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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: La vivante paix - -Author: Paule Régnier - -Release Date: November 5, 2021 [eBook #66674] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at - https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned - images of public domain material from the Google Books - project.) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIVANTE PAIX *** - - - - - - PAULE RÉGNIER - - LA - VIVANTE PAIX - - Celui-là seul avance dans la vie dont le cœur devient plus - tendre, le sang plus chaud le cerveau plus vif, et dont l’esprit - s’en va entrant dans la vivante paix. - - RUSKIN. - - PARIS - BERNARD GRASSET, ÉDITEUR - 61, RUE DES SAINTS-PÈRES, PARIS (VIe) - - 1924 - - - - -OUVRAGES DU MÊME AUTEUR: - - - Octave, roman. (_Épuisé_). - Paul Drouot. (_Le Divan_, éditeur). - - - - -IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE: VINGT-CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER JAPON -FRANÇAIS NUMÉROTÉS JAPON 1 A 25; TRENTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER -MADAGASCAR LAFUMA NUMÉROTÉS MADAGASCAR 1 A 30, ET CENT EXEMPLAIRES SUR -PAPIER VÉLIN PUR FIL LAFUMA NUMÉROTÉS VÉLIN PUR FIL 1 A 100. - - -Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour -tous pays. - -_Copyright by Bernard Grasset, 1924_ - - - - -A GERARD D’HOUVILLE - - - - -PREMIÈRE PARTIE - - - - -I - - Lionel était le cœur d’enfant le plus démesuré que l’on pût - voir, aussi Galehaut, le vaillant Seigneur des Iles lointaines - le surnomma-t-il: «Cœur sans frein...» - - _Lancelot du Lac_. - - ---Il est temps de descendre, Laurence... Eh bien!... où est-elle?... - -Ayant poussé la porte d’une chambre où elle croyait trouver feu et -lumière, Ursule Tampin, ne voyant que ténèbres, s’arrêta sur le seuil. -Immobile, elle s’étonnait, scrutant du regard l’ombre épaisse où l’on -discernait à la longue la faible clarté de quelques braises mourant dans -le foyer, et deux points lumineux qui brillaient et disparaissaient à -des intervalles inégaux, selon qu’une chatte familière ouvrait ou -refermait ses yeux phosphorescents. La pièce chaude et certainement -close exhalait une étrange odeur de plein air, de feuilles mortes et -d’extrême automne. Ursule, ne pouvant s’expliquer ce parfum, ni la -présence du chat coïncidant avec l’absence de Laurence, allait se -retirer, lorsqu’un bruit singulier vint accroître encore sa surprise. On -eût dit que non loin d’elle, dans l’obscurité, quelqu’un se dégageait -lentement d’un taillis épais, écartant et froissant des branchages -enchevêtrés. Une voix assourdie et comme ensommeillée demanda: - ---Qu’y a-t-il? - ---Quoi, mon enfant, vous étiez là? s’écria Ursule tout agitée! Mais que -faites-vous dans cette nuit? On ne vous a donc pas monté votre lampe? Ne -pouviez-vous sonner et la réclamer? Les domestiques oublient tout quand -je ne suis pas derrière eux, et je ne puis les surveiller sans cesse, -vous devez le comprendre. - -La voix, maintenant plus distincte, mais toujours lente et sans -intonation, reprit distraitement: - ---Ma lampe est là, ma bonne Ursule. Je n’ai pas voulu l’allumer. J’aime -à rêver ainsi dans l’obscurité, cela me repose. Mais je m’étais presque -endormie. Quelle heure est-il? - ---Bientôt sept heures, Laurence, je venais vous en avertir. - ---Ah! mon Dieu! - -Cette fois, nulle torpeur n’alanguissait la voix sonore et vive. Des pas -précipités coururent dans la pièce, dont le vieux plancher craquait. -Bientôt une flamme menue et dansante apparut dans l’ombre. Elle grandit -lentement, filtrant, en les colorant d’un reflet pourpré, à travers les -doigts longs et frêles qui tenaient le verre de la lampe, et projetant -enfin sa douce clarté sur le visage de Laurence. Celle-ci, éblouie, -fermait les yeux. Ses lourds cheveux, à demi dénoués, retombaient d’un -côté sur son épaule. Çà et là, quelques feuilles mortes restaient -attachées aux plis de son corsage. - -Déjà Ursule Tampin s’exclamait: - ---Bonté divine! ma chérie, comme vous voilà faite! entièrement -décoiffée! et votre robe, là, voyez, je ne me trompe pas... pleine de -boue! Il faut vous changer, vite, vite! - ---Non, je n’ai plus le temps et puis cela m’ennuie, déclara la jeune -fille avec impatience. - ---Que dira votre père, gémit Ursule désolée, s’il constate que vous êtes -sortie, quand vous toussez encore et malgré sa défense formelle! Vous ne -pouvez paraître au dîner, devant lui, dans ce costume avec ces taches -qui révèlent votre équipée: c’est de la folie, de la pure folie! - ---Vous avez l’âme d’un lièvre, Ursule, reprit Laurence d’un ton bref et -dédaigneux, vous tremblez toujours. Donnez-moi simplement un coup de -brosse. La boue a dû sécher depuis deux heures, et mon père ne s’avisera -pas, je pense, de regarder bien attentivement le bas de ma robe. - -Ursule Tampin obéit en soupirant. Elle s’agenouilla devant sa jeune -cousine et reprit peu à peu sa sérénité en voyant les taches jaunâtres -qui mouchetaient le drap de la robe disparaître sous la brosse qu’elle -maniait avec dextérité. Debout, le buste légèrement incliné, Laurence -surveillait l’opération qu’elle interrompit bientôt: - ---C’est parfait, merci, Ursule! - -Maintenant, elle gagnait le fond de la chambre, pénétrait dans son -cabinet de toilette, allumait une lampe qui jetait dans l’étroite pièce -une éblouissante lumière. Elle enleva une à une les épingles qui -retenaient avec peine ses cheveux écroulés. Ils se déroulaient, mais -restaient séparés en mèches inégales. Laurence, rejetant la tête en -arrière, secoua dans un mouvement violent leur masse mordorée. Puis sans -leur donner d’autres soins, car le temps pressait, elle refit sa -coiffure. Elle agissait vite et sans coquetterie, évitant, autant -qu’elle le pouvait, de se regarder dans la haute glace suspendue devant -elle, car elle n’avait aucune complaisance pour son visage qu’elle -savait sans beauté. - -Pendant ce temps, Ursule s’agitait, ranimait le feu presque mort, -recueillait les livres dispersés dans la chambre et les replaçait en -piles symétriques sur la table, déjà couverte de papiers épars qu’elle -regarda d’un air réprobateur, sans oser pourtant y toucher. Sa ronde -l’ayant amenée au pied du divan que Laurence venait de quitter, elle -s’arrêta scandalisée. Des branchages amoncelés, d’épais feuillages -jaunes et roux le recouvraient entièrement. Brisés, froissés, foulés par -le poids du corps qui s’y était étendu, ils retombaient jusqu’à terre, -et décoraient le mur d’une façon fantasque. - ---Allons, bon, qu’est-ce encore que toutes ces saletés? murmura la -vieille fille en joignant les mains. - ---Ces saletés? riposta Laurence, en passant à travers la porte du -cabinet sa tête ébouriffée, pouvez-vous parler ainsi? C’est la dernière -parure de la forêt. Ces feuilles mortes ont une si belle couleur que je -voudrais pouvoir en rapporter une masse énorme pour en joncher toute -cette pièce et m’en faire un tapis. Ce serait magnifique, Ursule! - ---Vous croyez, mon enfant? dit la pauvre fille perplexe, partagée entre -ses instincts ordonnés et le respect qu’elle éprouvait pour les -fantaisies les plus saugrenues de sa jeune cousine. - -Après avoir rangé quelques objets encore, elle rejoignit Laurence dans -son cabinet de toilette. Elle semblait préoccupée et, au bout d’un -moment, elle dit avec timidité: - ---Vous n’avez rencontré personne, ma chérie, durant votre promenade? - -La jeune fille haussa légèrement les épaules: - ---Mais non, Ursule. Les gens de Fontainebleau sont bien trop bêtes pour -aller dans les bois par un temps pareil. Ils se croient obligés au -printemps de prendre contact avec la nature, parce qu’ils ont entendu -dire que le printemps est beau. Ils vont aussi une ou deux fois, en -octobre, admirer les fastes célèbres de l’automne. Mais nous sommes -presque en hiver, et ils ne savent pas que sous la brume humide qui -monte de la terre, en novembre, la forêt est plus belle que par le plus -clair jour de mai. Ils ont peur de la boue, du brouillard, de la pluie. -Dieu bénisse leur sottise, car à cette saison, les arbres, les sentiers -sont bien à moi, rassurez-vous. - ---Vous êtes tellement déraisonnable, reprit Ursule en soupirant, que je -tremble toujours. Votre père serait furieux s’il apprenait jamais que -vous vagabondez dans la forêt, toute seule jusqu’à la nuit. C’est si -imprudent, si extraordinaire... - -Mais Laurence l’interrompait déjà, de ce ton impérieux et bref qu’elle -tenait de son père et qui glaçait d’effroi sa vieille parente. - ---Imprudent? nullement puisque j’ai Consul avec moi; d’ailleurs c’est -mon seul plaisir, Ursule, et je n’y renoncerai pas, quoi que vous en -disiez. Si je me cache de mon père, c’est pour ne point l’irriter sans -raison. Le jour où quelque «mauvaise langue» trouvera spirituel de -l’avertir que sa fille erre dans les bois avec son chien, au crépuscule, -eh bien! ce n’est pas vous qui répondrez pour moi, soyez tranquille: -j’accepte toute la responsabilité de mes actes. - ---Qui... oui, je le sais bien, objecta tristement Ursule. Mais Paul me -blâmera de n’avoir pas sur vous l’autorité de la mère dont je tiens la -place. - ---Laissons cela, dit Laurence plus doucement, tandis que ses traits se -détendaient dans une expression désarmée, presque enfantine, qui -surprenait sur ce visage, habituellement ferme et hautain. - -Elle acheva de consolider sa coiffure, changea la collerette blanche, un -peu chiffonnée, qui seule rehaussait la sobriété sombre de son costume. -Puis, jetant un dernier coup d’œil sur la glace, elle dit: - ---Je suis prête, venez vite. - -Elles éteignirent les lumières. Dès qu’elles eurent ouvert la porte de -la chambre, Royale Egypte, la chatte noire, qui depuis un moment suivait -des yeux tous leurs mouvements et semblait attendre avec impatience -qu’on lui rendît la liberté, bondit au dehors. Elles la suivirent à -travers les corridors immenses et mal éclairés. Laurence, dans sa hâte, -courait presque. Ursule la rassura: - ---Nous avons le temps, ma chérie, votre père n’est pas encore rentré. - -En effet, elles trouvèrent la salle à manger déserte et s’assirent -toutes deux près de la cheminée devant laquelle dormait majestueusement -le chien-loup Consul Romanus. - -Laurence présentait au brasier son visage pâle, car elle espérait que la -forte chaleur lui prêterait pour un moment quelques couleurs factices. -L’attente ne fut pas longue. On entendit bientôt le bruit que faisait la -grande porte de la maison en se refermant. L’instant d’après des pas -fermes et bien rythmés retentirent dans l’antichambre, et le colonel -Dacellier parut au seuil de la pièce. - -Laurence et lui se ressemblaient de façon frappante. Ils étaient tous -deux de petite taille, nerveux, minces, d’aspect débile et volontaire. -Mais tandis qu’on admirait tout de suite la figure irrégulière et -caractéristique du colonel, on retrouvait sans plaisir chez sa fille les -mêmes traits heurtés, le même nez légèrement écrasé, aux larges narines -ardentes, la même bouche gonflée qui, non voilée par la moustache, -apparaissait douloureuse et nue, trop saillante dans la maigreur des -joues. Ils avaient tous deux des yeux d’un bleu profond, brûlants et -sombres, une physionomie mobile, toujours bouleversée par un excès de -passion, par une sorte de colère mal contenue. Mais l’intense expression -qui seyait au masque mâle de Dacellier, semblait seulement étrange et -presque choquante sur un visage de jeune fille. - -S’étant levée, Laurence alla à la rencontre de son père, lui souhaita le -bonsoir et lui tendit son front. Paul Dacellier l’embrassa, puis, la -prenant aux épaules, il l’examina attentivement et dit avec impatience: - ---Vous avez bien mauvaise mine, ce soir encore, Laurence: comment vous -sentez-vous? Avez-vous toujours mal à la gorge? - ---Non, c’est fini, tout à fait fini. - ---Vous n’êtes pas sortie cet après-midi, j’espère? - ---Vous m’aviez défendu de le faire, répondit Laurence évasivement, car -elle n’aimait pas mentir. - -Le colonel n’en demanda pas davantage. Il était autoritaire, mais peu -défiant, et n’imaginait pas qu’on pût seulement songer à enfreindre ses -ordres. Ayant serré la main d’Ursule et caressé distraitement Consul, il -prit place à table et le dîner commença. - -Aucun des trois convives ne parlait, car Paul Dacellier semblait -soucieux et les deux femmes respectaient son silence. Ursule Tampin, -anxieuse, surveillait le service. Chaque repas était pour elle un -supplice, car la moindre négligence, le plus léger oubli suffisaient à -jeter son terrible cousin dans de folles colères. Elle eut un véritable -battement de cœur, lorsqu’il ouvrit son œuf à la coque, qu’il ne -trouvait jamais assez frais, ni cuit à point. Cependant, il ne fit ce -jour-là aucune réflexion. Ursule commençait à respirer, lorsque -brusquement elle vit le visage de Paul Dacellier se contracter et -s’enflammer. Avant qu’elle eût pu deviner ce qui causait l’irritation du -colonel, il se tourna vers l’ordonnance qui remplissait l’office de -valet de chambre, et de cette voix retentissante que donne à tous les -officiers l’habitude du commandement, il s’écria: - ---Garçon stupide, avez-vous bientôt fini d’agiter l’air autour de moi en -courant comme un dératé? J’ai l’impression de dîner en plein vent, et -quel vacarme! quelle façon de marcher! on n’entend que vous, vos pas -ébranlent le plancher! - -Figé à sa place, les bras encombrés d’assiettes, rouge jusqu’à la racine -des cheveux, la bouche ouverte, les yeux dilatés, le coupable semblait -changé en pierre. Pourtant, sur un signe d’Ursule, il se remit un peu. A -reculons, il rentra dans l’ombre propice qui couvrait le fond de la -salle, déposa sa charge sur le dressoir et de nouveau revint vers la -lumière pour offrir du pain au colonel. Cette fois, il ne marchait plus, -il dansait. Dressé sur la pointe des pieds, il effleurait à peine le -parquet. Arrondissant ses coudes, il les élevait gauchement, comme s’il -espérait voir ses bras se transformer en ailes et l’emporter au-dessus -du sol. Laurence faillit éclater de rire. Ursule trembla, n’osant -regarder son cousin. Par bonheur celui-ci ne remarqua rien, il venait de -déplier son journal et oubliait son entourage. Le dîner se poursuivit -sans nouvel incident. - -Vers la fin du repas, Paul Dacellier interrompit sa lecture et, -s’adressant à sa fille, il dit, de sa voix brève, où vibrait tout à coup -une amère ironie: - ---Il ne faut pas cependant que j’oublie de vous annoncer une nouvelle: -votre frère se marie. - -Laurence releva la tête: - ---Ah! dit-elle avec une indifférence qui fit sourire son père. - -Mais le bon visage effaré d’Ursule Tampin s’illuminait: - ---Vraiment? s’écria-t-elle ravie. C’est une chose décidée? Quel bonheur! -André a vingt-cinq ans, n’est-ce pas? C’est un bon âge. Vous devez être -bien content. - -Elle s’arrêta soudain, déconcertée par le regard glacial du colonel, et -elle balbutia timidement: - ---Je pense... j’espère que ce mariage a votre assentiment? - ---Mais oui, ma chère, reprit Paul Dacellier, du même ton railleur et -sec. Tout s’est passé très correctement. Sur la prière de mon fils j’ai -écrit à la tante de la jeune fille pour demander sa main. Elle est -orpheline, grande fortune, un beau parti. Tout cela me touche fort peu. -Les fiançailles ont eu lieu hier et André m’annonce aujourd’hui que la -date du mariage est fixée au 8 février. Voici la lettre de votre frère, -Laurence, et la photographie de votre future belle-sœur, ajouta-t-il en -retirant de son portefeuille une enveloppe qu’il jeta sur la table. - -Laurence examina curieusement le portrait d’une jeune femme grande, -mince, aux traits réguliers, qui, debout, la tête inclinée, respirait -une rose, dans une pose un peu affectée, mais gracieuse. - ---Elle est jolie, dit-elle au bout d’un instant en passant la -photographie à Ursule. - ---Oh! charmante, charmante! déclara la vieille fille avec admiration; -comme elle est bien coiffée! Elle est brune, je pense. Quel âge a-t-elle -exactement? - ---Vingt-deux ans, répondit le colonel. Elle s’appelle Juliane Drevain. -Juliane! Je ne connais pas de nom qui me soit plus antipathique! - -... Vous voyez, ajouta-t-il, lorsque sa fille eut pris connaissance de -la lettre d’André, vous voyez que votre frère compte sur vous pour être -sa demoiselle d’honneur et qu’il nous invite tous trois fort -chaleureusement à son mariage. Je resterai chez moi. Vous vous chargerez -donc, vous et Ursule, de représenter la famille. Il faudra dès demain -vous occuper de vos toilettes. - ---Certainement, dit Ursule avec déférence. - -Mais le visage de Laurence exprima tout à coup la plus vive contrariété. - ---Je vous en prie, s’écria-t-elle, en s’adressant à son père avec -véhémence, dispensez-moi d’une telle corvée. Si vous vous abstenez -d’assister à ce mariage, je puis comme vous, ce me semble, décliner -l’invitation de mon frère. - -Le colonel, tressaillant d’impatience, la regarda sévèrement. - ---Vous savez bien, Laurence, riposta-t-il vivement, ce qu’André est pour -moi. J’ai juré à sa mère de lui pardonner. S’il était malheureux, si je -pouvais lui être utile, vous me verriez aller à lui. Mais je ne pense -pas que la présence d’un père qu’il a si profondément offensé et dont il -est toujours séparé lui soit fort nécessaire. - ---Non, pas plus que la mienne, repartit Laurence. Il ne se soucie guère -de nous, j’en suis sûre, et de moi pas plus que de vous. Je ne vois pas -pourquoi vous m’imposeriez d’aller à ce mariage. - ---Parce que je le trouve convenable et que j’en ai décidé ainsi, -répondit le colonel d’un ton cassant. Il est inutile de discuter! - -Et, jugeant l’incident clos, il commença de déguster un sorbet au -kirsch, chef-d’œuvre culinaire d’Ursule. Laurence se contint un instant, -hésitant devant la lutte qu’elle allait engager. Mais l’impétuosité de -son caractère l’emporta sur sa crainte. - ---Eh bien! non, décidément, je n’irai pas, dit-elle soudain, sans oser -cependant regarder son père. - -La foudre tombant aux pieds d’Ursule ne l’eût pas effrayée davantage. -Son visage imprécis et pâle, qui semblait fait de nuages, de brumes ou -de fumées, parut sur le point de se désagréger par lambeaux dans les -airs. Elle saisit la main de sa jeune cousine et murmura d’une voix -suppliante: - ---Laurence, voyons, Laurence! - -Déjà le colonel sursautait, et, tournant vers sa fille un visage -indigné, il balbutia: - ---Vous dites? - ---Je dis que, dès demain, j’écrirai à André pour le prier de chercher -une autre demoiselle d’honneur, reprit Laurence en bravant la colère de -son père. Je n’irai pas à ce mariage, je n’irai pas, je ne veux pas. - ---Et depuis quand osez-vous dire je veux, je ne veux pas quand j’ai -parlé! s’écria le colonel avec éclat. Allez-vous maintenant imiter votre -frère et me refuser l’obéissance qui m’est due? Faudra-t-il que je voie -mes deux enfants, l’un après l’autre, rejeter mon autorité et multiplier -leurs offenses? - ---Ne me comparez pas à André, je vous prie, répliqua Laurence en -s’animant. Je regrette de vous déplaire, mais pourquoi ne tenez-vous -aucun compte de mes répugnances? Vous savez bien que j’ai horreur des -cérémonies, horreur du monde. - ---Et c’est justement ce que je ne puis admettre, reprit le colonel. Une -telle sauvagerie chez une jeune fille est inexplicable et nul ne -comprend pourquoi vous vivez ainsi en ermite sans jamais voir personne. - ---Je ne fais en cela que suivre votre exemple, objecta Laurence avec -arrogance. - -Mais tout de suite elle baissa les yeux sous le regard de son père. - ---Est-ce un blâme? demanda-t-il amèrement, voulez-vous dire que je suis -responsable de votre réclusion? Bien que cela fût pour moi un supplice, -ne vous ai-je pas conduite au bal durant tout un hiver, et si je refuse -maintenant toute invitation, n’est-ce pas sur vos prières et parce que -vous m’avez déclaré que les veilles vous fatiguaient? - ---Je le reconnais, je ne vous accuse pas, je ne vous reproche rien, -affirma Laurence, reculant devant une vérité trop cruelle; je voulais -dire simplement qu’étant votre fille, il n’est pas étonnant que j’aie -les mêmes goûts que vous. - ---Ce qui est naturel à mon âge ne l’est pas au vôtre et je ne vous ai -jamais conseillé de m’imiter. Moi, j’ai fini mon temps, mais vous êtes -toute jeune encore et vous n’avez aucun motif pour vous retirer ainsi du -monde. - ---Ne suis-je pas libre d’organiser comme il me plaît ma vie? dit -Laurence excédée; telle qu’elle est, elle me convient et je ne me plains -pas, je ne demande rien. - ---Vous trouvez-vous vraiment si heureuse? reprit le colonel en haussant -les épaules, et ne voyez-vous pas le mal que vous me faites avec votre -pâleur, vos yeux cernés, votre expression triste? Je vous le dis, ce qui -vous tue c’est votre solitude et je ne supporterai pas que vous viviez -dans une telle retraite, toujours enfermée dans votre chambre, passant -des journées entières plongée dans vos sales bouquins que je finirai pas -jeter à la rue. - ---Oh! ce serait le comble! s’écria Laurence avec une violence qu’elle -regretta tout aussitôt en voyant le visage de son père se décomposer. - -Le colonel asséna sur la table un coup de poing furieux qui fit vibrer -les verres. - ---Le comble de quoi? rugit-il d’une voix tonnante. Que veulent dire ces -paroles ambiguës et pleines de rancune? Vous n’avez rien à me reprocher, -entendez-vous, rien à reprendre dans ma conduite envers vous. Il faut -que vous ayez perdu la tête pour oublier ainsi le respect que vous me -devez! Que s’est-il donc passé dans ma propre maison? Qui a pu monter -ainsi ma fille contre moi? Est-ce vous, Ursule? - -La vieille fille qui, depuis le commencement de la discussion, ne -cessait de trembler et cherchait vainement à intervenir, blêmit sous -cette accusation. - ---Moi? balbutia-t-elle éplorée. Oh! Paul, pouvez-vous le croire? Cette -enfant n’a pas voulu vous offenser, j’en suis sûre. Calmez-vous, je vous -en supplie, je la raisonnerai. - ---Eh bien! faites-le donc si vous le voulez dès maintenant, dit le -colonel en se levant et en jetant sa serviette sur la table, car pour -moi, je deviendrais fou, s’il me fallait discuter plus longtemps avec -cette insensée. - ---Mais, Paul, vous n’avez pas fini de dîner. Il y a du raisin encore, du -beau raisin muscat que vous aimez, il y a du raisin, restez, supplia -Ursule désolée. - -Le colonel, qui ne l’écoutait pas, quittait déjà la salle. Alors la -vieille fille, regardant tristement Laurence, osa lui adresser une -timide remontrance: - ---Ma chérie, ma pauvre chérie, dit-elle avec douceur, vous n’êtes pas -raisonnable. - -La jeune fille l’interrompit tout de suite: - ---Taisez-vous, Ursule, je ne suis pas en état de vous entendre. - -A son tour, elle se leva, porta à ses lèvres, non sans en répandre la -moitié, un verre d’eau qu’elle vida d’un trait. - ---Ah! quelle vie, quelle dure vie! gémit-elle, tandis que ses yeux -sombres se remplissaient de larmes. - -Et bousculant sa chaise, elle sortit en courant, laissant Ursule Tampin -seule devant la table où le valet de chambre, qui venait de rentrer, -posait une coupe de cristal pleine de raisins lourds aux reflets bleus -et rouges. - - - - -II - - Tu as renoncé au monde, tu as pris pour amis intimes les - montagnes et les forêts afin d’apaiser ton âme. - - KAMO TCHOMI. - - -Ce n’était pas la première fois que des scènes semblables éclataient -dans cet intérieur troublé. De tout temps, Paul Dacellier avait exercé -sur son entourage une autorité despotique que nul n’osait braver. Ses -exigences, sa violence glaçaient autour de lui tous les cœurs, et ceux -qui vivaient dans sa dépendance ne pouvaient pas connaître le repos. -Lui-même n’avait jamais été heureux, et les chagrins qu’il n’avouait pas -excusaient quelque peu sa sombre humeur. En effet, avant toutes choses, -ce soldat convaincu aimait la France avec fanatisme; il souffrait de la -voir chaque jour plus désarmée, plus annihilée devant l’Allemagne -triomphante; les passions politiques qui divisaient, en l’affaiblissant, -son pays, le développement de l’antimilitarisme navraient ce grand -patriote. Enfant encore en 70, il avait ressenti vivement la honte -insupportable de la défaite. La capitulation de Sedan, sa ville natale, -avait orienté toutes ses pensées vers un but unique. Possédé par le seul -désir de préparer la revanche, de mourir un soir de victoire en -reprenant quelque hameau d’Alsace, il était entré dans la carrière des -armes avec l’enthousiasme mystique du chrétien qui se donne à Dieu. Le -sort devait trahir son unique ambition. Créé pour l’action, l’héroïsme, -la guerre, il s’usait tristement dans des fonctions médiocres. Ces -grandes déceptions, et une maladie nerveuse dont il était atteint, -accroissaient d’année en année l’irritabilité naturelle de son -caractère. Il adorait sa femme, charmante et frêle créature que tuait -lentement son maladroit amour. Il chérissait aussi ses deux enfants. -Pourtant, presque inconsciemment, il les tyrannisait, empoisonnait leur -vie, décourageait leur tendresse et, prompt à oublier ses torts, -s’étonnait amèrement de la terreur qu’il inspirait. - -André, de bonne heure, échappa à son influence. Ce garçon sec, -insouciant, têtu, que dirigeait l’esprit de contradiction, prit tout -naturellement en horreur les opinions qu’il entendait défendre autour de -lui. A dix-huit ans il était antimilitariste, internationaliste. Il osa -l’avouer devant Paul Dacellier et, à la suite d’une scène violente, -quitta la maison paternelle. Il y revint quelques semaines plus tard -pour assister aux derniers moments de sa mère qui, gravement atteinte -d’une maladie de cœur, ne put supporter le chagrin que lui causa son -départ. Elle mourut, en implorant son pardon. Le colonel, désarmé par -cette prière, abdiqua toute autorité sur son fils, l’envoya achever ses -études à Paris et lui laissa désormais une entière liberté. Demeuré seul -avec Laurence, alors âgée de quatorze ans, il appela auprès d’elle -Ursule Tampin, sa cousine germaine, qui, restée orpheline toute jeune et -recueillie par ses parents, avait été élevée près de lui. L’humble -fille, dont le cœur lui appartenait tout entier, fut heureuse qu’il eût -besoin de son dévouement. Elle vint avec empressement s’installer pour -toujours dans ce foyer dévasté où sa présence ramena un peu d’ordre et -de paix. Son rôle n’y fut pas toujours aisé. Malgré la reconnaissance -infinie qu’il éprouvait pour elle, le colonel, emporté par son caractère -irascible, l’accablait souvent de reproches injustifiés. Laurence, -toujours insurgée contre les volontés de Paul Dacellier, la désespérait -par son indépendance. Il lui fallait sans cesse intervenir entre le père -et la fille et s’exposer à leur courroux pour les réconcilier. Mais -Ursule remplissait sa tâche avec une inlassable patience, car elle -chérissait ces deux êtres farouches et leur pardonnait tout. - -Une fois encore, après l’orage qu’avait soulevé l’innocente invitation -d’André, elle résolut d’agir en médiatrice, et le lendemain, selon sa -coutume, entra dans la chambre de sa cousine à neuf heures du matin. La -jeune fille, qui venait de se réveiller, méditait, tenant à la main une -tasse de thé qu’elle oubliait de boire. Ses paupières gonflées portaient -la trace des larmes qu’elle avait versées durant la nuit. Ses joues, -d’une pâleur terreuse, restaient marbrées de taches violettes. Elle -fixait sur le clair soleil qui entrait par les fenêtres un regard -vindicatif, comme si cette lumière était pour elle une injure imprévue, -un affront insupportable. - -Ursule l’embrassa tendrement sans oser lui parler et demeura près du -lit, embarrassée, ne sachant comment provoquer l’explication qu’elle -désirait. - -Installée déjà sur le couvre-pied, où chaque matin elle reprenait la -même place, Royale Egypte attendait, pour se livrer au sommeil, qu’on -lui servit le lait tiède et crémeux qui constituait son premier régal. -Assise toute raide dans le demi-cercle de sa queue repliée, elle -considérait sa maîtresse avec cette écrasante dignité qui n’appartient -qu’aux chats, et comme Laurence tardait à satisfaire son désir, la bête -impatientée s’étira, et, brusquement, plissant son nez, crachant de -colère, lui gifla la main d’une patte convulsive. - -Rappelée à l’ordre de cette impérieuse façon, la jeune fille s’empressa -de servir sa favorite. - ---Royale Egypte, ma chère, dit-elle, exprimant dans un triste badinage -toute l’amertume de son âme, vous avez un détestable caractère, mais -cela ne m’empêche pas de vous aimer, car vos fureurs comiques sont bien -inoffensives. Vous n’êtes qu’une bête muette et vous ne pouvez pas faire -grand mal avec vos dures petites pattes. Les hommes, mon beau chat, ont -une arme bien plus dangereuse que vos griffes, une arme aiguë, -empoisonnée, contre laquelle il n’est pas de défense possible, c’est la -parole. On m’a déchiré le cœur avec des paroles et d’injustes reproches, -mais nul ne s’en soucie, nul n’a pitié de moi. - ---Ma chérie, ne dites pas cela, car rien n’est plus faux, s’écria -Ursule, navrée. Si vous suiviez mes conseils, si vous étiez plus -raisonnable, votre vie serait plus tranquille et presque heureuse. Ne -pouviez-vous vous abstenir de braver votre père ouvertement comme vous -l’avez fait hier? - ---Faut-il donc immoler toujours mes goûts, obéir et plier toujours? -Grand merci, je n’ai point une nature d’esclave, riposta la jeune fille. -Si j’ai refusé d’aller au mariage d’André, ce n’est point par caprice, -mais vraiment, qu’irais-je faire là-bas? Parader, défiler, subir le -contact de gens inconnus, leur parler, leur sourire; c’est une épreuve -au-dessus de mes forces. Oh! le monde est pour moi comme une cuve -d’huile bouillante où j’endure les tourments de la damnation; ses fêtes, -ses plaisirs me donnent le désir de pleurer, de mourir. Je le redoute -plus que tout ici-bas. - ---Et c’est bien naturel, si vraiment vous y souffrez comme dans une cuve -d’huile bouillante, reprit Ursule, que cette image vigoureuse avait -beaucoup frappée. Mais comment faire? Votre père, j’en suis sûre, ne -veut que votre bien. Il vous permettrait certainement de décliner -l’invitation d’André s’il savait combien les voyages et les cérémonies -vous fatiguent. - ---Seriez-vous prête à lui dire que je tomberai malade s’il me contraint -d’assister à ce mariage? interrogea Laurence avec un regard caressant et -plein d’espérance. - -Un instant Ursule hésita, car son âme était scrupuleuse et elle aimait -la vérité, mais elle aimait Laurence plus tendrement encore. - ---Je tâcherai d’arranger tout cela, dit-elle avec un touchant embarras, -seulement, ma chérie, il faudra que vous m’aidiez, que vous cédiez en -apparence à votre père. Dites-lui ce matin quelques mots d’excuses. Il -oubliera sa colère en voyant votre soumission et sa volonté deviendra -moins ardente. Alors, peu à peu, en parlant de votre santé, je -l’amènerai à vous défendre ce qu’il vous avait ordonné. - ---Bon! je ferai tout ce que vous voudrez, s’écria Laurence en battant -des mains. Vous étés un abîme de ruses, embrassez-moi vite! - -Le visage incolore d’Ursule Tampin, ce visage où tout était gris, même -la bouche, prit alors tout l’éclat qu’il pouvait avoir et qui égalait à -peine celui de la lune en plein jour. En même temps ses pâles yeux, où -se lisaient si aisément les pensées de son âme candide, exprimèrent le -plus tendre ravissement. Charmée d’avoir consolé son enfant chérie, elle -la serra longuement dans ses bras. Puis, ayant entendu sonner dix -heures, elle s’enfuit précipitamment, car sa vie n’était pas faite de -loisirs. Toute la matinée elle courut, infatigable, de la cuisine à la -lingerie, du second étage au rez-de-chaussée, donnant des ordres, -surveillant les domestiques, réparant leurs négligences et s’efforçant -d’assurer à son intraitable cousin un service impeccable. Malgré sa -vigilance, le déjeuner fut une tempête. Le colonel rentra en retard, -annonça qu’il était pressé, bouscula l’ordonnance, se plaignit bien haut -de sa lenteur, trouva tous les plats détestables et le menu stupidement -conçu. Devant cette humeur furieuse, Laurence hésitait à remplir sa -promesse. Pourtant, à la fin du repas, quand on eut servi le café, elle -rassembla son courage et, comme son père lui passait le sucrier sans la -regarder, elle dit avec effort en rougissant d’humiliation: - ---Je regrette ce qui s’est passé hier. Je reconnais que j’ai eu tort. - -Ces paroles, que le colonel attendait, lui parurent trop naturelles pour -désarmer sa rancune. - ---Bon, dit-il sèchement. Songez maintenant à commander votre toilette et -tâchez qu’elle soit convenable. Vous me ferez le plaisir de renoncer -pour une fois aux couleurs sombres que vous affectionnez. Je ne veux pas -vous voir porter toujours du noir ou du gris, sachez-le. - ---Je vous apporterai les échantillons et vous choisirez vous-même, -répondit la jeune fille, admirant dans son cœur sa patience héroïque. - -Mais le colonel ne récompensa pas cet effort de vertu. - ---La peste soit de vous! Me prenez-vous pour une couturière? Vais-je -passer mon temps à m’occuper de vos chiffons? gronda-t-il, en haussant -les épaules. - -Et, consultant sa montre, il acheva sa tasse de café et quitta la pièce. -Un instant après il refermait derrière lui la porte de la maison. - ---Eh bien! dit Laurence en levant vers sa cousine un visage enflammé, -vous voyez le beau résultat de ma soumission et de mes platitudes. Oh! -tout cela me rendra folle, j’ai besoin de m’enfuir, d’oublier cet enfer. -Je sors, Ursule, ne m’attendez pas pour goûter. Je passerai l’après-midi -chez les Heller. - -Ursule approuva ce projet. Elle était toujours heureuse de voir Laurence -rechercher la compagnie d’Edith et de Mme Heller, car, bien qu’elle -habitât Fontainebleau depuis six ans, la jeune fille n’y possédait pas -d’autres amies. Sans le savoir, le colonel l’avait condamnée à cette -solitude qu’il déplorait et lui reprochait cruellement. Sa réputation -dans la ville était mauvaise. Le monde ne lui pardonnait pas sa hauteur -dédaigneuse, sa misanthropie manifeste. Dès les premiers jours de son -arrivée, on le jugea durement parce qu’il ne recherchait personne et se -suffisait à lui-même. Et lorsque ses domestiques, dans leurs bavardages, -le représentèrent sous les traits d’un être lunatique, foncièrement -méchant, à demi fou, la société accepta sans contrôle cette image -dénaturée. Pourtant les mêmes personnes qui accablaient Paul Dacellier -de leur réprobation se montrèrent tout d’abord fort bien disposées en -faveur de sa fille. Ces bonnes âmes l’eussent volontiers accueillie, -choyée, consolée, à la condition qu’elle leur fournît, en jouant un rôle -de victime, des armes contre son tyran, car il est délicieux de trouver -dans l’exercice de la charité un nouveau prétexte de médisance, de -pouvoir condamner et calomnier son semblable au nom de la pitié, au nom -de la justice. Laurence ne fut pas la dupe de ces hypocrisies. En dépit -de ses révoltes, elle aimait et admirait son père et n’eût pu supporter -de l’entendre blâmer. Loin de consentir à se plaindre de lui, elle le -défendit par son silence, repoussa fièrement les avances qui lui furent -faites et la fausse compassion qu’on lui offrait. Contrainte d’assister -parfois à quelques réunions officielles, elle évita soigneusement de se -lier avec les jeunes filles de son âge, car elle ne voulait introduire -personne dans son intimité et livrer ainsi à la malveillance publique -les amers secrets de sa vie. Les Heller surent respecter sa réserve -ombrageuse. Toujours bien accueillie dans leur maison, elle pouvait se -dispenser d’inviter Edith sans que celle-ci parût s’en étonner. Laurence -l’aimait doublement pour cette discrétion. - -Lorsqu’elle sortit, à deux heures de l’après-midi, le ciel était si -limpide et son cœur encore si troublé qu’elle voulut, avant de se rendre -chez ses amies, faire une courte promenade. Sa maison, la dernière de la -rue de France, était située presque à l’entrée du bois. Quelques minutes -de marche la conduisaient en pleine solitude, parmi les arbres. Toujours -elle courait vers eux dans ses heures difficiles. C’était leur voisinage -qui lui rendait Fontainebleau si cher. Accoutumée dès l’enfance à -l’existence nomade des filles d’officier, n’ayant jamais eu de demeure -permanente, errante et partout étrangère, elle avait choisi pour l’aimer -à l’égal de son pays natal cette petite ville perdue dans la forêt comme -une île dans la mer et sur laquelle passait constamment le souffle -purifiant de la nature. Elle y avait fait son nid avec joie. Elle y -avait enraciné sa vie, elle rêvait d’y rester toujours. La violence de -son désir semblait avoir contraint les circonstances à l’exaucer, car -Paul Dacellier, envoyé à Fontainebleau comme lieutenant-colonel, avait -eu la chance, dix-huit mois auparavant, de passer colonel sans changer -de garnison, ayant été nommé commandant en second et directeur des -études à l’Ecole d’application. - -Suivie de son chien Consul, Laurence se dirigeait vers la forêt, -repassant dans sa pensée ses ennuis présents. Pourtant c’était toujours -avec une sorte d’ivresse qu’elle considérait l’horreur de sa vie. Il -était rare que la douleur prît chez elle la forme de l’accablement, car -son âme, accoutumée à l’exaltation de la solitude dans le malheur ou -dans la joie, chantait toujours. La certitude que son courage et sa -jeunesse pouvaient faire face à toutes les épreuves, braver tous les -orages, la comblait d’un immense orgueil et elle éprouvait devant la -désolation absolue de son existence un étrange sentiment de puissance et -de liberté. - ---Chers arbres! comme je suis forte, presque aussi forte que vous, -songeait-elle, en saluant avec un regard de tendre défi les premiers -géants ses amis. - -Et, dépassant le carrefour de la Fourche, elle quitta la route pour -s’engager, par de petits chemins capricieux, au cœur des futaies -familières. - -Le sol où stagnaient les feuilles pourrissantes, pareilles à des flaques -de vin ou de sang, portait encore la trace des orgies de l’automne. Mais -les bois n’avaient plus l’aspect d’un palais aux chaudes tentures, d’un -splendide sérail ouvert aux fêtes des saisons. La volupté, l’amour n’y -rôdaient plus en chantant leurs chansons perverses. L’hiver au beau -visage intègre, purifiant ce temple un instant profané, lui rendait sa -grandeur religieuse. Sans parure, dépouillée, la forêt semblait envahie, -trouée, submergée par le ciel, et de tous côtés ses vastes perspectives -s’achevaient en plein azur. - -Ralentissant sa marche, Laurence oublia bientôt sa colère pour -participer au recueillement des arbres tranquilles. Ils l’incitaient à -la méditation, ranimaient sa foi chancelante. En dépit de l’éducation -chrétienne qui lui avait été donnée, le doute était de bonne heure entré -dans son âme. A l’âge où on lui enseignait le catéchisme, remarquant que -son père ne s’approchait jamais des sacrements, elle cherchait à -s’expliquer ce fait déconcertant: la religion n’était donc point si -claire, si évidente, puisque cet homme intègre et droit la rejetait? -Déjà, pour l’enfant attentive, il y avait une brèche ouverte dans ce -beau palais de la foi où sa mère essayait de l’emprisonner. Laissée -libre et sans direction par l’indulgence excessive d’Ursule autant que -par la sévérité distraite du colonel, elle connut trop tôt par ses -lectures, que nul ne surveillait, la multiplicité des religions et des -philosophies qui, l’une après l’autre, la séduisirent. Si, dominée par -sa sensibilité, par ses penchants mystiques, par un besoin inné -d’adoration, elle restait encore fortement attachée au catholicisme et -continuait d’en observer par habitude les pratiques essentielles, sa -ferveur, sa piété capricieuse se ranimaient surtout au contact de la -nature. Mieux que l’humble paix des églises, le calme auguste de la -forêt éveillait en elle des sensations d’éternité. Maintenant, de toute -sa révolte, il ne lui restait plus qu’un sentiment d’amer dégoût pour le -monde et la terre. Une prière anxieuse s’exhala de son âme, brusquement -envahie par le désir de Dieu. Les mains jointes, les yeux levés vers le -soleil, elle souhaita de n’aimer plus rien que l’infini sans forme et -sans visage. Mais, comme pour railler ce vœu, pourtant sincère, l’image -de Mme Heller lui apparut soudain et, avec un irrésistible sourire, lui -masqua le ciel, éclipsa la beauté sereine de l’éther. - -Et la jeune fille adora cette image qui depuis des années illuminait sa -vie. - -Quatre ans auparavant, l’arrivée du commandant Heller à Fontainebleau -avait soulevé dans la ville une agitation fiévreuse et généralement -hostile que Laurence ignora d’abord, car les bruits du monde ne -pénétraient guère dans sa retraite. - -Pourtant, un matin, elle trouva l’institution Racine où elle achevait -ses études tout en effervescence. Arrivées de bonne heure, les élèves -groupées près des portes ou des fenêtres, causaient, en attendant leur -directrice, avec une animation singulière et semblaient se confier de -passionnants secrets. Parfois l’une d’elles prononçait d’une voix -pointue le nom de Mme Heller, et toutes les autres, aussitôt, hochaient -la tête avec les airs vertueux et offensés que prennent les vieilles -dévotes pour déplorer la corruption du siècle où elles vivent, quel -qu’il soit. Filles d’officier pour la plupart, ces adolescentes, -nourries des préjugés de leurs parents, répétaient, sans en bien -comprendre l’importance, leurs propos malveillants et déchiraient avec -une ivresse précoce la réputation de la nouvelle venue. - -Laurence était peu liée avec ses compagnes et ne prenait jamais part à -leurs conversations, mais elle n’avait pu décourager l’obséquieuse -amabilité de Lucie Jaffin dont le père, capitaine, servait sous les -ordres de Paul Dacellier. - -Tout de suite celle-ci, accourant à sa rencontre, l’accapara, l’étourdit -d’un flot de paroles. C’était une mince fillette au teint verdâtre, aux -longues mains crochues, aux grâces d’araignée. La ligne de ses cheveux -noirs, tirés jusqu’au sang, encadrait pauvrement un visage en lame de -couteau, découvrant deux oreilles proéminentes toujours aux écoutes. Ses -petits yeux perçants semblaient épier constamment quelque mal caché, ses -narines flairer quelque scandale, et sa bouche ne distillait que -perfidies. - ---Savez-vous la nouvelle? dit-elle avec son venimeux sourire. Nous -aurons bientôt pour compagne dans notre classe Edith Heller: triste -acquisition pour le cours Racine! C’est, je pense, une petite -dévergondée, bon sang ne peut mentir. Connaissez-vous sa mère, la -trouvez-vous vraiment si belle? - ---Je ne l’ai jamais vue, avoua Laurence sans la moindre curiosité. - -Lucie Jaffin, enchantée de son ignorance, s’empressa de lui apprendre -tout ce qu’elle savait de Mme Heller. - -On la disait fille naturelle d’une chanteuse de café concert. Toute -jeune, elle posait pour le nu dans les ateliers de sculpture, lorsque le -commandant Heller, alors capitaine, et de vingt ans plus âgé qu’elle, -l’avait rencontrée, aimée, épousée, le pauvre homme! La coquette abusait -sans remords de son pouvoir sur ce mari crédule et follement épris -qu’elle déshonorait impunément. On ne connaissait pas de fortune au -commandant, en dehors de ses appointements. Il avait loué à -Fontainebleau une maison modeste. Une jeune bonne et son ordonnance -composaient tout son personnel. Pourtant Mme Heller avait, dit-on, -trente-cinq robes, des bijoux si beaux qu’elle n’osait les porter, et -tout son linge était en crêpe de Chine orné de vraie dentelle. Un -scandale retentissant l’avait chassée d’Alger, sa dernière garnison, où, -six mois auparavant, le jeune lieutenant Cé, un enfant encore, beau, -riche, plein d’avenir, affolé par ses coquetteries, s’était tué pour -elle. - -De toute cette légende inventée par l’envie, Laurence ne retint que ce -dernier détail. Durant le cours, ses distractions, ses réponses -incohérentes frappèrent d’étonnement le professeur. Son rêve l’emportait -bien loin de la pièce sévère où retentissaient les voix grêles de ses -compagnes. Elle ne voyait plus devant elle la vitre que battait la -pluie, mais la mer scintillante, les fleurs, le soleil d’Alger. Dans ce -décor radieux elle s’efforçait d’évoquer la beauté de Mme Heller, la -passion du jeune lieutenant Cé, sa fidélité, sa patience, ses triomphes -passagers, ses joies bientôt détruites, son grand désir toujours déçu, -ses soupçons, sa jalousie, son désespoir. - -Comme tous les êtres très jeunes, Laurence avait pitié des malheurs de -l’amour plus que de toute autre misère, mais ils soulevaient dans son -âme des transports d’enthousiasme, mêlés d’une secrète envie. Elle avait -passé des heures ineffables à imaginer la douleur de la duchesse de -Langeais, pleurant à la porte de son amant et l’attendant en vain avant -de se jeter au cloître. Le drame qu’elle venait de reconstruire et de -revivre, plus poignant parce qu’il n’appartenait pas au roman, lui -apportait, avec une émotion plus grave, le même enivrement. - -Déjà Mme Heller la captivait, lui inspirait une sympathie inexplicable. -Sans doute, elle avait dû beaucoup pleurer la mort dont elle était la -cause, sans doute un inextinguible remords rongeait maintenant nuit et -jour son cœur jadis heureux. Quoi qu’il en soit, cruelle, perverse, -inconsciente, ou victime désolée d’une grâce qu’elle maudissait, elle -portait autour de son front l’auréole d’un passé romanesque, orageux et -trouble. Et Laurence, sans la connaître, adorait à l’avance sa -dangereuse beauté. - -La semaine suivante, Edith Heller entra à l’institution Racine. Sa -timidité, sa douceur craintive ne désarmèrent pas les préventions de ses -compagnes, qui l’accueillirent avec la plus froide réserve. Indignée de -cette attitude, Laurence accabla de prévenances la nouvelle venue et -gagna d’un seul coup son cœur tendre et meurtri. - -Le cours fini, elle s’attarda volontairement dans la salle d’attente où -toutes les jeunes filles remettaient leurs chapeaux, tandis que leurs -mères s’empressaient autour de la directrice. Son ardent espoir ne fut -pas déçu, et Mme Heller apparut bientôt au seuil de la porte d’entrée. -Sans l’avoir jamais vue, Laurence la reconnut. Nulle autre ne pouvait -avoir cette allure langoureuse et cette élégance voyante. Elle avançait -lentement parmi les groupes pressés des élèves. L’ombre de son chapeau -fantasque ne voilait qu’à demi l’éclat de ses yeux magnifiques. Elle -aperçut de loin Edith, lui sourit, et tout son visage brilla comme un -diamant qu’on fait jouer sous la lumière. - -Laurence, éblouie, subjuguée par ce sourire, fit signe à sa femme de -chambre de l’attendre encore, et feignit de chercher ses gants pour -rester plus longtemps dans la salle. Mme Heller avançait toujours, -saluant au passage quelques femmes d’officiers. Celles-ci s’inclinaient -comme de raides épis qu’un vent détesté courbe malgré eux. Puis, -redressant bien haut la tête, assujettissant leurs voilettes, serrant -leurs parapluies, revêches, hautaines, fières de leur vertueuse laideur, -elles entraînaient précipitamment vers la porte leurs filles effarées, -comme si elles craignaient que le seul contact d’une belle pécheresse -corrompît à jamais ces pures enfants. Laurence surprit quelques -réflexions malveillantes chuchotées à mi-voix. Ses yeux brillèrent de -colère, son cœur bondit comme celui du chevalier qui entend insulter sa -dame, car déjà elle aimait Mme Heller plus que sa vie. - -La plupart des jeunes filles élevées sévèrement loin du monde ont connu -ces grandes amitiés romanesques qui chez elles précèdent le véritable -amour. L’atmosphère restreinte et close où elles vivent n’étouffe pas -leur sensibilité. A quinze ans, les affections de leur famille ne leur -suffisent plus: une flamme bizarre et sans objet s’allume en elles. Leur -cœur s’éveille, mais leurs sens restent profondément endormis. -Tourmentées du désir d’aimer, elles ignorent généralement à cet âge les -réalités de l’amour. Si elles sont curieuses et précoces, si quelques -lectures imprudentes leur ont révélé trop tôt les mystères de la -volupté, cette révélation ne leur inspire que répulsion. Leur expérience -théorique n’altère nullement leur pureté. Et comme la chair ne parle pas -en elles, elles s’attachent à une amie belle, brillante ou infiniment -douce, à une religieuse qui les comprend et les dirige avec bonté, -parfois à une inconnue, à une cantatrice qu’elles ont entendue un soir -et ne reverront jamais. - -De telles passions semblent souvent déconcertantes, parce que seule -l’illusion la plus folle les fait naître et les entretient. Elles ont -une violence terrible et s’éteignent en un instant. Mais elles sont -généreuses, belles, dignes de respect, parce que le cœur qui les conçoit -est sans défiance, sans calcul, se donne tout entier, ne demande rien, -se réjouit seulement de brûler. C’est l’admirable, le saint, -l’incomparable amour de l’enfant. - -Pendant plusieurs semaines, Laurence vécut dans un état de fièvre et -d’égarement continuels. Elle ne lisait plus, ne mangeait plus, dormait à -peine. Tous les jours, elle trouvait un nouveau prétexte pour entraîner -Ursule au parc, ou battre d’un bout à l’autre la rue Grande, s’arrêtant -dans les magasins les plus fréquentés, chez les pâtissiers à la mode, -partout où elle espérait rencontrer Mme Heller. Pour Edith, elle -montrait une amabilité empressée, se plaçait à ses côtés, lui rendait -mille services. Un jour, elle osa lui parler de sa mère avec -enthousiasme et dès lors leur intimité grandit vite. Enfin Laurence eut -le bonheur d’être invitée chez sa nouvelle amie. Mme Heller vint -présider le goûter des deux jeunes filles. L’atmosphère renfermée de la -province était insupportable à cette femme légère. Plongée dans un ennui -mortel, elle reçut Laurence avec plaisir et celle-ci lui plut, la flatta -par son admiration et sa dévote extase. Tout hommage, si insignifiant -qu’il fût, charmait cette orgueilleuse. Faute de mieux, par habitude, -elle déploya l’arsenal de ses coquetteries en faveur d’une enfant trop -éprise et trop simple pour deviner ses artifices. Son accueil caressant, -ses grâces enivrèrent Laurence. Elle admira la bonté de Mme Heller, lui -prêta toutes les vertus et crut avoir enfin trouvé l’amie parfaite que -désirent avec tant d’ardeur toutes les jeunes filles solitaires. - -En pénétrant dans son intimité, elle ne tarda pas à découvrir la -frivolité de cette nature vaine et froide, mais ces déceptions mêmes -fortifièrent son attachement. La douleur, l’immolation sont les seuls -buts de l’amour pur. Tout être véritablement épris rêve de donner son -sang, son bonheur, sa vie pour celui qu’il aime. Laurence surpassa tous -ces sacrifices. Elle abdiqua pour son amie jusqu’à son idéal sévère. -Elle dépensa dans un perpétuel effort d’indulgence toute l’abnégation de -son âme, car il n’est point de plus grand holocauste que celui du -pardon. - -Pourtant nulle affection, si désintéressée qu’elle soit, ne peut -subsister si toute joie lui manque. Par sa beauté merveilleuse, Mme -Heller satisfit chez Laurence, en même temps que l’appétit du sacrifice, -ce désir du bonheur qui se mêle à toute passion sérieuse. Devant son -radieux visage, la jeune fille oubliait vite ses désillusions, s’abîmait -dans l’extase de la contemplation. Mais la figure réelle et vivante de -Lætitia Heller lui était moins chère que son seul souvenir et peut-être -n’avait-elle jamais goûté de félicité plus parfaite qu’auprès de l’image -irréelle et muette qu’elle se plaisait à évoquer dans le silence de la -forêt. - - - - -III - - Et elle n’avait d’égal pour la taille que le rameau de l’arbre - Bân et pour le teint que la tubéreuse de Chine. - - _La Reine de Saba_. - - -Mme Heller habitait rue des Bois, non loin du cimetière, une petite -maison devant laquelle stationnait ce jour-là, par extraordinaire, une -voiture attelée de deux chevaux noirs. Laurence, en approchant, reconnut -avec ennui le cab anglais de M. de Sérannes arrêté à la porte de son -amie. - -La société de Fontainebleau s’occupait fort, à cette époque, du comte de -Sérannes et révérait son élégance, sa fortune, son nom, sa gloire -naissante. Peintre déjà célèbre à trente-cinq ans, il possédait à Avon -une grande propriété où son amour pour la forêt, son goût pour la chasse -à courre le ramenaient régulièrement deux fois par an, en octobre et en -février. Cette année cependant, Fontainebleau s’émerveillait de le -posséder encore à la fin de novembre. Sans raison apparente, il semblait -vouloir fondre en un seul ses deux séjours ordinaires et, rompant avec -ses habitudes dédaigneuses, acceptait volontiers les invitations qu’on -lui prodiguait. Il n’en fallait pas davantage pour exalter démesurément -les espoirs des mères en quête d’un parti pour leurs filles. Mais Lucie -Jaffin, toujours astucieuse et bien renseignée, prétendait que les -charmes seuls de la belle Lætitia enchaînaient le jeune comte à -Fontainebleau. - -Laurence n’avait jamais cherché à contrôler la vérité de cette -médisance. A plusieurs reprises, M. de Sérannes s’était présenté chez -les Heller au moment où elle s’y trouvait. Elle s’empressait alors de se -retirer, plus encore par discrétion que par timidité, car elle eût rougi -d’épier les secrets et les sentiments de sa chère Lætitia. Ce jour-là -cependant, elle n’eut pas le courage de renoncer au plaisir qu’elle -s’était promis et, sachant que l’importun visiteur dont toute la ville -surveillait jalousement les démarches, ne pouvait s’attarder longtemps -chez une femme sans risquer de la compromettre, elle sonna très -doucement à la porte de ses amies. - ---Ne