonheur celui-ci ne remarqua rien, il venait de
-déplier son journal et oubliait son entourage. Le dîner se poursuivit
-sans nouvel incident.
-
-Vers la fin du repas, Paul Dacellier interrompit sa lecture et,
-s’adressant à sa fille, il dit, de sa voix brève, où vibrait tout à coup
-une amère ironie:
-
---Il ne faut pas cependant que j’oublie de vous annoncer une nouvelle:
-votre frère se marie.
-
-Laurence releva la tête:
-
---Ah! dit-elle avec une indifférence qui fit sourire son père.
-
-Mais le bon visage effaré d’Ursule Tampin s’illuminait:
-
---Vraiment? s’écria-t-elle ravie. C’est une chose décidée? Quel bonheur!
-André a vingt-cinq ans, n’est-ce pas? C’est un bon âge. Vous devez être
-bien content.
-
-Elle s’arrêta soudain, déconcertée par le regard glacial du colonel, et
-elle balbutia timidement:
-
---Je pense... j’espère que ce mariage a votre assentiment?
-
---Mais oui, ma chère, reprit Paul Dacellier, du même ton railleur et
-sec. Tout s’est passé très correctement. Sur la prière de mon fils j’ai
-écrit à la tante de la jeune fille pour demander sa main. Elle est
-orpheline, grande fortune, un beau parti. Tout cela me touche fort peu.
-Les fiançailles ont eu lieu hier et André m’annonce aujourd’hui que la
-date du mariage est fixée au 8 février. Voici la lettre de votre frère,
-Laurence, et la photographie de votre future belle-sœur, ajouta-t-il en
-retirant de son portefeuille une enveloppe qu’il jeta sur la table.
-
-Laurence examina curieusement le portrait d’une jeune femme grande,
-mince, aux traits réguliers, qui, debout, la tête inclinée, respirait
-une rose, dans une pose un peu affectée, mais gracieuse.
-
---Elle est jolie, dit-elle au bout d’un instant en passant la
-photographie à Ursule.
-
---Oh! charmante, charmante! déclara la vieille fille avec admiration;
-comme elle est bien coiffée! Elle est brune, je pense. Quel âge a-t-elle
-exactement?
-
---Vingt-deux ans, répondit le colonel. Elle s’appelle Juliane Drevain.
-Juliane! Je ne connais pas de nom qui me soit plus antipathique!
-
-... Vous voyez, ajouta-t-il, lorsque sa fille eut pris connaissance de
-la lettre d’André, vous voyez que votre frère compte sur vous pour être
-sa demoiselle d’honneur et qu’il nous invite tous trois fort
-chaleureusement à son mariage. Je resterai chez moi. Vous vous chargerez
-donc, vous et Ursule, de représenter la famille. Il faudra dès demain
-vous occuper de vos toilettes.
-
---Certainement, dit Ursule avec déférence.
-
-Mais le visage de Laurence exprima tout à coup la plus vive contrariété.
-
---Je vous en prie, s’écria-t-elle, en s’adressant à son père avec
-véhémence, dispensez-moi d’une telle corvée. Si vous vous abstenez
-d’assister à ce mariage, je puis comme vous, ce me semble, décliner
-l’invitation de mon frère.
-
-Le colonel, tressaillant d’impatience, la regarda sévèrement.
-
---Vous savez bien, Laurence, riposta-t-il vivement, ce qu’André est pour
-moi. J’ai juré à sa mère de lui pardonner. S’il était malheureux, si je
-pouvais lui être utile, vous me verriez aller à lui. Mais je ne pense
-pas que la présence d’un père qu’il a si profondément offensé et dont il
-est toujours séparé lui soit fort nécessaire.
-
---Non, pas plus que la mienne, repartit Laurence. Il ne se soucie guère
-de nous, j’en suis sûre, et de moi pas plus que de vous. Je ne vois pas
-pourquoi vous m’imposeriez d’aller à ce mariage.
-
---Parce que je le trouve convenable et que j’en ai décidé ainsi,
-répondit le colonel d’un ton cassant. Il est inutile de discuter!
-
-Et, jugeant l’incident clos, il commença de déguster un sorbet au
-kirsch, chef-d’œuvre culinaire d’Ursule. Laurence se contint un instant,
-hésitant devant la lutte qu’elle allait engager. Mais l’impétuosité de
-son caractère l’emporta sur sa crainte.
-
---Eh bien! non, décidément, je n’irai pas, dit-elle soudain, sans oser
-cependant regarder son père.
-
-La foudre tombant aux pieds d’Ursule ne l’eût pas effrayée davantage.
-Son visage imprécis et pâle, qui semblait fait de nuages, de brumes ou
-de fumées, parut sur le point de se désagréger par lambeaux dans les
-airs. Elle saisit la main de sa jeune cousine et murmura d’une voix
-suppliante:
-
---Laurence, voyons, Laurence!
-
-Déjà le colonel sursautait, et, tournant vers sa fille un visage
-indigné, il balbutia:
-
---Vous dites?
-
---Je dis que, dès demain, j’écrirai à André pour le prier de chercher
-une autre demoiselle d’honneur, reprit Laurence en bravant la colère de
-son père. Je n’irai pas à ce mariage, je n’irai pas, je ne veux pas.
-
---Et depuis quand osez-vous dire je veux, je ne veux pas quand j’ai
-parlé! s’écria le colonel avec éclat. Allez-vous maintenant imiter votre
-frère et me refuser l’obéissance qui m’est due? Faudra-t-il que je voie
-mes deux enfants, l’un après l’autre, rejeter mon autorité et multiplier
-leurs offenses?
-
---Ne me comparez pas à André, je vous prie, répliqua Laurence en
-s’animant. Je regrette de vous déplaire, mais pourquoi ne tenez-vous
-aucun compte de mes répugnances? Vous savez bien que j’ai horreur des
-cérémonies, horreur du monde.
-
---Et c’est justement ce que je ne puis admettre, reprit le colonel. Une
-telle sauvagerie chez une jeune fille est inexplicable et nul ne
-comprend pourquoi vous vivez ainsi en ermite sans jamais voir personne.
-
---Je ne fais en cela que suivre votre exemple, objecta Laurence avec
-arrogance.
-
-Mais tout de suite elle baissa les yeux sous le regard de son père.
-
---Est-ce un blâme? demanda-t-il amèrement, voulez-vous dire que je suis
-responsable de votre réclusion? Bien que cela fût pour moi un supplice,
-ne vous ai-je pas conduite au bal durant tout un hiver, et si je refuse
-maintenant toute invitation, n’est-ce pas sur vos prières et parce que
-vous m’avez déclaré que les veilles vous fatiguaient?
-
---Je le reconnais, je ne vous accuse pas, je ne vous reproche rien,
-affirma Laurence, reculant devant une vérité trop cruelle; je voulais
-dire simplement qu’étant votre fille, il n’est pas étonnant que j’aie
-les mêmes goûts que vous.
-
---Ce qui est naturel à mon âge ne l’est pas au vôtre et je ne vous ai
-jamais conseillé de m’imiter. Moi, j’ai fini mon temps, mais vous êtes
-toute jeune encore et vous n’avez aucun motif pour vous retirer ainsi du
-monde.
-
---Ne suis-je pas libre d’organiser comme il me plaît ma vie? dit
-Laurence excédée; telle qu’elle est, elle me convient et je ne me plains
-pas, je ne demande rien.
-
---Vous trouvez-vous vraiment si heureuse? reprit le colonel en haussant
-les épaules, et ne voyez-vous pas le mal que vous me faites avec votre
-pâleur, vos yeux cernés, votre expression triste? Je vous le dis, ce qui
-vous tue c’est votre solitude et je ne supporterai pas que vous viviez
-dans une telle retraite, toujours enfermée dans votre chambre, passant
-des journées entières plongée dans vos sales bouquins que je finirai pas
-jeter à la rue.
-
---Oh! ce serait le comble! s’écria Laurence avec une violence qu’elle
-regretta tout aussitôt en voyant le visage de son père se décomposer.
-
-Le colonel asséna sur la table un coup de poing furieux qui fit vibrer
-les verres.
-
---Le comble de quoi? rugit-il d’une voix tonnante. Que veulent dire ces
-paroles ambiguës et pleines de rancune? Vous n’avez rien à me reprocher,
-entendez-vous, rien à reprendre dans ma conduite envers vous. Il faut
-que vous ayez perdu la tête pour oublier ainsi le respect que vous me
-devez! Que s’est-il donc passé dans ma propre maison? Qui a pu monter
-ainsi ma fille contre moi? Est-ce vous, Ursule?
-
-La vieille fille qui, depuis le commencement de la discussion, ne
-cessait de trembler et cherchait vainement à intervenir, blêmit sous
-cette accusation.
-
---Moi? balbutia-t-elle éplorée. Oh! Paul, pouvez-vous le croire? Cette
-enfant n’a pas voulu vous offenser, j’en suis sûre. Calmez-vous, je vous
-en supplie, je la raisonnerai.
-
---Eh bien! faites-le donc si vous le voulez dès maintenant, dit le
-colonel en se levant et en jetant sa serviette sur la table, car pour
-moi, je deviendrais fou, s’il me fallait discuter plus longtemps avec
-cette insensée.
-
---Mais, Paul, vous n’avez pas fini de dîner. Il y a du raisin encore, du
-beau raisin muscat que vous aimez, il y a du raisin, restez, supplia
-Ursule désolée.
-
-Le colonel, qui ne l’écoutait pas, quittait déjà la salle. Alors la
-vieille fille, regardant tristement Laurence, osa lui adresser une
-timide remontrance:
-
---Ma chérie, ma pauvre chérie, dit-elle avec douceur, vous n’êtes pas
-raisonnable.
-
-La jeune fille l’interrompit tout de suite:
-
---Taisez-vous, Ursule, je ne suis pas en état de vous entendre.
-
-A son tour, elle se leva, porta à ses lèvres, non sans en répandre la
-moitié, un verre d’eau qu’elle vida d’un trait.
-
---Ah! quelle vie, quelle dure vie! gémit-elle, tandis que ses yeux
-sombres se remplissaient de larmes.
-
-Et bousculant sa chaise, elle sortit en courant, laissant Ursule Tampin
-seule devant la table où le valet de chambre, qui venait de rentrer,
-posait une coupe de cristal pleine de raisins lourds aux reflets bleus
-et rouges.
-
-
-
-
-II
-
- Tu as renoncé au monde, tu as pris pour amis intimes les
- montagnes et les forêts afin d’apaiser ton âme.
-
- KAMO TCHOMI.
-
-
-Ce n’était pas la première fois que des scènes semblables éclataient
-dans cet intérieur troublé. De tout temps, Paul Dacellier avait exercé
-sur son entourage une autorité despotique que nul n’osait braver. Ses
-exigences, sa violence glaçaient autour de lui tous les cœurs, et ceux
-qui vivaient dans sa dépendance ne pouvaient pas connaître le repos.
-Lui-même n’avait jamais été heureux, et les chagrins qu’il n’avouait pas
-excusaient quelque peu sa sombre humeur. En effet, avant toutes choses,
-ce soldat convaincu aimait la France avec fanatisme; il souffrait de la
-voir chaque jour plus désarmée, plus annihilée devant l’Allemagne
-triomphante; les passions politiques qui divisaient, en l’affaiblissant,
-son pays, le développement de l’antimilitarisme navraient ce grand
-patriote. Enfant encore en 70, il avait ressenti vivement la honte
-insupportable de la défaite. La capitulation de Sedan, sa ville natale,
-avait orienté toutes ses pensées vers un but unique. Possédé par le seul
-désir de préparer la revanche, de mourir un soir de victoire en
-reprenant quelque hameau d’Alsace, il était entré dans la carrière des
-armes avec l’enthousiasme mystique du chrétien qui se donne à Dieu. Le
-sort devait trahir son unique ambition. Créé pour l’action, l’héroïsme,
-la guerre, il s’usait tristement dans des fonctions médiocres. Ces
-grandes déceptions, et une maladie nerveuse dont il était atteint,
-accroissaient d’année en année l’irritabilité naturelle de son
-caractère. Il adorait sa femme, charmante et frêle créature que tuait
-lentement son maladroit amour. Il chérissait aussi ses deux enfants.
-Pourtant, presque inconsciemment, il les tyrannisait, empoisonnait leur
-vie, décourageait leur tendresse et, prompt à oublier ses torts,
-s’étonnait amèrement de la terreur qu’il inspirait.
-
-André, de bonne heure, échappa à son influence. Ce garçon sec,
-insouciant, têtu, que dirigeait l’esprit de contradiction, prit tout
-naturellement en horreur les opinions qu’il entendait défendre autour de
-lui. A dix-huit ans il était antimilitariste, internationaliste. Il osa
-l’avouer devant Paul Dacellier et, à la suite d’une scène violente,
-quitta la maison paternelle. Il y revint quelques semaines plus tard
-pour assister aux derniers moments de sa mère qui, gravement atteinte
-d’une maladie de cœur, ne put supporter le chagrin que lui causa son
-départ. Elle mourut, en implorant son pardon. Le colonel, désarmé par
-cette prière, abdiqua toute autorité sur son fils, l’envoya achever ses
-études à Paris et lui laissa désormais une entière liberté. Demeuré seul
-avec Laurence, alors âgée de quatorze ans, il appela auprès d’elle
-Ursule Tampin, sa cousine germaine, qui, restée orpheline toute jeune et
-recueillie par ses parents, avait été élevée près de lui. L’humble
-fille, dont le cœur lui appartenait tout entier, fut heureuse qu’il eût
-besoin de son dévouement. Elle vint avec empressement s’installer pour
-toujours dans ce foyer dévasté où sa présence ramena un peu d’ordre et
-de paix. Son rôle n’y fut pas toujours aisé. Malgré la reconnaissance
-infinie qu’il éprouvait pour elle, le colonel, emporté par son caractère
-irascible, l’accablait souvent de reproches injustifiés. Laurence,
-toujours insurgée contre les volontés de Paul Dacellier, la désespérait
-par son indépendance. Il lui fallait sans cesse intervenir entre le père
-et la fille et s’exposer à leur courroux pour les réconcilier. Mais
-Ursule remplissait sa tâche avec une inlassable patience, car elle
-chérissait ces deux êtres farouches et leur pardonnait tout.
-
-Une fois encore, après l’orage qu’avait soulevé l’innocente invitation
-d’André, elle résolut d’agir en médiatrice, et le lendemain, selon sa
-coutume, entra dans la chambre de sa cousine à neuf heures du matin. La
-jeune fille, qui venait de se réveiller, méditait, tenant à la main une
-tasse de thé qu’elle oubliait de boire. Ses paupières gonflées portaient
-la trace des larmes qu’elle avait versées durant la nuit. Ses joues,
-d’une pâleur terreuse, restaient marbrées de taches violettes. Elle
-fixait sur le clair soleil qui entrait par les fenêtres un regard
-vindicatif, comme si cette lumière était pour elle une injure imprévue,
-un affront insupportable.
-
-Ursule l’embrassa tendrement sans oser lui parler et demeura près du
-lit, embarrassée, ne sachant comment provoquer l’explication qu’elle
-désirait.
-
-Installée déjà sur le couvre-pied, où chaque matin elle reprenait la
-même place, Royale Egypte attendait, pour se livrer au sommeil, qu’on
-lui servit le lait tiède et crémeux qui constituait son premier régal.
-Assise toute raide dans le demi-cercle de sa queue repliée, elle
-considérait sa maîtresse avec cette écrasante dignité qui n’appartient
-qu’aux chats, et comme Laurence tardait à satisfaire son désir, la bête
-impatientée s’étira, et, brusquement, plissant son nez, crachant de
-colère, lui gifla la main d’une patte convulsive.
-
-Rappelée à l’ordre de cette impérieuse façon, la jeune fille s’empressa
-de servir sa favorite.
-
---Royale Egypte, ma chère, dit-elle, exprimant dans un triste badinage
-toute l’amertume de son âme, vous avez un détestable caractère, mais
-cela ne m’empêche pas de vous aimer, car vos fureurs comiques sont bien
-inoffensives. Vous n’êtes qu’une bête muette et vous ne pouvez pas faire
-grand mal avec vos dures petites pattes. Les hommes, mon beau chat, ont
-une arme bien plus dangereuse que vos griffes, une arme aiguë,
-empoisonnée, contre laquelle il n’est pas de défense possible, c’est la
-parole. On m’a déchiré le cœur avec des paroles et d’injustes reproches,
-mais nul ne s’en soucie, nul n’a pitié de moi.
-
---Ma chérie, ne dites pas cela, car rien n’est plus faux, s’écria
-Ursule, navrée. Si vous suiviez mes conseils, si vous étiez plus
-raisonnable, votre vie serait plus tranquille et presque heureuse. Ne
-pouviez-vous vous abstenir de braver votre père ouvertement comme vous
-l’avez fait hier?
-
---Faut-il donc immoler toujours mes goûts, obéir et plier toujours?
-Grand merci, je n’ai point une nature d’esclave, riposta la jeune fille.
-Si j’ai refusé d’aller au mariage d’André, ce n’est point par caprice,
-mais vraiment, qu’irais-je faire là-bas? Parader, défiler, subir le
-contact de gens inconnus, leur parler, leur sourire; c’est une épreuve
-au-dessus de mes forces. Oh! le monde est pour moi comme une cuve
-d’huile bouillante où j’endure les tourments de la damnation; ses fêtes,
-ses plaisirs me donnent le désir de pleurer, de mourir. Je le redoute
-plus que tout ici-bas.
-
---Et c’est bien naturel, si vraiment vous y souffrez comme dans une cuve
-d’huile bouillante, reprit Ursule, que cette image vigoureuse avait
-beaucoup frappée. Mais comment faire? Votre père, j’en suis sûre, ne
-veut que votre bien. Il vous permettrait certainement de décliner
-l’invitation d’André s’il savait combien les voyages et les cérémonies
-vous fatiguent.
-
---Seriez-vous prête à lui dire que je tomberai malade s’il me contraint
-d’assister à ce mariage? interrogea Laurence avec un regard caressant et
-plein d’espérance.
-
-Un instant Ursule hésita, car son âme était scrupuleuse et elle aimait
-la vérité, mais elle aimait Laurence plus tendrement encore.
-
---Je tâcherai d’arranger tout cela, dit-elle avec un touchant embarras,
-seulement, ma chérie, il faudra que vous m’aidiez, que vous cédiez en
-apparence à votre père. Dites-lui ce matin quelques mots d’excuses. Il
-oubliera sa colère en voyant votre soumission et sa volonté deviendra
-moins ardente. Alors, peu à peu, en parlant de votre santé, je
-l’amènerai à vous défendre ce qu’il vous avait ordonné.
-
---Bon! je ferai tout ce que vous voudrez, s’écria Laurence en battant
-des mains. Vous étés un abîme de ruses, embrassez-moi vite!
-
-Le visage incolore d’Ursule Tampin, ce visage où tout était gris, même
-la bouche, prit alors tout l’éclat qu’il pouvait avoir et qui égalait à
-peine celui de la lune en plein jour. En même temps ses pâles yeux, où
-se lisaient si aisément les pensées de son âme candide, exprimèrent le
-plus tendre ravissement. Charmée d’avoir consolé son enfant chérie, elle
-la serra longuement dans ses bras. Puis, ayant entendu sonner dix
-heures, elle s’enfuit précipitamment, car sa vie n’était pas faite de
-loisirs. Toute la matinée elle courut, infatigable, de la cuisine à la
-lingerie, du second étage au rez-de-chaussée, donnant des ordres,
-surveillant les domestiques, réparant leurs négligences et s’efforçant
-d’assurer à son intraitable cousin un service impeccable. Malgré sa
-vigilance, le déjeuner fut une tempête. Le colonel rentra en retard,
-annonça qu’il était pressé, bouscula l’ordonnance, se plaignit bien haut
-de sa lenteur, trouva tous les plats détestables et le menu stupidement
-conçu. Devant cette humeur furieuse, Laurence hésitait à remplir sa
-promesse. Pourtant, à la fin du repas, quand on eut servi le café, elle
-rassembla son courage et, comme son père lui passait le sucrier sans la
-regarder, elle dit avec effort en rougissant d’humiliation:
-
---Je regrette ce qui s’est passé hier. Je reconnais que j’ai eu tort.
-
-Ces paroles, que le colonel attendait, lui parurent trop naturelles pour
-désarmer sa rancune.
-
---Bon, dit-il sèchement. Songez maintenant à commander votre toilette et
-tâchez qu’elle soit convenable. Vous me ferez le plaisir de renoncer
-pour une fois aux couleurs sombres que vous affectionnez. Je ne veux pas
-vous voir porter toujours du noir ou du gris, sachez-le.
-
---Je vous apporterai les échantillons et vous choisirez vous-même,
-répondit la jeune fille, admirant dans son cœur sa patience héroïque.
-
-Mais le colonel ne récompensa pas cet effort de vertu.
-
---La peste soit de vous! Me prenez-vous pour une couturière? Vais-je
-passer mon temps à m’occuper de vos chiffons? gronda-t-il, en haussant
-les épaules.
-
-Et, consultant sa montre, il acheva sa tasse de café et quitta la pièce.
-Un instant après il refermait derrière lui la porte de la maison.
-
---Eh bien! dit Laurence en levant vers sa cousine un visage enflammé,
-vous voyez le beau résultat de ma soumission et de mes platitudes. Oh!
-tout cela me rendra folle, j’ai besoin de m’enfuir, d’oublier cet enfer.
-Je sors, Ursule, ne m’attendez pas pour goûter. Je passerai l’après-midi
-chez les Heller.
-
-Ursule approuva ce projet. Elle était toujours heureuse de voir Laurence
-rechercher la compagnie d’Edith et de Mme Heller, car, bien qu’elle
-habitât Fontainebleau depuis six ans, la jeune fille n’y possédait pas
-d’autres amies. Sans le savoir, le colonel l’avait condamnée à cette
-solitude qu’il déplorait et lui reprochait cruellement. Sa réputation
-dans la ville était mauvaise. Le monde ne lui pardonnait pas sa hauteur
-dédaigneuse, sa misanthropie manifeste. Dès les premiers jours de son
-arrivée, on le jugea durement parce qu’il ne recherchait personne et se
-suffisait à lui-même. Et lorsque ses domestiques, dans leurs bavardages,
-le représentèrent sous les traits d’un être lunatique, foncièrement
-méchant, à demi fou, la société accepta sans contrôle cette image
-dénaturée. Pourtant les mêmes personnes qui accablaient Paul Dacellier
-de leur réprobation se montrèrent tout d’abord fort bien disposées en
-faveur de sa fille. Ces bonnes âmes l’eussent volontiers accueillie,
-choyée, consolée, à la condition qu’elle leur fournît, en jouant un rôle
-de victime, des armes contre son tyran, car il est délicieux de trouver
-dans l’exercice de la charité un nouveau prétexte de médisance, de
-pouvoir condamner et calomnier son semblable au nom de la pitié, au nom
-de la justice. Laurence ne fut pas la dupe de ces hypocrisies. En dépit
-de ses révoltes, elle aimait et admirait son père et n’eût pu supporter
-de l’entendre blâmer. Loin de consentir à se plaindre de lui, elle le
-défendit par son silence, repoussa fièrement les avances qui lui furent
-faites et la fausse compassion qu’on lui offrait. Contrainte d’assister
-parfois à quelques réunions officielles, elle évita soigneusement de se
-lier avec les jeunes filles de son âge, car elle ne voulait introduire
-personne dans son intimité et livrer ainsi à la malveillance publique
-les amers secrets de sa vie. Les Heller surent respecter sa réserve
-ombrageuse. Toujours bien accueillie dans leur maison, elle pouvait se
-dispenser d’inviter Edith sans que celle-ci parût s’en étonner. Laurence
-l’aimait doublement pour cette discrétion.
-
-Lorsqu’elle sortit, à deux heures de l’après-midi, le ciel était si
-limpide et son cœur encore si troublé qu’elle voulut, avant de se rendre
-chez ses amies, faire une courte promenade. Sa maison, la dernière de la
-rue de France, était située presque à l’entrée du bois. Quelques minutes
-de marche la conduisaient en pleine solitude, parmi les arbres. Toujours
-elle courait vers eux dans ses heures difficiles. C’était leur voisinage
-qui lui rendait Fontainebleau si cher. Accoutumée dès l’enfance à
-l’existence nomade des filles d’officier, n’ayant jamais eu de demeure
-permanente, errante et partout étrangère, elle avait choisi pour l’aimer
-à l’égal de son pays natal cette petite ville perdue dans la forêt comme
-une île dans la mer et sur laquelle passait constamment le souffle
-purifiant de la nature. Elle y avait fait son nid avec joie. Elle y
-avait enraciné sa vie, elle rêvait d’y rester toujours. La violence de
-son désir semblait avoir contraint les circonstances à l’exaucer, car
-Paul Dacellier, envoyé à Fontainebleau comme lieutenant-colonel, avait
-eu la chance, dix-huit mois auparavant, de passer colonel sans changer
-de garnison, ayant été nommé commandant en second et directeur des
-études à l’Ecole d’application.
-
-Suivie de son chien Consul, Laurence se dirigeait vers la forêt,
-repassant dans sa pensée ses ennuis présents. Pourtant c’était toujours
-avec une sorte d’ivresse qu’elle considérait l’horreur de sa vie. Il
-était rare que la douleur prît chez elle la forme de l’accablement, car
-son âme, accoutumée à l’exaltation de la solitude dans le malheur ou
-dans la joie, chantait toujours. La certitude que son courage et sa
-jeunesse pouvaient faire face à toutes les épreuves, braver tous les
-orages, la comblait d’un immense orgueil et elle éprouvait devant la
-désolation absolue de son existence un étrange sentiment de puissance et
-de liberté.
-
---Chers arbres! comme je suis forte, presque aussi forte que vous,
-songeait-elle, en saluant avec un regard de tendre défi les premiers
-géants ses amis.
-
-Et, dépassant le carrefour de la Fourche, elle quitta la route pour
-s’engager, par de petits chemins capricieux, au cœur des futaies
-familières.
-
-Le sol où stagnaient les feuilles pourrissantes, pareilles à des flaques
-de vin ou de sang, portait encore la trace des orgies de l’automne. Mais
-les bois n’avaient plus l’aspect d’un palais aux chaudes tentures, d’un
-splendide sérail ouvert aux fêtes des saisons. La volupté, l’amour n’y
-rôdaient plus en chantant leurs chansons perverses. L’hiver au beau
-visage intègre, purifiant ce temple un instant profané, lui rendait sa
-grandeur religieuse. Sans parure, dépouillée, la forêt semblait envahie,
-trouée, submergée par le ciel, et de tous côtés ses vastes perspectives
-s’achevaient en plein azur.
-
-Ralentissant sa marche, Laurence oublia bientôt sa colère pour
-participer au recueillement des arbres tranquilles. Ils l’incitaient à
-la méditation, ranimaient sa foi chancelante. En dépit de l’éducation
-chrétienne qui lui avait été donnée, le doute était de bonne heure entré
-dans son âme. A l’âge où on lui enseignait le catéchisme, remarquant que
-son père ne s’approchait jamais des sacrements, elle cherchait à
-s’expliquer ce fait déconcertant: la religion n’était donc point si
-claire, si évidente, puisque cet homme intègre et droit la rejetait?
-Déjà, pour l’enfant attentive, il y avait une brèche ouverte dans ce
-beau palais de la foi où sa mère essayait de l’emprisonner. Laissée
-libre et sans direction par l’indulgence excessive d’Ursule autant que
-par la sévérité distraite du colonel, elle connut trop tôt par ses
-lectures, que nul ne surveillait, la multiplicité des religions et des
-philosophies qui, l’une après l’autre, la séduisirent. Si, dominée par
-sa sensibilité, par ses penchants mystiques, par un besoin inné
-d’adoration, elle restait encore fortement attachée au catholicisme et
-continuait d’en observer par habitude les pratiques essentielles, sa
-ferveur, sa piété capricieuse se ranimaient surtout au contact de la
-nature. Mieux que l’humble paix des églises, le calme auguste de la
-forêt éveillait en elle des sensations d’éternité. Maintenant, de toute
-sa révolte, il ne lui restait plus qu’un sentiment d’amer dégoût pour le
-monde et la terre. Une prière anxieuse s’exhala de son âme, brusquement
-envahie par le désir de Dieu. Les mains jointes, les yeux levés vers le
-soleil, elle souhaita de n’aimer plus rien que l’infini sans forme et
-sans visage. Mais, comme pour railler ce vœu, pourtant sincère, l’image
-de Mme Heller lui apparut soudain et, avec un irrésistible sourire, lui
-masqua le ciel, éclipsa la beauté sereine de l’éther.
-
-Et la jeune fille adora cette image qui depuis des années illuminait sa
-vie.
-
-Quatre ans auparavant, l’arrivée du commandant Heller à Fontainebleau
-avait soulevé dans la ville une agitation fiévreuse et généralement
-hostile que Laurence ignora d’abord, car les bruits du monde ne
-pénétraient guère dans sa retraite.
-
-Pourtant, un matin, elle trouva l’institution Racine où elle achevait
-ses études tout en effervescence. Arrivées de bonne heure, les élèves
-groupées près des portes ou des fenêtres, causaient, en attendant leur
-directrice, avec une animation singulière et semblaient se confier de
-passionnants secrets. Parfois l’une d’elles prononçait d’une voix
-pointue le nom de Mme Heller, et toutes les autres, aussitôt, hochaient
-la tête avec les airs vertueux et offensés que prennent les vieilles
-dévotes pour déplorer la corruption du siècle où elles vivent, quel
-qu’il soit. Filles d’officier pour la plupart, ces adolescentes,
-nourries des préjugés de leurs parents, répétaient, sans en bien
-comprendre l’importance, leurs propos malveillants et déchiraient avec
-une ivresse précoce la réputation de la nouvelle venue.
-
-Laurence était peu liée avec ses compagnes et ne prenait jamais part à
-leurs conversations, mais elle n’avait pu décourager l’obséquieuse
-amabilité de Lucie Jaffin dont le père, capitaine, servait sous les
-ordres de Paul Dacellier.
-
-Tout de suite celle-ci, accourant à sa rencontre, l’accapara, l’étourdit
-d’un flot de paroles. C’était une mince fillette au teint verdâtre, aux
-longues mains crochues, aux grâces d’araignée. La ligne de ses cheveux
-noirs, tirés jusqu’au sang, encadrait pauvrement un visage en lame de
-couteau, découvrant deux oreilles proéminentes toujours aux écoutes. Ses
-petits yeux perçants semblaient épier constamment quelque mal caché, ses
-narines flairer quelque scandale, et sa bouche ne distillait que
-perfidies.
-
---Savez-vous la nouvelle? dit-elle avec son venimeux sourire. Nous
-aurons bientôt pour compagne dans notre classe Edith Heller: triste
-acquisition pour le cours Racine! C’est, je pense, une petite
-dévergondée, bon sang ne peut mentir. Connaissez-vous sa mère, la
-trouvez-vous vraiment si belle?
-
---Je ne l’ai jamais vue, avoua Laurence sans la moindre curiosité.
-
-Lucie Jaffin, enchantée de son ignorance, s’empressa de lui apprendre
-tout ce qu’elle savait de Mme Heller.
-
-On la disait fille naturelle d’une chanteuse de café concert. Toute
-jeune, elle posait pour le nu dans les ateliers de sculpture, lorsque le
-commandant Heller, alors capitaine, et de vingt ans plus âgé qu’elle,
-l’avait rencontrée, aimée, épousée, le pauvre homme! La coquette abusait
-sans remords de son pouvoir sur ce mari crédule et follement épris
-qu’elle déshonorait impunément. On ne connaissait pas de fortune au
-commandant, en dehors de ses appointements. Il avait loué à
-Fontainebleau une maison modeste. Une jeune bonne et son ordonnance
-composaient tout son personnel. Pourtant Mme Heller avait, dit-on,
-trente-cinq robes, des bijoux si beaux qu’elle n’osait les porter, et
-tout son linge était en crêpe de Chine orné de vraie dentelle. Un
-scandale retentissant l’avait chassée d’Alger, sa dernière garnison, où,
-six mois auparavant, le jeune lieutenant Cé, un enfant encore, beau,
-riche, plein d’avenir, affolé par ses coquetteries, s’était tué pour
-elle.
-
-De toute cette légende inventée par l’envie, Laurence ne retint que ce
-dernier détail. Durant le cours, ses distractions, ses réponses
-incohérentes frappèrent d’étonnement le professeur. Son rêve l’emportait
-bien loin de la pièce sévère où retentissaient les voix grêles de ses
-compagnes. Elle ne voyait plus devant elle la vitre que battait la
-pluie, mais la mer scintillante, les fleurs, le soleil d’Alger. Dans ce
-décor radieux elle s’efforçait d’évoquer la beauté de Mme Heller, la
-passion du jeune lieutenant Cé, sa fidélité, sa patience, ses triomphes
-passagers, ses joies bientôt détruites, son grand désir toujours déçu,
-ses soupçons, sa jalousie, son désespoir.
-
-Comme tous les êtres très jeunes, Laurence avait pitié des malheurs de
-l’amour plus que de toute autre misère, mais ils soulevaient dans son
-âme des transports d’enthousiasme, mêlés d’une secrète envie. Elle avait
-passé des heures ineffables à imaginer la douleur de la duchesse de
-Langeais, pleurant à la porte de son amant et l’attendant en vain avant
-de se jeter au cloître. Le drame qu’elle venait de reconstruire et de
-revivre, plus poignant parce qu’il n’appartenait pas au roman, lui
-apportait, avec une émotion plus grave, le même enivrement.
-
-Déjà Mme Heller la captivait, lui inspirait une sympathie inexplicable.
-Sans doute, elle avait dû beaucoup pleurer la mort dont elle était la
-cause, sans doute un inextinguible remords rongeait maintenant nuit et
-jour son cœur jadis heureux. Quoi qu’il en soit, cruelle, perverse,
-inconsciente, ou victime désolée d’une grâce qu’elle maudissait, elle
-portait autour de son front l’auréole d’un passé romanesque, orageux et
-trouble. Et Laurence, sans la connaître, adorait à l’avance sa
-dangereuse beauté.
-
-La semaine suivante, Edith Heller entra à l’institution Racine. Sa
-timidité, sa douceur craintive ne désarmèrent pas les préventions de ses
-compagnes, qui l’accueillirent avec la plus froide réserve. Indignée de
-cette attitude, Laurence accabla de prévenances la nouvelle venue et
-gagna d’un seul coup son cœur tendre et meurtri.
-
-Le cours fini, elle s’attarda volontairement dans la salle d’attente où
-toutes les jeunes filles remettaient leurs chapeaux, tandis que leurs
-mères s’empressaient autour de la directrice. Son ardent espoir ne fut
-pas déçu, et Mme Heller apparut bientôt au seuil de la porte d’entrée.
-Sans l’avoir jamais vue, Laurence la reconnut. Nulle autre ne pouvait
-avoir cette allure langoureuse et cette élégance voyante. Elle avançait
-lentement parmi les groupes pressés des élèves. L’ombre de son chapeau
-fantasque ne voilait qu’à demi l’éclat de ses yeux magnifiques. Elle
-aperçut de loin Edith, lui sourit, et tout son visage brilla comme un
-diamant qu’on fait jouer sous la lumière.
-
-Laurence, éblouie, subjuguée par ce sourire, fit signe à sa femme de
-chambre de l’attendre encore, et feignit de chercher ses gants pour
-rester plus longtemps dans la salle. Mme Heller avançait toujours,
-saluant au passage quelques femmes d’officiers. Celles-ci s’inclinaient
-comme de raides épis qu’un vent détesté courbe malgré eux. Puis,
-redressant bien haut la tête, assujettissant leurs voilettes, serrant
-leurs parapluies, revêches, hautaines, fières de leur vertueuse laideur,
-elles entraînaient précipitamment vers la porte leurs filles effarées,
-comme si elles craignaient que le seul contact d’une belle pécheresse
-corrompît à jamais ces pures enfants. Laurence surprit quelques
-réflexions malveillantes chuchotées à mi-voix. Ses yeux brillèrent de
-colère, son cœur bondit comme celui du chevalier qui entend insulter sa
-dame, car déjà elle aimait Mme Heller plus que sa vie.
-
-La plupart des jeunes filles élevées sévèrement loin du monde ont connu
-ces grandes amitiés romanesques qui chez elles précèdent le véritable
-amour. L’atmosphère restreinte et close où elles vivent n’étouffe pas
-leur sensibilité. A quinze ans, les affections de leur famille ne leur
-suffisent plus: une flamme bizarre et sans objet s’allume en elles. Leur
-cœur s’éveille, mais leurs sens restent profondément endormis.
-Tourmentées du désir d’aimer, elles ignorent généralement à cet âge les
-réalités de l’amour. Si elles sont curieuses et précoces, si quelques
-lectures imprudentes leur ont révélé trop tôt les mystères de la
-volupté, cette révélation ne leur inspire que répulsion. Leur expérience
-théorique n’altère nullement leur pureté. Et comme la chair ne parle pas
-en elles, elles s’attachent à une amie belle, brillante ou infiniment
-douce, à une religieuse qui les comprend et les dirige avec bonté,
-parfois à une inconnue, à une cantatrice qu’elles ont entendue un soir
-et ne reverront jamais.
-
-De telles passions semblent souvent déconcertantes, parce que seule
-l’illusion la plus folle les fait naître et les entretient. Elles ont
-une violence terrible et s’éteignent en un instant. Mais elles sont
-généreuses, belles, dignes de respect, parce que le cœur qui les conçoit
-est sans défiance, sans calcul, se donne tout entier, ne demande rien,
-se réjouit seulement de brûler. C’est l’admirable, le saint,
-l’incomparable amour de l’enfant.
-
-Pendant plusieurs semaines, Laurence vécut dans un état de fièvre et
-d’égarement continuels. Elle ne lisait plus, ne mangeait plus, dormait à
-peine. Tous les jours, elle trouvait un nouveau prétexte pour entraîner
-Ursule au parc, ou battre d’un bout à l’autre la rue Grande, s’arrêtant
-dans les magasins les plus fréquentés, chez les pâtissiers à la mode,
-partout où elle espérait rencontrer Mme Heller. Pour Edith, elle
-montrait une amabilité empressée, se plaçait à ses côtés, lui rendait
-mille services. Un jour, elle osa lui parler de sa mère avec
-enthousiasme et dès lors leur intimité grandit vite. Enfin Laurence eut
-le bonheur d’être invitée chez sa nouvelle amie. Mme Heller vint
-présider le goûter des deux jeunes filles. L’atmosphère renfermée de la
-province était insupportable à cette femme légère. Plongée dans un ennui
-mortel, elle reçut Laurence avec plaisir et celle-ci lui plut, la flatta
-par son admiration et sa dévote extase. Tout hommage, si insignifiant
-qu’il fût, charmait cette orgueilleuse. Faute de mieux, par habitude,
-elle déploya l’arsenal de ses coquetteries en faveur d’une enfant trop
-éprise et trop simple pour deviner ses artifices. Son accueil caressant,
-ses grâces enivrèrent Laurence. Elle admira la bonté de Mme Heller, lui
-prêta toutes les vertus et crut avoir enfin trouvé l’amie parfaite que
-désirent avec tant d’ardeur toutes les jeunes filles solitaires.
-
-En pénétrant dans son intimité, elle ne tarda pas à découvrir la
-frivolité de cette nature vaine et froide, mais ces déceptions mêmes
-fortifièrent son attachement. La douleur, l’immolation sont les seuls
-buts de l’amour pur. Tout être véritablement épris rêve de donner son
-sang, son bonheur, sa vie pour celui qu’il aime. Laurence surpassa tous
-ces sacrifices. Elle abdiqua pour son amie jusqu’à son idéal sévère.
-Elle dépensa dans un perpétuel effort d’indulgence toute l’abnégation de
-son âme, car il n’est point de plus grand holocauste que celui du
-pardon.
-
-Pourtant nulle affection, si désintéressée qu’elle soit, ne peut
-subsister si toute joie lui manque. Par sa beauté merveilleuse, Mme
-Heller satisfit chez Laurence, en même temps que l’appétit du sacrifice,
-ce désir du bonheur qui se mêle à toute passion sérieuse. Devant son
-radieux visage, la jeune fille oubliait vite ses désillusions, s’abîmait
-dans l’extase de la contemplation. Mais la figure réelle et vivante de
-Lætitia Heller lui était moins chère que son seul souvenir et peut-être
-n’avait-elle jamais goûté de félicité plus parfaite qu’auprès de l’image
-irréelle et muette qu’elle se plaisait à évoquer dans le silence de la
-forêt.
-
-
-
-
-III
-
- Et elle n’avait d’égal pour la taille que le rameau de l’arbre
- Bân et pour le teint que la tubéreuse de Chine.
-
- _La Reine de Saba_.
-
-
-Mme Heller habitait rue des Bois, non loin du cimetière, une petite
-maison devant laquelle stationnait ce jour-là, par extraordinaire, une
-voiture attelée de deux chevaux noirs. Laurence, en approchant, reconnut
-avec ennui le cab anglais de M. de Sérannes arrêté à la porte de son
-amie.
-
-La société de Fontainebleau s’occupait fort, à cette époque, du comte de
-Sérannes et révérait son élégance, sa fortune, son nom, sa gloire
-naissante. Peintre déjà célèbre à trente-cinq ans, il possédait à Avon
-une grande propriété où son amour pour la forêt, son goût pour la chasse
-à courre le ramenaient régulièrement deux fois par an, en octobre et en
-février. Cette année cependant, Fontainebleau s’émerveillait de le
-posséder encore à la fin de novembre. Sans raison apparente, il semblait
-vouloir fondre en un seul ses deux séjours ordinaires et, rompant avec
-ses habitudes dédaigneuses, acceptait volontiers les invitations qu’on
-lui prodiguait. Il n’en fallait pas davantage pour exalter démesurément
-les espoirs des mères en quête d’un parti pour leurs filles. Mais Lucie
-Jaffin, toujours astucieuse et bien renseignée, prétendait que les
-charmes seuls de la belle Lætitia enchaînaient le jeune comte à
-Fontainebleau.
-
-Laurence n’avait jamais cherché à contrôler la vérité de cette
-médisance. A plusieurs reprises, M. de Sérannes s’était présenté chez
-les Heller au moment où elle s’y trouvait. Elle s’empressait alors de se
-retirer, plus encore par discrétion que par timidité, car elle eût rougi
-d’épier les secrets et les sentiments de sa chère Lætitia. Ce jour-là
-cependant, elle n’eut pas le courage de renoncer au plaisir qu’elle
-s’était promis et, sachant que l’importun visiteur dont toute la ville
-surveillait jalousement les démarches, ne pouvait s’attarder longtemps
-chez une femme sans risquer de la compromettre, elle sonna très
-doucement à la porte de ses amies.
-
---Ne prévenez pas ces dames, Lisa, dit-elle à la jeune bonne qui vint
-lui ouvrir, je sais qu’elles sont au salon, ne les dérangez pas. Je vais
-les attendre en haut, très patiemment, avec Consul.
-
-Lisa qui, comme ses maîtresses, connaissait l’humeur sauvage de la jeune
-fille, acquiesça d’un sourire et s’effaça pour la laisser passer.
-Laurence monta rapidement au premier étage et gagna le grand cabinet de
-toilette où ses deux amies se tenaient toujours dans la journée.
-
-Cette pièce, spacieuse et claire, donnait sur des jardins que bordait au
-loin la ligne bleue de la forêt. Une haute psyché, une toilette
-dissimulée par un paravent, des fauteuils blancs laqués vieillis par de
-nombreux déménagements, une coiffeuse, plusieurs petites tables
-composaient l’ameublement. Une large glace, un portrait de Mme Heller
-occupaient deux panneaux; les autres restaient vides. Le tapis blanc à
-fleurs crèmes, le papier gris à bouquets roses, les soies jaunâtres
-élimées qui recouvraient les sièges avaient la même tonalité terne,
-claire, insipide. Pourtant, en dépit de sa laideur banale, la pièce
-restait vivante et sympathique. Le sol était jonché de petits souliers
-pimpants qui semblaient se reposer d’une danse récente et n’attendre
-qu’un signal pour reprendre leur menuet. Des dentelles, des écharpes,
-des rubans gisaient sur les meubles. Le paravent écarté laissait voir la
-grande toilette couverte de flacons. Sur un fauteuil, un peignoir
-abandonné évoquait la forme de Mme Heller et son parfum saturait
-l’atmosphère.
-
-Consul s’accroupit devant la salamandre et, fixant son foyer
-incandescent, l’adora durant quelques minutes avant de s’endormir.
-Laurence enleva son chapeau, tira de son sac une cigarette et s’installa
-dans le rocking-chair qu’on lui abandonnait toujours.
-
-Elle avait pris depuis quelque temps l’habitude de fumer. Cette agréable
-manie l’aidait à supporter les heures où l’agitation de son âme,
-troublée par la colère, la passion ou l’attente, lui rendait toute
-lecture, tout travail impossible. Elle allumait sa troisième cigarette,
-lorsqu’un bruit de voix s’éleva dans le silence de la maison. Un rire
-aigu, mais sans gaîté, que Laurence connaissait bien, retentit dans
-l’escalier. Bientôt après, ses deux amies, très animées, entrèrent dans
-la pièce, Mme Heller vêtue de rouge et belle comme une flamme, Edith
-tout en blanc, immatérielle, radieuse comme un pur esprit.
-
---N’êtes-vous point, mon tout petit, une absurde fillette, s’écria Mme
-Heller en embrassant son humble admiratrice. Pourquoi nous priver ainsi
-de votre société charmante?
-
-Elle caressait les cheveux de Laurence, lui souriait délicieusement avec
-cette grâce câline qui, dès l’abord, avait convaincu la jeune fille de
-sa bonté. Mais bien que ses paroles fussent infiniment douces, sa voix
-restait froide et coupante.
-
---Sérieusement, folle enfant, ne pouviez-vous venir nous rejoindre au
-salon au lieu d’attendre ici, seule, et dans un tel fouillis?
-
-Sur un signe de sa mère, Edith, rassemblant les vêtements épars, dégagea
-quelques sièges et rétablit un ordre apparent. Puis elle vint s’asseoir
-auprès de son amie.
-
---Est-ce que M. de Sérannes te fait peur? dit-elle de sa voix basse et
-douce. Pourquoi cherches-tu toujours à l’éviter? Si tu savais comme il
-est simple, aimable, gai, charmant.
-
---Oui, il a tout à fait apprivoisé ma fille et causé beaucoup avec elle,
-affirma Mme Heller sur le ton condescendant qu’elle eût pris pour dire:
-«Il a beaucoup joué avec bébé.»
-
-Edith ne l’entendit pas. Son cœur défiant, timide et sage, débordait ce
-jour-là d’enthousiasme et d’amour.
-
---Je voudrais que tu le connusses, reprit-elle avec ferveur. M. de
-Sérannes comprend ta chère forêt en poète, en artiste. Elle l’a, cette
-année, littéralement ensorcelé. Il ne peut se résoudre à la quitter, car
-il trouve, comme toi, qu’elle est bien plus belle en hiver que durant
-les autres saisons. Oh! vous avez les mêmes goûts et je suis sûre qu’il
-te plairait.
-
---Non, vraiment, je ne le crois pas, dit Laurence d’un air inexorable,
-car tu m’as dit qu’il adorait la chasse.
-
-Mme Heller éclata de rire.
-
---Mon Dieu! dit-elle, est-ce donc un crime si noir à vos yeux? Avez-vous
-pour toutes les bêtes, pour la douce biche, pour le sanglier même, des
-entrailles de sœurs, et les Nemrods de ce monde sont-ils pour vous des
-assassins? Quelle petite fille sensible? Passez-moi, chérie, une
-cigarette, et je vais vous faire un aveu, au risque d’encourir votre
-éternel mépris: j’aime beaucoup, oh! mais beaucoup, la chasse à courre.
-
-Et elle s’étira avec la mine béate et féroce du chat qui vient de manger
-un oiseau.
-
---Cela ne m’étonne pas, murmura Laurence en soupirant. Vous êtes
-cruelle, au fond, chère madame, je le sais bien.
-
-Mme Heller souriait. Ce reproche, quoique juste, n’ébranlait pas sa
-vanité tranquille, car elle était persuadée que les plus condamnables
-défauts devenaient chez elle qualités, charmes et perfections.
-
---Cruelle, mignonne? Expliquez-vous, dit-elle avec sérénité.
-
---Mais, madame, c’est tout simple, vous êtes très coquette et la
-coquetterie est une cruauté.
-
---Cruauté bien anodine, avouez-le.
-
-Laurence tressaillit, indignée, car elle songeait au jeune lieutenant
-Cé. Mme Heller avait-elle oublié sa victime et n’entendait-elle plus ce
-sang crier vers elle?
-
---Oui, Laurence a raison, dit Edith, en levant vers sa mère son beau
-regard candide. Je ne puis comprendre ce jeu pervers de la coquetterie.
-Pourquoi faire le mal sans raison? Pourquoi ne pas décourager tout de
-suite, franchement, ceux qu’on ne peut aimer et laisser voir à celui qui
-nous plaît notre prédilection?
-
---Quelle petite niaise, s’écria Mme Heller en riant. Mais pour être
-vraiment aimée, mon trésor, il faut savoir faire souffrir, rester le
-joyau mystérieux, inaccessible, prix d’une lutte sans fin. L’homme doit
-toujours trembler de nous perdre et nous disputer sans cesse à des
-rivaux. D’ailleurs, pour notre satisfaction même, est-ce qu’un seul
-amour peut suffire? Il en faut mille, brûlant autour de nous comme un
-cercle de flammes. La vie ne prend toute sa saveur que lorsqu’on se sent
-le but unique de tant de cœurs que l’on ravit ou torture à sa guise.
-
---Mais, dit Laurence avec lenteur, si l’un de ces cœurs, peut-être le
-meilleur, le plus tendre, se brise?
-
-Mme Heller comprit cette fois l’allusion. Ses paupières battirent,
-s’abaissèrent. Pourtant, sur ce visage aveugle qui cherchait à mentir,
-apparut une expression de triomphe discret et d’effroyable joie. Le
-souvenir que venait d’évoquer Laurence n’était point pour elle un
-souvenir amer. La mort du lieutenant Cé prenait place dans sa vie comme
-une victoire éclatante, car ce sang versé pour elle attestait la
-puissance de sa beauté. Jamais sans doute elle n’avait honoré d’une
-larme la mémoire de son triste amant. Mais elle songeait à lui avec
-complaisance lorsqu’elle repassait, dans ses heures d’ennui, ses succès
-de coquette. Laurence, épiant son visage, devina ses pensées; elle vit
-enfin la sécheresse sans bornes de ce cœur qu’elle croyait faible, et
-pourtant sensible. Mme Heller lui inspira une sorte d’horreur. Elle
-chercha le regard d’Edith, espérant y lire un reflet de son indignation.
-Mais la jeune fille n’avait point écouté les dernières paroles de la
-conversation. Elle rêvait immobile, les yeux levés vers la fenêtre, et
-Laurence fut tout à coup frappée de sa beauté.
-
-Bien qu’elle fût réellement jolie, Edith Heller, d’ordinaire, plaisait
-peu. Sérieuse, humble, elle s’habillait mal, s’effaçait volontiers
-devant sa mère dont elle copiait avec servilité les toilettes et la
-coiffure. Mais les robes ajustées, qui moulaient savoureusement les
-formes pleines de la jeune femme, étriquaient le corps mince et plat de
-l’adolescente, et les couleurs voyantes, brutales, hardies
-qu’affectionnait Mme Heller accentuaient jusqu’à la lividité la pâleur
-de sa fille.
-
-Elle semblait, ce jour-là, avoir acquis tout à coup le goût ingénieux
-qui sait mettre en relief les qualités d’une silhouette ou d’un visage.
-Sa robe blanche, de forme vague et presque enfantine, faisait valoir sa
-jeunesse et son charme candide. Une haute coiffure dégageait son beau
-front et l’ovale délicat de sa figure. Une couche de rouge avivait son
-teint morbide et transparent de rousse. Elle était assise de biais sur
-un fauteuil bas, la tête renversée sur le dossier. Ses bras minces et
-longs, dont on voyait courir sous la peau diaphane les veines bleues,
-gisaient dans les plis de sa robe comme deux ailes repliées. Elle était
-très grande se tenait mal, et son attitude ployante, défaillante,
-prenait dans sa toilette vaporeuse une grâce infinie.
-
-Si Edith avait l’aspect d’un ange, tout autre était la beauté sensuelle
-de Mme Heller. Ses yeux semblaient faits pour percer le faible cœur des
-hommes et se réjouir de leur agonie, ses narines pour respirer les
-parfums agréables, sa bouche pour savourer le vin, les bonbons, les
-baisers et la douceur du rire. Sa brûlante physionomie ne connaissait
-pas le repos. L’œil brun, scintillant, admirable, changeait sans cesse
-d’expression, tournait sous les belles paupières, brillait sournois ou
-tendre à travers les cils abaissés, puis s’ouvrait comme un phare,
-répandant à flots sa lumière. Ses narines mobiles s’émouvaient pour un
-rien. Elle riait facilement pour montrer ses dents éclatantes et
-lorsqu’elle était sérieuse, aussi calme qu’elle pouvait l’être, elle
-mordait sans cesse sa lèvre ou l’avançait dans une moue exquise, et, par
-ces mouvements étudiés qui semblaient naturels, elle attirait
-constamment l’attention sur sa bouche enivrante.
-
-D’ordinaire, lorsqu’elle était près de Mme Heller, Laurence ne regardait
-qu’elle, et la jeune femme, habituée à ce muet hommage, s’étonna de
-surprendre son regard attaché sur Edith.
-
---Comment trouvez-vous ma petite fille? dit-elle sèchement. Affreuse,
-n’est-ce pas, et stupidement attifée?
-
---Mais, madame, au contraire, répondit Laurence, ne voyez-vous pas
-combien elle est jolie? Une véritable beauté!
-
-Edith rougit de plaisir.
-
---Maman n’est pas de ton avis, dit-elle timidement. Nous nous sommes
-fâchées toutes deux ce matin à propos de ma coiffure.
-
---Elle est ridicule, ma pauvre petite, et pas du tout moderne.
-
---Cela ne fait rien, si elle me va. M. de Sérannes l’a trouvée
-charmante.
-
-Mme Heller eut un rire strident.
-
---Voilà une belle autorité, riposta-t-elle avec une ironie méchante. Si
-tu plaçais un chaudron sur ta tête, M. de Sérannes t’en ferait
-compliment. Il remplit son rôle de galant homme, mais sois sûre que dans
-son âme il s’est moqué de toi. D’ailleurs, ce n’est point seulement ta
-coiffure que je trouve grotesque. C’est aussi cette robe fade, ingénue,
-sans chic, sans ligne, que tu as voulu commander toi-même. Et
-puis...,--sa voix devint plus acerbe encore,--je ne comprends pas qu’à
-ton âge tu mettes de la poudre et du rouge. Tu as l’air d’une grue, mon
-petit chat, tout simplement.
-
-Laurence écoutait stupéfaite. La jalousie furieuse qui manifestement
-animait Mme Heller lui soulevait le cœur. Son dégoût fut plus fort que
-son amour.
-
---Grands dieux! s’écria-t-elle, feignant la plus vive gaîté, comme vous
-êtes prude, chère madame!
-
-La jeune femme rougit violemment sous cette apostrophe. Ses yeux
-étincelèrent et Laurence, éperdue, détourna la tête pour fuir ce regard
-qu’elle aimait malgré tout. Pourtant, dans un dernier effort de courage,
-elle ajouta, s’adressant à Edith:
-
---Crois-moi, ta robe est très jolie et ce rouge te va très bien, car tu
-es toujours à mon avis un peu trop pâle.
-
-Déjà Mme Heller avait repris sa sérénité orgueilleuse.
-
---Bien, mes enfants, très bien, dit-elle avec condescendance; après tout
-vous en savez plus long que moi.
-
-Elle se leva, prit une cigarette et, sans l’allumer, la lançant en l’air
-et la rattrapant comme une balle, elle se dirigea vers la porte.
-Laurence la suivit d’un regard désolé, et lorsque la jeune femme eut
-quitté la pièce:
-
---Je crois, dit-elle à Edith, en dissimulant sa tristesse sous un
-sourire tremblant, je crois que j’ai blessé ta mère.
-
---Bah! ce n’est rien. Maman ne peut souffrir la contradiction. Mais vois
-pourtant combien j’ai eu tort de l’écouter, de m’habiller comme elle et
-selon ses conseils. Quoi qu’elle en dise, M. de Sérannes n’est point un
-flatteur. Il ne m’avait pas encore adressé le moindre compliment.
-D’ailleurs, j’ai lu dans ses yeux, lorsqu’il me regardait, une
-admiration sincère, étonnée. J’ai senti qu’il me trouvait changée, plus
-jolie que d’habitude, et cela m’a causé un extrême plaisir.
-
-«Ah! je comprends, songea Laurence qui observait curieusement le visage
-exultant de son amie. Elle aime le comte de Sérannes. C’est pour lui
-plaire qu’elle se pare, et parce qu’elle a réussi, la colère de sa mère
-la laisse indifférente. Mais qui me consolera, moi, si ma chère Lætitia
-ne me pardonne pas?»
-
-Jusqu’à cinq heures, les deux jeunes filles n’échangèrent plus que des
-propos vagues et sans suite. Edith savourait en silence l’ivresse du
-premier amour. Laurence épiait avec anxiété les bruits de la maison.
-Enfin la bonne apporta le thé. Mme Heller reparut. Son attitude fut
-aimable et naturelle. Mais Laurence crut, à plusieurs reprises,
-surprendre dans ses yeux une expression d’implacable rancune, et, le
-cœur lourd, elle prit plus tôt que de coutume congé de ses amies.
-
-
-
-
-IV
-
- Ce qui me frappe le plus chez beaucoup d’êtres que je vois,
- c’est l’absence de vie, l’absence de douleur, et l’absence de
- joie. Ils sont vraiment morts.
-
- Geneviève HENNET DE GOUTEL.
-
-
-Les jours suivants, la maison Dacellier fut tranquille. Des
-complications politiques inquiétaient l’opinion; on parlait d’une guerre
-prochaine. Le colonel, enivré par cet espoir, était d’humeur radieuse.
-Laurence, qu’il oubliait de tourmenter, s’absorbait dans le souvenir de
-Mme Heller et s’accusait d’injustice envers cette amie si chère.
-
---Il est vrai, songeait-elle, que son âme est sèche et sa vanité
-monstrueuse. Elle est jalouse de sa fille et cela me semble bas, mais
-n’y a-t-il pas derrière cette jalousie une grande et naturelle douleur?
-Oh! pauvre Lætitia, elle est belle, mais non plus pour longtemps. Dans
-quelques années, elle la perdra cette beauté qui est sa puissance, son
-génie, sa richesse. Sa fille, de jour en jour, s’épanouit, tandis
-qu’elle va vers son déclin; bientôt il faudra qu’elle lui cède sa
-royauté, sa place, ses honneurs. Elle souffre... pourtant je lui refuse
-toute pitié. N’aurais-je pas dû, au lieu d’admirer si haut la grâce
-d’Edith, lui dire combien aisément elle l’éclipse encore? Je me suis plu
-à raviver sa blessure, à l’humilier cruellement, moi qui prétends
-l’aimer!
-
-L’intensité de ses remords accrut sa passion. Elle parut s’évader du
-monde où elle vivait. Son regard vague et songeur ne se posait plus
-volontiers sur aucun objet proche, cherchait toujours le ciel, le vide
-ou l’horizon. Quand le vent soufflait en rafale, elle descendait au
-jardin pour recevoir avec ivresse le choc des grandes brises farouches.
-Puis elle remontait dans sa chambre, s’asseyait à sa table et, masquant
-d’une main son visage où la joie couvait comme un feu sombre, durant des
-heures, absorbée, pensive, les yeux mi-clos, elle écrivait des vers.
-Toutes les fois qu’une émotion vive avait bouleversé son cœur, elle
-éprouvait le besoin de donner à ses pensées une forme lyrique. Elle ne
-croyait pas avoir de talent, ni obéir à une vocation déterminée, mais
-elle se sentait heureuse lorsque l’inspiration, avec une insurmontable
-violence, s’emparait d’elle, l’obligeait à chanter. Ces transports
-duraient peu, la moindre contrariété suffisait à les calmer.
-
-Une nouvelle désagréable mit bientôt fin à son délire. André, par
-lettre, annonça sa visite à Fontainebleau pour le dimanche suivant. Il
-venait présenter aux siens sa fiancée. Mlle Drevain, tante et tutrice de
-Juliane, devait accompagner le jeune couple.
-
-Laurence avait horreur du monde et des nouveaux visages. La pensée qu’il
-lui faudrait être aimable avec sa future belle-sœur, et se torturer
-l’esprit durant toute une journée pour alimenter une conversation
-fastidieuse, l’accablait à l’avance de fatigue et d’ennui.
-
-De même que sa fille, mais pour des motifs plus graves, le colonel
-appréhendait la visite annoncée, car il ne retrouvait jamais André sans
-éprouver une impression pénible. Tout autre père eût été fier pourtant
-de ce fils qui, laissé libre de bonne heure, avait évité les abîmes où
-les passions entraînent tant d’adolescents. Telle était la raison de ce
-jeune homme rangé que, l’année précédente, ayant, dans une liaison
-passagère avec une actrice, ébréché quelque peu la fortune qui lui
-venait de sa mère, il s’empressait de la rétablir par un mariage
-honorable et brillant. Sa vie, à la fois sérieuse et frivole, était
-parfaitement bien organisée. Doué d’un goût très sûr, d’une intelligence
-prompte et curieuse, il faisait dans plusieurs journaux de la critique
-d’art. Robuste, bien portant, patineur émérite, redoutable champion de
-tennis, il dirigeait en même temps une petite revue sportive, et
-toujours sa volonté patiente demeurait tendue vers un but unique: la
-conquête du bonheur.
-
-Le colonel appréciait peu cette sagesse. Semblable à ces fervents
-chrétiens qui, rapportant tout à Dieu, cherchant toujours sa gloire,
-aiment en Lui leurs chers enfants, il n’avait désiré un fils que pour le
-donner à la France. Lorsque, pour la première fois, il le tint entre ses
-bras, il le consacra dans son cœur à la patrie. Par lui, il rêva de
-fonder toute une race d’officiers qui, de génération en génération,
-perpétueraient son dévouement, sa fidélité. Ainsi, lorsque sonnerait
-l’heure de la revanche, s’il était couché dans la tombe, du moins son
-âme servirait encore la grande cause sacrée et la France trouverait
-toujours, prêt au sacrifice, à défaut de lui, un de ses descendants.
-André, par sa révolte imprévue, avait anéanti ces beaux espoirs, et le
-colonel ne s’était jamais consolé d’une telle déception. Ce fils, si
-charmant, si distingué qu’il fût, restait pour lui l’œuvre avortée dont
-l’artiste sévère, mais impuissant, vaincu, se détourne plein d’amertume.
-
-Seule, la bonne Ursule attendait les trois visiteurs avec la plus
-joyeuse impatience. Sociable, naïve, indulgente jusqu’à la chimère, elle
-prêtait à Juliane, sans la connaître, toutes les qualités. Elle croyait
-fermement que cette irrésistible personne deviendrait tout de suite pour
-Laurence une amie, une sœur d’élection. Ayant caressé ce beau rêve toute
-une semaine, la vieille fille fut vivement déçue lorsque, le dimanche,
-elle vit Laurence entrer au salon avec un visage glacé et tendre la main
-à sa future belle-sœur, en la saluant d’un: «Bonjour mademoiselle», jeté
-d’un ton sec et presque insolent.
-
-Mais déjà Juliane l’embrassait cordialement et s’écriait d’une voix
-aimable où ne vibrait pourtant ni sincérité, ni affection:
-
---Oh! Laurence, ne m’appelez pas mademoiselle! Je suis, voyez-vous, si
-contente d’avoir enfin une petite sœur! Laissez-moi vous nommer ainsi,
-dès à présent!
-
-Laurence ne trouva pas un mot pour répondre à ces paroles gracieuses.
-Son visage trop sincère exprima un malaise flagrant, tandis qu’elle
-considérait curieusement l’affable visiteuse, s’étonnant de la trouver à
-la fois si jolie et si ordinaire. Juliane était belle, en effet, mais
-rien dans sa beauté classique n’excitait la surprise, ni l’intérêt. Ses
-yeux posaient sur toutes choses un regard bienveillant et courtois. Une
-souple politesse entr’ouvrait sans cesse ses lèvres fraîches dans un
-sourire mondain. Sa chevelure noire et lustrée, relevée en une coiffure
-symétrique, semblait peinte, et son visage avait une expression d’ardeur
-banale qui laissait deviner la froideur de son âme. Pourtant, son
-élégance, sa grâce réelle surprirent agréablement le colonel, plus
-accessible que sa fille à la séduction féminine. Vaincu à la fois par un
-scrupule secret et par l’insistance irrésistible de cette enjôleuse, il
-promit assez facilement d’assister à son mariage. A la grande joie de
-Laurence, il déclina pour elle toute invitation, alléguant sa santé
-délicate.
-
-Depuis huit jours, Ursule avait patiemment préparé ce revirement. Mais
-le succès complet de son machiavélisme la pénétra de confusion. Elle
-rougit pitoyablement sous le regard triomphant que lui jeta sa jeune
-cousine. Heureusement, Paul Dacellier ne remarqua pas son embarras, car,
-au même moment, la femme de chambre vint annoncer le déjeuner, et il se
-leva pour offrir son bras à Mlle Drevain.
-
-Créée comme sa nièce pour les salons et les pompes du monde, celle-ci
-n’était que sourire, compliments et cérémonies. Deux énormes solitaires
-oscillaient le long de ses joues poudrées, ses mains étaient chargées de
-bagues, sa robe noire constellée de jais et de paillettes. Elle brillait
-et scintillait des pieds à la tête, et de sa bouche coulait sans cesse
-un flot de paroles aimables dont ses interlocuteurs, quelle que fût leur
-bonne volonté, ne pouvaient conserver le moindre souvenir.
-
-La politesse un peu altière du colonel l’avait dès l’abord enchantée.
-Durant le déjeuner, elle déploya pour lui toutes ses coquetteries,
-toutes ses grâces surannées, l’accapara, l’étourdit de son bavardage
-insipide. Il l’écoutait complaisamment, s’occupait d’elle, essayait
-d’oublier la présence d’André. Le jeune homme l’y aidait de son mieux,
-observait un silence prudent. Parmi la société vaine et légère qu’il
-fréquentait à Paris, on l’admirait pour son esprit caustique, ses
-théories paradoxales; mais, devant son père, cœur naïf et ardent dont il
-connaissait l’intransigeance, ce grand railleur, gêné, paralysé,
-contenait sa verve moqueuse, gardait une attitude neutre, circonspecte.
-Une fois cependant, il oublia ses résolutions. Ce fut au moment où
-Juliane, croyant se montrer fort originale, disait gracieusement à son
-futur beau-père:
-
---Moi, colonel, si j’avais eu le bonheur d’appartenir au sexe fort,
-j’aurais voulu être officier. Trois types d’hommes me semblent entre
-tous admirables: le prêtre, le poète, le soldat!
-
-André, qui l’écoutait en souriant, et qui, charmé de sa beauté, goûtait
-peu cependant ses phrases convenues, ses opinions impersonnelles, jeta
-d’un ton ironique:
-
---Vous oubliez, ma chère, le joueur de tennis. Lui aussi est grand par
-son courage, il ne craint pas les balles.
-
-Juliane et sa tante, ravies de cette plaisanterie, s’apprêtaient à en
-rire, mais elles remarquèrent la grimace significative du colonel et,
-bien inspirées par leur exquise politesse, elles se contentèrent de
-hocher la tête avec l’indulgent sourire qu’on accorde aux boutades d’un
-enfant incorrigible. André, rappelé à l’ordre par un regard de sa
-fiancée, n’osa plus parler qu’à l’indulgente Ursule.
-
-Placée à côté de Juliane, objet de toutes ses attentions, Laurence
-entretenait avec peine une conversation difficile. A toutes les
-questions que lui posait gentiment sa future belle-sœur, elle était
-obligée de répondre négativement. Il lui fallut bien avouer qu’elle
-n’avait pas d’amies, ne cultivait aucun art d’agrément, détestait les
-bals, les fêtes, les visites. Son embarras redoubla lorsque Juliane,
-apprenant qu’elle lisait beaucoup, vanta bien haut quelques romanciers
-modernes dont l’insipide platitude exaspérait Laurence. Pour rien au
-monde elle n’eût voulu révéler à sa froide interlocutrice son amour
-fervent pour les tragiques grecs, pour Homère ou Shakespeare. Sommée de
-citer ses auteurs favoris, elle nomma seulement Hugo, Chateaubriand,
-Balzac, Stendhal. Juliane ne cacha pas son mépris pour ces génies
-qu’elle croyait surannés. Aucun d’eux ne valait à ses yeux les
-conférenciers à la mode, dont elle énumérait les noms avec extase. Plus
-l’entretien se prolongeait, plus Laurence sentait grandir en elle cette
-impression d’isolement qui, douce et naturelle sur une route déserte,
-dans une chambre vide, devient anormale et pénible dans un salon, au
-milieu du monde.
-
-A la fin du repas, la conversation, en redevenant générale, la délivra
-de toute contrainte. Rendue aux douceurs du silence, elle observait
-curieusement les fiancés, cherchant à deviner s’ils avaient l’un pour
-l’autre un réel et profond amour, car les passions humaines
-l’intéressaient toujours. Mais pas un instant la figure régulière et
-spirituelle de son frère, le froid visage de Juliane ne reflétèrent ces
-émotions ardentes qui bouleversent les traits des vrais amants. Très à
-l’aise dans leur rôle gênant de fiancés, ils se regardaient avec une
-tranquille complaisance. Leur attitude était celle de deux associés liés
-par un contrat avantageux. Sur le point d’unir leur jeunesse, leur
-beauté, leurs fortunes égales, contents l’un de l’autre, ils savouraient
-paisiblement un bonheur établi sur de solides bases et trop bien garanti
-pour leur manquer jamais.
-
-Lorsque, à la fin de la journée, Laurence, excédée, le front barré par
-la migraine, se retrouva seule avec la bonne Ursule qui, toujours
-indulgente, lui vantait la bonne grâce des jeunes fiancés, elle
-l’interrompit:
-
---Ne me parlez plus d’eux, ils me font horreur, et le mariage plus
-encore. Pouah! l’écœurante chose. Je ne me marierai certainement jamais,
-ou alors il faudrait que je fusse bien follement amoureuse.
-
---Cela viendra, dit Ursule avec confiance.
-
-Une expression de tristesse intense, d’effroi presque tragique passa
-dans le regard de Laurence.
-
---Ne le souhaitez pas! dit-elle vivement. L’amour serait pour moi
-dangereux et terrible. Je n’aimerai pas faiblement, ni médiocrement.
-Celui que je choisirai, je serai à lui pour toujours et nulle douleur ne
-m’en détachera. Mais je suis ambitieuse et difficile. Si j’aimais
-quelqu’un, Ursule, il faudrait que ce fût la merveille du monde, et cet
-être miraculeux ne pourrait pas m’aimer, ajouta-t-elle amèrement.
-
---Pourquoi? interrogea Ursule étonnée.
-
-Elle admirait aveuglément sa jeune cousine et n’imaginait pas qu’on pût
-méconnaître ses perfections. Laurence, plus lucide, ne nourrissait
-aucune illusion. Privée de cette beauté physique, de ce charme extérieur
-qui, seuls, captivent le capricieux amour, elle plaisait peu et ne
-l’ignorait pas, mais elle ne se plaignait jamais de cette douleur.
-
-C’est peut-être parce qu’elle ne croyait pas pouvoir inspirer ni
-éprouver une passion sérieuse qu’elle s’était attachée si fortement à
-Mme Heller. Bien que vaine, égoïste, imparfaite, cette femme restait le
-seul intérêt, l’ornement de sa vie. Elle s’affligea donc fort de la
-perdre de vue durant quelque temps. A cette époque de l’année, la saison
-mondaine commençait. Les visites, les dîners, les grandes réceptions
-absorbaient la belle Lætitia. Laurence ne retrouvait plus Edith qu’une
-fois par semaine, le mardi matin, à l’institution Racine, où elle
-suivait encore des cours de littérature. Le reste du temps, Lucie Jaffin
-la tenait fidèlement au courant des faits et gestes de ses amies.
-Laurence, qui la rencontrait partout, active, affairée, image vivante de
-l’information, colportant d’un bout à l’autre de la ville des potins
-malveillants, avait, par elle, le compte rendu de tous les bals donnés
-dans la société militaire. Mme Heller, de jour en jour plus jeune et
-plus charmante, y oubliait entièrement son rôle maternel, éclipsait
-toutes les femmes, accaparait tous les hommages. Le comte de Sérannes,
-également assidu près d’elle et près d’Edith, scandalisait les honnêtes
-gens par sa conduite énigmatique. Lucie Jaffin prétendait qu’il était
-l’amant de la mère, mais finirait par épouser la fille, et elle voilait
-avec horreur sa laide face, à la pensée de ce ménage à trois.
-
-Brusquement, sans raison apparente, Mme Heller prit l’habitude de venir
-très souvent le soir, vers six heures, demander des livres à Laurence.
-Celle-ci, qui connaissait les goûts de son amie, achetait tous les
-romans qui pouvaient lui plaire. Son choix fait, la belle Lætitia
-s’asseyait près du feu, s’avouait triste et découragée, se plaignait
-âprement de la médiocrité de sa fortune. Une expression de haine
-défigurait son lumineux visage lorsqu’elle parlait de son mari. Oubliant
-qu’elle l’avait jadis épousé par amour, elle ne lui pardonnait pas
-l’existence médiocre qu’elle traînait, depuis vingt ans, de garnison en
-garnison. Maintenant, sa jeunesse allait finir. Sa beauté, sa puissance
-de séduction ne lui auraient servi de rien. Elle n’aurait même pas, pour
-charmer son déclin, les compensations agréables que procure l’argent.
-Bien souvent, en évoquant l’avenir morne et mesquin qui l’attendait,
-cette femme, plus faible qu’une enfant gâtée, fondait en larmes. Son
-chagrin, si puéril, si vil qu’il fût, remuait Laurence. Elle cherchait
-sans cesse le moyen d’y porter remède. Agenouillée près de Mme Heller
-sanglotante, elle soupirait avec une ferveur désolée:
-
---Dites-moi, que puis-je faire pour vous, je voudrais tant vous être
-utile.
-
-Convaincue de son dévouement, de sa fidélité, Mme Heller lui dit un soir
-en la quittant, le plus simplement du monde:
-
---A propos, chérie, quand vous verrez demain Edith au cours, laissez-lui
-croire que j’ai passé toute ma journée, vous entendez bien, toute ma
-journée chez vous. C’est entendu, n’est-ce pas? ne me trahissez pas,
-vous êtes un amour!
-
-Elle s’enfuit, légère, inconsciente, laissant Laurence en désarroi. Que
-Mme Heller, si belle, probablement très passionnée, eût un amant lui
-semblait excusable. Mais la certitude que son amie, en venant la voir si
-souvent, avait un but intéressé lui causait un vif chagrin. Et les
-mensonges, la complicité qu’exigeait d’elle la jeune femme blessaient
-son âme, assoiffée seulement de nobles sacrifices. Ne voulant ni trahir
-Lætitia, ni tromper Edith, elle prétexta le lendemain une violente
-migraine et n’alla pas à l’institution Racine.
-
-Mme Heller, dont la vie n’avait été qu’une perpétuelle intrigue, ne
-devinait aucunement les scrupules de Laurence. Elle revint souvent la
-voir et toujours, en la quittant, lui adressa la même recommandation.
-Laurence recevait maintenant sans plaisir ces visites naguère
-passionnément attendues. Elle évitait soigneusement Edith et n’assistait
-plus au cours de littérature. Mais, pour éviter toute explication avec
-Ursule, elle sortait cependant le mardi matin à l’heure habituelle,
-passait sa matinée dans la forêt, ou à l’église lorsqu’il pleuvait trop.
-
-Puis, de nouveau, Mme Heller parut l’oublier, cessa complètement de
-venir la voir. Laurence se réjouit tout d’abord de cette absence qui, en
-se prolongeant, finit par l’inquiéter démesurément, car une lettre
-qu’elle écrivit à Edith resta sans réponse. Pour avoir des nouvelles de
-son amie, elle retourna enfin à l’institution Racine.
-
-La place qu’Edith occupait d’ordinaire à ses côtés resta vide ce
-matin-là. Laurence surveilla vainement la porte d’entrée. Elle finit par
-se pencher vers sa voisine et lui demanda à voix basse:
-
---Savez-vous si Edith est malade? Ne viendra-t-elle point aujourd’hui?
-
-Cette question si simple parut troubler étrangement sa compagne. Elle
-rougit jusqu’à la racine des cheveux et murmura d’un air pudique et
-scandalisé:
-
---Non, naturellement, cela vaut mieux pour tout le monde.
-
-Laurence demeura stupide d’étonnement et, durant une heure, médita cette
-réponse bizarre sans réussir à en pénétrer le sens. Triste, le cœur
-plein d’angoisse, elle n’entendait pas la voix du professeur qui
-bourdonnait doucement dans le silence de la salle, et sur son cahier de
-notes, sa main tremblante griffonnait seulement le nom de Lætitia.
-
-Dès que le cours eut pris fin, surmontant son aversion pour Lucie
-Jaffin, elle la chercha du regard, résolue à l’interroger. Bientôt, elle
-la vit accourir, cordiale et souriante.
-
---Enfin, vous voilà revenue, s’écria la doucereuse fille en serrant la
-main de Laurence. Vous nous manquiez beaucoup et personne ne
-s’expliquait votre absence. Pourquoi cet air triste? Ah! mon Dieu, je
-comprends; vous êtes toute désemparée sans votre inséparable Edith.
-Pauvre petite! Il est naturel qu’elle se tienne à l’écart, sa situation
-est si pénible, si fausse. Pourtant tout le monde la plaint, moi la
-première, vous pourrez le lui dire.
-
---Mais pourquoi? qu’a-t-elle? que se passe-t-il? interrogea Laurence.
-
---Ah! vous ne savez pas?
-
-Le petit œil noir de Lucie Jaffin pétilla d’une affreuse joie.
-Entraînant sa compagne à l’écart, elle prit plaisir à prolonger durant
-quelques minutes une attente qu’elle savait cruelle. Enfin, elle parla,
-assourdissant discrètement sa voix aigre:
-
---Oui, disait-elle, c’est un grand malheur pour Edith qui n’est pas
-responsable. Mme Heller est partie la semaine dernière avec M. de
-Sérannes. Cela devait finir ainsi. Sa situation n’était plus possible à
-Fontainebleau. Elle s’était vraiment trop compromise. Presque tous les
-jours, le cab de M. de Sérannes l’attendait à l’entrée de la forêt, la
-conduisait à Avon, la ramenait le soir vers six heures. On l’a
-rencontrée plusieurs fois descendant de cet équipage. Déjà quelques
-femmes d’officiers supérieurs ne la saluaient plus, avaient juré de la
-jeter à la porte de leur salon. Mme Heller s’est bien gardée de
-s’exposer à cet affront. Sentant venir l’orage, elle a décampé,
-abandonnant son mari et sa fille qui ne soupçonnaient rien, les
-malheureux! Il paraît qu’elle n’a rien emporté, pas un bijou, pas une
-robe, seulement un petit sac à main. Mais, bah! son amant est assez
-riche pour la dédommager. La fine mouche a fait une belle affaire.
-
---Lætitia, ma chérie, ma vie, ma belle rose, c’est fini maintenant, je
-ne vous verrai plus, songeait Laurence au désespoir.
-
-Et l’effort qu’elle faisait pour retenir ses larmes était si grand
-qu’elle en tremblait. Lucie Jaffin se délectait avidement de sa douleur.
-
---Mais, vraiment, est-il possible que vous ignoriez tout cela?
-insinua-t-elle doucement. Vous étiez si intime avec Mme Heller, vous la
-voyiez si fréquemment. Ne vous a-t-elle jamais confié, ni laissé deviner
-son secret?
-
-Laurence n’entendit même pas cette question perfide. Absorbée dans son
-chagrin, le regard vague, oubliant l’être malveillant qui l’épiait, elle
-soupira:
-
---Je l’aimais tant! je l’aimais tant!
-
-Lucie Jaffin se fit plus suave encore.
-
---Oui, ma chère, oui, ma chère. Oh! naturellement, je vous plains!
-Pourtant Mme Heller n’était pas une amie pour vous. On s’étonnait même
-que le colonel vous permît de la fréquenter. Si vous m’aviez écoutée, je
-vous avais bien dit que cette femme était une rien du tout.
-
-Mais sa compagne, qu’elle croyait abattue, incapable de se défendre,
-tourna soudain vers elle un visage terrible.
-
---Je vous défends, entendez-vous, d’insulter Mme Heller en ma présence,
-s’écria Laurence avec colère, car je ne rougis aucunement de mon
-affection pour elle. Je n’ai honte que d’une seule chose, c’est d’avoir
-écouté trop longtemps un être aussi méprisable que vous!
-
-Lucie Jaffin, lâche et servile autant que méchante, baissa la tête sous
-cet affront. Elle n’oubliait point que son père dépendait du colonel
-Dacellier et respectait en sa compagne la fille du chef. Atterrée,
-confondue, elle balbutia pitoyablement des excuses. Laurence,
-inflexible, la repoussa et, glissant à travers les groupes des élèves
-attardées, elle sortit du cours.
-
-Dehors, sa colère s’apaisa, son chagrin la reprit. Elle fit presque en
-courant le trajet qui la séparait de sa maison.
-
-Ursule, qui la croisa sur le palier du premier étage, s’immobilisa
-stupéfaite à l’aspect de son visage:
-
---Grand Dieu! mon enfant. Qu’avez-vous? qu’est-il arrivé?
-
---Je ne la verrai plus, balbutia Laurence pour toute réponse.
-
-Elle passa, gagna sa chambre. Ursule, qui l’avait suivie, dut l’aider à
-se déshabiller, car ses mains convulsives et tremblantes, errantes aux
-plis des vêtements, ne pouvaient rien saisir. Son regard égaré semblait
-chercher dans le vide un visage absent et ses lèvres laissaient sans
-cesse échapper la même plainte:
-
---Je ne la verrai plus, je ne la verrai plus!
-
---Mais qui donc, ma pauvre chérie? interrogea Ursule anxieuse et
-désolée.
-
-Laurence, par un grand effort de volonté, se domina, car elle ne pouvait
-souffrir qu’un regard humain, si compatissant qu’il fût, observât sa
-faiblesse:
-
---Il paraît que Mme Heller est partie, dit-elle en reprenant un calme
-apparent, oui, partie définitivement. Je l’aimais beaucoup, plus que
-vous ne le supposiez, Ursule, et le vide qu’elle me laisse est immense.
-Dites à mon père que je suis malade, je ne descendrai pas déjeuner. Que
-personne ne me dérange, j’ai besoin d’être seule. Fermez les rideaux, le
-jour me fait mal. C’est bien, maintenant, allez-vous-en, je vous en
-prie.
-
-Ursule l’embrassa sans mot dire. Plus que jamais l’humble fille, si
-calme, si incapable de toute passion, admira et plaignit le cœur sans
-mesure de sa jeune cousine. Docile, elle se retira tristement. Laurence
-demeura prostrée dans sa chambre obscure où tout le jour elle pleura son
-amie perdue.
-
-
-
-
-V
-
- Prends le chemin que tu voudras, tu auras toujours affaire aux
- hommes.
-
- MUSSET.
-
-
-Quand un cœur ardent et crédule a longtemps adoré une belle idole, c’est
-pour lui une affreuse douleur de la voir tomber en poussière, de
-reconnaître qu’il a placé sur un piédestal un être indigne. Devant le
-désespoir d’Edith qui pleurait à la fois sa mère et son premier amour,
-Laurence ne jugea point que la beauté de Lætitia pût excuser sa
-conduite. Elle s’étonna d’avoir admiré cette femme dont l’insensibilité
-monstrueuse lui fit horreur. Déçue par l’amitié, elle se jura de ne plus
-aimer personne. Mais en même temps elle se donnait la tâche de consoler
-Edith, passait des heures auprès de cette victime que toutes les jeunes
-filles de Fontainebleau fuyaient, et elle ne s’apercevait pas que, dans
-son âme blessée, une affection nouvelle, moins passionnée peut-être,
-mais sérieuse et profonde, remplaçait l’ancienne affection trahie.
-
-La personnalité d’Edith, longtemps annihilée, absorbée par celle de sa
-mère, s’affirmait, se développait rapidement. Elle avait toujours eu des
-sentiments élevés, une délicatesse instinctive. Le double travail de la
-solitude et du malheur l’avait en quelque sorte mûrie et transformée.
-Elle n’était plus l’enfant indécise qui jugeait toutes choses par les
-yeux de sa mère, mais une femme capable de penser, de souffrir, de
-s’intéresser aux questions qui passionnaient Laurence. Elles pouvaient
-maintenant parler ensemble des passions, de la cruauté de la vie, de la
-beauté du sacrifice, ou du courage. Elles avaient toujours quelque chose
-à se dire et les heures qu’elles passaient réunies leur semblaient trop
-courtes. La maison des Heller, triste et paisible, était d’ailleurs pour
-Laurence un asile où elle oubliait les orages qui, sans cesse,
-désolaient sa propre demeure. L’humeur toujours irritable de Paul
-Dacellier devenait chaque année, entre le jour de l’an et Pâques,
-particulièrement farouche. C’était en effet l’époque où les réceptions
-officielles se multipliaient. Sa situation l’obligeait à donner
-plusieurs dîners, à sortir presque chaque soir. Il supportait
-difficilement ce contact perpétuel avec le monde et le spectacle de la
-médiocrité humaine. Vainement cherchait-il dans ces salons, plus mornes
-pour lui qu’une geôle, un interlocuteur capable de comprendre une grande
-pensée. Les automates auxquels il s’adressait étaient cependant ses
-frères d’armes; comme lui ils étaient investis d’une mission sacrée,
-mais ils n’en comprenaient pas la noblesse. Satisfaits du présent, ils
-accomplissaient comme des employés honnêtes leurs besognes quotidiennes,
-sans être tourmentés d’aucun rêve héroïque. Beaucoup aimaient
-sincèrement leur patrie, mais d’un amour paisible, modéré, presque
-conjugal. Ils ne souffraient point de ses fautes, son amoindrissement
-les laissait résignés. Ils étaient prêts certainement, si l’honneur
-l’exigeait, à mourir pour elle, pourtant ils préféraient leur vie à sa
-gloire. Un jour Paul Dacellier, s’attardant au fumoir avec quelques
-officiers et les entendant évoquer, sans émotion, l’invasion de 70,
-avoua son désir ardent d’une revanche éclatante et prochaine. Sa ferveur
-fit tout d’abord sourire ceux qui l’écoutaient, puis sembla les
-scandaliser.
-
---Vraiment, mon cher, je ne vous comprends pas, s’écria tout à coup le
-colonel Douran d’une voix railleuse. Avez-vous vraiment soif de sang? La
-guerre, quelle qu’en soit l’issue, me semble chose horrible, et la haïr
-est un devoir, même pour nous autres militaires. Nous saurons, s’il le
-faut, y jouer notre rôle sans défaillance, mais nous n’avons pas le
-droit de la désirer, non, c’est aussi monstrueux que de voir un pompier
-désirer l’incendie qu’il est chargé d’éteindre.
-
-Cette comparaison pitoyable fut unanimement applaudie et Paul Dacellier,
-ce soir-là, rentra chez lui désespéré.
-
-Il ne pouvait, au reste, sans une vive souffrance se trouver en contact
-avec le colonel Douran qui, plus jeune que lui de quelques années, avait
-été, en 1895, sous ses ordres à Lille. Douran, alors capitaine,
-scandalisait la ville par les désordres de sa conduite et son luxe
-suspect. Il tirait sans scrupules, du jeu, des femmes, des plus viles
-intrigues, ses moyens d’existence. Puissamment protégé, très influent
-dans les milieux politiques, il se croyait le maître de ses supérieurs,
-rejetait toute discipline, négligeait entièrement son service. Dacellier
-ne put souffrir son insolence. Il lui infligea, après plusieurs
-punitions très rudes, un blâme public que le misérable ne lui pardonna
-pas. Séparés durant des années, ils se retrouvèrent à Fontainebleau.
-Douran qui, grâce à son esprit d’intrigue, avait bénéficié d’un
-avancement rapide, était maintenant par le grade l’égal de son ancien
-chef dont il prenait plaisir à bafouer les sentiments secrets. Toutes
-ses paroles étaient comme de la boue jetée sur les pures figures qui,
-constamment, assistaient Paul Dacellier. La patrie, le devoir, l’honneur
-inclinaient alors un visage terni vers leur triste dévot et celui-ci
-souffrait comme un homme qui voit mourir tout ce qu’il aime. Pourtant,
-il supportait généralement en silence cette torture, dédaignant les
-attaques d’un adversaire indigne.
-
-Un soir, durant un dîner d’officiers, il perdit patience. Douran, placé
-à ses côtés, cherchait comme toujours à le blesser dans ses opinions les
-plus chères. Envisageant l’éventualité d’une guerre prochaine, il
-affirmait qu’elle se terminerait inévitablement par la victoire de
-l’Allemagne. La France devait perdre toute espérance d’écraser sa
-rivale. Efféminée, corrompue, divisée, elle subissait le sort de la
-Grèce et de Rome et, après avoir dominé le monde, entrait en décadence.
-Elle pouvait encore exercer sur l’Europe une suprématie intellectuelle
-et pacifique, mais son rôle militaire était fini, elle n’était plus
-capable de porter une épée. Dacellier, contenant sa colère, écoutait en
-silence ces paroles décourageantes, tout en observant les jeunes
-officiers qui l’entouraient. Sur le visage de beaucoup d’entre eux, il
-remarqua une expression d’abattement résigné. Ce n’était pas la première
-fois qu’ils entendaient émettre de telles théories. Ils les croyaient
-vraies, indéniables. Ils avaient pris leur parti d’appartenir à un
-peuple vaincu, ils avaient accepté la défaite de leur pays et c’était
-là, Dacellier le savait, la cause unique de l’abaissement de la France.
-Elle gardait intacte, ses qualités guerrières, sa générosité, sa fougue.
-Il eût suffi, pour qu’elle redevînt puissante et glorieuse, que ses
-enfants eussent foi en elle. Le colonel voulut essayer d’en convaincre
-ses collègues: il tenta de rendre l’orgueil nécessaire à ces cœurs
-humiliés. Sa parole émue, ferme, ardente, vibrante d’amour, était comme
-une torche brûlante dont les multiples étincelles enflammaient peu à peu
-toutes les âmes. Les conversations particulières avaient cessé et les
-plus vieux chefs, comme les plus jeunes lieutenants, écoutaient cette
-voix passionnée qui, en leur expliquant la nature du mal dont la patrie
-mourait, leur indiquait le moyen de la faire revivre.
-
-Douran cependant avait accepté la lutte. Il combattait pied à pied son
-adversaire. Non, ce n’était point sans raison que la France doutait
-d’elle-même. C’était lui rendre un mauvais service que de l’exciter à la
-présomption en lui prêtant des qualités qu’elle ne possédait plus. Tout
-homme sensé devait préférer la vérité, si humiliante qu’elle fût, aux
-plus flatteuses illusions. Il citait des chiffres, des faits, vantait
-l’organisation parfaite de l’Allemagne et son formidable outillage. Le
-seul accroissement de sa population suffisait à lui garantir l’hégémonie
-du monde. Contre cette géante, le gouvernement français se trouvait
-désarmé. La politique conciliante qu’il suivait depuis des années,
-blâmée par les énergumènes du chauvinisme, apparaissait aux gens
-raisonnables comme un chef-d’œuvre de sagesse et d’habileté; car c’était
-seulement en limitant ses armements, en évitant de porter ombrage à sa
-redoutable ennemie, que la France pourrait continuer à vivre.
-
-Ces conclusions causèrent une impression de malaise et de stupeur
-pénible à ceux-là mêmes que les arguments précis de Douran avaient
-impressionnés.
-
---Mais, objecta froidement Dacellier, baissant les yeux pour cacher les
-flammes qui s’allumaient dans son regard, avez-vous bien prévu, colonel,
-les dernières conséquences de vos théories? Plus la puissance de
-l’Allemagne s’accroît, plus elle a besoin d’expansion. Si, nous voyant
-trembler ainsi devant elle, après l’Alsace et la Lorraine elle veut
-s’annexer la Champagne?
-
-Douran comprit que Dacellier l’entraînait sur un terrain dangereux.
-Reculer n’était plus possible. Il dit avec un regard de défi:
-
---Notre diplomatie saura, je l’espère, limiter de telles exigences.
-Souhaitons qu’elle soit à la hauteur de sa tâche.
-
---Que peut-elle? insista Dacellier. Offrir à la place de la richesse
-convoitée une richesse moindre, une colonie pour une province?
-
---Peut-être. Tout vaut mieux qu’une guerre ruineuse qui nous effacerait
-de la carte du monde. Le malade qui accepte une amputation douloureuse
-pour ne pas mourir fait preuve de sagesse.
-
-L’auditoire protesta contre ces paroles par un long murmure. Paul
-Dacellier ne put dominer son indignation.
-
---Vous êtes officier, colonel, s’écria-t-il, vous portez l’uniforme de
-défenseur de la France; pourtant, par vos pensées et vos paroles, vous
-la trahissez à toute heure. Votre épée, vous devriez la briser; en cas
-de danger elle ferait mauvaise besogne, puisqu’il n’y a que lâcheté et
-défection dans votre cœur.
-
-Dès le lendemain, il regretta sa vivacité, car il réprouvait le duel et
-n’admettait pas que les frères d’une même race cherchassent à
-s’entre-tuer. Contraint cependant d’accepter les conséquences de son
-emportement, il prit pour témoins le commandant Heller et un vieil
-officier en retraite.
-
-Si pressés que fussent les deux adversaires d’en finir avec cette
-affaire, le duel, pour des causes diverses, ne put être fixé qu’au lundi
-suivant. On était au mercredi. Durant cette longue attente, Dacellier,
-qu’obsédait la crainte de tuer Douran, fut plus que jamais injuste pour
-son entourage, particulièrement pour Laurence qu’affolèrent ses ordres
-contradictoires et ses continuels reproches.
-
-Le lundi matin, en s’habillant, il pensa pour la première fois qu’il
-pouvait être tué dans cette rencontre. C’était à ses yeux un malheur
-bien moindre que de porter toute sa vie le poids d’un meurtre. Pourtant,
-un regret poignant lui étreignit le cœur en songeant qu’il ne verrait
-pas la guerre vengeresse et victorieuse qu’il avait attendue toute sa
-vie. Il s’attendrit aussi sur sa fille. La veille encore, au cours d’une
-vive discussion, il l’avait très durement traitée. Elle fut donc fort
-étonnée de le voir entrer dans sa chambre, s’approcher de son lit avec
-un visage doux et triste. Il la pria humblement d’oublier tout ce qu’il
-lui avait dit dans sa colère et l’embrassa à plusieurs reprises sans
-pouvoir lui dissimuler son émotion. Elle reçut froidement ces caresses
-inattendues, car elle ne pouvait deviner qu’il s’agissait peut-être d’un
-adieu.
-
---Oublier, ce n’est pas si facile, dit-elle à Ursule, dès que son père
-fut parti. Pense-t-il, par quelques paroles d’excuse, effacer tout le
-mal qu’il me fait chaque jour et depuis si longtemps?
-
---Ne le jugez pas, supplia l’indulgente Ursule. Vous savez bien qu’il
-n’est pas responsable. J’aurais voulu qu’il ne sortît pas ce matin.
-Avez-vous remarqué comme il était pâle? Je crains qu’il ne soit malade.
-
---Bon, cela m’est égal! s’écria Laurence, dominée par sa rancune, je ne
-vais pas m’inquiéter pour lui, soyez-en sûre. Non, non, je n’ai pas
-assez de pitié dans le cœur pour plaindre un homme si dur!
-
-Combien, dans quelques heures, elle devait regretter ses paroles!
-
-Paul Dacellier et ses témoins arrivèrent les premiers au carrefour des
-Héronnières, près duquel devait avoir lieu le duel. Pour la première
-fois depuis des mois, le soleil, par ce beau matin d’avril, ne
-rencontrait aucun obstacle sur sa route, aucun nuage, et montait
-triomphalement dans un ciel absolument vide. L’atmosphère était douce
-comme celle de juin, avec quelque chose de plus allègre. Comme une
-petite fille qui s’est vêtue d’une robe longue pour jouer à la dame,
-mais dont le rire enfantin, la voix aigrelette trahit la ruse, le
-printemps avait pris l’aspect du plein été, sans perdre cependant la
-grâce folâtre, la fraîcheur piquante qui l’apparentent à l’extrême
-jeunesse.
-
-Douran tira le premier. Dacellier entendit la balle sifflante passer à
-sa gauche, mais sans le blesser comme il l’avait espéré. Sa main se
-crispa sur son pistolet. Et tout à coup un vide absolu se fit dans son
-cerveau. Il cessa de penser. Ses yeux, éblouis par l’éclat du jour,
-fixaient l’horizon bleu, les arbres encore dépouillés, mais ruisselants
-de soleil, tout ce fond lumineux sur lequel se détachait, insignifiante,
-puérile, la mince silhouette de son adversaire. Il se rappelait
-vaguement qu’il lui faudrait tirer sur cet homme au commandement du
-témoin qui réglait le combat. Mais la gravité de cet acte lui échappait
-complètement. Le signal donné, il visa avec autant d’indifférence que
-s’il se fût agi d’une cible insensible. La détonation de son arme se
-perdit, assourdie, dans l’espace, sans troubler sa sérénité radieuse.
-Certainement, ce n’était là qu’un jeu d’enfant, inoffensif. Pourtant
-Douran chancela. Une tache de sang parut et s’agrandit sur sa chemise
-claire.
-
-Déjà le docteur, les témoins s’empressaient autour du blessé. Son bras
-pendait inerte. La balle, frappant à l’épaule, venait de lui briser la
-clavicule. Un pansement sommaire fut fait. Douran, très pâle, furieux de
-sa mauvaise chance, mordait sa lèvre et s’efforçait de dissimuler son
-dépit. Tout à coup ses traits se détendirent, un sourire féroce éclaira
-son visage, il ne put retenir une exclamation qui vibra comme un cri de
-triomphe:
-
---Oh! oh! mais voyez donc, docteur, voyez donc Dacellier, lui aussi, ce
-me semble, a besoin de vos soins!
-
-Alors seulement ceux qui l’entouraient remarquèrent l’étrange attitude
-de Paul Dacellier. Il s’avançait vers eux, lentement, les yeux
-obstinément fixés sur l’herbe où il paraissait suivre une trace
-invisible pour tout autre que lui. Sa démarche était chancelante comme
-celle d’un homme ivre. Parfois, il se jetait de côté comme pour éviter
-de poser le pied sur cette chose mystérieuse qui le fascinait. Quand il
-fut tout près du groupe qui le considérait avec stupeur, il leva la
-tête. Son visage était blême, figé dans une expression d’horreur
-indicible; il bégaya des paroles confuses où le mot «sang» revenait sans
-cesse comme un refrain tragique. Et il montrait du doigt l’herbe verte
-où luisaient seulement la rosée et les premières violettes.
-
---Ah! le pauvre! il n’a jamais eu la tête bien solide, cela devait finir
-ainsi, murmura Douran, affectant la plus vive émotion.
-
-Le commandant Heller comprit aussitôt le parti que le misérable pouvait
-tirer d’un incident si regrettable. Il riposta vivement, s’adressant au
-docteur, sans lui laisser le temps d’émettre un avis:
-
---Ce n’est rien, absolument rien, n’est-ce pas, docteur? Il s’agit
-seulement d’une insolation. Dacellier était en plein soleil, la tête
-nue, et ces premières chaleurs, succédant aux rigueurs de l’hiver, sont
-dangereuses.
-
-Le jeune médecin, discret et timide, n’osa discuter ce diagnostic assez
-fantaisiste. Il répéta, docile:
-
---Oui, oui, certainement, c’est une insolation sans gravité!
-
-Dacellier se laissa conduire vers la voiture qui stationnait à cent
-mètres de là. Le commandant Heller l’y fit monter. Affectant une
-sécurité parfaite, il congédia le docteur, le renvoya près de Douran. Il
-se débarrassa aussi de son collègue qui, pour laisser plus de place au
-malade, s’installa sur le siège à côté du cocher.
-
-La voiture reprit lentement le chemin de la ville. Très calme, Dacellier
-délirait doucement. Dans son égarement même, la France restait l’unique
-objet de sa pensée, sa préoccupation constante. Il semblait croire que
-la guerre était proche, s’inquiétait de la mobilisation imminente et
-demandait sans cesse avec angoisse si Douran serait en état de rejoindre
-son régiment. Heller lui répondait avec patience, le rassurait comme un
-enfant. Son cœur se serrait en songeant à Laurence, car il l’aimait,
-sachant quel secours sa fille avait trouvé près d’elle.
-
-Il n’eut pas la consolation de pouvoir adoucir le coup qui devait la
-frapper. Elle le reçut en plein cœur, sans préparation, car, tentée par
-la beauté de cette matinée radieuse, elle sortait de sa demeure avec son
-chien Consul, au moment même où Paul Dacellier descendait de voiture,
-chancelant et soutenu par ses deux témoins.
-
-Ah! combien son aspect était étrange et pitoyable! Quelle déchéance,
-quel avilissement dans son attitude! Son corps, selon les impulsions
-qu’il recevait, ployait tout d’une pièce, en avant ou en arrière, comme
-un pantin cassé. Son veston, rajusté à la hâte, bâillait sur sa chemise
-claire. Il avait sur son visage le même désordre que dans sa tenue,
-d’ordinaire si correcte. La grimace convulsive de la bouche dérangeait
-l’harmonie des traits, et les yeux vagues, errants, n’exprimaient plus
-rien qu’une inquiétude confuse, une stupeur hagarde.
-
-Dès qu’il aperçut son maître, Consul, selon son habitude, lui sauta
-joyeusement aux épaules en aboyant à pleine voix. On l’écarta. Il revint
-à la charge, s’amusant de ce qu’il prenait pour un jeu. Le malade, se
-jetant de côté avec une vive répulsion, essayait de fuir ses caresses et
-tremblait comme un enfant devant la bête affectueuse qu’il ne
-connaissait plus.
-
-Vainement, le commandant Heller s’efforça-t-il de rassurer Laurence qui,
-plus blanche que le mur contre lequel elle s’appuyait, contemplait cette
-scène dans une silencieuse agonie. Elle ne comprenait pas le sens de ses
-explications et s’effrayait seulement de la pitié qu’elle lisait dans
-ses yeux.
-
-Ursule, prévenue à son tour, accourut bientôt, bouleversée, tout en
-larmes. Mais les préoccupations matérielles qui, en toutes
-circonstances, retombaient toujours sur elle, la ressaisirent très vite,
-l’obligèrent à surmonter son émotion. Elle envoya la femme de chambre
-chercher le docteur Briol, médecin ordinaire de la famille, puis elle
-prépara le lit de Dacellier qui se laissa déshabiller et coucher
-docilement. Laurence, s’étant assise au chevet de son père, regardait
-avec une épuisante attention ce visage où elle cherchait en vain une
-lueur d’intelligence et de raison. Elle prenait les mains du malade, se
-penchait vers lui, l’appelait. Il ne l’entendait pas, et, constamment,
-dans une plainte monotone, répétait les mêmes paroles où se trahissaient
-son remords et sa douleur:
-
---Versé le sang!... un Français... le sang de France...
-
-Durant trois jours, il demeura dans cet état de calme égarement. Sa
-température était normale, son appétit régulier. Mais il délirait du
-matin au soir et ne reconnaissait personne. Le professeur Noveu, le
-grand spécialiste de la neurasthénie, qui soignait Dacellier depuis
-quatre ans, expliqua plus tard assez facilement cette crise causée par
-l’appréhension dont le malade avait souffert en attendant le dénouement
-de sa querelle avec Douran. Mais, durant les premiers temps, Briol,
-livré à ses propres lumières, s’exagéra la gravité du mal. Ses
-réticences, son embarras, son pessimisme évident convainquirent Laurence
-que son père avait perdu la raison pour toujours. Ursule, qu’effrayait
-son désespoir, l’éloignait autant que possible de la chambre du colonel.
-Elle revenait cent fois par jour, étouffant le bruit de ses pas, rôder
-devant la porte close. Sa vie n’était plus qu’une inquiétude de tous les
-instants, une anxieuse et navrante attente.
-
-Enfin, le matin du quatrième jour, Ursule lui apprit que son père était
-mieux portant et qu’il la demandait. Le malade, en effet, dès qu’il la
-vit, l’appela par son nom. Elle eut devant cette résurrection soudaine
-une crise de larmes dont il s’émut beaucoup. Il se fit apporter un
-journal, remarqua que trois jours s’étaient écoulés depuis le duel et
-s’étonna de n’avoir aucun souvenir de ces trois jours. Ursule lui débita
-la fable qu’elle tenait prête. Il avait eu sur le terrain une insolation
-suivie d’un accès de fièvre accablant qui le tenait depuis
-soixante-douze heures dans un assoupissement continuel.
-
-Vers onze heures, le commandant Heller vint prendre des nouvelles. Paul
-Dacellier voulut le recevoir, lui parla de Douran et apprit avec joie
-que son état n’inspirait aucune inquiétude, et que sa blessure était en
-voie de guérison. Alors il parut tout à fait tranquille. Comme le temps
-était beau, on le descendit au jardin où il déjeuna sous les arbres avec
-Ursule et Laurence. Trois jours après, il reprit son service et sa vie
-ordinaire.
-
-
-
-
-VI
-
- Pas un d’entre eux ne fait le bien, pas un seul.
-
- Ps. XIII.
-
-
-Douran, cependant, n’oubliait pas. Dans les premiers transports de sa
-colère, cédant à des instincts simples et primitifs, il avait un moment
-souhaité de tuer son adversaire. Maintenant, il se rendait compte que
-cette mort n’eût point assouvi sa haine. Une vengeance plus raffinée,
-plus complète, s’offrait à lui. Le sort lui avait livré plus que la vie:
-l’honneur même de son ennemi. Il pouvait faire de cet être, si fier et
-jusqu’alors inattaquable, un objet de pitié et de dérision. Sa défaite
-apparente était une victoire, sa blessure même le servait, lui donnait
-l’attitude et l’autorité d’une victime. Orgueilleux jusqu’à la folie,
-Douran supportait difficilement le mépris de ses semblables. Il
-souffrait encore de la désapprobation unanime qu’avaient soulevée ses
-propos imprudents, lors de sa discussion avec Paul Dacellier. Quelle
-revanche, s’il pouvait convaincre ses auditeurs qu’ils avaient applaudi
-les paroles d’un fou, les utopies d’un cerveau en délire!
-
-Au premier ami qui vint le voir, il raconta sous le sceau du secret
-toutes les péripéties du duel, affectant la plus grande pitié pour son
-adversaire.
-
---Par Dieu, mon cher, ne parlez à personne de cet accident si pénible,
-dit-il en terminant. Ce pauvre Dacellier! cela pourrait lui nuire. Il
-m’a fait peur, je l’avoue, son aspect était effrayant. Heller, fort
-compétent sans doute en ces matières, nous a déclaré qu’il s’agissait
-seulement d’une insolation. Au mois d’avril... à dix heures du matin!...
-n’importe, je veux bien, je ne demande pas mieux, mais au fond, vous
-savez!...
-
-Il frappa plusieurs fois son front de son index dans un geste éloquent.
-Son interlocuteur le comprit aisément. Il promit de se taire. Mais, dès
-le lendemain, une dizaine de personnes bien renseignées allaient
-colporter de salon en salon une nouvelle sensationnelle: Dacellier avait
-eu sur le terrain un accès de folie furieuse, et son internement dans
-une maison de santé devenait une nécessité.
-
-Douran avait à Fontainebleau beaucoup d’obligés, de séides, aveuglément
-attachés à sa fortune. Ils affluèrent chez lui. Adoptant servilement
-l’attitude de leur protecteur, ils affectaient de plaindre Dacellier:
-«C’était un officier de grande valeur, un homme loyal auquel on
-pardonnait volontiers sa rudesse. Comment expliquer cet accès de folie?
-Jusqu’alors il avait paru fort sain d’esprit.»
-
-Douran hochait la tête. Oui, sans doute. Pourquoi cependant vivait-il si
-seul et sans amis? Pourquoi sa fille imitait-elle si jalousement sa
-réserve? Nul n’avait jamais pénétré dans l’intimité de cette maison
-mystérieuse. Les domestiques n’y séjournaient pas longtemps, s’en
-échappaient comme d’un enfer, terrifiés par l’extraordinaire violence du
-maître. Quiconque causait avec lui remarquait vite, au reste,
-l’exaltation de ses idées, son irritabilité anormale. Il ne pouvait
-souffrir la contradiction. C’est pourquoi il l’avait provoqué, lui,
-Douran, d’une façon si brutale et si inattendue.
-
-Alors le bon apôtre s’excusait. Il avouait qu’il connaissait depuis
-longtemps le déséquilibre mental de Dacellier. Il avait eu grand tort de
-ne pas lui céder. Pourquoi discuter avec un malade qui ne savait
-répondre aux arguments les plus sensés que par des injures
-inqualifiables?
-
-Ces propos recueillis, répétés, commentés par des courtisans dociles,
-émurent l’opinion publique en faveur de Douran. Il passa pour la victime
-innocente d’un fou dangereux. Dacellier, qui le détestait depuis
-longtemps, l’avait insulté lâchement sans aucun motif sérieux. Bientôt
-on affirma que ce forcené, violant toutes les lois du duel, sans
-attendre aucun signal, avait déchargé entièrement son pistolet sur son
-adversaire, en avançant sur lui jusqu’à le toucher. Douran lui-même et
-les quatre témoins de la rencontre démentaient énergiquement cette
-version. Nul ne voulut les écouter. On admira leur magnanimité. Ils
-altéraient la vérité par esprit de corps, par pitié pour un camarade
-malheureux qu’un mot de leur bouche pouvait déshonorer. Mais leur
-compassion n’était-elle point criminelle? Voici que Dacellier avait
-repris son service, on le voyait passer calme et correct dans les rues.
-Un nouvel accès de folie n’était-il pas à craindre? Qui en serait
-maintenant la victime? Ne vaudrait-il pas mieux destituer et enfermer
-cet homme considéré à juste titre comme un danger public?
-
-Tandis que la calomnie, la haine préparaient ainsi sa ruine, le colonel
-demeurait tranquille, dans une ignorance absolue et pleine de sécurité.
-S’il eût connu, au reste, les manœuvres de son ennemi, il n’eût point
-daigné se défendre. Ce grand cœur chimérique était inaccessible à la
-crainte et se croyait invulnérable, parce qu’il se savait sans reproche.
-
-Pas plus que son père, Laurence ne pouvait discerner les premiers
-symptômes de l’orage qui grondait au dehors, si loin de sa retraite.
-Après avoir traversé les pires angoisses, elle subissait la réaction
-bienheureuse qui suit la cessation brusque d’une souffrance aiguë. Cette
-délivrance coïncidait avec l’épanouissement du printemps. Toute sa
-jeunesse se jetait impétueusement vers la joie, pardonnait à la vie,
-s’agenouillait en extase devant la beauté du monde.
-
-Un matin de mai, elle descendit au jardin pour y cueillir les premiers
-lilas. Debout auprès du bosquet où ils s’épanouissaient dans une
-exubérance radieuse, elle choisissait, parmi leurs thyrses, les plus
-violets. Parfois, pour atteindre une branche trop haute, elle sautait en
-l’air légèrement. Consul aussitôt, piqué d’émulation, l’imitait, plein
-de zèle, en jappant frénétiquement. Elle riait de ses bonds prodigieux
-et, avec une allégresse enfantine, l’excitait contre la fleur
-inaccessible. Il était onze heures du matin. Paul Dacellier ne rentrait
-jamais de son école avant midi. Ursule était partie la veille pour
-Paris, chargée d’une foule d’achats importants. Laurence, sans
-contrainte, sans inquiétude, goûtait pleinement sa liberté. Une surprise
-heureuse vint accroître sa joie, des pas crièrent sur le gravier. Elle
-se retourna et vit venir à elle sa femme de chambre, précédant un
-visiteur inattendu, le lieutenant-colonel Arêle.
-
-C’était l’unique ami de Paul Dacellier et son compatriote. Nés tous deux
-à Sedan, ils avaient, enfants, joué aux mêmes jeux, connu les mêmes
-visages, exploré le même pays, grandi dans le même décor, avant d’être
-unis plus intimement encore par un commun amour de la patrie et par des
-études semblables. Sorti de Polytechnique en même temps que Dacellier,
-Arêle, mathématicien et technicien remarquable, mais desservi par son
-cléricalisme, avait toute sa vie végété dans des postes obscurs. Il
-dirigeait à cette époque la poudrerie de Morgins, à une heure de Paris,
-et comptait y rester jusqu’à sa retraite, ayant peu d’espoir de passer
-jamais général. Mais il acceptait sans révolte cette injustice. Arêle
-avait trois fils. Les deux aînés, depuis dix ans, avaient quitté le
-monde pour entrer en religion chez les Jésuites; le troisième était
-officier d’infanterie. A plusieurs reprises, Laurence, invitée avec son
-père chez le colonel, avait étudié de près sa vie toute pure. Levé à
-cinq heures du matin, il assistait chaque jour à la première messe où il
-communiait; puis, aussitôt après, il visitait ses pauvres, s’informait
-de leurs besoins, leur distribuait ses aumônes. Mme Arêle, délicate de
-santé, ne quittait guère sa chambre que pour se rendre à l’église. Elle
-ne renonçait pas pour cela à exercer la charité. Et c’était tout le jour
-autour de sa chaise longue un défilé constant d’affligés qui venaient
-réclamer ses conseils, son aide, ses consolations, et dont elle savait
-toujours alléger la misère. Ces deux êtres vivaient dans une union
-parfaite, ayant le même but, les mêmes convictions, la même foi. Ils
-faisaient le bien sans ostentation, avec un empressement aimable, une
-simplicité radieuse. Laurence ne songeait jamais à la paix de cet
-intérieur sans un étonnement désolé, une nostalgie poignante. Paul
-Dacellier, qui savait comme elle admirer tout ce qui est grand, vénérait
-Arêle. Arêle avait pour lui cet admirable amour chrétien qui surpasse
-tout autre amour parce qu’il s’adresse uniquement à l’âme, n’admet
-aucune séparation, aucune rupture, aucun oubli, franchit indifférent
-l’abîme de la mort et ne voit dans l’amitié la plus belle que le
-commencement et l’ébauche d’une éternelle amitié. Ce croyant, enivré des
-pures délices de la religion, comprenait mieux que personne la douleur
-de ceux qui n’ont point trouvé la vérité. L’incrédulité de son ami le
-navrait. Il le plaignait si profondément qu’il eût presque consenti à
-perdre sa foi pour la lui donner; et, dans ses prières, il ne cessait de
-solliciter le secours de la grâce pour ce pauvre cœur si triste et si
-troublé.
-
-Bien que le colonel Arêle ne fût jamais venu à l’improviste à
-Fontainebleau, son arrivée n’éveilla chez Laurence ni soupçons, ni
-inquiétude. Tous les événements de la vie avaient ce matin-là pour elle
-les couleurs roses et bleues du jour.
-
-Elle embrassa gaiement son vieil ami et, pendant qu’il la félicitait de
-sa bonne mine, elle le considérait avec une complaisance attendrie. Elle
-le trouvait charmant, malgré sa laideur. Grand, très fort, les épaules
-larges, l’encolure courte et massive, le teint coloré, les traits
-lourds, il plaisait cependant par son sourire plein de bonté, par la
-limpidité de son regard bleu, candide comme celui d’un enfant. L’âme
-toute pure resplendissait à travers la rude enveloppe. On sentait que la
-vie avait passé sur cet homme sans lui imprimer aucune flétrissure. Il
-gardait, en dépit de l’âge, une jeunesse étrange, la jeunesse éternelle
-de l’être que les passions n’ont jamais souillé.
-
-Pourtant, il n’avait pas ce matin sa sérénité coutumière. Tandis que
-Laurence l’entraînait dans la grande allée qui tournait autour du jardin
-rond, il écoutait en silence son joyeux bavardage, évitant de la
-regarder. Car il était venu dans cette maison comme un messager de
-malheur. En l’absence d’Ursule, il allait être obligé d’annoncer, à
-cette enfant qu’il aimait, de pénibles nouvelles, et il hésitait, navré
-du mal qu’il allait faire.
-
-Laurence ne remarquait pas le trouble de son vieil ami. Elle lui
-désignait au passage les fleurs fraîchement écloses, lui faisait admirer
-la parure du jardin. Bientôt, elle parla de son père, de la terrible
-crise dont il avait souffert après le duel avec Douran. Ce souvenir,
-même aujourd’hui, lui semblait doux, lui permettait de mieux goûter sa
-sécurité présente. Serrant contre sa poitrine les lilas qu’elle venait
-de cueillir et qui, chauffés par le soleil, mais humides encore de
-rosée, avaient la fraîche tiédeur d’un corps vivant, elle répétait avec
-un accent de délivrance:
-
---Enfin, c’est fini tout cela. Quel bonheur!
-
-Le temps passait. Dacellier pouvait rentrer d’un instant à l’autre. Le
-colonel Arêle se décida:
-
---Non, mon enfant, dit-il avec une infinie pitié, non, hélas! ce n’est
-pas fini.
-
-Elle comprit tout de suite, laissa tomber les fleurs qu’elle tenait et
-se dépouilla en même temps de toute sa joie. Elle ferma les yeux pour ne
-plus voir l’odieuse lumière qui l’avait séduite et trompée. Le colonel
-devina que, pour cette nature violente, l’attente du malheur était plus
-pénible que le malheur lui-même. Il se hâta d’expliquer le motif de sa
-visite et le danger qui menaçait son ami.
-
-Douran, en effet, avait réussi plus vite et plus complètement qu’il ne
-l’espérait dans son œuvre, ayant trouvé partout des alliés inattendus,
-prêts à servir sa rancune. Son adversaire, en effet, comme toutes les
-natures excessives, n’inspirait que des sentiments extrêmes, respect
-fanatique ou exécration. Dans les affaires de son service, il parvenait
-à dominer par amour du devoir l’irritabilité de son caractère. Il était
-sévère, mais équitable, sachant discerner du premier regard toute
-aptitude définie, toute supériorité, toute grandeur. Pourtant sa parole
-franche et rude lui avait suscité d’innombrables ennemis. Et tandis
-qu’il décourageait par sa froideur distante les dévouements, il avivait
-sans cesse les haines dont il était l’objet. Plusieurs officiers placés
-sous ses ordres, légers, paresseux, incapables et comme tels souvent en
-butte à ses duretés, ne souffraient qu’avec peine sa domination et le
-détestaient mortellement. Leurs éternelles récriminations prirent
-soudain une importance considérable. On leur donna raison. L’inflexible
-justice du chef, conscient de sa responsabilité, fut appelée rigueur
-d’insensé; sa fermeté, despotisme inacceptable. Ses ordres parurent
-incohérents, stupides. Des plaintes parvinrent au ministère de la
-Guerre. Douran, très lié avec plusieurs députés influents, les appuyait,
-répétait inlassablement qu’on ne pouvait laisser un commandement
-important à un homme dont les accès de folie, constatés par plusieurs
-témoins, mettaient journellement en péril la vie de ses semblables. Son
-insistance avait obtenu gain de cause. Le colonel Arêle venait
-d’apprendre que la destitution de Dacellier n’était plus qu’une question
-de jours.
-
-Bien que son vieil ami n’eût point voulu lui dire toute la vérité,
-Laurence devina facilement que son père passait pour fou. Elle comprit
-pourquoi, bien qu’il fût guéri depuis un mois, Lucie Jaffin persistait à
-lui demander de ses nouvelles. Elle se rappela mille paroles
-empoisonnées dont le sens lui avait échappé. Et elle se mit à trembler
-de tous ses membres, secouée par le déchaînement d’une indignation
-furieuse.
-
---Ah! les lâches! sanglotait-elle, les lâches! Qu’est-ce que mon père
-leur a fait? Un être si droit, si noble! Comme il souffrait d’avoir
-blessé Douran, comme il s’est inquiété de lui! Et pourtant... oh! mon
-Dieu, je voudrais, moi, qu’il l’eût tué. Mais un homme qui vit à l’écart
-de tout, avec un rêve sublime dans le cœur, c’est un fou, un malfaiteur,
-un danger pour la société! Il faut le déshonorer, briser sa carrière,
-paralyser à jamais son activité. De telles injustices sont possibles! Je
-ne le savais pas! non, je ne le savais pas encore!
-
-Le colonel Arêle laissa passer cet ouragan.
-
---Hélas! mon enfant, murmura-t-il, l’injustice du monde est sans bornes
-et je comprends qu’elle vous révolte. Si nous voulons la supporter, il
-faut songer à la grande victime. Ah! si c’était notre frère, notre père
-qui fût traîné aujourd’hui devant nous, au milieu des huées, jusqu’au
-calvaire, quel ne serait pas notre désespoir! Jésus était plus que notre
-père et notre frère, plus noble, meilleur que la plus intègre des
-créatures, pourtant nous l’avons tous trahi et crucifié. Voilà la grande
-injustice, voilà le grand forfait.
-
-Au plus fort de sa révolte, Laurence fut irrésistiblement touchée par
-ces paroles prononcées avec tant d’émotion. Elle admira ce pur chrétien
-dont elle ne pouvait suspecter la bonté, mais qui, maintenant toujours
-son âme en extase au pied de la croix, considérait la douleur avec un si
-tranquille amour. Un instant elle voulut l’imiter, tenta de formuler
-dans son cœur une prière. Elle n’avait point l’habitude de la discipline
-catholique, et cet élan vers la paix s’acheva dans un nouvel accès de
-désespoir.
-
---Je ne peux pas accepter, gémit-elle. Je sais bien que mon père ne
-pourra supporter cela. Son école!... il l’aime plus que sa vie, nul
-poste ne lui a jamais été plus cher. S’il en est chassé de cette façon
-brutale, ignominieuse, il en mourra, il se tuera peut-être.
-
-Arêle tressaillit, atteint cette fois jusqu’au fond du cœur. Connaissant
-la nature violente et sombre de Dacellier, il le savait capable
-d’accomplir cet acte désespéré qui les eût séparés pour toujours. Alors
-il exposa brièvement à Laurence le plan qu’il avait formé pour sauver
-son ami. En faisant agir toutes les influences dont il pouvait disposer,
-il espérait neutraliser quelque temps encore les intrigues de Douran et
-retarder son triomphe. Mais il fallait que Dacellier, prévenant la
-mesure de rigueur qui devait le frapper, demandât, le plus tôt possible,
-un congé d’un an et quittât Fontainebleau. Le scandale qu’avait causé
-son accident s’oublierait peu à peu. Plus tard, il reprendrait un
-commandement dans une garnison nouvelle où la haine de ses ennemis ne le
-poursuivait pas. Le plus difficile était d’obtenir que ce chef, si
-passionnément épris de son métier, se résignât temporairement à
-l’inaction. Seul, le professeur Noveu possédait assez d’influence sur
-son malade pour pouvoir exiger de lui un tel sacrifice. S’il imposait à
-Dacellier un repos momentané, le colonel qui se soignait par devoir, par
-amour pour sa patrie qu’il voulait servir le plus longtemps possible, se
-soumettrait, sans doute. Laurence adopta tout de suite ce plan si sage.
-En l’absence d’Ursule, elle promit d’écrire dans l’après-midi au
-professeur pour lui expliquer le service qu’on attendait de lui et le
-supplier de sauver, par un mensonge nécessaire, l’honneur et peut-être
-la vie de son malade. Le colonel Arêle emporterait la lettre et la
-remettrait en mains propres au docteur. Ils achevaient de se concerter
-lorsque midi sonna. Laurence s’enfuit pour rafraîchir dans l’eau son
-visage altéré par les larmes.
-
-Durant le déjeuner, elle ne put prendre aucune nourriture. Son père
-cependant ne s’en aperçut pas. Il ne songeait pas à l’observer, tout
-heureux de revoir le seul ami qu’il possédât sur terre, le seul être
-avec lequel il pût causer de tout ce qu’il aimait. Arêle lui communiqua
-une lettre de son fils cadet, où le jeune officier, qui venait d’être
-envoyé au Maroc, racontait son premier combat. Ces pages, toutes
-vibrantes de patriotisme et d’ardeur guerrière, enthousiasmèrent
-Dacellier.
-
---Ah! le gaillard! s’exclamait-il, parcourant encore du regard la lettre
-qu’il venait de lire à haute voix, quelle fougue, quel entrain, quelle
-bravoure jeune et simple! Ah! si seulement André lui ressemblait... Peu
-importe! Que ce soit ton fils, Arêle, ou le mien, c’est toujours un fils
-de France. La génération nouvelle n’est donc pas si corrompue, si
-efféminée qu’on veut bien nous le dire. Il y a encore des êtres qui ne
-craignent ni le danger, ni la souffrance et qui savent vivre sans foyer,
-sans femme, sans luxe, sans plaisirs, libres de toutes chaînes. Bon
-sang! ceux-là n’ont pas voulu faire du commerce, ni s’enrichir en
-vendant du beurre ou du savon. Ils ont f... le camp, loin, bien loin,
-ces sages, afin de nous conquérir des territoires nouveaux, et des
-richesses dont ils ne profiteront jamais. Ce sont ces enfants, ces héros
-qui reviendront un jour lutter sur nos vieux champs de bataille et qui
-nous rendront la victoire.
-
-Il exultait et Laurence regardait avec un amour infini ce visage
-habituellement si sombre, mais transfiguré aujourd’hui par une espérance
-radieuse. Elle eût donné sa vie pour prolonger cette joie précaire et
-pourtant elle souhaitait de la voir finir, tant la sécurité absolue de
-son père lui semblait dangereuse. Sa consternation s’accrut lorsque
-Dacellier, influencé par les impressions heureuses qui venaient de ravir
-son âme, affirma qu’il se trouvait depuis quelque temps mieux portant et
-parla de sa guérison comme d’une chose à peu près acquise. La jeune
-fille, effrayée de cet optimisme, se demandait avec angoisse combien il
-lui faudrait de jours pour décider son père à aller à Paris consulter le
-docteur Noveu. Satisfait de l’amélioration de sa santé, il pouvait
-retarder indéfiniment cette démarche si nécessaire. Arêle, tout en
-causant, devinait l’angoisse de Laurence. Il voulut essayer de lui venir
-en aide, se plaignit affectueusement de voir si peu son ami. Et voici
-que celui-ci répondit le plus simplement du monde:
-
---Nous pourrons prendre rendez-vous à Paris pour la semaine prochaine,
-car je compte aller consulter Noveu jeudi. Je ne l’ai pas revu depuis
-cette insolation qui m’a rendu si malade, et bien que je sois tout à
-fait remis, je veux avoir son avis sur cet accident qui me paraît tenir
-à d’autres causes qu’à la chaleur d’une matinée d’avril. Donc, si tu
-veux, jeudi, nous déjeunerons ensemble.
-
-Etourdie de ce dénouement si prompt, Laurence eut un soupir de
-délivrance. L’avenir lui parut moins noir qu’elle ne l’avait imaginé,
-puisque déjà son père avait fixé de lui-même la date du voyage auquel
-elle ne savait comment le décider. Elle vit dans cet incident favorable
-une preuve que la Providence ne l’abandonnerait pas et reprit confiance.
-
-Cette accalmie cessa lorsque, remontée dans sa chambre, elle prépara sa
-lettre au professeur Noveu. Elle croyait écrire l’arrêt qui condamnait
-son père à mort. Chaque mot lui arrachait de nouvelles larmes. Elle
-achevait cette tâche cruelle lorsque le colonel Arêle vint lui faire ses
-adieux. Il relut sa lettre, l’approuva, la glissa dans son portefeuille.
-
---Je la remettrai dès demain au docteur Noveu, dit-il. Courage mon
-enfant, notre plan est bon.
-
---Peut-être, murmura-t-elle amèrement, et pourtant il doit briser ce
-cœur que nous voulons sauver. Ah! colonel, que c’est dur, jamais de
-repos dans ma vie, chaque jour un nouveau coup, une nouvelle douleur,
-toujours souffrir et toujours voir souffrir!
-
-Elle fixait sur son vieil ami des yeux secs où brûlait une douleur
-enragée, sans espoir, dont la violence épouvanta ce doux chrétien. Mais
-il possédait en lui cette force, cette paix suprême qui peut calmer
-jusqu’aux vents déchaînés, jusqu’à la mer furieuse.
-
---Sachez-le pourtant, ma pauvre petite, dit-il avec une autorité
-souveraine, il n’y a qu’un malheur ici-bas: c’est la privation de Dieu!
-
-Il venait de toucher avec un instinct sûr une plaie secrète et profonde
-dont Laurence, sans le savoir, souffrait depuis longtemps. Elle
-tressaillit sous ce coup qui lui révélait sa blessure et comprit pour la
-première fois la cause réelle de son infortune. Si son foyer lui
-semblait si désert, si triste, c’était bien en effet parce que Dieu n’y
-avait pas de place. Appuyé sur la croix, son père eût trouvé un remède à
-toutes ses douleurs. C’est en vain qu’elle cherchait pour lui des
-secours humains, sa tendresse même restait vaine et stérile. Mais elle
-l’eût guéri si, possédant la foi du colonel Arêle, elle eût pu la donner
-à ce grand affligé. Toute son âme, brusquement, éclairée, humiliée
-jusqu’à la mort, reconnut son infirmité. Elle se jeta dans les bras de
-son vieil ami et murmura vaincue, avouant sa détresse:
-
---Aidez-moi, colonel, priez pour moi! priez pour lui!
-
-
-
-
-VII
-
- Mais adieu
- O ville et terre d’Erecktée,
- O sol de Trézène!
- Combien tu as de charmes
- Pour passer la jeunesse!
-
- EURIPIDE.
-
-
-L’âme humaine, en général, supporte difficilement le premier choc de la
-douleur. La révélation du malheur la brise, mais si ce malheur se
-prolonge, elle s’y accoutume bonnement. Lorsque Ursule, revenant de
-Paris, apprit les nouvelles apportées par le colonel Arêle, son
-désespoir fut affreux. Pourtant, dès le lendemain, elle s’apaisa, courba
-doucement la tête sous l’orage et attendit les événements avec sa
-passivité coutumière.
-
-Laurence, au contraire, insensible à l’influence bienfaisante du temps,
-de jour en jour s’inquiétait davantage. Mme Arêle lui écrivit, l’informa
-que son mari avait vu le professeur Noveu et faisait agir activement
-près du ministre de la Guerre. Cette lettre ne rassura pas la jeune
-fille. Elle connaissait le dévouement du colonel Arêle, mais cet homme
-intègre et droit aurait-il l’habileté nécessaire pour lutter contre le
-génie malfaisant de Douran? Le moindre incident pouvait déjouer sa
-prudence et précipiter dans l’abîme celui qu’il cherchait à sauver. Elle
-fut presque heureuse lorsque, le dimanche, elle entendit son père
-déclarer qu’il se trouvait moins bien portant, car cette rechute le
-préparait un peu à l’ordonnance qu’allait lui signifier le professeur
-Noveu. Puis, de nouveau, elle s’inquiéta, redoutant qu’une crise trop
-grave ne l’obligeât à différer son voyage à Paris, et les journées se
-traînaient, lentes comme des siècles.
-
-La douleur qu’elle attendait vint à son heure, mais plus amère encore
-qu’elle ne l’avait prévue. Le colonel, bien que fort souffrant, partit
-le jeudi pour Paris. Il en revint sombre comme la mort. Laurence eut
-peine à retenir un cri lorsqu’il apparut au dîner, tant son allure
-pesante était celle d’un vieillard. Nulle flamme ne brûlait plus dans
-son regard vague et lugubre. Il se traîna jusqu’à la table, s’assit
-lourdement, déplia sa serviette.
-
---Allons, dit-il avec un rictus qui tordit sa bouche d’un seul côté sans
-éclairer aucunement ses traits mornes, allons, je suis un homme fini.
-Noveu exige que je prenne un an de congé, un an... J’entends ce que cela
-veut dire. Puisque j’en suis là, mieux vaut envoyer ma démission.
-
-Laurence voulut protester. Il lui imposa silence d’un geste excédé.
-Pourtant il ne devait pas accomplir l’acte irréparable auquel il
-semblait décidé. Ses paroles étaient découragées, son cœur ne
-désespérait pas. Il voulait guérir et servir encore son pays. Durant
-quinze jours, il hésita devant le sacrifice qui lui était imposé.
-Laurence, effrayée de ces longs atermoiements, n’osait cependant le
-presser d’agir, tant elle craignait d’éveiller ses soupçons. Un jour,
-elle trouva sur sa table une lettre inachevée qu’il écrivait au ministre
-de la Guerre. Il sollicitait un congé d’un an pour raison de santé.
-Cette lettre, à laquelle manquait seule la signature, demeura toute une
-semaine ouverte au même endroit. Enfin elle disparut et peu après,
-Laurence découvrit la réponse du ministère accordant l’autorisation
-demandée. Elle respira. Son père était sauvé de l’affront injuste
-qu’elle redoutait. Il payait cher ce triomphe insoupçonné.
-
-Le jour vint où il dut remettre son commandement à son successeur. Sa
-douleur fut si vive qu’elle changea sa nature, le rendit presque doux.
-Lorsqu’il rentra, ce matin-là, fort en retard pour déjeuner, son regard
-avait une expression inaccoutumée d’humilité et de patience. Il embrassa
-sa fille et lui dit avec résignation:
-
---Eh bien! voilà, c’est fait, je ne suis plus commandant de l’Ecole.
-
-Laurence ne put se maîtriser. Elle éclata en sanglots. Le colonel,
-profondément touché, essaya de la consoler. Il répétait: «Voyons,
-voyons, enfant, ce n’est pas si terrible!» Mais il avait beau mordre sa
-moustache et s’efforcer de feindre le courage, son sourire vacillait sur
-ses lèvres tremblantes, et Ursule, à son tour, gagnée par l’émotion,
-plongeait dans sa serviette un visage ruisselant de pleurs. Ce fut un
-jour de désolation pour tous trois. Pourtant le colonel, ignorant les
-basses intrigues auxquelles il cédait, gardait encore une espérance.
-Ursule souffrait sans révolte, sans amertume. Laurence était la plus
-atteinte, car l’injustice affole l’être jeune. Elle voyait pour la
-première fois le mal triompher du bien, la calomnie jeter à terre un
-homme intègre et droit. Toute sa vie elle devait garder comme une
-blessure inguérissable le souvenir de cette iniquité. Le cœur plein de
-défiance, elle avait pris l’espèce humaine en telle horreur qu’elle
-refusa désormais de sortir. Le malheur, l’exemple du colonel Arêle
-avaient exalté sa ferveur, la prière lui était douce; mais c’est à peine
-si le dimanche elle osait assister de grand matin à une messe basse,
-tant elle craignait de rencontrer Lucie Jaffin qui, dévote autant que
-méchante, fréquentait assidûment l’église; et elle s’indignait que des
-créatures aussi viles fussent admises au pied des autels.
-
-Cloîtrée dans sa demeure, elle souffrait donc sans consolation, sans
-secours, dédaignant de se plaindre même à Edith. Celle-ci, bien qu’elle
-connût par son père le drame douloureux qui venait de briser la vie de
-Dacellier, n’osait témoigner sa compassion à son amie, dont le silence
-farouche décourageait sa charité. Laurence, cependant, la recevait
-toujours avec plaisir. Leur tristesse parlait le même langage. Placées
-dans une situation analogue, victimes de la méchanceté du monde, elles
-croyaient fermement, grâce à l’exagération de la jeunesse, que tout
-était fini pour elles, que jamais plus l’existence ne leur serait douce
-ou clémente. Et c’était merveille d’entendre ces deux enfants renoncer
-pour toujours au bonheur, à l’amour, et parler des joies de la terre
-avec un sourire ascétique.
-
-Par l’intermédiaire de Laurence, qui se chargeait de remettre ses
-lettres, Mme Heller écrivait parfois à sa fille. Visiblement ravie de sa
-situation nouvelle, elle engageait Edith, avec un égoïsme inconscient, à
-ne plus s’affliger de son absence, car ce n’était là qu’un chagrin
-passager et l’avenir ne pouvait manquer de lui apporter sa part de
-bonheur. La jeune fille pleurait souvent en lisant ces lettres cruelles.
-Pourtant, elle répondait tendrement à sa mère. Elle se réjouissait de la
-savoir tranquille et sans remords. Son cœur généreux s’oubliait
-volontiers pour ne songer qu’aux autres. Et ce fut par pur dévouement
-pour son père qu’elle se fiança bientôt à l’un de ses cousins, garçon
-sérieux et bon, ni beau, ni laid, doué de ces qualités ternes et solides
-qui découragent la passion capricieuse. Médecin à Saint-Mandé, Ludovic
-Albertaud n’offrait à Edith qu’une situation médiocre, mais elle savait
-que le commandant Heller, après le scandale qu’avait causé le départ de
-sa femme, désirait vivement la marier et prendre sa retraite. La jeune
-fille n’hésita pas longtemps.
-
-Lorsqu’elle vint annoncer à Laurence ses fiançailles, elle ne put
-s’empêcher de pleurer l’avenir romanesque qu’elle avait désiré, comme
-toutes les adolescentes, et auquel elle ne renonçait pas sans chagrin.
-Puis, très vite son cœur doux et sage se résigna; elle cessa de souffrir
-bien avant que Laurence eût cessé de la plaindre.
-
-Le commandant Heller donna sa démission et s’apprêta à quitter
-Fontainebleau, car il voulait que le mariage de sa fille eût lieu à
-Paris, où rien ne leur rappellerait leur passé. Ursule s’effraya de
-l’abandon où ce départ allait laisser Laurence.
-
-Ce n’était pas qu’Edith fût pour elle un soutien moral, mais ses visites
-la distrayaient, l’arrachaient de force à l’obsession d’une même pensée.
-Privée de cette diversion salutaire, pourrait-elle supporter le poids
-écrasant de souffrance et de solitude qui l’accablait? Elle avait
-renoncé entièrement aux longues promenades jadis tant aimées. La forêt,
-dont les abords directs étaient, à cette époque de l’année, très
-fréquentés, ne la voyait plus passer sous ses ombrages avec son chien
-Consul. Enfermée dans sa chambre tout l’après-midi, elle lisait,
-écrivait ou méditait sur la douleur humaine, et elle avait, à la fin de
-ces longues journées solitaires, le regard fiévreux, les mouvements
-saccadés, les rires inattendus de l’être guetté par la folie.
-
-Ursule confia ses inquiétudes au colonel Arêle qui, depuis que ses amis
-étaient malheureux, venait tous les quinze jours déjeuner avec eux. Lui
-aussi remarquait avec peine le dépérissement de Laurence et cherchait le
-moyen de la secourir. Il entreprit de décider Dacellier à venir habiter
-Paris. Celui-ci, depuis qu’il avait quitté son école, avait pris
-Fontainebleau en horreur; cependant comme il comptait fermement, son
-congé fini, redemander un commandement, il jugeait inutile de faire,
-pour si peu de temps, une installation nouvelle. Arêle triompha assez
-vite de sa résistance en lui parlant de Laurence. Il affirma que sa
-langueur, l’état précaire de sa santé n’avaient d’autre cause que
-l’ennui qui la dévorait. Elle avait besoin de mener une vie moins
-sévère, plus en rapport avec sa jeunesse. A Paris elle retrouverait, en
-même temps qu’Edith, sa belle-sœur; elle pourrait, puisqu’elle aimait la
-musique, les livres, l’étude, entendre des concerts, fréquenter les
-bibliothèques et les musées. Ces distractions conformes à ses goûts
-l’arracheraient à ce perpétuel tête-à-tête avec elle-même que nulle âme
-ne peut supporter impunément. Dacellier apprécia la justesse de ces
-arguments. Il en vint à considérer que son installation à Paris était
-une question de vie ou de mort pour sa fille. Dès lors, toutes ses
-hésitations cessèrent devant l’imminence du danger dont sa sombre et
-fougueuse nature lui exagérait l’importance. Il devait, durant le mois
-d’août, faire dans une maison d’hydrothérapie une cure ordonnée par le
-professeur Noveu. La veille de son départ, il remit cinq mille francs à
-Ursule, et comme celle-ci s’étonnait de recevoir une si grosse somme
-pour vivre six semaines, il expliqua:
-
---C’est pour notre déménagement. Je désire que vous le fassiez en mon
-absence. Puisqu’il s’agit de la santé, du bonheur de Laurence, il ne
-faut pas perdre de temps. Allez à Paris, choisissez un appartement, je
-vous donne carte blanche. Je ne rentrerai pas à Fontainebleau, nous nous
-retrouverons là-bas.
-
-Ursule fut un peu suffoquée de cette décision si brusque, mais le
-colonel l’avait habituée à une obéissance passive. Sans discuter ses
-ordres, elle se mit en devoir d’accomplir le tour de force exigé. Dès la
-première semaine d’août, elle partit pour Paris, resta quinze jours à
-l’hôtel, visitant du matin au soir des appartements. Elle en découvrit
-un, rue Vaneau, dont la situation la séduisit, car les plus belles
-chambres, exposées au midi, donnaient toutes sur des jardins. Laurence,
-qui vint passer vingt-quatre heures à Paris, fut ravie de voir tant
-d’arbres et de verdure autour de sa future demeure. Le déménagement fut
-fixé au 5 septembre.
-
-Le jour du départ, Laurence se leva de bonne heure, et, laissant Ursule
-surveiller les derniers préparatifs, elle se rendit à l’église, entendit
-une messe. Puis, en sortant, elle gagna la forêt qu’elle voulait revoir
-une fois encore. Son cœur était violemment agité. Elle avait accepté
-avec joie de quitter Fontainebleau. Une expression de triomphe ironique
-passait dans son regard lorsqu’elle songeait que Lucie Jaffin, absente
-depuis les premiers jours d’août, à son retour, ne la retrouverait plus.
-Elle se réjouissait d’échapper pour toujours à l’atmosphère de haine qui
-lui était insupportable, mais elle regrettait cependant le cadre où les
-rêves passionnés de sa jeunesse solitaire s’étaient épanouis. Déjà la
-vieille maison, où elle avait vécu des heures monotones que rendaient
-parfois si belles les orages ardents de son âme, ne lui appartenait
-plus. Envahie par une grise et morne poussière, encombrée de caisses, de
-malles, de défroques hétéroclites parmi lesquelles errait Royale Egypte
-hérissée et furieuse, elle avait pris un aspect délabré, hostile, qui
-décourageait le regret fidèle. Au contraire, dans les bois où rien
-n’était changé, Laurence retrouvait à chaque pas de nouveaux souvenirs
-qui se levaient à son approche, lui souriaient d’un sourire suranné,
-gracieux et poignant. Tendrement, elle saluait ses douleurs évanouies,
-ses illusions mortes, et même l’ombre déshonorée de Lætitia Heller.
-
-Ces fantômes peu à peu s’écartaient de son chemin, tristement,
-discrètement, comme une femme vieillie devant un amant trop jeune, car
-déjà elle ne leur accordait plus qu’un regard distrait tandis qu’elle
-montait à vive allure la route du Bouquet-du-Roi. Son cœur se détachait
-du passé pour se tourner vers l’avenir, vers ce Paris qu’elle ne
-connaissait pas et ne voulait connaître qu’à travers les romans de
-Balzac. Elle évoquait le bal où Mme de Beauséant, convaincue de
-l’infidélité de son amant, reçoit ses hôtes avec un rayonnant sourire,
-tandis que dans ses appartements privés on prépare son départ et qu’on
-attelle la voiture qui doit, à l’aube, l’emporter dans ses terres. Elle
-songeait à la duchesse de Langeais, sa préférée, tout d’abord si
-coquette, si froide, puis humiliée jusqu’à la mort par le cruel amour de
-Montriveau. Oui, Paris était bien la patrie des grands égarements, des
-folles douleurs. Laurence ne se comparait pas aux belles héroïnes
-qu’elle chérissait si tendrement. Pas un instant elle n’imaginait
-pouvoir inspirer les grandes passions qui la faisaient rêver. Mais
-aujourd’hui, pour la première fois, elle se jugeait capable de les
-ressentir peut-être et cette idée la fit tressaillir longuement.
-
-Elle venait d’atteindre le but de sa promenade: une haute futaie qui
-s’ouvre après le carrefour des Cépées et qu’on nomme «la cathédrale»
-parce que ses hêtres immenses, largement espacés, montant deux par deux
-en colonnes accouplées, imitent avec une exactitude saisissante les nefs
-d’une église géante. Laurence avait choisi ce lieu pour y venir adorer
-une dernière fois la forêt. Elle s’enfonça sous les beaux piliers
-lisses, et lorsqu’ils l’entourèrent de toutes parts, lui masquant la
-route, elle s’étendit à terre, la tête appuyée sur le tronc d’un hêtre,
-le bras posé sur Consul accroupi. C’était un de ces émouvants matins de
-septembre où, bien que le soleil brille de tout son éclat, l’air garde
-la fraîcheur de la menthe. Un vent fort qui ne pouvait pénétrer sous les
-arbres, bien défendus par leurs dômes épais, passait et repassait sur la
-cime de la forêt, faisant chanter et bruire ses palpitantes feuilles.
-L’atmosphère était comme saturée d’allégresse. Tout paraissait neuf et
-juvénile. On eût dit que les arbres, hier encore petits, venaient de
-monter d’un seul jet le plus haut possible, épuisant toute leur sève
-dans un subit élan de joie, tandis qu’éclataient à la fois tous leurs
-bourgeons. Et Laurence, gagnée par l’ivresse des choses, s’étonnait de
-se sentir, après tant de malheurs, si jeune, si vivante, si forte, toute
-prête à accueillir l’amour cruel qu’elle avait paru craindre et que son
-cœur, avouant enfin sa folie, appelait dans un cri frénétique. Les yeux
-clos, la tête inclinée, elle s’abandonnait à sa chimère, inventant tout
-un avenir auprès d’un être dont le visage restait indistinct, dont les
-moindres paroles lui apportaient une lumière nouvelle. Mais, dans ses
-rêves les plus ardents, jamais elle ne se représentait les délices de la
-passion heureuse. Elle n’imaginait que séparations, traverses,
-tourments, durs sacrifices, et de tout l’amour, imprudemment, ne
-désirait que la douleur.
-
-Le temps passait. Le moment vint où il fallut partir. Laurence se leva.
-Regardant avec ferveur les grands hêtres calmes dont la cime seule
-frémissait et chantait, elle comprit à la fois et combien ils lui
-étaient chers et qu’ils ne lui suffisaient plus.
-
---Adieu! songeait-elle, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes,
-adieu et pardonnez-moi! Chers arbres sous lesquels j’ai passé le temps
-de la jeunesse et de l’attente, pardonnez-moi si je m’en vais, car
-j’obéis à mon destin. L’heure est venue pour moi d’aller au milieu des
-hommes pour y parfaire mon expérience, pour y chercher cet amour
-nécessaire sans quoi nul être ne sait rien. Beaux amis près desquels
-j’ai grandi et qui, si fortement, avez trempé mon âme, je tâcherai
-d’être digne de vous, de vivre noblement. Je ne vous quitte pas pour
-toujours, car je ne marche pas vers le bonheur, mais vers des épreuves
-nouvelles. Si jamais mon cœur est brisé par une peine irréparable, quand
-tout sera fini pour moi, ô ma forêt, c’est toi qui seras mon asile. Pour
-retrouver la paix, je reviendrai vers toi.
-
-Elle entoura de ses bras le tronc d’un hêtre et scella d’un baiser sur
-son écorce rude ce serment solennel.
-
-
-
-
-VIII
-
- Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille
- Applaudit à grands cris...
-
- V. HUGO.
-
-
-Bien qu’elle fût profondément fidèle à tout ce qu’elle avait aimé,
-Laurence ne songeait plus à Fontainebleau, ni à sa chère forêt, un
-dimanche où, sortant à cinq heures du concert Lamoureux, elle roulait en
-taxi à travers les rues trépidantes.
-
-Elle avait en effet subi d’un cœur docile le charme malsain de Paris, et
-rien ne distinguait cette enfant, hier encore à demi sauvage, des
-correctes mondaines qui la croisaient dans le brouhaha constant des
-voitures. Elle était vêtue, avec une recherche toute nouvelle, d’une
-robe en voile de soie gris et d’un manteau de velours noir garni de
-chinchilla. Une légère couche de fard avivait la pâleur de son teint,
-l’intensité de son regard. Un bouquet de violettes de Parme se fanait
-dans ses mains. Sur ses genoux reposait un sac en perles d’acier qui
-renfermait une boîte à poudre, une glace d’or, un flacon de sels, mille
-autres choses dont elle ne se servait guère, mais dont l’inutilité
-l’enchantait. Elle avait pris le goût du luxe, des fleurs, des parfums,
-des bibelots futiles, et se croyait frivole.
-
-Pourtant son caractère n’avait pas changé, ni ses habitudes. Elle était
-seule aujourd’hui dans sa voiture comme elle l’était autrefois dans la
-forêt. Si elle aimait cette heure où Paris n’est qu’un tourbillon de
-lumière et de bruit, si, penchée à la portière, elle regardait avec des
-yeux ravis les feux chatoyants des lampadaires et des boutiques, et la
-foule qui se pressait sur les trottoirs, pourtant elle savait que toute
-cette pompe n’était que néant, vide et vanité. Bientôt, ce tumulte
-excita sa tristesse. Elle eut soif de recueillement et souhaita de se
-retrouver dans sa chambre, au milieu de ses livres. Mais elle devait,
-avant de rentrer, prendre des nouvelles de sa belle-sœur, arrivée au
-dernier terme de sa grossesse.
-
-Juliane supportait assez bien ses tortures. Le matin même elle avait
-reçu Laurence, et comme celle-ci la plaignait de tant souffrir, elle
-avait dit, reprenant haleine entre deux douleurs:
-
---Que voulez-vous, ma chère petite, il faut bien aimer ce supplice,
-c’est la rançon sublime de la maternité.
-
-«Bizarre créature! Elle fera des phrases jusque dans son agonie»,
-songeait Laurence, égayée par ce souvenir.
-
-Malgré le mépris profond que Paul Dacellier éprouvait toujours pour son
-fils, les rapports des deux ménages étaient plus cordiaux qu’on n’eût pu
-s’y attendre et tout le mérite de cette réconciliation apparente
-revenait, sans conteste, à Juliane. Nulle sympathie réelle ne
-l’entraînait vers sa belle-famille, mais sa parfaite éducation ne lui
-permettait pas de consulter ses inclinations ni ses goûts personnels
-dans ses rapports avec ses semblables. Le code de la politesse réglait
-la vie de cette mondaine comme les commandements de Dieu règlent celle
-du chrétien. Paul Dacellier et Laurence étaient devenus ses plus proches
-parents; à ce titre, elle leur devait et leur prodiguait plus d’égards,
-de soins, d’attentions, de visites qu’à ses meilleurs amis. Elle obtint
-aisément d’André, mari soumis et débonnaire, qu’il s’abstînt désormais
-de contredire son père. Elle témoignait à ce grand solitaire une
-déférence empressée, approuvait chaleureusement ses avis, accueillait en
-souriant ses rebuffades, savait désarmer sa mauvaise humeur par des
-paroles habiles, des louanges discrètes. Laurence, appréciant le tact de
-la jeune femme, la croyait par moments vraiment bonne et s’efforçait de
-l’aimer. Sachant que la mère de Juliane était morte en couches, elle
-s’inquiéta sincèrement à la pensée d’un accident toujours possible, et
-elle se sentait émue en sonnant à la porte de son frère.
-
-La femme de chambre qui vint lui ouvrir la salua d’un joyeux: «Tout va
-bien!», et s’enfuit aussitôt, réclamée par d’autres devoirs. Le moment
-critique approchait. L’appartement était en désarroi. Les portes ne
-cessaient de s’ouvrir et de se refermer. Les domestiques couraient de
-tous côtés, se heurtaient avec des rires étouffés, des exclamations
-confuses. Laurence, ne pouvant obtenir d’eux aucun renseignement précis,
-gagna le petit salon où Mlle Drevain, cérémonieuse et poudrée comme de
-coutume, attendait dans un calme olympien et charmait les ennuis de sa
-solitude en agitant avec grâce ses belles mains.
-
---L’enfant ne tardera pas beaucoup, je pense, dit-elle, en accueillant
-Laurence. Tout s’est passé normalement, mais la pauvre Juliane a bien
-souffert. Chère petite, quel courage! Ecoutez, pas un cri!
-
-Juliane avait, en effet, trop de fois fait devant témoins l’éloge de sa
-force d’âme pour ne pas se trouver contrainte d’en donner aujourd’hui
-une preuve éclatante. L’orgueil la soutenait dans ses souffrances et,
-bien que sa chambre touchât le petit salon, on n’entendait à travers les
-murs qu’une plainte étouffée, sourde et continue. Pourtant, il vint un
-moment où la jeune femme oublia le rôle qu’elle jouait perpétuellement
-sur la scène du monde. La douleur trop vive lui arracha un cri perçant
-qui grandit, s’enfla, devint une véritable clameur, puis décrut,
-s’éteignit. Tout de suite lui succéda un autre cri, faible, navrant et
-ridicule, le vagissement de l’enfant.
-
-Laurence avait pâli. Cette plainte tragique la remuait profondément et
-son cœur débordait de compassion pour le petit être qui, à peine arraché
-à la paix du néant, semblait déjà la regretter. Pourtant, elle était la
-seule à s’affliger. L’appartement retentissait d’un brouhaha confus et
-joyeux. La femme de chambre, rouge, animée, exultante, ouvrit la porte
-du petit salon:
-
---C’est une fille, cria-t-elle à tue-tête, une grosse pouponne, un
-amour!
-
-Puis elle s’enfuit, riant comme une folle.
-
---Ma chère enfant, permettez que je vous embrasse, dit Mlle Drevain,
-radieuse et solennelle, en pressant Laurence contre son cœur.
-
-Dans sa joie, elle embrassa même un jeune peintre, Gaston Noret, qui
-venait d’entrer précédant André, son ami.
-
---Chère mademoiselle Drevain, voilà le père, l’heureux père! Vive
-l’heureux père! s’exclama le bohème en agitant son chapeau comme une
-palme.
-
---La paix, bon vieux, la paix! Ne me rends pas trop ridicule, s’écria
-André en riant, car il eût rougi de laisser deviner son émotion réelle
-et sa fierté secrète.
-
---Vous eussiez sans doute préféré un garçon? interrogea Mlle Drevain,
-surprise de ce flegme apparent. Les pères, en général, désirent tous que
-leur premier-né soit un fils.
-
---Mon Dieu, chère tante, fils ou fille, cela m’est tout à fait
-indifférent. Je n’ai pas le sens de la paternité très développé, je
-l’avoue.
-
---Vous êtes encore trop jeune, en effet, et vous ne savez pas combien il
-est doux de vieillir entouré de ces petits êtres dont les caresses
-réchauffent notre cœur, soupira sans vergogne la noble demoiselle que
-son parfait égoïsme avait seul éloignée du mariage et qui, se trouvant
-chargée de sa nièce, l’avait mise en pension jusqu’à sa dix-huitième
-année.
-
-A son tour, Laurence serra la main de son frère et, peu habile à
-déguiser ses impressions, lui dit mélancoliquement:
-
---Je n’ose te féliciter. C’est terrible au fond de donner la vie à un
-être dont on ne peut, quoi qu’on fasse, assurer le bonheur.
-
-André reçut avec sérénité ce compliment de condoléances. Depuis
-longtemps, il croyait fermement que sa sœur était folle et ses
-bizarreries ne l’étonnaient plus. Seul, Gaston Noret s’indigna de ce
-pessimisme.
-
---Donner la vie! s’écria-t-il, mais c’est un présent magnifique!
-J’espère bien que le nombre de mes enfants est déjà considérable et je
-m’en réjouis pour l’humanité de demain.
-
---Quelle horreur! gémit Mlle Drevain, avec un gloussement de poule
-effarouchée.
-
-Elle protestait pour la forme, car le cynisme du jeune peintre
-enchantait cette prude. Laurence était sincèrement scandalisée.
-
---Le plus étrange, c’est que vous êtes convaincu de ce que vous dites,
-murmura-t-elle, en fixant sur Gaston Noret son regard scrutateur qui
-s’emplissait d’un vague effroi.
-
-Lui la considérait avec une pitié railleuse et sympathique. Il la
-rencontrait chaque semaine chez Juliane, et cette nature sombre, mais si
-profondément originale, l’intéressait. Si différents qu’ils fussent l’un
-de l’autre, ils avaient tous deux un esprit vif et fantasque qui leur
-permettait de prendre un égal plaisir aux discussions qu’ils engageaient
-à tout propos. Une fois encore, ils s’apprêtaient à se combattre lorsque
-la sage-femme en entrant vint détourner leur attention. Elle portait un
-petit être nu qui geignait et agitait gauchement ses membres rouges.
-
---Pouah! criait André, repoussant le bébé qu’on voulait lui mettre dans
-les bras, pouah! quel petit monstre! Etes-vous sûrs que ce soit un
-enfant?
-
---Voulez-vous vous taire, mauvais père! Oh! l’amour! mi, mi, mi,
-susurrait Mlle Drevain avec les mines d’une fillette appelant son petit
-chat.
-
---Elle sera belle, je m’y connais, proféra le peintre d’un ton
-sentencieux.
-
---Oh! mais elle ressemble à Juliane, dit Laurence amusée; voyez, c’est
-son nez, sa bouche, une Juliane minuscule!
-
-Tous approuvaient avec des exclamations bruyantes cette étonnante
-constatation, quand la femme de chambre présenta à André une carte de
-visite sur laquelle il jeta les yeux distraitement.
-
---Bon, c’est M. Hecquin. Chère tante, Laurence, voudriez-vous le
-recevoir et le prier de m’attendre un instant, car je voudrais bien
-enfin embrasser ma femme, dit-il, en levant vers la garde un regard
-suppliant.
-
-Elle accorda d’un signe de tête l’autorisation demandée et sortit avec
-lui, tandis que Mlle Drevain, reprenant sa majesté, passait au salon.
-Laurence et Gaston Noret la suivirent avec empressement, car les
-discours amphigouriques de M. Hecquin, sa politesse pompeuse et surannée
-les divertissaient fort. Laurence plaignait cependant le correct
-banquier, le sachant seul au monde. Il était veuf, brouillé avec son
-fils unique qui s’était, disait-il, mal conduit envers lui et dont il
-déplorait souvent l’ingratitude. Lié depuis dix ans avec Mlle Drevain,
-qu’il avait rencontrée aux eaux, il l’aidait à gérer sa fortune, lui
-indiquait des placements avantageux et faisait valoir habilement les
-capitaux d’André Dacellier. Juliane appréciait beaucoup ce vieil ami,
-rompu aux affaires, qui, touché de sa sympathie, était devenu le
-commensal attitré de sa maison.
-
---C’est mon véritable foyer, avait-il dit à Laurence avec émotion.
-
-Debout sur ses jambes démesurées, M. Hecquin, ganté de paille, son haut
-de forme à la main, attendait au milieu du salon dans l’attitude d’un
-portrait officiel. Il inclina sa haute taille devant Mlle Drevain et
-Laurence, serra la main de Gaston Noret, puis s’écroula dans un
-fauteuil. Assis, il parut tout petit, sans rien perdre pourtant de sa
-dignité vénérable. Son visage, surmonté d’un grand crâne chauve luisant
-comme un parquet ciré, avait une expression sévère dès qu’il baissait
-les yeux, ce qu’il faisait souvent. Mais son regard bleu, un peu fixe et
-qui n’annonçait pas une vive intelligence, ne manquait pas de douceur et
-son sourire était béat et bienveillant.
-
---Comment va notre bonne Juliane? N’est-elle point trop affectée de
-l’intervention de cet événement? demanda-t-il à Mlle Drevain, en
-employant ces formules nobles et vagues qui rendaient sa conversation si
-piquante pour Laurence et Gaston Noret.
-
---La chère enfant a fait preuve d’un merveilleux courage. Et quand vous
-êtes arrivé, nous étions en train d’admirer la petite Monique, un gros
-et ravissant bébé.
-
---Oh! ravissant, objecta Laurence, je ne la trouve pas très jolie, bien
-qu’elle ait les traits de sa mère, et c’est même étonnant qu’une enfant
-puisse être laide, en ressemblant si fort à une personne très belle.
-
---Le cas auquel vous faites allusion n’est point à la vérité
-extraordinaire; j’ai fait parfois au cours de ma longue carrière la même
-remarque, repartit M. Hecquin avec sa loquacité habituelle. Au reste,
-ces ressemblances fugitives qui s’effacent bien souvent avec les années
-ne signifient rien, je puis en donner une preuve frappante. Mon
-beau-frère, ou pour parler plus exactement, ma belle-sœur, lorsqu’elle
-mit au monde sa fille aînée, en 1876 ou 77, je crois, car cette
-naissance, si mes souvenirs sont précis, précéda de quelques mois celle
-de mon fils, ma belle-sœur, dis-je, fut frappée de la ressemblance de
-cette enfant avec sa propre mère qui fut une des plus belles personnes
-que j’aie connues. Elle s’en réjouit, car elle croyait fermement qu’il
-n’est point de qualités plus désirables pour une femme que la beauté.
-C’est une opinion qui annonce de la frivolité et que je ne partage pas.
-En d’autres termes, je prétends que la grâce, un caractère aimable, une
-grande bonté d’âme parent le sexe faible mieux que la vraie beauté.
-L’enfant à laquelle je fais allusion, ou pour parler plus exactement ma
-nièce, fut réellement éblouissante durant son jeune âge. Mais, en
-grandissant, c’est une chose très remarquable, elle accusa une
-ressemblance de plus en plus frappante avec son père, qui n’était point,
-tant s’en faut, un Adonis. Ma nièce, ravissante enfant, fut une femme
-hommasse et sans charmes et, après avoir offert tous les traits de sa
-grand’mère maternelle, devint le vivant portrait de son père. J’ose donc
-affirmer qu’il ne faut point se presser de dire qu’une enfant sera belle
-ou laide, ni qu’elle ressemble à personne.
-
---Sans doute, dit poliment Laurence, en échangeant avec Gaston Noret un
-regard amusé.
-
-Ravi de son approbation, le banquier s’apprêtait à lui faire part de
-quelques autres observations aussi judicieuses. Mais André entrait,
-apportant d’heureuses nouvelles: Juliane semblait tout à fait remise,
-elle allait essayer de dormir et envoyait ses compliments à ceux qu’elle
-savait réunis. M. Hecquin fut particulièrement touché de ce souvenir.
-Tous les visages étaient radieux. C’est alors que Gaston Noret, qui
-devait être le parrain de l’enfant, dont Laurence avait accepté d’être
-la marraine, s’éclipsa d’un air mystérieux. Cinq minutes après, il
-revenait, berçant dans ses bras une bouteille de champagne. La femme de
-chambre le suivait avec un plateau chargé de coupes.
-
---De par mes droits de parrain, s’écria le bohème élevant triomphalement
-son fardeau, de par mes droits de parrain, je prie l’honorable société
-de bien vouloir boire avec moi à la santé de la nouvelle rose qui vient
-d’éclore dans le beau jardin du monde.
-
---Mais, mon cher Noret, remarqua Mlle Drevain, vous anticipez sur les
-événements, ce n’est qu’au baptême qu’on sable le champagne.
-
---Mademoiselle, repartit le peintre en coupant avec dextérité les fils
-de fer assujettis au col de la bouteille, je ne suis qu’un païen. Il me
-plaît de fêter l’entrée de cette enfant dans la bonne vie matérielle où
-déjà elle commence à jouir du sommeil, de la satisfaction de ses
-besoins, du doux lait nourrissant, plutôt que son entrée dans la vie de
-la grâce à laquelle on meurt si vite. D’ailleurs, nous recommencerons au
-baptême, il ne faut perdre ici-bas aucune occasion de se réjouir.
-Hourrah!
-
-Le bouchon venait de sauter avec une détonation joyeuse et le liquide
-doré écuma dans les coupes.
-
---La parole est à la marraine, reprit solennellement Gaston Noret.
-Allons, Laurence. Nous supposons que vous avez le pouvoir des fées.
-Veuillez agir comme elles et douer notre filleule des vertus qui vous
-plaisent ou que vous possédez.
-
---Grand Dieu! je lui souhaite avant tout de ne pas me ressembler, dit
-Laurence avec quelque mélancolie.
-
---Vraiment, mademoiselle, c’est trop de modestie, protesta galamment M.
-Hecquin; nous serions enchantés d’admirer plus tard chez cette enfant
-les qualités qui vous honorent et que nous respectons en vous.
-
-Laurence inclina la tête, en riant de cette politesse qui resta
-d’ailleurs sans écho.
-
---Hé! quoi, vous ne trouvez plus rien à dire, reprit Gaston Noret, en
-lui jetant un regard de mépris. O marraine peu libérale! Je prendrai
-donc votre place si vous le permettez. Par la vertu de ce champagne,
-j’accorde à ma filleule le don le plus précieux qui soit au monde, n’en
-déplaise à M. Hecquin: la beauté! Je lui octroie en outre la gaieté.
-
---Avec la fantaisie, ajouta Laurence, la fantaisie est à la gaieté ce
-que la couleur et le parfum sont à la rose, le rythme à la poésie.
-
---Accordé! En outre, je voudrais voir se développer chez notre jeune
-Monique ces penchants naturels que le vulgaire appelle vices, et moi
-qualités inestimables: la gourmandise, qui se réjouit des festins; la
-paresse, qui nous fait apprécier la sieste, le repos, et nous préserve
-de l’ennui; la luxure...
-
---Assez! s’exclamèrent en même temps Mlle Drevain et Hecquin.
-
---Me voilà bien, gémit André avec un désespoir comique. La honte est
-entrée dans ma maison, avec cette enfant pourvue de tous les vices.
-
---Par respect pour ce père vénérable, dont l’intelligence est obscurcie
-par les préjugés de l’âge, je termine, conclut Gaston Noret, en priant
-simplement les dieux d’être propices à cette enfant et en buvant à sa
-santé...
-
-Les coupes tintèrent en s’entre-choquant. Laurence eut bientôt vidé la
-sienne que Gaston Noret remplit de nouveau avec empressement.
-
---Eh bien! demanda le peintre, ce vin n’est-il pas bon, cette heure
-douce et joyeuse? Direz-vous encore que la vie est mauvaise, que c’est
-un triste cadeau à faire?
-
---Je le dis, je le crois, je le jure et l’atteste, riposta Laurence
-gaiement. Mais comme j’aime la vérité, je conviens que ce vin est chose
-agréable.
-
---Rendez-lui donc un juste hommage en le buvant sans retenue. Il vous
-fera oublier vos soucis, si vous en avez.
-
---D’innombrables.
-
---Lesquels?
-
---Celui-ci, celui-là, cet autre! Quand ce ne serait que la santé de mon
-père, dit-elle en s’attristant.
-
---C’est bien ce que je pensais, s’écria le peintre, vous prenez tout du
-mauvais côté. Pourquoi ne pas espérer qu’il guérira, c’est votre devoir,
-et, d’ailleurs, si le colonel est souffrant, André est bien portant,
-Juliane aussi, moi aussi. Pourquoi ne pas vous enivrer du spectacle de
-notre bonne santé?
-
-Laurence haussa légèrement les épaules et Gaston Noret reprit d’un ton
-convaincu:
-
---Au fond, vous êtes une égoïste. Je ne vous le reproche pas,
-d’ailleurs, car je le suis aussi, mais d’une façon plus sensée. Ainsi,
-par exemple, je ne m’afflige nullement de voir quelqu’un malade ou
-malheureux. Mais je me réjouis pleinement du bonheur ou de la bonne
-santé de mes semblables.
-
---Ah! nous ne saurions nous entendre. Vous serez toujours fou pour moi
-et moi, à vos yeux, toujours folle.
-
-Et comme ce verbiage commençait à l’ennuyer, elle se leva et prit congé.
-
-Lorsqu’un peu plus tard, elle entra chez son père, pour lui souhaiter le
-bonsoir, il l’accueillit par un reproche.
-
---Quelle heure tardive pour rentrer! Le concert est fini depuis
-longtemps, je pense. Où étiez-vous?
-
---Mais, dit-elle, surprise, vous le savez bien, chez Juliane, et je
-venais vous annoncer la naissance du bébé.
-
---Diantre! je n’y pensais plus! Est-ce un fils?
-
---Non, une fille.
-
---Bon, dit le colonel, dévorant sa déception, c’est aussi bien. Quelle
-satisfaction aurait pu me donner un garçon élevé par André? Aucune. La
-petite ne sera pas mieux; mais sur elle, du moins, je n’aurai fondé
-nulle espérance.
-
-La bonne Ursule fut la seule à fêter dans son âme et sans oser le dire
-la naissance de la petite Monique.
-
-
-
-
-IX
-
- Le mariage! le mariage!... même avec toutes sortes
- d’inconvénients, même avec les plus grands inconvénients, même
- sans amour, le mariage!
-
- René BOYLESVE.
-
-
-Laurence, cependant, tout en aimant Paris, désirait le quitter et voir
-cesser le supplice que son père endurait sans patience. Car il n’avait
-aucune place dans cette ville où nul soldat jamais ne le saluait plus
-lorsqu’il passait dans les rues, confondu parmi la foule, portant avec
-le sentiment d’un profond déshonneur le morne vêtement civil. Chaque
-jour, les longues promenades, imposées par le professeur Noveu,
-ramenaient infailliblement aux Invalides ou près de l’Ecole militaire ce
-chef inutile, rejeté de l’armée, mais qui ne pouvait vivre en dehors de
-son paradis perdu. Dans les premiers mois, l’ennui qui le dévorait le
-rendit sérieusement malade. Le colonel Arêle, avec son ingénieuse
-charité, vint au secours de cet être désemparé. Il le mit en rapport
-avec le directeur d’une jeune revue nationaliste. Paul Dacellier y
-publia chaque mois un long article de stratégie militaire où il étudiait
-les conditions probables de la future guerre, dénonçait l’insuffisance
-de notre artillerie, signalait le danger d’une invasion allemande par la
-Belgique. Le bonheur de servir encore par sa plume la cause qu’il aimait
-uniquement lui rendit quelque courage et, quand la fin de son congé
-approcha, Laurence s’étonna de le voir chaque jour mieux portant, plus
-gai, presque doux, transfiguré par l’espérance. Au moment où elle se
-réjouissait de cette résurrection, un événement inattendu la rejeta dans
-le malheur. Le ministère fut renversé. Le nouveau ministre de la Guerre
-appela auprès de lui, comme chef de cabinet, le colonel Douran. Or
-Dacellier, s’il rentrait dans le service actif, se mettait à la merci de
-son ennemi. Laurence eut de grands conciliabules avec Ursule et le
-colonel Arêle. Ils hésitèrent longtemps. Enfin, le danger leur parut si
-grand, qu’encore une fois ils eurent recours au professeur Noveu qui,
-sur leurs instances, imposa de nouveau à son malade six mois de repos
-absolu. Mais il lui promit vainement une guérison radicale pour prix de
-sa docilité; le colonel se vit perdu. Le désespoir, agissant sur lui
-comme un poison foudroyant, réveilla sa maladie, et son cœur acharné,
-las d’une si longue lutte, consentit à la mort, la désira comme le seul
-remède qui pût guérir sa misère. Seul, son amour pour Laurence le
-retenait encore à la terre. Il s’inquiétait de la laisser sans autre
-appui qu’Ursule dont il appréciait le dévouement sans estimer beaucoup
-le caractère falot et faible. Par un préjugé assez commun, il croyait
-fermement que le monde est plein d’embûches pour une femme seule et
-qu’elle n’y saurait vivre respectée sans protecteur. André était trop
-insouciant pour veiller sérieusement sur sa sœur. La fortune que le
-colonel devait lui laisser, loin de le rassurer, l’effrayait plus
-encore. Saurait-elle gérer ses capitaux? Ne se laisserait-elle pas, par
-bonté, par ignorance, conseiller par des incapables, dépouiller par des
-hommes d’affaires sans probité? Il désira passionnément assurer son
-avenir, la voir, avant de mourir, mariée, heureuse, aimée. Il fit venir
-Juliane et la supplia de chercher au plus vite, parmi ses relations, un
-parti pour sa belle-sœur.
-
-Laurence fut atterrée de ce nouveau caprice. Vainement Juliane lui
-représenta-t-elle que nul joug ne pouvait être plus pesant que celui de
-son père. La jeune fille le préférait à l’autorité de l’époux le plus
-bénévole. La tyrannie qui l’oppressait lui laissait malgré tout une
-certaine liberté. Sa chambre était un asile sûr où nul ne venait la
-troubler; ses nuits lui appartenaient. Mariée, elle ne posséderait plus
-aucune retraite où son mari n’eût le droit d’entrer à toute heure. Il
-serait à ses côtés toujours, épiant ses pensées, envahissant sa vie,
-partageant son sommeil, son lit, sa chair. Il lui arracherait son
-dernier trésor: la solitude. Et, en échange de tant de sacrifices, il ne
-lui apporterait pas même l’amour. Elle se jura de conserver à tout prix
-son indépendance.
-
-Sa volonté devait plier bientôt sous la loi de la nécessité. Les
-difficultés de sa vie s’accrurent, en effet, jusqu’à devenir
-insupportables. Jadis, elle avait des moments de répit. L’humeur de son
-père, variable comme le temps, s’apaisait parfois. On pouvait alors, par
-des ménagements infinis et une soumission passive, éviter de nouveaux
-orages. Maintenant c’étaient des emportements quotidiens, sans aucun
-motif, de continuelles fureurs. Il devenait impossible de satisfaire cet
-être exaspéré, dont la volonté changeait d’heure en heure, qui donnait
-un ordre, l’oubliait et, peu après, s’irritait jusqu’à la folie de se
-voir obéi. Lassés de ses violences, les domestiques, au bout d’un mois
-de service, demandaient leur congé. Ursule se trouvait souvent sans
-personnel. Elle suffisait à tout, accomplissait sa tâche écrasante sans
-révolte contre son despote.
-
-L’attitude de Laurence était différente. La tyrannie du colonel
-s’exerçait d’ailleurs plus durement sur elle que sur tout autre. Elle
-était son plus cher souci, sa plus grande affection; mais, par un effet
-bizarre de sa maladie, il ne s’occupait d’elle que pour la tourmenter.
-Il voulait qu’elle fût parfaitement élégante, qu’elle renouvelât souvent
-ses toilettes: dès qu’elle lui réclamait de l’argent, il fulminait
-contre sa prodigalité. Il voulait que sa vie fût gaie, agréable. Il la
-contraignait d’accepter les invitations de Juliane, priait André de
-l’accompagner au théâtre: lorsqu’elle rentrait, il l’accusait de songer
-à se distraire alors qu’il se mourait. Brisée par ces éclats continuels,
-Laurence passait des nuits dans les larmes et le colonel lui reprochait
-comme un crime sa pâleur et ses traits tirés.
-
-La jeune fille avait beau plaindre ce malade et l’excuser, elle était
-trop vive, trop indomptable, pour supporter avec patience ses
-injustices. Elle se défendait âprement, le bravait, l’affligeait par des
-paroles blessantes dont elle ne mesurait pas toujours la portée. Un
-soir, après une discussion pénible, Paul Dacellier dut s’aliter,
-terrassé par une de ces crises nerveuses durant lesquelles sa raison
-s’égarait. Laurence se sentit responsable de cet accès. Dominée par ses
-remords, elle se précipita vers le sacrifice longtemps refusé qui lui
-semblait maintenant nécessaire. Dès le lendemain, elle courut chez sa
-belle-sœur:
-
---Je cède, Juliane, lui dit-elle. Je suis pour mon père une ennemie, un
-danger. Le devoir et la pitié me chassent de la maison; je n’y ai plus
-de place. Cherchez un mari pour moi, n’importe qui. Je prendrai le
-premier venu.
-
-Juliane aimait à s’occuper des autres, à les protéger, à tenir dans ses
-mains les fils de leurs destinées. Aussi accepta-t-elle avec la
-meilleure grâce du monde une mission qui allait lui permettre de
-déployer toute son adresse et son tact mondain. Elle ne pensait pas,
-d’ailleurs, rencontrer de sérieux obstacles. La dot de Laurence était
-belle. Sa mère lui avait laissé trois cent mille francs que son père
-devait doubler en la mariant. Cette fortune avait de quoi séduire bien
-des familles, et Juliane, avec des airs négligents, ne perdit aucune
-occasion d’en confier le chiffre à ses amies. Bientôt, il ne se passa
-plus de semaine où elle ne donnât, en faveur de sa belle-sœur, quelque
-réception soigneusement préparée. Laurence s’y trouvait entourée d’une
-foule de jeunes gens, pauvres pour la plupart, mais infiniment
-distingués et d’une éducation parfaite. Ils étaient taillés sur le même
-modèle, corrects, élégants, beaux parfois. Mais ces visages, réguliers
-et mornes, n’avaient pas pour la jeune fille plus de vie qu’une gravure
-de modes ou une photographie dont on n’a jamais vu l’original. Elle les
-oubliait tout de suite et ne pouvait les reconnaître ni les discerner
-les uns des autres. Tous ces pantins lui posaient, avec la même
-politesse, les mêmes questions insipides. Elle répondait à peine, car
-l’art qui consiste à soutenir une conversation à l’aide de phrases
-toutes faites lui était étranger.
-
-A la fin de ces mortelles soirées, elle aimait à se réfugier auprès de
-Gaston Noret. Lui, au moins, était simple et dépourvu de toute
-pédanterie. Elle pouvait lui parler sans s’imposer aucune contrainte.
-
---Oh! cher ami, s’écriait-elle, est-il pire supplice que de chercher à
-se marier, de s’exposer comme une marchandise dans une vitrine, et
-d’attendre un acheteur? Avez-vous vu, ce soir, tout ce lot d’épouseurs
-possibles? Comment pourrai-je aimer aucun d’entre eux!
-
---Hé! pourquoi pas? disait le bohème, qui l’observait avec une
-indulgence amusée. L’amour n’est que l’accord soudain, inexplicable, de
-deux chairs qui se reconnaissent, on ne sait pourquoi, faites l’une pour
-l’autre. Cet accord peut se produire en dehors de toute sympathie.
-
---Que dites-vous? J’aimerais mon mari, au moment de la volupté
-seulement, et je le haïrais le reste du temps?
-
---Mais non, innocente! car, du jour où vous aurez été heureuse entre ses
-bras, vous l’aimerez complètement et toujours.
-
---Quoi! En échange d’un instant de plaisir, je donnerais mon cœur et mon
-âme? Dieu m’épargne une pareille honte! protesta Laurence indignée.
-
-Les paroles du peintre la troublèrent longtemps, car elle respectait
-profondément l’amour et elle s’affligeait de le déshonorer en acceptant
-un mariage qu’il n’embellirait pas. Heureusement, aucun prétendant ne se
-déclarait encore. Bien qu’elle demeurât silencieuse et glacée en leur
-présence, elle effrayait un peu ces corrects jeunes gens attirés par sa
-dot. Tous avaient un grand souci de leur dignité. Ils voulaient bien
-épouser une jeune fille pour sa fortune, mais ils entendaient la
-dominer, trouver en elle une femme passive, malléable, absolument nulle.
-Leur instinct les avertissait que Laurence ne réaliserait pas cet idéal.
-
-Voyant qu’aucun de ses projets n’aboutissait, Juliane eut recours à M.
-Hecquin, son conseiller ordinaire.
-
---Laurence est très difficile à caser, dit-elle, lorsqu’il l’eut assurée
-de son dévouement. Elle n’a d’autre atout dans son jeu que sa fortune.
-Elle n’est pas jolie, son caractère est bizarre, exagéré, déconcertant.
-Je n’ai jamais pu la plier aux usages du monde, lui apprendre à
-recevoir, à tenir un salon. Elle n’a aucune conversation, peu de grâce,
-nulle amabilité. Et sa timidité, qui pourrait faire excuser ces défauts,
-a toutes les apparences de la hauteur.
-
---Je vous trouve sévère, répondit M. Hecquin en repliant ses longues
-jambes, dont il était toujours embarrassé. Indépendamment des
-considérations d’amitié qui devaient forcément m’influencer en faveur
-d’une personne qui vous touche de si près, indépendamment, dis-je, de
-toutes ces considérations, j’ai pu étudier en toute impartialité votre
-belle-sœur et je trouve que c’est vraiment une jeune fille fort
-avenante. Peut-être, dans le monde, est-elle un peu réservée et
-farouche, mais elle possède des qualités solides que j’ai devinées assez
-vite, bien que sa modestie les cache. Car il ne faut pas croire que nous
-autres, banquiers, toujours absorbés par nos affaires, nous n’ayons ni
-le temps, ni le goût d’observer autour de nous la société, les hommes et
-même les jeunes filles, ajouta-t-il avec un rire satisfait.
-
---Vraiment, répliqua Juliane, un peu surprise, dites-moi donc ce que
-vous admirez en Laurence.
-
---Vous m’avez raconté les difficultés de sa vie et ses chagrins, reprit
-M. Hecquin d’un air pénétré. N’est-ce point une chose touchante de voir
-avec quel courage elle les supporte, sans qu’un mot de plainte lui
-échappe? J’admire aussi son intelligence, sa vie si peu frivole, toute
-d’étude et de pensée. Oui, elle a un esprit supérieur et même... voyons,
-je cherche l’expression exacte... viril, c’est bien cela, viril.
-
-Ce chaleureux panégyrique, prononcé par un homme d’ordinaire fort
-circonspect, étonna beaucoup Juliane. Mais, huit jours plus tard, comme
-elle parlait encore de Laurence à son vieil ami, s’informant s’il avait
-découvert pour elle quelque phénix, le banquier se troubla, hésita, et
-murmura enfin d’une voix étouffée:
-
---Croyez-vous que j’aie la moindre chance de me faire agréer par votre
-belle-sœur?
-
-Puis, ayant prononcé cette phrase étonnante, il demeura immobile, les
-yeux baissés, la main sur le cœur, dans l’attitude classique de
-l’amoureux transi.
-
-Si habituée que fût Juliane à dissimuler ses impressions, sa
-stupéfaction fut si grande qu’elle perdit absolument contenance.
-
---Mon Dieu! balbutia-t-elle dans son embarras, je ne sais... je n’aurais
-jamais cru...
-
-Et, ne pouvant terminer sa phrase que par une impolitesse, elle se tut
-en rougissant pitoyablement. M. Hecquin vint à son aide.
-
---Vous n’auriez jamais cru qu’à mon âge je puisse encore songer à me
-remarier, dit-il avec une humilité touchante et sans lever les yeux.
-Hélas! plus je vieillis, plus ma solitude me semble dure à supporter.
-N’allez point imaginer que je cherche une femme pour me soigner dans mes
-vieux jours. Je ne suis plus jeune, mais mon tempérament reste
-vigoureux, ma santé excellente. Mon pauvre père est mort à quatre-vingts
-ans d’une attaque, sans avoir jamais été malade. Tout me porte à croire
-que je m’en irai comme lui, discrètement, sans causer de soucis à
-personne. Comprenez-moi donc: si je souhaite posséder une compagne,
-c’est pour la gâter et la chérir. Votre belle-sœur, je l’avoue, par ses
-malheurs et son courage, a gagné mon cœur. Je n’aspire qu’à lui donner
-la vie douce et facile qui lui a manqué jusqu’ici. Ses moindres désirs
-seront pour moi des ordres. Je ne la contrarierai jamais, je respecterai
-ses goûts, ses habitudes. Ah! qu’il me serait doux d’avoir cet ange à
-mon foyer! conclut-il en fixant sur le plafond un regard extatique.
-
---Peut-être le bonheur de Laurence est-il là, dit Juliane, ébranlée par
-ce discours; mais en admettant, cher monsieur, que ma belle-sœur vous
-soit favorable, il me paraît à peu près impossible d’obtenir le
-consentement du colonel.
-
---Ah! qu’à cela ne tienne! s’écria le banquier avec ardeur.
-L’assentiment de Mlle Laurence me suffit. Je la prendrai sans dot. Je ne
-demande rien. Je suis assez riche pour deux.
-
-«Mais c’est clair, il l’adore, songea Juliane, impressionnée par ce
-désintéressement. Voilà donc pourquoi il la trouvait si parfaite. C’est
-l’aveuglement de l’amour!»
-
-Cette découverte inouïe lui parut à la fois burlesque et attendrissante.
-Elle répondit, avec un sourire indulgent:
-
---Laissez-moi conduire cette affaire et fiez-vous à moi.
-
---Oh! merci, s’écria M. Hecquin avec transport. Vous ne trouvez donc pas
-trop ridicule le vieil ami dont le cœur est resté jeune? Parlez pour
-lui, dirigez-le et soyez assurée de sa reconnaissance. Vous disposez de
-toute ma vie, ajouta-t-il en lui baisant la main dans un grand geste
-pathétique.
-
-Puis, redressant sa haute taille, l’air un peu abattu, mais toujours
-solennel, il se retira en poussant de profonds soupirs.
-
-
-
-
-X
-
- --J’ai fait un vœu.
-
- --Quel vœu?
-
- --Que nul ne me touche.
-
- Paul CLAUDEL.
-
-
-Il était bien rare qu’à l’heure où la nuit fait place au matin, Laurence
-ne reposât point, profondément endormie, et elle n’avait vu le point du
-jour que deux ou trois fois dans sa vie. Pourtant l’aurore la surprit
-debout et tout habillée, dans une chambre d’hôtel, à Bruxelles, le
-lendemain de son mariage avec M. Hecquin.
-
-Trois mois auparavant, en recevant l’étrange proposition que Juliane
-s’était chargée de lui transmettre, le colonel avait manifesté la plus
-violente indignation et déclaré qu’il n’autoriserait jamais l’union
-monstrueuse de sa fille avec un vieillard. Sa résistance s’était usée
-sous l’action du temps et de la maladie. Obsédé par la pensée de sa mort
-prochaine, influencé malgré lui par son fils et par sa belle-fille, il
-s’était enfin laissé arracher le consentement que Laurence sollicitait
-avec insistance.
-
-Celle-ci, après le premier moment de surprise, n’avait pas tardé à
-découvrir les avantages d’un tel mariage. Si burlesque qu’il lui parût,
-il la révoltait moins que les autres projets d’alliance ébauchés par
-Juliane. En effet, M. Hecquin, trois fois millionnaire, ne pouvait, en
-demandant sa main, obéir à un motif intéressé. Il lui offrait, en même
-temps que l’indépendance et le repos, une affection douce et profonde.
-En outre, cet homme, habitué à vivre seul, devait se contenter de peu.
-Il ne la forcerait pas à s’occuper de son ménage. Ayant sa situation
-faite, il n’exigerait pas qu’elle servît son ambition par des visites et
-des réceptions fréquentes. L’âge de son humble adorateur acheva de
-l’enchanter. Avec l’inexpérience et la naïveté des femmes très jeunes,
-elle s’imagina qu’à cinquante-cinq ans, un homme ne pouvait plus avoir
-ni passion, ni désir. A travers les discours amphigouriques du banquier,
-elle crut comprendre qu’il s’engageait à ne jamais être son mari que de
-nom. Dès lors, sa décision fut prise.
-
-Ses illusions insensées venaient d’être détruites. Ce matin-là, tandis
-qu’elle marchait continuellement de la fenêtre à son lit non défait,
-elle revivait le moment où la veille, après s’être retiré, M. Hecquin
-était revenu dans sa chambre et, profitant de sa surprise, de sa
-consternation, l’avait prise entre ses bras. Elle sentait encore sur le
-coin de sa lèvre la brûlure d’un baiser déshonorant: sa chair se
-révoltait encore comme à l’instant où elle s’était échappée de l’odieuse
-étreinte pour s’élancer vers la fenêtre et l’ouvrir toute grande.
-Avait-elle dit, comme une héroïne de mélodrame: «N’avancez pas, ou je me
-jette par la fenêtre?» S’était-elle bornée au geste menaçant? Elle ne
-s’en souvenait plus. Elle ne savait pas combien de temps cette scène
-avait duré, ni à quel moment M. Hecquin, piteux et ridicule, s’était
-retiré sans rien dire.
-
---Il est bien possible que j’aie tous les torts, se disait-elle,--et
-cette pensée accroissait encore sa colère.--Il faut être vraiment folle
-pour prêter à un homme le désintéressement dont j’ai paré M. Hecquin.
-J’ai cru bonnement qu’il serait satisfait de se dévouer à moi et ne me
-demanderait jamais rien en échange. Pourtant, s’il n’avait eu que le
-désir d’échapper à la solitude, de trouver une affection platonique pour
-charmer ses vieux jours, il aurait pu épouser une femme de son âge, Mlle
-Drevain, par exemple, oui, c’était indiqué. S’il m’a préférée, c’est
-parce que j’étais jeune. Mais quoi! si j’ai renoncé pour toujours aux
-plus nobles enivrements de l’amour, est-ce pour en accepter les
-bassesses et les ignominies? Non, jamais. Je déteste cet homme! Je
-rentrerai à la maison. Pauvre père! quel mal je vais lui faire. Il me
-reprochera d’avoir brisé ma vie, la sienne par un mariage honteux,
-accepté un jour, rompu le lendemain. Que pourrai-je dire pour ma
-défense? Je n’aurai plus une heure de repos, désormais!
-
-Un instant elle défaillit, épouvantée devant l’avenir qui l’attendait.
-
---Si je ne disais rien? pensait-elle. Peut-être M. Hecquin
-renoncera-t-il à m’imposer un joug qui, visiblement, me répugne.
-Pourtant, si je me tais, il peut croire que mon silence est une excuse.
-Allons, pas de compromis, pas de lâcheté. Il faut parler, agir, dénouer
-au plus tôt une situation odieuse.
-
-A huit heures, elle sonna pour demander son déjeuner. Peu après, M.
-Hecquin frappa à sa porte. Il entra, correct, poli, lui sourit sans
-amertume et s’informa de la façon dont elle avait passé la nuit.
-Peut-être avait-il conservé quelque illusion, quelque espérance; mais
-Laurence se hâta de les lui arracher.
-
---Non, je n’ai pas dormi, je ne me suis pas couchée, dit-elle avec une
-précipitation brutale. Il me fallait réfléchir à beaucoup de choses.
-Voici ce que j’ai décidé: je prendrai le train tout à l’heure pour
-rentrer dans ma famille, car notre mariage ne repose que sur un atroce
-malentendu. Je ne pensais trouver en vous qu’un ami. Vous me l’aviez
-affirmé à plusieurs reprises. Oh! j’ai peut-être eu tort de prendre vos
-paroles au pied de la lettre, je dois vous paraître bien folle. Les
-jeunes filles sont naïves et moi plus que les autres, je m’en aperçois
-aujourd’hui. Tout cela est très fâcheux, j’en conviens, mais je vous
-prie de m’épargner vos reproches, je souffre plus que vous.
-
-Sa fureur grandissait. Sa voix se fit plus cassante.
-
---Oui, reprit-elle, moi seule porterai le ridicule et la honte de cette
-affaire. Voilà ma vie brisée en pleine jeunesse, pour toujours, et mon
-père me recevra durement, j’en suis sûre, et personne ne m’excusera.
-Pour vous, cette rupture est sans conséquences. A votre âge, vous ne
-serez pas tenté, je pense, de recommencer pareille expérience.
-
-M. Hecquin demeurait impassible. Il écoutait dans une attitude songeuse
-et désintéressée. Toute sa physionomie restait fermée, mystérieuse et
-neutre. Il ne rougissait pas. Aucun muscle ne bougeait dans son visage.
-Ses yeux étaient baissés. Les regards flamboyants de Laurence venaient
-se briser inutilement contre ce visage rigide aux paupières closes. Elle
-avait l’impression de parler à un bloc de pierre. Et lorsqu’elle se tut
-enfin, épuisée, lorsque l’ivresse de la colère ne la soutint plus, elle
-se mit à trembler de tous ses membres.
-
-M. Hecquin réfléchissait profondément.
-
---Mon enfant, dit-il enfin d’une voix posée, il me semble évident que
-pour juger sainement les choses de la vie il faut tout d’abord être en
-possession de son sang-froid. Or, vous avez pour le moment entièrement
-perdu le vôtre et je suis loin de vous en faire un crime. Mais moi je
-suis habitué à me maîtriser dans les circonstances les plus pénibles.
-Grâce à un effort de volonté, devenu purement mécanique par suite d’un
-long exercice, je ne perds jamais mon calme. Je puis donc affirmer, sans
-crainte d’être démenti, que j’ai toutes les qualités nécessaires pour
-juger le problème qui se présente plus lucidement que vous. Il se trouve
-que le contrat intervenu entre nous est entaché de nullité, par suite
-d’une clause interprétée différemment par les deux parties
-contractantes. Est-ce à dire que nous devons le rompre avec éclat? Je ne
-le pense pas. Il me semble que nous pouvons, avec un peu de bonne
-volonté, nous entendre à l’amiable. J’ai eu le tort d’oublier mon âge et
-le vôtre: je me reconnais coupable et j’implore de vous l’oubli d’une
-minute d’égarement. Vous êtes trop généreuse pour me garder rancune. Ces
-questions sont trop délicates pour que nous les traitions autrement que
-par allusion. J’espère que vous me comprenez. Je me résume: je ne
-réclame plus de vous que votre estime, votre confiance; je vous offre en
-échange un dévouement loyal, une affection désintéressée; en un mot, je
-m’engage sur l’honneur à n’être jamais pour vous qu’un ami. Tout est-il
-bien ainsi et me pardonnez-vous?
-
-Laurence ne songea point à s’étonner de cette magnanimité surhumaine. Ce
-dénouement imprévu et si simple l’étourdit, l’engourdit à la façon d’une
-piqûre de morphine. Toutes les difficultés qui la tourmentaient se
-trouvaient aplanies, elle n’avait plus besoin de fuir ni d’affronter la
-colère de son père. Son cœur, tout à l’heure si agité, s’apaisait,
-s’abîmait dans une quiétude indolente que nul soupçon ne troublait. Elle
-serra de bonne grâce la main que son mari lui tendait, le laissa sceller
-d’un baiser paternel leur réconciliation. Mais elle n’eut pas une parole
-d’excuse pour cet homme admirable. Elle n’éprouva aucun remords de sa
-conduite envers lui. Laurence était facilement dure et injuste pour ceux
-qui ne lui ressemblaient pas. M. Hecquin étant vieux et placide, elle le
-crut incapable de souffrir d’une offense et se trouva très généreuse
-parce qu’elle lui avait pardonné.
-
-Pourtant, lorsque après quinze jours de voyage elle revint à Paris, ce
-fut avec une conviction sincère qu’elle fit à son père l’éloge du
-banquier, vantant sa complaisance et la bénignité de son caractère. Elle
-se déclara contente de son sort. Le colonel, ravi de la revoir, parut au
-comble de la félicité. Il s’apprêtait, d’ailleurs, à se mettre en route
-pour Uriage, afin d’y faire une cure ordonnée par le professeur Noveu.
-Laurence, elle, ne se souciait pas de repartir, bien que
-l’arrière-saison s’annonçât comme admirable. Elle s’occupa d’aménager
-l’appartement qu’elle avait choisi rue de Vaugirard, rangea ses livres,
-s’efforça d’amadouer Royale Egypte qu’exaspéraient ces changements
-constants de résidence. Sa vie maintenant lui semblait douce et
-acceptable. La tranquillité toute nouvelle dont elle jouissait lui
-permettait de fournir un travail sérieux et suivi qui l’absorbait,
-l’arrachait à ses inquiétudes habituelles. Tout le jour, cloîtrée dans
-une grande pièce claire qui donnait sur le Luxembourg et dont elle avait
-fait son studio, elle écrivait des vers mystérieux qu’elle ne montrait à
-personne. Ces chants inutiles apaisaient son âme mieux que des larmes ou
-que les exhortations d’un ami. Elle trouvait en eux et dans ses lectures
-son pain quotidien, sa force, sa pauvre et magnifique joie. M. Hecquin
-n’insista pas pour qu’elle prît un jour de réception. Il la dispensa des
-visites et des présentations obligatoires, en la faisant passer, parmi
-ses relations, pour malade. Pourtant, la voyant toujours lire et écrire,
-il lui proposa de la mettre en rapport avec son jeune cousin, le poète
-Cyril de Clet, dont le nom commençait à percer dans les revues
-d’avant-garde et qu’il lui avait présenté le jour de leur mariage.
-
---Je crois qu’il serait pour vous d’un commerce agréable, lui dit-il. Il
-désire beaucoup vous connaître, car je lui ai parlé de vous, de votre
-culture qui, je me plais à le constater, est peu ordinaire pour une
-femme. C’est un esprit supérieur et admirablement doué. Je vous
-apporterai ses livres.
-
-Il remit le lendemain à Laurence les deux recueils de vers publiés par
-Cyril. La jeune femme les ouvrit sans empressement, car elle aimait peu
-la poésie moderne. Tout de suite, cependant, le premier livre l’étonna.
-Une jeunesse impétueuse, enivrée d’elle-même et de toutes choses,
-perpétuellement soulevée par le délire lyrique, y chantait la beauté du
-monde. Le second livre, au contraire, était d’une étrange amertume. Il
-semblait qu’autour du poète, plein d’illusions et d’espérance, la terre
-se fût, en deux années, couverte de ruines. Déjà l’amour ne lui souriait
-plus que d’un sourire funèbre. La volupté s’était enfuie. Et sa joie, sa
-douleur avaient le même accent rude, violent, presque barbare. Laurence
-retrouvait dans ces vers l’écho de son propre cœur. Elle les lut, les
-relut bien des fois, mais ne témoigna aucun désir de connaître leur
-auteur. M. Hecquin n’insista pas pour le lui présenter.
-
-Jamais époux ne montra plus de déférence pour les goûts, le caractère et
-les habitudes de sa moitié. Cette complaisance n’était pas sans mérite.
-L’incapacité absolue de Laurence comme maîtresse de maison, le
-gaspillage domestique qu’autorisait sa nonchalance, affectaient vivement
-cet homme économe, ordonné, méthodique. Dès le début de son mariage, la
-jeune femme se refusa catégoriquement à tenir un compte de ses dépenses.
-Elle se bornait à serrer dans un tiroir l’argent que son mari touchait
-pour elle ou lui donnait. Puis, lorsque sa caisse était vide, elle en
-avertissait M. Hecquin et le priait de la remplir. Ces demandes
-surprenaient toujours désagréablement le banquier. Trop timide pour oser
-faire aucune observation, il se bornait à regarder sa femme d’un air
-morne et consterné qui laissait deviner sa réprobation secrète.
-
---Eh bien! quoi? interrogeait Laurence, impatientée, mes dépenses
-sont-elles excessives, dépassent-elles nos revenus? Dites-le. S’il le
-faut je n’achèterai plus rien.
-
---A quoi pensez-vous, ripostait vivement M. Hecquin. Grâce à Dieu, notre
-fortune est assez grande pour subvenir à toutes vos fantaisies. Je vous
-apporterai demain l’argent qui vous est nécessaire.
-
-Car, dès que Laurence élevait la voix ou fronçait les sourcils, il
-pliait devant elle avec servilité. Il semblait craindre plus que la mort
-de lui déplaire, sans pourtant lui témoigner aucune affection. Leurs
-rapports cérémonieux étaient ceux de deux voyageurs que le hasard réunit
-un moment à une table d’hôte et qui, devant se quitter bientôt,
-échangent seulement des paroles de politesse banale. Après un mois de
-mariage, M. Hecquin, toujours pressé, et débordé d’occupations, ne
-rentra plus déjeuner chez lui, car la rue de Vaugirard se trouvait trop
-éloignée de ses bureaux, boulevard Haussmann. Il revenait le soir à huit
-heures, dînait avec sa femme et, le repas fini, épuisé de sa journée, se
-couchait aussitôt. Laurence se demandait parfois quelle place elle
-tenait dans cette vie que les affaires absorbaient toute, et ne pouvait
-comprendre pourquoi le banquier l’avait épousée. Un dimanche matin,
-cependant, en lui souhaitant le bonjour, il retint sa main dans les
-siennes, la baisa galamment.
-
---Savez-vous, mon enfant, s’écria-t-il d’un air ému, que ce jour est
-celui de mon anniversaire? A cette date j’ai coutume chaque année de me
-recueillir et d’examiner ma vie. Elle ne m’a longtemps inspiré que des
-réflexions pénibles, presque désespérées. Il n’en est plus de même
-aujourd’hui; et je tiens à vous dire combien je me félicite de l’heureux
-événement qui a fait enfin cesser ma solitude et mis dans mon existence
-l’intérêt de votre jeunesse.
-
---Ah! le pauvre homme. Il est content à peu de frais, songea Laurence,
-touchée néanmoins de cette déclaration inattendue.
-
-Elle s’efforça pendant quelques jours d’être plus aimable; mais elle
-n’éprouvait pour son mari ni tendresse ni estime.
-
---J’ai donc un cœur de pierre? se disait-elle tout étonnée. Je devrais
-admirer sa bonté, sa délicatesse, lui être reconnaissante de la liberté
-qu’il me laisse. Mais vraiment, il n’est rien pour moi. Il m’est aussi
-indifférent qu’au premier jour et plus encore.
-
-En effet, il lui fallait faire un effort pour penser à lui. Elle le
-regardait sans le voir, l’écoutait sans l’entendre. Bien souvent, le
-soir, lorsqu’il entrait chez elle, en pantoufles, en veston d’intérieur,
-elle se levait, sincèrement surprise, ne pouvant s’expliquer sa présence
-et ayant complètement oublié qu’il était son mari.
-
-
-
-
-XI
-
- Et, maintes fois, j’ai été presque amoureuse de la mort
- pacifiante.
-
- KEATS.
-
-
-Paul Dacellier était revenu d’Uriage assez bien portant. Cette
-amélioration dura peu et, dès le début de l’hiver, sa santé déclina avec
-une rapidité foudroyante. En quelques semaines, il prit l’aspect d’un
-vieillard. Sa faiblesse était telle qu’il pouvait à peine se tenir
-debout. L’après-midi, lorsque le temps le permettait, Ursule l’emmenait
-au Luxembourg. Soutenu par elle, appuyé sur une canne, il faisait
-quelques pas dans les allées. Le sentiment de sa déchéance physique, les
-regards de pitié que lui jetaient les passants lui étaient si pénibles
-qu’il refusa bientôt de sortir. Jamais la vie ne lui avait paru si
-longue. Il demeurait tout le jour prostré dans son fauteuil, oisif,
-inerte, à demi somnolent, jusqu’à l’heure où commençaient pour lui les
-épouvantes de la nuit. Dès que l’ombre tombait, il devenait dangereux de
-le laisser seul. C’est le moment que Laurence choisissait pour lui faire
-sa visite quotidienne.
-
-Dacellier aimait toujours sa fille, il eût souffert de ne plus la voir.
-Mais sa présence ne lui apportait aucune consolation. Vainement
-cherchait-elle, lorsqu’elle arrivait, un sourire, un rayon de joie sur
-ce visage qui semblait celui d’un condamné au sortir des tortures de la
-question. Le colonel l’accueillait toujours avec le même regard
-d’anxiété morne. Elle s’asseyait à ses côtés, lui lisait un journal,
-sans savoir s’il l’écoutait. Ce devoir accompli, elle échangeait avec
-Ursule des propos décousus, incohérents, qui trahissaient leur
-inquiétude. Le bruit de leurs voix semblait agréable au malade.
-Lorsqu’elles se taisaient, le croyant endormi, il leur faisait signe de
-continuer leur conversation. Mais il n’y prenait aucune part. Le sens de
-leurs paroles lui échappait. Et Laurence, effrayée de sa pâleur et de
-son immobilité, saisissait par moments sa main brûlante pour s’assurer
-qu’il vivait encore.
-
-Chaque soir, l’aspect de son père la frappait plus cruellement. Chaque
-soir, en le quittant, elle tremblait de ne plus le retrouver, elle
-croyait toujours l’embrasser pour la dernière fois, car il lui semblait
-que seules les angoisses de l’agonie, l’approche de la mort, pouvaient
-décomposer à ce point une figure humaine. Sauf Ursule, nul ne comprenait
-la pitié impuissante, désespérée, dont Laurence souffrait jusqu’à
-l’affolement. Juliane et André n’étaient plus reçus par le colonel qui
-ne voulait voir que sa fille. Ils ne pouvaient deviner les progrès de sa
-maladie. M. Hecquin, voyant un jour sa femme revenir de la rue Vaneau
-fort tard et toute bouleversée, parut étonné.
-
---Ma chère enfant, lui dit-il avec condescendance, tout me porte à
-croire que votre inquiétude est excessive, pour ne pas dire
-déraisonnable. Votre père n’est pas bien portant, c’est certain, et je
-comprends que cela vous attriste. Mais je parlais encore de lui tout à
-l’heure avec André. Il pense comme moi que son état n’a rien d’alarmant
-et que le colonel retrouverait vite la santé, pour peu qu’il ait la
-volonté de guérir.
-
---Il faudrait pour cela que sa volonté ne fût pas malade, riposta
-Laurence avec emportement. D’ailleurs, quelle valeur a l’opinion
-d’André, je vous prie? Ce garçon bien portant est trop égoïste pour
-s’inquiéter de personne ici-bas, et surtout de son père qu’il n’a jamais
-ni compris, ni aimé.
-
---Ah! vraiment, je ne savais pas, murmura M. Hecquin, battant prudemment
-en retraite.
-
-Bien qu’il conservât son optimisme, il n’essaya plus de raisonner
-Laurence. Elle avait beau, le soir, apparaître au dîner les yeux rouges,
-le visage défait: il ne voulait plus voir son anxiété, ni sa douleur.
-Paisible, satisfait, il mangeait avec appétit, parlait de la pluie, du
-beau temps, des derniers événements politiques. Il ne semblait pas
-remarquer le silence de Laurence, ni même les regards indignés que, par
-moments, elle attachait sur lui.
-
-Cependant, le second congé du colonel allait prendre fin. Sa fille et
-les Arêle le pressaient d’en réclamer un autre, illimité. Mais il
-n’avait plus aucun espoir de guérir. Un jour, sans consulter personne,
-il envoya sa démission au ministère de la Guerre, rompant le dernier
-lien qui l’attachât encore au monde.
-
-Ce soir-là, M. Hecquin, en rentrant, trouva sa femme étendue sur un
-divan, la tête dans ses bras. Elle leva vers lui un visage ruisselant de
-larmes. Il ne parut aucunement ému ni étonné de ce désespoir. Depuis
-quelques mois, elle pleurait si souvent!
-
---Mon enfant, lui dit-il, avec son flegme accoutumé, pardonnez-moi de
-vous troubler. Je n’ai pas à vous demander les causes de votre présent
-chagrin, encore moins chercherai-je à examiner avec vous si ce chagrin
-est justifié. Je craindrais de vous irriter. Mais je tenais simplement à
-vous dire que j’ai vu aujourd’hui votre belle-sœur Juliane et qu’elle
-m’a chargé de vous souhaiter le bonjour.
-
-S’étant acquitté de cette commission intempestive, M. Hecquin se retira,
-laissant Laurence stupéfaite et indignée.
-
---Non, songeait-elle exaspérée, cet homme abuse, je ne saurais lui
-pardonner d’être à ce point grotesque. Ses façons cérémonieuses, ses
-déclarations ridicules cachent une insensibilité monstrueuse, je m’en
-aperçois aujourd’hui. O père! où retrouverai-je, si tu me quittes, un
-cœur aussi grand que le tien? Toi, au moins, tu n’aurais jamais vu
-couler mes larmes avec cette tranquillité. Peut-être me les aurais-tu
-reprochées, car ton amour est parfois cruel, mais c’est un admirable
-amour. Comme je préfère ta violence à la placidité de ce banquier! Que
-m’importe qu’il soit de caractère facile. J’aurai toujours froid près de
-lui, je me sentirai toujours seule.
-
-Bientôt elle prit l’habitude de dîner rue Vaneau. Le banquier, tout
-d’abord, prit son mal en patience. A la longue, il fut scandalisé de
-trouver sa maison toujours vide. Il hasarda une timide remontrance.
-
---Ma place n’est pas ici quand mon père se meurt, lui répondit Laurence.
-
-M. Hecquin se tut. Dès le lendemain, il se réfugia chez Juliane qui,
-chaque soir, lui offrit l’hospitalité. Elle flattait sa gourmandise par
-des repas fins et succulents, le soignait, l’encensait, écoutait
-complaisamment ses doléances, approuvait ses griefs. Et l’époux humilié
-ne se lassait pas de blâmer avec elle les bizarreries de Laurence,
-l’exagération de son caractère, la violence de ses inquiétudes.
-
-Malheureusement la jeune femme ne se trompait pas. Son affection était
-plus clairvoyante que la froide raison de ces gens tranquilles. Le
-colonel se mourait; mais sa lente agonie pouvait se prolonger. Son état,
-si grave qu’il fût, demeurait stationnaire. Il semblait qu’un miracle
-seul lui permît encore de vivre, miracle déconcertant qui perpétuait sa
-souffrance sans la guérir, liait encore étroitement l’un à l’autre l’âme
-aiguillonnée du désir furieux de la mort, le corps débile et à demi
-détruit.
-
-Un soir, Laurence, en entrant chez son père, s’étonna de ne plus trouver
-Consul couché à sa place ordinaire devant le feu. Le bon chien, depuis
-quelque temps, devenait aveugle, mais jamais son affection pour son
-maître n’avait été plus touchante. Il pleurait lamentablement dès qu’on
-l’éloignait du colonel, ne consentait à manger que près de lui. Etendu
-la nuit au pied de son lit, le jour contre son fauteuil, il ne le
-quittait plus. Lorsque le malade était plus souffrant, l’animal, agité,
-malheureux, se relevait à tout instant pour le caresser, témoignait une
-inquiétude étrange et presque humaine.
-
-Dacellier surprit le regard de sa fille, cherchant son compagnon fidèle.
-
---Non, dit-il tristement, Consul n’est plus là, je l’ai fait abattre ce
-matin.
-
---Oh! s’écria Laurence, sincèrement affligée, oh! pauvre chien,
-pourquoi?
-
---Allez-vous prétendre que j’ai été cruel? dit le colonel avec un morne
-sourire. Je l’aimais autant que vous, mieux que vous. Mais encore
-quelques jours, il allait être tout à fait aveugle, le vétérinaire
-m’avait prévenu. A quoi bon le laisser souffrir? Il est doux de pouvoir
-sauver de la douleur un être animé, fût-il ver de terre ou insecte. Et
-la mort est un bon remède.
-
-Il se tut durant un moment assez court; car il y avait des heures où sa
-détresse lui montait aux lèvres, où son cœur, trop comprimé par le sceau
-du silence, éclatait comme une plaie mal fermée sous l’effort du sang.
-
---Ah! reprit-il d’une voix basse comme s’il se parlait à lui-même, ah!
-s’il y a un Dieu, il faut convenir qu’il est impitoyable. Nous sommes
-devant lui comme ce pauvre chien était hier devant moi, aussi désarmés,
-aussi faibles. Abattus par la douleur à laquelle nous ne comprenons
-rien, nous implorons celui qui peut tout de nous délivrer. Hélas! il ne
-tue que les heureux, laissant vivre les misérables. Il n’est jamais las
-de nous voir souffrir, et le plus étrange, c’est que les humains n’ont
-pas plus que lui pitié de leurs frères. Leurs lois permettent bien
-d’abréger la vie d’une bête qui souffre, non celle d’un homme. Si
-malheureux, si malade qu’il soit, le magistrat défend qu’on l’achève; le
-médecin, ne pouvant le guérir, emploie toute sa science à le retenir sur
-la terre. On lui refuse le poison, l’arme qui hâterait sa délivrance.
-
-Laurence couvrit son visage de ses mains avec un gémissement sourd.
-Voilà donc les pensées que son père remuait tout le jour. L’obsession du
-suicide était en lui. Il repoussait encore l’abominable tentation. Mais
-déjà sa volonté chancelait. Déjà il revendiquait la mort comme un droit.
-Et, certes, nulle loi humaine, nul amour humain n’avaient assez de force
-pour contenir, pour relever cette âme folle et désespérée. Il eût fallu
-le frein de la religion, les consolations, les espérances éternelles,
-l’amour d’un Dieu.
-
-Laurence ne pouvait rendre à ce malheureux la foi qu’elle avait achevé
-de perdre depuis son arrivée à Paris. Elle voyait pour la première fois,
-avec une indicible épouvante, le dénuement absolu, l’inimaginable misère
-de cet être qu’elle adorait, et n’avait rien à lui donner. Toute sa
-tendresse, toute sa pitié ne lui suggérèrent pas une parole capable
-d’apaiser cette révolte. Elle éclata en sanglots déchirants.
-
-Le colonel tressaillit comme un homme éveillé par un coup de tonnerre.
-Son cœur n’était point glacé, ni insensible. La flamme de l’amour
-paternel y brûlait encore. Ce malade si faible retrouva des forces pour
-consoler sa fille. Penché sur elle, il caressait de ses doigts diaphanes
-ce front où perlait une sueur d’angoisse.
-
---Eh bien! murmurait-il, est-ce moi qui vous ai fait mal, pauvre enfant?
-
---Ah! s’écria-t-elle, en tordant ses mains désespérément, de grâce, ne
-dites pas que tout est fini pour vous, ne dites pas que vous voulez
-mourir!
-
---Je ne le dirai pas si cela vous afflige, reprit doucement le colonel,
-et pourtant que fais-je maintenant sur la terre, à quoi suis-je bon,
-pauvre soldat sans armée, chef sans insigne et sans honneur? Je n’avais
-d’autre fonction ici-bas que de servir la France. Servir, Laurence! ce
-seul bonheur, ce seul devoir m’eût éternellement suffi. Mais voici que
-mes forces m’ont trahi, que mon intelligence est morte. Je n’ai plus
-nulle raison de vivre.
-
---Et moi, sanglota-t-elle, ne pouvez-vous vivre pour moi?
-
-Il fut touché de cette prière. Jamais ce pauvre être défiant et sombre
-ne s’était cru si tendrement chéri.
-
-Le voyant attendri, Laurence lui saisit les mains et, avec un accent
-d’irrésistible supplication, l’implora.
-
---Promettez-moi que vous ne chercherez pas la mort.
-
---Chut! chut! ne parlez pas de cela, balbutia-t-il, tout ému. J’ai été
-cruel pour vous, il faut me pardonner: ma raison, mon âme me quittent
-parfois et je reste sans défense, livré à d’étranges démons.
-
---Père, insista-t-elle encore tout bas en l’embrassant, père,
-promettez-moi que vous ne vous tuerez pas.
-
-Il la regarda longuement, comme pour dissiper toute incertitude. Et dans
-ses yeux, elle lut une résignation parfaite, un profond amour.
-
---Oui, Laurence, je vous le jure, dit-il avec gravité. S’il me fallait,
-pour assurer votre bonheur, vivre éternellement, j’y consentirais,
-soyez-en sûre. Il n’est aucun sacrifice, aucun effort de courage que je
-ne puisse accomplir pour vous, mon enfant.
-
-Durant toute la soirée, il réussit en effet à surmonter sa tristesse
-habituelle et parut transformé. Ses yeux cherchaient sans cesse le
-regard de sa fille. Lorsqu’elle parlait, il l’écoutait attentivement,
-lui répondait avec tendresse. Parfois il souriait même. Ursule,
-stupéfaite et ravie, admirait ce prodige. Le visage de Laurence
-resplendissait de joie. Le miracle qui venait de s’opérer si aisément la
-rassurait pour l’avenir. Puisque ses larmes, ses prières avaient encore
-sur son père une telle influence, elle l’arracherait à la douleur, à la
-maladie même, elle le guérirait, lui rendrait un semblant de bonheur.
-
-
-
-
-XII
-
- O douleur!
- Douleur! Hélas! misère, misère! toujours, pour toujours!
-
- SCHELLEY.
-
-
-Bien qu’apaisée, Laurence dormit cette nuit-là d’un sommeil pénible,
-troublé par de continuels cauchemars. Elle dormait encore à neuf heures
-du matin et, en rêve, cherchait à secourir son père que déchiraient sous
-ses yeux des bêtes furieuses. L’extrême acuité de sa souffrance ne
-parvenait pas à dissiper sa torpeur; ses yeux ne se rouvraient par
-instants que pour se refermer aussitôt. Comme un naufragé qui se débat
-au milieu des vagues, et tantôt remonte à la surface, et tantôt sombre
-sous la masse de l’eau, son âme luttait en vain contre le songe atroce
-qui la ressaisissait sans cesse. Enfin les larmes qui ruisselaient sur
-ses joues la réveillèrent. Elle étendit la main et sonna, selon sa
-coutume, pour demander son déjeuner. Nul ne répondit à son appel. Au
-bout d’un moment, étonnée de ne pas voir paraître sa femme de chambre,
-elle s’assit sur son lit, regarda sa montre, et, comme elle prêtait
-l’oreille, elle entendit un bruit lointain de conversation. Des voix,
-dont elle ne pouvait distinguer le nombre, s’élevaient, se répondaient
-l’une à l’autre, dans un bourdonnement continu, coupé de brusques
-silences ou d’exclamations confuses. Ce murmure, assourdi par les portes
-closes, ne tarda pas à l’inquiéter. Elle trembla, comme à l’approche
-d’un danger encore imprécis, courut à sa fenêtre, ouvrit les rideaux,
-cherchant le prompt secours de la lumière. Un beau rayon de soleil pur
-et calme entra dans sa chambre, chassant devant lui tous les fantômes de
-la nuit. Sa terreur lui parut étrange, presque comique. Comment
-avait-elle pu s’effrayer d’un bruit de voix? C’étaient, certainement,
-ses domestiques qui, la croyant encore endormie, bavardaient dans
-quelque pièce, oubliant leur service. Elle passa un peignoir et sortit
-de sa chambre pour les rappeler à l’ordre.
-
-Quand elle fut dans le corridor, elle perçut plus nettement le murmure
-qui l’avait inquiétée. Plusieurs personnes parlaient avec animation,
-mais ces voix lointaines n’avaient rien de joyeux. Laurence discernait,
-dans ce chuchotement sourd et entrecoupé, l’accent de la consternation.
-Puis, tout à coup, un bruit sinistre de sanglots lui parvint, confirmant
-ses appréhensions les plus sombres. Elle avait maintenant la certitude
-que le malheur était entré dans sa maison. Tremblante, hagarde, elle
-courait vers lui. Arrivée près de la portière qui seule la séparait de
-l’antichambre, elle s’arrêta pour écouter. Une voix vacillante,
-méconnaissable, trempée de larmes, disait à ce moment:
-
---Du sang! mais oui... il y en avait partout!... Oh! mon Dieu!... une
-mare de sang!...
-
-Laurence souleva le lourd rideau de velours. Sa femme de chambre et sa
-cuisinière étaient là, debout, entourant une autre personne qui pleurait
-lamentablement, courbée en deux. Dans cette forme gémissante, Laurence
-reconnut une toute jeune bonne, entrée depuis huit jours seulement chez
-son père. Les trois servantes, en apercevant leur maîtresse, poussèrent
-un cri aigu. Elles reculaient éperdues, comme à l’aspect d’un spectre,
-les mains levées, en répétant:
-
---Ah! madame!... madame!...
-
-Puis elles se turent. La femme de chambre du colonel se remit à pleurer,
-et ses sanglots retentissaient seuls dans l’horrible silence. Laurence
-marcha vers elle, la saisit par le bras, si brutalement qu’elle faillit
-la renverser. Son regard fixe l’interrogeait impérieusement. L’enfant,
-meurtrie par l’étreinte, et trop bouleversée pour ménager personne,
-avoua d’un seul coup toute la vérité:
-
---Ah! mon Dieu!... dit-elle à travers ses sanglots, ah! mon Dieu! le
-pauvre monsieur!... nous l’avons retrouvé... au matin... dans son
-cabinet de toilette... étendu dans son sang, la gorge ouverte... Il
-avait encore dans les mains... son rasoir... Il était déjà froid! Plus
-rien à faire... Pourtant... j’ai couru chercher le docteur... Nous
-l’avons bandé...
-
-Elle eût parlé longtemps encore, avec ce plaisir inconscient
-qu’éprouvent les gens du peuple, même les plus sensibles, à raconter en
-détail une catastrophe dont ils ont été les premiers témoins. Mais elle
-vit Laurence chanceler comme un arbre qui va s’abattre et se tut,
-étendant les bras pour la recevoir. Son geste fut inutile.
-L’évanouissement ne vint pas au secours de ce pauvre être à la torture.
-Car la douleur n’est dangereuse que pour les heureux, pour ceux qui
-n’ont jamais pleuré, pour les faibles que foudroie son premier contact.
-Ce malheur, si grand qu’il fût, n’était point, pour Laurence, inattendu.
-Bien des fois déjà son imagination, ses rêves, sa tendresse inquiète,
-l’avaient avertie qu’il viendrait. Bien souvent, elle avait par avance
-vécu cette heure funèbre. Debout, immobile, elle appela vainement à son
-aide l’oubli, la folie, la mort, une douce grâce de Dieu. Nulle
-consolation céleste ne lui fut accordée. Nulle voix ne s’éleva pour
-démentir l’affreuse nouvelle. Et comme elle espérait encore quelque
-secours, elle crut voir, elle vit nettement, de ses pauvres yeux
-hallucinés, la figure blême de son père au milieu d’un halo de sang. Ce
-fut une souffrance physique, suraiguë, comme celle de la chair broyée
-dans des tenailles. Elle poussa un cri discordant et s’enfuit en courant
-du côté de sa chambre.
-
-Elle courait, elle fuyait cette douleur incorporée à ses os et qu’elle
-emportait partout avec elle. Elle avait des gestes désordonnés, comme un
-être dont les vêtements ont pris feu, dont la chair déjà brûle et qui se
-tord au milieu des flammes. Les servantes vainement s’empressaient
-autour d’elle, avec une compassion sincère. Repoussant leurs soins
-dérisoires, et sans interrompre sa marche, elle cherchait à rassembler
-ses vêtements. Sa femme de chambre qui la suivait, l’habilla presque au
-vol. Dès qu’elle fut prête, elle s’élança dehors, la tête baissée,
-pressant son manchon sur sa bouche, étouffant dans la fourrure profonde
-les gémissements qui lui montaient du cœur aux lèvres.
-
-En entrant dans l’appartement du colonel, elle reçut dans ses bras une
-forme pitoyable:
-
---Ma chérie!... ce n’est pas ma faute, bégayait Ursule en sanglotant.
-Oh! toutes les nuits... j’entendais à travers la cloison ses moindres
-mouvements... Dès qu’il souffrait, je m’éveillais. Et... cette nuit...
-Oh, mon Dieu!... J’ai pu dormir... dormir, tandis qu’il mourait...
-
-Le contact de cette douleur si poignante et si vraie attendrit Laurence,
-lui arracha enfin un flot de larmes salutaires.
-
---Pauvre Ursule! murmura-t-elle, n’ayez pas de remords... Nul ne pouvait
-le sauver de lui-même, car je l’ai tenté!... Et voyez...
-
-Toutes deux, s’appuyant l’une à l’autre, pleuraient leur défaite et
-l’inutilité de leur amour. Et en pleurant, elles s’embrassaient. Ces
-effusions adoucissaient un peu leur commune souffrance. Puis, elles se
-dirigèrent vers la chambre du colonel. Laurence chancelait et tremblait
-de tous ses membres. Son imagination lui représentait encore l’horrible
-spectacle évoqué par la femme de chambre. Mais, depuis sept heures du
-matin, Ursule avait eu le temps de faire la toilette du mort. Dans la
-chambre aux rideaux fermés qu’éclairaient seulement deux bougies placées
-près du lit, il reposait sur les oreillers blancs, les mains jointes, un
-crucifix sur la poitrine. Des bandages épais recouvraient sa blessure.
-Une expression de calme extraordinaire et de suave humilité flottait sur
-ce visage, si inquiet, si sombre dans les jours de la vie. Les traits,
-jadis constamment bouleversés, étaient maintenant détendus comme par un
-vague sourire. Les paupières semblaient fermées par le recueillement sur
-un regard de lumière et d’amour. Peut-être, dans la clarté fulgurante de
-la dernière heure, l’âme avait-elle vu le ciel ouvert et s’était-elle
-envolée, radieuse, imprimant par pitié, sur sa forme terrestre, le signe
-de la paix pour rassurer ceux qui l’avaient aimée. Laurence
-s’émerveillait devant cette figure si douce. La pensée que son père,
-après un si long martyre était peut-être heureux, ranimait son cœur
-déchiré. Ursule subissait les mêmes impressions consolantes. Elles
-s’avouèrent d’un regard leur tremblante espérance. Et toutes deux
-agenouillées près du lit, souriaient à travers leurs larmes en répétant:
-
---Comme il est beau! comme il est calme!
-
-L’arrivée de Juliane et d’André les arracha bientôt à leur triste
-extase. Laurence ne put dominer un mouvement de recul lorsque son frère
-l’embrassa d’un air gêné, en prononçant quelques paroles vaguement
-compatissantes. En présence de la douleur qu’il niait, de la mort qu’il
-eût voulu pouvoir nier aussi, ce grand indifférent, effaré, désemparé,
-se figeait dans une attitude conventionnelle. Sa figure portait mal le
-masque de consternation qu’il y avait appliqué à la hâte. Dans cette
-chambre mortuaire, il avait l’aspect choquant et bizarre d’un être
-brusquement arraché à son milieu, jeté dans un monde nouveau dont il ne
-connaît pas les usages, où il évolue avec une circonspection maladroite.
-Déjà, fatigué de cette contrainte, il songeait au jour très prochain où
-il lui serait permis d’oublier.
-
-Juliane, au contraire, semblait au désespoir. Elle pleurait, elle
-pleurait si fort, qu’un moment Laurence en fut touchée, s’étonna de lui
-trouver plus de cœur et de sensibilité qu’elle ne l’eût supposé. Mais la
-crainte de la réprobation du monde tourmentait seule la jeune femme. Un
-suicide dans sa famille n’était point chose avouable, elle se sentait
-humiliée et déshonorée.
-
---Oh! chère, sanglotait-elle naïvement, en attirant sa belle-sœur dans
-le salon contigu à la chambre du colonel, oh! chère, quel affreux
-malheur! Avez-vous songé à recommander aux bonnes de ne point trop
-parler, de ne pas prononcer le mot de suicide? Il faut éviter à tout
-prix que cela se sache.
-
-Laurence lui tourna le dos, sans même lui répondre. Alors elle rassembla
-autour d’elle les domestiques, les remercia de leur dévouement,
-s’appliqua à leur démontrer, contre toute évidence, que la mort du
-colonel était due à un accident.
-
-Ce fut elle qui remarqua la première l’absence de M. Hecquin. Nul, en
-effet, n’avait songé à le prévenir. Ursule s’était reposée de ce soin
-sur Laurence. Celle-ci, dans le bouleversement de sa douleur, avait plus
-que jamais oublié l’existence de son mari. Juliane, scandalisée de cette
-infraction au code de la politesse et des convenances familiales, se
-hâta d’envoyer André boulevard Haussmann. M. Hecquin ne se fit pas
-attendre. Il accourut, imposant et gourmé comme un maître des
-cérémonies. En entrant dans la chambre du mort, il fit avec ostentation
-un grand signe de croix. Ses longues jambes fléchirent, comme sous
-l’impulsion d’un ressort. Il s’agenouilla, se recueillit un instant.
-Puis, apercevant sa femme, prostrée au pied du lit, il alla vers elle,
-l’embrassa et murmura d’une voix étouffée, dont les intonations
-restaient savantes:
-
---Il était votre père, mon enfant, je l’aimais, par voie de
-conséquences, inéluctablement.
-
-Il embrassa également Ursule et Juliane. Après quoi, satisfait de lui,
-certain d’avoir parfaitement accompli son devoir, il s’absorba dans ses
-pensées. Nul ne pouvait deviner, en étudiant sa figure rigide, s’il
-méditait tristement sur la mort ou si, déjà, oubliant le spectacle qu’il
-avait sous les yeux, il débrouillait en esprit quelque affaire
-compliquée, ou cherchait à prévoir les prochains cours de la Bourse.
-
-A midi enfin, M. Hecquin, Juliane et André, épuisés de tant d’émotions,
-descendirent dans un restaurant voisin. Peu après, arriva le colonel
-Arêle, prévenu par dépêche. Sa présence fut pour Laurence une
-consolation. Lui du moins ne cherchait pas à adopter une attitude, et
-nul ne pouvait suspecter la sincérité de sa douleur. Ami incomparable,
-il avait perdu son ami; chrétien, il tremblait sur le sort d’une âme
-qu’il savait si mal préparée à paraître devant son juge. Pour la
-première fois, ce grand résigné parut perdre tout courage lorsqu’il
-apprit que Dacellier s’était donné la mort. Il plia, il chancela sous
-cette croix trop lourde. Son regard clair et doux s’obscurcit, sa tête
-s’abaissa sur sa poitrine. Ses mains se joignirent dans un geste de
-détresse, refusant ce malheur sans remède et sans consolation. Touchée
-d’un chagrin si poignant, Laurence répéta alors à son vieil ami son
-dernier entretien avec son père, et la promesse qu’elle lui avait
-arrachée. Il l’écoutait attentivement et, peu à peu, retrouvait
-l’espérance.
-
---Dieu soit béni! dit-il enfin en regardant avec tendresse le visage du
-mort, nous qui le connaissions, nous savons que lui, l’honneur même, ne
-pouvait renier un serment. Sa volonté ni sa raison n’ont eu aucune part
-à l’acte qu’il a commis, sans doute, dans un moment d’égarement, dans un
-de ces accès où il n’était plus maître de lui. L’Eglise ne lui refusera
-pas la sépulture religieuse, le crime du suicide ne pèse pas sur son
-âme.
-
---Ah! gémit Ursule avec ferveur, ni ce crime, ni aucune faute. Il a trop
-durement souffert pour n’être pas dès maintenant pardonné.
-
-Le colonel Arêle, plus éclairé, plus strict, hocha la tête en soupirant.
-
---Il convient de beaucoup prier, dit-il simplement.
-
-Et, se tournant vers Laurence, il ajouta, avec un accent d’irrésistible
-supplication:
-
---Ne voulez-vous point le faire avec moi, chère enfant?
-
-Elle refusa d’un signe doux et inflexible. Jamais la religion ne lui
-avait paru moins consolante, plus amère. Elle était convaincue, comme
-son vieil ami, de l’irresponsabilité absolue de son père au moment du
-suicide. Mais, tout de même, il était mort sans sacrement, sans
-réconciliation, après des années de révolte. Selon le dogme catholique,
-son âme, sauvée peut-être au dernier moment par un acte d’amour, ne
-pouvait cependant entrer au ciel sans une longue expiation. Cette loi si
-dure épouvantait la jeune femme. Elle préférait croire qu’un Dieu sans
-exigence accueillait au delà de la mort les esprits délivrés sans leur
-demander aucun compte, et qu’il suffisait, pour avoir droit à toute une
-éternité bienheureuse, d’avoir vécu et cruellement souffert. Pourtant,
-elle ne vit pas sans émotion le colonel Arêle, s’agenouiller auprès du
-lit de son ami, avec une expression d’ineffable recueillement. Bientôt,
-attirée comme par un charme tout-puissant, elle prit place à ses côtés,
-s’appuya contre son épaule. Il l’entoura de ses bras. Et, tandis qu’il
-priait, subjuguée par une paix plus forte que sa douleur même, elle se
-reposait doucement contre ce cœur fidèle.
-
-
-
-
-XIII
-
- Où donc sont-ils allés? On n’a rien à vous dire.
- Ceux qui s’en vont s’en vont.
-
- V. HUGO.
-
-
-Dans l’après-midi, Laurence vit avec surprise une agitation fébrile
-s’emparer de toute sa famille. André sortait, rentrait à tout instant,
-commandait les lettres de deuil, réglait avec les pompes funèbres
-l’ordonnance des obsèques. Juliane, importante et affairée,
-télégraphiait, téléphonait, courait chez sa couturière, chez sa modiste,
-revenait en hâte pour dresser la liste des amis qui devaient être
-prévenus, s’inquiétait de n’oublier personne. Ursule l’aidait dans cette
-tâche, ressaisie peu à peu, malgré son chagrin, par les détails
-matériels de la vie. Indifférente à tout, Laurence ne vivait plus que
-pour pleurer et pour souffrir, sans vouloir quitter la chambre de son
-père. Elle restait au pied du lit, épiant avec attention cette figure
-impassible. Son immobilité, son silence lui étaient déjà familiers. Ce
-n’était pas la première fois qu’elle cherchait à comprendre un
-impénétrable secret. Maintenant que ces lèvres s’étaient fermées pour
-toujours, l’âme envolée lui échappait comme autrefois, pas davantage, et
-le mystère énorme de la mort ne lui semblait ni plus profond, ni plus
-horrible que celui de la vie.
-
-Paul Dacellier devait être transporté à Sedan et inhumé dans le
-caveau de sa famille. Mais le service religieux fut célébré à
-Saint-François-Xavier. Malgré les prières d’Ursule, effrayée de sa
-prostration, Laurence voulut se traîner jusqu’à l’église. Dès l’entrée,
-elle défaillit, épouvantée par le formidable appareil du deuil et de la
-mort: les ornements sombres des prêtres, la nef tendue de noir, éclairée
-par la lueur des cierges, le catafalque énorme, écrasant de son poids la
-dépouille insensible qui, jamais plus, ne reverrait le beau soleil du
-monde. Bientôt, sur ce corps anéanti qui s’en retournait à la terre, les
-chants du rite catholique planèrent, implorant avec un effroi timide la
-pitié d’un Dieu vengeur. Ce furent d’abord l’_Introït_ et le _Kyrie_
-qui, dans leur tristesse, gardaient encore un accent de confiance et de
-bénédiction. Puis le _Dies iræ_, implacable, évoqua les terreurs de
-l’enfer et du jugement dernier, arrachant à la paix du sépulcre un
-peuple d’ombres désolées, leur fermant toute issue, leur refusant toute
-espérance. Enfin, une voix qui semblait filtrer à travers les portes
-entr’ouvertes de l’éternité, s’éleva, douce et tremblante. La
-supplication du _Pie Jesu_ sanglota longuement sous les voûtes, disant
-la détresse de l’âme solitaire tombée sans voile et sans défense entre
-les mains de Dieu. Laurence, torturée par ces chants, entendit à ce
-moment comme un appel qui, d’abord chuchoté à son oreille, vint retentir
-dans son cœur avec une violence affreuse. Son amour, sa pitié
-répondirent à ce cri pitoyable par un grand élan vers la mort.
-Impuissante, elle se débattait misérablement dans les liens de la vie,
-désirant les rompre pour rejoindre son père, plaider sa cause,
-l’assister, ou partager à jamais son supplice. Dans cette aspiration de
-tout son être vers l’éternité, ses forces lui manquèrent. Elle inclina
-sa tête sur l’épaule d’Ursule et la pria de l’emmener au plus vite, car
-elle craignait de s’évanouir. Elle eut encore la force d’ordonner par un
-signe impérieux à Juliane, à M. Hecquin, de ne pas la suivre. Et, se
-raidissant pour ne pas donner sa douleur en spectacle à tant
-d’indifférents, elle gagna furtivement, au bras d’Ursule, la porte de la
-sacristie.
-
-La cérémonie s’acheva sans qu’elle reparût. M. Hecquin s’inquiéta de son
-absence. Mais déjà les personnes de la famille prenaient place au bout
-de l’église, attendant la foule des amis prêts à défiler. Pouvait-il se
-dérober aux poignées de main de ses honorables clients, venus tout
-exprès pour le saluer? Il trouva bientôt le moyen de concilier ses
-devoirs sociaux avec sa conjugale anxiété. Ayant aperçu, derrière lui,
-son jeune cousin Cyril de Clet, il l’appela d’un signe, le pria d’aller
-voir ce que devenait sa femme, et si elle avait besoin de secours.
-
-Le jeune homme, en entrant dans la sacristie, trouva Laurence assise
-près d’une grande table contre laquelle elle s’appuyait. Ursule, penchée
-sur son épaule, lui faisait respirer des sels. Elle ne parlait pas, ne
-bougeait pas. Par moments cependant, un bref sanglot soulevait sa
-poitrine, faisait trembler sa bouche. Son voile était levé. Sa tête
-pliait en arrière, entraînée par le poids du crêpe, et jamais Cyril
-n’avait lu une telle douleur sur un visage humain.
-
---Oh! murmura Ursule tout éplorée, voyez dans quel état elle est, la
-pauvre enfant! Et elle veut, malgré tout, prendre le train avec nous,
-tout à l’heure. Ce n’est pas possible. Voici trois nuits qu’elle passe
-sans sommeil, trois jours presque sans aliment. Elle ne pourra supporter
-le voyage. Dites-le-lui, monsieur, je vous en prie.
-
-Dans son chagrin, la pauvre fille s’adressait à Cyril comme à un ami, et
-lui, violemment ému, se penchait vers Laurence, essayait de la
-convaincre, la suppliait de se laisser soigner. Elle l’écoutait
-vaguement, sans bien comprendre le sens de ses paroles, mais
-inconsciemment remuée par le timbre de sa voix chaude et affectueuse,
-par son regard plein de pitié. Si jalouse qu’elle fût de cacher ses
-douleurs, cette pitié ne la blessa pas, tant elle la sentit profonde,
-sincère et fraternelle. Plongée dans un rêve pénible, ignorant le lieu
-où elle était, si elle vivait encore, elle considérait en silence cette
-belle figure pathétique, inclinée sur son désespoir.
-
---Laurence, de grâce, écoutez-moi, gémissait Ursule. Vous ne pouvez
-faire ce voyage. D’ailleurs, à quoi bon partir maintenant. Le train de
-nuit peut vous amener demain à Sedan, assez à temps pour assister à
-l’inhumation. Vous aurez tout l’après-midi pour vous reposer, dormir un
-peu. Allons, ma chérie, c’est convenu, soyez raisonnable. Vous restez
-n’est-ce pas? et je reste avec vous.
-
---Non! balbutia Laurence avec effort, suivez... là-bas mon père... non,
-ne le quittez pas... qu’il vous ait avec lui... encore...; jusqu’au
-dernier moment... vous et le colonel Arêle... vous seuls l’avez aimé...
-vous deux seulement... et moi!...
-
-Elle cédait cependant, consentait à rentrer chez elle, car elle se
-sentait trop malade pour lutter plus longtemps. Ursule, heureuse de sa
-docilité, voulut alors prévenir M. Hecquin. C’était à lui tout
-naturellement qu’incombait la tâche de rester auprès de sa femme et de
-l’accompagner la nuit dans son voyage. Mais Laurence refusa cette
-assistance.
-
---Non, dit-elle fermement, je ne veux personne. J’emmènerai ma femme de
-chambre, elle suffira. Que nul ne s’occupe de moi. Partez tous.
-
-Ursule connaissait trop ce caractère pour oser insister. Soumise, elle
-s’en alla rejoindre la famille, après avoir confié sa cousine à Cyril
-qui s’était offert avec empressement pour la reconduire. Restés seuls
-tous deux, ils attendirent un moment dans la sacristie que les voitures
-de deuil se fussent éloignées. Puis, lorsque l’église fut vide, ils
-sortirent. Cyril, soutenant Laurence, la fit monter dans un fiacre qu’il
-avait appelé, et, donnant son adresse au cocher, il s’assit auprès
-d’elle. Prostrée sur les coussins, la jeune femme, vaincue par la
-fatigue, ne songeait plus à rien, ne souffrait presque plus. Cyril ne
-lui parlait pas respectant sa torpeur. Mais il s’occupait d’elle,
-arrangeait les plis de son voile, ouvrait la fenêtre afin qu’elle eût
-plus d’air, lui rendait son flacon de sels que ses mains défaillantes
-laissaient échapper. Il faisait tout cela simplement, avec un
-empressement calme. Même en un tel moment, sa présence étrangère ne
-semblait point importune à Laurence.
-
-Lorsqu’il l’eut ramenée dans son studio, où tout de suite elle s’étendit
-en attendant que sa femme de chambre eût préparé son lit, il s’assit un
-moment près d’elle, regardant avec une tristesse profonde ce visage si
-affreusement ravagé par les larmes.
-
---M. Hecquin m’a prié de retenir un compartiment pour vous, dit-il. Je
-vais m’en occuper et je vous apporterai votre billet ce soir. Mais
-vraiment, il ne faut pas que vous assistiez demain à l’inhumation. C’est
-un moment si cruel!
-
-Elle dit, avec le dur orgueil des désespérés:
-
---Je puis tout supporter.
-
---Non, vous ne pouvez pas, reprit-il avec douceur. Le coup le plus
-terrible est porté, c’est vrai, mais il vous a laissée plus que jamais
-faible et vulnérable. On supporte le premier choc du malheur, on se
-raidit au moment où la foudre tombe; et puis, brusquement, il suffit,
-vous le savez, d’un chant désolé pour briser tout notre courage.
-
-Elle écoutait, étonnée qu’un être si jeune pût avoir déjà une telle
-science de la douleur. Et elle eut tout à coup la vision funèbre du
-spectacle qui l’attendait le lendemain: le cimetière, la tombe ouverte,
-le cercueil dépouillé, descendu par des cordes dans ce trou béant, la
-dalle, retombant pour jamais sur l’être qu’elle avait tant aimé. Un
-frisson d’effroi secoua ses épaules et, au même instant, Cyril
-tressaillit légèrement, comme s’il avait lu dans ses pensées, vu ce
-qu’elle voyait.
-
---Ah! dit-il avec une intense émotion, vous sentez bien, n’est-ce pas,
-que vous ne pourrez pas supporter cela? Il ne faut pas que vous alliez
-demain jusqu’au cimetière. Ce n’est pas un manque de fidélité,
-croyez-le. Il est permis de ménager parfois son propre cœur. Dites-moi
-que vous n’irez pas.
-
-Elle fut touchée de cette sollicitude délicate et pressante. Elle lui
-céda comme à un ami cher et sage, promit ce qu’il lui demandait.
-
-Lorsqu’il l’eut quittée, elle se mit au lit et aussitôt s’endormit d’un
-sommeil de plomb. Elle ne s’éveilla qu’à cinq heures du soir, sonna sa
-femme de chambre et apprit que la comtesse de Clet, la mère de Cyril,
-l’attendait depuis trois quarts d’heure au salon, mais n’avait pas voulu
-qu’on la prévînt de sa présence. Laurence fut heureuse de cette visite:
-car maintenant que le sommeil avait réparé ses forces, que la source de
-ses larmes était tarie, qu’elle se retrouvait vivante, le cœur sec et
-horriblement vide, sa douleur lui semblait plus que jamais impossible à
-supporter. Et elle éprouvait une sensation d’étouffement, de morne
-terreur qu’accroissait encore la tombée de la nuit. Elle fit allumer
-toutes les lumières, s’habilla en hâte et, désireuse d’échapper à la
-solitude, courut au salon rejoindre Mme de Clet. Comme elle s’excusait
-de l’avoir fait attendre, la visiteuse, lui serrant les mains, protesta
-avec un accent de chaude sympathie:
-
---Je ne trouvais pas le temps long, au contraire. J’étais si heureuse de
-penser que vous dormiez, que pour un moment vous ne souffriez plus!
-
-Très grande, mince, les cheveux tout blancs, mais l’allure jeune encore
-et infiniment élégante, elle avait les mêmes traits que Cyril, les mêmes
-yeux clairs et profonds, et elle attachait sur Laurence un regard
-exactement semblable à celui qui l’avait émue le matin: regard de pitié
-sérieuse, intelligente et désolée.
-
---Je vous apporte les places que mon fils a retenues pour vous, reprit
-Mme de Clet en s’asseyant. Il n’a pu revenir lui-même, car il a été
-appelé par dépêche auprès d’un ami de passage à Paris. J’ai voulu vous
-attendre, parce qu’il ne m’aurait pas pardonné de ne pas lui donner ce
-soir de vos nouvelles. Votre grand chagrin l’a vivement touché. Si vous
-saviez avec quelle émotion il m’a parlé de vous!
-
---Vous voudrez bien le remercier, dit Laurence un peu surprise. Je
-n’oublierai pas ce qu’il a fait pour moi ce matin. Le meilleur de mes
-amis n’aurait pu me témoigner plus d’intérêt, ni compassion plus
-délicate.
-
---Cyril est la bonté même, s’écria Mme de Clet dont le front, tout à
-coup, rayonna d’orgueil. Nul être n’est plus sensible à la douleur des
-autres et il aime à se dépenser autour de ceux qui souffrent. Tout
-jeune, il a vu de près le malheur, car j’ai passé par bien des épreuves,
-mais il était déjà mon appui. Je n’avais que lui, je lui confiais mes
-soucis, mes déboires, mes inquiétudes. Il savait me consoler, me
-rassurer. Il me raisonnait avec tant de tendresse, une sagesse si
-étonnante! Aussi, malgré toutes les tempêtes qui ont soufflé sur ma vie,
-je n’ai pas le droit de me plaindre, puisque je possède un tel fils.
-
-Elle s’interrompit, confuse, et rougit comme une jeune fille. Laurence,
-qui en ce moment avait un immense besoin de s’oublier, de s’intéresser à
-n’importe quoi, l’écoutait avec sympathie. Un sentiment profond la
-touchait toujours et elle admirait sincèrement ce grand amour maternel.
-Rassurée par son regard bienveillant, Mme de Clet reprit avec abandon:
-
---Au reste, vous le connaîtrez vite, mon Cyril, car vous nous permettrez
-bien, je pense, de revenir souvent vous voir? Mon fils le désire comme
-moi. Je sais que votre deuil vous tiendra plus que jamais à l’écart du
-monde, mais nous sommes parents par M. Hecquin et vous nous feriez tant
-de peine en nous considérant comme des étrangers!
-
---Non vraiment, je ne le pourrai plus après ce que vous avez fait pour
-moi, dit Laurence, réchauffée malgré elle par le contact de cette nature
-franche et affectueuse.
-
-Elle éprouvait en général une vive défiance pour tous ceux dont l’abord
-est facile, les manières expansives, car elle savait quel abîme de
-sécheresse, d’égoïsme, cachaient l’amabilité empressée de Juliane, les
-grâces câlines de Lætitia Heller. Mais dans la cordialité des de Clet,
-on sentait, sans pouvoir s’y tromper, l’accent du cœur, l’élan spontané
-de la charité. Laurence, ayant reconduit sa visiteuse, grava dans sa
-mémoire fidèle le souvenir de ces deux êtres qui, l’ayant trouvée seule
-et abandonnée à l’heure la plus dure de la vie, avaient su toucher sa
-blessure sans lui faire aucun mal.
-
-
-
-
-XIV
-
- Tu m’as laissée, ô père, sur le rivage, comme une nef solitaire,
- sans avirons marins!
-
- SOPHOCLE.
-
-
-Selon la promesse qu’elle avait faite à Cyril, Laurence n’assista pas le
-lendemain à l’enterrement. Mais, tandis que M. Hecquin, Juliane, André,
-le colonel Arêle repartaient pour Paris, elle s’attarda durant une
-semaine à Sedan avec Ursule. Celle-ci l’aidait à retrouver, dans la
-grande demeure familiale qui s’était rouverte pour elles, l’ombre de
-Paul Dacellier. Témoin de sa jeunesse, première confidente de sa
-vocation militaire, la pieuse fille pouvait encore, après un si long
-temps, répéter mot pour mot tout ce qu’il lui disait jadis, lorsqu’il
-lui avouait ses grands espoirs. Et Laurence ne cessait de pleurer,
-lorsqu’elle comparait les rêves admirables de cet enfant avec la
-destinée mesquine et dérisoire qui lui était échue. Pour être vraiment
-grand aux yeux des hommes et à ses propres yeux, il n’avait manqué à ce
-suicidé que l’occasion du sacrifice. Vainement, durant des années, il
-avait attendu son heure, toujours prêt à partir, toujours prêt à mourir,
-toujours offert et toujours immolé. Jamais la France n’avait fait appel
-à son courage. La guerre n’était point venue délivrer son âme des liens
-pesants de l’inaction. Il avait vieilli tristement sans honneur,
-serviteur inutile, cœur de héros auquel rien d’héroïque n’avait été
-demandé. L’inexorable refus, que le sort opposait à son désir, peu à peu
-l’avait rendu fou. Son ardeur, qui ne trouvait point à se dépenser dans
-quelque dévouement sublime, s’était retournée contre lui, ruinant son
-bonheur et sa vie. Et son sang enfin avait coulé, non pour un but sacré,
-non pour une grande cause, mais misérablement sous ses mains homicides.
-
-Le colonel avait, par son testament, légué sa maison de Sedan à
-Laurence. Ursule lui demanda la permission d’y achever sa vie. Et la
-jeune femme ne put la décider à venir s’installer avec elle.
-
---Non, vraiment, ma chérie, lui dit-elle. Je n’ai plus rien à faire à
-Paris. Je m’y sentirais triste et désemparée. Le bonheur de vous être
-utile aurait seul pu m’y retenir, mais ma tâche auprès de vous est
-achevée. Votre sort ne m’inspire plus d’inquiétude. Je vous laisse avec
-un mari qui vous adore, entourée d’une famille charmante et dévouée.
-Car, grâce à Dieu, sous l’influence de sa femme qui vous aime comme une
-sœur, votre frère à su vous apprécier enfin, et son foyer est devenu
-pour vous un second foyer.
-
-Dans sa naïveté, Ursule se laissait entièrement tromper par les
-apparences. Elle appelait: affection de sœur, la politesse mondaine et
-glacée de Juliane; grand amour, la servilité timide de M. Hecquin.
-Laurence ne chercha pas à la détromper. Elle ne lui dit pas qu’elle
-avait encore besoin de sa tendresse et ne trouvait d’appui que dans son
-humble cœur. Trop fière pour réclamer jamais de personne aucun secours,
-elle murmura simplement, cachant sa peine:
-
---Ursule, vous serez bien seule!
-
---Seule, mais non, chérie, moins que partout ailleurs. Ici, j’aurai
-autour de moi tous mes souvenirs. J’irai, comme autrefois, visiter les
-pauvres, les malades. Je tâcherai de faire un peu de bien pour acheter
-la rédemption de votre père.
-
-Pour cette âme pieuse et tendre, la mort ne rompait pas les liens des
-affections humaines. Le colonel disparu lui restait présent. Elle
-pouvait encore le servir, se dévouer à lui, et refaisait sa vie dans la
-prière, le regret et le sacrifice. Laurence enviait ce chagrin, doux et
-plein d’espérance. Pour elle, la douleur n’avait pas de sens. Elle était
-comme ces êtres qui, trouvant un jour leur maison, leur ville détruites,
-persistent à errer tristement au milieu des ruines, sans songer à
-chercher un autre abri.
-
-Quand, après un court séjour à Paris, Ursule la quitta définitivement
-pour retourner à Sedan, son désespoir s’accrut encore. Pour fuir sa
-maison, ses souvenirs et l’obsession d’une même pensée, elle sortait
-presque chaque jour, de préférence lorsqu’il pleuvait, car le soleil lui
-faisait mal. Elle marchait longtemps sous l’averse, puis, lorsqu’elle
-était fatiguée, entrait dans une église, le plus souvent à Notre-Dame ou
-à Saint-Germain-l’Auxerrois. Bien qu’elle n’y priât pas, elle les
-trouvait accueillantes et douces. La maison de Dieu est un lieu d’asile,
-ouvert à tous, aussi hospitalier pour l’athée que pour le croyant. C’est
-le seul endroit où tout affligé puisse se réfugier, s’oublier, pleurer
-en toute liberté sans craindre d’exciter l’étonnement ou la curiosité
-publique. Prostrée dans une chapelle obscure, Laurence s’y attardait
-jusqu’à l’heure de la fermeture. Elle sortait à regret, hésitait
-longtemps encore avant de se décider à reprendre le chemin du retour.
-Rien ne l’attirait vers sa demeure. Nul être ne l’y attendait, guettant
-anxieusement son coup de sonnette, s’inquiétant d’un retard imprévu.
-Elle n’avait plus sur la terre aucune attache, aucun devoir, aucune
-entrave d’amour.
-
-Lorsque le printemps revint, sa douleur changea de nature, prit la forme
-de l’accablement. Ne pouvant supporter l’aspect du ciel radieux, la
-douceur cruelle de l’air, elle ne sortait plus. Tout mouvement, toute
-action, toute parole lui coûtait un effort. Bientôt elle ne quitta plus
-son lit. Elle y dépérissait dans un ennui mortel et les médecins ne
-parvenaient pas à combattre la lente consomption qui la dévorait.
-
-Juliane, en cette circonstance, se montra, comme à son ordinaire,
-parfaitement polie. Tous les jours, par tous les temps, elle venait
-passer un court moment auprès de sa belle-sœur. Aucune obligation
-mondaine, aucun plaisir ne pouvaient la détourner de ce devoir. Elle le
-faisait remarquer bien haut la première et, tout en s’admirant, elle
-prodiguait à la malade des encouragements, des conseils inutiles,
-toujours gracieuse et froide, aimable et sans pitié.
-
-Pas plus que Juliane, Edith Albertaud ne comprenait le chagrin de
-Laurence. Le temps, le mariage avaient fait, de cette jeune fille au
-cœur délicat, la plus douce, mais la plus médiocre des bourgeoises. Elle
-considérait d’ailleurs la mort du colonel comme une délivrance pour son
-amie et lorsqu’elle venait la voir, après quelques vagues condoléances,
-elle ne lui parlait que de ses soucis pécuniaires, de son ménage ou du
-fils longtemps attendu qu’elle venait de mettre au monde.
-
-Plus tendres, les Arêle s’occupaient de Laurence avec un inlassable
-dévouement. Le colonel, chaque semaine, venait de Morgins passer une
-journée avec elle. Mme Arêle, toujours cloîtrée dans sa demeure, de
-loin, par lettres, l’entourait d’une sollicitude maternelle. Tous deux,
-avec raison, s’inquiétaient bien moins de sa maladie que de sa misère
-morale, de son cœur désolé. Mais, pour que leur affection lui fût
-vraiment douce, il eût fallu qu’elle partageât leur foi. Les questions
-religieuses creusaient entre elle et eux un abîme. Ils avaient beau lui
-représenter la nécessité de prier pour l’être qu’elle pleurait et qu’ils
-croyaient soumis à une longue expiation: Laurence cherchait à repousser
-cette pensée qui l’accablait de douleur. Rendus inflexibles par la force
-de leur conviction, ses amis l’y ramenaient malgré elle. En dépit de
-leur charité, ils torturaient la pauvre âme qu’ils voulaient éclairer.
-
-Trop malheureuse pour être juste, Laurence les accusa d’insensibilité.
-Elle déclara que les visites la fatiguaient, ferma sa porte au colonel
-Arêle et parvint même à décourager l’empressement de Juliane. Elle ne
-put se débarrasser si aisément de son mari.
-
-Celui-ci, depuis qu’elle était malade, lui témoignait un intérêt
-inattendu. Absent toute la journée, il téléphonait deux ou trois fois
-pour demander de ses nouvelles. Il dînait au pied de son lit et, le
-repas achevé, luttait courageusement contre le sommeil pour lui tenir
-compagnie. Sa conversation excédait la jeune femme, car les grands
-problèmes de la vie et de la mort, qui seuls l’occupaient, inquiétaient
-peu cet homme pratique. L’avenir de la Russie était pour le moment sa
-seule préoccupation. Chaque soir, il prédisait à sa femme la ruine de
-l’empire des tsars. Distraite, elle le laissait parler sans lui
-répondre. Le banquier finit par s’irriter de ce dédain superbe.
-
---Je vois, ma chère enfant, lui dit-il avec une amertume qui la surprit
-beaucoup, je vois que tous mes pronostics vous paraissent incroyables ou
-fort exagérés. Pourtant, je ne vous exprime pas, soyez-en sûre, une
-opinion toute personnelle et préconçue. Pas plus tard qu’hier, je
-rencontrai à la Bourse un ami qui, revenant de Russie où il a passé cinq
-ans, a pu me donner sur ce malheureux pays des renseignements
-authentiques. Ses prévisions corroborent absolument les miennes. Il
-attend comme moi une révolution inéluctable. Si je m’inquiète si fort de
-tout cela, sachez-le, mon enfant, c’est à cause de vous. J’ai su mettre
-en garde tous mes clients contre un danger que je pressens depuis
-longtemps. Mais vous avez dans votre portefeuille trois cent mille
-francs de titres russes, soit le cinquième de votre fortune totale.
-C’est trop, beaucoup trop. Un gouvernement révolutionnaire peut renier
-sa dette et il ne vous restera dans les mains qu’une liasse de papiers
-sans valeur.
-
---Bah! dit Laurence indifférente, je serai toujours assez riche.
-
-M. Hecquin leva les bras au ciel.
-
---Assez riche! s’écria-t-il avec un accent de tendre indulgence. Une
-femme qui, comme vous, ignore absolument la valeur de l’argent, ne sera
-jamais assez riche. Quand je vous aurai quittée, vous serez étonnée de
-vous trouver souvent gênée. Au reste, je ne voudrais pour rien au monde
-exercer sur vous la moindre pression. Mon devoir est de veiller sur
-votre fortune comme sur votre personne et de vous avertir de tout
-danger. Or, je vous le répète, l’avenir est noir, vos consolidés russes
-sont en bonne posture, le moment me semble bien choisi pour les
-réaliser.
-
---Eh bien! c’est entendu, vous avez raison, vendez-les, dit Laurence que
-cette question ennuyait mortellement.
-
---Moi, les vendre? mais ma chère, je ne le peux pas, s’exclama M.
-Hecquin, fort surpris. Je puis tout juste toucher les chèques que vous
-me signez chaque mois. Là s’arrêtent mes droits. Je n’ai pas qualité,
-bien qu’étant votre époux, pour agir en votre nom.
-
-Le colonel, en effet, avait exigé que le contrat de sa fille fût fait
-sous le régime de la séparation de biens et Laurence crut discerner dans
-ces paroles un muet reproche.
-
---Vous savez bien, dit-elle timidement en tendant la main à son mari,
-que j’ai toute confiance en vous.
-
-M. Hecquin soupira:
-
---Je l’espère, ma chère Laurence!
-
-Ces quelques mots exprimaient un doute qui émut la jeune femme. Elle
-éprouva soudain comme un remords, en songeant aux affronts que son père
-et elle n’avaient jamais cessé d’infliger à M. Hecquin. Aussi, bien que
-le colonel lui eût recommandé de ne rien changer à la composition de son
-portefeuille, résolut-elle de suivre les conseils de son mari, espérant
-ainsi le flatter et réparer un peu ses torts envers lui.
-
---Je ne suis pas en état de m’occuper de mes affaires, dit-elle. N’y
-aurait-il pas un moyen qui me permettrait de remettre entre vos mains
-tous mes intérêts? C’est ma volonté formelle, ajouta-t-elle, le voyant
-hésiter.
-
-M. Hecquin sourit d’un air heureux.
-
---Rien de plus simple, puisque vous le voulez, dit-il. Vous n’avez qu’à
-me signer par devant notaire une procuration générale qui me donnera le
-droit d’agir en votre nom. Bien entendu, je n’userai de cette latitude
-qu’après avoir soumis à votre approbation toutes les opérations que je
-jugerai nécessaires. Et vous reprendrez cette procuration dès que votre
-santé s’améliorera.
-
---A quoi bon? je serai toujours trop contente de ne plus m’occuper de
-rien, affirma Laurence.
-
-Le lendemain, M. Hecquin revint déjeuner et prévint sa femme que, pour
-lui épargner toute fatigue, il avait, le matin même, convoqué son
-notaire qui devait venir à deux heures de l’après-midi. Laurence fut un
-peu étonnée de cette précipitation. Le banquier lui exposa de nouveau
-les raisons qui le poussaient à réaliser au plus vite les titres russes.
-Heureuse de terminer cette affaire, elle signa avec empressement la
-procuration que lui présenta le notaire et qu’elle ne voulut même pas
-lire, malgré l’insistance de M. Hecquin. Toute sa fortune, selon le
-désir du colonel, avait été déposée en compte ouvert au Crédit
-universel. Il fut convenu que, pour plus de facilité, son mari la
-retirerait pour la mettre dans un coffre à la même banque. Laurence
-approuva cette combinaison sans essayer d’en comprendre les avantages.
-M. Hecquin parut charmé de sa docilité. Dès lors il se montra plus gai,
-plus communicatif. La jeune femme se réjouit sincèrement d’avoir pu lui
-accorder, à défaut d’un amour impossible, cette preuve d’estime et
-d’absolue confiance.
-
-
-
-
-XV
-
- Les gens réservés ont souvent plus besoin que les gens expansifs
- d’entendre parler ouvertement de leurs sentiments et de leurs
- douleurs. Le plus stoïque est homme après tout, et se précipiter
- avec hardiesse et bonne volonté dans son âme solitaire, c’est
- souvent lui rendre le plus grand des services.
-
- CURRER-BELL.
-
-
-Durant des mois, Laurence languit encore à demi privée de son âme qui,
-détachée de tout, morte au monde, flottait entre le ciel et la terre,
-tantôt prostrée sur une tombe, tantôt tournée vers l’infini, scrutant
-avec une curiosité avide le mystère de l’éternité. Peu à peu cependant,
-elle se lassa de cette vaine recherche. Au sortir des régions funèbres
-où elle avait contemplé tant d’épouvantables visions et d’effrayants
-fantômes, les images de la vie, de nouveau, lui parurent douces. Elle
-redevint sensible au rythme d’une belle phrase, rouvrit les livres
-qu’elle avait délaissés et, bientôt, recommença à se lever. Elle
-persistait à se confiner dans son appartement. Son mari la pressait
-vainement de partir pour la campagne ou la mer, elle s’y refusait
-obstinément, car elle s’indignait de revivre après un tel malheur.
-
-Un après-midi, sa femme de chambre vint l’avertir qu’une personne
-inconnue la demandait, insistait pour être reçue, sans vouloir dire son
-nom. Après un instant d’hésitation, Laurence, intriguée par ce mystère,
-donna ordre d’introduire la visiteuse. Sa surprise s’accrut lorsqu’elle
-vit entrer dans son bureau une dame corpulente, empanachée, couverte de
-bijoux, dont les traits, ni la silhouette, ne lui rappelaient rien.
-
---Hé! quoi, mignonne, Laurence, enfant, petite, m’avez-vous oubliée,
-ai-je eu tort de venir? s’écria l’étrangère.
-
-Cette voix haute, métallique, dure, malgré ses intonations caressantes,
-avait eu autrefois trop d’empire sur Laurence pour qu’elle méconnût plus
-longtemps Mme Heller. Celle-ci l’embrassa plusieurs fois avec effusion,
-puis s’installa sur le divan.
-
---Chère petite amie, quel bonheur de se retrouver, dit-elle en portant
-sans cesse la main à son lourd collier de perles. Vous m’aimiez bien
-autrefois, moi aussi. Je ne vous ai pas oubliée. Edith me parlait très
-souvent de vous. Je la vois toujours, vous savez, oh! naturellement en
-cachette de son mari qui ne peut me souffrir. Elle m’a bien des fois
-affirmé que ma visite vous ferait plaisir. C’est pourquoi je suis venue.
-
-Laurence regardait avec mélancolie l’idole de sa jeunesse, et ne la
-reconnaissait pas. Trois ans avaient suffi pour faire de Mme Heller une
-matrone épaisse, encore désirable, mais entièrement privée du charme
-souverain que tout Fontainebleau jalousait. Son corps alourdi, sanglé
-dans un corset rigide, avait perdu sa mollesse voluptueuse. Dans le
-visage empâté de graisse, seuls les yeux et les dents restaient
-admirables, le teint enluminé n’avait plus sa fraîcheur de rose, le nez
-s’épatait, vulgaire, au-dessus de la bouche, dont les lignes divines
-s’écrasaient dans la bouffissure des joues et du double menton.
-
-Sans remarquer la stupeur de Laurence, Lætitia lui parlait de sa voix
-coupante. Elle avait appris par Edith la mort de Paul Dacellier, le
-mariage de la jeune femme; elle lui adressa sur le même ton ses
-félicitations et ses condoléances.
-
-Visiblement, ces deux événements lui semblaient également heureux.
-Connaissant le caractère intraitable du colonel, elle n’imaginait pas un
-instant que ce tyran ait pu inspirer à sa fille une affection profonde,
-ni lui laisser des regrets déchirants.
-
-Au reste, les joies et les chagrins d’autrui touchaient fort peu Mme
-Heller. Ses propres aventures, ses intrigues, sa belle vie, lui
-paraissaient seules dignes d’intéresser le monde. Elle fut enchantée de
-pouvoir révéler à Laurence mariée tout ce qu’elle avait dû jadis cacher
-à la jeune fille. Elle se mit donc à lui raconter avec complaisance les
-débuts de sa liaison avec le comte de Sérannes, leurs rendez-vous, leurs
-ruses, leurs imprudences, puis enfin leur fuite et leur installation à
-Paris, dans un hôtel de la rue de Varenne que le jeune comte avait
-acheté pour elle. Là cet amant, passionnément épris, pensait mener une
-existence retirée, embellie par les seules délices de l’amour. Tel
-n’était point le rêve de sa froide maîtresse; elle ne songeait qu’à
-jouir largement de la fortune qui venait de lui être offerte. Tout de
-suite, elle s’était lancée dans un tourbillon de plaisirs, dédaignant la
-tendresse idolâtre d’un homme pourtant jeune, spirituel et beau.
-
-Lassé de ses caprices, le comte de Sérannes venait de l’abandonner, non
-sans lui laisser en toute propriété, avec des bijoux de haut prix,
-l’hôtel de la rue de Varenne. Mme Heller comptait vendre cet immeuble,
-et désirait prendre les conseils de M. Hecquin. Laurence dut lui
-promettre de la mettre en rapport avec son mari. Rêveuse, elle écoutait
-cette femme, jadis si séduisante, qui, créée pour inspirer les plus
-belles passions, avait stupidement déshonoré l’amour. Mais la pauvre
-Lætitia ne comprit point la désapprobation muette qu’exprimait pourtant
-clairement le beau regard fixé sur elle. Ayant avantageusement vendu son
-corps inestimable, elle éprouvait la satisfaction tranquille d’une
-honnête commerçante qui a bien réussi dans ses affaires. Comparant son
-aisance à la situation gênée d’Edith, elle la blâmait ironiquement
-d’avoir fait un mariage peu brillant. Sans pudeur, sans remords, elle
-riait bien haut de cette destinée manquée par sa faute.
-
-Au reste, la coquette ne soupçonnait même pas sa déchéance physique. En
-quittant Laurence elle lui révéla son aveuglement:
-
---Vous avez maigri, chérie, lui dit-elle avec son insouciante légèreté.
-Je sais que vous venez d’être malade. Rien de grave sans doute? Mais
-soignez-vous, vous êtes très changée. Et moi? Comment me trouvez-vous?
-Toujours la même, n’est-ce pas? Un peu engraissée. C’est une chose
-nécessaire quand on atteint un certain âge. C’est le seul moyen d’éviter
-les rides et de conserver sa jeunesse.
-
---Vous êtes toujours adorable, lui dit Laurence avec bonté.
-
-Cette décevante entrevue accrut encore sa misanthropie. M. Hecquin s’en
-affligea. Il s’inquiétait maintenant beaucoup de la voir toujours seule.
-Un soir il parut tout joyeux de lui annoncer pour le lendemain la visite
-de son jeune cousin.
-
-Le banquier paraissait aimer beaucoup Cyril de Clet. Il parlait aussi
-avec admiration de la comtesse de Clet qui, presque entièrement ruinée
-par son mari et restée veuve de bonne heure, avait dû travailler pour
-élever son fils. Parent éloigné, par sa mère, de cette vaillante femme,
-M. Hecquin, après l’avoir perdue de vue pendant quelques années, ne
-l’avait retrouvée qu’au moment où Cyril venait de terminer ses études et
-de sortir, dans un très bon rang, de l’Ecole des Chartes. Le banquier
-s’était attaché à lui. Pour lui permettre de suivre sa vocation
-littéraire, il gérait ses modestes capitaux, les faisait valoir
-habilement et parvenait à lui servir des intérêts de vingt à trente pour
-cent. Cyril pouvait ainsi travailler en paix, sans s’inquiéter du pain
-quotidien.
-
-Laurence n’oubliait point avec quelle délicate charité le jeune poète
-l’avait secourue dans sa détresse. Elle promit donc de le recevoir, car
-elle désirait à la fois lui prouver sa reconnaissance et complaire à son
-mari dont elle commençait à apprécier la bonté.
-
-Sa journée du lendemain fut mauvaise. Sans raison, son chagrin, un
-instant apaisé, reprit toute sa violence. Cyril la surprit en plein
-accablement. Malgré l’intérêt qu’il lui inspirait, elle eut peur de cet
-être jeune qui, bien qu’il eût souffert, n’avait pas, comme elle, perdu
-toute espérance et ne pouvait pas la comprendre. Redoutant les paroles
-banales ou maladroites qu’il allait certainement lui dire, elle
-l’accueillit froidement, répondant avec une contrainte visible aux
-questions courtoises qu’il lui posait sur sa santé. Pourtant, quand ses
-yeux rencontraient le regard du jeune homme, elle sentait son cœur
-rigide et comme évanoui sursauter faiblement, car c’était là un regard
-qui savait lire au delà de l’apparence, déchiffrer les arcanes cachés de
-la pensée, un regard gênant comme une lumière trop vive.
-
-Pour ce poète, en effet, l’âme humaine avait peu de mystère, étant
-l’objet de sa constante étude. Il savait que, pour obtenir sa confiance,
-il faut l’observer non point avec la curiosité sèche du savant ou de
-l’analyste, mais avec la charité indulgente de l’ami. C’est pourquoi il
-abordait tout être avec cette sympathie chaleureuse dont Laurence avait
-éprouvé la douceur. Déjà, elle n’était plus pour lui une étrangère. Dès
-leur première rencontre, il avait remarqué ce visage marqué au sceau de
-la douleur. Ce signe l’avait tout d’abord attiré vers elle, forçant sa
-sympathie. Puis il avait entendu M. Hecquin parler du caractère triste,
-fier et sauvage de sa femme; il l’avait vue malheureuse et il savait
-qu’elle ne se consolait pas. Maintenant, il regardait le cadre où elle
-passait ses journées: une grande bibliothèque, quelques sièges, un divan
-bas où gisait sur les coussins, près d’elle, un volume entr’ouvert.
-Devant la fenêtre, un immense bureau encombré de papiers. Ce décor
-sévère, nullement féminin, révélait une vie recueillie, toute
-spirituelle. Cyril s’y trouvait à l’aise. Le silence de Laurence, sa
-froideur même avaient pour lui du charme. Il ne voyait dans son attitude
-contrainte que la réserve de la créature solitaire, habituée à se passer
-des hommes. Il voulait trouver le chemin de ce cœur farouche et ce
-n’était point après tout si difficile. L’être humain est sans défense
-contre l’être humain son semblable, car il l’aime profondément, bien
-qu’il ait peur de lui, bien qu’il s’en défie. Il ne désire que son
-approbation, son estime, ses consolations, son amour.
-
-Il y avait sur une petite table, à côté de Laurence, une photographie de
-Paul Dacellier, en uniforme d’officier d’état-major. Le jeune poète
-l’aperçut et, se penchant un peu, se mit à l’examiner avec un intérêt
-grave et respectueux.
-
---C’est le meilleur portrait qui ait été fait de mon père, murmura
-Laurence en rougissant violemment. Bien qu’il soit un peu ancien, je
-l’aime plus que tous les autres.
-
-Cyril prit entre ses mains l’étroite image et la considéra plus
-attentivement encore.
-
---Je n’ai vu qu’une fois le colonel, dit-il, mais je le reconnais. On ne
-peut oublier ce visage admirable et si fier. Oui, la ressemblance est
-frappante: c’est bien la bouche amère et triste... l’emportement de la
-narine... Pourtant le portrait ne peut rendre la beauté du regard qui
-m’avait tant frappé. C’était un regard émouvant, celui du chef et de
-l’entraîneur d’hommes, un regard à la fois impérieux, scrutateur et
-rêveur qui vous entrait dans le cœur comme un couteau, et puis se
-détournait, s’envolait au delà du monde pour contempler des choses
-infinies: la victoire, la gloire, je pense. Votre père devait n’être
-occupé que d’elles.
-
-Laurence écoutait, cherchant à dominer cette irrésistible émotion qui
-lui arrachait malgré elle,--oh! après quelles luttes,--de rares larmes,
-arrêtées au bord des paupières et sévèrement réprimées. Peu d’êtres sur
-la terre avaient compris son père. Le colonel Arêle et Ursule seuls,
-après sa mort, avaient su parler de lui avec amour. Son fils, Juliane,
-M. Hecquin s’étaient tus, lui refusant ces éloges que nous devons à tous
-les disparus. Sur chaque tombe, il y a quelque chose à dire, des
-honneurs à rendre à celui qui n’est plus, et que recueille, comme une
-consolation suprême, le cœur que sa perte a brisé. Mais la mémoire de
-Paul Dacellier n’avait reçu que de rares hommages, peu de couronnes.
-Laurence, bien souvent, s’était étonnée que quelqu’un d’aussi noble ait
-pu, dans la vie et la mort, rester à ce point méconnu. Cyril avait à
-peine vu le colonel. Pourtant il en parlait avec une sorte
-d’enthousiasme. Il avait admiré ce visage si beau pour les yeux de
-Laurence. Elle eût voulu le remercier et ne trouvait aucune parole, tant
-sa surprise était profonde.
-
---J’ai pu causer un instant avec le colonel, le jour de votre mariage,
-reprit Cyril. Il m’est apparu comme le type parfait de l’officier, type
-admirable, mais injustement méconnu de nos jours et voué à la plus
-grande infortune. Créé en effet pour être l’homme d’action par
-excellence, il se trouve condamné à rester l’homme chimérique et rêveur
-que nul ne comprend plus. Le poète même, autrefois si bafoué, est plus
-respecté que lui, trop respecté, car l’hommage de la foule n’est
-désirable pour personne. Mais l’officier, tourmenté d’héroïsme, alors
-que nul ici-bas n’est plus héroïque, semble un illuminé, un fou. Il aime
-la guerre, le sacrifice, la mort; il déteste les ennemis, les étrangers,
-alors que nous voulons adorer toute l’humanité, alors que nous ne
-glorifions que la paix et la vie. De tout cela, le colonel a dû beaucoup
-souffrir. Je m’explique l’amertume de ses paroles lorsqu’il me dit que
-sa carrière était la plus dure qu’on pût choisir.
-
-Ah! combien cette louange, si juste, si sincère, était douce au cœur de
-Laurence. Il lui semblait merveilleux que Cyril, en si peu de temps, ait
-pu comprendre ainsi son père, pénétrer entièrement une âme restée
-secrète pour la plupart des hommes. Sa défiance s’était évanouie. Elle
-voulut que le jeune poète connût mieux encore celui qu’il avait admiré.
-Elle se mit à lui parler comme à un ami. Elle lui conta toute la vie du
-colonel. Elle dit comment la haine d’un misérable l’avait réduit à
-l’oisiveté, brisant sa carrière et son cœur. Elle dit sa longue agonie.
-Cyril l’écoutait en silence. Soudain, les yeux de Laurence se remplirent
-de larmes, un flot de sang empourpra ses joues:
-
---Vous ne savez pas, dit-elle avec un sanglot, vous ne savez pas que mon
-père s’est tué?
-
-Pourquoi révélait-elle à un étranger ce tragique secret? Voulait-elle
-tenter une dernière expérience, réclamer une fois encore un secours
-humain? Cédait-elle au désir de revoir, une fois encore, sur le visage
-du poète, l’expression de pitié si profonde qui, un jour, lui avait été
-douce? Son attente ne fut pas trompée. Son cri, son aveu firent pâlir
-Cyril, changeant sa belle figure. Dans un mouvement d’irrésistible
-affection, il lui saisit la main. Mais il ne disait rien; avant d’oser
-la plaindre, il prenait en lui sa douleur, s’efforçait de souffrir ce
-qu’elle avait souffert. Et il semblait défaillir d’émotion tandis qu’à
-voix basse, entrecoupée, elle évoquait la mort de Paul Dacellier.
-
---Il n’y a pas de consolation pour moi, murmura-t-elle en finissant son
-récit, vous devez le comprendre, ni sur la terre, ni au delà.
-
---Il y a Dieu pourtant, dit-il.
-
-Elle eut un rire désespéré.
-
---Si je croyais en lui, je ne pourrais plus vivre, s’écria-t-elle avec
-violence. Le Dieu des catholiques est un juge implacable. Si j’admets
-son existence, je dois croire que mon père est perdu pour l’éternité,
-puisqu’il a enfreint le plus grand commandement qui nous ait été donné,
-puisqu’il a commis l’acte de révolte suprême.
-
---Oui, mais dans un accès de délire, sans savoir ce qu’il faisait, dit
-doucement Cyril. Qui pourrait le condamner? Vous ne songez pas assez à
-la miséricorde de Dieu, à son amour pour nous. Nul ne connaît le mystère
-de la dernière heure. C’est le moment où la sollicitation divine se fait
-irrésistible. J’imagine qu’alors l’âme est assistée par toutes les
-prières des saints, des prêtres, des religieuses qui l’aident à opérer
-sa réconciliation suprême et allègent sa dette. D’ailleurs, elle n’est
-point vraiment pauvre, si elle peut offrir pour son salut, à défaut
-d’autres mérites, une grande douleur, et votre père avait beaucoup
-souffert.
-
---Sans résignation, sans amour, dans une perpétuelle révolte, objecta
-Laurence.
-
---Qu’en savez-vous? reprit Cyril avec une autorité grandissante. Il vous
-l’a dit peut-être. Mais quel est le malheureux qui n’ait pas, pour la
-croix qui l’accable, une certaine tendresse? Presque tous les
-infortunés, même lorsqu’ils se croient athées, souffrent mystiquement,
-adorant, comme les chrétiens, leur martyre. Vous-même,--il hésitait, car
-il ne savait pas si elle pourrait le comprendre,--n’avez-vous pas
-éprouvé, dans vos pires épreuves, une certaine pitié pour les heureux?
-Si cela était, vous auriez, malgré vous, reconnu la sainteté de la
-douleur et son utilité.
-
-Laurence était devenue toute pâle, car ces paroles lui révélaient le
-mystère de son propre cœur. Jamais, en effet, quelle que fût sa peine,
-elle n’avait envié les heureux du monde; au contraire, elle les
-plaignait. Elle avait pitié de Juliane, de son frère, de Gaston Noret.
-Il lui semblait évident qu’ils perdaient leur vie puisqu’ils ne
-souffraient pas. Peut-être son père avait-il partagé cette conviction.
-Peut-être sa révolte apparente cachait-elle une sublime et secrète
-résignation. Peut-être ses longs tourments l’avaient-ils purifié,
-préparé à paraître devant son juge.
-
-Elle accueillit passionnément cette espérance, s’étonnant que ce fût
-Cyril qui la lui rendît. Elle observait curieusement cet inconnu qui la
-comprenait mieux qu’un ami, cet être jeune qui semblait savoir tant de
-choses. Elle demanda timidement:
-
---Est-ce que vous avez la foi?
-
-Il tressaillit. Son regard exprima tout à coup une humilité déchirante.
-
---J’espère la retrouver un jour tout à fait, murmura-t-il tristement.
-
-Laurence se sentait extrêmement troublée. Ainsi la religion catholique
-n’était point pour Cyril, comme pour André Dacellier, Gaston Noret, tant
-d’autres, une chose méprisable, un système insoutenable, suranné,
-ridicule, bon tout au plus à bercer quelques vieilles femmes. Il n’avait
-pas vécu cependant, comme les Arêle, dans un milieu austère,
-soigneusement fermé où les bruits du monde ne pénétraient qu’assourdis.
-Il était trop jeune, trop ardent, trop charmant, pour n’avoir pas subi
-le joug des passions humaines. Elles l’avaient conduit sans doute à
-rejeter les pratiques de la foi chrétienne, mais il semblait le
-regretter amèrement. Son intelligence s’inclinait devant le mystère
-infini et son âme était secrètement dévorée par le désir de Dieu.
-
-Cette constatation causa à Laurence un bonheur dont elle fut vivement
-surprise. Elle eût voulu interroger plus longuement le jeune poète. Mais
-ils se connaissaient trop peu pour pouvoir, sans manquer de pudeur,
-continuer un entretien si grave. Cyril le comprit. Il se leva,
-s’approcha de la bibliothèque, examina les ouvrages qui s’y trouvaient
-et commença d’interroger Laurence sur ses préférences. Elle s’étonna
-bientôt de la ressemblance absolue de leurs goûts. Parfois, il ouvrait
-un livre, y cherchait une phrase ou un vers favori: c’étaient ceux
-qu’elle admirait et relisait sans cesse. Elle achevait de mémoire le
-passage qu’il lui citait. Et, pénétrés du même plaisir, de la même
-émotion, ils se regardaient avec des yeux exultants et ravis. Laurence
-s’aperçut bientôt que la culture de Cyril était mille fois plus étendue,
-plus complète que la sienne, elle fut confondue et charmée, en mesurant
-l’abîme de son ignorance. Lui, au contraire, s’émerveillait, n’ayant
-jamais encore rencontré nulle femme nourrie de poésie plus forte et plus
-sublime.
-
---Je mets aujourd’hui toute ma bibliothèque à votre disposition, dit-il
-en terminant le petit examen qu’il venait de lui faire subir. Il faudra
-que je vous fasse lire Dante, Agrippa d’Aubigné, Milton, toute la Bible.
-Vous avez naturellement le goût des choses éternelles et vous saurez
-comprendre et admirer ce que j’aime.
-
-Laurence entrevit un avenir magnifique. Elle avait l’esprit curieux,
-mais peu actif. Depuis des années, privée de conseil, elle relisait
-toujours les mêmes auteurs, tournait perpétuellement dans le même
-cercle. Si vraiment Cyril voulait s’intéresser à elle, s’il voulait la
-traiter comme une amie, il pourrait la diriger, donner à son
-intelligence des aliments nouveaux, lui révéler des chefs-d’œuvre trop
-longtemps ignorés. Elle lirait pour lui, avec lui, et la grande solitude
-intellectuelle dont elle souffrait depuis si longtemps prendrait fin.
-Mais comme, enivrée de cette espérance, elle considérait en silence le
-jeune poète, elle fut tout à coup épouvantée de sa beauté.
-
-Beauté merveilleuse en effet, à la fois charnelle et spirituelle,
-expressive et charmante. Si ce visage, privé de vie, eût été modelé dans
-le marbre ou la pierre, la pure rectitude des traits, la splendeur du
-front haut et noble, la ligne impétueuse de la chevelure blonde rejetée
-en arrière auraient suffi à le rendre admirable pour l’artiste le plus
-sévère. Aux femmes, il devait plaire surtout par des attraits plus
-périssables, par cette jeunesse resplendissante qui colorait son teint
-pâle, et entr’ouvrait mollement, sous la soyeuse moustache, la bouche
-ronde, gonflée, voluptueuse, aisément souriante. Laurence admirait
-surtout les belles narines palpitantes qui prêtaient à cette
-physionomie, parfois trop souriante, une expression de violence
-passionnée, d’emportement presque sauvage. Pour les yeux, à la fois si
-profonds et si tendres, souvent troublés, toujours pleins de lumière,
-elle en pouvait à peine supporter l’insoutenable éclat. Et triste,
-éblouie jusqu’à la consternation, elle contemplait cette figure
-inoubliable.
-
---Lui, mon ami! songeait-elle, quelle folie! Il est trop beau. Il ne
-doit aimer que lui-même, comme Lætitia. Elle aussi avait un abord
-extraordinairement caressant et tendre. Cyril lui ressemble. Il est plus
-intelligent qu’elle, mais sans doute aussi perfide. Son regard ment. Sa
-bonté n’est qu’apparente. Ses paroles les plus touchantes, les plus
-compatissantes doivent lui être inspirées par un affreux désir de
-plaire.
-
-Une défiance morose envahit son cœur. Elle se souvint des nombreux
-services que son mari rendait depuis des années à la famille de Clet et
-s’expliqua ainsi l’attitude de Cyril. Les attentions dont il l’avait
-comblée s’adressaient sans doute à M. Hecquin, envers lequel il
-acquittait un devoir de politesse et de reconnaissance. Cette pensée lui
-fut amère, elle s’affligea de n’avoir pas su se défendre contre cet
-étranger trop aimable. En lui parlant avec un si grand abandon de son
-père, des livres qu’elle aimait, elle venait de lui révéler sans pudeur
-toute la misère de sa vie, toute l’ardeur de son âme. Il fallait au plus
-tôt réparer cette faute.
-
-Cyril, qui venait de passer deux heures avec elle dans une intimité
-charmante, la vit redevenir tout à coup hostile et glacée. Habitué à
-vivre près des femmes, connaissant leurs faiblesses et leurs
-bizarreries, il comprit sans effort ce caractère malheureux, se montra
-plus affable encore. En quittant Laurence, il lui promit de revenir
-bientôt.
-
---Inutile, dit-elle, inventant aussitôt un prétexte. Je vais partir sans
-doute très prochainement pour la Bretagne.
-
---Ah! tant mieux, dit-il affectueusement. Un changement d’air vous était
-nécessaire et c’est toujours à la nature qu’il faut demander force et
-consolation. Mais, donnez-moi votre adresse, je vous enverrai là-bas des
-livres qui vous plairont, j’en suis sûr.
-
---Je ne sais pas encore où j’irai, balbutia-t-elle, j’hésite entre
-plusieurs plages.
-
---Aussitôt que vous serez installée, envoyez-moi un mot, insista Cyril.
-
---J’écris peu, objecta-t-elle évasivement.
-
---Eh bien! M. Hecquin me donnera votre adresse, reprit-il bonnement, et
-dès que vous serez de retour, je reviendrai vous voir, si vous le
-permettez.
-
-Son engageante grâce n’eut point raison de Laurence. Elle répondit avec
-une indifférence ennuyée:
-
---Ce sera tout à fait comme vous voudrez.
-
-Il ne fut pas blessé de son impolitesse, au contraire, il s’en amusa.
-Une gaîté soudaine brilla dans son regard. Il ne put retenir un léger
-éclat de rire. Et comme elle le regardait surprise, un peu offensée:
-
---Je ris de votre amabilité parfaite, expliqua-t-il avec aisance,
-amabilité dont je n’ai encore rencontré nul exemple et que l’on pourrait
-comparer justement à celle d’une porte de prison. Vous êtes un peu
-décourageante, ajouta-t-il très doucement.
-
-Alors, par un de ces revirements habituels à sa nature impulsive,
-Laurence fut saisie d’une folle colère contre elle-même. Elle se
-reprocha sa froideur, comme elle s’était reproché sa confiance. Cyril
-avait été bon et charmant. Spontanément, il l’avait recherchée la
-sachant triste et solitaire. Pourtant, sans raison, elle venait de
-refuser l’amitié flatteuse qu’il semblait vouloir lui offrir; elle
-l’avait traité comme un importun, opposant à ses avances un mépris
-injurieux.