prévenez pas ces dames, Lisa, dit-elle à la jeune bonne qui vint -lui ouvrir, je sais qu’elles sont au salon, ne les dérangez pas. Je vais -les attendre en haut, très patiemment, avec Consul. - -Lisa qui, comme ses maîtresses, connaissait l’humeur sauvage de la jeune -fille, acquiesça d’un sourire et s’effaça pour la laisser passer. -Laurence monta rapidement au premier étage et gagna le grand cabinet de -toilette où ses deux amies se tenaient toujours dans la journée. - -Cette pièce, spacieuse et claire, donnait sur des jardins que bordait au -loin la ligne bleue de la forêt. Une haute psyché, une toilette -dissimulée par un paravent, des fauteuils blancs laqués vieillis par de -nombreux déménagements, une coiffeuse, plusieurs petites tables -composaient l’ameublement. Une large glace, un portrait de Mme Heller -occupaient deux panneaux; les autres restaient vides. Le tapis blanc à -fleurs crèmes, le papier gris à bouquets roses, les soies jaunâtres -élimées qui recouvraient les sièges avaient la même tonalité terne, -claire, insipide. Pourtant, en dépit de sa laideur banale, la pièce -restait vivante et sympathique. Le sol était jonché de petits souliers -pimpants qui semblaient se reposer d’une danse récente et n’attendre -qu’un signal pour reprendre leur menuet. Des dentelles, des écharpes, -des rubans gisaient sur les meubles. Le paravent écarté laissait voir la -grande toilette couverte de flacons. Sur un fauteuil, un peignoir -abandonné évoquait la forme de Mme Heller et son parfum saturait -l’atmosphère. - -Consul s’accroupit devant la salamandre et, fixant son foyer -incandescent, l’adora durant quelques minutes avant de s’endormir. -Laurence enleva son chapeau, tira de son sac une cigarette et s’installa -dans le rocking-chair qu’on lui abandonnait toujours. - -Elle avait pris depuis quelque temps l’habitude de fumer. Cette agréable -manie l’aidait à supporter les heures où l’agitation de son âme, -troublée par la colère, la passion ou l’attente, lui rendait toute -lecture, tout travail impossible. Elle allumait sa troisième cigarette, -lorsqu’un bruit de voix s’éleva dans le silence de la maison. Un rire -aigu, mais sans gaîté, que Laurence connaissait bien, retentit dans -l’escalier. Bientôt après, ses deux amies, très animées, entrèrent dans -la pièce, Mme Heller vêtue de rouge et belle comme une flamme, Edith -tout en blanc, immatérielle, radieuse comme un pur esprit. - ---N’êtes-vous point, mon tout petit, une absurde fillette, s’écria Mme -Heller en embrassant son humble admiratrice. Pourquoi nous priver ainsi -de votre société charmante? - -Elle caressait les cheveux de Laurence, lui souriait délicieusement avec -cette grâce câline qui, dès l’abord, avait convaincu la jeune fille de -sa bonté. Mais bien que ses paroles fussent infiniment douces, sa voix -restait froide et coupante. - ---Sérieusement, folle enfant, ne pouviez-vous venir nous rejoindre au -salon au lieu d’attendre ici, seule, et dans un tel fouillis? - -Sur un signe de sa mère, Edith, rassemblant les vêtements épars, dégagea -quelques sièges et rétablit un ordre apparent. Puis elle vint s’asseoir -auprès de son amie. - ---Est-ce que M. de Sérannes te fait peur? dit-elle de sa voix basse et -douce. Pourquoi cherches-tu toujours à l’éviter? Si tu savais comme il -est simple, aimable, gai, charmant. - ---Oui, il a tout à fait apprivoisé ma fille et causé beaucoup avec elle, -affirma Mme Heller sur le ton condescendant qu’elle eût pris pour dire: -«Il a beaucoup joué avec bébé.» - -Edith ne l’entendit pas. Son cœur défiant, timide et sage, débordait ce -jour-là d’enthousiasme et d’amour. - ---Je voudrais que tu le connusses, reprit-elle avec ferveur. M. de -Sérannes comprend ta chère forêt en poète, en artiste. Elle l’a, cette -année, littéralement ensorcelé. Il ne peut se résoudre à la quitter, car -il trouve, comme toi, qu’elle est bien plus belle en hiver que durant -les autres saisons. Oh! vous avez les mêmes goûts et je suis sûre qu’il -te plairait. - ---Non, vraiment, je ne le crois pas, dit Laurence d’un air inexorable, -car tu m’as dit qu’il adorait la chasse. - -Mme Heller éclata de rire. - ---Mon Dieu! dit-elle, est-ce donc un crime si noir à vos yeux? Avez-vous -pour toutes les bêtes, pour la douce biche, pour le sanglier même, des -entrailles de sœurs, et les Nemrods de ce monde sont-ils pour vous des -assassins? Quelle petite fille sensible? Passez-moi, chérie, une -cigarette, et je vais vous faire un aveu, au risque d’encourir votre -éternel mépris: j’aime beaucoup, oh! mais beaucoup, la chasse à courre. - -Et elle s’étira avec la mine béate et féroce du chat qui vient de manger -un oiseau. - ---Cela ne m’étonne pas, murmura Laurence en soupirant. Vous êtes -cruelle, au fond, chère madame, je le sais bien. - -Mme Heller souriait. Ce reproche, quoique juste, n’ébranlait pas sa -vanité tranquille, car elle était persuadée que les plus condamnables -défauts devenaient chez elle qualités, charmes et perfections. - ---Cruelle, mignonne? Expliquez-vous, dit-elle avec sérénité. - ---Mais, madame, c’est tout simple, vous êtes très coquette et la -coquetterie est une cruauté. - ---Cruauté bien anodine, avouez-le. - -Laurence tressaillit, indignée, car elle songeait au jeune lieutenant -Cé. Mme Heller avait-elle oublié sa victime et n’entendait-elle plus ce -sang crier vers elle? - ---Oui, Laurence a raison, dit Edith, en levant vers sa mère son beau -regard candide. Je ne puis comprendre ce jeu pervers de la coquetterie. -Pourquoi faire le mal sans raison? Pourquoi ne pas décourager tout de -suite, franchement, ceux qu’on ne peut aimer et laisser voir à celui qui -nous plaît notre prédilection? - ---Quelle petite niaise, s’écria Mme Heller en riant. Mais pour être -vraiment aimée, mon trésor, il faut savoir faire souffrir, rester le -joyau mystérieux, inaccessible, prix d’une lutte sans fin. L’homme doit -toujours trembler de nous perdre et nous disputer sans cesse à des -rivaux. D’ailleurs, pour notre satisfaction même, est-ce qu’un seul -amour peut suffire? Il en faut mille, brûlant autour de nous comme un -cercle de flammes. La vie ne prend toute sa saveur que lorsqu’on se sent -le but unique de tant de cœurs que l’on ravit ou torture à sa guise. - ---Mais, dit Laurence avec lenteur, si l’un de ces cœurs, peut-être le -meilleur, le plus tendre, se brise? - -Mme Heller comprit cette fois l’allusion. Ses paupières battirent, -s’abaissèrent. Pourtant, sur ce visage aveugle qui cherchait à mentir, -apparut une expression de triomphe discret et d’effroyable joie. Le -souvenir que venait d’évoquer Laurence n’était point pour elle un -souvenir amer. La mort du lieutenant Cé prenait place dans sa vie comme -une victoire éclatante, car ce sang versé pour elle attestait la -puissance de sa beauté. Jamais sans doute elle n’avait honoré d’une -larme la mémoire de son triste amant. Mais elle songeait à lui avec -complaisance lorsqu’elle repassait, dans ses heures d’ennui, ses succès -de coquette. Laurence, épiant son visage, devina ses pensées; elle vit -enfin la sécheresse sans bornes de ce cœur qu’elle croyait faible, et -pourtant sensible. Mme Heller lui inspira une sorte d’horreur. Elle -chercha le regard d’Edith, espérant y lire un reflet de son indignation. -Mais la jeune fille n’avait point écouté les dernières paroles de la -conversation. Elle rêvait immobile, les yeux levés vers la fenêtre, et -Laurence fut tout à coup frappée de sa beauté. - -Bien qu’elle fût réellement jolie, Edith Heller, d’ordinaire, plaisait -peu. Sérieuse, humble, elle s’habillait mal, s’effaçait volontiers -devant sa mère dont elle copiait avec servilité les toilettes et la -coiffure. Mais les robes ajustées, qui moulaient savoureusement les -formes pleines de la jeune femme, étriquaient le corps mince et plat de -l’adolescente, et les couleurs voyantes, brutales, hardies -qu’affectionnait Mme Heller accentuaient jusqu’à la lividité la pâleur -de sa fille. - -Elle semblait, ce jour-là, avoir acquis tout à coup le goût ingénieux -qui sait mettre en relief les qualités d’une silhouette ou d’un visage. -Sa robe blanche, de forme vague et presque enfantine, faisait valoir sa -jeunesse et son charme candide. Une haute coiffure dégageait son beau -front et l’ovale délicat de sa figure. Une couche de rouge avivait son -teint morbide et transparent de rousse. Elle était assise de biais sur -un fauteuil bas, la tête renversée sur le dossier. Ses bras minces et -longs, dont on voyait courir sous la peau diaphane les veines bleues, -gisaient dans les plis de sa robe comme deux ailes repliées. Elle était -très grande se tenait mal, et son attitude ployante, défaillante, -prenait dans sa toilette vaporeuse une grâce infinie. - -Si Edith avait l’aspect d’un ange, tout autre était la beauté sensuelle -de Mme Heller. Ses yeux semblaient faits pour percer le faible cœur des -hommes et se réjouir de leur agonie, ses narines pour respirer les -parfums agréables, sa bouche pour savourer le vin, les bonbons, les -baisers et la douceur du rire. Sa brûlante physionomie ne connaissait -pas le repos. L’œil brun, scintillant, admirable, changeait sans cesse -d’expression, tournait sous les belles paupières, brillait sournois ou -tendre à travers les cils abaissés, puis s’ouvrait comme un phare, -répandant à flots sa lumière. Ses narines mobiles s’émouvaient pour un -rien. Elle riait facilement pour montrer ses dents éclatantes et -lorsqu’elle était sérieuse, aussi calme qu’elle pouvait l’être, elle -mordait sans cesse sa lèvre ou l’avançait dans une moue exquise, et, par -ces mouvements étudiés qui semblaient naturels, elle attirait -constamment l’attention sur sa bouche enivrante. - -D’ordinaire, lorsqu’elle était près de Mme Heller, Laurence ne regardait -qu’elle, et la jeune femme, habituée à ce muet hommage, s’étonna de -surprendre son regard attaché sur Edith. - ---Comment trouvez-vous ma petite fille? dit-elle sèchement. Affreuse, -n’est-ce pas, et stupidement attifée? - ---Mais, madame, au contraire, répondit Laurence, ne voyez-vous pas -combien elle est jolie? Une véritable beauté! - -Edith rougit de plaisir. - ---Maman n’est pas de ton avis, dit-elle timidement. Nous nous sommes -fâchées toutes deux ce matin à propos de ma coiffure. - ---Elle est ridicule, ma pauvre petite, et pas du tout moderne. - ---Cela ne fait rien, si elle me va. M. de Sérannes l’a trouvée -charmante. - -Mme Heller eut un rire strident. - ---Voilà une belle autorité, riposta-t-elle avec une ironie méchante. Si -tu plaçais un chaudron sur ta tête, M. de Sérannes t’en ferait -compliment. Il remplit son rôle de galant homme, mais sois sûre que dans -son âme il s’est moqué de toi. D’ailleurs, ce n’est point seulement ta -coiffure que je trouve grotesque. C’est aussi cette robe fade, ingénue, -sans chic, sans ligne, que tu as voulu commander toi-même. Et -puis...,--sa voix devint plus acerbe encore,--je ne comprends pas qu’à -ton âge tu mettes de la poudre et du rouge. Tu as l’air d’une grue, mon -petit chat, tout simplement. - -Laurence écoutait stupéfaite. La jalousie furieuse qui manifestement -animait Mme Heller lui soulevait le cœur. Son dégoût fut plus fort que -son amour. - ---Grands dieux! s’écria-t-elle, feignant la plus vive gaîté, comme vous -êtes prude, chère madame! - -La jeune femme rougit violemment sous cette apostrophe. Ses yeux -étincelèrent et Laurence, éperdue, détourna la tête pour fuir ce regard -qu’elle aimait malgré tout. Pourtant, dans un dernier effort de courage, -elle ajouta, s’adressant à Edith: - ---Crois-moi, ta robe est très jolie et ce rouge te va très bien, car tu -es toujours à mon avis un peu trop pâle. - -Déjà Mme Heller avait repris sa sérénité orgueilleuse. - ---Bien, mes enfants, très bien, dit-elle avec condescendance; après tout -vous en savez plus long que moi. - -Elle se leva, prit une cigarette et, sans l’allumer, la lançant en l’air -et la rattrapant comme une balle, elle se dirigea vers la porte. -Laurence la suivit d’un regard désolé, et lorsque la jeune femme eut -quitté la pièce: - ---Je crois, dit-elle à Edith, en dissimulant sa tristesse sous un -sourire tremblant, je crois que j’ai blessé ta mère. - ---Bah! ce n’est rien. Maman ne peut souffrir la contradiction. Mais vois -pourtant combien j’ai eu tort de l’écouter, de m’habiller comme elle et -selon ses conseils. Quoi qu’elle en dise, M. de Sérannes n’est point un -flatteur. Il ne m’avait pas encore adressé le moindre compliment. -D’ailleurs, j’ai lu dans ses yeux, lorsqu’il me regardait, une -admiration sincère, étonnée. J’ai senti qu’il me trouvait changée, plus -jolie que d’habitude, et cela m’a causé un extrême plaisir. - -«Ah! je comprends, songea Laurence qui observait curieusement le visage -exultant de son amie. Elle aime le comte de Sérannes. C’est pour lui -plaire qu’elle se pare, et parce qu’elle a réussi, la colère de sa mère -la laisse indifférente. Mais qui me consolera, moi, si ma chère Lætitia -ne me pardonne pas?» - -Jusqu’à cinq heures, les deux jeunes filles n’échangèrent plus que des -propos vagues et sans suite. Edith savourait en silence l’ivresse du -premier amour. Laurence épiait avec anxiété les bruits de la maison. -Enfin la bonne apporta le thé. Mme Heller reparut. Son attitude fut -aimable et naturelle. Mais Laurence crut, à plusieurs reprises, -surprendre dans ses yeux une expression d’implacable rancune, et, le -cœur lourd, elle prit plus tôt que de coutume congé de ses amies. - - - - -IV - - Ce qui me frappe le plus chez beaucoup d’êtres que je vois, - c’est l’absence de vie, l’absence de douleur, et l’absence de - joie. Ils sont vraiment morts. - - Geneviève HENNET DE GOUTEL. - - -Les jours suivants, la maison Dacellier fut tranquille. Des -complications politiques inquiétaient l’opinion; on parlait d’une guerre -prochaine. Le colonel, enivré par cet espoir, était d’humeur radieuse. -Laurence, qu’il oubliait de tourmenter, s’absorbait dans le souvenir de -Mme Heller et s’accusait d’injustice envers cette amie si chère. - ---Il est vrai, songeait-elle, que son âme est sèche et sa vanité -monstrueuse. Elle est jalouse de sa fille et cela me semble bas, mais -n’y a-t-il pas derrière cette jalousie une grande et naturelle douleur? -Oh! pauvre Lætitia, elle est belle, mais non plus pour longtemps. Dans -quelques années, elle la perdra cette beauté qui est sa puissance, son -génie, sa richesse. Sa fille, de jour en jour, s’épanouit, tandis -qu’elle va vers son déclin; bientôt il faudra qu’elle lui cède sa -royauté, sa place, ses honneurs. Elle souffre... pourtant je lui refuse -toute pitié. N’aurais-je pas dû, au lieu d’admirer si haut la grâce -d’Edith, lui dire combien aisément elle l’éclipse encore? Je me suis plu -à raviver sa blessure, à l’humilier cruellement, moi qui prétends -l’aimer! - -L’intensité de ses remords accrut sa passion. Elle parut s’évader du -monde où elle vivait. Son regard vague et songeur ne se posait plus -volontiers sur aucun objet proche, cherchait toujours le ciel, le vide -ou l’horizon. Quand le vent soufflait en rafale, elle descendait au -jardin pour recevoir avec ivresse le choc des grandes brises farouches. -Puis elle remontait dans sa chambre, s’asseyait à sa table et, masquant -d’une main son visage où la joie couvait comme un feu sombre, durant des -heures, absorbée, pensive, les yeux mi-clos, elle écrivait des vers. -Toutes les fois qu’une émotion vive avait bouleversé son cœur, elle -éprouvait le besoin de donner à ses pensées une forme lyrique. Elle ne -croyait pas avoir de talent, ni obéir à une vocation déterminée, mais -elle se sentait heureuse lorsque l’inspiration, avec une insurmontable -violence, s’emparait d’elle, l’obligeait à chanter. Ces transports -duraient peu, la moindre contrariété suffisait à les calmer. - -Une nouvelle désagréable mit bientôt fin à son délire. André, par -lettre, annonça sa visite à Fontainebleau pour le dimanche suivant. Il -venait présenter aux siens sa fiancée. Mlle Drevain, tante et tutrice de -Juliane, devait accompagner le jeune couple. - -Laurence avait horreur du monde et des nouveaux visages. La pensée qu’il -lui faudrait être aimable avec sa future belle-sœur, et se torturer -l’esprit durant toute une journée pour alimenter une conversation -fastidieuse, l’accablait à l’avance de fatigue et d’ennui. - -De même que sa fille, mais pour des motifs plus graves, le colonel -appréhendait la visite annoncée, car il ne retrouvait jamais André sans -éprouver une impression pénible. Tout autre père eût été fier pourtant -de ce fils qui, laissé libre de bonne heure, avait évité les abîmes où -les passions entraînent tant d’adolescents. Telle était la raison de ce -jeune homme rangé que, l’année précédente, ayant, dans une liaison -passagère avec une actrice, ébréché quelque peu la fortune qui lui -venait de sa mère, il s’empressait de la rétablir par un mariage -honorable et brillant. Sa vie, à la fois sérieuse et frivole, était -parfaitement bien organisée. Doué d’un goût très sûr, d’une intelligence -prompte et curieuse, il faisait dans plusieurs journaux de la critique -d’art. Robuste, bien portant, patineur émérite, redoutable champion de -tennis, il dirigeait en même temps une petite revue sportive, et -toujours sa volonté patiente demeurait tendue vers un but unique: la -conquête du bonheur. - -Le colonel appréciait peu cette sagesse. Semblable à ces fervents -chrétiens qui, rapportant tout à Dieu, cherchant toujours sa gloire, -aiment en Lui leurs chers enfants, il n’avait désiré un fils que pour le -donner à la France. Lorsque, pour la première fois, il le tint entre ses -bras, il le consacra dans son cœur à la patrie. Par lui, il rêva de -fonder toute une race d’officiers qui, de génération en génération, -perpétueraient son dévouement, sa fidélité. Ainsi, lorsque sonnerait -l’heure de la revanche, s’il était couché dans la tombe, du moins son -âme servirait encore la grande cause sacrée et la France trouverait -toujours, prêt au sacrifice, à défaut de lui, un de ses descendants. -André, par sa révolte imprévue, avait anéanti ces beaux espoirs, et le -colonel ne s’était jamais consolé d’une telle déception. Ce fils, si -charmant, si distingué qu’il fût, restait pour lui l’œuvre avortée dont -l’artiste sévère, mais impuissant, vaincu, se détourne plein d’amertume. - -Seule, la bonne Ursule attendait les trois visiteurs avec la plus -joyeuse impatience. Sociable, naïve, indulgente jusqu’à la chimère, elle -prêtait à Juliane, sans la connaître, toutes les qualités. Elle croyait -fermement que cette irrésistible personne deviendrait tout de suite pour -Laurence une amie, une sœur d’élection. Ayant caressé ce beau rêve toute -une semaine, la vieille fille fut vivement déçue lorsque, le dimanche, -elle vit Laurence entrer au salon avec un visage glacé et tendre la main -à sa future belle-sœur, en la saluant d’un: «Bonjour mademoiselle», jeté -d’un ton sec et presque insolent. - -Mais déjà Juliane l’embrassait cordialement et s’écriait d’une voix -aimable où ne vibrait pourtant ni sincérité, ni affection: - ---Oh! Laurence, ne m’appelez pas mademoiselle! Je suis, voyez-vous, si -contente d’avoir enfin une petite sœur! Laissez-moi vous nommer ainsi, -dès à présent! - -Laurence ne trouva pas un mot pour répondre à ces paroles gracieuses. -Son visage trop sincère exprima un malaise flagrant, tandis qu’elle -considérait curieusement l’affable visiteuse, s’étonnant de la trouver à -la fois si jolie et si ordinaire. Juliane était belle, en effet, mais -rien dans sa beauté classique n’excitait la surprise, ni l’intérêt. Ses -yeux posaient sur toutes choses un regard bienveillant et courtois. Une -souple politesse entr’ouvrait sans cesse ses lèvres fraîches dans un -sourire mondain. Sa chevelure noire et lustrée, relevée en une coiffure -symétrique, semblait peinte, et son visage avait une expression d’ardeur -banale qui laissait deviner la froideur de son âme. Pourtant, son -élégance, sa grâce réelle surprirent agréablement le colonel, plus -accessible que sa fille à la séduction féminine. Vaincu à la fois par un -scrupule secret et par l’insistance irrésistible de cette enjôleuse, il -promit assez facilement d’assister à son mariage. A la grande joie de -Laurence, il déclina pour elle toute invitation, alléguant sa santé -délicate. - -Depuis huit jours, Ursule avait patiemment préparé ce revirement. Mais -le succès complet de son machiavélisme la pénétra de confusion. Elle -rougit pitoyablement sous le regard triomphant que lui jeta sa jeune -cousine. Heureusement, Paul Dacellier ne remarqua pas son embarras, car, -au même moment, la femme de chambre vint annoncer le déjeuner, et il se -leva pour offrir son bras à Mlle Drevain. - -Créée comme sa nièce pour les salons et les pompes du monde, celle-ci -n’était que sourire, compliments et cérémonies. Deux énormes solitaires -oscillaient le long de ses joues poudrées, ses mains étaient chargées de -bagues, sa robe noire constellée de jais et de paillettes. Elle brillait -et scintillait des pieds à la tête, et de sa bouche coulait sans cesse -un flot de paroles aimables dont ses interlocuteurs, quelle que fût leur -bonne volonté, ne pouvaient conserver le moindre souvenir. - -La politesse un peu altière du colonel l’avait dès l’abord enchantée. -Durant le déjeuner, elle déploya pour lui toutes ses coquetteries, -toutes ses grâces surannées, l’accapara, l’étourdit de son bavardage -insipide. Il l’écoutait complaisamment, s’occupait d’elle, essayait -d’oublier la présence d’André. Le jeune homme l’y aidait de son mieux, -observait un silence prudent. Parmi la société vaine et légère qu’il -fréquentait à Paris, on l’admirait pour son esprit caustique, ses -théories paradoxales; mais, devant son père, cœur naïf et ardent dont il -connaissait l’intransigeance, ce grand railleur, gêné, paralysé, -contenait sa verve moqueuse, gardait une attitude neutre, circonspecte. -Une fois cependant, il oublia ses résolutions. Ce fut au moment où -Juliane, croyant se montrer fort originale, disait gracieusement à son -futur beau-père: - ---Moi, colonel, si j’avais eu le bonheur d’appartenir au sexe fort, -j’aurais voulu être officier. Trois types d’hommes me semblent entre -tous admirables: le prêtre, le poète, le soldat! - -André, qui l’écoutait en souriant, et qui, charmé de sa beauté, goûtait -peu cependant ses phrases convenues, ses opinions impersonnelles, jeta -d’un ton ironique: - ---Vous oubliez, ma chère, le joueur de tennis. Lui aussi est grand par -son courage, il ne craint pas les balles. - -Juliane et sa tante, ravies de cette plaisanterie, s’apprêtaient à en -rire, mais elles remarquèrent la grimace significative du colonel et, -bien inspirées par leur exquise politesse, elles se contentèrent de -hocher la tête avec l’indulgent sourire qu’on accorde aux boutades d’un -enfant incorrigible. André, rappelé à l’ordre par un regard de sa -fiancée, n’osa plus parler qu’à l’indulgente Ursule. - -Placée à côté de Juliane, objet de toutes ses attentions, Laurence -entretenait avec peine une conversation difficile. A toutes les -questions que lui posait gentiment sa future belle-sœur, elle était -obligée de répondre négativement. Il lui fallut bien avouer qu’elle -n’avait pas d’amies, ne cultivait aucun art d’agrément, détestait les -bals, les fêtes, les visites. Son embarras redoubla lorsque Juliane, -apprenant qu’elle lisait beaucoup, vanta bien haut quelques romanciers -modernes dont l’insipide platitude exaspérait Laurence. Pour rien au -monde elle n’eût voulu révéler à sa froide interlocutrice son amour -fervent pour les tragiques grecs, pour Homère ou Shakespeare. Sommée de -citer ses auteurs favoris, elle nomma seulement Hugo, Chateaubriand, -Balzac, Stendhal. Juliane ne cacha pas son mépris pour ces génies -qu’elle croyait surannés. Aucun d’eux ne valait à ses yeux les -conférenciers à la mode, dont elle énumérait les noms avec extase. Plus -l’entretien se prolongeait, plus Laurence sentait grandir en elle cette -impression d’isolement qui, douce et naturelle sur une route déserte, -dans une chambre vide, devient anormale et pénible dans un salon, au -milieu du monde. - -A la fin du repas, la conversation, en redevenant générale, la délivra -de toute contrainte. Rendue aux douceurs du silence, elle observait -curieusement les fiancés, cherchant à deviner s’ils avaient l’un pour -l’autre un réel et profond amour, car les passions humaines -l’intéressaient toujours. Mais pas un instant la figure régulière et -spirituelle de son frère, le froid visage de Juliane ne reflétèrent ces -émotions ardentes qui bouleversent les traits des vrais amants. Très à -l’aise dans leur rôle gênant de fiancés, ils se regardaient avec une -tranquille complaisance. Leur attitude était celle de deux associés liés -par un contrat avantageux. Sur le point d’unir leur jeunesse, leur -beauté, leurs fortunes égales, contents l’un de l’autre, ils savouraient -paisiblement un bonheur établi sur de solides bases et trop bien garanti -pour leur manquer jamais. - -Lorsque, à la fin de la journée, Laurence, excédée, le front barré par -la migraine, se retrouva seule avec la bonne Ursule qui, toujours -indulgente, lui vantait la bonne grâce des jeunes fiancés, elle -l’interrompit: - ---Ne me parlez plus d’eux, ils me font horreur, et le mariage plus -encore. Pouah! l’écœurante chose. Je ne me marierai certainement jamais, -ou alors il faudrait que je fusse bien follement amoureuse. - ---Cela viendra, dit Ursule avec confiance. - -Une expression de tristesse intense, d’effroi presque tragique passa -dans le regard de Laurence. - ---Ne le souhaitez pas! dit-elle vivement. L’amour serait pour moi -dangereux et terrible. Je n’aimerai pas faiblement, ni médiocrement. -Celui que je choisirai, je serai à lui pour toujours et nulle douleur ne -m’en détachera. Mais je suis ambitieuse et difficile. Si j’aimais -quelqu’un, Ursule, il faudrait que ce fût la merveille du monde, et cet -être miraculeux ne pourrait pas m’aimer, ajouta-t-elle amèrement. - ---Pourquoi? interrogea Ursule étonnée. - -Elle admirait aveuglément sa jeune cousine et n’imaginait pas qu’on pût -méconnaître ses perfections. Laurence, plus lucide, ne nourrissait -aucune illusion. Privée de cette beauté physique, de ce charme extérieur -qui, seuls, captivent le capricieux amour, elle plaisait peu et ne -l’ignorait pas, mais elle ne se plaignait jamais de cette douleur. - -C’est peut-être parce qu’elle ne croyait pas pouvoir inspirer ni -éprouver une passion sérieuse qu’elle s’était attachée si fortement à -Mme Heller. Bien que vaine, égoïste, imparfaite, cette femme restait le -seul intérêt, l’ornement de sa vie. Elle s’affligea donc fort de la -perdre de vue durant quelque temps. A cette époque de l’année, la saison -mondaine commençait. Les visites, les dîners, les grandes réceptions -absorbaient la belle Lætitia. Laurence ne retrouvait plus Edith qu’une -fois par semaine, le mardi matin, à l’institution Racine, où elle -suivait encore des cours de littérature. Le reste du temps, Lucie Jaffin -la tenait fidèlement au courant des faits et gestes de ses amies. -Laurence, qui la rencontrait partout, active, affairée, image vivante de -l’information, colportant d’un bout à l’autre de la ville des potins -malveillants, avait, par elle, le compte rendu de tous les bals donnés -dans la société militaire. Mme Heller, de jour en jour plus jeune et -plus charmante, y oubliait entièrement son rôle maternel, éclipsait -toutes les femmes, accaparait tous les hommages. Le comte de Sérannes, -également assidu près d’elle et près d’Edith, scandalisait les honnêtes -gens par sa conduite énigmatique. Lucie Jaffin prétendait qu’il était -l’amant de la mère, mais finirait par épouser la fille, et elle voilait -avec horreur sa laide face, à la pensée de ce ménage à trois. - -Brusquement, sans raison apparente, Mme Heller prit l’habitude de venir -très souvent le soir, vers six heures, demander des livres à Laurence. -Celle-ci, qui connaissait les goûts de son amie, achetait tous les -romans qui pouvaient lui plaire. Son choix fait, la belle Lætitia -s’asseyait près du feu, s’avouait triste et découragée, se plaignait -âprement de la médiocrité de sa fortune. Une expression de haine -défigurait son lumineux visage lorsqu’elle parlait de son mari. Oubliant -qu’elle l’avait jadis épousé par amour, elle ne lui pardonnait pas -l’existence médiocre qu’elle traînait, depuis vingt ans, de garnison en -garnison. Maintenant, sa jeunesse allait finir. Sa beauté, sa puissance -de séduction ne lui auraient servi de rien. Elle n’aurait même pas, pour -charmer son déclin, les compensations agréables que procure l’argent. -Bien souvent, en évoquant l’avenir morne et mesquin qui l’attendait, -cette femme, plus faible qu’une enfant gâtée, fondait en larmes. Son -chagrin, si puéril, si vil qu’il fût, remuait Laurence. Elle cherchait -sans cesse le moyen d’y porter remède. Agenouillée près de Mme Heller -sanglotante, elle soupirait avec une ferveur désolée: - ---Dites-moi, que puis-je faire pour vous, je voudrais tant vous être -utile. - -Convaincue de son dévouement, de sa fidélité, Mme Heller lui dit un soir -en la quittant, le plus simplement du monde: - ---A propos, chérie, quand vous verrez demain Edith au cours, laissez-lui -croire que j’ai passé toute ma journée, vous entendez bien, toute ma -journée chez vous. C’est entendu, n’est-ce pas? ne me trahissez pas, -vous êtes un amour! - -Elle s’enfuit, légère, inconsciente, laissant Laurence en désarroi. Que -Mme Heller, si belle, probablement très passionnée, eût un amant lui -semblait excusable. Mais la certitude que son amie, en venant la voir si -souvent, avait un but intéressé lui causait un vif chagrin. Et les -mensonges, la complicité qu’exigeait d’elle la jeune femme blessaient -son âme, assoiffée seulement de nobles sacrifices. Ne voulant ni trahir -Lætitia, ni tromper Edith, elle prétexta le lendemain une violente -migraine et n’alla pas à l’institution Racine. - -Mme Heller, dont la vie n’avait été qu’une perpétuelle intrigue, ne -devinait aucunement les scrupules de Laurence. Elle revint souvent la -voir et toujours, en la quittant, lui adressa la même recommandation. -Laurence recevait maintenant sans plaisir ces visites naguère -passionnément attendues. Elle évitait soigneusement Edith et n’assistait -plus au cours de littérature. Mais, pour éviter toute explication avec -Ursule, elle sortait cependant le mardi matin à l’heure habituelle, -passait sa matinée dans la forêt, ou à l’église lorsqu’il pleuvait trop. - -Puis, de nouveau, Mme Heller parut l’oublier, cessa complètement de -venir la voir. Laurence se réjouit tout d’abord de cette absence qui, en -se prolongeant, finit par l’inquiéter démesurément, car une lettre -qu’elle écrivit à Edith resta sans réponse. Pour avoir des nouvelles de -son amie, elle retourna enfin à l’institution Racine. - -La place qu’Edith occupait d’ordinaire à ses côtés resta vide ce -matin-là. Laurence surveilla vainement la porte d’entrée. Elle finit par -se pencher vers sa voisine et lui demanda à voix basse: - ---Savez-vous si Edith est malade? Ne viendra-t-elle point aujourd’hui? - -Cette question si simple parut troubler étrangement sa compagne. Elle -rougit jusqu’à la racine des cheveux et murmura d’un air pudique et -scandalisé: - ---Non, naturellement, cela vaut mieux pour tout le monde. - -Laurence demeura stupide d’étonnement et, durant une heure, médita cette -réponse bizarre sans réussir à en pénétrer le sens. Triste, le cœur -plein d’angoisse, elle n’entendait pas la voix du professeur qui -bourdonnait doucement dans le silence de la salle, et sur son cahier de -notes, sa main tremblante griffonnait seulement le nom de Lætitia. - -Dès que le cours eut pris fin, surmontant son aversion pour Lucie -Jaffin, elle la chercha du regard, résolue à l’interroger. Bientôt, elle -la vit accourir, cordiale et souriante. - ---Enfin, vous voilà revenue, s’écria la doucereuse fille en serrant la -main de Laurence. Vous nous manquiez beaucoup et personne ne -s’expliquait votre absence. Pourquoi cet air triste? Ah! mon Dieu, je -comprends; vous êtes toute désemparée sans votre inséparable Edith. -Pauvre petite! Il est naturel qu’elle se tienne à l’écart, sa situation -est si pénible, si fausse. Pourtant tout le monde la plaint, moi la -première, vous pourrez le lui dire. - ---Mais pourquoi? qu’a-t-elle? que se passe-t-il? interrogea Laurence. - ---Ah! vous ne savez pas? - -Le petit œil noir de Lucie Jaffin pétilla d’une affreuse joie. -Entraînant sa compagne à l’écart, elle prit plaisir à prolonger durant -quelques minutes une attente qu’elle savait cruelle. Enfin, elle parla, -assourdissant discrètement sa voix aigre: - ---Oui, disait-elle, c’est un grand malheur pour Edith qui n’est pas -responsable. Mme Heller est partie la semaine dernière avec M. de -Sérannes. Cela devait finir ainsi. Sa situation n’était plus possible à -Fontainebleau. Elle s’était vraiment trop compromise. Presque tous les -jours, le cab de M. de Sérannes l’attendait à l’entrée de la forêt, la -conduisait à Avon, la ramenait le soir vers six heures. On l’a -rencontrée plusieurs fois descendant de cet équipage. Déjà quelques -femmes d’officiers supérieurs ne la saluaient plus, avaient juré de la -jeter à la porte de leur salon. Mme Heller s’est bien gardée de -s’exposer à cet affront. Sentant venir l’orage, elle a décampé, -abandonnant son mari et sa fille qui ne soupçonnaient rien, les -malheureux! Il paraît qu’elle n’a rien emporté, pas un bijou, pas une -robe, seulement un petit sac à main. Mais, bah! son amant est assez -riche pour la dédommager. La fine mouche a fait une belle affaire. - ---Lætitia, ma chérie, ma vie, ma belle rose, c’est fini maintenant, je -ne vous verrai plus, songeait Laurence au désespoir. - -Et l’effort qu’elle faisait pour retenir ses larmes était si grand -qu’elle en tremblait. Lucie Jaffin se délectait avidement de sa douleur. - ---Mais, vraiment, est-il possible que vous ignoriez tout cela? -insinua-t-elle doucement. Vous étiez si intime avec Mme Heller, vous la -voyiez si fréquemment. Ne vous a-t-elle jamais confié, ni laissé deviner -son secret? - -Laurence n’entendit même pas cette question perfide. Absorbée dans son -chagrin, le regard vague, oubliant l’être malveillant qui l’épiait, elle -soupira: - ---Je l’aimais tant! je l’aimais tant! - -Lucie Jaffin se fit plus suave encore. - ---Oui, ma chère, oui, ma chère. Oh! naturellement, je vous plains! -Pourtant Mme Heller n’était pas une amie pour vous. On s’étonnait même -que le colonel vous permît de la fréquenter. Si vous m’aviez écoutée, je -vous avais bien dit que cette femme était une rien du tout. - -Mais sa compagne, qu’elle croyait abattue, incapable de se défendre, -tourna soudain vers elle un visage terrible. - ---Je vous défends, entendez-vous, d’insulter Mme Heller en ma présence, -s’écria Laurence avec colère, car je ne rougis aucunement de mon -affection pour elle. Je n’ai honte que d’une seule chose, c’est d’avoir -écouté trop longtemps un être aussi méprisable que vous! - -Lucie Jaffin, lâche et servile autant que méchante, baissa la tête sous -cet affront. Elle n’oubliait point que son père dépendait du colonel -Dacellier et respectait en sa compagne la fille du chef. Atterrée, -confondue, elle balbutia pitoyablement des excuses. Laurence, -inflexible, la repoussa et, glissant à travers les groupes des élèves -attardées, elle sortit du cours. - -Dehors, sa colère s’apaisa, son chagrin la reprit. Elle fit presque en -courant le trajet qui la séparait de sa maison. - -Ursule, qui la croisa sur le palier du premier étage, s’immobilisa -stupéfaite à l’aspect de son visage: - ---Grand Dieu! mon enfant. Qu’avez-vous? qu’est-il arrivé? - ---Je ne la verrai plus, balbutia Laurence pour toute réponse. - -Elle passa, gagna sa chambre. Ursule, qui l’avait suivie, dut l’aider à -se déshabiller, car ses mains convulsives et tremblantes, errantes aux -plis des vêtements, ne pouvaient rien saisir. Son regard égaré semblait -chercher dans le vide un visage absent et ses lèvres laissaient sans -cesse échapper la même plainte: - ---Je ne la verrai plus, je ne la verrai plus! - ---Mais qui donc, ma pauvre chérie? interrogea Ursule anxieuse et -désolée. - -Laurence, par un grand effort de volonté, se domina, car elle ne pouvait -souffrir qu’un regard humain, si compatissant qu’il fût, observât sa -faiblesse: - ---Il paraît que Mme Heller est partie, dit-elle en reprenant un calme -apparent, oui, partie définitivement. Je l’aimais beaucoup, plus que -vous ne le supposiez, Ursule, et le vide qu’elle me laisse est immense. -Dites à mon père que je suis malade, je ne descendrai pas déjeuner. Que -personne ne me dérange, j’ai besoin d’être seule. Fermez les rideaux, le -jour me fait mal. C’est bien, maintenant, allez-vous-en, je vous en -prie. - -Ursule l’embrassa sans mot dire. Plus que jamais l’humble fille, si -calme, si incapable de toute passion, admira et plaignit le cœur sans -mesure de sa jeune cousine. Docile, elle se retira tristement. Laurence -demeura prostrée dans sa chambre obscure où tout le jour elle pleura son -amie perdue. - - - - -V - - Prends le chemin que tu voudras, tu auras toujours affaire aux - hommes. - - MUSSET. - - -Quand un cœur ardent et crédule a longtemps adoré une belle idole, c’est -pour lui une affreuse douleur de la voir tomber en poussière, de -reconnaître qu’il a placé sur un piédestal un être indigne. Devant le -désespoir d’Edith qui pleurait à la fois sa mère et son premier amour, -Laurence ne jugea point que la beauté de Lætitia pût excuser sa -conduite. Elle s’étonna d’avoir admiré cette femme dont l’insensibilité -monstrueuse lui fit horreur. Déçue par l’amitié, elle se jura de ne plus -aimer personne. Mais en même temps elle se donnait la tâche de consoler -Edith, passait des heures auprès de cette victime que toutes les jeunes -filles de Fontainebleau fuyaient, et elle ne s’apercevait pas que, dans -son âme blessée, une affection nouvelle, moins passionnée peut-être, -mais sérieuse et profonde, remplaçait l’ancienne affection trahie. - -La personnalité d’Edith, longtemps annihilée, absorbée par celle de sa -mère, s’affirmait, se développait rapidement. Elle avait toujours eu des -sentiments élevés, une délicatesse instinctive. Le double travail de la -solitude et du malheur l’avait en quelque sorte mûrie et transformée. -Elle n’était plus l’enfant indécise qui jugeait toutes choses par les -yeux de sa mère, mais une femme capable de penser, de souffrir, de -s’intéresser aux questions qui passionnaient Laurence. Elles pouvaient -maintenant parler ensemble des passions, de la cruauté de la vie, de la -beauté du sacrifice, ou du courage. Elles avaient toujours quelque chose -à se dire et les heures qu’elles passaient réunies leur semblaient trop -courtes. La maison des Heller, triste et paisible, était d’ailleurs pour -Laurence un asile où elle oubliait les orages qui, sans cesse, -désolaient sa propre demeure. L’humeur toujours irritable de Paul -Dacellier devenait chaque année, entre le jour de l’an et Pâques, -particulièrement farouche. C’était en effet l’époque où les réceptions -officielles se multipliaient. Sa situation l’obligeait à donner -plusieurs dîners, à sortir presque chaque soir. Il supportait -difficilement ce contact perpétuel avec le monde et le spectacle de la -médiocrité humaine. Vainement cherchait-il dans ces salons, plus mornes -pour lui qu’une geôle, un interlocuteur capable de comprendre une grande -pensée. Les automates auxquels il s’adressait étaient cependant ses -frères d’armes; comme lui ils étaient investis d’une mission sacrée, -mais ils n’en comprenaient pas la noblesse. Satisfaits du présent, ils -accomplissaient comme des employés honnêtes leurs besognes quotidiennes, -sans être tourmentés d’aucun rêve héroïque. Beaucoup aimaient -sincèrement leur patrie, mais d’un amour paisible, modéré, presque -conjugal. Ils ne souffraient point de ses fautes, son amoindrissement -les laissait résignés. Ils étaient prêts certainement, si l’honneur -l’exigeait, à mourir pour elle, pourtant ils préféraient leur vie à sa -gloire. Un jour Paul Dacellier, s’attardant au fumoir avec quelques -officiers et les entendant évoquer, sans émotion, l’invasion de 70, -avoua son désir ardent d’une revanche éclatante et prochaine. Sa ferveur -fit tout d’abord sourire ceux qui l’écoutaient, puis sembla les -scandaliser. - ---Vraiment, mon cher, je ne vous comprends pas, s’écria tout à coup le -colonel Douran d’une voix railleuse. Avez-vous vraiment soif de sang? La -guerre, quelle qu’en soit l’issue, me semble chose horrible, et la haïr -est un devoir, même pour nous autres militaires. Nous saurons, s’il le -faut, y jouer notre rôle sans défaillance, mais nous n’avons pas le -droit de la désirer, non, c’est aussi monstrueux que de voir un pompier -désirer l’incendie qu’il est chargé d’éteindre. - -Cette comparaison pitoyable fut unanimement applaudie et Paul Dacellier, -ce soir-là, rentra chez lui désespéré. - -Il ne pouvait, au reste, sans une vive souffrance se trouver en contact -avec le colonel Douran qui, plus jeune que lui de quelques années, avait -été, en 1895, sous ses ordres à Lille. Douran, alors capitaine, -scandalisait la ville par les désordres de sa conduite et son luxe -suspect. Il tirait sans scrupules, du jeu, des femmes, des plus viles -intrigues, ses moyens d’existence. Puissamment protégé, très influent -dans les milieux politiques, il se croyait le maître de ses supérieurs, -rejetait toute discipline, négligeait entièrement son service. Dacellier -ne put souffrir son insolence. Il lui infligea, après plusieurs -punitions très rudes, un blâme public que le misérable ne lui pardonna -pas. Séparés durant des années, ils se retrouvèrent à Fontainebleau. -Douran qui, grâce à son esprit d’intrigue, avait bénéficié d’un -avancement rapide, était maintenant par le grade l’égal de son ancien -chef dont il prenait plaisir à bafouer les sentiments secrets. Toutes -ses paroles étaient comme de la boue jetée sur les pures figures qui, -constamment, assistaient Paul Dacellier. La patrie, le devoir, l’honneur -inclinaient alors un visage terni vers leur triste dévot et celui-ci -souffrait comme un homme qui voit mourir tout ce qu’il aime. Pourtant, -il supportait généralement en silence cette torture, dédaignant les -attaques d’un adversaire indigne. - -Un soir, durant un dîner d’officiers, il perdit patience. Douran, placé -à ses côtés, cherchait comme toujours à le blesser dans ses opinions les -plus chères. Envisageant l’éventualité d’une guerre prochaine, il -affirmait qu’elle se terminerait inévitablement par la victoire de -l’Allemagne. La France devait perdre toute espérance d’écraser sa -rivale. Efféminée, corrompue, divisée, elle subissait le sort de la -Grèce et de Rome et, après avoir dominé le monde, entrait en décadence. -Elle pouvait encore exercer sur l’Europe une suprématie intellectuelle -et pacifique, mais son rôle militaire était fini, elle n’était plus -capable de porter une épée. Dacellier, contenant sa colère, écoutait en -silence ces paroles décourageantes, tout en observant les jeunes -officiers qui l’entouraient. Sur le visage de beaucoup d’entre eux, il -remarqua une expression d’abattement résigné. Ce n’était pas la première -fois qu’ils entendaient émettre de telles théories. Ils les croyaient -vraies, indéniables. Ils avaient pris leur parti d’appartenir à un -peuple vaincu, ils avaient accepté la défaite de leur pays et c’était -là, Dacellier le savait, la cause unique de l’abaissement de la France. -Elle gardait intacte, ses qualités guerrières, sa générosité, sa fougue. -Il eût suffi, pour qu’elle redevînt puissante et glorieuse, que ses -enfants eussent foi en elle. Le colonel voulut essayer d’en convaincre -ses collègues: il tenta de rendre l’orgueil nécessaire à ces cœurs -humiliés. Sa parole émue, ferme, ardente, vibrante d’amour, était comme -une torche brûlante dont les multiples étincelles enflammaient peu à peu -toutes les âmes. Les conversations particulières avaient cessé et les -plus vieux chefs, comme les plus jeunes lieutenants, écoutaient cette -voix passionnée qui, en leur expliquant la nature du mal dont la patrie -mourait, leur indiquait le moyen de la faire revivre. - -Douran cependant avait accepté la lutte. Il combattait pied à pied son -adversaire. Non, ce n’était point sans raison que la France doutait -d’elle-même. C’était lui rendre un mauvais service que de l’exciter à la -présomption en lui prêtant des qualités qu’elle ne possédait plus. Tout -homme sensé devait préférer la vérité, si humiliante qu’elle fût, aux -plus flatteuses illusions. Il citait des chiffres, des faits, vantait -l’organisation parfaite de l’Allemagne et son formidable outillage. Le -seul accroissement de sa population suffisait à lui garantir l’hégémonie -du monde. Contre cette géante, le gouvernement français se trouvait -désarmé. La politique conciliante qu’il suivait depuis des années, -blâmée par les énergumènes du chauvinisme, apparaissait aux gens -raisonnables comme un chef-d’œuvre de sagesse et d’habileté; car c’était -seulement en limitant ses armements, en évitant de porter ombrage à sa -redoutable ennemie, que la France pourrait continuer à vivre. - -Ces conclusions causèrent une impression de malaise et de stupeur -pénible à ceux-là mêmes que les arguments précis de Douran avaient -impressionnés. - ---Mais, objecta froidement Dacellier, baissant les yeux pour cacher les -flammes qui s’allumaient dans son regard, avez-vous bien prévu, colonel, -les dernières conséquences de vos théories? Plus la puissance de -l’Allemagne s’accroît, plus elle a besoin d’expansion. Si, nous voyant -trembler ainsi devant elle, après l’Alsace et la Lorraine elle veut -s’annexer la Champagne? - -Douran comprit que Dacellier l’entraînait sur un terrain dangereux. -Reculer n’était plus possible. Il dit avec un regard de défi: - ---Notre diplomatie saura, je l’espère, limiter de telles exigences. -Souhaitons qu’elle soit à la hauteur de sa tâche. - ---Que peut-elle? insista Dacellier. Offrir à la place de la richesse -convoitée une richesse moindre, une colonie pour une province? - ---Peut-être. Tout vaut mieux qu’une guerre ruineuse qui nous effacerait -de la carte du monde. Le malade qui accepte une amputation douloureuse -pour ne pas mourir fait preuve de sagesse. - -L’auditoire protesta contre ces paroles par un long murmure. Paul -Dacellier ne put dominer son indignation. - ---Vous êtes officier, colonel, s’écria-t-il, vous portez l’uniforme de -défenseur de la France; pourtant, par vos pensées et vos paroles, vous -la trahissez à toute heure. Votre épée, vous devriez la briser; en cas -de danger elle ferait mauvaise besogne, puisqu’il n’y a que lâcheté et -défection dans votre cœur. - -Dès le lendemain, il regretta sa vivacité, car il réprouvait le duel et -n’admettait pas que les frères d’une même race cherchassent à -s’entre-tuer. Contraint cependant d’accepter les conséquences de son -emportement, il prit pour témoins le commandant Heller et un vieil -officier en retraite. - -Si pressés que fussent les deux adversaires d’en finir avec cette -affaire, le duel, pour des causes diverses, ne put être fixé qu’au lundi -suivant. On était au mercredi. Durant cette longue attente, Dacellier, -qu’obsédait la crainte de tuer Douran, fut plus que jamais injuste pour -son entourage, particulièrement pour Laurence qu’affolèrent ses ordres -contradictoires et ses continuels reproches. - -Le lundi matin, en s’habillant, il pensa pour la première fois qu’il -pouvait être tué dans cette rencontre. C’était à ses yeux un malheur -bien moindre que de porter toute sa vie le poids d’un meurtre. Pourtant, -un regret poignant lui étreignit le cœur en songeant qu’il ne verrait -pas la guerre vengeresse et victorieuse qu’il avait attendue toute sa -vie. Il s’attendrit aussi sur sa fille. La veille encore, au cours d’une -vive discussion, il l’avait très durement traitée. Elle fut donc fort -étonnée de le voir entrer dans sa chambre, s’approcher de son lit avec -un visage doux et triste. Il la pria humblement d’oublier tout ce qu’il -lui avait dit dans sa colère et l’embrassa à plusieurs reprises sans -pouvoir lui dissimuler son émotion. Elle reçut froidement ces caresses -inattendues, car elle ne pouvait deviner qu’il s’agissait peut-être d’un -adieu. - ---Oublier, ce n’est pas si facile, dit-elle à Ursule, dès que son père -fut parti. Pense-t-il, par quelques paroles d’excuse, effacer tout le -mal qu’il me fait chaque jour et depuis si longtemps? - ---Ne le jugez pas, supplia l’indulgente Ursule. Vous savez bien qu’il -n’est pas responsable. J’aurais voulu qu’il ne sortît pas ce matin. -Avez-vous remarqué comme il était pâle? Je crains qu’il ne soit malade. - ---Bon, cela m’est égal! s’écria Laurence, dominée par sa rancune, je ne -vais pas m’inquiéter pour lui, soyez-en sûre. Non, non, je n’ai pas -assez de pitié dans le cœur pour plaindre un homme si dur! - -Combien, dans quelques heures, elle devait regretter ses paroles! - -Paul Dacellier et ses témoins arrivèrent les premiers au carrefour des -Héronnières, près duquel devait avoir lieu le duel. Pour la première -fois depuis des mois, le soleil, par ce beau matin d’avril, ne -rencontrait aucun obstacle sur sa route, aucun nuage, et montait -triomphalement dans un ciel absolument vide. L’atmosphère était douce -comme celle de juin, avec quelque chose de plus allègre. Comme une -petite fille qui s’est vêtue d’une robe longue pour jouer à la dame, -mais dont le rire enfantin, la voix aigrelette trahit la ruse, le -printemps avait pris l’aspect du plein été, sans perdre cependant la -grâce folâtre, la fraîcheur piquante qui l’apparentent à l’extrême -jeunesse. - -Douran tira le premier. Dacellier entendit la balle sifflante passer à -sa gauche, mais sans le blesser comme il l’avait espéré. Sa main se -crispa sur son pistolet. Et tout à coup un vide absolu se fit dans son -cerveau. Il cessa de penser. Ses yeux, éblouis par l’éclat du jour, -fixaient l’horizon bleu, les arbres encore dépouillés, mais ruisselants -de soleil, tout ce fond lumineux sur lequel se détachait, insignifiante, -puérile, la mince silhouette de son adversaire. Il se rappelait -vaguement qu’il lui faudrait tirer sur cet homme au commandement du -témoin qui réglait le combat. Mais la gravité de cet acte lui échappait -complètement. Le signal donné, il visa avec autant d’indifférence que -s’il se fût agi d’une cible insensible. La détonation de son arme se -perdit, assourdie, dans l’espace, sans troubler sa sérénité radieuse. -Certainement, ce n’était là qu’un jeu d’enfant, inoffensif. Pourtant -Douran chancela. Une tache de sang parut et s’agrandit sur sa chemise -claire. - -Déjà le docteur, les témoins s’empressaient autour du blessé. Son bras -pendait inerte. La balle, frappant à l’épaule, venait de lui briser la -clavicule. Un pansement sommaire fut fait. Douran, très pâle, furieux de -sa mauvaise chance, mordait sa lèvre et s’efforçait de dissimuler son -dépit. Tout à coup ses traits se détendirent, un sourire féroce éclaira -son visage, il ne put retenir une exclamation qui vibra comme un cri de -triomphe: - ---Oh! oh! mais voyez donc, docteur, voyez donc Dacellier, lui aussi, ce -me semble, a besoin de vos soins! - -Alors seulement ceux qui l’entouraient remarquèrent l’étrange attitude -de Paul Dacellier. Il s’avançait vers eux, lentement, les yeux -obstinément fixés sur l’herbe où il paraissait suivre une trace -invisible pour tout autre que lui. Sa démarche était chancelante comme -celle d’un homme ivre. Parfois, il se jetait de côté comme pour éviter -de poser le pied sur cette chose mystérieuse qui le fascinait. Quand il -fut tout près du groupe qui le considérait avec stupeur, il leva la -tête. Son visage était blême, figé dans une expression d’horreur -indicible; il bégaya des paroles confuses où le mot «sang» revenait sans -cesse comme un refrain tragique. Et il montrait du doigt l’herbe verte -où luisaient seulement la rosée et les premières violettes. - ---Ah! le pauvre! il n’a jamais eu la tête bien solide, cela devait finir -ainsi, murmura Douran, affectant la plus vive émotion. - -Le commandant Heller comprit aussitôt le parti que le misérable pouvait -tirer d’un incident si regrettable. Il riposta vivement, s’adressant au -docteur, sans lui laisser le temps d’émettre un avis: - ---Ce n’est rien, absolument rien, n’est-ce pas, docteur? Il s’agit -seulement d’une insolation. Dacellier était en plein soleil, la tête -nue, et ces premières chaleurs, succédant aux rigueurs de l’hiver, sont -dangereuses. - -Le jeune médecin, discret et timide, n’osa discuter ce diagnostic assez -fantaisiste. Il répéta, docile: - ---Oui, oui, certainement, c’est une insolation sans gravité! - -Dacellier se laissa conduire vers la voiture qui stationnait à cent -mètres de là. Le commandant Heller l’y fit monter. Affectant une -sécurité parfaite, il congédia le docteur, le renvoya près de Douran. Il -se débarrassa aussi de son collègue qui, pour laisser plus de place au -malade, s’installa sur le siège à côté du cocher. - -La voiture reprit lentement le chemin de la ville. Très calme, Dacellier -délirait doucement. Dans son égarement même, la France restait l’unique -objet de sa pensée, sa préoccupation constante. Il semblait croire que -la guerre était proche, s’inquiétait de la mobilisation imminente et -demandait sans cesse avec angoisse si Douran serait en état de rejoindre -son régiment. Heller lui répondait avec patience, le rassurait comme un -enfant. Son cœur se serrait en songeant à Laurence, car il l’aimait, -sachant quel secours sa fille avait