-
---Il ne faut pas m’en vouloir, dit-elle avec humilité. Je serais désolée
-de vous avoir blessé.
-
-Sa bouche tremblait comme celle d’un enfant qui va pleurer. Cyril
-s’empressa de la rassurer.
-
---Blessé! Nullement, chère madame. Vous n’êtes pas d’un naturel aimable,
-mais je suis loin de vous en faire un crime. J’aime assez les êtres
-farouches, à condition qu’ils ne le soient pas trop pour moi.
-
-Elle lui tendit la main: son cœur s’épanouit.
-
---Je vous enverrai mon adresse pour réparer mes torts, dit-elle en
-riant. Et si vous voulez bien m’écrire de temps à autre et, plus tard,
-venir me voir souvent, vous me ferez le plus vif plaisir.
-
---Ah! mon Dieu, vous savez être exquise quand vous le voulez. Je ne
-l’aurais pas cru, dit-il avec une impertinence qui restait caressante.
-
-Son visage était si rayonnant que la jeune femme supporta sa raillerie
-bénigne. Ils se séparèrent enchantés l’un de l’autre.
-
-Laurence, qui, le matin, ne songeait nullement à s’absenter, le soir
-même résolut d’accomplir les projets de voyage dont elle avait par
-hasard entretenu Cyril. Son cœur avait changé sans qu’elle sût pourquoi.
-La terre ne lui paraissait plus déserte, ni la mort enviable. La
-bienveillance de Cyril pour elle, son charme, sa grâce la rattachaient
-au monde. Elle voulait se soigner, chercher la paix, revivre.
-
-
-
-
-DEUXIÈME PARTIE
-
-
-
-
-I
-
- Vous vous êtes mépris sur moi jusqu’ici. Comme vous, je vis de
- pain, je sens le besoin, j’éprouve la souffrance et j’ai besoin
- d’amis.
-
- SHAKESPEARE.
-
-
-Partie en Bretagne pour y passer l’été, Laurence s’attarda durant plus
-de six mois sur une petite plage voisine de Saint-Brieuc où la retinrent
-d’abord la beauté de l’automne et, plus tard, les tempêtes d’hiver. Elle
-ne s’ennuyait pas. Cyril, dès les premiers jours, lui avait envoyé des
-livres. Sur sa prière, il se chargea de lui fournir tous les ouvrages
-qu’elle désirait, et cet échange régulier les obligeant à s’écrire,
-lentement, insensiblement, dans la séparation et l’absence, ils
-devinrent amis.
-
-Lorsque Laurence fut de retour à Paris, les de Clet entreprirent de
-l’arracher à sa pesante solitude. Ils lui témoignaient une affection
-empressée, un inlassable dévouement. La savaient-ils fatiguée ou
-souffrante, ils accouraient chez elle, s’efforçaient de la distraire. Si
-M. Hecquin s’absentait, ils exigeaient qu’elle vînt passer ses soirées
-chez eux, dans le vieil hôtel baroque et charmant qu’ils habitaient rue
-Notre-Dame-des-Champs. Ce voisinage facilitait leurs relations et leur
-intimité grandit vite. Cyril parlait quelquefois de l’amour, mais
-toujours avec une immense amertume, et Laurence devina qu’une grande
-passion déchirait sa vie. Sachant qu’il n’était pas heureux, elle
-n’éprouvait plus nulle défiance contre cet ami nouveau qui, bien que
-séduisant, fait pour tous les triomphes, lui ressemblait par la douleur.
-De son côté, Cyril s’attachait facilement à toute âme tourmentée, à tout
-grand caractère, et Laurence lui devenait chaque jour plus chère. Il ne
-pouvait lire un livre émouvant sans désirer le lui faire connaître; il
-n’écrivait rien qu’il ne lui soumît aussitôt. Mais elle, plus réservée,
-ne parlait jamais d’elle-même, ni de ses mystérieux travaux. A force de
-supplications, d’instances, d’importunités, il obtint enfin qu’elle lui
-laissât lire ses vers. A sa grande surprise, il les trouva beaux.
-Comblée de joie par les éloges qu’il lui prodigua, heureuse de penser
-qu’elle écrirait désormais pour lui, Laurence décida de publier au plus
-tôt, à ses frais, un premier livre. Cyril revit avec elle son manuscrit.
-Comme elle avait sans cesse besoin de le consulter, il venait, au grand
-scandale de Juliane, la voir chaque jour à la fin de l’après-midi, et
-souvent, Laurence, envoyant prévenir Mme de Clet, le retenait à dîner.
-Il s’asseyait en face d’elle, occupait tout naturellement, semblait-il,
-la place du maître de maison, désertée par son titulaire légitime.
-
-M. Hecquin, en effet, ne rentrait plus guère avant dix heures du soir.
-Il se disait débordé d’occupations, travaillait à son bureau longtemps
-encore après le départ de ses employés, expédiant sur le coin d’une
-table le repas que lui montait sa concierge. Laurence appréciait fort ce
-mari peu gênant qui, chaque soir, entrait dans son studio au coup de dix
-heures, exact comme le coucou saugrenu d’une horloge géante,
-l’embrassait sur le front, lui souhaitait une nuit paisible puis, avec
-un bâillement sonore, se retirait d’un pas automatique et disparaissait
-de sa vie.
-
-Un soir, après le départ de Cyril, Laurence se mit au travail avec une
-ardeur inusitée. Elle écrivait fiévreusement, assise à sa table, entre
-une gerbe de mimosas et un bouquet de roses sur lesquels elle inclinait
-alternativement son visage. Parfois, elle se levait, allumait une
-cigarette, arpentait la pièce en relisant tout haut les vers qu’elle
-venait d’achever. Comme elle errait ainsi de sa table à la cheminée,
-cherchant une rime rebelle, son regard s’arrêta sur la pendule. Les deux
-aiguilles, rapprochées, confondues en une seule, marquaient minuit.
-Etonnée de cette heure tardive, elle se souvint tout à coup que son
-mari, ce soir-là, n’était point venu l’embrasser comme de coutume. Alors
-les chants passionnés, les rythmes bondissants qui sonnaient dans son
-âme se turent, elle n’entendit plus que le tic tac de la pendule.
-Oppressée par un pressentiment lugubre, Laurence s’élança dans
-l’antichambre. Le pardessus de M. Hecquin ne pendait pas, comme de
-coutume, au portemanteau; les verrous et la chaîne de la porte d’entrée
-qu’il assujettissait chaque soir n’étaient pas fermés. La jeune femme
-courut vers la chambre de son mari et la trouva vide. Elle revint alors
-chez elle, cherchant une cause qui pût expliquer cette absence. Elle
-n’en trouvait qu’un seule vraiment plausible: la mort.
-
-Depuis quelque temps, en effet, M. Hecquin se disait fatigué et Laurence
-avait souvent remarqué la pesanteur de sa démarche, la pâleur plombée de
-son teint. Elle se reprochait de n’avoir pas attaché plus d’importance à
-ces symptômes, ni exigé de son mari qu’il prît quelque repos. Elle
-l’imaginait terrassé par une attaque, gisant à demi couché sur le livre
-où il vérifiait des colonnes de chiffres. Peut-être, au dernier moment,
-avait-il appelé faiblement dans son bureau désert, sans que personne
-entendît sa plainte. Et, sans doute, il avait songé qu’à cette même
-heure sa femme, indifférente, lisait des vers avec Cyril. Ah! toujours
-elle s’était montrée pour lui si froide, si dédaigneuse, que son
-souvenir n’avait pu, à l’instant suprême, lui apporter nulle douceur,
-nul réconfort. Désormais, il était trop tard pour qu’elle réparât ses
-torts envers cet homme qui, durant trois ans, avait vécu près d’elle,
-discret, bienveillant, sans que jamais elle réchauffât d’une parole
-affectueuse son cœur timide et méconnu.
-
-Laurence, toute la nuit, s’adressa les pires reproches. A l’aube, son
-angoisse impuissante se changeant peu à peu en torpeur, épuisée de
-fatigue, elle s’endormit sur un fauteuil. Sa femme de chambre, en
-entrant comme de coutume, à sept heures et demie du matin, pour ouvrir
-les persiennes, la réveilla. Tout de suite, elle bondit au téléphone et
-demanda la communication avec la banque Hecquin. Les employés n’étaient
-point encore arrivés: ce fut la concierge qui répondit. L’inquiétude de
-la jeune femme parut la surprendre. La veille, M. Hecquin avait eu une
-journée fort agitée. Il n’était venu qu’un instant le matin donner ses
-ordres à ses employés. Puis il était parti précipitamment. A huit heures
-du soir, une auto l’avait ramené et attendu devant la porte, tandis
-qu’il montait à son bureau. Il en était redescendu quelques minutes
-après, portant une serviette et une valise. La concierge avait pensé
-qu’il partait en voyage. Cette explication semblait plausible. M.
-Hecquin parlait, en effet, depuis quelque temps, d’aller à Londres pour
-affaires. Mais Laurence s’étonnait qu’il ne l’eût pas prévenue de son
-départ et elle ne savait que penser. Dans son désarroi, elle sentit le
-besoin de confier à un être humain ses inquiétudes et courut chez son
-frère. Surpris de la voir arriver à une heure aussi matinale, Juliane et
-André s’amusèrent beaucoup de son anxiété. Ces gens sensés considéraient
-le malheur, l’accident, la mort même comme des faits assez rares,
-presque invraisemblables, auxquels nul ne devait croire que contraint
-par l’évidence. Ils refusèrent donc d’admettre que l’absence de M.
-Hecquin pût avoir une cause tragique. Néanmoins, André promit de passer
-dans la matinée boulevard Haussmann pour tâcher d’éclaircir le mystère
-qui tourmentait Laurence. Celle-ci rentra chez elle, un peu honteuse de
-ses vaines terreurs. Pour se détendre des fatigués de la nuit, elle prit
-un bain, s’étendit dans son lit, dormit un peu. Puis elle continua sa
-toilette, déjeuna. Elle lisait, étendue sur son divan, lorsque, vers
-trois heures de l’après-midi, André entra dans la pièce.
-
-Il avait l’aspect d’un homme qui vient de fournir une course épuisante
-pour échapper à la poursuite d’ennemis acharnés. Son front ruisselait de
-sueur. Ses cheveux, d’ordinaire séparés en une raie symétrique, se
-hérissaient par mèches inégalés. Haletant, il marcha sur sa sœur, la
-saisit aux poignets, la fit lever et, la secouant avec violence,
-cherchant vainement à rattraper sa respiration, il bégaya:
-
---Combien as-tu confié à ton mari, dis... Quelle somme... à peu près...
-sur toute ta fortune?... Allons, allons... réponds!...
-
---Je ne sais pas, je ne sais rien, balbutia Laurence abasourdie. Je ne
-m’occupais plus de mes affaires. Je lui avais donné une procuration pour
-ouvrir mon coffre et agir en mon nom.
-
-Alors, André la repoussa si brutalement qu’elle faillit tomber:
-
---Bon! bon! ricana-t-il, nous sommes tous f..., tous ruinés! Ma fortune
-et la tienne y passent. Hecquin est en fuite... Faillite...
-Banqueroute... Je n’ai plus rien... Ma femme!... Ma fille!...
-
-Cet homme, habituellement si flegmatique, semblait à moitié fou. Il
-marchait dans la pièce d’un air égaré, avec des exclamations confuses,
-des gestes désordonnés. Parfois, il prenait sa tête à deux mains, comme
-pour comprimer les pensées qui s’y heurtaient douloureusement. Parfois,
-il tendait le poing furieusement vers un ennemi imaginaire ou éclatait
-d’un rire strident, terrible.
-
-Laurence, au contraire, demeurait parfaitement calme. Elle n’éprouvait
-qu’une sensation d’immense étonnement devant ce nouveau désastre auquel,
-malgré ses efforts, elle ne comprenait rien encore. Il lui fallut
-déployer une infinie patience pour obtenir de son frère quelques
-explications précises. Enfin, il dit ce qu’il savait.
-
-Arrivé le matin vers neuf heures boulevard Haussmann, il avait trouvé
-les bureaux de M. Hecquin occupés par la police qui posait les scellés,
-tandis que les employés, consternés, remettaient leurs pardessus,
-s’apprêtaient à se retirer. En questionnant les uns et les autres, André
-avait appris la banqueroute et la fuite de son beau-frère, accusé
-d’escroquerie. Tout de suite, il s’était rendu chez un avocat de ses
-amis. Les deux hommes, ensemble, avaient couru tout Paris pour obtenir
-des renseignements sur la situation de M. Hecquin. Elle était absolument
-désespérée. Il s’agissait pour lui d’une banqueroute frauduleuse, car il
-avait commis de graves abus de confiance en détournant les dépôts qui
-lui avaient été confiés. Le malheureux avait eu beau jeu à prétexter un
-surcroît de travail. A la vérité, si depuis plusieurs mois il rentrait
-si tard à son domicile, c’est qu’il menait la vie d’une bête traquée. Il
-ne faisait à la banque que des apparitions hâtives et, tout le jour,
-fuyait ses créanciers, cherchait en vain de l’argent. Enfin, la veille,
-deux plaintes, émanant de ses plus riches clients, avaient été déposées
-au parquet. S’il n’avait pu réussir dans la nuit à gagner l’étranger, il
-devait être arrêté dans les vingt-quatre heures et jeté en prison.
-
-Dans son inexpérience complète des affaires, Laurence ne comprit
-qu’imparfaitement ce que son frère lui expliquait. Cette inculpation
-d’escroquerie contre son mari ne la faisait point douter de son
-intégrité. Elle le crut victime d’un malentendu et son cœur s’émut en
-songeant à cet homme qui, trop timide, trop triste pour oser lui avouer
-sa détresse, depuis des mois portait seul, sans aide, d’écrasants
-soucis.
-
---Ne puis-je empêcher ce désastre? dit-elle. J’ai beau être mariée sous
-le régime de la séparation de biens, je n’en suis pas moins solidaire de
-ce malheureux. S’il n’a point dilapidé toute ma fortune, mon devoir est
-de la sacrifier pour désarmer ses créanciers, pour lui permettre de se
-relever peut-être.
-
-André accueillit cette proposition avec enthousiasme.
-
---Tu as raison! s’écria-t-il. Allons tout de suite à ton coffre pour
-voir ce qu’il te reste. Après tout, ton mari a dû respecter ta fortune,
-il t’aimait. Tu pourras peut-être, en fournissant une forte caution,
-obtenir le retrait des plaintes. Hecquin n’est pas un imbécile, il a de
-belles relations. Si on le laisse libre, si on lui vient en aide, il est
-capable en quelques mois de refaire sa fortune et la nôtre; on a vu des
-choses plus extraordinaires.
-
-Ce garçon, un moment abattu par le malheur, retrouvait déjà son
-optimisme habituel. Dans l’auto qui l’emmenait avec Laurence au Crédit
-universel, il s’abandonna à l’espérance, en escomptant la réussite du
-plan formé par sa sœur. Sa joie fut de courte durée. A la banque,
-Laurence ne put descendre à son coffre, sur lequel le parquet avait mis,
-le matin même, opposition. Elle apprit seulement, en faisant vérifier
-les bulletins d’entrée, que M. Hecquin avait demandé l’accès du coffre
-peu de jours auparavant.
-
---Bon, c’est bien, le coffre est vide, point n’est besoin d’y regarder,
-déclara André en sortant, la tête basse, du Crédit universel. Comment
-Hecquin, réduit aux abois, t’aurait-il laissé quelque chose! Ayant volé
-tous ses clients, pourquoi t’aurait-il épargnée?
-
---Volé! Je pense qu’il n’a jamais volé personne, dit sévèrement
-Laurence, et je te prie de ne pas employer de pareils termes devant moi.
-
-Car elle pardonnait sans effort à son mari et trouvait généreux de
-défendre, à l’heure de l’infortune, l’homme qu’elle n’avait pas aimé,
-mais dont elle portait le nom. Trop abattu pour lui répondre, André la
-reconduisit rue de Vaugirard. Il ne pouvait se résoudre à rentrer chez
-lui, tant l’effrayait la nécessité d’annoncer à Juliane le krach de la
-banque Hecquin et leur ruine. Assis en face de Laurence, qui
-réfléchissait tout en fumant force cigarettes, il s’attardait auprès
-d’elle, avec le vague espoir que le temps pourrait modifier sa situation
-et lui apporter un soulagement inattendu. Un coup de sonnette vint enfin
-l’arracher à sa torpeur et fut pour lui un événement passionnément
-intéressant. Il leva la tête, écouta les bruits qui venaient de
-l’antichambre. Peut-être s’attendait-il à voir M. Hecquin apparaître,
-triomphant, les bras chargés de titres et de billets de banque. Laurence
-tressaillit comme son frère, car l’heure approchait où Cyril avait
-coutume de lui faire sa visite quotidienne.
-
---André, demanda-t-elle à mi-voix, crois-tu que les de Clet soient
-ruinés, eux aussi, tout à fait?
-
---Tout à fait? comment le saurais-je? Ils perdent de l’argent comme tout
-le monde, c’est certain.
-
-Laurence détourna la tête. Un moment encore et Cyril s’avancerait vers
-elle, gai, souriant, aimable, et il faudrait que, détruisant sa joie du
-premier regard, elle lui apprît un événement qui le réduisait peut-être,
-lui et sa mère, à la plus complète misère. Le cœur de Laurence battait à
-se rompre, au moment où elle vit s’ouvrir la porte. Mais ce fut Juliane
-qui entra, gracieuse et sereine dans une toilette exquisément
-printanière.
-
-André s’était levé avec une sourde exclamation et, tout tremblant, il
-reculait devant sa femme comme devant le spectre du remords. Laurence,
-au contraire, considérait sans aucune émotion sa belle-sœur. Elle la
-croyait vraiment invulnérable et il lui semblait évident que, même sous
-le coup du malheur, cette froide poupée ne saurait cesser de parader
-dans une attitude noble ou charmante.
-
-Déjà, pourtant, Juliane remarquait le trouble de son mari. Elle lui
-posait mille questions, s’affolait visiblement. Brusquement, le masque
-de la mondaine tomba, laissant voir à nu l’âme faible, lâche, mesquine,
-incapable de supporter la douleur. Lorsqu’elle eut enfin compris, à
-travers les explications embarrassées d’André, qu’il s’agissait pour
-elle d’une ruine totale, elle s’abattit sur le divan, en proie à une
-épouvantable crise de nerfs. Elle se roulait sur les coussins avec des
-mouvements convulsifs, criait, sanglotait, déchirait les dentelles de
-son corsage. La correcte Juliane ne fut bientôt plus qu’une pauvre épave
-humaine qui gémissait, les cheveux épars, les vêtements en lambeaux, les
-yeux révulsés. Laurence, qui jamais n’avait assisté à pareil spectacle,
-ni soupçonné qu’on pût souffrir avec si peu de dignité, la crut vraiment
-malade; elle étendit la main pour sonner sa femme de chambre et faire
-venir un docteur. Mais Juliane, qui paraissait à l’agonie, vit son
-geste. En un instant, elle fut debout et, saisissant le bras de sa
-belle-sœur:
-
---Non, non, n’appelez personne, bégaya-t-elle... Il ne faut pas qu’on
-sache. Grand Dieu!... Sauvons du moins les apparences.
-
-Laurence faillit éclater de rire, tant cette présence d’esprit,
-succédant à un furieux délire, lui parut comique.
-
-Juliane, cependant, n’était point calmée. Bientôt toute sa douleur se
-changea en colère contre son mari. Elle se mit à lui reprocher âprement
-leur ruine, s’étonnant qu’il n’eût point prévu la banqueroute de M.
-Hecquin.
-
-André subissait tête basse ses accusations véhémentes. Laurence,
-cependant, tremblait de voir arriver Cyril. Et comme elle ne se souciait
-pas de le rendre témoin de ces scènes de famille, elle s’éclipsa pour
-donner ordre à sa femme de chambre de lui dire, s’il se présentait,
-qu’elle avait été forcée de sortir, mais qu’elle le priait de repasser
-après le dîner. Quand elle revint, Juliane et André se lamentaient
-toujours, prenaient à témoin l’univers qu’avant eux nul mortel n’avait
-subi pareille disgrâce. Tout en écoutant distraitement leurs
-divagations, Laurence évoquait son passé: la longue agonie, la mort
-tragique de son père. Auprès de ce qu’elle avait souffert alors, son
-malheur présent lui semblait aisément acceptable. Elle regardait avec un
-froid mépris ces deux êtres qui pleuraient si amèrement leur fortune
-perdue.
-
-Si basse que fût leur douleur, ils souffraient cependant. Laurence, se
-reprochant sa dureté, finit par les prendre en pitié. Elle s’approcha de
-Juliane pour lui offrir quelques consolations. Mais la jeune femme, que
-le calme de sa belle-sœur humiliait, lui imposa silence dès les premiers
-mots.
-
---Epargnez-moi vos exhortations, dit-elle en essuyant ses larmes avec
-rage. Naturellement tout cela ne vous fait rien, à vous. Vous êtes une
-grande âme, une âme héroïque, n’est-ce pas? Vous méprisez l’argent?
-C’est facile à dire. Attendez la misère! Nous verrons ce que deviendra
-ce beau courage. Folle que vous êtes! Vous devriez pleurer des larmes de
-sang, car vous n’êtes pas seulement ruinée, mais déshonorée. Qui voudra
-jamais revenir dans cette maison tarée? Tous vos amis vous tourneront le
-dos.
-
---Bah! dit Laurence en haussant les épaules, je ne regretterai pas ceux
-qui agiront ainsi.
-
-Et elle songea: «Cyril me restera toujours!» Mais Juliane devina sa
-pensée et, découvrant le point vulnérable où elle pouvait la blesser:
-
---Comptez-vous sur les de Clet? lui cria-t-elle. Malheureuse, ils sont
-ruinés sans doute et par votre mari! Espérez-vous que l’amitié de Cyril
-résiste à cette épreuve? Non, non, vous ne le reverrez jamais, soyez-en
-sûre. Il vous fuira d’autant plus qu’il est le cousin de M. Hecquin.
-Jadis, c’était un honneur; maintenant, il s’empressera de renier, en
-rompant avec vous, un lien de parenté vraiment trop peu flatteur.
-
---Vous ne connaissez pas Cyril, murmura Laurence avec fierté.
-
-Pourtant sa voix vacillait, pleine de larmes; son regard mal assuré
-exprimait une détresse poignante. Le coup avait porté. Pour la première
-fois depuis le début de cette journée tragique, elle souffrait vraiment.
-Juliane, un moment, savoura sa vengeance. Mais toutes ces émotions
-précipitées, violentes, l’avaient exténuée. Elle partit bientôt, faible,
-dolente, soutenue par son mari, auquel elle avait consenti enfin à
-pardonner. Laurence alors sonna sa femme de chambre pour s’informer de
-Cyril. Il s’était présenté, un quart d’heure auparavant, mais il dînait
-en ville et ne pourrait revenir le soir comme elle l’en avait fait
-prier. La jeune femme désirait vivement qu’il n’apprît pas par d’autres
-que par elle, la fuite de M. Hecquin. Un instant elle voulut se rendre
-chez Mme de Clet et, en l’absence de son fils, lui révéler la vérité.
-Puis elle comprit que Cyril seul pourrait adoucir pour sa mère un coup
-si cruel. D’ailleurs, rien ne pressait. Elle pouvait, sans manquer à
-l’honneur, accorder quelques heures de grâce à ces deux êtres qui lui
-étaient si chers. Cette nuit, du moins, ils dormiraient tranquilles,
-heureux encore. Laurence songeait à eux avec une tendresse extrême, une
-infinie pitié. Sa propre infortune l’occupait peu. Mal préparée à la
-pauvreté, elle se reconnaissait à peu près incapable de gagner sa vie.
-Mais sa maison de Sedan lui restait. Elle savait qu’Ursule, instruite de
-sa gêne, ne consentirait plus à l’habiter. Cette demeure vaste et
-commode se louerait sans doute assez bien et son loyer suffirait à
-assurer sa vie. Elle ne pensait pas que la nécessité de réduire ses
-dépenses pût lui sembler pénible. Elle s’imagina dans une pièce étroite
-et triste, mal éclairée, mal chauffée, et il lui parut évident qu’elle
-pourrait y vivre résignée, heureuse encore, pourvu que Cyril vînt la
-voir quelquefois.
-
-
-
-
-II
-
- Allons, allons, c’était bien le traître le plus caché, le plus
- abrité qui vécût jamais.
-
- SHAKESPEARE.
-
-
---Allons, il faudra que je prenne peu à peu l’habitude de la pauvreté,
-songeait Laurence, le lendemain, en considérant le plateau d’argent que
-sa femme de chambre venait de poser sur la table et que, tout de suite,
-elle résolut de vendre.
-
-Elle savoura son thé avec un plaisir mêlé de regrets, car, n’ayant
-aucune idée exacte de la valeur des choses, elle s’imaginait qu’il lui
-faudrait bientôt renoncer à ce breuvage, probablement trop dispendieux.
-La perspective de ce sacrifice n’ébranla pas sa fermeté. Pour s’exercer
-à l’ascétisme, elle ne but même que deux tasses au lieu de trois.
-
-Son déjeuner fini, elle se leva et s’habilla en hâte, car elle attendait
-André qui vint la chercher de bonne heure pour la conduire chez son
-avocat: Me Minne.
-
-Celui-ci, depuis la veille, avait obtenu de nouveaux renseignements sur
-la situation de M. Hecquin. Il apprit à Laurence que son passif
-dépassait six millions. L’actif semblait nul et les créanciers ne
-recevraient probablement aucun dédommagement.
-
---Il paraît évident, ajouta Me Minne, que M. Hecquin a pu gagner
-l’étranger, puisqu’il reste introuvable. De cela seulement, madame, vous
-pouvez vous réjouir. Car les fautes qu’il a commises relèvent de la cour
-d’assises et l’enverraient au bagne s’il venait à être arrêté.
-
-Malgré cette assertion, Laurence s’abstint encore de condamner son mari,
-tant il lui semblait lâche d’accabler un être tombé dans un tel
-déshonneur. Elle murmura tristement:
-
---Mais enfin, maître, que s’est-il passé? Expliquez-moi comment cet
-homme honnête, bon et droit, dont la vie jusqu’alors obéissait aux plus
-sévères principes, a pu, en quelques mois, devenir cet escroc sans
-scrupule, tromper, dépouiller ses clients, moi-même, et garder devant
-tous cet air tranquille qui ne laissait rien deviner?
-
-Me Minne considéra sa cliente avec une pitié un peu railleuse:
-
---Il n’y a qu’une chose, dit-il, vraiment inexplicable, fabuleuse, c’est
-que vous, votre frère et tant d’autres, vous ignoriez si absolument le
-passé de M. Hecquin, quand un jour m’a suffi pour le connaître.
-
-Et l’avocat raconta une longue histoire. Elle commençait d’une façon
-toute simple. Fils d’un huissier de Nancy, M. Hecquin offrit dans sa
-jeunesse l’exemple de toutes les vertus. Rangé, économe, travailleur, il
-fit à Paris de sérieuses études de droit et entra comme représentant
-dans une grande maison d’assurances. Au cours d’une tournée d’inspection
-en province, il sut plaire à la fille unique d’un gros commerçant de
-Lille et l’épousa. La dot de sa femme, l’héritage de ses parents, qui
-moururent peu après son mariage, lui constituaient une fortune
-suffisante. Il quitta sa maison d’assurances, fonda un journal financier
-et se jeta dans la spéculation. Doué d’un esprit rusé, audacieux, mais
-borné, il n’avait en aucune façon le génie des affaires. Ses succès
-furent toujours éphémères et suivis de revers. Mais il eut l’adresse de
-se faire adorer de sa femme dont l’attachement le sauva. Les parents de
-cette malheureuse, ne pouvant la décider au divorce, et toujours
-désarmés par ses larmes, payèrent inlassablement les dettes de leur
-gendre, réparèrent ses fautes, jusqu’au jour où Mme Hecquin mourut de
-chagrin, en laissant à sa famille la charge d’élever son fils.
-
-Ruiné, abandonné de ceux qui l’avaient soutenu jusqu’alors, M. Hecquin
-ne perdit pas courage. Par un coup de chance inouï, il réussit à capter
-la confiance de la baronne Tershau, veuve du richissime banquier juif.
-Il devint son intendant, reçut la direction de toutes ses affaires et,
-n’ayant à redouter aucun contrôle, puisa sans scrupule dans cette
-immense fortune pour satisfaire sa passion du jeu. Après dix ans
-d’aveuglement, la baronne, avertie par des délations de plus en plus
-nombreuses, de plus en plus précises, s’aperçut enfin que son précieux
-intendant lui avait volé plus d’un million. Désarmée par les
-supplications du misérable, elle n’eut pas le courage de le livrer à la
-justice et se contenta de le renvoyer. Le fils de M. Hecquin, qui venait
-de se marier, connut les causes de cette rupture. C’est alors qu’indigné
-de l’improbité de son père et redoutant une catastrophe plus
-irréparable, il voulut lui faire donner un conseil judiciaire. De là
-datait l’inimitié des deux hommes. M. Hecquin se défendit avec une telle
-adresse qu’il parvint à faire débouter son fils de sa demande et
-conserva toute sa liberté d’action. Peu après, il retrouva de nouvelles
-dupes. Il put fonder sa maison de banque, connut des périodes de succès
-éclatants, suivies de revers non moins complets. Trois ans auparavant,
-il traversait une terrible crise et, dans tous les milieux financiers,
-on le considérait comme un homme perdu, lorsqu’on apprit avec stupeur
-qu’il allait épouser une jeune fille appartenant à une famille
-parfaitement honorable, pourvue d’une fortune solide. Cette nouvelle
-remonta son crédit. Il reparut à la Bourse, mais ce ne fut qu’un an
-après son mariage qu’il se remit à tenter de grosses spéculations.
-
---Naturellement, s’écria Laurence, en interrompant Me Minne, cette
-rentrée en scène coïncide avec le moment où, après la mort de mon père,
-il m’arracha une procuration générale qui lui laissait la libre
-disposition de ma fortune.
-
-Elle comprenait enfin pourquoi M. Hecquin l’avait recherchée, sans se
-laisser rebuter, ni par la défiance non dissimulée de son père, ni par
-son indifférence, ni par le contrat injurieux qu’on lui avait imposé.
-Elle s’expliquait aussi l’attitude de cet époux débonnaire, lorsqu’elle
-avait refusé et à jamais d’être sa femme. Pour accepter tant d’affronts
-et d’humiliations, il fallait que le plus lâche amour ou la plus sombre
-cupidité eût étouffé en lui tout orgueil, toute dignité même. Laurence,
-qui s’était étonnée parfois de cette patience surhumaine, faute de
-pouvoir soupçonner la duplicité de son mari, avait admis l’hypothèse du
-fol amour. Cette chimère lui parut tout à coup si fabuleuse, si
-burlesque, qu’elle ne put s’empêcher de rire. Me Minne et André se
-regardèrent, effarés de la voir accepter si gaîment sa tragique
-mésaventure.
-
---Allons, déclara-t-elle paisiblement sans remarquer leur surprise, je
-ne me croyais pas encore si parfaitement stupide et je me suis laissée
-vraiment jouer comme une enfant. Mais tant mieux, tout est bien ainsi.
-
-La découverte qu’elle venait de faire lui causait en effet une véritable
-satisfaction. La conduite de M. Hecquin, ses forfaits prémédités,
-justifiaient enfin l’instinctive aversion qu’il lui inspirait et qu’elle
-s’était tant de fois reprochée. Le masque bienveillant que ce mystérieux
-personnage avait si longtemps porté devant elle venait de tomber,
-découvrant la face répulsive de l’hypocrite sans pitié ni remords. Mais
-du moins, maintenant, elle pouvait sans lâcheté le renier, séparer sa
-cause de la sienne. Quelle que fût à présent la destinée de cet homme,
-elle était envers lui libre de toute dette, affranchie de tout scrupule.
-
-En rentrant chez elle, Laurence trouva une lettre qui portait le timbre
-de Paris et dont l’adresse, tracée par une main étrangère, ne lui
-rappelait rien. Comme elle l’ouvrait distraitement, elle reconnut avec
-stupeur sur les feuillets qui s’en échappèrent l’écriture régulière et
-serrée de M. Hecquin.
-
-La lettre, datée de l’avant-veille, commençait par une formule de
-mélodrame:
-
-«Quand vous recevrez ces lignes, tout sera fini pour moi, je paierai ma
-dette à la société ou si, comme je puis encore l’espérer, mon fils, pour
-sauver l’honneur de son nom, veut bien m’avancer quelque argent et
-favoriser ma fuite, je mangerai seul, à jamais, l’amer pain de l’exil.»
-
-A cet exorde succédait un long plaidoyer dans lequel M. Hecquin rejetait
-pompeusement la responsabilité de ses fautes sur les hommes, sur les
-événements, sur la fatalité. Il implorait cependant en quelques phrases
-rapides le pardon de sa femme. Puis, cette formalité remplie, tout
-aussitôt, redressant la tête, il prenait un ton venimeux, accusateur et
-presque triomphant:
-
-«Si quelque chose pouvait adoucir, écrivait-il, l’amertume de mes
-remords à votre endroit, c’est la certitude où je suis que, même si vous
-ne m’aviez pas épousé, vous n’auriez pu conserver votre fortune. Votre
-prodigalité, votre ignorance absolue de la valeur de l’argent vous
-eussent de toutes façons conduite à la ruine où vient de vous entraîner
-ma mauvaise chance. Peut-être puis-je espérer que ce désastre aura sur
-vous une influence heureuse, corrigera, il en est temps, votre
-effrayante légèreté. Vous comprendrez enfin que le but de la vie n’est
-point de lire des vers avec des jeunes gens, de fumer des cigarettes ou
-d’écrire toute la nuit vos rêveries de jeune névrosée. Cette existence
-scandaleuse et déréglée va finir. Vous reconnaîtrez peu à peu la
-nécessité de l’économie, le mérite du travail et peut-être, un jour,
-penserez-vous sans trop d’amertume au malheureux qui vous aura appris,
-durement il est vrai, la sagesse.»
-
-Laurence, abasourdie, croyait rêver. C’était vraiment le monde renversé.
-Le voleur reprochait à sa victime ses dépenses. Le malfaiteur se posait
-en pontife, en apôtre de la vertu. Plus elle relisait cette lettre
-insolente, plus elle y discernait l’accent de la vengeance. Et soudain,
-elle comprit toute la vérité: M. Hecquin la haïssait.
-
-Ah! sans doute, elle avait été pour lui une dupe naïve et facile à
-tromper. Pourtant, contraint par prudence d’accepter le contrat imposé
-par le colonel Dacellier, il avait dû attendre plus d’un an, au milieu
-des plus vives angoisses, la fortune convoitée. Pour capter sa
-confiance, il s’était plié au plus patient esclavage, respectant toutes
-ses volontés, approuvant servilement tous ses caprices. Il ne pouvait
-lui pardonner ces longs retards, ces humiliations. Mais il la détestait
-surtout à cause de ses dépenses, à cause de cet argent si précieux
-qu’elle lui reprenait par lambeaux et employait à ses plaisirs. Que de
-fois, à la veille d’une échéance difficile, n’avait-il pas dû la maudire
-lorsque, lui montrant son tiroir vide, elle réclamait pour le lendemain
-une somme importante, s’étonnant qu’il la lui fît toujours attendre. Et
-la jeune femme se rappelait avec un frisson d’épouvante certains regards
-que parfois il attachait sur elle quand il lui remettait enfin une
-liasse de billets de banque, regards mornes, presque vitreux, qui
-s’efforçaient de ne rien exprimer, où couvaient cependant, elle s’en
-rendait compte à présent, une inexorable rancune et, peut-être, le désir
-aveugle du meurtre. Mais comme elle repassait ainsi, en frémissant d’une
-terreur rétrospective, sa vie commune avec ce monstre, on annonça Mme
-Heller.
-
-
-
-
-III
-
- Un homme qui nous est fidèle dans l’adversité est plus doux à
- voir que, sur la mer, la sérénité du ciel aux marins.
-
- EURIPIDE.
-
-
-Les natures basses et vulgaires ne savent pas supporter le malheur avec
-simplicité. Instinctivement, la visiteuse avait adopté l’attitude d’une
-mauvaise actrice, jouant le dernier acte d’une tragédie. Elle s’avançait
-d’un pas chancelant, en s’appuyant à tous les meubles. Sa main gauche
-était posée pathétiquement sur son cœur. Sa main droite brandissait un
-journal déployé qu’elle tendit à Laurence. Celle-ci y lut d’un regard le
-court entrefilet qui annonçait la banqueroute frauduleuse et la fuite de
-son mari. Sa première pensée fut pour Cyril. Elle le plaignait et
-tremblait qu’il ne lui en voulût de son silence involontaire, maintenant
-qu’il savait tout, et non par elle. Mme Heller n’eut point pitié de sa
-consternation.
-
---Gardez ce journal, malheureuse, s’écria-t-elle avec éclat en
-s’effondrant dans un fauteuil, gardez-le et souvenez-vous que j’y ai
-trouvé mon arrêt de mort. Ah! Dieu! Je l’ai ouvert tout à l’heure dans
-le métro, sans défiance. Quel coup de massue! J’ai failli tomber
-foudroyée. Faites-moi apporter un grog, si les caves de votre époux ne
-sont pas vides comme sa caisse. Plus vite!
-
-Elle n’eût pas donné un ordre à un chien sur un ton plus impérieux, plus
-offensant. Pourtant, Laurence obéit sans mot dire et sonna sa femme de
-chambre. Elle ne comprenait pas bien pourquoi Mme Heller la traitait si
-durement, mais elle sentait que cette femme était devenue sa mortelle
-ennemie et, abattue par ce nouveau chagrin, elle acceptait l’injure,
-l’affront comme le seul pain qui lui fût désormais accordé. Lætitia,
-cependant, continuant sa comédie, soupirait à fendre l’âme, feignait de
-se trouver mal. Puis, ayant dégusté d’un air mourant le grog qu’elle
-avait demandé, elle reprit des forces. Son regard éteint redevint dur et
-menaçant.
-
---Et maintenant, ma petite, dit-elle en se rapprochant de Laurence comme
-pour épier de plus près sa physionomie, vous allez me dire où est votre
-honorable époux.
-
---Je l’ignore, madame, répondit Laurence avec calme, bien que son cœur
-battît à l’étouffer. Voilà tout ce que je sais de lui.
-
-Elle tendit à son interlocutrice la lettre qu’elle venait de recevoir.
-Mme Heller s’en saisit avidement et la lut, d’abord avec un air de
-surprise, puis avec un méchant sourire.
-
---Cette lettre a été concertée entre votre mari et vous, dit-elle d’un
-ton sentencieux, c’est trop clair! Elle vous permet de vous poser en
-victime et vous sert de sauvegarde. Mais je ne me laisserai pas prendre
-à ce grossier subterfuge. Comment croire que M. Hecquin ait pu vous
-tromper, vous rouler, comme il s’en vante? Comment admettre que vous
-n’ayez rien deviné, au moins durant les derniers jours? Acculé à un tel
-désastre, il devait, dans l’intimité, trahir ses préoccupations. Un mari
-ne peut rien cacher à sa femme, surtout quand il est vieux et qu’elle
-est jeune.
-
---Vraiment, je n’ai rien remarqué, rien compris, affirma doucement
-Laurence. Ses affaires ne m’intéressaient pas, et lui moins encore. Mon
-mari, dites-vous. Oh! il l’était si peu!
-
-Et elle dévoila naïvement à sa visiteuse tout le mystère de sa vie
-conjugale. Mme Heller, dès les premiers mots, l’interrompit:
-
---Non, vraiment, dit-elle, non, mon cher petit!
-
-Elle continuait d’employer par habitude les termes caressants dont elle
-se servait d’ordinaire mais qui, prononcés sur un ton de raillerie
-féroce, avaient la dureté d’un soufflet:
-
---Non, je vous en prie! Quand vous écrirez un roman, vous pourrez
-présenter à vos lecteurs un ménage vivant en frère et sœur. Vous aurez
-du succès parmi les jeunes filles. Mais n’essayez pas de me faire avaler
-à moi une pareille fable. Oh! grand Dieu! je connais l’homme, je sais ce
-qu’est la vie, je sais ce qu’est l’amour, je sais ce qu’est le mariage!
-
-Il n’y avait rien à dire à cette femme, si convaincue de son
-infaillibilité. Laurence, d’ailleurs, comprenait à quel point son
-indifférence absolue pour son mari et toute l’histoire de leur vie
-commune, si profondément séparée, devaient paraître incroyables.
-Pourtant, il fallait bien s’en tenir à la vérité, affirmer que jamais
-elle n’avait posé une question à M. Hecquin sur ses affaires, qu’il
-s’était enfui de chez elle avant qu’elle eût rien soupçonné. Mme Heller
-en l’écoutant frémissait de rage. Elle lui fit subir un long et cruel
-interrogatoire, la pressant de questions, lui tendant mille pièges pour
-la forcer à se contredire. Enfin, ne pouvant obtenir d’elle l’aveu
-qu’elle sollicitait, elle se leva avec fracas, renversant son siège. Sa
-colère, longtemps contenue, éclata, terrible.
-
---Savez-vous combien je perds? vociférait-elle. Quatre cent mille
-francs, le prix de mon hôtel! M. Hecquin me donnait d’excellents
-conseils et, peu à peu, tous mes capitaux ont passé dans ses mains. Le
-mois dernier encore, je lui ai remis cinquante mille francs. Vous
-connaissiez alors certainement l’état de ses affaires, mais vous ne
-m’avez pas avertie, et pour cause. On sait ce qui se passe en des cas
-pareils. La femme, étant prévenue la première, passe la première à la
-caisse. Elle pleure, crie, menace. Le mari, pour qu’elle ne le dénonce
-pas, donne tout l’argent dont il peut disposer; chaque jour elle lui
-arrache un nouveau remboursement, aux dépens même de ses meilleurs amis.
-Allons, avouez que j’ai deviné juste. Avouez donc! Oh! vous me
-rembourserez, je saurai bien vous y contraindre!
-
-Laurence écoutait sans colère cette furie. Détournant les yeux de ce
-visage crispé dans la grimace de la haine, elle évoquait la brillante
-figure qui avait captivé sa jeunesse. Par respect pour son ancien amour,
-elle négligeait de se défendre. Surprise de pouvoir conserver tant de
-calme sous de telles insultes, elle s’y crut insensible. Ce fut
-seulement quand Mme Heller l’eut quittée qu’elle sentit sa blessure. La
-trahison de M. Hecquin, quoique plus criminelle, lui avait fait moins de
-mal, ayant changé sa vie sans atteindre son cœur. Mais bien qu’elle fût
-fort détachée de sa chère Lætitia, Laurence conservait à son égard une
-secrète faiblesse et s’en croyait aimée. La conduite de cette ancienne
-amie la laissait inconsolable. Elle se retira dans sa chambre et, bien
-qu’il fût à peine six heures, s’apprêta à se mettre au lit. Elle se
-sentait horriblement délaissée et comme condamnée à l’opprobre, au
-mépris du monde entier. Nulle amitié, sans doute, si forte qu’elle
-parût, n’était à l’épreuve d’une perte d’argent. Ce malheur avilissait,
-affolait toutes les âmes, les entraînait à commettre les pires lâchetés.
-Le vrai coupable absent, il fallait que ses créanciers trouvassent une
-victime qui pût répondre pour lui, souffrir pour lui, être humiliée
-jusqu’à la mort. C’était là maintenant le rôle de Laurence. Affaiblie
-par les déceptions de la journée, elle n’osait plus espérer trouver
-grâce devant personne. Après M. Hecquin, après Mme Heller, d’autres
-amis, les meilleurs peut-être, la trahiraient. Elle évitait de prononcer
-le nom qui lui sonnait dans le cœur avec la persistance d’un glas. Mais,
-comme elle s’efforçait de l’oublier, sa femme de chambre vint lui dire
-que Cyril insistait pour qu’elle voulût bien le recevoir.
-
-Cette nouvelle fut pour Laurence le coup de grâce. Elle ne trouva plus
-dans son âme une parcelle de courage pour supporter encore les tortures
-d’une entrevue avec Cyril. Cédant à un mouvement de lâcheté panique,
-elle chercha tout d’abord un prétexte qui lui permît de remettre au
-lendemain toute explication. Mais puisque tôt ou tard il lui faudrait
-subir cette douleur inévitable, nul repos ne lui serait accordé tant
-qu’elle ne l’aurait pas soufferte. Mieux valait en finir au plus vite,
-perdre dans un même jour tous ses amis. Elle reprit les vêtements
-qu’elle avait quittés, et s’efforça de rattacher ses cheveux dénoués.
-Elle dut cinq ou six fois recommencer sa coiffure. A tout instant, le
-cœur lui manquait en songeant à celui qui l’attendait. Elle savait bien
-qu’il lui épargnerait les insultes directes dont Mme Heller l’avait
-accablée. Mais déjà il l’avait jugée et probablement condamnée. Il
-venait pour savoir si elle était vraiment ruinée, ce qu’on pouvait
-attendre d’elle. Il lui parlerait poliment, mais avec une défiance
-prudente. Il l’étudierait d’un regard chargé de soupçons. A cette
-pensée, elle se sentait saisie d’une douleur sans nom. Enfin, elle eut
-raison de sa faiblesse et rien ne trahissait son angoisse et sa peur
-lorsqu’elle entra au salon avec une expression de dignité calme et de
-sévérité glaciale. Sachant pourtant combien sa fermeté restait précaire,
-elle regarda seulement Cyril à l’épaule, évitant son visage. Mais tout
-de suite il courut à sa rencontre et lui saisit les mains:
-
---Oh! Laurence! ma pauvre Laurence, s’écria-t-il d’une voix qui
-tremblait d’émotion.
-
-Et, se penchant sur elle, il l’embrassa.
-
-Laurence ne s’était préparée qu’aux plus durs affronts. La douceur de
-cet accueil, succédant à la certitude d’un universel abandon, lui enleva
-tout son courage. Elle plia sous cette joie inattendue. Ses larmes
-débordèrent: elle s’abattit sur son divan, la tête dans ses mains.
-Cyril, penché sur elle, lui parlait avec un accent d’ineffable pitié. Le
-sens de ses paroles lui échappait, mais sa voix lui coulait sur le cœur
-comme une eau divinement fraîche. Bientôt, elle cessa de pleurer, saisie
-par le désir de revoir son visage. Lorsqu’elle l’eût contemplé un
-moment, elle se calma, demeura immobile, oubliant sa peine dans un muet
-enchantement, car nulle expression de colère, de rancune ou de défiance
-n’assombrissait cette physionomie altérée, mais toujours noble et
-tendre. Le regard que le jeune homme attachait sur elle était bien celui
-d’un ami.
-
---Oh! Cyril, gémit-elle, ce n’est pas ma faute. Je ne savais pas... Je
-n’ai rien soupçonné... jamais... jamais. Avant-hier, lorsque mon mari
-m’a quittée, j’ignorais tout encore, cela, je vous le jure.
-
-Il l’interrompit avec une sorte de colère.
-
---Allons, vous êtes folle! Ai-je besoin de ce serment? Naturellement,
-les affaires de M. Hecquin vous étaient aussi étrangères que
-l’astronomie. Vous viviez près de lui, mais à cent lieues de lui. Jamais
-ménage ne fut plus séparé que le vôtre. Je comprends ce qui s’est passé
-et je n’ai que faire de vos explications.
-
---Ne me trompez pas, dit Laurence amèrement. Si vous devez me condamner
-un jour, que ce soit tout de suite. Je dois vous l’avouer: d’autres
-m’ont accusée et m’accuseront encore des pires infamies. Déjà, je passe
-pour avoir été la complice de mon mari. Oh! j’ai été durement jugée par
-une femme qui était cependant ma plus ancienne amie!
-
---Mais entre nous, Laurence, il n’y a pas de trahison ni de malentendu
-possible, reprit Cyril. Je vous connais comme je connais mon âme, et
-cela dès le premier jour où je vous ai vue. Au contraire, cet homme...
-mon cousin... est toujours resté pour moi impénétrable, indéchiffrable.
-Qu’était-il? Même à présent, je ne le comprends pas.
-
-Comme Laurence, dans les premiers moments, Cyril n’osait pas juger M.
-Hecquin. Il croyait lui devoir quelque reconnaissance. En effet, sur un
-capital de vingt mille francs, somme dérisoire pour un spéculateur de
-cette envergure, le banquier versait depuis des années, à son jeune
-cousin, des intérêts prodigieux. Grâce à lui, le jeune homme, affranchi
-de tout souci pécuniaire, avait pu suivre librement sa vocation
-littéraire. Il pensait que cet homme, égaré jusqu’au crime par la
-passion du jeu, l’avait aimé pourtant et lui voulait du bien. Laurence
-ne pouvait partager ses illusions. Elle comprenait aisément l’intérêt
-qui poussait son mari à s’acquérir la reconnaissance des de Clet. Dans
-l’odieuse comédie qu’il jouait, il leur réservait à leur insu un rôle de
-premier plan. Leur nom respecté, leur honorabilité connue lui servaient
-de sauvegarde. Lorsqu’il cherchait à attirer dans ses filets quelque
-nouvelle dupe, il se targuait à propos d’une parenté flatteuse. Et ceux
-qu’inquiétaient ses discours obscurs accordaient leur confiance au
-cousin de la comtesse de Clet. Laurence expliqua longuement à Cyril le
-caractère de M. Hecquin. Elle lui dévoila son passé, lui raconta sa vie,
-ses forfaits. Le jeune homme écoutait, stupéfait. Elle dut, pour le
-convaincre, lui montrer l’impudente lettre qu’elle avait reçue du
-misérable. Il put à peine en achever la lecture. La perfidie que
-révélait chaque ligne du texte lui arrachait des exclamations d’horreur.
-Il jeta enfin sur la table les papiers que sa main convulsive avait
-failli mille fois mettre en pièces.
-
---Oh! Laurence! je rêve, n’est-ce pas, s’écria-t-il, il n’a pas pu vous
-haïr à ce point! Sa conduite envers vous dépasse toute imagination. De
-grâce, oubliez cela tout de suite, c’est trop horrible!
-
-Pressant les mains de la jeune femme, il la regardait d’un air suppliant
-et semblait presque lui demander pardon de tout le mal qu’un autre lui
-avait fait sans qu’il pût l’empêcher. Elle sourit doucement:
-
---Je n’y pense déjà plus, dit-elle. Une telle trahison eût été terrible
-pour moi si j’avais aimé cet homme. Autrement, peu importe. Les douleurs
-de l’amour trompé sont les seules qui me paraissent redoutables.
-
---Il y en a d’autres pourtant, murmura Cyril, vous ne savez pas encore
-ce qu’est la ruine, vous ne connaissez pas les maux quotidiens, si
-mesquins et pourtant si cruels qu’elle nous contraint de subir. Cette
-ignorance est le seul bien qui vous reste, mais non point pour
-longtemps.
-
-Il semblait infiniment triste, et Laurence ne pouvait détacher les yeux
-de ce visage, où, dans le crépuscule qui tombait, la douleur croissait
-lentement comme une lumière spirituelle, plus vive, plus belle que celle
-du jour.
-
---Cyril, souffrez-vous beaucoup? demanda-t-elle avec un respect timide.
-Tout cela pour vous est-il irréparable?
-
-Il était trop simple, trop candide pour songer à dissimuler ses
-tourments:
-
---Voyez-vous, dit-il, on voudrait pouvoir mépriser une perte d’argent,
-pour moi c’est un profond malheur et qui va changer toute ma vie. Il ne
-nous reste qu’une maison à Dijon et une ferme en Bourgogne, à peu près
-sans valeur. Si j’étais seul, j’accepterais sans révolte la gêne, la
-misère même, mais la pensée de maman me déchire. Toujours, lorsque
-j’étais enfant, je l’ai vue, harcelée de soucis d’argent, travailler,
-lutter pour moi, sans aucun repos. J’aurais voulu qu’après une telle
-jeunesse elle eût du moins une vieillesse heureuse! Oh! je m’arrangerai
-pour qu’elle n’ait à souffrir de rien. Par exemple, il faudra me
-consacrer corps et âme au journalisme, ou peut-être chercher en dehors
-des lettres une situation lucrative.
-
---Cyril, vous n’y pensez pas!
-
-Laurence s’était levée toute droite dans son émotion et, retombant
-aussitôt à sa place, elle s’écria désespérément:
-
---Ce n’est pas possible, Cyril, ce serait un crime! Vous ne pouvez pas
-briser ainsi votre carrière, vous détourner de votre voie, employer à de
-basses besognes les dons qui sont en vous. Vous n’avez pas le droit,
-Dieu vous ayant créé poète, de devenir un marchand ou un fonctionnaire!
-
-Il sourit avec mélancolie.
-
---Je ne le ferai, croyez-le, qu’à la dernière extrémité; mais
-voyez-vous, Laurence, il y a des obligations ici-bas auxquelles on ne
-peut pas se dérober et qu’il faut peut-être bénir malgré tout.
-
-Son visage exprimait une sorte de ferveur. Ce que cet être, si jeune
-encore et si ardent, aimait sans le savoir, peut-être, plus que tout au
-monde, ce n’était point la mystérieuse amie dont il était cependant
-toujours occupé, ni son œuvre, ni ses livres pourtant chers, c’était
-seulement le devoir, si repoussant qu’il fût. C’est pourquoi sa vie
-était déjà une vie sacrifiée. C’est pourquoi ceux qui l’aimaient
-devaient abandonner toute espérance de le voir heureux. Laurence comprit
-nettement toutes ces choses et des larmes ruisselèrent sur ses joues.
-Cyril abaissa tout à coup son regard sur elle. Il eut une exclamation
-étouffée lorsqu’il la vit pleurer et il prit sa main dans la sienne.
-Alors elle sanglota plus fort.
-
---Je ne puis supporter cela..., gémit-elle, je ne puis supporter de vous
-voir souffrir et briser votre vie, Cyril..., je vous...
-
-Elle s’arrêta. Le mot qui lui venait aux lèvres, c’était: «Je vous
-adore!» Elle en savoura, étonnée, la douceur; mais elle ne le prononça
-pas et son timide cœur, étonné d’avoir si brutalement, si vite, avoué
-son secret, se referma jalousement sur ce cri passionné. Laurence
-l’oublia tout de suite et n’écouta plus que Cyril qui lui parlait,
-penché sur elle, s’efforçant de la calmer.
-
---Est-ce que vous allez pleurer ainsi sur moi longtemps? disait-il sur
-un ton de raillerie légère qui restait tendre. C’est fort touchant, ma
-pauvre amie, mais absolument insensé, et vous ne pouvez vous faire
-aucune idée de ma confusion.
-
-Il tenait toujours sa main dans la sienne. Peu à peu, elle cessa de
-pleurer. La tête renversée sur le dossier de son fauteuil, les paupières
-closes, elle demeurait immobile, ne pensant plus à rien. Elle se sentait
-faible et calme comme après une crise de nerfs ou un long
-évanouissement. Mais, lorsque Cyril l’eut quittée et qu’elle retourna
-dans sa chambre, ce fut avec l’impression étrange qu’en quelques heures
-le monde, la vie avaient entièrement changé pour elle. Et, comme
-cherchant à s’expliquer ce mystère, elle y rêvait, assise sur le bras
-d’un fauteuil, en nattant distraitement ses cheveux dénoués, elle
-entendit de nouveau retentir dans son âme les mots d’adoration fervente
-qu’elle avait failli formuler en présence de Cyril. Tout d’abord, ils
-lui parurent absurdes et fous; elle voulut en sourire, mais ses larmes
-recommencèrent à couler. Son visage, ses bras, tout son corps
-s’empourprèrent et devinrent brûlants comme à la chaleur trop proche
-d’une fournaise. Elle fit quelques pas en chancelant à travers la
-chambre. Et tout à coup, avec la violence d’un flot de sang jaillissant
-d’une artère rompue, un nom s’échappa de son cœur, un nom seulement
-qu’elle répéta plusieurs fois tout haut: «Cyril!»
-
-Alors elle comprit enfin la place que cet ami si cher occupait dans sa
-vie. O lumière subite, ô découverte étonnante, elle l’aimait, non point
-d’un amour jeune et fraîchement éclos, mais, au contraire, très ancien
-déjà. Elle l’aimait peut-être depuis cet instant où, après la mort de
-son père, il s’était penché avec une émotion si vive sur son âme brisée.
-Elle s’expliquait enfin pourquoi, après une telle douleur, elle s’était
-relevée et lentement rattachée à l’existence. C’est lui qui l’avait
-arrachée aux affres du regret et de la solitude. C’est parce qu’il se
-tenait auprès d’elle qu’elle avait de nouveau trouvé belle et charmante
-la terre déserte. C’est à cause de lui qu’elle avait pu rire encore,
-être jeune, aimer ce qu’il aimait. Depuis quelques années, elle ne
-vivait que pour lui.
-
-Elle revint s’étendre sur son lit, ferma les yeux, demeura sans
-mouvement, retenant sa respiration, la main appuyée sur son cœur qui
-semblait vivre seul dans son corps immobile. Et ce cœur taciturne ayant
-dit son secret, maintenant déchaîné, sans pudeur, sans effroi, chantait
-son chant triomphal. Cette nuit-là, Laurence ne dormit pas, tant sa joie
-était vive. Car maintenant s’apaisait en elle la soif dévorante qui
-consume un être noble, tant qu’il n’a pu donner son âme. Maintenant elle
-avait trouvé ce grand amour auquel, à travers toute trahison et toute
-déception, elle n’avait jamais cessé de croire, cet amour souverain,
-plein d’honneur, sans tache, beau comme la lumière, durable comme la
-vérité. Ah! qu’importait qu’il fût triste et sans espérance. Les
-tourments certains qu’il lui apportait n’épouvantaient pas son courage.
-Aux pieds de ce maître admirable, elle n’avait plus qu’à se tenir,
-docile, offerte et prête à tout souffrir. Il la guiderait certainement
-vers quelque clarté divine.
-
-
-
-
-IV
-
- --Qu’est cette chose que l’on dit des hommes, aimer?
-
- --La chose la plus douce, ô ma fille, et la même chose à la fois
- pleine de peines.
-
- EURIPIDE.
-
-
-Si cruel qu’il soit de sa nature, l’amour, lorsqu’il commence à régner
-dans une âme, a toujours quelque douceur. Il fut tout d’abord pour
-Laurence un asile et un bouclier. Sans le secours inattendu qu’il lui
-prêta, peut-être n’eût-elle jamais pu supporter le déprimant et
-quotidien supplice auquel elle fut soumise. En effet, M. Hecquin
-maintenant était à l’abri des poursuites, les journaux déjà s’occupaient
-d’autres scandales. Mais les créanciers ne se résignaient pas à ce
-silence, à cet oubli. Ils éprouvaient un besoin affolé d’agir,
-d’apprendre chaque jour une nouvelle quelconque, de se dépenser en
-démarches afin de se dissimuler leur impuissance. Las d’errer vainement
-autour des bureaux de M. Hecquin, ils accouraient bientôt à son
-domicile, et, reportant sur sa femme leur haine impuissante, ils
-s’efforçaient de l’effrayer, de l’intimider, mêlant à leurs réclamations
-l’injure et la menace. De son côté, Mlle Drevain, bien qu’elle fût de
-toutes les victimes du banquier la moins atteinte et conservât un
-important immeuble à Paris, rejetait âprement sur Laurence la
-responsabilité de sa ruine partielle et ne cessait de la lui reprocher
-aigrement. Mme Heller, désespérant de retrouver ses capitaux, se vendit
-encore une fois et partit pour Venise avec un Américain, tout croulant
-de vieillesse, que ses charmes déclinants fascinaient encore. Sa rancune
-persistait cependant et chaque semaine arrivaient, rue de Vaugirard, des
-lettres anonymes où se reconnaissait clairement sinon l’écriture, du
-moins le style de la belle Lætitia.
-
-Soutenue par le souvenir de Cyril, Laurence supportait les affronts les
-plus amers avec une impassible dignité et parvenait presque à n’en point
-souffrir.
-
-Une nouvelle épreuve ne tarda pas à la frapper. Ursule, déjà gravement
-malade d’une phlébite au moment où elle apprit la ruine de sa jeune
-cousine, fut emportée quelques jours plus tard par une embolie. Laurence
-pleura très sincèrement celle qui lui avait servi de mère et dont
-l’affection si tendre avait seule embelli, réchauffé sa jeunesse. Mais
-l’amour est un maître despotique et, dans le cœur où il descend, il
-étouffe toute autre tendresse. Le chagrin de Laurence, quoique grand, ne
-la détacha pas de la vie, pour elle désormais si pleine et magnifique.
-Elle connaissait assez Cyril pour savoir que plus elle serait
-abandonnée, pauvre d’amis, pauvre d’argent, plus elle lui serait chère,
-et cette certitude l’entraînait à accepter comme un bien l’infortune et
-la peine. Bien qu’il fût à la recherche d’une situation, il continuait à
-venir la voir chaque soir, lui rendant par sa présence force et courage.
-Lorsqu’il n’était pas libre, sa mère le remplaçait. Malgré les épreuves
-passées, Mme de Clet conservait une jeunesse de caractère qui touchait à
-l’enfantillage, et sa ruine nouvelle l’affectait peu. Depuis la fuite de
-M. Hecquin, elle faisait venir son beurre et ses œufs de Bretagne, et
-l’économie qu’elle réalisait ainsi lui semblait devoir rétablir
-l’équilibre de son budget. Elle s’inquiétait peu du présent, persuadée
-qu’un avenir magnifique attendait Cyril. Douée du cœur le plus généreux,
-elle s’affligeait d’ordinaire du malheur des autres plus que de ses
-propres soucis et s’apitoyait fort sur le sort de Laurence.
-
-Au reste, les de Clet n’étaient point seuls à l’aimer, à la plaindre.
-Ses rares amis lui demeuraient fidèles. Edith Albertaud et Gaston Noret,
-la voyant toujours prostrée sur son divan, oisive, perdue dans
-l’égarement de l’amour, la crurent anéantie par son malheur,
-s’efforcèrent de lui épargner les courses, les démarches auxquelles sa
-situation l’obligeait. Ils lui trouvèrent des acquéreurs pour les
-meubles dont elle fut obligée de se défaire. Ils firent résilier le bail
-de la rue Vaneau et lui cherchèrent une demeure.
-
-Laurence, avant tout, désirait rester dans le voisinage immédiat de
-Cyril, afin qu’il pût venir la voir aussi souvent qu’autrefois. Un
-appartement qu’Edith avait découvert, rue Vavin, lui plaisait
-particulièrement, mais il coûtait dix-huit cents francs, prix excessif
-pour la jeune femme. Sa maison de Sedan venait d’être louée trois mille
-francs. Elle n’avait retrouvé dans son coffre, au Crédit universel, que
-quelques titres nominatifs représentant à peu près mille francs de
-rentes, et elle s’effrayait de devoir consacrer la moitié de son revenu
-à son loyer. Le colonel Arêle la tira d’embarras, et, comme elle lui
-exposait ses perplexités:
-
---Si cet appartement vous convient, n’hésitez pas à l’arrêter, lui
-dit-il, car il est entendu entre ma femme et moi que c’est nous
-désormais qui paierons votre loyer.
-
-Laurence voulut refuser. Les Arêle ne possédaient qu’une fortune
-modeste, le colonel venait d’être mis à la retraite et elle craignait
-que cette générosité ne les gênât. Son vieil ami parut peiné de ses
-scrupules. Il invoqua le nom de son père. Elle dut céder à sa tendre
-insistance et arrêter l’appartement de la rue Vavin.
-
-Elle s’accoutuma sans effort à la médiocrité de sa situation. Sa
-nouvelle demeure, quoique petite, était commode et claire. Elle
-possédait plus de tapis et de tentures qu’il n’en fallait pour organiser
-un intérieur harmonieux, capable de plaire à Cyril. La concierge de la
-maison s’occupa de son ménage et suffit à assurer son facile service.
-Matée par la nécessité, elle sut vite équilibrer son budget, mais il lui
-fallut renoncer à faire imprimer son livre pour lequel Cyril lui chercha
-vainement un éditeur. Elle continua de travailler, avec l’espoir que son
-effort, bien qu’ignoré, ne serait pas à jamais inutile. Et, ayant
-reconnu que le thé et les cigarettes n’étaient point choses très
-coûteuses, elle trouvait la pauvreté bénigne, acceptable en somme.
-
-Le temps passa, opérant son œuvre apaisante. Elle obtint assez vite la
-séparation de corps et de biens et reprit son nom de jeune fille. De M.
-Hecquin, jamais plus elle n’entendit parler. Cette figure sinistre
-s’effaça de sa vie sans même y laisser un souvenir douloureux: elle
-l’eut bientôt entièrement oubliée. Les victimes de son mari renoncèrent
-à la poursuivre de leurs vaines réclamations. Mais au moment même où
-cessait l’orage qui venait de saccager son existence, l’amour qui
-l’avait consolée dans toutes ses peines arracha le masque charmant qu’il
-avait pris pour l’asservir, découvrit son cruel visage et, prudent
-bourreau, commença d’essayer sur elle ses premiers supplices. Comme elle
-s’applaudissait d’avoir reconstruit sa vie de façon à ce que le seul
-être qui lui fût nécessaire ne lui manquât jamais, le sort se plut à
-tourner en dérision ses plans si sages. Le bail des de Clet rue
-Notre-Dame-des-Champs prit fin et le propriétaire leur donna congé, car
-il voulait réparer entièrement sa maison et l’habiter lui-même. Cyril
-chercha vainement dans Paris un appartement d’un prix modeste, mais
-assez vaste pourtant pour qu’il pût y faire entrer les beaux meubles
-anciens dont Mme de Clet, malgré ses revers de fortune, n’avait jamais
-voulu se séparer. Après quelques hésitations, il décida de se fixer en
-banlieue et arrêta une maison à Bourg-la-Reine. Ce simple nom, lorsqu’il
-le prononçait devant Laurence, prenait pour elle les sonorités
-lointaines de Tokio ou de Calcutta; elle n’eût point souffert davantage
-si son ami eût été sur le point de partir au fond de l’Asie ou pour la
-lune. Parfois, pourtant, sans le savoir, Cyril lui rendait quelque
-courage en affirmant qu’il viendrait tous les jours à Paris, qu’il la
-verrait souvent. Mais aux heures mêmes où elle ne redoutait aucun
-malheur précis, Laurence ne pouvait cesser de trembler, ayant acquis la
-certitude que son amour n’aurait jamais de fin. En effet, ce qui cause
-le plus souvent la mort d’une belle passion, c’est tantôt l’insuffisance
-du cœur qui la ressent, tantôt l’infériorité de celui qui l’inspire.
-Laurence, connaissant son ardeur, sa constance, se savait capable de
-nourrir pendant toute une vie la même flamme, et Cyril ne devait jamais
-lui apporter aucune déception. Elle n’aimait point en lui une vaine
-illusion, un fantôme créé par son imagination ou l’ombre de l’amour. Cet
-être parfait et charmant, semblable à elle et pourtant plus grand
-qu’elle, incarnait les rêves les plus ambitieux de sa jeunesse. Rien ne
-pourrait le détacher de lui, pas même la douleur, car elle l’avait aimé,
-sachant qu’il ne l’aimait pas.
-
-Aux tourments que lui causaient l’indifférence de son ami, et la crainte
-de le perdre, s’ajouta bientôt un mal plus cruel. Elle ne put se
-défendre d’une impuissante jalousie que Cyril, inconsciemment, ranimait
-sans cesse. Il lui lisait, en effet, fidèlement tout ce qu’il écrivait.
-Partout, dans ses poèmes, passait le même visage de femme, retentissait
-le même cri de désir véhément, inapaisable. Laurence écoutait, toute
-pâle, ce chant ardent qui ne s’adressait pas à elle. Cette torture si
-fine, si aiguë, peu à peu l’enivrait. Avide de souffrir, elle demandait
-à son ami de lui laisser quelques jours les vers qui la déchiraient.
-Elle passait la nuit à les relire, à savourer ce lent poison. Toutefois,
-elle savait que Cyril n’avait trouvé dans cet amour que des déceptions
-sans nombre, car bien souvent il se plaignait, à elle, amèrement de la
-femme.
-
---C’est vraiment l’image vivante du mal et de la perfidie, disait-il.
-Elle est heureuse de mentir, heureuse de tromper. Un amour permis ne lui
-suffirait pas. Il lui faut l’adultère et c’est l’adultère qu’elle aime
-en son amant, non point lui. Et puis, comme elle est peu sensible et
-bien équilibrée au fond! Entre deux visites, elle court à un
-rendez-vous. Elle est tendre, ardente, abandonnée. Dès qu’elle a remis
-sa voilette, ce n’est plus la même femme: elle repousse le dernier
-baiser qui dérangerait sa coiffure. Cette minute déchirante de la
-séparation ne lui arrache pas même un soupir.
-
-Laurence qui toujours souffrait atrocement au moment où Cyril se levait
-pour partir, qui, toutes les fois qu’il la quittait, fût-elle certaine
-de le revoir le lendemain, croyait le perdre pour toujours, Laurence
-s’étonnait en regardant le visage de son ami. Elle se scandalisait
-qu’une femme pût être assez froide pour se lasser de le contempler, de
-l’adorer dans une ivresse sans fin, et la pensée que Cyril n’était point
-heureux accroissait sa détresse.
-
---Savez-vous, lui dit un jour Juliane, qui j’ai rencontré l’autre jour
-au vernissage du Salon d’automne? Une personne que je désirais voir
-depuis longtemps, Aurélia Loriel.
-
-Laurence connaissait ce nom. Mariée à un savant obscur qui l’aimait
-aveuglément et lui laissait toute liberté, Aurélia Loriel était célèbre
-à la fois par sa beauté et son talent de peintre. Elle immortalisait sa
-grâce en des portraits charmants, où sa silhouette, adorablement mince,
-se détachait sur un fond tourmenté de paysages chaotiques. Son visage,
-toujours à demi détourné ou voilé par le pli d’une écharpe flottante,
-parfois masqué par un loup de velours, n’était jamais entièrement
-visible. Il semblait qu’elle fût trop orgueilleuse, trop jalouse de sa
-beauté, pour en révéler aux profanes l’entière splendeur. Sa
-personnalité, cependant, n’intéressait que médiocrement Laurence, et
-Juliane fut surprise de ne pas lui voir manifester la moindre curiosité.
-Elle ajouta négligemment:
-
---Cyril n’a point mal choisi!
-
-Comme Laurence l’interrogeait du regard, la jeune femme qui, ayant
-deviné sa passion, jugeait nécessaire de lui enlever toute illusion,
-reprit sans méchanceté:
-
---Vraiment, vous l’ignoriez?... Aurélia Loriel est la maîtresse de
-Cyril. Tout Paris le sait. Leur liaison dure depuis plus de quatre ans,
-non sans orages. Il paraît que cette femme est volage. On prétend
-qu’elle a déjà trompé souvent Cyril, mais elle lui revient toujours. Il
-accepte tout. Il est éperdument épris et je le comprends, elle est si
-belle!
-
-Pourquoi cette révélation venait-elle si tard? Parce qu’un an
-auparavant, Laurence n’en eût pas souffert et que la vie est trop
-cruelle pour frapper au hasard. Elle dose et ménage savamment la
-douleur, afin de lui donner toute l’acuité possible. Dès lors, le nom
-d’Aurélia Loriel retentit jour et nuit dans le cœur de Laurence, sonnant
-le glas funèbre de son amour.
-
-Un soir, Gaston Noret vint la chercher. Il avait reçu deux invitations
-pour une première représentation des ballets russes et pensait lui être
-agréable en lui offrant la place dont il disposait. Laurence s’habilla
-en toute hâte. Sa réclusion lui pesait parfois et elle accueillait avec
-joie cette distraction inattendue. Tout de suite, en effet, le charme
-violent d’une musique à la fois nostalgique et barbare l’étourdit, la
-plongea dans une bienheureuse ivresse. Son âme difficile fut entièrement
-comblée par ce spectacle parfait, par le tumulte si divinement ordonné
-de ces danses, folles et délicieuses, à la fois si brutales et si
-spirituelles.
-
---Mon Dieu! murmura-t-elle dès le premier entr’acte, quand le rideau
-tomba sur _Schéhérazade_, c’est beau comme un rêve d’opium.
-
-Gaston Noret, fort peu sensible à la musique, ne partageait pas son
-enthousiasme. Il examinait la salle et, reconnaissant çà et là quelques
-personnalités, les désignait à sa compagne. Tout à coup, il lui toucha
-le bras et murmura:
-
---Regardez, là, à gauche, cette personne qui vient d’entrer... une des
-plus jolies femmes de Paris, Aurélia Loriel!
-
-Laurence étouffa un cri de douleur et tourna vivement la tête. Dans une
-loge qui touchait à son fauteuil d’orchestre, une femme défaisait
-lentement les lourds vêtements et les écharpes qui l’enveloppaient. Elle
-tournait le dos à la salle et l’on ne distinguait que sa haute stature
-et le casque noir de ses cheveux. Au moment où son manteau tomba d’un
-seul côté, son corps, jeune et faible, entraîné par le poids des
-fourrures, s’inclina dans un mouvement charmant qui mit en valeur la
-ligne divine de son épaule et de son bras gracile. Puis elle se
-redressa, svelte et souple, gainée d’un long fourreau de velours noir
-au-dessus duquel brillait, d’un éclat incroyable, sa chair délicate et
-pâle. Lorsqu’elle se fut assise, Laurence la vit face à face, en pleine
-lumière. Son visage était de ceux qu’on peut aimer toute une vie.
-
-Aurélia Loriel n’avait à ses côtés aucun ami, nulle compagne. Tout de
-suite le contraste de sa beauté et de sa solitude dénonçait son orgueil.
-Il semblait que, se sachant sans égale au monde, cette reine farouche
-eût renoncé par mépris à toute société humaine. Figée dans une attitude
-de statue hautaine, elle ne bougeait pas, ne souriait pas. Ses yeux
-magnifiques restaient presque constamment voilés sous leurs paupières
-pesantes et douces. Pourtant, pour ceux qui savaient l’observer, son
-visage, quoique aveugle, ne demeurait pas inanimé. Il vivait d’une vie
-brûlante, exprimant tour à tour l’orgueil, la perversité, une ardeur
-brutale, une sorte de cruauté aiguë, mais surtout la plus intense
-volupté. Et cette femme, repliée sur elle-même et comme perdue dans les
-délices secrètes qu’elle tirait de son propre cœur, semblait promettre à
-celui qui serait digne d’elle un amour admirable, prodigieux, sans fin.
-Nul homme cependant, fût-il son amant, ne devait jamais pénétrer
-entièrement le mystère de sa chair et de sa vie profonde. Et Laurence
-qui, avidement, observait sa rivale, comprenant quel désir insatiable,
-acharné, dévorant elle pouvait inspirer, Laurence se sentait descendre
-dans un abîme sans lumière.
-
---C’est fini, songeait-elle, il n’est plus pour moi de place sur cette
-terre où vous vivez, Aurélia Loriel! Vous m’avez chassée de mon paradis,
-de ce cœur où j’aurais voulu m’abriter pour toujours, où vous régnez
-uniquement. Si j’avais eu votre visage, c’est moi sans doute que Cyril
-eût aimée, car j’étais en tous points semblable à lui, faite pour lui.
-Il ne m’a manqué pour lui plaire que cette forme éblouissante qui vous a
-été accordée. Mais il vous a choisie avec raison: cela est juste et tout
-est bien. Je reconnais humblement ta souveraineté, beauté physique,
-éclat de la chair périssable! Il est juste que tu sois aimée uniquement,
-que tu triomphes à jamais ici-bas. Car, hélas! les souffrances de l’âme,
-son ardeur, ses luttes sombres, que sont-elles devant toi, Beauté!
-
-
-
-
-V
-
- Mme de Langeais comprit l’horreur de la destinée des femmes qui,
- privées de tous les moyens d’action que possèdent les hommes,
- doivent attendre quand elles aiment.
-
- BALZAC.
-
-
-A l’époque fixée, les de Clet quittèrent Paris pour s’installer à
-Bourg-la-Reine. Bientôt la vie de Cyril changea complètement. Il dut
-délaisser la poésie, écrire de fastidieux articles, s’initier aux
-besognes du reportage, se tenir à l’affût des actualités. Si rares que
-fussent ses loisirs, il trouvait encore le moyen de venir chez Laurence
-assez régulièrement. Mais toujours elle voyait maintenant s’interposer
-entre eux l’image d’Aurélia Loriel. Aigrie par la jalousie, elle épiait
-avec une attention amère l’attitude de Cyril, examinait, commentait,
-défigurait ses moindres paroles, prompte à leur prêter un sens blessant.
-Leur intimité était trop grande, leurs caractères trop vifs pour qu’ils
-ne fussent point parfois entraînés à se dire des choses peu agréables.
-Laurence avait depuis longtemps habitué Cyril à ses caprices, à ses
-rebuffades, à ses brutalités soudaines. D’ordinaire, il les supportait
-en riant, car il aimait son humeur changeante et il trouvait du charme à
-son orageuse amitié. Parfois, il se plaisait à riposter, rendant coup
-pour coup et blessure pour blessure. Laurence jadis s’amusait de ces
-joutes qui, maintenant, la réduisaient au désespoir. A certains moments,
-lasse de tant souffrir, elle se demandait s’il ne serait pas plus sage
-de fuir loin des de Clet, de chercher à oublier, avant que sa passion,
-fortifiée par l’habitude, ne fût devenue inguérissable. Obsédée par
-cette pensée, elle dit un jour à Cyril:
-
---Je voudrais habiter la campagne. J’aurais bien dû, après ma ruine,
-quitter Paris, rien ne m’y retenait vraiment. Tous les gens m’ennuient,
-tout me fait mal. Je serais tellement mieux dans quelque petit village
-ensoleillé du Midi! J’aurais une petite maison, un jardin, des chiens,
-des chats qui suffiraient à mon bonheur.
-
---Mais, ma petite enfant, vous ne me verriez plus, protesta Cyril
-aimablement.
-
-Cette tendre parole lui était dictée par une affection sincère. Laurence
-crut comprendre qu’il devinait son amour. Elle se raidit dans une
-défense désespérée.
-
---Voilà qui m’est égal, s’écria-t-elle avec insolence.
-
---A moi aussi, ma chère, je vous l’assure, riposta-t-il aussitôt.
-
-Il plaisantait, mais Laurence ne songea pas qu’elle avait provoqué cette
-réponse. «Je ne suis rien pour lui, se dit-elle, il me verrait partir
-sans un regret.» Son chagrin fut affreux. Toute femme qui n’est point
-aimée par celui qu’elle aime prend en horreur son âme et sa chair et sa
-vie. Laurence devint pour elle-même un objet d’aversion. Elle ne se
-pardonnait pas d’exister, puisqu’elle n’était pas nécessaire à Cyril.
-Alors, elle chercha le moyen de lui plaire, de lui être douce et, durant
-une semaine, étudia le rôle qu’elle pouvait jouer encore dans sa vie.
-Bien qu’il ne se plaignît jamais, elle savait qu’il n’était point
-heureux. Jamais homme, en effet, n’avait été moins armé pour les luttes
-auxquelles la pauvreté l’obligeait. Chaque jour lui apportait quelque
-déception nouvelle. Mais son plus grand chagrin était la perte de sa
-liberté. Ecrasé par l’ennui des besognes quotidiennes, il perdait peu à
-peu tout espoir d’écrire une œuvre vraiment grande, toute confiance de
-jamais la concevoir. Ce fut ce doute de soi-même que Laurence voulut
-soulager. Elle relut plusieurs fois les livres de Cyril et, lorsqu’il
-revint, elle sut lui en parler avec un enthousiasme chaleureux, une foi
-communicative. Sa louange ranima le cœur humilié du poète. Avec une
-impétuosité enfantine, il s’abandonna de nouveau à l’espérance. Ah! sans
-doute, la destinée ne se montrerait pas toujours si cruelle. Un jour
-viendrait où il obtiendrait peut-être dans quelque revue une
-collaboration régulière et bien rétribuée. Délivré alors de ses
-préoccupations matérielles, il pourrait organiser sa vie, écrire des
-vers, des contes, des romans. Son imagination déjà avait ébauché mille
-projets qu’il confia gaîment à Laurence. Elle l’écoutait,
-l’applaudissait, heureuse de voir resplendir ce visage qui, depuis
-quelque temps, n’exprimait plus que l’ennui, l’accablement, l’amertume.
-Leur entretien se prolongea durant tout un après-midi. Enfin Cyril
-s’aperçut qu’il faisait nuit. Il se leva d’un bond, courut vers la
-pendule.
-
---Quoi! s’écria-t-il effaré, il est six heures, le saviez-vous? J’ai
-perdu chez vous ma journée entière. Adieu... adieu...
-
-Il s’enfuit et Laurence expia cruellement son triomphe passager. Que
-pouvait-elle espérer? Cyril était maintenant l’esclave de la nécessité.
-Tous ceux qui le détournaient de l’action et d’un labeur, pourtant
-odieux, lui rendaient un mauvais service. Les heures qu’il passait
-auprès d’elle étaient des heures perdues. Il venait de le lui avouer.
-
-Dès lors, elle fut étrangement timide avec Cyril et n’osa plus même
-jouir de sa présence sans arrière-pensée. Malheureuse lorsqu’il la
-quittait trop vite, elle s’effrayait lorsqu’il s’attardait trop
-longtemps à ses côtés. Elle lui rappelait l’heure à chaque instant,
-abrégeant volontairement ces visites, son seul bonheur. Son renoncement,
-cependant, n’était point absolu. Elle avait la faiblesse de croire que
-Cyril s’apercevrait de ses sacrifices, qu’il lui en saurait gré. Un des
-grands malheurs de l’amour est son avidité perpétuelle. Il veut toujours
-progresser dans l’affection de l’être adoré et, chaque jour, gagner
-quelque victoire. A toute heure, Laurence se trouvait en présence de
-Cyril et suppliait: «De grâce, aimez-moi, aimez-moi, non pas uniquement
-et plus que tout au monde, je sais bien que c’est impossible, mais
-aujourd’hui plus qu’hier, demain plus qu’aujourd’hui. Voyez, je parle
-quand je voudrais me taire, je ris quand je voudrais pleurer, et, quand
-j’étouffe de tendresse, je ne vous tends pas les bras. Tenez-moi compte
-des tourments que j’endure pour vous plaire.»
-
-Cyril, qui ne soupçonnait aucunement son martyre, continuait à l’aimer
-comme par le passé, d’une amitié tranquille, profonde, invariable. Mais
-Laurence avait perdu la notion exacte de ce que pouvait être l’amitié.
-Il lui semblait qu’une affection qui ne s’augmentait pas de jour en jour
-devait forcément décroître. Elle ne tarda pas à se persuader que Cyril
-l’aimait moins qu’autrefois; bientôt elle douta qu’il l’eût jamais
-chérie.
-
-La présence de son ami dissipait toujours miraculeusement ses vaines
-alarmes, lui rendait la raison. Mais dans l’état de perpétuelle
-inquiétude où elle se consumait, une absence trop prolongée prenait à
-ses yeux un sens tragique, presque définitif, car le plus grand tort de
-tous les vrais amants est de ne jamais vouloir admettre que les
-contretemps dont ils souffrent soient l’effet du hasard.
-
-Cyril ne restait jamais plus de quinze jours sans passer rue Vavin. Un
-moment vint pourtant où il disparut pendant trois semaines. Laurence,
-anéantie, ne tarda pas à lui prêter un plan bien établi. Elle pensa
-qu’excédé de son inutile amitié, il avait décidé de se délivrer d’elle.
-Comme il était trop bien élevé pour ne pas entourer sa trahison de
-ménagements infinis, de raffinements horribles, il commençait à espacer
-savamment ses visites. Bientôt elle ne le verrait plus que tous les
-mois, puis tous les deux mois, puis trois ou quatre fois par an, puis ce
-serait la séparation complète. A l’avance elle se révolta contre ce lent
-supplice. Si son cœur devait être brisé, mieux valait que ce fût d’un
-seul coup. Elle se jura d’accomplir elle-même, en un moment, une rupture
-inévitable.
-
-Sa résolution faiblit bientôt. Mme de Clet vint la voir et lui annonça
-la visite de Cyril pour le lendemain.
-
---Il se désole de paraître vous oublier, affirma-t-elle, mais il
-travaille tant qu’il n’a plus la moindre liberté.
-
-De nouveau, Laurence, rassurée, s’accusa d’injustice. Mais la journée du
-lendemain ne lui apporta que la plus amère déception. Cyril ne vint pas.
-Le supplice de l’attente vaine acheva d’affoler cette femme malheureuse.
-Elle se donna trois jours encore avant d’exécuter la résolution qu’elle
-avait prise. Ce court sursis, qui seul la séparait d’une douleur presque
-inévitable et non moins redoutable que la mort, s’écoula goutte à
-goutte, minute par minute, dans une épouvantable angoisse. Durant ces
-trois jours, elle n’osa pas sortir un instant. Désemparée, incapable de
-s’intéresser à rien, toute sa vie suspendue dans l’attente, elle errait
-tristement dans son appartement, revenait sans cesse dans son
-antichambre, regardait, oisive et les larmes aux yeux, sa porte close,
-écoutait tous les bruits de la maison. Un pas entendu dans l’escalier,
-une sonnerie de timbre éveillait toujours dans son âme les mêmes
-transports de joie et d’espérance. Et les déceptions s’ajoutaient aux
-déceptions, se faisaient de plus en plus cruelles. A la fin du troisième
-jour, excédée d’un tel martyre, elle écrivit à Cyril ce court billet:
-«Ami, ne venez plus me voir. Je suis obligée de partir pour un très long
-voyage. Peut-être même ne reviendrai-je plus jamais. Oubliez-moi.
-Adieu.»
-
-Laurence discerna vaguement l’absurdité de cette lettre, mais elle ne
-s’en inquiéta pas. Son but unique était de signifier à Cyril sa volonté
-de ne plus le voir. Elle avait saisi, pour y parvenir, le premier
-prétexte venu. Peu lui importait qu’il fût vraisemblable. La pensée que
-son ami pouvait la prendre au mot et lui obéir docilement la laissait
-résignée. Elle n’était sensible qu’à la douleur du moment. Tout lui
-semblait doux pourvu qu’elle n’eût plus à attendre jamais personne,
-pourvu que prît fin cet espoir, toujours trompé, qui, depuis un mois,
-était sa torture quotidienne. Pourtant, redoutant que la nuit ne lui
-enlevât son courage, elle s’habilla et, bien qu’il fût tard, courut
-porter sa lettre à la poste.
-
-Le lendemain, elle partit pour Versailles où les Arêle s’étaient retirés
-depuis la mise à la retraite du colonel. Elle allait leur demander
-l’hospitalité pour quelque temps, car elle craignait que Cyril ne tentât
-de la voir et de réclamer une explication. S’il se heurtait à une porte
-close, il se lasserait et l’oublierait vite. Elle ne voulait rentrer
-chez elle qu’avec la certitude que tout était fini.
-
-Son amour ombrageux l’avait trompée. Cyril ne songeait nullement à
-l’abandonner. Le motif de son absence était tout simple.
-
-Retenu chez lui, durant quelques jours, par une forte grippe, il avait
-négligé de décommander le rendez-vous fixé par sa mère à Laurence, parce
-qu’il ignorait avec quelle fièvre elle l’attendait. Sa lettre lui causa
-la plus vive surprise. Il la lut, la relut et ne la comprit pas. Comment
-croire, en effet, à ce départ subit, à cette absence sans fin? Il
-connaissait à merveille la vie de Laurence, ses relations, sa famille.
-Il savait qu’elle n’avait, loin de Paris, ni parents, ni amis, aucun
-intérêt, nulle affaire. Un moment, la pensée lui vint qu’elle avait été
-appelée auprès de son mari repentant, malade, mourant peut-être. Mais
-alors, pourquoi ce mystère vis-à-vis de lui, auquel habituellement elle
-ne cachait rien, et pourquoi cet adieu, si blessant, si glacé? Dès le
-lendemain, il se rendit chez elle. La concierge lui confirma son départ.
-Il feignit d’en être étonné, la questionna et obtint cette réponse: «Je
-ne sais pas où Madame est allée. Elle n’a pas laissé d’adresse, mais son
-absence ne peut être bien longue, car elle n’a emporté qu’une petite
-valise.»
-
-Ayant acquis la preuve que le long voyage annoncé n’était qu’un prétexte
-absurde, Cyril repartit, plus inquiet. Un fait restait certain,
-inexplicable. Laurence ne voulait plus le voir, Laurence le chassait de
-sa vie. Il ne parvenait pas à deviner quels griefs insoupçonnés, quelle
-mortelle injure avaient pu détruire ainsi en un moment son affection
-pour lui. Il la savait ombrageuse, violente, mais simple, sans détours.
-Son caractère était mauvais, mais sa nature fidèle. Elle pouvait se
-montrer parfois très dure et méchante pour ses amis, elle était
-incapable de les trahir ou de leur tourner le dos sans raison. Le soir,
-quand il fut de retour chez lui, en relisant pour la dixième fois la
-lettre mystérieuse, il comprit soudain toute la vérité. A travers les
-lignes hâtives, sèches, blessantes, il entendit avec une netteté
-affreuse le cri déchirant de l’amour. Un moment, dans sa stupeur et son
-chagrin, il voulut repousser cette hypothèse. Elle revint s’imposer à
-lui plus fortement encore. Il se rappela mille petits faits
-significatifs et s’étonna d’avoir pu rester si longtemps aveugle.
-L’attitude de Laurence envers lui, depuis quelques mois, n’était plus la
-même. Il s’expliquait maintenant sa nervosité chaque jour plus grande,
-sa gaîté forcée, ses tristesses soudaines, ses emportements auxquels
-succédaient bientôt la plus servile douceur et cet air d’égarement
-qu’elle prenait parfois lorsqu’il lui disait adieu.
-
-Cyril ne jugeait pas que les malheurs de l’amour fussent légers ou
-dérisoires. Lui-même avait beaucoup souffert depuis quatre années que
-durait sa liaison avec Aurélia Loriel et il connaissait les ravages
-qu’opère la passion dans les âmes. Chez Laurence, ce mal était d’autant
-plus grave qu’elle n’avait, dans la vie, nul but, nulle occupation, nul
-devoir absorbant, nulle affection précieuse qui pût le lui faire
-oublier. A la pitié que Cyril éprouvait pour elle se mêlait un poignant
-remords. Il se reprochait d’avoir le premier recherché son amitié.
-Comment n’avait-il pas compris le danger d’une intimité constante avec
-une femme jeune, ardente, solitaire? Sensible comme elle l’était,
-pouvait-elle ne point s’attacher démesurément à l’ami qu’elle voyait
-sans cesse et qui lui ressemblait si fort? Le cœur tout occupé d’Aurélia
-Loriel, il s’était inconsciemment joué de son cœur vide et brûlant. Il
-avait envahi sa vie sans réclamer son âme, il l’avait à la fois choisie
-et refusée. Trop tendre pour qu’elle pût rester indifférente, trop froid
-pour qu’elle pût être heureuse, il l’avait lentement empoisonnée,
-réduite à cette horrible misère qu’elle venait d’avouer en s’enfuyant.
-
-Cyril ne se pardonnait pas sa légèreté coupable. La certitude d’avoir
-fait le malheur d’un être qu’il chérissait et admirait lui était
-insupportable. Il cherchait le moyen d’alléger un peu cette grande
-infortune, de réparer le mal qu’il avait causé. Laurence lui dictait
-bien un devoir tout simple en lui signifiant sa volonté de ne plus le
-voir. Elle semblait sincèrement ne plus désirer que l’oubli et la paix.
-Mais lui souffrait de la quitter ainsi, sans un mot d’explication ni
-d’excuse, de perdre pour toujours une affection si belle. Au surplus, il
-se demandait si elle désirait vraiment cette rupture. En lui obéissant
-trop strictement, trop vite, il devinait qu’il pouvait la tuer, car il
-connaissait les contradictions de l’amour malheureux. Pendant des jours,
-ce problème le tortura et le souvenir de Laurence ne le quitta pas un
-instant. Elle eût été rassurée, presque heureuse, de le savoir ainsi
-tout occupé de sa douleur. Mais elle se croyait déjà entièrement oubliée
-et, réfugiée à Versailles, y traînait tristement sa vie.
-
-Les Arêle l’avaient accueillie avec bonté, lorsqu’elle était venue leur
-demander asile en disant qu’elle était souffrante et que Paris la
-fatiguait. Ils avaient deviné sans peine qu’elle était sous le coup d’un
-poignant chagrin. Elle avait encore assez de volonté pour parler quand
-il le fallait, pour rire quelquefois. Mais ces paroles, ce rire qui
-sonnaient dans sa bouche sans animer aucunement son visage, sans que ses
-yeux perdissent leur expression fixe et morne, révélaient sa détresse.
-Pour échapper à toute contrainte, à toute société, elle sortait de bonne
-heure et passait son après-midi au parc où elle errait comme une bête
-mourante. Elle regrettait amèrement sa lettre et toute son âme criait
-vers son ami perdu.
-
---Je ne l’oublierai pas, se disait-elle. Pourquoi lui ai-je écrit,
-pourquoi n’ai-je pas tout accepté? Tout valait mieux que cette rupture
-et cette absence dont je ne puis guérir!
-
-La société des Arêle, quoique discrète, ne tarda pas à lui devenir
-importune; après quinze jours d’exil, elle retourna chez elle. Là, sa
-douleur prit une intensité nouvelle, car l’atmosphère était toute
-saturée d’une chère présence, elle n’y pouvait respirer sans absorber du
-poison. Là, tout lui parlait de Cyril, le grand fauteuil qu’il préférait
-à tous les autres, le divan où parfois il s’allongeait avec des
-nonchalances de femme. Sur tous les livres qu’elle ouvrait, elle avait
-vu se pencher son visage. Pas une phrase belle et sonore qu’elle n’eût
-partagée avec lui, connue par lui, et dans laquelle elle n’entendît
-chanter sa voix. Elle ferma les yeux, voulut se recueillir, songer à la
-mort, à l’éternité, à la douleur du monde. Mais, dans ses pensées mêmes,
-elle retrouvait l’écho des pensées de Cyril. Son âme, comme sa demeure,
-était pleine de lui. Il dominait entièrement son cœur, sa volonté, sa
-raison, son intelligence. En l’aimant, peu à peu, elle avait perdu,
-jusqu’à sa liberté, jusqu’à sa solitude.
-
-Voici que vers sept heures retentit le timbre de sa porte. Elle alla
-ouvrir et se trouva en présence de Cyril. Passant devant sa maison, il
-avait vu de la lumière à sa fenêtre. Il était monté, voulant à tout prix
-connaître l’état de ce cœur qui l’avait repoussé, qui maintenant le
-regrettait peut-être. A sa vue, le visage altéré de Laurence changea,
-resplendit comme celui d’un condamné auquel on apporte sa grâce. Elle ne
-put cacher sa joie flagrante, insensée, délirante. Celui-là seul est
-exigeant qui n’a jamais été privé de tout. Peu lui importait maintenant
-que Cyril ne dût jamais l’aimer. Du moins, il refusait la rupture
-offerte, il était revenu sans attendre son appel, il attachait du prix à
-son amitié. Cette certitude lui suffisait, son pauvre amour, maté par la
-plus rude misère, ne demandait qu’un peu de pain pour vivre. Cyril ne se
-trompa point au regard extatique et humble qu’elle fixait sur lui.
-Pourtant il voulut obtenir d’elle une réponse précise. Retenant sa main
-dans les siennes, il demanda gravement:
-
---Ai-je eu tort de venir, Laurence?
-
-Elle répondit, les yeux fermés, acceptant de souffrir pour lui toujours:
-
---Non, Cyril. Pourquoi? Je vous attendais.
-
-Ils n’eurent point besoin de s’expliquer davantage.
-
-
-
-
-VI
-
- Je voyais dans ses yeux, parmi les fleurs de ce printemps, s’en
- lever une inconnue.
-
- --La vocation de la mort comme un lys solennel.
-
- CLAUDEL.
-
-
-Après ces premières tempêtes de passion, un peu de calme revint dans
-l’âme de Laurence et elle s’étonna de souffrir moins qu’elle ne l’avait
-prévu. Cyril fut doux pour cette femme blessée. Il accepta comme un
-grand devoir de soutenir sa vie, puisqu’il l’avait troublée. Le temps
-qui use la pitié légère des hommes passa sans diminuer la sienne. Il ne
-se lassa pas de compatir à cette douleur, toujours aiguë, toujours
-renouvelée, qu’il pouvait à son gré accroître ou soulager. Amant
-malheureux, il connaissait par expérience toutes les susceptibilités de
-l’amour. Et Laurence n’eut pas besoin de lui exposer sa misère. Il sut
-deviner, prévenir ses moindres faiblesses. Quelles que fussent ses
-occupations, il venait la voir chaque semaine. Si un contretemps imprévu
-l’empêchait de se rendre chez elle, il songeait à la prévenir pour
-qu’elle ne l’attendît pas en vain. Il veillait attentivement sur ses
-moindres paroles, afin qu’elles lui fussent douces. Il s’affligeait
-lorsqu’il la voyait triste. Elle s’en apercevait, le plaignait à son
-tour. C’était une chose admirable de voir les efforts qu’ils faisaient
-tous deux, pour s’épargner l’un à l’autre toute peine, tout remords. Ils
-y parvenaient, en dépit de l’amour malfaisant qui parfois égarait
-jusqu’au désespoir l’âme ombrageuse de Laurence et fatiguait de ses
-exigences inavouées, pourtant si claires, le grand cœur de Cyril. L’une
-surmontait sa folie, l’autre sa lassitude, et leur amitié restait belle.
-Elle prenait même de jour en jour un caractère plus sérieux, plus
-profond. Tout homme est toujours infiniment touché par les passions
-qu’il inspire et Cyril, malgré lui, fut sensible au plaisir d’être aimé.
-Lorsque, durant une longue semaine, son courage s’était usé au contact
-du monde, il accourait avec un réel empressement chez cette femme qui
-l’attendait toujours, à laquelle il était toujours certain de plaire.
-L’atmosphère close où elle vivait le reposait, calmait en lui cette
-mauvaise fièvre qu’on gagne auprès des hommes. Il ouvrait sa
-bibliothèque, l’interrogeait sur ses lectures, la priait de lui dire des
-vers. Il oubliait, en l’écoutant, la lutte quotidienne. Son visage,
-assombri par mille soucis poignants, se détendait. Il regardait avec
-délices le décor familier de la pièce, l’éclairage gai, le feu ardent.
-Il s’étirait comme un enfant lassé et soupirait: «Ah! chère, comme on
-est bien chez vous!» Et Laurence, le cœur dilaté de joie, ne jugeait
-plus que sa vie fût sans but, sa tendresse inutile.
-
---Tout est bien ainsi, songeait-elle. L’amour dont j’ai soif n’existe
-pas; je ne l’ai vu nulle part sur la terre. Si j’avais été par la beauté
-l’égale de Cyril, s’il m’avait choisie, quelle possession eût jamais pu
-combler mon désir infini? Qu’aurais-je été pour lui? Sa femme? A quoi
-bon. La vie commune, loin de rapprocher les êtres, les sépare. Sa
-maîtresse? Mais tout amour qui s’épanouit dans le désordre est précaire,
-menacé, fugitif. Mieux vaut ne le point connaître que de le perdre.
-L’amitié, qui semble si peu de chose, l’amitié sans ivresse, sans joie
-fulgurante est du moins plus sûre. C’est cela qu’il me faut, rien de ce
-qui passe ne peut me suffire.
-
-C’est ainsi que, peu à peu, cette révoltée se résignait doucement à son
-sort. Elle établit sa vie dans le désir sans espérance et la douleur
-sans fin. Ce renoncement lui fut presque facile. Nature farouche que la
-souffrance grandissait, que le bonheur eût affaiblie, habituée à se
-nourrir de rêves sans jamais rien réaliser, créée pour avoir faim, sans
-être jamais rassasiée, pour la privation, non pour la jouissance, elle
-trouva dans son tourment même une sorte de plénitude amère et
-magnifique.
-
-A la fin de l’hiver, Cyril réussit à vendre la ferme qu’il possédait en
-Bourgogne, réalisant ainsi un capital qui pouvait assurer sa vie durant
-deux ans. Délivré de tout souci immédiat, il résolut d’abandonner le
-journalisme pour achever un roman où il espérait donner toute la mesure
-de son talent. Laurence bénéficia de ce changement de vie. Plus libre,
-Cyril vint la voir plus souvent. Il lui lisait les chapitres de son
-livre, lui exposait ses plans, mais non plus avec la confiance et
-l’enthousiasme d’autrefois. Laurence s’étonnait de le voir chaque jour
-plus sombre. Parfois, indirectement, il lui avouait la cause de son
-tourment secret.
-
---Voyez-vous, disait-il, quand on est jeune, on rejette volontiers toute
-loi, toute règle. On croit que la passion seule est belle, on lui cède
-avec transport. A la vérité, pour une âme un peu élevée, il n’y a pas de
-bonheur possible dans le désordre.
-
-Le lien de l’habitude et d’une longue douleur l’attachait encore
-fortement à sa maîtresse, à cette femme si douce, si perfide, qui, en
-l’aimant, n’avait cessé de le tromper et qu’il avait tenue dans ses bras
-sans jamais la connaître. Mais cette chaîne, longtemps adorée, lui
-devenait odieuse. Il ne pouvait plus supporter le joug d’un amour que,
-de jour en jour, il trouvait plus coupable. Les épreuves qu’il avait
-traversées inclinaient son âme vers le renoncement et l’ascétisme,
-hâtaient son retour à la foi catholique.
-
---Le problème le plus troublant du monde, c’est celui de la douleur,
-disait-il à Laurence. Or, la douleur ne perd son horreur que si nous
-admettons le péché originel, la doctrine de l’expiation et de la
-rédemption. La loi du massacre qui régit l’univers, les hommes, les
-bêtes, reste toujours terrible. La religion donne une explication
-insuffisante. En dehors d’elle, tout n’est que confusion, ténèbres,
-angoisse sans fin. D’ailleurs, nous ne demandons pas tant de raisons aux
-hommes pour nous soumettre à leurs lois, ni à une femme pour l’aimer et
-lui sacrifier notre vie. Nous ne sommes exigeants qu’envers Dieu. De
-Lui, nous ne voulons que des paroles absolument claires. Dans son œuvre
-immense et multiple, nous voulons tout comprendre. En réalité, le seul
-obstacle entre lui et nous, ce sont nos passions, nos fautes. Si notre
-cœur était pur, nous irions à lui aisément.
-
-Laurence écoutait Cyril avec respect. A force de méditer sur la vie et
-la mort et de chercher sans rien trouver, elle avait, peu à peu, en
-reconnaissant l’infirmité de son intelligence, acquis une certitude
-admirable. Elle croyait qu’à toute âme sincère, mais faible, souvent
-égarée, Dieu envoie quelque jour un guide sûr pour l’entraîner vers la
-lumière et lui montrer le droit chemin. Si les prophètes ont disparu du
-monde, la présence des grands hommes, de ceux qu’on appelle dans les
-siècles des siècles les héros, les génies, les prédestinés, demeure un
-étonnant miracle auquel on ne réfléchit pas assez. Visiblement, certains
-êtres, investis d’une éminente dignité, en communication directe avec le
-mystère infini, continuent perpétuellement ici-bas le rôle des apôtres.
-Ils portent la responsabilité d’un grand nombre d’âmes. Ils ont pour
-mission de chercher, de trouver la voie du salut pour la révéler à leurs
-frères. Ceux-ci n’ont d’autres devoirs que de les reconnaître pour
-maîtres. Cyril était pour Laurence ce guide parfait, inspiré, qu’elle
-était prête à suivre. La vérité qui comblait ce cœur de feu, cette
-impérieuse intelligence, ne pouvait la laisser inassouvie. Sa conversion
-entraînerait la sienne. Elle n’attendait plus qu’un mot de lui. Et la
-soif dévorante, l’insatiable faim de l’amour accroissaient en elle le
-désir des choses éternelles.
-
---Aimer Cyril toute une vie, songeait-elle souvent, ce n’est point
-assez, ce n’est rien si la mort doit nous séparer, s’il n’est point ma
-fin, mon bien suprême, ma récompense, mon paradis.
-
-Cette pensée parfois la faisait fondre en larmes. La religion lui
-semblait alors très douce, parce qu’elle promet à ceux qui se sont aimés
-sur la terre une réunion éternelle.
-
-Un jour, elle fut particulièrement frappée de la tristesse de Cyril. Il
-s’attarda longtemps chez elle. Son visage, que la moindre émotion
-altérait comme celui d’une femme, était extrêmement pâle et défait. Les
-livres qu’il ouvrit de préférence furent l’_Imitation_, les _Oraisons
-funèbres_. Comme elle l’interrogeait pour connaître les causes de sa
-mélancolie, il avoua avec un sourire douloureux:
-
---Voyez-vous, chère, un événement vient de se produire dans ma vie, un
-événement simple et pourtant tragique: ma jeunesse est finie. Certes! je
-ne devrais pas la regretter. C’est un grand mal que l’amour, un mal
-horrible et pourtant si cher que, lorsqu’il vient à manquer, on est
-comme quelqu’un qui tombe, toujours, toujours plus bas. J’ai soutenu une
-cruelle lutte, j’en sors victorieux, mais brisé.
-
-Laurence comprit clairement ce qu’il voulait dire et que sa rupture avec
-Aurélia Loriel était chose accomplie. Elle ne songea pas à s’en réjouir.
-La fin de cette liaison ne marquait pas la fin de sa douleur. Elle
-savait que le cœur de Cyril, flétri, usé par cette longue passion, ne
-refleurirait pas, du moins avant longtemps, du moins jamais pour elle.
-Cachant sa peine, elle dit:
-
---Ne soyez pas triste, Cyril, il vous reste le travail, lui seul
-console.
-
---Oui, reprit-il en soupirant, je l’ai cru longtemps, j’ai cru que le
-seul bonheur ou la seule tentative d’édifier une œuvre vraiment belle
-pouvait suffire à l’homme. Maintenant, c’est étrange, cela me paraît
-vain aussi. Et, d’ailleurs, il me semble que je vais être réclamé par un
-autre devoir.
-
-Son regard avait pris une solennité dont s’effraya Laurence. Elle eut le
-pressentiment brusque que la pauvre félicité dont elle se contentait
-allait finir, que Cyril lui serait bientôt arraché.
-
---Quel devoir? expliquez-vous mieux, balbutia-t-elle avec angoisse.
-
-Il vit sa consternation, se reprocha de l’affliger.
-
---Allons, ne vous inquiétez pas, reprit-il vivement, ce n’est qu’une
-impression vague, sans consistance. Si elle me domine, c’est malgré moi.
-Je ne puis pas lutter contre elle parce que je suis horriblement las,
-Laurence. Pardonnez-moi, n’est-ce pas, je ne sais pas ce que je dis.
-
-D’ordinaire, il cachait ses pires tourments sous un air d’enjouement.
-C’était la première fois que, devant elle, il se montrait si abattu, si
-faible. Elle comprit enfin la fatigue qui, constamment, pèse sur l’être
-que sa grâce, sa noblesse, sa grandeur élèvent au-dessus des autres
-hommes. Il attire naturellement à lui, étant la lumière du monde, les
-naufragés de l’existence. Tous viennent à lui, réclamant âprement son
-aide, sa tendresse, une part de sa vie, parfois sa vie tout entière. La
-beauté est un don nuisible lorsqu’elle n’est pas accompagnée et défendue
-par l’égoïsme, car on l’admire universellement, mais nul n’a pitié
-d’elle. Celui qui la possède doit à toute heure être la joie, la
-consolation de ses frères. Le droit de souffrir lui est contesté. Sa
-douleur fait scandale, sa plainte n’est pas écoutée. Il est l’ami de
-tous et reste sans amis. Cyril avait subi cette cruelle loi. Il ne
-recevait nul secours de personne. Sa mère l’avait trop tôt associé à
-tous ses soucis, se déchargeant sur lui d’un fardeau qu’elle ne savait
-pas porter seule. Aurélia Loriel ne l’avait pas aimé. Laurence même, qui
-réclamait sans cesse ses soins, sa présence, n’avait pas toujours eu
-compassion de son cœur troublé. Il était si habitué à tout donner sans
-rien attendre que déjà il s’efforçait de la distraire, se remettait à
-lui parler gaiement, mais elle l’interrompit:
-
---Cyril, dit-elle passionnément, vous pouvez cesser de feindre devant
-moi.
-
-Il lui tendit la main dans un geste d’irrésistible affection. Puis son
-visage se décomposa plus encore. Il inclina la tête, ferma les yeux. Et
-Laurence demeurait immobile, recueillie, portant avec un ineffable amour
-le poids de cette grande douleur.
-
-
-
-
-VII
-
- Mais l’avenir est inconnu. Il se tient devant l’homme, semblable
- à l’épais brouillard d’automne qui s’élève des marais. Les
- oiseaux le traversent éperdument sans se reconnaître. La colombe
- sans voir l’épervier, l’épervier sans voir la colombe, et pas un
- d’eux ne sait s’il est près ou loin de sa fin.
-
- N. GOGOL.
-
-
-Le lendemain, Juliane devait partir par le train de nuit pour Les
-Sables-d’Olonne où sa tante, Mlle Drevain, l’emmenait chaque année
-passer quelques semaines. Laurence sortit vers six heures afin d’aller,
-selon la règle, faire ses adieux à sa belle-sœur et lui souhaiter un
-heureux voyage. On était à la fin de juillet. L’été se montrait, cette
-année, fort capricieux. Le soleil se cachait sous une couche épaisse de
-nuages, le vent était vif, aigre et froid. Les rues avaient leur aspect
-ordinaire. Ni les passants qui circulaient sans hâte, ni, dans le
-tramway, les rares personnes qui, à ses côtés, lisaient les journaux du
-soir, n’attirèrent l’attention de Laurence, absorbée dans sa tristesse.
-Les choses extérieures l’intéressaient peu. Son propre avenir seul la
-préoccupait. Depuis la veille, elle se sentait à nouveau menacée dans
-son amour. Elle connaissait assez Cyril pour savoir qu’assagi, désireux
-de se convertir, de rentrer dans l’ordre, il chercherait immanquablement
-dans le mariage un refuge contre les entraînements toujours possibles de
-la passion. Elle songea tout à coup que, devant Dieu comme devant les
-hommes, elle était libre. Son union avec M. Hecquin, non consommée,
-pouvait être rompue, même en cour de Rome. Rien ne s’opposait à ce
-qu’elle fût un jour l’épouse, la compagne, l’amie auprès de laquelle
-Cyril, las de toute aventure, voudrait vieillir. Cette pensée lui fit
-horreur, car l’affection tranquille et sage de ce cœur apaisé était,
-pour son âme exigeante, un don trop dérisoire. D’ailleurs, il fallait à
-Cyril une femme dont la fortune fût suffisante pour l’affranchir des
-soucis pécuniaires qui paralysaient son génie. Alors, il reprendrait le
-goût du travail, il édifierait à loisir une œuvre noble et forte qu’il
-oublierait parfois dans les joies du foyer. Comme tant d’hommes avant
-lui, il trouverait dans les voies communes, à défaut du bonheur,
-l’équilibre et la paix. Laurence, qui désirait pour lui ce calme destin,
-craignait cependant de le perdre entièrement. Car, dans cette vie ainsi
-changée, quelle serait sa place?
-
-C’est une grande folie pour toute créature que de s’inquiéter à l’avance
-d’un malheur qui peut lui être épargné. A chaque jour suffit sa peine,
-et celle qui s’approche est si grande, qu’auprès d’elle les autres
-paraîtront bénignes et délectables. Ce jour, semblable à beaucoup
-d’autres, apporte à la terre une épreuve qui le rendra pour toujours
-inoubliable. Derrière ces nuages lourds et bas, l’ange de la mort plane
-au-dessus du monde. Encore un moment, et Laurence entendra le morne
-bruit de ses ailes pesantes.
-
-En arrivant chez sa belle-sœur, elle fut fort surprise de la trouver
-occupée à défaire ses malles. Jamais Juliane n’avait eu l’air plus
-important. Elle embrassa longuement Laurence et, lui montrant d’un geste
-dramatique ses caisses béantes, ses préparatifs abandonnés:
-
---J’ajourne mon départ, dit-elle avec emphase. L’heure est grave. Ma
-place est près de mon mari et nul ne peut plus songer qu’aux destinées
-de la France.
-
-Puis, remarquant la stupeur de Laurence:
-
---Hé! quoi, reprit-elle, vous n’avez pas lu les journaux?
-
-Trois ou quatre feuilles du soir s’étalaient sur la table. Laurence en
-saisit une et tout de suite deux lignes écrites en gros caractères lui
-sautèrent aux yeux: «L’ultimatum de l’Autriche à la Serbie menace
-d’entraîner une guerre européenne.» Elle hocha la tête, incrédule. Elle
-ne comprenait pas comment l’assassinat d’un prince autrichien pouvait
-contraindre son pays à prendre les armes. Et il lui semblait sage de
-n’attacher aucune importance à ces complications politiques qui se
-reproduisaient périodiquement depuis tant d’années, pour se résoudre
-toujours de façon pacifique.
-
---Ne vous y trompez pas, ma chère, nous courons à l’abîme. Cette fois la
-guerre est imminente, inévitable, déclara Juliane avec une écrasante
-autorité.
-
-Elle s’assit sur le coin d’une chaise, dans une attitude rigide et
-disgracieuse, comme une femme au cœur fort qui, lorsque la nécessité
-l’exige, renonce vite à toute coquetterie, à toute mollesse.
-
---Depuis le mois de janvier, reprit-elle, j’avais entendu dire par
-beaucoup d’amis clairvoyants et bien informés que l’année ne
-s’achèverait pas sans nous apporter une guerre. En cachette d’André,
-dont la situation s’est améliorée, j’ai mis ces derniers temps quelque
-argent de côté: les événements ne me prendront pas au dépourvu.
-
-Après avoir loué sa prudence, elle vanta son héroïsme. Elle parla du
-départ de son mari et se déclara prête à supporter fermement cette
-douleur, afin de relever par son exemple le courage de toutes ses amies,
-de toutes les femmes françaises. Ayant acquis ses diplômes d’infirmière,
-elle comptait, aussitôt que la guerre serait déclarée, s’engager dans un
-hôpital. Caressant tendrement sa fille qui jouait à ses pieds, elle
-regretta que ses devoirs envers cette enfant ne lui permissent pas de
-solliciter un poste dans les ambulances du front. Sans relâche, les
-grands mots de «patrie, honneur, dévouement, sacrifice» sonnaient dans
-sa bouche. Le rôle d’héroïne qu’elle s’apprêtait à jouer l’enivrait
-visiblement. Laurence ne songea pas à sourire de ce burlesque orgueil.
-Il lui semblait que, lentement, par une invisible blessure, tout le sang
-de son cœur s’écoulait goutte à goutte. Hagarde, les yeux éteints,
-joignant les mains pour ne pas trembler, serrant ses lèvres décolorées
-pour ne pas claquer des dents, elle défaillait en face du seul malheur
-qu’elle n’eût jamais prévu: la mort de Cyril.
-
-Vers six heures, André rentra, tranquille et gai comme de coutume.
-Lorsque sa femme lui parla de la guerre, il éclata de rire. Il s’étonna
-qu’elle voulût différer son départ. Tous deux discutèrent longtemps.
-Juliane débitait de grandes phrases toutes faites. André ripostait par
-mille boutades et saillies plus spirituelles que convaincantes. Laurence
-les écoutait. Leurs arguments lui paraissaient également faux et vides.
-Entre l’optimisme entêté de son frère et le pessimisme enthousiaste et
-voulu de Juliane, elle ne savait que penser.
-
-Une nouvelle semaine commença. Minute par minute, heure par heure, les
-jours passèrent, si sombres, si chargés d’angoisse, qu’ils semblaient
-avoir chacun la valeur d’une année. Nul événement décisif, nulle parole
-définitive ne venait mettre fin à l’attente formidable du monde.
-Laurence cessa tout travail, délaissa ses livres. D’heure en heure, elle
-achetait les journaux qui paraissaient, les lisait d’un bout à l’autre.
-Le reste du temps, elle errait dans les rues, où tout l’effrayait. Si
-elle apercevait au coin d’une avenue, au seuil d’une gare, quelques
-soldats rassemblés, elle croyait voir un régiment entier partant déjà
-pour l’Est. La trompe d’une auto passant à grande allure, la simple
-cloche d’une église prenaient pour ses oreilles les sonorités terribles
-du tocsin ou d’une fanfare guerrière. Malade, à demi folle, elle ne
-pouvait prendre aucun aliment, ne se soutenait plus qu’avec du thé et du
-café, dormait à peine. Pourtant son corps, galvanisé par la douleur, ne
-ressentait nulle fatigue. Elle allait, elle marchait tout le jour, image
-vivante de l’inquiétude errante. Elle visitait ses amis, cherchant
-vainement auprès d’eux quelque réconfort. Son frère seul s’entêtait dans
-son optimisme. Il pressait sa femme de partir en vacances. Juliane, plus
-lucide, s’y refusait obstinément, et Mlle Drevain, éperdue, tremblant
-pour sa fortune et sa vie, annonçait à qui voulait l’entendre la ruine
-de l’Europe et la fin du monde.
-
-Le vendredi, Laurence se rendit à Versailles. Elle pensait trouver
-auprès des Arêle quelque consolation. Peut-être, dans les ténèbres où
-elle se débattait, ces fermes chrétiens discernaient-ils une petite
-lueur, une dernière chance. Peut-être allaient-ils la rassurer. Elle
-l’espérait, mais le colonel, cloué dans son fauteuil par une violente
-attaque de goutte, ne se dissimulait aucunement la gravité de l’heure.
-Tout de suite, après l’avoir embrassée, il lui dit avec un triste
-sourire:
-
---Eh bien! chère enfant, la voilà donc venue cette guerre que votre père
-a tant désirée. Dieu sauve la France! Je ne suis plus qu’un vieil homme
-inutile. Je ne pourrai reprendre du service comme je l’aurais voulu. Mes
-trois fils tiendront ma place. Ce sont de braves enfants.
-
-Des larmes roulaient dans ses yeux clairs. Son cœur paternel souffrait.
-Mais cette souffrance même accroissait sa douceur et sa charité. Inspiré
-par une pitié divine, cet être si sage lut soudain dans le cœur de
-Laurence. Remarquant l’effrayante altération de son visage, il devina
-son secret. Si sensible qu’elle fût, ce n’était pas la seule pensée de
-la douleur des autres qui pouvait la plonger dans une telle détresse. Il
-fallait qu’elle fût frappée dans son affection la plus chère.
-
---Courage, enfant, lui dit-il avec tendresse. Ce monde, prêt à tomber en
-ruines, heureusement n’est point le seul. Un autre existe où toutes les
-peines seront changées en joie. L’essentiel est de faire son devoir,
-d’accepter, d’offrir tout ce qu’on a, de se confier en la divine justice
-qui, un jour, nous rendra tout ce qu’elle nous arrache. Ceux que nous
-aimons sont au Créateur avant d’être à nous. J’ai offert mes trois fils.
-Que la volonté de Dieu soit faite.
-
-En sortant de chez les Arêle, Laurence acheta un journal du soir, et le
-parcourut sans y trouver de nouvelles plus graves. Mais, parmi la foule
-qui stationnait à la gare, des rumeurs alarmantes circulaient,
-assombrissant tous les visages. Laurence, glissant de groupe en groupe,
-recueillait des renseignements, inexacts peut-être, mais significatifs.
-On se répétait que tel régiment de cavalerie avait quitté Versailles la
-veille pour rejoindre, dans l’Est, les troupes de couverture. On
-affirmait que tel industriel allemand était parti secrètement, rappelé
-dans son pays par l’ordre de mobilisation. Dans le train, ouvriers et
-bourgeois s’entretenaient familièrement. Les distances sociales
-s’abolissaient déjà. Ils n’étaient plus que les défenseurs d’une même
-terre, les hommes d’une même classe, marqués pour un même destin. Ils
-parlaient de leur prochain départ avec une gaieté simple, un souriant
-courage: «Moi je dois rejoindre le premier jour de la mobilisation, moi
-le second, moi le cinquième.» Acceptant la guerre comme un fait
-accompli, tranquillement ils supputaient les chances de victoire. Ils
-évitaient d’évoquer le foyer qu’ils allaient quitter, les êtres chers
-auxquels ils allaient dire adieu. Mais ils n’osaient pas regarder les
-épouses, les mères qui, silencieusement, pleuraient en les écoutant.
-
-A Chaville, au moment où le train, après s’être arrêté, s’ébranlait de
-nouveau, une des portières du wagon encombré s’ouvrit avec force,
-livrant passage à un colonel d’artillerie, jeune encore, bien pris dans
-son uniforme, svelte de corps, beau de visage. Ce fut comme l’apparition
-subite d’un drapeau déployé dans le vent ou d’une épée flamboyante
-brandie en plein soleil. Les regards aussitôt se fixèrent sur lui. Un
-long murmure, une sorte d’acclamation sourde et passionnée monta de
-toutes les poitrines vers cette image vivante de la patrie. A sa vue,
-les hommes se dressèrent, se raidirent dans leurs vêtements civils,
-portant leur main à leur casquette, à leur chapeau et, devant ce chef
-dont ils se sentaient déjà les soldats, ébauchèrent un salut militaire
-qu’il leur rendit en pâlissant. Par ce geste instinctif, unanime, à la
-fois si simple et si éloquent, ils offraient d’un élan leur vie et leur
-jeunesse à la France menacée. Gagnées par leur générosité contagieuse,
-les femmes, à leur tour, essuyant leurs larmes, joignant les doigts,
-avec une sorte de dévotion, semblaient, elles aussi, offrir une
-immolation plus profonde. En cet instant, il n’y avait dans les plus
-humbles cœurs qu’héroïsme brûlant, charité merveilleuse. Nul être qui
-restât solitaire, nulle souffrance qui ne fût comprise de tous, honorée,
-bénie. Et, bouleversée par ce spectacle, Laurence concevait combien, au
-milieu des pires épreuves, la vie resterait belle et magnifique si
-toujours les hommes savaient, oubliant leurs soucis mesquins, leurs vils
-intérêts, s’aimer les uns les autres, créer autour d’eux cette
-atmosphère si noble, si fervente, où l’âme la plus triste, en ce jour
-désolé, se sentait presque heureuse de tant souffrir.
-
-Un télégramme attendait Laurence chez elle. Cyril lui annonçait sa
-visite pour le lendemain, marquant ainsi l’heure des adieux.
-
-
-
-
-VIII
-
- Qu’il s’agisse d’ascétisme, d’ermitage ou du ciel, je veux être
- avec toi.
-
- LE RAMAYANA.
-
-
-Durant toute la nuit, durant toute la matinée du lendemain, Laurence
-s’efforça de se préparer à l’entrevue suprême après laquelle il ne lui
-resterait plus rien au monde. Mais déjà elle s’oubliait pour plaindre
-Cyril et ne songer qu’à sa misère. Dans quelques jours, dans quelques
-heures peut-être, il allait quitter sa mère, sa maison, ses livres, tout
-ce qu’il avait aimé. Il ne serait plus qu’un soldat parmi tant d’autres,
-sans foyer, sans amis, sans asile. Il n’aurait plus d’autres devoirs que
-celui de tuer, d’autre but que la tombe. Du moins, puisqu’elle ne
-pouvait le suivre, l’assister, Laurence se jura de ne pas l’affaiblir
-par ses larmes. Mais les affres, les transes de cette dure semaine
-avaient, sur son corps amaigri, sur ses traits dévastés, accompli des
-ravages difficiles à cacher. Une maladie de six mois ne l’eût pas
-changée davantage. Lorsque Cyril, à deux heures de l’après-midi, la
-trouva sur son divan, lorsqu’elle tourna vers lui sa pâle figure où
-seuls les yeux agrandis démesurément vivaient, brûlaient d’une
-effroyable angoisse, il ne put retenir une exclamation. Il l’enveloppa
-de ses bras et posa vivement la main sur ce visage exsangue, comme pour
-en voiler l’insoutenable douleur.
-
-Ils s’assirent. Leurs mains étaient unies, Laurence appuyait sa tête
-renversée sur l’épaule de son ami. Il la regardait maintenant fixement,
-et elle n’essayait pas de fuir ce regard attentif. L’approche de la
-mort, qui simplifie toutes choses, la délivrait d’une longue contrainte.
-Son amour était si triste, si parfait, si pur, si pauvre, si amer,
-qu’elle pouvait enfin l’avouer. Puisque cette heure était la dernière,
-elle pouvait sans honte laisser Cyril lire dans son cœur plein de lui.
-Par moments, elle se soulevait un peu pour l’embrasser. Puis, de
-nouveau, sans rien dire, elle le contemplait comme un enfant qui meurt
-contemple le soleil et ce monde merveilleux qui lui échappe avant qu’il
-l’ait connu. Dans ce silence pesant, plein d’adieux, de visions
-lugubres, son âme perdait ses forces. Elle le comprit et se hâta se
-prononcer au hasard quelques paroles.
-
---Cyril, il n’est plus permis d’espérer, n’est-ce pas? La guerre est
-inévitable?
-
-Il n’essaya pas de la tromper. Il avait pitié d’elle, mais un peu comme
-un homme a pitié d’un homme, son égal en courage. Il répondit
-simplement:
-
---Sans doute. L’ordre de mobilisation sera probablement affiché cet
-après-midi. Je partirai le second jour, dimanche ou lundi. Le plus tôt
-sera le mieux. Je suis prêt et cette attente est pénible.
-
-Son regard exprimait une résignation sombre et fervente, une sorte
-d’acceptation passionnée. Mais son visage décomposé portait les traces
-d’une longue lutte. Pour la plupart des hommes, la plus terrible épreuve
-est relativement bénigne, tant est grand leur aveuglement. Ils ne la
-voient pas quand elle les menace, ils l’oublient dès qu’elle a passé. Au
-moment même où elle les frappe, étourdis par ses coups, ils ne la
-comprennent qu’imparfaitement. Pour un esprit profond, pour une
-imagination puissante, le malheur garde ses proportions réelles,
-infinies, et le vif regard de Cyril savait sonder ses plus lointaines
-perspectives. Durant ces six jours, il avait à l’avance vécu toute la
-guerre. Il avait saigné dans sa chair avec tous les blessés. Il s’était
-incarné dans tous les cœurs. Sa jeunesse avait baisé la mort sur la
-bouche. Bien portant, aimé, tranquille encore dans sa maison, il avait
-subi l’abandon, le délaissement absolu, l’horreur de l’agonie solitaire.
-Vivant, il était descendu dans la tombe. En cet instant, il portait à la
-fois la douleur du moment, celle de l’avenir, sa propre croix, celle des
-autres. Son courage ne s’appuyait sur aucune illusion. Et Laurence
-sentit sa main trembler dans la sienne. Elle dit avec effort:
-
---Où vous envoie-t-on d’abord?
-
---A Chaumont, rejoindre le dépôt de mon régiment.
-
---Vous y resterez quelque temps, vous ne serez pas engagé tout de suite?
-
---Je ne le pense pas. A moins qu’on ait trop besoin d’hommes, les
-réservistes referont probablement une période d’entraînement pour
-s’habituer à porter le sac, pour se plier aux longues marches, aux
-fatigues du métier.
-
-Elle regarda tristement en face d’elle, à travers la vitre, le ciel
-orageux.
-
---Il va pleuvoir, dit-elle en soupirant. Oh! Cyril, je ne pensais pas
-que ce fût un bonheur d’avoir seulement une maison, un abri contre les
-intempéries des saisons, un lit pour dormir. Pourtant voici que tous ces
-faibles biens vous sont arrachés. Mais peut-être ne pourrez-vous
-supporter une telle misère? Si vous tombiez malade, ce serait, n’est-il
-pas vrai, un grand bonheur, car alors, vous nous reviendriez?
-
-Il eut un mouvement de révolte devant cet espoir coupable qu’elle
-avouait ingénument. Mais il se souvint qu’elle l’aimait, et il reprit
-avec tendresse:
-
---Vous ne devez pas faire ce souhait, ce serait pour moi une humiliation
-trop grande. Dès maintenant, je n’aurai plus aucun repos avant d’être
-là-bas, près des frontières, souffrant et combattant avec les hommes de
-ma génération et de ma race, partageant leurs fatigues, leurs dangers.
-Cela seul me semble enviable.
-
-Elle ne s’étonna point de ce langage. A la place de Cyril, elle eût
-parlé comme lui. Mais pouvait-elle accepter pour son bien-aimé ce
-qu’elle eût accepté pour elle?
-
---C’est injuste, gémit-elle. Poète, vous aviez été créé pour nous dire
-de nobles paroles, pour nous expliquer toutes choses. C’est une amère
-dérision de vous envoyer parmi tant d’autres soldats vers la mort. Des
-êtres comme vous devraient être épargnés, soustraits par un consentement
-unanime au danger commun. Dix mille vies ne paieraient pas la vôtre.
-
-Encore une fois, il retint un mouvement d’irritation. Il avait le cœur
-plus généreux qu’elle et tandis que, tout occupée de lui, elle ne
-songeait qu’à le plaindre, lui déjà, saisi par la grande solidarité
-humaine, s’inclinait pieusement sur la douleur de tous.
-
---Quelle folie! je ne suis rien, ma chère Laurence, dit-il avec un
-sourire triste. Au reste, je ne voudrais pas qu’une supériorité
-prétendue me conférât le droit honteux d’économiser mon sang, de ménager
-ma vie. C’est une chose admirable que tant d’êtres soient jugés dignes
-d’un même sacrifice, réclamés pour un même holocauste. Tous les hommes
-sont égaux devant la souffrance et la mort. Ceux qui, aujourd’hui, comme
-moi, s’apprêtent à partir, n’avaient pas plus que moi désiré la guerre.
-Leur acceptation vaut la mienne. Songez à eux, Laurence, et vous
-pleurerez moins sur moi. La pitié semble d’abord devoir nous désarmer,
-mais elle est une source de force, c’est à elle que je dois mon courage.
-
-A ce moment, son regard rencontra celui de Laurence. Une émotion
-soudaine fit vaciller ses traits. Doucement, il appuya son visage sur
-cette pâle figure qui semblait lui reprocher sa paix précaire.
-
---Ne me croyez pas insensible, murmura-t-il. Il y a une chose que je
-puis à peine supporter, c’est la douleur où je vais laisser les deux
-êtres qui me sont les plus chers au monde: maman et vous, Laurence!
-
-Elle avait fermé les yeux. Elle était plongée dans la nuit, mais non
-plus seule. Elle sentait la chaleur de cette joue contre la sienne et de
-ce corps entre ses bras, tandis que des paroles inespérées comblaient
-enfin le vide de son cœur. Sa longue attente, sa fidélité, sa patience
-n’avaient pas été vaines. Cyril ne l’avait pas choisie dans le transport
-de sa jeunesse pour en faire sa bien-aimée, son idole; mais, tout de
-même, elle était sa pauvre enfant. Il porterait à jamais la
-responsabilité du mal incurable, dévorant, qui la brûlait jusque dans la
-moelle des os. Sous la fulgurante lumière du malheur, il venait de voir
-le visage nu et sanglant de son amour. Il s’en souviendrait dans
-l’absence, dans les pires tourments, au fond de la tombe, au ciel même.
-Par son martyre, elle l’avait conquis et rien ne pourrait plus dénouer
-le lien dont elle l’avait enlacé. L’heure des adieux les rapprochait,
-soudait leurs âmes l’une à l’autre, mystiquement, pour toujours. C’est
-pourquoi Laurence endurait sans révolte sa secrète agonie; car elle
-savait que c’était le plus grand bonheur de sa vie, ce déchirement,
-cette douleur!
-
-Maintenant, elle écoutait des paroles plus tendres encore, et qui
-confirmaient ses pensées:
-
---Chère, disait Cyril, n’est-ce point étrange? Il faut être au seuil de
-la tombe pour comprendre, parmi les biens qui nous échappent, lesquels
-étaient vraiment précieux, pour savoir ce que nous avons réellement
-aimé. Alors, tout ce qui n’était qu’apparences trompeuses, illusions,
-mirages formés par la passion, s’évanouit. Des figures que nous croyions
-adorer, qui nous hantaient nuit et jour, s’estompent, disparaissent, et
-d’autres prennent un éclat que rien n’effacera jamais. Le saviez-vous,
-Laurence? Nulle ne fut plus semblable à moi, plus près de moi que vous,
-si près que parfois je vous voyais à peine, que je ne sentais pas
-toujours votre présence. Vous étiez en moi comme ma pensée, comme le
-sang de mon cœur. Et l’amitié qui nous liait était plus grande que tout
-amour. Au moment où tout me manque, elle subsiste seule. Je puis vous
-dire adieu, vous ne me quitterez jamais et je vous emporterai partout
-avec moi.
-
-Il avait relevé la tête. Elle posa les deux mains sur son visage, et
-elle le regardait, sans rien dire, avec une expression de joie hagarde
-qui lui fit mal.
-
---Hélas! dit-il en soupirant, il eût mieux valu pour vous que nous ne
-nous fussions pas rencontrés ici-bas.
-
-Elle protesta passionnément:
-
---Je ne regrette rien, cet amour m’était nécessaire.
-
---Pourtant, s’écria-t-il, voyez le mal que je vous fais, voyez où je
-vous entraîne!
-
-Mais elle ne maudit pas la douleur où sa passion trouvait sa
-réalisation, son achèvement, sa plénitude.
-
---Oui, dit-elle, dans une région désolée, comme aux confins du monde. Il
-n’y a plus autour de nous que des décombres, devant nous des ténèbres,
-mais qu’importe puisque je suis à vos côtés!
-
-Alors, la voyant si forte, il voulut l’éprouver plus encore, la mettre
-en présence du malheur qu’il redoutait pour elle. Il dit, la regardant
-bien en face:
-
---Cependant, si je meurs, Laurence?
-
-Elle reçut le coup sans faiblir. Elle avait prévu cela aussi. Ses yeux
-noircirent comme la mer au moment où le vent s’élève. Elle murmura,
-farouche:
-
---Je ne vivrai pas après vous!
-
-Il tressaillit et son visage devint sévère.
-
---Que signifie cette parole? s’écria-t-il. Vous ne voulez pas dire que
-vous vous donnerez la mort? Si vous me connaissez, vous savez que ce
-serait à mes yeux un crime que je ne pourrais vous pardonner!
-
-Elle eut un rire déchirant:
-
---Comme vous êtes dur!
-
-Son cœur fut écrasé par une indicible épouvante. Elle comprit enfin,
-pour la première fois, à quel point elle dépendait de Cyril. Jamais,
-même dans le transport du désespoir, elle ne pourrait, fût-il couché
-dans la tombe, accepter la pensée de lui déplaire, ni accomplir un acte
-qu’il condamnait. D’un mot, il venait de lui fermer toute issue. Il
-l’emprisonnait dans la vie. Il la chargeait d’une douleur sans fin, d’un
-joug qu’elle n’oserait plus rompre. Elle palpitait comme une bête
-traquée qui cherche à s’échapper. Plaintivement, elle dit, essayant
-d’éluder sa question précise:
-
---Je ne pourrai pas vivre après vous, je le sais, je le sens. Il me sera
-accordé de mourir, tout naturellement de votre mort.
-
---Mais vous ne chercherez point à hâter votre heure? Jurez-le-moi,
-Laurence, je le veux, il le faut.
-
-Ils demeurèrent l’un en face de l’autre, comme dans un silencieux
-combat. Le regard de Cyril exprimait une autorité pressante, inexorable.
-Celui de Laurence une supplication affolée, une peur panique. Mais peu à
-peu ses yeux se firent plus doux, plus humbles. Elle cédait dans le
-déchirement horrible de tout son être. Ce fut le point culminant de son
-amour, l’instant où Cyril, en quelque sorte, lui arracha son âme. Sans
-résistance, elle subit ce rapt profond, cette âpre violence. Elle se
-laissa dépouiller de tout, elle donna tout ce qui lui restait, abdiquant
-à la fois sa liberté, sa volonté, sa dernière espérance. Sa tête roula
-sur l’épaule de son ami. Dans un gémissement d’agonie, elle balbutia le
-serment qu’il exigeait d’elle, et il la tint entre ses bras, inerte,
-entièrement rompue par ce suprême effort.
-
-Alors il se fit infiniment tendre et, tandis que, silencieuse et
-foudroyée, elle savourait l’amer calice dont il venait de l’empoisonner,
-il essaya de relever son courage.
-
---Croyez-le, dit-il. Cette heure, si sombre qu’elle soit, est une heure
-sanctifiante. C’est comme si, dans la forêt où nous risquions de nous
-perdre, une main bienfaisante avait détruit toutes les routes pour n’en
-laisser qu’une seule, celle qui mène au vrai but du voyage, vers
-l’éternité, vers Dieu. Tout est simple, clair et facile, parce que le
-monde autour de nous tombe en ruines et nous n’y sommes plus que pour
-une heure, «en étrangers et en pèlerins». Déjà nous nous étonnons
-d’avoir désiré ses biens périssables. Pourquoi tant de soucis, de
-travaux inutiles? En dehors de ce qu’il accomplit pour Dieu, tout ce que
-fait l’homme ici-bas, tout ce qu’il aime n’est que néant, vanité,
-illusion, fumée.
-
---Des êtres tels que vous ne sont pas que fumée, s’écria passionnément
-Laurence. Je ne me trompais pas en vous aimant. Oh! Cyril, vous me
-suffisiez pleinement et vous m’auriez toujours suffi!
-
---Jusqu’à la mort seulement, reprit-il d’une voix plus forte et presque
-solennelle. Si vous supprimez Dieu, je ne suis, pour votre amour même,
-qu’une statue d’argile animée, prête à se dissoudre au moindre souffle
-du vent. Dieu seul peut me donner une âme indestructible participant à
-son éternelle existence et je n’ai pas de réalité hors de lui.
-
-Elle couvrit ses yeux de sa main, comme éblouie par une lumière trop
-vive, et elle murmura sourdement:
-
---S’il est vrai que lui seul peut vous rendre à moi, que veut-il de moi?
-
---Il vous veut simplement, reprit Cyril avec une douceur persuasive. Il
-vous veut, comme il me voulait, Laurence. Oh! j’ai été préparé d’une
-manière miraculeuse à cette épreuve. Depuis un an, je sentais en moi
-comme un appel, une sollicitation pressante, une main toujours sur moi
-et qui m’arrachait tout. Je résistais, malgré moi, sauvagement. L’homme
-a peur de ce qui est grand: il se refuse instinctivement à l’amour
-infini, comme la femme à celui qu’elle adore. Mais voici le dernier coup
-de la grâce. Le temps n’est plus à moi. La mort est toute proche. Il n’y
-a plus d’hésitation possible. Naturellement, je ne partirai pas sans
-avoir mis en ordre ma conscience, sans m’être réconcilié avec Dieu. Je
-voudrais que vous le fissiez aussi, Laurence; car alors je ne vous
-laisserais plus seule.
-
-De nouveau, elle céda et promit ce qu’il lui demandait. Quelle que fût
-la route où il s’engageait, il fallait bien qu’elle le suivît. Il ne
-pouvait rien aimer qu’elle n’aimât comme lui, rien croire qu’elle ne
-crût aussitôt.
-
---Cyril, est-ce tout? dit-elle avidement. N’avez-vous plus rien à
-réclamer de moi?
-
---Plus rien, soupira-t-il, voici que je vous ai tout repris. Je vous
-confie encore ce que j’ai de plus cher. Maman, comme vous reste seule.
-Qu’une même douleur vous unisse. Demeurez avec elle et priez pour moi.
-
-Elle accepta, docile, les devoirs qu’il lui laissait. Alors, ayant ainsi
-en quelque sorte terminé son testament, il se leva. C’était l’heure des
-adieux. Laurence avait beau l’enlacer de ses faibles bras, elle ne
-pouvait plus le retenir qu’une minute encore.
-
---Au revoir, disait-elle, les yeux levés vers ce vivant visage où déjà
-elle croyait voir l’ombre de la mort. Au revoir! Ne me dites pas d’autre
-mot. Je souffrirai tout ce qu’il faudra souffrir. Je vivrai tant qu’il
-faudra vivre, afin de mériter qu’un jour vous me soyez rendu. Mais,
-Cyril, souvenez-vous de moi, même au delà du monde, que je puisse vous
-reconnaître et vous aimer encore. Vous m’appellerez, n’est-ce pas, ami
-cher? Vous m’appellerez et je vous répondrai. Vous me prendrez en vous,
-pour toujours, pour toujours.
-
-Il détourna la tête pour cacher ses larmes, car il défaillait d’émotion
-en la voyant accueillir avec une telle ferveur la dernière espérance
-qu’il lui avait offerte. Si tendre que soit un homme, tout l’amour qu’il
-a jamais pu concevoir est cent fois dépassé par l’amour de la femme, cet
-amour acharné, inextinguible, que n’effraient ni la séparation, ni la
-mort même, et qui martyrisé, condamné ici-bas, se tourne avidement vers
-l’éternité, la sommant de réaliser son rêve. Bien qu’il fût affligé de
-constater que, dans la religion même, Laurence ne cherchait, ne désirait
-que lui, Cyril fut vaincu par son cri passionné:
-
---Au revoir donc, dit-il gravement, concluant le pacte que lui proposait
-cette pauvre âme en peine. Au revoir de toutes façons, sur cette terre,
-ou au delà.
-
-Ils étaient parvenus sur un sommet trop escarpé, trop pur. Laurence eut
-un soudain vertige. Elle faiblit pour la première fois. Sa douleur,
-longtemps contenue, rompit les bornes où l’enfermaient sa volonté et sa
-raison. Elle se mit à délirer.
-
---Non, non, gémissait-elle en roulant sur l’épaule de Cyril sa tête
-échevelée; non, je vous ai trompé, je ne puis m’élever si haut. Que
-m’importent l’au-delà, le ciel? Sais-je seulement si je pourrai vous
-retrouver? Si triste qu’il soit, ce monde, lorsque vous êtes avec moi,
-devient mon paradis. Restez encore quelques heures. Ne me dites plus
-rien. Que votre main soit dans la mienne, votre cœur près du mien, et ma
-joie sera telle que, peut-être, elle pourra me tuer. Alors vous
-m’abandonnerez et je reposerai tranquille. Mais ne me quittez pas ainsi
-vivante. Oh! restez, restez avec moi!
-
-Elle s’accrochait à lui, convulsivement, avec un regard horrible. Il
-était aussi pâle, aussi bouleversé qu’elle.
-
---Laurence, mon amie, mon enfant, murmura-t-il d’une voix tremblante,
-pardonnez-moi. J’ai été cruel pour vous, je le sais bien. Mais il
-fallait qu’entre nous tout fût dit. Je devais vous préparer au plus
-grand malheur, vous dicter toutes mes volontés, afin que vous soyez avec
-moi, toujours. Pourtant, je puis être épargné. Priez pour moi, espérez,
-et votre attente ne sera pas trompée.
-
-Elle souffrait trop pour le croire; mais elle comprit soudain le mal
-qu’elle lui faisait. Par pitié pour lui, elle réussit à feindre une
-confiance qu’elle n’avait point. Calmée, elle dit avec un sourire
-héroïque:
-
---C’est vrai, vous reviendrez, Cyril, je le sais, j’en suis sûre!