trouvé près d’elle. - -Il n’eut pas la consolation de pouvoir adoucir le coup qui devait la -frapper. Elle le reçut en plein cœur, sans préparation, car, tentée par -la beauté de cette matinée radieuse, elle sortait de sa demeure avec son -chien Consul, au moment même où Paul Dacellier descendait de voiture, -chancelant et soutenu par ses deux témoins. - -Ah! combien son aspect était étrange et pitoyable! Quelle déchéance, -quel avilissement dans son attitude! Son corps, selon les impulsions -qu’il recevait, ployait tout d’une pièce, en avant ou en arrière, comme -un pantin cassé. Son veston, rajusté à la hâte, bâillait sur sa chemise -claire. Il avait sur son visage le même désordre que dans sa tenue, -d’ordinaire si correcte. La grimace convulsive de la bouche dérangeait -l’harmonie des traits, et les yeux vagues, errants, n’exprimaient plus -rien qu’une inquiétude confuse, une stupeur hagarde. - -Dès qu’il aperçut son maître, Consul, selon son habitude, lui sauta -joyeusement aux épaules en aboyant à pleine voix. On l’écarta. Il revint -à la charge, s’amusant de ce qu’il prenait pour un jeu. Le malade, se -jetant de côté avec une vive répulsion, essayait de fuir ses caresses et -tremblait comme un enfant devant la bête affectueuse qu’il ne -connaissait plus. - -Vainement, le commandant Heller s’efforça-t-il de rassurer Laurence qui, -plus blanche que le mur contre lequel elle s’appuyait, contemplait cette -scène dans une silencieuse agonie. Elle ne comprenait pas le sens de ses -explications et s’effrayait seulement de la pitié qu’elle lisait dans -ses yeux. - -Ursule, prévenue à son tour, accourut bientôt, bouleversée, tout en -larmes. Mais les préoccupations matérielles qui, en toutes -circonstances, retombaient toujours sur elle, la ressaisirent très vite, -l’obligèrent à surmonter son émotion. Elle envoya la femme de chambre -chercher le docteur Briol, médecin ordinaire de la famille, puis elle -prépara le lit de Dacellier qui se laissa déshabiller et coucher -docilement. Laurence, s’étant assise au chevet de son père, regardait -avec une épuisante attention ce visage où elle cherchait en vain une -lueur d’intelligence et de raison. Elle prenait les mains du malade, se -penchait vers lui, l’appelait. Il ne l’entendait pas, et, constamment, -dans une plainte monotone, répétait les mêmes paroles où se trahissaient -son remords et sa douleur: - ---Versé le sang!... un Français... le sang de France... - -Durant trois jours, il demeura dans cet état de calme égarement. Sa -température était normale, son appétit régulier. Mais il délirait du -matin au soir et ne reconnaissait personne. Le professeur Noveu, le -grand spécialiste de la neurasthénie, qui soignait Dacellier depuis -quatre ans, expliqua plus tard assez facilement cette crise causée par -l’appréhension dont le malade avait souffert en attendant le dénouement -de sa querelle avec Douran. Mais, durant les premiers temps, Briol, -livré à ses propres lumières, s’exagéra la gravité du mal. Ses -réticences, son embarras, son pessimisme évident convainquirent Laurence -que son père avait perdu la raison pour toujours. Ursule, qu’effrayait -son désespoir, l’éloignait autant que possible de la chambre du colonel. -Elle revenait cent fois par jour, étouffant le bruit de ses pas, rôder -devant la porte close. Sa vie n’était plus qu’une inquiétude de tous les -instants, une anxieuse et navrante attente. - -Enfin, le matin du quatrième jour, Ursule lui apprit que son père était -mieux portant et qu’il la demandait. Le malade, en effet, dès qu’il la -vit, l’appela par son nom. Elle eut devant cette résurrection soudaine -une crise de larmes dont il s’émut beaucoup. Il se fit apporter un -journal, remarqua que trois jours s’étaient écoulés depuis le duel et -s’étonna de n’avoir aucun souvenir de ces trois jours. Ursule lui débita -la fable qu’elle tenait prête. Il avait eu sur le terrain une insolation -suivie d’un accès de fièvre accablant qui le tenait depuis -soixante-douze heures dans un assoupissement continuel. - -Vers onze heures, le commandant Heller vint prendre des nouvelles. Paul -Dacellier voulut le recevoir, lui parla de Douran et apprit avec joie -que son état n’inspirait aucune inquiétude, et que sa blessure était en -voie de guérison. Alors il parut tout à fait tranquille. Comme le temps -était beau, on le descendit au jardin où il déjeuna sous les arbres avec -Ursule et Laurence. Trois jours après, il reprit son service et sa vie -ordinaire. - - - - -VI - - Pas un d’entre eux ne fait le bien, pas un seul. - - Ps. XIII. - - -Douran, cependant, n’oubliait pas. Dans les premiers transports de sa -colère, cédant à des instincts simples et primitifs, il avait un moment -souhaité de tuer son adversaire. Maintenant, il se rendait compte que -cette mort n’eût point assouvi sa haine. Une vengeance plus raffinée, -plus complète, s’offrait à lui. Le sort lui avait livré plus que la vie: -l’honneur même de son ennemi. Il pouvait faire de cet être, si fier et -jusqu’alors inattaquable, un objet de pitié et de dérision. Sa défaite -apparente était une victoire, sa blessure même le servait, lui donnait -l’attitude et l’autorité d’une victime. Orgueilleux jusqu’à la folie, -Douran supportait difficilement le mépris de ses semblables. Il -souffrait encore de la désapprobation unanime qu’avaient soulevée ses -propos imprudents, lors de sa discussion avec Paul Dacellier. Quelle -revanche, s’il pouvait convaincre ses auditeurs qu’ils avaient applaudi -les paroles d’un fou, les utopies d’un cerveau en délire! - -Au premier ami qui vint le voir, il raconta sous le sceau du secret -toutes les péripéties du duel, affectant la plus grande pitié pour son -adversaire. - ---Par Dieu, mon cher, ne parlez à personne de cet accident si pénible, -dit-il en terminant. Ce pauvre Dacellier! cela pourrait lui nuire. Il -m’a fait peur, je l’avoue, son aspect était effrayant. Heller, fort -compétent sans doute en ces matières, nous a déclaré qu’il s’agissait -seulement d’une insolation. Au mois d’avril... à dix heures du matin!... -n’importe, je veux bien, je ne demande pas mieux, mais au fond, vous -savez!... - -Il frappa plusieurs fois son front de son index dans un geste éloquent. -Son interlocuteur le comprit aisément. Il promit de se taire. Mais, dès -le lendemain, une dizaine de personnes bien renseignées allaient -colporter de salon en salon une nouvelle sensationnelle: Dacellier avait -eu sur le terrain un accès de folie furieuse, et son internement dans -une maison de santé devenait une nécessité. - -Douran avait à Fontainebleau beaucoup d’obligés, de séides, aveuglément -attachés à sa fortune. Ils affluèrent chez lui. Adoptant servilement -l’attitude de leur protecteur, ils affectaient de plaindre Dacellier: -«C’était un officier de grande valeur, un homme loyal auquel on -pardonnait volontiers sa rudesse. Comment expliquer cet accès de folie? -Jusqu’alors il avait paru fort sain d’esprit.» - -Douran hochait la tête. Oui, sans doute. Pourquoi cependant vivait-il si -seul et sans amis? Pourquoi sa fille imitait-elle si jalousement sa -réserve? Nul n’avait jamais pénétré dans l’intimité de cette maison -mystérieuse. Les domestiques n’y séjournaient pas longtemps, s’en -échappaient comme d’un enfer, terrifiés par l’extraordinaire violence du -maître. Quiconque causait avec lui remarquait vite, au reste, -l’exaltation de ses idées, son irritabilité anormale. Il ne pouvait -souffrir la contradiction. C’est pourquoi il l’avait provoqué, lui, -Douran, d’une façon si brutale et si inattendue. - -Alors le bon apôtre s’excusait. Il avouait qu’il connaissait depuis -longtemps le déséquilibre mental de Dacellier. Il avait eu grand tort de -ne pas lui céder. Pourquoi discuter avec un malade qui ne savait -répondre aux arguments les plus sensés que par des injures -inqualifiables? - -Ces propos recueillis, répétés, commentés par des courtisans dociles, -émurent l’opinion publique en faveur de Douran. Il passa pour la victime -innocente d’un fou dangereux. Dacellier, qui le détestait depuis -longtemps, l’avait insulté lâchement sans aucun motif sérieux. Bientôt -on affirma que ce forcené, violant toutes les lois du duel, sans -attendre aucun signal, avait déchargé entièrement son pistolet sur son -adversaire, en avançant sur lui jusqu’à le toucher. Douran lui-même et -les quatre témoins de la rencontre démentaient énergiquement cette -version. Nul ne voulut les écouter. On admira leur magnanimité. Ils -altéraient la vérité par esprit de corps, par pitié pour un camarade -malheureux qu’un mot de leur bouche pouvait déshonorer. Mais leur -compassion n’était-elle point criminelle? Voici que Dacellier avait -repris son service, on le voyait passer calme et correct dans les rues. -Un nouvel accès de folie n’était-il pas à craindre? Qui en serait -maintenant la victime? Ne vaudrait-il pas mieux destituer et enfermer -cet homme considéré à juste titre comme un danger public? - -Tandis que la calomnie, la haine préparaient ainsi sa ruine, le colonel -demeurait tranquille, dans une ignorance absolue et pleine de sécurité. -S’il eût connu, au reste, les manœuvres de son ennemi, il n’eût point -daigné se défendre. Ce grand cœur chimérique était inaccessible à la -crainte et se croyait invulnérable, parce qu’il se savait sans reproche. - -Pas plus que son père, Laurence ne pouvait discerner les premiers -symptômes de l’orage qui grondait au dehors, si loin de sa retraite. -Après avoir traversé les pires angoisses, elle subissait la réaction -bienheureuse qui suit la cessation brusque d’une souffrance aiguë. Cette -délivrance coïncidait avec l’épanouissement du printemps. Toute sa -jeunesse se jetait impétueusement vers la joie, pardonnait à la vie, -s’agenouillait en extase devant la beauté du monde. - -Un matin de mai, elle descendit au jardin pour y cueillir les premiers -lilas. Debout auprès du bosquet où ils s’épanouissaient dans une -exubérance radieuse, elle choisissait, parmi leurs thyrses, les plus -violets. Parfois, pour atteindre une branche trop haute, elle sautait en -l’air légèrement. Consul aussitôt, piqué d’émulation, l’imitait, plein -de zèle, en jappant frénétiquement. Elle riait de ses bonds prodigieux -et, avec une allégresse enfantine, l’excitait contre la fleur -inaccessible. Il était onze heures du matin. Paul Dacellier ne rentrait -jamais de son école avant midi. Ursule était partie la veille pour -Paris, chargée d’une foule d’achats importants. Laurence, sans -contrainte, sans inquiétude, goûtait pleinement sa liberté. Une surprise -heureuse vint accroître sa joie, des pas crièrent sur le gravier. Elle -se retourna et vit venir à elle sa femme de chambre, précédant un -visiteur inattendu, le lieutenant-colonel Arêle. - -C’était l’unique ami de Paul Dacellier et son compatriote. Nés tous deux -à Sedan, ils avaient, enfants, joué aux mêmes jeux, connu les mêmes -visages, exploré le même pays, grandi dans le même décor, avant d’être -unis plus intimement encore par un commun amour de la patrie et par des -études semblables. Sorti de Polytechnique en même temps que Dacellier, -Arêle, mathématicien et technicien remarquable, mais desservi par son -cléricalisme, avait toute sa vie végété dans des postes obscurs. Il -dirigeait à cette époque la poudrerie de Morgins, à une heure de Paris, -et comptait y rester jusqu’à sa retraite, ayant peu d’espoir de passer -jamais général. Mais il acceptait sans révolte cette injustice. Arêle -avait trois fils. Les deux aînés, depuis dix ans, avaient quitté le -monde pour entrer en religion chez les Jésuites; le troisième était -officier d’infanterie. A plusieurs reprises, Laurence, invitée avec son -père chez le colonel, avait étudié de près sa vie toute pure. Levé à -cinq heures du matin, il assistait chaque jour à la première messe où il -communiait; puis, aussitôt après, il visitait ses pauvres, s’informait -de leurs besoins, leur distribuait ses aumônes. Mme Arêle, délicate de -santé, ne quittait guère sa chambre que pour se rendre à l’église. Elle -ne renonçait pas pour cela à exercer la charité. Et c’était tout le jour -autour de sa chaise longue un défilé constant d’affligés qui venaient -réclamer ses conseils, son aide, ses consolations, et dont elle savait -toujours alléger la misère. Ces deux êtres vivaient dans une union -parfaite, ayant le même but, les mêmes convictions, la même foi. Ils -faisaient le bien sans ostentation, avec un empressement aimable, une -simplicité radieuse. Laurence ne songeait jamais à la paix de cet -intérieur sans un étonnement désolé, une nostalgie poignante. Paul -Dacellier, qui savait comme elle admirer tout ce qui est grand, vénérait -Arêle. Arêle avait pour lui cet admirable amour chrétien qui surpasse -tout autre amour parce qu’il s’adresse uniquement à l’âme, n’admet -aucune séparation, aucune rupture, aucun oubli, franchit indifférent -l’abîme de la mort et ne voit dans l’amitié la plus belle que le -commencement et l’ébauche d’une éternelle amitié. Ce croyant, enivré des -pures délices de la religion, comprenait mieux que personne la douleur -de ceux qui n’ont point trouvé la vérité. L’incrédulité de son ami le -navrait. Il le plaignait si profondément qu’il eût presque consenti à -perdre sa foi pour la lui donner; et, dans ses prières, il ne cessait de -solliciter le secours de la grâce pour ce pauvre cœur si triste et si -troublé. - -Bien que le colonel Arêle ne fût jamais venu à l’improviste à -Fontainebleau, son arrivée n’éveilla chez Laurence ni soupçons, ni -inquiétude. Tous les événements de la vie avaient ce matin-là pour elle -les couleurs roses et bleues du jour. - -Elle embrassa gaiement son vieil ami et, pendant qu’il la félicitait de -sa bonne mine, elle le considérait avec une complaisance attendrie. Elle -le trouvait charmant, malgré sa laideur. Grand, très fort, les épaules -larges, l’encolure courte et massive, le teint coloré, les traits -lourds, il plaisait cependant par son sourire plein de bonté, par la -limpidité de son regard bleu, candide comme celui d’un enfant. L’âme -toute pure resplendissait à travers la rude enveloppe. On sentait que la -vie avait passé sur cet homme sans lui imprimer aucune flétrissure. Il -gardait, en dépit de l’âge, une jeunesse étrange, la jeunesse éternelle -de l’être que les passions n’ont jamais souillé. - -Pourtant, il n’avait pas ce matin sa sérénité coutumière. Tandis que -Laurence l’entraînait dans la grande allée qui tournait autour du jardin -rond, il écoutait en silence son joyeux bavardage, évitant de la -regarder. Car il était venu dans cette maison comme un messager de -malheur. En l’absence d’Ursule, il allait être obligé d’annoncer, à -cette enfant qu’il aimait, de pénibles nouvelles, et il hésitait, navré -du mal qu’il allait faire. - -Laurence ne remarquait pas le trouble de son vieil ami. Elle lui -désignait au passage les fleurs fraîchement écloses, lui faisait admirer -la parure du jardin. Bientôt, elle parla de son père, de la terrible -crise dont il avait souffert après le duel avec Douran. Ce souvenir, -même aujourd’hui, lui semblait doux, lui permettait de mieux goûter sa -sécurité présente. Serrant contre sa poitrine les lilas qu’elle venait -de cueillir et qui, chauffés par le soleil, mais humides encore de -rosée, avaient la fraîche tiédeur d’un corps vivant, elle répétait avec -un accent de délivrance: - ---Enfin, c’est fini tout cela. Quel bonheur! - -Le temps passait. Dacellier pouvait rentrer d’un instant à l’autre. Le -colonel Arêle se décida: - ---Non, mon enfant, dit-il avec une infinie pitié, non, hélas! ce n’est -pas fini. - -Elle comprit tout de suite, laissa tomber les fleurs qu’elle tenait et -se dépouilla en même temps de toute sa joie. Elle ferma les yeux pour ne -plus voir l’odieuse lumière qui l’avait séduite et trompée. Le colonel -devina que, pour cette nature violente, l’attente du malheur était plus -pénible que le malheur lui-même. Il se hâta d’expliquer le motif de sa -visite et le danger qui menaçait son ami. - -Douran, en effet, avait réussi plus vite et plus complètement qu’il ne -l’espérait dans son œuvre, ayant trouvé partout des alliés inattendus, -prêts à servir sa rancune. Son adversaire, en effet, comme toutes les -natures excessives, n’inspirait que des sentiments extrêmes, respect -fanatique ou exécration. Dans les affaires de son service, il parvenait -à dominer par amour du devoir l’irritabilité de son caractère. Il était -sévère, mais équitable, sachant discerner du premier regard toute -aptitude définie, toute supériorité, toute grandeur. Pourtant sa parole -franche et rude lui avait suscité d’innombrables ennemis. Et tandis -qu’il décourageait par sa froideur distante les dévouements, il avivait -sans cesse les haines dont il était l’objet. Plusieurs officiers placés -sous ses ordres, légers, paresseux, incapables et comme tels souvent en -butte à ses duretés, ne souffraient qu’avec peine sa domination et le -détestaient mortellement. Leurs éternelles récriminations prirent -soudain une importance considérable. On leur donna raison. L’inflexible -justice du chef, conscient de sa responsabilité, fut appelée rigueur -d’insensé; sa fermeté, despotisme inacceptable. Ses ordres parurent -incohérents, stupides. Des plaintes parvinrent au ministère de la -Guerre. Douran, très lié avec plusieurs députés influents, les appuyait, -répétait inlassablement qu’on ne pouvait laisser un commandement -important à un homme dont les accès de folie, constatés par plusieurs -témoins, mettaient journellement en péril la vie de ses semblables. Son -insistance avait obtenu gain de cause. Le colonel Arêle venait -d’apprendre que la destitution de Dacellier n’était plus qu’une question -de jours. - -Bien que son vieil ami n’eût point voulu lui dire toute la vérité, -Laurence devina facilement que son père passait pour fou. Elle comprit -pourquoi, bien qu’il fût guéri depuis un mois, Lucie Jaffin persistait à -lui demander de ses nouvelles. Elle se rappela mille paroles -empoisonnées dont le sens lui avait échappé. Et elle se mit à trembler -de tous ses membres, secouée par le déchaînement d’une indignation -furieuse. - ---Ah! les lâches! sanglotait-elle, les lâches! Qu’est-ce que mon père -leur a fait? Un être si droit, si noble! Comme il souffrait d’avoir -blessé Douran, comme il s’est inquiété de lui! Et pourtant... oh! mon -Dieu, je voudrais, moi, qu’il l’eût tué. Mais un homme qui vit à l’écart -de tout, avec un rêve sublime dans le cœur, c’est un fou, un malfaiteur, -un danger pour la société! Il faut le déshonorer, briser sa carrière, -paralyser à jamais son activité. De telles injustices sont possibles! Je -ne le savais pas! non, je ne le savais pas encore! - -Le colonel Arêle laissa passer cet ouragan. - ---Hélas! mon enfant, murmura-t-il, l’injustice du monde est sans bornes -et je comprends qu’elle vous révolte. Si nous voulons la supporter, il -faut songer à la grande victime. Ah! si c’était notre frère, notre père -qui fût traîné aujourd’hui devant nous, au milieu des huées, jusqu’au -calvaire, quel ne serait pas notre désespoir! Jésus était plus que notre -père et notre frère, plus noble, meilleur que la plus intègre des -créatures, pourtant nous l’avons tous trahi et crucifié. Voilà la grande -injustice, voilà le grand forfait. - -Au plus fort de sa révolte, Laurence fut irrésistiblement touchée par -ces paroles prononcées avec tant d’émotion. Elle admira ce pur chrétien -dont elle ne pouvait suspecter la bonté, mais qui, maintenant toujours -son âme en extase au pied de la croix, considérait la douleur avec un si -tranquille amour. Un instant elle voulut l’imiter, tenta de formuler -dans son cœur une prière. Elle n’avait point l’habitude de la discipline -catholique, et cet élan vers la paix s’acheva dans un nouvel accès de -désespoir. - ---Je ne peux pas accepter, gémit-elle. Je sais bien que mon père ne -pourra supporter cela. Son école!... il l’aime plus que sa vie, nul -poste ne lui a jamais été plus cher. S’il en est chassé de cette façon -brutale, ignominieuse, il en mourra, il se tuera peut-être. - -Arêle tressaillit, atteint cette fois jusqu’au fond du cœur. Connaissant -la nature violente et sombre de Dacellier, il le savait capable -d’accomplir cet acte désespéré qui les eût séparés pour toujours. Alors -il exposa brièvement à Laurence le plan qu’il avait formé pour sauver -son ami. En faisant agir toutes les influences dont il pouvait disposer, -il espérait neutraliser quelque temps encore les intrigues de Douran et -retarder son triomphe. Mais il fallait que Dacellier, prévenant la -mesure de rigueur qui devait le frapper, demandât, le plus tôt possible, -un congé d’un an et quittât Fontainebleau. Le scandale qu’avait causé -son accident s’oublierait peu à peu. Plus tard, il reprendrait un -commandement dans une garnison nouvelle où la haine de ses ennemis ne le -poursuivait pas. Le plus difficile était d’obtenir que ce chef, si -passionnément épris de son métier, se résignât temporairement à -l’inaction. Seul, le professeur Noveu possédait assez d’influence sur -son malade pour pouvoir exiger de lui un tel sacrifice. S’il imposait à -Dacellier un repos momentané, le colonel qui se soignait par devoir, par -amour pour sa patrie qu’il voulait servir le plus longtemps possible, se -soumettrait, sans doute. Laurence adopta tout de suite ce plan si sage. -En l’absence d’Ursule, elle promit d’écrire dans l’après-midi au -professeur pour lui expliquer le service qu’on attendait de lui et le -supplier de sauver, par un mensonge nécessaire, l’honneur et peut-être -la vie de son malade. Le colonel Arêle emporterait la lettre et la -remettrait en mains propres au docteur. Ils achevaient de se concerter -lorsque midi sonna. Laurence s’enfuit pour rafraîchir dans l’eau son -visage altéré par les larmes. - -Durant le déjeuner, elle ne put prendre aucune nourriture. Son père -cependant ne s’en aperçut pas. Il ne songeait pas à l’observer, tout -heureux de revoir le seul ami qu’il possédât sur terre, le seul être -avec lequel il pût causer de tout ce qu’il aimait. Arêle lui communiqua -une lettre de son fils cadet, où le jeune officier, qui venait d’être -envoyé au Maroc, racontait son premier combat. Ces pages, toutes -vibrantes de patriotisme et d’ardeur guerrière, enthousiasmèrent -Dacellier. - ---Ah! le gaillard! s’exclamait-il, parcourant encore du regard la lettre -qu’il venait de lire à haute voix, quelle fougue, quel entrain, quelle -bravoure jeune et simple! Ah! si seulement André lui ressemblait... Peu -importe! Que ce soit ton fils, Arêle, ou le mien, c’est toujours un fils -de France. La génération nouvelle n’est donc pas si corrompue, si -efféminée qu’on veut bien nous le dire. Il y a encore des êtres qui ne -craignent ni le danger, ni la souffrance et qui savent vivre sans foyer, -sans femme, sans luxe, sans plaisirs, libres de toutes chaînes. Bon -sang! ceux-là n’ont pas voulu faire du commerce, ni s’enrichir en -vendant du beurre ou du savon. Ils ont f... le camp, loin, bien loin, -ces sages, afin de nous conquérir des territoires nouveaux, et des -richesses dont ils ne profiteront jamais. Ce sont ces enfants, ces héros -qui reviendront un jour lutter sur nos vieux champs de bataille et qui -nous rendront la victoire. - -Il exultait et Laurence regardait avec un amour infini ce visage -habituellement si sombre, mais transfiguré aujourd’hui par une espérance -radieuse. Elle eût donné sa vie pour prolonger cette joie précaire et -pourtant elle souhaitait de la voir finir, tant la sécurité absolue de -son père lui semblait dangereuse. Sa consternation s’accrut lorsque -Dacellier, influencé par les impressions heureuses qui venaient de ravir -son âme, affirma qu’il se trouvait depuis quelque temps mieux portant et -parla de sa guérison comme d’une chose à peu près acquise. La jeune -fille, effrayée de cet optimisme, se demandait avec angoisse combien il -lui faudrait de jours pour décider son père à aller à Paris consulter le -docteur Noveu. Satisfait de l’amélioration de sa santé, il pouvait -retarder indéfiniment cette démarche si nécessaire. Arêle, tout en -causant, devinait l’angoisse de Laurence. Il voulut essayer de lui venir -en aide, se plaignit affectueusement de voir si peu son ami. Et voici -que celui-ci répondit le plus simplement du monde: - ---Nous pourrons prendre rendez-vous à Paris pour la semaine prochaine, -car je compte aller consulter Noveu jeudi. Je ne l’ai pas revu depuis -cette insolation qui m’a rendu si malade, et bien que je sois tout à -fait remis, je veux avoir son avis sur cet accident qui me paraît tenir -à d’autres causes qu’à la chaleur d’une matinée d’avril. Donc, si tu -veux, jeudi, nous déjeunerons ensemble. - -Etourdie de ce dénouement si prompt, Laurence eut un soupir de -délivrance. L’avenir lui parut moins noir qu’elle ne l’avait imaginé, -puisque déjà son père avait fixé de lui-même la date du voyage auquel -elle ne savait comment le décider. Elle vit dans cet incident favorable -une preuve que la Providence ne l’abandonnerait pas et reprit confiance. - -Cette accalmie cessa lorsque, remontée dans sa chambre, elle prépara sa -lettre au professeur Noveu. Elle croyait écrire l’arrêt qui condamnait -son père à mort. Chaque mot lui arrachait de nouvelles larmes. Elle -achevait cette tâche cruelle lorsque le colonel Arêle vint lui faire ses -adieux. Il relut sa lettre, l’approuva, la glissa dans son portefeuille. - ---Je la remettrai dès demain au docteur Noveu, dit-il. Courage mon -enfant, notre plan est bon. - ---Peut-être, murmura-t-elle amèrement, et pourtant il doit briser ce -cœur que nous voulons sauver. Ah! colonel, que c’est dur, jamais de -repos dans ma vie, chaque jour un nouveau coup, une nouvelle douleur, -toujours souffrir et toujours voir souffrir! - -Elle fixait sur son vieil ami des yeux secs où brûlait une douleur -enragée, sans espoir, dont la violence épouvanta ce doux chrétien. Mais -il possédait en lui cette force, cette paix suprême qui peut calmer -jusqu’aux vents déchaînés, jusqu’à la mer furieuse. - ---Sachez-le pourtant, ma pauvre petite, dit-il avec une autorité -souveraine, il n’y a qu’un malheur ici-bas: c’est la privation de Dieu! - -Il venait de toucher avec un instinct sûr une plaie secrète et profonde -dont Laurence, sans le savoir, souffrait depuis longtemps. Elle -tressaillit sous ce coup qui lui révélait sa blessure et comprit pour la -première fois la cause réelle de son infortune. Si son foyer lui -semblait si désert, si triste, c’était bien en effet parce que Dieu n’y -avait pas de place. Appuyé sur la croix, son père eût trouvé un remède à -toutes ses douleurs. C’est en vain qu’elle cherchait pour lui des -secours humains, sa tendresse même restait vaine et stérile. Mais elle -l’eût guéri si, possédant la foi du colonel Arêle, elle eût pu la donner -à ce grand affligé. Toute son âme, brusquement, éclairée, humiliée -jusqu’à la mort, reconnut son infirmité. Elle se jeta dans les bras de -son vieil ami et murmura vaincue, avouant sa détresse: - ---Aidez-moi, colonel, priez pour moi! priez pour lui! - - - - -VII - - Mais adieu - O ville et terre d’Erecktée, - O sol de Trézène! - Combien tu as de charmes - Pour passer la jeunesse! - - EURIPIDE. - - -L’âme humaine, en général, supporte difficilement le premier choc de la -douleur. La révélation du malheur la brise, mais si ce malheur se -prolonge, elle s’y accoutume bonnement. Lorsque Ursule, revenant de -Paris, apprit les nouvelles apportées par le colonel Arêle, son -désespoir fut affreux. Pourtant, dès le lendemain, elle s’apaisa, courba -doucement la tête sous l’orage et attendit les événements avec sa -passivité coutumière. - -Laurence, au contraire, insensible à l’influence bienfaisante du temps, -de jour en jour s’inquiétait davantage. Mme Arêle lui écrivit, l’informa -que son mari avait vu le professeur Noveu et faisait agir activement -près du ministre de la Guerre. Cette lettre ne rassura pas la jeune -fille. Elle connaissait le dévouement du colonel Arêle, mais cet homme -intègre et droit aurait-il l’habileté nécessaire pour lutter contre le -génie malfaisant de Douran? Le moindre incident pouvait déjouer sa -prudence et précipiter dans l’abîme celui qu’il cherchait à sauver. Elle -fut presque heureuse lorsque, le dimanche, elle entendit son père -déclarer qu’il se trouvait moins bien portant, car cette rechute le -préparait un peu à l’ordonnance qu’allait lui signifier le professeur -Noveu. Puis, de nouveau, elle s’inquiéta, redoutant qu’une crise trop -grave ne l’obligeât à différer son voyage à Paris, et les journées se -traînaient, lentes comme des siècles. - -La douleur qu’elle attendait vint à son heure, mais plus amère encore -qu’elle ne l’avait prévue. Le colonel, bien que fort souffrant, partit -le jeudi pour Paris. Il en revint sombre comme la mort. Laurence eut -peine à retenir un cri lorsqu’il apparut au dîner, tant son allure -pesante était celle d’un vieillard. Nulle flamme ne brûlait plus dans -son regard vague et lugubre. Il se traîna jusqu’à la table, s’assit -lourdement, déplia sa serviette. - ---Allons, dit-il avec un rictus qui tordit sa bouche d’un seul côté sans -éclairer aucunement ses traits mornes, allons, je suis un homme fini. -Noveu exige que je prenne un an de congé, un an... J’entends ce que cela -veut dire. Puisque j’en suis là, mieux vaut envoyer ma démission. - -Laurence voulut protester. Il lui imposa silence d’un geste excédé. -Pourtant il ne devait pas accomplir l’acte irréparable auquel il -semblait décidé. Ses paroles étaient découragées, son cœur ne -désespérait pas. Il voulait guérir et servir encore son pays. Durant -quinze jours, il hésita devant le sacrifice qui lui était imposé. -Laurence, effrayée de ces longs atermoiements, n’osait cependant le -presser d’agir, tant elle craignait d’éveiller ses soupçons. Un jour, -elle trouva sur sa table une lettre inachevée qu’il écrivait au ministre -de la Guerre. Il sollicitait un congé d’un an pour raison de santé. -Cette lettre, à laquelle manquait seule la signature, demeura toute une -semaine ouverte au même endroit. Enfin elle disparut et peu après, -Laurence découvrit la réponse du ministère accordant l’autorisation -demandée. Elle respira. Son père était sauvé de l’affront injuste -qu’elle redoutait. Il payait cher ce triomphe insoupçonné. - -Le jour vint où il dut remettre son commandement à son successeur. Sa -douleur fut si vive qu’elle changea sa nature, le rendit presque doux. -Lorsqu’il rentra, ce matin-là, fort en retard pour déjeuner, son regard -avait une expression inaccoutumée d’humilité et de patience. Il embrassa -sa fille et lui dit avec résignation: - ---Eh bien! voilà, c’est fait, je ne suis plus commandant de l’Ecole. - -Laurence ne put se maîtriser. Elle éclata en sanglots. Le colonel, -profondément touché, essaya de la consoler. Il répétait: «Voyons, -voyons, enfant, ce n’est pas si terrible!» Mais il avait beau mordre sa -moustache et s’efforcer de feindre le courage, son sourire vacillait sur -ses lèvres tremblantes, et Ursule, à son tour, gagnée par l’émotion, -plongeait dans sa serviette un visage ruisselant de pleurs. Ce fut un -jour de désolation pour tous trois. Pourtant le colonel, ignorant les -basses intrigues auxquelles il cédait, gardait encore une espérance. -Ursule souffrait sans révolte, sans amertume. Laurence était la plus -atteinte, car l’injustice affole l’être jeune. Elle voyait pour la -première fois le mal triompher du bien, la calomnie jeter à terre un -homme intègre et droit. Toute sa vie elle devait garder comme une -blessure inguérissable le souvenir de cette iniquité. Le cœur plein de -défiance, elle avait pris l’espèce humaine en telle horreur qu’elle -refusa désormais de sortir. Le malheur, l’exemple du colonel Arêle -avaient exalté sa ferveur, la prière lui était douce; mais c’est à peine -si le dimanche elle osait assister de grand matin à une messe basse, -tant elle craignait de rencontrer Lucie Jaffin qui, dévote autant que -méchante, fréquentait assidûment l’église; et elle s’indignait que des -créatures aussi viles fussent admises au pied des autels. - -Cloîtrée dans sa demeure, elle souffrait donc sans consolation, sans -secours, dédaignant de se plaindre même à Edith. Celle-ci, bien qu’elle -connût par son père le drame douloureux qui venait de briser la vie de -Dacellier, n’osait témoigner sa compassion à son amie, dont le silence -farouche décourageait sa charité. Laurence, cependant, la recevait -toujours avec plaisir. Leur tristesse parlait le même langage. Placées -dans une situation analogue, victimes de la méchanceté du monde, elles -croyaient fermement, grâce à l’exagération de la jeunesse, que tout -était fini pour elles, que jamais plus l’existence ne leur serait douce -ou clémente. Et c’était merveille d’entendre ces deux enfants renoncer -pour toujours au bonheur, à l’amour, et parler des joies de la terre -avec un sourire ascétique. - -Par l’intermédiaire de Laurence, qui se chargeait de remettre ses -lettres, Mme Heller écrivait parfois à sa fille. Visiblement ravie de sa -situation nouvelle, elle engageait Edith, avec un égoïsme inconscient, à -ne plus s’affliger de son absence, car ce n’était là qu’un chagrin -passager et l’avenir ne pouvait manquer de lui apporter sa part de -bonheur. La jeune fille pleurait souvent en lisant ces lettres cruelles. -Pourtant, elle répondait tendrement à sa mère. Elle se réjouissait de la -savoir tranquille et sans remords. Son cœur généreux s’oubliait -volontiers pour ne songer qu’aux autres. Et ce fut par pur dévouement -pour son père qu’elle se fiança bientôt à l’un de ses cousins, garçon -sérieux et bon, ni beau, ni laid, doué de ces qualités ternes et solides -qui découragent la passion capricieuse. Médecin à Saint-Mandé, Ludovic -Albertaud n’offrait à Edith qu’une situation médiocre, mais elle savait -que le commandant Heller, après le scandale qu’avait causé le départ de -sa femme, désirait vivement la marier et prendre sa retraite. La jeune -fille n’hésita pas longtemps. - -Lorsqu’elle vint annoncer à Laurence ses fiançailles, elle ne put -s’empêcher de pleurer l’avenir romanesque qu’elle avait désiré, comme -toutes les adolescentes, et auquel elle ne renonçait pas sans chagrin. -Puis, très vite son cœur doux et sage se résigna; elle cessa de souffrir -bien avant que Laurence eût cessé de la plaindre. - -Le commandant Heller donna sa démission et s’apprêta à quitter -Fontainebleau, car il voulait que le mariage de sa fille eût lieu à -Paris, où rien ne leur rappellerait leur passé. Ursule s’effraya de -l’abandon où ce départ allait laisser Laurence. - -Ce n’était pas qu’Edith fût pour elle un soutien moral, mais ses visites -la distrayaient, l’arrachaient de force à l’obsession d’une même pensée. -Privée de cette diversion salutaire, pourrait-elle supporter le poids -écrasant de souffrance et de solitude qui l’accablait? Elle avait -renoncé entièrement aux longues promenades jadis tant aimées. La forêt, -dont les abords directs étaient, à cette époque de l’année, très -fréquentés, ne la voyait plus passer sous ses ombrages avec son chien -Consul. Enfermée dans sa chambre tout l’après-midi, elle lisait, -écrivait ou méditait sur la douleur humaine, et elle avait, à la fin de -ces longues journées solitaires, le regard fiévreux, les mouvements -saccadés, les rires inattendus de l’être guetté par la folie. - -Ursule confia ses inquiétudes au colonel Arêle qui, depuis que ses amis -étaient malheureux, venait tous les quinze jours déjeuner avec eux. Lui -aussi remarquait avec peine le dépérissement de Laurence et cherchait le -moyen de la secourir. Il entreprit de décider Dacellier à venir habiter -Paris. Celui-ci, depuis qu’il avait quitté son école, avait pris -Fontainebleau en horreur; cependant comme il comptait fermement, son -congé fini, redemander un commandement, il jugeait inutile de faire, -pour si peu de temps, une installation nouvelle. Arêle triompha assez -vite de sa résistance en lui parlant de Laurence. Il affirma que sa -langueur, l’état précaire de sa santé n’avaient d’autre cause que -l’ennui qui la dévorait. Elle avait besoin de mener une vie moins -sévère, plus en rapport avec sa jeunesse. A Paris elle retrouverait, en -même temps qu’Edith, sa belle-sœur; elle pourrait, puisqu’elle aimait la -musique, les livres, l’étude, entendre des concerts, fréquenter les -bibliothèques et les musées. Ces distractions conformes à ses goûts -l’arracheraient à ce perpétuel tête-à-tête avec elle-même que nulle âme -ne peut supporter impunément. Dacellier apprécia la justesse de ces -arguments. Il en vint à considérer que son installation à Paris était -une question de vie ou de mort pour sa fille. Dès lors, toutes ses -hésitations cessèrent devant l’imminence du danger dont sa sombre et -fougueuse nature lui exagérait l’importance. Il devait, durant le mois -d’août, faire dans une maison d’hydrothérapie une cure ordonnée par le -professeur Noveu. La veille de son départ, il remit cinq mille francs à -Ursule, et comme celle-ci s’étonnait de recevoir une si grosse somme -pour vivre six semaines, il expliqua: - ---C’est pour notre déménagement. Je désire que vous le fassiez en mon -absence. Puisqu’il s’agit de la santé, du bonheur de Laurence, il ne -faut pas perdre de temps. Allez à Paris, choisissez un appartement, je -vous donne carte blanche. Je ne rentrerai pas à Fontainebleau, nous nous -retrouverons là-bas. - -Ursule fut un peu suffoquée de cette décision si brusque, mais le -colonel l’avait habituée à une obéissance passive. Sans discuter ses -ordres, elle se mit en devoir d’accomplir le tour de force exigé. Dès la -première semaine d’août, elle partit pour Paris, resta quinze jours à -l’hôtel, visitant du matin au soir des appartements. Elle en découvrit -un, rue Vaneau, dont la situation la séduisit, car les plus belles -chambres, exposées au midi, donnaient toutes sur des jardins. Laurence, -qui vint passer vingt-quatre heures à Paris, fut ravie de voir tant -d’arbres et de verdure autour de sa future demeure. Le déménagement fut -fixé au 5 septembre. - -Le jour du départ, Laurence se leva de bonne heure, et, laissant Ursule -surveiller les derniers préparatifs, elle se rendit à l’église, entendit -une messe. Puis, en sortant, elle gagna la forêt qu’elle voulait revoir -une fois encore. Son cœur était violemment agité. Elle avait accepté -avec joie de quitter Fontainebleau. Une expression de triomphe ironique -passait dans son regard lorsqu’elle songeait que Lucie Jaffin, absente -depuis les premiers jours d’août, à son retour, ne la retrouverait plus. -Elle se réjouissait d’échapper pour toujours à l’atmosphère de haine qui -lui était insupportable, mais elle regrettait cependant le cadre où les -rêves passionnés de sa jeunesse solitaire s’étaient épanouis. Déjà la -vieille maison, où elle avait vécu des heures monotones que rendaient -parfois si belles les orages ardents de son âme, ne lui appartenait -plus. Envahie par une grise et morne poussière, encombrée de caisses, de -malles, de défroques hétéroclites parmi lesquelles errait Royale Egypte -hérissée et furieuse, elle avait pris un aspect délabré, hostile, qui -décourageait le regret fidèle. Au contraire, dans les bois où rien -n’était changé, Laurence retrouvait à chaque pas de nouveaux souvenirs -qui se levaient à son approche, lui souriaient d’un sourire suranné, -gracieux et poignant. Tendrement, elle saluait ses douleurs évanouies, -ses illusions mortes, et même l’ombre déshonorée de Lætitia Heller. - -Ces fantômes peu à peu s’écartaient de son chemin, tristement, -discrètement, comme une femme vieillie devant un amant trop jeune, car -déjà elle ne leur accordait plus qu’un regard distrait tandis qu’elle -montait à vive allure la route du Bouquet-du-Roi. Son cœur se détachait -du passé pour se tourner vers l’avenir, vers ce Paris qu’elle ne -connaissait pas et ne voulait connaître qu’à travers les romans de -Balzac. Elle évoquait le bal où Mme de Beauséant, convaincue de -l’infidélité de son amant, reçoit ses hôtes avec un rayonnant sourire, -tandis que dans ses appartements privés on prépare son départ et qu’on -attelle la voiture qui doit, à l’aube, l’emporter dans ses terres. Elle -songeait à la duchesse de Langeais, sa préférée, tout d’abord si -coquette, si froide, puis humiliée jusqu’à la mort par le cruel amour de -Montriveau. Oui, Paris était bien la patrie des grands égarements, des -folles douleurs. Laurence ne se comparait pas aux belles héroïnes -qu’elle chérissait si tendrement. Pas un instant elle n’imaginait -pouvoir inspirer les grandes passions qui la faisaient rêver. Mais -aujourd’hui, pour la première fois, elle se jugeait capable de les -ressentir peut-être et cette idée la fit tressaillir longuement. - -Elle venait d’atteindre le but de sa promenade: une haute futaie qui -s’ouvre après le carrefour des Cépées et qu’on nomme «la cathédrale» -parce que ses hêtres immenses, largement espacés, montant deux par deux -en colonnes accouplées, imitent avec une exactitude saisissante les nefs -d’une église géante. Laurence avait choisi ce lieu pour y venir adorer -une dernière fois la forêt. Elle s’enfonça sous les beaux piliers -lisses, et lorsqu’ils l’entourèrent de toutes parts, lui masquant la -route, elle s’étendit à terre, la tête appuyée sur le tronc d’un hêtre, -le bras posé sur Consul accroupi. C’était un de ces émouvants matins de -septembre où, bien que le soleil brille de tout son éclat, l’air garde -la fraîcheur de la menthe. Un vent fort qui ne pouvait pénétrer sous les -arbres, bien défendus par leurs dômes épais, passait et repassait sur la -cime de la forêt, faisant chanter et bruire ses palpitantes feuilles. -L’atmosphère était comme saturée d’allégresse. Tout paraissait neuf et -juvénile. On eût dit que les arbres, hier encore petits, venaient de -monter d’un seul jet le plus haut possible, épuisant toute leur sève -dans un subit élan de joie, tandis qu’éclataient à la fois tous leurs -bourgeons. Et Laurence, gagnée par l’ivresse des choses, s’étonnait de -se sentir, après tant de malheurs, si jeune, si vivante, si forte, toute -prête à accueillir l’amour cruel qu’elle avait paru craindre et que son -cœur, avouant enfin sa folie, appelait dans un cri frénétique. Les yeux -clos, la tête inclinée, elle s’abandonnait à sa chimère, inventant tout -un avenir auprès d’un être dont le visage restait indistinct, dont les -moindres paroles lui apportaient une lumière nouvelle. Mais, dans ses -rêves les plus ardents, jamais elle ne se représentait les délices de la -passion heureuse. Elle n’imaginait que séparations, traverses, -tourments, durs sacrifices, et de tout l’amour, imprudemment, ne -désirait que la douleur. - -Le temps passait. Le moment vint où il fallut partir. Laurence se leva. -Regardant avec ferveur les grands hêtres calmes dont la cime seule -frémissait et chantait, elle comprit à la fois et combien ils lui -étaient chers et qu’ils ne lui suffisaient plus. - ---Adieu! songeait-elle, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes, -adieu et pardonnez-moi! Chers arbres sous lesquels j’ai passé le temps -de la jeunesse et de l’attente, pardonnez-moi si je m’en vais, car -j’obéis à mon destin. L’heure est venue pour moi d’aller au milieu des -hommes pour y parfaire mon expérience, pour y chercher cet amour -nécessaire sans quoi nul être ne sait rien. Beaux amis près desquels -j’ai grandi et qui, si fortement, avez trempé mon âme, je tâcherai -d’être digne de vous, de vivre noblement. Je ne vous quitte pas pour -toujours, car je ne marche pas vers le bonheur, mais vers des épreuves -nouvelles. Si jamais mon cœur est brisé par une peine irréparable, quand -tout sera fini pour moi, ô ma forêt, c’est toi qui seras mon asile. Pour -retrouver la paix, je reviendrai vers toi. - -Elle entoura de ses bras le tronc d’un hêtre et scella d’un baiser sur -son écorce rude ce serment solennel. - - - - -VIII - - Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille - Applaudit à grands cris... - - V. HUGO. - - -Bien qu’elle fût profondément fidèle à tout ce qu’elle avait aimé, -Laurence ne songeait plus à Fontainebleau, ni à sa chère forêt, un -dimanche où, sortant à cinq heures du concert Lamoureux, elle roulait en -taxi à travers les rues trépidantes. - -Elle avait en effet subi d’un cœur docile le charme malsain de Paris, et -rien ne distinguait cette enfant, hier encore à demi sauvage, des -correctes mondaines qui la croisaient dans le brouhaha constant des -voitures. Elle était vêtue, avec une recherche toute nouvelle, d’une -robe en voile de soie gris et d’un manteau de velours noir garni de -chinchilla. Une légère couche de fard avivait la pâleur de son teint, -l’intensité de son regard. Un bouquet de violettes de Parme se fanait -dans ses mains. Sur ses genoux reposait un sac en perles d’acier qui -renfermait une boîte à poudre, une glace d’or, un flacon de sels, mille -autres choses dont elle ne se servait guère, mais dont l’inutilité -l’enchantait. Elle avait pris le goût du luxe, des fleurs, des parfums, -des bibelots futiles, et se croyait frivole. - -Pourtant son caractère n’avait pas changé, ni ses habitudes. Elle était -seule aujourd’hui dans sa voiture comme elle l’était autrefois dans la -forêt. Si elle aimait cette heure où Paris n’est qu’un tourbillon de -lumière et de bruit, si, penchée à la portière, elle regardait avec des -yeux ravis les feux chatoyants des lampadaires et des boutiques, et la -foule qui se pressait sur les trottoirs, pourtant elle savait que toute -cette pompe n’était que néant, vide et vanité. Bientôt, ce tumulte -excita sa tristesse. Elle eut soif de recueillement et souhaita de se -retrouver dans sa chambre, au milieu de ses livres. Mais elle devait, -avant de rentrer, prendre des nouvelles de sa belle-sœur, arrivée au -dernier terme de sa grossesse. - -Juliane supportait assez bien ses tortures. Le matin même elle avait -reçu Laurence, et comme celle-ci la plaignait de tant souffrir, elle -avait dit, reprenant haleine entre deux douleurs: - ---Que voulez-vous, ma chère petite, il faut bien aimer ce supplice, -c’est la rançon sublime de la maternité. - -«Bizarre créature! Elle fera des phrases jusque dans son agonie», -songeait Laurence, égayée par ce souvenir. - -Malgré le mépris profond que Paul Dacellier éprouvait toujours pour son -fils, les rapports des deux ménages étaient plus cordiaux qu’on n’eût pu -s’y attendre et tout le mérite de cette réconciliation apparente -revenait, sans conteste, à Juliane. Nulle sympathie réelle ne -l’entraînait vers sa belle-famille, mais sa parfaite éducation ne lui -permettait pas de consulter ses inclinations ni ses goûts personnels -dans ses rapports avec ses semblables. Le code de la politesse réglait -la vie de cette mondaine comme les commandements de Dieu règlent celle -du chrétien. Paul Dacellier et Laurence étaient devenus ses plus proches -parents; à ce titre, elle leur devait et leur prodiguait plus d’égards, -de soins, d’attentions, de visites qu’à ses meilleurs amis. Elle obtint -aisément d’André, mari soumis et débonnaire, qu’il s’abstînt désormais -de contredire son père. Elle témoignait à ce grand solitaire une -déférence empressée, approuvait chaleureusement ses avis, accueillait en -souriant ses rebuffades, savait désarmer sa mauvaise humeur par des -paroles habiles, des louanges discrètes. Laurence, appréciant le tact de -la jeune femme, la croyait par moments vraiment bonne et s’efforçait de -l’aimer. Sachant que la mère de Juliane était morte en couches, elle -s’inquiéta sincèrement à la pensée d’un accident toujours possible, et -elle se sentait émue en sonnant à la porte de son frère. - -La femme de chambre qui vint lui ouvrir la salua d’un joyeux: «Tout va -bien!», et s’enfuit aussitôt, réclamée par d’autres devoirs. Le moment -critique approchait. L’appartement était en désarroi. Les portes ne -cessaient de s’ouvrir et de se refermer. Les domestiques couraient de -tous côtés, se heurtaient avec des rires étouffés, des exclamations -confuses. Laurence, ne pouvant obtenir d’eux aucun renseignement précis, -gagna le petit salon où Mlle Drevain, cérémonieuse et poudrée comme de -coutume, attendait dans un calme olympien et charmait les ennuis de sa -solitude en agitant avec grâce ses belles mains. - ---L’enfant ne tardera pas beaucoup, je pense, dit-elle, en accueillant -Laurence. Tout s’est passé normalement, mais la pauvre Juliane a bien -souffert. Chère petite, quel courage! Ecoutez, pas un cri! - -Juliane avait, en effet, trop de fois fait devant témoins l’éloge de sa -force d’âme pour ne pas se trouver contrainte d’en donner aujourd’hui -une preuve éclatante. L’orgueil la soutenait dans ses souffrances et, -bien que sa chambre touchât le petit salon, on n’entendait à travers les -murs qu’une plainte étouffée, sourde et continue. Pourtant, il vint un -moment où la jeune femme oublia le rôle qu’elle jouait perpétuellement -sur la scène du monde. La douleur trop vive lui arracha un cri perçant -qui grandit, s’enfla, devint une véritable clameur, puis décrut, -s’éteignit. Tout de suite lui succéda un autre cri, faible, navrant et -ridicule, le vagissement de l’enfant. - -Laurence avait pâli. Cette plainte tragique la remuait profondément et -son cœur débordait de compassion pour le petit être qui, à peine arraché -à la paix du néant, semblait déjà la regretter. Pourtant, elle était la -seule à s’affliger. L’appartement retentissait d’un brouhaha confus et -joyeux. La femme de chambre, rouge, animée, exultante, ouvrit la porte -du petit salon: - ---C’est une fille, cria-t-elle à tue-tête, une grosse pouponne, un -amour! - -Puis elle s’enfuit, riant comme une folle. - ---Ma chère enfant, permettez que je vous embrasse, dit Mlle Drevain, -radieuse et solennelle, en pressant Laurence contre son cœur. - -Dans sa joie, elle embrassa même un jeune peintre, Gaston Noret, qui -venait d’entrer précédant André, son ami. - ---Chère mademoiselle Drevain, voilà le père, l’heureux père! Vive -l’heureux père! s’exclama le bohème en agitant son chapeau comme une -palme. - ---La paix, bon vieux, la paix! Ne me rends pas trop ridicule, s’écria -André en riant, car il eût rougi de laisser deviner son émotion réelle -et sa fierté secrète. - ---Vous eussiez sans doute préféré un garçon? interrogea Mlle Drevain, -surprise de ce flegme apparent. Les pères, en général, désirent tous que -leur premier-né soit un fils. - ---Mon Dieu, chère tante, fils ou fille, cela m’est tout à fait -indifférent. Je n’ai pas le sens de la paternité très développé, je -l’avoue. - ---Vous êtes encore trop jeune, en effet, et vous ne savez pas combien il -est doux de vieillir entouré de ces petits êtres dont les caresses -réchauffent notre cœur, soupira sans vergogne la noble demoiselle que -son parfait égoïsme avait seul éloignée du mariage et qui, se trouvant -chargée de sa nièce, l’avait mise en pension jusqu’à sa dix-huitième -année. - -A son tour, Laurence serra la main de son frère et, peu habile à -déguiser ses impressions, lui dit mélancoliquement: - ---Je n’ose te féliciter. C’est terrible au fond de donner la vie à un -être dont on ne peut, quoi qu’on fasse, assurer le bonheur. - -André reçut avec sérénité ce compliment de condoléances. Depuis -longtemps, il croyait fermement que sa sœur était folle et ses -bizarreries ne l’étonnaient plus. Seul, Gaston Noret s’indigna de ce -pessimisme. - ---Donner la vie! s’écria-t-il, mais c’est un présent magnifique! -J’espère bien que le nombre de mes enfants est déjà considérable et je -m’en réjouis pour l’humanité de demain. - ---Quelle horreur! gémit Mlle Drevain, avec un gloussement de poule -effarouchée. - -Elle protestait pour la forme, car le cynisme du jeune peintre -enchantait cette prude. Laurence était sincèrement scandalisée. - ---Le plus étrange, c’est que vous êtes convaincu de ce que vous dites, -murmura-t-elle, en fixant sur Gaston Noret son regard scrutateur qui -s’emplissait d’un vague effroi. - -Lui la considérait avec une pitié railleuse et sympathique. Il la -rencontrait chaque semaine chez Juliane, et cette nature sombre, mais si -profondément originale, l’intéressait. Si différents qu’ils fussent l’un -de l’autre, ils avaient tous deux un esprit vif et fantasque qui leur -permettait de prendre un égal plaisir aux discussions qu’ils engageaient -à tout propos. Une fois encore, ils s’apprêtaient à se combattre lorsque -la sage-femme en entrant vint détourner leur attention. Elle portait un -petit être nu qui geignait et agitait gauchement ses membres rouges. - ---Pouah! criait André, repoussant le bébé qu’on voulait lui mettre dans -les bras, pouah! quel petit monstre! Etes-vous sûrs que ce soit un -enfant? - ---Voulez-vous vous taire, mauvais père! Oh! l’amour! mi, mi, mi, -susurrait Mlle Drevain avec les mines d’une fillette appelant son petit -chat. - ---Elle sera belle, je m’y connais, proféra le peintre d’un ton -sentencieux. - ---Oh! mais elle ressemble à Juliane, dit Laurence amusée; voyez, c’est -son nez, sa bouche, une Juliane minuscule! - -Tous approuvaient avec des exclamations bruyantes cette étonnante -constatation, quand la femme de chambre présenta à André une carte de -visite sur laquelle il jeta les yeux distraitement. - ---Bon, c’est M. Hecquin. Chère tante, Laurence, voudriez-vous le -recevoir et le prier de m’attendre un instant, car je voudrais bien -enfin embrasser ma femme, dit-il, en levant vers la garde un regard -suppliant. - -Elle accorda d’un signe de tête l’autorisation demandée et sortit avec -lui, tandis que Mlle Drevain, reprenant sa majesté, passait au salon. -Laurence et Gaston Noret la suivirent avec empressement, car les -discours amphigouriques de M. Hecquin, sa politesse