-
-Elle le reconduisit jusqu’au seuil de la porte. Ils s’embrassèrent
-encore. Puis Cyril commença de descendre l’escalier. Appuyée à la rampe,
-Laurence regardait, sans une larme, ce beau visage, admirable lumière,
-qui, lentement, déclinait sur sa vie. Jusqu’au dernier moment, elle lui
-sourit, calme, sereine, réprimant avec force les cris déchirants de son
-cœur. Enfin, lorsque tout fut fini, lorsqu’elle eut refermé la porte,
-elle chancela comme au bord d’un abîme. Ses yeux, quoique grands
-ouverts, ne voyaient plus rien qu’une nuée informe. Et il lui sembla que
-son âme n’était plus qu’un faible souffle entre ses dents, tout prêt à
-s’exhaler. Elle eut soudain la conviction absolue qu’il lui suffirait de
-consentir à la mort pour cesser aussitôt d’exister. Mais si grand que
-fût son mal, elle souhaitait qu’il se prolongeât. De toute sa volonté,
-elle retenait impérieusement, passionnément, sa vie défaillante. Les
-promesses faites à Cyril l’enchaînaient à la terre. Il lui fallait les
-accomplir et sauver, dans ce grand désastre, l’honneur de son amour.
-
-Elle descendit dans la rue et se dirigea vers Saint-Sulpice. En
-débouchant sur la place, elle aperçut un groupe compact qui stationnait
-devant la mairie. Tous les passants, se détournant de leur route,
-venaient grossir ce rassemblement d’où, par moments, une femme se
-détachait, s’enfuyait précipitamment, couvrant de ses mains son visage.
-Cette foule était calme et regardait silencieusement une petite affiche
-d’aspect inoffensif. Laurence, à son tour, s’en approcha et lut les deux
-lignes concises qui ordonnaient la mobilisation générale des armées de
-terre et de mer. Alors, pour la première fois depuis une semaine, ses
-larmes jaillirent. Elle s’éloigna, courbée en deux, les épaules secouées
-de sanglots. Elle entra dans l’église de Saint-Sulpice, s’arrêta près
-d’un confessionnal. Et là elle attendit, pleurant à fendre l’âme, que le
-moment fût venu de se réconcilier avec le Dieu que Cyril lui avait rendu
-et devant lequel il s’agenouillait aussi, dans une église voisine, à la
-même heure, sans qu’elle le sût.
-
-
-
-
-IX
-
- Quel que soit le malheur qui nous arrive, la plupart du temps
- nous l’endurons et nous attendons qu’il finisse.
-
- Samuel BUTLER.
-
-
-Le surlendemain, Laurence se rendit à Bourg-la-Reine. Cyril était parti
-le matin même. L’heure des adieux pour sa mère durait encore. Elle la
-prolongeait, l’éternisait, l’évoquait sans cesse en pleurant. De
-nombreux amis l’entouraient qui, tous, la plaignaient sincèrement. Mais
-plus que leurs paroles et leurs consolations, l’émouvaient le visage
-altéré de Laurence, son silence, sa consternation. Cyril lui avait trop
-tendrement recommandé la jeune femme pour qu’elle ne devinât pas, la
-voyant si triste, son amour secret. Déjà un lien aussi fort que celui du
-sang unissait l’une à l’autre ces deux abandonnées. Sans avoir besoin de
-s’expliquer, elles savaient qu’elles allaient désormais souffrir,
-attendre ensemble, sans que rien jamais pût les séparer. Quand tous les
-visiteurs se furent retirés, Laurence s’attarda longtemps dans le salon
-où la présence de Cyril semblait flotter encore. La société de Mme de
-Clet lui était douce. Elle avait le regard de son fils, la même nature
-ouverte, chaleureuse, quoique plus superficielle. Son cœur était moins
-sombre, moins meurtri que celui du poète. Alors qu’il s’était soumis au
-malheur docilement, complètement, sans imaginer que le sort pût lui
-faire grâce, elle gardait une espérance acharnée. Cyril reviendrait,
-elle en était sûre. Elle allait tant prier pour lui! Son amour agissant,
-de loin le défendrait. Quelques mois d’inquiétudes, de craintes, et ce
-cauchemar prendrait fin, faisant place à l’ivresse du retour et de la
-réunion. Peu à peu, Laurence se laissait pénétrer par la même certitude.
-Tous les hommes, en effet, ne pouvaient être tués. Peut-être
-qu’au-dessus de ce cataclysme, une justice indéfectible subsisterait.
-Peut-être Dieu rappellerait-il à lui seulement les inutiles, les lâches,
-purgeant la terre et laissant vivre les meilleurs, les plus grands, les
-mieux aimés: Cyril.
-
-Le sixième jour de la mobilisation, André Dacellier partit, sans
-enthousiasme excessif, mais pourtant sans répugnance. Depuis longtemps,
-sous l’influence de sa femme, si correcte, si «bien pensante», son
-antimilitarisme entêté de jeune homme, heureux de s’insurger contre les
-idées de son père, s’était changé en neutralité insouciante, absence
-méprisante de toute opinion politique. Entraîné malgré lui par l’élan
-magnifique d’un peuple entier, las d’un long asservissement, il admit
-sans effort la nécessité de combattre, de vaincre l’Allemagne, pour
-assurer à jamais la paix du monde. Contraint d’abandonner son foyer, ses
-travaux, de rompre avec toutes ses habitudes, il trouva, dans sa
-légèreté, la force que d’autres, plus nobles, puisaient dans l’amour du
-devoir et du sacrifice. Il appartenait à la race trop nombreuse des
-êtres qui, exempts de passion, incapables de s’attacher sérieusement à
-rien, s’accommodent aisément de tout. Puisqu’il devait faire la guerre,
-il s’y intéressait comme à son métier de journaliste. Au reste, dans
-cette catastrophe, aveugle et borné toujours, il ne voyait nulle part la
-douleur. On l’eût fait sourire en lui parlant des cœurs brisés par la
-séparation. Il quittait sans émoi sa femme et sa fille. Pas un instant
-il ne songea qu’il pourrait ne pas revenir. Laurence méprisa ce courage
-qui prenait sa source dans un optimisme chimérique, dans l’égoïsme et la
-frivolité de l’âme.
-
-A son tour, Gaston Noret vint lui faire ses adieux. Il était extrêmement
-gai et trouvait la vie magnifique. La guerre l’amusait comme une
-aventure pittoresque, imprévue, folle. Il brûlait du désir de combattre.
-Pas plus qu’André, il ne se croyait menacé dans sa vie. Narguant le
-danger, il se confiait joyeusement à sa bonne étoile, à la chance qui,
-jamais, jusqu’alors, ne l’avait trahi.
-
-Juliane, dès que son mari fut parti, se fit engager comme
-infirmière-major dans un hôpital de Paris. Son activité nouvelle, le
-sentiment de son importance, les grandes phrases qu’elle débitait sur le
-sacrifice et la patrie compensaient, pour cette créature vaniteuse,
-l’absence et les dangers d’André. Mlle Drevain, un peu rassurée,
-s’occupait activement d’entasser chez elle des provisions de toutes
-sortes en prévision d’un siège ou d’une disette. Edith Albertaud avait
-eu la chance de garder son mari, placé à la tête d’un hôpital militaire.
-Absorbée par ses nombreux devoirs, heureuse de voir son foyer préservé,
-elle ne songeait pas à la douleur des autres.
-
-Lorsqu’elle quittait Mme de Clet, Laurence ne se plaisait que dans la
-société des Arêle. Ceux-là, vraiment, savaient souffrir. Si dans cette
-grande épreuve, ils ne proféraient pas une plainte, leur sérénité
-n’avait pas pour cause l’indifférence. Déjà leurs deux fils aînés, les
-jésuites, étaient rentrés en France. Le plus jeune revenait du Maroc
-avec son régiment. Ils allaient trembler jour et nuit pour ces trois
-existences. Si sainte que fût Mme Arêle, elle n’en restait pas moins la
-plus tendre, la plus craintive des mères. Sans cesse, elle s’inquiétait,
-ne songeait qu’aux soldats. Les yeux fixés sur le ciel maintenant
-rayonnant et implacable, elle disait à Laurence en soupirant: «Pauvres
-enfants, comme ils doivent être fatigués, marchant en plein soleil sur
-les routes brûlantes. Et cette nuit, avez-vous entendu l’orage, la pluie
-diluvienne? Ils ont été trempés, ils ont eu froid peut-être!» Laurence,
-pour qui toutes les variations atmosphériques prenaient les proportions
-d’une tragédie et qui, sans cesse, implorait les éléments, le soleil, la
-pluie, la foudre de ne point faire mal à son bien-aimé, Laurence
-s’associait de toute son âme à cette anxiété maternelle. Elle fut
-heureuse d’offrir à ses vieux amis une immense consolation en leur
-annonçant son retour à la foi. Leurs visages resplendirent de joie
-lorsqu’ils apprirent qu’elle avait communié. Ils l’embrassèrent avec des
-larmes, louant Dieu, bénissant l’épreuve même qui les frappait. Elle
-leur avoua que Cyril avait été l’instrument de sa conversion et les
-supplia de prier pour lui. Ils comprirent son amour. Ce furent eux alors
-qui s’efforcèrent de la rassurer, de l’aider à porter cette croix trop
-lourde sous laquelle ils la voyaient plier. Ils furent aussi heureux
-qu’elle lorsque Cyril écrivit qu’il restait à Chaumont, où il devrait
-probablement subir une longue période d’entraînement avant d’être envoyé
-au front.
-
-La guerre commençait. Après quelques succès éphémères, remportés par nos
-troupes en Alsace, la bataille s’engagea bientôt, formidable, en
-Belgique, et notre armée, vaincue, recula. Cette défaite de Charleroi
-fut pour Laurence un coup terrible. Nos premières victoires ne l’avaient
-émue que dans sa piété filiale, lui faisant regretter que son père ne
-fût plus là, à l’heure où se réalisait son rêve, où il eût goûté la
-plénitude du bonheur; mais elle comprit soudain ce qu’est l’amour de la
-patrie, lorsqu’elle sentit la France, ouverte sans défense, devant
-l’envahisseur. Il lui semblait maintenant que c’était son cœur même que
-les Allemands foulaient aux pieds avec notre sol. Ils entraient chez
-nous, vainqueurs. Bien que les journaux n’avouassent pas encore la
-vérité, ni l’étendue de nos désastres, on devinait leur avance
-progressive. Dans le silence épouvanté du monde, on entendait le bruit
-de leur marche lourde. Et, un matin, parut le sinistre communiqué
-officiel annonçant que notre armée, dans son recul, avait atteint la
-Somme. Dès lors, de jour en jour, les nouvelles se firent plus précises,
-plus mauvaises. Les Allemands ne semblaient rencontrer aucun obstacle.
-Nos villes du Nord et de l’Est tombaient, l’une après l’autre, sans
-résistance. Ils avançaient, ils avançaient, ils étaient victorieux
-toujours, ils avaient dépassé Reims, dépassé Saint-Quentin, ils
-atteignaient Compiègne. Demain, ils seraient sous les murs de Paris. La
-ville, dans ce grand danger, restait affreusement calme. Mais une foule
-silencieuse et consternée se pressait dans les banques, devant les
-commissariats de police, s’écrasait aux abords des gares. Peu à peu, les
-quartiers les plus animés se vidaient. Les magasins étaient déserts, les
-appartements se fermaient. On sentait partout, l’angoisse, la panique,
-l’affolement sombre de la défaite. Jamais Laurence n’avait trouvé Paris
-plus beau qu’en ces jours de deuil. Il semblait vivre maintenant ainsi
-qu’un être humain. On croyait presque entendre monter de ses pierres un
-murmure continu, une plainte. Ses jardins mornes, ses avenues, ses
-places, ses monuments prirent soudain un aspect pathétique, devinrent
-émouvants comme un visage, comme la face d’un père insulté qui,
-rassemblant autour de lui ses enfants, les conjure de venger son
-offense. Bien souvent, Laurence, accoudée sur les quais près du Louvre,
-regardant la courbe gracieuse de la Seine, ses rives nobles et
-charmantes, et, au loin, Notre-Dame, adorait, dans ce paysage
-insensible, l’image de la patrie. Lorsque Cyril, comme elle éperdu de
-douleur, écrivait, se plaignant de son inaction, exprimant le désir
-d’être au plus tôt engagé dans la lutte, elle l’approuvait de toute son
-âme, acceptant qu’il partît, acceptant de trembler pour lui, avide à
-présent de souffrir sans répit.
-
-Cyril, cependant, avait ordonné à sa mère de quitter Paris. Laurence,
-qui ne voulait pas se séparer d’elle, la suivit à Orléans où une amie de
-Mme de Clet leur offrit un local provisoire. L’attente continua. Mais,
-peu à peu, comme avertis par un secret pressentiment, les cœurs se
-rassuraient, s’abandonnaient à l’espérance. Les journaux demeuraient
-vagues et circonspects. Soudain les nouvelles officieuses et imprécises,
-qui circulent toujours en des temps troublés, devinrent merveilleuses.
-On se répétait que les Allemands n’avançaient plus. On affirmait que
-l’aile droite de von Kluck avait été tournée, son armée détruite, son
-état-major fait prisonnier. Enfin, un matin, le communiqué officiel
-annonça la victoire de la Marne et la déroute allemande. Ce fut un jour
-de joie inouïe, joie grave et contenue, mais qui éclatait sur tous les
-visages et faisait se jeter les uns vers les autres, avec une effusion
-subite, des gens qui se connaissaient à peine, habitants du même hôtel,
-réfugiés d’une même ville, d’une même province.
-
-Laurence crut s’éveiller d’un long cauchemar. Elle respirait avec
-ivresse l’air allègre de la victoire et ne craignait plus rien. Elle
-savait Cyril à l’abri. Nos soldats avançaient. Peut-être allaient-ils,
-en quelques jours, délivrer la France, entrer à leur tour en Allemagne.
-La paix pouvait suivre ces éclatants triomphes. Tous les espoirs
-semblaient permis. Le lendemain, une nouvelle affreuse vint assombrir le
-cœur de la jeune femme. Le colonel Arêle, par dépêche, lui apprit la
-mort de son fils, le jeune lieutenant qui, sous les ordres de Maunoury,
-avait été tué sur l’Ourcq.
-
-Laurence quitta aussitôt Orléans. Elle aimait trop tendrement les Arêle
-pour consentir à demeurer loin d’eux lorsqu’ils souffraient. Avant
-qu’elle les eût rejoints, un nouveau malheur les frappa. Ils apprirent
-le décès de leur second fils. Enrôlé parmi les brancardiers, il avait
-été blessé mortellement, par un éclat d’obus, au moment où il relevait
-un blessé sur le champ de bataille. Si forte que fût leur âme, ils
-défaillaient sous ce double coup, sous ces deux glaives enfoncés dans la
-même blessure. Mme Arêle, déjà affaiblie par une longue maladie, n’était
-plus que l’ombre d’elle-même, l’image de la douleur inconsolable. Le
-colonel semblait un chêne foudroyé. Voûté, vieilli, méconnaissable, les
-cheveux tout blancs, il ne trouvait plus de paroles pour bénir sa
-souffrance. Seul son regard bleu, si candide et si triste, attestait sa
-résignation. L’infortune de ces deux vieillards navra Laurence. Sans
-doute, leurs fils étaient morts noblement, en accomplissant le devoir
-auquel ils s’étaient consacrés: le prêtre dans un acte de charité,
-l’officier en pleine victoire, après s’être couvert de gloire dans
-l’attaque des positions ennemies. Déjà ce père, cette mère désolés
-pouvaient chercher au ciel leurs deux héros, mais tout de même, ils
-étaient seuls. Ils avaient mis leur espoir dans leur plus jeune fils,
-unique lien qui les rattachât encore à la terre. Lui seul, en se mariant
-plus tard, aurait pu leur donner une famille, des enfants. Sa mort
-achevait de les dépouiller. Ils avaient tout offert, tout sacrifié, tout
-perdu. Ils vieilliraient sans aucune consolation humaine, privés des
-affections les plus légitimes. Et Laurence se révoltait devant une telle
-détresse.
-
---Ah! colonel, disait-elle en sanglotant, c’est trop, c’est trop
-injuste. Pourquoi, lorsque tant d’êtres misérables et vils sont
-épargnés, vos deux fils, si nobles, si parfaits, si purs, ont-ils été
-repris? Pourquoi une si lourde croix vous est-elle envoyée, à vous dont
-la vie fut sans tache et que Dieu devrait tant chérir?
-
-Alors il se souvint qu’elle aussi tremblait pour son amour, qu’elle
-pouvait demain, dans quelques jours, voir sa vie détruite par la mort de
-Cyril. Il comprit la nécessité d’être pour elle un exemple. Ce devoir
-lui rendit quelque force, tarit ses larmes. Il répondit avec douceur:
-
---Mon enfant, ce serait trop simple d’aimer Dieu, si cela devait, non
-seulement nous acquérir la récompense éternelle, mais encore le bonheur
-ici-bas. C’est dans le sacrifice et l’arrachement du cœur que notre foi
-a quelque prix. Je remercie le Seigneur puisqu’il me permet de lui
-prouver ma fidélité, et je le bénis, surtout s’il me frappe à la place
-de ceux que le malheur écarterait de ses autels.
-
-En prononçant ces paroles, il posa la main sur le front de Laurence dans
-un geste de protection; car déjà, dans sa charité, il offrait sa douleur
-pour elle et pour Cyril. Mais elle se disait tout bas: «S’il n’a pu
-sauver ses fils, pourra-t-il sauver mon ami? A quoi bon espérer? Puisque
-les prières des plus saints ne sont pas exaucées, que vaudront les
-miennes?» Et, plus que jamais, elle tremblait en songeant à son
-bien-aimé.
-
-L’hiver commençait. Les grandes espérances soulevées par la victoire de
-la Marne ne s’étaient pas réalisées. Le mauvais temps arrêta bientôt les
-opérations. Les deux armées se terrèrent dans les tranchées,
-s’immobilisèrent dans une lutte terne et sans événements. Alors prit fin
-le bel élan qui, magnifiant toutes les âmes, les avait précipitées vers
-le sacrifice. Le temps eut raison de ce courage humain, si faible, si
-aisément abattu lorsqu’il n’est pas soutenu par une conscience intègre,
-dirigé par une volonté exceptionnelle. De nouveau, pour la foule immense
-des médiocres, la vie, le repos, la jouissance reprirent leurs attraits,
-un instant méprisés. Les moins nobles cœurs firent défection. André
-Dacellier, qui s’était battu bravement sur l’Yser, fut blessé au bras en
-novembre. Après un court séjour dans un hôpital de Rennes, il revint à
-Paris, en congé de convalescence. Ce congé se prolongea, s’éternisa.
-Juliane, en effet, tout en conservant sa belle attitude et son héroïsme
-affecté, commençait à ne plus voir dans les dangers de sa patrie que son
-intérêt personnel. Ses économies étaient presque entièrement épuisées et
-la jeune femme, qui n’avait pas prévu une guerre si longue, s’effrayait
-des privations qu’il lui faudrait subir, si son mari, continuant à se
-battre, ne pouvait plus gagner d’argent. Elle usa des puissantes
-influences dont elle disposait pour le faire mettre à l’abri. Bientôt,
-André annonça à tous ses amis que ses chefs le trouvaient de
-constitution trop faible pour affronter un hiver dans les tranchées. Peu
-après, il fut versé dans l’armée auxiliaire et placé au contrôle postal
-des dépêches. Ce poste de tout repos, qui le laissait à Paris, lui
-permit de reprendre sa profession de journaliste.
-
-En décembre, Gaston Noret revint à son tour pour soigner une bronchite.
-Ce garçon, fort et bien portant, se déclarait poitrinaire. Il avait fait
-toute la retraite de Charleroi, connu la pire misère. L’expérience lui
-semblait suffisante. Sa curiosité était satisfaite. La vie morne et
-désolée des tranchées lui inspirait une profonde horreur. Il eut
-l’habileté de se faire réformer. Beaucoup d’hommes, appartenant à toutes
-les classes de la société, artistes, bourgeois, ouvriers, fortement
-protégés ou servis seulement par la chance, suivaient ces exemples et
-s’embusquaient sans honte. Mais Cyril, avec beaucoup d’autres, demeurait
-ferme et ne trahissait pas. A la fin de janvier, il quitta Chaumont et
-fut envoyé sur le front. Cet être, si sensible à la douleur humaine,
-vécut en face de la mort, parmi les cadavres abandonnés, les blessés
-expirants. Ce spectacle et l’humidité des tranchées éprouvèrent si
-fortement sa santé qu’il dut, à plusieurs reprises, séjourner à
-l’hôpital. Mais il se déclarait bien portant et luttait avec acharnement
-contre cette faiblesse dont quelques-uns se prévalaient pour se mettre à
-l’abri. Il refusa un congé de convalescence qui lui fut proposé. Les
-prières de sa mère ne purent le fléchir. Il l’aimait, moins cependant
-que la France humiliée, moins que les soldats, ses frères d’armes, dont
-il voulait partager jusqu’au bout la misère. Une charité plus forte que
-ses affections les plus légitimes le retenait parmi ces malheureux, et
-sa foi, chaque jour plus vive, le soutenait d’une façon évidente,
-miraculeuse.
-
-Laurence s’étonnait un peu que Cyril, si vite, ait pu trouver la paix,
-alors qu’elle la cherchait toujours. Mais seuls les prédestinés avancent
-rapidement dans les voies mystiques. Pour les natures ordinaires, les
-conversions sont lentes, pénibles. Ce n’est pas sans de grands efforts
-qu’une âme, longtemps égarée, se rapproche de Dieu. Il lui fait payer
-chèrement son reniement et sa révolte. Après l’avoir appelée, il se
-cache et se tait. Elle interroge et rien ne lui répond. Son ardeur, ses
-supplications se brisent sur le vide et l’énorme silence. Laurence avait
-dépensé toutes ses forces dans l’amour humain, il ne lui restait plus
-assez de courage pour supporter le martyre de la conversion. Affaiblie
-par ses angoisses et sa folle passion, elle trouvait chaque jour plus
-obscur le grand drame où s’usait sa vie. Elle pensait seulement qu’un
-jour son ami revenu lui expliquerait toutes choses, et elle continuait
-de prier, pour lui plaire et pour le sauver.
-
-L’hiver passa sans autres événements que des attaques partielles et sans
-résultats. Paris était morne, tranquille, endormi comme une ville
-provinciale. Peu à peu chacun reprenait ses occupations, ses
-quotidiennes habitudes. Si beaucoup d’hommes étaient absents, ils
-écrivaient régulièrement. Leurs femmes, leurs mères se laissaient
-lentement gagner par une sécurité trompeuse. La guerre continuait, mais
-ceux qui, restant à l’arrière, ne la voyaient pas, l’oubliaient. Nul ne
-s’inquiétait plus des combats que nos soldats continuaient à livrer
-chaque jour sur quelque point du front et qui semblaient à tous mesquins
-et sans danger. On finissait par croire que les obus, les balles
-tombaient dans l’eau, ne blessaient que la terre, s’évaporaient sans
-causer aucun mal. Les cœurs humains, si tendres, si tristes qu’ils
-soient, ne peuvent vivre dans une constante appréhension. Laurence
-elle-même n’échappa pas entièrement à cette loi commune. Ses anxiétés
-furent affreuses dans les premiers jours où elle sut Cyril exposé. Elle
-ne cessait de trembler pour lui. A toute heure, à toute minute, elle se
-demandait avec épouvante: «Vit-il encore? N’est-ce point en ce moment
-qu’il est frappé?» Puis, son imagination fatiguée se lassa de lui
-représenter sans cesse l’horreur des tranchées, la mort de celui qu’elle
-aimait. Son âme réclama un peu de repos et de joie, accueillit avec une
-sorte d’ivresse les consolations de la religion. Maintenant, elle
-écoutait avidement les Arêle lorsqu’ils lui parlaient des miracles
-opérés par la toute-puissance de la prière. Sa ferveur s’accrut. Elle
-s’attacha passionnément à l’espérance. Le fait que Cyril, pendant huit
-mois, ne prit part à aucune attaque lui parut manifestement
-providentiel. Elle se persuada que Dieu, exauçant ses prières, le
-tiendrait toujours à l’écart des grandes batailles. Mais que
-devint-elle, lorsqu’au mois de septembre commença l’offensive de
-Champagne et que Cyril fut bientôt au plus fort de la mêlée? Il se
-battait nuit et jour, presque sans relâche. Ses lettres parvenaient
-encore, brèves et pleines d’une horrible tristesse. Son régiment était
-décimé, ses amis le quittaient un à un, fauchés par la mort, blessés ou
-prisonniers. Il les pleurait amèrement. Son cœur brûlait du désir
-d’imiter ces héros qu’il voyait chaque jour tomber auprès de lui. Il
-devait s’exposer beaucoup, car il fut, à deux reprises, cité à l’ordre
-du jour. Cependant Laurence, au milieu de ses angoisses, sentait
-redoubler sa confiance, puisque, malgré tant de périls, Cyril vivait. La
-mort l’environnait en vain. La protection divine était évidente. Parce
-qu’il avait offert sa vie généreusement, Dieu la refusait, le sauvait
-malgré lui, le couvrait de son aile. Une lettre du poète acheva de
-rassurer la jeune femme: «Ayez confiance, écrivait-il. J’ai vu la mort
-de près. Je viens d’y échapper par miracle. Continuez à prier pour moi.»
-Laurence se jeta à genoux. Son cœur débordait de joie et de
-reconnaissance. Elle ne craignait plus rien. Comme elle se relevait, un
-coup de sonnette retentit à sa porte. Elle reçut des mains d’un petit
-télégraphiste un pneumatique et reconnut l’écriture de Mme de Clet. Sans
-doute, celle-ci, qui l’attendait le même jour à Bourg-la-Reine,
-décommandait le rendez-vous pris la veille. Laurence ouvrit l’enveloppe
-et, sur le mince papier, elle lut quelques mots seulement, écrits en
-caractères tremblés, désordonnés, presque illisibles: «Cyril tué. Venez,
-oh! venez vite!»
-
-
-
-
-X
-
- Il était presque tenté de croire que le linceul n’enveloppait
- que les gens vieux et infirmes et ne cachait jamais sous ses
- plis funèbres la beauté jeune et gracieuse.
-
- DICKENS.
-
-
-Parmi les désastres imprévus qui consternent la terre, il n’est point de
-plus sombre ni de plus surprenant prodige que la mort d’un être jeune
-et, si fréquemment qu’il se reproduise, l’imagination ne le peut
-concevoir, le tient pour impossible. Debout, Laurence considérait avec
-une attention extrême le court billet qu’elle venait de lire. Elle
-n’éprouvait aucune émotion, nulle peine. Son visage ne s’était point
-altéré, son cœur ne battait pas plus vite, et, par moments, elle
-secouait la tête comme quelqu’un qui nie. D’abord, son instinct seul
-refusa de croire à la tragique nouvelle. Puis sa raison la réfuta par
-des arguments victorieux. La lettre de Cyril, reçue une heure plus tôt,
-restait ouverte sur la table, protestait comme une voix humaine. Sans
-doute, elle datait de quatre jours et les obus tombaient à toute minute.
-Mais n’aurait-il pas fallu à la mort, si prompte qu’elle soit, un long
-temps, des efforts répétés pour glacer cette vie brûlante, pour détruire
-ce cœur de poète, vaste comme le monde? D’ailleurs, comment admettre que
-le malheur ait pu frapper Cyril sans atteindre Laurence, ni retentir, si
-faiblement que ce fût, dans son âme? Cette hypothèse lui arracha un
-sourire de défi. Tel est l’égarement de l’amour. On le croit sage et
-inspiré, on l’appelle divinateur. A la vérité, il ressemble à un enfant
-malade qui toujours délire, se trompe et ne sait rien. Grand par son
-seul désir, mais aveugle, borné, impuissant, effrayé par une ombre, ravi
-par la plus vague illusion, il tremble quand rien ne le menace et
-follement espère quand il est condamné.
-
-«Cyril tué.» Ces deux mots, cependant, quelqu’un avait pu les unir,
-convaincre Mme de Clet de leur réalité, la contraindre à les répéter.
-Laurence eut beau froisser le mince papier où ils étaient gravés comme
-une sentence inexorable, ils continuèrent d’exister, retentissant à ses
-oreilles comme le tintement grêle d’une cloche lointaine. Elle s’habilla
-en toute hâte et sortit de chez elle. Pour aller plus vite, elle appela
-un taxi et donna au chauffeur l’adresse de Mme de Clet. Assise dans la
-voiture qui roulait à travers les rues tranquilles, elle réfléchissait.
-Ses yeux ne voyaient que des choses riantes: la jeune verdure des
-arbres, l’azur transpercé de part en part par les flèches du soleil.
-C’était un bel après-midi de septembre, lumineux et pâle, dont l’aspect,
-invinciblement, la rassurait. Elle savait pourtant qu’à cette heure des
-combats meurtriers se livraient sous ce ciel sans altérer sa sérénité
-calme. Pourquoi croyait-elle que la nature, féroce pour tous, était
-cependant incapable de la tromper? Pourquoi pensait-elle que la même
-lumière qui éclaire impassiblement tant de désastres, aurait refusé de
-luire sur sa seule douleur? «Cyril tué!... non, c’est faux,
-répétait-elle avec confiance, la preuve en est dans ta beauté, ô noble
-jour! Si tu souris si doucement, c’est parce qu’il lève encore vers toi
-son cher visage. Terre bienveillante, tu n’oserais pas refleurir si tu
-portais, dans tes profondeurs sombres, son corps brisé, son cœur
-anéanti. Soleil intègre, toi qui vois tout, tu ne brillerais pas ainsi
-sans honte si tu contemplais à la fois, en même temps que ma forme
-vivante, celle de mon amour au tombeau.»
-
-La maison de Mme de Clet se dressait toute blanche au milieu de son
-jardin fleuri, véritable fouillis de dahlias et de roses. La lumière de
-ce beau jour l’entourait sans la pénétrer, se brisait contre sa façade
-aveugle dont toutes les persiennes étaient hermétiquement fermées. Il
-semblait évident que cette demeure abritait un cœur désespéré qu’elle
-cherchait à défendre contre la joie insultante du dehors. Laurence
-n’entendit pas, comme de coutume, des aboiements tumultueux de chiens
-répondre à son coup de sonnette, ni même des pas s’approcher. La porte
-s’ouvrit sans bruit, et la vieille servante, qui pleurait et chuchotait
-tout bas, referma précipitamment le lourd battant de chêne, barrant la
-route à l’importun soleil. L’obscurité remplissait les pièces closes,
-admirablement rangées, dont toutes les portes restaient ouvertes et qui
-paraissaient inhabitées depuis très longtemps. Laurence, les yeux encore
-éblouis, avançait en tâtonnant à travers ces ténèbres. Elle parvint
-enfin au cabinet de travail de Cyril. Là, dans la même pénombre, Mme de
-Clet, déjà vêtue de noir, gisait dans un fauteuil et lui tendait les
-bras avec un long sanglot. Laurence s’était jetée vers cette forme
-désolée. Des larmes coulaient sur ses joues. Pourtant elle pleurait
-seulement de pitié pour l’erreur tragique de cette mère. Elle ne croyait
-pas à la mort de Cyril. Elle attendait que son émotion fût calmée pour
-rompre la trame de mensonge jetée comme un filet sombre sur leur vie.
-Mais après l’avoir embrassée, après s’être plainte à elle avec des mots
-incohérents, des gémissements entrecoupés, Mme de Clet prit sur ses
-genoux une lettre ouverte qu’elle lut tout haut, d’une voix vacillante
-et sans timbre. Cette lettre, écrite par un prêtre, aumônier au régiment
-de Cyril, était courte. Elle commençait par des condoléances et de
-pieuses exhortations. Puis elle racontait en quelques lignes le fait
-simple et terrible. Trois jours auparavant, vers quatre heures de
-l’après-midi, pendant un court combat, Cyril avait été blessé d’une
-balle en pleine poitrine. Transporté mourant au poste de secours, il
-gardait cependant toute sa connaissance. L’aumônier avait pu lui donner
-une dernière absolution, prononcer près de lui quelques prières
-auxquelles, n’ayant pas la force de parler, il répondait par signes.
-S’étant éloigné pour assister d’autres blessés, le prêtre n’avait revu
-Cyril qu’au moment où celui-ci venait d’expirer. Il décrivait la paix
-ineffable de ce beau visage endormi, louait cette âme admirable qui,
-plus d’une fois, s’était ouverte à lui et qu’il voyait au ciel. Sa
-lettre s’achevait par quelques mots d’espoir et la promesse d’une
-réunion éternelle. Mais qu’importait à Mme de Clet. Elle ne voulait
-point être consolée. La tête renversée sur le dossier de son fauteuil,
-elle sanglotait. De ses lèvres entr’ouvertes s’échappait sans cesse là
-même plainte monotone: «Il est mort, il est mort!» Et ce cri, cent fois
-répété, frappant le cœur de Laurence à la même place, y faisait pénétrer
-la vérité. Le cher visage, qui partout et toujours l’accompagnait, tout
-à l’heure encore si radieux, graduellement se décolorait, s’estompait
-dans l’air vide. Elle le cherchait et ne le trouvait plus. Tout son
-amour, luttant avec la réalité inexorable, ne réussissait pas à lui
-rendre la vie. Soudain, comme sous un subit éclat de foudre, Cyril lui
-apparut, couché sur un lit d’ambulance, inerte, les yeux clos, le sceau
-de la mort sur la face, tandis qu’autour de lui, comme un décor
-maintenant inutile, le monde chancelait, se défaisait, tombait en
-ruines...
-
-Elle pleura durant des jours et des nuits, comme si elle n’avait plus
-d’autre but, ni d’autre fonction sur la terre. La source de ses larmes
-semblait intarissable. Elle pleurait tout naturellement comme on
-respire, jusque dans son sommeil, et plus encore quand elle s’éveillait,
-car la vie n’offrait plus à son imagination, comme à sa mémoire, que des
-images sombres: deuils et regrets dans le passé, vide, solitude absolue
-dans l’avenir. Son chagrin cependant n’était pas égoïste. Elle se
-penchait, avec une immense pitié, sur la douleur de Mme de Clet.
-Celle-ci, dans son désespoir, aimait à sentir son triste cœur souffrir
-auprès du sien: «Oh! Laurence, je n’ai plus que vous, lui disait-elle
-souvent, vous seule adoucissez ma peine, jurez-moi que vous ne me
-quitterez jamais.» Avant qu’elle la réclamât, la jeune femme lui avait
-secrètement voué toute sa vie.
-
-Chaque jour, elle se rendait à Bourg-la-Reine. Mme de Clet lui
-communiquait les lettres que lui écrivaient en grand nombre les chefs ou
-les camarades de son fils. L’un d’eux, blessé en même temps que lui,
-avait seul assisté à ses derniers moments dont il fit pieusement le
-récit. Laurence apprit qu’à l’heure suprême, quand, ayant déjà l’aspect
-d’un cadavre, il semblait insensible à tout, Cyril avait voulu parler.
-Si grand fut son effort qu’on vit des larmes filtrer sous ses paupières
-closes. A plusieurs reprises, distinctement, il avait prononcé deux
-noms: celui de sa mère et celui de Laurence. Ce fut pour cette dernière
-une immense consolation. La certitude que Cyril, en mourant, pensait
-encore à elle, assouvit pour quelque temps l’exigence de sa passion. Ce
-seul nom, prononcé par lui, était comme un lien entre eux, un signe
-qu’il la réclamait pour partager son éternité. Maintenant, lorsque son
-âme appelait l’âme envolée, du fond de la tombe et des ténèbres
-infinies, ce cri d’amour lui répondait. Elle l’écoutait le jour et la
-nuit sans parvenir à en épuiser la douceur. Cette parole était pour elle
-un merveilleux trésor, l’honneur de sa vie brisée.
-
-Peu après, l’aumônier envoya à Mme de Clet un pli cacheté que Cyril lui
-avait confié pour le mettre en sûreté avant l’attaque. Ce pli contenait
-deux lettres: l’une pour Mme de Clet, l’autre pour Laurence. La première
-était pleine de tendres recommandations, de conseils, d’exhortations. La
-seconde demeura secrète. Laurence ne voulut pas l’ouvrir. Elle sentait
-encore nettement à ses côtés la présence de Cyril. Les paroles, les
-beaux exemples qu’il lui avait laissés, si récents, si réels encore,
-affermissaient son courage. Un jour viendrait où ce souvenir même
-perdrait sa force et, peu à peu, l’abandonnerait. Elle avait devant elle
-une longue vie à vivre. Cette lettre était la dernière consolation, le
-seul secours qu’elle pût désormais attendre. Elle la réserva pour des
-heures plus désolées. Elle l’enferma dans un étroit sachet et la porta
-toujours contre son cœur.
-
-Les premiers moments, en effet, ne furent pas les plus durs. La douleur
-dans son paroxysme a quelque chose de doux et de sacré. Elle soutient en
-même temps qu’elle accable. Elle détache l’âme de toutes les vanités du
-monde, l’emporte sur des cimes pleines de lumière où Dieu lui parle
-familièrement. Tout est simple pour celui qui pleure, comme pour celui
-qui va mourir. Délivré de toute espérance humaine, n’attendant plus rien
-de la terre, il écoute la rumeur de l’infini, il regarde si
-attentivement l’invisible que la face nue de la vérité lui apparaît dans
-toute sa splendeur. Durant assez longtemps, Laurence, dans la stupeur de
-sa tristesse, fut profondément calme et résignée. Son chagrin était une
-sorte d’extase où Cyril l’assistait constamment, la consolait par la
-promesse d’une réunion éternelle qui lui semblait étonnamment proche.
-Cet état d’attente passionnée dura peu. Ses larmes bientôt tarirent; son
-âme aride rentra dans sa prison de chair. La vie, retombant devant son
-regard comme un voile bariolé de couleurs affreuses, lui masqua le ciel
-entr’ouvert.
-
-Alors la religion cessa de la soutenir. Toute ferveur l’abandonna. Elle
-n’avait, en effet, prié avec ardeur que dans le désir acharné de sauver
-Cyril. N’ayant point été exaucée, elle douta de la Providence. Lorsque
-ses confesseurs ou les Arêle lui parlaient de la bonté divine, elle
-secouait la tête avec un morne sourire, évoquant ce moment où elle
-jetait vers le ciel de si joyeuses actions de grâce, le remerciant
-d’avoir préservé son bien-aimé, alors qu’il était déjà mort. Elle eut la
-faiblesse de juger Dieu ainsi qu’un être humain, de lui garder presque
-rancune, comme à l’ami qui vient de vous trahir. Maintenant, même à
-l’église, au lieu de lui offrir simplement sa douleur, elle la lui
-présentait orgueilleusement, le cœur plein de murmures et de reniements.
-Mais lorsque sa révolte était trop vive, trop complète, Cyril
-intervenait. Ombre charmante et souveraine, il revenait hanter ses
-rêves, ses pensées. Vaincue par la peur de lui déplaire, Laurence
-tombait à genoux. L’ayant perdu pour toute la vie, elle craignait de le
-perdre encore pour l’éternité. Alors elle cessait de se plaindre et
-priait pour qu’il lui fût rendu. L’amour qui la rapprochait de Dieu l’en
-éloignait en même temps. Courbée au pied des autels, elle n’appelait que
-Cyril et ne songeait qu’à lui.
-
-L’été passa, puis l’hiver. Elle essaya de vivre. Elle se remit à écrire,
-sans but, sans suite, sans art, simplement pour soulager parfois son
-cœur trop lourd. Elle ne croyait plus à l’utilité du travail, à la
-nécessité de l’effort, depuis qu’elle avait vu tant de nobles destinées
-avorter misérablement, tant d’êtres investis d’une mission définie
-descendre au tombeau sans l’avoir pu remplir, depuis que Cyril, poète
-admirable, était mort sans achever son œuvre et presque sans honneur.
-Peu à peu elle rouvrit les livres qu’il avait aimés. Elle en lut
-d’autres qu’il ne connaîtrait jamais. Alors, quand une phrase
-éblouissante inondait son âme de lumière, elle tournait la tête,
-cherchant instinctivement l’ami perdu. Elle pleurait parce qu’il n’était
-plus là pour s’émouvoir et s’enthousiasmer avec elle. Les plus beaux
-vers et la splendeur du monde, quand le printemps revint, la
-déchiraient, car toute beauté pour la femme est un amer poison, du
-moment que, solitaire, elle ne peut l’offrir à l’amour.
-
-Le plus terrible fut le moment où sa jeunesse, qui longtemps avait paru
-foudroyée, une fois encore se réveilla et, secouant le joug du regret,
-du malheur, réclama impérieusement un peu de joie. Souvent, vaincue par
-la langueur d’un beau jour, Laurence se laissait enivrer par de
-dangereuses illusions. Alors, son imagination puissante, habile, bien
-exercée, l’entourait de prestiges, d’enchantements, et lui rendait Cyril
-vivant. Elle le voyait comme autrefois, se pencher sur ses livres. Par
-moments, elle sentait nettement sa main sur la sienne et la chaleur de
-son visage contre le sien. Elle évoquait le passé: leurs longues
-causeries, leurs rires, les adieux. Puis elle inventait d’autres scènes
-impossibles, le retour de Cyril, de longs voyages avec lui, une
-existence, parfois triste et pleine de tourments, où jamais pourtant il
-ne la quittait. Ces rêves enfin se dissipaient, la laissant anéantie. Il
-lui fallait de nouveau céder Cyril à la mort, rendre tous les bonheurs
-un instant retrouvés, rentrer dans sa solitude. Pour échapper à
-l’obsession de ces chimères, elle s’efforça de ne plus songer qu’à la
-minute présente, de vivre comme un être éphémère qui, né le matin, doit
-mourir le soir, qui n’a pas de passé et n’aura pas d’avenir. Ses
-habitudes changèrent. Elle s’occupait de son ménage, se pliait à des
-besognes matérielles longtemps dédaignées, rangeait, s’agitait.
-Lorsqu’elle allait passer quelques jours chez les Arêle, à Versailles,
-jamais plus on ne la voyait s’asseoir au parc, goûter dans le repos le
-charme d’une heure radieuse. Elle allait toujours, elle marchait comme
-quelqu’un qui fuit. Le soir, lorsque étendue dans son lit, elle
-attendait de tomber dans l’oubli du sommeil, sa pensée s’en allait
-errer, dans la forêt de Fontainebleau, parcourir les sentiers familiers,
-saluer les arbres amis. Car sa jeunesse, pourtant si douloureuse, lui
-apparaissait comme une époque paisible et délicieuse. C’était le seul
-temps de sa vie qu’elle pût évoquer sans souffrance.
-
-Chaque jour, l’injustice féroce de la destinée lui apparaissait avec
-plus d’évidence. La douleur, la mort choisissaient, pour les frapper
-avec une partialité terrible, les plus vertueux, les meilleurs,
-épargnant au contraire respectueusement les méchants, les médiocres.
-Elle ne pouvait dominer son indignation lorsqu’elle lisait dans les
-journaux le nom de son ancien ennemi, Douran, âme basse mais brillant
-officier, qui maintenant, général et commandant d’armée, se couvrait de
-gloire depuis le début de la guerre. La France, si unie lors de la
-mobilisation, se divisait en deux camps bien distincts: le camp des
-victimes et celui des habiles auxquels seuls profitait la douleur des
-premiers. Un jour, Gaston Noret vint annoncer à Laurence son prochain
-mariage. Il épousait une jeune fille fort jolie, richement dotée, qui
-oubliait pour lui un fiancé mort à Charleroi.
-
---Ceux qui se font tuer sont de fameuses poires, ricanait le bohème avec
-sa franchise cynique.
-
-Laurence ne voulut plus le voir. Elle le haïssait pour cette parole et,
-parce qu’il vivait heureux, préservé de tout danger par un rempart de
-héros:
-
---C’est pour ces lâches que Cyril est mort, se disait-elle.
-
---Non, mon enfant, c’est pour vous, lui répondaient les Arêle
-lorsqu’elle exhalait devant eux sa révolte. Le Christ seul est mort pour
-le monde entier. Tout homme, si grand qu’il soit, ne meurt que pour un
-petit nombre d’amis. Parce que vous étiez très près de Cyril et qu’il
-vous aimait, il a désiré sans nul doute que son exemple, son sacrifice,
-servent à votre salut. Suivez donc sa trace humblement, sans regarder
-autour de vous, ne méconnaissez pas son amour. N’aurait-il éclairé et
-racheté que votre âme, son sang n’eût point coulé en vain.
-
-Laurence alors s’attendrissait, comprenait de nouveau le sens divin de
-la douleur. Elle retrouvait toujours auprès des Arêle un peu de courage
-et de paix. Bientôt, cette consolation même lui fut retirée. Ses amis,
-en effet, vieillissaient beaucoup. Le colonel eut une attaque
-d’apoplexie qui lui laissa un embarras de la parole et une grande
-fatigue cérébrale. Mme Arêle déclinait aussi visiblement. La maladie et
-la douleur, peu à peu, les retranchaient du monde, opposaient un
-invincible obstacle à l’ardeur de leur charité. S’ils ne cessaient pas
-de prier pour ceux qui leur étaient chers, ils ne pouvaient plus les
-aider effectivement par leurs encouragements, leurs exhortations, leurs
-conseils. Ils n’avaient plus la force de soutenir une conversation
-suivie. Laurence, lorsqu’elle venait les voir, ne restait qu’un instant,
-n’osait plus leur parler de ses chagrins. Elle les embrassait, leur
-souriait, les quittait vite. Elle les aimait et s’en savait aimée. Mais,
-comme tant d’autres, ces deux figures séraphiques s’effaçaient de sa
-vie.
-
-
-
-
-XI
-
- J’ai été mis en oubli dans les cœurs comme un mort; on m’a
- traité comme un vase brisé.
-
- Ps. XXX, 12.
-
-
-Dans son abandon, Laurence s’attachait à Mme de Clet chaque jour
-davantage. La différence d’âge qui les séparait ne leur permettait pas
-de se comprendre entièrement. Quoique frappées par la même épreuve,
-elles n’avaient pas la même façon de souffrir. Mme de Clet, qui ne
-s’était jamais éloignée de la religion, y trouvait tout naturellement sa
-force et sa consolation. Son âme simple et enthousiaste se jetait en
-Dieu avec une impétuosité toujours nouvelle. Sa foi était inébranlable,
-sa ferveur ne connaissait ni sécheresse, ni déclin. Laurence, toujours
-torturée par le doute, s’étonnait d’une ardeur si constante. Mais quand
-le désespoir la glaçait jusque dans la moelle des os, elle se
-réchauffait avec délices près de ce cœur toujours brûlant. C’était
-maintenant Mme de Clet qui la soutenait, la réconfortait, lui parlait
-d’espérance. Elle l’adorait, l’appelait sa fille chérie. Elle avait,
-pour lui témoigner son affection, des effusions qui bouleversaient la
-jeune femme.
-
---Je n’ai pas le droit de me plaindre, lui disait-elle souvent. Dieu est
-bon puisqu’il m’a donné en vous un tel trésor. Oh! sans doute, j’ai hâte
-de rejoindre au ciel mon Cyril. Pourtant, vous m’enchaînez à la terre.
-Oui, pour vous, à cause de vous, je désire vivre quelques années encore.
-
-Laurence s’émerveillait d’une telle tendresse. La pensée qu’une créature
-humaine l’aimait et avait besoin d’elle lui rendait la vie supportable
-encore. Chaque semaine, elle allait passer deux ou trois après-midi à
-Bourg-la-Reine. Mme de Clet lui racontait l’enfance de Cyril, lui
-redisait ses moindres paroles. Elles relisaient ensemble ses lettres.
-Son souvenir, qui prenait pour Laurence une acuité si douloureuse alors
-qu’elle était seule, lui était infiniment doux quand Mme de Clet
-l’évoquait avec elle. Ces longues conversations, ces réunions lui
-devenaient absolument nécessaires. Elle s’attristait souvent en songeant
-que sa vieille amie, vraisemblablement, mourrait avant elle, qu’il lui
-faudrait la perdre et la pleurer.
-
-Le temps passait. Nul n’espérait plus revoir jamais la paix. Privée du
-revenu que lui rapportait sa maison de Sedan, Laurence se trouvait aux
-prises avec les plus grandes difficultés pécuniaires. Les Arêle,
-toujours généreux, lui servaient et venaient de lui assurer par
-testament une rente annuelle de trois mille francs. Son loyer, trop
-élevé, absorbait les deux tiers de cette somme. Et elle avait, tout en
-vivant avec économie, entamé fortement son petit capital. La guerre
-menaçant de durer toujours, il lui fallait trouver un moyen de se
-suffire avec ses minces ressources. Juliane parvint à résoudre ce
-problème, en apparence insoluble. Quoique dépourvue de toute bonté
-réelle, elle était naturellement obligeante. Laurence, d’ailleurs, à
-plusieurs reprises, lui avait prêté de l’argent qu’elle n’avait pu lui
-rendre. Cette dette et le respect inné de la solidarité familiale
-stimulèrent sa froide charité. Dans la maison qu’elle habitait, avenue
-d’Orléans, au rez-de-chaussée, un petit logement de garçon, composé de
-deux pièces agréables et claires et d’un cabinet de toilette, se
-trouvait libre. Cette bonbonnière se louait huit cents francs par an.
-Mais l’absence de toute cuisine semblait la rendre inhabitable pour une
-femme. Juliane leva cet obstacle, en proposant à sa belle-sœur de
-prendre ses repas chez elle, moyennant une pension extrêmement modique.
-Cette combinaison, qui devait mêler si intimement sa vie à celle de deux
-êtres qu’elle ne pouvait aimer, épouvanta Laurence. Elle se soumit
-pourtant à la nécessité et donna congé de son appartement.
-
-De son côté, Mme de Clet cherchait à déménager. Elle avait pris en
-horreur sa grande maison de Bourg-la-Reine, où elle retrouvait partout
-de trop déchirants souvenirs. Le peu d’argent que Cyril lui avait laissé
-était épuisé. Trop pauvre pour conserver une bonne, elle ne pouvait
-habiter sans danger une demeure absolument isolée. Pour accroître un peu
-son revenu, elle se décida à vendre une grande partie des meubles
-anciens et rares qu’elle avait toujours conservés à travers tous les
-avatars de sa fortune. Des amis dévoués les lui achetèrent à l’avance et
-les payèrent un bon prix. Elle se reconstitua ainsi un certain capital
-dont les intérêts, joints aux loyers que lui rapportait son immeuble de
-Dijon, devaient la préserver du besoin.
-
---Je veux rentrer à Paris, disait-elle à Laurence, vivre tout près de
-vous et je serai heureuse.
-
-Elles visitèrent ensemble des appartements. A l’avance, Mme de Clet se
-déclarait sans exigence. «Une cabane me suffira, affirmait-elle, si je
-puis vous voir facilement, ma chère Laurence.» Dès qu’elle entrait dans
-les logis étroits, que ses ressources lui permettaient seuls d’aborder,
-sa résignation se changeait en révolte. Elle ressortait précipitamment.
-
---Oh! oh! quelle affreuse cage, s’écriait-elle avec dégoût, j’y mourrais
-au bout de trois jours. Malgré ma pauvreté, il me faut, pour rester en
-bonne santé, de l’air, de l’espace, des pièces peu nombreuses mais
-grandes, un jardin. Cherchons hors de Paris, les environs immédiats sont
-bien desservis, je viendrai facilement vous voir.
-
-Elles trouvèrent en banlieue des rez-de-chaussée avec jardin. Ils
-étaient extrêmement vastes et délabrés. Mme de Clet les visitait en
-frissonnant.
-
---Brr..., disait-elle, comme je sentirai doublement ma solitude dans ces
-grandes baraques!
-
-Laurence excusait ces contradictions, comprenant qu’il est permis à tout
-être affligé de ne pas savoir ce qu’il veut. Elle cherchait avec
-patience une combinaison qui pût satisfaire entièrement Mme de Clet.
-
---Au fond, lui dit un jour celle-ci, ce qu’il m’aurait fallu, c’est la
-province ou la campagne. Tenez, j’ai reçu hier une lettre d’une ancienne
-amie qui a perdu comme moi son fils unique. Elle s’est retirée dans un
-couvent à Lourdes. Elle est complètement indépendante, mais non point
-seule. Les dames pensionnaires sont charmantes. Je pourrais avoir une
-grande chambre, exposée au midi, la jouissance d’un parc immense, une
-nourriture succulente, tout cela pour huit francs par jour. C’est
-presque incroyable. On dit qu’à Paris, bientôt, les restrictions vont
-devenir terribles. Là-bas, nulle privation à craindre: pas besoin de
-chauffage, le climat est divin. Le couvent possède des vaches, des
-poules. On a du lait à volonté, des œufs d’une fraîcheur exquise. Et
-quelle atmosphère religieuse, on est à la source des grâces,
-ajouta-t-elle, confondant dans un même enthousiasme ces divers avantages
-matériels et spirituels.
-
---Sans doute, approuva complaisamment Laurence, ce couvent eût été le
-rêve peut-être pour nous deux.
-
-Mais sa pauvreté l’enchaînait au foyer de son frère et il était entendu
-que Mme de Clet ne pouvait la quitter. Elle s’étonnait un peu de voir
-celle-ci entretenir une correspondance suivie avec son amie de Lourdes
-et réclamer sans cesse de nouveaux renseignements. Elle la pressait
-d’arrêter avenue du Maine un appartement petit, mais qui lui semblait
-acceptable. Mme de Clet ajournait sans cesse sa décision. Un après-midi
-elle accueillit Laurence avec une tendresse plus vive encore que de
-coutume.
-
---Ah! je vais vous faire de la peine, lui dit-elle tristement, mais sans
-aucun embarras. Pourtant vous m’approuverez, j’en suis sûre.
-Figurez-vous que j’ai reçu une lettre de Lourdes hier. On m’avertissait
-qu’il restait une seule belle chambre dans le couvent, qu’elle était
-demandée par trois personnes, que si je la voulais, il fallait l’arrêter
-immédiatement par dépêche. Que faire? Vous êtes témoin que je ne trouve
-rien à Paris ni en banlieue. Laisser échapper cette chambre et tant
-d’avantages, c’était de la folie peut-être. J’aurais voulu courir chez
-vous, vous consulter, il était trop tard. J’ai passé toute ma nuit à
-prier, à pleurer, demandant à Dieu, à Cyril, de me guider. Le matin
-venu, je n’ai plus hésité, j’ai télégraphié pour arrêter la chambre, Ah!
-si je ne vous avais pas, Laurence, je partirais joyeuse, sans rien
-regretter, mais c’est un affreux chagrin pour moi de vous quitter, même
-momentanément.
-
-Laurence demeura un instant immobile, silencieuse et comme foudroyée.
-
---Momentanément, dit-elle enfin, répétant avec effort ce mot qui l’avait
-particulièrement frappée. Momentanément? Vous voulez dire pour toujours?
-C’est une séparation absolue, définitive.
-
---Je mourrais, si je croyais cela, s’écria Mme de Clet. Vous viendrez me
-voir chaque année, ou c’est moi qui viendrai.
-
-La jeune femme la regardait avec stupeur. Elle savait que leurs
-ressources respectives ne leur permettraient jamais d’entreprendre de
-tels voyages. Elle trouva des arguments d’une indéniable évidence pour
-démontrer que toute réunion leur serait désormais impossible. Mais Mme
-de Clet refusa de se laisser convaincre. Elle sourit et leva les yeux au
-ciel d’un air inspiré.
-
---Dieu nous aidera, dit-elle; il ne m’enverrait pas là-bas si vous ne
-deviez m’y rejoindre. Pour nous réunir, il fera naître des occasions
-inattendues, nous donnera l’argent nécessaire. Je le lui demanderai
-tellement qu’il m’exaucera, j’en suis sûre. Si je n’avais pas cette
-certitude, je ne partirais pas!
-
-Elle ne mentait pas. C’était une âme parfaitement noble, incapable de
-perfidie, mais qui, volontiers, se nourrissait d’illusions, prenant ses
-désirs pour la réalité. Dominée par son enthousiasme pour Lourdes, elle
-supprimait avec la plus sincère mauvaise foi le seul obstacle qui l’eût
-empêchée de partir. Elle devinait obscurément qu’un climat agréable, un
-beau site, une atmosphère saine et paisible, un certain bien-être
-physique, l’absence de tout souci matériel, mieux que la plus solide
-amitié, rendent la vie supportable. Cependant, son instinct seul la
-poussait à choisir la meilleure part, à rechercher des avantages que sa
-raison dédaignait. Elle n’avait fait aucun calcul égoïste. Elle
-sacrifiait Laurence et ne le savait pas. Mais celle-ci, incapable de
-comprendre cette absolue candeur, se crut victime d’une monstrueuse
-hypocrisie.
-
---Hélas! songeait-elle indignée, tant de protestations cachaient donc
-tant d’indifférence? Elle ne pouvait vivre sans moi. Mon affection était
-son seul bonheur et mon cœur son asile. Pourtant elle m’abandonne. C’est
-une abominable trahison, la plus noire du monde.
-
-Son chagrin fut si violent que, dès le lendemain, elle tomba malade.
-Elle dut rester toute une semaine au lit avec une forte fièvre. Mme de
-Clet vint la voir tous les jours. Un après-midi, la trouvant mieux, elle
-fondit en larmes:
-
---Oh! Laurence, que j’ai souffert durant ces huit jours, dit-elle. Les
-mères, voyez-vous, s’inquiètent toujours follement pour leurs enfants.
-Je vous ai crue perdue!
-
-«Elle m’aime, songea Laurence abasourdie. Je ne comprends rien à ces
-cœurs mortels. Elle m’aime, c’est indéniable, mais à sa manière. Tout le
-monde aime à sa manière qui n’est jamais la bonne. Sans doute j’ai dû
-parfois décevoir les autres autant qu’ils m’ont déçue. Il faut être
-indulgente.»
-
-Elle témoignait toujours à Mme de Clet la même tendresse. Mais l’effort
-qu’elle devait faire pour lui cacher sa peine l’accablait de fatigue.
-Cette amitié, autrefois si consolante, devint son supplice. Il lui
-fallait dépenser tout ce qui lui restait d’énergie, de force d’âme dans
-ses visites à Bourg-la-Reine. Le reste du temps, elle passait ses
-journées dans son lit, se nourrissait à peine, n’ayant plus le courage
-de préparer ses repas. Sa santé s’altéra et sa faiblesse accrut encore
-sa sensibilité. Devant les autres, elle parvenait encore à se dominer.
-Seule, un bruit inattendu, une porte claquant brusquement, la moindre
-douleur physique, lorsque par hasard elle se heurtait à quelque meuble,
-lui arrachaient des larmes. La mort de Royale Egypte, qui s’éteignit un
-matin sans souffrance, lui fit une peine affreuse.
-
---Comme la vie est chose précaire! se dit-elle. Après tout, il vaut
-mieux que Mme de Clet s’en aille. Je ne la verrai pas mourir.
-
-Le départ de Mme de Clet pour Lourdes coïncida avec le déménagement de
-Laurence qui dut subir à la fois toutes les ruptures. Elle dit adieu à
-sa jeunesse, à son passé en quittant l’appartement où elle avait vécu
-près de Cyril, malheureuse et pourtant comblée, des heures qui restaient
-sa seule richesse. Il lui fallut passer sans transition, de cette
-atmosphère triste mais recueillie et pleine d’amour, dans un foyer sans
-chaleur ni tendresse. Les deux premiers repas pris chez son frère lui
-furent horriblement pénibles. Etrangère parmi ces gens satisfaits, elle
-écoutait avec un sentiment de glacial isolement les phrases pompeuses de
-Juliane, les plaisanteries d’André, les réflexions extraordinaires de
-leur fillette, enfant trop précoce, déjà mondaine et précieuse comme sa
-mère. Laurence passa une mauvaise nuit et, le lendemain, se leva de
-bonne heure pour aller conduire Mme de Clet à la gare.
-
-On était au mois de février 1917. Depuis plusieurs semaines, chaque nuit
-la température descendait à dix-sept et dix-huit degrés au-dessous de
-zéro. Ce matin-là, le froid était plus pénétrant encore que de coutume.
-Un vent coupant et âpre neutralisait les efforts nonchalants du soleil
-pâle et tout empaqueté de brumes.
-
---Certes, je serai mieux à Lourdes par un hiver pareil, disait Mme de
-Clet, frissonnant sous son lourd manteau de voyage. Il y a entre les
-Pyrénées et Paris une grande différence de température, on me l’écrit
-encore ce matin. Là-bas, durant le jour, on se croirait en été; les
-nuits seules sont froides. Mais, Laurence, loin de vous, j’aurai
-toujours le cœur glacé.
-
---On ne saurait tout avoir, répondit doucement Laurence.
-
-Elle parlait sans aucune amertume. Elle désirait sincèrement que toute
-déception fût épargnée à Mme de Clet.
-
---Car maintenant, songeait-elle, quoi qu’il arrive, je ne pourrai plus
-rien pour elle. Cyril, ce n’est pas ma faute! Vous me l’aviez laissée,
-j’aurais voulu lui être douce. C’est elle qui m’abandonne.
-
-Arrivées à la gare, bien avant l’heure du départ, les deux femmes
-s’installèrent dans un compartiment vide. Mme de Clet avait pris dans
-ses mains les mains de Laurence et, d’une voix émue, elle lui disait les
-choses les plus tendres, les plus touchantes. La jeune femme, accablée,
-répondait à peine. Elle ne s’expliquait pas comment un être qui l’aimait
-si sincèrement pouvait volontairement la quitter pour toujours. A vrai
-dire, ce départ était en grande partie son œuvre. Elle n’avait rien fait
-pour l’empêcher, elle n’avait pas tenté de combattre les influences
-auxquelles Mme de Clet obéissait inconsciemment. La vie est une lutte
-acharnée où, pour ne point tomber dans le dernier malheur, il nous faut
-constamment nous défendre contre nos meilleurs amis mêmes, incapables
-qu’ils sont de deviner nos moindres chagrins. Ah! si en cet instant, à
-cette heure pourtant tardive, Laurence avait avoué sa peine; si,
-invoquant le nom de Cyril, elle avait supplié sa mère, disant: «Ne me
-quittez pas, de grâce, je n’ai plus que vous moi aussi, et je ne puis
-vivre à jamais seule au milieu d’étrangers!» Si elle avait parlé,
-peut-être Mme de Clet, comprenant enfin le mal qu’elle lui faisait,
-fût-elle descendue du train pour la suivre, renonçant à ses projets. Les
-cœurs humains ne sont pas inexorables. Ils se sacrifient volontiers à
-ceux qui les implorent. Les faibles trouvent partout aide et protection.
-Mais ceux qui, trop fiers pour se plaindre, dissimulent leur souffrance
-secrète, ceux-là ne rencontrent, la plupart du temps, nul secours. Parce
-qu’ils sont forts, on les charge de toutes les croix et, se détournant
-d’eux, on les fuit, on les abandonne à leur courage.
-
-Cependant, l’heure du départ approchait. Laurence descendit du train sur
-le quai. Penchée à la portière du wagon, Mme de Clet, tout en larmes,
-lui parlait:
-
---Soignez-vous bien pour moi, disait-elle, souvenez-vous que j’ai besoin
-de vous pour vivre. Oh! quelque chose me dit que nous nous reverrons
-bientôt. Ecrivez-moi souvent. Je le ferai, moi, tous les jours. Au
-revoir, n’est-ce pas, au revoir!
-
-Au moment où le train s’ébranlait, son regard, tout à coup, devint
-tellement semblable à celui de Cyril que Laurence couvrit ses yeux de sa
-main avec un gémissement. Une fois encore, son nom, prononcé par une
-voix connue, lui entra dans le cœur comme une flèche douce et
-empoisonnée. Puis brusquement les cris des employés, les sifflements
-aigus de la vapeur, le grincement des roues du train sur les rails
-formèrent autour d’elle la grande rumeur de l’adieu. Lorsqu’elle rouvrit
-les yeux, la voie devant elle était vide. Sur le quai, les rares
-personnes venues pour accompagner quelque voyageur se hâtaient vers la
-sortie. Elle les suivit machinalement, chancelant comme un aveugle que
-son guide a quitté et qui, pour la première fois, cherche tout seul sa
-route au milieu des ténèbres.
-
-Elle voulut rentrer chez elle à pied, cherchant instinctivement dans le
-mouvement et la marche un étourdissement salutaire. Il y avait ce
-matin-là beaucoup de monde par les rues, car, malgré le froid, ce temps
-sec invitait à la promenade. Laurence, au milieu de cette foule, sentait
-plus cruellement sa solitude et sa détresse. Elle regardait avec une
-attention extrême tous ces passants, s’étonnant de voir tant de visages
-si calmes, si indifférents, parfois même dilatés par le rire, quand
-chaque jour tant d’hommes mouraient au front, quand la vie était si
-tragique. Par moments, il lui semblait que ces inconnus la dévisageaient
-avec curiosité, remarquaient sa démarche chancelante, ses traits
-défaits, ses yeux hagards. Alors, elle se redressait, s’efforçait de
-prendre une attitude ferme, raidissant tous les muscles de son visage.
-
---Quelle contrainte, songeait-elle, et comme on est mal pour souffrir au
-milieu des hommes! Même dans les temps de calamité publique, la douleur
-sera toujours pour eux un étonnement et un scandale. Tout être
-malheureux est retranché du monde, sa place est parmi les bêtes, dans le
-désert, dans la forêt!
-
-La forêt! Longtemps après qu’elle l’eut prononcé, ce mot retentissait
-encore dans son cœur. Dominant la rumeur de la rue, il bruissait, il
-frémissait, imitant à lui seul le murmure des arbres. Elle se souvint
-des années passées près d’eux, à Fontainebleau; du serment qu’elle leur
-avait fait. Elle espéra en eux. Il lui semblait que seuls ils sauraient
-encore lui rendre un peu de paix. En cette heure où tout lui manquait,
-la forêt lui apparaissait comme son unique asile, car la nature ne peut
-ni trahir, ni mourir. Sa splendeur est sans déclin, sa douceur
-éternelle. Laurence, les yeux demi-fermés, ne voyant déjà plus que
-futaies, branches entrelacées, rochers noirs, marchait plus lentement,
-obsédée par le désir de la fuite et du voyage.
-
-Soudain, au coin d’une rue, la devanture d’un bijoutier attira ses
-regards. Un instant, elle s’immobilisa, réfléchissant devant ces objets
-scintillants. Puis, s’étant dégantée, elle entra délibérément dans le
-magasin et, lorsqu’elle sortit, elle ne portait plus au doigt une bague
-en diamants et rubis que son père lui avait donnée, mais elle serrait
-dans son petit sac quelques billets de banque.
-
-En arrivant au seuil de sa maison, elle croisa son frère qui rentrait:
-
---Eh bien! dit-il en lui serrant la main, comment va? Froidement! Quelle
-bise! Un rude temps pour ceux du front. On dit que quelques morts ont eu
-les pieds gelés cette nuit dans leurs tombes.
-
-Il avait pris, depuis le début de la guerre, le goût des plaisanteries
-macabres. Laurence eut horreur de lui. Elle se détourna, disant:
-
---Je suis un peu souffrante, préviens ta femme. Je ne déjeunerai pas.
-
-Lorsque Juliane, un peu plus tard, descendit pour prendre de ses
-nouvelles, elle achevait de préparer son sac de voyage et annonça à sa
-belle-sœur son départ pour Fontainebleau.
-
---Comment, s’écria Juliane suffoquée, vous partez, aujourd’hui, par ce
-froid... sans aucun motif? Voyons, ma chère, c’est insensé! Avez-vous
-tant d’argent pour le jeter ainsi par les fenêtres? Et qui finira votre
-installation?
-
-Elle désignait d’un geste accusateur les objets qui, déballés hâtivement
-par les déménageurs, s’entassaient sur le parquet dans un désordre
-inextricable.
-
---Bah! dit Laurence avec indifférence, j’ai toute ma vie pour ranger
-cela et je reviendrai dans deux jours. L’argent nécessaire, je l’ai
-trouvé. Il faut que je parte au plus tôt.
-
---Vous êtes attendue, sans doute? interrogea Juliane ironiquement.
-
-Laurence acquiesça d’un signe de tête.
-
---C’est vrai, dit-elle rêveusement. J’ai pris jadis avec les arbres un
-rendez-vous auquel je ne puis manquer.
-
-Juliane éclata de rire.
-
---Avec les arbres! Vous avez quelque chose d’urgent à leur dire?
-
-Laurence demeurait insensible à ces railleries. Elle murmura très bas,
-avec une expression douce et hagarde:
-
---En effet... oui... quelque chose d’urgent... je vais leur redemander
-mon âme.
-
-Cette fois, Juliane, calmée brusquement, la crut folle. Elle prit le ton
-condescendant d’une grande sœur, gourmandant une enfant déraisonnable.
-
---Oui, je comprends, dit-elle. Mme de Clet est partie ce matin. Vous
-avez de la peine. Mais, ma pauvre petite, la vie nous envoie chaque jour
-une épreuve nouvelle qu’il convient de supporter stoïquement.
-L’accomplissement du devoir quotidien, si mesquin soit-il, est le
-meilleur remède aux pires chagrins. Tenez, nous allons ranger tout cela
-à nous deux. Ne pensez plus à vos chimères. Ce soir vous serez déjà
-mieux.
-
-Laurence secoua la tête.
-
---Non, Juliane, c’est là-bas seulement que je puis guérir. Ne me grondez
-pas. Laissez-moi partir. Merci, vous êtes bonne. Oh! vous l’avez
-toujours été pour moi.
-
-Dans un geste de subit abandon, inclinant sa tête sur l’épaule de sa
-belle-sœur, elle l’embrassa. Et son visage était si triste que Juliane,
-émue malgré sa sécheresse, se retira sans dire un mot.
-
-
-
-
-XII
-
- Et, l’esprit égaré, il s’en alla, emportant son supplice et son
- cœur furieux.
-
- HOMÈRE.
-
-
-Partie à l’aventure, Laurence dut attendre pendant trois heures à la
-gare de Lyon avant de trouver un train qui se forma péniblement, partit
-avec un retard considérable, et, non content de s’arrêter à chaque
-station, stoppa plusieurs fois en pleine campagne, flânant et se
-traînant, comme s’il n’avait aucun but, aucun espoir d’arriver jamais
-nulle part. La jeune femme n’atteignit Fontainebleau qu’à neuf heures du
-soir, et là, seuls l’accueillirent, au sortir de la gare, la nuit triste
-et le rude hiver.
-
-Une voiture mal suspendue, grinçante, cahotante, traînée par un cheval
-défaillant, l’emmena à travers les rues noires vers le centre de la
-ville. Appuyée sur les durs coussins qui sentaient le moisi et la
-pourriture, Laurence se réjouissait d’avoir froid. Elle ne pensait à
-rien, ne souffrait plus. Son corps grelottant, sa chair misérable,
-désiraient comme le bonheur suprême un asile, un feu, la douceur d’une
-chambre claire et chaude.
-
-Mais l’hôtel où elle descendit ne lui offrit pas, dès l’abord, le
-bien-être matériel qu’elle espérait goûter. On croyait, en y entrant,
-passer d’une rue éventée à une rue plus froide encore. Le charbon
-manquait, cette année-là, dans toute la France et le calorifère n’était
-pas allumé. Dans ces murs délabrés de maison provinciale, stagnait un
-air plus âpre encore que celui du dehors. Une servante, emmitouflée de
-châles épais, conduisit la voyageuse dans une chambre morne où Laurence
-but sans plaisir un thé tiède, grignota quelques gâteaux qui semblaient
-vieux de plusieurs siècles. Puis, tout de suite, elle se déshabilla, se
-glissa dans des draps humides et s’endormit d’un sommeil de plomb.
-
-Lorsqu’elle se réveilla le lendemain matin, elle aperçut, derrière ses
-volets clos, une clarté étrange qui n’était pas celle du soleil. La
-femme de chambre, en lui apportant son déjeuner, lui apprit que la neige
-était tombée durant la nuit et, ouvrant les persiennes, découvrit un pan
-de toit étincelant sous un ciel sombre. Puis elle entassa dans la
-cheminée une pyramide de bûches minces et alluma un feu ardent dont
-toute la chambre fut égayée. Laurence, pour avoir moins froid, quitta
-son lit, s’enveloppa de son manteau, s’installa au coin de l’âtre,
-contemplant, avec le sourire ébloui d’une enfant malheureuse, la belle
-flamme dansante. Elle but à petites gorgées, lentement, son thé du
-matin. Quand elle fut réchauffée, réconfortée, elle s’approcha de la
-fenêtre et souleva le rideau.
-
-En face d’elle, la neige s’allongeait comme un tapis sur les toits,
-ceignait d’un cordon diamanté les balustrades des croisées, parait
-somptueusement la laideur ordinaire des maisons. En bas, sur la
-chaussée, sur les trottoirs, passaient sans interruption des camions
-militaires, une foule bariolée d’officiers, d’infirmières, de soldats
-aux uniformes variés. Malgré cette animation inusitée, sous ce voile
-éblouissant, Laurence reconnaissait parfaitement la rue Grande, la
-vieille rue provinciale, étroite, encaissée entre des façades inégales
-et de noirs magasins. Devant ce décor familier où rien n’avait changé,
-elle mesurait mieux l’immense transformation opérée en elle et qui
-n’était pas l’œuvre unique du temps. Pour l’accabler et la vieillir
-ainsi, il avait fallu la douleur de l’amour, la seule qui flétrisse une
-âme féminine, la marque pour toujours, car les autres peines, si vives
-qu’elles soient, n’altèrent pas la jeunesse. Huit ans auparavant, en
-quittant Fontainebleau, Laurence gardait encore, en dépit des épreuves
-subies, un courage intact, une ardeur frémissante, la possibilité d’être
-heureuse. Elle ne connaissait pas Cyril. Elle espérait en lui sans
-l’avoir jamais vu. Et, en un instant, il lui était devenu plus
-nécessaire que tout au monde. Il avait décuplé pour elle la valeur des
-années, lui apportant chaque jour des émotions nouvelles, des chagrins
-inoubliables. Il était descendu dans sa mémoire plus profondément
-qu’aucun souvenir, remplaçant tout ce qu’elle avait aimé. C’est parce
-qu’il l’avait quittée qu’elle était seule, errante, et partout
-étrangère. Appuyée sur lui, ou certaine qu’il était encore sur la terre,
-elle eût goûté quelque douceur à chercher dans la ville les traces de
-son passé. Mais, puisqu’il n’était plus là pour la consoler de tout,
-pourrait-elle supporter ce sombre pèlerinage, évoquer tant de deuils,
-sans lui irréparables? Que retrouverait-elle dans sa course inutile à
-travers des ruines? Seulement les ombres de son père et d’Ursule, une
-maison dont le seuil lui était interdit; seulement des indifférents,
-incapables de comprendre son malheur, des ennemis qui s’en réjouiraient;
-peut-être Lucie Jaffin, l’œil au guet, toujours prête à se réjouir de la
-douleur des autres. Laurence frissonnait en songeant à cet affreux
-visage. Elle avait peur des vivants, peur des fantômes, peur de tout ce
-qui pouvait ranimer la douleur qu’elle supportait si mal et
-qu’apaiserait, croyait-elle, miraculeusement la forêt.
-
-Elle décida de ne pas sortir encore, s’habilla lentement, puis, s’étant
-agenouillée, fit sa prière. Mais les formules habituelles avaient fui sa
-mémoire et seul lui montait aux lèvres un verset connu, un grand cri de
-détresse: «Mon Dieu, jetez vos regards sur moi; prenez pitié de moi, car
-je suis seul et pauvre!»
-
-L’heure du déjeuner la surprit, inerte, rêvant devant son feu. Elle
-descendit et s’installa près d’un poêle en faïence qui chauffait
-imparfaitement la grande salle à manger. L’odeur des mets lui était
-agréable, jusqu’au moment où, s’étant servie avec plaisir, elle portait
-à sa bouche la nourriture tout d’abord désirée. Alors une nausée subite
-la faisait défaillir; elle repoussait son assiette avec dégoût,
-attendait impatiemment le plat suivant pour éprouver encore la même
-répulsion. Autour d’elle, rapprochés du feu le plus possible, une
-vingtaine de convives déjeunaient. C’étaient, pour la plupart, des
-militaires de tous grades. Quelques-uns s’isolaient avec une femme,
-épouse, mère, sœur ou maîtresse, à des tables particulières. Les autres,
-groupés à la table d’hôte, riaient très haut, parlaient fort. Parfois
-ils prononçaient gaiement des noms tragiques: Charleroi, Verdun, Les
-Eparges. Ils avaient tous été au front, couru de grands dangers, reçu de
-graves blessures. Pourtant ils étaient sains et saufs. Laurence,
-songeant à Cyril mort, regardait avec une amère jalousie ces vivants.
-Elle prit à la fin du repas deux tasses de café, puis, ranimée par ce
-brûlant breuvage, elle sortit de l’hôtel et, tout droit, par la rue
-Grande et le boulevard de Paris, gagna la forêt.
-
-Elle ne l’avait jamais vue sous cet aspect polaire, car, durant les
-hivers peu rigoureux où elle habitait Fontainebleau, la neige n’était
-jamais tombée que pour fondre presque aussitôt. Aujourd’hui, sa nappe
-étincelante, légère mais durcie par la gelée, recouvrait la terre. Son
-éclat éclipsait aisément celui du ciel terne et toute la clarté du jour
-semblait venir du sol, de ce blanc tapis scintillant qui s’étendait à
-l’infini.
-
-Autrefois, quand elle avait vingt ans, Laurence se fût vite familiarisée
-avec le blanc désert où elle venait d’entrer. Elle eût partagé sans
-effort le recueillement ascétique des arbres, semblables à des moines
-sous leurs blancs capuchons. Désarmée par ses adorations ferventes, la
-grande magicienne, qui avait changé la forêt, eût, d’un coup de
-baguette, aboli dans sa mémoire le souvenir, endormi son âme jeune et
-libre encore, prompte à subir toute influence. Maintenant, nulle autre
-beauté que celle d’un visage ne devait plus la subjuguer. La douleur
-l’entourait comme une muraille. Les fantômes de ses amis perdus la
-gardaient, l’isolaient, la retranchaient du monde, lui voilaient la
-splendeur des choses extérieures. Nulle communion ne pouvait s’établir
-entre la nature, pétrifiée par l’hiver, et ce cœur fermé par le sceau de
-l’amour.
-
-Sans comprendre les causes de cette mésintelligence, elle accusait les
-bois hostiles qui semblaient s’ouvrir à regret devant elle, tandis que,
-refaisant instinctivement sa dernière promenade, elle montait par la
-route du Bouquet-du-Roi vers la Cathédrale:
-
---Ne me reconnaissez-vous point, disait-elle, beaux arbres, mes
-confidents? N’aurez-vous point pour moi un geste d’accueil ou de pitié,
-me refuserez-vous tout asile? En si peu de temps, ingrats, m’avez-vous
-oubliée? Ou bien, durs et bornés, n’avez-vous, ainsi que les hommes,
-qu’insultes et dédains pour les naufragés de la vie? Vous les
-victorieux, vous les triomphateurs qui, toujours debout, résistez aux
-vents, aux orages, à l’hiver, ne cédant qu’à la foudre, chers arbres,
-n’ayez pas horreur de moi, à cause de mes larmes, car ce n’est pas une
-mince douleur qui a pu détruire mon courage, jadis formé par vous. J’ai
-été dépouillée de tout: rien ne m’a été laissé de tous les biens qui
-m’étaient nécessaires. Un moment je me suis trouvée riche, presque
-heureuse. Je m’appuyais sur des vivants tendres et forts. Je les
-retenais d’une étreinte puissante et que je croyais éternelle, mais ils
-m’ont été arrachés. Mon père, Ursule, Cyril! Tous perdus! Une amie
-cependant m’était restée, une seule! C’était trop encore. Elle m’a
-abandonnée. O forêt! selon mon serment, n’ayant plus rien, je viens à
-toi. Reçois-moi, berce-moi sur ton sein maternel. Donne-moi la force et
-la paix. Dis-moi pourquoi j’ai tant souffert.
-
-Et une réponse lui parvint, précise et simple: «Parce que tu as donné
-tout ton cœur à la créature périssable, cherchant en elle tes seules
-délices, alors que l’amour humain n’aboutit qu’à la trahison.»
-
-Dans le grand silence qui pesait sur la forêt, cette sentence retentit
-longtemps, comme si, successivement, chaque arbre, s’éveillant d’un
-profond sommeil, se plaisait à la répéter. Et Laurence méditait cette
-explication qui lui révélait enfin complètement l’horreur de la vie.
-Oui, c’était vrai, l’amour humain, maudit et condamné, se trouvait
-réduit à tromper sans cesse, à se briser contre l’infranchissable
-solitude où languit, malheureux et inaccessible, tout être mortel.
-Elle-même, si acharnée, si fidèle en ses affections, n’avait-elle pas
-dû, l’un après l’autre, abandonner ceux qu’elle aimait? En dépit de ses
-efforts, elle n’avait pu sauver son père de la douleur, ni le défendre
-contre la folie. Ursule était morte loin d’elle et, peu à peu, reprise
-par la force de la jeunesse, elle les avait oubliés pour Cyril. A lui,
-du moins, elle s’était crue liée indissolublement. Elle défiait l’espace
-et le temps de les séparer jamais. Elle aurait juré que sa vie dépendait
-de la sienne, qu’aucune douleur ne pouvait le frapper sans retentir
-aussitôt dans son cœur. Pourtant, au moment où la mitraille le
-renversait mourant sur un champ de bataille, nul pressentiment ne
-l’avait avertie. Elle demeurait tranquille, tandis que, sur un lit
-d’hôpital, soldat inutile et brisé dont on se détournait déjà, il avait
-prononcé son nom avec des larmes. Cette heure, qui pour lui était la
-dernière, l’heure tragique, suprême, pleine de visions et de fantômes,
-pour elle avait été simple, douce, pareille aux autres. Peut-être
-regardait-elle en souriant la lumière d’un beau jour, à l’instant même
-où il sombrait dans la nuit éternelle. Sans qu’elle l’assistât d’une
-prière, d’un cri de pitié, il avait subi les grandes épouvantes de
-l’agonie. Lui, son idole et son amour, il était, comme tous les hommes
-avant lui, entré seul dans la mort.
-
-Et soudain une autre pensée l’accabla:
-
---Si moi, qui n’avais que Cyril au monde et qui toujours étais en peine
-de lui, je n’ai pu deviner ses souffrances, savoir qu’il me quittait,
-être avec lui toujours, au moins par la pensée, comment lui, du haut du
-ciel, pourrait-il encore me suivre, me rester fidèle? N’est-il pas
-séparé de moi par des abîmes de joie? Tandis que j’erre, perdue, dans
-ces déserts de neige, n’est-il pas au centre du feu, retranché dans la
-paix incommunicable? Peut-il se souvenir de mon visage devant la face de
-Dieu? Non, il m’oublie. Il m’a trahie avec les astres et les anges.
-
-Alors, elle précipita sa marche. Elle allait, elle courait presque,
-portant en elle, ainsi qu’un aiguillon furieux, son amour indigné. Son
-cœur n’exhalait que reproches, blasphèmes, accusations. Séparée de tout
-et de Cyril même, elle songeait avec un indicible désespoir à cette âme
-exultante au ciel.
-
-Elle parvint enfin au carrefour des Cépées. Là, quittant la grande
-route, elle s’enfonça sous les piliers de la Cathédrale. Ce lieu jadis
-si beau, si riant, quand le vent de septembre chantait sous ses hautes
-nefs, était maintenant méconnaissable. Le ciel bas, couleur d’encre,
-pesait sur les arbres qui, raidis dans un gigantesque effort, semblaient
-soutenir avec peine ses nuées croulantes. L’horizon menaçant fermait de
-draperies mortuaires ce temple sinistre où, sur la blancheur crue de la
-neige, ressortaient, avec un relief funèbre, les troncs humides et
-sombres des hêtres. Dans cet étrange paysage, tout était blanc ou noir
-et rien n’avait gardé les couleurs de la vie. Laurence se crut parvenue
-au dernier cercle de l’enfer. Elle avançait avec l’espoir de revoir
-enfin la terre brune et familière, une feuille, peut-être un pan de ciel
-bleu. Mais devant elle, à l’infini, s’entr’ouvraient les mêmes étendues
-glacées. Partout le ciel était fermé, la terre maudite. Partout elle se
-sentait poursuivie, cernée par la solitude.
-
-Soudain, dans l’effort qu’elle fit pour franchir un talus glissant,
-quelque chose se déplaça sous son corsage avec le bruit léger d’un
-papier qu’on froisse. La lettre de Cyril reposait toujours sur sa
-poitrine. Elle n’avait pas tout perdu! Ce dernier trésor lui restait
-encore.
-
---Vais-je l’ouvrir? songeait-elle. Vais-je épuiser d’un seul coup ma
-dernière richesse? Pourquoi différer plus longtemps? N’ai-je pas atteint
-le point culminant du malheur? Si rien ne me vient en aide, j’ai peur de
-ne pas pouvoir vivre, fût-ce une heure. Je ne puis tarder davantage.
-
-Elle descendait à ce moment un sentier, étroit et raide, qui menait dans
-une partie de la forêt où les futaies étaient moins élevées. Dans un
-carrefour gisait le tronc d’un arbre abattu. Laurence balaya de la main
-la neige qui le couvrait et s’y assit. Ce repos lui fut doux. Elle tira
-de son corsage la lettre de Cyril, l’ouvrit et lut:
-
-«Mon régiment est au repos pour quelques jours. Je profite d’un instant
-de calme pour vous écrire, car j’ai comme un pressentiment que ma vie me
-sera bientôt demandée et votre sort me cause la plus déchirante
-inquiétude. Laurence, pauvre enfant, que deviendrez-vous si je meurs? Je
-sais que vous vivrez,--vous me l’avez promis,--mais probablement dans un
-absolu désespoir. Il faut qu’au moins quelques paroles de moi vous
-parviennent encore. Je suis extrêmement changé, et vous n’avez pas
-changé avec moi. Vous êtes toujours dans les tourments et l’ombre
-épaisse, moi je suis parvenu à la sérénité. Mon cœur, si longtemps
-inquiet, si longtemps déchiré, s’est enfin apaisé, parce que j’ai trouvé
-la vérité, l’ineffable amour, parce que Dieu est toujours avec moi.
-Dieu, Laurence! Comme ce nom seul est doux, suffisant. Je voudrais qu’il
-vous ravisse, ainsi qu’il me ravit. Je voudrais vous léguer ma foi,
-partager avec vous le trésor de ma paix, car je me sens responsable de
-votre âme qui s’est si passionnément donnée à moi. Je tremble que la
-douleur de ma mort ne vous éloigne de Dieu au lieu de vous en
-rapprocher. Laissez-moi vous éclairer, vous guider, vous montrer une
-erreur dont vous ne soupçonnez aucunement la gravité: vous m’aimez d’un
-amour démesuré, infini, dont je ne suis pas digne. Tout ce qui en vous
-désire la beauté sans ombre, l’amour sans déclin, le parfait, l’éternel,
-se trompe en s’adressant à moi. Vous me prenez pour la lumière et je ne
-suis qu’un reflet de l’auguste soleil, une étincelle de l’incorruptible
-flamme. Je ne suis, comme tout être et toute chose, qu’un ouvrage et un
-signe de Dieu. Ne vous arrêtez pas à moi, Laurence, passez outre. Allez
-à Lui; c’est Lui que vous aimez en moi sans le savoir.
-
-«Je vous connais, vous êtes si folle que vous m’accuserez peut-être
-d’insensibilité, disant: «Il a refusé mon âme!» Comprenez-moi. Aller à
-Dieu, ce n’est pas rompre tous les liens qui nous attachent aux
-créatures, mais les renouer plutôt d’une manière plus forte, plus
-durable. Je ne vous demande pas de m’oublier, bien au contraire. Je
-pense que votre place doit être à mes côtés, toujours unie à moi, et,
-comme autrefois sur la terre dans des livres périssables, lisant avec
-moi dans le livre éternel. Je n’imagine pas qu’au ciel même nous
-puissions être pleinement heureux, si nous n’y devions retrouver, pour
-les mieux aimer, nos amis les plus chers. Je pars le premier. Pourtant,
-là où je vais, je vous aiderai encore. Quels que soient parfois votre
-abandon, votre détresse, même si je me tais quand vous m’appellerez, ne
-doutez pas de moi. Sachez que je suis avec vous, que je vous attends et
-que je désire ardemment votre âme. Le mal que je vous ai fait, je veux
-vous en demander pardon à jamais. La douleur que je vous ai apportée, je
-veux la consoler durant l’éternité. Il n’y aura pas de repos absolu pour
-moi; tant que vous ne m’aurez pas rejoint, tant que je ne verrai pas
-sourire dans la lumière votre visage heureux.»
-
-Le ciel s’était obscurci plus encore et la neige commençait à tomber
-abondamment. Laurence ne s’en apercevait pas. Courbée en deux, le front
-dans ses mains, elle relisait la précieuse lettre qui, comme par
-miracle, répondait à ses questions, dissipait ses doutes, rassurait pour
-toujours son amour anxieux. Quand elle la sut par cœur, elle se leva.
-Tout haut, lentement, distinctement, comme pour prendre à témoin le ciel
-et la terre de son triomphe, elle dit: «Il m’aime encore!»
-
-Ces simples mots, comme une formule magique, la réconcilièrent avec
-l’univers. La forêt, tout à l’heure hostile, lui apparut comme un lieu
-enchanté, Elle venait d’ailleurs de changer encore. La neige, qui
-tombait à flots, raccourcissait les perspectives, fondait et brouillait
-les lignes du sévère paysage. Ses flocons légers flottaient, erraient
-longuement dans l’air avant de toucher le sol ou de se poser sur un
-arbre. Ils couvraient les plus minces branches d’une frondaison
-étincelante et délicate. Laurence se crut dans un verger, au printemps,
-quand le vent d’orage arrache aux arbres et jette de tous côtés des
-tourbillons de pétales. A travers cette blancheur mouvante, elle
-avançait, non plus comme un être maudit qui cherche en tremblant un
-asile incertain, mais comme une enfant bien-aimée au milieu du jardin
-paternel où tout a fleuri pour elle.
-
---Il m’aime encore, songeait-elle, mieux qu’autrefois, pour toujours. Il
-m’aime. Oui! je dois en croire sa parole et cette certitude en moi, plus
-douce qu’aucun serment. Pourquoi souffrir et regretter les jours passés?
-La vie, médiocre et malfaisante, tissait autour de nous sa trame
-d’erreurs et de malentendus. Les mots humains sans cesse nous
-trahissaient, nous imposaient leurs réticences. A tous moments, il me
-quittait. Mais la mort, au lieu de séparer, rapproche. En le perdant, je
-l’ai trouvé.
-
-Longtemps, elle marcha ainsi, exhalant vers Cyril ce cri passionné qui,
-sans cesse, retentissait en elle. Enfin, elle s’arrêta, comme pour
-attendre une réponse, et quelques termes de la lettre lui revinrent à la
-mémoire, pareils à un refus doux et inexorable: «Vous m’aimez d’un amour
-démesuré dont je ne suis pas digne. Ne vous arrêtez pas à moi, Laurence,
-passez outre. Allez à Dieu, c’est Lui que vous aimez en moi sans le
-savoir.»
-
-Elle réfléchissait, étonnée, un peu triste.
-
---Dieu, dites-vous, songeait-elle. Eh quoi! Cyril, vous n’étiez pas
-l’amour? Dieu, dites-vous! C’est bien. Je sais qu’en dehors de Lui rien
-n’existe, qu’il est le but de tout désir, que sans lui le cœur le plus
-riche connaît la privation. Mais je l’ai appelé en vain, et j’ai eu peur
-de son silence, peur de son nom formidable. Hélas! pour aller vers Lui,
-dites, quelle est la route? Celle de la douleur sans doute, puisque tout
-s’obtient par la douleur et la patience, l’être infini comme l’être
-humain. O Cyril, je ne vous ai conquis que par un long martyre. Je vous
-ai tant attendu, tant cherché, ami cher! Je ne refuserai pas de le
-chercher et de l’attendre, Lui, mon Dieu!
-
-Maintenant, l’extase où elle avait été plongée se dissipait. Après avoir
-touché le ciel, elle se retrouvait sur la terre avec la certitude d’un
-long exil. De nouveau, le poids de la vie l’accablait. Elle comprenait
-que, pour gagner la récompense éternelle, il lui faudrait beaucoup
-souffrir encore. Son premier devoir était de retourner parmi les hommes,
-d’abord à Fontainebleau, puis à Paris pour y subir son destin, pour
-reprendre la croix qu’elle avait rejetée et qu’elle acceptait de nouveau
-humblement. Alors, ayant fini sa course errante, trouvé ce qu’elle
-cherchait: son courage et son âme, elle regarda autour d’elle, essaya de
-s’orienter.
-
-Ce n’était pas une tâche aisée. Elle se trouvait dans cette partie de la
-forêt qui s’étend entre Barbison et Franchard et que sillonnent des
-sentiers pareils, réunis symétriquement, de place en place, par des
-carrefours semblables. Là, même en été, quand le soleil par sa position
-offre un point de repère, le promeneur doit consulter sa carte pour ne
-point s’égarer. Les écriteaux ne peuvent renseigner que ceux auxquels
-les moindres chemins sont depuis longtemps familiers. Mais Laurence qui,
-dans les environs directs de Fontainebleau, eût retrouvé sa route au
-milieu des ténèbres, connaissait moins bien cet endroit, déjà lointain,
-que l’absence et la neige achevaient de lui rendre étranger. Pourtant,
-gagnant le carrefour le plus proche, qui était celui de Bois d’Hyver,
-elle en fit le tour en consultant les écriteaux. Le premier, fendu par
-quelque bourrasque, n’était plus qu’un tronçon inutile. Elle déchiffra
-les autres un à un, lisant: «Route des Ventes Alexandre», «Carrefour du
-Chêne des Marais», «Route du Bois d’Hyver», «Carrefour des Monts
-Girard». Ces noms ne lui rappelaient rien. Elle s’efforça de rassembler
-ses souvenirs; mais son esprit, tourné passionnément vers les choses
-éternelles, éprouvait une extrême difficulté à s’intéresser aux réalités
-terrestres. A quoi bon, d’ailleurs, chercher un raccourci pour rentrer
-dans la ville? N’était-il pas plus simple de reprendre les chemins
-qu’elle avait suivis? Si capricieux qu’eût été son itinéraire,
-n’avait-elle pas, pour la guider, un signe sûr: la trace de ses pas que
-la neige, en tombant, n’avait pas encore effacée entièrement?
-
-Il était douteux cependant qu’elle pût refaire une marche de cinq à six
-kilomètres à travers la neige épaissie où elle n’avançait plus qu’avec
-de pénibles efforts. Après deux jours passés presque sans nourriture,
-cette longue course dans la forêt glaciale la laissait épuisée.
-Maintenant que ni le désespoir, ni l’indignation ne la soutenaient plus,
-elle éprouvait une immense fatigue et s’avouait qu’elle avait faim et
-froid. L’humidité de son manteau mouillé pénétrait ses vêtements,
-gagnait son corps transi. Ses chaussures trop légères, trempées,
-déformées et durcies par la neige, blessaient ses pieds douloureux. Elle
-n’avait pas fait cinquante pas dans la direction du retour, qu’elle
-s’arrêtait défaillante, s’appuyant à un jeune arbre comme à l’épaule
-d’un ami.
-
-Sur les bois, pesait un silence ineffable. Sans aucun bruit, la neige
-continuait à tomber, si douce, si douce, et pourtant si dangereuse. Sur
-tout ce qui se trouvait soumis à son empire, elle opérait tranquillement
-ses maléfices ordinaires, étouffant dans la nature tout vestige de vie,
-dans l’âme humaine toute énergie, toute volonté. Comment songer encore à
-la nécessité de l’action ou de la lutte, dans ce paysage irréel où tout
-semblait mirage, ombre vaine, illusions, prestiges du sommeil? Le ciel
-restait caché, la terre invisible. Les arbres, à travers le tourbillon
-blanc qui les environnait, étaient pareils à des colonnes de fumée.
-Fantôme parmi ces fantômes, Laurence s’attardait, pensant que ce repos
-lui serait salutaire, qu’il serait toujours temps de reprendre sa route.
-Elle ne songeait pas que l’heure s’avançait, que les journées de février
-sont courtes, que chaque minute, en s’écoulant, mettait en péril sa vie.
-
-Si profonde était sa rêverie, si grande sa distraction, qu’elle ne
-s’étonna pas d’entendre, dans ce désert, s’élever une voix humaine, un
-chant qui tout d’abord lointain se rapprochait, se précisait, et par
-lequel elle se laissait bercer. Il lui fallut faire un effort de
-réflexion pour comprendre que c’était une chose étrange, inespérée,
-extraordinaire, réelle cependant, car ses sens ne l’abusaient pas. Il
-s’agissait bien d’une voix humaine, d’une voix masculine, jeune et
-retentissante, qui chantait une chanson de marche. Laurence aperçut
-bientôt, assez loin sur la gauche, à travers la neige, une silhouette
-encore indistincte que les arbres cachaient par moments, mais qui
-reparaissait bientôt et seule marchait, remuait, vivait dans la forêt
-morte. L’inconnu, un garde forestier, avançait rapidement, réglant ses
-pas sur le rythme de sa chanson. Il tenait à la main un gourdin qu’il
-faisait tournoyer autour de lui et dont il frappait parfois un arbre qui
-résonnait sourdement sous le coup.
-
-Laurence se dit que la présence de cet homme était pour elle une grande
-chance. Il connaissait les bois. Il allait lui indiquer sa route. Il
-l’accompagnerait, l’aidant à marcher si sa faiblesse était trop grande.
-Franchard ne devait pas être très éloigné. Il la conduirait jusqu’à la
-maison forestière où elle trouverait un abri pour la nuit, un lit, un
-peu de nourriture, du feu. Malgré sa fatigue, elle ne désirait pas ces
-biens si enviables et elle regardait avec indifférence approcher son
-sauveur.
-
-Bientôt, il parvint à un carrefour où le sentier qu’il suivait croisait
-celui où s’attardait Laurence. Il eût pu, en tournant la tête,
-l’apercevoir. L’abandonnée avait prévu ce geste qui lui semblait si
-naturel et que pourtant il ne fit pas. Rien, en effet, ne l’avertissait
-qu’une créature humaine souffrait si près de lui. Talonné par le froid,
-par l’heure tardive, il traversa le rond-point obliquement sans
-s’arrêter et s’engagea dans un chemin qui montait sur la droite. Pour
-attirer son attention, il eût fallu que Laurence courût vers lui sans
-attendre, l’appelât d’un cri assez fort pour dominer sa chanson. Mais
-elle était parvenue à cet état d’épuisement où l’être le plus énergique
-ne peut plus rien pour lui-même. Il faut alors, pour le sauver, qu’on le
-secoure de force. C’est l’état du soldat malade, blessé, fourbu par
-vingt combats et qui peut tout juste mourir à la place qui lui fut
-assignée, mais non point se porter en avant, ni même fuir. Laurence
-voulut appeler: ses lèvres n’émirent qu’un gémissement faible. Elle
-voulut marcher: il lui sembla qu’elle était prisonnière de l’arbre qui
-la soutenait. Elle demeurait captive, engourdie, retenue de tous côtés à
-son appui par les liens d’une enlaçante tristesse. Déjà le garde
-s’éloignait. Dominée par une invincible torpeur, elle vit sa silhouette
-diminuer, disparaître à travers les arbres. Sans faire aucun mouvement,
-aucune tentative pour la saisir, elle laissa passer la chance offerte,
-et cette chance était la dernière.
-
-En effet, maints signes annonçaient la fin du jour. L’après-midi sans
-éclat, semblable à un long crépuscule, avait jusqu’au dernier moment
-dissimulé l’approche de la nuit. Maintenant, de minute en minute,
-l’horizon se rétrécissait. La neige, tout à l’heure si blanche, si
-éblouissante, prenait une pâleur terne et grise. Soudain Laurence
-comprit, qu’égarée ainsi dans la forêt où la nuit allait la surprendre,
-par ce froid implacable, elle était en danger de mort. La peur, comme un
-coup de fouet, ranima sa volonté défaillante, dissipa l’inconcevable
-enchantement qui la retenait captive. Elle bondit, s’élança sur les
-traces du garde, dont elle venait d’entendre encore, vaguement, très
-loin, la voix affaiblie. Elle gravit le sentier qu’il avait suivi,
-courant péniblement dans la neige qui lui montait presque jusqu’aux
-genoux. Elle appela. Son cri désespéré se perdit dans l’air sans écho,
-dans l’énorme silence. Elle parvint enfin en haut de la côte, espérant
-follement y découvrir une maison, une silhouette humaine et n’y trouva
-rien que des arbres, le sentier qui se continuait, barré par l’ombre.
-Elle appela une fois encore, de toutes ses forces, de toute sa vie. Rien
-ne lui répondit. Le garde était déjà très loin sans doute. Quelle folie
-d’avoir perdu à le poursuivre un temps précieux! Dix minutes de marche
-encore dans cette direction, elle eût trouvé la grande route, un peu
-plus loin Franchard. Mais elle ne le savait pas. Craignant de s’égarer
-plus encore, elle redescendit le sentier, chercha de nouveau au
-carrefour les traces de ses pas. La neige les avait en partie
-recouvertes. L’ombre achevait de les rendre indistinctes. Ce signe ne
-pourrait la guider longtemps. Mais sans plus calculer, prenant un
-sentier au hasard, espérant quelque secours impossible, elle allait,
-elle courait, fuyant cette nuit envahissante qui, de toutes parts,
-l’enlaçait comme un filet qui se resserre. Ses pieds blessés saignaient;
-chaque pas lui causait des douleurs inouïes. D’affreux vertiges, par
-moments, troublaient sa vue, la faisaient dévier du sentier parmi les
-arbres où s’embarrassait sa marche. La neige ne tombait plus, mais le
-froid, se faisant plus âpre, la mordait au visage comme une bête. Elle
-ne pensait plus à rien, elle marchait et fuyait. L’instinct de la
-jeunesse et de la vie, seul, agissait en elle, luttait furieusement
-contre sa propre chair, sa fatigue, sa faiblesse, contre la nature
-ennemie, la mort. Une première fois, ses forces la trahirent. Elle
-tomba. Le blanc tapis qui pliait mollement sous son corps lui parut doux
-ainsi qu’un lit de repos. Un sursaut de terreur la remit debout. Elle
-fit quelques pas encore. Tout à coup, il lui sembla que les arbres
-remuaient, se mettaient à tourner autour d’elle une sorte de ronde,
-d’abord lente, puis vertigineuse. Pour essayer de rompre ce cercle
-infernal, elle se jetait de côté et d’autre, à droite, à gauche, en
-avant, en arrière. Ce fut là son dernier effort. Et elle s’abattit sur
-la neige, pauvre proie longtemps traquée, qu’avaient enfin saisie, pour
-l’immoler, la forêt, l’hiver et la nuit.
-
-
-
-
-XIII
-
- Lors aussi s’évanouira la peur démesurée, et l’amour désordonné
- mourra.
-
- _Imitation_, 3, XXXVII.
-
-
-L’ombre était maintenant complètement tombée. Nulle étoile, ni le plus
-mince rayon de lune ne perçaient les épais nuages. Seule, la persistante
-blancheur de la neige luisait faiblement dans l’obscurité morne. Le vent
-commençait à s’élever, avec une rumeur pareille à celle de la mer
-montante. Les ténèbres qui délivrent la nature comme l’être humain des
-contraintes imposées par le jour, invitaient toute douleur à délirer, et
-la forêt, sortant de sa stupeur, ouvrant enfin ses mille bouches, se
-plaignait longuement sur le cœur de la nuit.
-
-La tête appuyée à son bras, comme un enfant qui dort, Laurence gisait
-sur le sentier, entre deux rangées d’arbres noirs, gardiens inexorables
-auxquels elle n’échapperait plus qu’en échappant à la vie. Par moments,
-elle regardait, au-dessus de leurs cimes mouvantes, le vide du ciel sans
-étoiles, cet espace inconnu, où bientôt s’allumeraient pour elle les
-lumières éclatantes, invisibles encore à son œil de chair. Mais, le plus
-souvent, sa paupière restait close. Elle ne souffrait pas. Le froid
-l’engourdissait lentement, d’une manière presque insensible. Son corps,
-épuisé par la marche et la faim, cédait à la mort sans révolte, avec une
-sorte de volupté. Pourtant, elle demeurait absolument lucide. Comme un
-voyageur, prêt à partir, loin, par delà les mers, fait une dernière fois
-le tour de sa maison, saluant ses souvenirs heureux ou tristes et
-rassemblant ce qu’il doit emporter, ainsi son âme parcourait le cercle
-de sa vie, cherchant parmi bien des ruines, une perle sans prix: cette
-vérité, cette sagesse qu’acquiert ici-bas, à force de peine, toute
-créature, la seule chose qui lui reste à son dernier jour et soit une
-richesse au seuil de la tombe.
-
-En ce monde, où tout est mystère, l’homme n’a point d’autre guide que
-l’homme, son semblable, duquel lui vient toute douleur et toute science.
-Chaque être qu’il rencontre, noble ou abject, ami ou ennemi est un signe
-de Dieu, un point de repère, écueil ou phare, placé sur la route obscure
-qui va du provisoire à l’éternel. C’est pourquoi, à cette heure
-dernière, Laurence, les yeux fermés, s’efforçait d’évoquer, non point
-les circonstances de sa vie, mais, un à un, les personnages, héros ou
-comparses, qui, avec elle, en avaient joué le grand drame.
-
-Lentement, des profondeurs de son passé, elle vit surgir une foule de
-figures familières qui s’avançaient, par groupes, et qu’elle examinait
-avec une attention extrême, comme les pages d’un livre obscur et sacré,
-cent fois relu, mais encore imparfaitement compris.
-
-D’abord parurent des fantômes hostiles: Lucie Jaffin, Douran, Hecquin,
-Mme Heller, tous ceux qui l’avaient persécutée, déçue, trahie, lui
-révélant la laideur du monde.
-
-Puis vinrent des figures falotes: Juliane, André, Gaston Noret, tous ces
-médiocres, sans vertu, ni méchanceté, sans grandeur, ni bassesse,
-pauvres êtres dont un grain de sable comblait le cœur étroit, dont le
-bonheur mesquin dégoûtait du bonheur.
-
-Mais bientôt, parmi cette foule confuse qui passait et repassait dans sa
-mémoire, Laurence distingua des visages plus chers. Silencieusement,
-avec un geste de bénédiction, les ombres de ceux qu’elle avait aimés
-l’entourèrent. Ombres pathétiques, qui toutes avaient subi un cruel
-martyre: Ursule, pauvre âme, consumée de charité, immolée au bonheur
-d’un seul être qu’elle n’avait pu sauver; Paul Dacellier, cœur sans
-repos, dévoré par le feu d’un inextinguible désir non réalisé; les
-Arêle, si doux, si purs, et pourtant si durement éprouvés, vivants
-encore, mais déjà morts avec leurs fils perdus.
-
-Pourquoi Laurence, à cette heure plus encore qu’autrefois,
-éprouvait-elle, pour ces infortunés, l’admiration fervente, complète, un
-peu jalouse qui, d’ordinaire, s’adresse aux seuls heureux? D’où venait
-que leurs vies manquées lui paraissaient plus enviables qu’aucune autre,
-leur voie rude préférable aux plus faciles chemins? Ces vaincus de la
-vie gardaient pour elle un aspect triomphant, l’assurance et le calme
-des victorieux. Manifestement, ils possédaient une sagesse supérieure à
-celle du monde. Une force était en eux, une lumière qu’elle avait
-devinée, reconnue toute jeune. Ils lui avaient appris que nul n’est
-grand ici-bas que par la foi, la douleur ou l’amour.
-
---Cela, je le savais, songeait-elle, évoquant une ombre plus chère
-encore, mais sans vous, Cyril, j’aurais pu l’oublier, m’égarer pour
-toujours. Vous avez été mon père et ma mère, mon guide, ma force, mon
-ami. Chacune de vos paroles illuminait pour moi le monde et les plus
-ténébreux mystères. Par vous, j’ai vécu votre vie et la mienne, vous
-ayant donné mon âme. Vous m’avez détachée de tout et de vous-même,
-cruellement parfois, pour me livrer à Dieu. Par vous, j’ai connu la
-privation suprême, le désir sans repos et la soif et la faim. A travers
-les affres, les miracles de l’amour humain, vous m’avez conduite à
-l’amour infini.
-
-Elle atteignait le but de son voyage, l’instant où nul guide humain
-n’est plus nécessaire, où la créature expirante, soumise à l’action
-directe de la grâce, doit sans intermédiaire chercher son créateur.
-Laurence prit congé des figures qui l’avaient visitée, leur adressant à
-toutes, amies ou ennemies, un sourire de tendresse ou de pardon. Elles
-s’éteignirent une à une, la laissant seule dans l’ombre. Mais cette
-ombre était comme un voile épais posé sur un divin visage. Une approche
-invisible remplissait déjà cette solitude. Laurence était comme une
-femme dans les ténèbres, enfermée sans le savoir, avec son bien-aimé, et
-avant qu’il lui parle, avant qu’il la touche, elle a deviné sa présence,
-elle a crié son nom.
-
---Dieu, Dieu, mon Dieu! gémit-elle.
-
-En même temps, il lui sembla qu’un glaive fulgurant pénétrait en elle,
-venait frapper dans les dernières profondeurs de son cœur un point que
-la douleur humaine n’avait encore jamais blessé. Et les larmes qui lui
-échappèrent lui parurent les premières qu’elle eût jamais versées, tant
-leur saveur était à la fois âcre et douce. Elle voulut, dans un geste
-familier, porter la main à ses paupières humides. Mais déjà elle ne
-pouvait plus faire aucun mouvement. Le froid paralysait ses membres. La
-neige durcie enserrait étroitement son corps, le soudait à la terre
-maternelle. Dans cette chair anéantie que dévorait la mort, l’âme seule
-vivait d’une vie puissante. Comblée par une présence ineffable, elle
-chantait passionnément.
-
---Seigneur, c’est donc vous, disait-elle, qu’ai-je à présent besoin
-d’explications? Puis-je nier l’existence du feu dont je sens sur moi la
-brûlure? C’est vous, être infini, mystérieux, inexplicable, que rien en
-moi ne comprend, que tout en moi, au premier signe, salue et reconnaît,
-silence plus éloquent que toute parole, face cachée plus belle qu’aucune
-figure vivante. Les formes, les visages humains qui vous révélaient à
-moi vous cachaient en même temps. Maintenant qu’ils se sont évanouis, je
-vous vois, je vous trouve enfin; amour sans déclin, amour éternel, vous
-que j’ai à la fois constamment fui et cherché.
-
-Comme une jeune fille, amenée en présence du roi dont elle va devenir
-l’épouse, apercevant pour la première fois son auguste visage, frémit et
-se désespère parce qu’elle n’est point assez belle, ainsi Laurence, le
-cœur pénétré d’une humilité déchirante, repassant toute son existence,
-évoquant son reniement, sa longue révolte, sa résistance au seul amour,
-pleurait ses dernières larmes que le vent gelait sur sa face. Mais comme
-elle s’affligeait d’être pauvre de toute vertu, de tout mérite, soudain,
-avec une ineffable joie, elle se souvint d’avoir beaucoup souffert.
-Aussitôt l’énigme de sa vie lui fut expliquée. Sa destinée, pleine de
-tempêtes et de tragédies sombres, lui apparut comme une voie unie et
-droite qui conduisait à la lumière.
-
---Bénie sois-tu, dit-elle, ô parfaite infortune, car je comprends enfin
-l’œuvre éclatante que tu accomplissais en moi. Tu me fus accordée par
-grâce, afin que je n’arrive pas les mains vides devant mon juge. Du
-moins, à défaut d’autres présents, je puis vous les offrir, Seigneur,
-toutes ces douleurs que j’ai parfois maudites, ne sachant pas qu’elles
-étaient ma richesse, ma sauvegarde, ma force! Recevez-moi à cause
-d’elles, car elles m’ont préservée des souillures du bonheur et
-lentement purifiée pour vous. Acceptez donc, ainsi qu’un holocauste, non
-voulu, précieux pourtant, ma jeunesse désolée, ma constante solitude, la
-trahison de tous ceux en qui j’ai eu foi, la mort de ceux que j’ai
-aimés. Acceptez mon amour pour Cyril, le long désir toujours trompé,
-l’attente toujours vaine, la grande rupture de mon cœur au jour des
-adieux. Acceptez enfin, ô mon Dieu, avec tout le passé, le présent, ces
-quelques minutes qui me séparent encore de vous. Souvenez-vous, Bonté
-suprême, que j’ai cru en vous indomptablement à cette heure où vous
-m’aviez livrée à toutes les puissances des ténèbres. Je vous offre mon
-abandon, ma misère complète, cette épouvante où j’entre sans aucune
-assistance.
-
-Cyril, cependant, ne l’avait pas quittée. Comme elle formulait cette
-plainte, elle le revit encore. Il semblait tendre les mains vers elle
-dans un geste de pitié secourable. Elle le contempla tendrement et lui
-dit adieu.
-
---Ecarte-toi, supplia-t-elle, afin que pendant cette minute, la dernière
-qui me soit accordée pour souffrir et pour mériter, j’endure toute la
-douleur possible. Ecarte-toi, laisse-moi mourir seule.
-
-La chère ombre docilement s’évanouit. Laurence acheva sa prière:
-
---Mais ce dernier bien qui me restait encore, cette image trop adorée,
-Seigneur, je veux vous la sacrifier aussi, vous offrant jusqu’au
-souvenir de Cyril, car je sais que pour vous plaire, il faut être
-absolument nue et pauvre. O Dieu! roi des déshérités, amant de ceux qui
-n’ont plus rien, vous qui pour me conquérir m’avez tout repris et tout
-arraché, vous, dont j’ai subi toute ma vie la jalousie et la violence,
-consumez en moi mon dernier amour, afin que je sois devant vous comme un
-gouffre vide, un abîme béant qui souffre et qui désire!
-
-Quand elle se fut ainsi dépouillée de tout, reniant ses affections
-humaines afin de les retrouver purifiées, son cœur entra dans la paix.
-Autour d’elle, l’air retentissait de bruits confus, craquements,
-sifflements aigus, lugubres plaintes. Sur le fond immobile de l’ombre,
-les hêtres et les chênes, fantômes menaçants ou plaintifs, se tordaient
-furieusement sous l’effort des rafales. Plus abandonnée qu’une bête
-sauvage, Laurence gisait dans cette horreur, dans cet effroi, avec, pour
-dernier lit, la terre, pour témoins, les arbres délirants, pour prières,
-la grande lamentation du vent. Pourtant, ayant rouvert les yeux, elle
-regardait avec tendresse la neige qui devait être son linceul, la forêt
-qui, l’ayant perdue par ses ruses, assistait implacable à son agonie. Il
-n’était pas jusqu’à la bise glacée sous laquelle frémissait encore sa
-chair misérable qu’elle n’essayât de bénir. Elle à qui le plus beau
-soleil avait été amer et le printemps ennemi, elle pardonnait à cette
-nuit pleine de terreurs qui la tuait cruellement.
-
- * * * * *
-
-Mais adieu, toi que nous avons suivie jusqu’à cette heure où ta vie
-s’achève, où Dieu t’a saisie dans sa main, où tu reposes, assouvie et
-comblée, plus jeune qu’au jour de ta naissance, ta longue peine réparée
-par un instant d’amour. Déjà ton âme, dont la mort lentement rompt les
-liens, à demi sortie du monde, entrevoit la lumière, savoure la
-plénitude de la foi. Ton extase demeure pour nous impénétrable. La
-douleur seule nous a confié tous ses secrets. Nous pouvons chanter
-l’inquiétude humaine, l’espérance trompée, la passion vaine, les
-tourments de l’attente et du désir. La joie, qui est chose divine, dont
-parfois l’aile nous effleure, nous a toujours caché son visage exultant.
-Nous qui vivons, nous qui souffrons, nous qui luttons dans les ténèbres,
-nous qu’un souffle d’air trouble et change, que saurions-nous dire de
-l’esprit sauvé auquel nul ne ravira plus la vérité conquise, la victoire
-obtenue? Nous ne comprenons point ce qu’est la délivrance, moins encore
-la certitude ou la stabilité; et, pour la paix, nous avons entendu
-parler d’elle, mais nous ne connaissons que son nom.
-
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-<div style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of La vivante paix, by Paule Régnier</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
-at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you
-are not located in the United States, you will have to check the laws of the
-country where you are located before using this eBook.
-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: La vivante paix</p>
-
-<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Paule Régnier</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: November 5, 2021 [eBook #66674]</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div>
-
-<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)</div>
-
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIVANTE PAIX ***</div>
-<div class="x-ebookmaker-drop c top4em"><img src="images/cover.jpg" alt="" /></div>
-<p class="c large top4em">PAULE RÉGNIER</p>
-
-<h1><span class="xsmall">LA</span><br />
-VIVANTE PAIX</h1>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Celui-là seul avance dans la vie dont le
-cœur devient plus tendre, le sang plus chaud
-le cerveau plus vif, et dont l’esprit s’en va
-entrant dans la vivante paix.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Ruskin.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p class="c gap">PARIS<br />
-<span class="large">BERNARD GRASSET, ÉDITEUR</span><br />
-<span class="small">61, RUE DES SAINTS-PÈRES, PARIS (VI<sup>e</sup>)</span></p>
-
-<p class="c">1924</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c large top4em">OUVRAGES DU MÊME AUTEUR :</p>
-
-
-<ul>
-<li><b>Octave, roman.</b> (<i>Épuisé</i>).</li>
-<li><b>Paul Drouot.</b> (<i>Le Divan</i>, éditeur).</li>
-</ul>
-<div class="break"></div>
-
-<p class="noindent narrow small top4em">IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE : VINGT-CINQ EXEMPLAIRES
-SUR PAPIER JAPON FRANÇAIS NUMÉROTÉS JAPON 1 A 25 ; TRENTE
-EXEMPLAIRES SUR PAPIER MADAGASCAR LAFUMA NUMÉROTÉS
-MADAGASCAR 1 A 30, ET CENT EXEMPLAIRES SUR PAPIER
-VÉLIN PUR FIL LAFUMA NUMÉROTÉS VÉLIN PUR FIL 1 A 100.</p>
-
-
-<p class="c gap small">Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés
-pour tous pays.</p>
-
-<p class="c"><i lang="en" xml:lang="en">Copyright by Bernard Grasset, 1924</i></p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="c large top4em i">A GERARD D’HOUVILLE</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">PREMIÈRE PARTIE</h2>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>I</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Lionel était le cœur d’enfant le
-plus démesuré que l’on pût voir,
-aussi Galehaut, le vaillant Seigneur
-des Iles lointaines le surnomma-t-il :
-« Cœur sans frein… »</p>
-
-<p class="attr"><i>Lancelot du Lac</i>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>— Il est temps de descendre, Laurence… Eh
-bien !… où est-elle ?…</p>
-
-<p>Ayant poussé la porte d’une chambre où elle
-croyait trouver feu et lumière, Ursule Tampin, ne
-voyant que ténèbres, s’arrêta sur le seuil. Immobile,
-elle s’étonnait, scrutant du regard l’ombre
-épaisse où l’on discernait à la longue la faible clarté
-de quelques braises mourant dans le foyer, et deux
-points lumineux qui brillaient et disparaissaient à
-des intervalles inégaux, selon qu’une chatte familière
-ouvrait ou refermait ses yeux phosphorescents. La
-pièce chaude et certainement close exhalait une
-étrange odeur de plein air, de feuilles mortes et
-d’extrême automne. Ursule, ne pouvant s’expliquer
-ce parfum, ni la présence du chat coïncidant avec
-l’absence de Laurence, allait se retirer, lorsqu’un
-bruit singulier vint accroître encore sa surprise. On
-eût dit que non loin d’elle, dans l’obscurité, quelqu’un
-se dégageait lentement d’un taillis épais, écartant
-et froissant des branchages enchevêtrés. Une
-voix assourdie et comme ensommeillée demanda :</p>
-
-<p>— Qu’y a-t-il ?</p>
-
-<p>— Quoi, mon enfant, vous étiez là ? s’écria Ursule
-tout agitée ! Mais que faites-vous dans cette nuit ?
-On ne vous a donc pas monté votre lampe ? Ne
-pouviez-vous sonner et la réclamer ? Les domestiques
-oublient tout quand je ne suis pas derrière
-eux, et je ne puis les surveiller sans cesse, vous
-devez le comprendre.</p>
-
-<p>La voix, maintenant plus distincte, mais toujours
-lente et sans intonation, reprit distraitement :</p>
-
-<p>— Ma lampe est là, ma bonne Ursule. Je n’ai pas
-voulu l’allumer. J’aime à rêver ainsi dans l’obscurité,
-cela me repose. Mais je m’étais presque endormie.
-Quelle heure est-il ?</p>
-
-<p>— Bientôt sept heures, Laurence, je venais vous
-en avertir.</p>
-
-<p>— Ah ! mon Dieu !</p>
-
-<p>Cette fois, nulle torpeur n’alanguissait la voix
-sonore et vive. Des pas précipités coururent dans la
-pièce, dont le vieux plancher craquait. Bientôt
-une flamme menue et dansante apparut dans
-l’ombre. Elle grandit lentement, filtrant, en les colorant
-d’un reflet pourpré, à travers les doigts longs et
-frêles qui tenaient le verre de la lampe, et projetant
-enfin sa douce clarté sur le visage de Laurence. Celle-ci,
-éblouie, fermait les yeux. Ses lourds cheveux,
-à demi dénoués, retombaient d’un côté sur son
-épaule. Çà et là, quelques feuilles mortes restaient
-attachées aux plis de son corsage.</p>
-
-<p>Déjà Ursule Tampin s’exclamait :</p>
-
-<p>— Bonté divine ! ma chérie, comme vous voilà
-faite ! entièrement décoiffée ! et votre robe, là, voyez,
-je ne me trompe pas… pleine de boue ! Il faut vous
-changer, vite, vite !</p>
-
-<p>— Non, je n’ai plus le temps et puis cela m’ennuie,
-déclara la jeune fille avec impatience.</p>
-
-<p>— Que dira votre père, gémit Ursule désolée, s’il
-constate que vous êtes sortie, quand vous toussez
-encore et malgré sa défense formelle ! Vous ne
-pouvez paraître au dîner, devant lui, dans ce costume
-avec ces taches qui révèlent votre équipée : c’est de
-la folie, de la pure folie !</p>
-
-<p>— Vous avez l’âme d’un lièvre, Ursule, reprit Laurence
-d’un ton bref et dédaigneux, vous tremblez
-toujours. Donnez-moi simplement un coup de brosse.
-La boue a dû sécher depuis deux heures, et mon père
-ne s’avisera pas, je pense, de regarder bien attentivement
-le bas de ma robe.</p>
-
-<p>Ursule Tampin obéit en soupirant. Elle s’agenouilla
-devant sa jeune cousine et reprit peu à peu
-sa sérénité en voyant les taches jaunâtres qui mouchetaient
-le drap de la robe disparaître sous la
-brosse qu’elle maniait avec dextérité. Debout, le
-buste légèrement incliné, Laurence surveillait l’opération
-qu’elle interrompit bientôt :</p>
-
-<p>— C’est parfait, merci, Ursule !</p>
-
-<p>Maintenant, elle gagnait le fond de la chambre,
-pénétrait dans son cabinet de toilette, allumait une
-lampe qui jetait dans l’étroite pièce une éblouissante
-lumière. Elle enleva une à une les épingles qui retenaient
-avec peine ses cheveux écroulés. Ils se déroulaient,
-mais restaient séparés en mèches inégales.
-Laurence, rejetant la tête en arrière, secoua dans un
-mouvement violent leur masse mordorée. Puis sans
-leur donner d’autres soins, car le temps pressait, elle
-refit sa coiffure. Elle agissait vite et sans coquetterie,
-évitant, autant qu’elle le pouvait, de se regarder dans
-la haute glace suspendue devant elle, car elle n’avait
-aucune complaisance pour son visage qu’elle savait
-sans beauté.</p>
-
-<p>Pendant ce temps, Ursule s’agitait, ranimait le
-feu presque mort, recueillait les livres dispersés
-dans la chambre et les replaçait en piles symétriques
-sur la table, déjà couverte de papiers épars qu’elle
-regarda d’un air réprobateur, sans oser pourtant y
-toucher. Sa ronde l’ayant amenée au pied du divan
-que Laurence venait de quitter, elle s’arrêta scandalisée.
-Des branchages amoncelés, d’épais feuillages
-jaunes et roux le recouvraient entièrement.
-Brisés, froissés, foulés par le poids du corps qui s’y
-était étendu, ils retombaient jusqu’à terre, et décoraient
-le mur d’une façon fantasque.</p>
-
-<p>— Allons, bon, qu’est-ce encore que toutes ces
-saletés ? murmura la vieille fille en joignant les
-mains.</p>
-
-<p>— Ces saletés ? riposta Laurence, en passant à
-travers la porte du cabinet sa tête ébouriffée, pouvez-vous
-parler ainsi ? C’est la dernière parure de
-la forêt. Ces feuilles mortes ont une si belle couleur
-que je voudrais pouvoir en rapporter une
-masse énorme pour en joncher toute cette pièce
-et m’en faire un tapis. Ce serait magnifique, Ursule !</p>
-
-<p>— Vous croyez, mon enfant ? dit la pauvre fille
-perplexe, partagée entre ses instincts ordonnés et le
-respect qu’elle éprouvait pour les fantaisies les plus
-saugrenues de sa jeune cousine.</p>
-
-<p>Après avoir rangé quelques objets encore, elle
-rejoignit Laurence dans son cabinet de toilette. Elle
-semblait préoccupée et, au bout d’un moment, elle
-dit avec timidité :</p>
-
-<p>— Vous n’avez rencontré personne, ma chérie,
-durant votre promenade ?</p>
-
-<p>La jeune fille haussa légèrement les épaules :</p>
-
-<p>— Mais non, Ursule. Les gens de Fontainebleau
-sont bien trop bêtes pour aller dans les bois par
-un temps pareil. Ils se croient obligés au printemps
-de prendre contact avec la nature, parce
-qu’ils ont entendu dire que le printemps est beau.
-Ils vont aussi une ou deux fois, en octobre, admirer
-les fastes célèbres de l’automne. Mais nous sommes
-presque en hiver, et ils ne savent pas que sous la
-brume humide qui monte de la terre, en novembre,
-la forêt est plus belle que par le plus clair jour de
-mai. Ils ont peur de la boue, du brouillard, de la
-pluie. Dieu bénisse leur sottise, car à cette saison,
-les arbres, les sentiers sont bien à moi, rassurez-vous.</p>
-
-<p>— Vous êtes tellement déraisonnable, reprit
-Ursule en soupirant, que je tremble toujours. Votre
-père serait furieux s’il apprenait jamais que vous
-vagabondez dans la forêt, toute seule jusqu’à la nuit.
-C’est si imprudent, si extraordinaire…</p>
-
-<p>Mais Laurence l’interrompait déjà, de ce ton impérieux
-et bref qu’elle tenait de son père et qui glaçait
-d’effroi sa vieille parente.</p>
-
-<p>— Imprudent ? nullement puisque j’ai Consul avec
-moi ; d’ailleurs c’est mon seul plaisir, Ursule, et je
-n’y renoncerai pas, quoi que vous en disiez. Si je me
-cache de mon père, c’est pour ne point l’irriter sans
-raison. Le jour où quelque « mauvaise langue » trouvera
-spirituel de l’avertir que sa fille erre dans les
-bois avec son chien, au crépuscule, eh bien ! ce n’est
-pas vous qui répondrez pour moi, soyez tranquille :
-j’accepte toute la responsabilité de mes actes.</p>
-
-<p>— Qui… oui, je le sais bien, objecta tristement
-Ursule. Mais Paul me blâmera de n’avoir pas sur
-vous l’autorité de la mère dont je tiens la place.</p>
-
-<p>— Laissons cela, dit Laurence plus doucement,
-tandis que ses traits se détendaient dans une expression
-désarmée, presque enfantine, qui surprenait sur
-ce visage, habituellement ferme et hautain.</p>
-
-<p>Elle acheva de consolider sa coiffure, changea la
-collerette blanche, un peu chiffonnée, qui seule
-rehaussait la sobriété sombre de son costume. Puis,
-jetant un dernier coup d’œil sur la glace, elle dit :</p>
-
-<p>— Je suis prête, venez vite.</p>
-
-<p>Elles éteignirent les lumières. Dès qu’elles eurent
-ouvert la porte de la chambre, Royale Egypte, la
-chatte noire, qui depuis un moment suivait des yeux
-tous leurs mouvements et semblait attendre avec
-impatience qu’on lui rendît la liberté, bondit au
-dehors. Elles la suivirent à travers les corridors
-immenses et mal éclairés. Laurence, dans sa hâte,
-courait presque. Ursule la rassura :</p>
-
-<p>— Nous avons le temps, ma chérie, votre père
-n’est pas encore rentré.</p>
-
-<p>En effet, elles trouvèrent la salle à manger déserte
-et s’assirent toutes deux près de la cheminée devant
-laquelle dormait majestueusement le chien-loup
-Consul Romanus.</p>
-
-<p>Laurence présentait au brasier son visage pâle,
-car elle espérait que la forte chaleur lui prêterait
-pour un moment quelques couleurs factices. L’attente
-ne fut pas longue. On entendit bientôt le bruit que
-faisait la grande porte de la maison en se refermant.
-L’instant d’après des pas fermes et bien
-rythmés retentirent dans l’antichambre, et le colonel
-Dacellier parut au seuil de la pièce.</p>
-
-<p>Laurence et lui se ressemblaient de façon frappante.
-Ils étaient tous deux de petite taille, nerveux,
-minces, d’aspect débile et volontaire. Mais tandis
-qu’on admirait tout de suite la figure irrégulière et
-caractéristique du colonel, on retrouvait sans plaisir
-chez sa fille les mêmes traits heurtés, le même nez
-légèrement écrasé, aux larges narines ardentes, la
-même bouche gonflée qui, non voilée par la moustache,
-apparaissait douloureuse et nue, trop saillante
-dans la maigreur des joues. Ils avaient tous
-deux des yeux d’un bleu profond, brûlants et
-sombres, une physionomie mobile, toujours bouleversée
-par un excès de passion, par une sorte de
-colère mal contenue. Mais l’intense expression qui
-seyait au masque mâle de Dacellier, semblait seulement
-étrange et presque choquante sur un visage de
-jeune fille.</p>
-
-<p>S’étant levée, Laurence alla à la rencontre de son
-père, lui souhaita le bonsoir et lui tendit son front.
-Paul Dacellier l’embrassa, puis, la prenant aux
-épaules, il l’examina attentivement et dit avec impatience :</p>
-
-<p>— Vous avez bien mauvaise mine, ce soir encore,
-Laurence : comment vous sentez-vous ? Avez-vous
-toujours mal à la gorge ?</p>
-
-<p>— Non, c’est fini, tout à fait fini.</p>
-
-<p>— Vous n’êtes pas sortie cet après-midi, j’espère ?</p>
-
-<p>— Vous m’aviez défendu de le faire, répondit
-Laurence évasivement, car elle n’aimait pas mentir.</p>
-
-<p>Le colonel n’en demanda pas davantage. Il était
-autoritaire, mais peu défiant, et n’imaginait pas
-qu’on pût seulement songer à enfreindre ses ordres.
-Ayant serré la main d’Ursule et caressé distraitement
-Consul, il prit place à table et le dîner commença.</p>
-
-<p>Aucun des trois convives ne parlait, car Paul
-Dacellier semblait soucieux et les deux femmes respectaient
-son silence. Ursule Tampin, anxieuse, surveillait
-le service. Chaque repas était pour elle un
-supplice, car la moindre négligence, le plus léger
-oubli suffisaient à jeter son terrible cousin dans de
-folles colères. Elle eut un véritable battement de
-cœur, lorsqu’il ouvrit son œuf à la coque, qu’il ne
-trouvait jamais assez frais, ni cuit à point. Cependant,
-il ne fit ce jour-là aucune réflexion. Ursule
-commençait à respirer, lorsque brusquement elle vit
-le visage de Paul Dacellier se contracter et s’enflammer.
-Avant qu’elle eût pu deviner ce qui causait
-l’irritation du colonel, il se tourna vers l’ordonnance
-qui remplissait l’office de valet de chambre, et de
-cette voix retentissante que donne à tous les officiers
-l’habitude du commandement, il s’écria :</p>
-
-<p>— Garçon stupide, avez-vous bientôt fini d’agiter
-l’air autour de moi en courant comme un dératé ?
-J’ai l’impression de dîner en plein vent, et quel
-vacarme ! quelle façon de marcher ! on n’entend que
-vous, vos pas ébranlent le plancher !</p>
-
-<p>Figé à sa place, les bras encombrés d’assiettes,
-rouge jusqu’à la racine des cheveux, la bouche
-ouverte, les yeux dilatés, le coupable semblait
-changé en pierre. Pourtant, sur un signe d’Ursule,
-il se remit un peu. A reculons, il rentra dans l’ombre
-propice qui couvrait le fond de la salle, déposa sa
-charge sur le dressoir et de nouveau revint vers la
-lumière pour offrir du pain au colonel. Cette
-fois, il ne marchait plus, il dansait. Dressé sur la
-pointe des pieds, il effleurait à peine le parquet.
-Arrondissant ses coudes, il les élevait gauchement,
-comme s’il espérait voir ses bras se transformer en
-ailes et l’emporter au-dessus du sol. Laurence faillit
-éclater de rire. Ursule trembla, n’osant regarder
-son cousin. Par bonheur celui-ci ne remarqua rien,
-il venait de déplier son journal et oubliait son
-entourage. Le dîner se poursuivit sans nouvel
-incident.</p>
-
-<p>Vers la fin du repas, Paul Dacellier interrompit sa
-lecture et, s’adressant à sa fille, il dit, de sa voix
-brève, où vibrait tout à coup une amère ironie :</p>
-
-<p>— Il ne faut pas cependant que j’oublie de vous
-annoncer une nouvelle : votre frère se marie.</p>
-
-<p>Laurence releva la tête :</p>
-
-<p>— Ah ! dit-elle avec une indifférence qui fit sourire
-son père.</p>
-
-<p>Mais le bon visage effaré d’Ursule Tampin s’illuminait :</p>
-
-<p>— Vraiment ? s’écria-t-elle ravie. C’est une chose
-décidée ? Quel bonheur ! André a vingt-cinq ans,
-n’est-ce pas ? C’est un bon âge. Vous devez être bien
-content.</p>
-
-<p>Elle s’arrêta soudain, déconcertée par le regard
-glacial du colonel, et elle balbutia timidement :</p>
-
-<p>— Je pense… j’espère que ce mariage a votre
-assentiment ?</p>
-
-<p>— Mais oui, ma chère, reprit Paul Dacellier,
-du même ton railleur et sec. Tout s’est passé très
-correctement. Sur la prière de mon fils j’ai écrit à la
-tante de la jeune fille pour demander sa main. Elle
-est orpheline, grande fortune, un beau parti. Tout
-cela me touche fort peu. Les fiançailles ont eu lieu
-hier et André m’annonce aujourd’hui que la date du
-mariage est fixée au 8 février. Voici la lettre de votre
-frère, Laurence, et la photographie de votre future
-belle-sœur, ajouta-t-il en retirant de son portefeuille
-une enveloppe qu’il jeta sur la table.</p>
-
-<p>Laurence examina curieusement le portrait d’une
-jeune femme grande, mince, aux traits réguliers, qui,
-debout, la tête inclinée, respirait une rose, dans une
-pose un peu affectée, mais gracieuse.</p>
-
-<p>— Elle est jolie, dit-elle au bout d’un instant en
-passant la photographie à Ursule.</p>
-
-<p>— Oh ! charmante, charmante ! déclara la vieille
-fille avec admiration ; comme elle est bien coiffée !
-Elle est brune, je pense. Quel âge a-t-elle exactement ?</p>
-
-<p>— Vingt-deux ans, répondit le colonel. Elle
-s’appelle Juliane Drevain. Juliane ! Je ne connais pas
-de nom qui me soit plus antipathique !</p>
-
-<p>… Vous voyez, ajouta-t-il, lorsque sa fille eut pris
-connaissance de la lettre d’André, vous voyez que
-votre frère compte sur vous pour être sa demoiselle
-d’honneur et qu’il nous invite tous trois fort chaleureusement
-à son mariage. Je resterai chez moi. Vous
-vous chargerez donc, vous et Ursule, de représenter
-la famille. Il faudra dès demain vous occuper de vos
-toilettes.</p>
-
-<p>— Certainement, dit Ursule avec déférence.</p>
-
-<p>Mais le visage de Laurence exprima tout à coup
-la plus vive contrariété.</p>
-
-<p>— Je vous en prie, s’écria-t-elle, en s’adressant à
-son père avec véhémence, dispensez-moi d’une telle
-corvée. Si vous vous abstenez d’assister à ce mariage,
-je puis comme vous, ce me semble, décliner l’invitation
-de mon frère.</p>
-
-<p>Le colonel, tressaillant d’impatience, la regarda
-sévèrement.</p>
-
-<p>— Vous savez bien, Laurence, riposta-t-il vivement,
-ce qu’André est pour moi. J’ai juré à sa mère
-de lui pardonner. S’il était malheureux, si je pouvais
-lui être utile, vous me verriez aller à lui. Mais je ne
-pense pas que la présence d’un père qu’il a si profondément
-offensé et dont il est toujours séparé lui soit
-fort nécessaire.</p>
-
-<p>— Non, pas plus que la mienne, repartit Laurence.
-Il ne se soucie guère de nous, j’en suis sûre, et de moi
-pas plus que de vous. Je ne vois pas pourquoi vous
-m’imposeriez d’aller à ce mariage.</p>
-
-<p>— Parce que je le trouve convenable et que j’en ai
-décidé ainsi, répondit le colonel d’un ton cassant. Il
-est inutile de discuter !</p>
-
-<p>Et, jugeant l’incident clos, il commença de déguster
-un sorbet au kirsch, chef-d’œuvre culinaire d’Ursule.
-Laurence se contint un instant, hésitant devant la
-lutte qu’elle allait engager. Mais l’impétuosité de son
-caractère l’emporta sur sa crainte.</p>
-
-<p>— Eh bien ! non, décidément, je n’irai pas, dit-elle
-soudain, sans oser cependant regarder son père.</p>
-
-<p>La foudre tombant aux pieds d’Ursule ne l’eût pas
-effrayée davantage. Son visage imprécis et pâle, qui
-semblait fait de nuages, de brumes ou de fumées,
-parut sur le point de se désagréger par lambeaux
-dans les airs. Elle saisit la main de sa jeune cousine
-et murmura d’une voix suppliante :</p>
-
-<p>— Laurence, voyons, Laurence !</p>
-
-<p>Déjà le colonel sursautait, et, tournant vers sa fille
-un visage indigné, il balbutia :</p>
-
-<p>— Vous dites ?</p>
-
-<p>— Je dis que, dès demain, j’écrirai à André pour
-le prier de chercher une autre demoiselle d’honneur,
-reprit Laurence en bravant la colère de son père. Je
-n’irai pas à ce mariage, je n’irai pas, je ne veux pas.</p>
-
-<p>— Et depuis quand osez-vous dire je veux, je ne
-veux pas quand j’ai parlé ! s’écria le colonel avec
-éclat. Allez-vous maintenant imiter votre frère et me
-refuser l’obéissance qui m’est due ? Faudra-t-il que
-je voie mes deux enfants, l’un après l’autre, rejeter
-mon autorité et multiplier leurs offenses ?</p>
-
-<p>— Ne me comparez pas à André, je vous prie,
-répliqua Laurence en s’animant. Je regrette de vous
-déplaire, mais pourquoi ne tenez-vous aucun compte
-de mes répugnances ? Vous savez bien que j’ai
-horreur des cérémonies, horreur du monde.</p>
-
-<p>— Et c’est justement ce que je ne puis admettre,
-reprit le colonel. Une telle sauvagerie chez une jeune
-fille est inexplicable et nul ne comprend pourquoi
-vous vivez ainsi en ermite sans jamais voir personne.</p>
-
-<p>— Je ne fais en cela que suivre votre exemple,
-objecta Laurence avec arrogance.</p>
-
-<p>Mais tout de suite elle baissa les yeux sous le
-regard de son père.</p>
-
-<p>— Est-ce un blâme ? demanda-t-il amèrement, voulez-vous
-dire que je suis responsable de votre réclusion ?
-Bien que cela fût pour moi un supplice, ne
-vous ai-je pas conduite au bal durant tout un hiver,
-et si je refuse maintenant toute invitation, n’est-ce
-pas sur vos prières et parce que vous m’avez déclaré
-que les veilles vous fatiguaient ?</p>
-
-<p>— Je le reconnais, je ne vous accuse pas, je ne
-vous reproche rien, affirma Laurence, reculant
-devant une vérité trop cruelle ; je voulais dire simplement
-qu’étant votre fille, il n’est pas étonnant que
-j’aie les mêmes goûts que vous.</p>
-
-<p>— Ce qui est naturel à mon âge ne l’est pas au
-vôtre et je ne vous ai jamais conseillé de m’imiter.
-Moi, j’ai fini mon temps, mais vous êtes toute jeune
-encore et vous n’avez aucun motif pour vous retirer
-ainsi du monde.</p>
-
-<p>— Ne suis-je pas libre d’organiser comme il me
-plaît ma vie ? dit Laurence excédée ; telle qu’elle est,
-elle me convient et je ne me plains pas, je ne
-demande rien.</p>
-
-<p>— Vous trouvez-vous vraiment si heureuse ? reprit
-le colonel en haussant les épaules, et ne voyez-vous
-pas le mal que vous me faites avec votre pâleur, vos
-yeux cernés, votre expression triste ? Je vous le dis,
-ce qui vous tue c’est votre solitude et je ne supporterai
-pas que vous viviez dans une telle retraite,
-toujours enfermée dans votre chambre, passant des
-journées entières plongée dans vos sales bouquins
-que je finirai pas jeter à la rue.</p>
-
-<p>— Oh ! ce serait le comble ! s’écria Laurence avec
-une violence qu’elle regretta tout aussitôt en voyant
-le visage de son père se décomposer.</p>
-
-<p>Le colonel asséna sur la table un coup de poing
-furieux qui fit vibrer les verres.</p>
-
-<p>— Le comble de quoi ? rugit-il d’une voix tonnante.
-Que veulent dire ces paroles ambiguës et pleines de
-rancune ? Vous n’avez rien à me reprocher, entendez-vous,
-rien à reprendre dans ma conduite envers vous.
-Il faut que vous ayez perdu la tête pour oublier ainsi
-le respect que vous me devez ! Que s’est-il donc passé
-dans ma propre maison ? Qui a pu monter ainsi ma
-fille contre moi ? Est-ce vous, Ursule ?</p>
-
-<p>La vieille fille qui, depuis le commencement de la
-discussion, ne cessait de trembler et cherchait vainement
-à intervenir, blêmit sous cette accusation.</p>
-
-<p>— Moi ? balbutia-t-elle éplorée. Oh ! Paul, pouvez-vous
-le croire ? Cette enfant n’a pas voulu
-vous offenser, j’en suis sûre. Calmez-vous, je vous
-en supplie, je la raisonnerai.</p>
-
-<p>— Eh bien ! faites-le donc si vous le voulez dès
-maintenant, dit le colonel en se levant et en jetant
-sa serviette sur la table, car pour moi, je deviendrais
-fou, s’il me fallait discuter plus longtemps avec cette
-insensée.</p>
-
-<p>— Mais, Paul, vous n’avez pas fini de dîner. Il y a
-du raisin encore, du beau raisin muscat que vous
-aimez, il y a du raisin, restez, supplia Ursule désolée.</p>
-
-<p>Le colonel, qui ne l’écoutait pas, quittait déjà la
-salle. Alors la vieille fille, regardant tristement Laurence,
-osa lui adresser une timide remontrance :</p>
-
-<p>— Ma chérie, ma pauvre chérie, dit-elle avec douceur,
-vous n’êtes pas raisonnable.</p>
-
-<p>La jeune fille l’interrompit tout de suite :</p>
-
-<p>— Taisez-vous, Ursule, je ne suis pas en état de
-vous entendre.</p>
-
-<p>A son tour, elle se leva, porta à ses lèvres, non sans
-en répandre la moitié, un verre d’eau qu’elle vida
-d’un trait.</p>
-
-<p>— Ah ! quelle vie, quelle dure vie ! gémit-elle,
-tandis que ses yeux sombres se remplissaient de
-larmes.</p>
-
-<p>Et bousculant sa chaise, elle sortit en courant,
-laissant Ursule Tampin seule devant la table où le
-valet de chambre, qui venait de rentrer, posait une
-coupe de cristal pleine de raisins lourds aux reflets
-bleus et rouges.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>II</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Tu as renoncé au monde, tu as
-pris pour amis intimes les montagnes
-et les forêts afin d’apaiser
-ton âme.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Kamo Tchomi.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Ce n’était pas la première fois que des scènes semblables
-éclataient dans cet intérieur troublé. De tout
-temps, Paul Dacellier avait exercé sur son entourage
-une autorité despotique que nul n’osait braver. Ses
-exigences, sa violence glaçaient autour de lui tous les
-cœurs, et ceux qui vivaient dans sa dépendance ne
-pouvaient pas connaître le repos. Lui-même n’avait
-jamais été heureux, et les chagrins qu’il n’avouait
-pas excusaient quelque peu sa sombre humeur. En
-effet, avant toutes choses, ce soldat convaincu aimait
-la France avec fanatisme ; il souffrait de la voir
-chaque jour plus désarmée, plus annihilée devant
-l’Allemagne triomphante ; les passions politiques
-qui divisaient, en l’affaiblissant, son pays, le développement
-de l’antimilitarisme navraient ce grand
-patriote. Enfant encore en 70, il avait ressenti
-vivement la honte insupportable de la défaite.
-La capitulation de Sedan, sa ville natale, avait
-orienté toutes ses pensées vers un but unique.
-Possédé par le seul désir de préparer la revanche,
-de mourir un soir de victoire en reprenant
-quelque hameau d’Alsace, il était entré dans
-la carrière des armes avec l’enthousiasme mystique
-du chrétien qui se donne à Dieu. Le sort devait
-trahir son unique ambition. Créé pour l’action,
-l’héroïsme, la guerre, il s’usait tristement dans des
-fonctions médiocres. Ces grandes déceptions, et une
-maladie nerveuse dont il était atteint, accroissaient
-d’année en année l’irritabilité naturelle de son
-caractère. Il adorait sa femme, charmante et frêle
-créature que tuait lentement son maladroit amour.
-Il chérissait aussi ses deux enfants. Pourtant, presque
-inconsciemment, il les tyrannisait, empoisonnait
-leur vie, décourageait leur tendresse et, prompt à
-oublier ses torts, s’étonnait amèrement de la terreur
-qu’il inspirait.</p>
-
-<p>André, de bonne heure, échappa à son influence.
-Ce garçon sec, insouciant, têtu, que dirigeait l’esprit
-de contradiction, prit tout naturellement en horreur
-les opinions qu’il entendait défendre autour de lui.
-A dix-huit ans il était antimilitariste, internationaliste.
-Il osa l’avouer devant Paul Dacellier et, à la
-suite d’une scène violente, quitta la maison paternelle.
-Il y revint quelques semaines plus tard pour
-assister aux derniers moments de sa mère qui, gravement
-atteinte d’une maladie de cœur, ne put supporter
-le chagrin que lui causa son départ. Elle
-mourut, en implorant son pardon. Le colonel,
-désarmé par cette prière, abdiqua toute autorité sur
-son fils, l’envoya achever ses études à Paris et lui
-laissa désormais une entière liberté. Demeuré seul
-avec Laurence, alors âgée de quatorze ans, il appela
-auprès d’elle Ursule Tampin, sa cousine germaine,
-qui, restée orpheline toute jeune et recueillie par
-ses parents, avait été élevée près de lui. L’humble
-fille, dont le cœur lui appartenait tout entier, fut
-heureuse qu’il eût besoin de son dévouement. Elle
-vint avec empressement s’installer pour toujours
-dans ce foyer dévasté où sa présence ramena un peu
-d’ordre et de paix. Son rôle n’y fut pas toujours
-aisé. Malgré la reconnaissance infinie qu’il éprouvait
-pour elle, le colonel, emporté par son caractère irascible,
-l’accablait souvent de reproches injustifiés.
-Laurence, toujours insurgée contre les volontés de
-Paul Dacellier, la désespérait par son indépendance.
-Il lui fallait sans cesse intervenir entre
-le père et la fille et s’exposer à leur courroux
-pour les réconcilier. Mais Ursule remplissait sa
-tâche avec une inlassable patience, car elle chérissait
-ces deux êtres farouches et leur pardonnait tout.</p>
-
-<p>Une fois encore, après l’orage qu’avait soulevé
-l’innocente invitation d’André, elle résolut d’agir en
-médiatrice, et le lendemain, selon sa coutume, entra
-dans la chambre de sa cousine à neuf heures du
-matin. La jeune fille, qui venait de se réveiller,
-méditait, tenant à la main une tasse de thé qu’elle
-oubliait de boire. Ses paupières gonflées portaient la
-trace des larmes qu’elle avait versées durant la nuit.
-Ses joues, d’une pâleur terreuse, restaient marbrées
-de taches violettes. Elle fixait sur le clair soleil qui
-entrait par les fenêtres un regard vindicatif, comme
-si cette lumière était pour elle une injure imprévue,
-un affront insupportable.</p>
-
-<p>Ursule l’embrassa tendrement sans oser lui parler
-et demeura près du lit, embarrassée, ne sachant
-comment provoquer l’explication qu’elle désirait.</p>
-
-<p>Installée déjà sur le couvre-pied, où chaque matin
-elle reprenait la même place, Royale Egypte attendait,
-pour se livrer au sommeil, qu’on lui servit
-le lait tiède et crémeux qui constituait son premier
-régal. Assise toute raide dans le demi-cercle de sa
-queue repliée, elle considérait sa maîtresse avec cette
-écrasante dignité qui n’appartient qu’aux chats, et
-comme Laurence tardait à satisfaire son désir, la
-bête impatientée s’étira, et, brusquement, plissant
-son nez, crachant de colère, lui gifla la main d’une
-patte convulsive.</p>
-
-<p>Rappelée à l’ordre de cette impérieuse façon, la
-jeune fille s’empressa de servir sa favorite.</p>
-
-<p>— Royale Egypte, ma chère, dit-elle, exprimant
-dans un triste badinage toute l’amertume de son
-âme, vous avez un détestable caractère, mais cela
-ne m’empêche pas de vous aimer, car vos fureurs
-comiques sont bien inoffensives. Vous n’êtes qu’une
-bête muette et vous ne pouvez pas faire grand mal
-avec vos dures petites pattes. Les hommes, mon
-beau chat, ont une arme bien plus dangereuse que
-vos griffes, une arme aiguë, empoisonnée, contre
-laquelle il n’est pas de défense possible, c’est la
-parole. On m’a déchiré le cœur avec des paroles et
-d’injustes reproches, mais nul ne s’en soucie, nul
-n’a pitié de moi.</p>
-
-<p>— Ma chérie, ne dites pas cela, car rien n’est plus
-faux, s’écria Ursule, navrée. Si vous suiviez mes
-conseils, si vous étiez plus raisonnable, votre vie
-serait plus tranquille et presque heureuse. Ne pouviez-vous
-vous abstenir de braver votre père ouvertement
-comme vous l’avez fait hier ?</p>
-
-<p>— Faut-il donc immoler toujours mes goûts, obéir
-et plier toujours ? Grand merci, je n’ai point une
-nature d’esclave, riposta la jeune fille. Si j’ai refusé
-d’aller au mariage d’André, ce n’est point par
-caprice, mais vraiment, qu’irais-je faire là-bas ?
-Parader, défiler, subir le contact de gens inconnus,
-leur parler, leur sourire ; c’est une épreuve au-dessus
-de mes forces. Oh ! le monde est pour moi
-comme une cuve d’huile bouillante où j’endure les
-tourments de la damnation ; ses fêtes, ses plaisirs
-me donnent le désir de pleurer, de mourir. Je le
-redoute plus que tout ici-bas.</p>
-
-<p>— Et c’est bien naturel, si vraiment vous y souffrez
-comme dans une cuve d’huile bouillante, reprit
-Ursule, que cette image vigoureuse avait beaucoup
-frappée. Mais comment faire ? Votre père, j’en suis
-sûre, ne veut que votre bien. Il vous permettrait
-certainement de décliner l’invitation d’André s’il
-savait combien les voyages et les cérémonies vous
-fatiguent.</p>
-
-<p>— Seriez-vous prête à lui dire que je tomberai
-malade s’il me contraint d’assister à ce mariage ?
-interrogea Laurence avec un regard caressant et
-plein d’espérance.</p>
-
-<p>Un instant Ursule hésita, car son âme était scrupuleuse
-et elle aimait la vérité, mais elle aimait
-Laurence plus tendrement encore.</p>
-
-<p>— Je tâcherai d’arranger tout cela, dit-elle avec un
-touchant embarras, seulement, ma chérie, il faudra
-que vous m’aidiez, que vous cédiez en apparence à
-votre père. Dites-lui ce matin quelques mots d’excuses.
-Il oubliera sa colère en voyant votre soumission
-et sa volonté deviendra moins ardente. Alors,
-peu à peu, en parlant de votre santé, je l’amènerai
-à vous défendre ce qu’il vous avait ordonné.</p>
-
-<p>— Bon ! je ferai tout ce que vous voudrez, s’écria
-Laurence en battant des mains. Vous étés un abîme
-de ruses, embrassez-moi vite !</p>
-
-<p>Le visage incolore d’Ursule Tampin, ce visage où
-tout était gris, même la bouche, prit alors tout l’éclat
-qu’il pouvait avoir et qui égalait à peine celui de la
-lune en plein jour. En même temps ses pâles yeux,
-où se lisaient si aisément les pensées de son âme
-candide, exprimèrent le plus tendre ravissement.
-Charmée d’avoir consolé son enfant chérie, elle
-la serra longuement dans ses bras. Puis, ayant
-entendu sonner dix heures, elle s’enfuit précipitamment,
-car sa vie n’était pas faite de loisirs. Toute la
-matinée elle courut, infatigable, de la cuisine à la
-lingerie, du second étage au rez-de-chaussée, donnant
-des ordres, surveillant les domestiques, réparant
-leurs négligences et s’efforçant d’assurer à son
-intraitable cousin un service impeccable. Malgré sa
-vigilance, le déjeuner fut une tempête. Le colonel
-rentra en retard, annonça qu’il était pressé, bouscula
-l’ordonnance, se plaignit bien haut de sa lenteur,
-trouva tous les plats détestables et le menu
-stupidement conçu. Devant cette humeur furieuse,
-Laurence hésitait à remplir sa promesse. Pourtant,
-à la fin du repas, quand on eut servi le café, elle
-rassembla son courage et, comme son père lui
-passait le sucrier sans la regarder, elle dit avec
-effort en rougissant d’humiliation :</p>
-
-<p>— Je regrette ce qui s’est passé hier. Je reconnais
-que j’ai eu tort.</p>
-
-<p>Ces paroles, que le colonel attendait, lui parurent
-trop naturelles pour désarmer sa rancune.</p>
-
-<p>— Bon, dit-il sèchement. Songez maintenant à
-commander votre toilette et tâchez qu’elle soit convenable.
-Vous me ferez le plaisir de renoncer pour
-une fois aux couleurs sombres que vous affectionnez.
-Je ne veux pas vous voir porter toujours du noir
-ou du gris, sachez-le.</p>
-
-<p>— Je vous apporterai les échantillons et vous choisirez
-vous-même, répondit la jeune fille, admirant
-dans son cœur sa patience héroïque.</p>
-
-<p>Mais le colonel ne récompensa pas cet effort de
-vertu.</p>
-
-<p>— La peste soit de vous ! Me prenez-vous pour
-une couturière ? Vais-je passer mon temps à m’occuper
-de vos chiffons ? gronda-t-il, en haussant les
-épaules.</p>
-
-<p>Et, consultant sa montre, il acheva sa tasse de café
-et quitta la pièce. Un instant après il refermait derrière
-lui la porte de la maison.</p>
-
-<p>— Eh bien ! dit Laurence en levant vers sa cousine
-un visage enflammé, vous voyez le beau résultat
-de ma soumission et de mes platitudes. Oh ! tout
-cela me rendra folle, j’ai besoin de m’enfuir,
-d’oublier cet enfer. Je sors, Ursule, ne m’attendez
-pas pour goûter. Je passerai l’après-midi chez les
-Heller.</p>
-
-<p>Ursule approuva ce projet. Elle était toujours
-heureuse de voir Laurence rechercher la compagnie
-d’Edith et de M<sup>me</sup> Heller, car, bien qu’elle habitât
-Fontainebleau depuis six ans, la jeune fille n’y possédait
-pas d’autres amies. Sans le savoir, le colonel
-l’avait condamnée à cette solitude qu’il déplorait
-et lui reprochait cruellement. Sa réputation dans
-la ville était mauvaise. Le monde ne lui pardonnait
-pas sa hauteur dédaigneuse, sa misanthropie manifeste.
-Dès les premiers jours de son arrivée, on le
-jugea durement parce qu’il ne recherchait personne
-et se suffisait à lui-même. Et lorsque ses domestiques,
-dans leurs bavardages, le représentèrent
-sous les traits d’un être lunatique, foncièrement
-méchant, à demi fou, la société accepta sans contrôle
-cette image dénaturée. Pourtant les mêmes personnes
-qui accablaient Paul Dacellier de leur réprobation
-se montrèrent tout d’abord fort bien disposées
-en faveur de sa fille. Ces bonnes âmes l’eussent
-volontiers accueillie, choyée, consolée, à la condition
-qu’elle leur fournît, en jouant un rôle de victime,
-des armes contre son tyran, car il est délicieux de
-trouver dans l’exercice de la charité un nouveau
-prétexte de médisance, de pouvoir condamner et
-calomnier son semblable au nom de la pitié, au nom
-de la justice. Laurence ne fut pas la dupe de ces
-hypocrisies. En dépit de ses révoltes, elle aimait et
-admirait son père et n’eût pu supporter de l’entendre
-blâmer. Loin de consentir à se plaindre de lui, elle
-le défendit par son silence, repoussa fièrement les
-avances qui lui furent faites et la fausse compassion
-qu’on lui offrait. Contrainte d’assister parfois à
-quelques réunions officielles, elle évita soigneusement
-de se lier avec les jeunes filles de son âge, car
-elle ne voulait introduire personne dans son intimité
-et livrer ainsi à la malveillance publique les
-amers secrets de sa vie. Les Heller surent respecter
-sa réserve ombrageuse. Toujours bien accueillie
-dans leur maison, elle pouvait se dispenser d’inviter
-Edith sans que celle-ci parût s’en étonner. Laurence
-l’aimait doublement pour cette discrétion.</p>
-
-<p>Lorsqu’elle sortit, à deux heures de l’après-midi,
-le ciel était si limpide et son cœur encore si troublé
-qu’elle voulut, avant de se rendre chez ses amies,
-faire une courte promenade. Sa maison, la dernière
-de la rue de France, était située presque à l’entrée
-du bois. Quelques minutes de marche la conduisaient
-en pleine solitude, parmi les arbres. Toujours elle
-courait vers eux dans ses heures difficiles. C’était
-leur voisinage qui lui rendait Fontainebleau si cher.
-Accoutumée dès l’enfance à l’existence nomade des
-filles d’officier, n’ayant jamais eu de demeure permanente,
-errante et partout étrangère, elle avait
-choisi pour l’aimer à l’égal de son pays natal cette
-petite ville perdue dans la forêt comme une île dans
-la mer et sur laquelle passait constamment le souffle
-purifiant de la nature. Elle y avait fait son nid avec
-joie. Elle y avait enraciné sa vie, elle rêvait d’y
-rester toujours. La violence de son désir semblait
-avoir contraint les circonstances à l’exaucer, car
-Paul Dacellier, envoyé à Fontainebleau comme lieutenant-colonel,
-avait eu la chance, dix-huit mois
-auparavant, de passer colonel sans changer de garnison,
-ayant été nommé commandant en second et
-directeur des études à l’Ecole d’application.</p>
-
-<p>Suivie de son chien Consul, Laurence se dirigeait
-vers la forêt, repassant dans sa pensée ses ennuis
-présents. Pourtant c’était toujours avec une sorte
-d’ivresse qu’elle considérait l’horreur de sa vie. Il
-était rare que la douleur prît chez elle la forme de
-l’accablement, car son âme, accoutumée à l’exaltation
-de la solitude dans le malheur ou dans la joie,
-chantait toujours. La certitude que son courage et sa
-jeunesse pouvaient faire face à toutes les épreuves,
-braver tous les orages, la comblait d’un immense
-orgueil et elle éprouvait devant la désolation absolue
-de son existence un étrange sentiment de puissance
-et de liberté.</p>
-
-<p>— Chers arbres ! comme je suis forte, presque
-aussi forte que vous, songeait-elle, en saluant avec
-un regard de tendre défi les premiers géants ses
-amis.</p>
-
-<p>Et, dépassant le carrefour de la Fourche, elle
-quitta la route pour s’engager, par de petits chemins
-capricieux, au cœur des futaies familières.</p>
-
-<p>Le sol où stagnaient les feuilles pourrissantes,
-pareilles à des flaques de vin ou de sang, portait
-encore la trace des orgies de l’automne. Mais les bois
-n’avaient plus l’aspect d’un palais aux chaudes tentures,
-d’un splendide sérail ouvert aux fêtes des
-saisons. La volupté, l’amour n’y rôdaient plus en
-chantant leurs chansons perverses. L’hiver au beau
-visage intègre, purifiant ce temple un instant profané,
-lui rendait sa grandeur religieuse. Sans parure,
-dépouillée, la forêt semblait envahie, trouée, submergée
-par le ciel, et de tous côtés ses vastes perspectives
-s’achevaient en plein azur.</p>
-
-<p>Ralentissant sa marche, Laurence oublia bientôt
-sa colère pour participer au recueillement des arbres
-tranquilles. Ils l’incitaient à la méditation, ranimaient
-sa foi chancelante. En dépit de l’éducation
-chrétienne qui lui avait été donnée, le doute était de
-bonne heure entré dans son âme. A l’âge où on lui
-enseignait le catéchisme, remarquant que son père ne
-s’approchait jamais des sacrements, elle cherchait à
-s’expliquer ce fait déconcertant : la religion n’était
-donc point si claire, si évidente, puisque cet homme
-intègre et droit la rejetait ? Déjà, pour l’enfant attentive,
-il y avait une brèche ouverte dans ce beau
-palais de la foi où sa mère essayait de l’emprisonner.
-Laissée libre et sans direction par l’indulgence
-excessive d’Ursule autant que par la sévérité
-distraite du colonel, elle connut trop tôt par ses lectures,
-que nul ne surveillait, la multiplicité des religions
-et des philosophies qui, l’une après l’autre,
-la séduisirent. Si, dominée par sa sensibilité, par ses
-penchants mystiques, par un besoin inné d’adoration,
-elle restait encore fortement attachée au catholicisme
-et continuait d’en observer par habitude les
-pratiques essentielles, sa ferveur, sa piété capricieuse
-se ranimaient surtout au contact de la nature.
-Mieux que l’humble paix des églises, le calme
-auguste de la forêt éveillait en elle des sensations
-d’éternité. Maintenant, de toute sa révolte, il ne lui
-restait plus qu’un sentiment d’amer dégoût pour le
-monde et la terre. Une prière anxieuse s’exhala de
-son âme, brusquement envahie par le désir de Dieu.
-Les mains jointes, les yeux levés vers le soleil, elle
-souhaita de n’aimer plus rien que l’infini sans forme
-et sans visage. Mais, comme pour railler ce vœu,
-pourtant sincère, l’image de M<sup>me</sup> Heller lui apparut
-soudain et, avec un irrésistible sourire, lui masqua
-le ciel, éclipsa la beauté sereine de l’éther.</p>
-
-<p>Et la jeune fille adora cette image qui depuis des
-années illuminait sa vie.</p>
-
-<p>Quatre ans auparavant, l’arrivée du commandant
-Heller à Fontainebleau avait soulevé dans la ville
-une agitation fiévreuse et généralement hostile que
-Laurence ignora d’abord, car les bruits du monde
-ne pénétraient guère dans sa retraite.</p>
-
-<p>Pourtant, un matin, elle trouva l’institution
-Racine où elle achevait ses études tout en effervescence.
-Arrivées de bonne heure, les élèves
-groupées près des portes ou des fenêtres, causaient,
-en attendant leur directrice, avec une animation
-singulière et semblaient se confier de passionnants
-secrets. Parfois l’une d’elles prononçait d’une
-voix pointue le nom de M<sup>me</sup> Heller, et toutes les
-autres, aussitôt, hochaient la tête avec les airs vertueux
-et offensés que prennent les vieilles dévotes
-pour déplorer la corruption du siècle où elles vivent,
-quel qu’il soit. Filles d’officier pour la plupart, ces
-adolescentes, nourries des préjugés de leurs parents,
-répétaient, sans en bien comprendre l’importance,
-leurs propos malveillants et déchiraient avec une
-ivresse précoce la réputation de la nouvelle venue.</p>
-
-<p>Laurence était peu liée avec ses compagnes et ne
-prenait jamais part à leurs conversations, mais elle
-n’avait pu décourager l’obséquieuse amabilité de
-Lucie Jaffin dont le père, capitaine, servait sous les
-ordres de Paul Dacellier.</p>
-
-<p>Tout de suite celle-ci, accourant à sa rencontre,
-l’accapara, l’étourdit d’un flot de paroles. C’était une
-mince fillette au teint verdâtre, aux longues mains
-crochues, aux grâces d’araignée. La ligne de ses
-cheveux noirs, tirés jusqu’au sang, encadrait pauvrement
-un visage en lame de couteau, découvrant
-deux oreilles proéminentes toujours aux écoutes.
-Ses petits yeux perçants semblaient épier constamment
-quelque mal caché, ses narines flairer quelque
-scandale, et sa bouche ne distillait que perfidies.</p>
-
-<p>— Savez-vous la nouvelle ? dit-elle avec son venimeux
-sourire. Nous aurons bientôt pour compagne
-dans notre classe Edith Heller : triste acquisition
-pour le cours Racine ! C’est, je pense, une petite
-dévergondée, bon sang ne peut mentir. Connaissez-vous
-sa mère, la trouvez-vous vraiment si belle ?</p>
-
-<p>— Je ne l’ai jamais vue, avoua Laurence sans la
-moindre curiosité.</p>
-
-<p>Lucie Jaffin, enchantée de son ignorance, s’empressa
-de lui apprendre tout ce qu’elle savait de
-M<sup>me</sup> Heller.</p>
-
-<p>On la disait fille naturelle d’une chanteuse de café
-concert. Toute jeune, elle posait pour le nu dans les
-ateliers de sculpture, lorsque le commandant Heller,
-alors capitaine, et de vingt ans plus âgé qu’elle,
-l’avait rencontrée, aimée, épousée, le pauvre homme !
-La coquette abusait sans remords de son pouvoir sur
-ce mari crédule et follement épris qu’elle déshonorait
-impunément. On ne connaissait pas de fortune
-au commandant, en dehors de ses appointements.
-Il avait loué à Fontainebleau une maison modeste.
-Une jeune bonne et son ordonnance composaient
-tout son personnel. Pourtant M<sup>me</sup> Heller avait, dit-on,
-trente-cinq robes, des bijoux si beaux qu’elle n’osait
-les porter, et tout son linge était en crêpe de Chine
-orné de vraie dentelle. Un scandale retentissant
-l’avait chassée d’Alger, sa dernière garnison, où, six
-mois auparavant, le jeune lieutenant Cé, un enfant
-encore, beau, riche, plein d’avenir, affolé par ses
-coquetteries, s’était tué pour elle.</p>
-
-<p>De toute cette légende inventée par l’envie, Laurence
-ne retint que ce dernier détail. Durant le
-cours, ses distractions, ses réponses incohérentes
-frappèrent d’étonnement le professeur. Son rêve
-l’emportait bien loin de la pièce sévère où retentissaient
-les voix grêles de ses compagnes. Elle ne
-voyait plus devant elle la vitre que battait la pluie,
-mais la mer scintillante, les fleurs, le soleil d’Alger.
-Dans ce décor radieux elle s’efforçait d’évoquer la
-beauté de M<sup>me</sup> Heller, la passion du jeune lieutenant
-Cé, sa fidélité, sa patience, ses triomphes passagers,
-ses joies bientôt détruites, son grand désir toujours
-déçu, ses soupçons, sa jalousie, son désespoir.</p>
-
-<p>Comme tous les êtres très jeunes, Laurence avait
-pitié des malheurs de l’amour plus que de toute
-autre misère, mais ils soulevaient dans son âme des
-transports d’enthousiasme, mêlés d’une secrète envie.
-Elle avait passé des heures ineffables à imaginer la
-douleur de la duchesse de Langeais, pleurant à la
-porte de son amant et l’attendant en vain avant de
-se jeter au cloître. Le drame qu’elle venait de reconstruire
-et de revivre, plus poignant parce qu’il n’appartenait
-pas au roman, lui apportait, avec une émotion
-plus grave, le même enivrement.</p>
-
-<p>Déjà M<sup>me</sup> Heller la captivait, lui inspirait une
-sympathie inexplicable. Sans doute, elle avait dû
-beaucoup pleurer la mort dont elle était la cause,
-sans doute un inextinguible remords rongeait maintenant
-nuit et jour son cœur jadis heureux. Quoi
-qu’il en soit, cruelle, perverse, inconsciente, ou victime
-désolée d’une grâce qu’elle maudissait, elle
-portait autour de son front l’auréole d’un passé
-romanesque, orageux et trouble. Et Laurence, sans
-la connaître, adorait à l’avance sa dangereuse
-beauté.</p>
-
-<p>La semaine suivante, Edith Heller entra à l’institution
-Racine. Sa timidité, sa douceur craintive ne
-désarmèrent pas les préventions de ses compagnes,
-qui l’accueillirent avec la plus froide réserve. Indignée
-de cette attitude, Laurence accabla de prévenances
-la nouvelle venue et gagna d’un seul coup
-son cœur tendre et meurtri.</p>
-
-<p>Le cours fini, elle s’attarda volontairement dans la
-salle d’attente où toutes les jeunes filles remettaient
-leurs chapeaux, tandis que leurs mères s’empressaient
-autour de la directrice. Son ardent espoir ne
-fut pas déçu, et M<sup>me</sup> Heller apparut bientôt au seuil
-de la porte d’entrée. Sans l’avoir jamais vue, Laurence
-la reconnut. Nulle autre ne pouvait avoir cette
-allure langoureuse et cette élégance voyante. Elle
-avançait lentement parmi les groupes pressés des
-élèves. L’ombre de son chapeau fantasque ne voilait
-qu’à demi l’éclat de ses yeux magnifiques. Elle aperçut
-de loin Edith, lui sourit, et tout son visage brilla
-comme un diamant qu’on fait jouer sous la lumière.</p>
-
-<p>Laurence, éblouie, subjuguée par ce sourire, fit
-signe à sa femme de chambre de l’attendre encore,
-et feignit de chercher ses gants pour rester plus longtemps
-dans la salle. M<sup>me</sup> Heller avançait toujours,
-saluant au passage quelques femmes d’officiers.
-Celles-ci s’inclinaient comme de raides épis qu’un
-vent détesté courbe malgré eux. Puis, redressant
-bien haut la tête, assujettissant leurs voilettes, serrant
-leurs parapluies, revêches, hautaines, fières de
-leur vertueuse laideur, elles entraînaient précipitamment
-vers la porte leurs filles effarées, comme si
-elles craignaient que le seul contact d’une belle
-pécheresse corrompît à jamais ces pures enfants.
-Laurence surprit quelques réflexions malveillantes
-chuchotées à mi-voix. Ses yeux brillèrent de colère,
-son cœur bondit comme celui du chevalier qui
-entend insulter sa dame, car déjà elle aimait
-M<sup>me</sup> Heller plus que sa vie.</p>
-
-<p>La plupart des jeunes filles élevées sévèrement loin
-du monde ont connu ces grandes amitiés romanesques
-qui chez elles précèdent le véritable amour.
-L’atmosphère restreinte et close où elles vivent
-n’étouffe pas leur sensibilité. A quinze ans, les
-affections de leur famille ne leur suffisent plus : une
-flamme bizarre et sans objet s’allume en elles. Leur
-cœur s’éveille, mais leurs sens restent profondément
-endormis. Tourmentées du désir d’aimer, elles ignorent
-généralement à cet âge les réalités de l’amour.
-Si elles sont curieuses et précoces, si quelques lectures
-imprudentes leur ont révélé trop tôt les mystères
-de la volupté, cette révélation ne leur inspire
-que répulsion. Leur expérience théorique n’altère
-nullement leur pureté. Et comme la chair ne parle
-pas en elles, elles s’attachent à une amie belle,
-brillante ou infiniment douce, à une religieuse qui
-les comprend et les dirige avec bonté, parfois à une
-inconnue, à une cantatrice qu’elles ont entendue un
-soir et ne reverront jamais.</p>
-
-<p>De telles passions semblent souvent déconcertantes,
-parce que seule l’illusion la plus folle les
-fait naître et les entretient. Elles ont une violence
-terrible et s’éteignent en un instant. Mais elles sont
-généreuses, belles, dignes de respect, parce que le
-cœur qui les conçoit est sans défiance, sans calcul,
-se donne tout entier, ne demande rien, se réjouit
-seulement de brûler. C’est l’admirable, le saint, l’incomparable
-amour de l’enfant.</p>
-
-<p>Pendant plusieurs semaines, Laurence vécut dans
-un état de fièvre et d’égarement continuels. Elle ne
-lisait plus, ne mangeait plus, dormait à peine. Tous
-les jours, elle trouvait un nouveau prétexte pour
-entraîner Ursule au parc, ou battre d’un bout à
-l’autre la rue Grande, s’arrêtant dans les magasins
-les plus fréquentés, chez les pâtissiers à la mode,
-partout où elle espérait rencontrer M<sup>me</sup> Heller. Pour
-Edith, elle montrait une amabilité empressée, se
-plaçait à ses côtés, lui rendait mille services. Un
-jour, elle osa lui parler de sa mère avec enthousiasme
-et dès lors leur intimité grandit vite. Enfin
-Laurence eut le bonheur d’être invitée chez sa nouvelle
-amie. M<sup>me</sup> Heller vint présider le goûter des
-deux jeunes filles. L’atmosphère renfermée de la
-province était insupportable à cette femme légère.
-Plongée dans un ennui mortel, elle reçut Laurence
-avec plaisir et celle-ci lui plut, la flatta par son admiration
-et sa dévote extase. Tout hommage, si insignifiant
-qu’il fût, charmait cette orgueilleuse. Faute de
-mieux, par habitude, elle déploya l’arsenal de ses
-coquetteries en faveur d’une enfant trop éprise et
-trop simple pour deviner ses artifices. Son accueil
-caressant, ses grâces enivrèrent Laurence. Elle
-admira la bonté de M<sup>me</sup> Heller, lui prêta toutes les
-vertus et crut avoir enfin trouvé l’amie parfaite que
-désirent avec tant d’ardeur toutes les jeunes filles
-solitaires.</p>
-
-<p>En pénétrant dans son intimité, elle ne tarda pas
-à découvrir la frivolité de cette nature vaine et
-froide, mais ces déceptions mêmes fortifièrent son
-attachement. La douleur, l’immolation sont les seuls
-buts de l’amour pur. Tout être véritablement épris
-rêve de donner son sang, son bonheur, sa vie pour
-celui qu’il aime. Laurence surpassa tous ces sacrifices.
-Elle abdiqua pour son amie jusqu’à son idéal
-sévère. Elle dépensa dans un perpétuel effort d’indulgence
-toute l’abnégation de son âme, car il n’est
-point de plus grand holocauste que celui du pardon.</p>
-
-<p>Pourtant nulle affection, si désintéressée qu’elle
-soit, ne peut subsister si toute joie lui manque. Par
-sa beauté merveilleuse, M<sup>me</sup> Heller satisfit chez Laurence,
-en même temps que l’appétit du sacrifice, ce
-désir du bonheur qui se mêle à toute passion
-sérieuse. Devant son radieux visage, la jeune fille
-oubliait vite ses désillusions, s’abîmait dans l’extase
-de la contemplation. Mais la figure réelle et vivante
-de Lætitia Heller lui était moins chère que son seul
-souvenir et peut-être n’avait-elle jamais goûté de
-félicité plus parfaite qu’auprès de l’image irréelle
-et muette qu’elle se plaisait à évoquer dans le silence
-de la forêt.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>III</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Et elle n’avait d’égal pour la taille
-que le rameau de l’arbre Bân et
-pour le teint que la tubéreuse de
-Chine.</p>
-
-<p class="attr"><i>La Reine de Saba</i>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>M<sup>me</sup> Heller habitait rue des Bois, non loin du
-cimetière, une petite maison devant laquelle stationnait
-ce jour-là, par extraordinaire, une voiture
-attelée de deux chevaux noirs. Laurence, en approchant,
-reconnut avec ennui le cab anglais de
-M. de Sérannes arrêté à la porte de son amie.</p>
-
-<p>La société de Fontainebleau s’occupait fort, à cette
-époque, du comte de Sérannes et révérait son
-élégance, sa fortune, son nom, sa gloire naissante.
-Peintre déjà célèbre à trente-cinq ans, il possédait
-à Avon une grande propriété où son amour pour
-la forêt, son goût pour la chasse à courre le
-ramenaient régulièrement deux fois par an, en
-octobre et en février. Cette année cependant, Fontainebleau
-s’émerveillait de le posséder encore à la
-fin de novembre. Sans raison apparente, il semblait
-vouloir fondre en un seul ses deux séjours ordinaires
-et, rompant avec ses habitudes dédaigneuses,
-acceptait volontiers les invitations qu’on lui prodiguait.
-Il n’en fallait pas davantage pour exalter
-démesurément les espoirs des mères en quête d’un
-parti pour leurs filles. Mais Lucie Jaffin, toujours
-astucieuse et bien renseignée, prétendait que les
-charmes seuls de la belle Lætitia enchaînaient le
-jeune comte à Fontainebleau.</p>
-
-<p>Laurence n’avait jamais cherché à contrôler la
-vérité de cette médisance. A plusieurs reprises,
-M. de Sérannes s’était présenté chez les Heller au
-moment où elle s’y trouvait. Elle s’empressait alors
-de se retirer, plus encore par discrétion que par
-timidité, car elle eût rougi d’épier les secrets et les
-sentiments de sa chère Lætitia. Ce jour-là cependant,
-elle n’eut pas le courage de renoncer au plaisir
-qu’elle s’était promis et, sachant que l’importun visiteur
-dont toute la ville surveillait jalousement les
-démarches, ne pouvait s’attarder longtemps chez une
-femme sans risquer de la compromettre, elle sonna
-très doucement à la porte de ses amies.</p>
-
-<p>— Ne prévenez pas ces dames, Lisa, dit-elle à la
-jeune bonne qui vint lui ouvrir, je sais qu’elles sont
-au salon, ne les dérangez pas. Je vais les attendre
-en haut, très patiemment, avec Consul.</p>
-
-<p>Lisa qui, comme ses maîtresses, connaissait
-l’humeur sauvage de la jeune fille, acquiesça d’un
-sourire et s’effaça pour la laisser passer. Laurence
-monta rapidement au premier étage et gagna le
-grand cabinet de toilette où ses deux amies se
-tenaient toujours dans la journée.</p>
-
-<p>Cette pièce, spacieuse et claire, donnait sur des
-jardins que bordait au loin la ligne bleue de la
-forêt. Une haute psyché, une toilette dissimulée par
-un paravent, des fauteuils blancs laqués vieillis
-par de nombreux déménagements, une coiffeuse,
-plusieurs petites tables composaient l’ameublement.
-Une large glace, un portrait de M<sup>me</sup> Heller occupaient
-deux panneaux ; les autres restaient vides. Le tapis
-blanc à fleurs crèmes, le papier gris à bouquets
-roses, les soies jaunâtres élimées qui recouvraient
-les sièges avaient la même tonalité terne, claire,
-insipide. Pourtant, en dépit de sa laideur banale,
-la pièce restait vivante et sympathique. Le sol était
-jonché de petits souliers pimpants qui semblaient
-se reposer d’une danse récente et n’attendre qu’un
-signal pour reprendre leur menuet. Des dentelles,
-des écharpes, des rubans gisaient sur les meubles.
-Le paravent écarté laissait voir la grande toilette
-couverte de flacons. Sur un fauteuil, un peignoir
-abandonné évoquait la forme de M<sup>me</sup> Heller et son
-parfum saturait l’atmosphère.</p>
-
-<p>Consul s’accroupit devant la salamandre et, fixant
-son foyer incandescent, l’adora durant quelques
-minutes avant de s’endormir. Laurence enleva son
-chapeau, tira de son sac une cigarette et s’installa
-dans le rocking-chair qu’on lui abandonnait toujours.</p>
-
-<p>Elle avait pris depuis quelque temps l’habitude
-de fumer. Cette agréable manie l’aidait à supporter
-les heures où l’agitation de son âme, troublée par
-la colère, la passion ou l’attente, lui rendait toute
-lecture, tout travail impossible. Elle allumait sa
-troisième cigarette, lorsqu’un bruit de voix s’éleva
-dans le silence de la maison. Un rire aigu, mais
-sans gaîté, que Laurence connaissait bien, retentit
-dans l’escalier. Bientôt après, ses deux amies, très
-animées, entrèrent dans la pièce, M<sup>me</sup> Heller vêtue
-de rouge et belle comme une flamme, Edith tout
-en blanc, immatérielle, radieuse comme un pur
-esprit.</p>
-
-<p>— N’êtes-vous point, mon tout petit, une absurde
-fillette, s’écria M<sup>me</sup> Heller en embrassant son humble
-admiratrice. Pourquoi nous priver ainsi de votre
-société charmante ?</p>
-
-<p>Elle caressait les cheveux de Laurence, lui souriait
-délicieusement avec cette grâce câline qui, dès
-l’abord, avait convaincu la jeune fille de sa bonté.
-Mais bien que ses paroles fussent infiniment douces,
-sa voix restait froide et coupante.</p>
-
-<p>— Sérieusement, folle enfant, ne pouviez-vous
-venir nous rejoindre au salon au lieu d’attendre ici,
-seule, et dans un tel fouillis ?</p>
-
-<p>Sur un signe de sa mère, Edith, rassemblant les
-vêtements épars, dégagea quelques sièges et rétablit
-un ordre apparent. Puis elle vint s’asseoir auprès de
-son amie.</p>
-
-<p>— Est-ce que M. de Sérannes te fait peur ? dit-elle
-de sa voix basse et douce. Pourquoi cherches-tu
-toujours à l’éviter ? Si tu savais comme il est simple,
-aimable, gai, charmant.</p>
-
-<p>— Oui, il a tout à fait apprivoisé ma fille et causé
-beaucoup avec elle, affirma M<sup>me</sup> Heller sur le ton
-condescendant qu’elle eût pris pour dire : « Il a
-beaucoup joué avec bébé. »</p>
-
-<p>Edith ne l’entendit pas. Son cœur défiant, timide
-et sage, débordait ce jour-là d’enthousiasme et
-d’amour.</p>
-
-<p>— Je voudrais que tu le connusses, reprit-elle avec
-ferveur. M. de Sérannes comprend ta chère forêt en
-poète, en artiste. Elle l’a, cette année, littéralement
-ensorcelé. Il ne peut se résoudre à la quitter, car il
-trouve, comme toi, qu’elle est bien plus belle en
-hiver que durant les autres saisons. Oh ! vous avez
-les mêmes goûts et je suis sûre qu’il te plairait.</p>
-
-<p>— Non, vraiment, je ne le crois pas, dit Laurence
-d’un air inexorable, car tu m’as dit qu’il adorait la
-chasse.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Heller éclata de rire.</p>
-
-<p>— Mon Dieu ! dit-elle, est-ce donc un crime si noir
-à vos yeux ? Avez-vous pour toutes les bêtes, pour
-la douce biche, pour le sanglier même, des entrailles
-de sœurs, et les Nemrods de ce monde sont-ils pour
-vous des assassins ? Quelle petite fille sensible ?
-Passez-moi, chérie, une cigarette, et je vais vous
-faire un aveu, au risque d’encourir votre éternel
-mépris : j’aime beaucoup, oh ! mais beaucoup, la
-chasse à courre.</p>
-
-<p>Et elle s’étira avec la mine béate et féroce du chat
-qui vient de manger un oiseau.</p>
-
-<p>— Cela ne m’étonne pas, murmura Laurence en
-soupirant. Vous êtes cruelle, au fond, chère madame,
-je le sais bien.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Heller souriait. Ce reproche, quoique juste,
-n’ébranlait pas sa vanité tranquille, car elle était
-persuadée que les plus condamnables défauts devenaient
-chez elle qualités, charmes et perfections.</p>
-
-<p>— Cruelle, mignonne ? Expliquez-vous, dit-elle
-avec sérénité.</p>
-
-<p>— Mais, madame, c’est tout simple, vous êtes
-très coquette et la coquetterie est une cruauté.</p>
-
-<p>— Cruauté bien anodine, avouez-le.</p>
-
-<p>Laurence tressaillit, indignée, car elle songeait
-au jeune lieutenant Cé. M<sup>me</sup> Heller avait-elle oublié
-sa victime et n’entendait-elle plus ce sang crier vers
-elle ?</p>
-
-<p>— Oui, Laurence a raison, dit Edith, en levant
-vers sa mère son beau regard candide. Je ne puis
-comprendre ce jeu pervers de la coquetterie. Pourquoi
-faire le mal sans raison ? Pourquoi ne pas
-décourager tout de suite, franchement, ceux qu’on
-ne peut aimer et laisser voir à celui qui nous plaît
-notre prédilection ?</p>
-
-<p>— Quelle petite niaise, s’écria M<sup>me</sup> Heller en riant.
-Mais pour être vraiment aimée, mon trésor, il faut
-savoir faire souffrir, rester le joyau mystérieux,
-inaccessible, prix d’une lutte sans fin. L’homme doit
-toujours trembler de nous perdre et nous disputer
-sans cesse à des rivaux. D’ailleurs, pour notre satisfaction
-même, est-ce qu’un seul amour peut suffire ?
-Il en faut mille, brûlant autour de nous comme un
-cercle de flammes. La vie ne prend toute sa saveur
-que lorsqu’on se sent le but unique de tant de cœurs
-que l’on ravit ou torture à sa guise.</p>
-
-<p>— Mais, dit Laurence avec lenteur, si l’un de ces
-cœurs, peut-être le meilleur, le plus tendre, se brise ?</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Heller comprit cette fois l’allusion. Ses paupières
-battirent, s’abaissèrent. Pourtant, sur ce
-visage aveugle qui cherchait à mentir, apparut une
-expression de triomphe discret et d’effroyable joie.
-Le souvenir que venait d’évoquer Laurence n’était
-point pour elle un souvenir amer. La mort du lieutenant
-Cé prenait place dans sa vie comme une victoire
-éclatante, car ce sang versé pour elle attestait la puissance
-de sa beauté. Jamais sans doute elle n’avait
-honoré d’une larme la mémoire de son triste amant.
-Mais elle songeait à lui avec complaisance lorsqu’elle
-repassait, dans ses heures d’ennui, ses succès
-de coquette. Laurence, épiant son visage, devina ses
-pensées ; elle vit enfin la sécheresse sans bornes de
-ce cœur qu’elle croyait faible, et pourtant sensible.
-M<sup>me</sup> Heller lui inspira une sorte d’horreur. Elle
-chercha le regard d’Edith, espérant y lire un reflet
-de son indignation. Mais la jeune fille n’avait point
-écouté les dernières paroles de la conversation. Elle
-rêvait immobile, les yeux levés vers la fenêtre, et
-Laurence fut tout à coup frappée de sa beauté.</p>
-
-<p>Bien qu’elle fût réellement jolie, Edith Heller,
-d’ordinaire, plaisait peu. Sérieuse, humble, elle
-s’habillait mal, s’effaçait volontiers devant sa mère
-dont elle copiait avec servilité les toilettes et la
-coiffure. Mais les robes ajustées, qui moulaient
-savoureusement les formes pleines de la jeune
-femme, étriquaient le corps mince et plat de l’adolescente,
-et les couleurs voyantes, brutales, hardies
-qu’affectionnait M<sup>me</sup> Heller accentuaient jusqu’à la
-lividité la pâleur de sa fille.</p>
-
-<p>Elle semblait, ce jour-là, avoir acquis tout à coup
-le goût ingénieux qui sait mettre en relief les qualités
-d’une silhouette ou d’un visage. Sa robe
-blanche, de forme vague et presque enfantine, faisait
-valoir sa jeunesse et son charme candide. Une
-haute coiffure dégageait son beau front et l’ovale
-délicat de sa figure. Une couche de rouge avivait
-son teint morbide et transparent de rousse. Elle
-était assise de biais sur un fauteuil bas, la tête
-renversée sur le dossier. Ses bras minces et longs,
-dont on voyait courir sous la peau diaphane les
-veines bleues, gisaient dans les plis de sa robe
-comme deux ailes repliées. Elle était très grande
-se tenait mal, et son attitude ployante, défaillante,
-prenait dans sa toilette vaporeuse une grâce infinie.</p>
-
-<p>Si Edith avait l’aspect d’un ange, tout autre était
-la beauté sensuelle de M<sup>me</sup> Heller. Ses yeux semblaient
-faits pour percer le faible cœur des hommes
-et se réjouir de leur agonie, ses narines pour
-respirer les parfums agréables, sa bouche pour
-savourer le vin, les bonbons, les baisers et la douceur
-du rire. Sa brûlante physionomie ne connaissait
-pas le repos. L’œil brun, scintillant, admirable,
-changeait sans cesse d’expression, tournait sous les
-belles paupières, brillait sournois ou tendre à travers
-les cils abaissés, puis s’ouvrait comme un
-phare, répandant à flots sa lumière. Ses narines
-mobiles s’émouvaient pour un rien. Elle riait facilement
-pour montrer ses dents éclatantes et lorsqu’elle
-était sérieuse, aussi calme qu’elle pouvait l’être,
-elle mordait sans cesse sa lèvre ou l’avançait dans
-une moue exquise, et, par ces mouvements étudiés
-qui semblaient naturels, elle attirait constamment
-l’attention sur sa bouche enivrante.</p>
-
-<p>D’ordinaire, lorsqu’elle était près de M<sup>me</sup> Heller,
-Laurence ne regardait qu’elle, et la jeune femme,
-habituée à ce muet hommage, s’étonna de surprendre
-son regard attaché sur Edith.</p>
-
-<p>— Comment trouvez-vous ma petite fille ? dit-elle
-sèchement. Affreuse, n’est-ce pas, et stupidement
-attifée ?</p>
-
-<p>— Mais, madame, au contraire, répondit Laurence,
-ne voyez-vous pas combien elle est jolie ? Une
-véritable beauté !</p>
-
-<p>Edith rougit de plaisir.</p>
-
-<p>— Maman n’est pas de ton avis, dit-elle timidement.
-Nous nous sommes fâchées toutes deux ce
-matin à propos de ma coiffure.</p>
-
-<p>— Elle est ridicule, ma pauvre petite, et pas du
-tout moderne.</p>
-
-<p>— Cela ne fait rien, si elle me va. M. de Sérannes
-l’a trouvée charmante.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Heller eut un rire strident.</p>
-
-<p>— Voilà une belle autorité, riposta-t-elle avec une
-ironie méchante. Si tu plaçais un chaudron sur ta
-tête, M. de Sérannes t’en ferait compliment. Il
-remplit son rôle de galant homme, mais sois sûre
-que dans son âme il s’est moqué de toi. D’ailleurs,
-ce n’est point seulement ta coiffure que je trouve
-grotesque. C’est aussi cette robe fade, ingénue, sans
-chic, sans ligne, que tu as voulu commander toi-même.
-Et puis…, — sa voix devint plus acerbe
-encore, — je ne comprends pas qu’à ton âge tu
-mettes de la poudre et du rouge. Tu as l’air d’une
-grue, mon petit chat, tout simplement.</p>
-
-<p>Laurence écoutait stupéfaite. La jalousie furieuse
-qui manifestement animait M<sup>me</sup> Heller lui soulevait
-le cœur. Son dégoût fut plus fort que son amour.</p>
-
-<p>— Grands dieux ! s’écria-t-elle, feignant la plus
-vive gaîté, comme vous êtes prude, chère madame !</p>
-
-<p>La jeune femme rougit violemment sous cette
-apostrophe. Ses yeux étincelèrent et Laurence,
-éperdue, détourna la tête pour fuir ce regard qu’elle
-aimait malgré tout. Pourtant, dans un dernier effort
-de courage, elle ajouta, s’adressant à Edith :</p>
-
-<p>— Crois-moi, ta robe est très jolie et ce rouge te
-va très bien, car tu es toujours à mon avis un peu
-trop pâle.</p>
-
-<p>Déjà M<sup>me</sup> Heller avait repris sa sérénité orgueilleuse.</p>
-
-<p>— Bien, mes enfants, très bien, dit-elle avec
-condescendance ; après tout vous en savez plus long
-que moi.</p>
-
-<p>Elle se leva, prit une cigarette et, sans l’allumer,
-la lançant en l’air et la rattrapant comme une balle,
-elle se dirigea vers la porte. Laurence la suivit d’un
-regard désolé, et lorsque la jeune femme eut quitté
-la pièce :</p>
-
-<p>— Je crois, dit-elle à Edith, en dissimulant sa
-tristesse sous un sourire tremblant, je crois que j’ai
-blessé ta mère.</p>
-
-<p>— Bah ! ce n’est rien. Maman ne peut souffrir
-la contradiction. Mais vois pourtant combien j’ai eu
-tort de l’écouter, de m’habiller comme elle et selon
-ses conseils. Quoi qu’elle en dise, M. de Sérannes
-n’est point un flatteur. Il ne m’avait pas encore
-adressé le moindre compliment. D’ailleurs, j’ai lu
-dans ses yeux, lorsqu’il me regardait, une admiration
-sincère, étonnée. J’ai senti qu’il me trouvait
-changée, plus jolie que d’habitude, et cela m’a
-causé un extrême plaisir.</p>
-
-<p>« Ah ! je comprends, songea Laurence qui observait
-curieusement le visage exultant de son amie.
-Elle aime le comte de Sérannes. C’est pour lui plaire
-qu’elle se pare, et parce qu’elle a réussi, la colère
-de sa mère la laisse indifférente. Mais qui me consolera,
-moi, si ma chère Lætitia ne me pardonne pas ? »</p>
-
-<p>Jusqu’à cinq heures, les deux jeunes filles n’échangèrent
-plus que des propos vagues et sans suite.
-Edith savourait en silence l’ivresse du premier
-amour. Laurence épiait avec anxiété les bruits de la
-maison. Enfin la bonne apporta le thé. M<sup>me</sup> Heller
-reparut. Son attitude fut aimable et naturelle. Mais
-Laurence crut, à plusieurs reprises, surprendre dans
-ses yeux une expression d’implacable rancune, et, le
-cœur lourd, elle prit plus tôt que de coutume congé
-de ses amies.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>IV</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Ce qui me frappe le plus chez
-beaucoup d’êtres que je vois, c’est
-l’absence de vie, l’absence de douleur,
-et l’absence de joie. Ils sont
-vraiment morts.</p>
-
-<p class="attr">Geneviève <span class="sc">Hennet de Goutel</span>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Les jours suivants, la maison Dacellier fut tranquille.
-Des complications politiques inquiétaient
-l’opinion ; on parlait d’une guerre prochaine. Le
-colonel, enivré par cet espoir, était d’humeur
-radieuse. Laurence, qu’il oubliait de tourmenter,
-s’absorbait dans le souvenir de M<sup>me</sup> Heller et s’accusait
-d’injustice envers cette amie si chère.</p>
-
-<p>— Il est vrai, songeait-elle, que son âme est
-sèche et sa vanité monstrueuse. Elle est jalouse
-de sa fille et cela me semble bas, mais n’y a-t-il
-pas derrière cette jalousie une grande et naturelle
-douleur ? Oh ! pauvre Lætitia, elle est belle, mais
-non plus pour longtemps. Dans quelques années,
-elle la perdra cette beauté qui est sa puissance,
-son génie, sa richesse. Sa fille, de jour en jour,
-s’épanouit, tandis qu’elle va vers son déclin ; bientôt
-il faudra qu’elle lui cède sa royauté, sa place,
-ses honneurs. Elle souffre… pourtant je lui refuse
-toute pitié. N’aurais-je pas dû, au lieu d’admirer si
-haut la grâce d’Edith, lui dire combien aisément elle
-l’éclipse encore ? Je me suis plu à raviver sa blessure,
-à l’humilier cruellement, moi qui prétends
-l’aimer !</p>
-
-<p>L’intensité de ses remords accrut sa passion. Elle
-parut s’évader du monde où elle vivait. Son regard
-vague et songeur ne se posait plus volontiers sur
-aucun objet proche, cherchait toujours le ciel, le
-vide ou l’horizon. Quand le vent soufflait en rafale,
-elle descendait au jardin pour recevoir avec ivresse
-le choc des grandes brises farouches. Puis elle
-remontait dans sa chambre, s’asseyait à sa table et,
-masquant d’une main son visage où la joie couvait
-comme un feu sombre, durant des heures, absorbée,
-pensive, les yeux mi-clos, elle écrivait des vers.
-Toutes les fois qu’une émotion vive avait bouleversé
-son cœur, elle éprouvait le besoin de donner à ses
-pensées une forme lyrique. Elle ne croyait pas avoir
-de talent, ni obéir à une vocation déterminée, mais
-elle se sentait heureuse lorsque l’inspiration, avec
-une insurmontable violence, s’emparait d’elle, l’obligeait
-à chanter. Ces transports duraient peu, la
-moindre contrariété suffisait à les calmer.</p>
-
-<p>Une nouvelle désagréable mit bientôt fin à son
-délire. André, par lettre, annonça sa visite à Fontainebleau
-pour le dimanche suivant. Il venait présenter
-aux siens sa fiancée. M<sup>lle</sup> Drevain, tante et
-tutrice de Juliane, devait accompagner le jeune
-couple.</p>
-
-<p>Laurence avait horreur du monde et des nouveaux
-visages. La pensée qu’il lui faudrait être aimable
-avec sa future belle-sœur, et se torturer l’esprit
-durant toute une journée pour alimenter une
-conversation fastidieuse, l’accablait à l’avance de
-fatigue et d’ennui.</p>
-
-<p>De même que sa fille, mais pour des motifs plus
-graves, le colonel appréhendait la visite annoncée,
-car il ne retrouvait jamais André sans éprouver une
-impression pénible. Tout autre père eût été fier
-pourtant de ce fils qui, laissé libre de bonne heure,
-avait évité les abîmes où les passions entraînent
-tant d’adolescents. Telle était la raison de ce jeune
-homme rangé que, l’année précédente, ayant, dans
-une liaison passagère avec une actrice, ébréché
-quelque peu la fortune qui lui venait de sa mère, il
-s’empressait de la rétablir par un mariage honorable
-et brillant. Sa vie, à la fois sérieuse et frivole,
-était parfaitement bien organisée. Doué d’un goût
-très sûr, d’une intelligence prompte et curieuse, il
-faisait dans plusieurs journaux de la critique d’art.
-Robuste, bien portant, patineur émérite, redoutable
-champion de tennis, il dirigeait en même temps une
-petite revue sportive, et toujours sa volonté patiente
-demeurait tendue vers un but unique : la conquête
-du bonheur.</p>
-
-<p>Le colonel appréciait peu cette sagesse. Semblable
-à ces fervents chrétiens qui, rapportant tout à Dieu,
-cherchant toujours sa gloire, aiment en Lui leurs
-chers enfants, il n’avait désiré un fils que pour le
-donner à la France. Lorsque, pour la première fois,
-il le tint entre ses bras, il le consacra dans son cœur
-à la patrie. Par lui, il rêva de fonder toute une race
-d’officiers qui, de génération en génération, perpétueraient
-son dévouement, sa fidélité. Ainsi, lorsque
-sonnerait l’heure de la revanche, s’il était couché
-dans la tombe, du moins son âme servirait encore
-la grande cause sacrée et la France trouverait toujours,
-prêt au sacrifice, à défaut de lui, un de ses
-descendants. André, par sa révolte imprévue, avait
-anéanti ces beaux espoirs, et le colonel ne s’était
-jamais consolé d’une telle déception. Ce fils, si charmant,
-si distingué qu’il fût, restait pour lui l’œuvre
-avortée dont l’artiste sévère, mais impuissant,
-vaincu, se détourne plein d’amertume.</p>
-
-<p>Seule, la bonne Ursule attendait les trois visiteurs
-avec la plus joyeuse impatience. Sociable, naïve,
-indulgente jusqu’à la chimère, elle prêtait à Juliane,
-sans la connaître, toutes les qualités. Elle croyait
-fermement que cette irrésistible personne deviendrait
-tout de suite pour Laurence une amie, une
-sœur d’élection. Ayant caressé ce beau rêve toute
-une semaine, la vieille fille fut vivement déçue
-lorsque, le dimanche, elle vit Laurence entrer au
-salon avec un visage glacé et tendre la main à sa
-future belle-sœur, en la saluant d’un : « Bonjour
-mademoiselle », jeté d’un ton sec et presque insolent.</p>
-
-<p>Mais déjà Juliane l’embrassait cordialement et
-s’écriait d’une voix aimable où ne vibrait pourtant
-ni sincérité, ni affection :</p>
-
-<p>— Oh ! Laurence, ne m’appelez pas mademoiselle !
-Je suis, voyez-vous, si contente d’avoir enfin une
-petite sœur ! Laissez-moi vous nommer ainsi, dès à
-présent !</p>
-
-<p>Laurence ne trouva pas un mot pour répondre à
-ces paroles gracieuses. Son visage trop sincère
-exprima un malaise flagrant, tandis qu’elle considérait
-curieusement l’affable visiteuse, s’étonnant de
-la trouver à la fois si jolie et si ordinaire. Juliane
-était belle, en effet, mais rien dans sa beauté classique
-n’excitait la surprise, ni l’intérêt. Ses yeux
-posaient sur toutes choses un regard bienveillant et
-courtois. Une souple politesse entr’ouvrait sans cesse
-ses lèvres fraîches dans un sourire mondain. Sa chevelure
-noire et lustrée, relevée en une coiffure symétrique,
-semblait peinte, et son visage avait une
-expression d’ardeur banale qui laissait deviner la
-froideur de son âme. Pourtant, son élégance, sa
-grâce réelle surprirent agréablement le colonel, plus
-accessible que sa fille à la séduction féminine. Vaincu
-à la fois par un scrupule secret et par l’insistance
-irrésistible de cette enjôleuse, il promit assez facilement
-d’assister à son mariage. A la grande joie de
-Laurence, il déclina pour elle toute invitation, alléguant
-sa santé délicate.</p>
-
-<p>Depuis huit jours, Ursule avait patiemment préparé
-ce revirement. Mais le succès complet de son
-machiavélisme la pénétra de confusion. Elle rougit
-pitoyablement sous le regard triomphant que lui jeta
-sa jeune cousine. Heureusement, Paul Dacellier ne
-remarqua pas son embarras, car, au même moment,
-la femme de chambre vint annoncer le déjeuner,
-et il se leva pour offrir son bras à M<sup>lle</sup> Drevain.</p>
-
-<p>Créée comme sa nièce pour les salons et les
-pompes du monde, celle-ci n’était que sourire, compliments
-et cérémonies. Deux énormes solitaires
-oscillaient le long de ses joues poudrées, ses mains
-étaient chargées de bagues, sa robe noire constellée
-de jais et de paillettes. Elle brillait et scintillait des
-pieds à la tête, et de sa bouche coulait sans cesse un
-flot de paroles aimables dont ses interlocuteurs,
-quelle que fût leur bonne volonté, ne pouvaient
-conserver le moindre souvenir.</p>
-
-<p>La politesse un peu altière du colonel l’avait dès
-l’abord enchantée. Durant le déjeuner, elle déploya
-pour lui toutes ses coquetteries, toutes ses grâces
-surannées, l’accapara, l’étourdit de son bavardage
-insipide. Il l’écoutait complaisamment, s’occupait
-d’elle, essayait d’oublier la présence d’André. Le
-jeune homme l’y aidait de son mieux, observait un
-silence prudent. Parmi la société vaine et légère qu’il
-fréquentait à Paris, on l’admirait pour son esprit
-caustique, ses théories paradoxales ; mais, devant
-son père, cœur naïf et ardent dont il connaissait
-l’intransigeance, ce grand railleur, gêné, paralysé,
-contenait sa verve moqueuse, gardait une attitude
-neutre, circonspecte. Une fois cependant, il oublia
-ses résolutions. Ce fut au moment où Juliane, croyant
-se montrer fort originale, disait gracieusement à son
-futur beau-père :</p>
-
-<p>— Moi, colonel, si j’avais eu le bonheur d’appartenir
-au sexe fort, j’aurais voulu être officier. Trois
-types d’hommes me semblent entre tous admirables :
-le prêtre, le poète, le soldat !</p>
-
-<p>André, qui l’écoutait en souriant, et qui, charmé
-de sa beauté, goûtait peu cependant ses phrases
-convenues, ses opinions impersonnelles, jeta d’un ton
-ironique :</p>
-
-<p>— Vous oubliez, ma chère, le joueur de tennis.
-Lui aussi est grand par son courage, il ne craint pas
-les balles.</p>
-
-<p>Juliane et sa tante, ravies de cette plaisanterie,
-s’apprêtaient à en rire, mais elles remarquèrent la
-grimace significative du colonel et, bien inspirées
-par leur exquise politesse, elles se contentèrent de
-hocher la tête avec l’indulgent sourire qu’on accorde
-aux boutades d’un enfant incorrigible. André, rappelé
-à l’ordre par un regard de sa fiancée, n’osa
-plus parler qu’à l’indulgente Ursule.</p>
-
-<p>Placée à côté de Juliane, objet de toutes ses attentions,
-Laurence entretenait avec peine une conversation
-difficile. A toutes les questions que lui posait
-gentiment sa future belle-sœur, elle était obligée de
-répondre négativement. Il lui fallut bien avouer
-qu’elle n’avait pas d’amies, ne cultivait aucun art
-d’agrément, détestait les bals, les fêtes, les visites.
-Son embarras redoubla lorsque Juliane, apprenant
-qu’elle lisait beaucoup, vanta bien haut quelques
-romanciers modernes dont l’insipide platitude
-exaspérait Laurence. Pour rien au monde elle
-n’eût voulu révéler à sa froide interlocutrice son
-amour fervent pour les tragiques grecs, pour Homère
-ou Shakespeare. Sommée de citer ses auteurs
-favoris, elle nomma seulement Hugo, Chateaubriand,
-Balzac, Stendhal. Juliane ne cacha pas son mépris
-pour ces génies qu’elle croyait surannés. Aucun
-d’eux ne valait à ses yeux les conférenciers à la
-mode, dont elle énumérait les noms avec extase.
-Plus l’entretien se prolongeait, plus Laurence sentait
-grandir en elle cette impression d’isolement qui,
-douce et naturelle sur une route déserte, dans une
-chambre vide, devient anormale et pénible dans un
-salon, au milieu du monde.</p>
-
-<p>A la fin du repas, la conversation, en redevenant
-générale, la délivra de toute contrainte. Rendue aux
-douceurs du silence, elle observait curieusement les
-fiancés, cherchant à deviner s’ils avaient l’un pour
-l’autre un réel et profond amour, car les passions
-humaines l’intéressaient toujours. Mais pas un instant
-la figure régulière et spirituelle de son frère,
-le froid visage de Juliane ne reflétèrent ces émotions
-ardentes qui bouleversent les traits des vrais amants.
-Très à l’aise dans leur rôle gênant de fiancés, ils se
-regardaient avec une tranquille complaisance. Leur
-attitude était celle de deux associés liés par un contrat
-avantageux. Sur le point d’unir leur jeunesse,
-leur beauté, leurs fortunes égales, contents l’un de
-l’autre, ils savouraient paisiblement un bonheur
-établi sur de solides bases et trop bien garanti pour
-leur manquer jamais.</p>
-
-<p>Lorsque, à la fin de la journée, Laurence, excédée,
-le front barré par la migraine, se retrouva seule avec
-la bonne Ursule qui, toujours indulgente, lui vantait
-la bonne grâce des jeunes fiancés, elle l’interrompit :</p>
-
-<p>— Ne me parlez plus d’eux, ils me font horreur,
-et le mariage plus encore. Pouah ! l’écœurante chose.
-Je ne me marierai certainement jamais, ou alors il
-faudrait que je fusse bien follement amoureuse.</p>
-
-<p>— Cela viendra, dit Ursule avec confiance.</p>
-
-<p>Une expression de tristesse intense, d’effroi presque
-tragique passa dans le regard de Laurence.</p>
-
-<p>— Ne le souhaitez pas ! dit-elle vivement. L’amour
-serait pour moi dangereux et terrible. Je n’aimerai
-pas faiblement, ni médiocrement. Celui que je choisirai,
-je serai à lui pour toujours et nulle douleur
-ne m’en détachera. Mais je suis ambitieuse et difficile.
-Si j’aimais quelqu’un, Ursule, il faudrait que
-ce fût la merveille du monde, et cet être miraculeux
-ne pourrait pas m’aimer, ajouta-t-elle amèrement.</p>
-
-<p>— Pourquoi ? interrogea Ursule étonnée.</p>
-
-<p>Elle admirait aveuglément sa jeune cousine et
-n’imaginait pas qu’on pût méconnaître ses perfections.
-Laurence, plus lucide, ne nourrissait aucune
-illusion. Privée de cette beauté physique, de ce
-charme extérieur qui, seuls, captivent le capricieux
-amour, elle plaisait peu et ne l’ignorait pas, mais elle
-ne se plaignait jamais de cette douleur.</p>
-
-<p>C’est peut-être parce qu’elle ne croyait pas pouvoir
-inspirer ni éprouver une passion sérieuse qu’elle
-s’était attachée si fortement à M<sup>me</sup> Heller. Bien que
-vaine, égoïste, imparfaite, cette femme restait le seul
-intérêt, l’ornement de sa vie. Elle s’affligea donc fort
-de la perdre de vue durant quelque temps. A
-cette époque de l’année, la saison mondaine commençait.
-Les visites, les dîners, les grandes réceptions
-absorbaient la belle Lætitia. Laurence ne retrouvait
-plus Edith qu’une fois par semaine, le mardi matin,
-à l’institution Racine, où elle suivait encore des cours
-de littérature. Le reste du temps, Lucie Jaffin la
-tenait fidèlement au courant des faits et gestes de ses
-amies. Laurence, qui la rencontrait partout, active,
-affairée, image vivante de l’information, colportant
-d’un bout à l’autre de la ville des potins malveillants,
-avait, par elle, le compte rendu de tous les bals
-donnés dans la société militaire. M<sup>me</sup> Heller, de jour
-en jour plus jeune et plus charmante, y oubliait
-entièrement son rôle maternel, éclipsait toutes les
-femmes, accaparait tous les hommages. Le comte de
-Sérannes, également assidu près d’elle et près
-d’Edith, scandalisait les honnêtes gens par sa conduite
-énigmatique. Lucie Jaffin prétendait qu’il était
-l’amant de la mère, mais finirait par épouser la fille,
-et elle voilait avec horreur sa laide face, à la pensée
-de ce ménage à trois.</p>
-
-<p>Brusquement, sans raison apparente, M<sup>me</sup> Heller
-prit l’habitude de venir très souvent le soir, vers
-six heures, demander des livres à Laurence. Celle-ci,
-qui connaissait les goûts de son amie, achetait tous
-les romans qui pouvaient lui plaire. Son choix fait,
-la belle Lætitia s’asseyait près du feu, s’avouait triste
-et découragée, se plaignait âprement de la médiocrité
-de sa fortune. Une expression de haine défigurait
-son lumineux visage lorsqu’elle parlait de son
-mari. Oubliant qu’elle l’avait jadis épousé par
-amour, elle ne lui pardonnait pas l’existence
-médiocre qu’elle traînait, depuis vingt ans, de garnison
-en garnison. Maintenant, sa jeunesse allait finir.
-Sa beauté, sa puissance de séduction ne lui auraient
-servi de rien. Elle n’aurait même pas, pour charmer
-son déclin, les compensations agréables que procure
-l’argent. Bien souvent, en évoquant l’avenir morne
-et mesquin qui l’attendait, cette femme, plus faible
-qu’une enfant gâtée, fondait en larmes. Son chagrin,
-si puéril, si vil qu’il fût, remuait Laurence.
-Elle cherchait sans cesse le moyen d’y porter remède.
-Agenouillée près de M<sup>me</sup> Heller sanglotante, elle
-soupirait avec une ferveur désolée :</p>
-
-<p>— Dites-moi, que puis-je faire pour vous, je voudrais
-tant vous être utile.</p>
-
-<p>Convaincue de son dévouement, de sa fidélité,
-M<sup>me</sup> Heller lui dit un soir en la quittant, le plus
-simplement du monde :</p>
-
-<p>— A propos, chérie, quand vous verrez demain
-Edith au cours, laissez-lui croire que j’ai passé toute
-ma journée, vous entendez bien, toute ma journée
-chez vous. C’est entendu, n’est-ce pas ? ne me trahissez
-pas, vous êtes un amour !</p>
-
-<p>Elle s’enfuit, légère, inconsciente, laissant Laurence
-en désarroi. Que M<sup>me</sup> Heller, si belle, probablement
-très passionnée, eût un amant lui semblait
-excusable. Mais la certitude que son amie, en venant
-la voir si souvent, avait un but intéressé lui causait
-un vif chagrin. Et les mensonges, la complicité
-qu’exigeait d’elle la jeune femme blessaient son âme,
-assoiffée seulement de nobles sacrifices. Ne voulant
-ni trahir Lætitia, ni tromper Edith, elle prétexta le
-lendemain une violente migraine et n’alla pas à
-l’institution Racine.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Heller, dont la vie n’avait été qu’une perpétuelle
-intrigue, ne devinait aucunement les scrupules
-de Laurence. Elle revint souvent la voir et toujours,
-en la quittant, lui adressa la même recommandation.
-Laurence recevait maintenant sans plaisir ces visites
-naguère passionnément attendues. Elle évitait soigneusement
-Edith et n’assistait plus au cours de littérature.
-Mais, pour éviter toute explication avec
-Ursule, elle sortait cependant le mardi matin à
-l’heure habituelle, passait sa matinée dans la forêt,
-ou à l’église lorsqu’il pleuvait trop.</p>
-
-<p>Puis, de nouveau, M<sup>me</sup> Heller parut l’oublier, cessa
-complètement de venir la voir. Laurence se réjouit
-tout d’abord de cette absence qui, en se prolongeant,
-finit par l’inquiéter démesurément, car une lettre
-qu’elle écrivit à Edith resta sans réponse. Pour avoir
-des nouvelles de son amie, elle retourna enfin à
-l’institution Racine.</p>
-
-<p>La place qu’Edith occupait d’ordinaire à ses
-côtés resta vide ce matin-là. Laurence surveilla vainement
-la porte d’entrée. Elle finit par se pencher
-vers sa voisine et lui demanda à voix basse :</p>
-
-<p>— Savez-vous si Edith est malade ? Ne viendra-t-elle
-point aujourd’hui ?</p>
-
-<p>Cette question si simple parut troubler étrangement
-sa compagne. Elle rougit jusqu’à la racine
-des cheveux et murmura d’un air pudique et scandalisé :</p>
-
-<p>— Non, naturellement, cela vaut mieux pour tout
-le monde.</p>
-
-<p>Laurence demeura stupide d’étonnement et, durant
-une heure, médita cette réponse bizarre sans réussir
-à en pénétrer le sens. Triste, le cœur plein d’angoisse,
-elle n’entendait pas la voix du professeur
-qui bourdonnait doucement dans le silence de la
-salle, et sur son cahier de notes, sa main tremblante
-griffonnait seulement le nom de Lætitia.</p>
-
-<p>Dès que le cours eut pris fin, surmontant son aversion
-pour Lucie Jaffin, elle la chercha du regard,
-résolue à l’interroger. Bientôt, elle la vit accourir,
-cordiale et souriante.</p>
-
-<p>— Enfin, vous voilà revenue, s’écria la doucereuse
-fille en serrant la main de Laurence. Vous nous
-manquiez beaucoup et personne ne s’expliquait votre
-absence. Pourquoi cet air triste ? Ah ! mon Dieu, je
-comprends ; vous êtes toute désemparée sans votre
-inséparable Edith. Pauvre petite ! Il est naturel
-qu’elle se tienne à l’écart, sa situation est si pénible,
-si fausse. Pourtant tout le monde la plaint, moi la
-première, vous pourrez le lui dire.</p>
-
-<p>— Mais pourquoi ? qu’a-t-elle ? que se passe-t-il ?
-interrogea Laurence.</p>
-
-<p>— Ah ! vous ne savez pas ?</p>
-
-<p>Le petit œil noir de Lucie Jaffin pétilla d’une
-affreuse joie. Entraînant sa compagne à l’écart, elle
-prit plaisir à prolonger durant quelques minutes une
-attente qu’elle savait cruelle. Enfin, elle parla,
-assourdissant discrètement sa voix aigre :</p>
-
-<p>— Oui, disait-elle, c’est un grand malheur pour
-Edith qui n’est pas responsable. M<sup>me</sup> Heller est partie
-la semaine dernière avec M. de Sérannes. Cela devait
-finir ainsi. Sa situation n’était plus possible à Fontainebleau.
-Elle s’était vraiment trop compromise.
-Presque tous les jours, le cab de M. de Sérannes
-l’attendait à l’entrée de la forêt, la conduisait à
-Avon, la ramenait le soir vers six heures. On l’a
-rencontrée plusieurs fois descendant de cet équipage.
-Déjà quelques femmes d’officiers supérieurs
-ne la saluaient plus, avaient juré de la jeter à la
-porte de leur salon. M<sup>me</sup> Heller s’est bien gardée
-de s’exposer à cet affront. Sentant venir l’orage, elle
-a décampé, abandonnant son mari et sa fille qui ne
-soupçonnaient rien, les malheureux ! Il paraît
-qu’elle n’a rien emporté, pas un bijou, pas une robe,
-seulement un petit sac à main. Mais, bah ! son
-amant est assez riche pour la dédommager. La fine
-mouche a fait une belle affaire.</p>
-
-<p>— Lætitia, ma chérie, ma vie, ma belle rose, c’est
-fini maintenant, je ne vous verrai plus, songeait
-Laurence au désespoir.</p>
-
-<p>Et l’effort qu’elle faisait pour retenir ses larmes
-était si grand qu’elle en tremblait. Lucie Jaffin se
-délectait avidement de sa douleur.</p>
-
-<p>— Mais, vraiment, est-il possible que vous ignoriez
-tout cela ? insinua-t-elle doucement. Vous étiez
-si intime avec M<sup>me</sup> Heller, vous la voyiez si fréquemment.
-Ne vous a-t-elle jamais confié, ni laissé
-deviner son secret ?</p>
-
-<p>Laurence n’entendit même pas cette question perfide.
-Absorbée dans son chagrin, le regard vague,
-oubliant l’être malveillant qui l’épiait, elle soupira :</p>
-
-<p>— Je l’aimais tant ! je l’aimais tant !</p>
-
-<p>Lucie Jaffin se fit plus suave encore.</p>
-
-<p>— Oui, ma chère, oui, ma chère. Oh ! naturellement,
-je vous plains ! Pourtant M<sup>me</sup> Heller n’était
-pas une amie pour vous. On s’étonnait même que le
-colonel vous permît de la fréquenter. Si vous
-m’aviez écoutée, je vous avais bien dit que cette
-femme était une rien du tout.</p>
-
-<p>Mais sa compagne, qu’elle croyait abattue, incapable
-de se défendre, tourna soudain vers elle un
-visage terrible.</p>
-
-<p>— Je vous défends, entendez-vous, d’insulter
-M<sup>me</sup> Heller en ma présence, s’écria Laurence avec
-colère, car je ne rougis aucunement de mon affection
-pour elle. Je n’ai honte que d’une seule chose,
-c’est d’avoir écouté trop longtemps un être aussi
-méprisable que vous !</p>
-
-<p>Lucie Jaffin, lâche et servile autant que méchante,
-baissa la tête sous cet affront. Elle n’oubliait point
-que son père dépendait du colonel Dacellier et respectait
-en sa compagne la fille du chef. Atterrée,
-confondue, elle balbutia pitoyablement des excuses.
-Laurence, inflexible, la repoussa et, glissant à travers
-les groupes des élèves attardées, elle sortit
-du cours.</p>
-
-<p>Dehors, sa colère s’apaisa, son chagrin la reprit.
-Elle fit presque en courant le trajet qui la séparait
-de sa maison.</p>
-
-<p>Ursule, qui la croisa sur le palier du premier
-étage, s’immobilisa stupéfaite à l’aspect de son
-visage :</p>
-
-<p>— Grand Dieu ! mon enfant. Qu’avez-vous ?
-qu’est-il arrivé ?</p>
-
-<p>— Je ne la verrai plus, balbutia Laurence pour
-toute réponse.</p>
-
-<p>Elle passa, gagna sa chambre. Ursule, qui l’avait
-suivie, dut l’aider à se déshabiller, car ses mains
-convulsives et tremblantes, errantes aux plis des
-vêtements, ne pouvaient rien saisir. Son regard
-égaré semblait chercher dans le vide un visage
-absent et ses lèvres laissaient sans cesse échapper la
-même plainte :</p>
-
-<p>— Je ne la verrai plus, je ne la verrai plus !</p>
-
-<p>— Mais qui donc, ma pauvre chérie ? interrogea
-Ursule anxieuse et désolée.</p>
-
-<p>Laurence, par un grand effort de volonté, se
-domina, car elle ne pouvait souffrir qu’un regard
-humain, si compatissant qu’il fût, observât sa faiblesse :</p>
-
-<p>— Il paraît que M<sup>me</sup> Heller est partie, dit-elle en
-reprenant un calme apparent, oui, partie définitivement.
-Je l’aimais beaucoup, plus que vous ne le
-supposiez, Ursule, et le vide qu’elle me laisse est
-immense. Dites à mon père que je suis malade, je
-ne descendrai pas déjeuner. Que personne ne me
-dérange, j’ai besoin d’être seule. Fermez les rideaux,
-le jour me fait mal. C’est bien, maintenant, allez-vous-en,
-je vous en prie.</p>
-
-<p>Ursule l’embrassa sans mot dire. Plus que jamais
-l’humble fille, si calme, si incapable de toute passion,
-admira et plaignit le cœur sans mesure de sa
-jeune cousine. Docile, elle se retira tristement. Laurence
-demeura prostrée dans sa chambre obscure
-où tout le jour elle pleura son amie perdue.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>V</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Prends le chemin que tu voudras,
-tu auras toujours affaire aux
-hommes.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Musset.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Quand un cœur ardent et crédule a longtemps
-adoré une belle idole, c’est pour lui une affreuse
-douleur de la voir tomber en poussière, de reconnaître
-qu’il a placé sur un piédestal un être indigne.
-Devant le désespoir d’Edith qui pleurait à la fois sa
-mère et son premier amour, Laurence ne jugea
-point que la beauté de Lætitia pût excuser sa conduite.
-Elle s’étonna d’avoir admiré cette femme dont
-l’insensibilité monstrueuse lui fit horreur. Déçue par
-l’amitié, elle se jura de ne plus aimer personne.
-Mais en même temps elle se donnait la tâche de
-consoler Edith, passait des heures auprès de cette
-victime que toutes les jeunes filles de Fontainebleau
-fuyaient, et elle ne s’apercevait pas que, dans son
-âme blessée, une affection nouvelle, moins passionnée
-peut-être, mais sérieuse et profonde, remplaçait
-l’ancienne affection trahie.</p>
-
-<p>La personnalité d’Edith, longtemps annihilée,
-absorbée par celle de sa mère, s’affirmait, se développait
-rapidement. Elle avait toujours eu des sentiments
-élevés, une délicatesse instinctive. Le double
-travail de la solitude et du malheur l’avait en quelque
-sorte mûrie et transformée. Elle n’était plus
-l’enfant indécise qui jugeait toutes choses par les
-yeux de sa mère, mais une femme capable de
-penser, de souffrir, de s’intéresser aux questions qui
-passionnaient Laurence. Elles pouvaient maintenant
-parler ensemble des passions, de la cruauté de la
-vie, de la beauté du sacrifice, ou du courage. Elles
-avaient toujours quelque chose à se dire et les
-heures qu’elles passaient réunies leur semblaient
-trop courtes. La maison des Heller, triste et paisible,
-était d’ailleurs pour Laurence un asile où elle
-oubliait les orages qui, sans cesse, désolaient sa
-propre demeure. L’humeur toujours irritable de
-Paul Dacellier devenait chaque année, entre le jour
-de l’an et Pâques, particulièrement farouche. C’était
-en effet l’époque où les réceptions officielles se multipliaient.
-Sa situation l’obligeait à donner plusieurs
-dîners, à sortir presque chaque soir. Il supportait
-difficilement ce contact perpétuel avec le monde et
-le spectacle de la médiocrité humaine. Vainement
-cherchait-il dans ces salons, plus mornes pour
-lui qu’une geôle, un interlocuteur capable de
-comprendre une grande pensée. Les automates auxquels
-il s’adressait étaient cependant ses frères
-d’armes ; comme lui ils étaient investis d’une mission
-sacrée, mais ils n’en comprenaient pas la
-noblesse. Satisfaits du présent, ils accomplissaient
-comme des employés honnêtes leurs besognes quotidiennes,
-sans être tourmentés d’aucun rêve héroïque.
-Beaucoup aimaient sincèrement leur patrie, mais
-d’un amour paisible, modéré, presque conjugal. Ils
-ne souffraient point de ses fautes, son amoindrissement
-les laissait résignés. Ils étaient prêts certainement,
-si l’honneur l’exigeait, à mourir pour elle,
-pourtant ils préféraient leur vie à sa gloire. Un
-jour Paul Dacellier, s’attardant au fumoir avec quelques
-officiers et les entendant évoquer, sans émotion,
-l’invasion de 70, avoua son désir ardent d’une
-revanche éclatante et prochaine. Sa ferveur fit tout
-d’abord sourire ceux qui l’écoutaient, puis sembla
-les scandaliser.</p>
-
-<p>— Vraiment, mon cher, je ne vous comprends pas,
-s’écria tout à coup le colonel Douran d’une voix
-railleuse. Avez-vous vraiment soif de sang ? La
-guerre, quelle qu’en soit l’issue, me semble chose
-horrible, et la haïr est un devoir, même pour nous
-autres militaires. Nous saurons, s’il le faut, y jouer
-notre rôle sans défaillance, mais nous n’avons pas
-le droit de la désirer, non, c’est aussi monstrueux
-que de voir un pompier désirer l’incendie qu’il est
-chargé d’éteindre.</p>
-
-<p>Cette comparaison pitoyable fut unanimement
-applaudie et Paul Dacellier, ce soir-là, rentra chez
-lui désespéré.</p>
-
-<p>Il ne pouvait, au reste, sans une vive souffrance se
-trouver en contact avec le colonel Douran qui, plus
-jeune que lui de quelques années, avait été, en 1895,
-sous ses ordres à Lille. Douran, alors capitaine,
-scandalisait la ville par les désordres de sa conduite
-et son luxe suspect. Il tirait sans scrupules, du jeu,
-des femmes, des plus viles intrigues, ses moyens
-d’existence. Puissamment protégé, très influent dans
-les milieux politiques, il se croyait le maître de
-ses supérieurs, rejetait toute discipline, négligeait
-entièrement son service. Dacellier ne put souffrir
-son insolence. Il lui infligea, après plusieurs punitions
-très rudes, un blâme public que le misérable
-ne lui pardonna pas. Séparés durant des années, ils
-se retrouvèrent à Fontainebleau. Douran qui, grâce
-à son esprit d’intrigue, avait bénéficié d’un avancement
-rapide, était maintenant par le grade l’égal
-de son ancien chef dont il prenait plaisir à bafouer
-les sentiments secrets. Toutes ses paroles étaient
-comme de la boue jetée sur les pures figures qui,
-constamment, assistaient Paul Dacellier. La patrie,
-le devoir, l’honneur inclinaient alors un visage terni
-vers leur triste dévot et celui-ci souffrait comme un
-homme qui voit mourir tout ce qu’il aime. Pourtant,
-il supportait généralement en silence cette torture,
-dédaignant les attaques d’un adversaire indigne.</p>
-
-<p>Un soir, durant un dîner d’officiers, il perdit
-patience. Douran, placé à ses côtés, cherchait comme
-toujours à le blesser dans ses opinions les plus
-chères. Envisageant l’éventualité d’une guerre prochaine,
-il affirmait qu’elle se terminerait inévitablement
-par la victoire de l’Allemagne. La France
-devait perdre toute espérance d’écraser sa rivale.
-Efféminée, corrompue, divisée, elle subissait le sort
-de la Grèce et de Rome et, après avoir dominé le
-monde, entrait en décadence. Elle pouvait encore
-exercer sur l’Europe une suprématie intellectuelle
-et pacifique, mais son rôle militaire était fini, elle
-n’était plus capable de porter une épée. Dacellier,
-contenant sa colère, écoutait en silence ces paroles
-décourageantes, tout en observant les jeunes officiers
-qui l’entouraient. Sur le visage de beaucoup d’entre
-eux, il remarqua une expression d’abattement
-résigné. Ce n’était pas la première fois qu’ils entendaient
-émettre de telles théories. Ils les croyaient
-vraies, indéniables. Ils avaient pris leur parti
-d’appartenir à un peuple vaincu, ils avaient accepté
-la défaite de leur pays et c’était là, Dacellier le
-savait, la cause unique de l’abaissement de la
-France. Elle gardait intacte, ses qualités guerrières,
-sa générosité, sa fougue. Il eût suffi, pour qu’elle
-redevînt puissante et glorieuse, que ses enfants
-eussent foi en elle. Le colonel voulut essayer d’en
-convaincre ses collègues : il tenta de rendre l’orgueil
-nécessaire à ces cœurs humiliés. Sa parole émue,
-ferme, ardente, vibrante d’amour, était comme une
-torche brûlante dont les multiples étincelles enflammaient
-peu à peu toutes les âmes. Les conversations
-particulières avaient cessé et les plus vieux
-chefs, comme les plus jeunes lieutenants, écoutaient
-cette voix passionnée qui, en leur expliquant la
-nature du mal dont la patrie mourait, leur indiquait
-le moyen de la faire revivre.</p>
-
-<p>Douran cependant avait accepté la lutte. Il combattait
-pied à pied son adversaire. Non, ce n’était point
-sans raison que la France doutait d’elle-même.
-C’était lui rendre un mauvais service que de l’exciter
-à la présomption en lui prêtant des qualités qu’elle
-ne possédait plus. Tout homme sensé devait préférer
-la vérité, si humiliante qu’elle fût, aux plus flatteuses
-illusions. Il citait des chiffres, des faits,
-vantait l’organisation parfaite de l’Allemagne et son
-formidable outillage. Le seul accroissement de sa
-population suffisait à lui garantir l’hégémonie du
-monde. Contre cette géante, le gouvernement français
-se trouvait désarmé. La politique conciliante
-qu’il suivait depuis des années, blâmée par les
-énergumènes du chauvinisme, apparaissait aux gens
-raisonnables comme un chef-d’œuvre de sagesse et
-d’habileté ; car c’était seulement en limitant ses
-armements, en évitant de porter ombrage à sa
-redoutable ennemie, que la France pourrait continuer
-à vivre.</p>
-
-<p>Ces conclusions causèrent une impression de
-malaise et de stupeur pénible à ceux-là mêmes que
-les arguments précis de Douran avaient impressionnés.</p>
-
-<p>— Mais, objecta froidement Dacellier, baissant les
-yeux pour cacher les flammes qui s’allumaient dans
-son regard, avez-vous bien prévu, colonel, les dernières
-conséquences de vos théories ? Plus la puissance
-de l’Allemagne s’accroît, plus elle a besoin
-d’expansion. Si, nous voyant trembler ainsi devant
-elle, après l’Alsace et la Lorraine elle veut s’annexer
-la Champagne ?</p>
-
-<p>Douran comprit que Dacellier l’entraînait sur un
-terrain dangereux. Reculer n’était plus possible. Il
-dit avec un regard de défi :</p>
-
-<p>— Notre diplomatie saura, je l’espère, limiter de
-telles exigences. Souhaitons qu’elle soit à la hauteur
-de sa tâche.</p>
-
-<p>— Que peut-elle ? insista Dacellier. Offrir à la
-place de la richesse convoitée une richesse moindre,
-une colonie pour une province ?</p>
-
-<p>— Peut-être. Tout vaut mieux qu’une guerre
-ruineuse qui nous effacerait de la carte du monde.
-Le malade qui accepte une amputation douloureuse
-pour ne pas mourir fait preuve de sagesse.</p>
-
-<p>L’auditoire protesta contre ces paroles par un long
-murmure. Paul Dacellier ne put dominer son
-indignation.</p>
-
-<p>— Vous êtes officier, colonel, s’écria-t-il, vous
-portez l’uniforme de défenseur de la France ; pourtant,
-par vos pensées et vos paroles, vous la trahissez
-à toute heure. Votre épée, vous devriez la briser ;
-en cas de danger elle ferait mauvaise besogne, puisqu’il
-n’y a que lâcheté et défection dans votre cœur.</p>
-
-<p>Dès le lendemain, il regretta sa vivacité, car il
-réprouvait le duel et n’admettait pas que les
-frères d’une même race cherchassent à s’entre-tuer.
-Contraint cependant d’accepter les conséquences de
-son emportement, il prit pour témoins le commandant
-Heller et un vieil officier en retraite.</p>
-
-<p>Si pressés que fussent les deux adversaires d’en
-finir avec cette affaire, le duel, pour des causes
-diverses, ne put être fixé qu’au lundi suivant. On était
-au mercredi. Durant cette longue attente, Dacellier,
-qu’obsédait la crainte de tuer Douran, fut plus que
-jamais injuste pour son entourage, particulièrement
-pour Laurence qu’affolèrent ses ordres contradictoires
-et ses continuels reproches.</p>
-
-<p>Le lundi matin, en s’habillant, il pensa pour la
-première fois qu’il pouvait être tué dans cette
-rencontre. C’était à ses yeux un malheur bien
-moindre que de porter toute sa vie le poids d’un
-meurtre. Pourtant, un regret poignant lui étreignit
-le cœur en songeant qu’il ne verrait pas la guerre
-vengeresse et victorieuse qu’il avait attendue toute
-sa vie. Il s’attendrit aussi sur sa fille. La veille
-encore, au cours d’une vive discussion, il l’avait très
-durement traitée. Elle fut donc fort étonnée de le
-voir entrer dans sa chambre, s’approcher de son lit
-avec un visage doux et triste. Il la pria humblement
-d’oublier tout ce qu’il lui avait dit dans sa colère
-et l’embrassa à plusieurs reprises sans pouvoir lui
-dissimuler son émotion. Elle reçut froidement ces
-caresses inattendues, car elle ne pouvait deviner
-qu’il s’agissait peut-être d’un adieu.</p>
-
-<p>— Oublier, ce n’est pas si facile, dit-elle à Ursule,
-dès que son père fut parti. Pense-t-il, par quelques
-paroles d’excuse, effacer tout le mal qu’il me fait
-chaque jour et depuis si longtemps ?</p>
-
-<p>— Ne le jugez pas, supplia l’indulgente Ursule.
-Vous savez bien qu’il n’est pas responsable. J’aurais
-voulu qu’il ne sortît pas ce matin. Avez-vous
-remarqué comme il était pâle ? Je crains qu’il ne soit
-malade.</p>
-
-<p>— Bon, cela m’est égal ! s’écria Laurence, dominée
-par sa rancune, je ne vais pas m’inquiéter pour lui,
-soyez-en sûre. Non, non, je n’ai pas assez de pitié
-dans le cœur pour plaindre un homme si dur !</p>
-
-<p>Combien, dans quelques heures, elle devait
-regretter ses paroles !</p>
-
-<p>Paul Dacellier et ses témoins arrivèrent les
-premiers au carrefour des Héronnières, près duquel
-devait avoir lieu le duel. Pour la première fois
-depuis des mois, le soleil, par ce beau matin d’avril,
-ne rencontrait aucun obstacle sur sa route, aucun
-nuage, et montait triomphalement dans un ciel absolument
-vide. L’atmosphère était douce comme celle
-de juin, avec quelque chose de plus allègre. Comme
-une petite fille qui s’est vêtue d’une robe longue pour
-jouer à la dame, mais dont le rire enfantin, la voix
-aigrelette trahit la ruse, le printemps avait pris
-l’aspect du plein été, sans perdre cependant la grâce
-folâtre, la fraîcheur piquante qui l’apparentent à
-l’extrême jeunesse.</p>
-
-<p>Douran tira le premier. Dacellier entendit la balle
-sifflante passer à sa gauche, mais sans le blesser
-comme il l’avait espéré. Sa main se crispa sur son
-pistolet. Et tout à coup un vide absolu se fit dans
-son cerveau. Il cessa de penser. Ses yeux, éblouis
-par l’éclat du jour, fixaient l’horizon bleu, les
-arbres encore dépouillés, mais ruisselants de soleil,
-tout ce fond lumineux sur lequel se détachait, insignifiante,
-puérile, la mince silhouette de son adversaire.
-Il se rappelait vaguement qu’il lui faudrait
-tirer sur cet homme au commandement du témoin
-qui réglait le combat. Mais la gravité de cet acte lui
-échappait complètement. Le signal donné, il visa
-avec autant d’indifférence que s’il se fût agi d’une
-cible insensible. La détonation de son arme se perdit,
-assourdie, dans l’espace, sans troubler sa sérénité
-radieuse. Certainement, ce n’était là qu’un jeu
-d’enfant, inoffensif. Pourtant Douran chancela. Une
-tache de sang parut et s’agrandit sur sa chemise
-claire.</p>
-
-<p>Déjà le docteur, les témoins s’empressaient autour
-du blessé. Son bras pendait inerte. La balle,
-frappant à l’épaule, venait de lui briser la clavicule.
-Un pansement sommaire fut fait. Douran, très pâle,
-furieux de sa mauvaise chance, mordait sa lèvre
-et s’efforçait de dissimuler son dépit. Tout à coup
-ses traits se détendirent, un sourire féroce éclaira
-son visage, il ne put retenir une exclamation qui
-vibra comme un cri de triomphe :</p>
-
-<p>— Oh ! oh ! mais voyez donc, docteur, voyez donc
-Dacellier, lui aussi, ce me semble, a besoin de vos
-soins !</p>
-
-<p>Alors seulement ceux qui l’entouraient remarquèrent
-l’étrange attitude de Paul Dacellier. Il
-s’avançait vers eux, lentement, les yeux obstinément
-fixés sur l’herbe où il paraissait suivre une trace
-invisible pour tout autre que lui. Sa démarche était
-chancelante comme celle d’un homme ivre. Parfois,
-il se jetait de côté comme pour éviter de poser le pied
-sur cette chose mystérieuse qui le fascinait. Quand
-il fut tout près du groupe qui le considérait avec
-stupeur, il leva la tête. Son visage était blême, figé
-dans une expression d’horreur indicible ; il bégaya
-des paroles confuses où le mot « sang » revenait sans
-cesse comme un refrain tragique. Et il montrait du
-doigt l’herbe verte où luisaient seulement la rosée
-et les premières violettes.</p>
-
-<p>— Ah ! le pauvre ! il n’a jamais eu la tête bien
-solide, cela devait finir ainsi, murmura Douran,
-affectant la plus vive émotion.</p>
-
-<p>Le commandant Heller comprit aussitôt le parti
-que le misérable pouvait tirer d’un incident si regrettable.
-Il riposta vivement, s’adressant au docteur,
-sans lui laisser le temps d’émettre un avis :</p>
-
-<p>— Ce n’est rien, absolument rien, n’est-ce pas,
-docteur ? Il s’agit seulement d’une insolation. Dacellier
-était en plein soleil, la tête nue, et ces premières
-chaleurs, succédant aux rigueurs de l’hiver, sont
-dangereuses.</p>
-
-<p>Le jeune médecin, discret et timide, n’osa discuter
-ce diagnostic assez fantaisiste. Il répéta, docile :</p>
-
-<p>— Oui, oui, certainement, c’est une insolation sans
-gravité !</p>
-
-<p>Dacellier se laissa conduire vers la voiture qui
-stationnait à cent mètres de là. Le commandant
-Heller l’y fit monter. Affectant une sécurité parfaite,
-il congédia le docteur, le renvoya près de Douran.
-Il se débarrassa aussi de son collègue qui, pour
-laisser plus de place au malade, s’installa sur le
-siège à côté du cocher.</p>
-
-<p>La voiture reprit lentement le chemin de la ville.
-Très calme, Dacellier délirait doucement. Dans son
-égarement même, la France restait l’unique objet
-de sa pensée, sa préoccupation constante. Il semblait
-croire que la guerre était proche, s’inquiétait de la
-mobilisation imminente et demandait sans cesse avec
-angoisse si Douran serait en état de rejoindre son
-régiment. Heller lui répondait avec patience, le rassurait
-comme un enfant. Son cœur se serrait en songeant
-à Laurence, car il l’aimait, sachant quel
-secours sa fille avait trouvé près d’elle.</p>
-
-<p>Il n’eut pas la consolation de pouvoir adoucir le
-coup qui devait la frapper. Elle le reçut en plein
-cœur, sans préparation, car, tentée par la beauté de
-cette matinée radieuse, elle sortait de sa demeure
-avec son chien Consul, au moment même où Paul
-Dacellier descendait de voiture, chancelant et soutenu
-par ses deux témoins.</p>
-
-<p>Ah ! combien son aspect était étrange et pitoyable !
-Quelle déchéance, quel avilissement dans son attitude !
-Son corps, selon les impulsions qu’il recevait,
-ployait tout d’une pièce, en avant ou en arrière,
-comme un pantin cassé. Son veston, rajusté à la hâte,
-bâillait sur sa chemise claire. Il avait sur son visage
-le même désordre que dans sa tenue, d’ordinaire si
-correcte. La grimace convulsive de la bouche dérangeait
-l’harmonie des traits, et les yeux vagues,
-errants, n’exprimaient plus rien qu’une inquiétude
-confuse, une stupeur hagarde.</p>
-
-<p>Dès qu’il aperçut son maître, Consul, selon son
-habitude, lui sauta joyeusement aux épaules en
-aboyant à pleine voix. On l’écarta. Il revint à la
-charge, s’amusant de ce qu’il prenait pour un jeu.
-Le malade, se jetant de côté avec une vive répulsion,
-essayait de fuir ses caresses et tremblait
-comme un enfant devant la bête affectueuse qu’il ne
-connaissait plus.</p>
-
-<p>Vainement, le commandant Heller s’efforça-t-il de
-rassurer Laurence qui, plus blanche que le mur
-contre lequel elle s’appuyait, contemplait cette scène
-dans une silencieuse agonie. Elle ne comprenait pas
-le sens de ses explications et s’effrayait seulement
-de la pitié qu’elle lisait dans ses yeux.</p>
-
-<p>Ursule, prévenue à son tour, accourut bientôt,
-bouleversée, tout en larmes. Mais les préoccupations
-matérielles qui, en toutes circonstances, retombaient
-toujours sur elle, la ressaisirent très vite, l’obligèrent
-à surmonter son émotion. Elle envoya la
-femme de chambre chercher le docteur Briol,
-médecin ordinaire de la famille, puis elle prépara
-le lit de Dacellier qui se laissa déshabiller et coucher
-docilement. Laurence, s’étant assise au chevet de
-son père, regardait avec une épuisante attention ce
-visage où elle cherchait en vain une lueur d’intelligence
-et de raison. Elle prenait les mains du malade,
-se penchait vers lui, l’appelait. Il ne l’entendait pas,
-et, constamment, dans une plainte monotone, répétait
-les mêmes paroles où se trahissaient son remords
-et sa douleur :</p>
-
-<p>— Versé le sang !… un Français… le sang de
-France…</p>
-
-<p>Durant trois jours, il demeura dans cet état de
-calme égarement. Sa température était normale, son
-appétit régulier. Mais il délirait du matin au soir et
-ne reconnaissait personne. Le professeur Noveu, le
-grand spécialiste de la neurasthénie, qui soignait
-Dacellier depuis quatre ans, expliqua plus tard
-assez facilement cette crise causée par l’appréhension
-dont le malade avait souffert en attendant le
-dénouement de sa querelle avec Douran. Mais,
-durant les premiers temps, Briol, livré à ses propres
-lumières, s’exagéra la gravité du mal. Ses réticences,
-son embarras, son pessimisme évident convainquirent
-Laurence que son père avait perdu la raison
-pour toujours. Ursule, qu’effrayait son désespoir,
-l’éloignait autant que possible de la chambre du
-colonel. Elle revenait cent fois par jour, étouffant
-le bruit de ses pas, rôder devant la porte close.
-Sa vie n’était plus qu’une inquiétude de tous les instants,
-une anxieuse et navrante attente.</p>
-
-<p>Enfin, le matin du quatrième jour, Ursule lui
-apprit que son père était mieux portant et qu’il la
-demandait. Le malade, en effet, dès qu’il la vit,
-l’appela par son nom. Elle eut devant cette résurrection
-soudaine une crise de larmes dont il s’émut
-beaucoup. Il se fit apporter un journal, remarqua
-que trois jours s’étaient écoulés depuis le duel et
-s’étonna de n’avoir aucun souvenir de ces trois jours.
-Ursule lui débita la fable qu’elle tenait prête. Il avait
-eu sur le terrain une insolation suivie d’un accès de
-fièvre accablant qui le tenait depuis soixante-douze
-heures dans un assoupissement continuel.</p>
-
-<p>Vers onze heures, le commandant Heller vint
-prendre des nouvelles. Paul Dacellier voulut le recevoir,
-lui parla de Douran et apprit avec joie que son
-état n’inspirait aucune inquiétude, et que sa blessure
-était en voie de guérison. Alors il parut tout à fait
-tranquille. Comme le temps était beau, on le
-descendit au jardin où il déjeuna sous les arbres
-avec Ursule et Laurence. Trois jours après, il reprit
-son service et sa vie ordinaire.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VI</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Pas un d’entre eux ne fait le bien,
-pas un seul.</p>
-
-<p class="attr">Ps. XIII.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Douran, cependant, n’oubliait pas. Dans les premiers
-transports de sa colère, cédant à des instincts
-simples et primitifs, il avait un moment souhaité de
-tuer son adversaire. Maintenant, il se rendait compte
-que cette mort n’eût point assouvi sa haine. Une vengeance
-plus raffinée, plus complète, s’offrait à lui.
-Le sort lui avait livré plus que la vie : l’honneur
-même de son ennemi. Il pouvait faire de cet être, si
-fier et jusqu’alors inattaquable, un objet de pitié et
-de dérision. Sa défaite apparente était une victoire,
-sa blessure même le servait, lui donnait l’attitude et
-l’autorité d’une victime. Orgueilleux jusqu’à la folie,
-Douran supportait difficilement le mépris de ses
-semblables. Il souffrait encore de la désapprobation
-unanime qu’avaient soulevée ses propos imprudents,
-lors de sa discussion avec Paul Dacellier. Quelle
-revanche, s’il pouvait convaincre ses auditeurs qu’ils
-avaient applaudi les paroles d’un fou, les utopies
-d’un cerveau en délire !</p>
-
-<p>Au premier ami qui vint le voir, il raconta sous
-le sceau du secret toutes les péripéties du duel, affectant
-la plus grande pitié pour son adversaire.</p>
-
-<p>— Par Dieu, mon cher, ne parlez à personne de
-cet accident si pénible, dit-il en terminant. Ce pauvre
-Dacellier ! cela pourrait lui nuire. Il m’a fait peur,
-je l’avoue, son aspect était effrayant. Heller, fort
-compétent sans doute en ces matières, nous a déclaré
-qu’il s’agissait seulement d’une insolation. Au mois
-d’avril… à dix heures du matin !… n’importe, je veux
-bien, je ne demande pas mieux, mais au fond, vous
-savez !…</p>
-
-<p>Il frappa plusieurs fois son front de son index
-dans un geste éloquent. Son interlocuteur le comprit
-aisément. Il promit de se taire. Mais, dès le lendemain,
-une dizaine de personnes bien renseignées
-allaient colporter de salon en salon une nouvelle
-sensationnelle : Dacellier avait eu sur le terrain un
-accès de folie furieuse, et son internement dans une
-maison de santé devenait une nécessité.</p>
-
-<p>Douran avait à Fontainebleau beaucoup d’obligés,
-de séides, aveuglément attachés à sa fortune. Ils
-affluèrent chez lui. Adoptant servilement l’attitude
-de leur protecteur, ils affectaient de plaindre Dacellier :
-« C’était un officier de grande valeur, un homme
-loyal auquel on pardonnait volontiers sa rudesse.
-Comment expliquer cet accès de folie ? Jusqu’alors
-il avait paru fort sain d’esprit. »</p>
-
-<p>Douran hochait la tête. Oui, sans doute. Pourquoi
-cependant vivait-il si seul et sans amis ? Pourquoi
-sa fille imitait-elle si jalousement sa réserve ? Nul
-n’avait jamais pénétré dans l’intimité de cette maison
-mystérieuse. Les domestiques n’y séjournaient
-pas longtemps, s’en échappaient comme d’un enfer,
-terrifiés par l’extraordinaire violence du maître.
-Quiconque causait avec lui remarquait vite, au
-reste, l’exaltation de ses idées, son irritabilité anormale.
-Il ne pouvait souffrir la contradiction. C’est
-pourquoi il l’avait provoqué, lui, Douran, d’une
-façon si brutale et si inattendue.</p>
-
-<p>Alors le bon apôtre s’excusait. Il avouait qu’il connaissait
-depuis longtemps le déséquilibre mental de
-Dacellier. Il avait eu grand tort de ne pas lui céder.
-Pourquoi discuter avec un malade qui ne savait
-répondre aux arguments les plus sensés que par des
-injures inqualifiables ?</p>
-
-<p>Ces propos recueillis, répétés, commentés par
-des courtisans dociles, émurent l’opinion publique
-en faveur de Douran. Il passa pour la victime
-innocente d’un fou dangereux. Dacellier, qui le
-détestait depuis longtemps, l’avait insulté lâchement
-sans aucun motif sérieux. Bientôt on affirma que ce
-forcené, violant toutes les lois du duel, sans attendre
-aucun signal, avait déchargé entièrement son pistolet
-sur son adversaire, en avançant sur lui jusqu’à
-le toucher. Douran lui-même et les quatre témoins
-de la rencontre démentaient énergiquement cette
-version. Nul ne voulut les écouter. On admira leur
-magnanimité. Ils altéraient la vérité par esprit de
-corps, par pitié pour un camarade malheureux qu’un
-mot de leur bouche pouvait déshonorer. Mais leur
-compassion n’était-elle point criminelle ? Voici que
-Dacellier avait repris son service, on le voyait passer
-calme et correct dans les rues. Un nouvel accès
-de folie n’était-il pas à craindre ? Qui en serait maintenant
-la victime ? Ne vaudrait-il pas mieux destituer
-et enfermer cet homme considéré à juste titre comme
-un danger public ?</p>
-
-<p>Tandis que la calomnie, la haine préparaient
-ainsi sa ruine, le colonel demeurait tranquille,
-dans une ignorance absolue et pleine de sécurité.
-S’il eût connu, au reste, les manœuvres de son
-ennemi, il n’eût point daigné se défendre. Ce grand
-cœur chimérique était inaccessible à la crainte et se
-croyait invulnérable, parce qu’il se savait sans
-reproche.</p>
-
-<p>Pas plus que son père, Laurence ne pouvait discerner
-les premiers symptômes de l’orage qui grondait
-au dehors, si loin de sa retraite. Après avoir
-traversé les pires angoisses, elle subissait la réaction
-bienheureuse qui suit la cessation brusque d’une
-souffrance aiguë. Cette délivrance coïncidait avec
-l’épanouissement du printemps. Toute sa jeunesse
-se jetait impétueusement vers la joie, pardonnait
-à la vie, s’agenouillait en extase devant la beauté
-du monde.</p>
-
-<p>Un matin de mai, elle descendit au jardin pour
-y cueillir les premiers lilas. Debout auprès du bosquet
-où ils s’épanouissaient dans une exubérance
-radieuse, elle choisissait, parmi leurs thyrses, les
-plus violets. Parfois, pour atteindre une branche
-trop haute, elle sautait en l’air légèrement. Consul
-aussitôt, piqué d’émulation, l’imitait, plein de zèle,
-en jappant frénétiquement. Elle riait de ses bonds
-prodigieux et, avec une allégresse enfantine, l’excitait
-contre la fleur inaccessible. Il était onze
-heures du matin. Paul Dacellier ne rentrait jamais
-de son école avant midi. Ursule était partie la veille
-pour Paris, chargée d’une foule d’achats importants.
-Laurence, sans contrainte, sans inquiétude, goûtait
-pleinement sa liberté. Une surprise heureuse vint
-accroître sa joie, des pas crièrent sur le gravier. Elle
-se retourna et vit venir à elle sa femme de chambre,
-précédant un visiteur inattendu, le lieutenant-colonel
-Arêle.</p>
-
-<p>C’était l’unique ami de Paul Dacellier et son compatriote.
-Nés tous deux à Sedan, ils avaient, enfants,
-joué aux mêmes jeux, connu les mêmes visages,
-exploré le même pays, grandi dans le même décor,
-avant d’être unis plus intimement encore par un
-commun amour de la patrie et par des études semblables.
-Sorti de Polytechnique en même temps que
-Dacellier, Arêle, mathématicien et technicien remarquable,
-mais desservi par son cléricalisme, avait
-toute sa vie végété dans des postes obscurs. Il dirigeait
-à cette époque la poudrerie de Morgins, à une
-heure de Paris, et comptait y rester jusqu’à sa
-retraite, ayant peu d’espoir de passer jamais général.
-Mais il acceptait sans révolte cette injustice.
-Arêle avait trois fils. Les deux aînés, depuis dix ans,
-avaient quitté le monde pour entrer en religion chez
-les Jésuites ; le troisième était officier d’infanterie.
-A plusieurs reprises, Laurence, invitée avec son père
-chez le colonel, avait étudié de près sa vie toute
-pure. Levé à cinq heures du matin, il assistait
-chaque jour à la première messe où il communiait ;
-puis, aussitôt après, il visitait ses pauvres, s’informait
-de leurs besoins, leur distribuait ses aumônes.
-M<sup>me</sup> Arêle, délicate de santé, ne quittait guère sa
-chambre que pour se rendre à l’église. Elle ne
-renonçait pas pour cela à exercer la charité. Et
-c’était tout le jour autour de sa chaise longue un
-défilé constant d’affligés qui venaient réclamer ses
-conseils, son aide, ses consolations, et dont elle
-savait toujours alléger la misère. Ces deux êtres
-vivaient dans une union parfaite, ayant le même
-but, les mêmes convictions, la même foi. Ils faisaient
-le bien sans ostentation, avec un empressement
-aimable, une simplicité radieuse. Laurence
-ne songeait jamais à la paix de cet intérieur
-sans un étonnement désolé, une nostalgie poignante.
-Paul Dacellier, qui savait comme elle admirer tout ce
-qui est grand, vénérait Arêle. Arêle avait pour lui cet
-admirable amour chrétien qui surpasse tout autre
-amour parce qu’il s’adresse uniquement à l’âme,
-n’admet aucune séparation, aucune rupture, aucun
-oubli, franchit indifférent l’abîme de la mort et ne
-voit dans l’amitié la plus belle que le commencement
-et l’ébauche d’une éternelle amitié. Ce croyant,
-enivré des pures délices de la religion, comprenait
-mieux que personne la douleur de ceux qui n’ont
-point trouvé la vérité. L’incrédulité de son ami le
-navrait. Il le plaignait si profondément qu’il eût
-presque consenti à perdre sa foi pour la lui donner ;
-et, dans ses prières, il ne cessait de solliciter le
-secours de la grâce pour ce pauvre cœur si triste et
-si troublé.</p>
-
-<p>Bien que le colonel Arêle ne fût jamais venu à
-l’improviste à Fontainebleau, son arrivée n’éveilla
-chez Laurence ni soupçons, ni inquiétude. Tous les
-événements de la vie avaient ce matin-là pour elle
-les couleurs roses et bleues du jour.</p>
-
-<p>Elle embrassa gaiement son vieil ami et, pendant
-qu’il la félicitait de sa bonne mine, elle le considérait
-avec une complaisance attendrie. Elle le
-trouvait charmant, malgré sa laideur. Grand, très
-fort, les épaules larges, l’encolure courte et massive,
-le teint coloré, les traits lourds, il plaisait cependant
-par son sourire plein de bonté, par la limpidité de
-son regard bleu, candide comme celui d’un enfant.
-L’âme toute pure resplendissait à travers la rude
-enveloppe. On sentait que la vie avait passé sur cet
-homme sans lui imprimer aucune flétrissure. Il gardait,
-en dépit de l’âge, une jeunesse étrange, la
-jeunesse éternelle de l’être que les passions n’ont
-jamais souillé.</p>
-
-<p>Pourtant, il n’avait pas ce matin sa sérénité coutumière.
-Tandis que Laurence l’entraînait dans la
-grande allée qui tournait autour du jardin rond, il
-écoutait en silence son joyeux bavardage, évitant
-de la regarder. Car il était venu dans cette maison
-comme un messager de malheur. En l’absence
-d’Ursule, il allait être obligé d’annoncer, à cette
-enfant qu’il aimait, de pénibles nouvelles, et il hésitait,
-navré du mal qu’il allait faire.</p>
-
-<p>Laurence ne remarquait pas le trouble de son vieil
-ami. Elle lui désignait au passage les fleurs fraîchement
-écloses, lui faisait admirer la parure du
-jardin. Bientôt, elle parla de son père, de la terrible
-crise dont il avait souffert après le duel avec Douran.
-Ce souvenir, même aujourd’hui, lui semblait
-doux, lui permettait de mieux goûter sa sécurité
-présente. Serrant contre sa poitrine les lilas qu’elle
-venait de cueillir et qui, chauffés par le soleil,
-mais humides encore de rosée, avaient la fraîche
-tiédeur d’un corps vivant, elle répétait avec un
-accent de délivrance :</p>
-
-<p>— Enfin, c’est fini tout cela. Quel bonheur !</p>
-
-<p>Le temps passait. Dacellier pouvait rentrer d’un
-instant à l’autre. Le colonel Arêle se décida :</p>
-
-<p>— Non, mon enfant, dit-il avec une infinie pitié,
-non, hélas ! ce n’est pas fini.</p>
-
-<p>Elle comprit tout de suite, laissa tomber les fleurs
-qu’elle tenait et se dépouilla en même temps de
-toute sa joie. Elle ferma les yeux pour ne plus voir
-l’odieuse lumière qui l’avait séduite et trompée. Le
-colonel devina que, pour cette nature violente, l’attente
-du malheur était plus pénible que le malheur
-lui-même. Il se hâta d’expliquer le motif de sa visite
-et le danger qui menaçait son ami.</p>
-
-<p>Douran, en effet, avait réussi plus vite et plus complètement
-qu’il ne l’espérait dans son œuvre, ayant
-trouvé partout des alliés inattendus, prêts à servir
-sa rancune. Son adversaire, en effet, comme toutes
-les natures excessives, n’inspirait que des sentiments
-extrêmes, respect fanatique ou exécration.
-Dans les affaires de son service, il parvenait à
-dominer par amour du devoir l’irritabilité de son
-caractère. Il était sévère, mais équitable, sachant discerner
-du premier regard toute aptitude définie,
-toute supériorité, toute grandeur. Pourtant sa parole
-franche et rude lui avait suscité d’innombrables
-ennemis. Et tandis qu’il décourageait par sa froideur
-distante les dévouements, il avivait sans cesse les
-haines dont il était l’objet. Plusieurs officiers placés
-sous ses ordres, légers, paresseux, incapables et
-comme tels souvent en butte à ses duretés, ne souffraient
-qu’avec peine sa domination et le détestaient
-mortellement. Leurs éternelles récriminations prirent
-soudain une importance considérable. On leur donna
-raison. L’inflexible justice du chef, conscient de sa
-responsabilité, fut appelée rigueur d’insensé ; sa fermeté,
-despotisme inacceptable. Ses ordres parurent
-incohérents, stupides. Des plaintes parvinrent au
-ministère de la Guerre. Douran, très lié avec plusieurs
-députés influents, les appuyait, répétait inlassablement
-qu’on ne pouvait laisser un commandement
-important à un homme dont les accès de folie,
-constatés par plusieurs témoins, mettaient journellement
-en péril la vie de ses semblables. Son insistance
-avait obtenu gain de cause. Le colonel Arêle venait
-d’apprendre que la destitution de Dacellier n’était
-plus qu’une question de jours.</p>
-
-<p>Bien que son vieil ami n’eût point voulu lui dire
-toute la vérité, Laurence devina facilement que son
-père passait pour fou. Elle comprit pourquoi, bien
-qu’il fût guéri depuis un mois, Lucie Jaffin persistait
-à lui demander de ses nouvelles. Elle se rappela
-mille paroles empoisonnées dont le sens lui avait
-échappé. Et elle se mit à trembler de tous ses membres,
-secouée par le déchaînement d’une indignation
-furieuse.</p>
-
-<p>— Ah ! les lâches ! sanglotait-elle, les lâches !
-Qu’est-ce que mon père leur a fait ? Un être si droit,
-si noble ! Comme il souffrait d’avoir blessé Douran,
-comme il s’est inquiété de lui ! Et pourtant… oh !
-mon Dieu, je voudrais, moi, qu’il l’eût tué. Mais un
-homme qui vit à l’écart de tout, avec un rêve sublime
-dans le cœur, c’est un fou, un malfaiteur, un danger
-pour la société ! Il faut le déshonorer, briser sa
-carrière, paralyser à jamais son activité. De telles
-injustices sont possibles ! Je ne le savais pas ! non,
-je ne le savais pas encore !</p>
-
-<p>Le colonel Arêle laissa passer cet ouragan.</p>
-
-<p>— Hélas ! mon enfant, murmura-t-il, l’injustice du
-monde est sans bornes et je comprends qu’elle vous
-révolte. Si nous voulons la supporter, il faut songer
-à la grande victime. Ah ! si c’était notre frère, notre
-père qui fût traîné aujourd’hui devant nous, au
-milieu des huées, jusqu’au calvaire, quel ne serait
-pas notre désespoir ! Jésus était plus que notre père
-et notre frère, plus noble, meilleur que la plus
-intègre des créatures, pourtant nous l’avons tous
-trahi et crucifié. Voilà la grande injustice, voilà le
-grand forfait.</p>
-
-<p>Au plus fort de sa révolte, Laurence fut irrésistiblement
-touchée par ces paroles prononcées avec
-tant d’émotion. Elle admira ce pur chrétien dont
-elle ne pouvait suspecter la bonté, mais qui, maintenant
-toujours son âme en extase au pied de la
-croix, considérait la douleur avec un si tranquille
-amour. Un instant elle voulut l’imiter, tenta de
-formuler dans son cœur une prière. Elle n’avait
-point l’habitude de la discipline catholique, et cet
-élan vers la paix s’acheva dans un nouvel accès de
-désespoir.</p>
-
-<p>— Je ne peux pas accepter, gémit-elle. Je sais
-bien que mon père ne pourra supporter cela. Son
-école !… il l’aime plus que sa vie, nul poste ne
-lui a jamais été plus cher. S’il en est chassé de cette
-façon brutale, ignominieuse, il en mourra, il se
-tuera peut-être.</p>
-
-<p>Arêle tressaillit, atteint cette fois jusqu’au fond
-du cœur. Connaissant la nature violente et sombre
-de Dacellier, il le savait capable d’accomplir cet acte
-désespéré qui les eût séparés pour toujours. Alors
-il exposa brièvement à Laurence le plan qu’il avait
-formé pour sauver son ami. En faisant agir toutes
-les influences dont il pouvait disposer, il espérait
-neutraliser quelque temps encore les intrigues de
-Douran et retarder son triomphe. Mais il fallait
-que Dacellier, prévenant la mesure de rigueur qui
-devait le frapper, demandât, le plus tôt possible, un
-congé d’un an et quittât Fontainebleau. Le scandale
-qu’avait causé son accident s’oublierait peu
-à peu. Plus tard, il reprendrait un commandement
-dans une garnison nouvelle où la haine de
-ses ennemis ne le poursuivait pas. Le plus difficile
-était d’obtenir que ce chef, si passionnément épris
-de son métier, se résignât temporairement à
-l’inaction. Seul, le professeur Noveu possédait
-assez d’influence sur son malade pour pouvoir
-exiger de lui un tel sacrifice. S’il imposait à
-Dacellier un repos momentané, le colonel qui
-se soignait par devoir, par amour pour sa patrie
-qu’il voulait servir le plus longtemps possible,
-se soumettrait, sans doute. Laurence adopta tout
-de suite ce plan si sage. En l’absence d’Ursule,
-elle promit d’écrire dans l’après-midi au professeur
-pour lui expliquer le service qu’on attendait de lui
-et le supplier de sauver, par un mensonge nécessaire,
-l’honneur et peut-être la vie de son malade.
-Le colonel Arêle emporterait la lettre et la remettrait
-en mains propres au docteur. Ils achevaient
-de se concerter lorsque midi sonna. Laurence s’enfuit
-pour rafraîchir dans l’eau son visage altéré par les
-larmes.</p>
-
-<p>Durant le déjeuner, elle ne put prendre aucune
-nourriture. Son père cependant ne s’en aperçut pas.
-Il ne songeait pas à l’observer, tout heureux de
-revoir le seul ami qu’il possédât sur terre, le seul
-être avec lequel il pût causer de tout ce qu’il aimait.
-Arêle lui communiqua une lettre de son fils cadet,
-où le jeune officier, qui venait d’être envoyé au
-Maroc, racontait son premier combat. Ces pages,
-toutes vibrantes de patriotisme et d’ardeur guerrière,
-enthousiasmèrent Dacellier.</p>
-
-<p>— Ah ! le gaillard ! s’exclamait-il, parcourant
-encore du regard la lettre qu’il venait de lire à haute
-voix, quelle fougue, quel entrain, quelle bravoure
-jeune et simple ! Ah ! si seulement André lui ressemblait…
-Peu importe ! Que ce soit ton fils, Arêle,
-ou le mien, c’est toujours un fils de France. La
-génération nouvelle n’est donc pas si corrompue,
-si efféminée qu’on veut bien nous le dire. Il y a
-encore des êtres qui ne craignent ni le danger, ni la
-souffrance et qui savent vivre sans foyer, sans
-femme, sans luxe, sans plaisirs, libres de toutes
-chaînes. Bon sang ! ceux-là n’ont pas voulu faire du
-commerce, ni s’enrichir en vendant du beurre ou du
-savon. Ils ont f… le camp, loin, bien loin, ces sages,
-afin de nous conquérir des territoires nouveaux, et
-des richesses dont ils ne profiteront jamais. Ce sont
-ces enfants, ces héros qui reviendront un jour lutter
-sur nos vieux champs de bataille et qui nous rendront
-la victoire.</p>
-
-<p>Il exultait et Laurence regardait avec un amour
-infini ce visage habituellement si sombre, mais
-transfiguré aujourd’hui par une espérance radieuse.
-Elle eût donné sa vie pour prolonger cette joie précaire
-et pourtant elle souhaitait de la voir finir, tant
-la sécurité absolue de son père lui semblait dangereuse.
-Sa consternation s’accrut lorsque Dacellier,
-influencé par les impressions heureuses qui venaient
-de ravir son âme, affirma qu’il se trouvait depuis
-quelque temps mieux portant et parla de sa guérison
-comme d’une chose à peu près acquise. La jeune
-fille, effrayée de cet optimisme, se demandait avec
-angoisse combien il lui faudrait de jours pour décider
-son père à aller à Paris consulter le docteur
-Noveu. Satisfait de l’amélioration de sa santé, il pouvait
-retarder indéfiniment cette démarche si nécessaire.
-Arêle, tout en causant, devinait l’angoisse
-de Laurence. Il voulut essayer de lui venir en aide,
-se plaignit affectueusement de voir si peu son ami.
-Et voici que celui-ci répondit le plus simplement du
-monde :</p>
-
-<p>— Nous pourrons prendre rendez-vous à Paris
-pour la semaine prochaine, car je compte aller consulter
-Noveu jeudi. Je ne l’ai pas revu depuis cette
-insolation qui m’a rendu si malade, et bien que je
-sois tout à fait remis, je veux avoir son avis sur cet
-accident qui me paraît tenir à d’autres causes qu’à
-la chaleur d’une matinée d’avril. Donc, si tu veux,
-jeudi, nous déjeunerons ensemble.</p>
-
-<p>Etourdie de ce dénouement si prompt, Laurence
-eut un soupir de délivrance. L’avenir lui parut
-moins noir qu’elle ne l’avait imaginé, puisque
-déjà son père avait fixé de lui-même la date du
-voyage auquel elle ne savait comment le décider.
-Elle vit dans cet incident favorable une preuve que
-la Providence ne l’abandonnerait pas et reprit
-confiance.</p>
-
-<p>Cette accalmie cessa lorsque, remontée dans sa
-chambre, elle prépara sa lettre au professeur Noveu.
-Elle croyait écrire l’arrêt qui condamnait son père
-à mort. Chaque mot lui arrachait de nouvelles
-larmes. Elle achevait cette tâche cruelle lorsque le
-colonel Arêle vint lui faire ses adieux. Il relut sa
-lettre, l’approuva, la glissa dans son portefeuille.</p>
-
-<p>— Je la remettrai dès demain au docteur Noveu,
-dit-il. Courage mon enfant, notre plan est bon.</p>
-
-<p>— Peut-être, murmura-t-elle amèrement, et pourtant
-il doit briser ce cœur que nous voulons sauver.
-Ah ! colonel, que c’est dur, jamais de repos dans ma
-vie, chaque jour un nouveau coup, une nouvelle
-douleur, toujours souffrir et toujours voir souffrir !</p>
-
-<p>Elle fixait sur son vieil ami des yeux secs où
-brûlait une douleur enragée, sans espoir, dont la
-violence épouvanta ce doux chrétien. Mais il possédait
-en lui cette force, cette paix suprême qui peut
-calmer jusqu’aux vents déchaînés, jusqu’à la mer
-furieuse.</p>
-
-<p>— Sachez-le pourtant, ma pauvre petite, dit-il
-avec une autorité souveraine, il n’y a qu’un malheur
-ici-bas : c’est la privation de Dieu !</p>
-
-<p>Il venait de toucher avec un instinct sûr une plaie
-secrète et profonde dont Laurence, sans le savoir,
-souffrait depuis longtemps. Elle tressaillit sous ce
-coup qui lui révélait sa blessure et comprit pour la
-première fois la cause réelle de son infortune. Si
-son foyer lui semblait si désert, si triste, c’était bien
-en effet parce que Dieu n’y avait pas de place.
-Appuyé sur la croix, son père eût trouvé un remède
-à toutes ses douleurs. C’est en vain qu’elle cherchait
-pour lui des secours humains, sa tendresse même
-restait vaine et stérile. Mais elle l’eût guéri si, possédant
-la foi du colonel Arêle, elle eût pu la donner
-à ce grand affligé. Toute son âme, brusquement,
-éclairée, humiliée jusqu’à la mort, reconnut son
-infirmité. Elle se jeta dans les bras de son vieil ami
-et murmura vaincue, avouant sa détresse :</p>
-
-<p>— Aidez-moi, colonel, priez pour moi ! priez pour
-lui !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VII</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Mais adieu</div>
-<div class="verse">O ville et terre d’Erecktée,</div>
-<div class="verse">O sol de Trézène !</div>
-<div class="verse">Combien tu as de charmes</div>
-<div class="verse">Pour passer la jeunesse !</div>
-</div>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Euripide.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>L’âme humaine, en général, supporte difficilement
-le premier choc de la douleur. La révélation du
-malheur la brise, mais si ce malheur se prolonge,
-elle s’y accoutume bonnement. Lorsque Ursule, revenant
-de Paris, apprit les nouvelles apportées par le
-colonel Arêle, son désespoir fut affreux. Pourtant,
-dès le lendemain, elle s’apaisa, courba doucement la
-tête sous l’orage et attendit les événements avec sa
-passivité coutumière.</p>
-
-<p>Laurence, au contraire, insensible à l’influence
-bienfaisante du temps, de jour en jour s’inquiétait
-davantage. M<sup>me</sup> Arêle lui écrivit, l’informa que son
-mari avait vu le professeur Noveu et faisait agir
-activement près du ministre de la Guerre. Cette
-lettre ne rassura pas la jeune fille. Elle connaissait
-le dévouement du colonel Arêle, mais cet homme
-intègre et droit aurait-il l’habileté nécessaire pour
-lutter contre le génie malfaisant de Douran ? Le
-moindre incident pouvait déjouer sa prudence et
-précipiter dans l’abîme celui qu’il cherchait à sauver.
-Elle fut presque heureuse lorsque, le dimanche, elle
-entendit son père déclarer qu’il se trouvait moins
-bien portant, car cette rechute le préparait un peu
-à l’ordonnance qu’allait lui signifier le professeur
-Noveu. Puis, de nouveau, elle s’inquiéta, redoutant
-qu’une crise trop grave ne l’obligeât à différer son
-voyage à Paris, et les journées se traînaient, lentes
-comme des siècles.</p>
-
-<p>La douleur qu’elle attendait vint à son heure,
-mais plus amère encore qu’elle ne l’avait prévue.
-Le colonel, bien que fort souffrant, partit le jeudi
-pour Paris. Il en revint sombre comme la mort.
-Laurence eut peine à retenir un cri lorsqu’il apparut
-au dîner, tant son allure pesante était celle d’un
-vieillard. Nulle flamme ne brûlait plus dans son
-regard vague et lugubre. Il se traîna jusqu’à la table,
-s’assit lourdement, déplia sa serviette.</p>
-
-<p>— Allons, dit-il avec un rictus qui tordit sa bouche
-d’un seul côté sans éclairer aucunement ses traits
-mornes, allons, je suis un homme fini. Noveu exige
-que je prenne un an de congé, un an… J’entends ce
-que cela veut dire. Puisque j’en suis là, mieux vaut
-envoyer ma démission.</p>
-
-<p>Laurence voulut protester. Il lui imposa silence
-d’un geste excédé. Pourtant il ne devait pas accomplir
-l’acte irréparable auquel il semblait décidé. Ses
-paroles étaient découragées, son cœur ne désespérait
-pas. Il voulait guérir et servir encore
-son pays. Durant quinze jours, il hésita devant
-le sacrifice qui lui était imposé. Laurence, effrayée
-de ces longs atermoiements, n’osait cependant le
-presser d’agir, tant elle craignait d’éveiller ses
-soupçons. Un jour, elle trouva sur sa table une
-lettre inachevée qu’il écrivait au ministre de la
-Guerre. Il sollicitait un congé d’un an pour raison
-de santé. Cette lettre, à laquelle manquait seule la
-signature, demeura toute une semaine ouverte au
-même endroit. Enfin elle disparut et peu après,
-Laurence découvrit la réponse du ministère accordant
-l’autorisation demandée. Elle respira. Son père
-était sauvé de l’affront injuste qu’elle redoutait. Il
-payait cher ce triomphe insoupçonné.</p>
-
-<p>Le jour vint où il dut remettre son commandement
-à son successeur. Sa douleur fut si vive qu’elle
-changea sa nature, le rendit presque doux. Lorsqu’il
-rentra, ce matin-là, fort en retard pour déjeuner, son
-regard avait une expression inaccoutumée d’humilité
-et de patience. Il embrassa sa fille et lui dit avec
-résignation :</p>
-
-<p>— Eh bien ! voilà, c’est fait, je ne suis plus commandant
-de l’Ecole.</p>
-
-<p>Laurence ne put se maîtriser. Elle éclata en sanglots.
-Le colonel, profondément touché, essaya de la
-consoler. Il répétait : « Voyons, voyons, enfant, ce
-n’est pas si terrible ! » Mais il avait beau mordre sa
-moustache et s’efforcer de feindre le courage, son
-sourire vacillait sur ses lèvres tremblantes, et Ursule,
-à son tour, gagnée par l’émotion, plongeait dans
-sa serviette un visage ruisselant de pleurs. Ce fut
-un jour de désolation pour tous trois. Pourtant le
-colonel, ignorant les basses intrigues auxquelles il
-cédait, gardait encore une espérance. Ursule souffrait
-sans révolte, sans amertume. Laurence était la
-plus atteinte, car l’injustice affole l’être jeune. Elle
-voyait pour la première fois le mal triompher du
-bien, la calomnie jeter à terre un homme intègre
-et droit. Toute sa vie elle devait garder comme une
-blessure inguérissable le souvenir de cette iniquité.
-Le cœur plein de défiance, elle avait pris l’espèce
-humaine en telle horreur qu’elle refusa désormais
-de sortir. Le malheur, l’exemple du colonel Arêle
-avaient exalté sa ferveur, la prière lui était douce ;
-mais c’est à peine si le dimanche elle osait
-assister de grand matin à une messe basse, tant
-elle craignait de rencontrer Lucie Jaffin qui,
-dévote autant que méchante, fréquentait assidûment
-l’église ; et elle s’indignait que des créatures aussi
-viles fussent admises au pied des autels.</p>
-
-<p>Cloîtrée dans sa demeure, elle souffrait donc sans
-consolation, sans secours, dédaignant de se plaindre
-même à Edith. Celle-ci, bien qu’elle connût par
-son père le drame douloureux qui venait de briser
-la vie de Dacellier, n’osait témoigner sa compassion
-à son amie, dont le silence farouche décourageait
-sa charité. Laurence, cependant, la recevait
-toujours avec plaisir. Leur tristesse parlait le
-même langage. Placées dans une situation analogue,
-victimes de la méchanceté du monde, elles croyaient
-fermement, grâce à l’exagération de la jeunesse,
-que tout était fini pour elles, que jamais plus
-l’existence ne leur serait douce ou clémente. Et
-c’était merveille d’entendre ces deux enfants renoncer
-pour toujours au bonheur, à l’amour, et parler des
-joies de la terre avec un sourire ascétique.</p>
-
-<p>Par l’intermédiaire de Laurence, qui se chargeait
-de remettre ses lettres, M<sup>me</sup> Heller écrivait parfois à
-sa fille. Visiblement ravie de sa situation nouvelle,
-elle engageait Edith, avec un égoïsme inconscient,
-à ne plus s’affliger de son absence, car ce n’était là
-qu’un chagrin passager et l’avenir ne pouvait manquer
-de lui apporter sa part de bonheur. La jeune
-fille pleurait souvent en lisant ces lettres cruelles.
-Pourtant, elle répondait tendrement à sa mère. Elle
-se réjouissait de la savoir tranquille et sans remords.
-Son cœur généreux s’oubliait volontiers pour ne
-songer qu’aux autres. Et ce fut par pur dévouement
-pour son père qu’elle se fiança bientôt à l’un de ses
-cousins, garçon sérieux et bon, ni beau, ni laid, doué
-de ces qualités ternes et solides qui découragent la
-passion capricieuse. Médecin à Saint-Mandé, Ludovic
-Albertaud n’offrait à Edith qu’une situation
-médiocre, mais elle savait que le commandant
-Heller, après le scandale qu’avait causé le départ de
-sa femme, désirait vivement la marier et prendre
-sa retraite. La jeune fille n’hésita pas longtemps.</p>
-
-<p>Lorsqu’elle vint annoncer à Laurence ses fiançailles,
-elle ne put s’empêcher de pleurer l’avenir
-romanesque qu’elle avait désiré, comme toutes les
-adolescentes, et auquel elle ne renonçait pas sans
-chagrin. Puis, très vite son cœur doux et sage se
-résigna ; elle cessa de souffrir bien avant que Laurence
-eût cessé de la plaindre.</p>
-
-<p>Le commandant Heller donna sa démission et
-s’apprêta à quitter Fontainebleau, car il voulait que
-le mariage de sa fille eût lieu à Paris, où rien ne
-leur rappellerait leur passé. Ursule s’effraya de
-l’abandon où ce départ allait laisser Laurence.</p>
-
-<p>Ce n’était pas qu’Edith fût pour elle un soutien
-moral, mais ses visites la distrayaient, l’arrachaient
-de force à l’obsession d’une même pensée. Privée
-de cette diversion salutaire, pourrait-elle supporter
-le poids écrasant de souffrance et de solitude qui
-l’accablait ? Elle avait renoncé entièrement aux
-longues promenades jadis tant aimées. La forêt,
-dont les abords directs étaient, à cette époque de
-l’année, très fréquentés, ne la voyait plus passer sous
-ses ombrages avec son chien Consul. Enfermée dans
-sa chambre tout l’après-midi, elle lisait, écrivait ou
-méditait sur la douleur humaine, et elle avait, à la
-fin de ces longues journées solitaires, le regard
-fiévreux, les mouvements saccadés, les rires inattendus
-de l’être guetté par la folie.</p>
-
-<p>Ursule confia ses inquiétudes au colonel Arêle qui,
-depuis que ses amis étaient malheureux, venait
-tous les quinze jours déjeuner avec eux. Lui aussi
-remarquait avec peine le dépérissement de Laurence
-et cherchait le moyen de la secourir. Il entreprit de
-décider Dacellier à venir habiter Paris. Celui-ci,
-depuis qu’il avait quitté son école, avait pris Fontainebleau
-en horreur ; cependant comme il comptait
-fermement, son congé fini, redemander un commandement,
-il jugeait inutile de faire, pour si peu
-de temps, une installation nouvelle. Arêle triompha
-assez vite de sa résistance en lui parlant de Laurence.
-Il affirma que sa langueur, l’état précaire
-de sa santé n’avaient d’autre cause que l’ennui
-qui la dévorait. Elle avait besoin de mener une vie
-moins sévère, plus en rapport avec sa jeunesse.
-A Paris elle retrouverait, en même temps qu’Edith,
-sa belle-sœur ; elle pourrait, puisqu’elle aimait
-la musique, les livres, l’étude, entendre des concerts,
-fréquenter les bibliothèques et les musées. Ces
-distractions conformes à ses goûts l’arracheraient
-à ce perpétuel tête-à-tête avec elle-même que
-nulle âme ne peut supporter impunément. Dacellier
-apprécia la justesse de ces arguments. Il en vint à
-considérer que son installation à Paris était une
-question de vie ou de mort pour sa fille. Dès lors,
-toutes ses hésitations cessèrent devant l’imminence
-du danger dont sa sombre et fougueuse nature lui
-exagérait l’importance. Il devait, durant le mois
-d’août, faire dans une maison d’hydrothérapie une
-cure ordonnée par le professeur Noveu. La veille de
-son départ, il remit cinq mille francs à Ursule, et
-comme celle-ci s’étonnait de recevoir une si grosse
-somme pour vivre six semaines, il expliqua :</p>
-
-<p>— C’est pour notre déménagement. Je désire que
-vous le fassiez en mon absence. Puisqu’il s’agit de
-la santé, du bonheur de Laurence, il ne faut pas
-perdre de temps. Allez à Paris, choisissez un appartement,
-je vous donne carte blanche. Je ne rentrerai
-pas à Fontainebleau, nous nous retrouverons là-bas.</p>
-
-<p>Ursule fut un peu suffoquée de cette décision si
-brusque, mais le colonel l’avait habituée à une obéissance
-passive. Sans discuter ses ordres, elle se mit
-en devoir d’accomplir le tour de force exigé. Dès
-la première semaine d’août, elle partit pour Paris,
-resta quinze jours à l’hôtel, visitant du matin au
-soir des appartements. Elle en découvrit un, rue
-Vaneau, dont la situation la séduisit, car les plus
-belles chambres, exposées au midi, donnaient toutes
-sur des jardins. Laurence, qui vint passer vingt-quatre
-heures à Paris, fut ravie de voir tant d’arbres
-et de verdure autour de sa future demeure. Le déménagement
-fut fixé au 5 septembre.</p>
-
-<p>Le jour du départ, Laurence se leva de bonne
-heure, et, laissant Ursule surveiller les derniers préparatifs,
-elle se rendit à l’église, entendit une messe.
-Puis, en sortant, elle gagna la forêt qu’elle voulait
-revoir une fois encore. Son cœur était violemment
-agité. Elle avait accepté avec joie de quitter Fontainebleau.
-Une expression de triomphe ironique
-passait dans son regard lorsqu’elle songeait que
-Lucie Jaffin, absente depuis les premiers jours
-d’août, à son retour, ne la retrouverait plus. Elle se
-réjouissait d’échapper pour toujours à l’atmosphère
-de haine qui lui était insupportable, mais elle regrettait
-cependant le cadre où les rêves passionnés de
-sa jeunesse solitaire s’étaient épanouis. Déjà la vieille
-maison, où elle avait vécu des heures monotones
-que rendaient parfois si belles les orages ardents de
-son âme, ne lui appartenait plus. Envahie par une
-grise et morne poussière, encombrée de caisses, de
-malles, de défroques hétéroclites parmi lesquelles
-errait Royale Egypte hérissée et furieuse, elle avait
-pris un aspect délabré, hostile, qui décourageait le
-regret fidèle. Au contraire, dans les bois où rien
-n’était changé, Laurence retrouvait à chaque pas de
-nouveaux souvenirs qui se levaient à son approche,
-lui souriaient d’un sourire suranné, gracieux et poignant.
-Tendrement, elle saluait ses douleurs évanouies,
-ses illusions mortes, et même l’ombre déshonorée
-de Lætitia Heller.</p>
-
-<p>Ces fantômes peu à peu s’écartaient de son chemin,
-tristement, discrètement, comme une femme vieillie
-devant un amant trop jeune, car déjà elle ne leur
-accordait plus qu’un regard distrait tandis qu’elle
-montait à vive allure la route du Bouquet-du-Roi.