pompeuse et surannée -les divertissaient fort. Laurence plaignait cependant le correct -banquier, le sachant seul au monde. Il était veuf, brouillé avec son -fils unique qui s’était, disait-il, mal conduit envers lui et dont il -déplorait souvent l’ingratitude. Lié depuis dix ans avec Mlle Drevain, -qu’il avait rencontrée aux eaux, il l’aidait à gérer sa fortune, lui -indiquait des placements avantageux et faisait valoir habilement les -capitaux d’André Dacellier. Juliane appréciait beaucoup ce vieil ami, -rompu aux affaires, qui, touché de sa sympathie, était devenu le -commensal attitré de sa maison. - ---C’est mon véritable foyer, avait-il dit à Laurence avec émotion. - -Debout sur ses jambes démesurées, M. Hecquin, ganté de paille, son haut -de forme à la main, attendait au milieu du salon dans l’attitude d’un -portrait officiel. Il inclina sa haute taille devant Mlle Drevain et -Laurence, serra la main de Gaston Noret, puis s’écroula dans un -fauteuil. Assis, il parut tout petit, sans rien perdre pourtant de sa -dignité vénérable. Son visage, surmonté d’un grand crâne chauve luisant -comme un parquet ciré, avait une expression sévère dès qu’il baissait -les yeux, ce qu’il faisait souvent. Mais son regard bleu, un peu fixe et -qui n’annonçait pas une vive intelligence, ne manquait pas de douceur et -son sourire était béat et bienveillant. - ---Comment va notre bonne Juliane? N’est-elle point trop affectée de -l’intervention de cet événement? demanda-t-il à Mlle Drevain, en -employant ces formules nobles et vagues qui rendaient sa conversation si -piquante pour Laurence et Gaston Noret. - ---La chère enfant a fait preuve d’un merveilleux courage. Et quand vous -êtes arrivé, nous étions en train d’admirer la petite Monique, un gros -et ravissant bébé. - ---Oh! ravissant, objecta Laurence, je ne la trouve pas très jolie, bien -qu’elle ait les traits de sa mère, et c’est même étonnant qu’une enfant -puisse être laide, en ressemblant si fort à une personne très belle. - ---Le cas auquel vous faites allusion n’est point à la vérité -extraordinaire; j’ai fait parfois au cours de ma longue carrière la même -remarque, repartit M. Hecquin avec sa loquacité habituelle. Au reste, -ces ressemblances fugitives qui s’effacent bien souvent avec les années -ne signifient rien, je puis en donner une preuve frappante. Mon -beau-frère, ou pour parler plus exactement, ma belle-sœur, lorsqu’elle -mit au monde sa fille aînée, en 1876 ou 77, je crois, car cette -naissance, si mes souvenirs sont précis, précéda de quelques mois celle -de mon fils, ma belle-sœur, dis-je, fut frappée de la ressemblance de -cette enfant avec sa propre mère qui fut une des plus belles personnes -que j’aie connues. Elle s’en réjouit, car elle croyait fermement qu’il -n’est point de qualités plus désirables pour une femme que la beauté. -C’est une opinion qui annonce de la frivolité et que je ne partage pas. -En d’autres termes, je prétends que la grâce, un caractère aimable, une -grande bonté d’âme parent le sexe faible mieux que la vraie beauté. -L’enfant à laquelle je fais allusion, ou pour parler plus exactement ma -nièce, fut réellement éblouissante durant son jeune âge. Mais, en -grandissant, c’est une chose très remarquable, elle accusa une -ressemblance de plus en plus frappante avec son père, qui n’était point, -tant s’en faut, un Adonis. Ma nièce, ravissante enfant, fut une femme -hommasse et sans charmes et, après avoir offert tous les traits de sa -grand’mère maternelle, devint le vivant portrait de son père. J’ose donc -affirmer qu’il ne faut point se presser de dire qu’une enfant sera belle -ou laide, ni qu’elle ressemble à personne. - ---Sans doute, dit poliment Laurence, en échangeant avec Gaston Noret un -regard amusé. - -Ravi de son approbation, le banquier s’apprêtait à lui faire part de -quelques autres observations aussi judicieuses. Mais André entrait, -apportant d’heureuses nouvelles: Juliane semblait tout à fait remise, -elle allait essayer de dormir et envoyait ses compliments à ceux qu’elle -savait réunis. M. Hecquin fut particulièrement touché de ce souvenir. -Tous les visages étaient radieux. C’est alors que Gaston Noret, qui -devait être le parrain de l’enfant, dont Laurence avait accepté d’être -la marraine, s’éclipsa d’un air mystérieux. Cinq minutes après, il -revenait, berçant dans ses bras une bouteille de champagne. La femme de -chambre le suivait avec un plateau chargé de coupes. - ---De par mes droits de parrain, s’écria le bohème élevant triomphalement -son fardeau, de par mes droits de parrain, je prie l’honorable société -de bien vouloir boire avec moi à la santé de la nouvelle rose qui vient -d’éclore dans le beau jardin du monde. - ---Mais, mon cher Noret, remarqua Mlle Drevain, vous anticipez sur les -événements, ce n’est qu’au baptême qu’on sable le champagne. - ---Mademoiselle, repartit le peintre en coupant avec dextérité les fils -de fer assujettis au col de la bouteille, je ne suis qu’un païen. Il me -plaît de fêter l’entrée de cette enfant dans la bonne vie matérielle où -déjà elle commence à jouir du sommeil, de la satisfaction de ses -besoins, du doux lait nourrissant, plutôt que son entrée dans la vie de -la grâce à laquelle on meurt si vite. D’ailleurs, nous recommencerons au -baptême, il ne faut perdre ici-bas aucune occasion de se réjouir. -Hourrah! - -Le bouchon venait de sauter avec une détonation joyeuse et le liquide -doré écuma dans les coupes. - ---La parole est à la marraine, reprit solennellement Gaston Noret. -Allons, Laurence. Nous supposons que vous avez le pouvoir des fées. -Veuillez agir comme elles et douer notre filleule des vertus qui vous -plaisent ou que vous possédez. - ---Grand Dieu! je lui souhaite avant tout de ne pas me ressembler, dit -Laurence avec quelque mélancolie. - ---Vraiment, mademoiselle, c’est trop de modestie, protesta galamment M. -Hecquin; nous serions enchantés d’admirer plus tard chez cette enfant -les qualités qui vous honorent et que nous respectons en vous. - -Laurence inclina la tête, en riant de cette politesse qui resta -d’ailleurs sans écho. - ---Hé! quoi, vous ne trouvez plus rien à dire, reprit Gaston Noret, en -lui jetant un regard de mépris. O marraine peu libérale! Je prendrai -donc votre place si vous le permettez. Par la vertu de ce champagne, -j’accorde à ma filleule le don le plus précieux qui soit au monde, n’en -déplaise à M. Hecquin: la beauté! Je lui octroie en outre la gaieté. - ---Avec la fantaisie, ajouta Laurence, la fantaisie est à la gaieté ce -que la couleur et le parfum sont à la rose, le rythme à la poésie. - ---Accordé! En outre, je voudrais voir se développer chez notre jeune -Monique ces penchants naturels que le vulgaire appelle vices, et moi -qualités inestimables: la gourmandise, qui se réjouit des festins; la -paresse, qui nous fait apprécier la sieste, le repos, et nous préserve -de l’ennui; la luxure... - ---Assez! s’exclamèrent en même temps Mlle Drevain et Hecquin. - ---Me voilà bien, gémit André avec un désespoir comique. La honte est -entrée dans ma maison, avec cette enfant pourvue de tous les vices. - ---Par respect pour ce père vénérable, dont l’intelligence est obscurcie -par les préjugés de l’âge, je termine, conclut Gaston Noret, en priant -simplement les dieux d’être propices à cette enfant et en buvant à sa -santé... - -Les coupes tintèrent en s’entre-choquant. Laurence eut bientôt vidé la -sienne que Gaston Noret remplit de nouveau avec empressement. - ---Eh bien! demanda le peintre, ce vin n’est-il pas bon, cette heure -douce et joyeuse? Direz-vous encore que la vie est mauvaise, que c’est -un triste cadeau à faire? - ---Je le dis, je le crois, je le jure et l’atteste, riposta Laurence -gaiement. Mais comme j’aime la vérité, je conviens que ce vin est chose -agréable. - ---Rendez-lui donc un juste hommage en le buvant sans retenue. Il vous -fera oublier vos soucis, si vous en avez. - ---D’innombrables. - ---Lesquels? - ---Celui-ci, celui-là, cet autre! Quand ce ne serait que la santé de mon -père, dit-elle en s’attristant. - ---C’est bien ce que je pensais, s’écria le peintre, vous prenez tout du -mauvais côté. Pourquoi ne pas espérer qu’il guérira, c’est votre devoir, -et, d’ailleurs, si le colonel est souffrant, André est bien portant, -Juliane aussi, moi aussi. Pourquoi ne pas vous enivrer du spectacle de -notre bonne santé? - -Laurence haussa légèrement les épaules et Gaston Noret reprit d’un ton -convaincu: - ---Au fond, vous êtes une égoïste. Je ne vous le reproche pas, -d’ailleurs, car je le suis aussi, mais d’une façon plus sensée. Ainsi, -par exemple, je ne m’afflige nullement de voir quelqu’un malade ou -malheureux. Mais je me réjouis pleinement du bonheur ou de la bonne -santé de mes semblables. - ---Ah! nous ne saurions nous entendre. Vous serez toujours fou pour moi -et moi, à vos yeux, toujours folle. - -Et comme ce verbiage commençait à l’ennuyer, elle se leva et prit congé. - -Lorsqu’un peu plus tard, elle entra chez son père, pour lui souhaiter le -bonsoir, il l’accueillit par un reproche. - ---Quelle heure tardive pour rentrer! Le concert est fini depuis -longtemps, je pense. Où étiez-vous? - ---Mais, dit-elle, surprise, vous le savez bien, chez Juliane, et je -venais vous annoncer la naissance du bébé. - ---Diantre! je n’y pensais plus! Est-ce un fils? - ---Non, une fille. - ---Bon, dit le colonel, dévorant sa déception, c’est aussi bien. Quelle -satisfaction aurait pu me donner un garçon élevé par André? Aucune. La -petite ne sera pas mieux; mais sur elle, du moins, je n’aurai fondé -nulle espérance. - -La bonne Ursule fut la seule à fêter dans son âme et sans oser le dire -la naissance de la petite Monique. - - - - -IX - - Le mariage! le mariage!... même avec toutes sortes - d’inconvénients, même avec les plus grands inconvénients, même - sans amour, le mariage! - - René BOYLESVE. - - -Laurence, cependant, tout en aimant Paris, désirait le quitter et voir -cesser le supplice que son père endurait sans patience. Car il n’avait -aucune place dans cette ville où nul soldat jamais ne le saluait plus -lorsqu’il passait dans les rues, confondu parmi la foule, portant avec -le sentiment d’un profond déshonneur le morne vêtement civil. Chaque -jour, les longues promenades, imposées par le professeur Noveu, -ramenaient infailliblement aux Invalides ou près de l’Ecole militaire ce -chef inutile, rejeté de l’armée, mais qui ne pouvait vivre en dehors de -son paradis perdu. Dans les premiers mois, l’ennui qui le dévorait le -rendit sérieusement malade. Le colonel Arêle, avec son ingénieuse -charité, vint au secours de cet être désemparé. Il le mit en rapport -avec le directeur d’une jeune revue nationaliste. Paul Dacellier y -publia chaque mois un long article de stratégie militaire où il étudiait -les conditions probables de la future guerre, dénonçait l’insuffisance -de notre artillerie, signalait le danger d’une invasion allemande par la -Belgique. Le bonheur de servir encore par sa plume la cause qu’il aimait -uniquement lui rendit quelque courage et, quand la fin de son congé -approcha, Laurence s’étonna de le voir chaque jour mieux portant, plus -gai, presque doux, transfiguré par l’espérance. Au moment où elle se -réjouissait de cette résurrection, un événement inattendu la rejeta dans -le malheur. Le ministère fut renversé. Le nouveau ministre de la Guerre -appela auprès de lui, comme chef de cabinet, le colonel Douran. Or -Dacellier, s’il rentrait dans le service actif, se mettait à la merci de -son ennemi. Laurence eut de grands conciliabules avec Ursule et le -colonel Arêle. Ils hésitèrent longtemps. Enfin, le danger leur parut si -grand, qu’encore une fois ils eurent recours au professeur Noveu qui, -sur leurs instances, imposa de nouveau à son malade six mois de repos -absolu. Mais il lui promit vainement une guérison radicale pour prix de -sa docilité; le colonel se vit perdu. Le désespoir, agissant sur lui -comme un poison foudroyant, réveilla sa maladie, et son cœur acharné, -las d’une si longue lutte, consentit à la mort, la désira comme le seul -remède qui pût guérir sa misère. Seul, son amour pour Laurence le -retenait encore à la terre. Il s’inquiétait de la laisser sans autre -appui qu’Ursule dont il appréciait le dévouement sans estimer beaucoup -le caractère falot et faible. Par un préjugé assez commun, il croyait -fermement que le monde est plein d’embûches pour une femme seule et -qu’elle n’y saurait vivre respectée sans protecteur. André était trop -insouciant pour veiller sérieusement sur sa sœur. La fortune que le -colonel devait lui laisser, loin de le rassurer, l’effrayait plus -encore. Saurait-elle gérer ses capitaux? Ne se laisserait-elle pas, par -bonté, par ignorance, conseiller par des incapables, dépouiller par des -hommes d’affaires sans probité? Il désira passionnément assurer son -avenir, la voir, avant de mourir, mariée, heureuse, aimée. Il fit venir -Juliane et la supplia de chercher au plus vite, parmi ses relations, un -parti pour sa belle-sœur. - -Laurence fut atterrée de ce nouveau caprice. Vainement Juliane lui -représenta-t-elle que nul joug ne pouvait être plus pesant que celui de -son père. La jeune fille le préférait à l’autorité de l’époux le plus -bénévole. La tyrannie qui l’oppressait lui laissait malgré tout une -certaine liberté. Sa chambre était un asile sûr où nul ne venait la -troubler; ses nuits lui appartenaient. Mariée, elle ne posséderait plus -aucune retraite où son mari n’eût le droit d’entrer à toute heure. Il -serait à ses côtés toujours, épiant ses pensées, envahissant sa vie, -partageant son sommeil, son lit, sa chair. Il lui arracherait son -dernier trésor: la solitude. Et, en échange de tant de sacrifices, il ne -lui apporterait pas même l’amour. Elle se jura de conserver à tout prix -son indépendance. - -Sa volonté devait plier bientôt sous la loi de la nécessité. Les -difficultés de sa vie s’accrurent, en effet, jusqu’à devenir -insupportables. Jadis, elle avait des moments de répit. L’humeur de son -père, variable comme le temps, s’apaisait parfois. On pouvait alors, par -des ménagements infinis et une soumission passive, éviter de nouveaux -orages. Maintenant c’étaient des emportements quotidiens, sans aucun -motif, de continuelles fureurs. Il devenait impossible de satisfaire cet -être exaspéré, dont la volonté changeait d’heure en heure, qui donnait -un ordre, l’oubliait et, peu après, s’irritait jusqu’à la folie de se -voir obéi. Lassés de ses violences, les domestiques, au bout d’un mois -de service, demandaient leur congé. Ursule se trouvait souvent sans -personnel. Elle suffisait à tout, accomplissait sa tâche écrasante sans -révolte contre son despote. - -L’attitude de Laurence était différente. La tyrannie du colonel -s’exerçait d’ailleurs plus durement sur elle que sur tout autre. Elle -était son plus cher souci, sa plus grande affection; mais, par un effet -bizarre de sa maladie, il ne s’occupait d’elle que pour la tourmenter. -Il voulait qu’elle fût parfaitement élégante, qu’elle renouvelât souvent -ses toilettes: dès qu’elle lui réclamait de l’argent, il fulminait -contre sa prodigalité. Il voulait que sa vie fût gaie, agréable. Il la -contraignait d’accepter les invitations de Juliane, priait André de -l’accompagner au théâtre: lorsqu’elle rentrait, il l’accusait de songer -à se distraire alors qu’il se mourait. Brisée par ces éclats continuels, -Laurence passait des nuits dans les larmes et le colonel lui reprochait -comme un crime sa pâleur et ses traits tirés. - -La jeune fille avait beau plaindre ce malade et l’excuser, elle était -trop vive, trop indomptable, pour supporter avec patience ses -injustices. Elle se défendait âprement, le bravait, l’affligeait par des -paroles blessantes dont elle ne mesurait pas toujours la portée. Un -soir, après une discussion pénible, Paul Dacellier dut s’aliter, -terrassé par une de ces crises nerveuses durant lesquelles sa raison -s’égarait. Laurence se sentit responsable de cet accès. Dominée par ses -remords, elle se précipita vers le sacrifice longtemps refusé qui lui -semblait maintenant nécessaire. Dès le lendemain, elle courut chez sa -belle-sœur: - ---Je cède, Juliane, lui dit-elle. Je suis pour mon père une ennemie, un -danger. Le devoir et la pitié me chassent de la maison; je n’y ai plus -de place. Cherchez un mari pour moi, n’importe qui. Je prendrai le -premier venu. - -Juliane aimait à s’occuper des autres, à les protéger, à tenir dans ses -mains les fils de leurs destinées. Aussi accepta-t-elle avec la -meilleure grâce du monde une mission qui allait lui permettre de -déployer toute son adresse et son tact mondain. Elle ne pensait pas, -d’ailleurs, rencontrer de sérieux obstacles. La dot de Laurence était -belle. Sa mère lui avait laissé trois cent mille francs que son père -devait doubler en la mariant. Cette fortune avait de quoi séduire bien -des familles, et Juliane, avec des airs négligents, ne perdit aucune -occasion d’en confier le chiffre à ses amies. Bientôt, il ne se passa -plus de semaine où elle ne donnât, en faveur de sa belle-sœur, quelque -réception soigneusement préparée. Laurence s’y trouvait entourée d’une -foule de jeunes gens, pauvres pour la plupart, mais infiniment -distingués et d’une éducation parfaite. Ils étaient taillés sur le même -modèle, corrects, élégants, beaux parfois. Mais ces visages, réguliers -et mornes, n’avaient pas pour la jeune fille plus de vie qu’une gravure -de modes ou une photographie dont on n’a jamais vu l’original. Elle les -oubliait tout de suite et ne pouvait les reconnaître ni les discerner -les uns des autres. Tous ces pantins lui posaient, avec la même -politesse, les mêmes questions insipides. Elle répondait à peine, car -l’art qui consiste à soutenir une conversation à l’aide de phrases -toutes faites lui était étranger. - -A la fin de ces mortelles soirées, elle aimait à se réfugier auprès de -Gaston Noret. Lui, au moins, était simple et dépourvu de toute -pédanterie. Elle pouvait lui parler sans s’imposer aucune contrainte. - ---Oh! cher ami, s’écriait-elle, est-il pire supplice que de chercher à -se marier, de s’exposer comme une marchandise dans une vitrine, et -d’attendre un acheteur? Avez-vous vu, ce soir, tout ce lot d’épouseurs -possibles? Comment pourrai-je aimer aucun d’entre eux! - ---Hé! pourquoi pas? disait le bohème, qui l’observait avec une -indulgence amusée. L’amour n’est que l’accord soudain, inexplicable, de -deux chairs qui se reconnaissent, on ne sait pourquoi, faites l’une pour -l’autre. Cet accord peut se produire en dehors de toute sympathie. - ---Que dites-vous? J’aimerais mon mari, au moment de la volupté -seulement, et je le haïrais le reste du temps? - ---Mais non, innocente! car, du jour où vous aurez été heureuse entre ses -bras, vous l’aimerez complètement et toujours. - ---Quoi! En échange d’un instant de plaisir, je donnerais mon cœur et mon -âme? Dieu m’épargne une pareille honte! protesta Laurence indignée. - -Les paroles du peintre la troublèrent longtemps, car elle respectait -profondément l’amour et elle s’affligeait de le déshonorer en acceptant -un mariage qu’il n’embellirait pas. Heureusement, aucun prétendant ne se -déclarait encore. Bien qu’elle demeurât silencieuse et glacée en leur -présence, elle effrayait un peu ces corrects jeunes gens attirés par sa -dot. Tous avaient un grand souci de leur dignité. Ils voulaient bien -épouser une jeune fille pour sa fortune, mais ils entendaient la -dominer, trouver en elle une femme passive, malléable, absolument nulle. -Leur instinct les avertissait que Laurence ne réaliserait pas cet idéal. - -Voyant qu’aucun de ses projets n’aboutissait, Juliane eut recours à M. -Hecquin, son conseiller ordinaire. - ---Laurence est très difficile à caser, dit-elle, lorsqu’il l’eut assurée -de son dévouement. Elle n’a d’autre atout dans son jeu que sa fortune. -Elle n’est pas jolie, son caractère est bizarre, exagéré, déconcertant. -Je n’ai jamais pu la plier aux usages du monde, lui apprendre à -recevoir, à tenir un salon. Elle n’a aucune conversation, peu de grâce, -nulle amabilité. Et sa timidité, qui pourrait faire excuser ces défauts, -a toutes les apparences de la hauteur. - ---Je vous trouve sévère, répondit M. Hecquin en repliant ses longues -jambes, dont il était toujours embarrassé. Indépendamment des -considérations d’amitié qui devaient forcément m’influencer en faveur -d’une personne qui vous touche de si près, indépendamment, dis-je, de -toutes ces considérations, j’ai pu étudier en toute impartialité votre -belle-sœur et je trouve que c’est vraiment une jeune fille fort -avenante. Peut-être, dans le monde, est-elle un peu réservée et -farouche, mais elle possède des qualités solides que j’ai devinées assez -vite, bien que sa modestie les cache. Car il ne faut pas croire que nous -autres, banquiers, toujours absorbés par nos affaires, nous n’ayons ni -le temps, ni le goût d’observer autour de nous la société, les hommes et -même les jeunes filles, ajouta-t-il avec un rire satisfait. - ---Vraiment, répliqua Juliane, un peu surprise, dites-moi donc ce que -vous admirez en Laurence. - ---Vous m’avez raconté les difficultés de sa vie et ses chagrins, reprit -M. Hecquin d’un air pénétré. N’est-ce point une chose touchante de voir -avec quel courage elle les supporte, sans qu’un mot de plainte lui -échappe? J’admire aussi son intelligence, sa vie si peu frivole, toute -d’étude et de pensée. Oui, elle a un esprit supérieur et même... voyons, -je cherche l’expression exacte... viril, c’est bien cela, viril. - -Ce chaleureux panégyrique, prononcé par un homme d’ordinaire fort -circonspect, étonna beaucoup Juliane. Mais, huit jours plus tard, comme -elle parlait encore de Laurence à son vieil ami, s’informant s’il avait -découvert pour elle quelque phénix, le banquier se troubla, hésita, et -murmura enfin d’une voix étouffée: - ---Croyez-vous que j’aie la moindre chance de me faire agréer par votre -belle-sœur? - -Puis, ayant prononcé cette phrase étonnante, il demeura immobile, les -yeux baissés, la main sur le cœur, dans l’attitude classique de -l’amoureux transi. - -Si habituée que fût Juliane à dissimuler ses impressions, sa -stupéfaction fut si grande qu’elle perdit absolument contenance. - ---Mon Dieu! balbutia-t-elle dans son embarras, je ne sais... je n’aurais -jamais cru... - -Et, ne pouvant terminer sa phrase que par une impolitesse, elle se tut -en rougissant pitoyablement. M. Hecquin vint à son aide. - ---Vous n’auriez jamais cru qu’à mon âge je puisse encore songer à me -remarier, dit-il avec une humilité touchante et sans lever les yeux. -Hélas! plus je vieillis, plus ma solitude me semble dure à supporter. -N’allez point imaginer que je cherche une femme pour me soigner dans mes -vieux jours. Je ne suis plus jeune, mais mon tempérament reste -vigoureux, ma santé excellente. Mon pauvre père est mort à quatre-vingts -ans d’une attaque, sans avoir jamais été malade. Tout me porte à croire -que je m’en irai comme lui, discrètement, sans causer de soucis à -personne. Comprenez-moi donc: si je souhaite posséder une compagne, -c’est pour la gâter et la chérir. Votre belle-sœur, je l’avoue, par ses -malheurs et son courage, a gagné mon cœur. Je n’aspire qu’à lui donner -la vie douce et facile qui lui a manqué jusqu’ici. Ses moindres désirs -seront pour moi des ordres. Je ne la contrarierai jamais, je respecterai -ses goûts, ses habitudes. Ah! qu’il me serait doux d’avoir cet ange à -mon foyer! conclut-il en fixant sur le plafond un regard extatique. - ---Peut-être le bonheur de Laurence est-il là, dit Juliane, ébranlée par -ce discours; mais en admettant, cher monsieur, que ma belle-sœur vous -soit favorable, il me paraît à peu près impossible d’obtenir le -consentement du colonel. - ---Ah! qu’à cela ne tienne! s’écria le banquier avec ardeur. -L’assentiment de Mlle Laurence me suffit. Je la prendrai sans dot. Je ne -demande rien. Je suis assez riche pour deux. - -«Mais c’est clair, il l’adore, songea Juliane, impressionnée par ce -désintéressement. Voilà donc pourquoi il la trouvait si parfaite. C’est -l’aveuglement de l’amour!» - -Cette découverte inouïe lui parut à la fois burlesque et attendrissante. -Elle répondit, avec un sourire indulgent: - ---Laissez-moi conduire cette affaire et fiez-vous à moi. - ---Oh! merci, s’écria M. Hecquin avec transport. Vous ne trouvez donc pas -trop ridicule le vieil ami dont le cœur est resté jeune? Parlez pour -lui, dirigez-le et soyez assurée de sa reconnaissance. Vous disposez de -toute ma vie, ajouta-t-il en lui baisant la main dans un grand geste -pathétique. - -Puis, redressant sa haute taille, l’air un peu abattu, mais toujours -solennel, il se retira en poussant de profonds soupirs. - - - - -X - - --J’ai fait un vœu. - - --Quel vœu? - - --Que nul ne me touche. - - Paul CLAUDEL. - - -Il était bien rare qu’à l’heure où la nuit fait place au matin, Laurence -ne reposât point, profondément endormie, et elle n’avait vu le point du -jour que deux ou trois fois dans sa vie. Pourtant l’aurore la surprit -debout et tout habillée, dans une chambre d’hôtel, à Bruxelles, le -lendemain de son mariage avec M. Hecquin. - -Trois mois auparavant, en recevant l’étrange proposition que Juliane -s’était chargée de lui transmettre, le colonel avait manifesté la plus -violente indignation et déclaré qu’il n’autoriserait jamais l’union -monstrueuse de sa fille avec un vieillard. Sa résistance s’était usée -sous l’action du temps et de la maladie. Obsédé par la pensée de sa mort -prochaine, influencé malgré lui par son fils et par sa belle-fille, il -s’était enfin laissé arracher le consentement que Laurence sollicitait -avec insistance. - -Celle-ci, après le premier moment de surprise, n’avait pas tardé à -découvrir les avantages d’un tel mariage. Si burlesque qu’il lui parût, -il la révoltait moins que les autres projets d’alliance ébauchés par -Juliane. En effet, M. Hecquin, trois fois millionnaire, ne pouvait, en -demandant sa main, obéir à un motif intéressé. Il lui offrait, en même -temps que l’indépendance et le repos, une affection douce et profonde. -En outre, cet homme, habitué à vivre seul, devait se contenter de peu. -Il ne la forcerait pas à s’occuper de son ménage. Ayant sa situation -faite, il n’exigerait pas qu’elle servît son ambition par des visites et -des réceptions fréquentes. L’âge de son humble adorateur acheva de -l’enchanter. Avec l’inexpérience et la naïveté des femmes très jeunes, -elle s’imagina qu’à cinquante-cinq ans, un homme ne pouvait plus avoir -ni passion, ni désir. A travers les discours amphigouriques du banquier, -elle crut comprendre qu’il s’engageait à ne jamais être son mari que de -nom. Dès lors, sa décision fut prise. - -Ses illusions insensées venaient d’être détruites. Ce matin-là, tandis -qu’elle marchait continuellement de la fenêtre à son lit non défait, -elle revivait le moment où la veille, après s’être retiré, M. Hecquin -était revenu dans sa chambre et, profitant de sa surprise, de sa -consternation, l’avait prise entre ses bras. Elle sentait encore sur le -coin de sa lèvre la brûlure d’un baiser déshonorant: sa chair se -révoltait encore comme à l’instant où elle s’était échappée de l’odieuse -étreinte pour s’élancer vers la fenêtre et l’ouvrir toute grande. -Avait-elle dit, comme une héroïne de mélodrame: «N’avancez pas, ou je me -jette par la fenêtre?» S’était-elle bornée au geste menaçant? Elle ne -s’en souvenait plus. Elle ne savait pas combien de temps cette scène -avait duré, ni à quel moment M. Hecquin, piteux et ridicule, s’était -retiré sans rien dire. - ---Il est bien possible que j’aie tous les torts, se disait-elle,--et -cette pensée accroissait encore sa colère.--Il faut être vraiment folle -pour prêter à un homme le désintéressement dont j’ai paré M. Hecquin. -J’ai cru bonnement qu’il serait satisfait de se dévouer à moi et ne me -demanderait jamais rien en échange. Pourtant, s’il n’avait eu que le -désir d’échapper à la solitude, de trouver une affection platonique pour -charmer ses vieux jours, il aurait pu épouser une femme de son âge, Mlle -Drevain, par exemple, oui, c’était indiqué. S’il m’a préférée, c’est -parce que j’étais jeune. Mais quoi! si j’ai renoncé pour toujours aux -plus nobles enivrements de l’amour, est-ce pour en accepter les -bassesses et les ignominies? Non, jamais. Je déteste cet homme! Je -rentrerai à la maison. Pauvre père! quel mal je vais lui faire. Il me -reprochera d’avoir brisé ma vie, la sienne par un mariage honteux, -accepté un jour, rompu le lendemain. Que pourrai-je dire pour ma -défense? Je n’aurai plus une heure de repos, désormais! - -Un instant elle défaillit, épouvantée devant l’avenir qui l’attendait. - ---Si je ne disais rien? pensait-elle. Peut-être M. Hecquin -renoncera-t-il à m’imposer un joug qui, visiblement, me répugne. -Pourtant, si je me tais, il peut croire que mon silence est une excuse. -Allons, pas de compromis, pas de lâcheté. Il faut parler, agir, dénouer -au plus tôt une situation odieuse. - -A huit heures, elle sonna pour demander son déjeuner. Peu après, M. -Hecquin frappa à sa porte. Il entra, correct, poli, lui sourit sans -amertume et s’informa de la façon dont elle avait passé la nuit. -Peut-être avait-il conservé quelque illusion, quelque espérance; mais -Laurence se hâta de les lui arracher. - ---Non, je n’ai pas dormi, je ne me suis pas couchée, dit-elle avec une -précipitation brutale. Il me fallait réfléchir à beaucoup de choses. -Voici ce que j’ai décidé: je prendrai le train tout à l’heure pour -rentrer dans ma famille, car notre mariage ne repose que sur un atroce -malentendu. Je ne pensais trouver en vous qu’un ami. Vous me l’aviez -affirmé à plusieurs reprises. Oh! j’ai peut-être eu tort de prendre vos -paroles au pied de la lettre, je dois vous paraître bien folle. Les -jeunes filles sont naïves et moi plus que les autres, je m’en aperçois -aujourd’hui. Tout cela est très fâcheux, j’en conviens, mais je vous -prie de m’épargner vos reproches, je souffre plus que vous. - -Sa fureur grandissait. Sa voix se fit plus cassante. - ---Oui, reprit-elle, moi seule porterai le ridicule et la honte de cette -affaire. Voilà ma vie brisée en pleine jeunesse, pour toujours, et mon -père me recevra durement, j’en suis sûre, et personne ne m’excusera. -Pour vous, cette rupture est sans conséquences. A votre âge, vous ne -serez pas tenté, je pense, de recommencer pareille expérience. - -M. Hecquin demeurait impassible. Il écoutait dans une attitude songeuse -et désintéressée. Toute sa physionomie restait fermée, mystérieuse et -neutre. Il ne rougissait pas. Aucun muscle ne bougeait dans son visage. -Ses yeux étaient baissés. Les regards flamboyants de Laurence venaient -se briser inutilement contre ce visage rigide aux paupières closes. Elle -avait l’impression de parler à un bloc de pierre. Et lorsqu’elle se tut -enfin, épuisée, lorsque l’ivresse de la colère ne la soutint plus, elle -se mit à trembler de tous ses membres. - -M. Hecquin réfléchissait profondément. - ---Mon enfant, dit-il enfin d’une voix posée, il me semble évident que -pour juger sainement les choses de la vie il faut tout d’abord être en -possession de son sang-froid. Or, vous avez pour le moment entièrement -perdu le vôtre et je suis loin de vous en faire un crime. Mais moi je -suis habitué à me maîtriser dans les circonstances les plus pénibles. -Grâce à un effort de volonté, devenu purement mécanique par suite d’un -long exercice, je ne perds jamais mon calme. Je puis donc affirmer, sans -crainte d’être démenti, que j’ai toutes les qualités nécessaires pour -juger le problème qui se présente plus lucidement que vous. Il se trouve -que le contrat intervenu entre nous est entaché de nullité, par suite -d’une clause interprétée différemment par les deux parties -contractantes. Est-ce à dire que nous devons le rompre avec éclat? Je ne -le pense pas. Il me semble que nous pouvons, avec un peu de bonne -volonté, nous entendre à l’amiable. J’ai eu le tort d’oublier mon âge et -le vôtre: je me reconnais coupable et j’implore de vous l’oubli d’une -minute d’égarement. Vous êtes trop généreuse pour me garder rancune. Ces -questions sont trop délicates pour que nous les traitions autrement que -par allusion. J’espère que vous me comprenez. Je me résume: je ne -réclame plus de vous que votre estime, votre confiance; je vous offre en -échange un dévouement loyal, une affection désintéressée; en un mot, je -m’engage sur l’honneur à n’être jamais pour vous qu’un ami. Tout est-il -bien ainsi et me pardonnez-vous? - -Laurence ne songea point à s’étonner de cette magnanimité surhumaine. Ce -dénouement imprévu et si simple l’étourdit, l’engourdit à la façon d’une -piqûre de morphine. Toutes les difficultés qui la tourmentaient se -trouvaient aplanies, elle n’avait plus besoin de fuir ni d’affronter la -colère de son père. Son cœur, tout à l’heure si agité, s’apaisait, -s’abîmait dans une quiétude indolente que nul soupçon ne troublait. Elle -serra de bonne grâce la main que son mari lui tendait, le laissa sceller -d’un baiser paternel leur réconciliation. Mais elle n’eut pas une parole -d’excuse pour cet homme admirable. Elle n’éprouva aucun remords de sa -conduite envers lui. Laurence était facilement dure et injuste pour ceux -qui ne lui ressemblaient pas. M. Hecquin étant vieux et placide, elle le -crut incapable de souffrir d’une offense et se trouva très généreuse -parce qu’elle lui avait pardonné. - -Pourtant, lorsque après quinze jours de voyage elle revint à Paris, ce -fut avec une conviction sincère qu’elle fit à son père l’éloge du -banquier, vantant sa complaisance et la bénignité de son caractère. Elle -se déclara contente de son sort. Le colonel, ravi de la revoir, parut au -comble de la félicité. Il s’apprêtait, d’ailleurs, à se mettre en route -pour Uriage, afin d’y faire une cure ordonnée par le professeur Noveu. -Laurence, elle, ne se souciait pas de repartir, bien que -l’arrière-saison s’annonçât comme admirable. Elle s’occupa d’aménager -l’appartement qu’elle avait choisi rue de Vaugirard, rangea ses livres, -s’efforça d’amadouer Royale Egypte qu’exaspéraient ces changements -constants de résidence. Sa vie maintenant lui semblait douce et -acceptable. La tranquillité toute nouvelle dont elle jouissait lui -permettait de fournir un travail sérieux et suivi qui l’absorbait, -l’arrachait à ses inquiétudes habituelles. Tout le jour, cloîtrée dans -une grande pièce claire qui donnait sur le Luxembourg et dont elle avait -fait son studio, elle écrivait des vers mystérieux qu’elle ne montrait à -personne. Ces chants inutiles apaisaient son âme mieux que des larmes ou -que les exhortations d’un ami. Elle trouvait en eux et dans ses lectures -son pain quotidien, sa force, sa pauvre et magnifique joie. M. Hecquin -n’insista pas pour qu’elle prît un jour de réception. Il la dispensa des -visites et des présentations obligatoires, en la faisant passer, parmi -ses relations, pour malade. Pourtant, la voyant toujours lire et écrire, -il lui proposa de la mettre en rapport avec son jeune cousin, le poète -Cyril de Clet, dont le nom commençait à percer dans les revues -d’avant-garde et qu’il lui avait présenté le jour de leur mariage. - ---Je crois qu’il serait pour vous d’un commerce agréable, lui dit-il. Il -désire beaucoup vous connaître, car je lui ai parlé de vous, de votre -culture qui, je me plais à le constater, est peu ordinaire pour une -femme. C’est un esprit supérieur et admirablement doué. Je vous -apporterai ses livres. - -Il remit le lendemain à Laurence les deux recueils de vers publiés par -Cyril. La jeune femme les ouvrit sans empressement, car elle aimait peu -la poésie moderne. Tout de suite, cependant, le premier livre l’étonna. -Une jeunesse impétueuse, enivrée d’elle-même et de toutes choses, -perpétuellement soulevée par le délire lyrique, y chantait la beauté du -monde. Le second livre, au contraire, était d’une étrange amertume. Il -semblait qu’autour du poète, plein d’illusions et d’espérance, la terre -se fût, en deux années, couverte de ruines. Déjà l’amour ne lui souriait -plus que d’un sourire funèbre. La volupté s’était enfuie. Et sa joie, sa -douleur avaient le même accent rude, violent, presque barbare. Laurence -retrouvait dans ces vers l’écho de son propre cœur. Elle les lut, les -relut bien des fois, mais ne témoigna aucun désir de connaître leur -auteur. M. Hecquin n’insista pas pour le lui présenter. - -Jamais époux ne montra plus de déférence pour les goûts, le caractère et -les habitudes de sa moitié. Cette complaisance n’était pas sans mérite. -L’incapacité absolue de Laurence comme maîtresse de maison, le -gaspillage domestique qu’autorisait sa nonchalance, affectaient vivement -cet homme économe, ordonné, méthodique. Dès le début de son mariage, la -jeune femme se refusa catégoriquement à tenir un compte de ses dépenses. -Elle se bornait à serrer dans un tiroir l’argent que son mari touchait -pour elle ou lui donnait. Puis, lorsque sa caisse était vide, elle en -avertissait M. Hecquin et le priait de la remplir. Ces demandes -surprenaient toujours désagréablement le banquier. Trop timide pour oser -faire aucune observation, il se bornait à regarder sa femme d’un air -morne et consterné qui laissait deviner sa réprobation secrète. - ---Eh bien! quoi? interrogeait Laurence, impatientée, mes dépenses -sont-elles excessives, dépassent-elles nos revenus? Dites-le. S’il le -faut je n’achèterai plus rien. - ---A quoi pensez-vous, ripostait vivement M. Hecquin. Grâce à Dieu, notre -fortune est assez grande pour subvenir à toutes vos fantaisies. Je vous -apporterai demain l’argent qui vous est nécessaire. - -Car, dès que Laurence élevait la voix ou fronçait les sourcils, il -pliait devant elle avec servilité. Il semblait craindre plus que la mort -de lui déplaire, sans pourtant lui témoigner aucune affection. Leurs -rapports cérémonieux étaient ceux de deux voyageurs que le hasard réunit -un moment à une table d’hôte et qui, devant se quitter bientôt, -échangent seulement des paroles de politesse banale. Après un mois de -mariage, M. Hecquin, toujours pressé, et débordé d’occupations, ne -rentra plus déjeuner chez lui, car la rue de Vaugirard se trouvait trop -éloignée de ses bureaux, boulevard Haussmann. Il revenait le soir à huit -heures, dînait avec sa femme et, le repas fini, épuisé de sa journée, se -couchait aussitôt. Laurence se demandait parfois quelle place elle -tenait dans cette vie que les affaires absorbaient toute, et ne pouvait -comprendre pourquoi le banquier l’avait épousée. Un dimanche matin, -cependant, en lui souhaitant le bonjour, il retint sa main dans les -siennes, la baisa galamment. - ---Savez-vous, mon enfant, s’écria-t-il d’un air ému, que ce jour est -celui de mon anniversaire? A cette date j’ai coutume chaque année de me -recueillir et d’examiner ma vie. Elle ne m’a longtemps inspiré que des -réflexions pénibles, presque désespérées. Il n’en est plus de même -aujourd’hui; et je tiens à vous dire combien je me félicite de l’heureux -événement qui a fait enfin cesser ma solitude et mis dans mon existence -l’intérêt de votre jeunesse. - ---Ah! le pauvre homme. Il est content à peu de frais, songea Laurence, -touchée néanmoins de cette déclaration inattendue. - -Elle s’efforça pendant quelques jours d’être plus aimable; mais elle -n’éprouvait pour son mari ni tendresse ni estime. - ---J’ai donc un cœur de pierre? se disait-elle tout étonnée. Je devrais -admirer sa bonté, sa délicatesse, lui être reconnaissante de la liberté -qu’il me laisse. Mais vraiment, il n’est rien pour moi. Il m’est aussi -indifférent qu’au premier jour et plus encore. - -En effet, il lui fallait faire un effort pour penser à lui. Elle le -regardait sans le voir, l’écoutait sans l’entendre. Bien souvent, le -soir, lorsqu’il entrait chez elle, en pantoufles, en veston d’intérieur, -elle se levait, sincèrement surprise, ne pouvant s’expliquer sa présence -et ayant complètement oublié qu’il était son mari. - - - - -XI - - Et, maintes fois, j’ai été presque amoureuse de la mort - pacifiante. - - KEATS. - - -Paul Dacellier était revenu d’Uriage assez bien portant. Cette -amélioration dura peu et, dès le début de l’hiver, sa santé déclina avec -une rapidité foudroyante. En quelques semaines, il prit l’aspect d’un -vieillard. Sa faiblesse était telle qu’il pouvait à peine se tenir -debout. L’après-midi, lorsque le temps le permettait, Ursule l’emmenait -au Luxembourg. Soutenu par elle, appuyé sur une canne, il faisait -quelques pas dans les allées. Le sentiment de sa déchéance physique, les -regards de pitié que lui jetaient les passants lui étaient si pénibles -qu’il refusa bientôt de sortir. Jamais la vie ne lui avait paru si -longue. Il demeurait tout le jour prostré dans son fauteuil, oisif, -inerte, à demi somnolent, jusqu’à l’heure où commençaient pour lui les -épouvantes de la nuit. Dès que l’ombre tombait, il devenait dangereux de -le laisser seul. C’est le moment que Laurence choisissait pour lui faire -sa visite quotidienne. - -Dacellier aimait toujours sa fille, il eût souffert de ne plus la voir. -Mais sa présence ne lui apportait aucune consolation. Vainement -cherchait-elle, lorsqu’elle arrivait, un sourire, un rayon de joie sur -ce visage qui semblait celui d’un condamné au sortir des tortures de la -question. Le colonel l’accueillait toujours avec le même regard -d’anxiété morne. Elle s’asseyait à ses côtés, lui lisait un journal, -sans savoir s’il l’écoutait. Ce devoir accompli, elle échangeait avec -Ursule des propos décousus, incohérents, qui trahissaient leur -inquiétude. Le bruit de leurs voix semblait agréable au malade. -Lorsqu’elles se taisaient, le croyant endormi, il leur faisait signe de -continuer leur conversation. Mais il n’y prenait aucune part. Le sens de -leurs paroles lui échappait. Et Laurence, effrayée de sa pâleur et de -son immobilité, saisissait par moments sa main brûlante pour s’assurer -qu’il vivait encore. - -Chaque soir, l’aspect de son père la frappait plus cruellement. Chaque -soir, en le quittant, elle tremblait de ne plus le retrouver, elle -croyait toujours l’embrasser pour la dernière fois, car il lui semblait -que seules les angoisses de l’agonie, l’approche de la mort, pouvaient -décomposer à ce point une figure humaine. Sauf Ursule, nul ne comprenait -la pitié impuissante, désespérée, dont Laurence souffrait jusqu’à -l’affolement. Juliane et André n’étaient plus reçus par le colonel qui -ne voulait voir que sa fille. Ils ne pouvaient deviner les progrès de sa -maladie. M. Hecquin, voyant un jour sa femme revenir de la rue Vaneau -fort tard et toute bouleversée, parut étonné. - ---Ma chère enfant, lui dit-il avec condescendance, tout me porte à -croire que votre inquiétude est excessive, pour ne pas dire -déraisonnable. Votre père n’est pas bien portant, c’est certain, et je -comprends que cela vous attriste. Mais je parlais encore de lui tout à -l’heure avec André. Il pense comme moi que son état n’a rien d’alarmant -et que le colonel retrouverait vite la santé, pour peu qu’il ait la -volonté de guérir. - ---Il faudrait pour cela que sa volonté ne fût pas malade, riposta -Laurence avec emportement. D’ailleurs, quelle valeur a l’opinion -d’André, je vous prie? Ce garçon bien portant est trop égoïste pour -s’inquiéter de personne ici-bas, et surtout de son père qu’il n’a jamais -ni compris, ni aimé. - ---Ah! vraiment, je ne savais pas, murmura M. Hecquin, battant prudemment -en retraite. - -Bien qu’il conservât son optimisme, il n’essaya plus de raisonner -Laurence. Elle avait beau, le soir, apparaître au dîner les yeux rouges, -le visage défait: il ne voulait plus voir son anxiété, ni sa douleur. -Paisible, satisfait, il mangeait avec appétit, parlait de la pluie, du -beau temps, des derniers événements politiques. Il ne semblait pas -remarquer le silence de Laurence, ni même les regards indignés que, par -moments, elle attachait sur lui. - -Cependant, le second congé du colonel allait prendre fin. Sa fille et -les Arêle le pressaient d’en réclamer un autre, illimité. Mais il -n’avait plus aucun espoir de guérir. Un jour, sans consulter personne, -il envoya sa démission au ministère de la Guerre, rompant le dernier -lien qui l’attachât encore au monde. - -Ce soir-là, M. Hecquin, en rentrant, trouva sa femme étendue sur un -divan, la tête dans ses bras. Elle leva vers lui un visage ruisselant de -larmes. Il ne parut aucunement ému ni étonné de ce désespoir. Depuis -quelques mois, elle pleurait si souvent! - ---Mon enfant, lui dit-il, avec son flegme accoutumé, pardonnez-moi de -vous troubler. Je n’ai pas à vous demander les causes de votre présent -chagrin, encore moins chercherai-je à examiner avec vous si ce chagrin -est justifié. Je craindrais de vous irriter. Mais je tenais simplement à -vous dire que j’ai vu aujourd’hui votre belle-sœur Juliane et qu’elle -m’a chargé de vous souhaiter le bonjour. - -S’étant acquitté de cette commission intempestive, M. Hecquin se retira, -laissant Laurence stupéfaite et indignée. - ---Non, songeait-elle exaspérée, cet homme abuse, je ne saurais lui -pardonner d’être à ce point grotesque. Ses façons cérémonieuses, ses -déclarations ridicules cachent une insensibilité monstrueuse, je m’en -aperçois aujourd’hui. O père! où retrouverai-je, si tu me quittes, un -cœur aussi grand que le tien? Toi, au moins, tu n’aurais jamais vu -couler mes larmes avec cette tranquillité. Peut-être me les aurais-tu -reprochées, car ton amour est parfois cruel, mais c’est un admirable -amour. Comme je préfère ta violence à la placidité de ce banquier! Que -m’importe qu’il soit de caractère facile. J’aurai toujours froid près de -lui, je me sentirai toujours seule. - -Bientôt elle prit l’habitude de dîner rue Vaneau. Le banquier, tout -d’abord, prit son mal en patience. A la longue, il fut scandalisé de -trouver sa maison toujours vide. Il hasarda une timide remontrance. - ---Ma place n’est pas ici quand mon père se meurt, lui répondit Laurence. - -M. Hecquin se tut. Dès le lendemain, il se réfugia chez Juliane qui, -chaque soir, lui offrit l’hospitalité. Elle flattait sa gourmandise par -des repas fins et succulents, le soignait, l’encensait, écoutait -complaisamment ses doléances, approuvait ses griefs. Et l’époux humilié -ne se lassait pas de blâmer avec elle les bizarreries de Laurence, -l’exagération de son caractère, la violence de ses inquiétudes. - -Malheureusement la jeune femme ne se trompait pas. Son affection était -plus clairvoyante que la froide raison de ces gens tranquilles. Le -colonel se mourait; mais sa lente agonie pouvait se prolonger. Son état, -si grave qu’il fût, demeurait stationnaire. Il semblait qu’un miracle -seul lui permît encore de vivre, miracle déconcertant qui perpétuait sa -souffrance sans la guérir, liait encore étroitement l’un à l’autre l’âme -aiguillonnée du désir furieux de la mort, le corps débile et à demi -détruit. - -Un soir, Laurence, en entrant chez son père, s’étonna de ne plus trouver -Consul couché à sa place ordinaire devant le feu. Le bon chien, depuis -quelque temps, devenait aveugle, mais jamais son affection pour son -maître n’avait été plus touchante. Il pleurait lamentablement dès qu’on -l’éloignait du colonel, ne consentait à manger que près de lui. Etendu -la nuit au pied de son lit, le jour contre son fauteuil, il ne le -quittait plus. Lorsque le malade était plus souffrant, l’animal, agité, -malheureux, se relevait à tout instant pour le caresser, témoignait une -inquiétude étrange et presque humaine. - -Dacellier surprit le regard de sa fille, cherchant son compagnon fidèle. - ---Non, dit-il tristement, Consul n’est plus là, je l’ai fait abattre ce -matin. - ---Oh! s’écria Laurence, sincèrement affligée, oh! pauvre chien, -pourquoi? - ---Allez-vous prétendre que j’ai été cruel? dit le colonel avec un morne -sourire. Je l’aimais autant que vous, mieux que vous. Mais encore -quelques jours, il allait être tout à fait aveugle, le vétérinaire -m’avait prévenu. A quoi bon le laisser souffrir? Il est doux de pouvoir -sauver de la douleur un être animé, fût-il ver de terre ou insecte. Et -la mort est un bon remède. - -Il se tut durant un moment assez court; car il y avait des heures où sa -détresse lui montait aux lèvres, où son cœur, trop comprimé par le sceau -du silence, éclatait comme une plaie mal fermée sous l’effort du sang. - ---Ah! reprit-il d’une voix basse comme s’il se parlait à lui-même, ah! -s’il y a un Dieu, il faut convenir qu’il est impitoyable. Nous sommes -devant lui comme ce pauvre chien était hier devant moi, aussi désarmés, -aussi faibles. Abattus par la douleur à laquelle nous ne comprenons -rien, nous implorons celui qui peut tout de nous délivrer. Hélas! il ne -tue que les heureux, laissant vivre les misérables. Il n’est jamais las -de nous voir souffrir, et le plus étrange, c’est que les humains n’ont -pas plus que lui pitié de leurs frères. Leurs lois permettent bien -d’abréger la vie d’une bête qui souffre, non celle d’un homme. Si -malheureux, si malade qu’il soit, le magistrat défend qu’on l’achève; le -médecin, ne pouvant le guérir, emploie toute sa science à le retenir sur -la terre. On lui refuse le poison, l’arme qui hâterait sa délivrance. - -Laurence couvrit son visage de ses mains avec un gémissement sourd. -Voilà donc les pensées que son père remuait tout le jour. L’obsession du -suicide était en lui. Il repoussait encore l’abominable tentation. Mais -déjà sa volonté chancelait. Déjà il revendiquait la mort comme un droit. -Et, certes, nulle loi humaine, nul amour humain n’avaient assez de force -pour contenir, pour relever cette âme folle et désespérée. Il eût fallu -le frein de la religion, les consolations, les espérances éternelles, -l’amour d’un Dieu. - -Laurence ne pouvait rendre à ce malheureux la foi qu’elle avait achevé -de perdre depuis son arrivée à Paris. Elle voyait pour la première fois, -avec une indicible épouvante, le dénuement absolu, l’inimaginable misère -de cet être qu’elle adorait, et n’avait rien à lui donner. Toute sa -tendresse, toute sa pitié ne lui suggérèrent pas une parole capable -d’apaiser cette révolte. Elle éclata en sanglots déchirants. - -Le colonel tressaillit comme un homme éveillé par un coup de tonnerre. -Son cœur n’était point glacé, ni insensible. La flamme de l’amour -paternel y brûlait encore. Ce malade si faible retrouva des forces pour -consoler sa fille. Penché sur elle, il caressait de ses doigts diaphanes -ce front où perlait une sueur d’angoisse. - ---Eh bien! murmurait-il, est-ce moi qui vous ai fait mal, pauvre enfant? - ---Ah! s’écria-t-elle, en tordant ses mains désespérément, de grâce, ne -dites pas que tout est fini pour vous, ne dites pas que vous voulez -mourir! - ---Je ne le dirai pas si cela vous afflige, reprit doucement le colonel, -et pourtant que fais-je maintenant sur la terre, à quoi suis-je bon, -pauvre soldat sans armée, chef sans insigne et sans honneur? Je n’avais -d’autre fonction ici-bas que de servir la France. Servir, Laurence! ce -seul bonheur, ce seul devoir m’eût éternellement suffi. Mais voici que -mes forces m’ont trahi, que mon intelligence est morte. Je n’ai plus -nulle raison de vivre. - ---Et moi, sanglota-t-elle, ne pouvez-vous vivre pour moi? - -Il fut touché de cette prière. Jamais ce pauvre être défiant et sombre -ne s’était cru si tendrement chéri. - -Le voyant attendri, Laurence lui saisit les mains et, avec un accent -d’irrésistible supplication, l’implora. - ---Promettez-moi que vous ne chercherez pas la mort. - ---Chut! chut! ne parlez pas de cela, balbutia-t-il, tout ému. J’ai été -cruel pour vous, il faut me pardonner: ma raison, mon âme me quittent -parfois et je reste sans défense, livré à d’étranges démons. - ---Père, insista-t-elle encore tout bas en l’embrassant, père, -promettez-moi que vous ne vous tuerez pas. - -Il la regarda longuement, comme pour dissiper toute incertitude. Et dans -ses yeux, elle lut une résignation parfaite, un profond amour. - ---Oui, Laurence, je vous le jure, dit-il avec gravité. S’il me fallait, -pour assurer votre bonheur, vivre éternellement, j’y consentirais, -soyez-en sûre. Il n’est aucun sacrifice, aucun effort de courage que je -ne puisse accomplir pour vous, mon enfant. - -Durant toute la soirée, il réussit en effet à surmonter sa tristesse -habituelle et parut transformé. Ses yeux cherchaient sans cesse le -regard de sa fille. Lorsqu’elle parlait, il l’écoutait attentivement, -lui répondait avec tendresse. Parfois il souriait même. Ursule, -stupéfaite et ravie, admirait ce prodige. Le visage de Laurence -resplendissait de joie. Le miracle qui venait de s’opérer si aisément la -rassurait pour l’avenir. Puisque ses larmes, ses prières avaient encore -sur son père une telle influence, elle l’arracherait à la douleur, à la -maladie même, elle le guérirait, lui rendrait un semblant de bonheur. - - - - -XII - - O douleur! - Douleur! Hélas! misère, misère! toujours, pour toujours! - - SCHELLEY. - - -Bien qu’apaisée, Laurence dormit cette nuit-là d’un sommeil pénible, -troublé par de continuels cauchemars. Elle dormait encore à neuf heures -du matin et, en rêve, cherchait à secourir son père que déchiraient sous -ses yeux des bêtes furieuses. L’extrême acuité de sa souffrance ne -parvenait pas à dissiper sa torpeur; ses yeux ne se rouvraient par -instants que pour se refermer aussitôt. Comme un naufragé qui se débat -au milieu des vagues, et tantôt remonte à la surface, et tantôt sombre -sous la masse de l’eau, son âme luttait en vain contre le songe atroce -qui la ressaisissait sans cesse. Enfin les larmes qui ruisselaient sur -ses joues la réveillèrent. Elle étendit la main et sonna, selon