-Son cœur se détachait du passé pour se tourner
-vers l’avenir, vers ce Paris qu’elle ne connaissait pas
-et ne voulait connaître qu’à travers les romans de
-Balzac. Elle évoquait le bal où M<sup>me</sup> de Beauséant,
-convaincue de l’infidélité de son amant, reçoit ses
-hôtes avec un rayonnant sourire, tandis que dans
-ses appartements privés on prépare son départ et
-qu’on attelle la voiture qui doit, à l’aube, l’emporter
-dans ses terres. Elle songeait à la duchesse de Langeais,
-sa préférée, tout d’abord si coquette, si
-froide, puis humiliée jusqu’à la mort par le cruel
-amour de Montriveau. Oui, Paris était bien la patrie
-des grands égarements, des folles douleurs. Laurence
-ne se comparait pas aux belles héroïnes qu’elle chérissait
-si tendrement. Pas un instant elle n’imaginait
-pouvoir inspirer les grandes passions qui la faisaient
-rêver. Mais aujourd’hui, pour la première fois, elle
-se jugeait capable de les ressentir peut-être et cette
-idée la fit tressaillir longuement.</p>
-
-<p>Elle venait d’atteindre le but de sa promenade :
-une haute futaie qui s’ouvre après le carrefour des
-Cépées et qu’on nomme « la cathédrale » parce que
-ses hêtres immenses, largement espacés, montant
-deux par deux en colonnes accouplées, imitent avec
-une exactitude saisissante les nefs d’une église
-géante. Laurence avait choisi ce lieu pour y venir
-adorer une dernière fois la forêt. Elle s’enfonça sous
-les beaux piliers lisses, et lorsqu’ils l’entourèrent de
-toutes parts, lui masquant la route, elle s’étendit à
-terre, la tête appuyée sur le tronc d’un hêtre, le bras
-posé sur Consul accroupi. C’était un de ces émouvants
-matins de septembre où, bien que le soleil
-brille de tout son éclat, l’air garde la fraîcheur de la
-menthe. Un vent fort qui ne pouvait pénétrer sous
-les arbres, bien défendus par leurs dômes épais,
-passait et repassait sur la cime de la forêt, faisant
-chanter et bruire ses palpitantes feuilles. L’atmosphère
-était comme saturée d’allégresse. Tout paraissait
-neuf et juvénile. On eût dit que les arbres, hier
-encore petits, venaient de monter d’un seul jet le
-plus haut possible, épuisant toute leur sève dans un
-subit élan de joie, tandis qu’éclataient à la fois tous
-leurs bourgeons. Et Laurence, gagnée par l’ivresse
-des choses, s’étonnait de se sentir, après tant de
-malheurs, si jeune, si vivante, si forte, toute prête
-à accueillir l’amour cruel qu’elle avait paru craindre
-et que son cœur, avouant enfin sa folie, appelait
-dans un cri frénétique. Les yeux clos, la tête
-inclinée, elle s’abandonnait à sa chimère, inventant
-tout un avenir auprès d’un être dont le visage restait
-indistinct, dont les moindres paroles lui apportaient
-une lumière nouvelle. Mais, dans ses rêves les plus
-ardents, jamais elle ne se représentait les délices de
-la passion heureuse. Elle n’imaginait que séparations,
-traverses, tourments, durs sacrifices, et de tout
-l’amour, imprudemment, ne désirait que la douleur.</p>
-
-<p>Le temps passait. Le moment vint où il fallut
-partir. Laurence se leva. Regardant avec ferveur les
-grands hêtres calmes dont la cime seule frémissait
-et chantait, elle comprit à la fois et combien ils lui
-étaient chers et qu’ils ne lui suffisaient plus.</p>
-
-<p>— Adieu ! songeait-elle, tandis que ses yeux se
-remplissaient de larmes, adieu et pardonnez-moi !
-Chers arbres sous lesquels j’ai passé le temps de la
-jeunesse et de l’attente, pardonnez-moi si je m’en
-vais, car j’obéis à mon destin. L’heure est venue pour
-moi d’aller au milieu des hommes pour y parfaire
-mon expérience, pour y chercher cet amour nécessaire
-sans quoi nul être ne sait rien. Beaux amis
-près desquels j’ai grandi et qui, si fortement, avez
-trempé mon âme, je tâcherai d’être digne de vous,
-de vivre noblement. Je ne vous quitte pas pour toujours,
-car je ne marche pas vers le bonheur, mais
-vers des épreuves nouvelles. Si jamais mon cœur est
-brisé par une peine irréparable, quand tout sera
-fini pour moi, ô ma forêt, c’est toi qui seras mon
-asile. Pour retrouver la paix, je reviendrai vers toi.</p>
-
-<p>Elle entoura de ses bras le tronc d’un hêtre et
-scella d’un baiser sur son écorce rude ce serment
-solennel.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VIII</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille</div>
-<div class="verse">Applaudit à grands cris…</div>
-</div>
-
-<p class="attr"><span class="sc">V. Hugo.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Bien qu’elle fût profondément fidèle à tout ce
-qu’elle avait aimé, Laurence ne songeait plus à Fontainebleau,
-ni à sa chère forêt, un dimanche où,
-sortant à cinq heures du concert Lamoureux, elle
-roulait en taxi à travers les rues trépidantes.</p>
-
-<p>Elle avait en effet subi d’un cœur docile le charme
-malsain de Paris, et rien ne distinguait cette enfant,
-hier encore à demi sauvage, des correctes mondaines
-qui la croisaient dans le brouhaha constant des voitures.
-Elle était vêtue, avec une recherche toute nouvelle,
-d’une robe en voile de soie gris et d’un manteau
-de velours noir garni de chinchilla. Une légère
-couche de fard avivait la pâleur de son teint, l’intensité
-de son regard. Un bouquet de violettes de
-Parme se fanait dans ses mains. Sur ses genoux reposait
-un sac en perles d’acier qui renfermait une boîte
-à poudre, une glace d’or, un flacon de sels, mille
-autres choses dont elle ne se servait guère, mais
-dont l’inutilité l’enchantait. Elle avait pris le goût
-du luxe, des fleurs, des parfums, des bibelots futiles,
-et se croyait frivole.</p>
-
-<p>Pourtant son caractère n’avait pas changé, ni ses
-habitudes. Elle était seule aujourd’hui dans sa voiture
-comme elle l’était autrefois dans la forêt. Si
-elle aimait cette heure où Paris n’est qu’un tourbillon
-de lumière et de bruit, si, penchée à la portière,
-elle regardait avec des yeux ravis les feux
-chatoyants des lampadaires et des boutiques, et la
-foule qui se pressait sur les trottoirs, pourtant elle
-savait que toute cette pompe n’était que néant, vide
-et vanité. Bientôt, ce tumulte excita sa tristesse. Elle
-eut soif de recueillement et souhaita de se retrouver
-dans sa chambre, au milieu de ses livres. Mais elle
-devait, avant de rentrer, prendre des nouvelles
-de sa belle-sœur, arrivée au dernier terme de sa
-grossesse.</p>
-
-<p>Juliane supportait assez bien ses tortures. Le matin
-même elle avait reçu Laurence, et comme celle-ci
-la plaignait de tant souffrir, elle avait dit, reprenant
-haleine entre deux douleurs :</p>
-
-<p>— Que voulez-vous, ma chère petite, il faut bien
-aimer ce supplice, c’est la rançon sublime de la
-maternité.</p>
-
-<p>« Bizarre créature ! Elle fera des phrases jusque
-dans son agonie », songeait Laurence, égayée par ce
-souvenir.</p>
-
-<p>Malgré le mépris profond que Paul Dacellier
-éprouvait toujours pour son fils, les rapports
-des deux ménages étaient plus cordiaux qu’on
-n’eût pu s’y attendre et tout le mérite de cette réconciliation
-apparente revenait, sans conteste, à Juliane.
-Nulle sympathie réelle ne l’entraînait vers sa belle-famille,
-mais sa parfaite éducation ne lui permettait
-pas de consulter ses inclinations ni ses goûts personnels
-dans ses rapports avec ses semblables. Le code
-de la politesse réglait la vie de cette mondaine
-comme les commandements de Dieu règlent celle
-du chrétien. Paul Dacellier et Laurence étaient
-devenus ses plus proches parents ; à ce titre, elle leur
-devait et leur prodiguait plus d’égards, de soins,
-d’attentions, de visites qu’à ses meilleurs amis. Elle
-obtint aisément d’André, mari soumis et débonnaire,
-qu’il s’abstînt désormais de contredire son père. Elle
-témoignait à ce grand solitaire une déférence
-empressée, approuvait chaleureusement ses avis,
-accueillait en souriant ses rebuffades, savait désarmer
-sa mauvaise humeur par des paroles habiles,
-des louanges discrètes. Laurence, appréciant le tact
-de la jeune femme, la croyait par moments vraiment
-bonne et s’efforçait de l’aimer. Sachant que la mère
-de Juliane était morte en couches, elle s’inquiéta
-sincèrement à la pensée d’un accident toujours possible,
-et elle se sentait émue en sonnant à la porte
-de son frère.</p>
-
-<p>La femme de chambre qui vint lui ouvrir la salua
-d’un joyeux : « Tout va bien ! », et s’enfuit aussitôt,
-réclamée par d’autres devoirs. Le moment critique
-approchait. L’appartement était en désarroi. Les
-portes ne cessaient de s’ouvrir et de se refermer. Les
-domestiques couraient de tous côtés, se heurtaient
-avec des rires étouffés, des exclamations confuses.
-Laurence, ne pouvant obtenir d’eux aucun renseignement
-précis, gagna le petit salon où M<sup>lle</sup> Drevain,
-cérémonieuse et poudrée comme de coutume, attendait
-dans un calme olympien et charmait les ennuis
-de sa solitude en agitant avec grâce ses belles mains.</p>
-
-<p>— L’enfant ne tardera pas beaucoup, je pense,
-dit-elle, en accueillant Laurence. Tout s’est passé
-normalement, mais la pauvre Juliane a bien
-souffert. Chère petite, quel courage ! Ecoutez, pas
-un cri !</p>
-
-<p>Juliane avait, en effet, trop de fois fait devant
-témoins l’éloge de sa force d’âme pour ne pas se
-trouver contrainte d’en donner aujourd’hui une
-preuve éclatante. L’orgueil la soutenait dans ses
-souffrances et, bien que sa chambre touchât le petit
-salon, on n’entendait à travers les murs qu’une
-plainte étouffée, sourde et continue. Pourtant, il vint
-un moment où la jeune femme oublia le rôle qu’elle
-jouait perpétuellement sur la scène du monde. La
-douleur trop vive lui arracha un cri perçant qui
-grandit, s’enfla, devint une véritable clameur, puis
-décrut, s’éteignit. Tout de suite lui succéda un autre
-cri, faible, navrant et ridicule, le vagissement de
-l’enfant.</p>
-
-<p>Laurence avait pâli. Cette plainte tragique la
-remuait profondément et son cœur débordait de
-compassion pour le petit être qui, à peine arraché
-à la paix du néant, semblait déjà la regretter.
-Pourtant, elle était la seule à s’affliger. L’appartement
-retentissait d’un brouhaha confus et joyeux. La
-femme de chambre, rouge, animée, exultante, ouvrit
-la porte du petit salon :</p>
-
-<p>— C’est une fille, cria-t-elle à tue-tête, une grosse
-pouponne, un amour !</p>
-
-<p>Puis elle s’enfuit, riant comme une folle.</p>
-
-<p>— Ma chère enfant, permettez que je vous
-embrasse, dit M<sup>lle</sup> Drevain, radieuse et solennelle,
-en pressant Laurence contre son cœur.</p>
-
-<p>Dans sa joie, elle embrassa même un jeune peintre,
-Gaston Noret, qui venait d’entrer précédant André,
-son ami.</p>
-
-<p>— Chère mademoiselle Drevain, voilà le père,
-l’heureux père ! Vive l’heureux père ! s’exclama le
-bohème en agitant son chapeau comme une palme.</p>
-
-<p>— La paix, bon vieux, la paix ! Ne me rends pas
-trop ridicule, s’écria André en riant, car il eût rougi
-de laisser deviner son émotion réelle et sa fierté
-secrète.</p>
-
-<p>— Vous eussiez sans doute préféré un garçon ?
-interrogea M<sup>lle</sup> Drevain, surprise de ce flegme apparent.
-Les pères, en général, désirent tous que leur
-premier-né soit un fils.</p>
-
-<p>— Mon Dieu, chère tante, fils ou fille, cela m’est
-tout à fait indifférent. Je n’ai pas le sens de la paternité
-très développé, je l’avoue.</p>
-
-<p>— Vous êtes encore trop jeune, en effet, et vous
-ne savez pas combien il est doux de vieillir entouré
-de ces petits êtres dont les caresses réchauffent notre
-cœur, soupira sans vergogne la noble demoiselle
-que son parfait égoïsme avait seul éloignée du
-mariage et qui, se trouvant chargée de sa nièce,
-l’avait mise en pension jusqu’à sa dix-huitième
-année.</p>
-
-<p>A son tour, Laurence serra la main de son frère
-et, peu habile à déguiser ses impressions, lui dit
-mélancoliquement :</p>
-
-<p>— Je n’ose te féliciter. C’est terrible au fond de
-donner la vie à un être dont on ne peut, quoi qu’on
-fasse, assurer le bonheur.</p>
-
-<p>André reçut avec sérénité ce compliment de condoléances.
-Depuis longtemps, il croyait fermement que
-sa sœur était folle et ses bizarreries ne l’étonnaient
-plus. Seul, Gaston Noret s’indigna de ce pessimisme.</p>
-
-<p>— Donner la vie ! s’écria-t-il, mais c’est un présent
-magnifique ! J’espère bien que le nombre de mes
-enfants est déjà considérable et je m’en réjouis pour
-l’humanité de demain.</p>
-
-<p>— Quelle horreur ! gémit M<sup>lle</sup> Drevain, avec un
-gloussement de poule effarouchée.</p>
-
-<p>Elle protestait pour la forme, car le cynisme du
-jeune peintre enchantait cette prude. Laurence était
-sincèrement scandalisée.</p>
-
-<p>— Le plus étrange, c’est que vous êtes convaincu
-de ce que vous dites, murmura-t-elle, en fixant sur
-Gaston Noret son regard scrutateur qui s’emplissait
-d’un vague effroi.</p>
-
-<p>Lui la considérait avec une pitié railleuse et sympathique.
-Il la rencontrait chaque semaine chez
-Juliane, et cette nature sombre, mais si profondément
-originale, l’intéressait. Si différents qu’ils
-fussent l’un de l’autre, ils avaient tous deux un
-esprit vif et fantasque qui leur permettait de prendre
-un égal plaisir aux discussions qu’ils engageaient
-à tout propos. Une fois encore, ils s’apprêtaient à se
-combattre lorsque la sage-femme en entrant vint
-détourner leur attention. Elle portait un petit être
-nu qui geignait et agitait gauchement ses membres
-rouges.</p>
-
-<p>— Pouah ! criait André, repoussant le bébé qu’on
-voulait lui mettre dans les bras, pouah ! quel petit
-monstre ! Etes-vous sûrs que ce soit un enfant ?</p>
-
-<p>— Voulez-vous vous taire, mauvais père ! Oh !
-l’amour ! mi, mi, mi, susurrait M<sup>lle</sup> Drevain avec
-les mines d’une fillette appelant son petit chat.</p>
-
-<p>— Elle sera belle, je m’y connais, proféra le
-peintre d’un ton sentencieux.</p>
-
-<p>— Oh ! mais elle ressemble à Juliane, dit Laurence
-amusée ; voyez, c’est son nez, sa bouche, une
-Juliane minuscule !</p>
-
-<p>Tous approuvaient avec des exclamations bruyantes
-cette étonnante constatation, quand la femme de
-chambre présenta à André une carte de visite sur
-laquelle il jeta les yeux distraitement.</p>
-
-<p>— Bon, c’est M. Hecquin. Chère tante, Laurence,
-voudriez-vous le recevoir et le prier de m’attendre
-un instant, car je voudrais bien enfin embrasser ma
-femme, dit-il, en levant vers la garde un regard
-suppliant.</p>
-
-<p>Elle accorda d’un signe de tête l’autorisation
-demandée et sortit avec lui, tandis que M<sup>lle</sup> Drevain,
-reprenant sa majesté, passait au salon. Laurence et
-Gaston Noret la suivirent avec empressement, car
-les discours amphigouriques de M. Hecquin, sa
-politesse pompeuse et surannée les divertissaient
-fort. Laurence plaignait cependant le correct banquier,
-le sachant seul au monde. Il était veuf,
-brouillé avec son fils unique qui s’était, disait-il,
-mal conduit envers lui et dont il déplorait souvent
-l’ingratitude. Lié depuis dix ans avec M<sup>lle</sup> Drevain,
-qu’il avait rencontrée aux eaux, il l’aidait à gérer
-sa fortune, lui indiquait des placements avantageux
-et faisait valoir habilement les capitaux d’André
-Dacellier. Juliane appréciait beaucoup ce vieil ami,
-rompu aux affaires, qui, touché de sa sympathie,
-était devenu le commensal attitré de sa maison.</p>
-
-<p>— C’est mon véritable foyer, avait-il dit à Laurence
-avec émotion.</p>
-
-<p>Debout sur ses jambes démesurées, M. Hecquin,
-ganté de paille, son haut de forme à la main, attendait
-au milieu du salon dans l’attitude d’un portrait
-officiel. Il inclina sa haute taille devant M<sup>lle</sup> Drevain
-et Laurence, serra la main de Gaston Noret, puis
-s’écroula dans un fauteuil. Assis, il parut tout petit,
-sans rien perdre pourtant de sa dignité vénérable.
-Son visage, surmonté d’un grand crâne chauve luisant
-comme un parquet ciré, avait une expression
-sévère dès qu’il baissait les yeux, ce qu’il faisait souvent.
-Mais son regard bleu, un peu fixe et qui
-n’annonçait pas une vive intelligence, ne manquait
-pas de douceur et son sourire était béat et bienveillant.</p>
-
-<p>— Comment va notre bonne Juliane ? N’est-elle
-point trop affectée de l’intervention de cet événement ?
-demanda-t-il à M<sup>lle</sup> Drevain, en employant
-ces formules nobles et vagues qui rendaient sa
-conversation si piquante pour Laurence et Gaston
-Noret.</p>
-
-<p>— La chère enfant a fait preuve d’un merveilleux
-courage. Et quand vous êtes arrivé, nous étions en
-train d’admirer la petite Monique, un gros et ravissant
-bébé.</p>
-
-<p>— Oh ! ravissant, objecta Laurence, je ne la
-trouve pas très jolie, bien qu’elle ait les traits de
-sa mère, et c’est même étonnant qu’une enfant
-puisse être laide, en ressemblant si fort à une personne
-très belle.</p>
-
-<p>— Le cas auquel vous faites allusion n’est point à
-la vérité extraordinaire ; j’ai fait parfois au cours de
-ma longue carrière la même remarque, repartit
-M. Hecquin avec sa loquacité habituelle. Au reste, ces
-ressemblances fugitives qui s’effacent bien souvent
-avec les années ne signifient rien, je puis en donner
-une preuve frappante. Mon beau-frère, ou pour
-parler plus exactement, ma belle-sœur, lorsqu’elle
-mit au monde sa fille aînée, en 1876 ou 77, je crois,
-car cette naissance, si mes souvenirs sont précis,
-précéda de quelques mois celle de mon fils, ma
-belle-sœur, dis-je, fut frappée de la ressemblance
-de cette enfant avec sa propre mère qui fut une des
-plus belles personnes que j’aie connues. Elle s’en
-réjouit, car elle croyait fermement qu’il n’est point
-de qualités plus désirables pour une femme que la
-beauté. C’est une opinion qui annonce de la frivolité
-et que je ne partage pas. En d’autres termes, je
-prétends que la grâce, un caractère aimable, une
-grande bonté d’âme parent le sexe faible mieux que
-la vraie beauté. L’enfant à laquelle je fais allusion,
-ou pour parler plus exactement ma nièce, fut réellement
-éblouissante durant son jeune âge. Mais, en
-grandissant, c’est une chose très remarquable, elle
-accusa une ressemblance de plus en plus frappante
-avec son père, qui n’était point, tant s’en faut, un
-Adonis. Ma nièce, ravissante enfant, fut une femme
-hommasse et sans charmes et, après avoir offert tous
-les traits de sa grand’mère maternelle, devint le
-vivant portrait de son père. J’ose donc affirmer qu’il
-ne faut point se presser de dire qu’une enfant sera
-belle ou laide, ni qu’elle ressemble à personne.</p>
-
-<p>— Sans doute, dit poliment Laurence, en échangeant
-avec Gaston Noret un regard amusé.</p>
-
-<p>Ravi de son approbation, le banquier s’apprêtait
-à lui faire part de quelques autres observations
-aussi judicieuses. Mais André entrait, apportant
-d’heureuses nouvelles : Juliane semblait tout à
-fait remise, elle allait essayer de dormir et
-envoyait ses compliments à ceux qu’elle savait
-réunis. M. Hecquin fut particulièrement touché de
-ce souvenir. Tous les visages étaient radieux. C’est
-alors que Gaston Noret, qui devait être le parrain
-de l’enfant, dont Laurence avait accepté d’être la
-marraine, s’éclipsa d’un air mystérieux. Cinq
-minutes après, il revenait, berçant dans ses bras
-une bouteille de champagne. La femme de chambre
-le suivait avec un plateau chargé de coupes.</p>
-
-<p>— De par mes droits de parrain, s’écria le bohème
-élevant triomphalement son fardeau, de par mes
-droits de parrain, je prie l’honorable société de bien
-vouloir boire avec moi à la santé de la nouvelle rose
-qui vient d’éclore dans le beau jardin du monde.</p>
-
-<p>— Mais, mon cher Noret, remarqua M<sup>lle</sup> Drevain,
-vous anticipez sur les événements, ce n’est qu’au
-baptême qu’on sable le champagne.</p>
-
-<p>— Mademoiselle, repartit le peintre en coupant
-avec dextérité les fils de fer assujettis au col de la
-bouteille, je ne suis qu’un païen. Il me plaît de fêter
-l’entrée de cette enfant dans la bonne vie matérielle
-où déjà elle commence à jouir du sommeil, de la
-satisfaction de ses besoins, du doux lait nourrissant,
-plutôt que son entrée dans la vie de la grâce à
-laquelle on meurt si vite. D’ailleurs, nous recommencerons
-au baptême, il ne faut perdre ici-bas aucune
-occasion de se réjouir. Hourrah !</p>
-
-<p>Le bouchon venait de sauter avec une détonation
-joyeuse et le liquide doré écuma dans les coupes.</p>
-
-<p>— La parole est à la marraine, reprit solennellement
-Gaston Noret. Allons, Laurence. Nous supposons
-que vous avez le pouvoir des fées. Veuillez agir
-comme elles et douer notre filleule des vertus qui
-vous plaisent ou que vous possédez.</p>
-
-<p>— Grand Dieu ! je lui souhaite avant tout de ne
-pas me ressembler, dit Laurence avec quelque
-mélancolie.</p>
-
-<p>— Vraiment, mademoiselle, c’est trop de modestie,
-protesta galamment M. Hecquin ; nous serions
-enchantés d’admirer plus tard chez cette enfant les
-qualités qui vous honorent et que nous respectons
-en vous.</p>
-
-<p>Laurence inclina la tête, en riant de cette politesse
-qui resta d’ailleurs sans écho.</p>
-
-<p>— Hé ! quoi, vous ne trouvez plus rien à dire,
-reprit Gaston Noret, en lui jetant un regard de
-mépris. O marraine peu libérale ! Je prendrai donc
-votre place si vous le permettez. Par la vertu de ce
-champagne, j’accorde à ma filleule le don le plus
-précieux qui soit au monde, n’en déplaise à M. Hecquin :
-la beauté ! Je lui octroie en outre la gaieté.</p>
-
-<p>— Avec la fantaisie, ajouta Laurence, la fantaisie
-est à la gaieté ce que la couleur et le parfum sont à
-la rose, le rythme à la poésie.</p>
-
-<p>— Accordé ! En outre, je voudrais voir se développer
-chez notre jeune Monique ces penchants
-naturels que le vulgaire appelle vices, et moi qualités
-inestimables : la gourmandise, qui se réjouit
-des festins ; la paresse, qui nous fait apprécier la
-sieste, le repos, et nous préserve de l’ennui ; la
-luxure…</p>
-
-<p>— Assez ! s’exclamèrent en même temps M<sup>lle</sup> Drevain
-et Hecquin.</p>
-
-<p>— Me voilà bien, gémit André avec un désespoir
-comique. La honte est entrée dans ma maison, avec
-cette enfant pourvue de tous les vices.</p>
-
-<p>— Par respect pour ce père vénérable, dont l’intelligence
-est obscurcie par les préjugés de l’âge, je
-termine, conclut Gaston Noret, en priant simplement
-les dieux d’être propices à cette enfant et en
-buvant à sa santé…</p>
-
-<p>Les coupes tintèrent en s’entre-choquant. Laurence
-eut bientôt vidé la sienne que Gaston Noret remplit
-de nouveau avec empressement.</p>
-
-<p>— Eh bien ! demanda le peintre, ce vin n’est-il pas
-bon, cette heure douce et joyeuse ? Direz-vous encore
-que la vie est mauvaise, que c’est un triste cadeau
-à faire ?</p>
-
-<p>— Je le dis, je le crois, je le jure et l’atteste,
-riposta Laurence gaiement. Mais comme j’aime la
-vérité, je conviens que ce vin est chose agréable.</p>
-
-<p>— Rendez-lui donc un juste hommage en le
-buvant sans retenue. Il vous fera oublier vos soucis,
-si vous en avez.</p>
-
-<p>— D’innombrables.</p>
-
-<p>— Lesquels ?</p>
-
-<p>— Celui-ci, celui-là, cet autre ! Quand ce ne serait
-que la santé de mon père, dit-elle en s’attristant.</p>
-
-<p>— C’est bien ce que je pensais, s’écria le peintre,
-vous prenez tout du mauvais côté. Pourquoi ne pas
-espérer qu’il guérira, c’est votre devoir, et, d’ailleurs,
-si le colonel est souffrant, André est bien portant,
-Juliane aussi, moi aussi. Pourquoi ne pas vous
-enivrer du spectacle de notre bonne santé ?</p>
-
-<p>Laurence haussa légèrement les épaules et Gaston
-Noret reprit d’un ton convaincu :</p>
-
-<p>— Au fond, vous êtes une égoïste. Je ne vous le
-reproche pas, d’ailleurs, car je le suis aussi, mais
-d’une façon plus sensée. Ainsi, par exemple, je ne
-m’afflige nullement de voir quelqu’un malade ou
-malheureux. Mais je me réjouis pleinement du bonheur
-ou de la bonne santé de mes semblables.</p>
-
-<p>— Ah ! nous ne saurions nous entendre. Vous
-serez toujours fou pour moi et moi, à vos yeux, toujours
-folle.</p>
-
-<p>Et comme ce verbiage commençait à l’ennuyer,
-elle se leva et prit congé.</p>
-
-<p>Lorsqu’un peu plus tard, elle entra chez son père,
-pour lui souhaiter le bonsoir, il l’accueillit par un
-reproche.</p>
-
-<p>— Quelle heure tardive pour rentrer ! Le concert
-est fini depuis longtemps, je pense. Où étiez-vous ?</p>
-
-<p>— Mais, dit-elle, surprise, vous le savez bien, chez
-Juliane, et je venais vous annoncer la naissance du
-bébé.</p>
-
-<p>— Diantre ! je n’y pensais plus ! Est-ce un fils ?</p>
-
-<p>— Non, une fille.</p>
-
-<p>— Bon, dit le colonel, dévorant sa déception,
-c’est aussi bien. Quelle satisfaction aurait pu me
-donner un garçon élevé par André ? Aucune. La
-petite ne sera pas mieux ; mais sur elle, du moins,
-je n’aurai fondé nulle espérance.</p>
-
-<p>La bonne Ursule fut la seule à fêter dans son
-âme et sans oser le dire la naissance de la petite
-Monique.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>IX</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Le mariage ! le mariage !… même
-avec toutes sortes d’inconvénients,
-même avec les plus grands inconvénients,
-même sans amour, le mariage !</p>
-
-<p class="attr">René <span class="sc">Boylesve</span>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Laurence, cependant, tout en aimant Paris, désirait
-le quitter et voir cesser le supplice que son
-père endurait sans patience. Car il n’avait aucune
-place dans cette ville où nul soldat jamais ne le
-saluait plus lorsqu’il passait dans les rues, confondu
-parmi la foule, portant avec le sentiment d’un profond
-déshonneur le morne vêtement civil. Chaque
-jour, les longues promenades, imposées par le professeur
-Noveu, ramenaient infailliblement aux
-Invalides ou près de l’Ecole militaire ce chef inutile,
-rejeté de l’armée, mais qui ne pouvait vivre
-en dehors de son paradis perdu. Dans les premiers
-mois, l’ennui qui le dévorait le rendit sérieusement
-malade. Le colonel Arêle, avec son ingénieuse
-charité, vint au secours de cet être désemparé. Il
-le mit en rapport avec le directeur d’une jeune
-revue nationaliste. Paul Dacellier y publia chaque
-mois un long article de stratégie militaire où il
-étudiait les conditions probables de la future
-guerre, dénonçait l’insuffisance de notre artillerie,
-signalait le danger d’une invasion allemande par la
-Belgique. Le bonheur de servir encore par sa plume
-la cause qu’il aimait uniquement lui rendit quelque
-courage et, quand la fin de son congé approcha,
-Laurence s’étonna de le voir chaque jour mieux
-portant, plus gai, presque doux, transfiguré par
-l’espérance. Au moment où elle se réjouissait
-de cette résurrection, un événement inattendu
-la rejeta dans le malheur. Le ministère fut renversé.
-Le nouveau ministre de la Guerre appela
-auprès de lui, comme chef de cabinet, le colonel
-Douran. Or Dacellier, s’il rentrait dans le service
-actif, se mettait à la merci de son ennemi. Laurence
-eut de grands conciliabules avec Ursule et le colonel
-Arêle. Ils hésitèrent longtemps. Enfin, le danger
-leur parut si grand, qu’encore une fois ils eurent
-recours au professeur Noveu qui, sur leurs instances,
-imposa de nouveau à son malade six mois
-de repos absolu. Mais il lui promit vainement une
-guérison radicale pour prix de sa docilité ; le colonel
-se vit perdu. Le désespoir, agissant sur lui comme
-un poison foudroyant, réveilla sa maladie, et son
-cœur acharné, las d’une si longue lutte, consentit
-à la mort, la désira comme le seul remède qui pût
-guérir sa misère. Seul, son amour pour Laurence
-le retenait encore à la terre. Il s’inquiétait de la
-laisser sans autre appui qu’Ursule dont il appréciait
-le dévouement sans estimer beaucoup le caractère
-falot et faible. Par un préjugé assez commun,
-il croyait fermement que le monde est plein
-d’embûches pour une femme seule et qu’elle n’y
-saurait vivre respectée sans protecteur. André était
-trop insouciant pour veiller sérieusement sur sa
-sœur. La fortune que le colonel devait lui laisser,
-loin de le rassurer, l’effrayait plus encore. Saurait-elle
-gérer ses capitaux ? Ne se laisserait-elle pas,
-par bonté, par ignorance, conseiller par des incapables,
-dépouiller par des hommes d’affaires sans
-probité ? Il désira passionnément assurer son avenir,
-la voir, avant de mourir, mariée, heureuse, aimée.
-Il fit venir Juliane et la supplia de chercher au
-plus vite, parmi ses relations, un parti pour sa
-belle-sœur.</p>
-
-<p>Laurence fut atterrée de ce nouveau caprice. Vainement
-Juliane lui représenta-t-elle que nul joug
-ne pouvait être plus pesant que celui de son père.
-La jeune fille le préférait à l’autorité de l’époux le
-plus bénévole. La tyrannie qui l’oppressait lui laissait
-malgré tout une certaine liberté. Sa chambre
-était un asile sûr où nul ne venait la troubler ; ses
-nuits lui appartenaient. Mariée, elle ne posséderait
-plus aucune retraite où son mari n’eût le droit
-d’entrer à toute heure. Il serait à ses côtés toujours,
-épiant ses pensées, envahissant sa vie, partageant
-son sommeil, son lit, sa chair. Il lui arracherait
-son dernier trésor : la solitude. Et, en
-échange de tant de sacrifices, il ne lui apporterait
-pas même l’amour. Elle se jura de conserver à tout
-prix son indépendance.</p>
-
-<p>Sa volonté devait plier bientôt sous la loi de la
-nécessité. Les difficultés de sa vie s’accrurent, en
-effet, jusqu’à devenir insupportables. Jadis, elle
-avait des moments de répit. L’humeur de son père,
-variable comme le temps, s’apaisait parfois. On
-pouvait alors, par des ménagements infinis et une
-soumission passive, éviter de nouveaux orages.
-Maintenant c’étaient des emportements quotidiens,
-sans aucun motif, de continuelles fureurs. Il devenait
-impossible de satisfaire cet être exaspéré, dont
-la volonté changeait d’heure en heure, qui donnait
-un ordre, l’oubliait et, peu après, s’irritait jusqu’à
-la folie de se voir obéi. Lassés de ses violences, les
-domestiques, au bout d’un mois de service, demandaient
-leur congé. Ursule se trouvait souvent sans
-personnel. Elle suffisait à tout, accomplissait sa
-tâche écrasante sans révolte contre son despote.</p>
-
-<p>L’attitude de Laurence était différente. La tyrannie
-du colonel s’exerçait d’ailleurs plus durement sur
-elle que sur tout autre. Elle était son plus cher
-souci, sa plus grande affection ; mais, par un effet
-bizarre de sa maladie, il ne s’occupait d’elle que
-pour la tourmenter. Il voulait qu’elle fût parfaitement
-élégante, qu’elle renouvelât souvent ses toilettes :
-dès qu’elle lui réclamait de l’argent, il
-fulminait contre sa prodigalité. Il voulait que sa
-vie fût gaie, agréable. Il la contraignait d’accepter
-les invitations de Juliane, priait André de l’accompagner
-au théâtre : lorsqu’elle rentrait, il l’accusait
-de songer à se distraire alors qu’il se mourait.
-Brisée par ces éclats continuels, Laurence passait
-des nuits dans les larmes et le colonel lui reprochait
-comme un crime sa pâleur et ses traits tirés.</p>
-
-<p>La jeune fille avait beau plaindre ce malade et
-l’excuser, elle était trop vive, trop indomptable,
-pour supporter avec patience ses injustices. Elle se
-défendait âprement, le bravait, l’affligeait par des
-paroles blessantes dont elle ne mesurait pas toujours
-la portée. Un soir, après une discussion
-pénible, Paul Dacellier dut s’aliter, terrassé par une
-de ces crises nerveuses durant lesquelles sa raison
-s’égarait. Laurence se sentit responsable de cet accès.
-Dominée par ses remords, elle se précipita vers le
-sacrifice longtemps refusé qui lui semblait maintenant
-nécessaire. Dès le lendemain, elle courut
-chez sa belle-sœur :</p>
-
-<p>— Je cède, Juliane, lui dit-elle. Je suis pour mon
-père une ennemie, un danger. Le devoir et la pitié
-me chassent de la maison ; je n’y ai plus de place.
-Cherchez un mari pour moi, n’importe qui. Je
-prendrai le premier venu.</p>
-
-<p>Juliane aimait à s’occuper des autres, à les protéger,
-à tenir dans ses mains les fils de leurs destinées.
-Aussi accepta-t-elle avec la meilleure grâce
-du monde une mission qui allait lui permettre de
-déployer toute son adresse et son tact mondain.
-Elle ne pensait pas, d’ailleurs, rencontrer de sérieux
-obstacles. La dot de Laurence était belle. Sa mère
-lui avait laissé trois cent mille francs que son père
-devait doubler en la mariant. Cette fortune avait
-de quoi séduire bien des familles, et Juliane, avec
-des airs négligents, ne perdit aucune occasion d’en
-confier le chiffre à ses amies. Bientôt, il ne se passa
-plus de semaine où elle ne donnât, en faveur de
-sa belle-sœur, quelque réception soigneusement
-préparée. Laurence s’y trouvait entourée d’une
-foule de jeunes gens, pauvres pour la plupart, mais
-infiniment distingués et d’une éducation parfaite.
-Ils étaient taillés sur le même modèle, corrects, élégants,
-beaux parfois. Mais ces visages, réguliers
-et mornes, n’avaient pas pour la jeune fille plus de
-vie qu’une gravure de modes ou une photographie
-dont on n’a jamais vu l’original. Elle les oubliait
-tout de suite et ne pouvait les reconnaître ni les
-discerner les uns des autres. Tous ces pantins lui
-posaient, avec la même politesse, les mêmes questions
-insipides. Elle répondait à peine, car l’art qui
-consiste à soutenir une conversation à l’aide de
-phrases toutes faites lui était étranger.</p>
-
-<p>A la fin de ces mortelles soirées, elle aimait à se
-réfugier auprès de Gaston Noret. Lui, au moins,
-était simple et dépourvu de toute pédanterie. Elle
-pouvait lui parler sans s’imposer aucune contrainte.</p>
-
-<p>— Oh ! cher ami, s’écriait-elle, est-il pire supplice
-que de chercher à se marier, de s’exposer
-comme une marchandise dans une vitrine, et
-d’attendre un acheteur ? Avez-vous vu, ce soir, tout
-ce lot d’épouseurs possibles ? Comment pourrai-je
-aimer aucun d’entre eux !</p>
-
-<p>— Hé ! pourquoi pas ? disait le bohème, qui
-l’observait avec une indulgence amusée. L’amour
-n’est que l’accord soudain, inexplicable, de deux
-chairs qui se reconnaissent, on ne sait pourquoi,
-faites l’une pour l’autre. Cet accord peut se produire
-en dehors de toute sympathie.</p>
-
-<p>— Que dites-vous ? J’aimerais mon mari, au
-moment de la volupté seulement, et je le haïrais le
-reste du temps ?</p>
-
-<p>— Mais non, innocente ! car, du jour où vous
-aurez été heureuse entre ses bras, vous l’aimerez
-complètement et toujours.</p>
-
-<p>— Quoi ! En échange d’un instant de plaisir, je
-donnerais mon cœur et mon âme ? Dieu m’épargne
-une pareille honte ! protesta Laurence indignée.</p>
-
-<p>Les paroles du peintre la troublèrent longtemps,
-car elle respectait profondément l’amour et elle
-s’affligeait de le déshonorer en acceptant un mariage
-qu’il n’embellirait pas. Heureusement, aucun
-prétendant ne se déclarait encore. Bien qu’elle
-demeurât silencieuse et glacée en leur présence,
-elle effrayait un peu ces corrects jeunes gens
-attirés par sa dot. Tous avaient un grand souci
-de leur dignité. Ils voulaient bien épouser une
-jeune fille pour sa fortune, mais ils entendaient la
-dominer, trouver en elle une femme passive, malléable,
-absolument nulle. Leur instinct les avertissait
-que Laurence ne réaliserait pas cet idéal.</p>
-
-<p>Voyant qu’aucun de ses projets n’aboutissait,
-Juliane eut recours à M. Hecquin, son conseiller
-ordinaire.</p>
-
-<p>— Laurence est très difficile à caser, dit-elle,
-lorsqu’il l’eut assurée de son dévouement. Elle n’a
-d’autre atout dans son jeu que sa fortune. Elle n’est
-pas jolie, son caractère est bizarre, exagéré, déconcertant.
-Je n’ai jamais pu la plier aux usages
-du monde, lui apprendre à recevoir, à tenir un
-salon. Elle n’a aucune conversation, peu de grâce,
-nulle amabilité. Et sa timidité, qui pourrait faire
-excuser ces défauts, a toutes les apparences de la
-hauteur.</p>
-
-<p>— Je vous trouve sévère, répondit M. Hecquin
-en repliant ses longues jambes, dont il était toujours
-embarrassé. Indépendamment des considérations
-d’amitié qui devaient forcément m’influencer
-en faveur d’une personne qui vous touche de si
-près, indépendamment, dis-je, de toutes ces considérations,
-j’ai pu étudier en toute impartialité votre
-belle-sœur et je trouve que c’est vraiment une
-jeune fille fort avenante. Peut-être, dans le monde,
-est-elle un peu réservée et farouche, mais elle possède
-des qualités solides que j’ai devinées assez
-vite, bien que sa modestie les cache. Car il ne faut
-pas croire que nous autres, banquiers, toujours
-absorbés par nos affaires, nous n’ayons ni le temps,
-ni le goût d’observer autour de nous la société, les
-hommes et même les jeunes filles, ajouta-t-il avec
-un rire satisfait.</p>
-
-<p>— Vraiment, répliqua Juliane, un peu surprise,
-dites-moi donc ce que vous admirez en Laurence.</p>
-
-<p>— Vous m’avez raconté les difficultés de sa vie
-et ses chagrins, reprit M. Hecquin d’un air pénétré.
-N’est-ce point une chose touchante de voir avec quel
-courage elle les supporte, sans qu’un mot de plainte
-lui échappe ? J’admire aussi son intelligence, sa
-vie si peu frivole, toute d’étude et de pensée. Oui,
-elle a un esprit supérieur et même… voyons, je
-cherche l’expression exacte… viril, c’est bien cela,
-viril.</p>
-
-<p>Ce chaleureux panégyrique, prononcé par un
-homme d’ordinaire fort circonspect, étonna beaucoup
-Juliane. Mais, huit jours plus tard, comme elle
-parlait encore de Laurence à son vieil ami, s’informant
-s’il avait découvert pour elle quelque phénix,
-le banquier se troubla, hésita, et murmura enfin
-d’une voix étouffée :</p>
-
-<p>— Croyez-vous que j’aie la moindre chance de me
-faire agréer par votre belle-sœur ?</p>
-
-<p>Puis, ayant prononcé cette phrase étonnante, il
-demeura immobile, les yeux baissés, la main sur le
-cœur, dans l’attitude classique de l’amoureux transi.</p>
-
-<p>Si habituée que fût Juliane à dissimuler ses
-impressions, sa stupéfaction fut si grande qu’elle
-perdit absolument contenance.</p>
-
-<p>— Mon Dieu ! balbutia-t-elle dans son embarras,
-je ne sais… je n’aurais jamais cru…</p>
-
-<p>Et, ne pouvant terminer sa phrase que par une
-impolitesse, elle se tut en rougissant pitoyablement.
-M. Hecquin vint à son aide.</p>
-
-<p>— Vous n’auriez jamais cru qu’à mon âge je puisse
-encore songer à me remarier, dit-il avec une humilité
-touchante et sans lever les yeux. Hélas ! plus je
-vieillis, plus ma solitude me semble dure à supporter.
-N’allez point imaginer que je cherche une
-femme pour me soigner dans mes vieux jours. Je ne
-suis plus jeune, mais mon tempérament reste vigoureux,
-ma santé excellente. Mon pauvre père est
-mort à quatre-vingts ans d’une attaque, sans avoir
-jamais été malade. Tout me porte à croire que je
-m’en irai comme lui, discrètement, sans causer de
-soucis à personne. Comprenez-moi donc : si je souhaite
-posséder une compagne, c’est pour la gâter et
-la chérir. Votre belle-sœur, je l’avoue, par ses malheurs
-et son courage, a gagné mon cœur. Je n’aspire
-qu’à lui donner la vie douce et facile qui lui a manqué
-jusqu’ici. Ses moindres désirs seront pour moi
-des ordres. Je ne la contrarierai jamais, je respecterai
-ses goûts, ses habitudes. Ah ! qu’il me serait
-doux d’avoir cet ange à mon foyer ! conclut-il en
-fixant sur le plafond un regard extatique.</p>
-
-<p>— Peut-être le bonheur de Laurence est-il là, dit
-Juliane, ébranlée par ce discours ; mais en admettant,
-cher monsieur, que ma belle-sœur vous soit
-favorable, il me paraît à peu près impossible d’obtenir
-le consentement du colonel.</p>
-
-<p>— Ah ! qu’à cela ne tienne ! s’écria le banquier
-avec ardeur. L’assentiment de M<sup>lle</sup> Laurence me
-suffit. Je la prendrai sans dot. Je ne demande rien.
-Je suis assez riche pour deux.</p>
-
-<p>« Mais c’est clair, il l’adore, songea Juliane,
-impressionnée par ce désintéressement. Voilà donc
-pourquoi il la trouvait si parfaite. C’est l’aveuglement
-de l’amour ! »</p>
-
-<p>Cette découverte inouïe lui parut à la fois burlesque
-et attendrissante. Elle répondit, avec un sourire
-indulgent :</p>
-
-<p>— Laissez-moi conduire cette affaire et fiez-vous à
-moi.</p>
-
-<p>— Oh ! merci, s’écria M. Hecquin avec transport.
-Vous ne trouvez donc pas trop ridicule le vieil ami
-dont le cœur est resté jeune ? Parlez pour lui, dirigez-le
-et soyez assurée de sa reconnaissance. Vous
-disposez de toute ma vie, ajouta-t-il en lui baisant
-la main dans un grand geste pathétique.</p>
-
-<p>Puis, redressant sa haute taille, l’air un peu
-abattu, mais toujours solennel, il se retira en poussant
-de profonds soupirs.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>X</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>— J’ai fait un vœu.</p>
-
-<p>— Quel vœu ?</p>
-
-<p>— Que nul ne me touche.</p>
-
-<p class="attr">Paul <span class="sc">Claudel</span>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Il était bien rare qu’à l’heure où la nuit fait place
-au matin, Laurence ne reposât point, profondément
-endormie, et elle n’avait vu le point du jour que
-deux ou trois fois dans sa vie. Pourtant l’aurore la
-surprit debout et tout habillée, dans une chambre
-d’hôtel, à Bruxelles, le lendemain de son mariage
-avec M. Hecquin.</p>
-
-<p>Trois mois auparavant, en recevant l’étrange proposition
-que Juliane s’était chargée de lui transmettre,
-le colonel avait manifesté la plus violente
-indignation et déclaré qu’il n’autoriserait jamais
-l’union monstrueuse de sa fille avec un vieillard.
-Sa résistance s’était usée sous l’action du temps et
-de la maladie. Obsédé par la pensée de sa mort prochaine,
-influencé malgré lui par son fils et par sa
-belle-fille, il s’était enfin laissé arracher le consentement
-que Laurence sollicitait avec insistance.</p>
-
-<p>Celle-ci, après le premier moment de surprise,
-n’avait pas tardé à découvrir les avantages d’un tel
-mariage. Si burlesque qu’il lui parût, il la révoltait
-moins que les autres projets d’alliance ébauchés
-par Juliane. En effet, M. Hecquin, trois fois
-millionnaire, ne pouvait, en demandant sa main,
-obéir à un motif intéressé. Il lui offrait, en même
-temps que l’indépendance et le repos, une affection
-douce et profonde. En outre, cet homme, habitué à
-vivre seul, devait se contenter de peu. Il ne la forcerait
-pas à s’occuper de son ménage. Ayant sa situation
-faite, il n’exigerait pas qu’elle servît son ambition
-par des visites et des réceptions fréquentes.
-L’âge de son humble adorateur acheva de l’enchanter.
-Avec l’inexpérience et la naïveté des femmes
-très jeunes, elle s’imagina qu’à cinquante-cinq ans,
-un homme ne pouvait plus avoir ni passion, ni désir.
-A travers les discours amphigouriques du banquier,
-elle crut comprendre qu’il s’engageait à ne jamais
-être son mari que de nom. Dès lors, sa décision fut
-prise.</p>
-
-<p>Ses illusions insensées venaient d’être détruites.
-Ce matin-là, tandis qu’elle marchait continuellement
-de la fenêtre à son lit non défait, elle
-revivait le moment où la veille, après s’être retiré,
-M. Hecquin était revenu dans sa chambre et, profitant
-de sa surprise, de sa consternation, l’avait
-prise entre ses bras. Elle sentait encore sur le coin
-de sa lèvre la brûlure d’un baiser déshonorant : sa
-chair se révoltait encore comme à l’instant où elle
-s’était échappée de l’odieuse étreinte pour s’élancer
-vers la fenêtre et l’ouvrir toute grande. Avait-elle
-dit, comme une héroïne de mélodrame :
-« N’avancez pas, ou je me jette par la fenêtre ? »
-S’était-elle bornée au geste menaçant ? Elle ne s’en
-souvenait plus. Elle ne savait pas combien de temps
-cette scène avait duré, ni à quel moment M. Hecquin,
-piteux et ridicule, s’était retiré sans rien dire.</p>
-
-<p>— Il est bien possible que j’aie tous les torts, se
-disait-elle, — et cette pensée accroissait encore sa
-colère. — Il faut être vraiment folle pour prêter à un
-homme le désintéressement dont j’ai paré M. Hecquin.
-J’ai cru bonnement qu’il serait satisfait de se
-dévouer à moi et ne me demanderait jamais rien en
-échange. Pourtant, s’il n’avait eu que le désir
-d’échapper à la solitude, de trouver une affection
-platonique pour charmer ses vieux jours, il aurait
-pu épouser une femme de son âge, M<sup>lle</sup> Drevain, par
-exemple, oui, c’était indiqué. S’il m’a préférée, c’est
-parce que j’étais jeune. Mais quoi ! si j’ai renoncé
-pour toujours aux plus nobles enivrements de
-l’amour, est-ce pour en accepter les bassesses et les
-ignominies ? Non, jamais. Je déteste cet homme ! Je
-rentrerai à la maison. Pauvre père ! quel mal je vais
-lui faire. Il me reprochera d’avoir brisé ma vie, la
-sienne par un mariage honteux, accepté un jour,
-rompu le lendemain. Que pourrai-je dire pour ma
-défense ? Je n’aurai plus une heure de repos,
-désormais !</p>
-
-<p>Un instant elle défaillit, épouvantée devant l’avenir
-qui l’attendait.</p>
-
-<p>— Si je ne disais rien ? pensait-elle. Peut-être
-M. Hecquin renoncera-t-il à m’imposer un joug qui,
-visiblement, me répugne. Pourtant, si je me tais, il
-peut croire que mon silence est une excuse. Allons,
-pas de compromis, pas de lâcheté. Il faut parler,
-agir, dénouer au plus tôt une situation odieuse.</p>
-
-<p>A huit heures, elle sonna pour demander son
-déjeuner. Peu après, M. Hecquin frappa à sa porte.
-Il entra, correct, poli, lui sourit sans amertume et
-s’informa de la façon dont elle avait passé la nuit.
-Peut-être avait-il conservé quelque illusion, quelque
-espérance ; mais Laurence se hâta de les lui
-arracher.</p>
-
-<p>— Non, je n’ai pas dormi, je ne me suis pas
-couchée, dit-elle avec une précipitation brutale. Il
-me fallait réfléchir à beaucoup de choses. Voici ce
-que j’ai décidé : je prendrai le train tout à l’heure
-pour rentrer dans ma famille, car notre mariage ne
-repose que sur un atroce malentendu. Je ne pensais
-trouver en vous qu’un ami. Vous me l’aviez affirmé
-à plusieurs reprises. Oh ! j’ai peut-être eu tort de
-prendre vos paroles au pied de la lettre, je dois vous
-paraître bien folle. Les jeunes filles sont naïves et
-moi plus que les autres, je m’en aperçois aujourd’hui.
-Tout cela est très fâcheux, j’en conviens, mais
-je vous prie de m’épargner vos reproches, je souffre
-plus que vous.</p>
-
-<p>Sa fureur grandissait. Sa voix se fit plus cassante.</p>
-
-<p>— Oui, reprit-elle, moi seule porterai le ridicule
-et la honte de cette affaire. Voilà ma vie brisée en
-pleine jeunesse, pour toujours, et mon père me
-recevra durement, j’en suis sûre, et personne ne
-m’excusera. Pour vous, cette rupture est sans conséquences.
-A votre âge, vous ne serez pas tenté, je
-pense, de recommencer pareille expérience.</p>
-
-<p>M. Hecquin demeurait impassible. Il écoutait dans
-une attitude songeuse et désintéressée. Toute sa physionomie
-restait fermée, mystérieuse et neutre. Il ne
-rougissait pas. Aucun muscle ne bougeait dans son
-visage. Ses yeux étaient baissés. Les regards flamboyants
-de Laurence venaient se briser inutilement
-contre ce visage rigide aux paupières closes. Elle
-avait l’impression de parler à un bloc de pierre. Et
-lorsqu’elle se tut enfin, épuisée, lorsque l’ivresse
-de la colère ne la soutint plus, elle se mit à
-trembler de tous ses membres.</p>
-
-<p>M. Hecquin réfléchissait profondément.</p>
-
-<p>— Mon enfant, dit-il enfin d’une voix posée, il me
-semble évident que pour juger sainement les choses
-de la vie il faut tout d’abord être en possession de
-son sang-froid. Or, vous avez pour le moment
-entièrement perdu le vôtre et je suis loin de vous
-en faire un crime. Mais moi je suis habitué à me
-maîtriser dans les circonstances les plus pénibles.
-Grâce à un effort de volonté, devenu purement
-mécanique par suite d’un long exercice, je ne perds
-jamais mon calme. Je puis donc affirmer, sans
-crainte d’être démenti, que j’ai toutes les qualités
-nécessaires pour juger le problème qui se présente
-plus lucidement que vous. Il se trouve que le contrat
-intervenu entre nous est entaché de nullité, par
-suite d’une clause interprétée différemment par les
-deux parties contractantes. Est-ce à dire que nous
-devons le rompre avec éclat ? Je ne le pense pas. Il
-me semble que nous pouvons, avec un peu de bonne
-volonté, nous entendre à l’amiable. J’ai eu le tort
-d’oublier mon âge et le vôtre : je me reconnais coupable
-et j’implore de vous l’oubli d’une minute
-d’égarement. Vous êtes trop généreuse pour me
-garder rancune. Ces questions sont trop délicates
-pour que nous les traitions autrement que par allusion.
-J’espère que vous me comprenez. Je me
-résume : je ne réclame plus de vous que votre
-estime, votre confiance ; je vous offre en échange
-un dévouement loyal, une affection désintéressée ;
-en un mot, je m’engage sur l’honneur à n’être
-jamais pour vous qu’un ami. Tout est-il bien ainsi
-et me pardonnez-vous ?</p>
-
-<p>Laurence ne songea point à s’étonner de cette
-magnanimité surhumaine. Ce dénouement imprévu
-et si simple l’étourdit, l’engourdit à la façon d’une
-piqûre de morphine. Toutes les difficultés qui la
-tourmentaient se trouvaient aplanies, elle n’avait
-plus besoin de fuir ni d’affronter la colère de son
-père. Son cœur, tout à l’heure si agité, s’apaisait,
-s’abîmait dans une quiétude indolente que nul
-soupçon ne troublait. Elle serra de bonne grâce la
-main que son mari lui tendait, le laissa sceller d’un
-baiser paternel leur réconciliation. Mais elle n’eut
-pas une parole d’excuse pour cet homme admirable.
-Elle n’éprouva aucun remords de sa conduite envers
-lui. Laurence était facilement dure et injuste pour
-ceux qui ne lui ressemblaient pas. M. Hecquin étant
-vieux et placide, elle le crut incapable de souffrir
-d’une offense et se trouva très généreuse parce qu’elle
-lui avait pardonné.</p>
-
-<p>Pourtant, lorsque après quinze jours de voyage
-elle revint à Paris, ce fut avec une conviction
-sincère qu’elle fit à son père l’éloge du banquier,
-vantant sa complaisance et la bénignité de son
-caractère. Elle se déclara contente de son sort.
-Le colonel, ravi de la revoir, parut au comble de
-la félicité. Il s’apprêtait, d’ailleurs, à se mettre en
-route pour Uriage, afin d’y faire une cure ordonnée
-par le professeur Noveu. Laurence, elle, ne se souciait
-pas de repartir, bien que l’arrière-saison s’annonçât
-comme admirable. Elle s’occupa d’aménager
-l’appartement qu’elle avait choisi rue de Vaugirard,
-rangea ses livres, s’efforça d’amadouer Royale
-Egypte qu’exaspéraient ces changements constants de
-résidence. Sa vie maintenant lui semblait douce et
-acceptable. La tranquillité toute nouvelle dont elle
-jouissait lui permettait de fournir un travail sérieux
-et suivi qui l’absorbait, l’arrachait à ses inquiétudes
-habituelles. Tout le jour, cloîtrée dans une grande
-pièce claire qui donnait sur le Luxembourg et dont
-elle avait fait son studio, elle écrivait des vers
-mystérieux qu’elle ne montrait à personne. Ces
-chants inutiles apaisaient son âme mieux que des
-larmes ou que les exhortations d’un ami. Elle trouvait
-en eux et dans ses lectures son pain quotidien,
-sa force, sa pauvre et magnifique joie. M. Hecquin
-n’insista pas pour qu’elle prît un jour de réception.
-Il la dispensa des visites et des présentations obligatoires,
-en la faisant passer, parmi ses relations, pour
-malade. Pourtant, la voyant toujours lire et écrire,
-il lui proposa de la mettre en rapport avec son
-jeune cousin, le poète Cyril de Clet, dont le nom
-commençait à percer dans les revues d’avant-garde
-et qu’il lui avait présenté le jour de leur mariage.</p>
-
-<p>— Je crois qu’il serait pour vous d’un commerce
-agréable, lui dit-il. Il désire beaucoup vous connaître,
-car je lui ai parlé de vous, de votre culture
-qui, je me plais à le constater, est peu ordinaire
-pour une femme. C’est un esprit supérieur et admirablement
-doué. Je vous apporterai ses livres.</p>
-
-<p>Il remit le lendemain à Laurence les deux recueils
-de vers publiés par Cyril. La jeune femme les ouvrit
-sans empressement, car elle aimait peu la poésie
-moderne. Tout de suite, cependant, le premier livre
-l’étonna. Une jeunesse impétueuse, enivrée d’elle-même
-et de toutes choses, perpétuellement soulevée
-par le délire lyrique, y chantait la beauté du monde.
-Le second livre, au contraire, était d’une étrange
-amertume. Il semblait qu’autour du poète, plein
-d’illusions et d’espérance, la terre se fût, en deux
-années, couverte de ruines. Déjà l’amour ne lui souriait
-plus que d’un sourire funèbre. La volupté
-s’était enfuie. Et sa joie, sa douleur avaient le
-même accent rude, violent, presque barbare. Laurence
-retrouvait dans ces vers l’écho de son propre
-cœur. Elle les lut, les relut bien des fois, mais ne
-témoigna aucun désir de connaître leur auteur.
-M. Hecquin n’insista pas pour le lui présenter.</p>
-
-<p>Jamais époux ne montra plus de déférence
-pour les goûts, le caractère et les habitudes de
-sa moitié. Cette complaisance n’était pas sans mérite.
-L’incapacité absolue de Laurence comme maîtresse
-de maison, le gaspillage domestique qu’autorisait
-sa nonchalance, affectaient vivement cet homme
-économe, ordonné, méthodique. Dès le début de son
-mariage, la jeune femme se refusa catégoriquement
-à tenir un compte de ses dépenses. Elle se bornait à
-serrer dans un tiroir l’argent que son mari touchait
-pour elle ou lui donnait. Puis, lorsque sa caisse était
-vide, elle en avertissait M. Hecquin et le priait de
-la remplir. Ces demandes surprenaient toujours
-désagréablement le banquier. Trop timide pour oser
-faire aucune observation, il se bornait à regarder sa
-femme d’un air morne et consterné qui laissait
-deviner sa réprobation secrète.</p>
-
-<p>— Eh bien ! quoi ? interrogeait Laurence, impatientée,
-mes dépenses sont-elles excessives, dépassent-elles
-nos revenus ? Dites-le. S’il le faut je n’achèterai
-plus rien.</p>
-
-<p>— A quoi pensez-vous, ripostait vivement M. Hecquin.
-Grâce à Dieu, notre fortune est assez grande
-pour subvenir à toutes vos fantaisies. Je vous apporterai
-demain l’argent qui vous est nécessaire.</p>
-
-<p>Car, dès que Laurence élevait la voix ou fronçait
-les sourcils, il pliait devant elle avec servilité. Il
-semblait craindre plus que la mort de lui déplaire,
-sans pourtant lui témoigner aucune affection. Leurs
-rapports cérémonieux étaient ceux de deux voyageurs
-que le hasard réunit un moment à une table
-d’hôte et qui, devant se quitter bientôt, échangent
-seulement des paroles de politesse banale. Après un
-mois de mariage, M. Hecquin, toujours pressé, et
-débordé d’occupations, ne rentra plus déjeuner chez
-lui, car la rue de Vaugirard se trouvait trop éloignée
-de ses bureaux, boulevard Haussmann. Il revenait le
-soir à huit heures, dînait avec sa femme et, le repas
-fini, épuisé de sa journée, se couchait aussitôt. Laurence
-se demandait parfois quelle place elle tenait
-dans cette vie que les affaires absorbaient toute, et
-ne pouvait comprendre pourquoi le banquier l’avait
-épousée. Un dimanche matin, cependant, en lui
-souhaitant le bonjour, il retint sa main dans les
-siennes, la baisa galamment.</p>
-
-<p>— Savez-vous, mon enfant, s’écria-t-il d’un air
-ému, que ce jour est celui de mon anniversaire ? A
-cette date j’ai coutume chaque année de me recueillir
-et d’examiner ma vie. Elle ne m’a longtemps inspiré
-que des réflexions pénibles, presque désespérées.
-Il n’en est plus de même aujourd’hui ; et je tiens à
-vous dire combien je me félicite de l’heureux événement
-qui a fait enfin cesser ma solitude et mis dans
-mon existence l’intérêt de votre jeunesse.</p>
-
-<p>— Ah ! le pauvre homme. Il est content à peu de
-frais, songea Laurence, touchée néanmoins de cette
-déclaration inattendue.</p>
-
-<p>Elle s’efforça pendant quelques jours d’être plus
-aimable ; mais elle n’éprouvait pour son mari ni
-tendresse ni estime.</p>
-
-<p>— J’ai donc un cœur de pierre ? se disait-elle tout
-étonnée. Je devrais admirer sa bonté, sa délicatesse,
-lui être reconnaissante de la liberté qu’il me laisse.
-Mais vraiment, il n’est rien pour moi. Il m’est aussi
-indifférent qu’au premier jour et plus encore.</p>
-
-<p>En effet, il lui fallait faire un effort pour penser
-à lui. Elle le regardait sans le voir, l’écoutait sans
-l’entendre. Bien souvent, le soir, lorsqu’il entrait
-chez elle, en pantoufles, en veston d’intérieur, elle
-se levait, sincèrement surprise, ne pouvant s’expliquer
-sa présence et ayant complètement oublié qu’il
-était son mari.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>XI</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Et, maintes fois, j’ai été presque
-amoureuse de la mort pacifiante.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Keats.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Paul Dacellier était revenu d’Uriage assez bien
-portant. Cette amélioration dura peu et, dès le
-début de l’hiver, sa santé déclina avec une rapidité
-foudroyante. En quelques semaines, il prit l’aspect
-d’un vieillard. Sa faiblesse était telle qu’il pouvait
-à peine se tenir debout. L’après-midi, lorsque le
-temps le permettait, Ursule l’emmenait au Luxembourg.
-Soutenu par elle, appuyé sur une canne, il
-faisait quelques pas dans les allées. Le sentiment
-de sa déchéance physique, les regards de pitié
-que lui jetaient les passants lui étaient si pénibles
-qu’il refusa bientôt de sortir. Jamais la vie ne
-lui avait paru si longue. Il demeurait tout le jour
-prostré dans son fauteuil, oisif, inerte, à demi somnolent,
-jusqu’à l’heure où commençaient pour lui
-les épouvantes de la nuit. Dès que l’ombre tombait,
-il devenait dangereux de le laisser seul. C’est le
-moment que Laurence choisissait pour lui faire sa
-visite quotidienne.</p>
-
-<p>Dacellier aimait toujours sa fille, il eût souffert de
-ne plus la voir. Mais sa présence ne lui apportait
-aucune consolation. Vainement cherchait-elle, lorsqu’elle
-arrivait, un sourire, un rayon de joie sur ce
-visage qui semblait celui d’un condamné au sortir
-des tortures de la question. Le colonel l’accueillait
-toujours avec le même regard d’anxiété morne. Elle
-s’asseyait à ses côtés, lui lisait un journal, sans
-savoir s’il l’écoutait. Ce devoir accompli, elle échangeait
-avec Ursule des propos décousus, incohérents,
-qui trahissaient leur inquiétude. Le bruit de leurs
-voix semblait agréable au malade. Lorsqu’elles se
-taisaient, le croyant endormi, il leur faisait signe de
-continuer leur conversation. Mais il n’y prenait
-aucune part. Le sens de leurs paroles lui échappait.
-Et Laurence, effrayée de sa pâleur et de son immobilité,
-saisissait par moments sa main brûlante pour
-s’assurer qu’il vivait encore.</p>
-
-<p>Chaque soir, l’aspect de son père la frappait plus
-cruellement. Chaque soir, en le quittant, elle tremblait
-de ne plus le retrouver, elle croyait toujours
-l’embrasser pour la dernière fois, car il lui semblait
-que seules les angoisses de l’agonie, l’approche de
-la mort, pouvaient décomposer à ce point une figure
-humaine. Sauf Ursule, nul ne comprenait la pitié
-impuissante, désespérée, dont Laurence souffrait
-jusqu’à l’affolement. Juliane et André n’étaient plus
-reçus par le colonel qui ne voulait voir que sa fille.
-Ils ne pouvaient deviner les progrès de sa maladie.
-M. Hecquin, voyant un jour sa femme revenir de la
-rue Vaneau fort tard et toute bouleversée, parut
-étonné.</p>
-
-<p>— Ma chère enfant, lui dit-il avec condescendance,
-tout me porte à croire que votre inquiétude est excessive,
-pour ne pas dire déraisonnable. Votre père n’est
-pas bien portant, c’est certain, et je comprends que
-cela vous attriste. Mais je parlais encore de lui tout
-à l’heure avec André. Il pense comme moi que son
-état n’a rien d’alarmant et que le colonel retrouverait
-vite la santé, pour peu qu’il ait la volonté de
-guérir.</p>
-
-<p>— Il faudrait pour cela que sa volonté ne
-fût pas malade, riposta Laurence avec emportement.
-D’ailleurs, quelle valeur a l’opinion d’André, je vous
-prie ? Ce garçon bien portant est trop égoïste
-pour s’inquiéter de personne ici-bas, et surtout de
-son père qu’il n’a jamais ni compris, ni aimé.</p>
-
-<p>— Ah ! vraiment, je ne savais pas, murmura
-M. Hecquin, battant prudemment en retraite.</p>
-
-<p>Bien qu’il conservât son optimisme, il n’essaya plus
-de raisonner Laurence. Elle avait beau, le soir, apparaître
-au dîner les yeux rouges, le visage défait : il
-ne voulait plus voir son anxiété, ni sa douleur. Paisible,
-satisfait, il mangeait avec appétit, parlait de
-la pluie, du beau temps, des derniers événements
-politiques. Il ne semblait pas remarquer le silence
-de Laurence, ni même les regards indignés que, par
-moments, elle attachait sur lui.</p>
-
-<p>Cependant, le second congé du colonel allait
-prendre fin. Sa fille et les Arêle le pressaient d’en
-réclamer un autre, illimité. Mais il n’avait plus
-aucun espoir de guérir. Un jour, sans consulter
-personne, il envoya sa démission au ministère de la
-Guerre, rompant le dernier lien qui l’attachât encore
-au monde.</p>
-
-<p>Ce soir-là, M. Hecquin, en rentrant, trouva sa
-femme étendue sur un divan, la tête dans ses bras.
-Elle leva vers lui un visage ruisselant de larmes.
-Il ne parut aucunement ému ni étonné de ce
-désespoir. Depuis quelques mois, elle pleurait si
-souvent !</p>
-
-<p>— Mon enfant, lui dit-il, avec son flegme accoutumé,
-pardonnez-moi de vous troubler. Je n’ai pas
-à vous demander les causes de votre présent chagrin,
-encore moins chercherai-je à examiner avec
-vous si ce chagrin est justifié. Je craindrais de vous
-irriter. Mais je tenais simplement à vous dire que
-j’ai vu aujourd’hui votre belle-sœur Juliane et qu’elle
-m’a chargé de vous souhaiter le bonjour.</p>
-
-<p>S’étant acquitté de cette commission intempestive,
-M. Hecquin se retira, laissant Laurence stupéfaite
-et indignée.</p>
-
-<p>— Non, songeait-elle exaspérée, cet homme abuse,
-je ne saurais lui pardonner d’être à ce point grotesque.
-Ses façons cérémonieuses, ses déclarations
-ridicules cachent une insensibilité monstrueuse, je
-m’en aperçois aujourd’hui. O père ! où retrouverai-je,
-si tu me quittes, un cœur aussi grand que le
-tien ? Toi, au moins, tu n’aurais jamais vu couler
-mes larmes avec cette tranquillité. Peut-être me les
-aurais-tu reprochées, car ton amour est parfois cruel,
-mais c’est un admirable amour. Comme je préfère
-ta violence à la placidité de ce banquier ! Que m’importe
-qu’il soit de caractère facile. J’aurai toujours
-froid près de lui, je me sentirai toujours seule.</p>
-
-<p>Bientôt elle prit l’habitude de dîner rue Vaneau.
-Le banquier, tout d’abord, prit son mal en patience.
-A la longue, il fut scandalisé de trouver sa
-maison toujours vide. Il hasarda une timide remontrance.</p>
-
-<p>— Ma place n’est pas ici quand mon père se meurt,
-lui répondit Laurence.</p>
-
-<p>M. Hecquin se tut. Dès le lendemain, il se réfugia
-chez Juliane qui, chaque soir, lui offrit l’hospitalité.
-Elle flattait sa gourmandise par des repas fins et
-succulents, le soignait, l’encensait, écoutait complaisamment
-ses doléances, approuvait ses griefs. Et
-l’époux humilié ne se lassait pas de blâmer avec elle
-les bizarreries de Laurence, l’exagération de son
-caractère, la violence de ses inquiétudes.</p>
-
-<p>Malheureusement la jeune femme ne se trompait
-pas. Son affection était plus clairvoyante que la
-froide raison de ces gens tranquilles. Le colonel se
-mourait ; mais sa lente agonie pouvait se prolonger.
-Son état, si grave qu’il fût, demeurait stationnaire.
-Il semblait qu’un miracle seul lui permît encore de
-vivre, miracle déconcertant qui perpétuait sa souffrance
-sans la guérir, liait encore étroitement l’un à
-l’autre l’âme aiguillonnée du désir furieux de la
-mort, le corps débile et à demi détruit.</p>
-
-<p>Un soir, Laurence, en entrant chez son père,
-s’étonna de ne plus trouver Consul couché à sa place
-ordinaire devant le feu. Le bon chien, depuis
-quelque temps, devenait aveugle, mais jamais son
-affection pour son maître n’avait été plus touchante.
-Il pleurait lamentablement dès qu’on l’éloignait du
-colonel, ne consentait à manger que près de lui.
-Etendu la nuit au pied de son lit, le jour contre son
-fauteuil, il ne le quittait plus. Lorsque le malade
-était plus souffrant, l’animal, agité, malheureux, se
-relevait à tout instant pour le caresser, témoignait
-une inquiétude étrange et presque humaine.</p>
-
-<p>Dacellier surprit le regard de sa fille, cherchant
-son compagnon fidèle.</p>
-
-<p>— Non, dit-il tristement, Consul n’est plus là, je
-l’ai fait abattre ce matin.</p>
-
-<p>— Oh ! s’écria Laurence, sincèrement affligée, oh !
-pauvre chien, pourquoi ?</p>
-
-<p>— Allez-vous prétendre que j’ai été cruel ? dit le
-colonel avec un morne sourire. Je l’aimais autant
-que vous, mieux que vous. Mais encore quelques
-jours, il allait être tout à fait aveugle, le vétérinaire
-m’avait prévenu. A quoi bon le laisser souffrir ? Il
-est doux de pouvoir sauver de la douleur un être
-animé, fût-il ver de terre ou insecte. Et la mort est
-un bon remède.</p>
-
-<p>Il se tut durant un moment assez court ; car il y
-avait des heures où sa détresse lui montait aux
-lèvres, où son cœur, trop comprimé par le sceau du
-silence, éclatait comme une plaie mal fermée sous
-l’effort du sang.</p>
-
-<p>— Ah ! reprit-il d’une voix basse comme s’il se
-parlait à lui-même, ah ! s’il y a un Dieu, il faut
-convenir qu’il est impitoyable. Nous sommes devant
-lui comme ce pauvre chien était hier devant moi,
-aussi désarmés, aussi faibles. Abattus par la douleur
-à laquelle nous ne comprenons rien, nous implorons
-celui qui peut tout de nous délivrer. Hélas ! il
-ne tue que les heureux, laissant vivre les misérables.
-Il n’est jamais las de nous voir souffrir, et le plus
-étrange, c’est que les humains n’ont pas plus que
-lui pitié de leurs frères. Leurs lois permettent
-bien d’abréger la vie d’une bête qui souffre,
-non celle d’un homme. Si malheureux, si malade
-qu’il soit, le magistrat défend qu’on l’achève ; le
-médecin, ne pouvant le guérir, emploie toute sa
-science à le retenir sur la terre. On lui refuse le
-poison, l’arme qui hâterait sa délivrance.</p>
-
-<p>Laurence couvrit son visage de ses mains avec un
-gémissement sourd. Voilà donc les pensées que son
-père remuait tout le jour. L’obsession du suicide
-était en lui. Il repoussait encore l’abominable tentation.
-Mais déjà sa volonté chancelait. Déjà il revendiquait
-la mort comme un droit. Et, certes, nulle
-loi humaine, nul amour humain n’avaient assez de
-force pour contenir, pour relever cette âme folle et
-désespérée. Il eût fallu le frein de la religion, les
-consolations, les espérances éternelles, l’amour d’un
-Dieu.</p>
-
-<p>Laurence ne pouvait rendre à ce malheureux la
-foi qu’elle avait achevé de perdre depuis son arrivée
-à Paris. Elle voyait pour la première fois, avec une
-indicible épouvante, le dénuement absolu, l’inimaginable
-misère de cet être qu’elle adorait, et n’avait
-rien à lui donner. Toute sa tendresse, toute sa pitié
-ne lui suggérèrent pas une parole capable d’apaiser
-cette révolte. Elle éclata en sanglots déchirants.</p>
-
-<p>Le colonel tressaillit comme un homme éveillé par
-un coup de tonnerre. Son cœur n’était point glacé,
-ni insensible. La flamme de l’amour paternel y brûlait
-encore. Ce malade si faible retrouva des forces
-pour consoler sa fille. Penché sur elle, il caressait
-de ses doigts diaphanes ce front où perlait une sueur
-d’angoisse.</p>
-
-<p>— Eh bien ! murmurait-il, est-ce moi qui vous ai
-fait mal, pauvre enfant ?</p>
-
-<p>— Ah ! s’écria-t-elle, en tordant ses mains désespérément,
-de grâce, ne dites pas que tout est fini
-pour vous, ne dites pas que vous voulez mourir !</p>
-
-<p>— Je ne le dirai pas si cela vous afflige, reprit
-doucement le colonel, et pourtant que fais-je maintenant
-sur la terre, à quoi suis-je bon, pauvre soldat
-sans armée, chef sans insigne et sans honneur ? Je
-n’avais d’autre fonction ici-bas que de servir la
-France. Servir, Laurence ! ce seul bonheur, ce seul
-devoir m’eût éternellement suffi. Mais voici que mes
-forces m’ont trahi, que mon intelligence est morte.
-Je n’ai plus nulle raison de vivre.</p>
-
-<p>— Et moi, sanglota-t-elle, ne pouvez-vous vivre
-pour moi ?</p>
-
-<p>Il fut touché de cette prière. Jamais ce pauvre être
-défiant et sombre ne s’était cru si tendrement chéri.</p>
-
-<p>Le voyant attendri, Laurence lui saisit les mains
-et, avec un accent d’irrésistible supplication, l’implora.</p>
-
-<p>— Promettez-moi que vous ne chercherez pas la
-mort.</p>
-
-<p>— Chut ! chut ! ne parlez pas de cela, balbutia-t-il,
-tout ému. J’ai été cruel pour vous, il faut me pardonner :
-ma raison, mon âme me quittent parfois
-et je reste sans défense, livré à d’étranges démons.</p>
-
-<p>— Père, insista-t-elle encore tout bas en l’embrassant,
-père, promettez-moi que vous ne vous tuerez
-pas.</p>
-
-<p>Il la regarda longuement, comme pour dissiper
-toute incertitude. Et dans ses yeux, elle lut une
-résignation parfaite, un profond amour.</p>
-
-<p>— Oui, Laurence, je vous le jure, dit-il avec gravité.
-S’il me fallait, pour assurer votre bonheur,
-vivre éternellement, j’y consentirais, soyez-en sûre.
-Il n’est aucun sacrifice, aucun effort de courage que
-je ne puisse accomplir pour vous, mon enfant.</p>
-
-<p>Durant toute la soirée, il réussit en effet à surmonter
-sa tristesse habituelle et parut transformé. Ses
-yeux cherchaient sans cesse le regard de sa fille.
-Lorsqu’elle parlait, il l’écoutait attentivement, lui
-répondait avec tendresse. Parfois il souriait même.
-Ursule, stupéfaite et ravie, admirait ce prodige. Le
-visage de Laurence resplendissait de joie. Le miracle
-qui venait de s’opérer si aisément la rassurait pour
-l’avenir. Puisque ses larmes, ses prières avaient
-encore sur son père une telle influence, elle l’arracherait
-à la douleur, à la maladie même, elle le
-guérirait, lui rendrait un semblant de bonheur.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>XII</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse i10">O douleur !</div>
-<div class="verse">Douleur ! Hélas ! misère, misère ! toujours, pour toujours !</div>
-</div>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Schelley.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Bien qu’apaisée, Laurence dormit cette nuit-là d’un
-sommeil pénible, troublé par de continuels cauchemars.
-Elle dormait encore à neuf heures du matin
-et, en rêve, cherchait à secourir son père que déchiraient
-sous ses yeux des bêtes furieuses. L’extrême
-acuité de sa souffrance ne parvenait pas à dissiper
-sa torpeur ; ses yeux ne se rouvraient par instants
-que pour se refermer aussitôt. Comme un naufragé
-qui se débat au milieu des vagues, et tantôt
-remonte à la surface, et tantôt sombre sous la masse
-de l’eau, son âme luttait en vain contre le songe
-atroce qui la ressaisissait sans cesse. Enfin les
-larmes qui ruisselaient sur ses joues la réveillèrent.
-Elle étendit la main et sonna, selon sa coutume,
-pour demander son déjeuner. Nul ne répondit à son
-appel. Au bout d’un moment, étonnée de ne pas
-voir paraître sa femme de chambre, elle s’assit sur
-son lit, regarda sa montre, et, comme elle prêtait
-l’oreille, elle entendit un bruit lointain de conversation.
-Des voix, dont elle ne pouvait distinguer
-le nombre, s’élevaient, se répondaient l’une à l’autre,
-dans un bourdonnement continu, coupé de brusques
-silences ou d’exclamations confuses. Ce murmure,
-assourdi par les portes closes, ne tarda pas à l’inquiéter.
-Elle trembla, comme à l’approche d’un
-danger encore imprécis, courut à sa fenêtre, ouvrit
-les rideaux, cherchant le prompt secours de la
-lumière. Un beau rayon de soleil pur et calme entra
-dans sa chambre, chassant devant lui tous les fantômes
-de la nuit. Sa terreur lui parut étrange,
-presque comique. Comment avait-elle pu s’effrayer
-d’un bruit de voix ? C’étaient, certainement, ses
-domestiques qui, la croyant encore endormie, bavardaient
-dans quelque pièce, oubliant leur service.
-Elle passa un peignoir et sortit de sa chambre pour
-les rappeler à l’ordre.</p>
-
-<p>Quand elle fut dans le corridor, elle perçut plus
-nettement le murmure qui l’avait inquiétée. Plusieurs
-personnes parlaient avec animation, mais ces
-voix lointaines n’avaient rien de joyeux. Laurence
-discernait, dans ce chuchotement sourd et entrecoupé,
-l’accent de la consternation. Puis, tout à coup,
-un bruit sinistre de sanglots lui parvint, confirmant
-ses appréhensions les plus sombres. Elle avait maintenant
-la certitude que le malheur était entré dans
-sa maison. Tremblante, hagarde, elle courait vers
-lui. Arrivée près de la portière qui seule la séparait
-de l’antichambre, elle s’arrêta pour écouter. Une
-voix vacillante, méconnaissable, trempée de larmes,
-disait à ce moment :</p>
-
-<p>— Du sang ! mais oui… il y en avait partout !…
-Oh ! mon Dieu !… une mare de sang !…</p>
-
-<p>Laurence souleva le lourd rideau de velours.
-Sa femme de chambre et sa cuisinière étaient là,
-debout, entourant une autre personne qui pleurait
-lamentablement, courbée en deux. Dans cette
-forme gémissante, Laurence reconnut une toute
-jeune bonne, entrée depuis huit jours seulement chez
-son père. Les trois servantes, en apercevant leur
-maîtresse, poussèrent un cri aigu. Elles reculaient
-éperdues, comme à l’aspect d’un spectre, les mains
-levées, en répétant :</p>
-
-<p>— Ah ! madame !… madame !…</p>
-
-<p>Puis elles se turent. La femme de chambre du
-colonel se remit à pleurer, et ses sanglots retentissaient
-seuls dans l’horrible silence. Laurence marcha
-vers elle, la saisit par le bras, si brutalement
-qu’elle faillit la renverser. Son regard fixe l’interrogeait
-impérieusement. L’enfant, meurtrie par
-l’étreinte, et trop bouleversée pour ménager personne,
-avoua d’un seul coup toute la vérité :</p>
-
-<p>— Ah ! mon Dieu !… dit-elle à travers ses sanglots,
-ah ! mon Dieu ! le pauvre monsieur !… nous
-l’avons retrouvé… au matin… dans son cabinet de
-toilette… étendu dans son sang, la gorge ouverte…
-Il avait encore dans les mains… son rasoir… Il était
-déjà froid ! Plus rien à faire… Pourtant… j’ai couru
-chercher le docteur… Nous l’avons bandé…</p>
-
-<p>Elle eût parlé longtemps encore, avec ce plaisir
-inconscient qu’éprouvent les gens du peuple, même
-les plus sensibles, à raconter en détail une catastrophe
-dont ils ont été les premiers témoins. Mais
-elle vit Laurence chanceler comme un arbre qui va
-s’abattre et se tut, étendant les bras pour la recevoir.
-Son geste fut inutile. L’évanouissement ne vint pas
-au secours de ce pauvre être à la torture. Car la
-douleur n’est dangereuse que pour les heureux, pour
-ceux qui n’ont jamais pleuré, pour les faibles que
-foudroie son premier contact. Ce malheur, si
-grand qu’il fût, n’était point, pour Laurence, inattendu.
-Bien des fois déjà son imagination, ses rêves,
-sa tendresse inquiète, l’avaient avertie qu’il viendrait.
-Bien souvent, elle avait par avance vécu cette
-heure funèbre. Debout, immobile, elle appela vainement
-à son aide l’oubli, la folie, la mort, une douce
-grâce de Dieu. Nulle consolation céleste ne lui fut
-accordée. Nulle voix ne s’éleva pour démentir
-l’affreuse nouvelle. Et comme elle espérait encore
-quelque secours, elle crut voir, elle vit nettement,
-de ses pauvres yeux hallucinés, la figure blême de
-son père au milieu d’un halo de sang. Ce fut une
-souffrance physique, suraiguë, comme celle de la
-chair broyée dans des tenailles. Elle poussa un cri
-discordant et s’enfuit en courant du côté de sa
-chambre.</p>
-
-<p>Elle courait, elle fuyait cette douleur incorporée
-à ses os et qu’elle emportait partout avec elle. Elle
-avait des gestes désordonnés, comme un être dont
-les vêtements ont pris feu, dont la chair déjà brûle
-et qui se tord au milieu des flammes. Les servantes
-vainement s’empressaient autour d’elle, avec une
-compassion sincère. Repoussant leurs soins dérisoires,
-et sans interrompre sa marche, elle cherchait
-à rassembler ses vêtements. Sa femme de
-chambre qui la suivait, l’habilla presque au vol. Dès
-qu’elle fut prête, elle s’élança dehors, la tête baissée,
-pressant son manchon sur sa bouche, étouffant dans
-la fourrure profonde les gémissements qui lui montaient
-du cœur aux lèvres.</p>
-
-<p>En entrant dans l’appartement du colonel, elle
-reçut dans ses bras une forme pitoyable :</p>
-
-<p>— Ma chérie !… ce n’est pas ma faute, bégayait
-Ursule en sanglotant. Oh ! toutes les nuits… j’entendais
-à travers la cloison ses moindres mouvements…
-Dès qu’il souffrait, je m’éveillais. Et… cette
-nuit… Oh, mon Dieu !… J’ai pu dormir… dormir,
-tandis qu’il mourait…</p>
-
-<p>Le contact de cette douleur si poignante et si
-vraie attendrit Laurence, lui arracha enfin un flot
-de larmes salutaires.</p>
-
-<p>— Pauvre Ursule ! murmura-t-elle, n’ayez pas de
-remords… Nul ne pouvait le sauver de lui-même,
-car je l’ai tenté !… Et voyez…</p>
-
-<p>Toutes deux, s’appuyant l’une à l’autre, pleuraient
-leur défaite et l’inutilité de leur amour. Et
-en pleurant, elles s’embrassaient. Ces effusions
-adoucissaient un peu leur commune souffrance.
-Puis, elles se dirigèrent vers la chambre du colonel.
-Laurence chancelait et tremblait de tous ses
-membres. Son imagination lui représentait encore
-l’horrible spectacle évoqué par la femme de
-chambre. Mais, depuis sept heures du matin,
-Ursule avait eu le temps de faire la toilette du
-mort. Dans la chambre aux rideaux fermés
-qu’éclairaient seulement deux bougies placées près
-du lit, il reposait sur les oreillers blancs, les mains
-jointes, un crucifix sur la poitrine. Des bandages
-épais recouvraient sa blessure. Une expression de
-calme extraordinaire et de suave humilité flottait
-sur ce visage, si inquiet, si sombre dans les jours
-de la vie. Les traits, jadis constamment bouleversés,
-étaient maintenant détendus comme par un vague
-sourire. Les paupières semblaient fermées par le
-recueillement sur un regard de lumière et d’amour.
-Peut-être, dans la clarté fulgurante de la dernière
-heure, l’âme avait-elle vu le ciel ouvert et s’était-elle
-envolée, radieuse, imprimant par pitié, sur sa
-forme terrestre, le signe de la paix pour rassurer
-ceux qui l’avaient aimée. Laurence s’émerveillait
-devant cette figure si douce. La pensée que
-son père, après un si long martyre était peut-être
-heureux, ranimait son cœur déchiré. Ursule subissait
-les mêmes impressions consolantes. Elles
-s’avouèrent d’un regard leur tremblante espérance.
-Et toutes deux agenouillées près du lit, souriaient
-à travers leurs larmes en répétant :</p>
-
-<p>— Comme il est beau ! comme il est calme !</p>
-
-<p>L’arrivée de Juliane et d’André les arracha bientôt
-à leur triste extase. Laurence ne put dominer un
-mouvement de recul lorsque son frère l’embrassa
-d’un air gêné, en prononçant quelques paroles
-vaguement compatissantes. En présence de la douleur
-qu’il niait, de la mort qu’il eût voulu pouvoir
-nier aussi, ce grand indifférent, effaré, désemparé,
-se figeait dans une attitude conventionnelle. Sa
-figure portait mal le masque de consternation
-qu’il y avait appliqué à la hâte. Dans cette chambre
-mortuaire, il avait l’aspect choquant et bizarre d’un
-être brusquement arraché à son milieu, jeté dans
-un monde nouveau dont il ne connaît pas les usages,
-où il évolue avec une circonspection maladroite.
-Déjà, fatigué de cette contrainte, il songeait au
-jour très prochain où il lui serait permis d’oublier.</p>
-
-<p>Juliane, au contraire, semblait au désespoir. Elle
-pleurait, elle pleurait si fort, qu’un moment Laurence
-en fut touchée, s’étonna de lui trouver plus
-de cœur et de sensibilité qu’elle ne l’eût supposé.
-Mais la crainte de la réprobation du monde tourmentait
-seule la jeune femme. Un suicide dans sa
-famille n’était point chose avouable, elle se sentait
-humiliée et déshonorée.</p>
-
-<p>— Oh ! chère, sanglotait-elle naïvement, en attirant
-sa belle-sœur dans le salon contigu à la
-chambre du colonel, oh ! chère, quel affreux
-malheur ! Avez-vous songé à recommander aux
-bonnes de ne point trop parler, de ne pas prononcer
-le mot de suicide ? Il faut éviter à tout prix que
-cela se sache.</p>
-
-<p>Laurence lui tourna le dos, sans même lui
-répondre. Alors elle rassembla autour d’elle les
-domestiques, les remercia de leur dévouement,
-s’appliqua à leur démontrer, contre toute évidence,
-que la mort du colonel était due à un accident.</p>
-
-<p>Ce fut elle qui remarqua la première l’absence
-de M. Hecquin. Nul, en effet, n’avait songé à le prévenir.
-Ursule s’était reposée de ce soin sur Laurence.
-Celle-ci, dans le bouleversement de sa douleur,
-avait plus que jamais oublié l’existence de
-son mari. Juliane, scandalisée de cette infraction
-au code de la politesse et des convenances familiales,
-se hâta d’envoyer André boulevard Haussmann.
-M. Hecquin ne se fit pas attendre. Il accourut,
-imposant et gourmé comme un maître des cérémonies.
-En entrant dans la chambre du mort, il fit
-avec ostentation un grand signe de croix. Ses
-longues jambes fléchirent, comme sous l’impulsion
-d’un ressort. Il s’agenouilla, se recueillit un instant.
-Puis, apercevant sa femme, prostrée au pied
-du lit, il alla vers elle, l’embrassa et murmura
-d’une voix étouffée, dont les intonations restaient
-savantes :</p>
-
-<p>— Il était votre père, mon enfant, je l’aimais, par
-voie de conséquences, inéluctablement.</p>
-
-<p>Il embrassa également Ursule et Juliane. Après
-quoi, satisfait de lui, certain d’avoir parfaitement
-accompli son devoir, il s’absorba dans ses pensées.
-Nul ne pouvait deviner, en étudiant sa figure
-rigide, s’il méditait tristement sur la mort ou si,
-déjà, oubliant le spectacle qu’il avait sous les yeux,
-il débrouillait en esprit quelque affaire compliquée,
-ou cherchait à prévoir les prochains cours de la
-Bourse.</p>
-
-<p>A midi enfin, M. Hecquin, Juliane et André,
-épuisés de tant d’émotions, descendirent dans un
-restaurant voisin. Peu après, arriva le colonel Arêle,
-prévenu par dépêche. Sa présence fut pour Laurence
-une consolation. Lui du moins ne cherchait
-pas à adopter une attitude, et nul ne pouvait suspecter
-la sincérité de sa douleur. Ami incomparable,
-il avait perdu son ami ; chrétien, il tremblait sur
-le sort d’une âme qu’il savait si mal préparée à
-paraître devant son juge. Pour la première fois, ce
-grand résigné parut perdre tout courage lorsqu’il
-apprit que Dacellier s’était donné la mort. Il plia,
-il chancela sous cette croix trop lourde. Son regard
-clair et doux s’obscurcit, sa tête s’abaissa sur sa
-poitrine. Ses mains se joignirent dans un geste de
-détresse, refusant ce malheur sans remède et sans
-consolation. Touchée d’un chagrin si poignant,
-Laurence répéta alors à son vieil ami son dernier
-entretien avec son père, et la promesse qu’elle lui
-avait arrachée. Il l’écoutait attentivement et, peu
-à peu, retrouvait l’espérance.</p>
-
-<p>— Dieu soit béni ! dit-il enfin en regardant avec
-tendresse le visage du mort, nous qui le connaissions,
-nous savons que lui, l’honneur même, ne pouvait
-renier un serment. Sa volonté ni sa raison n’ont
-eu aucune part à l’acte qu’il a commis, sans doute,
-dans un moment d’égarement, dans un de ces accès
-où il n’était plus maître de lui. L’Eglise ne lui refusera
-pas la sépulture religieuse, le crime du suicide
-ne pèse pas sur son âme.</p>
-
-<p>— Ah ! gémit Ursule avec ferveur, ni ce crime,
-ni aucune faute. Il a trop durement souffert pour
-n’être pas dès maintenant pardonné.</p>
-
-<p>Le colonel Arêle, plus éclairé, plus strict, hocha
-la tête en soupirant.</p>
-
-<p>— Il convient de beaucoup prier, dit-il simplement.</p>
-
-<p>Et, se tournant vers Laurence, il ajouta, avec un
-accent d’irrésistible supplication :</p>
-
-<p>— Ne voulez-vous point le faire avec moi, chère
-enfant ?</p>
-
-<p>Elle refusa d’un signe doux et inflexible. Jamais
-la religion ne lui avait paru moins consolante, plus
-amère. Elle était convaincue, comme son vieil ami,
-de l’irresponsabilité absolue de son père au moment
-du suicide. Mais, tout de même, il était mort sans
-sacrement, sans réconciliation, après des années de
-révolte. Selon le dogme catholique, son âme, sauvée
-peut-être au dernier moment par un acte d’amour,
-ne pouvait cependant entrer au ciel sans une longue
-expiation. Cette loi si dure épouvantait la jeune
-femme. Elle préférait croire qu’un Dieu sans exigence
-accueillait au delà de la mort les esprits
-délivrés sans leur demander aucun compte, et qu’il
-suffisait, pour avoir droit à toute une éternité
-bienheureuse, d’avoir vécu et cruellement souffert.
-Pourtant, elle ne vit pas sans émotion le colonel
-Arêle, s’agenouiller auprès du lit de son ami, avec
-une expression d’ineffable recueillement. Bientôt,
-attirée comme par un charme tout-puissant, elle
-prit place à ses côtés, s’appuya contre son épaule. Il
-l’entoura de ses bras. Et, tandis qu’il priait, subjuguée
-par une paix plus forte que sa douleur
-même, elle se reposait doucement contre ce cœur
-fidèle.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>XIII</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Où donc sont-ils allés ? On n’a rien à vous dire.</div>
-<div class="verse i5">Ceux qui s’en vont s’en vont.</div>
-</div>
-
-<p class="attr"><span class="sc">V. Hugo.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Dans l’après-midi, Laurence vit avec surprise une
-agitation fébrile s’emparer de toute sa famille.
-André sortait, rentrait à tout instant, commandait
-les lettres de deuil, réglait avec les pompes
-funèbres l’ordonnance des obsèques. Juliane, importante
-et affairée, télégraphiait, téléphonait, courait
-chez sa couturière, chez sa modiste, revenait
-en hâte pour dresser la liste des amis qui devaient
-être prévenus, s’inquiétait de n’oublier personne.
-Ursule l’aidait dans cette tâche, ressaisie peu à peu,
-malgré son chagrin, par les détails matériels de la
-vie. Indifférente à tout, Laurence ne vivait plus que
-pour pleurer et pour souffrir, sans vouloir quitter
-la chambre de son père. Elle restait au pied du lit,
-épiant avec attention cette figure impassible. Son
-immobilité, son silence lui étaient déjà familiers.
-Ce n’était pas la première fois qu’elle cherchait à
-comprendre un impénétrable secret. Maintenant que
-ces lèvres s’étaient fermées pour toujours, l’âme
-envolée lui échappait comme autrefois, pas davantage,
-et le mystère énorme de la mort ne lui semblait
-ni plus profond, ni plus horrible que celui de
-la vie.</p>
-
-<p>Paul Dacellier devait être transporté à Sedan
-et inhumé dans le caveau de sa famille. Mais le
-service religieux fut célébré à Saint-François-Xavier.
-Malgré les prières d’Ursule, effrayée de sa
-prostration, Laurence voulut se traîner jusqu’à
-l’église. Dès l’entrée, elle défaillit, épouvantée par
-le formidable appareil du deuil et de la mort : les
-ornements sombres des prêtres, la nef tendue de
-noir, éclairée par la lueur des cierges, le catafalque
-énorme, écrasant de son poids la dépouille insensible
-qui, jamais plus, ne reverrait le beau soleil
-du monde. Bientôt, sur ce corps anéanti qui s’en
-retournait à la terre, les chants du rite catholique
-planèrent, implorant avec un effroi timide la pitié
-d’un Dieu vengeur. Ce furent d’abord l’<i lang="la" xml:lang="la">Introït</i> et
-le <i>Kyrie</i> qui, dans leur tristesse, gardaient encore
-un accent de confiance et de bénédiction. Puis le
-<i lang="la" xml:lang="la">Dies iræ</i>, implacable, évoqua les terreurs de l’enfer
-et du jugement dernier, arrachant à la paix du
-sépulcre un peuple d’ombres désolées, leur fermant
-toute issue, leur refusant toute espérance. Enfin, une
-voix qui semblait filtrer à travers les portes entr’ouvertes
-de l’éternité, s’éleva, douce et tremblante.
-La supplication du <i lang="la" xml:lang="la">Pie Jesu</i> sanglota longuement
-sous les voûtes, disant la détresse de l’âme solitaire
-tombée sans voile et sans défense entre les mains de
-Dieu. Laurence, torturée par ces chants, entendit à
-ce moment comme un appel qui, d’abord chuchoté à
-son oreille, vint retentir dans son cœur avec une
-violence affreuse. Son amour, sa pitié répondirent
-à ce cri pitoyable par un grand élan vers la mort.
-Impuissante, elle se débattait misérablement dans
-les liens de la vie, désirant les rompre pour
-rejoindre son père, plaider sa cause, l’assister, ou
-partager à jamais son supplice. Dans cette aspiration
-de tout son être vers l’éternité, ses forces lui
-manquèrent. Elle inclina sa tête sur l’épaule
-d’Ursule et la pria de l’emmener au plus vite, car
-elle craignait de s’évanouir. Elle eut encore la force
-d’ordonner par un signe impérieux à Juliane, à
-M. Hecquin, de ne pas la suivre. Et, se raidissant
-pour ne pas donner sa douleur en spectacle à tant
-d’indifférents, elle gagna furtivement, au bras
-d’Ursule, la porte de la sacristie.</p>
-
-<p>La cérémonie s’acheva sans qu’elle reparût.
-M. Hecquin s’inquiéta de son absence. Mais déjà
-les personnes de la famille prenaient place au bout
-de l’église, attendant la foule des amis prêts à
-défiler. Pouvait-il se dérober aux poignées de main
-de ses honorables clients, venus tout exprès pour le
-saluer ? Il trouva bientôt le moyen de concilier ses
-devoirs sociaux avec sa conjugale anxiété. Ayant
-aperçu, derrière lui, son jeune cousin Cyril de
-Clet, il l’appela d’un signe, le pria d’aller voir
-ce que devenait sa femme, et si elle avait besoin de
-secours.</p>
-
-<p>Le jeune homme, en entrant dans la sacristie,
-trouva Laurence assise près d’une grande table
-contre laquelle elle s’appuyait. Ursule, penchée sur
-son épaule, lui faisait respirer des sels. Elle ne
-parlait pas, ne bougeait pas. Par moments cependant,
-un bref sanglot soulevait sa poitrine, faisait
-trembler sa bouche. Son voile était levé. Sa tête
-pliait en arrière, entraînée par le poids du crêpe, et
-jamais Cyril n’avait lu une telle douleur sur un
-visage humain.</p>
-
-<p>— Oh ! murmura Ursule tout éplorée, voyez
-dans quel état elle est, la pauvre enfant ! Et
-elle veut, malgré tout, prendre le train avec nous,
-tout à l’heure. Ce n’est pas possible. Voici trois
-nuits qu’elle passe sans sommeil, trois jours presque
-sans aliment. Elle ne pourra supporter le voyage.
-Dites-le-lui, monsieur, je vous en prie.</p>
-
-<p>Dans son chagrin, la pauvre fille s’adressait à
-Cyril comme à un ami, et lui, violemment ému, se
-penchait vers Laurence, essayait de la convaincre,
-la suppliait de se laisser soigner. Elle l’écoutait
-vaguement, sans bien comprendre le sens de ses
-paroles, mais inconsciemment remuée par le timbre
-de sa voix chaude et affectueuse, par son regard
-plein de pitié. Si jalouse qu’elle fût de cacher
-ses douleurs, cette pitié ne la blessa pas, tant
-elle la sentit profonde, sincère et fraternelle.
-Plongée dans un rêve pénible, ignorant le lieu où
-elle était, si elle vivait encore, elle considérait en
-silence cette belle figure pathétique, inclinée sur son
-désespoir.</p>
-
-<p>— Laurence, de grâce, écoutez-moi, gémissait
-Ursule. Vous ne pouvez faire ce voyage. D’ailleurs,
-à quoi bon partir maintenant. Le train de nuit peut
-vous amener demain à Sedan, assez à temps pour
-assister à l’inhumation. Vous aurez tout l’après-midi
-pour vous reposer, dormir un peu. Allons, ma
-chérie, c’est convenu, soyez raisonnable. Vous restez
-n’est-ce pas ? et je reste avec vous.</p>
-
-<p>— Non ! balbutia Laurence avec effort, suivez…
-là-bas mon père… non, ne le quittez pas… qu’il vous
-ait avec lui… encore…; jusqu’au dernier moment…
-vous et le colonel Arêle… vous seuls l’avez aimé…
-vous deux seulement… et moi !…</p>
-
-<p>Elle cédait cependant, consentait à rentrer chez
-elle, car elle se sentait trop malade pour lutter plus
-longtemps. Ursule, heureuse de sa docilité, voulut
-alors prévenir M. Hecquin. C’était à lui tout
-naturellement qu’incombait la tâche de rester
-auprès de sa femme et de l’accompagner la nuit
-dans son voyage. Mais Laurence refusa cette assistance.</p>
-
-<p>— Non, dit-elle fermement, je ne veux personne.
-J’emmènerai ma femme de chambre, elle suffira.
-Que nul ne s’occupe de moi. Partez tous.</p>
-
-<p>Ursule connaissait trop ce caractère pour oser
-insister. Soumise, elle s’en alla rejoindre la famille,
-après avoir confié sa cousine à Cyril qui s’était offert
-avec empressement pour la reconduire. Restés seuls
-tous deux, ils attendirent un moment dans la
-sacristie que les voitures de deuil se fussent
-éloignées. Puis, lorsque l’église fut vide, ils sortirent.
-Cyril, soutenant Laurence, la fit monter dans
-un fiacre qu’il avait appelé, et, donnant son adresse
-au cocher, il s’assit auprès d’elle. Prostrée sur les
-coussins, la jeune femme, vaincue par la fatigue,
-ne songeait plus à rien, ne souffrait presque plus.
-Cyril ne lui parlait pas respectant sa torpeur. Mais
-il s’occupait d’elle, arrangeait les plis de son voile,
-ouvrait la fenêtre afin qu’elle eût plus d’air, lui
-rendait son flacon de sels que ses mains défaillantes
-laissaient échapper. Il faisait tout cela simplement,
-avec un empressement calme. Même en un tel
-moment, sa présence étrangère ne semblait point
-importune à Laurence.</p>
-
-<p>Lorsqu’il l’eut ramenée dans son studio, où
-tout de suite elle s’étendit en attendant que sa
-femme de chambre eût préparé son lit, il s’assit un
-moment près d’elle, regardant avec une tristesse
-profonde ce visage si affreusement ravagé par les
-larmes.</p>
-
-<p>— M. Hecquin m’a prié de retenir un compartiment
-pour vous, dit-il. Je vais m’en occuper et je
-vous apporterai votre billet ce soir. Mais vraiment,
-il ne faut pas que vous assistiez demain à l’inhumation.
-C’est un moment si cruel !</p>
-
-<p>Elle dit, avec le dur orgueil des désespérés :</p>
-
-<p>— Je puis tout supporter.</p>
-
-<p>— Non, vous ne pouvez pas, reprit-il avec douceur.
-Le coup le plus terrible est porté, c’est vrai,
-mais il vous a laissée plus que jamais faible et
-vulnérable. On supporte le premier choc du malheur,
-on se raidit au moment où la foudre tombe ; et
-puis, brusquement, il suffit, vous le savez, d’un
-chant désolé pour briser tout notre courage.</p>
-
-<p>Elle écoutait, étonnée qu’un être si jeune pût
-avoir déjà une telle science de la douleur. Et elle
-eut tout à coup la vision funèbre du spectacle qui
-l’attendait le lendemain : le cimetière, la tombe
-ouverte, le cercueil dépouillé, descendu par des
-cordes dans ce trou béant, la dalle, retombant pour
-jamais sur l’être qu’elle avait tant aimé. Un frisson
-d’effroi secoua ses épaules et, au même instant,
-Cyril tressaillit légèrement, comme s’il avait lu dans
-ses pensées, vu ce qu’elle voyait.</p>
-
-<p>— Ah ! dit-il avec une intense émotion, vous
-sentez bien, n’est-ce pas, que vous ne pourrez pas
-supporter cela ? Il ne faut pas que vous alliez
-demain jusqu’au cimetière. Ce n’est pas un manque
-de fidélité, croyez-le. Il est permis de ménager parfois
-son propre cœur. Dites-moi que vous n’irez pas.</p>
-
-<p>Elle fut touchée de cette sollicitude délicate et
-pressante. Elle lui céda comme à un ami cher et
-sage, promit ce qu’il lui demandait.</p>
-
-<p>Lorsqu’il l’eut quittée, elle se mit au lit et
-aussitôt s’endormit d’un sommeil de plomb. Elle ne
-s’éveilla qu’à cinq heures du soir, sonna sa femme
-de chambre et apprit que la comtesse de Clet, la
-mère de Cyril, l’attendait depuis trois quarts d’heure
-au salon, mais n’avait pas voulu qu’on la prévînt
-de sa présence. Laurence fut heureuse de cette
-visite : car maintenant que le sommeil avait réparé
-ses forces, que la source de ses larmes était tarie,
-qu’elle se retrouvait vivante, le cœur sec et horriblement
-vide, sa douleur lui semblait plus que
-jamais impossible à supporter. Et elle éprouvait une
-sensation d’étouffement, de morne terreur qu’accroissait
-encore la tombée de la nuit. Elle fit allumer
-toutes les lumières, s’habilla en hâte et, désireuse
-d’échapper à la solitude, courut au salon rejoindre
-M<sup>me</sup> de Clet. Comme elle s’excusait de l’avoir fait
-attendre, la visiteuse, lui serrant les mains, protesta
-avec un accent de chaude sympathie :</p>
-
-<p>— Je ne trouvais pas le temps long, au contraire.
-J’étais si heureuse de penser que vous dormiez, que
-pour un moment vous ne souffriez plus !</p>
-
-<p>Très grande, mince, les cheveux tout blancs, mais
-l’allure jeune encore et infiniment élégante, elle
-avait les mêmes traits que Cyril, les mêmes yeux
-clairs et profonds, et elle attachait sur Laurence un
-regard exactement semblable à celui qui l’avait
-émue le matin : regard de pitié sérieuse, intelligente
-et désolée.</p>
-
-<p>— Je vous apporte les places que mon fils a retenues
-pour vous, reprit M<sup>me</sup> de Clet en s’asseyant.
-Il n’a pu revenir lui-même, car il a été appelé par
-dépêche auprès d’un ami de passage à Paris. J’ai
-voulu vous attendre, parce qu’il ne m’aurait pas
-pardonné de ne pas lui donner ce soir de vos nouvelles.
-Votre grand chagrin l’a vivement touché. Si
-vous saviez avec quelle émotion il m’a parlé de vous !</p>
-
-<p>— Vous voudrez bien le remercier, dit Laurence
-un peu surprise. Je n’oublierai pas ce qu’il a fait
-pour moi ce matin. Le meilleur de mes amis
-n’aurait pu me témoigner plus d’intérêt, ni compassion
-plus délicate.</p>
-
-<p>— Cyril est la bonté même, s’écria M<sup>me</sup> de Clet
-dont le front, tout à coup, rayonna d’orgueil. Nul
-être n’est plus sensible à la douleur des autres et
-il aime à se dépenser autour de ceux qui souffrent.
-Tout jeune, il a vu de près le malheur, car j’ai
-passé par bien des épreuves, mais il était déjà mon
-appui. Je n’avais que lui, je lui confiais mes soucis,
-mes déboires, mes inquiétudes. Il savait me
-consoler, me rassurer. Il me raisonnait avec tant de
-tendresse, une sagesse si étonnante ! Aussi, malgré
-toutes les tempêtes qui ont soufflé sur ma vie, je n’ai
-pas le droit de me plaindre, puisque je possède un
-tel fils.</p>
-
-<p>Elle s’interrompit, confuse, et rougit comme une
-jeune fille. Laurence, qui en ce moment avait
-un immense besoin de s’oublier, de s’intéresser à
-n’importe quoi, l’écoutait avec sympathie. Un sentiment
-profond la touchait toujours et elle admirait
-sincèrement ce grand amour maternel. Rassurée par
-son regard bienveillant, M<sup>me</sup> de Clet reprit avec
-abandon :</p>
-
-<p>— Au reste, vous le connaîtrez vite, mon Cyril,
-car vous nous permettrez bien, je pense, de revenir
-souvent vous voir ? Mon fils le désire comme moi.
-Je sais que votre deuil vous tiendra plus que
-jamais à l’écart du monde, mais nous sommes
-parents par M. Hecquin et vous nous feriez tant de
-peine en nous considérant comme des étrangers !</p>
-
-<p>— Non vraiment, je ne le pourrai plus après ce
-que vous avez fait pour moi, dit Laurence,
-réchauffée malgré elle par le contact de cette
-nature franche et affectueuse.</p>
-
-<p>Elle éprouvait en général une vive défiance pour
-tous ceux dont l’abord est facile, les manières
-expansives, car elle savait quel abîme de sécheresse,
-d’égoïsme, cachaient l’amabilité empressée de
-Juliane, les grâces câlines de Lætitia Heller. Mais
-dans la cordialité des de Clet, on sentait, sans pouvoir
-s’y tromper, l’accent du cœur, l’élan spontané
-de la charité. Laurence, ayant reconduit sa visiteuse,
-grava dans sa mémoire fidèle le souvenir
-de ces deux êtres qui, l’ayant trouvée seule et abandonnée
-à l’heure la plus dure de la vie, avaient su
-toucher sa blessure sans lui faire aucun mal.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>XIV</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Tu m’as laissée, ô père, sur le
-rivage, comme une nef solitaire,
-sans avirons marins !</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Sophocle.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Selon la promesse qu’elle avait faite à Cyril, Laurence
-n’assista pas le lendemain à l’enterrement.
-Mais, tandis que M. Hecquin, Juliane, André, le
-colonel Arêle repartaient pour Paris, elle s’attarda
-durant une semaine à Sedan avec Ursule. Celle-ci
-l’aidait à retrouver, dans la grande demeure familiale
-qui s’était rouverte pour elles, l’ombre de Paul
-Dacellier. Témoin de sa jeunesse, première confidente
-de sa vocation militaire, la pieuse fille pouvait
-encore, après un si long temps, répéter mot pour
-mot tout ce qu’il lui disait jadis, lorsqu’il lui avouait
-ses grands espoirs. Et Laurence ne cessait de pleurer,
-lorsqu’elle comparait les rêves admirables de cet
-enfant avec la destinée mesquine et dérisoire qui lui
-était échue. Pour être vraiment grand aux yeux des
-hommes et à ses propres yeux, il n’avait manqué
-à ce suicidé que l’occasion du sacrifice. Vainement,
-durant des années, il avait attendu son heure, toujours
-prêt à partir, toujours prêt à mourir, toujours
-offert et toujours immolé. Jamais la France n’avait
-fait appel à son courage. La guerre n’était point
-venue délivrer son âme des liens pesants de l’inaction.
-Il avait vieilli tristement sans honneur, serviteur
-inutile, cœur de héros auquel rien d’héroïque
-n’avait été demandé. L’inexorable refus, que le sort
-opposait à son désir, peu à peu l’avait rendu fou.
-Son ardeur, qui ne trouvait point à se dépenser dans
-quelque dévouement sublime, s’était retournée
-contre lui, ruinant son bonheur et sa vie. Et son
-sang enfin avait coulé, non pour un but sacré, non
-pour une grande cause, mais misérablement sous
-ses mains homicides.</p>
-
-<p>Le colonel avait, par son testament, légué sa maison
-de Sedan à Laurence. Ursule lui demanda la
-permission d’y achever sa vie. Et la jeune femme
-ne put la décider à venir s’installer avec elle.</p>
-
-<p>— Non, vraiment, ma chérie, lui dit-elle. Je n’ai
-plus rien à faire à Paris. Je m’y sentirais triste et
-désemparée. Le bonheur de vous être utile aurait seul
-pu m’y retenir, mais ma tâche auprès de vous est
-achevée. Votre sort ne m’inspire plus d’inquiétude.
-Je vous laisse avec un mari qui vous adore, entourée
-d’une famille charmante et dévouée. Car, grâce à
-Dieu, sous l’influence de sa femme qui vous aime
-comme une sœur, votre frère à su vous apprécier
-enfin, et son foyer est devenu pour vous un second
-foyer.</p>
-
-<p>Dans sa naïveté, Ursule se laissait entièrement
-tromper par les apparences. Elle appelait : affection
-de sœur, la politesse mondaine et glacée de
-Juliane ; grand amour, la servilité timide de M. Hecquin.
-Laurence ne chercha pas à la détromper. Elle
-ne lui dit pas qu’elle avait encore besoin de sa tendresse
-et ne trouvait d’appui que dans son humble
-cœur. Trop fière pour réclamer jamais de personne
-aucun secours, elle murmura simplement, cachant
-sa peine :</p>
-
-<p>— Ursule, vous serez bien seule !</p>
-
-<p>— Seule, mais non, chérie, moins que partout
-ailleurs. Ici, j’aurai autour de moi tous mes souvenirs.
-J’irai, comme autrefois, visiter les pauvres, les
-malades. Je tâcherai de faire un peu de bien pour
-acheter la rédemption de votre père.</p>
-
-<p>Pour cette âme pieuse et tendre, la mort ne
-rompait pas les liens des affections humaines. Le
-colonel disparu lui restait présent. Elle pouvait
-encore le servir, se dévouer à lui, et refaisait sa vie
-dans la prière, le regret et le sacrifice. Laurence
-enviait ce chagrin, doux et plein d’espérance. Pour
-elle, la douleur n’avait pas de sens. Elle était comme
-ces êtres qui, trouvant un jour leur maison, leur
-ville détruites, persistent à errer tristement au milieu
-des ruines, sans songer à chercher un autre abri.</p>
-
-<p>Quand, après un court séjour à Paris, Ursule la
-quitta définitivement pour retourner à Sedan, son
-désespoir s’accrut encore. Pour fuir sa maison, ses
-souvenirs et l’obsession d’une même pensée, elle
-sortait presque chaque jour, de préférence lorsqu’il
-pleuvait, car le soleil lui faisait mal. Elle marchait
-longtemps sous l’averse, puis, lorsqu’elle était
-fatiguée, entrait dans une église, le plus souvent
-à Notre-Dame ou à Saint-Germain-l’Auxerrois. Bien
-qu’elle n’y priât pas, elle les trouvait accueillantes
-et douces. La maison de Dieu est un lieu d’asile,
-ouvert à tous, aussi hospitalier pour l’athée que
-pour le croyant. C’est le seul endroit où tout affligé
-puisse se réfugier, s’oublier, pleurer en toute liberté
-sans craindre d’exciter l’étonnement ou la curiosité
-publique. Prostrée dans une chapelle obscure, Laurence
-s’y attardait jusqu’à l’heure de la fermeture.
-Elle sortait à regret, hésitait longtemps encore avant
-de se décider à reprendre le chemin du retour.
-Rien ne l’attirait vers sa demeure. Nul être ne l’y
-attendait, guettant anxieusement son coup de sonnette,
-s’inquiétant d’un retard imprévu. Elle n’avait
-plus sur la terre aucune attache, aucun devoir,
-aucune entrave d’amour.</p>
-
-<p>Lorsque le printemps revint, sa douleur changea
-de nature, prit la forme de l’accablement. Ne pouvant
-supporter l’aspect du ciel radieux, la douceur
-cruelle de l’air, elle ne sortait plus. Tout mouvement,
-toute action, toute parole lui coûtait un effort.
-Bientôt elle ne quitta plus son lit. Elle y dépérissait
-dans un ennui mortel et les médecins ne parvenaient
-pas à combattre la lente consomption qui la dévorait.</p>
-
-<p>Juliane, en cette circonstance, se montra, comme à
-son ordinaire, parfaitement polie. Tous les jours, par
-tous les temps, elle venait passer un court moment
-auprès de sa belle-sœur. Aucune obligation mondaine,
-aucun plaisir ne pouvaient la détourner de ce
-devoir. Elle le faisait remarquer bien haut la première
-et, tout en s’admirant, elle prodiguait à la
-malade des encouragements, des conseils inutiles,
-toujours gracieuse et froide, aimable et sans pitié.</p>
-
-<p>Pas plus que Juliane, Edith Albertaud ne comprenait
-le chagrin de Laurence. Le temps, le mariage
-avaient fait, de cette jeune fille au cœur délicat, la
-plus douce, mais la plus médiocre des bourgeoises.
-Elle considérait d’ailleurs la mort du colonel comme
-une délivrance pour son amie et lorsqu’elle venait
-la voir, après quelques vagues condoléances, elle ne
-lui parlait que de ses soucis pécuniaires, de son
-ménage ou du fils longtemps attendu qu’elle venait
-de mettre au monde.</p>
-
-<p>Plus tendres, les Arêle s’occupaient de Laurence
-avec un inlassable dévouement. Le colonel, chaque
-semaine, venait de Morgins passer une journée avec
-elle. M<sup>me</sup> Arêle, toujours cloîtrée dans sa demeure,
-de loin, par lettres, l’entourait d’une sollicitude
-maternelle. Tous deux, avec raison, s’inquiétaient
-bien moins de sa maladie que de sa misère morale,
-de son cœur désolé. Mais, pour que leur affection lui
-fût vraiment douce, il eût fallu qu’elle partageât leur
-foi. Les questions religieuses creusaient entre elle
-et eux un abîme. Ils avaient beau lui représenter la
-nécessité de prier pour l’être qu’elle pleurait et qu’ils
-croyaient soumis à une longue expiation : Laurence
-cherchait à repousser cette pensée qui l’accablait de
-douleur. Rendus inflexibles par la force de leur
-conviction, ses amis l’y ramenaient malgré elle. En
-dépit de leur charité, ils torturaient la pauvre âme
-qu’ils voulaient éclairer.</p>
-
-<p>Trop malheureuse pour être juste, Laurence les
-accusa d’insensibilité. Elle déclara que les visites
-la fatiguaient, ferma sa porte au colonel Arêle
-et parvint même à décourager l’empressement de
-Juliane. Elle ne put se débarrasser si aisément de
-son mari.</p>
-
-<p>Celui-ci, depuis qu’elle était malade, lui témoignait
-un intérêt inattendu. Absent toute la journée,
-il téléphonait deux ou trois fois pour demander de
-ses nouvelles. Il dînait au pied de son lit et, le repas
-achevé, luttait courageusement contre le sommeil
-pour lui tenir compagnie. Sa conversation excédait
-la jeune femme, car les grands problèmes de la vie
-et de la mort, qui seuls l’occupaient, inquiétaient
-peu cet homme pratique. L’avenir de la Russie était
-pour le moment sa seule préoccupation. Chaque
-soir, il prédisait à sa femme la ruine de l’empire
-des tsars. Distraite, elle le laissait parler sans lui
-répondre. Le banquier finit par s’irriter de ce dédain
-superbe.</p>
-
-<p>— Je vois, ma chère enfant, lui dit-il avec une
-amertume qui la surprit beaucoup, je vois que tous
-mes pronostics vous paraissent incroyables ou fort
-exagérés. Pourtant, je ne vous exprime pas, soyez-en
-sûre, une opinion toute personnelle et préconçue.
-Pas plus tard qu’hier, je rencontrai à la Bourse un
-ami qui, revenant de Russie où il a passé cinq ans,
-a pu me donner sur ce malheureux pays des renseignements
-authentiques. Ses prévisions corroborent
-absolument les miennes. Il attend comme moi une
-révolution inéluctable. Si je m’inquiète si fort de
-tout cela, sachez-le, mon enfant, c’est à cause de
-vous. J’ai su mettre en garde tous mes clients contre
-un danger que je pressens depuis longtemps. Mais
-vous avez dans votre portefeuille trois cent mille
-francs de titres russes, soit le cinquième de votre
-fortune totale. C’est trop, beaucoup trop. Un gouvernement
-révolutionnaire peut renier sa dette et il
-ne vous restera dans les mains qu’une liasse de
-papiers sans valeur.</p>
-
-<p>— Bah ! dit Laurence indifférente, je serai toujours
-assez riche.</p>
-
-<p>M. Hecquin leva les bras au ciel.</p>
-
-<p>— Assez riche ! s’écria-t-il avec un accent de tendre
-indulgence. Une femme qui, comme vous, ignore
-absolument la valeur de l’argent, ne sera jamais
-assez riche. Quand je vous aurai quittée, vous
-serez étonnée de vous trouver souvent gênée. Au
-reste, je ne voudrais pour rien au monde exercer
-sur vous la moindre pression. Mon devoir est de
-veiller sur votre fortune comme sur votre personne
-et de vous avertir de tout danger. Or, je vous le
-répète, l’avenir est noir, vos consolidés russes sont
-en bonne posture, le moment me semble bien choisi
-pour les réaliser.</p>
-
-<p>— Eh bien ! c’est entendu, vous avez raison,
-vendez-les, dit Laurence que cette question ennuyait
-mortellement.</p>
-
-<p>— Moi, les vendre ? mais ma chère, je ne le peux
-pas, s’exclama M. Hecquin, fort surpris. Je puis tout
-juste toucher les chèques que vous me signez chaque
-mois. Là s’arrêtent mes droits. Je n’ai pas qualité,
-bien qu’étant votre époux, pour agir en votre nom.</p>
-
-<p>Le colonel, en effet, avait exigé que le contrat de
-sa fille fût fait sous le régime de la séparation de
-biens et Laurence crut discerner dans ces paroles un
-muet reproche.</p>
-
-<p>— Vous savez bien, dit-elle timidement en tendant
-la main à son mari, que j’ai toute confiance en
-vous.</p>
-
-<p>M. Hecquin soupira :</p>
-
-<p>— Je l’espère, ma chère Laurence !</p>
-
-<p>Ces quelques mots exprimaient un doute qui
-émut la jeune femme. Elle éprouva soudain comme
-un remords, en songeant aux affronts que son père
-et elle n’avaient jamais cessé d’infliger à M. Hecquin.
-Aussi, bien que le colonel lui eût recommandé de ne
-rien changer à la composition de son portefeuille,
-résolut-elle de suivre les conseils de son mari, espérant
-ainsi le flatter et réparer un peu ses torts envers
-lui.</p>
-
-<p>— Je ne suis pas en état de m’occuper de mes
-affaires, dit-elle. N’y aurait-il pas un moyen qui me
-permettrait de remettre entre vos mains tous mes
-intérêts ? C’est ma volonté formelle, ajouta-t-elle, le
-voyant hésiter.</p>
-
-<p>M. Hecquin sourit d’un air heureux.</p>
-
-<p>— Rien de plus simple, puisque vous le voulez,
-dit-il. Vous n’avez qu’à me signer par devant notaire
-une procuration générale qui me donnera le droit
-d’agir en votre nom. Bien entendu, je n’userai de
-cette latitude qu’après avoir soumis à votre approbation
-toutes les opérations que je jugerai nécessaires.
-Et vous reprendrez cette procuration dès que
-votre santé s’améliorera.</p>
-
-<p>— A quoi bon ? je serai toujours trop contente de
-ne plus m’occuper de rien, affirma Laurence.</p>
-
-<p>Le lendemain, M. Hecquin revint déjeuner et prévint
-sa femme que, pour lui épargner toute fatigue,
-il avait, le matin même, convoqué son notaire qui
-devait venir à deux heures de l’après-midi. Laurence
-fut un peu étonnée de cette précipitation. Le banquier
-lui exposa de nouveau les raisons qui le poussaient
-à réaliser au plus vite les titres russes. Heureuse
-de terminer cette affaire, elle signa avec
-empressement la procuration que lui présenta le
-notaire et qu’elle ne voulut même pas lire, malgré
-l’insistance de M. Hecquin. Toute sa fortune, selon
-le désir du colonel, avait été déposée en compte
-ouvert au Crédit universel. Il fut convenu que, pour
-plus de facilité, son mari la retirerait pour la mettre
-dans un coffre à la même banque. Laurence
-approuva cette combinaison sans essayer d’en comprendre
-les avantages. M. Hecquin parut charmé de
-sa docilité. Dès lors il se montra plus gai, plus
-communicatif. La jeune femme se réjouit sincèrement
-d’avoir pu lui accorder, à défaut d’un amour
-impossible, cette preuve d’estime et d’absolue
-confiance.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>XV</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Les gens réservés ont souvent
-plus besoin que les gens expansifs
-d’entendre parler ouvertement de
-leurs sentiments et de leurs douleurs.
-Le plus stoïque est homme
-après tout, et se précipiter avec
-hardiesse et bonne volonté dans
-son âme solitaire, c’est souvent lui
-rendre le plus grand des services.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Currer-Bell.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Durant des mois, Laurence languit encore à
-demi privée de son âme qui, détachée de tout, morte
-au monde, flottait entre le ciel et la terre, tantôt
-prostrée sur une tombe, tantôt tournée vers l’infini,
-scrutant avec une curiosité avide le mystère de
-l’éternité. Peu à peu cependant, elle se lassa de cette
-vaine recherche. Au sortir des régions funèbres où
-elle avait contemplé tant d’épouvantables visions et
-d’effrayants fantômes, les images de la vie, de nouveau,
-lui parurent douces. Elle redevint sensible au
-rythme d’une belle phrase, rouvrit les livres qu’elle
-avait délaissés et, bientôt, recommença à se lever.
-Elle persistait à se confiner dans son appartement.
-Son mari la pressait vainement de partir pour la
-campagne ou la mer, elle s’y refusait obstinément,
-car elle s’indignait de revivre après un tel malheur.</p>
-
-<p>Un après-midi, sa femme de chambre vint
-l’avertir qu’une personne inconnue la demandait,
-insistait pour être reçue, sans vouloir dire son
-nom. Après un instant d’hésitation, Laurence,
-intriguée par ce mystère, donna ordre d’introduire
-la visiteuse. Sa surprise s’accrut lorsqu’elle vit
-entrer dans son bureau une dame corpulente, empanachée,
-couverte de bijoux, dont les traits, ni la
-silhouette, ne lui rappelaient rien.</p>
-
-<p>— Hé ! quoi, mignonne, Laurence, enfant, petite,
-m’avez-vous oubliée, ai-je eu tort de venir ? s’écria
-l’étrangère.</p>
-
-<p>Cette voix haute, métallique, dure, malgré ses
-intonations caressantes, avait eu autrefois trop d’empire
-sur Laurence pour qu’elle méconnût plus longtemps
-M<sup>me</sup> Heller. Celle-ci l’embrassa plusieurs fois
-avec effusion, puis s’installa sur le divan.</p>
-
-<p>— Chère petite amie, quel bonheur de se retrouver,
-dit-elle en portant sans cesse la main à son
-lourd collier de perles. Vous m’aimiez bien autrefois,
-moi aussi. Je ne vous ai pas oubliée. Edith me
-parlait très souvent de vous. Je la vois toujours,
-vous savez, oh ! naturellement en cachette de son
-mari qui ne peut me souffrir. Elle m’a bien des fois
-affirmé que ma visite vous ferait plaisir. C’est pourquoi
-je suis venue.</p>
-
-<p>Laurence regardait avec mélancolie l’idole de sa
-jeunesse, et ne la reconnaissait pas. Trois ans
-avaient suffi pour faire de M<sup>me</sup> Heller une matrone
-épaisse, encore désirable, mais entièrement privée
-du charme souverain que tout Fontainebleau jalousait.
-Son corps alourdi, sanglé dans un corset rigide,
-avait perdu sa mollesse voluptueuse. Dans le visage
-empâté de graisse, seuls les yeux et les dents restaient
-admirables, le teint enluminé n’avait plus
-sa fraîcheur de rose, le nez s’épatait, vulgaire,
-au-dessus de la bouche, dont les lignes divines
-s’écrasaient dans la bouffissure des joues et du
-double menton.</p>
-
-<p>Sans remarquer la stupeur de Laurence, Lætitia
-lui parlait de sa voix coupante. Elle avait appris
-par Edith la mort de Paul Dacellier, le mariage de
-la jeune femme ; elle lui adressa sur le même ton ses
-félicitations et ses condoléances.</p>
-
-<p>Visiblement, ces deux événements lui semblaient
-également heureux. Connaissant le caractère intraitable
-du colonel, elle n’imaginait pas un instant que
-ce tyran ait pu inspirer à sa fille une affection profonde,
-ni lui laisser des regrets déchirants.</p>
-
-<p>Au reste, les joies et les chagrins d’autrui touchaient
-fort peu M<sup>me</sup> Heller. Ses propres aventures,
-ses intrigues, sa belle vie, lui paraissaient seules
-dignes d’intéresser le monde. Elle fut enchantée de
-pouvoir révéler à Laurence mariée tout ce qu’elle
-avait dû jadis cacher à la jeune fille. Elle se mit
-donc à lui raconter avec complaisance les débuts
-de sa liaison avec le comte de Sérannes, leurs rendez-vous,
-leurs ruses, leurs imprudences, puis enfin
-leur fuite et leur installation à Paris, dans un hôtel
-de la rue de Varenne que le jeune comte avait
-acheté pour elle. Là cet amant, passionnément épris,
-pensait mener une existence retirée, embellie par les
-seules délices de l’amour. Tel n’était point le
-rêve de sa froide maîtresse ; elle ne songeait qu’à
-jouir largement de la fortune qui venait de lui être
-offerte. Tout de suite, elle s’était lancée dans un
-tourbillon de plaisirs, dédaignant la tendresse idolâtre
-d’un homme pourtant jeune, spirituel et beau.</p>
-
-<p>Lassé de ses caprices, le comte de Sérannes venait
-de l’abandonner, non sans lui laisser en toute propriété,
-avec des bijoux de haut prix, l’hôtel de la
-rue de Varenne. M<sup>me</sup> Heller comptait vendre cet
-immeuble, et désirait prendre les conseils de M. Hecquin.
-Laurence dut lui promettre de la mettre en
-rapport avec son mari. Rêveuse, elle écoutait cette
-femme, jadis si séduisante, qui, créée pour inspirer
-les plus belles passions, avait stupidement déshonoré
-l’amour. Mais la pauvre Lætitia ne comprit point
-la désapprobation muette qu’exprimait pourtant clairement
-le beau regard fixé sur elle. Ayant avantageusement
-vendu son corps inestimable, elle éprouvait
-la satisfaction tranquille d’une honnête commerçante
-qui a bien réussi dans ses affaires. Comparant
-son aisance à la situation gênée d’Edith, elle
-la blâmait ironiquement d’avoir fait un mariage peu
-brillant. Sans pudeur, sans remords, elle riait bien
-haut de cette destinée manquée par sa faute.</p>
-
-<p>Au reste, la coquette ne soupçonnait même pas sa
-déchéance physique. En quittant Laurence elle lui
-révéla son aveuglement :</p>
-
-<p>— Vous avez maigri, chérie, lui dit-elle avec son
-insouciante légèreté. Je sais que vous venez d’être
-malade. Rien de grave sans doute ? Mais soignez-vous,
-vous êtes très changée. Et moi ? Comment me
-trouvez-vous ? Toujours la même, n’est-ce pas ? Un
-peu engraissée. C’est une chose nécessaire quand
-on atteint un certain âge. C’est le seul moyen
-d’éviter les rides et de conserver sa jeunesse.</p>
-
-<p>— Vous êtes toujours adorable, lui dit Laurence
-avec bonté.</p>
-
-<p>Cette décevante entrevue accrut encore sa misanthropie.
-M. Hecquin s’en affligea. Il s’inquiétait
-maintenant beaucoup de la voir toujours seule.
-Un soir il parut tout joyeux de lui annoncer pour
-le lendemain la visite de son jeune cousin.</p>
-
-<p>Le banquier paraissait aimer beaucoup Cyril de
-Clet. Il parlait aussi avec admiration de la comtesse
-de Clet qui, presque entièrement ruinée par son
-mari et restée veuve de bonne heure, avait dû travailler
-pour élever son fils. Parent éloigné, par sa
-mère, de cette vaillante femme, M. Hecquin, après
-l’avoir perdue de vue pendant quelques années, ne
-l’avait retrouvée qu’au moment où Cyril venait de
-terminer ses études et de sortir, dans un très bon
-rang, de l’Ecole des Chartes. Le banquier s’était
-attaché à lui. Pour lui permettre de suivre sa vocation
-littéraire, il gérait ses modestes capitaux, les
-faisait valoir habilement et parvenait à lui servir
-des intérêts de vingt à trente pour cent. Cyril pouvait
-ainsi travailler en paix, sans s’inquiéter du pain
-quotidien.</p>
-
-<p>Laurence n’oubliait point avec quelle délicate
-charité le jeune poète l’avait secourue dans sa
-détresse. Elle promit donc de le recevoir, car elle
-désirait à la fois lui prouver sa reconnaissance et
-complaire à son mari dont elle commençait à apprécier
-la bonté.</p>
-
-<p>Sa journée du lendemain fut mauvaise. Sans raison,
-son chagrin, un instant apaisé, reprit toute sa
-violence. Cyril la surprit en plein accablement.
-Malgré l’intérêt qu’il lui inspirait, elle eut peur
-de cet être jeune qui, bien qu’il eût souffert,
-n’avait pas, comme elle, perdu toute espérance et
-ne pouvait pas la comprendre. Redoutant les paroles
-banales ou maladroites qu’il allait certainement lui
-dire, elle l’accueillit froidement, répondant avec une
-contrainte visible aux questions courtoises qu’il lui
-posait sur sa santé. Pourtant, quand ses yeux rencontraient
-le regard du jeune homme, elle sentait son
-cœur rigide et comme évanoui sursauter faiblement,
-car c’était là un regard qui savait lire au delà de
-l’apparence, déchiffrer les arcanes cachés de la
-pensée, un regard gênant comme une lumière
-trop vive.</p>
-
-<p>Pour ce poète, en effet, l’âme humaine avait peu
-de mystère, étant l’objet de sa constante étude. Il
-savait que, pour obtenir sa confiance, il faut l’observer
-non point avec la curiosité sèche du savant
-ou de l’analyste, mais avec la charité indulgente
-de l’ami. C’est pourquoi il abordait tout être
-avec cette sympathie chaleureuse dont Laurence
-avait éprouvé la douceur. Déjà, elle n’était plus
-pour lui une étrangère. Dès leur première rencontre,
-il avait remarqué ce visage marqué au sceau
-de la douleur. Ce signe l’avait tout d’abord attiré vers
-elle, forçant sa sympathie. Puis il avait entendu
-M. Hecquin parler du caractère triste, fier et sauvage
-de sa femme ; il l’avait vue malheureuse et il savait
-qu’elle ne se consolait pas. Maintenant, il regardait
-le cadre où elle passait ses journées : une grande
-bibliothèque, quelques sièges, un divan bas où gisait
-sur les coussins, près d’elle, un volume entr’ouvert.
-Devant la fenêtre, un immense bureau encombré de
-papiers. Ce décor sévère, nullement féminin, révélait
-une vie recueillie, toute spirituelle. Cyril s’y trouvait
-à l’aise. Le silence de Laurence, sa froideur
-même avaient pour lui du charme. Il ne voyait dans
-son attitude contrainte que la réserve de la créature
-solitaire, habituée à se passer des hommes. Il voulait
-trouver le chemin de ce cœur farouche et ce n’était
-point après tout si difficile. L’être humain est sans
-défense contre l’être humain son semblable, car il
-l’aime profondément, bien qu’il ait peur de lui, bien
-qu’il s’en défie. Il ne désire que son approbation, son
-estime, ses consolations, son amour.</p>
-
-<p>Il y avait sur une petite table, à côté de Laurence,
-une photographie de Paul Dacellier, en uniforme
-d’officier d’état-major. Le jeune poète l’aperçut et,
-se penchant un peu, se mit à l’examiner avec un
-intérêt grave et respectueux.</p>
-
-<p>— C’est le meilleur portrait qui ait été fait de mon
-père, murmura Laurence en rougissant violemment.
-Bien qu’il soit un peu ancien, je l’aime plus que
-tous les autres.</p>
-
-<p>Cyril prit entre ses mains l’étroite image et la considéra
-plus attentivement encore.</p>
-
-<p>— Je n’ai vu qu’une fois le colonel, dit-il, mais je
-le reconnais. On ne peut oublier ce visage admirable
-et si fier. Oui, la ressemblance est frappante : c’est
-bien la bouche amère et triste… l’emportement de la
-narine… Pourtant le portrait ne peut rendre la beauté
-du regard qui m’avait tant frappé. C’était un regard
-émouvant, celui du chef et de l’entraîneur d’hommes,
-un regard à la fois impérieux, scrutateur et rêveur
-qui vous entrait dans le cœur comme un couteau, et
-puis se détournait, s’envolait au delà du monde pour
-contempler des choses infinies : la victoire, la gloire,
-je pense. Votre père devait n’être occupé que d’elles.</p>
-
-<p>Laurence écoutait, cherchant à dominer cette irrésistible
-émotion qui lui arrachait malgré elle, — oh !
-après quelles luttes, — de rares larmes, arrêtées au
-bord des paupières et sévèrement réprimées. Peu
-d’êtres sur la terre avaient compris son père. Le colonel
-Arêle et Ursule seuls, après sa mort, avaient su
-parler de lui avec amour. Son fils, Juliane, M. Hecquin
-s’étaient tus, lui refusant ces éloges que nous
-devons à tous les disparus. Sur chaque tombe, il y a
-quelque chose à dire, des honneurs à rendre à celui
-qui n’est plus, et que recueille, comme une consolation
-suprême, le cœur que sa perte a brisé. Mais la
-mémoire de Paul Dacellier n’avait reçu que de rares
-hommages, peu de couronnes. Laurence, bien souvent,
-s’était étonnée que quelqu’un d’aussi noble ait
-pu, dans la vie et la mort, rester à ce point méconnu.
-Cyril avait à peine vu le colonel. Pourtant il
-en parlait avec une sorte d’enthousiasme. Il avait
-admiré ce visage si beau pour les yeux de Laurence.
-Elle eût voulu le remercier et ne trouvait aucune
-parole, tant sa surprise était profonde.</p>
-
-<p>— J’ai pu causer un instant avec le colonel, le jour
-de votre mariage, reprit Cyril. Il m’est apparu
-comme le type parfait de l’officier, type admirable,
-mais injustement méconnu de nos jours et voué à la
-plus grande infortune. Créé en effet pour être
-l’homme d’action par excellence, il se trouve condamné
-à rester l’homme chimérique et rêveur que
-nul ne comprend plus. Le poète même, autrefois si
-bafoué, est plus respecté que lui, trop respecté, car
-l’hommage de la foule n’est désirable pour personne.
-Mais l’officier, tourmenté d’héroïsme, alors que nul
-ici-bas n’est plus héroïque, semble un illuminé, un
-fou. Il aime la guerre, le sacrifice, la mort ; il déteste
-les ennemis, les étrangers, alors que nous voulons
-adorer toute l’humanité, alors que nous ne glorifions
-que la paix et la vie. De tout cela, le colonel
-a dû beaucoup souffrir. Je m’explique l’amertume
-de ses paroles lorsqu’il me dit que sa carrière était
-la plus dure qu’on pût choisir.</p>
-
-<p>Ah ! combien cette louange, si juste, si sincère,
-était douce au cœur de Laurence. Il lui semblait
-merveilleux que Cyril, en si peu de temps, ait pu
-comprendre ainsi son père, pénétrer entièrement une
-âme restée secrète pour la plupart des hommes.
-Sa défiance s’était évanouie. Elle voulut que le
-jeune poète connût mieux encore celui qu’il avait
-admiré. Elle se mit à lui parler comme à un ami.
-Elle lui conta toute la vie du colonel. Elle dit comment
-la haine d’un misérable l’avait réduit à
-l’oisiveté, brisant sa carrière et son cœur. Elle dit
-sa longue agonie. Cyril l’écoutait en silence. Soudain,
-les yeux de Laurence se remplirent de
-larmes, un flot de sang empourpra ses joues :</p>
-
-<p>— Vous ne savez pas, dit-elle avec un sanglot, vous
-ne savez pas que mon père s’est tué ?</p>
-
-<p>Pourquoi révélait-elle à un étranger ce tragique
-secret ? Voulait-elle tenter une dernière expérience,
-réclamer une fois encore un secours humain ?
-Cédait-elle au désir de revoir, une fois encore, sur le
-visage du poète, l’expression de pitié si profonde qui,
-un jour, lui avait été douce ? Son attente ne fut pas
-trompée. Son cri, son aveu firent pâlir Cyril, changeant
-sa belle figure. Dans un mouvement d’irrésistible
-affection, il lui saisit la main. Mais il ne disait
-rien ; avant d’oser la plaindre, il prenait en lui sa
-douleur, s’efforçait de souffrir ce qu’elle avait souffert.
-Et il semblait défaillir d’émotion tandis qu’à
-voix basse, entrecoupée, elle évoquait la mort de
-Paul Dacellier.</p>
-
-<p>— Il n’y a pas de consolation pour moi, murmura-t-elle
-en finissant son récit, vous devez le comprendre,
-ni sur la terre, ni au delà.</p>
-
-<p>— Il y a Dieu pourtant, dit-il.</p>
-
-<p>Elle eut un rire désespéré.</p>
-
-<p>— Si je croyais en lui, je ne pourrais plus vivre,
-s’écria-t-elle avec violence. Le Dieu des catholiques
-est un juge implacable. Si j’admets son existence, je
-dois croire que mon père est perdu pour l’éternité,
-puisqu’il a enfreint le plus grand commandement
-qui nous ait été donné, puisqu’il a commis l’acte de
-révolte suprême.</p>
-
-<p>— Oui, mais dans un accès de délire, sans savoir
-ce qu’il faisait, dit doucement Cyril. Qui pourrait
-le condamner ? Vous ne songez pas assez à la miséricorde
-de Dieu, à son amour pour nous. Nul ne
-connaît le mystère de la dernière heure. C’est le
-moment où la sollicitation divine se fait irrésistible.
-J’imagine qu’alors l’âme est assistée par toutes les
-prières des saints, des prêtres, des religieuses qui
-l’aident à opérer sa réconciliation suprême et allègent
-sa dette. D’ailleurs, elle n’est point vraiment
-pauvre, si elle peut offrir pour son salut, à défaut
-d’autres mérites, une grande douleur, et votre père
-avait beaucoup souffert.</p>
-
-<p>— Sans résignation, sans amour, dans une perpétuelle
-révolte, objecta Laurence.</p>
-
-<p>— Qu’en savez-vous ? reprit Cyril avec une autorité
-grandissante. Il vous l’a dit peut-être. Mais quel
-est le malheureux qui n’ait pas, pour la croix qui
-l’accable, une certaine tendresse ? Presque tous les
-infortunés, même lorsqu’ils se croient athées, souffrent
-mystiquement, adorant, comme les chrétiens,
-leur martyre. Vous-même, — il hésitait, car il ne
-savait pas si elle pourrait le comprendre, — n’avez-vous
-pas éprouvé, dans vos pires épreuves, une
-certaine pitié pour les heureux ? Si cela était, vous
-auriez, malgré vous, reconnu la sainteté de la douleur
-et son utilité.</p>
-
-<p>Laurence était devenue toute pâle, car ces paroles
-lui révélaient le mystère de son propre cœur. Jamais,
-en effet, quelle que fût sa peine, elle n’avait envié
-les heureux du monde ; au contraire, elle les plaignait.
-Elle avait pitié de Juliane, de son frère, de
-Gaston Noret. Il lui semblait évident qu’ils perdaient
-leur vie puisqu’ils ne souffraient pas. Peut-être son
-père avait-il partagé cette conviction. Peut-être sa
-révolte apparente cachait-elle une sublime et secrète
-résignation. Peut-être ses longs tourments l’avaient-ils
-purifié, préparé à paraître devant son juge.</p>
-
-<p>Elle accueillit passionnément cette espérance,
-s’étonnant que ce fût Cyril qui la lui rendît. Elle
-observait curieusement cet inconnu qui la comprenait
-mieux qu’un ami, cet être jeune qui semblait
-savoir tant de choses. Elle demanda timidement :</p>
-
-<p>— Est-ce que vous avez la foi ?</p>
-
-<p>Il tressaillit. Son regard exprima tout à coup une
-humilité déchirante.</p>
-
-<p>— J’espère la retrouver un jour tout à fait, murmura-t-il
-tristement.</p>
-
-<p>Laurence se sentait extrêmement troublée. Ainsi la
-religion catholique n’était point pour Cyril, comme
-pour André Dacellier, Gaston Noret, tant d’autres,
-une chose méprisable, un système insoutenable,
-suranné, ridicule, bon tout au plus à bercer quelques
-vieilles femmes. Il n’avait pas vécu cependant,
-comme les Arêle, dans un milieu austère, soigneusement
-fermé où les bruits du monde ne pénétraient
-qu’assourdis. Il était trop jeune, trop ardent, trop
-charmant, pour n’avoir pas subi le joug des passions
-humaines. Elles l’avaient conduit sans doute à rejeter
-les pratiques de la foi chrétienne, mais il semblait
-le regretter amèrement. Son intelligence s’inclinait
-devant le mystère infini et son âme était secrètement
-dévorée par le désir de Dieu.</p>
-
-<p>Cette constatation causa à Laurence un bonheur
-dont elle fut vivement surprise. Elle eût voulu interroger
-plus longuement le jeune poète. Mais ils se
-connaissaient trop peu pour pouvoir, sans manquer
-de pudeur, continuer un entretien si grave. Cyril le
-comprit. Il se leva, s’approcha de la bibliothèque,
-examina les ouvrages qui s’y trouvaient et commença
-d’interroger Laurence sur ses préférences.
-Elle s’étonna bientôt de la ressemblance absolue de
-leurs goûts. Parfois, il ouvrait un livre, y cherchait
-une phrase ou un vers favori : c’étaient ceux qu’elle
-admirait et relisait sans cesse. Elle achevait de
-mémoire le passage qu’il lui citait. Et, pénétrés du
-même plaisir, de la même émotion, ils se regardaient
-avec des yeux exultants et ravis. Laurence
-s’aperçut bientôt que la culture de Cyril était mille
-fois plus étendue, plus complète que la sienne, elle
-fut confondue et charmée, en mesurant l’abîme de
-son ignorance. Lui, au contraire, s’émerveillait,
-n’ayant jamais encore rencontré nulle femme
-nourrie de poésie plus forte et plus sublime.</p>
-
-<p>— Je mets aujourd’hui toute ma bibliothèque à
-votre disposition, dit-il en terminant le petit examen
-qu’il venait de lui faire subir. Il faudra que je vous
-fasse lire Dante, Agrippa d’Aubigné, Milton, toute
-la Bible. Vous avez naturellement le goût des choses
-éternelles et vous saurez comprendre et admirer ce
-que j’aime.</p>
-
-<p>Laurence entrevit un avenir magnifique. Elle avait
-l’esprit curieux, mais peu actif. Depuis des années,
-privée de conseil, elle relisait toujours les mêmes
-auteurs, tournait perpétuellement dans le même
-cercle. Si vraiment Cyril voulait s’intéresser à
-elle, s’il voulait la traiter comme une amie, il pourrait
-la diriger, donner à son intelligence des aliments
-nouveaux, lui révéler des chefs-d’œuvre trop longtemps
-ignorés. Elle lirait pour lui, avec lui, et la
-grande solitude intellectuelle dont elle souffrait
-depuis si longtemps prendrait fin. Mais comme,
-enivrée de cette espérance, elle considérait en silence
-le jeune poète, elle fut tout à coup épouvantée de
-sa beauté.</p>
-
-<p>Beauté merveilleuse en effet, à la fois charnelle et
-spirituelle, expressive et charmante. Si ce visage,
-privé de vie, eût été modelé dans le marbre ou la
-pierre, la pure rectitude des traits, la splendeur du
-front haut et noble, la ligne impétueuse de la chevelure
-blonde rejetée en arrière auraient suffi à le
-rendre admirable pour l’artiste le plus sévère. Aux
-femmes, il devait plaire surtout par des attraits plus
-périssables, par cette jeunesse resplendissante qui
-colorait son teint pâle, et entr’ouvrait mollement,
-sous la soyeuse moustache, la bouche ronde, gonflée,
-voluptueuse, aisément souriante. Laurence admirait
-surtout les belles narines palpitantes qui
-prêtaient à cette physionomie, parfois trop souriante,
-une expression de violence passionnée, d’emportement
-presque sauvage. Pour les yeux, à la fois si
-profonds et si tendres, souvent troublés, toujours
-pleins de lumière, elle en pouvait à peine supporter
-l’insoutenable éclat. Et triste, éblouie jusqu’à la consternation,
-elle contemplait cette figure inoubliable.</p>
-
-<p>— Lui, mon ami ! songeait-elle, quelle folie ! Il
-est trop beau. Il ne doit aimer que lui-même,
-comme Lætitia. Elle aussi avait un abord extraordinairement
-caressant et tendre. Cyril lui ressemble.
-Il est plus intelligent qu’elle, mais sans doute aussi
-perfide. Son regard ment. Sa bonté n’est qu’apparente.
-Ses paroles les plus touchantes, les plus compatissantes
-doivent lui être inspirées par un affreux
-désir de plaire.</p>
-
-<p>Une défiance morose envahit son cœur. Elle se
-souvint des nombreux services que son mari rendait
-depuis des années à la famille de Clet et s’expliqua
-ainsi l’attitude de Cyril. Les attentions dont il
-l’avait comblée s’adressaient sans doute à M. Hecquin,
-envers lequel il acquittait un devoir de politesse
-et de reconnaissance. Cette pensée lui fut amère,
-elle s’affligea de n’avoir pas su se défendre contre
-cet étranger trop aimable. En lui parlant avec un
-si grand abandon de son père, des livres qu’elle
-aimait, elle venait de lui révéler sans pudeur toute
-la misère de sa vie, toute l’ardeur de son âme. Il
-fallait au plus tôt réparer cette faute.</p>
-
-<p>Cyril, qui venait de passer deux heures avec elle
-dans une intimité charmante, la vit redevenir tout
-à coup hostile et glacée. Habitué à vivre près
-des femmes, connaissant leurs faiblesses et leurs
-bizarreries, il comprit sans effort ce caractère
-malheureux, se montra plus affable encore. En quittant
-Laurence, il lui promit de revenir bientôt.</p>
-
-<p>— Inutile, dit-elle, inventant aussitôt un prétexte.
-Je vais partir sans doute très prochainement pour
-la Bretagne.</p>
-
-<p>— Ah ! tant mieux, dit-il affectueusement. Un
-changement d’air vous était nécessaire et c’est toujours
-à la nature qu’il faut demander force et consolation.
-Mais, donnez-moi votre adresse, je vous
-enverrai là-bas des livres qui vous plairont, j’en suis
-sûr.</p>
-
-<p>— Je ne sais pas encore où j’irai, balbutia-t-elle,
-j’hésite entre plusieurs plages.</p>
-
-<p>— Aussitôt que vous serez installée, envoyez-moi
-un mot, insista Cyril.</p>
-
-<p>— J’écris peu, objecta-t-elle évasivement.</p>
-
-<p>— Eh bien ! M. Hecquin me donnera votre
-adresse, reprit-il bonnement, et dès que vous serez
-de retour, je reviendrai vous voir, si vous le permettez.</p>
-
-<p>Son engageante grâce n’eut point raison de Laurence.
-Elle répondit avec une indifférence ennuyée :</p>
-
-<p>— Ce sera tout à fait comme vous voudrez.</p>
-
-<p>Il ne fut pas blessé de son impolitesse, au contraire,
-il s’en amusa. Une gaîté soudaine brilla dans
-son regard. Il ne put retenir un léger éclat de rire.
-Et comme elle le regardait surprise, un peu
-offensée :</p>
-
-<p>— Je ris de votre amabilité parfaite, expliqua-t-il
-avec aisance, amabilité dont je n’ai encore rencontré
-nul exemple et que l’on pourrait comparer justement
-à celle d’une porte de prison. Vous êtes un
-peu décourageante, ajouta-t-il très doucement.</p>
-
-<p>Alors, par un de ces revirements habituels à sa
-nature impulsive, Laurence fut saisie d’une folle
-colère contre elle-même. Elle se reprocha sa froideur,
-comme elle s’était reproché sa confiance. Cyril
-avait été bon et charmant. Spontanément, il
-l’avait recherchée la sachant triste et solitaire.
-Pourtant, sans raison, elle venait de refuser l’amitié
-flatteuse qu’il semblait vouloir lui offrir ; elle l’avait
-traité comme un importun, opposant à ses avances
-un mépris injurieux.</p>
-
-<p>— Il ne faut pas m’en vouloir, dit-elle avec humilité.
-Je serais désolée de vous avoir blessé.</p>
-
-<p>Sa bouche tremblait comme celle d’un enfant qui
-va pleurer. Cyril s’empressa de la rassurer.</p>
-
-<p>— Blessé ! Nullement, chère madame. Vous n’êtes
-pas d’un naturel aimable, mais je suis loin de vous
-en faire un crime. J’aime assez les êtres farouches,
-à condition qu’ils ne le soient pas trop pour moi.</p>
-
-<p>Elle lui tendit la main : son cœur s’épanouit.</p>
-
-<p>— Je vous enverrai mon adresse pour réparer mes
-torts, dit-elle en riant. Et si vous voulez bien m’écrire
-de temps à autre et, plus tard, venir me voir souvent,
-vous me ferez le plus vif plaisir.</p>
-
-<p>— Ah ! mon Dieu, vous savez être exquise quand
-vous le voulez. Je ne l’aurais pas cru, dit-il avec une
-impertinence qui restait caressante.</p>
-
-<p>Son visage était si rayonnant que la jeune
-femme supporta sa raillerie bénigne. Ils se séparèrent
-enchantés l’un de l’autre.</p>
-
-<p>Laurence, qui, le matin, ne songeait nullement à
-s’absenter, le soir même résolut d’accomplir les projets
-de voyage dont elle avait par hasard entretenu
-Cyril. Son cœur avait changé sans qu’elle sût pourquoi.
-La terre ne lui paraissait plus déserte, ni la
-mort enviable. La bienveillance de Cyril pour elle,
-son charme, sa grâce la rattachaient au monde. Elle
-voulait se soigner, chercher la paix, revivre.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">DEUXIÈME PARTIE</h2>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>I</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Vous vous êtes mépris sur moi
-jusqu’ici. Comme vous, je vis de
-pain, je sens le besoin, j’éprouve la
-souffrance et j’ai besoin d’amis.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Shakespeare.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Partie en Bretagne pour y passer l’été, Laurence
-s’attarda durant plus de six mois sur une petite
-plage voisine de Saint-Brieuc où la retinrent d’abord
-la beauté de l’automne et, plus tard, les tempêtes
-d’hiver. Elle ne s’ennuyait pas. Cyril, dès les premiers
-jours, lui avait envoyé des livres. Sur sa
-prière, il se chargea de lui fournir tous les ouvrages
-qu’elle désirait, et cet échange régulier les obligeant
-à s’écrire, lentement, insensiblement, dans la séparation
-et l’absence, ils devinrent amis.</p>
-
-<p>Lorsque Laurence fut de retour à Paris, les de
-Clet entreprirent de l’arracher à sa pesante solitude.
-Ils lui témoignaient une affection empressée, un
-inlassable dévouement. La savaient-ils fatiguée ou
-souffrante, ils accouraient chez elle, s’efforçaient de
-la distraire. Si M. Hecquin s’absentait, ils exigeaient
-qu’elle vînt passer ses soirées chez eux, dans le
-vieil hôtel baroque et charmant qu’ils habitaient
-rue Notre-Dame-des-Champs. Ce voisinage facilitait
-leurs relations et leur intimité grandit vite. Cyril
-parlait quelquefois de l’amour, mais toujours avec
-une immense amertume, et Laurence devina qu’une
-grande passion déchirait sa vie. Sachant qu’il n’était
-pas heureux, elle n’éprouvait plus nulle défiance
-contre cet ami nouveau qui, bien que séduisant,
-fait pour tous les triomphes, lui ressemblait
-par la douleur. De son côté, Cyril s’attachait facilement
-à toute âme tourmentée, à tout grand caractère,
-et Laurence lui devenait chaque jour plus
-chère. Il ne pouvait lire un livre émouvant sans
-désirer le lui faire connaître ; il n’écrivait rien qu’il
-ne lui soumît aussitôt. Mais elle, plus réservée, ne
-parlait jamais d’elle-même, ni de ses mystérieux
-travaux. A force de supplications, d’instances, d’importunités,
-il obtint enfin qu’elle lui laissât lire ses
-vers. A sa grande surprise, il les trouva beaux.
-Comblée de joie par les éloges qu’il lui prodigua,
-heureuse de penser qu’elle écrirait désormais pour
-lui, Laurence décida de publier au plus tôt, à ses
-frais, un premier livre. Cyril revit avec elle son
-manuscrit. Comme elle avait sans cesse besoin de
-le consulter, il venait, au grand scandale de Juliane,
-la voir chaque jour à la fin de l’après-midi, et souvent,
-Laurence, envoyant prévenir M<sup>me</sup> de Clet, le
-retenait à dîner. Il s’asseyait en face d’elle, occupait
-tout naturellement, semblait-il, la place du maître
-de maison, désertée par son titulaire légitime.</p>
-
-<p>M. Hecquin, en effet, ne rentrait plus guère avant
-dix heures du soir. Il se disait débordé d’occupations,
-travaillait à son bureau longtemps encore
-après le départ de ses employés, expédiant sur le
-coin d’une table le repas que lui montait sa
-concierge. Laurence appréciait fort ce mari peu
-gênant qui, chaque soir, entrait dans son studio
-au coup de dix heures, exact comme le coucou
-saugrenu d’une horloge géante, l’embrassait sur
-le front, lui souhaitait une nuit paisible puis, avec
-un bâillement sonore, se retirait d’un pas automatique
-et disparaissait de sa vie.</p>
-
-<p>Un soir, après le départ de Cyril, Laurence se mit
-au travail avec une ardeur inusitée. Elle écrivait
-fiévreusement, assise à sa table, entre une gerbe de
-mimosas et un bouquet de roses sur lesquels elle
-inclinait alternativement son visage. Parfois, elle
-se levait, allumait une cigarette, arpentait la pièce
-en relisant tout haut les vers qu’elle venait
-d’achever. Comme elle errait ainsi de sa table
-à la cheminée, cherchant une rime rebelle, son
-regard s’arrêta sur la pendule. Les deux aiguilles,
-rapprochées, confondues en une seule, marquaient
-minuit. Etonnée de cette heure tardive, elle se
-souvint tout à coup que son mari, ce soir-là,
-n’était point venu l’embrasser comme de coutume.
-Alors les chants passionnés, les rythmes bondissants
-qui sonnaient dans son âme se turent,
-elle n’entendit plus que le tic tac de la pendule.
-Oppressée par un pressentiment lugubre, Laurence
-s’élança dans l’antichambre. Le pardessus de
-M. Hecquin ne pendait pas, comme de coutume,
-au portemanteau ; les verrous et la chaîne de la
-porte d’entrée qu’il assujettissait chaque soir
-n’étaient pas fermés. La jeune femme courut vers
-la chambre de son mari et la trouva vide. Elle
-revint alors chez elle, cherchant une cause qui
-pût expliquer cette absence. Elle n’en trouvait
-qu’un seule vraiment plausible : la mort.</p>
-
-<p>Depuis quelque temps, en effet, M. Hecquin se
-disait fatigué et Laurence avait souvent remarqué
-la pesanteur de sa démarche, la pâleur plombée
-de son teint. Elle se reprochait de n’avoir pas attaché
-plus d’importance à ces symptômes, ni exigé de
-son mari qu’il prît quelque repos. Elle l’imaginait
-terrassé par une attaque, gisant à demi couché sur
-le livre où il vérifiait des colonnes de chiffres. Peut-être,
-au dernier moment, avait-il appelé faiblement
-dans son bureau désert, sans que personne entendît
-sa plainte. Et, sans doute, il avait songé qu’à cette
-même heure sa femme, indifférente, lisait des vers
-avec Cyril. Ah ! toujours elle s’était montrée pour
-lui si froide, si dédaigneuse, que son souvenir
-n’avait pu, à l’instant suprême, lui apporter nulle
-douceur, nul réconfort. Désormais, il était trop tard
-pour qu’elle réparât ses torts envers cet homme qui,
-durant trois ans, avait vécu près d’elle, discret, bienveillant,
-sans que jamais elle réchauffât d’une
-parole affectueuse son cœur timide et méconnu.</p>
-
-<p>Laurence, toute la nuit, s’adressa les pires reproches.
-A l’aube, son angoisse impuissante se changeant
-peu à peu en torpeur, épuisée de fatigue, elle
-s’endormit sur un fauteuil. Sa femme de chambre, en
-entrant comme de coutume, à sept heures et demie
-du matin, pour ouvrir les persiennes, la réveilla.
-Tout de suite, elle bondit au téléphone et demanda
-la communication avec la banque Hecquin. Les
-employés n’étaient point encore arrivés : ce fut
-la concierge qui répondit. L’inquiétude de la jeune
-femme parut la surprendre. La veille, M. Hecquin
-avait eu une journée fort agitée. Il n’était venu
-qu’un instant le matin donner ses ordres à ses
-employés. Puis il était parti précipitamment.
-A huit heures du soir, une auto l’avait ramené
-et attendu devant la porte, tandis qu’il montait
-à son bureau. Il en était redescendu quelques
-minutes après, portant une serviette et une
-valise. La concierge avait pensé qu’il partait
-en voyage. Cette explication semblait plausible.
-M. Hecquin parlait, en effet, depuis quelque
-temps, d’aller à Londres pour affaires. Mais Laurence
-s’étonnait qu’il ne l’eût pas prévenue de son
-départ et elle ne savait que penser. Dans son
-désarroi, elle sentit le besoin de confier à un être
-humain ses inquiétudes et courut chez son frère.
-Surpris de la voir arriver à une heure aussi matinale,
-Juliane et André s’amusèrent beaucoup de son
-anxiété. Ces gens sensés considéraient le malheur,
-l’accident, la mort même comme des faits assez
-rares, presque invraisemblables, auxquels nul ne
-devait croire que contraint par l’évidence. Ils refusèrent
-donc d’admettre que l’absence de M. Hecquin
-pût avoir une cause tragique. Néanmoins, André
-promit de passer dans la matinée boulevard Haussmann
-pour tâcher d’éclaircir le mystère qui tourmentait
-Laurence. Celle-ci rentra chez elle, un peu
-honteuse de ses vaines terreurs. Pour se détendre
-des fatigués de la nuit, elle prit un bain, s’étendit
-dans son lit, dormit un peu. Puis elle continua sa
-toilette, déjeuna. Elle lisait, étendue sur son divan,
-lorsque, vers trois heures de l’après-midi, André
-entra dans la pièce.</p>
-
-<p>Il avait l’aspect d’un homme qui vient de fournir
-une course épuisante pour échapper à la poursuite
-d’ennemis acharnés. Son front ruisselait de sueur.
-Ses cheveux, d’ordinaire séparés en une raie symétrique,
-se hérissaient par mèches inégalés. Haletant,
-il marcha sur sa sœur, la saisit aux poignets,
-la fit lever et, la secouant avec violence, cherchant
-vainement à rattraper sa respiration, il bégaya :</p>
-
-<p>— Combien as-tu confié à ton mari, dis… Quelle
-somme… à peu près… sur toute ta fortune ?…
-Allons, allons… réponds !…</p>
-
-<p>— Je ne sais pas, je ne sais rien, balbutia Laurence
-abasourdie. Je ne m’occupais plus de mes
-affaires. Je lui avais donné une procuration pour
-ouvrir mon coffre et agir en mon nom.</p>
-
-<p>Alors, André la repoussa si brutalement qu’elle
-faillit tomber :</p>
-
-<p>— Bon ! bon ! ricana-t-il, nous sommes tous f…,
-tous ruinés ! Ma fortune et la tienne y passent.
-Hecquin est en fuite… Faillite… Banqueroute… Je
-n’ai plus rien… Ma femme !… Ma fille !…</p>
-
-<p>Cet homme, habituellement si flegmatique, semblait
-à moitié fou. Il marchait dans la pièce d’un
-air égaré, avec des exclamations confuses, des gestes
-désordonnés. Parfois, il prenait sa tête à deux
-mains, comme pour comprimer les pensées qui s’y
-heurtaient douloureusement. Parfois, il tendait le
-poing furieusement vers un ennemi imaginaire ou
-éclatait d’un rire strident, terrible.</p>
-
-<p>Laurence, au contraire, demeurait parfaitement
-calme. Elle n’éprouvait qu’une sensation d’immense
-étonnement devant ce nouveau désastre auquel,
-malgré ses efforts, elle ne comprenait rien encore.
-Il lui fallut déployer une infinie patience pour
-obtenir de son frère quelques explications précises.
-Enfin, il dit ce qu’il savait.</p>
-
-<p>Arrivé le matin vers neuf heures boulevard Haussmann,
-il avait trouvé les bureaux de M. Hecquin
-occupés par la police qui posait les scellés, tandis
-que les employés, consternés, remettaient leurs
-pardessus, s’apprêtaient à se retirer. En questionnant
-les uns et les autres, André avait appris la
-banqueroute et la fuite de son beau-frère, accusé
-d’escroquerie. Tout de suite, il s’était rendu chez
-un avocat de ses amis. Les deux hommes, ensemble,
-avaient couru tout Paris pour obtenir des renseignements
-sur la situation de M. Hecquin. Elle était
-absolument désespérée. Il s’agissait pour lui d’une
-banqueroute frauduleuse, car il avait commis de
-graves abus de confiance en détournant les dépôts
-qui lui avaient été confiés. Le malheureux avait eu
-beau jeu à prétexter un surcroît de travail. A la
-vérité, si depuis plusieurs mois il rentrait si tard à
-son domicile, c’est qu’il menait la vie d’une bête traquée.
-Il ne faisait à la banque que des apparitions
-hâtives et, tout le jour, fuyait ses créanciers, cherchait
-en vain de l’argent. Enfin, la veille, deux
-plaintes, émanant de ses plus riches clients, avaient
-été déposées au parquet. S’il n’avait pu réussir dans
-la nuit à gagner l’étranger, il devait être arrêté
-dans les vingt-quatre heures et jeté en prison.</p>
-
-<p>Dans son inexpérience complète des affaires,
-Laurence ne comprit qu’imparfaitement ce que son
-frère lui expliquait. Cette inculpation d’escroquerie
-contre son mari ne la faisait point douter de son
-intégrité. Elle le crut victime d’un malentendu et
-son cœur s’émut en songeant à cet homme qui, trop
-timide, trop triste pour oser lui avouer sa détresse,
-depuis des mois portait seul, sans aide, d’écrasants
-soucis.</p>
-
-<p>— Ne puis-je empêcher ce désastre ? dit-elle. J’ai
-beau être mariée sous le régime de la séparation de
-biens, je n’en suis pas moins solidaire de ce malheureux.
-S’il n’a point dilapidé toute ma fortune, mon
-devoir est de la sacrifier pour désarmer ses créanciers,
-pour lui permettre de se relever peut-être.</p>
-
-<p>André accueillit cette proposition avec enthousiasme.</p>
-
-<p>— Tu as raison ! s’écria-t-il. Allons tout de suite
-à ton coffre pour voir ce qu’il te reste. Après tout,
-ton mari a dû respecter ta fortune, il t’aimait. Tu
-pourras peut-être, en fournissant une forte caution,
-obtenir le retrait des plaintes. Hecquin n’est pas un
-imbécile, il a de belles relations. Si on le laisse
-libre, si on lui vient en aide, il est capable en
-quelques mois de refaire sa fortune et la nôtre ; on
-a vu des choses plus extraordinaires.</p>
-
-<p>Ce garçon, un moment abattu par le malheur,
-retrouvait déjà son optimisme habituel. Dans l’auto
-qui l’emmenait avec Laurence au Crédit universel,
-il s’abandonna à l’espérance, en escomptant la réussite
-du plan formé par sa sœur. Sa joie fut de
-courte durée. A la banque, Laurence ne put descendre
-à son coffre, sur lequel le parquet avait mis,
-le matin même, opposition. Elle apprit seulement,
-en faisant vérifier les bulletins d’entrée, que M. Hecquin
-avait demandé l’accès du coffre peu de jours
-auparavant.</p>
-
-<p>— Bon, c’est bien, le coffre est vide, point n’est
-besoin d’y regarder, déclara André en sortant, la
-tête basse, du Crédit universel. Comment Hecquin,
-réduit aux abois, t’aurait-il laissé quelque chose !
-Ayant volé tous ses clients, pourquoi t’aurait-il
-épargnée ?</p>
-
-<p>— Volé ! Je pense qu’il n’a jamais volé personne,
-dit sévèrement Laurence, et je te prie de ne pas
-employer de pareils termes devant moi.</p>
-
-<p>Car elle pardonnait sans effort à son mari et
-trouvait généreux de défendre, à l’heure de l’infortune,
-l’homme qu’elle n’avait pas aimé, mais dont
-elle portait le nom. Trop abattu pour lui répondre,
-André la reconduisit rue de Vaugirard. Il ne pouvait
-se résoudre à rentrer chez lui, tant l’effrayait la
-nécessité d’annoncer à Juliane le krach de la banque
-Hecquin et leur ruine. Assis en face de Laurence,
-qui réfléchissait tout en fumant force cigarettes, il
-s’attardait auprès d’elle, avec le vague espoir que
-le temps pourrait modifier sa situation et lui apporter
-un soulagement inattendu. Un coup de sonnette
-vint enfin l’arracher à sa torpeur et fut pour lui un
-événement passionnément intéressant. Il leva la tête,
-écouta les bruits qui venaient de l’antichambre.
-Peut-être s’attendait-il à voir M. Hecquin apparaître,
-triomphant, les bras chargés de titres et de billets
-de banque. Laurence tressaillit comme son frère, car
-l’heure approchait où Cyril avait coutume de lui
-faire sa visite quotidienne.</p>
-
-<p>— André, demanda-t-elle à mi-voix, crois-tu que
-les de Clet soient ruinés, eux aussi, tout à fait ?</p>
-
-<p>— Tout à fait ? comment le saurais-je ? Ils perdent
-de l’argent comme tout le monde, c’est certain.</p>
-
-<p>Laurence détourna la tête. Un moment encore et
-Cyril s’avancerait vers elle, gai, souriant, aimable,
-et il faudrait que, détruisant sa joie du premier
-regard, elle lui apprît un événement qui le réduisait
-peut-être, lui et sa mère, à la plus complète misère.
-Le cœur de Laurence battait à se rompre, au moment
-où elle vit s’ouvrir la porte. Mais ce fut Juliane
-qui entra, gracieuse et sereine dans une toilette
-exquisément printanière.</p>
-
-<p>André s’était levé avec une sourde exclamation et,
-tout tremblant, il reculait devant sa femme comme
-devant le spectre du remords. Laurence, au contraire,
-considérait sans aucune émotion sa belle-sœur.
-Elle la croyait vraiment invulnérable et il lui
-semblait évident que, même sous le coup du malheur,
-cette froide poupée ne saurait cesser de
-parader dans une attitude noble ou charmante.</p>
-
-<p>Déjà, pourtant, Juliane remarquait le trouble de
-son mari. Elle lui posait mille questions, s’affolait
-visiblement. Brusquement, le masque de la mondaine
-tomba, laissant voir à nu l’âme faible, lâche,
-mesquine, incapable de supporter la douleur. Lorsqu’elle
-eut enfin compris, à travers les explications
-embarrassées d’André, qu’il s’agissait pour elle d’une
-ruine totale, elle s’abattit sur le divan, en proie à
-une épouvantable crise de nerfs. Elle se roulait sur
-les coussins avec des mouvements convulsifs, criait,
-sanglotait, déchirait les dentelles de son corsage.
-La correcte Juliane ne fut bientôt plus qu’une
-pauvre épave humaine qui gémissait, les cheveux
-épars, les vêtements en lambeaux, les yeux révulsés.
-Laurence, qui jamais n’avait assisté à pareil spectacle,
-ni soupçonné qu’on pût souffrir avec si peu de
-dignité, la crut vraiment malade ; elle étendit la
-main pour sonner sa femme de chambre et faire
-venir un docteur. Mais Juliane, qui paraissait à
-l’agonie, vit son geste. En un instant, elle fut debout
-et, saisissant le bras de sa belle-sœur :</p>
-
-<p>— Non, non, n’appelez personne, bégaya-t-elle…
-Il ne faut pas qu’on sache. Grand Dieu !… Sauvons
-du moins les apparences.</p>
-
-<p>Laurence faillit éclater de rire, tant cette présence
-d’esprit, succédant à un furieux délire, lui parut
-comique.</p>
-
-<p>Juliane, cependant, n’était point calmée. Bientôt
-toute sa douleur se changea en colère contre son
-mari. Elle se mit à lui reprocher âprement leur
-ruine, s’étonnant qu’il n’eût point prévu la banqueroute
-de M. Hecquin.</p>
-
-<p>André subissait tête basse ses accusations véhémentes.
-Laurence, cependant, tremblait de voir
-arriver Cyril. Et comme elle ne se souciait pas de
-le rendre témoin de ces scènes de famille, elle
-s’éclipsa pour donner ordre à sa femme de chambre
-de lui dire, s’il se présentait, qu’elle avait été forcée
-de sortir, mais qu’elle le priait de repasser après le
-dîner. Quand elle revint, Juliane et André se lamentaient
-toujours, prenaient à témoin l’univers
-qu’avant eux nul mortel n’avait subi pareille disgrâce.
-Tout en écoutant distraitement leurs divagations,
-Laurence évoquait son passé : la longue
-agonie, la mort tragique de son père. Auprès de ce
-qu’elle avait souffert alors, son malheur présent lui
-semblait aisément acceptable. Elle regardait avec un
-froid mépris ces deux êtres qui pleuraient si
-amèrement leur fortune perdue.</p>
-
-<p>Si basse que fût leur douleur, ils souffraient
-cependant. Laurence, se reprochant sa dureté, finit
-par les prendre en pitié. Elle s’approcha de Juliane
-pour lui offrir quelques consolations. Mais la
-jeune femme, que le calme de sa belle-sœur humiliait,
-lui imposa silence dès les premiers mots.</p>
-
-<p>— Epargnez-moi vos exhortations, dit-elle en
-essuyant ses larmes avec rage. Naturellement tout
-cela ne vous fait rien, à vous. Vous êtes une grande
-âme, une âme héroïque, n’est-ce pas ? Vous méprisez
-l’argent ? C’est facile à dire. Attendez la misère !
-Nous verrons ce que deviendra ce beau courage.
-Folle que vous êtes ! Vous devriez pleurer des
-larmes de sang, car vous n’êtes pas seulement ruinée,
-mais déshonorée. Qui voudra jamais revenir dans
-cette maison tarée ? Tous vos amis vous tourneront
-le dos.</p>
-
-<p>— Bah ! dit Laurence en haussant les épaules, je
-ne regretterai pas ceux qui agiront ainsi.</p>
-
-<p>Et elle songea : « Cyril me restera toujours ! »
-Mais Juliane devina sa pensée et, découvrant le
-point vulnérable où elle pouvait la blesser :</p>
-
-<p>— Comptez-vous sur les de Clet ? lui cria-t-elle.
-Malheureuse, ils sont ruinés sans doute et par
-votre mari ! Espérez-vous que l’amitié de Cyril
-résiste à cette épreuve ? Non, non, vous ne le reverrez
-jamais, soyez-en sûre. Il vous fuira d’autant plus
-qu’il est le cousin de M. Hecquin. Jadis, c’était un
-honneur ; maintenant, il s’empressera de renier, en
-rompant avec vous, un lien de parenté vraiment
-trop peu flatteur.</p>
-
-<p>— Vous ne connaissez pas Cyril, murmura Laurence
-avec fierté.</p>
-
-<p>Pourtant sa voix vacillait, pleine de larmes ; son
-regard mal assuré exprimait une détresse poignante.
-Le coup avait porté. Pour la première fois depuis le
-début de cette journée tragique, elle souffrait vraiment.
-Juliane, un moment, savoura sa vengeance.
-Mais toutes ces émotions précipitées, violentes,
-l’avaient exténuée. Elle partit bientôt, faible,
-dolente, soutenue par son mari, auquel elle avait
-consenti enfin à pardonner. Laurence alors sonna sa
-femme de chambre pour s’informer de Cyril. Il
-s’était présenté, un quart d’heure auparavant,
-mais il dînait en ville et ne pourrait revenir
-le soir comme elle l’en avait fait prier. La jeune
-femme désirait vivement qu’il n’apprît pas par
-d’autres que par elle, la fuite de M. Hecquin.
-Un instant elle voulut se rendre chez M<sup>me</sup> de Clet
-et, en l’absence de son fils, lui révéler la vérité.
-Puis elle comprit que Cyril seul pourrait adoucir
-pour sa mère un coup si cruel. D’ailleurs, rien
-ne pressait. Elle pouvait, sans manquer à l’honneur,
-accorder quelques heures de grâce à ces
-deux êtres qui lui étaient si chers. Cette nuit, du
-moins, ils dormiraient tranquilles, heureux encore.
-Laurence songeait à eux avec une tendresse extrême,
-une infinie pitié. Sa propre infortune l’occupait peu.
-Mal préparée à la pauvreté, elle se reconnaissait à
-peu près incapable de gagner sa vie. Mais sa maison
-de Sedan lui restait. Elle savait qu’Ursule, instruite
-de sa gêne, ne consentirait plus à l’habiter.
-Cette demeure vaste et commode se louerait sans
-doute assez bien et son loyer suffirait à assurer sa
-vie. Elle ne pensait pas que la nécessité de réduire
-ses dépenses pût lui sembler pénible. Elle s’imagina
-dans une pièce étroite et triste, mal éclairée, mal
-chauffée, et il lui parut évident qu’elle pourrait y
-vivre résignée, heureuse encore, pourvu que Cyril
-vînt la voir quelquefois.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>II</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Allons, allons, c’était bien le
-traître le plus caché, le plus abrité
-qui vécût jamais.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Shakespeare.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>— Allons, il faudra que je prenne peu à peu
-l’habitude de la pauvreté, songeait Laurence, le lendemain,
-en considérant le plateau d’argent que sa
-femme de chambre venait de poser sur la table et
-que, tout de suite, elle résolut de vendre.</p>
-
-<p>Elle savoura son thé avec un plaisir mêlé de
-regrets, car, n’ayant aucune idée exacte de la valeur
-des choses, elle s’imaginait qu’il lui faudrait bientôt
-renoncer à ce breuvage, probablement trop dispendieux.
-La perspective de ce sacrifice n’ébranla
-pas sa fermeté. Pour s’exercer à l’ascétisme, elle ne
-but même que deux tasses au lieu de trois.</p>
-
-<p>Son déjeuner fini, elle se leva et s’habilla en hâte,
-car elle attendait André qui vint la chercher de
-bonne heure pour la conduire chez son avocat :
-M<sup>e</sup> Minne.</p>
-
-<p>Celui-ci, depuis la veille, avait obtenu de nouveaux
-renseignements sur la situation de M. Hecquin.
-Il apprit à Laurence que son passif dépassait
-six millions. L’actif semblait nul et les créanciers
-ne recevraient probablement aucun dédommagement.</p>
-
-<p>— Il paraît évident, ajouta M<sup>e</sup> Minne, que M. Hecquin
-a pu gagner l’étranger, puisqu’il reste
-introuvable. De cela seulement, madame, vous
-pouvez vous réjouir. Car les fautes qu’il a commises
-relèvent de la cour d’assises et l’enverraient au
-bagne s’il venait à être arrêté.</p>
-
-<p>Malgré cette assertion, Laurence s’abstint encore
-de condamner son mari, tant il lui semblait lâche
-d’accabler un être tombé dans un tel déshonneur.
-Elle murmura tristement :</p>
-
-<p>— Mais enfin, maître, que s’est-il passé ? Expliquez-moi
-comment cet homme honnête, bon et droit,
-dont la vie jusqu’alors obéissait aux plus sévères
-principes, a pu, en quelques mois, devenir cet escroc
-sans scrupule, tromper, dépouiller ses clients, moi-même,
-et garder devant tous cet air tranquille qui
-ne laissait rien deviner ?</p>
-
-<p>M<sup>e</sup> Minne considéra sa cliente avec une pitié un
-peu railleuse :</p>
-
-<p>— Il n’y a qu’une chose, dit-il, vraiment inexplicable,
-fabuleuse, c’est que vous, votre frère et tant
-d’autres, vous ignoriez si absolument le passé de
-M. Hecquin, quand un jour m’a suffi pour le connaître.</p>
-
-<p>Et l’avocat raconta une longue histoire. Elle commençait
-d’une façon toute simple. Fils d’un huissier
-de Nancy, M. Hecquin offrit dans sa jeunesse
-l’exemple de toutes les vertus. Rangé, économe, travailleur,
-il fit à Paris de sérieuses études de droit
-et entra comme représentant dans une grande maison
-d’assurances. Au cours d’une tournée d’inspection
-en province, il sut plaire à la fille unique d’un
-gros commerçant de Lille et l’épousa. La dot de sa
-femme, l’héritage de ses parents, qui moururent peu
-après son mariage, lui constituaient une fortune suffisante.
-Il quitta sa maison d’assurances, fonda un
-journal financier et se jeta dans la spéculation. Doué
-d’un esprit rusé, audacieux, mais borné, il n’avait
-en aucune façon le génie des affaires. Ses succès
-furent toujours éphémères et suivis de revers. Mais
-il eut l’adresse de se faire adorer de sa femme dont
-l’attachement le sauva. Les parents de cette malheureuse,
-ne pouvant la décider au divorce, et toujours
-désarmés par ses larmes, payèrent inlassablement les
-dettes de leur gendre, réparèrent ses fautes, jusqu’au
-jour où M<sup>me</sup> Hecquin mourut de chagrin,
-en laissant à sa famille la charge d’élever son fils.</p>
-
-<p>Ruiné, abandonné de ceux qui l’avaient soutenu
-jusqu’alors, M. Hecquin ne perdit pas courage. Par
-un coup de chance inouï, il réussit à capter la confiance
-de la baronne Tershau, veuve du richissime
-banquier juif. Il devint son intendant, reçut la direction
-de toutes ses affaires et, n’ayant à redouter aucun
-contrôle, puisa sans scrupule dans cette immense
-fortune pour satisfaire sa passion du jeu. Après dix
-ans d’aveuglement, la baronne, avertie par des délations
-de plus en plus nombreuses, de plus en plus
-précises, s’aperçut enfin que son précieux intendant
-lui avait volé plus d’un million. Désarmée par
-les supplications du misérable, elle n’eut pas le courage
-de le livrer à la justice et se contenta de le
-renvoyer. Le fils de M. Hecquin, qui venait de se
-marier, connut les causes de cette rupture. C’est
-alors qu’indigné de l’improbité de son père et redoutant
-une catastrophe plus irréparable, il voulut lui
-faire donner un conseil judiciaire. De là datait l’inimitié
-des deux hommes. M. Hecquin se défendit avec
-une telle adresse qu’il parvint à faire débouter son
-fils de sa demande et conserva toute sa liberté d’action.
-Peu après, il retrouva de nouvelles dupes. Il
-put fonder sa maison de banque, connut des
-périodes de succès éclatants, suivies de revers non
-moins complets. Trois ans auparavant, il traversait
-une terrible crise et, dans tous les milieux financiers,
-on le considérait comme un homme perdu, lorsqu’on
-apprit avec stupeur qu’il allait épouser une jeune
-fille appartenant à une famille parfaitement honorable,
-pourvue d’une fortune solide. Cette nouvelle
-remonta son crédit. Il reparut à la Bourse, mais ce
-ne fut qu’un an après son mariage qu’il se remit à
-tenter de grosses spéculations.</p>
-
-<p>— Naturellement, s’écria Laurence, en interrompant
-M<sup>e</sup> Minne, cette rentrée en scène coïncide
-avec le moment où, après la mort de mon père, il
-m’arracha une procuration générale qui lui laissait
-la libre disposition de ma fortune.</p>
-
-<p>Elle comprenait enfin pourquoi M. Hecquin l’avait
-recherchée, sans se laisser rebuter, ni par la défiance
-non dissimulée de son père, ni par son indifférence,
-ni par le contrat injurieux qu’on lui avait imposé.
-Elle s’expliquait aussi l’attitude de cet époux débonnaire,
-lorsqu’elle avait refusé et à jamais d’être sa
-femme. Pour accepter tant d’affronts et d’humiliations,
-il fallait que le plus lâche amour ou la plus
-sombre cupidité eût étouffé en lui tout orgueil, toute
-dignité même. Laurence, qui s’était étonnée parfois
-de cette patience surhumaine, faute de pouvoir
-soupçonner la duplicité de son mari, avait admis
-l’hypothèse du fol amour. Cette chimère lui parut
-tout à coup si fabuleuse, si burlesque, qu’elle ne put
-s’empêcher de rire. M<sup>e</sup> Minne et André se regardèrent,
-effarés de la voir accepter si gaîment sa tragique
-mésaventure.</p>
-
-<p>— Allons, déclara-t-elle paisiblement sans remarquer
-leur surprise, je ne me croyais pas encore si
-parfaitement stupide et je me suis laissée vraiment
-jouer comme une enfant. Mais tant mieux, tout est
-bien ainsi.</p>
-
-<p>La découverte qu’elle venait de faire lui causait
-en effet une véritable satisfaction. La conduite de
-M. Hecquin, ses forfaits prémédités, justifiaient enfin
-l’instinctive aversion qu’il lui inspirait et qu’elle
-s’était tant de fois reprochée. Le masque bienveillant
-que ce mystérieux personnage avait si longtemps
-porté devant elle venait de tomber, découvrant la
-face répulsive de l’hypocrite sans pitié ni remords.
-Mais du moins, maintenant, elle pouvait sans lâcheté
-le renier, séparer sa cause de la sienne. Quelle que
-fût à présent la destinée de cet homme, elle était
-envers lui libre de toute dette, affranchie de tout
-scrupule.</p>
-
-<p>En rentrant chez elle, Laurence trouva une lettre
-qui portait le timbre de Paris et dont l’adresse,
-tracée par une main étrangère, ne lui rappelait rien.
-Comme elle l’ouvrait distraitement, elle reconnut
-avec stupeur sur les feuillets qui s’en échappèrent
-l’écriture régulière et serrée de M. Hecquin.</p>
-
-<p>La lettre, datée de l’avant-veille, commençait par
-une formule de mélodrame :</p>
-
-<p>« Quand vous recevrez ces lignes, tout sera fini
-pour moi, je paierai ma dette à la société ou si,
-comme je puis encore l’espérer, mon fils, pour sauver
-l’honneur de son nom, veut bien m’avancer quelque
-argent et favoriser ma fuite, je mangerai seul, à
-jamais, l’amer pain de l’exil. »</p>
-
-<p>A cet exorde succédait un long plaidoyer dans
-lequel M. Hecquin rejetait pompeusement la responsabilité
-de ses fautes sur les hommes, sur les événements,
-sur la fatalité. Il implorait cependant en
-quelques phrases rapides le pardon de sa femme.
-Puis, cette formalité remplie, tout aussitôt, redressant
-la tête, il prenait un ton venimeux, accusateur
-et presque triomphant :</p>
-
-<p>« Si quelque chose pouvait adoucir, écrivait-il,
-l’amertume de mes remords à votre endroit, c’est la
-certitude où je suis que, même si vous ne m’aviez
-pas épousé, vous n’auriez pu conserver votre fortune.
-Votre prodigalité, votre ignorance absolue de la
-valeur de l’argent vous eussent de toutes façons
-conduite à la ruine où vient de vous entraîner ma
-mauvaise chance. Peut-être puis-je espérer que ce
-désastre aura sur vous une influence heureuse, corrigera,
-il en est temps, votre effrayante légèreté.
-Vous comprendrez enfin que le but de la vie n’est
-point de lire des vers avec des jeunes gens, de
-fumer des cigarettes ou d’écrire toute la nuit vos
-rêveries de jeune névrosée. Cette existence scandaleuse
-et déréglée va finir. Vous reconnaîtrez peu à
-peu la nécessité de l’économie, le mérite du travail
-et peut-être, un jour, penserez-vous sans trop d’amertume
-au malheureux qui vous aura appris, durement
-il est vrai, la sagesse. »</p>
-
-<p>Laurence, abasourdie, croyait rêver. C’était vraiment
-le monde renversé. Le voleur reprochait à sa
-victime ses dépenses. Le malfaiteur se posait en pontife,
-en apôtre de la vertu. Plus elle relisait cette
-lettre insolente, plus elle y discernait l’accent de la
-vengeance. Et soudain, elle comprit toute la vérité :
-M. Hecquin la haïssait.</p>
-
-<p>Ah ! sans doute, elle avait été pour lui une dupe
-naïve et facile à tromper. Pourtant, contraint par
-prudence d’accepter le contrat imposé par le colonel
-Dacellier, il avait dû attendre plus d’un an, au milieu
-des plus vives angoisses, la fortune convoitée. Pour
-capter sa confiance, il s’était plié au plus patient
-esclavage, respectant toutes ses volontés, approuvant
-servilement tous ses caprices. Il ne pouvait lui pardonner
-ces longs retards, ces humiliations. Mais il la
-détestait surtout à cause de ses dépenses, à cause de
-cet argent si précieux qu’elle lui reprenait par lambeaux
-et employait à ses plaisirs. Que de fois, à la
-veille d’une échéance difficile, n’avait-il pas dû la
-maudire lorsque, lui montrant son tiroir vide, elle
-réclamait pour le lendemain une somme importante,
-s’étonnant qu’il la lui fît toujours attendre. Et la jeune
-femme se rappelait avec un frisson d’épouvante certains
-regards que parfois il attachait sur elle quand
-il lui remettait enfin une liasse de billets de banque,
-regards mornes, presque vitreux, qui s’efforçaient
-de ne rien exprimer, où couvaient cependant, elle
-s’en rendait compte à présent, une inexorable rancune
-et, peut-être, le désir aveugle du meurtre. Mais
-comme elle repassait ainsi, en frémissant d’une terreur
-rétrospective, sa vie commune avec ce monstre,
-on annonça M<sup>me</sup> Heller.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>III</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Un homme qui nous est fidèle
-dans l’adversité est plus doux à
-voir que, sur la mer, la sérénité
-du ciel aux marins.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Euripide.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Les natures basses et vulgaires ne savent pas supporter
-le malheur avec simplicité. Instinctivement,
-la visiteuse avait adopté l’attitude d’une mauvaise
-actrice, jouant le dernier acte d’une tragédie. Elle
-s’avançait d’un pas chancelant, en s’appuyant à tous
-les meubles. Sa main gauche était posée pathétiquement
-sur son cœur. Sa main droite brandissait un
-journal déployé qu’elle tendit à Laurence. Celle-ci
-y lut d’un regard le court entrefilet qui annonçait la
-banqueroute frauduleuse et la fuite de son mari. Sa
-première pensée fut pour Cyril. Elle le plaignait et
-tremblait qu’il ne lui en voulût de son silence involontaire,
-maintenant qu’il savait tout, et non par elle.
-M<sup>me</sup> Heller n’eut point pitié de sa consternation.</p>
-
-<p>— Gardez ce journal, malheureuse, s’écria-t-elle
-avec éclat en s’effondrant dans un fauteuil, gardez-le
-et souvenez-vous que j’y ai trouvé mon arrêt de
-mort. Ah ! Dieu ! Je l’ai ouvert tout à l’heure dans le
-métro, sans défiance. Quel coup de massue ! J’ai
-failli tomber foudroyée. Faites-moi apporter un
-grog, si les caves de votre époux ne sont pas vides
-comme sa caisse. Plus vite !</p>
-
-<p>Elle n’eût pas donné un ordre à un chien sur un
-ton plus impérieux, plus offensant. Pourtant, Laurence
-obéit sans mot dire et sonna sa femme de
-chambre. Elle ne comprenait pas bien pourquoi
-M<sup>me</sup> Heller la traitait si durement, mais elle sentait
-que cette femme était devenue sa mortelle ennemie
-et, abattue par ce nouveau chagrin, elle acceptait
-l’injure, l’affront comme le seul pain qui lui fût
-désormais accordé. Lætitia, cependant, continuant
-sa comédie, soupirait à fendre l’âme, feignait de
-se trouver mal. Puis, ayant dégusté d’un air mourant
-le grog qu’elle avait demandé, elle reprit des forces.
-Son regard éteint redevint dur et menaçant.</p>
-
-<p>— Et maintenant, ma petite, dit-elle en se rapprochant
-de Laurence comme pour épier de plus près
-sa physionomie, vous allez me dire où est votre
-honorable époux.</p>
-
-<p>— Je l’ignore, madame, répondit Laurence avec
-calme, bien que son cœur battît à l’étouffer. Voilà
-tout ce que je sais de lui.</p>
-
-<p>Elle tendit à son interlocutrice la lettre qu’elle
-venait de recevoir. M<sup>me</sup> Heller s’en saisit avidement
-et la lut, d’abord avec un air de surprise, puis avec
-un méchant sourire.</p>
-
-<p>— Cette lettre a été concertée entre votre mari et
-vous, dit-elle d’un ton sentencieux, c’est trop clair !
-Elle vous permet de vous poser en victime et vous
-sert de sauvegarde. Mais je ne me laisserai pas
-prendre à ce grossier subterfuge. Comment croire
-que M. Hecquin ait pu vous tromper, vous rouler,
-comme il s’en vante ? Comment admettre que vous
-n’ayez rien deviné, au moins durant les derniers
-jours ? Acculé à un tel désastre, il devait, dans l’intimité,
-trahir ses préoccupations. Un mari ne peut
-rien cacher à sa femme, surtout quand il est vieux
-et qu’elle est jeune.</p>
-
-<p>— Vraiment, je n’ai rien remarqué, rien compris,
-affirma doucement Laurence. Ses affaires ne m’intéressaient
-pas, et lui moins encore. Mon mari, dites-vous.
-Oh ! il l’était si peu !</p>
-
-<p>Et elle dévoila naïvement à sa visiteuse tout le
-mystère de sa vie conjugale. M<sup>me</sup> Heller, dès les premiers
-mots, l’interrompit :</p>
-
-<p>— Non, vraiment, dit-elle, non, mon cher petit !</p>
-
-<p>Elle continuait d’employer par habitude les termes
-caressants dont elle se servait d’ordinaire mais qui,
-prononcés sur un ton de raillerie féroce, avaient la
-dureté d’un soufflet :</p>
-
-<p>— Non, je vous en prie ! Quand vous écrirez un
-roman, vous pourrez présenter à vos lecteurs un
-ménage vivant en frère et sœur. Vous aurez du
-succès parmi les jeunes filles. Mais n’essayez pas de
-me faire avaler à moi une pareille fable. Oh ! grand
-Dieu ! je connais l’homme, je sais ce qu’est la vie,
-je sais ce qu’est l’amour, je sais ce qu’est le mariage !</p>
-
-<p>Il n’y avait rien à dire à cette femme, si convaincue
-de son infaillibilité. Laurence, d’ailleurs, comprenait
-à quel point son indifférence absolue pour son mari
-et toute l’histoire de leur vie commune, si profondément
-séparée, devaient paraître incroyables. Pourtant,
-il fallait bien s’en tenir à la vérité, affirmer que
-jamais elle n’avait posé une question à M. Hecquin
-sur ses affaires, qu’il s’était enfui de chez elle avant
-qu’elle eût rien soupçonné. M<sup>me</sup> Heller en l’écoutant
-frémissait de rage. Elle lui fit subir un long et cruel
-interrogatoire, la pressant de questions, lui tendant
-mille pièges pour la forcer à se contredire. Enfin,
-ne pouvant obtenir d’elle l’aveu qu’elle sollicitait,
-elle se leva avec fracas, renversant son siège. Sa
-colère, longtemps contenue, éclata, terrible.</p>
-
-<p>— Savez-vous combien je perds ? vociférait-elle.
-Quatre cent mille francs, le prix de mon hôtel !
-M. Hecquin me donnait d’excellents conseils et, peu
-à peu, tous mes capitaux ont passé dans ses mains.
-Le mois dernier encore, je lui ai remis cinquante
-mille francs. Vous connaissiez alors certainement
-l’état de ses affaires, mais vous ne m’avez pas
-avertie, et pour cause. On sait ce qui se passe en des
-cas pareils. La femme, étant prévenue la première,
-passe la première à la caisse. Elle pleure, crie,
-menace. Le mari, pour qu’elle ne le dénonce pas,
-donne tout l’argent dont il peut disposer ; chaque
-jour elle lui arrache un nouveau remboursement,
-aux dépens même de ses meilleurs amis. Allons,
-avouez que j’ai deviné juste. Avouez donc ! Oh ! vous
-me rembourserez, je saurai bien vous y contraindre !</p>
-
-<p>Laurence écoutait sans colère cette furie. Détournant
-les yeux de ce visage crispé dans la grimace
-de la haine, elle évoquait la brillante figure qui
-avait captivé sa jeunesse. Par respect pour son
-ancien amour, elle négligeait de se défendre. Surprise
-de pouvoir conserver tant de calme sous de
-telles insultes, elle s’y crut insensible. Ce fut seulement
-quand M<sup>me</sup> Heller l’eut quittée qu’elle sentit sa
-blessure. La trahison de M. Hecquin, quoique plus
-criminelle, lui avait fait moins de mal, ayant changé
-sa vie sans atteindre son cœur. Mais bien qu’elle fût
-fort détachée de sa chère Lætitia, Laurence conservait
-à son égard une secrète faiblesse et s’en croyait
-aimée. La conduite de cette ancienne amie la laissait
-inconsolable. Elle se retira dans sa chambre et, bien
-qu’il fût à peine six heures, s’apprêta à se mettre
-au lit. Elle se sentait horriblement délaissée et
-comme condamnée à l’opprobre, au mépris du
-monde entier. Nulle amitié, sans doute, si forte
-qu’elle parût, n’était à l’épreuve d’une perte d’argent.
-Ce malheur avilissait, affolait toutes les âmes, les
-entraînait à commettre les pires lâchetés. Le vrai
-coupable absent, il fallait que ses créanciers trouvassent
-une victime qui pût répondre pour lui,
-souffrir pour lui, être humiliée jusqu’à la mort.
-C’était là maintenant le rôle de Laurence. Affaiblie
-par les déceptions de la journée, elle n’osait plus
-espérer trouver grâce devant personne. Après M. Hecquin,
-après M<sup>me</sup> Heller, d’autres amis, les meilleurs
-peut-être, la trahiraient. Elle évitait de prononcer le
-nom qui lui sonnait dans le cœur avec la persistance
-d’un glas. Mais, comme elle s’efforçait de l’oublier,
-sa femme de chambre vint lui dire que Cyril insistait
-pour qu’elle voulût bien le recevoir.</p>
-
-<p>Cette nouvelle fut pour Laurence le coup de grâce.
-Elle ne trouva plus dans son âme une parcelle de
-courage pour supporter encore les tortures d’une
-entrevue avec Cyril. Cédant à un mouvement de
-lâcheté panique, elle chercha tout d’abord un prétexte
-qui lui permît de remettre au lendemain toute explication.
-Mais puisque tôt ou tard il lui faudrait subir
-cette douleur inévitable, nul repos ne lui serait
-accordé tant qu’elle ne l’aurait pas soufferte. Mieux
-valait en finir au plus vite, perdre dans un même
-jour tous ses amis. Elle reprit les vêtements qu’elle
-avait quittés, et s’efforça de rattacher ses cheveux
-dénoués. Elle dut cinq ou six fois recommencer sa
-coiffure. A tout instant, le cœur lui manquait en songeant
-à celui qui l’attendait. Elle savait bien qu’il
-lui épargnerait les insultes directes dont M<sup>me</sup> Heller
-l’avait accablée. Mais déjà il l’avait jugée et
-probablement condamnée. Il venait pour savoir si
-elle était vraiment ruinée, ce qu’on pouvait attendre
-d’elle. Il lui parlerait poliment, mais avec une
-défiance prudente. Il l’étudierait d’un regard chargé
-de soupçons. A cette pensée, elle se sentait saisie d’une
-douleur sans nom. Enfin, elle eut raison de sa
-faiblesse et rien ne trahissait son angoisse et sa peur
-lorsqu’elle entra au salon avec une expression
-de dignité calme et de sévérité glaciale. Sachant
-pourtant combien sa fermeté restait précaire, elle
-regarda seulement Cyril à l’épaule, évitant son
-visage. Mais tout de suite il courut à sa rencontre et
-lui saisit les mains :</p>
-
-<p>— Oh ! Laurence ! ma pauvre Laurence, s’écria-t-il
-d’une voix qui tremblait d’émotion.</p>
-
-<p>Et, se penchant sur elle, il l’embrassa.</p>
-
-<p>Laurence ne s’était préparée qu’aux plus durs
-affronts. La douceur de cet accueil, succédant à la
-certitude d’un universel abandon, lui enleva tout son
-courage. Elle plia sous cette joie inattendue. Ses
-larmes débordèrent : elle s’abattit sur son divan, la
-tête dans ses mains. Cyril, penché sur elle, lui parlait
-avec un accent d’ineffable pitié. Le sens de ses
-paroles lui échappait, mais sa voix lui coulait sur
-le cœur comme une eau divinement fraîche. Bientôt,
-elle cessa de pleurer, saisie par le désir de revoir son
-visage. Lorsqu’elle l’eût contemplé un moment,
-elle se calma, demeura immobile, oubliant sa peine
-dans un muet enchantement, car nulle expression
-de colère, de rancune ou de défiance n’assombrissait
-cette physionomie altérée, mais toujours noble et
-tendre. Le regard que le jeune homme attachait sur
-elle était bien celui d’un ami.</p>
-
-<p>— Oh ! Cyril, gémit-elle, ce n’est pas ma faute. Je
-ne savais pas… Je n’ai rien soupçonné… jamais…
-jamais. Avant-hier, lorsque mon mari m’a quittée,
-j’ignorais tout encore, cela, je vous le jure.</p>
-
-<p>Il l’interrompit avec une sorte de colère.</p>
-
-<p>— Allons, vous êtes folle ! Ai-je besoin de ce serment ?
-Naturellement, les affaires de M. Hecquin
-vous étaient aussi étrangères que l’astronomie. Vous
-viviez près de lui, mais à cent lieues de lui. Jamais
-ménage ne fut plus séparé que le vôtre. Je comprends
-ce qui s’est passé et je n’ai que faire de vos
-explications.</p>
-
-<p>— Ne me trompez pas, dit Laurence amèrement.
-Si vous devez me condamner un jour, que ce soit
-tout de suite. Je dois vous l’avouer : d’autres m’ont
-accusée et m’accuseront encore des pires infamies.
-Déjà, je passe pour avoir été la complice de mon
-mari. Oh ! j’ai été durement jugée par une femme
-qui était cependant ma plus ancienne amie !</p>
-
-<p>— Mais entre nous, Laurence, il n’y a pas de
-trahison ni de malentendu possible, reprit Cyril. Je
-vous connais comme je connais mon âme, et cela
-dès le premier jour où je vous ai vue. Au contraire,
-cet homme… mon cousin… est toujours resté pour
-moi impénétrable, indéchiffrable. Qu’était-il ? Même
-à présent, je ne le comprends pas.</p>
-
-<p>Comme Laurence, dans les premiers moments,
-Cyril n’osait pas juger M. Hecquin. Il croyait lui
-devoir quelque reconnaissance. En effet, sur un
-capital de vingt mille francs, somme dérisoire pour
-un spéculateur de cette envergure, le banquier versait
-depuis des années, à son jeune cousin, des intérêts
-prodigieux. Grâce à lui, le jeune homme,
-affranchi de tout souci pécuniaire, avait pu suivre
-librement sa vocation littéraire. Il pensait que cet
-homme, égaré jusqu’au crime par la passion du jeu,
-l’avait aimé pourtant et lui voulait du bien. Laurence
-ne pouvait partager ses illusions. Elle comprenait
-aisément l’intérêt qui poussait son mari à
-s’acquérir la reconnaissance des de Clet. Dans
-l’odieuse comédie qu’il jouait, il leur réservait à leur
-insu un rôle de premier plan. Leur nom respecté,
-leur honorabilité connue lui servaient de sauvegarde.
-Lorsqu’il cherchait à attirer dans ses filets quelque
-nouvelle dupe, il se targuait à propos d’une parenté
-flatteuse. Et ceux qu’inquiétaient ses discours obscurs
-accordaient leur confiance au cousin de la comtesse
-de Clet. Laurence expliqua longuement à Cyril le
-caractère de M. Hecquin. Elle lui dévoila son passé,
-lui raconta sa vie, ses forfaits. Le jeune homme
-écoutait, stupéfait. Elle dut, pour le convaincre, lui
-montrer l’impudente lettre qu’elle avait reçue du
-misérable. Il put à peine en achever la lecture. La
-perfidie que révélait chaque ligne du texte lui arrachait
-des exclamations d’horreur. Il jeta enfin sur la
-table les papiers que sa main convulsive avait failli
-mille fois mettre en pièces.</p>
-
-<p>— Oh ! Laurence ! je rêve, n’est-ce pas, s’écria-t-il,
-il n’a pas pu vous haïr à ce point ! Sa conduite
-envers vous dépasse toute imagination. De grâce,
-oubliez cela tout de suite, c’est trop horrible !</p>
-
-<p>Pressant les mains de la jeune femme, il la
-regardait d’un air suppliant et semblait presque lui
-demander pardon de tout le mal qu’un autre lui
-avait fait sans qu’il pût l’empêcher. Elle sourit doucement :</p>
-
-<p>— Je n’y pense déjà plus, dit-elle. Une telle
-trahison eût été terrible pour moi si j’avais aimé
-cet homme. Autrement, peu importe. Les douleurs
-de l’amour trompé sont les seules qui me paraissent
-redoutables.</p>
-
-<p>— Il y en a d’autres pourtant, murmura Cyril,
-vous ne savez pas encore ce qu’est la ruine, vous
-ne connaissez pas les maux quotidiens, si mesquins
-et pourtant si cruels qu’elle nous contraint de
-subir. Cette ignorance est le seul bien qui vous
-reste, mais non point pour longtemps.</p>
-
-<p>Il semblait infiniment triste, et Laurence ne pouvait
-détacher les yeux de ce visage, où, dans le crépuscule
-qui tombait, la douleur croissait lentement
-comme une lumière spirituelle, plus vive, plus belle
-que celle du jour.</p>
-
-<p>— Cyril, souffrez-vous beaucoup ? demanda-t-elle
-avec un respect timide. Tout cela pour vous est-il
-irréparable ?</p>
-
-<p>Il était trop simple, trop candide pour songer à
-dissimuler ses tourments :</p>
-
-<p>— Voyez-vous, dit-il, on voudrait pouvoir mépriser
-une perte d’argent, pour moi c’est un profond
-malheur et qui va changer toute ma vie. Il ne nous
-reste qu’une maison à Dijon et une ferme en Bourgogne,
-à peu près sans valeur. Si j’étais seul, j’accepterais
-sans révolte la gêne, la misère même,
-mais la pensée de maman me déchire. Toujours,
-lorsque j’étais enfant, je l’ai vue, harcelée de soucis
-d’argent, travailler, lutter pour moi, sans aucun
-repos. J’aurais voulu qu’après une telle jeunesse elle
-eût du moins une vieillesse heureuse ! Oh ! je m’arrangerai
-pour qu’elle n’ait à souffrir de rien. Par
-exemple, il faudra me consacrer corps et âme au
-journalisme, ou peut-être chercher en dehors des
-lettres une situation lucrative.</p>
-
-<p>— Cyril, vous n’y pensez pas !</p>
-
-<p>Laurence s’était levée toute droite dans son émotion
-et, retombant aussitôt à sa place, elle s’écria
-désespérément :</p>
-
-<p>— Ce n’est pas possible, Cyril, ce serait un crime !
-Vous ne pouvez pas briser ainsi votre carrière, vous
-détourner de votre voie, employer à de basses
-besognes les dons qui sont en vous. Vous n’avez pas
-le droit, Dieu vous ayant créé poète, de devenir un
-marchand ou un fonctionnaire !</p>
-
-<p>Il sourit avec mélancolie.</p>
-
-<p>— Je ne le ferai, croyez-le, qu’à la dernière extrémité ;
-mais voyez-vous, Laurence, il y a des obligations
-ici-bas auxquelles on ne peut pas se dérober
-et qu’il faut peut-être bénir malgré tout.</p>
-
-<p>Son visage exprimait une sorte de ferveur. Ce
-que cet être, si jeune encore et si ardent, aimait
-sans le savoir, peut-être, plus que tout au monde, ce
-n’était point la mystérieuse amie dont il était
-cependant toujours occupé, ni son œuvre, ni ses
-livres pourtant chers, c’était seulement le devoir,
-si repoussant qu’il fût. C’est pourquoi sa vie était
-déjà une vie sacrifiée. C’est pourquoi ceux qui l’aimaient
-devaient abandonner toute espérance de le
-voir heureux. Laurence comprit nettement toutes ces
-choses et des larmes ruisselèrent sur ses joues. Cyril
-abaissa tout à coup son regard sur elle. Il eut une
-exclamation étouffée lorsqu’il la vit pleurer et il prit
-sa main dans la sienne. Alors elle sanglota plus fort.</p>
-
-<p>— Je ne puis supporter cela…, gémit-elle, je ne
-puis supporter de vous voir souffrir et briser votre
-vie, Cyril…, je vous…</p>
-
-<p>Elle s’arrêta. Le mot qui lui venait aux lèvres,
-c’était : « Je vous adore ! » Elle en savoura, étonnée,
-la douceur ; mais elle ne le prononça pas et son
-timide cœur, étonné d’avoir si brutalement, si vite,
-avoué son secret, se referma jalousement sur ce cri
-passionné. Laurence l’oublia tout de suite et n’écouta
-plus que Cyril qui lui parlait, penché sur elle,
-s’efforçant de la calmer.</p>
-
-<p>— Est-ce que vous allez pleurer ainsi sur moi
-longtemps ? disait-il sur un ton de raillerie légère
-qui restait tendre. C’est fort touchant, ma pauvre
-amie, mais absolument insensé, et vous ne pouvez
-vous faire aucune idée de ma confusion.</p>
-
-<p>Il tenait toujours sa main dans la sienne. Peu à
-peu, elle cessa de pleurer. La tête renversée sur le
-dossier de son fauteuil, les paupières closes, elle
-demeurait immobile, ne pensant plus à rien. Elle se
-sentait faible et calme comme après une crise de
-nerfs ou un long évanouissement. Mais, lorsque
-Cyril l’eut quittée et qu’elle retourna dans sa
-chambre, ce fut avec l’impression étrange qu’en
-quelques heures le monde, la vie avaient entièrement
-changé pour elle. Et, comme cherchant à s’expliquer
-ce mystère, elle y rêvait, assise sur le bras
-d’un fauteuil, en nattant distraitement ses cheveux
-dénoués, elle entendit de nouveau retentir dans son
-âme les mots d’adoration fervente qu’elle avait failli
-formuler en présence de Cyril. Tout d’abord, ils
-lui parurent absurdes et fous ; elle voulut en sourire,
-mais ses larmes recommencèrent à couler. Son
-visage, ses bras, tout son corps s’empourprèrent et
-devinrent brûlants comme à la chaleur trop proche
-d’une fournaise. Elle fit quelques pas en chancelant
-à travers la chambre. Et tout à coup, avec la violence
-d’un flot de sang jaillissant d’une artère rompue, un
-nom s’échappa de son cœur, un nom seulement
-qu’elle répéta plusieurs fois tout haut : « Cyril ! »</p>
-
-<p>Alors elle comprit enfin la place que cet ami si
-cher occupait dans sa vie. O lumière subite, ô découverte
-étonnante, elle l’aimait, non point d’un amour
-jeune et fraîchement éclos, mais, au contraire, très
-ancien déjà. Elle l’aimait peut-être depuis cet instant
-où, après la mort de son père, il s’était penché avec
-une émotion si vive sur son âme brisée. Elle s’expliquait
-enfin pourquoi, après une telle douleur, elle
-s’était relevée et lentement rattachée à l’existence.
-C’est lui qui l’avait arrachée aux affres du regret et
-de la solitude. C’est parce qu’il se tenait auprès d’elle
-qu’elle avait de nouveau trouvé belle et charmante
-la terre déserte. C’est à cause de lui qu’elle avait pu
-rire encore, être jeune, aimer ce qu’il aimait.
-Depuis quelques années, elle ne vivait que pour lui.</p>
-
-<p>Elle revint s’étendre sur son lit, ferma les yeux,
-demeura sans mouvement, retenant sa respiration,
-la main appuyée sur son cœur qui semblait vivre
-seul dans son corps immobile. Et ce cœur taciturne
-ayant dit son secret, maintenant déchaîné, sans
-pudeur, sans effroi, chantait son chant triomphal.
-Cette nuit-là, Laurence ne dormit pas, tant sa joie
-était vive. Car maintenant s’apaisait en elle la soif
-dévorante qui consume un être noble, tant qu’il
-n’a pu donner son âme. Maintenant elle avait trouvé
-ce grand amour auquel, à travers toute trahison et
-toute déception, elle n’avait jamais cessé de croire,
-cet amour souverain, plein d’honneur, sans tache,
-beau comme la lumière, durable comme la vérité.
-Ah ! qu’importait qu’il fût triste et sans espérance.
-Les tourments certains qu’il lui apportait n’épouvantaient
-pas son courage. Aux pieds de ce maître
-admirable, elle n’avait plus qu’à se tenir, docile,
-offerte et prête à tout souffrir. Il la guiderait certainement
-vers quelque clarté divine.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>IV</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>— Qu’est cette chose que l’on dit
-des hommes, aimer ?</p>
-
-<p>— La chose la plus douce, ô ma
-fille, et la même chose à la fois
-pleine de peines.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Euripide.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Si cruel qu’il soit de sa nature, l’amour, lorsqu’il
-commence à régner dans une âme, a toujours quelque
-douceur. Il fut tout d’abord pour Laurence un
-asile et un bouclier. Sans le secours inattendu qu’il
-lui prêta, peut-être n’eût-elle jamais pu supporter
-le déprimant et quotidien supplice auquel elle fut
-soumise. En effet, M. Hecquin maintenant était à
-l’abri des poursuites, les journaux déjà s’occupaient
-d’autres scandales. Mais les créanciers
-ne se résignaient pas à ce silence, à cet oubli.
-Ils éprouvaient un besoin affolé d’agir, d’apprendre
-chaque jour une nouvelle quelconque, de se dépenser
-en démarches afin de se dissimuler leur
-impuissance. Las d’errer vainement autour des
-bureaux de M. Hecquin, ils accouraient bientôt
-à son domicile, et, reportant sur sa femme leur
-haine impuissante, ils s’efforçaient de l’effrayer, de
-l’intimider, mêlant à leurs réclamations l’injure et
-la menace. De son côté, M<sup>lle</sup> Drevain, bien qu’elle fût
-de toutes les victimes du banquier la moins atteinte
-et conservât un important immeuble à Paris, rejetait
-âprement sur Laurence la responsabilité de sa ruine
-partielle et ne cessait de la lui reprocher aigrement.
-M<sup>me</sup> Heller, désespérant de retrouver ses capitaux,
-se vendit encore une fois et partit pour Venise avec
-un Américain, tout croulant de vieillesse, que ses
-charmes déclinants fascinaient encore. Sa rancune
-persistait cependant et chaque semaine arrivaient,
-rue de Vaugirard, des lettres anonymes où se reconnaissait
-clairement sinon l’écriture, du moins le
-style de la belle Lætitia.</p>
-
-<p>Soutenue par le souvenir de Cyril, Laurence
-supportait les affronts les plus amers avec une
-impassible dignité et parvenait presque à n’en point
-souffrir.</p>
-
-<p>Une nouvelle épreuve ne tarda pas à la frapper.
-Ursule, déjà gravement malade d’une phlébite au
-moment où elle apprit la ruine de sa jeune cousine,
-fut emportée quelques jours plus tard par une
-embolie. Laurence pleura très sincèrement celle qui
-lui avait servi de mère et dont l’affection si tendre
-avait seule embelli, réchauffé sa jeunesse. Mais
-l’amour est un maître despotique et, dans le cœur
-où il descend, il étouffe toute autre tendresse. Le
-chagrin de Laurence, quoique grand, ne la détacha
-pas de la vie, pour elle désormais si pleine et magnifique.
-Elle connaissait assez Cyril pour savoir que
-plus elle serait abandonnée, pauvre d’amis, pauvre
-d’argent, plus elle lui serait chère, et cette certitude
-l’entraînait à accepter comme un bien l’infortune et
-la peine. Bien qu’il fût à la recherche d’une situation,
-il continuait à venir la voir chaque soir, lui
-rendant par sa présence force et courage. Lorsqu’il
-n’était pas libre, sa mère le remplaçait. Malgré les
-épreuves passées, M<sup>me</sup> de Clet conservait une
-jeunesse de caractère qui touchait à l’enfantillage,
-et sa ruine nouvelle l’affectait peu. Depuis la fuite de
-M. Hecquin, elle faisait venir son beurre et ses
-œufs de Bretagne, et l’économie qu’elle réalisait
-ainsi lui semblait devoir rétablir l’équilibre de son
-budget. Elle s’inquiétait peu du présent, persuadée
-qu’un avenir magnifique attendait Cyril. Douée du
-cœur le plus généreux, elle s’affligeait d’ordinaire
-du malheur des autres plus que de ses propres
-soucis et s’apitoyait fort sur le sort de Laurence.</p>
-
-<p>Au reste, les de Clet n’étaient point seuls à l’aimer,
-à la plaindre. Ses rares amis lui demeuraient
-fidèles. Edith Albertaud et Gaston Noret, la voyant
-toujours prostrée sur son divan, oisive, perdue dans
-l’égarement de l’amour, la crurent anéantie par son
-malheur, s’efforcèrent de lui épargner les courses,
-les démarches auxquelles sa situation l’obligeait. Ils
-lui trouvèrent des acquéreurs pour les meubles
-dont elle fut obligée de se défaire. Ils firent résilier
-le bail de la rue Vaneau et lui cherchèrent une
-demeure.</p>
-
-<p>Laurence, avant tout, désirait rester dans le voisinage
-immédiat de Cyril, afin qu’il pût venir la voir
-aussi souvent qu’autrefois. Un appartement qu’Edith
-avait découvert, rue Vavin, lui plaisait particulièrement,
-mais il coûtait dix-huit cents francs, prix
-excessif pour la jeune femme. Sa maison de
-Sedan venait d’être louée trois mille francs. Elle
-n’avait retrouvé dans son coffre, au Crédit universel,
-que quelques titres nominatifs représentant à peu
-près mille francs de rentes, et elle s’effrayait de
-devoir consacrer la moitié de son revenu à son loyer.
-Le colonel Arêle la tira d’embarras, et, comme elle
-lui exposait ses perplexités :</p>
-
-<p>— Si cet appartement vous convient, n’hésitez pas
-à l’arrêter, lui dit-il, car il est entendu entre ma
-femme et moi que c’est nous désormais qui paierons
-votre loyer.</p>
-
-<p>Laurence voulut refuser. Les Arêle ne possédaient
-qu’une fortune modeste, le colonel venait d’être mis
-à la retraite et elle craignait que cette générosité ne
-les gênât. Son vieil ami parut peiné de ses scrupules.
-Il invoqua le nom de son père. Elle dut céder à sa
-tendre insistance et arrêter l’appartement de la rue
-Vavin.</p>
-
-<p>Elle s’accoutuma sans effort à la médiocrité de sa
-situation. Sa nouvelle demeure, quoique petite, était
-commode et claire. Elle possédait plus de tapis et
-de tentures qu’il n’en fallait pour organiser un
-intérieur harmonieux, capable de plaire à Cyril. La
-concierge de la maison s’occupa de son ménage et
-suffit à assurer son facile service. Matée par la
-nécessité, elle sut vite équilibrer son budget, mais
-il lui fallut renoncer à faire imprimer son livre pour
-lequel Cyril lui chercha vainement un éditeur. Elle
-continua de travailler, avec l’espoir que son effort,
-bien qu’ignoré, ne serait pas à jamais inutile. Et,
-ayant reconnu que le thé et les cigarettes n’étaient
-point choses très coûteuses, elle trouvait la pauvreté
-bénigne, acceptable en somme.</p>
-
-<p>Le temps passa, opérant son œuvre apaisante.
-Elle obtint assez vite la séparation de corps et de
-biens et reprit son nom de jeune fille. De M. Hecquin,
-jamais plus elle n’entendit parler. Cette figure
-sinistre s’effaça de sa vie sans même y laisser un
-souvenir douloureux : elle l’eut bientôt entièrement
-oubliée. Les victimes de son mari renoncèrent à la
-poursuivre de leurs vaines réclamations. Mais au
-moment même où cessait l’orage qui venait de
-saccager son existence, l’amour qui l’avait consolée
-dans toutes ses peines arracha le masque charmant
-qu’il avait pris pour l’asservir, découvrit son
-cruel visage et, prudent bourreau, commença
-d’essayer sur elle ses premiers supplices. Comme
-elle s’applaudissait d’avoir reconstruit sa vie de
-façon à ce que le seul être qui lui fût nécessaire ne
-lui manquât jamais, le sort se plut à tourner en
-dérision ses plans si sages. Le bail des de Clet rue
-Notre-Dame-des-Champs prit fin et le propriétaire
-leur donna congé, car il voulait réparer entièrement
-sa maison et l’habiter lui-même. Cyril chercha
-vainement dans Paris un appartement d’un prix
-modeste, mais assez vaste pourtant pour qu’il pût y
-faire entrer les beaux meubles anciens dont
-M<sup>me</sup> de Clet, malgré ses revers de fortune, n’avait
-jamais voulu se séparer. Après quelques hésitations,
-il décida de se fixer en banlieue et arrêta une maison
-à Bourg-la-Reine. Ce simple nom, lorsqu’il le prononçait
-devant Laurence, prenait pour elle les sonorités
-lointaines de Tokio ou de Calcutta ; elle n’eût
-point souffert davantage si son ami eût été sur le
-point de partir au fond de l’Asie ou pour la lune.
-Parfois, pourtant, sans le savoir, Cyril lui rendait
-quelque courage en affirmant qu’il viendrait tous les
-jours à Paris, qu’il la verrait souvent. Mais aux
-heures mêmes où elle ne redoutait aucun malheur
-précis, Laurence ne pouvait cesser de trembler,
-ayant acquis la certitude que son amour n’aurait
-jamais de fin. En effet, ce qui cause le plus souvent
-la mort d’une belle passion, c’est tantôt l’insuffisance
-du cœur qui la ressent, tantôt l’infériorité de celui
-qui l’inspire. Laurence, connaissant son ardeur, sa
-constance, se savait capable de nourrir pendant toute
-une vie la même flamme, et Cyril ne devait jamais
-lui apporter aucune déception. Elle n’aimait point
-en lui une vaine illusion, un fantôme créé par
-son imagination ou l’ombre de l’amour. Cet être
-parfait et charmant, semblable à elle et pourtant
-plus grand qu’elle, incarnait les rêves les plus
-ambitieux de sa jeunesse. Rien ne pourrait le
-détacher de lui, pas même la douleur, car elle
-l’avait aimé, sachant qu’il ne l’aimait pas.</p>
-
-<p>Aux tourments que lui causaient l’indifférence de
-son ami, et la crainte de le perdre, s’ajouta bientôt
-un mal plus cruel. Elle ne put se défendre d’une
-impuissante jalousie que Cyril, inconsciemment,
-ranimait sans cesse. Il lui lisait, en effet, fidèlement
-tout ce qu’il écrivait. Partout, dans ses poèmes,
-passait le même visage de femme, retentissait le
-même cri de désir véhément, inapaisable. Laurence
-écoutait, toute pâle, ce chant ardent qui ne s’adressait
-pas à elle. Cette torture si fine, si aiguë, peu
-à peu l’enivrait. Avide de souffrir, elle demandait
-à son ami de lui laisser quelques jours les vers qui
-la déchiraient. Elle passait la nuit à les relire, à
-savourer ce lent poison. Toutefois, elle savait que
-Cyril n’avait trouvé dans cet amour que des déceptions
-sans nombre, car bien souvent il se plaignait,
-à elle, amèrement de la femme.</p>
-
-<p>— C’est vraiment l’image vivante du mal et de la
-perfidie, disait-il. Elle est heureuse de mentir, heureuse
-de tromper. Un amour permis ne lui suffirait
-pas. Il lui faut l’adultère et c’est l’adultère qu’elle
-aime en son amant, non point lui. Et puis, comme
-elle est peu sensible et bien équilibrée au fond !
-Entre deux visites, elle court à un rendez-vous.
-Elle est tendre, ardente, abandonnée. Dès qu’elle a
-remis sa voilette, ce n’est plus la même femme :
-elle repousse le dernier baiser qui dérangerait sa
-coiffure. Cette minute déchirante de la séparation
-ne lui arrache pas même un soupir.</p>
-
-<p>Laurence qui toujours souffrait atrocement au
-moment où Cyril se levait pour partir, qui, toutes
-les fois qu’il la quittait, fût-elle certaine de le
-revoir le lendemain, croyait le perdre pour toujours,
-Laurence s’étonnait en regardant le visage de son
-ami. Elle se scandalisait qu’une femme pût être
-assez froide pour se lasser de le contempler, de
-l’adorer dans une ivresse sans fin, et la pensée que
-Cyril n’était point heureux accroissait sa détresse.</p>
-
-<p>— Savez-vous, lui dit un jour Juliane, qui j’ai
-rencontré l’autre jour au vernissage du Salon
-d’automne ? Une personne que je désirais voir depuis
-longtemps, Aurélia Loriel.</p>
-
-<p>Laurence connaissait ce nom. Mariée à un savant
-obscur qui l’aimait aveuglément et lui laissait toute
-liberté, Aurélia Loriel était célèbre à la fois par sa
-beauté et son talent de peintre. Elle immortalisait
-sa grâce en des portraits charmants, où sa silhouette,
-adorablement mince, se détachait sur un fond tourmenté
-de paysages chaotiques. Son visage, toujours
-à demi détourné ou voilé par le pli d’une
-écharpe flottante, parfois masqué par un loup de
-velours, n’était jamais entièrement visible. Il
-semblait qu’elle fût trop orgueilleuse, trop jalouse
-de sa beauté, pour en révéler aux profanes l’entière
-splendeur. Sa personnalité, cependant, n’intéressait
-que médiocrement Laurence, et Juliane fut surprise
-de ne pas lui voir manifester la moindre curiosité.
-Elle ajouta négligemment :</p>
-
-<p>— Cyril n’a point mal choisi !</p>
-
-<p>Comme Laurence l’interrogeait du regard, la
-jeune femme qui, ayant deviné sa passion, jugeait
-nécessaire de lui enlever toute illusion, reprit sans
-méchanceté :</p>
-
-<p>— Vraiment, vous l’ignoriez ?… Aurélia Loriel est
-la maîtresse de Cyril. Tout Paris le sait. Leur liaison
-dure depuis plus de quatre ans, non sans orages. Il
-paraît que cette femme est volage. On prétend
-qu’elle a déjà trompé souvent Cyril, mais elle lui
-revient toujours. Il accepte tout. Il est éperdument
-épris et je le comprends, elle est si belle !</p>
-
-<p>Pourquoi cette révélation venait-elle si tard ? Parce
-qu’un an auparavant, Laurence n’en eût pas souffert
-et que la vie est trop cruelle pour frapper au
-hasard. Elle dose et ménage savamment la douleur,
-afin de lui donner toute l’acuité possible. Dès lors,
-le nom d’Aurélia Loriel retentit jour et nuit dans le
-cœur de Laurence, sonnant le glas funèbre de son
-amour.</p>
-
-<p>Un soir, Gaston Noret vint la chercher. Il
-avait reçu deux invitations pour une première
-représentation des ballets russes et pensait lui
-être agréable en lui offrant la place dont il disposait.
-Laurence s’habilla en toute hâte. Sa réclusion
-lui pesait parfois et elle accueillait avec joie
-cette distraction inattendue. Tout de suite, en effet,
-le charme violent d’une musique à la fois nostalgique
-et barbare l’étourdit, la plongea dans une
-bienheureuse ivresse. Son âme difficile fut entièrement
-comblée par ce spectacle parfait, par le
-tumulte si divinement ordonné de ces danses, folles
-et délicieuses, à la fois si brutales et si spirituelles.</p>
-
-<p>— Mon Dieu ! murmura-t-elle dès le premier
-entr’acte, quand le rideau tomba sur <i>Schéhérazade</i>,
-c’est beau comme un rêve d’opium.</p>
-
-<p>Gaston Noret, fort peu sensible à la musique, ne
-partageait pas son enthousiasme. Il examinait la
-salle et, reconnaissant çà et là quelques personnalités,
-les désignait à sa compagne. Tout à coup, il lui
-toucha le bras et murmura :</p>
-
-<p>— Regardez, là, à gauche, cette personne qui
-vient d’entrer… une des plus jolies femmes de Paris,
-Aurélia Loriel !</p>
-
-<p>Laurence étouffa un cri de douleur et tourna vivement
-la tête. Dans une loge qui touchait à son
-fauteuil d’orchestre, une femme défaisait lentement
-les lourds vêtements et les écharpes qui l’enveloppaient.
-Elle tournait le dos à la salle et l’on ne distinguait
-que sa haute stature et le casque noir de
-ses cheveux. Au moment où son manteau tomba
-d’un seul côté, son corps, jeune et faible, entraîné
-par le poids des fourrures, s’inclina dans un mouvement
-charmant qui mit en valeur la ligne divine
-de son épaule et de son bras gracile. Puis elle se
-redressa, svelte et souple, gainée d’un long fourreau
-de velours noir au-dessus duquel brillait, d’un éclat
-incroyable, sa chair délicate et pâle. Lorsqu’elle
-se fut assise, Laurence la vit face à face, en pleine
-lumière. Son visage était de ceux qu’on peut aimer
-toute une vie.</p>
-
-<p>Aurélia Loriel n’avait à ses côtés aucun ami, nulle
-compagne. Tout de suite le contraste de sa beauté
-et de sa solitude dénonçait son orgueil. Il semblait
-que, se sachant sans égale au monde, cette reine
-farouche eût renoncé par mépris à toute société
-humaine. Figée dans une attitude de statue hautaine,
-elle ne bougeait pas, ne souriait pas. Ses yeux
-magnifiques restaient presque constamment voilés
-sous leurs paupières pesantes et douces. Pourtant,
-pour ceux qui savaient l’observer, son visage,
-quoique aveugle, ne demeurait pas inanimé. Il
-vivait d’une vie brûlante, exprimant tour à tour
-l’orgueil, la perversité, une ardeur brutale, une sorte
-de cruauté aiguë, mais surtout la plus intense
-volupté. Et cette femme, repliée sur elle-même et
-comme perdue dans les délices secrètes qu’elle tirait
-de son propre cœur, semblait promettre à celui qui
-serait digne d’elle un amour admirable, prodigieux,
-sans fin. Nul homme cependant, fût-il son amant,
-ne devait jamais pénétrer entièrement le mystère
-de sa chair et de sa vie profonde. Et Laurence qui,
-avidement, observait sa rivale, comprenant quel
-désir insatiable, acharné, dévorant elle pouvait inspirer,
-Laurence se sentait descendre dans un abîme
-sans lumière.</p>
-
-<p>— C’est fini, songeait-elle, il n’est plus pour moi
-de place sur cette terre où vous vivez, Aurélia
-Loriel ! Vous m’avez chassée de mon paradis, de ce
-cœur où j’aurais voulu m’abriter pour toujours, où
-vous régnez uniquement. Si j’avais eu votre visage,
-c’est moi sans doute que Cyril eût aimée, car j’étais
-en tous points semblable à lui, faite pour lui. Il
-ne m’a manqué pour lui plaire que cette forme
-éblouissante qui vous a été accordée. Mais il vous
-a choisie avec raison : cela est juste et tout est bien.
-Je reconnais humblement ta souveraineté, beauté
-physique, éclat de la chair périssable ! Il est juste
-que tu sois aimée uniquement, que tu triomphes à
-jamais ici-bas. Car, hélas ! les souffrances de l’âme,
-son ardeur, ses luttes sombres, que sont-elles devant
-toi, Beauté !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>V</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>M<sup>me</sup> de Langeais comprit l’horreur
-de la destinée des femmes qui,
-privées de tous les moyens d’action
-que possèdent les hommes, doivent
-attendre quand elles aiment.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Balzac.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>A l’époque fixée, les de Clet quittèrent Paris pour
-s’installer à Bourg-la-Reine. Bientôt la vie de
-Cyril changea complètement. Il dut délaisser la
-poésie, écrire de fastidieux articles, s’initier aux
-besognes du reportage, se tenir à l’affût des actualités.
-Si rares que fussent ses loisirs, il trouvait
-encore le moyen de venir chez Laurence assez régulièrement.
-Mais toujours elle voyait maintenant
-s’interposer entre eux l’image d’Aurélia Loriel.
-Aigrie par la jalousie, elle épiait avec une attention
-amère l’attitude de Cyril, examinait, commentait,
-défigurait ses moindres paroles, prompte à leur
-prêter un sens blessant. Leur intimité était trop
-grande, leurs caractères trop vifs pour qu’ils
-ne fussent point parfois entraînés à se dire
-des choses peu agréables. Laurence avait depuis
-longtemps habitué Cyril à ses caprices, à ses
-rebuffades, à ses brutalités soudaines. D’ordinaire,
-il les supportait en riant, car il aimait son
-humeur changeante et il trouvait du charme à son
-orageuse amitié. Parfois, il se plaisait à riposter,
-rendant coup pour coup et blessure pour blessure.
-Laurence jadis s’amusait de ces joutes qui, maintenant,
-la réduisaient au désespoir. A certains
-moments, lasse de tant souffrir, elle se demandait
-s’il ne serait pas plus sage de fuir loin des de Clet,
-de chercher à oublier, avant que sa passion, fortifiée
-par l’habitude, ne fût devenue inguérissable.
-Obsédée par cette pensée, elle dit un jour à Cyril :</p>
-
-<p>— Je voudrais habiter la campagne. J’aurais
-bien dû, après ma ruine, quitter Paris, rien ne
-m’y retenait vraiment. Tous les gens m’ennuient,
-tout me fait mal. Je serais tellement mieux dans
-quelque petit village ensoleillé du Midi ! J’aurais
-une petite maison, un jardin, des chiens, des chats
-qui suffiraient à mon bonheur.</p>
-
-<p>— Mais, ma petite enfant, vous ne me verriez
-plus, protesta Cyril aimablement.</p>
-
-<p>Cette tendre parole lui était dictée par une affection
-sincère. Laurence crut comprendre qu’il devinait
-son amour. Elle se raidit dans une défense
-désespérée.</p>
-
-<p>— Voilà qui m’est égal, s’écria-t-elle avec insolence.</p>
-
-<p>— A moi aussi, ma chère, je vous l’assure,
-riposta-t-il aussitôt.</p>
-
-<p>Il plaisantait, mais Laurence ne songea pas qu’elle
-avait provoqué cette réponse. « Je ne suis rien
-pour lui, se dit-elle, il me verrait partir sans
-un regret. » Son chagrin fut affreux. Toute femme
-qui n’est point aimée par celui qu’elle aime prend
-en horreur son âme et sa chair et sa vie. Laurence
-devint pour elle-même un objet d’aversion. Elle ne
-se pardonnait pas d’exister, puisqu’elle n’était pas
-nécessaire à Cyril. Alors, elle chercha le moyen de
-lui plaire, de lui être douce et, durant une semaine,
-étudia le rôle qu’elle pouvait jouer encore dans sa
-vie. Bien qu’il ne se plaignît jamais, elle savait qu’il
-n’était point heureux. Jamais homme, en effet,
-n’avait été moins armé pour les luttes auxquelles
-la pauvreté l’obligeait. Chaque jour lui apportait
-quelque déception nouvelle. Mais son plus grand
-chagrin était la perte de sa liberté. Ecrasé par
-l’ennui des besognes quotidiennes, il perdait peu à
-peu tout espoir d’écrire une œuvre vraiment grande,
-toute confiance de jamais la concevoir. Ce fut ce
-doute de soi-même que Laurence voulut soulager.
-Elle relut plusieurs fois les livres de Cyril et,
-lorsqu’il revint, elle sut lui en parler avec un
-enthousiasme chaleureux, une foi communicative.
-Sa louange ranima le cœur humilié du poète. Avec
-une impétuosité enfantine, il s’abandonna de nouveau
-à l’espérance. Ah ! sans doute, la destinée ne
-se montrerait pas toujours si cruelle. Un jour viendrait
-où il obtiendrait peut-être dans quelque revue
-une collaboration régulière et bien rétribuée. Délivré
-alors de ses préoccupations matérielles, il pourrait
-organiser sa vie, écrire des vers, des contes, des
-romans. Son imagination déjà avait ébauché mille
-projets qu’il confia gaîment à Laurence. Elle l’écoutait,
-l’applaudissait, heureuse de voir resplendir ce
-visage qui, depuis quelque temps, n’exprimait plus
-que l’ennui, l’accablement, l’amertume. Leur entretien
-se prolongea durant tout un après-midi. Enfin
-Cyril s’aperçut qu’il faisait nuit. Il se leva d’un
-bond, courut vers la pendule.</p>
-
-<p>— Quoi ! s’écria-t-il effaré, il est six heures, le
-saviez-vous ? J’ai perdu chez vous ma journée
-entière. Adieu… adieu…</p>
-
-<p>Il s’enfuit et Laurence expia cruellement son
-triomphe passager. Que pouvait-elle espérer ? Cyril
-était maintenant l’esclave de la nécessité. Tous ceux
-qui le détournaient de l’action et d’un labeur, pourtant
-odieux, lui rendaient un mauvais service. Les
-heures qu’il passait auprès d’elle étaient des heures
-perdues. Il venait de le lui avouer.</p>
-
-<p>Dès lors, elle fut étrangement timide avec Cyril
-et n’osa plus même jouir de sa présence sans arrière-pensée.
-Malheureuse lorsqu’il la quittait trop vite,
-elle s’effrayait lorsqu’il s’attardait trop longtemps
-à ses côtés. Elle lui rappelait l’heure à chaque instant,
-abrégeant volontairement ces visites, son seul
-bonheur. Son renoncement, cependant, n’était point
-absolu. Elle avait la faiblesse de croire que Cyril
-s’apercevrait de ses sacrifices, qu’il lui en saurait
-gré. Un des grands malheurs de l’amour est son
-avidité perpétuelle. Il veut toujours progresser dans
-l’affection de l’être adoré et, chaque jour, gagner
-quelque victoire. A toute heure, Laurence se trouvait
-en présence de Cyril et suppliait : « De grâce,
-aimez-moi, aimez-moi, non pas uniquement et plus
-que tout au monde, je sais bien que c’est impossible,
-mais aujourd’hui plus qu’hier, demain plus
-qu’aujourd’hui. Voyez, je parle quand je voudrais
-me taire, je ris quand je voudrais pleurer, et, quand
-j’étouffe de tendresse, je ne vous tends pas les bras.
-Tenez-moi compte des tourments que j’endure pour
-vous plaire. »</p>
-
-<p>Cyril, qui ne soupçonnait aucunement son martyre,
-continuait à l’aimer comme par le passé, d’une
-amitié tranquille, profonde, invariable. Mais Laurence
-avait perdu la notion exacte de ce que pouvait
-être l’amitié. Il lui semblait qu’une affection
-qui ne s’augmentait pas de jour en jour devait forcément
-décroître. Elle ne tarda pas à se persuader
-que Cyril l’aimait moins qu’autrefois ; bientôt elle
-douta qu’il l’eût jamais chérie.</p>
-
-<p>La présence de son ami dissipait toujours miraculeusement
-ses vaines alarmes, lui rendait la
-raison. Mais dans l’état de perpétuelle inquiétude
-où elle se consumait, une absence trop prolongée
-prenait à ses yeux un sens tragique, presque
-définitif, car le plus grand tort de tous les vrais
-amants est de ne jamais vouloir admettre que
-les contretemps dont ils souffrent soient l’effet du
-hasard.</p>
-
-<p>Cyril ne restait jamais plus de quinze jours sans
-passer rue Vavin. Un moment vint pourtant où il
-disparut pendant trois semaines. Laurence, anéantie,
-ne tarda pas à lui prêter un plan bien établi. Elle
-pensa qu’excédé de son inutile amitié, il avait décidé
-de se délivrer d’elle. Comme il était trop bien élevé
-pour ne pas entourer sa trahison de ménagements
-infinis, de raffinements horribles, il commençait à
-espacer savamment ses visites. Bientôt elle ne le
-verrait plus que tous les mois, puis tous les deux
-mois, puis trois ou quatre fois par an, puis ce serait
-la séparation complète. A l’avance elle se révolta
-contre ce lent supplice. Si son cœur devait être
-brisé, mieux valait que ce fût d’un seul coup. Elle
-se jura d’accomplir elle-même, en un moment, une
-rupture inévitable.</p>
-
-<p>Sa résolution faiblit bientôt. M<sup>me</sup> de Clet vint la
-voir et lui annonça la visite de Cyril pour le lendemain.</p>
-
-<p>— Il se désole de paraître vous oublier, affirma-t-elle,
-mais il travaille tant qu’il n’a plus la moindre
-liberté.</p>
-
-<p>De nouveau, Laurence, rassurée, s’accusa d’injustice.
-Mais la journée du lendemain ne lui apporta
-que la plus amère déception. Cyril ne vint pas. Le
-supplice de l’attente vaine acheva d’affoler cette
-femme malheureuse. Elle se donna trois jours encore
-avant d’exécuter la résolution qu’elle avait prise. Ce
-court sursis, qui seul la séparait d’une douleur
-presque inévitable et non moins redoutable que la
-mort, s’écoula goutte à goutte, minute par minute,
-dans une épouvantable angoisse. Durant ces trois
-jours, elle n’osa pas sortir un instant. Désemparée,
-incapable de s’intéresser à rien, toute sa vie
-suspendue dans l’attente, elle errait tristement dans
-son appartement, revenait sans cesse dans son antichambre,
-regardait, oisive et les larmes aux yeux, sa
-porte close, écoutait tous les bruits de la maison. Un
-pas entendu dans l’escalier, une sonnerie de timbre
-éveillait toujours dans son âme les mêmes transports
-de joie et d’espérance. Et les déceptions s’ajoutaient
-aux déceptions, se faisaient de plus en plus
-cruelles. A la fin du troisième jour, excédée d’un tel
-martyre, elle écrivit à Cyril ce court billet : « Ami,
-ne venez plus me voir. Je suis obligée de partir
-pour un très long voyage. Peut-être même ne reviendrai-je
-plus jamais. Oubliez-moi. Adieu. »</p>
-
-<p>Laurence discerna vaguement l’absurdité de cette
-lettre, mais elle ne s’en inquiéta pas. Son but unique
-était de signifier à Cyril sa volonté de ne plus le voir.
-Elle avait saisi, pour y parvenir, le premier prétexte
-venu. Peu lui importait qu’il fût vraisemblable. La
-pensée que son ami pouvait la prendre au mot et
-lui obéir docilement la laissait résignée. Elle n’était
-sensible qu’à la douleur du moment. Tout lui semblait
-doux pourvu qu’elle n’eût plus à attendre
-jamais personne, pourvu que prît fin cet espoir, toujours
-trompé, qui, depuis un mois, était sa torture
-quotidienne. Pourtant, redoutant que la nuit ne lui
-enlevât son courage, elle s’habilla et, bien qu’il fût
-tard, courut porter sa lettre à la poste.</p>
-
-<p>Le lendemain, elle partit pour Versailles où les
-Arêle s’étaient retirés depuis la mise à la retraite
-du colonel. Elle allait leur demander l’hospitalité
-pour quelque temps, car elle craignait que Cyril
-ne tentât de la voir et de réclamer une explication.
-S’il se heurtait à une porte close, il se lasserait et
-l’oublierait vite. Elle ne voulait rentrer chez elle
-qu’avec la certitude que tout était fini.</p>
-
-<p>Son amour ombrageux l’avait trompée. Cyril
-ne songeait nullement à l’abandonner. Le motif
-de son absence était tout simple.</p>
-
-<p>Retenu chez lui, durant quelques jours, par une
-forte grippe, il avait négligé de décommander le rendez-vous
-fixé par sa mère à Laurence, parce qu’il
-ignorait avec quelle fièvre elle l’attendait. Sa lettre
-lui causa la plus vive surprise. Il la lut, la relut et
-ne la comprit pas. Comment croire, en effet, à ce
-départ subit, à cette absence sans fin ? Il connaissait
-à merveille la vie de Laurence, ses relations, sa
-famille. Il savait qu’elle n’avait, loin de Paris, ni
-parents, ni amis, aucun intérêt, nulle affaire. Un
-moment, la pensée lui vint qu’elle avait été appelée
-auprès de son mari repentant, malade, mourant peut-être.
-Mais alors, pourquoi ce mystère vis-à-vis de lui,
-auquel habituellement elle ne cachait rien, et pourquoi
-cet adieu, si blessant, si glacé ? Dès le lendemain,
-il se rendit chez elle. La concierge lui confirma
-son départ. Il feignit d’en être étonné, la questionna
-et obtint cette réponse : « Je ne sais pas où Madame
-est allée. Elle n’a pas laissé d’adresse, mais son
-absence ne peut être bien longue, car elle n’a emporté
-qu’une petite valise. »</p>
-
-<p>Ayant acquis la preuve que le long voyage annoncé
-n’était qu’un prétexte absurde, Cyril repartit, plus
-inquiet. Un fait restait certain, inexplicable. Laurence
-ne voulait plus le voir, Laurence le chassait
-de sa vie. Il ne parvenait pas à deviner quels
-griefs insoupçonnés, quelle mortelle injure avaient
-pu détruire ainsi en un moment son affection pour
-lui. Il la savait ombrageuse, violente, mais simple,
-sans détours. Son caractère était mauvais, mais sa
-nature fidèle. Elle pouvait se montrer parfois très
-dure et méchante pour ses amis, elle était incapable
-de les trahir ou de leur tourner le dos sans raison.
-Le soir, quand il fut de retour chez lui, en relisant
-pour la dixième fois la lettre mystérieuse, il comprit
-soudain toute la vérité. A travers les lignes hâtives,
-sèches, blessantes, il entendit avec une netteté
-affreuse le cri déchirant de l’amour. Un moment,
-dans sa stupeur et son chagrin, il voulut repousser
-cette hypothèse. Elle revint s’imposer à lui plus fortement
-encore. Il se rappela mille petits faits significatifs
-et s’étonna d’avoir pu rester si longtemps
-aveugle. L’attitude de Laurence envers lui, depuis
-quelques mois, n’était plus la même. Il s’expliquait
-maintenant sa nervosité chaque jour plus grande,
-sa gaîté forcée, ses tristesses soudaines, ses emportements
-auxquels succédaient bientôt la plus servile
-douceur et cet air d’égarement qu’elle prenait parfois
-lorsqu’il lui disait adieu.</p>
-
-<p>Cyril ne jugeait pas que les malheurs de l’amour
-fussent légers ou dérisoires. Lui-même avait beaucoup
-souffert depuis quatre années que durait sa
-liaison avec Aurélia Loriel et il connaissait les
-ravages qu’opère la passion dans les âmes. Chez
-Laurence, ce mal était d’autant plus grave qu’elle
-n’avait, dans la vie, nul but, nulle occupation, nul
-devoir absorbant, nulle affection précieuse qui pût
-le lui faire oublier. A la pitié que Cyril éprouvait
-pour elle se mêlait un poignant remords. Il
-se reprochait d’avoir le premier recherché son
-amitié. Comment n’avait-il pas compris le danger
-d’une intimité constante avec une femme jeune,
-ardente, solitaire ? Sensible comme elle l’était, pouvait-elle
-ne point s’attacher démesurément à l’ami
-qu’elle voyait sans cesse et qui lui ressemblait si
-fort ? Le cœur tout occupé d’Aurélia Loriel, il s’était
-inconsciemment joué de son cœur vide et brûlant. Il
-avait envahi sa vie sans réclamer son âme, il l’avait
-à la fois choisie et refusée. Trop tendre pour qu’elle
-pût rester indifférente, trop froid pour qu’elle pût
-être heureuse, il l’avait lentement empoisonnée,
-réduite à cette horrible misère qu’elle venait d’avouer
-en s’enfuyant.</p>
-
-<p>Cyril ne se pardonnait pas sa légèreté coupable.
-La certitude d’avoir fait le malheur d’un être qu’il
-chérissait et admirait lui était insupportable. Il cherchait
-le moyen d’alléger un peu cette grande infortune,
-de réparer le mal qu’il avait causé. Laurence
-lui dictait bien un devoir tout simple en lui signifiant
-sa volonté de ne plus le voir. Elle semblait
-sincèrement ne plus désirer que l’oubli et la paix.
-Mais lui souffrait de la quitter ainsi, sans un mot
-d’explication ni d’excuse, de perdre pour toujours
-une affection si belle. Au surplus, il se demandait
-si elle désirait vraiment cette rupture. En lui obéissant
-trop strictement, trop vite, il devinait qu’il
-pouvait la tuer, car il connaissait les contradictions
-de l’amour malheureux. Pendant des jours, ce problème
-le tortura et le souvenir de Laurence ne le
-quitta pas un instant. Elle eût été rassurée, presque
-heureuse, de le savoir ainsi tout occupé de sa
-douleur. Mais elle se croyait déjà entièrement
-oubliée et, réfugiée à Versailles, y traînait tristement
-sa vie.</p>
-
-<p>Les Arêle l’avaient accueillie avec bonté, lorsqu’elle
-était venue leur demander asile en disant
-qu’elle était souffrante et que Paris la fatiguait. Ils
-avaient deviné sans peine qu’elle était sous le coup
-d’un poignant chagrin. Elle avait encore assez de
-volonté pour parler quand il le fallait, pour rire
-quelquefois. Mais ces paroles, ce rire qui sonnaient
-dans sa bouche sans animer aucunement son visage,
-sans que ses yeux perdissent leur expression fixe
-et morne, révélaient sa détresse. Pour échapper à
-toute contrainte, à toute société, elle sortait de bonne
-heure et passait son après-midi au parc où elle errait
-comme une bête mourante. Elle regrettait amèrement
-sa lettre et toute son âme criait vers son ami
-perdu.</p>
-
-<p>— Je ne l’oublierai pas, se disait-elle. Pourquoi
-lui ai-je écrit, pourquoi n’ai-je pas tout accepté ?
-Tout valait mieux que cette rupture et cette absence
-dont je ne puis guérir !</p>
-
-<p>La société des Arêle, quoique discrète, ne tarda pas
-à lui devenir importune ; après quinze jours d’exil,
-elle retourna chez elle. Là, sa douleur prit une intensité
-nouvelle, car l’atmosphère était toute saturée
-d’une chère présence, elle n’y pouvait respirer sans
-absorber du poison. Là, tout lui parlait de Cyril,
-le grand fauteuil qu’il préférait à tous les autres,
-le divan où parfois il s’allongeait avec des nonchalances
-de femme. Sur tous les livres qu’elle ouvrait,
-elle avait vu se pencher son visage. Pas une phrase
-belle et sonore qu’elle n’eût partagée avec lui, connue
-par lui, et dans laquelle elle n’entendît chanter sa
-voix. Elle ferma les yeux, voulut se recueillir, songer
-à la mort, à l’éternité, à la douleur du monde. Mais,
-dans ses pensées mêmes, elle retrouvait l’écho des
-pensées de Cyril. Son âme, comme sa demeure, était
-pleine de lui. Il dominait entièrement son cœur, sa
-volonté, sa raison, son intelligence. En l’aimant, peu à
-peu, elle avait perdu, jusqu’à sa liberté, jusqu’à
-sa solitude.</p>
-
-<p>Voici que vers sept heures retentit le timbre de
-sa porte. Elle alla ouvrir et se trouva en présence de
-Cyril. Passant devant sa maison, il avait vu de la
-lumière à sa fenêtre. Il était monté, voulant à tout
-prix connaître l’état de ce cœur qui l’avait repoussé,
-qui maintenant le regrettait peut-être. A sa vue, le
-visage altéré de Laurence changea, resplendit comme
-celui d’un condamné auquel on apporte sa grâce.
-Elle ne put cacher sa joie flagrante, insensée, délirante.
-Celui-là seul est exigeant qui n’a jamais été
-privé de tout. Peu lui importait maintenant que
-Cyril ne dût jamais l’aimer. Du moins, il refusait la
-rupture offerte, il était revenu sans attendre son
-appel, il attachait du prix à son amitié. Cette certitude
-lui suffisait, son pauvre amour, maté par la
-plus rude misère, ne demandait qu’un peu de pain
-pour vivre. Cyril ne se trompa point au regard extatique
-et humble qu’elle fixait sur lui. Pourtant il
-voulut obtenir d’elle une réponse précise. Retenant
-sa main dans les siennes, il demanda gravement :</p>
-
-<p>— Ai-je eu tort de venir, Laurence ?</p>
-
-<p>Elle répondit, les yeux fermés, acceptant de souffrir
-pour lui toujours :</p>
-
-<p>— Non, Cyril. Pourquoi ? Je vous attendais.</p>
-
-<p>Ils n’eurent point besoin de s’expliquer davantage.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VI</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Je voyais dans ses yeux, parmi les
-fleurs de ce printemps, s’en lever
-une inconnue.</p>
-
-<p>— La vocation de la mort comme
-un lys solennel.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Claudel.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Après ces premières tempêtes de passion, un peu
-de calme revint dans l’âme de Laurence et elle
-s’étonna de souffrir moins qu’elle ne l’avait prévu.
-Cyril fut doux pour cette femme blessée. Il accepta
-comme un grand devoir de soutenir sa vie, puisqu’il
-l’avait troublée. Le temps qui use la pitié légère
-des hommes passa sans diminuer la sienne. Il
-ne se lassa pas de compatir à cette douleur, toujours
-aiguë, toujours renouvelée, qu’il pouvait à son
-gré accroître ou soulager. Amant malheureux, il connaissait
-par expérience toutes les susceptibilités de
-l’amour. Et Laurence n’eut pas besoin de lui exposer
-sa misère. Il sut deviner, prévenir ses moindres faiblesses.
-Quelles que fussent ses occupations, il venait
-la voir chaque semaine. Si un contretemps imprévu
-l’empêchait de se rendre chez elle, il songeait
-à la prévenir pour qu’elle ne l’attendît pas en
-vain. Il veillait attentivement sur ses moindres
-paroles, afin qu’elles lui fussent douces. Il s’affligeait
-lorsqu’il la voyait triste. Elle s’en apercevait, le plaignait
-à son tour. C’était une chose admirable de
-voir les efforts qu’ils faisaient tous deux, pour s’épargner
-l’un à l’autre toute peine, tout remords. Ils y
-parvenaient, en dépit de l’amour malfaisant qui parfois
-égarait jusqu’au désespoir l’âme ombrageuse de
-Laurence et fatiguait de ses exigences inavouées,
-pourtant si claires, le grand cœur de Cyril. L’une
-surmontait sa folie, l’autre sa lassitude, et leur amitié
-restait belle. Elle prenait même de jour en jour un
-caractère plus sérieux, plus profond. Tout homme
-est toujours infiniment touché par les passions qu’il
-inspire et Cyril, malgré lui, fut sensible au plaisir
-d’être aimé. Lorsque, durant une longue semaine,
-son courage s’était usé au contact du monde, il accourait
-avec un réel empressement chez cette femme qui
-l’attendait toujours, à laquelle il était toujours certain
-de plaire. L’atmosphère close où elle vivait le
-reposait, calmait en lui cette mauvaise fièvre qu’on
-gagne auprès des hommes. Il ouvrait sa bibliothèque,
-l’interrogeait sur ses lectures, la priait de lui dire
-des vers. Il oubliait, en l’écoutant, la lutte quotidienne.
-Son visage, assombri par mille soucis poignants,
-se détendait. Il regardait avec délices le décor
-familier de la pièce, l’éclairage gai, le feu ardent.
-Il s’étirait comme un enfant lassé et soupirait : « Ah !
-chère, comme on est bien chez vous ! » Et Laurence,
-le cœur dilaté de joie, ne jugeait plus que sa vie fût
-sans but, sa tendresse inutile.</p>
-
-<p>— Tout est bien ainsi, songeait-elle. L’amour
-dont j’ai soif n’existe pas ; je ne l’ai vu nulle part
-sur la terre. Si j’avais été par la beauté l’égale de
-Cyril, s’il m’avait choisie, quelle possession eût
-jamais pu combler mon désir infini ? Qu’aurais-je
-été pour lui ? Sa femme ? A quoi bon. La vie commune,
-loin de rapprocher les êtres, les sépare. Sa
-maîtresse ? Mais tout amour qui s’épanouit dans le
-désordre est précaire, menacé, fugitif. Mieux vaut
-ne le point connaître que de le perdre. L’amitié,
-qui semble si peu de chose, l’amitié sans ivresse,
-sans joie fulgurante est du moins plus sûre. C’est
-cela qu’il me faut, rien de ce qui passe ne peut me
-suffire.</p>
-
-<p>C’est ainsi que, peu à peu, cette révoltée se résignait
-doucement à son sort. Elle établit sa vie dans
-le désir sans espérance et la douleur sans fin. Ce
-renoncement lui fut presque facile. Nature farouche
-que la souffrance grandissait, que le bonheur eût
-affaiblie, habituée à se nourrir de rêves sans jamais
-rien réaliser, créée pour avoir faim, sans être
-jamais rassasiée, pour la privation, non pour la
-jouissance, elle trouva dans son tourment même
-une sorte de plénitude amère et magnifique.</p>
-
-<p>A la fin de l’hiver, Cyril réussit à vendre la ferme
-qu’il possédait en Bourgogne, réalisant ainsi un capital
-qui pouvait assurer sa vie durant deux ans. Délivré
-de tout souci immédiat, il résolut d’abandonner le
-journalisme pour achever un roman où il espérait
-donner toute la mesure de son talent. Laurence
-bénéficia de ce changement de vie. Plus libre, Cyril
-vint la voir plus souvent. Il lui lisait les chapitres
-de son livre, lui exposait ses plans, mais non plus
-avec la confiance et l’enthousiasme d’autrefois.
-Laurence s’étonnait de le voir chaque jour plus
-sombre. Parfois, indirectement, il lui avouait la
-cause de son tourment secret.</p>
-
-<p>— Voyez-vous, disait-il, quand on est jeune, on
-rejette volontiers toute loi, toute règle. On croit
-que la passion seule est belle, on lui cède avec transport.
-A la vérité, pour une âme un peu élevée, il
-n’y a pas de bonheur possible dans le désordre.</p>
-
-<p>Le lien de l’habitude et d’une longue douleur
-l’attachait encore fortement à sa maîtresse, à cette
-femme si douce, si perfide, qui, en l’aimant, n’avait
-cessé de le tromper et qu’il avait tenue dans ses bras
-sans jamais la connaître. Mais cette chaîne, longtemps
-adorée, lui devenait odieuse. Il ne pouvait
-plus supporter le joug d’un amour que, de jour en
-jour, il trouvait plus coupable. Les épreuves qu’il
-avait traversées inclinaient son âme vers le renoncement
-et l’ascétisme, hâtaient son retour à la foi
-catholique.</p>
-
-<p>— Le problème le plus troublant du monde, c’est
-celui de la douleur, disait-il à Laurence. Or, la douleur
-ne perd son horreur que si nous admettons le
-péché originel, la doctrine de l’expiation et de la
-rédemption. La loi du massacre qui régit l’univers,
-les hommes, les bêtes, reste toujours terrible. La
-religion donne une explication insuffisante. En
-dehors d’elle, tout n’est que confusion, ténèbres,
-angoisse sans fin. D’ailleurs, nous ne demandons
-pas tant de raisons aux hommes pour nous soumettre
-à leurs lois, ni à une femme pour l’aimer
-et lui sacrifier notre vie. Nous ne sommes exigeants
-qu’envers Dieu. De Lui, nous ne voulons que des
-paroles absolument claires. Dans son œuvre
-immense et multiple, nous voulons tout comprendre.
-En réalité, le seul obstacle entre lui et
-nous, ce sont nos passions, nos fautes. Si notre
-cœur était pur, nous irions à lui aisément.</p>
-
-<p>Laurence écoutait Cyril avec respect. A force
-de méditer sur la vie et la mort et de chercher
-sans rien trouver, elle avait, peu à peu, en reconnaissant
-l’infirmité de son intelligence, acquis une
-certitude admirable. Elle croyait qu’à toute âme
-sincère, mais faible, souvent égarée, Dieu envoie
-quelque jour un guide sûr pour l’entraîner vers la
-lumière et lui montrer le droit chemin. Si les prophètes
-ont disparu du monde, la présence des
-grands hommes, de ceux qu’on appelle dans les
-siècles des siècles les héros, les génies, les prédestinés,
-demeure un étonnant miracle auquel on ne
-réfléchit pas assez. Visiblement, certains êtres,
-investis d’une éminente dignité, en communication
-directe avec le mystère infini, continuent perpétuellement
-ici-bas le rôle des apôtres. Ils portent la
-responsabilité d’un grand nombre d’âmes. Ils ont
-pour mission de chercher, de trouver la voie du
-salut pour la révéler à leurs frères. Ceux-ci n’ont
-d’autres devoirs que de les reconnaître pour maîtres.
-Cyril était pour Laurence ce guide parfait, inspiré,
-qu’elle était prête à suivre. La vérité qui comblait
-ce cœur de feu, cette impérieuse intelligence, ne
-pouvait la laisser inassouvie. Sa conversion entraînerait
-la sienne. Elle n’attendait plus qu’un mot
-de lui. Et la soif dévorante, l’insatiable faim de
-l’amour accroissaient en elle le désir des choses
-éternelles.</p>
-
-<p>— Aimer Cyril toute une vie, songeait-elle souvent,
-ce n’est point assez, ce n’est rien si la mort
-doit nous séparer, s’il n’est point ma fin, mon bien
-suprême, ma récompense, mon paradis.</p>
-
-<p>Cette pensée parfois la faisait fondre en larmes.
-La religion lui semblait alors très douce, parce
-qu’elle promet à ceux qui se sont aimés sur la terre
-une réunion éternelle.</p>
-
-<p>Un jour, elle fut particulièrement frappée de la
-tristesse de Cyril. Il s’attarda longtemps chez elle.
-Son visage, que la moindre émotion altérait comme
-celui d’une femme, était extrêmement pâle et défait.
-Les livres qu’il ouvrit de préférence furent l’<i>Imitation</i>,
-les <i>Oraisons funèbres</i>. Comme elle l’interrogeait
-pour connaître les causes de sa mélancolie,
-il avoua avec un sourire douloureux :</p>
-
-<p>— Voyez-vous, chère, un événement vient de se
-produire dans ma vie, un événement simple et pourtant
-tragique : ma jeunesse est finie. Certes ! je
-ne devrais pas la regretter. C’est un grand mal
-que l’amour, un mal horrible et pourtant si cher
-que, lorsqu’il vient à manquer, on est comme quelqu’un
-qui tombe, toujours, toujours plus bas. J’ai
-soutenu une cruelle lutte, j’en sors victorieux, mais
-brisé.</p>
-
-<p>Laurence comprit clairement ce qu’il voulait dire
-et que sa rupture avec Aurélia Loriel était chose
-accomplie. Elle ne songea pas à s’en réjouir. La
-fin de cette liaison ne marquait pas la fin de sa douleur.
-Elle savait que le cœur de Cyril, flétri, usé
-par cette longue passion, ne refleurirait pas, du
-moins avant longtemps, du moins jamais pour elle.
-Cachant sa peine, elle dit :</p>
-
-<p>— Ne soyez pas triste, Cyril, il vous reste le travail,
-lui seul console.</p>
-
-<p>— Oui, reprit-il en soupirant, je l’ai cru longtemps,
-j’ai cru que le seul bonheur ou la seule tentative
-d’édifier une œuvre vraiment belle pouvait
-suffire à l’homme. Maintenant, c’est étrange, cela
-me paraît vain aussi. Et, d’ailleurs, il me semble
-que je vais être réclamé par un autre devoir.</p>
-
-<p>Son regard avait pris une solennité dont s’effraya
-Laurence. Elle eut le pressentiment brusque que la
-pauvre félicité dont elle se contentait allait finir,
-que Cyril lui serait bientôt arraché.</p>
-
-<p>— Quel devoir ? expliquez-vous mieux, balbutia-t-elle
-avec angoisse.</p>
-
-<p>Il vit sa consternation, se reprocha de l’affliger.</p>
-
-<p>— Allons, ne vous inquiétez pas, reprit-il vivement,
-ce n’est qu’une impression vague, sans consistance.
-Si elle me domine, c’est malgré moi. Je ne
-puis pas lutter contre elle parce que je suis horriblement
-las, Laurence. Pardonnez-moi, n’est-ce
-pas, je ne sais pas ce que je dis.</p>
-
-<p>D’ordinaire, il cachait ses pires tourments sous
-un air d’enjouement. C’était la première fois que,
-devant elle, il se montrait si abattu, si faible.
-Elle comprit enfin la fatigue qui, constamment, pèse
-sur l’être que sa grâce, sa noblesse, sa grandeur
-élèvent au-dessus des autres hommes. Il attire naturellement
-à lui, étant la lumière du monde, les
-naufragés de l’existence. Tous viennent à lui, réclamant
-âprement son aide, sa tendresse, une part
-de sa vie, parfois sa vie tout entière. La beauté est
-un don nuisible lorsqu’elle n’est pas accompagnée
-et défendue par l’égoïsme, car on l’admire universellement,
-mais nul n’a pitié d’elle. Celui qui la possède
-doit à toute heure être la joie, la consolation
-de ses frères. Le droit de souffrir lui est contesté.
-Sa douleur fait scandale, sa plainte n’est pas
-écoutée. Il est l’ami de tous et reste sans amis.
-Cyril avait subi cette cruelle loi. Il ne recevait nul
-secours de personne. Sa mère l’avait trop tôt associé
-à tous ses soucis, se déchargeant sur lui d’un fardeau
-qu’elle ne savait pas porter seule. Aurélia
-Loriel ne l’avait pas aimé. Laurence même, qui
-réclamait sans cesse ses soins, sa présence, n’avait
-pas toujours eu compassion de son cœur troublé.
-Il était si habitué à tout donner sans rien attendre
-que déjà il s’efforçait de la distraire, se remettait
-à lui parler gaiement, mais elle l’interrompit :</p>
-
-<p>— Cyril, dit-elle passionnément, vous pouvez
-cesser de feindre devant moi.</p>
-
-<p>Il lui tendit la main dans un geste d’irrésistible
-affection. Puis son visage se décomposa plus encore.
-Il inclina la tête, ferma les yeux. Et Laurence
-demeurait immobile, recueillie, portant avec un
-ineffable amour le poids de cette grande douleur.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VII</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Mais l’avenir est inconnu. Il se
-tient devant l’homme, semblable à
-l’épais brouillard d’automne qui
-s’élève des marais. Les oiseaux le
-traversent éperdument sans se reconnaître.
-La colombe sans voir
-l’épervier, l’épervier sans voir la
-colombe, et pas un d’eux ne sait s’il
-est près ou loin de sa fin.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">N. Gogol.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Le lendemain, Juliane devait partir par le train
-de nuit pour Les Sables-d’Olonne où sa tante,
-M<sup>lle</sup> Drevain, l’emmenait chaque année passer
-quelques semaines. Laurence sortit vers six heures
-afin d’aller, selon la règle, faire ses adieux à sa
-belle-sœur et lui souhaiter un heureux voyage. On
-était à la fin de juillet. L’été se montrait, cette
-année, fort capricieux. Le soleil se cachait sous une
-couche épaisse de nuages, le vent était vif, aigre et
-froid. Les rues avaient leur aspect ordinaire. Ni les
-passants qui circulaient sans hâte, ni, dans le
-tramway, les rares personnes qui, à ses côtés,
-lisaient les journaux du soir, n’attirèrent l’attention
-de Laurence, absorbée dans sa tristesse. Les
-choses extérieures l’intéressaient peu. Son propre
-avenir seul la préoccupait. Depuis la veille,
-elle se sentait à nouveau menacée dans son amour.
-Elle connaissait assez Cyril pour savoir qu’assagi,
-désireux de se convertir, de rentrer dans l’ordre, il
-chercherait immanquablement dans le mariage un
-refuge contre les entraînements toujours possibles
-de la passion. Elle songea tout à coup que,
-devant Dieu comme devant les hommes, elle était
-libre. Son union avec M. Hecquin, non consommée,
-pouvait être rompue, même en cour de Rome. Rien
-ne s’opposait à ce qu’elle fût un jour l’épouse, la
-compagne, l’amie auprès de laquelle Cyril, las de
-toute aventure, voudrait vieillir. Cette pensée lui
-fit horreur, car l’affection tranquille et sage de ce
-cœur apaisé était, pour son âme exigeante, un don
-trop dérisoire. D’ailleurs, il fallait à Cyril une
-femme dont la fortune fût suffisante pour l’affranchir
-des soucis pécuniaires qui paralysaient son
-génie. Alors, il reprendrait le goût du travail, il
-édifierait à loisir une œuvre noble et forte qu’il
-oublierait parfois dans les joies du foyer. Comme
-tant d’hommes avant lui, il trouverait dans les voies
-communes, à défaut du bonheur, l’équilibre et la
-paix. Laurence, qui désirait pour lui ce calme
-destin, craignait cependant de le perdre entièrement.
-Car, dans cette vie ainsi changée, quelle serait sa
-place ?</p>
-
-<p>C’est une grande folie pour toute créature que de
-s’inquiéter à l’avance d’un malheur qui peut lui
-être épargné. A chaque jour suffit sa peine, et celle
-qui s’approche est si grande, qu’auprès d’elle
-les autres paraîtront bénignes et délectables. Ce
-jour, semblable à beaucoup d’autres, apporte à la
-terre une épreuve qui le rendra pour toujours inoubliable.
-Derrière ces nuages lourds et bas, l’ange
-de la mort plane au-dessus du monde. Encore un
-moment, et Laurence entendra le morne bruit de
-ses ailes pesantes.</p>
-
-<p>En arrivant chez sa belle-sœur, elle fut fort surprise
-de la trouver occupée à défaire ses malles.
-Jamais Juliane n’avait eu l’air plus important. Elle
-embrassa longuement Laurence et, lui montrant
-d’un geste dramatique ses caisses béantes, ses préparatifs
-abandonnés :</p>
-
-<p>— J’ajourne mon départ, dit-elle avec emphase.
-L’heure est grave. Ma place est près de mon mari
-et nul ne peut plus songer qu’aux destinées de la
-France.</p>
-
-<p>Puis, remarquant la stupeur de Laurence :</p>
-
-<p>— Hé ! quoi, reprit-elle, vous n’avez pas lu les
-journaux ?</p>
-
-<p>Trois ou quatre feuilles du soir s’étalaient sur la
-table. Laurence en saisit une et tout de suite deux
-lignes écrites en gros caractères lui sautèrent aux
-yeux : « L’ultimatum de l’Autriche à la Serbie
-menace d’entraîner une guerre européenne. » Elle
-hocha la tête, incrédule. Elle ne comprenait pas
-comment l’assassinat d’un prince autrichien pouvait
-contraindre son pays à prendre les armes. Et
-il lui semblait sage de n’attacher aucune importance
-à ces complications politiques qui se reproduisaient
-périodiquement depuis tant d’années, pour
-se résoudre toujours de façon pacifique.</p>
-
-<p>— Ne vous y trompez pas, ma chère, nous courons
-à l’abîme. Cette fois la guerre est imminente,
-inévitable, déclara Juliane avec une écrasante autorité.</p>
-
-<p>Elle s’assit sur le coin d’une chaise, dans une
-attitude rigide et disgracieuse, comme une femme
-au cœur fort qui, lorsque la nécessité l’exige,
-renonce vite à toute coquetterie, à toute mollesse.</p>
-
-<p>— Depuis le mois de janvier, reprit-elle, j’avais
-entendu dire par beaucoup d’amis clairvoyants et
-bien informés que l’année ne s’achèverait pas sans
-nous apporter une guerre. En cachette d’André,
-dont la situation s’est améliorée, j’ai mis ces derniers
-temps quelque argent de côté : les événements
-ne me prendront pas au dépourvu.</p>
-
-<p>Après avoir loué sa prudence, elle vanta son
-héroïsme. Elle parla du départ de son mari et se
-déclara prête à supporter fermement cette douleur,
-afin de relever par son exemple le courage de toutes
-ses amies, de toutes les femmes françaises. Ayant
-acquis ses diplômes d’infirmière, elle comptait,
-aussitôt que la guerre serait déclarée, s’engager
-dans un hôpital. Caressant tendrement sa fille
-qui jouait à ses pieds, elle regretta que ses devoirs
-envers cette enfant ne lui permissent pas de solliciter
-un poste dans les ambulances du front. Sans
-relâche, les grands mots de « patrie, honneur,
-dévouement, sacrifice » sonnaient dans sa bouche.
-Le rôle d’héroïne qu’elle s’apprêtait à jouer l’enivrait
-visiblement. Laurence ne songea pas à sourire de ce
-burlesque orgueil. Il lui semblait que, lentement,
-par une invisible blessure, tout le sang de son cœur
-s’écoulait goutte à goutte. Hagarde, les yeux éteints,
-joignant les mains pour ne pas trembler, serrant
-ses lèvres décolorées pour ne pas claquer des dents,
-elle défaillait en face du seul malheur qu’elle n’eût
-jamais prévu : la mort de Cyril.</p>
-
-<p>Vers six heures, André rentra, tranquille et gai
-comme de coutume. Lorsque sa femme lui parla de
-la guerre, il éclata de rire. Il s’étonna qu’elle voulût
-différer son départ. Tous deux discutèrent longtemps.
-Juliane débitait de grandes phrases toutes
-faites. André ripostait par mille boutades et saillies
-plus spirituelles que convaincantes. Laurence les
-écoutait. Leurs arguments lui paraissaient également
-faux et vides. Entre l’optimisme entêté de son frère
-et le pessimisme enthousiaste et voulu de Juliane,
-elle ne savait que penser.</p>
-
-<p>Une nouvelle semaine commença. Minute par
-minute, heure par heure, les jours passèrent, si
-sombres, si chargés d’angoisse, qu’ils semblaient
-avoir chacun la valeur d’une année. Nul événement
-décisif, nulle parole définitive ne venait
-mettre fin à l’attente formidable du monde. Laurence
-cessa tout travail, délaissa ses livres. D’heure
-en heure, elle achetait les journaux qui paraissaient,
-les lisait d’un bout à l’autre. Le reste du
-temps, elle errait dans les rues, où tout l’effrayait.
-Si elle apercevait au coin d’une avenue, au seuil
-d’une gare, quelques soldats rassemblés, elle
-croyait voir un régiment entier partant déjà pour
-l’Est. La trompe d’une auto passant à grande allure,
-la simple cloche d’une église prenaient pour ses
-oreilles les sonorités terribles du tocsin ou d’une
-fanfare guerrière. Malade, à demi folle, elle ne
-pouvait prendre aucun aliment, ne se soutenait
-plus qu’avec du thé et du café, dormait à
-peine. Pourtant son corps, galvanisé par la douleur,
-ne ressentait nulle fatigue. Elle allait, elle
-marchait tout le jour, image vivante de l’inquiétude
-errante. Elle visitait ses amis, cherchant vainement
-auprès d’eux quelque réconfort. Son frère seul
-s’entêtait dans son optimisme. Il pressait sa femme
-de partir en vacances. Juliane, plus lucide, s’y refusait
-obstinément, et M<sup>lle</sup> Drevain, éperdue, tremblant
-pour sa fortune et sa vie, annonçait à qui voulait
-l’entendre la ruine de l’Europe et la fin du
-monde.</p>
-
-<p>Le vendredi, Laurence se rendit à Versailles. Elle
-pensait trouver auprès des Arêle quelque consolation.
-Peut-être, dans les ténèbres où elle se débattait,
-ces fermes chrétiens discernaient-ils une petite
-lueur, une dernière chance. Peut-être allaient-ils
-la rassurer. Elle l’espérait, mais le colonel, cloué
-dans son fauteuil par une violente attaque de
-goutte, ne se dissimulait aucunement la gravité de
-l’heure. Tout de suite, après l’avoir embrassée,
-il lui dit avec un triste sourire :</p>
-
-<p>— Eh bien ! chère enfant, la voilà donc venue
-cette guerre que votre père a tant désirée. Dieu sauve
-la France ! Je ne suis plus qu’un vieil homme inutile.
-Je ne pourrai reprendre du service comme je
-l’aurais voulu. Mes trois fils tiendront ma place. Ce
-sont de braves enfants.</p>
-
-<p>Des larmes roulaient dans ses yeux clairs. Son
-cœur paternel souffrait. Mais cette souffrance même
-accroissait sa douceur et sa charité. Inspiré par une
-pitié divine, cet être si sage lut soudain dans le cœur
-de Laurence. Remarquant l’effrayante altération de
-son visage, il devina son secret. Si sensible qu’elle
-fût, ce n’était pas la seule pensée de la douleur des
-autres qui pouvait la plonger dans une telle détresse.
-Il fallait qu’elle fût frappée dans son affection la
-plus chère.</p>
-
-<p>— Courage, enfant, lui dit-il avec tendresse. Ce
-monde, prêt à tomber en ruines, heureusement n’est
-point le seul. Un autre existe où toutes les peines
-seront changées en joie. L’essentiel est de faire son
-devoir, d’accepter, d’offrir tout ce qu’on a, de se
-confier en la divine justice qui, un jour, nous rendra
-tout ce qu’elle nous arrache. Ceux que nous aimons
-sont au Créateur avant d’être à nous. J’ai offert mes
-trois fils. Que la volonté de Dieu soit faite.</p>
-
-<p>En sortant de chez les Arêle, Laurence acheta un
-journal du soir, et le parcourut sans y trouver de
-nouvelles plus graves. Mais, parmi la foule qui stationnait
-à la gare, des rumeurs alarmantes circulaient,
-assombrissant tous les visages. Laurence,
-glissant de groupe en groupe, recueillait des renseignements,
-inexacts peut-être, mais significatifs. On
-se répétait que tel régiment de cavalerie avait quitté
-Versailles la veille pour rejoindre, dans l’Est,
-les troupes de couverture. On affirmait que tel industriel
-allemand était parti secrètement, rappelé dans
-son pays par l’ordre de mobilisation. Dans le train,
-ouvriers et bourgeois s’entretenaient familièrement.
-Les distances sociales s’abolissaient déjà. Ils n’étaient
-plus que les défenseurs d’une même terre, les
-hommes d’une même classe, marqués pour un même
-destin. Ils parlaient de leur prochain départ avec une
-gaieté simple, un souriant courage : « Moi je dois
-rejoindre le premier jour de la mobilisation, moi le
-second, moi le cinquième. » Acceptant la guerre
-comme un fait accompli, tranquillement ils supputaient
-les chances de victoire. Ils évitaient d’évoquer
-le foyer qu’ils allaient quitter, les êtres chers auxquels
-ils allaient dire adieu. Mais ils n’osaient pas
-regarder les épouses, les mères qui, silencieusement,
-pleuraient en les écoutant.</p>
-
-<p>A Chaville, au moment où le train, après s’être
-arrêté, s’ébranlait de nouveau, une des portières du
-wagon encombré s’ouvrit avec force, livrant passage
-à un colonel d’artillerie, jeune encore, bien pris
-dans son uniforme, svelte de corps, beau de visage.
-Ce fut comme l’apparition subite d’un drapeau
-déployé dans le vent ou d’une épée flamboyante
-brandie en plein soleil. Les regards aussitôt se
-fixèrent sur lui. Un long murmure, une sorte d’acclamation
-sourde et passionnée monta de toutes les poitrines
-vers cette image vivante de la patrie. A sa vue,
-les hommes se dressèrent, se raidirent dans leurs
-vêtements civils, portant leur main à leur casquette,
-à leur chapeau et, devant ce chef dont ils
-se sentaient déjà les soldats, ébauchèrent un salut
-militaire qu’il leur rendit en pâlissant. Par ce geste
-instinctif, unanime, à la fois si simple et si éloquent,
-ils offraient d’un élan leur vie et leur jeunesse à la
-France menacée. Gagnées par leur générosité contagieuse,
-les femmes, à leur tour, essuyant leurs
-larmes, joignant les doigts, avec une sorte de dévotion,
-semblaient, elles aussi, offrir une immolation
-plus profonde. En cet instant, il n’y avait dans les
-plus humbles cœurs qu’héroïsme brûlant, charité
-merveilleuse. Nul être qui restât solitaire, nulle souffrance
-qui ne fût comprise de tous, honorée, bénie.
-Et, bouleversée par ce spectacle, Laurence concevait
-combien, au milieu des pires épreuves, la vie resterait
-belle et magnifique si toujours les hommes
-savaient, oubliant leurs soucis mesquins, leurs vils
-intérêts, s’aimer les uns les autres, créer autour
-d’eux cette atmosphère si noble, si fervente, où
-l’âme la plus triste, en ce jour désolé, se sentait
-presque heureuse de tant souffrir.</p>
-
-<p>Un télégramme attendait Laurence chez elle. Cyril
-lui annonçait sa visite pour le lendemain, marquant
-ainsi l’heure des adieux.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VIII</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Qu’il s’agisse d’ascétisme, d’ermitage
-ou du ciel, je veux être avec
-toi.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Le Ramayana.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Durant toute la nuit, durant toute la matinée du
-lendemain, Laurence s’efforça de se préparer à l’entrevue
-suprême après laquelle il ne lui resterait plus
-rien au monde. Mais déjà elle s’oubliait pour
-plaindre Cyril et ne songer qu’à sa misère. Dans
-quelques jours, dans quelques heures peut-être, il
-allait quitter sa mère, sa maison, ses livres, tout ce
-qu’il avait aimé. Il ne serait plus qu’un soldat parmi
-tant d’autres, sans foyer, sans amis, sans asile. Il
-n’aurait plus d’autres devoirs que celui de tuer,
-d’autre but que la tombe. Du moins, puisqu’elle ne
-pouvait le suivre, l’assister, Laurence se jura de ne
-pas l’affaiblir par ses larmes. Mais les affres, les
-transes de cette dure semaine avaient, sur son
-corps amaigri, sur ses traits dévastés, accompli
-des ravages difficiles à cacher. Une maladie de six
-mois ne l’eût pas changée davantage. Lorsque Cyril,
-à deux heures de l’après-midi, la trouva sur son
-divan, lorsqu’elle tourna vers lui sa pâle figure
-où seuls les yeux agrandis démesurément vivaient,
-brûlaient d’une effroyable angoisse, il ne put retenir
-une exclamation. Il l’enveloppa de ses bras et posa
-vivement la main sur ce visage exsangue, comme
-pour en voiler l’insoutenable douleur.</p>
-
-<p>Ils s’assirent. Leurs mains étaient unies, Laurence
-appuyait sa tête renversée sur l’épaule de
-son ami. Il la regardait maintenant fixement,
-et elle n’essayait pas de fuir ce regard attentif.
-L’approche de la mort, qui simplifie toutes choses,
-la délivrait d’une longue contrainte. Son amour
-était si triste, si parfait, si pur, si pauvre, si
-amer, qu’elle pouvait enfin l’avouer. Puisque cette
-heure était la dernière, elle pouvait sans honte
-laisser Cyril lire dans son cœur plein de lui. Par
-moments, elle se soulevait un peu pour l’embrasser.
-Puis, de nouveau, sans rien dire, elle le contemplait
-comme un enfant qui meurt contemple le soleil et ce
-monde merveilleux qui lui échappe avant qu’il l’ait
-connu. Dans ce silence pesant, plein d’adieux,
-de visions lugubres, son âme perdait ses forces. Elle
-le comprit et se hâta se prononcer au hasard
-quelques paroles.</p>
-
-<p>— Cyril, il n’est plus permis d’espérer, n’est-ce
-pas ? La guerre est inévitable ?</p>
-
-<p>Il n’essaya pas de la tromper. Il avait pitié d’elle,
-mais un peu comme un homme a pitié d’un homme,
-son égal en courage. Il répondit simplement :</p>
-
-<p>— Sans doute. L’ordre de mobilisation sera probablement
-affiché cet après-midi. Je partirai le
-second jour, dimanche ou lundi. Le plus tôt sera le
-mieux. Je suis prêt et cette attente est pénible.</p>
-
-<p>Son regard exprimait une résignation sombre et
-fervente, une sorte d’acceptation passionnée. Mais
-son visage décomposé portait les traces d’une longue
-lutte. Pour la plupart des hommes, la plus terrible
-épreuve est relativement bénigne, tant est grand
-leur aveuglement. Ils ne la voient pas quand elle les
-menace, ils l’oublient dès qu’elle a passé. Au moment
-même où elle les frappe, étourdis par ses coups, ils
-ne la comprennent qu’imparfaitement. Pour un
-esprit profond, pour une imagination puissante, le
-malheur garde ses proportions réelles, infinies, et le
-vif regard de Cyril savait sonder ses plus lointaines
-perspectives. Durant ces six jours, il avait à l’avance
-vécu toute la guerre. Il avait saigné dans sa chair
-avec tous les blessés. Il s’était incarné dans tous les
-cœurs. Sa jeunesse avait baisé la mort sur la bouche.
-Bien portant, aimé, tranquille encore dans sa maison,
-il avait subi l’abandon, le délaissement absolu,
-l’horreur de l’agonie solitaire. Vivant, il était descendu
-dans la tombe. En cet instant, il portait à la
-fois la douleur du moment, celle de l’avenir, sa
-propre croix, celle des autres. Son courage ne s’appuyait
-sur aucune illusion. Et Laurence sentit sa
-main trembler dans la sienne. Elle dit avec effort :</p>
-
-<p>— Où vous envoie-t-on d’abord ?</p>
-
-<p>— A Chaumont, rejoindre le dépôt de mon régiment.</p>
-
-<p>— Vous y resterez quelque temps, vous ne serez
-pas engagé tout de suite ?</p>
-
-<p>— Je ne le pense pas. A moins qu’on ait trop
-besoin d’hommes, les réservistes referont probablement
-une période d’entraînement pour s’habituer à
-porter le sac, pour se plier aux longues marches, aux
-fatigues du métier.</p>
-
-<p>Elle regarda tristement en face d’elle, à travers la
-vitre, le ciel orageux.</p>
-
-<p>— Il va pleuvoir, dit-elle en soupirant. Oh ! Cyril,
-je ne pensais pas que ce fût un bonheur d’avoir
-seulement une maison, un abri contre les intempéries
-des saisons, un lit pour dormir. Pourtant voici
-que tous ces faibles biens vous sont arrachés. Mais
-peut-être ne pourrez-vous supporter une telle misère ?
-Si vous tombiez malade, ce serait, n’est-il pas vrai,
-un grand bonheur, car alors, vous nous reviendriez ?</p>
-
-<p>Il eut un mouvement de révolte devant cet espoir
-coupable qu’elle avouait ingénument. Mais il se
-souvint qu’elle l’aimait, et il reprit avec tendresse :</p>
-
-<p>— Vous ne devez pas faire ce souhait, ce serait pour
-moi une humiliation trop grande. Dès maintenant,
-je n’aurai plus aucun repos avant d’être
-là-bas, près des frontières, souffrant et combattant
-avec les hommes de ma génération et de ma race,
-partageant leurs fatigues, leurs dangers. Cela seul
-me semble enviable.</p>
-
-<p>Elle ne s’étonna point de ce langage. A la place de
-Cyril, elle eût parlé comme lui. Mais pouvait-elle
-accepter pour son bien-aimé ce qu’elle eût accepté
-pour elle ?</p>
-
-<p>— C’est injuste, gémit-elle. Poète, vous aviez été
-créé pour nous dire de nobles paroles, pour nous
-expliquer toutes choses. C’est une amère dérision de
-vous envoyer parmi tant d’autres soldats vers la
-mort. Des êtres comme vous devraient être épargnés,
-soustraits par un consentement unanime au danger
-commun. Dix mille vies ne paieraient pas la vôtre.</p>
-
-<p>Encore une fois, il retint un mouvement d’irritation.