sa -coutume, pour demander son déjeuner. Nul ne répondit à son appel. Au -bout d’un moment, étonnée de ne pas voir paraître sa femme de chambre, -elle s’assit sur son lit, regarda sa montre, et, comme elle prêtait -l’oreille, elle entendit un bruit lointain de conversation. Des voix, -dont elle ne pouvait distinguer le nombre, s’élevaient, se répondaient -l’une à l’autre, dans un bourdonnement continu, coupé de brusques -silences ou d’exclamations confuses. Ce murmure, assourdi par les portes -closes, ne tarda pas à l’inquiéter. Elle trembla, comme à l’approche -d’un danger encore imprécis, courut à sa fenêtre, ouvrit les rideaux, -cherchant le prompt secours de la lumière. Un beau rayon de soleil pur -et calme entra dans sa chambre, chassant devant lui tous les fantômes de -la nuit. Sa terreur lui parut étrange, presque comique. Comment -avait-elle pu s’effrayer d’un bruit de voix? C’étaient, certainement, -ses domestiques qui, la croyant encore endormie, bavardaient dans -quelque pièce, oubliant leur service. Elle passa un peignoir et sortit -de sa chambre pour les rappeler à l’ordre. - -Quand elle fut dans le corridor, elle perçut plus nettement le murmure -qui l’avait inquiétée. Plusieurs personnes parlaient avec animation, -mais ces voix lointaines n’avaient rien de joyeux. Laurence discernait, -dans ce chuchotement sourd et entrecoupé, l’accent de la consternation. -Puis, tout à coup, un bruit sinistre de sanglots lui parvint, confirmant -ses appréhensions les plus sombres. Elle avait maintenant la certitude -que le malheur était entré dans sa maison. Tremblante, hagarde, elle -courait vers lui. Arrivée près de la portière qui seule la séparait de -l’antichambre, elle s’arrêta pour écouter. Une voix vacillante, -méconnaissable, trempée de larmes, disait à ce moment: - ---Du sang! mais oui... il y en avait partout!... Oh! mon Dieu!... une -mare de sang!... - -Laurence souleva le lourd rideau de velours. Sa femme de chambre et sa -cuisinière étaient là, debout, entourant une autre personne qui pleurait -lamentablement, courbée en deux. Dans cette forme gémissante, Laurence -reconnut une toute jeune bonne, entrée depuis huit jours seulement chez -son père. Les trois servantes, en apercevant leur maîtresse, poussèrent -un cri aigu. Elles reculaient éperdues, comme à l’aspect d’un spectre, -les mains levées, en répétant: - ---Ah! madame!... madame!... - -Puis elles se turent. La femme de chambre du colonel se remit à pleurer, -et ses sanglots retentissaient seuls dans l’horrible silence. Laurence -marcha vers elle, la saisit par le bras, si brutalement qu’elle faillit -la renverser. Son regard fixe l’interrogeait impérieusement. L’enfant, -meurtrie par l’étreinte, et trop bouleversée pour ménager personne, -avoua d’un seul coup toute la vérité: - ---Ah! mon Dieu!... dit-elle à travers ses sanglots, ah! mon Dieu! le -pauvre monsieur!... nous l’avons retrouvé... au matin... dans son -cabinet de toilette... étendu dans son sang, la gorge ouverte... Il -avait encore dans les mains... son rasoir... Il était déjà froid! Plus -rien à faire... Pourtant... j’ai couru chercher le docteur... Nous -l’avons bandé... - -Elle eût parlé longtemps encore, avec ce plaisir inconscient -qu’éprouvent les gens du peuple, même les plus sensibles, à raconter en -détail une catastrophe dont ils ont été les premiers témoins. Mais elle -vit Laurence chanceler comme un arbre qui va s’abattre et se tut, -étendant les bras pour la recevoir. Son geste fut inutile. -L’évanouissement ne vint pas au secours de ce pauvre être à la torture. -Car la douleur n’est dangereuse que pour les heureux, pour ceux qui -n’ont jamais pleuré, pour les faibles que foudroie son premier contact. -Ce malheur, si grand qu’il fût, n’était point, pour Laurence, inattendu. -Bien des fois déjà son imagination, ses rêves, sa tendresse inquiète, -l’avaient avertie qu’il viendrait. Bien souvent, elle avait par avance -vécu cette heure funèbre. Debout, immobile, elle appela vainement à son -aide l’oubli, la folie, la mort, une douce grâce de Dieu. Nulle -consolation céleste ne lui fut accordée. Nulle voix ne s’éleva pour -démentir l’affreuse nouvelle. Et comme elle espérait encore quelque -secours, elle crut voir, elle vit nettement, de ses pauvres yeux -hallucinés, la figure blême de son père au milieu d’un halo de sang. Ce -fut une souffrance physique, suraiguë, comme celle de la chair broyée -dans des tenailles. Elle poussa un cri discordant et s’enfuit en courant -du côté de sa chambre. - -Elle courait, elle fuyait cette douleur incorporée à ses os et qu’elle -emportait partout avec elle. Elle avait des gestes désordonnés, comme un -être dont les vêtements ont pris feu, dont la chair déjà brûle et qui se -tord au milieu des flammes. Les servantes vainement s’empressaient -autour d’elle, avec une compassion sincère. Repoussant leurs soins -dérisoires, et sans interrompre sa marche, elle cherchait à rassembler -ses vêtements. Sa femme de chambre qui la suivait, l’habilla presque au -vol. Dès qu’elle fut prête, elle s’élança dehors, la tête baissée, -pressant son manchon sur sa bouche, étouffant dans la fourrure profonde -les gémissements qui lui montaient du cœur aux lèvres. - -En entrant dans l’appartement du colonel, elle reçut dans ses bras une -forme pitoyable: - ---Ma chérie!... ce n’est pas ma faute, bégayait Ursule en sanglotant. -Oh! toutes les nuits... j’entendais à travers la cloison ses moindres -mouvements... Dès qu’il souffrait, je m’éveillais. Et... cette nuit... -Oh, mon Dieu!... J’ai pu dormir... dormir, tandis qu’il mourait... - -Le contact de cette douleur si poignante et si vraie attendrit Laurence, -lui arracha enfin un flot de larmes salutaires. - ---Pauvre Ursule! murmura-t-elle, n’ayez pas de remords... Nul ne pouvait -le sauver de lui-même, car je l’ai tenté!... Et voyez... - -Toutes deux, s’appuyant l’une à l’autre, pleuraient leur défaite et -l’inutilité de leur amour. Et en pleurant, elles s’embrassaient. Ces -effusions adoucissaient un peu leur commune souffrance. Puis, elles se -dirigèrent vers la chambre du colonel. Laurence chancelait et tremblait -de tous ses membres. Son imagination lui représentait encore l’horrible -spectacle évoqué par la femme de chambre. Mais, depuis sept heures du -matin, Ursule avait eu le temps de faire la toilette du mort. Dans la -chambre aux rideaux fermés qu’éclairaient seulement deux bougies placées -près du lit, il reposait sur les oreillers blancs, les mains jointes, un -crucifix sur la poitrine. Des bandages épais recouvraient sa blessure. -Une expression de calme extraordinaire et de suave humilité flottait sur -ce visage, si inquiet, si sombre dans les jours de la vie. Les traits, -jadis constamment bouleversés, étaient maintenant détendus comme par un -vague sourire. Les paupières semblaient fermées par le recueillement sur -un regard de lumière et d’amour. Peut-être, dans la clarté fulgurante de -la dernière heure, l’âme avait-elle vu le ciel ouvert et s’était-elle -envolée, radieuse, imprimant par pitié, sur sa forme terrestre, le signe -de la paix pour rassurer ceux qui l’avaient aimée. Laurence -s’émerveillait devant cette figure si douce. La pensée que son père, -après un si long martyre était peut-être heureux, ranimait son cœur -déchiré. Ursule subissait les mêmes impressions consolantes. Elles -s’avouèrent d’un regard leur tremblante espérance. Et toutes deux -agenouillées près du lit, souriaient à travers leurs larmes en répétant: - ---Comme il est beau! comme il est calme! - -L’arrivée de Juliane et d’André les arracha bientôt à leur triste -extase. Laurence ne put dominer un mouvement de recul lorsque son frère -l’embrassa d’un air gêné, en prononçant quelques paroles vaguement -compatissantes. En présence de la douleur qu’il niait, de la mort qu’il -eût voulu pouvoir nier aussi, ce grand indifférent, effaré, désemparé, -se figeait dans une attitude conventionnelle. Sa figure portait mal le -masque de consternation qu’il y avait appliqué à la hâte. Dans cette -chambre mortuaire, il avait l’aspect choquant et bizarre d’un être -brusquement arraché à son milieu, jeté dans un monde nouveau dont il ne -connaît pas les usages, où il évolue avec une circonspection maladroite. -Déjà, fatigué de cette contrainte, il songeait au jour très prochain où -il lui serait permis d’oublier. - -Juliane, au contraire, semblait au désespoir. Elle pleurait, elle -pleurait si fort, qu’un moment Laurence en fut touchée, s’étonna de lui -trouver plus de cœur et de sensibilité qu’elle ne l’eût supposé. Mais la -crainte de la réprobation du monde tourmentait seule la jeune femme. Un -suicide dans sa famille n’était point chose avouable, elle se sentait -humiliée et déshonorée. - ---Oh! chère, sanglotait-elle naïvement, en attirant sa belle-sœur dans -le salon contigu à la chambre du colonel, oh! chère, quel affreux -malheur! Avez-vous songé à recommander aux bonnes de ne point trop -parler, de ne pas prononcer le mot de suicide? Il faut éviter à tout -prix que cela se sache. - -Laurence lui tourna le dos, sans même lui répondre. Alors elle rassembla -autour d’elle les domestiques, les remercia de leur dévouement, -s’appliqua à leur démontrer, contre toute évidence, que la mort du -colonel était due à un accident. - -Ce fut elle qui remarqua la première l’absence de M. Hecquin. Nul, en -effet, n’avait songé à le prévenir. Ursule s’était reposée de ce soin -sur Laurence. Celle-ci, dans le bouleversement de sa douleur, avait plus -que jamais oublié l’existence de son mari. Juliane, scandalisée de cette -infraction au code de la politesse et des convenances familiales, se -hâta d’envoyer André boulevard Haussmann. M. Hecquin ne se fit pas -attendre. Il accourut, imposant et gourmé comme un maître des -cérémonies. En entrant dans la chambre du mort, il fit avec ostentation -un grand signe de croix. Ses longues jambes fléchirent, comme sous -l’impulsion d’un ressort. Il s’agenouilla, se recueillit un instant. -Puis, apercevant sa femme, prostrée au pied du lit, il alla vers elle, -l’embrassa et murmura d’une voix étouffée, dont les intonations -restaient savantes: - ---Il était votre père, mon enfant, je l’aimais, par voie de -conséquences, inéluctablement. - -Il embrassa également Ursule et Juliane. Après quoi, satisfait de lui, -certain d’avoir parfaitement accompli son devoir, il s’absorba dans ses -pensées. Nul ne pouvait deviner, en étudiant sa figure rigide, s’il -méditait tristement sur la mort ou si, déjà, oubliant le spectacle qu’il -avait sous les yeux, il débrouillait en esprit quelque affaire -compliquée, ou cherchait à prévoir les prochains cours de la Bourse. - -A midi enfin, M. Hecquin, Juliane et André, épuisés de tant d’émotions, -descendirent dans un restaurant voisin. Peu après, arriva le colonel -Arêle, prévenu par dépêche. Sa présence fut pour Laurence une -consolation. Lui du moins ne cherchait pas à adopter une attitude, et -nul ne pouvait suspecter la sincérité de sa douleur. Ami incomparable, -il avait perdu son ami; chrétien, il tremblait sur le sort d’une âme -qu’il savait si mal préparée à paraître devant son juge. Pour la -première fois, ce grand résigné parut perdre tout courage lorsqu’il -apprit que Dacellier s’était donné la mort. Il plia, il chancela sous -cette croix trop lourde. Son regard clair et doux s’obscurcit, sa tête -s’abaissa sur sa poitrine. Ses mains se joignirent dans un geste de -détresse, refusant ce malheur sans remède et sans consolation. Touchée -d’un chagrin si poignant, Laurence répéta alors à son vieil ami son -dernier entretien avec son père, et la promesse qu’elle lui avait -arrachée. Il l’écoutait attentivement et, peu à peu, retrouvait -l’espérance. - ---Dieu soit béni! dit-il enfin en regardant avec tendresse le visage du -mort, nous qui le connaissions, nous savons que lui, l’honneur même, ne -pouvait renier un serment. Sa volonté ni sa raison n’ont eu aucune part -à l’acte qu’il a commis, sans doute, dans un moment d’égarement, dans un -de ces accès où il n’était plus maître de lui. L’Eglise ne lui refusera -pas la sépulture religieuse, le crime du suicide ne pèse pas sur son -âme. - ---Ah! gémit Ursule avec ferveur, ni ce crime, ni aucune faute. Il a trop -durement souffert pour n’être pas dès maintenant pardonné. - -Le colonel Arêle, plus éclairé, plus strict, hocha la tête en soupirant. - ---Il convient de beaucoup prier, dit-il simplement. - -Et, se tournant vers Laurence, il ajouta, avec un accent d’irrésistible -supplication: - ---Ne voulez-vous point le faire avec moi, chère enfant? - -Elle refusa d’un signe doux et inflexible. Jamais la religion ne lui -avait paru moins consolante, plus amère. Elle était convaincue, comme -son vieil ami, de l’irresponsabilité absolue de son père au moment du -suicide. Mais, tout de même, il était mort sans sacrement, sans -réconciliation, après des années de révolte. Selon le dogme catholique, -son âme, sauvée peut-être au dernier moment par un acte d’amour, ne -pouvait cependant entrer au ciel sans une longue expiation. Cette loi si -dure épouvantait la jeune femme. Elle préférait croire qu’un Dieu sans -exigence accueillait au delà de la mort les esprits délivrés sans leur -demander aucun compte, et qu’il suffisait, pour avoir droit à toute une -éternité bienheureuse, d’avoir vécu et cruellement souffert. Pourtant, -elle ne vit pas sans émotion le colonel Arêle, s’agenouiller auprès du -lit de son ami, avec une expression d’ineffable recueillement. Bientôt, -attirée comme par un charme tout-puissant, elle prit place à ses côtés, -s’appuya contre son épaule. Il l’entoura de ses bras. Et, tandis qu’il -priait, subjuguée par une paix plus forte que sa douleur même, elle se -reposait doucement contre ce cœur fidèle. - - - - -XIII - - Où donc sont-ils allés? On n’a rien à vous dire. - Ceux qui s’en vont s’en vont. - - V. HUGO. - - -Dans l’après-midi, Laurence vit avec surprise une agitation fébrile -s’emparer de toute sa famille. André sortait, rentrait à tout instant, -commandait les lettres de deuil, réglait avec les pompes funèbres -l’ordonnance des obsèques. Juliane, importante et affairée, -télégraphiait, téléphonait, courait chez sa couturière, chez sa modiste, -revenait en hâte pour dresser la liste des amis qui devaient être -prévenus, s’inquiétait de n’oublier personne. Ursule l’aidait dans cette -tâche, ressaisie peu à peu, malgré son chagrin, par les détails -matériels de la vie. Indifférente à tout, Laurence ne vivait plus que -pour pleurer et pour souffrir, sans vouloir quitter la chambre de son -père. Elle restait au pied du lit, épiant avec attention cette figure -impassible. Son immobilité, son silence lui étaient déjà familiers. Ce -n’était pas la première fois qu’elle cherchait à comprendre un -impénétrable secret. Maintenant que ces lèvres s’étaient fermées pour -toujours, l’âme envolée lui échappait comme autrefois, pas davantage, et -le mystère énorme de la mort ne lui semblait ni plus profond, ni plus -horrible que celui de la vie. - -Paul Dacellier devait être transporté à Sedan et inhumé dans le -caveau de sa famille. Mais le service religieux fut célébré à -Saint-François-Xavier. Malgré les prières d’Ursule, effrayée de sa -prostration, Laurence voulut se traîner jusqu’à l’église. Dès l’entrée, -elle défaillit, épouvantée par le formidable appareil du deuil et de la -mort: les ornements sombres des prêtres, la nef tendue de noir, éclairée -par la lueur des cierges, le catafalque énorme, écrasant de son poids la -dépouille insensible qui, jamais plus, ne reverrait le beau soleil du -monde. Bientôt, sur ce corps anéanti qui s’en retournait à la terre, les -chants du rite catholique planèrent, implorant avec un effroi timide la -pitié d’un Dieu vengeur. Ce furent d’abord l’_Introït_ et le _Kyrie_ -qui, dans leur tristesse, gardaient encore un accent de confiance et de -bénédiction. Puis le _Dies iræ_, implacable, évoqua les terreurs de -l’enfer et du jugement dernier, arrachant à la paix du sépulcre un -peuple d’ombres désolées, leur fermant toute issue, leur refusant toute -espérance. Enfin, une voix qui semblait filtrer à travers les portes -entr’ouvertes de l’éternité, s’éleva, douce et tremblante. La -supplication du _Pie Jesu_ sanglota longuement sous les voûtes, disant -la détresse de l’âme solitaire tombée sans voile et sans défense entre -les mains de Dieu. Laurence, torturée par ces chants, entendit à ce -moment comme un appel qui, d’abord chuchoté à son oreille, vint retentir -dans son cœur avec une violence affreuse. Son amour, sa pitié -répondirent à ce cri pitoyable par un grand élan vers la mort. -Impuissante, elle se débattait misérablement dans les liens de la vie, -désirant les rompre pour rejoindre son père, plaider sa cause, -l’assister, ou partager à jamais son supplice. Dans cette aspiration de -tout son être vers l’éternité, ses forces lui manquèrent. Elle inclina -sa tête sur l’épaule d’Ursule et la pria de l’emmener au plus vite, car -elle craignait de s’évanouir. Elle eut encore la force d’ordonner par un -signe impérieux à Juliane, à M. Hecquin, de ne pas la suivre. Et, se -raidissant pour ne pas donner sa douleur en spectacle à tant -d’indifférents, elle gagna furtivement, au bras d’Ursule, la porte de la -sacristie. - -La cérémonie s’acheva sans qu’elle reparût. M. Hecquin s’inquiéta de son -absence. Mais déjà les personnes de la famille prenaient place au bout -de l’église, attendant la foule des amis prêts à défiler. Pouvait-il se -dérober aux poignées de main de ses honorables clients, venus tout -exprès pour le saluer? Il trouva bientôt le moyen de concilier ses -devoirs sociaux avec sa conjugale anxiété. Ayant aperçu, derrière lui, -son jeune cousin Cyril de Clet, il l’appela d’un signe, le pria d’aller -voir ce que devenait sa femme, et si elle avait besoin de secours. - -Le jeune homme, en entrant dans la sacristie, trouva Laurence assise -près d’une grande table contre laquelle elle s’appuyait. Ursule, penchée -sur son épaule, lui faisait respirer des sels. Elle ne parlait pas, ne -bougeait pas. Par moments cependant, un bref sanglot soulevait sa -poitrine, faisait trembler sa bouche. Son voile était levé. Sa tête -pliait en arrière, entraînée par le poids du crêpe, et jamais Cyril -n’avait lu une telle douleur sur un visage humain. - ---Oh! murmura Ursule tout éplorée, voyez dans quel état elle est, la -pauvre enfant! Et elle veut, malgré tout, prendre le train avec nous, -tout à l’heure. Ce n’est pas possible. Voici trois nuits qu’elle passe -sans sommeil, trois jours presque sans aliment. Elle ne pourra supporter -le voyage. Dites-le-lui, monsieur, je vous en prie. - -Dans son chagrin, la pauvre fille s’adressait à Cyril comme à un ami, et -lui, violemment ému, se penchait vers Laurence, essayait de la -convaincre, la suppliait de se laisser soigner. Elle l’écoutait -vaguement, sans bien comprendre le sens de ses paroles, mais -inconsciemment remuée par le timbre de sa voix chaude et affectueuse, -par son regard plein de pitié. Si jalouse qu’elle fût de cacher ses -douleurs, cette pitié ne la blessa pas, tant elle la sentit profonde, -sincère et fraternelle. Plongée dans un rêve pénible, ignorant le lieu -où elle était, si elle vivait encore, elle considérait en silence cette -belle figure pathétique, inclinée sur son désespoir. - ---Laurence, de grâce, écoutez-moi, gémissait Ursule. Vous ne pouvez -faire ce voyage. D’ailleurs, à quoi bon partir maintenant. Le train de -nuit peut vous amener demain à Sedan, assez à temps pour assister à -l’inhumation. Vous aurez tout l’après-midi pour vous reposer, dormir un -peu. Allons, ma chérie, c’est convenu, soyez raisonnable. Vous restez -n’est-ce pas? et je reste avec vous. - ---Non! balbutia Laurence avec effort, suivez... là-bas mon père... non, -ne le quittez pas... qu’il vous ait avec lui... encore...; jusqu’au -dernier moment... vous et le colonel Arêle... vous seuls l’avez aimé... -vous deux seulement... et moi!... - -Elle cédait cependant, consentait à rentrer chez elle, car elle se -sentait trop malade pour lutter plus longtemps. Ursule, heureuse de sa -docilité, voulut alors prévenir M. Hecquin. C’était à lui tout -naturellement qu’incombait la tâche de rester auprès de sa femme et de -l’accompagner la nuit dans son voyage. Mais Laurence refusa cette -assistance. - ---Non, dit-elle fermement, je ne veux personne. J’emmènerai ma femme de -chambre, elle suffira. Que nul ne s’occupe de moi. Partez tous. - -Ursule connaissait trop ce caractère pour oser insister. Soumise, elle -s’en alla rejoindre la famille, après avoir confié sa cousine à Cyril -qui s’était offert avec empressement pour la reconduire. Restés seuls -tous deux, ils attendirent un moment dans la sacristie que les voitures -de deuil se fussent éloignées. Puis, lorsque l’église fut vide, ils -sortirent. Cyril, soutenant Laurence, la fit monter dans un fiacre qu’il -avait appelé, et, donnant son adresse au cocher, il s’assit auprès -d’elle. Prostrée sur les coussins, la jeune femme, vaincue par la -fatigue, ne songeait plus à rien, ne souffrait presque plus. Cyril ne -lui parlait pas respectant sa torpeur. Mais il s’occupait d’elle, -arrangeait les plis de son voile, ouvrait la fenêtre afin qu’elle eût -plus d’air, lui rendait son flacon de sels que ses mains défaillantes -laissaient échapper. Il faisait tout cela simplement, avec un -empressement calme. Même en un tel moment, sa présence étrangère ne -semblait point importune à Laurence. - -Lorsqu’il l’eut ramenée dans son studio, où tout de suite elle s’étendit -en attendant que sa femme de chambre eût préparé son lit, il s’assit un -moment près d’elle, regardant avec une tristesse profonde ce visage si -affreusement ravagé par les larmes. - ---M. Hecquin m’a prié de retenir un compartiment pour vous, dit-il. Je -vais m’en occuper et je vous apporterai votre billet ce soir. Mais -vraiment, il ne faut pas que vous assistiez demain à l’inhumation. C’est -un moment si cruel! - -Elle dit, avec le dur orgueil des désespérés: - ---Je puis tout supporter. - ---Non, vous ne pouvez pas, reprit-il avec douceur. Le coup le plus -terrible est porté, c’est vrai, mais il vous a laissée plus que jamais -faible et vulnérable. On supporte le premier choc du malheur, on se -raidit au moment où la foudre tombe; et puis, brusquement, il suffit, -vous le savez, d’un chant désolé pour briser tout notre courage. - -Elle écoutait, étonnée qu’un être si jeune pût avoir déjà une telle -science de la douleur. Et elle eut tout à coup la vision funèbre du -spectacle qui l’attendait le lendemain: le cimetière, la tombe ouverte, -le cercueil dépouillé, descendu par des cordes dans ce trou béant, la -dalle, retombant pour jamais sur l’être qu’elle avait tant aimé. Un -frisson d’effroi secoua ses épaules et, au même instant, Cyril -tressaillit légèrement, comme s’il avait lu dans ses pensées, vu ce -qu’elle voyait. - ---Ah! dit-il avec une intense émotion, vous sentez bien, n’est-ce pas, -que vous ne pourrez pas supporter cela? Il ne faut pas que vous alliez -demain jusqu’au cimetière. Ce n’est pas un manque de fidélité, -croyez-le. Il est permis de ménager parfois son propre cœur. Dites-moi -que vous n’irez pas. - -Elle fut touchée de cette sollicitude délicate et pressante. Elle lui -céda comme à un ami cher et sage, promit ce qu’il lui demandait. - -Lorsqu’il l’eut quittée, elle se mit au lit et aussitôt s’endormit d’un -sommeil de plomb. Elle ne s’éveilla qu’à cinq heures du soir, sonna sa -femme de chambre et apprit que la comtesse de Clet, la mère de Cyril, -l’attendait depuis trois quarts d’heure au salon, mais n’avait pas voulu -qu’on la prévînt de sa présence. Laurence fut heureuse de cette visite: -car maintenant que le sommeil avait réparé ses forces, que la source de -ses larmes était tarie, qu’elle se retrouvait vivante, le cœur sec et -horriblement vide, sa douleur lui semblait plus que jamais impossible à -supporter. Et elle éprouvait une sensation d’étouffement, de morne -terreur qu’accroissait encore la tombée de la nuit. Elle fit allumer -toutes les lumières, s’habilla en hâte et, désireuse d’échapper à la -solitude, courut au salon rejoindre Mme de Clet. Comme elle s’excusait -de l’avoir fait attendre, la visiteuse, lui serrant les mains, protesta -avec un accent de chaude sympathie: - ---Je ne trouvais pas le temps long, au contraire. J’étais si heureuse de -penser que vous dormiez, que pour un moment vous ne souffriez plus! - -Très grande, mince, les cheveux tout blancs, mais l’allure jeune encore -et infiniment élégante, elle avait les mêmes traits que Cyril, les mêmes -yeux clairs et profonds, et elle attachait sur Laurence un regard -exactement semblable à celui qui l’avait émue le matin: regard de pitié -sérieuse, intelligente et désolée. - ---Je vous apporte les places que mon fils a retenues pour vous, reprit -Mme de Clet en s’asseyant. Il n’a pu revenir lui-même, car il a été -appelé par dépêche auprès d’un ami de passage à Paris. J’ai voulu vous -attendre, parce qu’il ne m’aurait pas pardonné de ne pas lui donner ce -soir de vos nouvelles. Votre grand chagrin l’a vivement touché. Si vous -saviez avec quelle émotion il m’a parlé de vous! - ---Vous voudrez bien le remercier, dit Laurence un peu surprise. Je -n’oublierai pas ce qu’il a fait pour moi ce matin. Le meilleur de mes -amis n’aurait pu me témoigner plus d’intérêt, ni compassion plus -délicate. - ---Cyril est la bonté même, s’écria Mme de Clet dont le front, tout à -coup, rayonna d’orgueil. Nul être n’est plus sensible à la douleur des -autres et il aime à se dépenser autour de ceux qui souffrent. Tout -jeune, il a vu de près le malheur, car j’ai passé par bien des épreuves, -mais il était déjà mon appui. Je n’avais que lui, je lui confiais mes -soucis, mes déboires, mes inquiétudes. Il savait me consoler, me -rassurer. Il me raisonnait avec tant de tendresse, une sagesse si -étonnante! Aussi, malgré toutes les tempêtes qui ont soufflé sur ma vie, -je n’ai pas le droit de me plaindre, puisque je possède un tel fils. - -Elle s’interrompit, confuse, et rougit comme une jeune fille. Laurence, -qui en ce moment avait un immense besoin de s’oublier, de s’intéresser à -n’importe quoi, l’écoutait avec sympathie. Un sentiment profond la -touchait toujours et elle admirait sincèrement ce grand amour maternel. -Rassurée par son regard bienveillant, Mme de Clet reprit avec abandon: - ---Au reste, vous le connaîtrez vite, mon Cyril, car vous nous permettrez -bien, je pense, de revenir souvent vous voir? Mon fils le désire comme -moi. Je sais que votre deuil vous tiendra plus que jamais à l’écart du -monde, mais nous sommes parents par M. Hecquin et vous nous feriez tant -de peine en nous considérant comme des étrangers! - ---Non vraiment, je ne le pourrai plus après ce que vous avez fait pour -moi, dit Laurence, réchauffée malgré elle par le contact de cette nature -franche et affectueuse. - -Elle éprouvait en général une vive défiance pour tous ceux dont l’abord -est facile, les manières expansives, car elle savait quel abîme de -sécheresse, d’égoïsme, cachaient l’amabilité empressée de Juliane, les -grâces câlines de Lætitia Heller. Mais dans la cordialité des de Clet, -on sentait, sans pouvoir s’y tromper, l’accent du cœur, l’élan spontané -de la charité. Laurence, ayant reconduit sa visiteuse, grava dans sa -mémoire fidèle le souvenir de ces deux êtres qui, l’ayant trouvée seule -et abandonnée à l’heure la plus dure de la vie, avaient su toucher sa -blessure sans lui faire aucun mal. - - - - -XIV - - Tu m’as laissée, ô père, sur le rivage, comme une nef solitaire, - sans avirons marins! - - SOPHOCLE. - - -Selon la promesse qu’elle avait faite à Cyril, Laurence n’assista pas le -lendemain à l’enterrement. Mais, tandis que M. Hecquin, Juliane, André, -le colonel Arêle repartaient pour Paris, elle s’attarda durant une -semaine à Sedan avec Ursule. Celle-ci l’aidait à retrouver, dans la -grande demeure familiale qui s’était rouverte pour elles, l’ombre de -Paul Dacellier. Témoin de sa jeunesse, première confidente de sa -vocation militaire, la pieuse fille pouvait encore, après un si long -temps, répéter mot pour mot tout ce qu’il lui disait jadis, lorsqu’il -lui avouait ses grands espoirs. Et Laurence ne cessait de pleurer, -lorsqu’elle comparait les rêves admirables de cet enfant avec la -destinée mesquine et dérisoire qui lui était échue. Pour être vraiment -grand aux yeux des hommes et à ses propres yeux, il n’avait manqué à ce -suicidé que l’occasion du sacrifice. Vainement, durant des années, il -avait attendu son heure, toujours prêt à partir, toujours prêt à mourir, -toujours offert et toujours immolé. Jamais la France n’avait fait appel -à son courage. La guerre n’était point venue délivrer son âme des liens -pesants de l’inaction. Il avait vieilli tristement sans honneur, -serviteur inutile, cœur de héros auquel rien d’héroïque n’avait été -demandé. L’inexorable refus, que le sort opposait à son désir, peu à peu -l’avait rendu fou. Son ardeur, qui ne trouvait point à se dépenser dans -quelque dévouement sublime, s’était retournée contre lui, ruinant son -bonheur et sa vie. Et son sang enfin avait coulé, non pour un but sacré, -non pour une grande cause, mais misérablement sous ses mains homicides. - -Le colonel avait, par son testament, légué sa maison de Sedan à -Laurence. Ursule lui demanda la permission d’y achever sa vie. Et la -jeune femme ne put la décider à venir s’installer avec elle. - ---Non, vraiment, ma chérie, lui dit-elle. Je n’ai plus rien à faire à -Paris. Je m’y sentirais triste et désemparée. Le bonheur de vous être -utile aurait seul pu m’y retenir, mais ma tâche auprès de vous est -achevée. Votre sort ne m’inspire plus d’inquiétude. Je vous laisse avec -un mari qui vous adore, entourée d’une famille charmante et dévouée. -Car, grâce à Dieu, sous l’influence de sa femme qui vous aime comme une -sœur, votre frère à su vous apprécier enfin, et son foyer est devenu -pour vous un second foyer. - -Dans sa naïveté, Ursule se laissait entièrement tromper par les -apparences. Elle appelait: affection de sœur, la politesse mondaine et -glacée de Juliane; grand amour, la servilité timide de M. Hecquin. -Laurence ne chercha pas à la détromper. Elle ne lui dit pas qu’elle -avait encore besoin de sa tendresse et ne trouvait d’appui que dans son -humble cœur. Trop fière pour réclamer jamais de personne aucun secours, -elle murmura simplement, cachant sa peine: - ---Ursule, vous serez bien seule! - ---Seule, mais non, chérie, moins que partout ailleurs. Ici, j’aurai -autour de moi tous mes souvenirs. J’irai, comme autrefois, visiter les -pauvres, les malades. Je tâcherai de faire un peu de bien pour acheter -la rédemption de votre père. - -Pour cette âme pieuse et tendre, la mort ne rompait pas les liens des -affections humaines. Le colonel disparu lui restait présent. Elle -pouvait encore le servir, se dévouer à lui, et refaisait sa vie dans la -prière, le regret et le sacrifice. Laurence enviait ce chagrin, doux et -plein d’espérance. Pour elle, la douleur n’avait pas de sens. Elle était -comme ces êtres qui, trouvant un jour leur maison, leur ville détruites, -persistent à errer tristement au milieu des ruines, sans songer à -chercher un autre abri. - -Quand, après un court séjour à Paris, Ursule la quitta définitivement -pour retourner à Sedan, son désespoir s’accrut encore. Pour fuir sa -maison, ses souvenirs et l’obsession d’une même pensée, elle sortait -presque chaque jour, de préférence lorsqu’il pleuvait, car le soleil lui -faisait mal. Elle marchait longtemps sous l’averse, puis, lorsqu’elle -était fatiguée, entrait dans une église, le plus souvent à Notre-Dame ou -à Saint-Germain-l’Auxerrois. Bien qu’elle n’y priât pas, elle les -trouvait accueillantes et douces. La maison de Dieu est un lieu d’asile, -ouvert à tous, aussi hospitalier pour l’athée que pour le croyant. C’est -le seul endroit où tout affligé puisse se réfugier, s’oublier, pleurer -en toute liberté sans craindre d’exciter l’étonnement ou la curiosité -publique. Prostrée dans une chapelle obscure, Laurence s’y attardait -jusqu’à l’heure de la fermeture. Elle sortait à regret, hésitait -longtemps encore avant de se décider à reprendre le chemin du retour. -Rien ne l’attirait vers sa demeure. Nul être ne l’y attendait, guettant -anxieusement son coup de sonnette, s’inquiétant d’un retard imprévu. -Elle n’avait plus sur la terre aucune attache, aucun devoir, aucune -entrave d’amour. - -Lorsque le printemps revint, sa douleur changea de nature, prit la forme -de l’accablement. Ne pouvant supporter l’aspect du ciel radieux, la -douceur cruelle de l’air, elle ne sortait plus. Tout mouvement, toute -action, toute parole lui coûtait un effort. Bientôt elle ne quitta plus -son lit. Elle y dépérissait dans un ennui mortel et les médecins ne -parvenaient pas à combattre la lente consomption qui la dévorait. - -Juliane, en cette circonstance, se montra, comme à son ordinaire, -parfaitement polie. Tous les jours, par tous les temps, elle venait -passer un court moment auprès de sa belle-sœur. Aucune obligation -mondaine, aucun plaisir ne pouvaient la détourner de ce devoir. Elle le -faisait remarquer bien haut la première et, tout en s’admirant, elle -prodiguait à la malade des encouragements, des conseils inutiles, -toujours gracieuse et froide, aimable et sans pitié. - -Pas plus que Juliane, Edith Albertaud ne comprenait le chagrin de -Laurence. Le temps, le mariage avaient fait, de cette jeune fille au -cœur délicat, la plus douce, mais la plus médiocre des bourgeoises. Elle -considérait d’ailleurs la mort du colonel comme une délivrance pour son -amie et lorsqu’elle venait la voir, après quelques vagues condoléances, -elle ne lui parlait que de ses soucis pécuniaires, de son ménage ou du -fils longtemps attendu qu’elle venait de mettre au monde. - -Plus tendres, les Arêle s’occupaient de Laurence avec un inlassable -dévouement. Le colonel, chaque semaine, venait de Morgins passer une -journée avec elle. Mme Arêle, toujours cloîtrée dans sa demeure, de -loin, par lettres, l’entourait d’une sollicitude maternelle. Tous deux, -avec raison, s’inquiétaient bien moins de sa maladie que de sa misère -morale, de son cœur désolé. Mais, pour que leur affection lui fût -vraiment douce, il eût fallu qu’elle partageât leur foi. Les questions -religieuses creusaient entre elle et eux un abîme. Ils avaient beau lui -représenter la nécessité de prier pour l’être qu’elle pleurait et qu’ils -croyaient soumis à une longue expiation: Laurence cherchait à repousser -cette pensée qui l’accablait de douleur. Rendus inflexibles par la force -de leur conviction, ses amis l’y ramenaient malgré elle. En dépit de -leur charité, ils torturaient la pauvre âme qu’ils voulaient éclairer. - -Trop malheureuse pour être juste, Laurence les accusa d’insensibilité. -Elle déclara que les visites la fatiguaient, ferma sa porte au colonel -Arêle et parvint même à décourager l’empressement de Juliane. Elle ne -put se débarrasser si aisément de son mari. - -Celui-ci, depuis qu’elle était malade, lui témoignait un intérêt -inattendu. Absent toute la journée, il téléphonait deux ou trois fois -pour demander de ses nouvelles. Il dînait au pied de son lit et, le -repas achevé, luttait courageusement contre le sommeil pour lui tenir -compagnie. Sa conversation excédait la jeune femme, car les grands -problèmes de la vie et de la mort, qui seuls l’occupaient, inquiétaient -peu cet homme pratique. L’avenir de la Russie était pour le moment sa -seule préoccupation. Chaque soir, il prédisait à sa femme la ruine de -l’empire des tsars. Distraite, elle le laissait parler sans lui -répondre. Le banquier finit par s’irriter de ce dédain superbe. - ---Je vois, ma chère enfant, lui dit-il avec une amertume qui la surprit -beaucoup, je vois que tous mes pronostics vous paraissent incroyables ou -fort exagérés. Pourtant, je ne vous exprime pas, soyez-en sûre, une -opinion toute personnelle et préconçue. Pas plus tard qu’hier, je -rencontrai à la Bourse un ami qui, revenant de Russie où il a passé cinq -ans, a pu me donner sur ce malheureux pays des renseignements -authentiques. Ses prévisions corroborent absolument les miennes. Il -attend comme moi une révolution inéluctable. Si je m’inquiète si fort de -tout cela, sachez-le, mon enfant, c’est à cause de vous. J’ai su mettre -en garde tous mes clients contre un danger que je pressens depuis -longtemps. Mais vous avez dans votre portefeuille trois cent mille -francs de titres russes, soit le cinquième de votre fortune totale. -C’est trop, beaucoup trop. Un gouvernement révolutionnaire peut renier -sa dette et il ne vous restera dans les mains qu’une liasse de papiers -sans valeur. - ---Bah! dit Laurence indifférente, je serai toujours assez riche. - -M. Hecquin leva les bras au ciel. - ---Assez riche! s’écria-t-il avec un accent de tendre indulgence. Une -femme qui, comme vous, ignore absolument la valeur de l’argent, ne sera -jamais assez riche. Quand je vous aurai quittée, vous serez étonnée de -vous trouver souvent gênée. Au reste, je ne voudrais pour rien au monde -exercer sur vous la moindre pression. Mon devoir est de veiller sur -votre fortune comme sur votre personne et de vous avertir de tout -danger. Or, je vous le répète, l’avenir est noir, vos consolidés russes -sont en bonne posture, le moment me semble bien choisi pour les -réaliser. - ---Eh bien! c’est entendu, vous avez raison, vendez-les, dit Laurence que -cette question ennuyait mortellement. - ---Moi, les vendre? mais ma chère, je ne le peux pas, s’exclama M. -Hecquin, fort surpris. Je puis tout juste toucher les chèques que vous -me signez chaque mois. Là s’arrêtent mes droits. Je n’ai pas qualité, -bien qu’étant votre époux, pour agir en votre nom. - -Le colonel, en effet, avait exigé que le contrat de sa fille fût fait -sous le régime de la séparation de biens et Laurence crut discerner dans -ces paroles un muet reproche. - ---Vous savez bien, dit-elle timidement en tendant la main à son mari, -que j’ai toute confiance en vous. - -M. Hecquin soupira: - ---Je l’espère, ma chère Laurence! - -Ces quelques mots exprimaient un doute qui émut la jeune femme. Elle -éprouva soudain comme un remords, en songeant aux affronts que son père -et elle n’avaient jamais cessé d’infliger à M. Hecquin. Aussi, bien que -le colonel lui eût recommandé de ne rien changer à la composition de son -portefeuille, résolut-elle de suivre les conseils de son mari, espérant -ainsi le flatter et réparer un peu ses torts envers lui. - ---Je ne suis pas en état de m’occuper de mes affaires, dit-elle. N’y -aurait-il pas un moyen qui me permettrait de remettre entre vos mains -tous mes intérêts? C’est ma volonté formelle, ajouta-t-elle, le voyant -hésiter. - -M. Hecquin sourit d’un air heureux. - ---Rien de plus simple, puisque vous le voulez, dit-il. Vous n’avez qu’à -me signer par devant notaire une procuration générale qui me donnera le -droit d’agir en votre nom. Bien entendu, je n’userai de cette latitude -qu’après avoir soumis à votre approbation toutes les opérations que je -jugerai nécessaires. Et vous reprendrez cette procuration dès que votre -santé s’améliorera. - ---A quoi bon? je serai toujours trop contente de ne plus m’occuper de -rien, affirma Laurence. - -Le lendemain, M. Hecquin revint déjeuner et prévint sa femme que, pour -lui épargner toute fatigue, il avait, le matin même, convoqué son -notaire qui devait venir à deux heures de l’après-midi. Laurence fut un -peu étonnée de cette précipitation. Le banquier lui exposa de nouveau -les raisons qui le poussaient à réaliser au plus vite les titres russes. -Heureuse de terminer cette affaire, elle signa avec empressement la -procuration que lui présenta le notaire et qu’elle ne voulut même pas -lire, malgré l’insistance de M. Hecquin. Toute sa fortune, selon le -désir du colonel, avait été déposée en compte ouvert au Crédit -universel. Il fut convenu que, pour plus de facilité, son mari la -retirerait pour la mettre dans un coffre à la même banque. Laurence -approuva cette combinaison sans essayer d’en comprendre les avantages. -M. Hecquin parut charmé de sa docilité. Dès lors il se montra plus gai, -plus communicatif. La jeune femme se réjouit sincèrement d’avoir pu lui -accorder, à défaut d’un amour impossible, cette preuve d’estime et -d’absolue confiance. - - - - -XV - - Les gens réservés ont souvent plus besoin que les gens expansifs - d’entendre parler ouvertement de leurs sentiments et de leurs - douleurs. Le plus stoïque est homme après tout, et se précipiter - avec hardiesse et bonne volonté dans son âme solitaire, c’est - souvent lui rendre le plus grand des services. - - CURRER-BELL. - - -Durant des mois, Laurence languit encore à demi privée de son âme qui, -détachée de tout, morte au monde, flottait entre le ciel et la terre, -tantôt prostrée sur une tombe, tantôt tournée vers l’infini, scrutant -avec une curiosité avide le mystère de l’éternité. Peu à peu cependant, -elle se lassa de cette vaine recherche. Au sortir des régions funèbres -où elle avait contemplé tant d’épouvantables visions et d’effrayants -fantômes, les images de la vie, de nouveau, lui parurent douces. Elle -redevint sensible au rythme d’une belle phrase, rouvrit les livres -qu’elle avait délaissés et, bientôt, recommença à se lever. Elle -persistait à se confiner dans son appartement. Son mari la pressait -vainement de partir pour la campagne ou la mer, elle s’y refusait -obstinément, car elle s’indignait de revivre après un tel malheur. - -Un après-midi, sa femme de chambre vint l’avertir qu’une personne -inconnue la demandait, insistait pour être reçue, sans vouloir dire son -nom. Après un instant d’hésitation, Laurence, intriguée par ce mystère, -donna ordre d’introduire la visiteuse. Sa surprise s’accrut lorsqu’elle -vit entrer dans son bureau une dame corpulente, empanachée, couverte de -bijoux, dont les traits, ni la silhouette, ne lui rappelaient rien. - ---Hé! quoi, mignonne, Laurence, enfant, petite, m’avez-vous oubliée, -ai-je eu tort de venir? s’écria l’étrangère. - -Cette voix haute, métallique, dure, malgré ses intonations caressantes, -avait eu autrefois trop d’empire sur Laurence pour qu’elle méconnût plus -longtemps Mme Heller. Celle-ci l’embrassa plusieurs fois avec effusion, -puis s’installa sur le divan. - ---Chère petite amie, quel bonheur de se retrouver, dit-elle en portant -sans cesse la main à son lourd collier de perles. Vous m’aimiez bien -autrefois, moi aussi. Je ne vous ai pas oubliée. Edith me parlait très -souvent de vous. Je la vois toujours, vous savez, oh! naturellement en -cachette de son mari qui ne peut me souffrir. Elle m’a bien des fois -affirmé que ma visite vous ferait plaisir. C’est pourquoi je suis venue. - -Laurence regardait avec mélancolie l’idole de sa jeunesse, et ne la -reconnaissait pas. Trois ans avaient suffi pour faire de Mme Heller une -matrone épaisse, encore désirable, mais entièrement privée du charme -souverain que tout Fontainebleau jalousait. Son corps alourdi, sanglé -dans un corset rigide, avait perdu sa mollesse voluptueuse. Dans le -visage empâté de graisse, seuls les yeux et les dents restaient -admirables, le teint enluminé n’avait plus sa fraîcheur de rose, le nez -s’épatait, vulgaire, au-dessus de la bouche, dont les lignes divines -s’écrasaient dans la bouffissure des joues et du double menton. - -Sans remarquer la stupeur de Laurence, Lætitia lui parlait de sa voix -coupante. Elle avait appris par Edith la mort de Paul Dacellier, le -mariage de la jeune femme; elle lui adressa sur le même ton ses -félicitations et ses condoléances. - -Visiblement, ces deux événements lui semblaient également heureux. -Connaissant le caractère intraitable du colonel, elle n’imaginait pas un -instant que ce tyran ait pu inspirer à sa fille une affection profonde, -ni lui laisser des regrets déchirants. - -Au reste, les joies et les chagrins d’autrui touchaient fort peu Mme -Heller. Ses propres aventures, ses intrigues, sa belle vie, lui -paraissaient seules dignes d’intéresser le monde. Elle fut enchantée de -pouvoir révéler à Laurence mariée tout ce qu’elle avait dû jadis cacher -à la jeune fille. Elle se mit donc à lui raconter avec complaisance les -débuts de sa liaison avec le comte de Sérannes, leurs rendez-vous, leurs -ruses, leurs imprudences, puis enfin leur fuite et leur installation à -Paris, dans un hôtel de la rue de Varenne que le jeune comte avait -acheté pour elle. Là cet amant, passionnément épris, pensait mener une -existence retirée, embellie par les seules délices de l’amour. Tel -n’était point le rêve de sa froide maîtresse; elle ne songeait qu’à -jouir largement de la fortune qui venait de lui être offerte. Tout de -suite, elle s’était lancée dans un tourbillon de plaisirs, dédaignant la -tendresse idolâtre d’un homme pourtant jeune, spirituel et beau. - -Lassé de ses caprices, le comte de Sérannes venait de l’abandonner, non -sans lui laisser en toute propriété, avec des bijoux de haut prix, -l’hôtel de la rue de Varenne. Mme Heller comptait vendre cet immeuble, -et désirait prendre les conseils de M. Hecquin. Laurence dut lui -promettre de la mettre en rapport avec son mari. Rêveuse, elle écoutait -cette femme, jadis si séduisante, qui, créée pour inspirer les plus -belles passions, avait stupidement déshonoré l’amour. Mais la pauvre -Lætitia ne comprit point la désapprobation muette qu’exprimait pourtant -clairement le beau regard fixé sur elle. Ayant avantageusement vendu son -corps inestimable, elle éprouvait la satisfaction tranquille d’une -honnête commerçante qui a bien réussi dans ses affaires. Comparant son -aisance à la situation gênée d’Edith, elle la blâmait ironiquement -d’avoir fait un mariage peu brillant. Sans pudeur, sans remords, elle -riait bien haut de cette destinée manquée par sa faute. - -Au reste, la coquette ne soupçonnait même pas sa déchéance physique. En -quittant Laurence elle lui révéla son aveuglement: - ---Vous avez maigri, chérie, lui dit-elle avec son insouciante légèreté. -Je sais que vous venez d’être malade. Rien de grave sans doute? Mais -soignez-vous, vous êtes très changée. Et moi? Comment me trouvez-vous? -Toujours la même, n’est-ce pas? Un peu engraissée. C’est une chose -nécessaire quand on atteint un certain âge. C’est le seul moyen d’éviter -les rides et de conserver sa jeunesse. - ---Vous êtes toujours adorable, lui dit Laurence avec bonté. - -Cette décevante entrevue accrut encore sa misanthropie. M. Hecquin s’en -affligea. Il s’inquiétait maintenant beaucoup de la voir toujours seule. -Un soir il parut tout joyeux de lui annoncer pour le lendemain la visite -de son jeune cousin. - -Le banquier paraissait aimer beaucoup Cyril de Clet. Il parlait aussi -avec admiration de la comtesse de Clet qui, presque entièrement ruinée -par son mari et restée veuve de bonne heure, avait dû travailler pour -élever son fils. Parent éloigné, par sa mère, de cette vaillante femme, -M. Hecquin, après l’avoir perdue de vue pendant quelques années, ne -l’avait retrouvée qu’au moment où Cyril venait de terminer ses études et -de sortir, dans un très bon rang, de l’Ecole des Chartes. Le banquier -s’était attaché à lui. Pour lui permettre de suivre sa vocation -littéraire, il gérait ses modestes capitaux, les faisait valoir -habilement et parvenait à lui servir des intérêts de vingt à trente pour -cent. Cyril pouvait ainsi travailler en paix, sans s’inquiéter du pain -quotidien. - -Laurence n’oubliait point avec quelle délicate charité le jeune poète -l’avait secourue dans sa détresse. Elle promit donc de le recevoir, car -elle désirait à la fois lui prouver sa reconnaissance et complaire à son -mari dont elle commençait à apprécier la bonté. - -Sa journée du lendemain fut mauvaise. Sans raison, son chagrin, un -instant apaisé, reprit toute sa violence. Cyril la surprit en plein -accablement. Malgré l’intérêt qu’il lui inspirait, elle eut peur de cet -être jeune qui, bien qu’il eût souffert, n’avait pas, comme elle, perdu -toute espérance et ne pouvait pas la comprendre. Redoutant les paroles -banales ou maladroites qu’il allait certainement lui dire, elle -l’accueillit froidement, répondant avec une contrainte visible aux -questions courtoises qu’il lui posait sur sa santé. Pourtant, quand ses -yeux rencontraient le regard du jeune homme, elle sentait son cœur -rigide et comme évanoui sursauter faiblement, car c’était là un regard -qui savait lire au delà de l’apparence, déchiffrer les arcanes cachés de -la pensée, un regard gênant comme une lumière trop vive. - -Pour ce poète, en effet, l’âme humaine avait peu de mystère, étant -l’objet de sa constante étude. Il savait que, pour obtenir sa confiance, -il faut l’observer non point avec la curiosité sèche du savant ou de -l’analyste, mais avec la charité indulgente de l’ami. C’est pourquoi il -abordait tout être avec cette sympathie chaleureuse dont Laurence avait -éprouvé la douceur. Déjà, elle n’était plus pour lui une étrangère. Dès -leur première rencontre, il avait remarqué ce visage marqué au sceau de -la douleur. Ce signe l’avait tout d’abord attiré vers elle, forçant sa -sympathie. Puis il avait entendu M. Hecquin parler du caractère triste, -fier et sauvage de sa femme; il l’avait vue malheureuse et il savait -qu’elle ne se consolait pas. Maintenant, il regardait le cadre où elle -passait ses journées: une grande bibliothèque, quelques sièges, un divan -bas où gisait sur les coussins, près d’elle, un volume entr’ouvert. -Devant la fenêtre, un immense bureau encombré de papiers. Ce décor -sévère, nullement féminin, révélait une vie recueillie, toute -spirituelle. Cyril s’y trouvait à l’aise. Le silence de Laurence, sa -froideur même avaient pour lui du charme. Il ne voyait dans son attitude -contrainte que la réserve de la créature solitaire, habituée à se passer -des hommes. Il voulait trouver le chemin de ce cœur farouche et ce -n’était point après tout si difficile. L’être humain est sans défense -contre l’être humain son semblable, car il l’aime profondément, bien -qu’il ait peur de lui, bien qu’il s’en défie. Il ne désire que son -approbation, son estime, ses consolations, son amour. - -Il y avait sur une petite table, à côté de Laurence, une photographie de -Paul Dacellier, en uniforme d’officier d’état-major. Le jeune poète -l’aperçut et, se penchant un peu, se mit à l’examiner avec un intérêt -grave et respectueux. - ---C’est le meilleur portrait qui ait été fait de mon père, murmura -Laurence en rougissant violemment. Bien qu’il soit un peu ancien, je -l’aime plus que tous les autres. - -Cyril prit entre ses mains l’étroite image et la considéra plus -attentivement encore. - ---Je n’ai vu qu’une fois le colonel, dit-il, mais je le reconnais. On ne -peut oublier ce visage admirable et si fier. Oui, la ressemblance est -frappante: c’est bien la bouche amère et triste... l’emportement de la -narine... Pourtant le portrait ne peut rendre la beauté du regard qui -m’avait tant frappé. C’était un regard émouvant, celui du chef et de -l’entraîneur d’hommes, un regard à la fois impérieux, scrutateur et -rêveur qui vous entrait dans le cœur comme un couteau, et puis se -détournait, s’envolait au delà du monde pour contempler des choses -infinies: la victoire, la gloire, je pense. Votre père devait n’être -occupé que d’elles. - -Laurence écoutait, cherchant à dominer cette irrésistible émotion qui -lui arrachait malgré elle,--oh! après quelles luttes,--de rares larmes, -arrêtées au bord des paupières et sévèrement réprimées. Peu d’êtres sur -la terre avaient compris son père. Le colonel Arêle et Ursule seuls, -après sa mort, avaient su parler de lui avec amour. Son fils, Juliane, -M. Hecquin s’étaient tus, lui refusant ces éloges que nous devons à tous -les disparus. Sur chaque tombe, il y a quelque chose à dire, des -honneurs à rendre à celui qui n’est plus, et que recueille, comme une -consolation suprême, le cœur que sa perte a brisé. Mais la mémoire de -Paul Dacellier n’avait reçu que de rares hommages, peu de couronnes. -Laurence, bien souvent, s’était étonnée que quelqu’un d’aussi noble ait -pu, dans la vie et la mort, rester à ce point méconnu. Cyril avait à -peine vu le colonel. Pourtant il en parlait avec une sorte -d’enthousiasme. Il avait admiré ce visage si beau pour les yeux de -Laurence. Elle eût voulu le remercier et ne trouvait aucune parole, tant -sa surprise était profonde. - ---J’ai pu causer un instant avec le colonel, le jour de votre mariage, -reprit Cyril. Il m’est apparu comme le type parfait de l’officier, type -admirable, mais injustement méconnu de nos jours et voué à la plus -grande infortune. Créé en effet pour être l’homme d’action par -excellence, il se trouve condamné à rester l’homme chimérique et rêveur -que nul ne comprend plus. Le poète même, autrefois si bafoué, est plus -respecté que lui, trop respecté, car l’hommage de la foule n’est -désirable pour personne. Mais l’officier, tourmenté d’héroïsme, alors -que nul ici-bas n’est plus héroïque, semble un illuminé, un fou. Il aime -la guerre, le sacrifice, la mort; il déteste les ennemis, les étrangers, -alors que nous voulons adorer toute l’humanité, alors que nous ne -glorifions que la paix et la vie. De tout cela, le colonel a dû beaucoup -souffrir. Je m’explique l’amertume de ses paroles lorsqu’il me dit que -sa carrière était la plus dure qu’on pût choisir. - -Ah! combien cette louange, si juste, si sincère, était douce au cœur de -Laurence. Il lui semblait merveilleux que Cyril, en si peu de temps, ait -pu comprendre ainsi son père, pénétrer entièrement une âme restée -secrète pour la plupart des hommes. Sa défiance s’était évanouie. Elle -voulut que le jeune poète connût mieux encore celui qu’il avait admiré. -Elle se mit à lui parler comme à un ami. Elle lui conta toute la vie du -colonel. Elle dit comment la haine d’un misérable l’avait réduit à -l’oisiveté, brisant sa carrière et son cœur. Elle dit sa longue agonie. -Cyril l’écoutait en silence. Soudain, les yeux de Laurence se remplirent -de larmes, un flot de sang empourpra ses joues: - ---Vous ne savez pas, dit-elle avec un sanglot, vous ne savez pas que mon -père s’est tué? - -Pourquoi révélait-elle à un étranger ce tragique secret? Voulait-elle -tenter une dernière expérience, réclamer une fois encore un secours -humain? Cédait-elle au désir de revoir, une fois encore, sur le visage -du poète, l’expression de pitié si profonde qui, un jour, lui avait été -douce? Son attente ne fut pas trompée. Son cri, son aveu firent pâlir -Cyril, changeant sa belle figure. Dans un mouvement d’irrésistible -affection, il lui saisit la main. Mais il ne disait rien; avant d’oser -la plaindre, il prenait en lui sa douleur, s’efforçait de souffrir ce -qu’elle avait souffert. Et il semblait défaillir d’émotion tandis qu’à -voix basse, entrecoupée, elle évoquait la mort de Paul Dacellier. - ---Il n’y a pas de consolation pour moi, murmura-t-elle en finissant son -récit, vous devez le comprendre, ni sur la terre, ni au delà. - ---Il y a Dieu pourtant, dit-il. - -Elle eut un rire désespéré. - ---Si je croyais en lui, je ne pourrais plus vivre, s’écria-t-elle avec -violence. Le Dieu des catholiques est un juge implacable. Si j’admets -son existence, je dois croire que mon père est perdu pour l’éternité, -puisqu’il a enfreint le plus grand commandement qui nous ait été donné, -puisqu’il a commis l’acte de révolte suprême. - ---Oui, mais dans un accès de délire, sans savoir ce qu’il faisait, dit -doucement Cyril. Qui pourrait le condamner? Vous ne songez pas assez à -la miséricorde de Dieu, à son amour pour nous. Nul ne connaît le mystère -de la dernière heure. C’est le moment où la sollicitation divine se fait -irrésistible. J’imagine qu’alors l’âme est assistée par toutes les -prières des saints, des prêtres, des religieuses qui l’aident à opérer -sa réconciliation suprême et allègent sa dette. D’ailleurs, elle n’est -point vraiment pauvre, si elle peut offrir pour son salut, à défaut -d’autres mérites, une grande douleur, et votre père avait beaucoup -souffert. - ---Sans résignation, sans amour, dans une perpétuelle révolte, objecta -Laurence. - ---Qu’en savez-vous? reprit Cyril avec une autorité grandissante. Il vous -l’a dit peut-être. Mais quel est le malheureux qui n’ait pas, pour la -croix qui l’accable, une certaine tendresse? Presque tous les -infortunés, même lorsqu’ils se croient athées, souffrent mystiquement, -adorant, comme les chrétiens, leur martyre. Vous-même,--il hésitait, car -il ne savait pas si elle pourrait le comprendre,--n’avez-vous pas -éprouvé, dans vos pires épreuves, une certaine pitié pour les heureux? -Si cela était, vous auriez, malgré vous, reconnu la sainteté de la -douleur et son utilité. - -Laurence était devenue toute pâle, car ces paroles lui révélaient le -mystère de son propre cœur. Jamais, en effet, quelle que fût sa peine, -elle n’avait envié les heureux du monde; au contraire, elle les -plaignait. Elle avait pitié de Juliane, de son frère, de Gaston Noret. -Il lui semblait évident qu’ils perdaient leur vie puisqu’ils ne -souffraient pas. Peut-être son père avait-il partagé cette conviction. -Peut-être sa révolte apparente cachait-elle une sublime et secrète -résignation. Peut-être ses longs tourments l’avaient-ils purifié, -préparé à paraître devant son juge. - -Elle accueillit passionnément cette espérance, s’étonnant que ce fût -Cyril qui la lui rendît. Elle observait curieusement cet inconnu qui la -comprenait mieux qu’un ami, cet être jeune qui semblait savoir tant de -choses. Elle demanda timidement: - ---Est-ce que vous avez la foi? - -Il tressaillit. Son regard exprima tout à coup une humilité déchirante. - ---J’espère la retrouver un jour tout à fait, murmura-t-il tristement. - -Laurence se sentait extrêmement troublée. Ainsi la religion catholique -n’était point pour Cyril, comme pour André Dacellier, Gaston Noret, tant -d’autres, une chose méprisable, un système insoutenable, suranné, -ridicule, bon tout au plus à bercer quelques vieilles femmes. Il n’avait -pas vécu cependant, comme les Arêle, dans un milieu austère, -soigneusement fermé où les bruits du monde ne pénétraient qu’assourdis. -Il était trop jeune, trop ardent, trop charmant, pour n’avoir pas subi -le joug des passions humaines. Elles l’avaient conduit sans doute à -rejeter les pratiques de la foi chrétienne, mais il semblait le -regretter amèrement. Son intelligence s’inclinait devant le mystère -infini et son âme était secrètement dévorée par le désir de Dieu. - -Cette constatation causa à Laurence un bonheur dont elle fut vivement -surprise. Elle eût voulu interroger plus longuement le jeune poète. Mais -ils se connaissaient trop peu pour pouvoir, sans manquer de pudeur, -continuer un entretien si grave. Cyril le comprit. Il se leva, -s’approcha de la bibliothèque, examina les ouvrages qui s’y trouvaient -et commença d’interroger Laurence sur ses préférences. Elle s’étonna -bientôt de la ressemblance absolue de leurs goûts. Parfois, il ouvrait -un livre, y cherchait une phrase ou un vers favori: c’étaient ceux -qu’elle admirait et relisait sans cesse. Elle achevait de mémoire le -passage qu’il lui citait. Et, pénétrés du même plaisir, de la même -émotion, ils se regardaient avec des yeux exultants et ravis. Laurence -s’aperçut bientôt que la culture de Cyril était mille fois plus étendue, -plus complète que la sienne, elle fut confondue et charmée, en mesurant -l’abîme de son ignorance. Lui, au contraire, s’émerveillait, n’ayant -jamais encore rencontré nulle femme nourrie de poésie plus forte et plus -sublime. - ---Je mets aujourd’hui toute ma bibliothèque à votre disposition, dit-il -en terminant le petit examen qu’il venait de lui faire subir. Il faudra -que je vous fasse lire Dante, Agrippa d’Aubigné, Milton, toute la Bible. -Vous avez naturellement le goût des choses éternelles et vous saurez -comprendre et admirer ce que j’aime. - -Laurence entrevit un avenir magnifique. Elle avait l’esprit curieux, -mais peu actif. Depuis des années, privée de conseil, elle relisait -toujours les mêmes auteurs, tournait perpétuellement dans le même -cercle. Si vraiment Cyril voulait s’intéresser à elle, s’il voulait la -traiter comme une amie, il pourrait la diriger, donner à son -intelligence des aliments nouveaux, lui révéler des chefs-d’œuvre trop -longtemps ignorés. Elle lirait pour lui, avec lui, et la grande solitude -intellectuelle dont elle souffrait depuis si longtemps prendrait fin. -Mais comme, enivrée de cette espérance, elle considérait en silence le -jeune poète, elle fut tout à coup épouvantée de sa beauté. - -Beauté merveilleuse en effet, à la fois charnelle et spirituelle, -expressive et charmante. Si ce visage, privé de vie, eût été modelé dans -le marbre ou la pierre, la pure rectitude des traits, la splendeur du -front haut et noble, la ligne impétueuse de la chevelure blonde rejetée -en arrière auraient suffi à le rendre admirable pour l’artiste le plus -sévère. Aux femmes, il devait plaire surtout par des attraits plus -périssables, par cette jeunesse resplendissante qui colorait son teint -pâle, et entr’ouvrait mollement, sous la soyeuse moustache, la bouche -ronde, gonflée, voluptueuse, aisément souriante. Laurence admirait -surtout les belles narines palpitantes qui prêtaient à cette -physionomie, parfois trop souriante, une expression de violence -passionnée, d’emportement presque sauvage. Pour les yeux, à la fois si -profonds et si tendres, souvent troublés, toujours pleins de lumière, -elle en pouvait à peine supporter l’insoutenable éclat. Et triste, -éblouie jusqu’à la consternation, elle contemplait cette figure -inoubliable. - ---Lui, mon ami! songeait-elle, quelle folie! Il est trop beau. Il ne -doit aimer que lui-même, comme Lætitia. Elle aussi avait un abord -extraordinairement caressant et tendre. Cyril lui ressemble. Il est plus -intelligent qu’elle, mais sans doute aussi perfide. Son regard ment. Sa -bonté n’est qu’apparente. Ses paroles les plus touchantes, les plus -compatissantes doivent lui être inspirées par un affreux désir de -plaire. - -Une défiance morose envahit son cœur. Elle se souvint des nombreux -services que son mari rendait depuis des années à la famille de Clet et -s’expliqua ainsi l’attitude de Cyril. Les attentions dont il l’avait -comblée s’adressaient sans doute à M. Hecquin, envers lequel il -acquittait un devoir de politesse et de reconnaissance. Cette pensée lui -fut amère, elle s’affligea de n’avoir pas su se défendre contre cet -étranger trop aimable. En lui parlant avec un si grand abandon de son -père, des livres qu’elle aimait, elle venait de lui révéler sans pudeur -toute la misère de sa vie, toute l’ardeur de son âme. Il fallait au plus -tôt réparer cette faute. - -Cyril, qui venait de passer deux heures avec elle dans une intimité -charmante, la vit redevenir tout à coup hostile et glacée. Habitué à -vivre près des femmes, connaissant leurs faiblesses et leurs -bizarreries, il comprit sans effort ce caractère malheureux, se montra -plus affable encore. En quittant Laurence, il lui promit de revenir -bientôt. - ---Inutile, dit-elle, inventant aussitôt un prétexte. Je vais partir sans -doute très prochainement pour la Bretagne. - ---Ah! tant mieux, dit-il affectueusement. Un changement d’air vous était -nécessaire et c’est toujours à la nature qu’il faut demander force et -consolation. Mais, donnez-moi votre adresse, je vous enverrai là-bas des -livres qui vous plairont, j’en suis sûr. - ---Je ne sais pas encore où j’irai, balbutia-t-elle, j’hésite entre -plusieurs plages. - ---Aussitôt que vous serez installée, envoyez-moi un mot, insista Cyril. - ---J’écris peu, objecta-t-elle évasivement. - ---Eh bien! M. Hecquin me donnera votre adresse, reprit-il bonnement, et -dès que vous serez de retour, je reviendrai vous voir, si vous le -permettez. - -Son engageante grâce n’eut point raison de Laurence. Elle répondit avec -une indifférence ennuyée: - ---Ce sera tout à fait comme vous voudrez. - -Il ne fut pas blessé de son impolitesse, au contraire, il s’en amusa. -Une gaîté soudaine brilla dans son regard. Il ne put retenir un léger -éclat de rire. Et comme elle le regardait surprise, un peu offensée: - ---Je ris de votre amabilité parfaite, expliqua-t-il avec aisance, -amabilité dont je n’ai encore rencontré nul exemple et que l’on pourrait -comparer justement à celle d’une porte de prison. Vous êtes un peu -décourageante, ajouta-t-il très doucement. - -Alors, par un de ces revirements habituels à sa nature impulsive, -Laurence fut saisie d’une folle colère contre elle-même. Elle se -reprocha sa froideur, comme elle s’était reproché sa confiance. Cyril -avait été bon et charmant. Spontanément, il l’avait recherchée la -sachant triste et solitaire. Pourtant, sans raison, elle venait de -refuser l’amitié flatteuse qu’il semblait vouloir lui offrir; elle -l’avait traité comme un importun, opposant à ses avances un mépris -injurieux. - ---Il ne faut pas m’en vouloir, dit-elle avec humilité. Je serais désolée -de vous avoir blessé. - -Sa bouche tremblait comme celle d’un enfant qui va pleurer. Cyril -s’empressa de la rassurer. - ---Blessé! Nullement, chère madame. Vous n’êtes pas d’un naturel aimable, -mais je suis loin de vous en faire un crime. J’aime assez les êtres -farouches, à condition qu’ils ne le soient pas trop pour moi. - -Elle lui tendit la main: son cœur s’épanouit. - ---Je vous enverrai mon adresse pour réparer mes torts, dit-elle en -riant. Et si vous voulez bien m’écrire de temps à autre et, plus tard, -venir me voir souvent, vous me ferez le plus vif plaisir. - ---Ah! mon Dieu, vous savez être exquise quand vous le voulez. Je ne -l’aurais pas cru, dit-il avec une impertinence qui restait caressante. - -Son visage était si rayonnant que la jeune femme supporta sa raillerie -bénigne. Ils se séparèrent enchantés l’un de l’autre. - -Laurence, qui, le matin, ne songeait nullement à s’absenter, le soir -même résolut d’accomplir les projets de voyage dont elle avait par -hasard entretenu Cyril. Son cœur avait changé sans qu’elle sût pourquoi. -La terre ne lui paraissait plus déserte, ni la mort enviable. La -bienveillance de Cyril pour elle, son charme, sa grâce la rattachaient -au monde. Elle voulait se soigner, chercher la paix, revivre. - - - - -DEUXIÈME PARTIE - - - - -I - - Vous vous êtes mépris sur moi jusqu’ici. Comme vous, je vis de - pain, je sens le besoin, j’éprouve la souffrance et j’ai besoin - d’amis. - - SHAKESPEARE. - - -Partie en Bretagne pour y passer l’été, Laurence s’attarda durant plus -de six mois sur une petite plage voisine de Saint-Brieuc où la retinrent -d’abord la beauté de l’automne et, plus tard, les tempêtes d’hiver. Elle -ne s’ennuyait pas. Cyril, dès les premiers jours, lui avait envoyé des -livres. Sur sa prière, il se chargea de lui fournir tous les ouvrages -qu’elle désirait, et cet échange régulier les obligeant à s’écrire, -lentement, insensiblement, dans la séparation et l’absence, ils -devinrent amis. - -Lorsque Laurence fut de retour à Paris, les de Clet entreprirent de -l’arracher à sa pesante solitude. Ils lui témoignaient une affection -empressée, un inlassable dévouement. La savaient-ils fatiguée ou -souffrante, ils accouraient chez elle, s’efforçaient de la distraire. Si -M. Hecquin s’absentait, ils exigeaient qu’elle vînt passer ses soirées -chez eux, dans le vieil hôtel baroque et charmant qu’ils habitaient rue -Notre-Dame-des-Champs. Ce voisinage facilitait leurs relations et leur -intimité grandit vite. Cyril parlait quelquefois de l’amour, mais -toujours avec une immense amertume, et Laurence devina qu’une grande -passion déchirait sa vie. Sachant qu’il n’était pas heureux, elle -n’éprouvait plus nulle défiance contre cet ami nouveau qui, bien que -séduisant, fait pour tous les triomphes, lui ressemblait par la douleur. -De son côté, Cyril s’attachait facilement à toute âme tourmentée, à tout -grand caractère, et Laurence lui devenait chaque jour plus chère. Il ne -pouvait lire un livre émouvant sans désirer le lui faire connaître; il -n’écrivait rien qu’il ne lui soumît aussitôt. Mais elle, plus réservée, -ne parlait jamais d’elle-même, ni de ses mystérieux travaux. A force de -supplications, d’instances, d’importunités, il obtint enfin qu’elle lui -laissât lire ses vers. A sa grande surprise, il les trouva beaux. -Comblée de joie par les éloges qu’il lui prodigua, heureuse de penser -qu’elle écrirait désormais pour lui, Laurence décida de publier au plus -tôt, à ses frais, un premier livre. Cyril revit avec elle son manuscrit. -Comme elle avait sans cesse besoin de le consulter, il venait, au grand -scandale de Juliane, la voir chaque jour à la fin de l’après-midi, et -souvent, Laurence, envoyant prévenir Mme de Clet, le retenait à dîner. -Il s’asseyait en face d’elle, occupait tout naturellement, semblait-il, -la place du maître de maison, désertée par son titulaire légitime. - -M. Hecquin, en effet, ne rentrait plus guère avant dix heures du soir. -Il se disait débordé d’occupations, travaillait à son bureau longtemps -encore après le départ de ses employés, expédiant sur le coin d’une -table le repas que lui montait sa concierge. Laurence appréciait fort ce -mari peu gênant qui, chaque soir, entrait dans son studio au coup de dix -heures, exact comme le coucou saugrenu d’une horloge géante, -l’embrassait sur le front, lui souhaitait une nuit paisible puis, avec -un bâillement sonore, se retirait d’un pas automatique et disparaissait -de sa vie. - -Un soir, après le départ de Cyril, Laurence se mit au travail avec une -ardeur inusitée. Elle écrivait fiévreusement, assise à sa table, entre -une gerbe de mimosas et un bouquet de roses sur lesquels elle inclinait -alternativement son visage. Parfois, elle se levait, allumait une -cigarette, arpentait la pièce en relisant tout haut les vers qu’elle -venait d’achever. Comme elle errait ainsi de sa table à la cheminée, -cherchant une rime rebelle, son regard s’arrêta sur la pendule. Les deux -aiguilles, rapprochées, confondues en une seule, marquaient minuit. -Etonnée de cette heure tardive, elle se souvint tout à coup que son -mari, ce soir-là, n’était point venu l’embrasser comme de coutume. Alors -les chants passionnés, les rythmes bondissants qui sonnaient dans son -âme se turent, elle n’entendit plus que le tic tac de la pendule. -Oppressée par un pressentiment lugubre, Laurence s’élança dans -l’antichambre. Le pardessus de M. Hecquin ne pendait pas, comme de -coutume, au portemanteau; les verrous et la chaîne de la porte d’entrée -qu’il assujettissait chaque soir n’étaient pas fermés. La jeune femme -courut vers la chambre de son mari et la trouva vide. Elle revint alors -chez elle, cherchant une cause qui pût expliquer cette absence. Elle -n’en trouvait qu’un seule vraiment plausible: la mort. - -Depuis quelque temps, en effet, M. Hecquin se disait fatigué et Laurence -avait souvent remarqué la pesanteur de sa démarche, la pâleur plombée de -son teint. Elle se reprochait de n’avoir pas attaché plus d’importance à -ces symptômes, ni exigé de son mari qu’il prît quelque repos. Elle -l’imaginait terrassé par une attaque, gisant à demi couché sur le livre -où il vérifiait des colonnes de chiffres. Peut-être, au dernier moment, -avait-il appelé faiblement dans son bureau désert, sans que personne -entendît sa plainte. Et, sans doute, il avait songé qu’à cette même -heure sa femme, indifférente, lisait des vers avec Cyril. Ah! toujours -elle s’était montrée pour lui si froide, si dédaigneuse, que son -souvenir n’avait pu, à l’instant suprême, lui apporter nulle douceur, -nul réconfort. Désormais, il était trop tard pour qu’elle réparât ses -torts envers cet homme qui, durant trois ans, avait vécu près d’elle, -discret, bienveillant, sans que jamais elle réchauffât d’une parole -affectueuse son cœur timide et méconnu. - -Laurence, toute la nuit, s’adressa les pires reproches. A l’aube, son -angoisse impuissante se changeant peu à peu en torpeur, épuisée de -fatigue, elle s’endormit sur un fauteuil. Sa femme de chambre, en -entrant comme de coutume, à sept heures et demie du matin, pour ouvrir -les persiennes, la réveilla. Tout de suite, elle bondit au téléphone et -demanda la communication avec la banque Hecquin. Les employés n’étaient -point encore arrivés: ce fut la concierge qui répondit. L’inquiétude de -la jeune femme parut la surprendre. La veille, M. Hecquin avait eu une -journée fort agitée. Il n’était venu qu’un instant le matin donner ses -ordres à ses employés. Puis il était parti précipitamment. A huit heures -du soir, une auto l’avait ramené et attendu devant la porte, tandis -qu’il montait à son bureau. Il en était redescendu quelques minutes -après, portant une serviette et une valise. La concierge avait pensé -qu’il partait en voyage. Cette explication semblait plausible. M. -Hecquin parlait, en effet, depuis quelque temps, d’aller à Londres pour -affaires. Mais Laurence s’étonnait qu’il ne l’eût pas prévenue de son -départ et elle ne savait que penser. Dans son désarroi, elle sentit le -besoin de confier à un être humain ses inquiétudes et courut chez son -frère. Surpris de la voir arriver à une heure aussi matinale, Juliane et -André s’amusèrent beaucoup de son anxiété. Ces gens sensés considéraient -le malheur, l’accident, la mort même comme des faits assez rares, -presque invraisemblables, auxquels nul ne devait croire que contraint -par l’évidence. Ils refusèrent donc d’admettre que l’absence de M. -Hecquin pût avoir une cause tragique. Néanmoins, André promit de passer -dans la matinée boulevard Haussmann pour tâcher d’éclaircir le mystère -qui tourmentait Laurence. Celle-ci rentra chez elle, un peu honteuse de -ses vaines terreurs. Pour se détendre des fatigués de la nuit, elle prit -un bain, s’étendit dans son lit, dormit un peu. Puis elle continua sa -toilette, déjeuna. Elle lisait, étendue sur son divan, lorsque, vers -trois heures de l’après-midi, André entra dans la pièce. - -Il avait l’aspect d’un homme qui vient de fournir une course épuisante -pour échapper à la poursuite d’ennemis acharnés. Son front ruisselait de -sueur. Ses cheveux, d’ordinaire séparés en une raie symétrique, se -hérissaient par mèches inégalés. Haletant, il marcha sur sa sœur, la -saisit aux poignets, la fit lever et, la secouant avec violence, -cherchant vainement à rattraper sa respiration, il bégaya: - ---Combien as-tu confié à ton mari, dis... Quelle somme... à peu près... -sur toute ta fortune?... Allons, allons... réponds!... - ---Je ne sais pas, je ne sais rien, balbutia Laurence abasourdie. Je ne -m’occupais plus de mes affaires. Je lui avais donné une procuration pour -ouvrir mon coffre et agir en mon nom. - -Alors, André la repoussa si brutalement qu’elle faillit tomber: - ---Bon! bon! ricana-t-il, nous sommes tous f..., tous ruinés! Ma fortune -et la tienne y passent. Hecquin est en fuite... Faillite... -Banqueroute... Je n’ai plus rien... Ma femme!... Ma fille!... - -Cet homme, habituellement si flegmatique, semblait à moitié fou. Il -marchait dans la pièce d’un air égaré, avec des exclamations confuses, -des gestes désordonnés. Parfois, il prenait sa tête à deux mains, comme -pour comprimer les pensées qui s’y heurtaient douloureusement. Parfois, -il tendait le poing furieusement vers un ennemi imaginaire ou éclatait -d’un rire strident, terrible. - -Laurence, au contraire, demeurait parfaitement calme. Elle n’éprouvait -qu’une sensation d’immense étonnement devant ce nouveau désastre auquel, -malgré ses efforts, elle ne comprenait rien encore. Il lui fallut -déployer une infinie patience pour obtenir de son frère quelques -explications précises. Enfin, il dit ce qu’il savait. - -Arrivé le matin vers neuf heures boulevard Haussmann, il avait trouvé -les bureaux de M. Hecquin occupés par la police qui posait les scellés, -tandis que les employés, consternés, remettaient leurs pardessus, -s’apprêtaient à se retirer. En questionnant les uns et les autres, André -avait appris la banqueroute et la fuite de son beau-frère, accusé -d’escroquerie. Tout de suite, il s’était rendu chez un avocat de ses -amis. Les deux hommes, ensemble, avaient couru tout Paris pour obtenir -des renseignements sur la situation de M. Hecquin. Elle était absolument -désespérée. Il s’agissait pour lui d’une banqueroute frauduleuse, car il -avait commis de graves abus de confiance en détournant les dépôts qui -lui avaient été confiés. Le malheureux avait eu beau jeu à prétexter un -surcroît de travail. A la vérité, si depuis plusieurs mois il rentrait -si tard à son domicile, c’est qu’il menait la vie d’une bête traquée. Il -ne faisait à la banque que des apparitions hâtives et, tout le jour, -fuyait ses créanciers, cherchait en vain de l’argent. Enfin, la veille, -deux plaintes, émanant de ses plus riches clients, avaient été déposées -au parquet. S’il n’avait pu réussir dans la nuit à gagner l’étranger, il -devait être arrêté dans les vingt-quatre heures et jeté en prison. - -Dans son inexpérience complète des affaires, Laurence ne comprit -qu’imparfaitement ce que son frère lui expliquait. Cette inculpation -d’escroquerie contre son mari ne la faisait point douter de son -intégrité. Elle le crut victime d’un malentendu et son cœur s’émut en -songeant à cet homme qui, trop timide, trop triste pour oser lui avouer -sa détresse, depuis des mois portait seul, sans aide, d’écrasants -soucis. - ---Ne puis-je empêcher ce désastre? dit-elle. J’ai beau être mariée sous -le régime de la séparation de biens, je n’en suis pas moins solidaire de -ce malheureux. S’il n’a point dilapidé toute ma fortune, mon devoir est -de la sacrifier pour désarmer ses créanciers, pour lui permettre de se -relever peut-être. - -André accueillit cette proposition avec enthousiasme. - ---Tu as raison! s’écria-t-il. Allons tout de suite à ton coffre pour -voir ce qu’il te reste. Après tout, ton mari a dû respecter ta fortune, -il t’aimait. Tu pourras peut-être, en fournissant une forte caution, -obtenir le retrait des plaintes. Hecquin n’est pas un imbécile, il a de -belles relations. Si on le laisse libre, si on lui vient en aide, il est -capable en quelques mois de refaire sa fortune et la nôtre; on a vu des -choses plus extraordinaires. - -Ce garçon, un moment abattu par le malheur, retrouvait déjà son -optimisme habituel. Dans l’auto qui l’emmenait avec Laurence au Crédit -universel, il s’abandonna à l’espérance, en escomptant la réussite du -plan formé par sa sœur. Sa joie fut de courte durée. A la banque, -Laurence ne put descendre à son coffre, sur lequel le parquet avait mis, -le matin même, opposition. Elle apprit seulement, en faisant vérifier -les bulletins d’entrée, que M. Hecquin avait demandé l’accès du coffre -peu de jours auparavant. - ---Bon, c’est bien, le coffre est vide, point n’est besoin d’y regarder, -déclara André en sortant, la tête basse, du Crédit universel. Comment -Hecquin, réduit aux abois, t’aurait-il laissé quelque chose! Ayant volé -tous ses clients, pourquoi t’aurait-il épargnée? - ---Volé! Je pense qu’il n’a jamais volé personne, dit sévèrement -Laurence, et je te prie de ne pas employer de pareils termes devant moi. - -Car elle pardonnait sans effort à son mari et trouvait généreux de -défendre, à l’heure de l’infortune, l’homme qu’elle n’avait pas aimé, -mais dont elle portait le nom. Trop abattu pour lui répondre, André la -reconduisit rue de Vaugirard. Il ne pouvait se résoudre à rentrer chez -lui, tant l’effrayait la nécessité d’annoncer à Juliane le krach de la -banque Hecquin et leur ruine. Assis en face de Laurence, qui -réfléchissait tout en fumant force cigarettes, il s’attardait auprès -d’elle, avec le vague espoir que le temps pourrait modifier sa situation -et lui apporter un soulagement inattendu. Un coup de sonnette vint enfin -l’arracher à sa torpeur et fut pour lui un événement passionnément -intéressant. Il leva la tête, écouta les bruits qui venaient de -l’antichambre. Peut-être s’attendait-il à voir M. Hecquin apparaître, -triomphant, les bras chargés de titres et de billets de banque. Laurence -tressaillit comme son frère, car l’heure approchait où Cyril avait -coutume de lui faire sa visite quotidienne. - ---André, demanda-t-elle à mi-voix, crois-tu que les de Clet soient -ruinés, eux aussi, tout à fait? - ---Tout à fait? comment le saurais-je? Ils perdent de l’argent comme tout -le monde, c’est certain. - -Laurence détourna la tête. Un moment encore et Cyril s’avancerait vers -elle, gai, souriant, aimable, et il faudrait que, détruisant sa joie du -premier regard, elle lui apprît un événement qui le réduisait peut-être, -lui et sa mère, à la plus complète misère. Le cœur de Laurence battait à -se rompre, au moment où elle vit s’ouvrir la porte. Mais ce fut Juliane -qui entra, gracieuse et sereine dans une toilette exquisément -printanière. - -André s’était levé avec une sourde exclamation et, tout tremblant, il -reculait devant sa femme comme devant le spectre du remords. Laurence, -au contraire, considérait sans aucune émotion sa belle-sœur. Elle la -croyait vraiment invulnérable et il lui semblait évident que, même sous -le coup du malheur, cette froide poupée ne saurait cesser de parader -dans une attitude noble ou charmante. - -Déjà, pourtant, Juliane remarquait le trouble de son mari. Elle lui -posait mille questions, s’affolait visiblement. Brusquement, le masque -de la mondaine tomba, laissant voir à nu l’âme faible, lâche, mesquine, -incapable de supporter la douleur. Lorsqu’elle eut enfin compris, à -travers les explications embarrassées d’André, qu’il s’agissait pour -elle d’une ruine totale, elle s’abattit sur le divan, en proie à une -épouvantable crise de nerfs. Elle se roulait sur les coussins avec des -mouvements convulsifs, criait, sanglotait, déchirait les dentelles de -son corsage. La correcte Juliane ne fut bientôt plus qu’une pauvre épave -humaine qui gémissait, les cheveux épars, les vêtements en lambeaux, les -yeux révulsés. Laurence, qui jamais n’avait assisté à pareil spectacle, -ni soupçonné qu’on pût souffrir avec si peu de dignité, la crut vraiment -malade; elle étendit la main pour sonner sa femme de chambre et faire -venir un docteur. Mais Juliane, qui paraissait à l’agonie, vit son -geste. En un instant, elle fut debout et, saisissant le bras de sa -belle-sœur: - ---Non, non, n’appelez personne, bégaya-t-elle... Il ne faut pas qu’on -sache. Grand Dieu!... Sauvons du moins les apparences. - -Laurence faillit éclater de rire, tant cette présence d’esprit, -succédant à un furieux délire, lui parut comique. - -Juliane, cependant, n’était point calmée. Bientôt toute sa douleur se -changea en colère contre son mari. Elle se mit à lui reprocher âprement -leur ruine, s’étonnant qu’il n’eût point prévu la banqueroute de M. -Hecquin. - -André subissait tête basse ses accusations véhémentes. Laurence, -cependant, tremblait de voir arriver Cyril. Et comme elle ne se souciait -pas de le rendre témoin de ces scènes de famille, elle s’éclipsa pour -donner ordre à sa femme de chambre de lui dire, s’il se présentait, -qu’elle avait été forcée de sortir, mais qu’elle le priait de repasser -après le dîner. Quand elle revint, Juliane et André se lamentaient -toujours, prenaient à témoin l’univers qu’avant eux nul mortel n’avait -subi pareille disgrâce. Tout en écoutant distraitement leurs -divagations, Laurence évoquait son passé: la longue agonie, la mort -tragique de son père. Auprès de ce qu’elle avait souffert alors, son -malheur présent lui semblait aisément acceptable. Elle regardait avec un -froid mépris ces deux êtres qui pleuraient si amèrement leur fortune -perdue. - -Si basse que fût leur douleur, ils souffraient cependant. Laurence, se -reprochant sa dureté, finit par les prendre en pitié. Elle s’approcha de -Juliane pour lui offrir quelques consolations. Mais la jeune femme, que -le calme de sa belle-sœur humiliait, lui imposa silence dès les premiers -mots. - ---Epargnez-moi vos exhortations, dit-elle en essuyant ses larmes avec -rage. Naturellement tout cela ne vous fait rien, à vous. Vous êtes une -grande âme, une âme héroïque, n’est-ce pas? Vous méprisez l’argent? -C’est facile à dire. Attendez la misère! Nous verrons ce que deviendra -ce beau courage. Folle que vous êtes! Vous devriez pleurer des larmes de -sang, car vous n’êtes pas seulement ruinée, mais déshonorée. Qui voudra -jamais revenir dans cette maison tarée? Tous vos amis vous tourneront le -dos. - ---Bah! dit Laurence en haussant les épaules, je ne regretterai pas ceux -qui agiront ainsi. - -Et elle songea: «Cyril me restera toujours!» Mais Juliane devina sa -pensée et, découvrant le point vulnérable où elle pouvait la blesser: - ---Comptez-vous sur les de Clet? lui cria-t-elle. Malheureuse, ils sont -ruinés sans doute et par votre mari! Espérez-vous que l’amitié de Cyril -résiste à cette épreuve? Non, non, vous ne le reverrez jamais, soyez-en -sûre. Il vous fuira d’autant plus qu’il est le cousin de M. Hecquin. -Jadis, c’était un honneur; maintenant, il s’empressera de renier, en -rompant avec vous, un lien de parenté vraiment trop peu flatteur. - ---Vous ne connaissez pas Cyril, murmura Laurence avec fierté. - -Pourtant sa voix vacillait, pleine de larmes; son regard mal assuré -exprimait une détresse poignante. Le coup avait porté. Pour la première -fois depuis le début de cette journée tragique, elle souffrait vraiment. -Juliane, un moment, savoura sa vengeance. Mais toutes ces émotions -précipitées, violentes, l’avaient exténuée. Elle partit bientôt, faible, -dolente, soutenue par son mari, auquel elle avait consenti enfin à -pardonner. Laurence alors sonna sa femme de chambre pour s’informer de -Cyril. Il s’était présenté, un quart d’heure auparavant, mais il dînait -en ville et ne pourrait revenir le soir comme elle l’en avait fait -prier. La jeune femme désirait vivement qu’il n’apprît pas par d’autres -que par elle, la fuite de M. Hecquin. Un instant elle voulut se rendre -chez Mme de Clet et, en l’absence de son fils, lui révéler la vérité. -Puis elle comprit que Cyril seul pourrait adoucir pour sa mère un coup -si cruel. D’ailleurs, rien ne pressait. Elle pouvait, sans manquer à -l’honneur, accorder quelques heures de grâce à ces deux êtres qui lui -étaient si chers. Cette nuit, du moins, ils dormiraient tranquilles, -heureux encore. Laurence songeait à eux avec une tendresse extrême, une -infinie pitié. Sa propre infortune l’occupait peu. Mal préparée à la -pauvreté, elle se reconnaissait à peu près incapable de gagner sa vie. -Mais sa maison de Sedan lui restait. Elle savait qu’Ursule, instruite de -sa gêne, ne consentirait plus à l’habiter. Cette demeure vaste et -commode se louerait sans doute assez bien et son loyer suffirait à -assurer sa vie. Elle ne pensait pas que la nécessité de réduire ses -dépenses pût lui sembler pénible. Elle s’imagina dans une pièce étroite -et triste, mal éclairée, mal chauffée, et il lui parut évident qu’elle -pourrait y vivre résignée, heureuse encore, pourvu que Cyril vînt la -voir quelquefois. - - - - -II - - Allons, allons, c’était bien le traître le plus caché, le plus - abrité qui vécût jamais. - - SHAKESPEARE. - - ---Allons, il faudra que je prenne peu à peu l’habitude de la pauvreté, -songeait Laurence, le lendemain, en considérant le plateau d’argent que -sa femme de chambre venait de poser sur la table et que, tout de suite, -elle résolut de vendre. - -Elle savoura son thé avec un plaisir mêlé de regrets, car, n’ayant -aucune idée exacte de la valeur des choses, elle s’imaginait qu’il lui -faudrait bientôt renoncer à ce breuvage, probablement trop dispendieux. -La perspective de ce sacrifice n’ébranla pas sa fermeté. Pour s’exercer -à l’ascétisme, elle ne but même que deux tasses au lieu de trois. - -Son déjeuner fini, elle se leva et s’habilla en hâte, car elle attendait -André qui vint la chercher de bonne heure pour la conduire chez son -avocat: Me Minne. - -Celui-ci, depuis la veille, avait obtenu de nouveaux renseignements sur -la situation de M. Hecquin. Il apprit à Laurence que son passif -dépassait six millions. L’actif semblait nul et les créanciers ne -recevraient probablement aucun dédommagement. - ---Il paraît évident, ajouta Me Minne, que M. Hecquin a pu gagner -l’étranger, puisqu’il reste introuvable. De cela seulement, madame, vous -pouvez vous réjouir. Car les fautes qu’il a commises relèvent de la cour -d’assises et l’enverraient au bagne s’il venait à être arrêté. - -Malgré cette assertion, Laurence s’abstint encore de condamner son mari, -tant il lui semblait lâche d’accabler un être tombé dans un tel -déshonneur. Elle murmura tristement: - ---Mais enfin, maître, que s’est-il passé? Expliquez-moi comment cet -homme honnête, bon et droit, dont la vie jusqu’alors obéissait aux plus -sévères principes, a pu, en quelques mois, devenir cet escroc sans -scrupule, tromper, dépouiller ses clients, moi-même, et garder devant -tous cet air tranquille qui ne laissait rien deviner? - -Me Minne considéra sa cliente avec une pitié un peu railleuse: - ---Il n’y a qu’une chose, dit-il, vraiment inexplicable, fabuleuse, c’est -que vous, votre frère et tant d’autres, vous ignoriez si absolument le -passé de M. Hecquin, quand un jour m’a suffi pour le connaître. - -Et l’avocat raconta une longue histoire. Elle commençait d’une façon -toute simple. Fils d’un huissier de Nancy, M. Hecquin offrit dans sa -jeunesse l’exemple de toutes les vertus. Rangé, économe, travailleur, il -fit à Paris de sérieuses études de droit et entra comme représentant -dans une grande maison d’assurances. Au cours d’une tournée d’inspection -en province, il sut plaire à la fille unique d’un gros commerçant de -Lille et l’épousa. La dot de sa femme, l’héritage de ses parents, qui -moururent peu après son mariage, lui constituaient une fortune -suffisante. Il quitta sa maison d’assurances, fonda un journal financier -et se jeta dans la spéculation. Doué d’un esprit rusé, audacieux, mais -borné, il n’avait en aucune façon le génie des affaires. Ses succès -furent toujours éphémères et suivis de revers. Mais il eut l’adresse de -se faire adorer de sa femme dont l’attachement le sauva. Les parents de -cette malheureuse, ne pouvant la décider au divorce, et toujours -désarmés par ses larmes, payèrent inlassablement les dettes de leur -gendre, réparèrent ses fautes, jusqu’au jour où Mme Hecquin mourut de -chagrin, en laissant à sa famille la charge d’élever son fils. - -Ruiné, abandonné de ceux qui l’avaient soutenu jusqu’alors, M. Hecquin -ne perdit pas courage. Par un coup de chance inouï, il réussit à capter -la confiance de la baronne Tershau, veuve du richissime banquier juif. -Il devint son intendant, reçut la direction de toutes ses affaires et, -n’ayant à redouter aucun contrôle, puisa sans scrupule dans cette -immense fortune pour satisfaire sa passion du jeu. Après dix ans -d’aveuglement, la baronne, avertie par des délations de plus en plus -nombreuses, de plus en plus précises, s’aperçut enfin que son précieux -intendant lui avait volé plus d’un million. Désarmée par les -supplications du misérable, elle n’eut pas le courage de le livrer à la -justice et se contenta de le renvoyer. Le fils de M. Hecquin, qui venait -de se marier, connut les causes de cette rupture. C’est alors qu’indigné -de l’improbité de son père et redoutant une catastrophe plus -irréparable, il voulut lui faire donner un conseil judiciaire. De là -datait l’inimitié des deux hommes. M. Hecquin se défendit avec une telle -adresse qu’il parvint à faire débouter son fils de sa demande et -conserva toute sa liberté d’action. Peu après, il retrouva de nouvelles -dupes. Il put fonder sa maison de banque, connut des périodes de succès -éclatants, suivies de revers non moins complets. Trois ans auparavant, -il traversait une terrible crise et, dans tous les milieux financiers, -on le considérait comme un homme perdu, lorsqu’on apprit avec stupeur -qu’il allait épouser une jeune fille appartenant à une famille -parfaitement honorable, pourvue d’une fortune solide. Cette nouvelle -remonta son crédit. Il reparut à la Bourse, mais ce ne fut qu’un an -après son mariage qu’il se remit à tenter de grosses spéculations. - ---Naturellement, s’écria Laurence, en interrompant Me Minne, cette -rentrée en scène coïncide avec le moment où, après la mort de mon père, -il m’arracha une procuration générale qui lui laissait la libre -disposition de ma fortune. - -Elle comprenait enfin pourquoi M. Hecquin l’avait recherchée, sans se -laisser rebuter, ni par la défiance non dissimulée de son père, ni par -son indifférence, ni par le contrat injurieux qu’on lui avait imposé. -Elle s’expliquait aussi l’attitude de cet époux débonnaire, lorsqu’elle -avait refusé et à jamais d’être sa femme. Pour accepter tant d’affronts -et d’humiliations, il fallait que le plus lâche amour ou la plus sombre -cupidité eût étouffé en lui tout orgueil, toute dignité même. Laurence, -qui s’était étonnée parfois de cette patience surhumaine, faute de -pouvoir soupçonner la duplicité de son mari, avait admis l’hypothèse du -fol amour. Cette chimère lui parut tout à coup si fabuleuse, si -burlesque, qu’elle ne put s’empêcher de rire. Me Minne et André se -regardèrent, effarés de la voir accepter si gaîment sa tragique -mésaventure. - ---Allons, déclara-t-elle paisiblement sans remarquer leur surprise, je -ne me croyais pas encore si parfaitement stupide et je me suis laissée -vraiment jouer comme une enfant. Mais tant mieux, tout est bien ainsi. - -La découverte qu’elle venait de faire lui causait en effet une véritable -satisfaction. La conduite de M. Hecquin, ses forfaits prémédités, -justifiaient enfin l’instinctive aversion qu’il lui inspirait et qu’elle -s’était tant de fois reprochée. Le masque bienveillant que ce mystérieux -personnage avait si longtemps porté devant elle venait de tomber, -découvrant la face répulsive de l’hypocrite sans pitié ni remords. Mais -du moins, maintenant, elle pouvait sans lâcheté le renier, séparer sa -cause de la sienne. Quelle que fût à présent la destinée de cet homme, -elle était envers lui libre de toute dette, affranchie de tout scrupule. - -En rentrant chez elle, Laurence trouva une lettre qui portait le timbre -de Paris et dont l’adresse, tracée par une main étrangère, ne lui -rappelait rien. Comme elle l’ouvrait distraitement, elle reconnut avec -stupeur sur les feuillets qui s’en échappèrent l’écriture régulière et -serrée de M. Hecquin. - -La lettre, datée de l’avant-veille, commençait par une formule de -mélodrame: - -«Quand vous recevrez ces lignes, tout sera fini pour moi, je paierai ma -dette à la société ou si, comme je puis encore l’espérer, mon fils, pour -sauver l’honneur de son nom, veut bien m’avancer quelque argent et -favoriser ma fuite, je mangerai seul, à jamais, l’amer pain de l’exil.» - -A cet exorde succédait un long plaidoyer dans lequel M. Hecquin rejetait -pompeusement la responsabilité de ses fautes sur les hommes, sur les -événements, sur la fatalité. Il implorait cependant en quelques phrases -rapides le pardon de sa femme. Puis, cette formalité remplie, tout -aussitôt, redressant la tête, il prenait un ton venimeux, accusateur et -presque triomphant: - -«Si quelque chose pouvait adoucir, écrivait-il, l’amertume de mes -remords à votre endroit, c’est la certitude où je suis que, même si vous -ne m’aviez pas épousé, vous n’auriez pu conserver votre fortune. Votre -prodigalité, votre ignorance absolue de la valeur de l’argent vous -eussent de toutes façons conduite à la ruine où vient de vous entraîner -ma mauvaise chance. Peut-être puis-je espérer que ce désastre aura sur -vous une influence heureuse, corrigera, il en est temps, votre -effrayante légèreté. Vous comprendrez enfin que le but de la vie n’est -point de lire des vers avec des jeunes gens, de fumer des cigarettes ou -d’écrire toute la nuit vos rêveries de jeune névrosée. Cette existence -scandaleuse et déréglée va finir. Vous reconnaîtrez peu à peu la -nécessité de l’économie, le mérite du travail et peut-être, un jour, -penserez-vous sans trop d’amertume au malheureux qui vous aura appris, -durement il est vrai, la sagesse.» - -Laurence, abasourdie, croyait rêver. C’était vraiment le monde renversé. -Le voleur reprochait à sa victime ses dépenses. Le malfaiteur se posait -en pontife, en apôtre de la vertu. Plus elle relisait cette lettre -insolente, plus elle y discernait l’accent de la vengeance. Et soudain, -elle comprit toute la vérité: M. Hecquin la haïssait. - -Ah! sans doute, elle avait été pour lui une dupe naïve et facile à -tromper. Pourtant, contraint par prudence d’accepter le contrat imposé -par le colonel Dacellier, il avait dû attendre plus d’un an, au milieu -des plus vives angoisses, la fortune convoitée. Pour capter sa -confiance, il s’était plié au plus patient esclavage, respectant toutes -ses volontés, approuvant servilement tous ses caprices. Il ne pouvait -lui pardonner ces longs retards, ces humiliations. Mais il la détestait -surtout à cause de ses dépenses, à cause de cet argent si précieux -qu’elle lui reprenait par lambeaux et employait à ses plaisirs. Que de -fois, à la veille d’une échéance difficile, n’avait-il pas dû la maudire -lorsque, lui montrant son tiroir vide, elle réclamait pour le lendemain -une somme importante, s’étonnant qu’il la lui fît toujours attendre. Et -la jeune femme se rappelait avec un frisson d’épouvante certains regards -que parfois il attachait sur elle quand il lui remettait enfin une -liasse de billets de banque, regards mornes, presque vitreux, qui -s’efforçaient de ne rien exprimer, où couvaient cependant, elle s’en -rendait compte à présent, une inexorable rancune et, peut-être, le désir -aveugle du meurtre. Mais comme elle repassait ainsi, en frémissant d’une -terreur rétrospective, sa vie commune avec ce monstre, on annonça Mme -Heller. - - - - -III - - Un homme qui nous est fidèle dans l’adversité est plus doux à - voir que, sur la mer, la sérénité du ciel aux marins. - - EURIPIDE. - - -Les natures basses et vulgaires ne savent pas supporter le malheur avec -simplicité. Instinctivement, la visiteuse avait adopté l’attitude d’une -mauvaise actrice, jouant le dernier acte d’une tragédie. Elle s’avançait -d’un pas chancelant, en s’appuyant à tous les meubles. Sa main gauche -était posée pathétiquement sur son cœur. Sa main droite brandissait un -journal déployé qu’elle tendit à Laurence. Celle-ci y lut d’un regard le -court entrefilet qui annonçait la banqueroute frauduleuse et la fuite de -son mari. Sa première pensée fut pour Cyril. Elle le plaignait et -tremblait qu’il ne lui en voulût de son silence involontaire, maintenant -qu’il savait tout, et non par elle. Mme Heller n’eut point pitié de sa -consternation. - ---Gardez ce journal, malheureuse, s’écria-t-elle avec éclat en -s’effondrant dans un fauteuil, gardez-le et souvenez-vous que j’y ai -trouvé mon arrêt de mort. Ah! Dieu! Je l’ai ouvert tout à l’heure dans -le métro, sans défiance. Quel coup de massue! J’ai failli tomber -foudroyée. Faites-moi apporter un grog, si les caves de votre époux ne -sont pas vides comme sa caisse. Plus vite! - -Elle n’eût pas donné un ordre à un chien sur un ton plus impérieux, plus -offensant. Pourtant, Laurence obéit sans mot dire et sonna sa femme de -chambre. Elle ne comprenait pas bien pourquoi Mme Heller la traitait si -durement, mais elle sentait que cette femme était devenue sa mortelle -ennemie et, abattue par ce nouveau chagrin, elle acceptait l’injure, -l’affront comme le seul pain qui lui fût désormais accordé. Lætitia, -cependant, continuant sa comédie, soupirait à fendre l’âme, feignait de -se trouver mal. Puis, ayant dégusté d’un air mourant le grog qu’elle -avait demandé, elle reprit des forces. Son regard éteint redevint dur et -menaçant. - ---Et maintenant, ma petite, dit-elle en se rapprochant de Laurence comme -pour épier de plus près sa physionomie, vous allez me dire où est votre -honorable époux. - ---Je l’ignore, madame, répondit Laurence avec calme, bien que son cœur -battît à l’étouffer. Voilà tout ce que je sais de lui. - -Elle tendit à son interlocutrice la lettre qu’elle venait de recevoir. -Mme Heller s’en saisit avidement et la lut, d’abord avec un air de -surprise, puis avec un méchant sourire. - ---Cette lettre a été concertée entre votre mari et vous, dit-elle d’un -ton sentencieux, c’est trop clair! Elle vous permet de vous poser en -victime et vous sert de sauvegarde. Mais je ne me laisserai pas prendre -à ce grossier subterfuge. Comment croire que M. Hecquin ait pu vous -tromper, vous rouler, comme il s’en vante? Comment admettre que vous -n’ayez rien deviné, au moins durant les derniers jours? Acculé à un tel -désastre, il devait, dans l’intimité, trahir ses préoccupations. Un mari -ne peut rien cacher à sa femme, surtout quand il est vieux et qu’elle -est jeune. - ---Vraiment, je n’ai rien remarqué, rien compris, affirma doucement -Laurence. Ses affaires ne m’intéressaient pas, et lui moins encore. Mon -mari, dites-vous. Oh! il l’était si peu! - -Et elle dévoila naïvement à sa visiteuse tout le mystère de sa vie -conjugale. Mme Heller, dès les premiers mots, l’interrompit: - ---Non, vraiment, dit-elle, non, mon cher petit! - -Elle continuait d’employer par habitude les termes caressants dont elle -se servait d’ordinaire mais qui, prononcés sur un ton de raillerie -féroce, avaient la dureté d’un soufflet: - ---Non, je vous en prie! Quand vous écrirez un roman, vous pourrez -présenter à vos lecteurs un ménage vivant en frère et sœur. Vous aurez -du succès parmi les jeunes filles. Mais n’essayez pas de me faire avaler -à moi une pareille fable. Oh! grand Dieu! je connais l’homme, je sais ce -qu’est la vie, je sais ce qu’est l’amour, je sais ce qu’est le mariage! - -Il n’y avait rien à dire à cette femme, si convaincue de son -infaillibilité. Laurence, d’ailleurs, comprenait à quel point son -indifférence absolue pour son mari et toute l’histoire de leur vie -commune, si profondément séparée, devaient paraître incroyables. -Pourtant, il fallait bien s’en tenir à la vérité, affirmer que jamais -elle n’avait posé une question à M. Hecquin sur ses affaires, qu’il -s’était enfui de chez elle avant qu’elle eût rien soupçonné. Mme Heller -en l’écoutant frémissait de rage. Elle lui fit subir un long et cruel -interrogatoire, la pressant de questions, lui tendant mille pièges pour -la forcer à se contredire. Enfin, ne pouvant obtenir d’elle l’aveu -qu’elle sollicitait, elle se leva avec fracas, renversant son siège. Sa -colère, longtemps contenue, éclata, terrible. - ---Savez-vous combien je perds? vociférait-elle. Quatre cent mille -francs, le prix de mon hôtel! M. Hecquin me donnait d’excellents -conseils et, peu à peu, tous mes capitaux ont passé dans ses mains. Le -mois dernier encore, je lui ai remis cinquante mille francs. Vous -connaissiez alors certainement l’état de ses affaires, mais vous ne -m’avez pas avertie, et pour cause. On sait ce qui se passe en des cas -pareils. La femme, étant prévenue la première, passe la première à la -caisse. Elle pleure, crie, menace. Le mari, pour qu’elle ne le dénonce -pas, donne tout l’argent dont il peut disposer; chaque jour elle lui -arrache un nouveau remboursement, aux dépens même de ses meilleurs amis. -Allons, avouez que j’ai deviné juste. Avouez donc! Oh! vous me -rembourserez, je saurai bien vous y contraindre! - -Laurence écoutait sans colère cette furie. Détournant les yeux de ce -visage crispé dans la grimace de la haine, elle évoquait la brillante -figure qui avait captivé sa jeunesse. Par respect pour son ancien amour, -elle négligeait de se défendre. Surprise de pouvoir conserver tant de -calme sous de telles insultes, elle s’y crut insensible. Ce fut -seulement quand Mme Heller l’eut quittée qu’elle sentit sa blessure. La -trahison de M. Hecquin, quoique plus criminelle, lui avait fait moins de -mal, ayant changé sa vie sans atteindre son cœur. Mais bien qu’elle fût -fort détachée de sa chère Lætitia, Laurence conservait à son égard une -secrète faiblesse et s’en croyait aimée. La conduite de cette ancienne -amie la laissait inconsolable. Elle se retira dans sa chambre et, bien -qu’il fût à peine six heures, s’apprêta à se mettre au lit. Elle se -sentait horriblement délaissée et comme condamnée à l’opprobre, au -mépris du monde entier. Nulle amitié, sans doute, si forte qu’elle -parût, n’était à l’épreuve d’une perte d’argent. Ce malheur avilissait, -affolait toutes les âmes, les entraînait à commettre les pires lâchetés. -Le vrai coupable absent, il fallait que ses créanciers trouvassent une -victime qui pût répondre pour lui, souffrir pour lui, être humiliée -jusqu’à la mort. C’était là maintenant le rôle de Laurence. Affaiblie -par les déceptions de la journée, elle n’osait plus espérer trouver -grâce devant personne. Après M. Hecquin, après Mme Heller, d’autres -amis, les meilleurs peut-être, la trahiraient. Elle évitait de prononcer -le nom qui lui sonnait dans le cœur avec la persistance d’un glas. Mais, -comme elle s’efforçait de l’oublier, sa femme de chambre vint lui dire -que Cyril insistait pour qu’elle voulût bien le recevoir. - -Cette nouvelle fut pour Laurence le coup de grâce. Elle ne trouva plus -dans son âme une parcelle de courage pour supporter encore les tortures -d’une entrevue avec Cyril. Cédant à un mouvement de lâcheté panique, -elle chercha tout d’abord un prétexte qui lui permît de remettre au -lendemain toute explication. Mais puisque tôt ou tard il lui faudrait -subir cette douleur inévitable, nul repos ne lui serait accordé tant -qu’elle ne l’aurait pas soufferte. Mieux valait en finir au plus vite, -perdre dans un même jour tous ses amis. Elle reprit les vêtements -qu’elle avait quittés, et s’efforça de rattacher ses cheveux dénoués. -Elle dut cinq ou six fois recommencer sa coiffure. A tout instant, le -cœur lui manquait en songeant à celui qui l’attendait. Elle savait bien -qu’il lui épargnerait les insultes directes dont Mme Heller l’avait -accablée. Mais déjà il l’avait jugée et probablement condamnée. Il -venait pour savoir si elle était vraiment ruinée, ce qu’on pouvait -attendre d’elle. Il lui parlerait poliment, mais avec une défiance -prudente. Il l’étudierait d’un regard chargé de soupçons. A cette -pensée, elle se sentait saisie d’une douleur sans nom. Enfin, elle eut -raison de sa faiblesse et rien ne trahissait son angoisse et sa peur -lorsqu’elle entra au salon avec une expression de dignité calme et de -sévérité glaciale. Sachant pourtant combien sa fermeté restait précaire, -elle regarda seulement Cyril à l’épaule, évitant son visage. Mais tout -de suite il courut à sa rencontre et lui saisit les mains: - ---Oh! Laurence! ma pauvre Laurence, s’écria-t-il d’une voix qui -tremblait d’émotion. - -Et, se penchant sur elle, il l’embrassa. - -Laurence ne s’était préparée qu’aux plus durs affronts. La douceur de -cet accueil, succédant à la certitude d’un universel abandon, lui enleva -tout son courage. Elle plia sous cette joie inattendue. Ses larmes -débordèrent: elle s’abattit sur son divan, la tête dans ses mains. -Cyril, penché sur elle, lui parlait avec un accent d’ineffable pitié. Le -sens de ses paroles lui échappait, mais sa voix lui coulait sur le cœur -comme une eau divinement fraîche. Bientôt, elle cessa de pleurer, saisie -par le désir de