-Il avait le cœur plus généreux qu’elle et tandis
-que, tout occupée de lui, elle ne songeait qu’à le
-plaindre, lui déjà, saisi par la grande solidarité
-humaine, s’inclinait pieusement sur la douleur de
-tous.</p>
-
-<p>— Quelle folie ! je ne suis rien, ma chère Laurence,
-dit-il avec un sourire triste. Au reste, je ne
-voudrais pas qu’une supériorité prétendue me conférât
-le droit honteux d’économiser mon sang, de
-ménager ma vie. C’est une chose admirable que tant
-d’êtres soient jugés dignes d’un même sacrifice,
-réclamés pour un même holocauste. Tous les
-hommes sont égaux devant la souffrance et la mort.
-Ceux qui, aujourd’hui, comme moi, s’apprêtent à
-partir, n’avaient pas plus que moi désiré la guerre.
-Leur acceptation vaut la mienne. Songez à eux, Laurence,
-et vous pleurerez moins sur moi. La pitié
-semble d’abord devoir nous désarmer, mais elle est
-une source de force, c’est à elle que je dois mon
-courage.</p>
-
-<p>A ce moment, son regard rencontra celui de
-Laurence. Une émotion soudaine fit vaciller ses
-traits. Doucement, il appuya son visage sur cette
-pâle figure qui semblait lui reprocher sa paix précaire.</p>
-
-<p>— Ne me croyez pas insensible, murmura-t-il.
-Il y a une chose que je puis à peine supporter, c’est
-la douleur où je vais laisser les deux êtres qui me
-sont les plus chers au monde : maman et vous,
-Laurence !</p>
-
-<p>Elle avait fermé les yeux. Elle était plongée dans
-la nuit, mais non plus seule. Elle sentait la chaleur
-de cette joue contre la sienne et de ce corps entre
-ses bras, tandis que des paroles inespérées comblaient
-enfin le vide de son cœur. Sa longue
-attente, sa fidélité, sa patience n’avaient pas été
-vaines. Cyril ne l’avait pas choisie dans le transport
-de sa jeunesse pour en faire sa bien-aimée, son
-idole ; mais, tout de même, elle était sa pauvre
-enfant. Il porterait à jamais la responsabilité du
-mal incurable, dévorant, qui la brûlait jusque dans
-la moelle des os. Sous la fulgurante lumière du
-malheur, il venait de voir le visage nu et sanglant
-de son amour. Il s’en souviendrait dans l’absence,
-dans les pires tourments, au fond de la tombe, au
-ciel même. Par son martyre, elle l’avait conquis et
-rien ne pourrait plus dénouer le lien dont elle l’avait
-enlacé. L’heure des adieux les rapprochait, soudait
-leurs âmes l’une à l’autre, mystiquement, pour toujours.
-C’est pourquoi Laurence endurait sans révolte
-sa secrète agonie ; car elle savait que c’était le plus
-grand bonheur de sa vie, ce déchirement, cette douleur !</p>
-
-<p>Maintenant, elle écoutait des paroles plus tendres
-encore, et qui confirmaient ses pensées :</p>
-
-<p>— Chère, disait Cyril, n’est-ce point étrange ? Il
-faut être au seuil de la tombe pour comprendre,
-parmi les biens qui nous échappent, lesquels étaient
-vraiment précieux, pour savoir ce que nous avons
-réellement aimé. Alors, tout ce qui n’était qu’apparences
-trompeuses, illusions, mirages formés par la
-passion, s’évanouit. Des figures que nous croyions
-adorer, qui nous hantaient nuit et jour, s’estompent,
-disparaissent, et d’autres prennent un
-éclat que rien n’effacera jamais. Le saviez-vous, Laurence ?
-Nulle ne fut plus semblable à moi, plus près
-de moi que vous, si près que parfois je vous
-voyais à peine, que je ne sentais pas toujours
-votre présence. Vous étiez en moi comme ma pensée,
-comme le sang de mon cœur. Et l’amitié qui nous
-liait était plus grande que tout amour. Au moment
-où tout me manque, elle subsiste seule. Je puis vous
-dire adieu, vous ne me quitterez jamais et je vous
-emporterai partout avec moi.</p>
-
-<p>Il avait relevé la tête. Elle posa les deux mains sur
-son visage, et elle le regardait, sans rien dire, avec
-une expression de joie hagarde qui lui fit mal.</p>
-
-<p>— Hélas ! dit-il en soupirant, il eût mieux valu
-pour vous que nous ne nous fussions pas rencontrés
-ici-bas.</p>
-
-<p>Elle protesta passionnément :</p>
-
-<p>— Je ne regrette rien, cet amour m’était nécessaire.</p>
-
-<p>— Pourtant, s’écria-t-il, voyez le mal que je vous
-fais, voyez où je vous entraîne !</p>
-
-<p>Mais elle ne maudit pas la douleur où sa passion
-trouvait sa réalisation, son achèvement, sa plénitude.</p>
-
-<p>— Oui, dit-elle, dans une région désolée, comme
-aux confins du monde. Il n’y a plus autour de nous
-que des décombres, devant nous des ténèbres, mais
-qu’importe puisque je suis à vos côtés !</p>
-
-<p>Alors, la voyant si forte, il voulut l’éprouver plus
-encore, la mettre en présence du malheur qu’il
-redoutait pour elle. Il dit, la regardant bien en face :</p>
-
-<p>— Cependant, si je meurs, Laurence ?</p>
-
-<p>Elle reçut le coup sans faiblir. Elle avait prévu
-cela aussi. Ses yeux noircirent comme la mer au
-moment où le vent s’élève. Elle murmura, farouche :</p>
-
-<p>— Je ne vivrai pas après vous !</p>
-
-<p>Il tressaillit et son visage devint sévère.</p>
-
-<p>— Que signifie cette parole ? s’écria-t-il. Vous ne
-voulez pas dire que vous vous donnerez la mort ?
-Si vous me connaissez, vous savez que ce serait à
-mes yeux un crime que je ne pourrais vous
-pardonner !</p>
-
-<p>Elle eut un rire déchirant :</p>
-
-<p>— Comme vous êtes dur !</p>
-
-<p>Son cœur fut écrasé par une indicible épouvante.
-Elle comprit enfin, pour la première fois, à
-quel point elle dépendait de Cyril. Jamais, même
-dans le transport du désespoir, elle ne pourrait, fût-il
-couché dans la tombe, accepter la pensée de lui
-déplaire, ni accomplir un acte qu’il condamnait.
-D’un mot, il venait de lui fermer toute issue. Il
-l’emprisonnait dans la vie. Il la chargeait d’une
-douleur sans fin, d’un joug qu’elle n’oserait plus
-rompre. Elle palpitait comme une bête traquée qui
-cherche à s’échapper. Plaintivement, elle dit,
-essayant d’éluder sa question précise :</p>
-
-<p>— Je ne pourrai pas vivre après vous, je le sais,
-je le sens. Il me sera accordé de mourir, tout naturellement
-de votre mort.</p>
-
-<p>— Mais vous ne chercherez point à hâter votre
-heure ? Jurez-le-moi, Laurence, je le veux, il le faut.</p>
-
-<p>Ils demeurèrent l’un en face de l’autre, comme
-dans un silencieux combat. Le regard de Cyril exprimait
-une autorité pressante, inexorable. Celui de
-Laurence une supplication affolée, une peur panique.
-Mais peu à peu ses yeux se firent plus doux, plus
-humbles. Elle cédait dans le déchirement horrible
-de tout son être. Ce fut le point culminant de son
-amour, l’instant où Cyril, en quelque sorte, lui
-arracha son âme. Sans résistance, elle subit ce rapt
-profond, cette âpre violence. Elle se laissa dépouiller
-de tout, elle donna tout ce qui lui restait, abdiquant
-à la fois sa liberté, sa volonté, sa dernière espérance.
-Sa tête roula sur l’épaule de son ami. Dans
-un gémissement d’agonie, elle balbutia le serment
-qu’il exigeait d’elle, et il la tint entre ses bras,
-inerte, entièrement rompue par ce suprême effort.</p>
-
-<p>Alors il se fit infiniment tendre et, tandis que,
-silencieuse et foudroyée, elle savourait l’amer calice
-dont il venait de l’empoisonner, il essaya de relever
-son courage.</p>
-
-<p>— Croyez-le, dit-il. Cette heure, si sombre qu’elle
-soit, est une heure sanctifiante. C’est comme si,
-dans la forêt où nous risquions de nous perdre, une
-main bienfaisante avait détruit toutes les routes
-pour n’en laisser qu’une seule, celle qui mène au
-vrai but du voyage, vers l’éternité, vers Dieu. Tout
-est simple, clair et facile, parce que le monde
-autour de nous tombe en ruines et nous n’y sommes
-plus que pour une heure, « en étrangers et en
-pèlerins ». Déjà nous nous étonnons d’avoir désiré
-ses biens périssables. Pourquoi tant de soucis, de
-travaux inutiles ? En dehors de ce qu’il accomplit
-pour Dieu, tout ce que fait l’homme ici-bas, tout ce
-qu’il aime n’est que néant, vanité, illusion, fumée.</p>
-
-<p>— Des êtres tels que vous ne sont pas que fumée,
-s’écria passionnément Laurence. Je ne me trompais
-pas en vous aimant. Oh ! Cyril, vous me suffisiez
-pleinement et vous m’auriez toujours suffi !</p>
-
-<p>— Jusqu’à la mort seulement, reprit-il d’une voix
-plus forte et presque solennelle. Si vous supprimez
-Dieu, je ne suis, pour votre amour même,
-qu’une statue d’argile animée, prête à se dissoudre
-au moindre souffle du vent. Dieu seul peut me
-donner une âme indestructible participant à son
-éternelle existence et je n’ai pas de réalité hors de
-lui.</p>
-
-<p>Elle couvrit ses yeux de sa main, comme éblouie
-par une lumière trop vive, et elle murmura sourdement :</p>
-
-<p>— S’il est vrai que lui seul peut vous rendre à
-moi, que veut-il de moi ?</p>
-
-<p>— Il vous veut simplement, reprit Cyril avec une
-douceur persuasive. Il vous veut, comme il me voulait,
-Laurence. Oh ! j’ai été préparé d’une manière
-miraculeuse à cette épreuve. Depuis un an, je sentais
-en moi comme un appel, une sollicitation pressante,
-une main toujours sur moi et qui m’arrachait tout.
-Je résistais, malgré moi, sauvagement. L’homme a
-peur de ce qui est grand : il se refuse instinctivement
-à l’amour infini, comme la femme à celui
-qu’elle adore. Mais voici le dernier coup de la grâce.
-Le temps n’est plus à moi. La mort est toute proche.
-Il n’y a plus d’hésitation possible. Naturellement, je
-ne partirai pas sans avoir mis en ordre ma conscience,
-sans m’être réconcilié avec Dieu. Je voudrais
-que vous le fissiez aussi, Laurence ; car alors
-je ne vous laisserais plus seule.</p>
-
-<p>De nouveau, elle céda et promit ce qu’il lui demandait.
-Quelle que fût la route où il s’engageait,
-il fallait bien qu’elle le suivît. Il ne pouvait rien
-aimer qu’elle n’aimât comme lui, rien croire qu’elle
-ne crût aussitôt.</p>
-
-<p>— Cyril, est-ce tout ? dit-elle avidement. N’avez-vous
-plus rien à réclamer de moi ?</p>
-
-<p>— Plus rien, soupira-t-il, voici que je vous ai
-tout repris. Je vous confie encore ce que j’ai de plus
-cher. Maman, comme vous reste seule. Qu’une
-même douleur vous unisse. Demeurez avec elle et
-priez pour moi.</p>
-
-<p>Elle accepta, docile, les devoirs qu’il lui laissait.
-Alors, ayant ainsi en quelque sorte terminé son
-testament, il se leva. C’était l’heure des adieux. Laurence
-avait beau l’enlacer de ses faibles bras, elle ne
-pouvait plus le retenir qu’une minute encore.</p>
-
-<p>— Au revoir, disait-elle, les yeux levés vers ce
-vivant visage où déjà elle croyait voir l’ombre de la
-mort. Au revoir ! Ne me dites pas d’autre mot. Je
-souffrirai tout ce qu’il faudra souffrir. Je vivrai tant
-qu’il faudra vivre, afin de mériter qu’un jour vous
-me soyez rendu. Mais, Cyril, souvenez-vous de moi,
-même au delà du monde, que je puisse vous reconnaître
-et vous aimer encore. Vous m’appellerez,
-n’est-ce pas, ami cher ? Vous m’appellerez et je vous
-répondrai. Vous me prendrez en vous, pour toujours,
-pour toujours.</p>
-
-<p>Il détourna la tête pour cacher ses larmes, car
-il défaillait d’émotion en la voyant accueillir avec
-une telle ferveur la dernière espérance qu’il lui avait
-offerte. Si tendre que soit un homme, tout l’amour
-qu’il a jamais pu concevoir est cent fois dépassé par
-l’amour de la femme, cet amour acharné, inextinguible,
-que n’effraient ni la séparation, ni la mort
-même, et qui martyrisé, condamné ici-bas, se tourne
-avidement vers l’éternité, la sommant de réaliser
-son rêve. Bien qu’il fût affligé de constater que, dans
-la religion même, Laurence ne cherchait, ne désirait
-que lui, Cyril fut vaincu par son cri passionné :</p>
-
-<p>— Au revoir donc, dit-il gravement, concluant le
-pacte que lui proposait cette pauvre âme en peine.
-Au revoir de toutes façons, sur cette terre, ou au delà.</p>
-
-<p>Ils étaient parvenus sur un sommet trop escarpé,
-trop pur. Laurence eut un soudain vertige. Elle
-faiblit pour la première fois. Sa douleur, longtemps
-contenue, rompit les bornes où l’enfermaient
-sa volonté et sa raison. Elle se mit à délirer.</p>
-
-<p>— Non, non, gémissait-elle en roulant sur l’épaule
-de Cyril sa tête échevelée ; non, je vous ai trompé,
-je ne puis m’élever si haut. Que m’importent l’au-delà,
-le ciel ? Sais-je seulement si je pourrai vous
-retrouver ? Si triste qu’il soit, ce monde, lorsque vous
-êtes avec moi, devient mon paradis. Restez encore
-quelques heures. Ne me dites plus rien. Que votre
-main soit dans la mienne, votre cœur près du mien,
-et ma joie sera telle que, peut-être, elle pourra me
-tuer. Alors vous m’abandonnerez et je reposerai
-tranquille. Mais ne me quittez pas ainsi vivante. Oh !
-restez, restez avec moi !</p>
-
-<p>Elle s’accrochait à lui, convulsivement, avec un
-regard horrible. Il était aussi pâle, aussi bouleversé
-qu’elle.</p>
-
-<p>— Laurence, mon amie, mon enfant, murmura-t-il
-d’une voix tremblante, pardonnez-moi. J’ai été cruel
-pour vous, je le sais bien. Mais il fallait qu’entre
-nous tout fût dit. Je devais vous préparer au plus
-grand malheur, vous dicter toutes mes volontés, afin
-que vous soyez avec moi, toujours. Pourtant, je puis
-être épargné. Priez pour moi, espérez, et votre
-attente ne sera pas trompée.</p>
-
-<p>Elle souffrait trop pour le croire ; mais elle comprit
-soudain le mal qu’elle lui faisait. Par pitié pour
-lui, elle réussit à feindre une confiance qu’elle n’avait
-point. Calmée, elle dit avec un sourire héroïque :</p>
-
-<p>— C’est vrai, vous reviendrez, Cyril, je le sais,
-j’en suis sûre !</p>
-
-<p>Elle le reconduisit jusqu’au seuil de la porte. Ils
-s’embrassèrent encore. Puis Cyril commença de descendre
-l’escalier. Appuyée à la rampe, Laurence
-regardait, sans une larme, ce beau visage, admirable
-lumière, qui, lentement, déclinait sur sa vie. Jusqu’au
-dernier moment, elle lui sourit, calme, sereine,
-réprimant avec force les cris déchirants de son cœur.
-Enfin, lorsque tout fut fini, lorsqu’elle eut refermé
-la porte, elle chancela comme au bord d’un abîme.
-Ses yeux, quoique grands ouverts, ne voyaient
-plus rien qu’une nuée informe. Et il lui sembla
-que son âme n’était plus qu’un faible souffle
-entre ses dents, tout prêt à s’exhaler. Elle eut
-soudain la conviction absolue qu’il lui suffirait de
-consentir à la mort pour cesser aussitôt d’exister.
-Mais si grand que fût son mal, elle souhaitait qu’il
-se prolongeât. De toute sa volonté, elle retenait
-impérieusement, passionnément, sa vie défaillante.
-Les promesses faites à Cyril l’enchaînaient à la terre.
-Il lui fallait les accomplir et sauver, dans ce grand
-désastre, l’honneur de son amour.</p>
-
-<p>Elle descendit dans la rue et se dirigea vers
-Saint-Sulpice. En débouchant sur la place, elle
-aperçut un groupe compact qui stationnait devant
-la mairie. Tous les passants, se détournant de leur
-route, venaient grossir ce rassemblement d’où, par
-moments, une femme se détachait, s’enfuyait précipitamment,
-couvrant de ses mains son visage. Cette
-foule était calme et regardait silencieusement une
-petite affiche d’aspect inoffensif. Laurence, à son
-tour, s’en approcha et lut les deux lignes concises
-qui ordonnaient la mobilisation générale des armées
-de terre et de mer. Alors, pour la première fois
-depuis une semaine, ses larmes jaillirent. Elle
-s’éloigna, courbée en deux, les épaules secouées
-de sanglots. Elle entra dans l’église de Saint-Sulpice,
-s’arrêta près d’un confessionnal. Et là
-elle attendit, pleurant à fendre l’âme, que le
-moment fût venu de se réconcilier avec le Dieu que
-Cyril lui avait rendu et devant lequel il s’agenouillait
-aussi, dans une église voisine, à la même heure,
-sans qu’elle le sût.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>IX</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Quel que soit le malheur qui nous
-arrive, la plupart du temps nous
-l’endurons et nous attendons qu’il
-finisse.</p>
-
-<p class="attr">Samuel <span class="sc">Butler</span>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Le surlendemain, Laurence se rendit à Bourg-la-Reine.
-Cyril était parti le matin même. L’heure
-des adieux pour sa mère durait encore. Elle la prolongeait,
-l’éternisait, l’évoquait sans cesse en pleurant.
-De nombreux amis l’entouraient qui, tous, la
-plaignaient sincèrement. Mais plus que leurs
-paroles et leurs consolations, l’émouvaient le visage
-altéré de Laurence, son silence, sa consternation.
-Cyril lui avait trop tendrement recommandé la
-jeune femme pour qu’elle ne devinât pas, la
-voyant si triste, son amour secret. Déjà un lien aussi
-fort que celui du sang unissait l’une à l’autre ces
-deux abandonnées. Sans avoir besoin de s’expliquer,
-elles savaient qu’elles allaient désormais souffrir,
-attendre ensemble, sans que rien jamais pût les
-séparer. Quand tous les visiteurs se furent retirés,
-Laurence s’attarda longtemps dans le salon où
-la présence de Cyril semblait flotter encore. La
-société de M<sup>me</sup> de Clet lui était douce. Elle avait le
-regard de son fils, la même nature ouverte, chaleureuse,
-quoique plus superficielle. Son cœur était
-moins sombre, moins meurtri que celui du poète.
-Alors qu’il s’était soumis au malheur docilement,
-complètement, sans imaginer que le sort pût lui
-faire grâce, elle gardait une espérance acharnée.
-Cyril reviendrait, elle en était sûre. Elle allait tant
-prier pour lui ! Son amour agissant, de loin
-le défendrait. Quelques mois d’inquiétudes, de
-craintes, et ce cauchemar prendrait fin, faisant
-place à l’ivresse du retour et de la réunion. Peu
-à peu, Laurence se laissait pénétrer par la même
-certitude. Tous les hommes, en effet, ne pouvaient
-être tués. Peut-être qu’au-dessus de ce cataclysme,
-une justice indéfectible subsisterait. Peut-être Dieu
-rappellerait-il à lui seulement les inutiles, les lâches,
-purgeant la terre et laissant vivre les meilleurs, les
-plus grands, les mieux aimés : Cyril.</p>
-
-<p>Le sixième jour de la mobilisation, André Dacellier
-partit, sans enthousiasme excessif, mais pourtant
-sans répugnance. Depuis longtemps, sous
-l’influence de sa femme, si correcte, si « bien pensante »,
-son antimilitarisme entêté de jeune homme,
-heureux de s’insurger contre les idées de son père,
-s’était changé en neutralité insouciante, absence
-méprisante de toute opinion politique. Entraîné
-malgré lui par l’élan magnifique d’un peuple
-entier, las d’un long asservissement, il admit
-sans effort la nécessité de combattre, de vaincre
-l’Allemagne, pour assurer à jamais la paix du
-monde. Contraint d’abandonner son foyer, ses
-travaux, de rompre avec toutes ses habitudes, il
-trouva, dans sa légèreté, la force que d’autres, plus
-nobles, puisaient dans l’amour du devoir et du
-sacrifice. Il appartenait à la race trop nombreuse
-des êtres qui, exempts de passion, incapables
-de s’attacher sérieusement à rien, s’accommodent
-aisément de tout. Puisqu’il devait faire la guerre,
-il s’y intéressait comme à son métier de journaliste.
-Au reste, dans cette catastrophe, aveugle
-et borné toujours, il ne voyait nulle part la douleur.
-On l’eût fait sourire en lui parlant des
-cœurs brisés par la séparation. Il quittait sans
-émoi sa femme et sa fille. Pas un instant il ne
-songea qu’il pourrait ne pas revenir. Laurence
-méprisa ce courage qui prenait sa source dans un
-optimisme chimérique, dans l’égoïsme et la frivolité
-de l’âme.</p>
-
-<p>A son tour, Gaston Noret vint lui faire ses adieux.
-Il était extrêmement gai et trouvait la vie magnifique.
-La guerre l’amusait comme une aventure
-pittoresque, imprévue, folle. Il brûlait du désir de
-combattre. Pas plus qu’André, il ne se croyait
-menacé dans sa vie. Narguant le danger, il se
-confiait joyeusement à sa bonne étoile, à la chance
-qui, jamais, jusqu’alors, ne l’avait trahi.</p>
-
-<p>Juliane, dès que son mari fut parti, se fit engager
-comme infirmière-major dans un hôpital de Paris.
-Son activité nouvelle, le sentiment de son importance,
-les grandes phrases qu’elle débitait sur le
-sacrifice et la patrie compensaient, pour cette
-créature vaniteuse, l’absence et les dangers d’André.
-M<sup>lle</sup> Drevain, un peu rassurée, s’occupait activement
-d’entasser chez elle des provisions de toutes sortes
-en prévision d’un siège ou d’une disette. Edith Albertaud
-avait eu la chance de garder son mari, placé
-à la tête d’un hôpital militaire. Absorbée par ses
-nombreux devoirs, heureuse de voir son foyer
-préservé, elle ne songeait pas à la douleur des
-autres.</p>
-
-<p>Lorsqu’elle quittait M<sup>me</sup> de Clet, Laurence ne se
-plaisait que dans la société des Arêle. Ceux-là, vraiment,
-savaient souffrir. Si dans cette grande
-épreuve, ils ne proféraient pas une plainte, leur
-sérénité n’avait pas pour cause l’indifférence. Déjà
-leurs deux fils aînés, les jésuites, étaient rentrés en
-France. Le plus jeune revenait du Maroc avec son
-régiment. Ils allaient trembler jour et nuit pour ces
-trois existences. Si sainte que fût M<sup>me</sup> Arêle, elle
-n’en restait pas moins la plus tendre, la plus craintive
-des mères. Sans cesse, elle s’inquiétait, ne songeait
-qu’aux soldats. Les yeux fixés sur le ciel maintenant
-rayonnant et implacable, elle disait à Laurence
-en soupirant : « Pauvres enfants, comme ils
-doivent être fatigués, marchant en plein soleil sur
-les routes brûlantes. Et cette nuit, avez-vous entendu
-l’orage, la pluie diluvienne ? Ils ont été trempés, ils
-ont eu froid peut-être ! » Laurence, pour qui toutes
-les variations atmosphériques prenaient les proportions
-d’une tragédie et qui, sans cesse, implorait les
-éléments, le soleil, la pluie, la foudre de ne point
-faire mal à son bien-aimé, Laurence s’associait de
-toute son âme à cette anxiété maternelle. Elle fut
-heureuse d’offrir à ses vieux amis une immense
-consolation en leur annonçant son retour à la foi.
-Leurs visages resplendirent de joie lorsqu’ils
-apprirent qu’elle avait communié. Ils l’embrassèrent
-avec des larmes, louant Dieu, bénissant l’épreuve
-même qui les frappait. Elle leur avoua que Cyril
-avait été l’instrument de sa conversion et les
-supplia de prier pour lui. Ils comprirent son amour.
-Ce furent eux alors qui s’efforcèrent de la rassurer,
-de l’aider à porter cette croix trop lourde sous
-laquelle ils la voyaient plier. Ils furent aussi heureux
-qu’elle lorsque Cyril écrivit qu’il restait à
-Chaumont, où il devrait probablement subir une
-longue période d’entraînement avant d’être envoyé
-au front.</p>
-
-<p>La guerre commençait. Après quelques succès
-éphémères, remportés par nos troupes en Alsace,
-la bataille s’engagea bientôt, formidable, en Belgique,
-et notre armée, vaincue, recula. Cette défaite
-de Charleroi fut pour Laurence un coup terrible.
-Nos premières victoires ne l’avaient émue que dans
-sa piété filiale, lui faisant regretter que son père ne
-fût plus là, à l’heure où se réalisait son rêve, où il
-eût goûté la plénitude du bonheur ; mais elle comprit
-soudain ce qu’est l’amour de la patrie, lorsqu’elle
-sentit la France, ouverte sans défense, devant
-l’envahisseur. Il lui semblait maintenant que c’était
-son cœur même que les Allemands foulaient aux
-pieds avec notre sol. Ils entraient chez nous, vainqueurs.
-Bien que les journaux n’avouassent pas
-encore la vérité, ni l’étendue de nos désastres, on
-devinait leur avance progressive. Dans le silence
-épouvanté du monde, on entendait le bruit de leur
-marche lourde. Et, un matin, parut le sinistre
-communiqué officiel annonçant que notre armée,
-dans son recul, avait atteint la Somme. Dès lors,
-de jour en jour, les nouvelles se firent plus précises,
-plus mauvaises. Les Allemands ne semblaient rencontrer
-aucun obstacle. Nos villes du Nord et de
-l’Est tombaient, l’une après l’autre, sans résistance.
-Ils avançaient, ils avançaient, ils étaient victorieux
-toujours, ils avaient dépassé Reims, dépassé Saint-Quentin,
-ils atteignaient Compiègne. Demain, ils
-seraient sous les murs de Paris. La ville, dans ce
-grand danger, restait affreusement calme. Mais
-une foule silencieuse et consternée se pressait
-dans les banques, devant les commissariats de
-police, s’écrasait aux abords des gares. Peu à peu,
-les quartiers les plus animés se vidaient. Les magasins
-étaient déserts, les appartements se fermaient.
-On sentait partout, l’angoisse, la panique, l’affolement
-sombre de la défaite. Jamais Laurence n’avait
-trouvé Paris plus beau qu’en ces jours de deuil. Il
-semblait vivre maintenant ainsi qu’un être humain.
-On croyait presque entendre monter de ses pierres
-un murmure continu, une plainte. Ses jardins
-mornes, ses avenues, ses places, ses monuments
-prirent soudain un aspect pathétique, devinrent
-émouvants comme un visage, comme la face d’un
-père insulté qui, rassemblant autour de lui ses
-enfants, les conjure de venger son offense. Bien
-souvent, Laurence, accoudée sur les quais près du
-Louvre, regardant la courbe gracieuse de la Seine,
-ses rives nobles et charmantes, et, au loin, Notre-Dame,
-adorait, dans ce paysage insensible, l’image
-de la patrie. Lorsque Cyril, comme elle éperdu
-de douleur, écrivait, se plaignant de son inaction,
-exprimant le désir d’être au plus tôt engagé dans
-la lutte, elle l’approuvait de toute son âme, acceptant
-qu’il partît, acceptant de trembler pour lui, avide à
-présent de souffrir sans répit.</p>
-
-<p>Cyril, cependant, avait ordonné à sa mère de
-quitter Paris. Laurence, qui ne voulait pas se
-séparer d’elle, la suivit à Orléans où une amie de
-M<sup>me</sup> de Clet leur offrit un local provisoire. L’attente
-continua. Mais, peu à peu, comme avertis par
-un secret pressentiment, les cœurs se rassuraient,
-s’abandonnaient à l’espérance. Les journaux demeuraient
-vagues et circonspects. Soudain les nouvelles
-officieuses et imprécises, qui circulent toujours en
-des temps troublés, devinrent merveilleuses. On se
-répétait que les Allemands n’avançaient plus. On
-affirmait que l’aile droite de von Kluck avait été
-tournée, son armée détruite, son état-major fait prisonnier.
-Enfin, un matin, le communiqué officiel
-annonça la victoire de la Marne et la déroute allemande.
-Ce fut un jour de joie inouïe, joie grave et
-contenue, mais qui éclatait sur tous les visages et
-faisait se jeter les uns vers les autres, avec une effusion
-subite, des gens qui se connaissaient à peine,
-habitants du même hôtel, réfugiés d’une même ville,
-d’une même province.</p>
-
-<p>Laurence crut s’éveiller d’un long cauchemar.
-Elle respirait avec ivresse l’air allègre de la
-victoire et ne craignait plus rien. Elle savait
-Cyril à l’abri. Nos soldats avançaient. Peut-être
-allaient-ils, en quelques jours, délivrer la France,
-entrer à leur tour en Allemagne. La paix pouvait
-suivre ces éclatants triomphes. Tous les espoirs
-semblaient permis. Le lendemain, une nouvelle
-affreuse vint assombrir le cœur de la jeune femme.
-Le colonel Arêle, par dépêche, lui apprit la mort
-de son fils, le jeune lieutenant qui, sous les ordres
-de Maunoury, avait été tué sur l’Ourcq.</p>
-
-<p>Laurence quitta aussitôt Orléans. Elle aimait trop
-tendrement les Arêle pour consentir à demeurer loin
-d’eux lorsqu’ils souffraient. Avant qu’elle les eût
-rejoints, un nouveau malheur les frappa. Ils
-apprirent le décès de leur second fils. Enrôlé
-parmi les brancardiers, il avait été blessé mortellement,
-par un éclat d’obus, au moment où il relevait
-un blessé sur le champ de bataille. Si forte que fût
-leur âme, ils défaillaient sous ce double coup, sous
-ces deux glaives enfoncés dans la même blessure.
-M<sup>me</sup> Arêle, déjà affaiblie par une longue maladie,
-n’était plus que l’ombre d’elle-même, l’image de la
-douleur inconsolable. Le colonel semblait un chêne
-foudroyé. Voûté, vieilli, méconnaissable, les cheveux
-tout blancs, il ne trouvait plus de paroles pour
-bénir sa souffrance. Seul son regard bleu, si candide
-et si triste, attestait sa résignation. L’infortune de
-ces deux vieillards navra Laurence. Sans doute,
-leurs fils étaient morts noblement, en accomplissant
-le devoir auquel ils s’étaient consacrés : le prêtre
-dans un acte de charité, l’officier en pleine victoire,
-après s’être couvert de gloire dans l’attaque des positions
-ennemies. Déjà ce père, cette mère désolés
-pouvaient chercher au ciel leurs deux héros, mais
-tout de même, ils étaient seuls. Ils avaient mis leur
-espoir dans leur plus jeune fils, unique lien qui les
-rattachât encore à la terre. Lui seul, en se mariant
-plus tard, aurait pu leur donner une famille, des
-enfants. Sa mort achevait de les dépouiller. Ils
-avaient tout offert, tout sacrifié, tout perdu. Ils
-vieilliraient sans aucune consolation humaine,
-privés des affections les plus légitimes. Et Laurence
-se révoltait devant une telle détresse.</p>
-
-<p>— Ah ! colonel, disait-elle en sanglotant, c’est
-trop, c’est trop injuste. Pourquoi, lorsque tant
-d’êtres misérables et vils sont épargnés, vos deux
-fils, si nobles, si parfaits, si purs, ont-ils été repris ?
-Pourquoi une si lourde croix vous est-elle envoyée,
-à vous dont la vie fut sans tache et que Dieu devrait
-tant chérir ?</p>
-
-<p>Alors il se souvint qu’elle aussi tremblait pour son
-amour, qu’elle pouvait demain, dans quelques jours,
-voir sa vie détruite par la mort de Cyril. Il comprit
-la nécessité d’être pour elle un exemple. Ce devoir
-lui rendit quelque force, tarit ses larmes. Il répondit
-avec douceur :</p>
-
-<p>— Mon enfant, ce serait trop simple d’aimer
-Dieu, si cela devait, non seulement nous acquérir
-la récompense éternelle, mais encore le bonheur
-ici-bas. C’est dans le sacrifice et l’arrachement du
-cœur que notre foi a quelque prix. Je remercie le
-Seigneur puisqu’il me permet de lui prouver ma
-fidélité, et je le bénis, surtout s’il me frappe à la
-place de ceux que le malheur écarterait de ses
-autels.</p>
-
-<p>En prononçant ces paroles, il posa la main sur
-le front de Laurence dans un geste de protection ;
-car déjà, dans sa charité, il offrait sa douleur
-pour elle et pour Cyril. Mais elle se disait tout
-bas : « S’il n’a pu sauver ses fils, pourra-t-il
-sauver mon ami ? A quoi bon espérer ? Puisque les
-prières des plus saints ne sont pas exaucées, que
-vaudront les miennes ? » Et, plus que jamais, elle
-tremblait en songeant à son bien-aimé.</p>
-
-<p>L’hiver commençait. Les grandes espérances soulevées
-par la victoire de la Marne ne s’étaient pas
-réalisées. Le mauvais temps arrêta bientôt les opérations.
-Les deux armées se terrèrent dans les tranchées,
-s’immobilisèrent dans une lutte terne et sans
-événements. Alors prit fin le bel élan qui, magnifiant
-toutes les âmes, les avait précipitées vers le
-sacrifice. Le temps eut raison de ce courage humain,
-si faible, si aisément abattu lorsqu’il n’est pas soutenu
-par une conscience intègre, dirigé par une
-volonté exceptionnelle. De nouveau, pour la foule
-immense des médiocres, la vie, le repos, la jouissance
-reprirent leurs attraits, un instant méprisés.
-Les moins nobles cœurs firent défection. André
-Dacellier, qui s’était battu bravement sur l’Yser,
-fut blessé au bras en novembre. Après un court
-séjour dans un hôpital de Rennes, il revint à Paris,
-en congé de convalescence. Ce congé se prolongea,
-s’éternisa. Juliane, en effet, tout en conservant sa
-belle attitude et son héroïsme affecté, commençait
-à ne plus voir dans les dangers de sa patrie que son
-intérêt personnel. Ses économies étaient presque
-entièrement épuisées et la jeune femme, qui n’avait
-pas prévu une guerre si longue, s’effrayait des privations
-qu’il lui faudrait subir, si son mari, continuant
-à se battre, ne pouvait plus gagner d’argent.
-Elle usa des puissantes influences dont elle disposait
-pour le faire mettre à l’abri. Bientôt, André
-annonça à tous ses amis que ses chefs le trouvaient
-de constitution trop faible pour affronter un hiver
-dans les tranchées. Peu après, il fut versé dans
-l’armée auxiliaire et placé au contrôle postal des
-dépêches. Ce poste de tout repos, qui le laissait à
-Paris, lui permit de reprendre sa profession de
-journaliste.</p>
-
-<p>En décembre, Gaston Noret revint à son tour pour
-soigner une bronchite. Ce garçon, fort et bien portant,
-se déclarait poitrinaire. Il avait fait toute la
-retraite de Charleroi, connu la pire misère. L’expérience
-lui semblait suffisante. Sa curiosité était
-satisfaite. La vie morne et désolée des tranchées
-lui inspirait une profonde horreur. Il eut l’habileté
-de se faire réformer. Beaucoup d’hommes, appartenant
-à toutes les classes de la société, artistes, bourgeois,
-ouvriers, fortement protégés ou servis seulement
-par la chance, suivaient ces exemples et
-s’embusquaient sans honte. Mais Cyril, avec beaucoup
-d’autres, demeurait ferme et ne trahissait pas.
-A la fin de janvier, il quitta Chaumont et fut
-envoyé sur le front. Cet être, si sensible à la
-douleur humaine, vécut en face de la mort,
-parmi les cadavres abandonnés, les blessés expirants.
-Ce spectacle et l’humidité des tranchées éprouvèrent
-si fortement sa santé qu’il dut, à plusieurs
-reprises, séjourner à l’hôpital. Mais il se déclarait
-bien portant et luttait avec acharnement contre cette
-faiblesse dont quelques-uns se prévalaient pour se
-mettre à l’abri. Il refusa un congé de convalescence
-qui lui fut proposé. Les prières de sa mère ne
-purent le fléchir. Il l’aimait, moins cependant que
-la France humiliée, moins que les soldats, ses frères
-d’armes, dont il voulait partager jusqu’au bout la
-misère. Une charité plus forte que ses affections les
-plus légitimes le retenait parmi ces malheureux,
-et sa foi, chaque jour plus vive, le soutenait d’une
-façon évidente, miraculeuse.</p>
-
-<p>Laurence s’étonnait un peu que Cyril, si vite, ait
-pu trouver la paix, alors qu’elle la cherchait toujours.
-Mais seuls les prédestinés avancent rapidement
-dans les voies mystiques. Pour les natures
-ordinaires, les conversions sont lentes, pénibles. Ce
-n’est pas sans de grands efforts qu’une âme, longtemps
-égarée, se rapproche de Dieu. Il lui fait payer
-chèrement son reniement et sa révolte. Après l’avoir
-appelée, il se cache et se tait. Elle interroge et rien
-ne lui répond. Son ardeur, ses supplications se
-brisent sur le vide et l’énorme silence. Laurence
-avait dépensé toutes ses forces dans l’amour humain,
-il ne lui restait plus assez de courage pour supporter
-le martyre de la conversion. Affaiblie par ses
-angoisses et sa folle passion, elle trouvait chaque
-jour plus obscur le grand drame où s’usait sa vie.
-Elle pensait seulement qu’un jour son ami revenu
-lui expliquerait toutes choses, et elle continuait de
-prier, pour lui plaire et pour le sauver.</p>
-
-<p>L’hiver passa sans autres événements que des
-attaques partielles et sans résultats. Paris était
-morne, tranquille, endormi comme une ville provinciale.
-Peu à peu chacun reprenait ses occupations,
-ses quotidiennes habitudes. Si beaucoup d’hommes
-étaient absents, ils écrivaient régulièrement. Leurs
-femmes, leurs mères se laissaient lentement gagner
-par une sécurité trompeuse. La guerre continuait,
-mais ceux qui, restant à l’arrière, ne la voyaient
-pas, l’oubliaient. Nul ne s’inquiétait plus des combats
-que nos soldats continuaient à livrer chaque
-jour sur quelque point du front et qui semblaient
-à tous mesquins et sans danger. On finissait par
-croire que les obus, les balles tombaient dans l’eau,
-ne blessaient que la terre, s’évaporaient sans causer
-aucun mal. Les cœurs humains, si tendres, si tristes
-qu’ils soient, ne peuvent vivre dans une constante
-appréhension. Laurence elle-même n’échappa pas
-entièrement à cette loi commune. Ses anxiétés furent
-affreuses dans les premiers jours où elle sut Cyril
-exposé. Elle ne cessait de trembler pour lui. A toute
-heure, à toute minute, elle se demandait avec
-épouvante : « Vit-il encore ? N’est-ce point en ce
-moment qu’il est frappé ? » Puis, son imagination
-fatiguée se lassa de lui représenter sans
-cesse l’horreur des tranchées, la mort de celui
-qu’elle aimait. Son âme réclama un peu de repos
-et de joie, accueillit avec une sorte d’ivresse les
-consolations de la religion. Maintenant, elle écoutait
-avidement les Arêle lorsqu’ils lui parlaient des
-miracles opérés par la toute-puissance de la prière.
-Sa ferveur s’accrut. Elle s’attacha passionnément à
-l’espérance. Le fait que Cyril, pendant huit mois, ne
-prit part à aucune attaque lui parut manifestement
-providentiel. Elle se persuada que Dieu, exauçant
-ses prières, le tiendrait toujours à l’écart des grandes
-batailles. Mais que devint-elle, lorsqu’au mois de
-septembre commença l’offensive de Champagne et
-que Cyril fut bientôt au plus fort de la mêlée ? Il se
-battait nuit et jour, presque sans relâche. Ses lettres
-parvenaient encore, brèves et pleines d’une horrible
-tristesse. Son régiment était décimé, ses amis
-le quittaient un à un, fauchés par la mort, blessés
-ou prisonniers. Il les pleurait amèrement. Son
-cœur brûlait du désir d’imiter ces héros qu’il voyait
-chaque jour tomber auprès de lui. Il devait s’exposer
-beaucoup, car il fut, à deux reprises, cité à
-l’ordre du jour. Cependant Laurence, au milieu de
-ses angoisses, sentait redoubler sa confiance, puisque,
-malgré tant de périls, Cyril vivait. La mort
-l’environnait en vain. La protection divine était évidente.
-Parce qu’il avait offert sa vie généreusement,
-Dieu la refusait, le sauvait malgré lui, le couvrait
-de son aile. Une lettre du poète acheva de rassurer
-la jeune femme : « Ayez confiance, écrivait-il. J’ai
-vu la mort de près. Je viens d’y échapper par
-miracle. Continuez à prier pour moi. » Laurence se
-jeta à genoux. Son cœur débordait de joie et de
-reconnaissance. Elle ne craignait plus rien. Comme
-elle se relevait, un coup de sonnette retentit à sa
-porte. Elle reçut des mains d’un petit télégraphiste
-un pneumatique et reconnut l’écriture de
-M<sup>me</sup> de Clet. Sans doute, celle-ci, qui l’attendait le
-même jour à Bourg-la-Reine, décommandait le
-rendez-vous pris la veille. Laurence ouvrit l’enveloppe
-et, sur le mince papier, elle lut quelques mots
-seulement, écrits en caractères tremblés, désordonnés,
-presque illisibles : « Cyril tué. Venez, oh !
-venez vite ! »</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>X</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Il était presque tenté de croire
-que le linceul n’enveloppait que les
-gens vieux et infirmes et ne cachait
-jamais sous ses plis funèbres la
-beauté jeune et gracieuse.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Dickens.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Parmi les désastres imprévus qui consternent la
-terre, il n’est point de plus sombre ni de plus surprenant
-prodige que la mort d’un être jeune et, si
-fréquemment qu’il se reproduise, l’imagination ne
-le peut concevoir, le tient pour impossible. Debout,
-Laurence considérait avec une attention extrême le
-court billet qu’elle venait de lire. Elle n’éprouvait
-aucune émotion, nulle peine. Son visage ne s’était
-point altéré, son cœur ne battait pas plus vite, et,
-par moments, elle secouait la tête comme quelqu’un
-qui nie. D’abord, son instinct seul refusa de croire
-à la tragique nouvelle. Puis sa raison la réfuta
-par des arguments victorieux. La lettre de Cyril,
-reçue une heure plus tôt, restait ouverte sur la table,
-protestait comme une voix humaine. Sans doute,
-elle datait de quatre jours et les obus tombaient
-à toute minute. Mais n’aurait-il pas fallu à la mort,
-si prompte qu’elle soit, un long temps, des efforts
-répétés pour glacer cette vie brûlante, pour détruire
-ce cœur de poète, vaste comme le monde ? D’ailleurs,
-comment admettre que le malheur ait pu frapper
-Cyril sans atteindre Laurence, ni retentir, si faiblement
-que ce fût, dans son âme ? Cette hypothèse
-lui arracha un sourire de défi. Tel est
-l’égarement de l’amour. On le croit sage et inspiré,
-on l’appelle divinateur. A la vérité, il ressemble
-à un enfant malade qui toujours délire, se
-trompe et ne sait rien. Grand par son seul désir,
-mais aveugle, borné, impuissant, effrayé par une
-ombre, ravi par la plus vague illusion, il tremble
-quand rien ne le menace et follement espère quand
-il est condamné.</p>
-
-<p>« Cyril tué. » Ces deux mots, cependant, quelqu’un
-avait pu les unir, convaincre M<sup>me</sup> de Clet de
-leur réalité, la contraindre à les répéter. Laurence
-eut beau froisser le mince papier où ils étaient
-gravés comme une sentence inexorable, ils continuèrent
-d’exister, retentissant à ses oreilles comme
-le tintement grêle d’une cloche lointaine. Elle
-s’habilla en toute hâte et sortit de chez elle.
-Pour aller plus vite, elle appela un taxi et
-donna au chauffeur l’adresse de M<sup>me</sup> de Clet. Assise
-dans la voiture qui roulait à travers les rues
-tranquilles, elle réfléchissait. Ses yeux ne voyaient
-que des choses riantes : la jeune verdure des arbres,
-l’azur transpercé de part en part par les flèches du
-soleil. C’était un bel après-midi de septembre, lumineux
-et pâle, dont l’aspect, invinciblement, la rassurait.
-Elle savait pourtant qu’à cette heure des combats
-meurtriers se livraient sous ce ciel sans altérer sa
-sérénité calme. Pourquoi croyait-elle que la nature,
-féroce pour tous, était cependant incapable de la
-tromper ? Pourquoi pensait-elle que la même lumière
-qui éclaire impassiblement tant de désastres,
-aurait refusé de luire sur sa seule douleur ? « Cyril
-tué !… non, c’est faux, répétait-elle avec confiance,
-la preuve en est dans ta beauté, ô noble jour !
-Si tu souris si doucement, c’est parce qu’il lève
-encore vers toi son cher visage. Terre bienveillante,
-tu n’oserais pas refleurir si tu portais, dans
-tes profondeurs sombres, son corps brisé, son cœur
-anéanti. Soleil intègre, toi qui vois tout, tu ne brillerais
-pas ainsi sans honte si tu contemplais à la
-fois, en même temps que ma forme vivante, celle
-de mon amour au tombeau. »</p>
-
-<p>La maison de M<sup>me</sup> de Clet se dressait toute blanche
-au milieu de son jardin fleuri, véritable fouillis de
-dahlias et de roses. La lumière de ce beau jour
-l’entourait sans la pénétrer, se brisait contre sa
-façade aveugle dont toutes les persiennes étaient
-hermétiquement fermées. Il semblait évident que
-cette demeure abritait un cœur désespéré qu’elle
-cherchait à défendre contre la joie insultante du
-dehors. Laurence n’entendit pas, comme de coutume,
-des aboiements tumultueux de chiens répondre à
-son coup de sonnette, ni même des pas s’approcher.
-La porte s’ouvrit sans bruit, et la vieille servante,
-qui pleurait et chuchotait tout bas, referma
-précipitamment le lourd battant de chêne, barrant
-la route à l’importun soleil. L’obscurité remplissait
-les pièces closes, admirablement rangées, dont toutes
-les portes restaient ouvertes et qui paraissaient inhabitées
-depuis très longtemps. Laurence, les yeux
-encore éblouis, avançait en tâtonnant à travers ces
-ténèbres. Elle parvint enfin au cabinet de travail
-de Cyril. Là, dans la même pénombre, M<sup>me</sup> de Clet,
-déjà vêtue de noir, gisait dans un fauteuil et lui
-tendait les bras avec un long sanglot. Laurence s’était
-jetée vers cette forme désolée. Des larmes coulaient
-sur ses joues. Pourtant elle pleurait seulement de
-pitié pour l’erreur tragique de cette mère. Elle ne
-croyait pas à la mort de Cyril. Elle attendait que son
-émotion fût calmée pour rompre la trame de mensonge
-jetée comme un filet sombre sur leur vie. Mais
-après l’avoir embrassée, après s’être plainte à elle
-avec des mots incohérents, des gémissements entrecoupés,
-M<sup>me</sup> de Clet prit sur ses genoux une lettre
-ouverte qu’elle lut tout haut, d’une voix vacillante
-et sans timbre. Cette lettre, écrite par un
-prêtre, aumônier au régiment de Cyril, était courte.
-Elle commençait par des condoléances et de pieuses
-exhortations. Puis elle racontait en quelques lignes
-le fait simple et terrible. Trois jours auparavant,
-vers quatre heures de l’après-midi, pendant un court
-combat, Cyril avait été blessé d’une balle en pleine
-poitrine. Transporté mourant au poste de secours, il
-gardait cependant toute sa connaissance. L’aumônier
-avait pu lui donner une dernière absolution, prononcer
-près de lui quelques prières auxquelles,
-n’ayant pas la force de parler, il répondait par
-signes. S’étant éloigné pour assister d’autres blessés,
-le prêtre n’avait revu Cyril qu’au moment
-où celui-ci venait d’expirer. Il décrivait la paix
-ineffable de ce beau visage endormi, louait cette âme
-admirable qui, plus d’une fois, s’était ouverte à lui
-et qu’il voyait au ciel. Sa lettre s’achevait par quelques
-mots d’espoir et la promesse d’une réunion éternelle.
-Mais qu’importait à M<sup>me</sup> de Clet. Elle ne voulait
-point être consolée. La tête renversée sur le dossier
-de son fauteuil, elle sanglotait. De ses lèvres
-entr’ouvertes s’échappait sans cesse là même plainte
-monotone : « Il est mort, il est mort ! » Et ce cri, cent
-fois répété, frappant le cœur de Laurence à la
-même place, y faisait pénétrer la vérité. Le cher
-visage, qui partout et toujours l’accompagnait, tout
-à l’heure encore si radieux, graduellement se décolorait,
-s’estompait dans l’air vide. Elle le cherchait
-et ne le trouvait plus. Tout son amour, luttant avec
-la réalité inexorable, ne réussissait pas à lui rendre
-la vie. Soudain, comme sous un subit éclat de foudre,
-Cyril lui apparut, couché sur un lit d’ambulance,
-inerte, les yeux clos, le sceau de la mort
-sur la face, tandis qu’autour de lui, comme un décor
-maintenant inutile, le monde chancelait, se défaisait,
-tombait en ruines…</p>
-
-<p>Elle pleura durant des jours et des nuits, comme
-si elle n’avait plus d’autre but, ni d’autre fonction
-sur la terre. La source de ses larmes semblait intarissable.
-Elle pleurait tout naturellement comme on
-respire, jusque dans son sommeil, et plus encore
-quand elle s’éveillait, car la vie n’offrait plus à son
-imagination, comme à sa mémoire, que des images
-sombres : deuils et regrets dans le passé, vide, solitude
-absolue dans l’avenir. Son chagrin cependant
-n’était pas égoïste. Elle se penchait, avec une immense
-pitié, sur la douleur de M<sup>me</sup> de Clet. Celle-ci, dans
-son désespoir, aimait à sentir son triste cœur souffrir
-auprès du sien : « Oh ! Laurence, je n’ai plus que
-vous, lui disait-elle souvent, vous seule adoucissez
-ma peine, jurez-moi que vous ne me quitterez
-jamais. » Avant qu’elle la réclamât, la jeune femme
-lui avait secrètement voué toute sa vie.</p>
-
-<p>Chaque jour, elle se rendait à Bourg-la-Reine.
-M<sup>me</sup> de Clet lui communiquait les lettres que lui écrivaient
-en grand nombre les chefs ou les camarades
-de son fils. L’un d’eux, blessé en même temps que
-lui, avait seul assisté à ses derniers moments dont il
-fit pieusement le récit. Laurence apprit qu’à l’heure
-suprême, quand, ayant déjà l’aspect d’un cadavre,
-il semblait insensible à tout, Cyril avait voulu parler.
-Si grand fut son effort qu’on vit des larmes filtrer
-sous ses paupières closes. A plusieurs reprises,
-distinctement, il avait prononcé deux noms : celui
-de sa mère et celui de Laurence. Ce fut pour
-cette dernière une immense consolation. La certitude
-que Cyril, en mourant, pensait encore à elle, assouvit
-pour quelque temps l’exigence de sa passion. Ce seul
-nom, prononcé par lui, était comme un lien entre
-eux, un signe qu’il la réclamait pour partager son
-éternité. Maintenant, lorsque son âme appelait l’âme
-envolée, du fond de la tombe et des ténèbres infinies,
-ce cri d’amour lui répondait. Elle l’écoutait le jour et
-la nuit sans parvenir à en épuiser la douceur. Cette
-parole était pour elle un merveilleux trésor, l’honneur
-de sa vie brisée.</p>
-
-<p>Peu après, l’aumônier envoya à M<sup>me</sup> de Clet un
-pli cacheté que Cyril lui avait confié pour le
-mettre en sûreté avant l’attaque. Ce pli contenait
-deux lettres : l’une pour M<sup>me</sup> de Clet, l’autre pour
-Laurence. La première était pleine de tendres recommandations,
-de conseils, d’exhortations. La seconde
-demeura secrète. Laurence ne voulut pas l’ouvrir.
-Elle sentait encore nettement à ses côtés la présence
-de Cyril. Les paroles, les beaux exemples
-qu’il lui avait laissés, si récents, si réels encore,
-affermissaient son courage. Un jour viendrait où
-ce souvenir même perdrait sa force et, peu à peu,
-l’abandonnerait. Elle avait devant elle une longue
-vie à vivre. Cette lettre était la dernière consolation,
-le seul secours qu’elle pût désormais
-attendre. Elle la réserva pour des heures plus désolées.
-Elle l’enferma dans un étroit sachet et la porta
-toujours contre son cœur.</p>
-
-<p>Les premiers moments, en effet, ne furent pas les
-plus durs. La douleur dans son paroxysme a quelque
-chose de doux et de sacré. Elle soutient en même
-temps qu’elle accable. Elle détache l’âme de toutes
-les vanités du monde, l’emporte sur des cimes
-pleines de lumière où Dieu lui parle familièrement.
-Tout est simple pour celui qui pleure, comme pour
-celui qui va mourir. Délivré de toute espérance
-humaine, n’attendant plus rien de la terre, il écoute
-la rumeur de l’infini, il regarde si attentivement l’invisible
-que la face nue de la vérité lui apparaît dans
-toute sa splendeur. Durant assez longtemps, Laurence,
-dans la stupeur de sa tristesse, fut profondément
-calme et résignée. Son chagrin était une sorte
-d’extase où Cyril l’assistait constamment, la consolait
-par la promesse d’une réunion éternelle qui lui
-semblait étonnamment proche. Cet état d’attente passionnée
-dura peu. Ses larmes bientôt tarirent ; son
-âme aride rentra dans sa prison de chair. La vie,
-retombant devant son regard comme un voile bariolé
-de couleurs affreuses, lui masqua le ciel entr’ouvert.</p>
-
-<p>Alors la religion cessa de la soutenir. Toute ferveur
-l’abandonna. Elle n’avait, en effet, prié avec
-ardeur que dans le désir acharné de sauver
-Cyril. N’ayant point été exaucée, elle douta de
-la Providence. Lorsque ses confesseurs ou les
-Arêle lui parlaient de la bonté divine, elle secouait
-la tête avec un morne sourire, évoquant ce moment
-où elle jetait vers le ciel de si joyeuses actions
-de grâce, le remerciant d’avoir préservé son bien-aimé,
-alors qu’il était déjà mort. Elle eut la
-faiblesse de juger Dieu ainsi qu’un être humain, de
-lui garder presque rancune, comme à l’ami qui vient
-de vous trahir. Maintenant, même à l’église, au
-lieu de lui offrir simplement sa douleur, elle la lui
-présentait orgueilleusement, le cœur plein de murmures
-et de reniements. Mais lorsque sa révolte
-était trop vive, trop complète, Cyril intervenait.
-Ombre charmante et souveraine, il revenait hanter
-ses rêves, ses pensées. Vaincue par la peur de lui
-déplaire, Laurence tombait à genoux. L’ayant perdu
-pour toute la vie, elle craignait de le perdre encore
-pour l’éternité. Alors elle cessait de se plaindre et
-priait pour qu’il lui fût rendu. L’amour qui la
-rapprochait de Dieu l’en éloignait en même temps.
-Courbée au pied des autels, elle n’appelait que Cyril
-et ne songeait qu’à lui.</p>
-
-<p>L’été passa, puis l’hiver. Elle essaya de vivre. Elle
-se remit à écrire, sans but, sans suite, sans art,
-simplement pour soulager parfois son cœur trop
-lourd. Elle ne croyait plus à l’utilité du travail, à la
-nécessité de l’effort, depuis qu’elle avait vu tant de
-nobles destinées avorter misérablement, tant d’êtres
-investis d’une mission définie descendre au tombeau
-sans l’avoir pu remplir, depuis que Cyril, poète
-admirable, était mort sans achever son œuvre et
-presque sans honneur. Peu à peu elle rouvrit les
-livres qu’il avait aimés. Elle en lut d’autres qu’il ne
-connaîtrait jamais. Alors, quand une phrase éblouissante
-inondait son âme de lumière, elle tournait la
-tête, cherchant instinctivement l’ami perdu. Elle
-pleurait parce qu’il n’était plus là pour s’émouvoir
-et s’enthousiasmer avec elle. Les plus beaux vers
-et la splendeur du monde, quand le printemps
-revint, la déchiraient, car toute beauté pour la
-femme est un amer poison, du moment que, solitaire,
-elle ne peut l’offrir à l’amour.</p>
-
-<p>Le plus terrible fut le moment où sa jeunesse, qui
-longtemps avait paru foudroyée, une fois encore se
-réveilla et, secouant le joug du regret, du malheur,
-réclama impérieusement un peu de joie. Souvent,
-vaincue par la langueur d’un beau jour,
-Laurence se laissait enivrer par de dangereuses
-illusions. Alors, son imagination puissante, habile,
-bien exercée, l’entourait de prestiges, d’enchantements,
-et lui rendait Cyril vivant. Elle le voyait
-comme autrefois, se pencher sur ses livres. Par
-moments, elle sentait nettement sa main sur la
-sienne et la chaleur de son visage contre le sien. Elle
-évoquait le passé : leurs longues causeries, leurs
-rires, les adieux. Puis elle inventait d’autres scènes
-impossibles, le retour de Cyril, de longs voyages
-avec lui, une existence, parfois triste et pleine de
-tourments, où jamais pourtant il ne la quittait. Ces
-rêves enfin se dissipaient, la laissant anéantie. Il lui
-fallait de nouveau céder Cyril à la mort, rendre tous
-les bonheurs un instant retrouvés, rentrer dans sa
-solitude. Pour échapper à l’obsession de ces chimères,
-elle s’efforça de ne plus songer qu’à la
-minute présente, de vivre comme un être éphémère
-qui, né le matin, doit mourir le soir, qui n’a
-pas de passé et n’aura pas d’avenir. Ses habitudes
-changèrent. Elle s’occupait de son ménage, se pliait
-à des besognes matérielles longtemps dédaignées,
-rangeait, s’agitait. Lorsqu’elle allait passer quelques
-jours chez les Arêle, à Versailles, jamais plus on
-ne la voyait s’asseoir au parc, goûter dans le repos le
-charme d’une heure radieuse. Elle allait toujours,
-elle marchait comme quelqu’un qui fuit. Le soir,
-lorsque étendue dans son lit, elle attendait de tomber
-dans l’oubli du sommeil, sa pensée s’en allait errer,
-dans la forêt de Fontainebleau, parcourir les sentiers
-familiers, saluer les arbres amis. Car sa jeunesse,
-pourtant si douloureuse, lui apparaissait comme une
-époque paisible et délicieuse. C’était le seul temps
-de sa vie qu’elle pût évoquer sans souffrance.</p>
-
-<p>Chaque jour, l’injustice féroce de la destinée lui
-apparaissait avec plus d’évidence. La douleur, la
-mort choisissaient, pour les frapper avec une partialité
-terrible, les plus vertueux, les meilleurs, épargnant
-au contraire respectueusement les méchants,
-les médiocres. Elle ne pouvait dominer son indignation
-lorsqu’elle lisait dans les journaux le
-nom de son ancien ennemi, Douran, âme basse
-mais brillant officier, qui maintenant, général et
-commandant d’armée, se couvrait de gloire depuis
-le début de la guerre. La France, si unie lors de la
-mobilisation, se divisait en deux camps bien distincts :
-le camp des victimes et celui des habiles
-auxquels seuls profitait la douleur des premiers. Un
-jour, Gaston Noret vint annoncer à Laurence son
-prochain mariage. Il épousait une jeune fille fort
-jolie, richement dotée, qui oubliait pour lui un
-fiancé mort à Charleroi.</p>
-
-<p>— Ceux qui se font tuer sont de fameuses poires,
-ricanait le bohème avec sa franchise cynique.</p>
-
-<p>Laurence ne voulut plus le voir. Elle le haïssait
-pour cette parole et, parce qu’il vivait heureux, préservé
-de tout danger par un rempart de héros :</p>
-
-<p>— C’est pour ces lâches que Cyril est mort, se
-disait-elle.</p>
-
-<p>— Non, mon enfant, c’est pour vous, lui répondaient
-les Arêle lorsqu’elle exhalait devant eux sa
-révolte. Le Christ seul est mort pour le monde
-entier. Tout homme, si grand qu’il soit, ne meurt
-que pour un petit nombre d’amis. Parce que vous
-étiez très près de Cyril et qu’il vous aimait, il a
-désiré sans nul doute que son exemple, son sacrifice,
-servent à votre salut. Suivez donc sa trace humblement,
-sans regarder autour de vous, ne méconnaissez
-pas son amour. N’aurait-il éclairé et racheté que
-votre âme, son sang n’eût point coulé en vain.</p>
-
-<p>Laurence alors s’attendrissait, comprenait de nouveau
-le sens divin de la douleur. Elle retrouvait
-toujours auprès des Arêle un peu de courage et de
-paix. Bientôt, cette consolation même lui fut retirée.
-Ses amis, en effet, vieillissaient beaucoup. Le
-colonel eut une attaque d’apoplexie qui lui laissa
-un embarras de la parole et une grande fatigue cérébrale.
-M<sup>me</sup> Arêle déclinait aussi visiblement. La
-maladie et la douleur, peu à peu, les retranchaient
-du monde, opposaient un invincible obstacle à l’ardeur
-de leur charité. S’ils ne cessaient pas de prier
-pour ceux qui leur étaient chers, ils ne pouvaient
-plus les aider effectivement par leurs encouragements,
-leurs exhortations, leurs conseils. Ils
-n’avaient plus la force de soutenir une conversation
-suivie. Laurence, lorsqu’elle venait les voir, ne
-restait qu’un instant, n’osait plus leur parler de ses
-chagrins. Elle les embrassait, leur souriait, les quittait
-vite. Elle les aimait et s’en savait aimée. Mais,
-comme tant d’autres, ces deux figures séraphiques
-s’effaçaient de sa vie.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>XI</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>J’ai été mis en oubli dans les
-cœurs comme un mort ; on m’a
-traité comme un vase brisé.</p>
-
-<p class="attr">Ps. XXX, 12.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Dans son abandon, Laurence s’attachait à M<sup>me</sup> de
-Clet chaque jour davantage. La différence d’âge qui
-les séparait ne leur permettait pas de se comprendre
-entièrement. Quoique frappées par la
-même épreuve, elles n’avaient pas la même façon
-de souffrir. M<sup>me</sup> de Clet, qui ne s’était jamais
-éloignée de la religion, y trouvait tout naturellement
-sa force et sa consolation. Son âme simple et
-enthousiaste se jetait en Dieu avec une impétuosité
-toujours nouvelle. Sa foi était inébranlable,
-sa ferveur ne connaissait ni sécheresse, ni
-déclin. Laurence, toujours torturée par le doute,
-s’étonnait d’une ardeur si constante. Mais quand le
-désespoir la glaçait jusque dans la moelle des os, elle
-se réchauffait avec délices près de ce cœur toujours
-brûlant. C’était maintenant M<sup>me</sup> de Clet qui la soutenait,
-la réconfortait, lui parlait d’espérance. Elle
-l’adorait, l’appelait sa fille chérie. Elle avait, pour
-lui témoigner son affection, des effusions qui bouleversaient
-la jeune femme.</p>
-
-<p>— Je n’ai pas le droit de me plaindre, lui disait-elle
-souvent. Dieu est bon puisqu’il m’a donné en
-vous un tel trésor. Oh ! sans doute, j’ai hâte de
-rejoindre au ciel mon Cyril. Pourtant, vous m’enchaînez
-à la terre. Oui, pour vous, à cause de vous,
-je désire vivre quelques années encore.</p>
-
-<p>Laurence s’émerveillait d’une telle tendresse. La
-pensée qu’une créature humaine l’aimait et avait
-besoin d’elle lui rendait la vie supportable encore.
-Chaque semaine, elle allait passer deux ou trois
-après-midi à Bourg-la-Reine. M<sup>me</sup> de Clet lui racontait
-l’enfance de Cyril, lui redisait ses moindres
-paroles. Elles relisaient ensemble ses lettres. Son
-souvenir, qui prenait pour Laurence une acuité si
-douloureuse alors qu’elle était seule, lui était infiniment
-doux quand M<sup>me</sup> de Clet l’évoquait avec elle.
-Ces longues conversations, ces réunions lui devenaient
-absolument nécessaires. Elle s’attristait souvent
-en songeant que sa vieille amie, vraisemblablement,
-mourrait avant elle, qu’il lui faudrait
-la perdre et la pleurer.</p>
-
-<p>Le temps passait. Nul n’espérait plus revoir jamais
-la paix. Privée du revenu que lui rapportait sa maison
-de Sedan, Laurence se trouvait aux prises avec
-les plus grandes difficultés pécuniaires. Les Arêle,
-toujours généreux, lui servaient et venaient de lui
-assurer par testament une rente annuelle de trois
-mille francs. Son loyer, trop élevé, absorbait les deux
-tiers de cette somme. Et elle avait, tout en vivant
-avec économie, entamé fortement son petit capital.
-La guerre menaçant de durer toujours, il lui fallait
-trouver un moyen de se suffire avec ses minces
-ressources. Juliane parvint à résoudre ce problème,
-en apparence insoluble. Quoique dépourvue de toute
-bonté réelle, elle était naturellement obligeante. Laurence,
-d’ailleurs, à plusieurs reprises, lui avait prêté
-de l’argent qu’elle n’avait pu lui rendre. Cette dette
-et le respect inné de la solidarité familiale stimulèrent
-sa froide charité. Dans la maison qu’elle habitait,
-avenue d’Orléans, au rez-de-chaussée, un petit
-logement de garçon, composé de deux pièces agréables
-et claires et d’un cabinet de toilette, se trouvait
-libre. Cette bonbonnière se louait huit cents francs
-par an. Mais l’absence de toute cuisine semblait la
-rendre inhabitable pour une femme. Juliane leva
-cet obstacle, en proposant à sa belle-sœur de prendre
-ses repas chez elle, moyennant une pension extrêmement
-modique. Cette combinaison, qui devait
-mêler si intimement sa vie à celle de deux êtres
-qu’elle ne pouvait aimer, épouvanta Laurence. Elle
-se soumit pourtant à la nécessité et donna congé de
-son appartement.</p>
-
-<p>De son côté, M<sup>me</sup> de Clet cherchait à déménager.
-Elle avait pris en horreur sa grande maison de
-Bourg-la-Reine, où elle retrouvait partout de trop
-déchirants souvenirs. Le peu d’argent que Cyril lui
-avait laissé était épuisé. Trop pauvre pour conserver
-une bonne, elle ne pouvait habiter sans danger une
-demeure absolument isolée. Pour accroître un peu
-son revenu, elle se décida à vendre une grande
-partie des meubles anciens et rares qu’elle avait toujours
-conservés à travers tous les avatars de sa fortune.
-Des amis dévoués les lui achetèrent à l’avance
-et les payèrent un bon prix. Elle se reconstitua ainsi
-un certain capital dont les intérêts, joints aux loyers
-que lui rapportait son immeuble de Dijon, devaient
-la préserver du besoin.</p>
-
-<p>— Je veux rentrer à Paris, disait-elle à Laurence,
-vivre tout près de vous et je serai heureuse.</p>
-
-<p>Elles visitèrent ensemble des appartements. A
-l’avance, M<sup>me</sup> de Clet se déclarait sans exigence.
-« Une cabane me suffira, affirmait-elle, si je puis
-vous voir facilement, ma chère Laurence. » Dès
-qu’elle entrait dans les logis étroits, que ses ressources
-lui permettaient seuls d’aborder, sa résignation
-se changeait en révolte. Elle ressortait précipitamment.</p>
-
-<p>— Oh ! oh ! quelle affreuse cage, s’écriait-elle avec
-dégoût, j’y mourrais au bout de trois jours. Malgré
-ma pauvreté, il me faut, pour rester en bonne santé,
-de l’air, de l’espace, des pièces peu nombreuses mais
-grandes, un jardin. Cherchons hors de Paris, les
-environs immédiats sont bien desservis, je viendrai
-facilement vous voir.</p>
-
-<p>Elles trouvèrent en banlieue des rez-de-chaussée
-avec jardin. Ils étaient extrêmement vastes et délabrés.
-M<sup>me</sup> de Clet les visitait en frissonnant.</p>
-
-<p>— Brr…, disait-elle, comme je sentirai doublement
-ma solitude dans ces grandes baraques !</p>
-
-<p>Laurence excusait ces contradictions, comprenant
-qu’il est permis à tout être affligé de ne pas savoir
-ce qu’il veut. Elle cherchait avec patience une combinaison
-qui pût satisfaire entièrement M<sup>me</sup> de Clet.</p>
-
-<p>— Au fond, lui dit un jour celle-ci, ce qu’il
-m’aurait fallu, c’est la province ou la campagne.
-Tenez, j’ai reçu hier une lettre d’une ancienne
-amie qui a perdu comme moi son fils unique. Elle
-s’est retirée dans un couvent à Lourdes. Elle est complètement
-indépendante, mais non point seule. Les
-dames pensionnaires sont charmantes. Je pourrais
-avoir une grande chambre, exposée au midi, la
-jouissance d’un parc immense, une nourriture succulente,
-tout cela pour huit francs par jour. C’est
-presque incroyable. On dit qu’à Paris, bientôt, les
-restrictions vont devenir terribles. Là-bas, nulle
-privation à craindre : pas besoin de chauffage, le
-climat est divin. Le couvent possède des vaches,
-des poules. On a du lait à volonté, des œufs
-d’une fraîcheur exquise. Et quelle atmosphère
-religieuse, on est à la source des grâces, ajouta-t-elle,
-confondant dans un même enthousiasme ces divers
-avantages matériels et spirituels.</p>
-
-<p>— Sans doute, approuva complaisamment Laurence,
-ce couvent eût été le rêve peut-être pour nous
-deux.</p>
-
-<p>Mais sa pauvreté l’enchaînait au foyer de son frère
-et il était entendu que M<sup>me</sup> de Clet ne pouvait la
-quitter. Elle s’étonnait un peu de voir celle-ci entretenir
-une correspondance suivie avec son amie de
-Lourdes et réclamer sans cesse de nouveaux renseignements.
-Elle la pressait d’arrêter avenue du Maine
-un appartement petit, mais qui lui semblait acceptable.
-M<sup>me</sup> de Clet ajournait sans cesse sa décision.
-Un après-midi elle accueillit Laurence avec une tendresse
-plus vive encore que de coutume.</p>
-
-<p>— Ah ! je vais vous faire de la peine, lui dit-elle
-tristement, mais sans aucun embarras. Pourtant vous
-m’approuverez, j’en suis sûre. Figurez-vous que j’ai
-reçu une lettre de Lourdes hier. On m’avertissait
-qu’il restait une seule belle chambre dans le couvent,
-qu’elle était demandée par trois personnes, que si je
-la voulais, il fallait l’arrêter immédiatement par
-dépêche. Que faire ? Vous êtes témoin que je ne
-trouve rien à Paris ni en banlieue. Laisser échapper
-cette chambre et tant d’avantages, c’était de la folie
-peut-être. J’aurais voulu courir chez vous, vous consulter,
-il était trop tard. J’ai passé toute ma nuit à
-prier, à pleurer, demandant à Dieu, à Cyril, de me
-guider. Le matin venu, je n’ai plus hésité, j’ai télégraphié
-pour arrêter la chambre, Ah ! si je ne
-vous avais pas, Laurence, je partirais joyeuse, sans
-rien regretter, mais c’est un affreux chagrin pour
-moi de vous quitter, même momentanément.</p>
-
-<p>Laurence demeura un instant immobile, silencieuse
-et comme foudroyée.</p>
-
-<p>— Momentanément, dit-elle enfin, répétant avec
-effort ce mot qui l’avait particulièrement frappée.
-Momentanément ? Vous voulez dire pour toujours ?
-C’est une séparation absolue, définitive.</p>
-
-<p>— Je mourrais, si je croyais cela, s’écria M<sup>me</sup> de
-Clet. Vous viendrez me voir chaque année, ou
-c’est moi qui viendrai.</p>
-
-<p>La jeune femme la regardait avec stupeur. Elle
-savait que leurs ressources respectives ne leur permettraient
-jamais d’entreprendre de tels voyages.
-Elle trouva des arguments d’une indéniable évidence
-pour démontrer que toute réunion leur
-serait désormais impossible. Mais M<sup>me</sup> de Clet refusa
-de se laisser convaincre. Elle sourit et leva les yeux
-au ciel d’un air inspiré.</p>
-
-<p>— Dieu nous aidera, dit-elle ; il ne m’enverrait
-pas là-bas si vous ne deviez m’y rejoindre. Pour
-nous réunir, il fera naître des occasions inattendues,
-nous donnera l’argent nécessaire. Je le lui
-demanderai tellement qu’il m’exaucera, j’en suis
-sûre. Si je n’avais pas cette certitude, je ne partirais
-pas !</p>
-
-<p>Elle ne mentait pas. C’était une âme parfaitement
-noble, incapable de perfidie, mais qui, volontiers,
-se nourrissait d’illusions, prenant ses désirs
-pour la réalité. Dominée par son enthousiasme
-pour Lourdes, elle supprimait avec la plus sincère
-mauvaise foi le seul obstacle qui l’eût empêchée de
-partir. Elle devinait obscurément qu’un climat
-agréable, un beau site, une atmosphère saine et
-paisible, un certain bien-être physique, l’absence de
-tout souci matériel, mieux que la plus solide amitié,
-rendent la vie supportable. Cependant, son instinct
-seul la poussait à choisir la meilleure part, à rechercher
-des avantages que sa raison dédaignait. Elle
-n’avait fait aucun calcul égoïste. Elle sacrifiait Laurence
-et ne le savait pas. Mais celle-ci, incapable de
-comprendre cette absolue candeur, se crut victime
-d’une monstrueuse hypocrisie.</p>
-
-<p>— Hélas ! songeait-elle indignée, tant de protestations
-cachaient donc tant d’indifférence ? Elle ne
-pouvait vivre sans moi. Mon affection était son seul
-bonheur et mon cœur son asile. Pourtant elle
-m’abandonne. C’est une abominable trahison, la
-plus noire du monde.</p>
-
-<p>Son chagrin fut si violent que, dès le lendemain,
-elle tomba malade. Elle dut rester toute une semaine
-au lit avec une forte fièvre. M<sup>me</sup> de Clet vint la voir
-tous les jours. Un après-midi, la trouvant mieux,
-elle fondit en larmes :</p>
-
-<p>— Oh ! Laurence, que j’ai souffert durant ces huit
-jours, dit-elle. Les mères, voyez-vous, s’inquiètent
-toujours follement pour leurs enfants. Je vous ai
-crue perdue !</p>
-
-<p>« Elle m’aime, songea Laurence abasourdie. Je
-ne comprends rien à ces cœurs mortels. Elle m’aime,
-c’est indéniable, mais à sa manière. Tout le monde
-aime à sa manière qui n’est jamais la bonne. Sans
-doute j’ai dû parfois décevoir les autres autant qu’ils
-m’ont déçue. Il faut être indulgente. »</p>
-
-<p>Elle témoignait toujours à M<sup>me</sup> de Clet la même
-tendresse. Mais l’effort qu’elle devait faire pour lui
-cacher sa peine l’accablait de fatigue. Cette amitié,
-autrefois si consolante, devint son supplice. Il lui
-fallait dépenser tout ce qui lui restait d’énergie,
-de force d’âme dans ses visites à Bourg-la-Reine.
-Le reste du temps, elle passait ses journées dans
-son lit, se nourrissait à peine, n’ayant plus le courage
-de préparer ses repas. Sa santé s’altéra et sa
-faiblesse accrut encore sa sensibilité. Devant les
-autres, elle parvenait encore à se dominer. Seule,
-un bruit inattendu, une porte claquant brusquement,
-la moindre douleur physique, lorsque par
-hasard elle se heurtait à quelque meuble, lui arrachaient
-des larmes. La mort de Royale Egypte, qui
-s’éteignit un matin sans souffrance, lui fit une peine
-affreuse.</p>
-
-<p>— Comme la vie est chose précaire ! se dit-elle.
-Après tout, il vaut mieux que M<sup>me</sup> de Clet s’en aille.
-Je ne la verrai pas mourir.</p>
-
-<p>Le départ de M<sup>me</sup> de Clet pour Lourdes coïncida
-avec le déménagement de Laurence qui dut
-subir à la fois toutes les ruptures. Elle dit adieu
-à sa jeunesse, à son passé en quittant l’appartement
-où elle avait vécu près de Cyril, malheureuse
-et pourtant comblée, des heures qui
-restaient sa seule richesse. Il lui fallut passer
-sans transition, de cette atmosphère triste mais
-recueillie et pleine d’amour, dans un foyer sans
-chaleur ni tendresse. Les deux premiers repas
-pris chez son frère lui furent horriblement pénibles.
-Etrangère parmi ces gens satisfaits, elle
-écoutait avec un sentiment de glacial isolement les
-phrases pompeuses de Juliane, les plaisanteries
-d’André, les réflexions extraordinaires de leur
-fillette, enfant trop précoce, déjà mondaine et précieuse
-comme sa mère. Laurence passa une mauvaise
-nuit et, le lendemain, se leva de bonne heure
-pour aller conduire M<sup>me</sup> de Clet à la gare.</p>
-
-<p>On était au mois de février 1917. Depuis plusieurs
-semaines, chaque nuit la température descendait à
-dix-sept et dix-huit degrés au-dessous de zéro. Ce
-matin-là, le froid était plus pénétrant encore que de
-coutume. Un vent coupant et âpre neutralisait les
-efforts nonchalants du soleil pâle et tout empaqueté
-de brumes.</p>
-
-<p>— Certes, je serai mieux à Lourdes par un hiver
-pareil, disait M<sup>me</sup> de Clet, frissonnant sous son lourd
-manteau de voyage. Il y a entre les Pyrénées et
-Paris une grande différence de température, on me
-l’écrit encore ce matin. Là-bas, durant le jour, on
-se croirait en été ; les nuits seules sont froides. Mais,
-Laurence, loin de vous, j’aurai toujours le cœur
-glacé.</p>
-
-<p>— On ne saurait tout avoir, répondit doucement
-Laurence.</p>
-
-<p>Elle parlait sans aucune amertume. Elle désirait
-sincèrement que toute déception fût épargnée à
-M<sup>me</sup> de Clet.</p>
-
-<p>— Car maintenant, songeait-elle, quoi qu’il arrive,
-je ne pourrai plus rien pour elle. Cyril, ce n’est
-pas ma faute ! Vous me l’aviez laissée, j’aurais
-voulu lui être douce. C’est elle qui m’abandonne.</p>
-
-<p>Arrivées à la gare, bien avant l’heure du départ,
-les deux femmes s’installèrent dans un compartiment
-vide. M<sup>me</sup> de Clet avait pris dans ses mains
-les mains de Laurence et, d’une voix émue,
-elle lui disait les choses les plus tendres, les
-plus touchantes. La jeune femme, accablée, répondait
-à peine. Elle ne s’expliquait pas comment
-un être qui l’aimait si sincèrement pouvait volontairement
-la quitter pour toujours. A vrai dire, ce
-départ était en grande partie son œuvre. Elle n’avait
-rien fait pour l’empêcher, elle n’avait pas tenté de
-combattre les influences auxquelles M<sup>me</sup> de Clet
-obéissait inconsciemment. La vie est une lutte
-acharnée où, pour ne point tomber dans le dernier
-malheur, il nous faut constamment nous défendre
-contre nos meilleurs amis mêmes, incapables qu’ils
-sont de deviner nos moindres chagrins. Ah ! si en
-cet instant, à cette heure pourtant tardive, Laurence
-avait avoué sa peine ; si, invoquant le nom de Cyril,
-elle avait supplié sa mère, disant : « Ne me quittez
-pas, de grâce, je n’ai plus que vous moi aussi, et
-je ne puis vivre à jamais seule au milieu d’étrangers ! »
-Si elle avait parlé, peut-être M<sup>me</sup> de Clet,
-comprenant enfin le mal qu’elle lui faisait, fût-elle
-descendue du train pour la suivre, renonçant à ses
-projets. Les cœurs humains ne sont pas inexorables.
-Ils se sacrifient volontiers à ceux qui les implorent.
-Les faibles trouvent partout aide et protection. Mais
-ceux qui, trop fiers pour se plaindre, dissimulent
-leur souffrance secrète, ceux-là ne rencontrent, la
-plupart du temps, nul secours. Parce qu’ils sont
-forts, on les charge de toutes les croix et, se détournant
-d’eux, on les fuit, on les abandonne à leur
-courage.</p>
-
-<p>Cependant, l’heure du départ approchait. Laurence
-descendit du train sur le quai. Penchée à la
-portière du wagon, M<sup>me</sup> de Clet, tout en larmes, lui
-parlait :</p>
-
-<p>— Soignez-vous bien pour moi, disait-elle, souvenez-vous
-que j’ai besoin de vous pour vivre.
-Oh ! quelque chose me dit que nous nous reverrons
-bientôt. Ecrivez-moi souvent. Je le ferai, moi,
-tous les jours. Au revoir, n’est-ce pas, au revoir !</p>
-
-<p>Au moment où le train s’ébranlait, son regard,
-tout à coup, devint tellement semblable à celui de
-Cyril que Laurence couvrit ses yeux de sa main
-avec un gémissement. Une fois encore, son nom,
-prononcé par une voix connue, lui entra dans
-le cœur comme une flèche douce et empoisonnée.
-Puis brusquement les cris des employés, les
-sifflements aigus de la vapeur, le grincement des
-roues du train sur les rails formèrent autour d’elle
-la grande rumeur de l’adieu. Lorsqu’elle rouvrit les
-yeux, la voie devant elle était vide. Sur le quai,
-les rares personnes venues pour accompagner
-quelque voyageur se hâtaient vers la sortie. Elle
-les suivit machinalement, chancelant comme un
-aveugle que son guide a quitté et qui, pour la première
-fois, cherche tout seul sa route au milieu des
-ténèbres.</p>
-
-<p>Elle voulut rentrer chez elle à pied, cherchant
-instinctivement dans le mouvement et la marche
-un étourdissement salutaire. Il y avait ce matin-là
-beaucoup de monde par les rues, car, malgré le
-froid, ce temps sec invitait à la promenade. Laurence,
-au milieu de cette foule, sentait plus cruellement
-sa solitude et sa détresse. Elle regardait avec
-une attention extrême tous ces passants, s’étonnant
-de voir tant de visages si calmes, si indifférents,
-parfois même dilatés par le rire, quand chaque
-jour tant d’hommes mouraient au front, quand la
-vie était si tragique. Par moments, il lui semblait
-que ces inconnus la dévisageaient avec curiosité,
-remarquaient sa démarche chancelante, ses traits
-défaits, ses yeux hagards. Alors, elle se redressait,
-s’efforçait de prendre une attitude ferme, raidissant
-tous les muscles de son visage.</p>
-
-<p>— Quelle contrainte, songeait-elle, et comme on
-est mal pour souffrir au milieu des hommes ! Même
-dans les temps de calamité publique, la douleur
-sera toujours pour eux un étonnement et un scandale.
-Tout être malheureux est retranché du monde,
-sa place est parmi les bêtes, dans le désert, dans
-la forêt !</p>
-
-<p>La forêt ! Longtemps après qu’elle l’eut prononcé,
-ce mot retentissait encore dans son cœur. Dominant
-la rumeur de la rue, il bruissait, il frémissait, imitant
-à lui seul le murmure des arbres. Elle
-se souvint des années passées près d’eux, à
-Fontainebleau ; du serment qu’elle leur avait fait.
-Elle espéra en eux. Il lui semblait que seuls ils
-sauraient encore lui rendre un peu de paix. En cette
-heure où tout lui manquait, la forêt lui apparaissait
-comme son unique asile, car la nature ne peut
-ni trahir, ni mourir. Sa splendeur est sans déclin,
-sa douceur éternelle. Laurence, les yeux demi-fermés,
-ne voyant déjà plus que futaies, branches
-entrelacées, rochers noirs, marchait plus lentement,
-obsédée par le désir de la fuite et du voyage.</p>
-
-<p>Soudain, au coin d’une rue, la devanture d’un
-bijoutier attira ses regards. Un instant, elle s’immobilisa,
-réfléchissant devant ces objets scintillants.
-Puis, s’étant dégantée, elle entra délibérément dans
-le magasin et, lorsqu’elle sortit, elle ne portait plus
-au doigt une bague en diamants et rubis que son
-père lui avait donnée, mais elle serrait dans son petit
-sac quelques billets de banque.</p>
-
-<p>En arrivant au seuil de sa maison, elle croisa
-son frère qui rentrait :</p>
-
-<p>— Eh bien ! dit-il en lui serrant la main, comment
-va ? Froidement ! Quelle bise ! Un rude temps
-pour ceux du front. On dit que quelques morts ont
-eu les pieds gelés cette nuit dans leurs tombes.</p>
-
-<p>Il avait pris, depuis le début de la guerre, le goût
-des plaisanteries macabres. Laurence eut horreur
-de lui. Elle se détourna, disant :</p>
-
-<p>— Je suis un peu souffrante, préviens ta femme.
-Je ne déjeunerai pas.</p>
-
-<p>Lorsque Juliane, un peu plus tard, descendit
-pour prendre de ses nouvelles, elle achevait de préparer
-son sac de voyage et annonça à sa belle-sœur
-son départ pour Fontainebleau.</p>
-
-<p>— Comment, s’écria Juliane suffoquée, vous
-partez, aujourd’hui, par ce froid… sans aucun
-motif ? Voyons, ma chère, c’est insensé ! Avez-vous
-tant d’argent pour le jeter ainsi par les fenêtres ?
-Et qui finira votre installation ?</p>
-
-<p>Elle désignait d’un geste accusateur les objets
-qui, déballés hâtivement par les déménageurs, s’entassaient
-sur le parquet dans un désordre inextricable.</p>
-
-<p>— Bah ! dit Laurence avec indifférence, j’ai toute
-ma vie pour ranger cela et je reviendrai dans deux
-jours. L’argent nécessaire, je l’ai trouvé. Il faut que
-je parte au plus tôt.</p>
-
-<p>— Vous êtes attendue, sans doute ? interrogea
-Juliane ironiquement.</p>
-
-<p>Laurence acquiesça d’un signe de tête.</p>
-
-<p>— C’est vrai, dit-elle rêveusement. J’ai pris jadis
-avec les arbres un rendez-vous auquel je ne puis
-manquer.</p>
-
-<p>Juliane éclata de rire.</p>
-
-<p>— Avec les arbres ! Vous avez quelque chose
-d’urgent à leur dire ?</p>
-
-<p>Laurence demeurait insensible à ces railleries.
-Elle murmura très bas, avec une expression douce
-et hagarde :</p>
-
-<p>— En effet… oui… quelque chose d’urgent… je
-vais leur redemander mon âme.</p>
-
-<p>Cette fois, Juliane, calmée brusquement, la crut
-folle. Elle prit le ton condescendant d’une grande
-sœur, gourmandant une enfant déraisonnable.</p>
-
-<p>— Oui, je comprends, dit-elle. M<sup>me</sup> de Clet est
-partie ce matin. Vous avez de la peine. Mais, ma
-pauvre petite, la vie nous envoie chaque jour une
-épreuve nouvelle qu’il convient de supporter stoïquement.
-L’accomplissement du devoir quotidien, si
-mesquin soit-il, est le meilleur remède aux pires
-chagrins. Tenez, nous allons ranger tout cela à nous
-deux. Ne pensez plus à vos chimères. Ce soir vous
-serez déjà mieux.</p>
-
-<p>Laurence secoua la tête.</p>
-
-<p>— Non, Juliane, c’est là-bas seulement que je puis
-guérir. Ne me grondez pas. Laissez-moi partir.
-Merci, vous êtes bonne. Oh ! vous l’avez toujours
-été pour moi.</p>
-
-<p>Dans un geste de subit abandon, inclinant sa tête
-sur l’épaule de sa belle-sœur, elle l’embrassa. Et
-son visage était si triste que Juliane, émue malgré
-sa sécheresse, se retira sans dire un mot.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>XII</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Et, l’esprit égaré, il s’en alla,
-emportant son supplice et son cœur
-furieux.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Homère.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Partie à l’aventure, Laurence dut attendre pendant
-trois heures à la gare de Lyon avant de trouver
-un train qui se forma péniblement, partit avec un
-retard considérable, et, non content de s’arrêter à
-chaque station, stoppa plusieurs fois en pleine campagne,
-flânant et se traînant, comme s’il n’avait
-aucun but, aucun espoir d’arriver jamais nulle part.
-La jeune femme n’atteignit Fontainebleau qu’à
-neuf heures du soir, et là, seuls l’accueillirent, au
-sortir de la gare, la nuit triste et le rude hiver.</p>
-
-<p>Une voiture mal suspendue, grinçante, cahotante,
-traînée par un cheval défaillant, l’emmena à travers
-les rues noires vers le centre de la ville. Appuyée
-sur les durs coussins qui sentaient le moisi et la
-pourriture, Laurence se réjouissait d’avoir froid.
-Elle ne pensait à rien, ne souffrait plus. Son corps
-grelottant, sa chair misérable, désiraient comme le
-bonheur suprême un asile, un feu, la douceur d’une
-chambre claire et chaude.</p>
-
-<p>Mais l’hôtel où elle descendit ne lui offrit
-pas, dès l’abord, le bien-être matériel qu’elle
-espérait goûter. On croyait, en y entrant, passer
-d’une rue éventée à une rue plus froide encore. Le
-charbon manquait, cette année-là, dans toute la
-France et le calorifère n’était pas allumé. Dans ces
-murs délabrés de maison provinciale, stagnait un
-air plus âpre encore que celui du dehors. Une servante,
-emmitouflée de châles épais, conduisit la
-voyageuse dans une chambre morne où Laurence
-but sans plaisir un thé tiède, grignota quelques
-gâteaux qui semblaient vieux de plusieurs siècles.
-Puis, tout de suite, elle se déshabilla, se glissa dans
-des draps humides et s’endormit d’un sommeil de
-plomb.</p>
-
-<p>Lorsqu’elle se réveilla le lendemain matin, elle
-aperçut, derrière ses volets clos, une clarté étrange
-qui n’était pas celle du soleil. La femme de chambre,
-en lui apportant son déjeuner, lui apprit que la
-neige était tombée durant la nuit et, ouvrant les
-persiennes, découvrit un pan de toit étincelant sous
-un ciel sombre. Puis elle entassa dans la cheminée
-une pyramide de bûches minces et alluma un feu
-ardent dont toute la chambre fut égayée. Laurence,
-pour avoir moins froid, quitta son lit, s’enveloppa de
-son manteau, s’installa au coin de l’âtre, contemplant,
-avec le sourire ébloui d’une enfant malheureuse,
-la belle flamme dansante. Elle but à petites
-gorgées, lentement, son thé du matin. Quand elle
-fut réchauffée, réconfortée, elle s’approcha de la
-fenêtre et souleva le rideau.</p>
-
-<p>En face d’elle, la neige s’allongeait comme un
-tapis sur les toits, ceignait d’un cordon diamanté
-les balustrades des croisées, parait somptueusement
-la laideur ordinaire des maisons. En bas,
-sur la chaussée, sur les trottoirs, passaient sans interruption
-des camions militaires, une foule bariolée
-d’officiers, d’infirmières, de soldats aux uniformes
-variés. Malgré cette animation inusitée, sous ce
-voile éblouissant, Laurence reconnaissait parfaitement
-la rue Grande, la vieille rue provinciale,
-étroite, encaissée entre des façades inégales et
-de noirs magasins. Devant ce décor familier où rien
-n’avait changé, elle mesurait mieux l’immense transformation
-opérée en elle et qui n’était pas l’œuvre
-unique du temps. Pour l’accabler et la vieillir ainsi,
-il avait fallu la douleur de l’amour, la seule qui
-flétrisse une âme féminine, la marque pour toujours,
-car les autres peines, si vives qu’elles soient, n’altèrent
-pas la jeunesse. Huit ans auparavant, en quittant
-Fontainebleau, Laurence gardait encore, en
-dépit des épreuves subies, un courage intact, une
-ardeur frémissante, la possibilité d’être heureuse.
-Elle ne connaissait pas Cyril. Elle espérait en lui
-sans l’avoir jamais vu. Et, en un instant, il lui était
-devenu plus nécessaire que tout au monde. Il avait
-décuplé pour elle la valeur des années, lui apportant
-chaque jour des émotions nouvelles, des chagrins
-inoubliables. Il était descendu dans sa mémoire
-plus profondément qu’aucun souvenir, remplaçant
-tout ce qu’elle avait aimé. C’est parce qu’il l’avait
-quittée qu’elle était seule, errante, et partout étrangère.
-Appuyée sur lui, ou certaine qu’il était encore
-sur la terre, elle eût goûté quelque douceur à chercher
-dans la ville les traces de son passé. Mais, puisqu’il
-n’était plus là pour la consoler de tout, pourrait-elle
-supporter ce sombre pèlerinage, évoquer
-tant de deuils, sans lui irréparables ? Que retrouverait-elle
-dans sa course inutile à travers des
-ruines ? Seulement les ombres de son père et d’Ursule,
-une maison dont le seuil lui était interdit ;
-seulement des indifférents, incapables de comprendre
-son malheur, des ennemis qui s’en réjouiraient ;
-peut-être Lucie Jaffin, l’œil au guet, toujours
-prête à se réjouir de la douleur des autres. Laurence
-frissonnait en songeant à cet affreux visage. Elle
-avait peur des vivants, peur des fantômes, peur de
-tout ce qui pouvait ranimer la douleur qu’elle supportait
-si mal et qu’apaiserait, croyait-elle, miraculeusement
-la forêt.</p>
-
-<p>Elle décida de ne pas sortir encore, s’habilla lentement,
-puis, s’étant agenouillée, fit sa prière. Mais
-les formules habituelles avaient fui sa mémoire et
-seul lui montait aux lèvres un verset connu, un
-grand cri de détresse : « Mon Dieu, jetez vos regards
-sur moi ; prenez pitié de moi, car je suis seul et
-pauvre ! »</p>
-
-<p>L’heure du déjeuner la surprit, inerte, rêvant
-devant son feu. Elle descendit et s’installa près d’un
-poêle en faïence qui chauffait imparfaitement la
-grande salle à manger. L’odeur des mets lui était
-agréable, jusqu’au moment où, s’étant servie avec
-plaisir, elle portait à sa bouche la nourriture tout
-d’abord désirée. Alors une nausée subite la faisait
-défaillir ; elle repoussait son assiette avec dégoût,
-attendait impatiemment le plat suivant pour éprouver
-encore la même répulsion. Autour d’elle, rapprochés
-du feu le plus possible, une vingtaine de
-convives déjeunaient. C’étaient, pour la plupart, des
-militaires de tous grades. Quelques-uns s’isolaient
-avec une femme, épouse, mère, sœur ou maîtresse,
-à des tables particulières. Les autres, groupés à la
-table d’hôte, riaient très haut, parlaient fort. Parfois
-ils prononçaient gaiement des noms tragiques : Charleroi,
-Verdun, Les Eparges. Ils avaient tous été au
-front, couru de grands dangers, reçu de graves blessures.
-Pourtant ils étaient sains et saufs. Laurence,
-songeant à Cyril mort, regardait avec une
-amère jalousie ces vivants. Elle prit à la fin du repas
-deux tasses de café, puis, ranimée par ce brûlant
-breuvage, elle sortit de l’hôtel et, tout droit, par la
-rue Grande et le boulevard de Paris, gagna la forêt.</p>
-
-<p>Elle ne l’avait jamais vue sous cet aspect polaire,
-car, durant les hivers peu rigoureux où elle habitait
-Fontainebleau, la neige n’était jamais tombée
-que pour fondre presque aussitôt. Aujourd’hui, sa
-nappe étincelante, légère mais durcie par la gelée,
-recouvrait la terre. Son éclat éclipsait aisément
-celui du ciel terne et toute la clarté du jour
-semblait venir du sol, de ce blanc tapis scintillant
-qui s’étendait à l’infini.</p>
-
-<p>Autrefois, quand elle avait vingt ans, Laurence
-se fût vite familiarisée avec le blanc désert où elle
-venait d’entrer. Elle eût partagé sans effort le recueillement
-ascétique des arbres, semblables à des moines
-sous leurs blancs capuchons. Désarmée par ses adorations
-ferventes, la grande magicienne, qui avait
-changé la forêt, eût, d’un coup de baguette, aboli
-dans sa mémoire le souvenir, endormi son âme jeune
-et libre encore, prompte à subir toute influence.
-Maintenant, nulle autre beauté que celle d’un visage
-ne devait plus la subjuguer. La douleur l’entourait
-comme une muraille. Les fantômes de ses amis
-perdus la gardaient, l’isolaient, la retranchaient du
-monde, lui voilaient la splendeur des choses extérieures.
-Nulle communion ne pouvait s’établir
-entre la nature, pétrifiée par l’hiver, et ce cœur fermé
-par le sceau de l’amour.</p>
-
-<p>Sans comprendre les causes de cette mésintelligence,
-elle accusait les bois hostiles qui semblaient
-s’ouvrir à regret devant elle, tandis que,
-refaisant instinctivement sa dernière promenade,
-elle montait par la route du Bouquet-du-Roi vers la
-Cathédrale :</p>
-
-<p>— Ne me reconnaissez-vous point, disait-elle,
-beaux arbres, mes confidents ? N’aurez-vous point
-pour moi un geste d’accueil ou de pitié, me
-refuserez-vous tout asile ? En si peu de temps,
-ingrats, m’avez-vous oubliée ? Ou bien, durs et
-bornés, n’avez-vous, ainsi que les hommes, qu’insultes
-et dédains pour les naufragés de la vie ? Vous
-les victorieux, vous les triomphateurs qui, toujours
-debout, résistez aux vents, aux orages, à l’hiver, ne
-cédant qu’à la foudre, chers arbres, n’ayez pas
-horreur de moi, à cause de mes larmes, car ce n’est
-pas une mince douleur qui a pu détruire mon courage,
-jadis formé par vous. J’ai été dépouillée de
-tout : rien ne m’a été laissé de tous les biens qui
-m’étaient nécessaires. Un moment je me suis trouvée
-riche, presque heureuse. Je m’appuyais sur des
-vivants tendres et forts. Je les retenais d’une étreinte
-puissante et que je croyais éternelle, mais ils m’ont
-été arrachés. Mon père, Ursule, Cyril ! Tous perdus !
-Une amie cependant m’était restée, une seule ! C’était
-trop encore. Elle m’a abandonnée. O forêt ! selon
-mon serment, n’ayant plus rien, je viens à toi.
-Reçois-moi, berce-moi sur ton sein maternel. Donne-moi
-la force et la paix. Dis-moi pourquoi j’ai tant
-souffert.</p>
-
-<p>Et une réponse lui parvint, précise et simple :
-« Parce que tu as donné tout ton cœur à la
-créature périssable, cherchant en elle tes seules
-délices, alors que l’amour humain n’aboutit qu’à la
-trahison. »</p>
-
-<p>Dans le grand silence qui pesait sur la forêt, cette
-sentence retentit longtemps, comme si, successivement,
-chaque arbre, s’éveillant d’un profond sommeil,
-se plaisait à la répéter. Et Laurence méditait
-cette explication qui lui révélait enfin complètement
-l’horreur de la vie. Oui, c’était vrai, l’amour humain,
-maudit et condamné, se trouvait réduit à tromper
-sans cesse, à se briser contre l’infranchissable solitude
-où languit, malheureux et inaccessible, tout être
-mortel. Elle-même, si acharnée, si fidèle en ses
-affections, n’avait-elle pas dû, l’un après l’autre,
-abandonner ceux qu’elle aimait ? En dépit de ses
-efforts, elle n’avait pu sauver son père de la douleur,
-ni le défendre contre la folie. Ursule était morte loin
-d’elle et, peu à peu, reprise par la force de la jeunesse,
-elle les avait oubliés pour Cyril. A lui, du
-moins, elle s’était crue liée indissolublement. Elle
-défiait l’espace et le temps de les séparer jamais.
-Elle aurait juré que sa vie dépendait de la sienne,
-qu’aucune douleur ne pouvait le frapper sans retentir
-aussitôt dans son cœur. Pourtant, au moment où
-la mitraille le renversait mourant sur un champ
-de bataille, nul pressentiment ne l’avait avertie.
-Elle demeurait tranquille, tandis que, sur un
-lit d’hôpital, soldat inutile et brisé dont on se
-détournait déjà, il avait prononcé son nom avec des
-larmes. Cette heure, qui pour lui était la dernière,
-l’heure tragique, suprême, pleine de visions et de
-fantômes, pour elle avait été simple, douce, pareille
-aux autres. Peut-être regardait-elle en souriant la
-lumière d’un beau jour, à l’instant même où il sombrait
-dans la nuit éternelle. Sans qu’elle l’assistât
-d’une prière, d’un cri de pitié, il avait subi les
-grandes épouvantes de l’agonie. Lui, son idole et
-son amour, il était, comme tous les hommes avant
-lui, entré seul dans la mort.</p>
-
-<p>Et soudain une autre pensée l’accabla :</p>
-
-<p>— Si moi, qui n’avais que Cyril au monde et qui
-toujours étais en peine de lui, je n’ai pu deviner ses
-souffrances, savoir qu’il me quittait, être avec lui
-toujours, au moins par la pensée, comment lui, du
-haut du ciel, pourrait-il encore me suivre, me
-rester fidèle ? N’est-il pas séparé de moi par des
-abîmes de joie ? Tandis que j’erre, perdue, dans
-ces déserts de neige, n’est-il pas au centre du feu,
-retranché dans la paix incommunicable ? Peut-il se
-souvenir de mon visage devant la face de Dieu ?
-Non, il m’oublie. Il m’a trahie avec les astres et les
-anges.</p>
-
-<p>Alors, elle précipita sa marche. Elle allait, elle
-courait presque, portant en elle, ainsi qu’un aiguillon
-furieux, son amour indigné. Son cœur n’exhalait
-que reproches, blasphèmes, accusations. Séparée de
-tout et de Cyril même, elle songeait avec un indicible
-désespoir à cette âme exultante au ciel.</p>
-
-<p>Elle parvint enfin au carrefour des Cépées. Là,
-quittant la grande route, elle s’enfonça sous les
-piliers de la Cathédrale. Ce lieu jadis si beau, si
-riant, quand le vent de septembre chantait sous
-ses hautes nefs, était maintenant méconnaissable.
-Le ciel bas, couleur d’encre, pesait sur les arbres
-qui, raidis dans un gigantesque effort, semblaient
-soutenir avec peine ses nuées croulantes. L’horizon
-menaçant fermait de draperies mortuaires ce temple
-sinistre où, sur la blancheur crue de la neige, ressortaient,
-avec un relief funèbre, les troncs humides
-et sombres des hêtres. Dans cet étrange paysage,
-tout était blanc ou noir et rien n’avait gardé les
-couleurs de la vie. Laurence se crut parvenue au
-dernier cercle de l’enfer. Elle avançait avec l’espoir
-de revoir enfin la terre brune et familière, une
-feuille, peut-être un pan de ciel bleu. Mais devant
-elle, à l’infini, s’entr’ouvraient les mêmes étendues
-glacées. Partout le ciel était fermé, la terre maudite.
-Partout elle se sentait poursuivie, cernée par
-la solitude.</p>
-
-<p>Soudain, dans l’effort qu’elle fit pour franchir un
-talus glissant, quelque chose se déplaça sous son
-corsage avec le bruit léger d’un papier qu’on froisse.
-La lettre de Cyril reposait toujours sur sa poitrine.
-Elle n’avait pas tout perdu ! Ce dernier trésor lui
-restait encore.</p>
-
-<p>— Vais-je l’ouvrir ? songeait-elle. Vais-je épuiser
-d’un seul coup ma dernière richesse ? Pourquoi
-différer plus longtemps ? N’ai-je pas atteint le point
-culminant du malheur ? Si rien ne me vient en aide,
-j’ai peur de ne pas pouvoir vivre, fût-ce une heure.
-Je ne puis tarder davantage.</p>
-
-<p>Elle descendait à ce moment un sentier, étroit et
-raide, qui menait dans une partie de la forêt où les
-futaies étaient moins élevées. Dans un carrefour
-gisait le tronc d’un arbre abattu. Laurence balaya
-de la main la neige qui le couvrait et s’y assit. Ce
-repos lui fut doux. Elle tira de son corsage la lettre
-de Cyril, l’ouvrit et lut :</p>
-
-<p>« Mon régiment est au repos pour quelques jours.
-Je profite d’un instant de calme pour vous écrire,
-car j’ai comme un pressentiment que ma vie me
-sera bientôt demandée et votre sort me cause la plus
-déchirante inquiétude. Laurence, pauvre enfant,
-que deviendrez-vous si je meurs ? Je sais que vous
-vivrez, — vous me l’avez promis, — mais probablement
-dans un absolu désespoir. Il faut qu’au
-moins quelques paroles de moi vous parviennent
-encore. Je suis extrêmement changé, et vous n’avez
-pas changé avec moi. Vous êtes toujours dans les
-tourments et l’ombre épaisse, moi je suis parvenu
-à la sérénité. Mon cœur, si longtemps
-inquiet, si longtemps déchiré, s’est enfin apaisé,
-parce que j’ai trouvé la vérité, l’ineffable amour,
-parce que Dieu est toujours avec moi. Dieu,
-Laurence ! Comme ce nom seul est doux, suffisant.
-Je voudrais qu’il vous ravisse, ainsi qu’il
-me ravit. Je voudrais vous léguer ma foi, partager
-avec vous le trésor de ma paix, car je me sens responsable
-de votre âme qui s’est si passionnément
-donnée à moi. Je tremble que la douleur de ma
-mort ne vous éloigne de Dieu au lieu de vous en
-rapprocher. Laissez-moi vous éclairer, vous guider,
-vous montrer une erreur dont vous ne soupçonnez
-aucunement la gravité : vous m’aimez d’un amour
-démesuré, infini, dont je ne suis pas digne. Tout ce
-qui en vous désire la beauté sans ombre, l’amour
-sans déclin, le parfait, l’éternel, se trompe en
-s’adressant à moi. Vous me prenez pour la lumière
-et je ne suis qu’un reflet de l’auguste soleil, une étincelle
-de l’incorruptible flamme. Je ne suis, comme
-tout être et toute chose, qu’un ouvrage et un signe
-de Dieu. Ne vous arrêtez pas à moi, Laurence,
-passez outre. Allez à Lui ; c’est Lui que vous aimez
-en moi sans le savoir.</p>
-
-<p>« Je vous connais, vous êtes si folle que vous m’accuserez
-peut-être d’insensibilité, disant : « Il a refusé
-mon âme ! » Comprenez-moi. Aller à Dieu, ce n’est
-pas rompre tous les liens qui nous attachent aux
-créatures, mais les renouer plutôt d’une manière
-plus forte, plus durable. Je ne vous demande pas de
-m’oublier, bien au contraire. Je pense que votre
-place doit être à mes côtés, toujours unie à
-moi, et, comme autrefois sur la terre dans des
-livres périssables, lisant avec moi dans le livre
-éternel. Je n’imagine pas qu’au ciel même nous
-puissions être pleinement heureux, si nous n’y
-devions retrouver, pour les mieux aimer, nos amis
-les plus chers. Je pars le premier. Pourtant, là
-où je vais, je vous aiderai encore. Quels que soient
-parfois votre abandon, votre détresse, même si je
-me tais quand vous m’appellerez, ne doutez pas de
-moi. Sachez que je suis avec vous, que je vous
-attends et que je désire ardemment votre âme. Le
-mal que je vous ai fait, je veux vous en demander
-pardon à jamais. La douleur que je vous ai
-apportée, je veux la consoler durant l’éternité. Il
-n’y aura pas de repos absolu pour moi ; tant que
-vous ne m’aurez pas rejoint, tant que je ne verrai
-pas sourire dans la lumière votre visage heureux. »</p>
-
-<p>Le ciel s’était obscurci plus encore et la neige
-commençait à tomber abondamment. Laurence
-ne s’en apercevait pas. Courbée en deux, le front
-dans ses mains, elle relisait la précieuse lettre
-qui, comme par miracle, répondait à ses questions,
-dissipait ses doutes, rassurait pour toujours son
-amour anxieux. Quand elle la sut par cœur, elle se
-leva. Tout haut, lentement, distinctement, comme
-pour prendre à témoin le ciel et la terre de son
-triomphe, elle dit : « Il m’aime encore ! »</p>
-
-<p>Ces simples mots, comme une formule magique,
-la réconcilièrent avec l’univers. La forêt, tout à
-l’heure hostile, lui apparut comme un lieu enchanté,
-Elle venait d’ailleurs de changer encore. La neige,
-qui tombait à flots, raccourcissait les perspectives,
-fondait et brouillait les lignes du sévère
-paysage. Ses flocons légers flottaient, erraient
-longuement dans l’air avant de toucher le sol ou
-de se poser sur un arbre. Ils couvraient les plus
-minces branches d’une frondaison étincelante et délicate.
-Laurence se crut dans un verger, au printemps,
-quand le vent d’orage arrache aux arbres
-et jette de tous côtés des tourbillons de pétales.
-A travers cette blancheur mouvante, elle avançait,
-non plus comme un être maudit qui cherche
-en tremblant un asile incertain, mais comme une
-enfant bien-aimée au milieu du jardin paternel où
-tout a fleuri pour elle.</p>
-
-<p>— Il m’aime encore, songeait-elle, mieux qu’autrefois,
-pour toujours. Il m’aime. Oui ! je dois en croire
-sa parole et cette certitude en moi, plus douce
-qu’aucun serment. Pourquoi souffrir et regretter
-les jours passés ? La vie, médiocre et malfaisante,
-tissait autour de nous sa trame d’erreurs et de
-malentendus. Les mots humains sans cesse nous
-trahissaient, nous imposaient leurs réticences. A
-tous moments, il me quittait. Mais la mort, au lieu
-de séparer, rapproche. En le perdant, je l’ai trouvé.</p>
-
-<p>Longtemps, elle marcha ainsi, exhalant vers
-Cyril ce cri passionné qui, sans cesse, retentissait
-en elle. Enfin, elle s’arrêta, comme pour attendre
-une réponse, et quelques termes de la lettre lui
-revinrent à la mémoire, pareils à un refus doux
-et inexorable : « Vous m’aimez d’un amour
-démesuré dont je ne suis pas digne. Ne vous
-arrêtez pas à moi, Laurence, passez outre. Allez à
-Dieu, c’est Lui que vous aimez en moi sans le
-savoir. »</p>
-
-<p>Elle réfléchissait, étonnée, un peu triste.</p>
-
-<p>— Dieu, dites-vous, songeait-elle. Eh quoi ! Cyril,
-vous n’étiez pas l’amour ? Dieu, dites-vous ! C’est
-bien. Je sais qu’en dehors de Lui rien n’existe, qu’il
-est le but de tout désir, que sans lui le cœur le plus
-riche connaît la privation. Mais je l’ai appelé en
-vain, et j’ai eu peur de son silence, peur de son
-nom formidable. Hélas ! pour aller vers Lui, dites,
-quelle est la route ? Celle de la douleur sans
-doute, puisque tout s’obtient par la douleur et la
-patience, l’être infini comme l’être humain. O Cyril,
-je ne vous ai conquis que par un long martyre. Je
-vous ai tant attendu, tant cherché, ami cher ! Je ne
-refuserai pas de le chercher et de l’attendre, Lui,
-mon Dieu !</p>
-
-<p>Maintenant, l’extase où elle avait été plongée se
-dissipait. Après avoir touché le ciel, elle se retrouvait
-sur la terre avec la certitude d’un long exil. De
-nouveau, le poids de la vie l’accablait. Elle comprenait
-que, pour gagner la récompense éternelle, il
-lui faudrait beaucoup souffrir encore. Son premier
-devoir était de retourner parmi les hommes, d’abord
-à Fontainebleau, puis à Paris pour y subir son destin,
-pour reprendre la croix qu’elle avait rejetée et
-qu’elle acceptait de nouveau humblement. Alors,
-ayant fini sa course errante, trouvé ce qu’elle cherchait :
-son courage et son âme, elle regarda autour
-d’elle, essaya de s’orienter.</p>
-
-<p>Ce n’était pas une tâche aisée. Elle se trouvait
-dans cette partie de la forêt qui s’étend entre Barbison
-et Franchard et que sillonnent des sentiers
-pareils, réunis symétriquement, de place en place,
-par des carrefours semblables. Là, même en
-été, quand le soleil par sa position offre un point
-de repère, le promeneur doit consulter sa carte
-pour ne point s’égarer. Les écriteaux ne peuvent renseigner
-que ceux auxquels les moindres chemins
-sont depuis longtemps familiers. Mais Laurence qui,
-dans les environs directs de Fontainebleau, eût
-retrouvé sa route au milieu des ténèbres, connaissait
-moins bien cet endroit, déjà lointain, que
-l’absence et la neige achevaient de lui rendre
-étranger. Pourtant, gagnant le carrefour le plus
-proche, qui était celui de Bois d’Hyver, elle en fit
-le tour en consultant les écriteaux. Le premier,
-fendu par quelque bourrasque, n’était plus qu’un
-tronçon inutile. Elle déchiffra les autres un
-à un, lisant : « Route des Ventes Alexandre »,
-« Carrefour du Chêne des Marais », « Route du Bois
-d’Hyver », « Carrefour des Monts Girard ». Ces
-noms ne lui rappelaient rien. Elle s’efforça de
-rassembler ses souvenirs ; mais son esprit, tourné
-passionnément vers les choses éternelles, éprouvait
-une extrême difficulté à s’intéresser aux réalités
-terrestres. A quoi bon, d’ailleurs, chercher un
-raccourci pour rentrer dans la ville ? N’était-il pas
-plus simple de reprendre les chemins qu’elle avait
-suivis ? Si capricieux qu’eût été son itinéraire,
-n’avait-elle pas, pour la guider, un signe sûr :
-la trace de ses pas que la neige, en tombant, n’avait
-pas encore effacée entièrement ?</p>
-
-<p>Il était douteux cependant qu’elle pût refaire une
-marche de cinq à six kilomètres à travers la neige
-épaissie où elle n’avançait plus qu’avec de pénibles
-efforts. Après deux jours passés presque sans nourriture,
-cette longue course dans la forêt glaciale la
-laissait épuisée. Maintenant que ni le désespoir, ni
-l’indignation ne la soutenaient plus, elle éprouvait
-une immense fatigue et s’avouait qu’elle avait faim
-et froid. L’humidité de son manteau mouillé pénétrait
-ses vêtements, gagnait son corps transi. Ses
-chaussures trop légères, trempées, déformées et durcies
-par la neige, blessaient ses pieds douloureux.
-Elle n’avait pas fait cinquante pas dans la direction
-du retour, qu’elle s’arrêtait défaillante, s’appuyant
-à un jeune arbre comme à l’épaule d’un ami.</p>
-
-<p>Sur les bois, pesait un silence ineffable. Sans
-aucun bruit, la neige continuait à tomber, si douce,
-si douce, et pourtant si dangereuse. Sur tout ce qui
-se trouvait soumis à son empire, elle opérait tranquillement
-ses maléfices ordinaires, étouffant dans
-la nature tout vestige de vie, dans l’âme humaine
-toute énergie, toute volonté. Comment songer encore
-à la nécessité de l’action ou de la lutte, dans ce
-paysage irréel où tout semblait mirage, ombre vaine,
-illusions, prestiges du sommeil ? Le ciel restait
-caché, la terre invisible. Les arbres, à travers le
-tourbillon blanc qui les environnait, étaient pareils
-à des colonnes de fumée. Fantôme parmi ces fantômes,
-Laurence s’attardait, pensant que ce repos
-lui serait salutaire, qu’il serait toujours temps de
-reprendre sa route. Elle ne songeait pas que l’heure
-s’avançait, que les journées de février sont courtes,
-que chaque minute, en s’écoulant, mettait en péril
-sa vie.</p>
-
-<p>Si profonde était sa rêverie, si grande sa distraction,
-qu’elle ne s’étonna pas d’entendre, dans ce
-désert, s’élever une voix humaine, un chant qui tout
-d’abord lointain se rapprochait, se précisait, et par
-lequel elle se laissait bercer. Il lui fallut faire un
-effort de réflexion pour comprendre que c’était une
-chose étrange, inespérée, extraordinaire, réelle
-cependant, car ses sens ne l’abusaient pas. Il s’agissait
-bien d’une voix humaine, d’une voix masculine,
-jeune et retentissante, qui chantait une chanson
-de marche. Laurence aperçut bientôt, assez loin sur
-la gauche, à travers la neige, une silhouette encore
-indistincte que les arbres cachaient par moments,
-mais qui reparaissait bientôt et seule marchait,
-remuait, vivait dans la forêt morte. L’inconnu, un
-garde forestier, avançait rapidement, réglant ses pas
-sur le rythme de sa chanson. Il tenait à la main un
-gourdin qu’il faisait tournoyer autour de lui et dont
-il frappait parfois un arbre qui résonnait sourdement
-sous le coup.</p>
-
-<p>Laurence se dit que la présence de cet homme
-était pour elle une grande chance. Il connaissait les
-bois. Il allait lui indiquer sa route. Il l’accompagnerait,
-l’aidant à marcher si sa faiblesse était trop
-grande. Franchard ne devait pas être très éloigné.
-Il la conduirait jusqu’à la maison forestière où elle
-trouverait un abri pour la nuit, un lit, un peu de
-nourriture, du feu. Malgré sa fatigue, elle ne désirait
-pas ces biens si enviables et elle regardait avec indifférence
-approcher son sauveur.</p>
-
-<p>Bientôt, il parvint à un carrefour où le sentier
-qu’il suivait croisait celui où s’attardait Laurence.
-Il eût pu, en tournant la tête, l’apercevoir. L’abandonnée
-avait prévu ce geste qui lui semblait si
-naturel et que pourtant il ne fit pas. Rien, en effet,
-ne l’avertissait qu’une créature humaine souffrait si
-près de lui. Talonné par le froid, par l’heure tardive,
-il traversa le rond-point obliquement sans s’arrêter
-et s’engagea dans un chemin qui montait sur la
-droite. Pour attirer son attention, il eût fallu que
-Laurence courût vers lui sans attendre, l’appelât
-d’un cri assez fort pour dominer sa chanson. Mais
-elle était parvenue à cet état d’épuisement où l’être
-le plus énergique ne peut plus rien pour lui-même.
-Il faut alors, pour le sauver, qu’on le secoure de
-force. C’est l’état du soldat malade, blessé, fourbu
-par vingt combats et qui peut tout juste mourir à la
-place qui lui fut assignée, mais non point se porter
-en avant, ni même fuir. Laurence voulut appeler :
-ses lèvres n’émirent qu’un gémissement faible. Elle
-voulut marcher : il lui sembla qu’elle était prisonnière
-de l’arbre qui la soutenait. Elle demeurait captive,
-engourdie, retenue de tous côtés à son appui par
-les liens d’une enlaçante tristesse. Déjà le garde
-s’éloignait. Dominée par une invincible torpeur, elle
-vit sa silhouette diminuer, disparaître à travers les
-arbres. Sans faire aucun mouvement, aucune tentative
-pour la saisir, elle laissa passer la chance
-offerte, et cette chance était la dernière.</p>
-
-<p>En effet, maints signes annonçaient la fin du jour.
-L’après-midi sans éclat, semblable à un long crépuscule,
-avait jusqu’au dernier moment dissimulé l’approche
-de la nuit. Maintenant, de minute en minute,
-l’horizon se rétrécissait. La neige, tout à l’heure si
-blanche, si éblouissante, prenait une pâleur terne et
-grise. Soudain Laurence comprit, qu’égarée ainsi
-dans la forêt où la nuit allait la surprendre, par ce
-froid implacable, elle était en danger de mort. La
-peur, comme un coup de fouet, ranima sa volonté
-défaillante, dissipa l’inconcevable enchantement qui
-la retenait captive. Elle bondit, s’élança sur les
-traces du garde, dont elle venait d’entendre encore,
-vaguement, très loin, la voix affaiblie. Elle gravit
-le sentier qu’il avait suivi, courant péniblement
-dans la neige qui lui montait presque jusqu’aux
-genoux. Elle appela. Son cri désespéré se perdit
-dans l’air sans écho, dans l’énorme silence. Elle
-parvint enfin en haut de la côte, espérant follement
-y découvrir une maison, une silhouette
-humaine et n’y trouva rien que des arbres, le sentier
-qui se continuait, barré par l’ombre. Elle appela
-une fois encore, de toutes ses forces, de toute sa vie.
-Rien ne lui répondit. Le garde était déjà très loin
-sans doute. Quelle folie d’avoir perdu à le poursuivre
-un temps précieux ! Dix minutes de marche
-encore dans cette direction, elle eût trouvé la
-grande route, un peu plus loin Franchard. Mais
-elle ne le savait pas. Craignant de s’égarer plus
-encore, elle redescendit le sentier, chercha de nouveau
-au carrefour les traces de ses pas. La neige
-les avait en partie recouvertes. L’ombre achevait de
-les rendre indistinctes. Ce signe ne pourrait la guider
-longtemps. Mais sans plus calculer, prenant un sentier
-au hasard, espérant quelque secours impossible,
-elle allait, elle courait, fuyant cette nuit envahissante
-qui, de toutes parts, l’enlaçait comme un filet
-qui se resserre. Ses pieds blessés saignaient ; chaque
-pas lui causait des douleurs inouïes. D’affreux vertiges,
-par moments, troublaient sa vue, la faisaient
-dévier du sentier parmi les arbres où s’embarrassait
-sa marche. La neige ne tombait plus, mais le froid, se
-faisant plus âpre, la mordait au visage comme une
-bête. Elle ne pensait plus à rien, elle marchait et
-fuyait. L’instinct de la jeunesse et de la vie, seul,
-agissait en elle, luttait furieusement contre sa propre
-chair, sa fatigue, sa faiblesse, contre la nature ennemie,
-la mort. Une première fois, ses forces la
-trahirent. Elle tomba. Le blanc tapis qui pliait
-mollement sous son corps lui parut doux ainsi
-qu’un lit de repos. Un sursaut de terreur la remit
-debout. Elle fit quelques pas encore. Tout à coup,
-il lui sembla que les arbres remuaient, se mettaient
-à tourner autour d’elle une sorte de ronde, d’abord
-lente, puis vertigineuse. Pour essayer de rompre ce
-cercle infernal, elle se jetait de côté et d’autre, à
-droite, à gauche, en avant, en arrière. Ce fut là son
-dernier effort. Et elle s’abattit sur la neige, pauvre
-proie longtemps traquée, qu’avaient enfin saisie,
-pour l’immoler, la forêt, l’hiver et la nuit.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>XIII</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Lors aussi s’évanouira la peur
-démesurée, et l’amour désordonné
-mourra.</p>
-
-<p class="attr"><i>Imitation</i>, 3, <small>XXXVII</small>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>L’ombre était maintenant complètement tombée.
-Nulle étoile, ni le plus mince rayon de lune ne perçaient
-les épais nuages. Seule, la persistante blancheur
-de la neige luisait faiblement dans l’obscurité
-morne. Le vent commençait à s’élever, avec une
-rumeur pareille à celle de la mer montante. Les
-ténèbres qui délivrent la nature comme l’être
-humain des contraintes imposées par le jour,
-invitaient toute douleur à délirer, et la forêt, sortant
-de sa stupeur, ouvrant enfin ses mille bouches, se
-plaignait longuement sur le cœur de la nuit.</p>
-
-<p>La tête appuyée à son bras, comme un enfant qui
-dort, Laurence gisait sur le sentier, entre deux rangées
-d’arbres noirs, gardiens inexorables auxquels
-elle n’échapperait plus qu’en échappant à la vie. Par
-moments, elle regardait, au-dessus de leurs cimes
-mouvantes, le vide du ciel sans étoiles, cet espace
-inconnu, où bientôt s’allumeraient pour elle les
-lumières éclatantes, invisibles encore à son œil de
-chair. Mais, le plus souvent, sa paupière restait close.
-Elle ne souffrait pas. Le froid l’engourdissait lentement,
-d’une manière presque insensible. Son corps,
-épuisé par la marche et la faim, cédait à la mort
-sans révolte, avec une sorte de volupté. Pourtant,
-elle demeurait absolument lucide. Comme un voyageur,
-prêt à partir, loin, par delà les mers, fait
-une dernière fois le tour de sa maison, saluant ses
-souvenirs heureux ou tristes et rassemblant ce qu’il
-doit emporter, ainsi son âme parcourait le cercle
-de sa vie, cherchant parmi bien des ruines, une
-perle sans prix : cette vérité, cette sagesse qu’acquiert
-ici-bas, à force de peine, toute créature, la
-seule chose qui lui reste à son dernier jour et soit
-une richesse au seuil de la tombe.</p>
-
-<p>En ce monde, où tout est mystère, l’homme
-n’a point d’autre guide que l’homme, son semblable,
-duquel lui vient toute douleur et toute science.
-Chaque être qu’il rencontre, noble ou abject, ami
-ou ennemi est un signe de Dieu, un point de repère,
-écueil ou phare, placé sur la route obscure qui va
-du provisoire à l’éternel. C’est pourquoi, à cette
-heure dernière, Laurence, les yeux fermés, s’efforçait
-d’évoquer, non point les circonstances de sa vie,
-mais, un à un, les personnages, héros ou comparses,
-qui, avec elle, en avaient joué le grand drame.</p>
-
-<p>Lentement, des profondeurs de son passé, elle
-vit surgir une foule de figures familières qui s’avançaient,
-par groupes, et qu’elle examinait avec une
-attention extrême, comme les pages d’un livre
-obscur et sacré, cent fois relu, mais encore imparfaitement
-compris.</p>
-
-<p>D’abord parurent des fantômes hostiles : Lucie
-Jaffin, Douran, Hecquin, M<sup>me</sup> Heller, tous ceux qui
-l’avaient persécutée, déçue, trahie, lui révélant la
-laideur du monde.</p>
-
-<p>Puis vinrent des figures falotes : Juliane, André,
-Gaston Noret, tous ces médiocres, sans vertu, ni
-méchanceté, sans grandeur, ni bassesse, pauvres
-êtres dont un grain de sable comblait le cœur étroit,
-dont le bonheur mesquin dégoûtait du bonheur.</p>
-
-<p>Mais bientôt, parmi cette foule confuse qui passait
-et repassait dans sa mémoire, Laurence distingua des
-visages plus chers. Silencieusement, avec un geste
-de bénédiction, les ombres de ceux qu’elle avait
-aimés l’entourèrent. Ombres pathétiques, qui toutes
-avaient subi un cruel martyre : Ursule, pauvre âme,
-consumée de charité, immolée au bonheur d’un seul
-être qu’elle n’avait pu sauver ; Paul Dacellier, cœur
-sans repos, dévoré par le feu d’un inextinguible
-désir non réalisé ; les Arêle, si doux, si purs, et
-pourtant si durement éprouvés, vivants encore, mais
-déjà morts avec leurs fils perdus.</p>
-
-<p>Pourquoi Laurence, à cette heure plus encore
-qu’autrefois, éprouvait-elle, pour ces infortunés, l’admiration
-fervente, complète, un peu jalouse qui,
-d’ordinaire, s’adresse aux seuls heureux ? D’où venait
-que leurs vies manquées lui paraissaient plus enviables
-qu’aucune autre, leur voie rude préférable aux
-plus faciles chemins ? Ces vaincus de la vie gardaient
-pour elle un aspect triomphant, l’assurance
-et le calme des victorieux. Manifestement, ils possédaient
-une sagesse supérieure à celle du monde. Une
-force était en eux, une lumière qu’elle avait devinée,
-reconnue toute jeune. Ils lui avaient appris que
-nul n’est grand ici-bas que par la foi, la douleur ou
-l’amour.</p>
-
-<p>— Cela, je le savais, songeait-elle, évoquant une
-ombre plus chère encore, mais sans vous, Cyril,
-j’aurais pu l’oublier, m’égarer pour toujours. Vous
-avez été mon père et ma mère, mon guide, ma force,
-mon ami. Chacune de vos paroles illuminait pour
-moi le monde et les plus ténébreux mystères.
-Par vous, j’ai vécu votre vie et la mienne,
-vous ayant donné mon âme. Vous m’avez détachée
-de tout et de vous-même, cruellement parfois,
-pour me livrer à Dieu. Par vous, j’ai connu la privation
-suprême, le désir sans repos et la soif et la
-faim. A travers les affres, les miracles de l’amour
-humain, vous m’avez conduite à l’amour infini.</p>
-
-<p>Elle atteignait le but de son voyage, l’instant où
-nul guide humain n’est plus nécessaire, où la créature
-expirante, soumise à l’action directe de la
-grâce, doit sans intermédiaire chercher son créateur.
-Laurence prit congé des figures qui l’avaient
-visitée, leur adressant à toutes, amies ou ennemies,
-un sourire de tendresse ou de pardon. Elles s’éteignirent
-une à une, la laissant seule dans l’ombre.
-Mais cette ombre était comme un voile épais posé
-sur un divin visage. Une approche invisible remplissait
-déjà cette solitude. Laurence était comme
-une femme dans les ténèbres, enfermée sans le
-savoir, avec son bien-aimé, et avant qu’il lui
-parle, avant qu’il la touche, elle a deviné sa présence,
-elle a crié son nom.</p>
-
-<p>— Dieu, Dieu, mon Dieu ! gémit-elle.</p>
-
-<p>En même temps, il lui sembla qu’un glaive fulgurant
-pénétrait en elle, venait frapper dans les
-dernières profondeurs de son cœur un point que la
-douleur humaine n’avait encore jamais blessé. Et
-les larmes qui lui échappèrent lui parurent les premières
-qu’elle eût jamais versées, tant leur saveur
-était à la fois âcre et douce. Elle voulut, dans un
-geste familier, porter la main à ses paupières
-humides. Mais déjà elle ne pouvait plus faire aucun
-mouvement. Le froid paralysait ses membres. La
-neige durcie enserrait étroitement son corps, le soudait
-à la terre maternelle. Dans cette chair anéantie
-que dévorait la mort, l’âme seule vivait d’une vie
-puissante. Comblée par une présence ineffable, elle
-chantait passionnément.</p>
-
-<p>— Seigneur, c’est donc vous, disait-elle, qu’ai-je
-à présent besoin d’explications ? Puis-je nier l’existence
-du feu dont je sens sur moi la brûlure ? C’est
-vous, être infini, mystérieux, inexplicable, que rien
-en moi ne comprend, que tout en moi, au premier
-signe, salue et reconnaît, silence plus éloquent que
-toute parole, face cachée plus belle qu’aucune figure
-vivante. Les formes, les visages humains qui vous
-révélaient à moi vous cachaient en même temps.
-Maintenant qu’ils se sont évanouis, je vous vois, je
-vous trouve enfin ; amour sans déclin, amour éternel,
-vous que j’ai à la fois constamment fui et
-cherché.</p>
-
-<p>Comme une jeune fille, amenée en présence du
-roi dont elle va devenir l’épouse, apercevant pour
-la première fois son auguste visage, frémit et se
-désespère parce qu’elle n’est point assez belle, ainsi
-Laurence, le cœur pénétré d’une humilité déchirante,
-repassant toute son existence, évoquant son
-reniement, sa longue révolte, sa résistance au
-seul amour, pleurait ses dernières larmes que
-le vent gelait sur sa face. Mais comme elle s’affligeait
-d’être pauvre de toute vertu, de tout mérite,
-soudain, avec une ineffable joie, elle se souvint
-d’avoir beaucoup souffert. Aussitôt l’énigme de sa
-vie lui fut expliquée. Sa destinée, pleine de
-tempêtes et de tragédies sombres, lui apparut
-comme une voie unie et droite qui conduisait à la
-lumière.</p>
-
-<p>— Bénie sois-tu, dit-elle, ô parfaite infortune, car
-je comprends enfin l’œuvre éclatante que tu accomplissais
-en moi. Tu me fus accordée par grâce, afin
-que je n’arrive pas les mains vides devant mon
-juge. Du moins, à défaut d’autres présents, je puis
-vous les offrir, Seigneur, toutes ces douleurs que
-j’ai parfois maudites, ne sachant pas qu’elles étaient
-ma richesse, ma sauvegarde, ma force ! Recevez-moi
-à cause d’elles, car elles m’ont préservée
-des souillures du bonheur et lentement purifiée
-pour vous. Acceptez donc, ainsi qu’un holocauste,
-non voulu, précieux pourtant, ma jeunesse désolée,
-ma constante solitude, la trahison de tous
-ceux en qui j’ai eu foi, la mort de ceux que
-j’ai aimés. Acceptez mon amour pour Cyril, le
-long désir toujours trompé, l’attente toujours vaine,
-la grande rupture de mon cœur au jour des
-adieux. Acceptez enfin, ô mon Dieu, avec tout
-le passé, le présent, ces quelques minutes qui me
-séparent encore de vous. Souvenez-vous, Bonté
-suprême, que j’ai cru en vous indomptablement à
-cette heure où vous m’aviez livrée à toutes les puissances
-des ténèbres. Je vous offre mon abandon,
-ma misère complète, cette épouvante où j’entre
-sans aucune assistance.</p>
-
-<p>Cyril, cependant, ne l’avait pas quittée. Comme
-elle formulait cette plainte, elle le revit encore.
-Il semblait tendre les mains vers elle dans un geste
-de pitié secourable. Elle le contempla tendrement et
-lui dit adieu.</p>
-
-<p>— Ecarte-toi, supplia-t-elle, afin que pendant cette
-minute, la dernière qui me soit accordée pour souffrir
-et pour mériter, j’endure toute la douleur possible.
-Ecarte-toi, laisse-moi mourir seule.</p>
-
-<p>La chère ombre docilement s’évanouit. Laurence
-acheva sa prière :</p>
-
-<p>— Mais ce dernier bien qui me restait encore, cette
-image trop adorée, Seigneur, je veux vous la sacrifier
-aussi, vous offrant jusqu’au souvenir de Cyril,
-car je sais que pour vous plaire, il faut être absolument
-nue et pauvre. O Dieu ! roi des déshérités,
-amant de ceux qui n’ont plus rien, vous qui pour
-me conquérir m’avez tout repris et tout arraché,
-vous, dont j’ai subi toute ma vie la jalousie et la
-violence, consumez en moi mon dernier amour, afin
-que je sois devant vous comme un gouffre vide, un
-abîme béant qui souffre et qui désire !</p>
-
-<p>Quand elle se fut ainsi dépouillée de tout, reniant
-ses affections humaines afin de les retrouver purifiées,
-son cœur entra dans la paix. Autour d’elle, l’air
-retentissait de bruits confus, craquements, sifflements
-aigus, lugubres plaintes. Sur le fond immobile
-de l’ombre, les hêtres et les chênes, fantômes
-menaçants ou plaintifs, se tordaient furieusement
-sous l’effort des rafales. Plus abandonnée qu’une
-bête sauvage, Laurence gisait dans cette horreur,
-dans cet effroi, avec, pour dernier lit, la terre,
-pour témoins, les arbres délirants, pour prières, la
-grande lamentation du vent. Pourtant, ayant rouvert
-les yeux, elle regardait avec tendresse la neige qui
-devait être son linceul, la forêt qui, l’ayant perdue
-par ses ruses, assistait implacable à son agonie. Il
-n’était pas jusqu’à la bise glacée sous laquelle frémissait
-encore sa chair misérable qu’elle n’essayât de
-bénir. Elle à qui le plus beau soleil avait été amer
-et le printemps ennemi, elle pardonnait à cette nuit
-pleine de terreurs qui la tuait cruellement.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Mais adieu, toi que nous avons suivie jusqu’à
-cette heure où ta vie s’achève, où Dieu t’a saisie
-dans sa main, où tu reposes, assouvie et comblée,
-plus jeune qu’au jour de ta naissance, ta longue
-peine réparée par un instant d’amour. Déjà ton
-âme, dont la mort lentement rompt les liens, à demi
-sortie du monde, entrevoit la lumière, savoure la
-plénitude de la foi. Ton extase demeure pour nous
-impénétrable. La douleur seule nous a confié tous
-ses secrets. Nous pouvons chanter l’inquiétude
-humaine, l’espérance trompée, la passion vaine, les
-tourments de l’attente et du désir. La joie, qui est
-chose divine, dont parfois l’aile nous effleure, nous
-a toujours caché son visage exultant. Nous qui
-vivons, nous qui souffrons, nous qui luttons dans
-les ténèbres, nous qu’un souffle d’air trouble et
-change, que saurions-nous dire de l’esprit sauvé
-auquel nul ne ravira plus la vérité conquise, la victoire
-obtenue ? Nous ne comprenons point ce qu’est
-la délivrance, moins encore la certitude ou la
-stabilité ; et, pour la paix, nous avons entendu
-parler d’elle, mais nous ne connaissons que son
-nom.</p>
-
-
-<p class="c gap xsmall">Paris. — Imp. <span class="sc">Paul Dupont</span> (Cl.). — 6.4.24</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em b">Dernières Publications de la Librairie BERNARD GRASSET<br />
-<span class="small">61, Rue des Saints-Pères, PARIS</span></p>
-
-
-<table summary="" class="small">
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>CLAUDE ANET</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Ariane, jeune fille russe</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Feuilles persanes</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>ÉMILE BAUMANN</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">L’Anneau d’or des grands mystiques</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>ALPHONSE DE CHATEAUBRIANT</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Monsieur des Lourdines, <i>roman</i></td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>MARTIN CHAUFFIER</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Patrice ou l’indifférent</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>ÉMILE CLERMONT</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Laure, <i>roman</i></td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>AUGUSTE COMTE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Pensées et Préceptes</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>PIERRE DOMINIQUE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Notre-Dame de la Sagesse</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c g"><div>(GRAND PRIX BALZAC)</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>ÉDOUARD ESTAUNIÉ</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">L’Infirme aux mains de lumière, <i>roman</i></td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>COMTE DE GOBINEAU</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Souvenirs de Voyage</td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>BALTASAR GRACIAN</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">L’Homme de cour</td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>PAUL GSELL</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Propos d’Anatole France</td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>DANIEL HALÉVY</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Vauban</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>LOUIS HÉMON</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Maria Chapdelaine, <i>roman</i></td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Colin-Maillard</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>ALBERT MALAURIE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">La Femme de Judas</td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>FRANÇOIS MAURIAC</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Le Baiser au Lépreux, <i>roman</i></td>
-<td class="bot r"><div>5.<span class="cent">»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Genitrix, <i>roman</i></td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>ANDRÉ MAUROIS</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Ariel ou la Vie de Shelley</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>HENRY DE MONTHERLANT</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Le Paradis à l’ombre des épées</td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>PAUL MORAND</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Lewis et Irène</td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>PAUL RÉGNIER</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">La Vivante Paix</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c g"><div>(GRAND PRIX BALZAC)</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>JEAN DE PIERREFEU</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Plutarque a menti</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>RODIN</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">L’Art, <i>édition illustrée</i></td>
-<td class="bot r"><div>20.<span class="cent">»</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>ANDRÉ THÉRIVE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Le plus grand péché</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c g"><div>(GRAND PRIX BALZAC)</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>ALBERT THIBAUDET</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Les Princes lorrains</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>ALBERT TOUCHARD</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">La mort du Loup</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap"><b>COLLECTION “LE ROMAN”</b><br />
-<i>Publiée sous la direction d’EDMOND JALOUX</i></p>
-
-<p class="c b small">Prix de chaque volume in-16 double-couronne : 6 fr. 75</p>
-
-<ul class="small">
-<li>Cl. Anet. — <i>Quand la terre trembla</i>.</li>
-<li>B. Crémieux. — <i>Le Premier de la Classe</i>.</li>
-<li>Pierre Custot. — <i>Sturly</i>.</li>
-<li>E. Ducoté. — <i>Monsieur de Cancaval</i>.</li>
-<li>Fr. Fosca. — <i>Monsieur Quatorze</i>.</li>
-<li>Jean Giraudoux. — <i>Siegfried et le Limousin</i> (GRAND PRIX BALZAC).</li>
-<li>Maximilienne Heller. — <i>La Mer rouge</i>.</li>
-<li>Georges Imann. — <i>Les Nocturnes</i>.</li>
-<li>  —  <i>L’Enjoué</i>.</li>
-<li>  —  <i>Le fils Chèbre</i>.</li>
-<li>René Jouglet. — <i>L’enfant abandonné</i>.</li>
-<li>Léon Lafage. — <i>Les Abeilles mortes</i>.</li>
-<li>Maurice Larrouy. — <i>Rafaël Gatouna</i>.</li>
-<li>  —  <i>Gatouna et l’Amour</i>.</li>
-<li>Louis Léon-Martin. — <i>Tuvache</i>.</li>
-<li>François Mauriac. — <i>Le fleuve de feu</i>.</li>
-<li>André Maurois. — <i>Les Discours du Docteur O’Grady</i>.</li>
-<li>Jeanne Maxime-David. — <i>La Victoire des Dieux lares</i>.</li>
-<li>Marcel Ormoy. — <i>La Conquête</i>.</li>
-<li>M. Piéchaud. — <i>La Dernière auberge</i>.</li>
-<li>Jacques Sindral. — <i>La Ville éphémère</i>.</li>
-<li>  —  <i>Attirance de la mort</i>.</li>
-<li>Noël Sabord. — <i>Le Buisson d’épines</i>.</li>
-<li>A. Thérive. — <i>Le Voyage de M. Renan</i>.</li>
-<li>Horace van Offel. — <i>Les deux Ingénus</i>.</li>
-</ul>
-<table summary="" class="small">
-<tr><td class="drap">Emile Baumann</td>
-<td class="drap2"><i>Job le Prédestiné</i> (GRAND PRIX BALZAC)</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Jean Gaument et Camille Cé</td>
-<td class="drap2"><i>La Grand’Route des Hommes</i></td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Henry de Montherlant</td>
-<td class="drap2"><i>Le Songe</i></td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Alphonse de Chateaubriant</td>
-<td class="drap2"><i>La Brière</i></td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap xsmall">Imp. E. Durand, 18, rue Séguier, Paris</p>
-
-
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIVANTE PAIX ***</div>
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-
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-</div>
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
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-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
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-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
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-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
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-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
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-</div>
-
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-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
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-public support and donations to carry out its mission of
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-status with the IRS.
-</div>
-
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-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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-approach us with offers to donate.
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-
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-
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-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
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-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
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-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
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-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
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-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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