revoir son visage. Lorsqu’elle l’eût contemplé un -moment, elle se calma, demeura immobile, oubliant sa peine dans un muet -enchantement, car nulle expression de colère, de rancune ou de défiance -n’assombrissait cette physionomie altérée, mais toujours noble et -tendre. Le regard que le jeune homme attachait sur elle était bien celui -d’un ami. - ---Oh! Cyril, gémit-elle, ce n’est pas ma faute. Je ne savais pas... Je -n’ai rien soupçonné... jamais... jamais. Avant-hier, lorsque mon mari -m’a quittée, j’ignorais tout encore, cela, je vous le jure. - -Il l’interrompit avec une sorte de colère. - ---Allons, vous êtes folle! Ai-je besoin de ce serment? Naturellement, -les affaires de M. Hecquin vous étaient aussi étrangères que -l’astronomie. Vous viviez près de lui, mais à cent lieues de lui. Jamais -ménage ne fut plus séparé que le vôtre. Je comprends ce qui s’est passé -et je n’ai que faire de vos explications. - ---Ne me trompez pas, dit Laurence amèrement. Si vous devez me condamner -un jour, que ce soit tout de suite. Je dois vous l’avouer: d’autres -m’ont accusée et m’accuseront encore des pires infamies. Déjà, je passe -pour avoir été la complice de mon mari. Oh! j’ai été durement jugée par -une femme qui était cependant ma plus ancienne amie! - ---Mais entre nous, Laurence, il n’y a pas de trahison ni de malentendu -possible, reprit Cyril. Je vous connais comme je connais mon âme, et -cela dès le premier jour où je vous ai vue. Au contraire, cet homme... -mon cousin... est toujours resté pour moi impénétrable, indéchiffrable. -Qu’était-il? Même à présent, je ne le comprends pas. - -Comme Laurence, dans les premiers moments, Cyril n’osait pas juger M. -Hecquin. Il croyait lui devoir quelque reconnaissance. En effet, sur un -capital de vingt mille francs, somme dérisoire pour un spéculateur de -cette envergure, le banquier versait depuis des années, à son jeune -cousin, des intérêts prodigieux. Grâce à lui, le jeune homme, affranchi -de tout souci pécuniaire, avait pu suivre librement sa vocation -littéraire. Il pensait que cet homme, égaré jusqu’au crime par la -passion du jeu, l’avait aimé pourtant et lui voulait du bien. Laurence -ne pouvait partager ses illusions. Elle comprenait aisément l’intérêt -qui poussait son mari à s’acquérir la reconnaissance des de Clet. Dans -l’odieuse comédie qu’il jouait, il leur réservait à leur insu un rôle de -premier plan. Leur nom respecté, leur honorabilité connue lui servaient -de sauvegarde. Lorsqu’il cherchait à attirer dans ses filets quelque -nouvelle dupe, il se targuait à propos d’une parenté flatteuse. Et ceux -qu’inquiétaient ses discours obscurs accordaient leur confiance au -cousin de la comtesse de Clet. Laurence expliqua longuement à Cyril le -caractère de M. Hecquin. Elle lui dévoila son passé, lui raconta sa vie, -ses forfaits. Le jeune homme écoutait, stupéfait. Elle dut, pour le -convaincre, lui montrer l’impudente lettre qu’elle avait reçue du -misérable. Il put à peine en achever la lecture. La perfidie que -révélait chaque ligne du texte lui arrachait des exclamations d’horreur. -Il jeta enfin sur la table les papiers que sa main convulsive avait -failli mille fois mettre en pièces. - ---Oh! Laurence! je rêve, n’est-ce pas, s’écria-t-il, il n’a pas pu vous -haïr à ce point! Sa conduite envers vous dépasse toute imagination. De -grâce, oubliez cela tout de suite, c’est trop horrible! - -Pressant les mains de la jeune femme, il la regardait d’un air suppliant -et semblait presque lui demander pardon de tout le mal qu’un autre lui -avait fait sans qu’il pût l’empêcher. Elle sourit doucement: - ---Je n’y pense déjà plus, dit-elle. Une telle trahison eût été terrible -pour moi si j’avais aimé cet homme. Autrement, peu importe. Les douleurs -de l’amour trompé sont les seules qui me paraissent redoutables. - ---Il y en a d’autres pourtant, murmura Cyril, vous ne savez pas encore -ce qu’est la ruine, vous ne connaissez pas les maux quotidiens, si -mesquins et pourtant si cruels qu’elle nous contraint de subir. Cette -ignorance est le seul bien qui vous reste, mais non point pour -longtemps. - -Il semblait infiniment triste, et Laurence ne pouvait détacher les yeux -de ce visage, où, dans le crépuscule qui tombait, la douleur croissait -lentement comme une lumière spirituelle, plus vive, plus belle que celle -du jour. - ---Cyril, souffrez-vous beaucoup? demanda-t-elle avec un respect timide. -Tout cela pour vous est-il irréparable? - -Il était trop simple, trop candide pour songer à dissimuler ses -tourments: - ---Voyez-vous, dit-il, on voudrait pouvoir mépriser une perte d’argent, -pour moi c’est un profond malheur et qui va changer toute ma vie. Il ne -nous reste qu’une maison à Dijon et une ferme en Bourgogne, à peu près -sans valeur. Si j’étais seul, j’accepterais sans révolte la gêne, la -misère même, mais la pensée de maman me déchire. Toujours, lorsque -j’étais enfant, je l’ai vue, harcelée de soucis d’argent, travailler, -lutter pour moi, sans aucun repos. J’aurais voulu qu’après une telle -jeunesse elle eût du moins une vieillesse heureuse! Oh! je m’arrangerai -pour qu’elle n’ait à souffrir de rien. Par exemple, il faudra me -consacrer corps et âme au journalisme, ou peut-être chercher en dehors -des lettres une situation lucrative. - ---Cyril, vous n’y pensez pas! - -Laurence s’était levée toute droite dans son émotion et, retombant -aussitôt à sa place, elle s’écria désespérément: - ---Ce n’est pas possible, Cyril, ce serait un crime! Vous ne pouvez pas -briser ainsi votre carrière, vous détourner de votre voie, employer à de -basses besognes les dons qui sont en vous. Vous n’avez pas le droit, -Dieu vous ayant créé poète, de devenir un marchand ou un fonctionnaire! - -Il sourit avec mélancolie. - ---Je ne le ferai, croyez-le, qu’à la dernière extrémité; mais -voyez-vous, Laurence, il y a des obligations ici-bas auxquelles on ne -peut pas se dérober et qu’il faut peut-être bénir malgré tout. - -Son visage exprimait une sorte de ferveur. Ce que cet être, si jeune -encore et si ardent, aimait sans le savoir, peut-être, plus que tout au -monde, ce n’était point la mystérieuse amie dont il était cependant -toujours occupé, ni son œuvre, ni ses livres pourtant chers, c’était -seulement le devoir, si repoussant qu’il fût. C’est pourquoi sa vie -était déjà une vie sacrifiée. C’est pourquoi ceux qui l’aimaient -devaient abandonner toute espérance de le voir heureux. Laurence comprit -nettement toutes ces choses et des larmes ruisselèrent sur ses joues. -Cyril abaissa tout à coup son regard sur elle. Il eut une exclamation -étouffée lorsqu’il la vit pleurer et il prit sa main dans la sienne. -Alors elle sanglota plus fort. - ---Je ne puis supporter cela..., gémit-elle, je ne puis supporter de vous -voir souffrir et briser votre vie, Cyril..., je vous... - -Elle s’arrêta. Le mot qui lui venait aux lèvres, c’était: «Je vous -adore!» Elle en savoura, étonnée, la douceur; mais elle ne le prononça -pas et son timide cœur, étonné d’avoir si brutalement, si vite, avoué -son secret, se referma jalousement sur ce cri passionné. Laurence -l’oublia tout de suite et n’écouta plus que Cyril qui lui parlait, -penché sur elle, s’efforçant de la calmer. - ---Est-ce que vous allez pleurer ainsi sur moi longtemps? disait-il sur -un ton de raillerie légère qui restait tendre. C’est fort touchant, ma -pauvre amie, mais absolument insensé, et vous ne pouvez vous faire -aucune idée de ma confusion. - -Il tenait toujours sa main dans la sienne. Peu à peu, elle cessa de -pleurer. La tête renversée sur le dossier de son fauteuil, les paupières -closes, elle demeurait immobile, ne pensant plus à rien. Elle se sentait -faible et calme comme après une crise de nerfs ou un long -évanouissement. Mais, lorsque Cyril l’eut quittée et qu’elle retourna -dans sa chambre, ce fut avec l’impression étrange qu’en quelques heures -le monde, la vie avaient entièrement changé pour elle. Et, comme -cherchant à s’expliquer ce mystère, elle y rêvait, assise sur le bras -d’un fauteuil, en nattant distraitement ses cheveux dénoués, elle -entendit de nouveau retentir dans son âme les mots d’adoration fervente -qu’elle avait failli formuler en présence de Cyril. Tout d’abord, ils -lui parurent absurdes et fous; elle voulut en sourire, mais ses larmes -recommencèrent à couler. Son visage, ses bras, tout son corps -s’empourprèrent et devinrent brûlants comme à la chaleur trop proche -d’une fournaise. Elle fit quelques pas en chancelant à travers la -chambre. Et tout à coup, avec la violence d’un flot de sang jaillissant -d’une artère rompue, un nom s’échappa de son cœur, un nom seulement -qu’elle répéta plusieurs fois tout haut: «Cyril!» - -Alors elle comprit enfin la place que cet ami si cher occupait dans sa -vie. O lumière subite, ô découverte étonnante, elle l’aimait, non point -d’un amour jeune et fraîchement éclos, mais, au contraire, très ancien -déjà. Elle l’aimait peut-être depuis cet instant où, après la mort de -son père, il s’était penché avec une émotion si vive sur son âme brisée. -Elle s’expliquait enfin pourquoi, après une telle douleur, elle s’était -relevée et lentement rattachée à l’existence. C’est lui qui l’avait -arrachée aux affres du regret et de la solitude. C’est parce qu’il se -tenait auprès d’elle qu’elle avait de nouveau trouvé belle et charmante -la terre déserte. C’est à cause de lui qu’elle avait pu rire encore, -être jeune, aimer ce qu’il aimait. Depuis quelques années, elle ne -vivait que pour lui. - -Elle revint s’étendre sur son lit, ferma les yeux, demeura sans -mouvement, retenant sa respiration, la main appuyée sur son cœur qui -semblait vivre seul dans son corps immobile. Et ce cœur taciturne ayant -dit son secret, maintenant déchaîné, sans pudeur, sans effroi, chantait -son chant triomphal. Cette nuit-là, Laurence ne dormit pas, tant sa joie -était vive. Car maintenant s’apaisait en elle la soif dévorante qui -consume un être noble, tant qu’il n’a pu donner son âme. Maintenant elle -avait trouvé ce grand amour auquel, à travers toute trahison et toute -déception, elle n’avait jamais cessé de croire, cet amour souverain, -plein d’honneur, sans tache, beau comme la lumière, durable comme la -vérité. Ah! qu’importait qu’il fût triste et sans espérance. Les -tourments certains qu’il lui apportait n’épouvantaient pas son courage. -Aux pieds de ce maître admirable, elle n’avait plus qu’à se tenir, -docile, offerte et prête à tout souffrir. Il la guiderait certainement -vers quelque clarté divine. - - - - -IV - - --Qu’est cette chose que l’on dit des hommes, aimer? - - --La chose la plus douce, ô ma fille, et la même chose à la fois - pleine de peines. - - EURIPIDE. - - -Si cruel qu’il soit de sa nature, l’amour, lorsqu’il commence à régner -dans une âme, a toujours quelque douceur. Il fut tout d’abord pour -Laurence un asile et un bouclier. Sans le secours inattendu qu’il lui -prêta, peut-être n’eût-elle jamais pu supporter le déprimant et -quotidien supplice auquel elle fut soumise. En effet, M. Hecquin -maintenant était à l’abri des poursuites, les journaux déjà s’occupaient -d’autres scandales. Mais les créanciers ne se résignaient pas à ce -silence, à cet oubli. Ils éprouvaient un besoin affolé d’agir, -d’apprendre chaque jour une nouvelle quelconque, de se dépenser en -démarches afin de se dissimuler leur impuissance. Las d’errer vainement -autour des bureaux de M. Hecquin, ils accouraient bientôt à son -domicile, et, reportant sur sa femme leur haine impuissante, ils -s’efforçaient de l’effrayer, de l’intimider, mêlant à leurs réclamations -l’injure et la menace. De son côté, Mlle Drevain, bien qu’elle fût de -toutes les victimes du banquier la moins atteinte et conservât un -important immeuble à Paris, rejetait âprement sur Laurence la -responsabilité de sa ruine partielle et ne cessait de la lui reprocher -aigrement. Mme Heller, désespérant de retrouver ses capitaux, se vendit -encore une fois et partit pour Venise avec un Américain, tout croulant -de vieillesse, que ses charmes déclinants fascinaient encore. Sa rancune -persistait cependant et chaque semaine arrivaient, rue de Vaugirard, des -lettres anonymes où se reconnaissait clairement sinon l’écriture, du -moins le style de la belle Lætitia. - -Soutenue par le souvenir de Cyril, Laurence supportait les affronts les -plus amers avec une impassible dignité et parvenait presque à n’en point -souffrir. - -Une nouvelle épreuve ne tarda pas à la frapper. Ursule, déjà gravement -malade d’une phlébite au moment où elle apprit la ruine de sa jeune -cousine, fut emportée quelques jours plus tard par une embolie. Laurence -pleura très sincèrement celle qui lui avait servi de mère et dont -l’affection si tendre avait seule embelli, réchauffé sa jeunesse. Mais -l’amour est un maître despotique et, dans le cœur où il descend, il -étouffe toute autre tendresse. Le chagrin de Laurence, quoique grand, ne -la détacha pas de la vie, pour elle désormais si pleine et magnifique. -Elle connaissait assez Cyril pour savoir que plus elle serait -abandonnée, pauvre d’amis, pauvre d’argent, plus elle lui serait chère, -et cette certitude l’entraînait à accepter comme un bien l’infortune et -la peine. Bien qu’il fût à la recherche d’une situation, il continuait à -venir la voir chaque soir, lui rendant par sa présence force et courage. -Lorsqu’il n’était pas libre, sa mère le remplaçait. Malgré les épreuves -passées, Mme de Clet conservait une jeunesse de caractère qui touchait à -l’enfantillage, et sa ruine nouvelle l’affectait peu. Depuis la fuite de -M. Hecquin, elle faisait venir son beurre et ses œufs de Bretagne, et -l’économie qu’elle réalisait ainsi lui semblait devoir rétablir -l’équilibre de son budget. Elle s’inquiétait peu du présent, persuadée -qu’un avenir magnifique attendait Cyril. Douée du cœur le plus généreux, -elle s’affligeait d’ordinaire du malheur des autres plus que de ses -propres soucis et s’apitoyait fort sur le sort de Laurence. - -Au reste, les de Clet n’étaient point seuls à l’aimer, à la plaindre. -Ses rares amis lui demeuraient fidèles. Edith Albertaud et Gaston Noret, -la voyant toujours prostrée sur son divan, oisive, perdue dans -l’égarement de l’amour, la crurent anéantie par son malheur, -s’efforcèrent de lui épargner les courses, les démarches auxquelles sa -situation l’obligeait. Ils lui trouvèrent des acquéreurs pour les -meubles dont elle fut obligée de se défaire. Ils firent résilier le bail -de la rue Vaneau et lui cherchèrent une demeure. - -Laurence, avant tout, désirait rester dans le voisinage immédiat de -Cyril, afin qu’il pût venir la voir aussi souvent qu’autrefois. Un -appartement qu’Edith avait découvert, rue Vavin, lui plaisait -particulièrement, mais il coûtait dix-huit cents francs, prix excessif -pour la jeune femme. Sa maison de Sedan venait d’être louée trois mille -francs. Elle n’avait retrouvé dans son coffre, au Crédit universel, que -quelques titres nominatifs représentant à peu près mille francs de -rentes, et elle s’effrayait de devoir consacrer la moitié de son revenu -à son loyer. Le colonel Arêle la tira d’embarras, et, comme elle lui -exposait ses perplexités: - ---Si cet appartement vous convient, n’hésitez pas à l’arrêter, lui -dit-il, car il est entendu entre ma femme et moi que c’est nous -désormais qui paierons votre loyer. - -Laurence voulut refuser. Les Arêle ne possédaient qu’une fortune -modeste, le colonel venait d’être mis à la retraite et elle craignait -que cette générosité ne les gênât. Son vieil ami parut peiné de ses -scrupules. Il invoqua le nom de son père. Elle dut céder à sa tendre -insistance et arrêter l’appartement de la rue Vavin. - -Elle s’accoutuma sans effort à la médiocrité de sa situation. Sa -nouvelle demeure, quoique petite, était commode et claire. Elle -possédait plus de tapis et de tentures qu’il n’en fallait pour organiser -un intérieur harmonieux, capable de plaire à Cyril. La concierge de la -maison s’occupa de son ménage et suffit à assurer son facile service. -Matée par la nécessité, elle sut vite équilibrer son budget, mais il lui -fallut renoncer à faire imprimer son livre pour lequel Cyril lui chercha -vainement un éditeur. Elle continua de travailler, avec l’espoir que son -effort, bien qu’ignoré, ne serait pas à jamais inutile. Et, ayant -reconnu que le thé et les cigarettes n’étaient point choses très -coûteuses, elle trouvait la pauvreté bénigne, acceptable en somme. - -Le temps passa, opérant son œuvre apaisante. Elle obtint assez vite la -séparation de corps et de biens et reprit son nom de jeune fille. De M. -Hecquin, jamais plus elle n’entendit parler. Cette figure sinistre -s’effaça de sa vie sans même y laisser un souvenir douloureux: elle -l’eut bientôt entièrement oubliée. Les victimes de son mari renoncèrent -à la poursuivre de leurs vaines réclamations. Mais au moment même où -cessait l’orage qui venait de saccager son existence, l’amour qui -l’avait consolée dans toutes ses peines arracha le masque charmant qu’il -avait pris pour l’asservir, découvrit son cruel visage et, prudent -bourreau, commença d’essayer sur elle ses premiers supplices. Comme elle -s’applaudissait d’avoir reconstruit sa vie de façon à ce que le seul -être qui lui fût nécessaire ne lui manquât jamais, le sort se plut à -tourner en dérision ses plans si sages. Le bail des de Clet rue -Notre-Dame-des-Champs prit fin et le propriétaire leur donna congé, car -il voulait réparer entièrement sa maison et l’habiter lui-même. Cyril -chercha vainement dans Paris un appartement d’un prix modeste, mais -assez vaste pourtant pour qu’il pût y faire entrer les beaux meubles -anciens dont Mme de Clet, malgré ses revers de fortune, n’avait jamais -voulu se séparer. Après quelques hésitations, il décida de se fixer en -banlieue et arrêta une maison à Bourg-la-Reine. Ce simple nom, lorsqu’il -le prononçait devant Laurence, prenait pour elle les sonorités -lointaines de Tokio ou de Calcutta; elle n’eût point souffert davantage -si son ami eût été sur le point de partir au fond de l’Asie ou pour la -lune. Parfois, pourtant, sans le savoir, Cyril lui rendait quelque -courage en affirmant qu’il viendrait tous les jours à Paris, qu’il la -verrait souvent. Mais aux heures mêmes où elle ne redoutait aucun -malheur précis, Laurence ne pouvait cesser de trembler, ayant acquis la -certitude que son amour n’aurait jamais de fin. En effet, ce qui cause -le plus souvent la mort d’une belle passion, c’est tantôt l’insuffisance -du cœur qui la ressent, tantôt l’infériorité de celui qui l’inspire. -Laurence, connaissant son ardeur, sa constance, se savait capable de -nourrir pendant toute une vie la même flamme, et Cyril ne devait jamais -lui apporter aucune déception. Elle n’aimait point en lui une vaine -illusion, un fantôme créé par son imagination ou l’ombre de l’amour. Cet -être parfait et charmant, semblable à elle et pourtant plus grand -qu’elle, incarnait les rêves les plus ambitieux de sa jeunesse. Rien ne -pourrait le détacher de lui, pas même la douleur, car elle l’avait aimé, -sachant qu’il ne l’aimait pas. - -Aux tourments que lui causaient l’indifférence de son ami, et la crainte -de le perdre, s’ajouta bientôt un mal plus cruel. Elle ne put se -défendre d’une impuissante jalousie que Cyril, inconsciemment, ranimait -sans cesse. Il lui lisait, en effet, fidèlement tout ce qu’il écrivait. -Partout, dans ses poèmes, passait le même visage de femme, retentissait -le même cri de désir véhément, inapaisable. Laurence écoutait, toute -pâle, ce chant ardent qui ne s’adressait pas à elle. Cette torture si -fine, si aiguë, peu à peu l’enivrait. Avide de souffrir, elle demandait -à son ami de lui laisser quelques jours les vers qui la déchiraient. -Elle passait la nuit à les relire, à savourer ce lent poison. Toutefois, -elle savait que Cyril n’avait trouvé dans cet amour que des déceptions -sans nombre, car bien souvent il se plaignait, à elle, amèrement de la -femme. - ---C’est vraiment l’image vivante du mal et de la perfidie, disait-il. -Elle est heureuse de mentir, heureuse de tromper. Un amour permis ne lui -suffirait pas. Il lui faut l’adultère et c’est l’adultère qu’elle aime -en son amant, non point lui. Et puis, comme elle est peu sensible et -bien équilibrée au fond! Entre deux visites, elle court à un -rendez-vous. Elle est tendre, ardente, abandonnée. Dès qu’elle a remis -sa voilette, ce n’est plus la même femme: elle repousse le dernier -baiser qui dérangerait sa coiffure. Cette minute déchirante de la -séparation ne lui arrache pas même un soupir. - -Laurence qui toujours souffrait atrocement au moment où Cyril se levait -pour partir, qui, toutes les fois qu’il la quittait, fût-elle certaine -de le revoir le lendemain, croyait le perdre pour toujours, Laurence -s’étonnait en regardant le visage de son ami. Elle se scandalisait -qu’une femme pût être assez froide pour se lasser de le contempler, de -l’adorer dans une ivresse sans fin, et la pensée que Cyril n’était point -heureux accroissait sa détresse. - ---Savez-vous, lui dit un jour Juliane, qui j’ai rencontré l’autre jour -au vernissage du Salon d’automne? Une personne que je désirais voir -depuis longtemps, Aurélia Loriel. - -Laurence connaissait ce nom. Mariée à un savant obscur qui l’aimait -aveuglément et lui laissait toute liberté, Aurélia Loriel était célèbre -à la fois par sa beauté et son talent de peintre. Elle immortalisait sa -grâce en des portraits charmants, où sa silhouette, adorablement mince, -se détachait sur un fond tourmenté de paysages chaotiques. Son visage, -toujours à demi détourné ou voilé par le pli d’une écharpe flottante, -parfois masqué par un loup de velours, n’était jamais entièrement -visible. Il semblait qu’elle fût trop orgueilleuse, trop jalouse de sa -beauté, pour en révéler aux profanes l’entière splendeur. Sa -personnalité, cependant, n’intéressait que médiocrement Laurence, et -Juliane fut surprise de ne pas lui voir manifester la moindre curiosité. -Elle ajouta négligemment: - ---Cyril n’a point mal choisi! - -Comme Laurence l’interrogeait du regard, la jeune femme qui, ayant -deviné sa passion, jugeait nécessaire de lui enlever toute illusion, -reprit sans méchanceté: - ---Vraiment, vous l’ignoriez?... Aurélia Loriel est la maîtresse de -Cyril. Tout Paris le sait. Leur liaison dure depuis plus de quatre ans, -non sans orages. Il paraît que cette femme est volage. On prétend -qu’elle a déjà trompé souvent Cyril, mais elle lui revient toujours. Il -accepte tout. Il est éperdument épris et je le comprends, elle est si -belle! - -Pourquoi cette révélation venait-elle si tard? Parce qu’un an -auparavant, Laurence n’en eût pas souffert et que la vie est trop -cruelle pour frapper au hasard. Elle dose et ménage savamment la -douleur, afin de lui donner toute l’acuité possible. Dès lors, le nom -d’Aurélia Loriel retentit jour et nuit dans le cœur de Laurence, sonnant -le glas funèbre de son amour. - -Un soir, Gaston Noret vint la chercher. Il avait reçu deux invitations -pour une première représentation des ballets russes et pensait lui être -agréable en lui offrant la place dont il disposait. Laurence s’habilla -en toute hâte. Sa réclusion lui pesait parfois et elle accueillait avec -joie cette distraction inattendue. Tout de suite, en effet, le charme -violent d’une musique à la fois nostalgique et barbare l’étourdit, la -plongea dans une bienheureuse ivresse. Son âme difficile fut entièrement -comblée par ce spectacle parfait, par le tumulte si divinement ordonné -de ces danses, folles et délicieuses, à la fois si brutales et si -spirituelles. - ---Mon Dieu! murmura-t-elle dès le premier entr’acte, quand le rideau -tomba sur _Schéhérazade_, c’est beau comme un rêve d’opium. - -Gaston Noret, fort peu sensible à la musique, ne partageait pas son -enthousiasme. Il examinait la salle et, reconnaissant çà et là quelques -personnalités, les désignait à sa compagne. Tout à coup, il lui toucha -le bras et murmura: - ---Regardez, là, à gauche, cette personne qui vient d’entrer... une des -plus jolies femmes de Paris, Aurélia Loriel! - -Laurence étouffa un cri de douleur et tourna vivement la tête. Dans une -loge qui touchait à son fauteuil d’orchestre, une femme défaisait -lentement les lourds vêtements et les écharpes qui l’enveloppaient. Elle -tournait le dos à la salle et l’on ne distinguait que sa haute stature -et le casque noir de ses cheveux. Au moment où son manteau tomba d’un -seul côté, son corps, jeune et faible, entraîné par le poids des -fourrures, s’inclina dans un mouvement charmant qui mit en valeur la -ligne divine de son épaule et de son bras gracile. Puis elle se -redressa, svelte et souple, gainée d’un long fourreau de velours noir -au-dessus duquel brillait, d’un éclat incroyable, sa chair délicate et -pâle. Lorsqu’elle se fut assise, Laurence la vit face à face, en pleine -lumière. Son visage était de ceux qu’on peut aimer toute une vie. - -Aurélia Loriel n’avait à ses côtés aucun ami, nulle compagne. Tout de -suite le contraste de sa beauté et de sa solitude dénonçait son orgueil. -Il semblait que, se sachant sans égale au monde, cette reine farouche -eût renoncé par mépris à toute société humaine. Figée dans une attitude -de statue hautaine, elle ne bougeait pas, ne souriait pas. Ses yeux -magnifiques restaient presque constamment voilés sous leurs paupières -pesantes et douces. Pourtant, pour ceux qui savaient l’observer, son -visage, quoique aveugle, ne demeurait pas inanimé. Il vivait d’une vie -brûlante, exprimant tour à tour l’orgueil, la perversité, une ardeur -brutale, une sorte de cruauté aiguë, mais surtout la plus intense -volupté. Et cette femme, repliée sur elle-même et comme perdue dans les -délices secrètes qu’elle tirait de son propre cœur, semblait promettre à -celui qui serait digne d’elle un amour admirable, prodigieux, sans fin. -Nul homme cependant, fût-il son amant, ne devait jamais pénétrer -entièrement le mystère de sa chair et de sa vie profonde. Et Laurence -qui, avidement, observait sa rivale, comprenant quel désir insatiable, -acharné, dévorant elle pouvait inspirer, Laurence se sentait descendre -dans un abîme sans lumière. - ---C’est fini, songeait-elle, il n’est plus pour moi de place sur cette -terre où vous vivez, Aurélia Loriel! Vous m’avez chassée de mon paradis, -de ce cœur où j’aurais voulu m’abriter pour toujours, où vous régnez -uniquement. Si j’avais eu votre visage, c’est moi sans doute que Cyril -eût aimée, car j’étais en tous points semblable à lui, faite pour lui. -Il ne m’a manqué pour lui plaire que cette forme éblouissante qui vous a -été accordée. Mais il vous a choisie avec raison: cela est juste et tout -est bien. Je reconnais humblement ta souveraineté, beauté physique, -éclat de la chair périssable! Il est juste que tu sois aimée uniquement, -que tu triomphes à jamais ici-bas. Car, hélas! les souffrances de l’âme, -son ardeur, ses luttes sombres, que sont-elles devant toi, Beauté! - - - - -V - - Mme de Langeais comprit l’horreur de la destinée des femmes qui, - privées de tous les moyens d’action que possèdent les hommes, - doivent attendre quand elles aiment. - - BALZAC. - - -A l’époque fixée, les de Clet quittèrent Paris pour s’installer à -Bourg-la-Reine. Bientôt la vie de Cyril changea complètement. Il dut -délaisser la poésie, écrire de fastidieux articles, s’initier aux -besognes du reportage, se tenir à l’affût des actualités. Si rares que -fussent ses loisirs, il trouvait encore le moyen de venir chez Laurence -assez régulièrement. Mais toujours elle voyait maintenant s’interposer -entre eux l’image d’Aurélia Loriel. Aigrie par la jalousie, elle épiait -avec une attention amère l’attitude de Cyril, examinait, commentait, -défigurait ses moindres paroles, prompte à leur prêter un sens blessant. -Leur intimité était trop grande, leurs caractères trop vifs pour qu’ils -ne fussent point parfois entraînés à se dire des choses peu agréables. -Laurence avait depuis longtemps habitué Cyril à ses caprices, à ses -rebuffades, à ses brutalités soudaines. D’ordinaire, il les supportait -en riant, car il aimait son humeur changeante et il trouvait du charme à -son orageuse amitié. Parfois, il se plaisait à riposter, rendant coup -pour coup et blessure pour blessure. Laurence jadis s’amusait de ces -joutes qui, maintenant, la réduisaient au désespoir. A certains moments, -lasse de tant souffrir, elle se demandait s’il ne serait pas plus sage -de fuir loin des de Clet, de chercher à oublier, avant que sa passion, -fortifiée par l’habitude, ne fût devenue inguérissable. Obsédée par -cette pensée, elle dit un jour à Cyril: - ---Je voudrais habiter la campagne. J’aurais bien dû, après ma ruine, -quitter Paris, rien ne m’y retenait vraiment. Tous les gens m’ennuient, -tout me fait mal. Je serais tellement mieux dans quelque petit village -ensoleillé du Midi! J’aurais une petite maison, un jardin, des chiens, -des chats qui suffiraient à mon bonheur. - ---Mais, ma petite enfant, vous ne me verriez plus, protesta Cyril -aimablement. - -Cette tendre parole lui était dictée par une affection sincère. Laurence -crut comprendre qu’il devinait son amour. Elle se raidit dans une -défense désespérée. - ---Voilà qui m’est égal, s’écria-t-elle avec insolence. - ---A moi aussi, ma chère, je vous l’assure, riposta-t-il aussitôt. - -Il plaisantait, mais Laurence ne songea pas qu’elle avait provoqué cette -réponse. «Je ne suis rien pour lui, se dit-elle, il me verrait partir -sans un regret.» Son chagrin fut affreux. Toute femme qui n’est point -aimée par celui qu’elle aime prend en horreur son âme et sa chair et sa -vie. Laurence devint pour elle-même un objet d’aversion. Elle ne se -pardonnait pas d’exister, puisqu’elle n’était pas nécessaire à Cyril. -Alors, elle chercha le moyen de lui plaire, de lui être douce et, durant -une semaine, étudia le rôle qu’elle pouvait jouer encore dans sa vie. -Bien qu’il ne se plaignît jamais, elle savait qu’il n’était point -heureux. Jamais homme, en effet, n’avait été moins armé pour les luttes -auxquelles la pauvreté l’obligeait. Chaque jour lui apportait quelque -déception nouvelle. Mais son plus grand chagrin était la perte de sa -liberté. Ecrasé par l’ennui des besognes quotidiennes, il perdait peu à -peu tout espoir d’écrire une œuvre vraiment grande, toute confiance de -jamais la concevoir. Ce fut ce doute de soi-même que Laurence voulut -soulager. Elle relut plusieurs fois les livres de Cyril et, lorsqu’il -revint, elle sut lui en parler avec un enthousiasme chaleureux, une foi -communicative. Sa louange ranima le cœur humilié du poète. Avec une -impétuosité enfantine, il s’abandonna de nouveau à l’espérance. Ah! sans -doute, la destinée ne se montrerait pas toujours si cruelle. Un jour -viendrait où il obtiendrait peut-être dans quelque revue une -collaboration régulière et bien rétribuée. Délivré alors de ses -préoccupations matérielles, il pourrait organiser sa vie, écrire des -vers, des contes, des romans. Son imagination déjà avait ébauché mille -projets qu’il confia gaîment à Laurence. Elle l’écoutait, -l’applaudissait, heureuse de voir resplendir ce visage qui, depuis -quelque temps, n’exprimait plus que l’ennui, l’accablement, l’amertume. -Leur entretien se prolongea durant tout un après-midi. Enfin Cyril -s’aperçut qu’il faisait nuit. Il se leva d’un bond, courut vers la -pendule. - ---Quoi! s’écria-t-il effaré, il est six heures, le saviez-vous? J’ai -perdu chez vous ma journée entière. Adieu... adieu... - -Il s’enfuit et Laurence expia cruellement son triomphe passager. Que -pouvait-elle espérer? Cyril était maintenant l’esclave de la nécessité. -Tous ceux qui le détournaient de l’action et d’un labeur, pourtant -odieux, lui rendaient un mauvais service. Les heures qu’il passait -auprès d’elle étaient des heures perdues. Il venait de le lui avouer. - -Dès lors, elle fut étrangement timide avec Cyril et n’osa plus même -jouir de sa présence sans arrière-pensée. Malheureuse lorsqu’il la -quittait trop vite, elle s’effrayait lorsqu’il s’attardait trop -longtemps à ses côtés. Elle lui rappelait l’heure à chaque instant, -abrégeant volontairement ces visites, son seul bonheur. Son renoncement, -cependant, n’était point absolu. Elle avait la faiblesse de croire que -Cyril s’apercevrait de ses sacrifices, qu’il lui en saurait gré. Un des -grands malheurs de l’amour est son avidité perpétuelle. Il veut toujours -progresser dans l’affection de l’être adoré et, chaque jour, gagner -quelque victoire. A toute heure, Laurence se trouvait en présence de -Cyril et suppliait: «De grâce, aimez-moi, aimez-moi, non pas uniquement -et plus que tout au monde, je sais bien que c’est impossible, mais -aujourd’hui plus qu’hier, demain plus qu’aujourd’hui. Voyez, je parle -quand je voudrais me taire, je ris quand je voudrais pleurer, et, quand -j’étouffe de tendresse, je ne vous tends pas les bras. Tenez-moi compte -des tourments que j’endure pour vous plaire.» - -Cyril, qui ne soupçonnait aucunement son martyre, continuait à l’aimer -comme par le passé, d’une amitié tranquille, profonde, invariable. Mais -Laurence avait perdu la notion exacte de ce que pouvait être l’amitié. -Il lui semblait qu’une affection qui ne s’augmentait pas de jour en jour -devait forcément décroître. Elle ne tarda pas à se persuader que Cyril -l’aimait moins qu’autrefois; bientôt elle douta qu’il l’eût jamais -chérie. - -La présence de son ami dissipait toujours miraculeusement ses vaines -alarmes, lui rendait la raison. Mais dans l’état de perpétuelle -inquiétude où elle se consumait, une absence trop prolongée prenait à -ses yeux un sens tragique, presque définitif, car le plus grand tort de -tous les vrais amants est de ne jamais vouloir admettre que les -contretemps dont ils souffrent soient l’effet du hasard. - -Cyril ne restait jamais plus de quinze jours sans passer rue Vavin. Un -moment vint pourtant où il disparut pendant trois semaines. Laurence, -anéantie, ne tarda pas à lui prêter un plan bien établi. Elle pensa -qu’excédé de son inutile amitié, il avait décidé de se délivrer d’elle. -Comme il était trop bien élevé pour ne pas entourer sa trahison de -ménagements infinis, de raffinements horribles, il commençait à espacer -savamment ses visites. Bientôt elle ne le verrait plus que tous les -mois, puis tous les deux mois, puis trois ou quatre fois par an, puis ce -serait la séparation complète. A l’avance elle se révolta contre ce lent -supplice. Si son cœur devait être brisé, mieux valait que ce fût d’un -seul coup. Elle se jura d’accomplir elle-même, en un moment, une rupture -inévitable. - -Sa résolution faiblit bientôt. Mme de Clet vint la voir et lui annonça -la visite de Cyril pour le lendemain. - ---Il se désole de paraître vous oublier, affirma-t-elle, mais il -travaille tant qu’il n’a plus la moindre liberté. - -De nouveau, Laurence, rassurée, s’accusa d’injustice. Mais la journée du -lendemain ne lui apporta que la plus amère déception. Cyril ne vint pas. -Le supplice de l’attente vaine acheva d’affoler cette femme malheureuse. -Elle se donna trois jours encore avant d’exécuter la résolution qu’elle -avait prise. Ce court sursis, qui seul la séparait d’une douleur presque -inévitable et non moins redoutable que la mort, s’écoula goutte à -goutte, minute par minute, dans une épouvantable angoisse. Durant ces -trois jours, elle n’osa pas sortir un instant. Désemparée, incapable de -s’intéresser à rien, toute sa vie suspendue dans l’attente, elle errait -tristement dans son appartement, revenait sans cesse dans son -antichambre, regardait, oisive et les larmes aux yeux, sa porte close, -écoutait tous les bruits de la maison. Un pas entendu dans l’escalier, -une sonnerie de timbre éveillait toujours dans son âme les mêmes -transports de joie et d’espérance. Et les déceptions s’ajoutaient aux -déceptions, se faisaient de plus en plus cruelles. A la fin du troisième -jour, excédée d’un tel martyre, elle écrivit à Cyril ce court billet: -«Ami, ne venez plus me voir. Je suis obligée de partir pour un très long -voyage. Peut-être même ne reviendrai-je plus jamais. Oubliez-moi. -Adieu.» - -Laurence discerna vaguement l’absurdité de cette lettre, mais elle ne -s’en inquiéta pas. Son but unique était de signifier à Cyril sa volonté -de ne plus le voir. Elle avait saisi, pour y parvenir, le premier -prétexte venu. Peu lui importait qu’il fût vraisemblable. La pensée que -son ami pouvait la prendre au mot et lui obéir docilement la laissait -résignée. Elle n’était sensible qu’à la douleur du moment. Tout lui -semblait doux pourvu qu’elle n’eût plus à attendre jamais personne, -pourvu que prît fin cet espoir, toujours trompé, qui, depuis un mois, -était sa torture quotidienne. Pourtant, redoutant que la nuit ne lui -enlevât son courage, elle s’habilla et, bien qu’il fût tard, courut -porter sa lettre à la poste. - -Le lendemain, elle partit pour Versailles où les Arêle s’étaient retirés -depuis la mise à la retraite du colonel. Elle allait leur demander -l’hospitalité pour quelque temps, car elle craignait que Cyril ne tentât -de la voir et de réclamer une explication. S’il se heurtait à une porte -close, il se lasserait et l’oublierait vite. Elle ne voulait rentrer -chez elle qu’avec la certitude que tout était fini. - -Son amour ombrageux l’avait trompée. Cyril ne songeait nullement à -l’abandonner. Le motif de son absence était tout simple. - -Retenu chez lui, durant quelques jours, par une forte grippe, il avait -négligé de décommander le rendez-vous fixé par sa mère à Laurence, parce -qu’il ignorait avec quelle fièvre elle l’attendait. Sa lettre lui causa -la plus vive surprise. Il la lut, la relut et ne la comprit pas. Comment -croire, en effet, à ce départ subit, à cette absence sans fin? Il -connaissait à merveille la vie de Laurence, ses relations, sa famille. -Il savait qu’elle n’avait, loin de Paris, ni parents, ni amis, aucun -intérêt, nulle affaire. Un moment, la pensée lui vint qu’elle avait été -appelée auprès de son mari repentant, malade, mourant peut-être. Mais -alors, pourquoi ce mystère vis-à-vis de lui, auquel habituellement elle -ne cachait rien, et pourquoi cet adieu, si blessant, si glacé? Dès le -lendemain, il se rendit chez elle. La concierge lui confirma son départ. -Il feignit d’en être étonné, la questionna et obtint cette réponse: «Je -ne sais pas où Madame est allée. Elle n’a pas laissé d’adresse, mais son -absence ne peut être bien longue, car elle n’a emporté qu’une petite -valise.» - -Ayant acquis la preuve que le long voyage annoncé n’était qu’un prétexte -absurde, Cyril repartit, plus inquiet. Un fait restait certain, -inexplicable. Laurence ne voulait plus le voir, Laurence le chassait de -sa vie. Il ne parvenait pas à deviner quels griefs insoupçonnés, quelle -mortelle injure avaient pu détruire ainsi en un moment son affection -pour lui. Il la savait ombrageuse, violente, mais simple, sans détours. -Son caractère était mauvais, mais sa nature fidèle. Elle pouvait se -montrer parfois très dure et méchante pour ses amis, elle était -incapable de les trahir ou de leur tourner le dos sans raison. Le soir, -quand il fut de retour chez lui, en relisant pour la dixième fois la -lettre mystérieuse, il comprit soudain toute la vérité. A travers les -lignes hâtives, sèches, blessantes, il entendit avec une netteté -affreuse le cri déchirant de l’amour. Un moment, dans sa stupeur et son -chagrin, il voulut repousser cette hypothèse. Elle revint s’imposer à -lui plus fortement encore. Il se rappela mille petits faits -significatifs et s’étonna d’avoir pu rester si longtemps aveugle. -L’attitude de Laurence envers lui, depuis quelques mois, n’était plus la -même. Il s’expliquait maintenant sa nervosité chaque jour plus grande, -sa gaîté forcée, ses tristesses soudaines, ses emportements auxquels -succédaient bientôt la plus servile douceur et cet air d’égarement -qu’elle prenait parfois lorsqu’il lui disait adieu. - -Cyril ne jugeait pas que les malheurs de l’amour fussent légers ou -dérisoires. Lui-même avait beaucoup souffert depuis quatre années que -durait sa liaison avec Aurélia Loriel et il connaissait les ravages -qu’opère la passion dans les âmes. Chez Laurence, ce mal était d’autant -plus grave qu’elle n’avait, dans la vie, nul but, nulle occupation, nul -devoir absorbant, nulle affection précieuse qui pût le lui faire -oublier. A la pitié que Cyril éprouvait pour elle se mêlait un poignant -remords. Il se reprochait d’avoir le premier recherché son amitié. -Comment n’avait-il pas compris le danger d’une intimité constante avec -une femme jeune, ardente, solitaire? Sensible comme elle l’était, -pouvait-elle ne point s’attacher démesurément à l’ami qu’elle voyait -sans cesse et qui lui ressemblait si fort? Le cœur tout occupé d’Aurélia -Loriel, il s’était inconsciemment joué de son cœur vide et brûlant. Il -avait envahi sa vie sans réclamer son âme, il l’avait à la fois choisie -et refusée. Trop tendre pour qu’elle pût rester indifférente, trop froid -pour qu’elle pût être heureuse, il l’avait lentement empoisonnée, -réduite à cette horrible misère qu’elle venait d’avouer en s’enfuyant. - -Cyril ne se pardonnait pas sa légèreté coupable. La certitude d’avoir -fait le malheur d’un être qu’il chérissait et admirait lui était -insupportable. Il cherchait le moyen d’alléger un peu cette grande -infortune, de réparer le mal qu’il avait causé. Laurence lui dictait -bien un devoir tout simple en lui signifiant sa volonté de ne plus le -voir. Elle semblait sincèrement ne plus désirer que l’oubli et la paix. -Mais lui souffrait de la quitter ainsi, sans un mot d’explication ni -d’excuse, de perdre pour toujours une affection si belle. Au surplus, il -se demandait si elle désirait vraiment cette rupture. En lui obéissant -trop strictement, trop vite, il devinait qu’il pouvait la tuer, car il -connaissait les contradictions de l’amour malheureux. Pendant des jours, -ce problème le tortura et le souvenir de Laurence ne le quitta pas un -instant. Elle eût été rassurée, presque heureuse, de le savoir ainsi -tout occupé de sa douleur. Mais elle se croyait déjà entièrement oubliée -et, réfugiée à Versailles, y traînait tristement sa vie. - -Les Arêle l’avaient accueillie avec bonté, lorsqu’elle était venue leur -demander asile en disant qu’elle était souffrante et que Paris la -fatiguait. Ils avaient deviné sans peine qu’elle était sous le coup d’un -poignant chagrin. Elle avait encore assez de volonté pour parler quand -il le fallait, pour rire quelquefois. Mais ces paroles, ce rire qui -sonnaient dans sa bouche sans animer aucunement son visage, sans que ses -yeux perdissent leur expression fixe et morne, révélaient sa détresse. -Pour échapper à toute contrainte, à toute société, elle sortait de bonne -heure et passait son après-midi au parc où elle errait comme une bête -mourante. Elle regrettait amèrement sa lettre et toute son âme criait -vers son ami perdu. - ---Je ne l’oublierai pas, se disait-elle. Pourquoi lui ai-je écrit, -pourquoi n’ai-je pas tout accepté? Tout valait mieux que cette rupture -et cette absence dont je ne puis guérir! - -La société des Arêle, quoique discrète, ne tarda pas à lui devenir -importune; après quinze jours d’exil, elle retourna chez elle. Là, sa -douleur prit une intensité nouvelle, car l’atmosphère était toute -saturée d’une chère présence, elle n’y pouvait respirer sans absorber du -poison. Là, tout lui parlait de Cyril, le grand fauteuil qu’il préférait -à tous les autres, le divan où parfois il s’allongeait avec des -nonchalances de femme. Sur tous les livres qu’elle ouvrait, elle avait -vu se pencher son visage. Pas une phrase belle et sonore qu’elle n’eût -partagée avec lui, connue par lui, et dans laquelle elle n’entendît -chanter sa voix. Elle ferma les yeux, voulut se recueillir, songer à la -mort, à l’éternité, à la douleur du monde. Mais, dans ses pensées mêmes, -elle retrouvait l’écho des pensées de Cyril. Son âme, comme sa demeure, -était pleine de lui. Il dominait entièrement son cœur, sa volonté, sa -raison, son intelligence. En l’aimant, peu à peu, elle avait perdu, -jusqu’à sa liberté, jusqu’à sa solitude. - -Voici que vers sept heures retentit le timbre de sa porte. Elle alla -ouvrir et se trouva en présence de Cyril. Passant devant sa maison, il -avait vu de la lumière à sa fenêtre. Il était monté, voulant à tout prix -connaître l’état de ce cœur qui l’avait repoussé, qui maintenant le -regrettait peut-être. A sa vue, le visage altéré de Laurence changea, -resplendit comme celui d’un condamné auquel on apporte sa grâce. Elle ne -put cacher sa joie flagrante, insensée, délirante. Celui-là seul est -exigeant qui n’a jamais été privé de tout. Peu lui importait maintenant -que Cyril ne dût jamais l’aimer. Du moins, il refusait la rupture -offerte, il était revenu sans attendre son appel, il attachait du prix à -son amitié. Cette certitude lui suffisait, son pauvre amour, maté par la -plus rude misère, ne demandait qu’un peu de pain pour vivre. Cyril ne se -trompa point au regard extatique et humble qu’elle fixait sur lui. -Pourtant il voulut obtenir d’elle une réponse précise. Retenant sa main -dans les siennes, il demanda gravement: - ---Ai-je eu tort de venir, Laurence? - -Elle répondit, les yeux fermés, acceptant de souffrir pour lui toujours: - ---Non, Cyril. Pourquoi? Je vous attendais. - -Ils n’eurent point besoin de s’expliquer davantage. - - - - -VI - - Je voyais dans ses yeux, parmi les fleurs de ce printemps, s’en - lever une inconnue. - - --La vocation de la mort comme un lys solennel. - - CLAUDEL. - - -Après ces premières tempêtes de passion, un peu de calme revint dans -l’âme de Laurence et elle s’étonna de souffrir moins qu’elle ne l’avait -prévu. Cyril fut doux pour cette femme blessée. Il accepta comme un -grand devoir de soutenir sa vie, puisqu’il l’avait troublée. Le temps -qui use la pitié légère des hommes passa sans diminuer la sienne. Il ne -se lassa pas de compatir à cette douleur, toujours aiguë, toujours -renouvelée, qu’il pouvait à son gré accroître ou soulager. Amant -malheureux, il connaissait par expérience toutes les susceptibilités de -l’amour. Et Laurence n’eut pas besoin de lui exposer sa misère. Il sut -deviner, prévenir ses moindres faiblesses. Quelles que fussent ses -occupations, il venait la voir chaque semaine. Si un contretemps imprévu -l’empêchait de se rendre chez elle, il songeait à la prévenir pour -qu’elle ne l’attendît pas en vain. Il veillait attentivement sur ses -moindres paroles, afin qu’elles lui fussent douces. Il s’affligeait -lorsqu’il la voyait triste. Elle s’en apercevait, le plaignait à son -tour. C’était une chose admirable de voir les efforts qu’ils faisaient -tous deux, pour s’épargner l’un à l’autre toute peine, tout remords. Ils -y parvenaient, en dépit de l’amour malfaisant qui parfois égarait -jusqu’au désespoir l’âme ombrageuse de Laurence et fatiguait de ses -exigences inavouées, pourtant si claires, le grand cœur de Cyril. L’une -surmontait sa folie, l’autre sa lassitude, et leur amitié restait belle. -Elle prenait même de jour en jour un caractère plus sérieux, plus -profond. Tout homme est toujours infiniment touché par les passions -qu’il inspire et Cyril, malgré lui, fut sensible au plaisir d’être aimé. -Lorsque, durant une longue semaine, son courage s’était usé au contact -du monde, il accourait avec un réel empressement chez cette femme qui -l’attendait toujours, à laquelle il était toujours certain de plaire. -L’atmosphère close où elle vivait le reposait, calmait en lui cette -mauvaise fièvre qu’on gagne auprès des hommes. Il ouvrait sa -bibliothèque, l’interrogeait sur ses lectures, la priait de lui dire des -vers. Il oubliait, en l’écoutant, la lutte quotidienne. Son visage, -assombri par mille soucis poignants, se détendait. Il regardait avec -délices le décor familier de la pièce, l’éclairage gai, le feu ardent. -Il s’étirait comme un enfant lassé et soupirait: «Ah! chère, comme on -est bien chez vous!» Et Laurence, le cœur dilaté de joie, ne jugeait -plus que sa vie fût sans but, sa tendresse inutile. - ---Tout est bien ainsi, songeait-elle. L’amour dont j’ai soif n’existe -pas; je ne l’ai vu nulle part sur la terre. Si j’avais été par la beauté -l’égale de Cyril, s’il m’avait choisie, quelle possession eût jamais pu -combler mon désir infini? Qu’aurais-je été pour lui? Sa femme? A quoi -bon. La vie commune, loin de rapprocher les êtres, les sépare. Sa -maîtresse? Mais tout amour qui s’épanouit dans le désordre est précaire, -menacé, fugitif. Mieux vaut ne le point connaître que de le perdre. -L’amitié, qui semble si peu de chose, l’amitié sans ivresse, sans joie -fulgurante est du moins plus sûre. C’est cela qu’il me faut, rien de ce -qui passe ne peut me suffire. - -C’est ainsi que, peu à peu, cette révoltée se résignait doucement à son -sort. Elle établit sa vie dans le désir sans espérance et la douleur -sans fin. Ce renoncement lui fut presque facile. Nature farouche que la -souffrance grandissait, que le bonheur eût affaiblie, habituée à se -nourrir de rêves sans jamais rien réaliser, créée pour avoir faim, sans -être jamais rassasiée, pour la privation, non pour la jouissance, elle -trouva dans son tourment même une sorte de plénitude amère et -magnifique. - -A la fin de l’hiver, Cyril réussit à vendre la ferme qu’il possédait en -Bourgogne, réalisant ainsi un capital qui pouvait assurer sa vie durant -deux ans. Délivré de tout souci immédiat, il résolut d’abandonner le -journalisme pour achever un roman où il espérait donner toute la mesure -de son talent. Laurence bénéficia de ce changement de vie. Plus libre, -Cyril vint la voir plus souvent. Il lui lisait les chapitres de son -livre, lui exposait ses plans, mais non plus avec la confiance et -l’enthousiasme d’autrefois. Laurence s’étonnait de le voir chaque jour -plus sombre. Parfois, indirectement, il lui avouait la cause de son -tourment secret. - ---Voyez-vous, disait-il, quand on est jeune, on rejette volontiers toute -loi, toute règle. On croit que la passion seule est belle, on lui cède -avec transport. A la vérité, pour une âme un peu élevée, il n’y a pas de -bonheur possible dans le désordre. - -Le lien de l’habitude et d’une longue douleur l’attachait encore -fortement à sa maîtresse, à cette femme si douce, si perfide, qui, en -l’aimant, n’avait cessé de le tromper et qu’il avait tenue dans ses bras -sans jamais la connaître. Mais cette chaîne, longtemps adorée, lui -devenait odieuse. Il ne pouvait plus supporter le joug d’un amour que, -de jour en jour, il trouvait plus coupable. Les épreuves qu’il avait -traversées inclinaient son âme vers le renoncement et l’ascétisme, -hâtaient son retour à la foi catholique. - ---Le problème le plus troublant du monde, c’est celui de la douleur, -disait-il à Laurence. Or, la douleur ne perd son horreur que si nous -admettons le péché originel, la doctrine de l’expiation et de la -rédemption. La loi du massacre qui régit l’univers, les hommes, les -bêtes, reste toujours terrible. La religion donne une explication -insuffisante. En dehors d’elle, tout n’est que confusion, ténèbres, -angoisse sans fin. D’ailleurs, nous ne demandons pas tant de raisons aux -hommes pour nous soumettre à leurs lois, ni à une femme pour l’aimer et -lui sacrifier notre vie. Nous ne sommes exigeants qu’envers Dieu. De -Lui, nous ne voulons que des paroles absolument claires. Dans son œuvre -immense et multiple, nous voulons tout comprendre. En réalité, le seul -obstacle entre lui et nous, ce sont nos passions, nos fautes. Si notre -cœur était pur, nous irions à lui aisément. - -Laurence écoutait Cyril avec respect. A force de méditer sur la vie et -la mort et de chercher sans rien trouver, elle avait, peu à peu, en -reconnaissant l’infirmité de son intelligence, acquis une certitude -admirable. Elle croyait qu’à toute âme sincère, mais faible, souvent -égarée, Dieu envoie quelque jour un guide sûr pour l’entraîner vers la -lumière et lui montrer le droit chemin. Si les prophètes ont disparu du -monde, la présence des grands hommes, de ceux qu’on appelle dans les -siècles des siècles les héros, les génies, les prédestinés, demeure un -étonnant miracle auquel on ne réfléchit pas assez. Visiblement, certains -êtres, investis d’une éminente dignité, en communication directe avec le -mystère infini, continuent perpétuellement ici-bas le rôle des apôtres. -Ils portent la responsabilité d’un grand nombre d’âmes. Ils ont pour -mission de chercher, de trouver la voie du salut pour la révéler à leurs -frères. Ceux-ci n’ont d’autres devoirs que de les reconnaître pour -maîtres. Cyril était pour Laurence ce guide parfait, inspiré, qu’elle -était prête à suivre. La vérité qui comblait ce cœur de feu, cette -impérieuse intelligence, ne pouvait la laisser inassouvie. Sa conversion -entraînerait la sienne. Elle n’attendait plus qu’un mot de lui. Et la -soif dévorante, l’insatiable faim de l’amour accroissaient en elle le -désir des choses éternelles. - ---Aimer Cyril toute une vie, songeait-elle souvent, ce n’est point -assez, ce n’est rien si la mort doit nous séparer, s’il n’est point ma -fin, mon bien suprême, ma récompense, mon paradis. - -Cette pensée parfois la faisait fondre en larmes. La religion lui -semblait alors très douce, parce qu’elle promet à ceux qui se sont aimés -sur la terre une réunion éternelle. - -Un jour, elle fut particulièrement frappée de la tristesse de Cyril. Il -s’attarda longtemps chez elle. Son visage, que la moindre émotion -altérait comme celui d’une femme, était extrêmement pâle et défait. Les -livres qu’il ouvrit de préférence furent l’_Imitation_, les _Oraisons -funèbres_. Comme elle l’interrogeait pour connaître les causes de sa -mélancolie, il avoua avec un sourire douloureux: - ---Voyez-vous, chère, un événement vient de se produire dans ma vie, un -événement simple et pourtant tragique: ma jeunesse est finie. Certes! je -ne devrais pas la regretter. C’est un grand mal que l’amour, un mal -horrible et pourtant si cher que, lorsqu’il vient à manquer, on est -comme quelqu’un qui tombe, toujours, toujours plus bas. J’ai soutenu une -cruelle lutte, j’en sors victorieux, mais brisé. - -Laurence comprit clairement ce qu’il voulait dire et que sa rupture avec -Aurélia Loriel était chose accomplie. Elle ne songea pas à s’en réjouir. -La fin de cette liaison ne marquait pas la fin de sa douleur. Elle -savait que le cœur de Cyril, flétri, usé par cette longue passion, ne -refleurirait pas, du moins avant longtemps, du moins jamais pour elle. -Cachant sa peine, elle dit: - ---Ne soyez pas triste, Cyril, il vous reste le travail, lui seul -console. - ---Oui, reprit-il en soupirant, je l’ai cru longtemps, j’ai cru que le -seul bonheur ou la seule tentative d’édifier une œuvre vraiment belle -pouvait suffire à l’homme. Maintenant, c’est étrange, cela me paraît -vain aussi. Et, d’ailleurs, il me semble que je vais être réclamé par un -autre devoir. - -Son regard avait pris une solennité dont s’effraya Laurence. Elle eut le -pressentiment brusque que la pauvre félicité dont elle se contentait -allait finir, que Cyril lui serait bientôt arraché. - ---Quel devoir? expliquez-vous mieux, balbutia-t-elle avec angoisse. - -Il vit sa consternation, se reprocha de l’affliger. - ---Allons, ne vous inquiétez pas, reprit-il vivement, ce n’est qu’une -impression vague, sans consistance. Si elle me domine, c’est malgré moi. -Je ne puis pas lutter contre elle parce que je suis horriblement las, -Laurence. Pardonnez-moi, n’est-ce pas, je ne sais pas ce que je dis. - -D’ordinaire, il cachait ses pires tourments sous un air d’enjouement. -C’était la première fois que, devant elle, il se montrait si abattu, si -faible. Elle comprit enfin la fatigue qui, constamment, pèse sur l’être -que sa grâce, sa noblesse, sa grandeur élèvent au-dessus des autres -hommes. Il attire naturellement à lui, étant la lumière du monde, les -naufragés de l’existence. Tous viennent à lui, réclamant âprement son -aide, sa tendresse, une part de sa vie, parfois sa vie tout entière. La -beauté est un don nuisible lorsqu’elle n’est pas accompagnée et défendue -par l’égoïsme, car on l’admire universellement, mais nul n’a pitié -d’elle. Celui qui la possède doit à toute heure être la joie, la -consolation de ses frères. Le droit de souffrir lui est contesté. Sa -douleur fait scandale, sa plainte n’est pas écoutée. Il est l’ami de -tous et reste sans amis. Cyril avait subi cette cruelle loi. Il ne -recevait nul secours de personne. Sa mère l’avait trop tôt associé à -tous ses soucis, se déchargeant sur lui d’un fardeau qu’elle ne savait -pas porter seule. Aurélia Loriel ne l’avait pas aimé. Laurence même, qui -réclamait sans cesse ses soins, sa présence, n’avait pas toujours eu -compassion de son cœur troublé. Il était si habitué à tout donner sans -rien attendre que déjà il s’efforçait de la distraire, se remettait à -lui parler gaiement, mais elle l’interrompit: - ---Cyril, dit-elle passionnément, vous pouvez cesser de feindre devant -moi. - -Il lui tendit la main dans un geste d’irrésistible affection. Puis son -visage se décomposa plus encore. Il inclina la tête, ferma les yeux. Et -Laurence demeurait immobile, recueillie, portant avec un ineffable amour -le poids de cette grande douleur. - - - - -VII - - Mais l’avenir est inconnu. Il se tient devant l’homme, semblable - à l’épais brouillard d’automne qui s’élève des marais. Les - oiseaux le traversent éperdument sans se reconnaître. La colombe - sans voir l’épervier, l’épervier sans voir la colombe, et pas un - d’eux ne sait s’il est près ou loin de sa fin. - - N. GOGOL. - - -Le lendemain, Juliane devait partir par le train de nuit pour Les -Sables-d’Olonne où sa tante, Mlle Drevain, l’emmenait chaque année -passer quelques semaines. Laurence sortit vers six heures afin d’aller, -selon la règle, faire ses adieux à sa belle-sœur et lui souhaiter un -heureux voyage. On était à la fin de juillet. L’été se montrait, cette -année, fort capricieux. Le soleil se cachait sous une couche épaisse de -nuages, le vent était vif, aigre et froid. Les rues avaient leur aspect -ordinaire. Ni les passants qui circulaient sans hâte, ni, dans le -tramway, les rares personnes qui, à ses côtés, lisaient les journaux du -soir, n’attirèrent l’attention de Laurence, absorbée dans sa tristesse. -Les choses extérieures l’intéressaient peu. Son propre avenir seul la -préoccupait. Depuis la veille, elle se sentait à nouveau menacée dans -son amour. Elle connaissait assez Cyril pour savoir qu’assagi, désireux -de se convertir, de rentrer dans l’ordre, il chercherait immanquablement -dans le mariage un refuge contre les entraînements toujours possibles de -la passion. Elle songea tout à coup que, devant Dieu comme devant les -hommes, elle était libre. Son union avec M. Hecquin, non consommée, -pouvait être rompue, même en cour de Rome. Rien ne s’opposait à ce -qu’elle fût un jour l’épouse, la compagne, l’amie auprès de laquelle -Cyril, las de toute aventure, voudrait vieillir. Cette pensée lui fit -horreur, car l’affection tranquille et sage de ce cœur apaisé était, -pour son âme exigeante, un don trop dérisoire. D’ailleurs, il fallait à -Cyril une femme dont la fortune fût suffisante pour l’affranchir des -soucis pécuniaires qui paralysaient son génie. Alors, il reprendrait le -goût du travail, il édifierait à loisir une œuvre noble et forte qu’il -oublierait parfois dans les joies du foyer. Comme tant d’hommes avant -lui, il trouverait dans les voies communes, à défaut du bonheur, -l’équilibre et la paix. Laurence, qui désirait pour lui ce calme destin, -craignait cependant de le perdre entièrement. Car, dans cette vie ainsi -changée, quelle serait sa place? - -C’est une grande folie pour toute créature que de s’inquiéter à l’avance -d’un malheur qui peut lui être épargné. A chaque jour suffit sa peine, -et celle qui s’approche est si grande, qu’auprès d’elle les autres -paraîtront bénignes et délectables. Ce jour, semblable à beaucoup -d’autres, apporte à la terre une épreuve qui le rendra pour toujours -inoubliable. Derrière ces nuages lourds et bas, l’ange de la mort plane -au-dessus du monde. Encore un moment, et Laurence entendra le morne -bruit de ses ailes pesantes. - -En arrivant chez sa belle-sœur, elle fut fort surprise de la trouver -occupée à défaire ses malles. Jamais Juliane n’avait eu l’air plus -important. Elle embrassa longuement Laurence et, lui montrant d’un geste -dramatique ses caisses béantes, ses préparatifs abandonnés: - ---J’ajourne mon départ, dit-elle avec emphase. L’heure est grave. Ma -place est près de mon mari et nul ne peut plus songer qu’aux destinées -de la France. - -Puis, remarquant la stupeur de Laurence: - ---Hé! quoi, reprit-elle, vous n’avez pas lu les journaux? - -Trois ou quatre feuilles du soir s’étalaient sur la table. Laurence en -saisit une et tout de suite deux lignes écrites en gros caractères lui -sautèrent aux yeux: «L’ultimatum de l’Autriche à la Serbie menace -d’entraîner une guerre européenne.» Elle hocha la tête, incrédule. Elle -ne comprenait pas comment l’assassinat d’un prince autrichien pouvait -contraindre son pays à prendre les armes. Et il lui semblait sage de -n’attacher aucune importance à ces complications politiques qui se -reproduisaient périodiquement depuis tant d’années, pour se résoudre -toujours de façon pacifique. - ---Ne vous y trompez pas, ma chère, nous courons à l’abîme. Cette fois la -guerre est imminente, inévitable, déclara Juliane avec une écrasante -autorité. - -Elle s’assit sur le coin d’une chaise, dans une attitude rigide et -disgracieuse, comme une femme au cœur fort qui, lorsque la nécessité -l’exige, renonce vite à toute coquetterie, à toute mollesse. - ---Depuis le mois de janvier, reprit-elle, j’avais entendu dire par -beaucoup d’amis clairvoyants et bien informés que l’année ne -s’achèverait pas sans nous apporter une guerre. En cachette d’André, -dont la situation s’est améliorée, j’ai mis ces derniers temps quelque -argent de côté: les événements ne me prendront pas au dépourvu. - -Après avoir loué sa prudence, elle vanta son héroïsme. Elle parla du -départ de son mari et se déclara prête à supporter fermement cette -douleur, afin de relever par son exemple le courage de toutes ses amies, -de toutes les femmes françaises. Ayant acquis ses diplômes d’infirmière, -elle comptait, aussitôt que la guerre serait déclarée, s’engager dans un -hôpital. Caressant tendrement sa fille qui jouait à ses pieds, elle -regretta que ses devoirs envers cette enfant ne lui permissent pas de -solliciter un poste dans les ambulances du front. Sans relâche, les -grands mots de «patrie, honneur, dévouement, sacrifice» sonnaient dans -sa bouche. Le rôle d’héroïne qu’elle s’apprêtait à jouer l’enivrait -visiblement. Laurence ne songea pas à sourire de ce burlesque orgueil. -Il lui semblait que, lentement, par une invisible blessure, tout le sang -de son cœur s’écoulait goutte à goutte. Hagarde, les yeux éteints, -joignant les mains pour ne pas trembler, serrant ses lèvres décolorées -pour ne pas claquer des dents, elle défaillait en face du seul malheur -qu’elle n’eût jamais prévu: la mort de Cyril. - -Vers six heures, André rentra, tranquille et gai comme de coutume. -Lorsque sa femme lui parla de la guerre, il éclata de rire. Il s’étonna -qu’elle voulût différer son départ. Tous deux discutèrent longtemps. -Juliane débitait de grandes phrases toutes faites. André ripostait par -mille boutades et saillies plus spirituelles que convaincantes. Laurence -les écoutait. Leurs arguments lui paraissaient également faux et vides. -Entre l’optimisme entêté de son frère et le pessimisme enthousiaste et -voulu de Juliane, elle ne savait que penser. - -Une nouvelle semaine commença. Minute par minute, heure par heure, les -jours passèrent, si sombres, si chargés d’angoisse, qu’ils semblaient -avoir chacun la valeur d’une année. Nul événement décisif, nulle parole -définitive ne venait mettre fin à l’attente formidable du monde. -Laurence cessa tout travail, délaissa ses livres. D’heure en heure, elle -achetait les journaux qui paraissaient, les lisait d’un bout à l’autre. -Le reste du temps, elle errait dans les rues, où tout l’effrayait. Si -elle apercevait au coin d’une avenue, au seuil d’une gare, quelques -soldats rassemblés, elle croyait voir un régiment entier partant déjà -pour l’Est. La trompe d’une auto passant à grande allure, la simple -cloche d’une église prenaient pour ses oreilles les sonorités terribles -du tocsin ou d’une fanfare guerrière. Malade, à demi folle, elle ne -pouvait prendre aucun aliment, ne se soutenait plus qu’avec du thé et du -café, dormait à peine. Pourtant son corps, galvanisé par la douleur, ne -ressentait nulle fatigue. Elle allait, elle marchait tout le jour, image -vivante de l’inquiétude errante. Elle visitait ses amis, cherchant -vainement auprès d’eux quelque réconfort. Son frère seul s’entêtait dans -son optimisme. Il pressait sa femme de partir en vacances. Juliane, plus -lucide, s’y refusait obstinément, et Mlle Drevain, éperdue, tremblant -pour sa fortune et sa vie, annonçait à qui voulait l’entendre la ruine -de l’Europe et la fin du monde. - -Le vendredi, Laurence se rendit à Versailles. Elle pensait trouver -auprès des Arêle quelque consolation. Peut-être, dans les ténèbres où -elle se débattait, ces fermes chrétiens discernaient-ils une petite -lueur, une dernière chance. Peut-être allaient-ils la rassurer. Elle -l’espérait, mais le colonel, cloué dans son fauteuil par une violente -attaque de goutte, ne se dissimulait aucunement la gravité de l’heure. -Tout de suite, après l’avoir embrassée, il lui dit avec un triste -sourire: - ---Eh bien! chère enfant, la voilà donc venue cette guerre que votre père -a tant désirée. Dieu sauve la France! Je ne suis plus qu’un vieil homme -inutile. Je ne pourrai reprendre du service comme je l’aurais voulu. Mes -trois fils tiendront ma place. Ce sont de braves enfants. - -Des larmes roulaient dans ses yeux clairs. Son cœur paternel souffrait. -Mais cette souffrance même accroissait sa douceur et sa charité. Inspiré -par une pitié divine, cet être si sage lut soudain dans le cœur de -Laurence. Remarquant l’effrayante altération de son visage, il devina -son secret. Si sensible qu’elle fût, ce n’était pas la seule pensée de -la douleur des autres qui pouvait la plonger dans une telle détresse. Il -fallait qu’elle fût frappée dans son affection la plus chère. - ---Courage, enfant, lui dit-il avec tendresse. Ce monde, prêt à tomber en -ruines, heureusement n’est point le seul. Un autre existe où toutes les -peines seront changées en joie. L’essentiel est de faire son devoir, -d’accepter, d’offrir tout ce qu’on a, de se confier en la divine justice -qui, un jour, nous rendra tout ce qu’elle nous arrache. Ceux que nous -aimons sont au Créateur avant d’être à nous. J’ai offert mes trois fils. -Que la volonté de Dieu soit faite. - -En sortant de chez les Arêle, Laurence acheta un journal du soir, et le -parcourut sans y trouver de nouvelles plus graves. Mais, parmi la foule -qui stationnait à la gare, des rumeurs alarmantes circulaient, -assombrissant tous les visages. Laurence, glissant de groupe en groupe, -recueillait des renseignements, inexacts peut-être, mais significatifs. -On se répétait que tel régiment de cavalerie avait quitté Versailles la -veille pour rejoindre, dans l’Est, les troupes de couverture. On -affirmait que tel industriel allemand était parti secrètement, rappelé -dans son pays par l’ordre de mobilisation. Dans le train, ouvriers et -bourgeois s’entretenaient familièrement. Les distances sociales -s’abolissaient déjà. Ils n’étaient plus que les défenseurs d’une même -terre, les hommes d’une même classe, marqués pour un même destin. Ils -parlaient de leur prochain départ avec une gaieté simple, un souriant -courage: «Moi je dois rejoindre le premier jour de la mobilisation, moi -le second, moi le cinquième.» Acceptant la guerre comme un fait -accompli, tranquillement ils supputaient les chances de victoire. Ils -évitaient d’évoquer le foyer qu’ils allaient quitter, les êtres chers -auxquels ils allaient dire adieu. Mais ils n’osaient pas regarder les -épouses, les mères qui, silencieusement, pleuraient en les écoutant. - -A Chaville, au moment où le train, après s’être arrêté, s’ébranlait de -nouveau, une des portières du wagon encombré s’ouvrit avec force, -livrant passage à un colonel d’artillerie, jeune encore, bien pris dans -son uniforme, svelte de corps, beau de visage. Ce fut comme l’apparition -subite d’un drapeau déployé dans le vent ou d’une épée flamboyante -brandie en plein soleil. Les regards aussitôt se fixèrent sur lui. Un -long murmure, une sorte d’acclamation sourde et passionnée monta de -toutes les poitrines vers cette image vivante de la patrie. A sa vue, -les hommes se dressèrent, se raidirent dans leurs vêtements civils, -portant leur main à leur casquette, à leur chapeau et, devant ce chef -dont ils se sentaient déjà les soldats, ébauchèrent un salut militaire -qu’il leur rendit en pâlissant. Par ce geste instinctif, unanime, à la -fois si simple et si éloquent, ils offraient d’un élan leur vie et leur -jeunesse à la France menacée. Gagnées par leur générosité contagieuse, -les femmes, à leur tour, essuyant leurs larmes, joignant les doigts, -avec une sorte de dévotion, semblaient, elles aussi, offrir une -immolation plus profonde. En cet instant, il n’y avait dans les plus -humbles cœurs qu’héroïsme brûlant, charité merveilleuse. Nul être qui -restât solitaire, nulle souffrance qui ne fût comprise de tous, honorée, -bénie. Et, bouleversée par ce spectacle, Laurence concevait combien, au -milieu des pires épreuves, la vie resterait belle et magnifique si -toujours les hommes savaient, oubliant leurs soucis mesquins, leurs vils -intérêts, s’aimer les uns les autres, créer autour d’eux cette -atmosphère si noble, si fervente, où l’âme la plus triste, en ce jour -désolé, se sentait presque heureuse de tant souffrir. - -Un télégramme attendait Laurence chez elle. Cyril lui annonçait sa -visite pour le lendemain, marquant ainsi l’heure des adieux. - - - - -VIII - - Qu’il s’agisse d’ascétisme, d’ermitage ou du ciel, je veux être - avec toi. - - LE RAMAYANA. - - -Durant toute la nuit, durant toute la matinée du lendemain, Laurence -s’efforça de se préparer à l’entrevue suprême après laquelle il ne lui -resterait plus rien au monde. Mais déjà elle s’oubliait pour plaindre -Cyril et ne songer qu’à sa misère. Dans quelques jours, dans quelques -heures peut-être, il allait quitter sa mère, sa maison, ses livres, tout -ce qu’il avait aimé. Il ne serait plus qu’un soldat parmi tant d’autres, -sans foyer, sans amis, sans asile. Il n’aurait plus d’autres devoirs que -celui de tuer, d’autre but que la tombe. Du moins, puisqu’elle ne -pouvait le suivre, l’assister, Laurence se jura de ne pas l’affaiblir -par ses larmes. Mais les affres, les transes de cette dure semaine -avaient, sur son corps amaigri, sur ses traits dévastés, accompli des -ravages difficiles à cacher. Une maladie de six mois ne l’eût pas -changée davantage. Lorsque Cyril, à deux heures de l’après-midi, la -trouva sur son divan, lorsqu’elle tourna vers lui sa pâle figure où -seuls les yeux agrandis démesurément vivaient, brûlaient d’une -effroyable angoisse, il ne put retenir une exclamation. Il l’enveloppa -de ses bras et posa vivement la main sur ce visage exsangue, comme pour -en voiler l’insoutenable douleur. - -Ils s’assirent. Leurs mains étaient unies, Laurence appuyait sa tête -renversée sur l’épaule de son ami. Il la regardait maintenant fixement, -et elle n’essayait pas de fuir ce regard attentif. L’approche de la -mort, qui simplifie toutes choses, la délivrait d’une longue contrainte. -Son amour était si triste, si parfait, si pur, si pauvre, si amer, -qu’elle pouvait enfin l’avouer. Puisque cette heure était la dernière, -elle pouvait sans honte laisser Cyril lire dans son cœur plein de lui. -Par moments, elle se soulevait un peu pour l’embrasser. Puis, de -nouveau, sans rien dire, elle le contemplait comme un enfant qui meurt -contemple le soleil et ce monde merveilleux qui lui échappe avant qu’il -l’ait connu. Dans ce silence pesant, plein d’adieux, de visions -lugubres, son âme perdait ses forces. Elle le comprit et se hâta se -prononcer au hasard quelques paroles. - ---Cyril, il n’est plus permis d’espérer, n’est-ce pas? La guerre est -inévitable? - -Il n’essaya pas de la tromper. Il avait pitié d’elle, mais un peu comme -un homme a pitié d’un homme, son égal en courage. Il répondit -simplement: - ---Sans doute. L’ordre de mobilisation sera probablement affiché cet -après-midi. Je partirai le second jour, dimanche ou lundi. Le plus tôt -sera le mieux. Je suis prêt et cette attente est pénible. - -Son regard exprimait une résignation sombre et fervente, une sorte -d’acceptation passionnée. Mais son visage décomposé portait les traces -d’une longue lutte. Pour la plupart des hommes, la plus terrible épreuve -est relativement bénigne, tant est grand leur aveuglement. Ils ne la -voient pas quand elle les menace, ils l’oublient dès qu’elle a passé. Au -moment même où elle les frappe, étourdis par ses coups, ils ne la -comprennent qu’imparfaitement. Pour un esprit profond, pour une -imagination puissante, le malheur garde ses proportions réelles, -infinies, et le vif regard de Cyril savait sonder ses plus lointaines -perspectives. Durant ces six jours, il avait à l’avance vécu toute la -guerre. Il avait saigné dans sa chair avec tous les blessés. Il s’était -incarné dans tous les cœurs. Sa jeunesse avait baisé la mort sur la -bouche. Bien portant, aimé, tranquille encore dans sa maison, il avait -subi l’abandon, le délaissement absolu, l’horreur de l’agonie solitaire. -Vivant, il était descendu dans la tombe. En cet instant, il portait à la -fois la douleur du moment, celle de l’avenir, sa propre croix, celle des -autres. Son courage ne s’appuyait sur aucune illusion. Et Laurence -sentit sa main trembler dans la sienne. Elle dit avec effort: - ---Où vous envoie-t-on d’abord? - ---A Chaumont, rejoindre le dépôt de mon régiment. - ---Vous y resterez quelque temps, vous ne serez pas engagé tout de suite? - ---Je ne le pense pas. A moins qu’on ait trop besoin d’hommes, les -réservistes referont probablement une période d’entraînement pour -s’habituer à porter le sac, pour se plier aux longues marches, aux -fatigues du métier. - -Elle regarda tristement en face d’elle, à travers la vitre, le ciel -orageux. - ---Il va pleuvoir, dit-elle en soupirant. Oh! Cyril, je ne pensais pas -que ce fût un bonheur d’avoir seulement une maison, un abri contre les -intempéries des saisons, un lit pour dormir. Pourtant voici que tous ces -faibles biens vous sont arrachés. Mais peut-être ne pourrez-vous -supporter une telle misère? Si vous tombiez malade, ce serait, n’est-il -pas vrai, un grand bonheur, car alors, vous nous reviendriez? - -Il eut un mouvement de révolte devant cet espoir coupable qu’elle -avouait ingénument. Mais il se souvint qu’elle l’aimait, et il reprit -avec tendresse: - ---Vous ne devez pas faire ce souhait, ce serait pour moi une humiliation -trop grande. Dès maintenant, je n’aurai plus aucun repos avant d’être -là-bas, près des frontières, souffrant et combattant avec les hommes de -ma génération et de ma race, partageant leurs fatigues, leurs dangers. -Cela seul me semble enviable. - -Elle ne s’étonna point de ce langage. A la place de Cyril, elle eût -parlé comme lui. Mais pouvait-elle accepter pour son bien-aimé ce -qu’elle eût accepté pour elle? - ---C’est injuste, gémit-elle. Poète, vous aviez été créé pour nous dire -de nobles paroles, pour nous expliquer toutes choses. C’est une amère -dérision de vous envoyer parmi tant d’autres soldats vers la mort. Des -êtres comme vous devraient être épargnés, soustraits par un consentement -unanime au danger commun. Dix mille vies ne paieraient pas la vôtre. - -Encore une fois, il retint un mouvement d’irritation. Il avait le cœur -plus généreux qu’elle et tandis que, tout occupée de lui, elle ne -songeait qu’à le plaindre, lui déjà, saisi par la grande solidarité -humaine, s’inclinait pieusement sur la douleur de tous. - ---Quelle folie! je ne suis rien, ma chère Laurence, dit-il avec un -sourire triste. Au reste, je ne voudrais pas qu’une supériorité -prétendue me conférât le droit honteux d’économiser mon sang, de ménager -ma vie. C’est une chose admirable que tant d’êtres soient jugés dignes -d’un même sacrifice, réclamés pour un même holocauste. Tous les hommes -sont égaux devant la souffrance et la mort. Ceux qui, aujourd’hui, comme -moi, s’apprêtent à partir, n’avaient pas plus que moi désiré la guerre. -Leur acceptation vaut la mienne. Songez à eux, Laurence, et vous -pleurerez moins sur moi. La pitié semble d’abord devoir nous désarmer, -mais elle est une source de force, c’est à elle que je dois mon courage. - -A ce moment, son regard rencontra celui de Laurence. Une émotion -soudaine fit vaciller ses traits. Doucement, il appuya son visage sur -cette pâle figure qui semblait lui reprocher sa paix précaire. - ---Ne me croyez pas insensible, murmura-t-il. Il y a une chose que je -puis à peine supporter, c’est la douleur où je vais laisser les deux -êtres qui me sont les plus chers au monde: maman et vous, Laurence! - -Elle avait fermé les yeux. Elle était plongée dans la nuit, mais non -plus seule. Elle sentait la chaleur de cette joue contre la sienne et de -ce corps entre ses bras, tandis que des paroles inespérées comblaient -enfin le vide de son cœur. Sa longue attente, sa fidélité, sa patience -n’avaient pas été vaines. Cyril ne l’avait pas choisie dans le transport -de sa jeunesse pour en faire sa bien-aimée, son idole; mais, tout de -même, elle était sa pauvre enfant. Il porterait à jamais la -responsabilité du mal incurable, dévorant, qui la brûlait jusque dans la -moelle des os. Sous la fulgurante lumière du malheur, il venait de voir -le visage nu et sanglant de son amour. Il s’en souviendrait dans -l’absence, dans les pires tourments, au fond de la tombe, au ciel même. -Par son martyre, elle l’avait conquis et rien ne pourrait plus dénouer -le lien dont elle l’avait enlacé. L’heure des adieux les rapprochait, -soudait leurs âmes l’une à l’autre, mystiquement, pour toujours. C’est -pourquoi Laurence endurait sans révolte sa secrète agonie; car elle -savait que c’était le plus grand bonheur de sa vie, ce déchirement, -cette douleur! - -Maintenant, elle écoutait des paroles plus tendres encore, et qui -confirmaient ses pensées: - ---Chère, disait Cyril, n’est-ce point étrange? Il faut être au seuil de -la tombe pour comprendre, parmi les biens qui nous échappent, lesquels -étaient vraiment précieux, pour savoir ce que nous avons réellement -aimé. Alors, tout ce qui n’était qu’apparences trompeuses, illusions, -mirages formés par la passion, s’évanouit. Des figures que nous croyions -adorer, qui nous hantaient nuit et jour, s’estompent, disparaissent, et -d’autres prennent un éclat que rien n’effacera jamais. Le saviez-vous, -Laurence? Nulle ne fut plus semblable à moi, plus près de moi que vous, -si près que parfois je vous voyais à peine, que je ne sentais pas -toujours votre présence. Vous étiez en moi comme ma pensée, comme le -sang de mon cœur. Et l’amitié qui nous liait était plus grande que tout -amour. Au moment où tout me manque, elle subsiste seule. Je puis vous -dire adieu, vous ne me quitterez jamais et je vous emporterai partout -avec moi. - -Il avait relevé la tête. Elle posa les deux mains sur son visage, et -elle le regardait, sans rien dire, avec une expression de joie hagarde -qui lui fit mal. - ---Hélas! dit-il en soupirant, il eût mieux valu pour vous que nous ne -nous fussions pas rencontrés ici-bas. - -Elle protesta passionnément: - ---Je ne regrette rien, cet amour m’était nécessaire. - ---Pourtant, s’écria-t-il, voyez le mal que je vous fais, voyez où je -vous entraîne! - -Mais elle ne maudit pas la douleur où sa passion trouvait sa -réalisation, son achèvement, sa plénitude. - ---Oui, dit-elle, dans une région désolée, comme aux confins du monde. Il -n’y a plus autour de nous que des décombres, devant nous des ténèbres, -mais qu’importe puisque je suis à vos côtés! - -Alors, la voyant si forte, il voulut l’éprouver plus encore, la mettre -en présence du malheur qu’il redoutait pour elle. Il dit, la regardant -bien en face: - ---Cependant, si je meurs, Laurence? - -Elle reçut le coup sans faiblir. Elle avait prévu cela aussi. Ses yeux -noircirent comme la mer au moment où le vent s’élève. Elle murmura, -farouche: - ---Je ne vivrai pas après vous! - -Il tressaillit et son visage devint sévère. - ---Que signifie cette parole? s’écria-t-il. Vous ne voulez pas dire que -vous vous donnerez la mort? Si vous me connaissez, vous savez que ce -serait à mes yeux un crime que je ne pourrais vous pardonner! - -Elle eut un rire déchirant: - ---Comme vous êtes dur! - -Son cœur fut écrasé par une indicible épouvante. Elle comprit enfin, -pour la première fois, à quel point elle dépendait de Cyril. Jamais, -même dans le transport du désespoir, elle ne pourrait, fût-il couché -dans la tombe, accepter la pensée de lui déplaire, ni accomplir un acte -qu’il condamnait. D’un mot, il venait de lui fermer toute issue. Il -l’emprisonnait dans la vie. Il la chargeait d’une douleur sans fin, d’un -joug qu’elle n’oserait plus rompre. Elle palpitait comme une bête -traquée qui cherche à s’échapper. Plaintivement, elle dit, essayant -d’éluder sa question précise: - ---Je ne pourrai pas vivre après vous, je le sais, je le sens. Il me sera -accordé de mourir, tout naturellement de votre mort. - ---Mais vous ne chercherez point à hâter votre heure? Jurez-le-moi, -Laurence, je le veux, il le faut. - -Ils demeurèrent l’un en face de l’autre, comme dans un silencieux -combat. Le regard de Cyril exprimait une autorité pressante, inexorable. -Celui de Laurence une supplication affolée, une peur panique. Mais peu à -peu ses yeux se firent plus doux, plus humbles. Elle cédait dans le -déchirement horrible de tout son être. Ce fut le point culminant de son -amour, l’instant où Cyril, en quelque sorte, lui arracha son âme. Sans -résistance, elle subit ce rapt profond, cette âpre violence. Elle se -laissa dépouiller de tout, elle donna tout ce qui lui restait, abdiquant -à la fois sa liberté, sa volonté, sa dernière espérance. Sa tête roula -sur l’épaule de son ami. Dans un gémissement d’agonie, elle balbutia le -serment qu’il exigeait d’elle, et il la tint entre ses bras, inerte, -entièrement rompue par ce suprême effort. - -Alors il se fit infiniment tendre et, tandis que, silencieuse et -foudroyée, elle savourait l’amer calice dont il venait de l’empoisonner, -il essaya de relever son courage. - ---Croyez-le, dit-il. Cette heure, si sombre qu’elle soit, est une heure -sanctifiante. C’est comme si, dans la forêt où nous risquions de nous -perdre, une main bienfaisante avait détruit toutes les routes pour n’en -laisser qu’une seule, celle qui mène au vrai but du voyage, vers -l’éternité, vers Dieu. Tout est simple, clair et facile, parce que le -monde autour de nous tombe en ruines et nous n’y sommes plus que pour -une heure, «en étrangers et en pèlerins». Déjà nous nous étonnons -d’avoir désiré ses biens périssables. Pourquoi tant de soucis, de -travaux inutiles? En dehors de ce qu’il accomplit pour Dieu, tout ce que -fait l’homme ici-bas, tout ce qu’il aime n’est que néant, vanité, -illusion, fumée. - ---Des êtres tels que vous ne sont pas que fumée, s’écria passionnément -Laurence. Je ne me trompais pas en vous aimant. Oh! Cyril, vous me -suffisiez pleinement et vous m’auriez toujours suffi! - ---Jusqu’à la mort seulement, reprit-il d’une voix plus forte et presque -solennelle. Si vous supprimez Dieu, je ne suis, pour votre amour même, -qu’une statue d’argile animée, prête à se dissoudre au moindre souffle -du vent. Dieu seul peut me donner une âme indestructible participant à -son éternelle existence et je n’ai pas de réalité hors de lui. - -Elle couvrit ses yeux de sa main, comme éblouie par une lumière trop -vive, et elle murmura sourdement: - ---S’il est vrai que lui seul peut vous rendre à moi, que veut-il de moi? - ---Il vous veut simplement, reprit Cyril avec une douceur persuasive. Il -vous veut, comme il me voulait, Laurence. Oh! j’ai été préparé d’une -manière miraculeuse à cette épreuve. Depuis un an, je sentais en moi -comme un appel, une sollicitation pressante, une main toujours sur moi -et qui m’arrachait tout. Je résistais, malgré moi, sauvagement. L’homme -a peur de ce qui est grand: il se refuse instinctivement à l’amour -infini, comme la femme à celui qu’elle adore. Mais voici le dernier coup -de la grâce. Le temps n’est plus à moi. La mort est toute proche. Il n’y -a plus d’hésitation possible. Naturellement, je ne partirai pas sans -avoir mis en ordre ma conscience, sans m’être réconcilié avec Dieu. Je -voudrais que vous le fissiez aussi, Laurence; car alors je ne vous -laisserais plus seule. - -De nouveau, elle céda et promit ce qu’il lui demandait. Quelle que fût -la route où il s’engageait, il fallait bien qu’elle le suivît. Il ne -pouvait rien aimer qu’elle n’aimât comme lui, rien croire qu’elle ne -crût aussitôt. - ---Cyril, est-ce tout? dit-elle avidement. N’avez-vous plus rien à -réclamer de moi? - ---Plus rien, soupira-t-il, voici que je vous ai tout repris. Je vous -confie encore ce que j’ai de plus cher. Maman, comme vous reste seule. -Qu’une même douleur vous unisse. Demeurez avec elle et priez pour moi. - -Elle accepta, docile, les devoirs qu’il lui laissait. Alors, ayant ainsi -en quelque sorte terminé son testament, il se leva. C’était l’heure des -adieux. Laurence avait beau l’enlacer de ses faibles bras, elle ne -pouvait plus le retenir qu’une minute encore. - ---Au revoir, disait-elle, les yeux levés vers ce vivant visage où déjà -elle croyait voir l’ombre de la mort. Au revoir! Ne me dites pas d’autre -mot. Je souffrirai tout ce qu’il faudra souffrir. Je vivrai tant qu’il -faudra vivre, afin de mériter qu’un jour vous me soyez rendu. Mais, -Cyril, souvenez-vous de moi, même au delà du monde, que je puisse vous -reconnaître et vous aimer encore. Vous m’appellerez, n’est-ce pas, ami -cher? Vous m’appellerez et je vous répondrai. Vous me prendrez en vous, -pour toujours, pour toujours. - -Il détourna la tête pour cacher ses larmes, car il défaillait d’émotion -en la voyant accueillir avec une telle ferveur la dernière espérance -qu’il lui avait offerte. Si tendre que soit un homme, tout l’amour qu’il -a jamais pu concevoir est cent fois dépassé par l’amour de la femme, cet -amour acharné, inextinguible, que n’effraient ni la séparation, ni la -mort même, et qui martyrisé, condamné ici-bas, se tourne avidement vers -l’éternité, la sommant de réaliser son rêve. Bien qu’il fût affligé de -constater que, dans la religion même, Laurence ne cherchait, ne désirait -que lui, Cyril fut vaincu par son cri passionné: - ---Au revoir donc, dit-il gravement, concluant le pacte que lui proposait -cette pauvre âme en peine. Au revoir de toutes façons, sur cette terre, -ou au delà. - -Ils étaient parvenus sur un sommet trop escarpé, trop pur. Laurence eut -un soudain vertige. Elle faiblit pour la première fois. Sa douleur, -longtemps contenue, rompit les bornes où l’enfermaient sa volonté et sa -raison. Elle se mit à délirer. - ---Non, non, gémissait-elle en roulant sur l’épaule de Cyril sa tête -échevelée; non, je vous ai trompé, je ne puis m’élever si haut. Que -m’importent l’au-delà, le ciel? Sais-je seulement si je pourrai vous -retrouver? Si triste qu’il soit, ce monde, lorsque vous êtes avec moi, -devient mon paradis. Restez encore quelques heures. Ne me dites plus -rien. Que votre main soit dans la mienne, votre cœur près du mien, et ma -joie sera telle que, peut-être, elle pourra me tuer. Alors vous -m’abandonnerez et je reposerai tranquille. Mais ne me quittez pas ainsi -vivante. Oh! restez, restez avec moi! - -Elle s’accrochait à lui, convulsivement, avec un regard horrible. Il -était aussi pâle, aussi bouleversé qu’elle. - ---Laurence, mon amie, mon enfant, murmura-t-il d’une voix tremblante, -pardonnez-moi. J’ai été cruel pour vous, je le sais bien. Mais il -fallait qu’entre nous tout fût dit. Je devais vous préparer au plus -grand malheur, vous dicter toutes mes volontés, afin que vous soyez avec -moi, toujours. Pourtant, je puis être épargné. Priez pour moi, espérez, -et votre attente ne sera pas trompée. - -Elle souffrait trop pour le croire; mais elle comprit soudain le mal -qu’elle lui faisait. Par pitié pour lui, elle réussit à feindre une -confiance qu’elle n’avait point. Calmée, elle dit avec un sourire -héroïque: - ---C’est vrai, vous reviendrez, Cyril, je le sais, j’en suis sûre! - -Elle le reconduisit jusqu’au seuil de la porte. Ils s’embrassèrent -encore. Puis Cyril commença de descendre l’escalier. Appuyée à la rampe, -Laurence regardait, sans une larme, ce beau visage, admirable lumière, -qui, lentement, déclinait sur sa vie. Jusqu’au dernier moment, elle lui -sourit, calme, sereine, réprimant avec force les cris déchirants de son -cœur. Enfin, lorsque tout fut fini, lorsqu’elle eut refermé la porte, -elle chancela comme au bord d’un abîme. Ses yeux, quoique grands -ouverts, ne voyaient plus rien qu’une nuée informe. Et il lui sembla que -son âme n’était plus qu’un faible souffle entre ses dents, tout prêt à -s’exhaler. Elle eut soudain la conviction absolue qu’il lui suffirait de -consentir à la mort pour cesser aussitôt d’exister. Mais si grand que -fût son mal, elle souhaitait qu’il se prolongeât. De toute sa volonté, -elle retenait impérieusement, passionnément, sa vie défaillante. Les -promesses faites à Cyril l’enchaînaient à la terre. Il lui fallait les -accomplir et sauver, dans ce grand désastre, l’honneur de son amour. - -Elle descendit dans la rue et se dirigea vers Saint-Sulpice. En -débouchant sur la place, elle aperçut un groupe compact qui stationnait -devant la mairie. Tous les passants, se détournant de leur route, -venaient grossir ce rassemblement d’où, par moments, une femme se -détachait, s’enfuyait précipitamment, couvrant de ses mains son visage. -Cette foule était calme et regardait silencieusement une petite affiche -d’aspect inoffensif. Laurence, à son tour, s’en approcha et lut les deux -lignes concises qui ordonnaient la mobilisation générale des armées de -terre et de mer. Alors, pour la première fois depuis une semaine, ses -larmes jaillirent. Elle s’éloigna, courbée en deux, les épaules secouées -de sanglots. Elle entra dans l’église de Saint-Sulpice, s’arrêta près -d’un confessionnal. Et là elle attendit, pleurant à fendre l’âme, que le -moment fût venu de se réconcilier avec le Dieu que Cyril lui avait rendu -et devant lequel il s’agenouillait aussi, dans une église voisine, à la -même heure, sans qu’elle le sût. - - - - -IX - - Quel que soit le malheur qui nous arrive, la plupart du temps - nous l’endurons et nous attendons qu’il finisse. - - Samuel BUTLER. - - -Le surlendemain, Laurence se rendit à Bourg-la-Reine. Cyril était parti -le matin même. L’heure des adieux pour sa mère durait encore. Elle la -prolongeait, l’éternisait, l’évoquait sans cesse en pleurant. De -nombreux amis l’entouraient qui, tous, la plaignaient sincèrement. Mais -plus que leurs paroles et leurs consolations, l’émouvaient le visage -altéré de Laurence, son silence, sa consternation. Cyril lui avait trop -tendrement recommandé la jeune femme pour qu’elle ne devinât pas, la -voyant si triste, son amour secret. Déjà un lien aussi fort que celui du -sang unissait l’une à l’autre ces deux abandonnées. Sans avoir besoin de -s’expliquer, elles savaient qu’elles allaient désormais souffrir, -attendre ensemble, sans que rien jamais pût les séparer. Quand tous les -visiteurs se furent retirés, Laurence s’attarda longtemps dans le salon -où la présence de Cyril semblait flotter encore. La société de Mme de -Clet lui était douce. Elle avait le regard de son fils, la même nature -ouverte, chaleureuse, quoique plus superficielle. Son cœur était moins -sombre, moins meurtri que celui du poète. Alors qu’il s’était soumis au -malheur docilement, complètement, sans imaginer que le sort pût lui -faire grâce, elle gardait une espérance acharnée. Cyril reviendrait, -elle en était sûre. Elle allait tant prier pour lui! Son amour agissant, -de loin le défendrait. Quelques mois d’inquiétudes, de craintes, et ce -cauchemar prendrait fin, faisant place à l’ivresse du retour et de la -réunion. Peu à peu, Laurence se laissait pénétrer par la même certitude. -Tous les hommes, en effet, ne pouvaient être tués. Peut-être -qu’au-dessus de ce cataclysme, une justice indéfectible subsisterait. -Peut-être Dieu rappellerait-il à lui seulement les inutiles, les lâches, -purgeant la terre et laissant vivre les meilleurs, les plus grands, les -mieux aimés: Cyril. - -Le sixième jour de la mobilisation, André Dacellier partit, sans -enthousiasme excessif, mais pourtant sans répugnance. Depuis longtemps, -sous l’influence de sa femme, si correcte, si «bien pensante», son -antimilitarisme entêté de jeune homme, heureux de s’insurger contre les -idées de son père, s’était changé en neutralité insouciante, absence -méprisante de toute opinion politique. Entraîné malgré lui par l’élan -magnifique d’un peuple entier, las d’un long asservissement, il admit -sans effort la nécessité de combattre, de vaincre l’Allemagne, pour -assurer à jamais la paix du monde. Contraint d’abandonner son foyer, ses -travaux, de rompre avec toutes ses habitudes, il trouva, dans sa -légèreté, la force que d’autres, plus nobles, puisaient dans l’amour du -devoir et du sacrifice. Il appartenait à la race trop nombreuse des -êtres qui, exempts de passion, incapables de s’attacher sérieusement à -rien, s’accommodent aisément de tout. Puisqu’il devait faire la guerre, -il s’y intéressait comme à son métier de journaliste. Au reste, dans -cette catastrophe, aveugle et borné toujours, il ne voyait nulle part la -douleur. On l’eût fait sourire en lui parlant des cœurs brisés par la -séparation. Il quittait sans émoi sa femme et sa fille. Pas un instant -il ne songea qu’il pourrait ne pas revenir. Laurence méprisa ce courage -qui prenait sa source dans un optimisme chimérique, dans l’égoïsme et la -frivolité de l’âme. - -A son tour, Gaston Noret vint lui faire ses adieux. Il était extrêmement -gai et trouvait la vie magnifique. La guerre l’amusait comme une -aventure pittoresque, imprévue, folle. Il brûlait du désir de combattre. -Pas plus qu’André, il ne se croyait menacé dans sa vie. Narguant le -danger, il se confiait joyeusement à sa bonne étoile, à la chance qui, -jamais, jusqu’alors, ne l’avait trahi. - -Juliane, dès que son mari fut parti, se fit engager comme -infirmière-major dans un hôpital de Paris. Son activité nouvelle, le -sentiment de son importance, les grandes phrases qu’elle débitait sur le -sacrifice et la patrie compensaient, pour cette créature vaniteuse, -l’absence et les dangers d’André. Mlle Drevain, un peu rassurée, -s’occupait activement d’entasser chez elle des provisions de toutes -sortes en prévision d’un siège ou d’une disette. Edith Albertaud avait -eu la chance de garder son mari, placé à la tête d’un hôpital militaire. -Absorbée par ses nombreux devoirs, heureuse de voir son foyer préservé, -elle ne songeait pas à la douleur des autres. - -Lorsqu’elle quittait Mme de Clet, Laurence ne se plaisait que dans la -société des Arêle. Ceux-là, vraiment, savaient souffrir. Si dans cette -grande épreuve, ils ne proféraient pas une plainte, leur sérénité -n’avait pas pour cause l’indifférence. Déjà leurs deux fils aînés, les -jésuites, étaient rentrés en France. Le plus jeune revenait du Maroc -avec son régiment. Ils allaient trembler jour et nuit pour ces trois -existences. Si sainte que fût Mme Arêle, elle n’en restait pas moins la -plus tendre, la plus craintive des mères. Sans cesse, elle s’inquiétait, -ne songeait qu’aux soldats. Les yeux fixés sur le ciel maintenant -rayonnant et implacable, elle disait à Laurence en soupirant: «Pauvres -enfants, comme ils doivent être fatigués, marchant en plein soleil sur -les routes brûlantes. Et cette nuit, avez-vous entendu l’orage, la pluie -diluvienne? Ils ont été trempés, ils ont eu froid peut-être!» Laurence, -pour qui toutes les variations atmosphériques prenaient les proportions -d’une tragédie et qui, sans cesse, implorait les éléments, le soleil, la -pluie, la foudre de ne point faire mal à son bien-aimé, Laurence -s’associait de toute son âme à cette anxiété maternelle. Elle fut -heureuse d’offrir à ses vieux amis une immense consolation en leur -annonçant son retour à la foi. Leurs visages resplendirent de joie -lorsqu’ils apprirent qu’elle avait communié. Ils l’embrassèrent avec des -larmes, louant Dieu, bénissant l’épreuve même qui les frappait. Elle -leur avoua que Cyril avait été l’instrument de sa conversion et les -supplia de prier pour lui. Ils comprirent son amour. Ce furent eux alors -qui s’efforcèrent de la rassurer, de l’aider à porter cette croix trop -lourde sous laquelle ils la voyaient plier. Ils furent aussi heureux -qu’elle lorsque Cyril écrivit qu’il restait à Chaumont, où il devrait -probablement subir une longue période d’entraînement avant d’être envoyé -au front. - -La guerre commençait. Après quelques succès éphémères, remportés par nos -troupes en Alsace, la bataille s’engagea bientôt, formidable, en -Belgique, et notre armée, vaincue, recula. Cette défaite de Charleroi -fut pour Laurence un coup terrible. Nos premières victoires ne l’avaient -émue que dans sa piété filiale, lui faisant regretter que son père ne -fût plus là, à l’heure où se réalisait son rêve, où il eût goûté la -plénitude du bonheur; mais elle comprit soudain ce qu’est l’amour de la -patrie, lorsqu’elle sentit la France, ouverte sans défense, devant -l’envahisseur. Il lui semblait maintenant que c’était son cœur même que -les Allemands foulaient aux pieds avec notre sol. Ils entraient chez -nous, vainqueurs. Bien que les journaux n’avouassent pas encore la -vérité, ni l’étendue de nos désastres, on devinait leur avance -progressive. Dans le silence épouvanté du monde, on entendait le bruit -de leur marche lourde. Et, un matin, parut le sinistre communiqué -officiel annonçant que notre armée, dans son recul, avait atteint la -Somme. Dès lors, de jour en jour, les nouvelles se firent plus précises, -plus mauvaises. Les Allemands ne semblaient rencontrer aucun obstacle. -Nos villes du Nord et de l’Est tombaient, l’une après l’autre, sans -résistance. Ils avançaient, ils avançaient, ils étaient victorieux -toujours, ils avaient dépassé Reims, dépassé Saint-Quentin, ils -atteignaient Compiègne. Demain, ils seraient sous les murs de Paris. La -ville, dans ce grand danger, restait affreusement calme. Mais une foule -silencieuse et consternée se pressait dans les banques, devant les -commissariats de police, s’écrasait aux abords des gares. Peu à peu, les -quartiers les plus animés se vidaient. Les magasins étaient déserts, les -appartements se fermaient. On sentait partout, l’angoisse, la panique, -l’affolement sombre de la défaite. Jamais Laurence n’avait trouvé Paris -plus beau qu’en ces jours de deuil. Il semblait vivre maintenant ainsi -qu’un être humain. On croyait presque entendre monter de ses pierres un -murmure continu, une plainte. Ses jardins mornes, ses avenues, ses -places, ses monuments prirent soudain un aspect pathétique, devinrent -émouvants comme un visage, comme la face d’un père insulté qui, -rassemblant autour de lui ses enfants, les conjure de venger son -offense. Bien souvent, Laurence, accoudée sur les quais près du Louvre, -regardant la courbe gracieuse de la Seine, ses rives nobles et -charmantes, et, au loin, Notre-Dame, adorait, dans ce paysage -insensible, l’image de la patrie. Lorsque Cyril, comme elle éperdu de -douleur, écrivait, se plaignant de son inaction, exprimant le désir -d’être au plus tôt engagé dans la lutte, elle l’approuvait de toute son -âme, acceptant qu’il partît, acceptant de trembler pour lui, avide à -présent de souffrir sans répit. - -Cyril, cependant, avait ordonné à sa mère de quitter Paris. Laurence, -qui ne voulait pas se séparer d’elle, la suivit à Orléans où une amie de -Mme de Clet leur offrit un local provisoire. L’attente continua. Mais, -peu à peu, comme avertis par un secret pressentiment, les cœurs se -rassuraient, s’abandonnaient à l’espérance. Les journaux demeuraient -vagues et circonspects. Soudain les nouvelles officieuses et imprécises, -qui circulent toujours en des temps troublés, devinrent merveilleuses. -On se répétait que les Allemands n’avançaient plus. On affirmait que -l’aile droite de von Kluck avait été tournée, son armée détruite, son -état-major fait prisonnier. Enfin, un matin, le communiqué officiel -annonça la victoire de la Marne et la déroute allemande. Ce fut un jour -de joie inouïe, joie grave et contenue, mais qui éclatait sur tous les -visages et faisait se jeter les uns vers les autres, avec une effusion -subite, des gens qui se connaissaient à peine, habitants du même hôtel, -réfugiés d’une même ville, d’une même province. - -Laurence crut s’éveiller d’un long cauchemar. Elle respirait avec -ivresse l’air allègre de la victoire et ne craignait plus rien. Elle -savait Cyril à l’abri. Nos soldats avançaient. Peut-être allaient-ils, -en quelques jours, délivrer la France, entrer à leur tour en Allemagne. -La paix pouvait suivre ces éclatants triomphes. Tous les espoirs -semblaient permis. Le lendemain, une nouvelle affreuse vint assombrir le -cœur de la jeune femme. Le colonel Arêle, par dépêche, lui apprit la -mort de son fils, le jeune lieutenant qui, sous les ordres de Maunoury, -avait été tué sur l’Ourcq. - -Laurence quitta aussitôt Orléans. Elle aimait trop tendrement les Arêle -pour consentir à demeurer loin d’eux lorsqu’ils souffraient. Avant -qu’elle les eût rejoints, un nouveau malheur les frappa. Ils apprirent -le décès de leur second fils. Enrôlé parmi les brancardiers, il avait -été blessé mortellement, par un éclat d’obus, au moment où il relevait -un blessé sur le champ de bataille. Si forte que fût leur âme, ils -défaillaient sous ce double coup, sous ces deux glaives enfoncés dans la -même blessure. Mme Arêle, déjà affaiblie par une longue maladie, n’était -plus que l’ombre d’elle-même, l’image de la douleur inconsolable. Le -colonel semblait un chêne foudroyé. Voûté, vieilli, méconnaissable, les -cheveux tout blancs, il ne trouvait plus de paroles pour bénir sa -souffrance. Seul son regard bleu, si candide et si triste, attestait sa -résignation. L’infortune de ces deux vieillards navra Laurence. Sans -doute, leurs fils étaient morts noblement, en accomplissant le devoir -auquel ils s’étaient consacrés: le prêtre dans un acte de charité, -l’officier en pleine victoire, après s’être couvert de gloire dans -l’attaque des positions ennemies. Déjà ce père, cette mère désolés -pouvaient chercher au ciel leurs deux héros, mais tout de même, ils -étaient seuls. Ils avaient mis leur espoir dans leur plus jeune fils, -unique lien qui les rattachât encore à la terre. Lui seul, en se mariant -plus tard, aurait pu leur donner une famille, des enfants. Sa mort -achevait de les dépouiller. Ils avaient tout offert, tout sacrifié, tout -perdu. Ils vieilliraient sans aucune consolation humaine, privés des -affections les plus légitimes. Et Laurence se révoltait devant une telle -détresse. - ---Ah! colonel, disait-elle en sanglotant, c’est trop, c’est trop -injuste. Pourquoi, lorsque tant d’êtres misérables et vils sont -épargnés, vos deux fils, si nobles, si parfaits, si purs, ont-ils été -repris? Pourquoi une si lourde croix vous est-elle envoyée, à vous dont -la vie fut sans tache et que Dieu devrait tant chérir? - -Alors il se souvint qu’elle aussi tremblait pour son amour, qu’elle -pouvait demain, dans quelques jours, voir sa vie détruite par la mort de -Cyril. Il comprit la nécessité d’être pour elle un exemple. Ce devoir -lui rendit quelque force, tarit ses larmes. Il répondit avec douceur: - ---Mon enfant, ce serait trop simple d’aimer Dieu, si cela devait, non -seulement nous acquérir la récompense éternelle, mais encore le bonheur -ici-bas. C’est dans le sacrifice et l’arrachement du cœur que notre foi -a quelque prix. Je remercie le Seigneur puisqu’il me permet de lui -prouver ma fidélité, et je le bénis, surtout s’il me frappe à la place -de ceux que le malheur écarterait de ses autels. - -En prononçant ces paroles, il posa la main sur le front de Laurence dans -un geste de protection; car déjà, dans sa charité, il offrait sa douleur -pour elle et pour Cyril. Mais elle se disait tout bas: «S’il n’a pu -sauver ses fils, pourra-t-il sauver mon ami? A quoi bon espérer? Puisque -les prières des plus saints ne sont pas exaucées, que vaudront les -miennes?» Et, plus que jamais, elle tremblait en songeant à son -bien-aimé. - -L’hiver commençait. Les grandes espérances soulevées par la victoire de -la Marne ne s’étaient pas réalisées. Le mauvais temps arrêta bientôt les -opérations. Les deux armées se terrèrent dans les tranchées, -s’immobilisèrent dans une lutte terne et sans événements. Alors prit fin -le bel élan qui, magnifiant toutes les âmes, les avait précipitées vers -le sacrifice. Le temps eut raison de ce courage humain, si faible, si -aisément abattu lorsqu’il n’est pas soutenu par une conscience intègre, -dirigé par une volonté exceptionnelle. De nouveau, pour la foule immense -des médiocres, la vie, le repos, la jouissance reprirent leurs attraits, -un instant méprisés. Les moins nobles cœurs firent défection. André -Dacellier, qui s’était battu bravement sur l’Yser, fut blessé au bras en -novembre. Après un court séjour dans un hôpital de Rennes, il revint à -Paris, en congé de convalescence. Ce congé se prolongea, s’éternisa. -Juliane, en effet, tout en conservant sa belle attitude et son héroïsme -affecté, commençait à ne plus voir dans les dangers de sa patrie que son -intérêt personnel. Ses économies étaient presque entièrement épuisées et -la jeune femme, qui n’avait pas prévu une guerre si longue, s’effrayait -des privations qu’il lui faudrait subir, si son mari, continuant à se -battre, ne pouvait plus gagner d’argent. Elle usa des puissantes -influences dont elle disposait pour le faire mettre à l’abri. Bientôt, -André annonça à tous ses amis que ses chefs le trouvaient de -constitution trop faible pour affronter un hiver dans les tranchées. Peu -après, il fut versé dans l’armée auxiliaire et placé au contrôle postal -des dépêches. Ce poste de tout repos, qui le laissait à Paris, lui -permit de reprendre sa profession de journaliste. - -En décembre, Gaston Noret revint à son tour pour soigner une bronchite. -Ce garçon, fort et bien portant, se déclarait poitrinaire. Il avait fait -toute la retraite de Charleroi, connu la pire misère. L’expérience lui -semblait suffisante. Sa curiosité était satisfaite. La vie morne et -désolée des tranchées lui inspirait une profonde horreur. Il eut -l’habileté de se faire réformer. Beaucoup d’hommes, appartenant à toutes -les classes de la société, artistes, bourgeois, ouvriers, fortement -protégés ou servis seulement par la chance, suivaient ces exemples et -s’embusquaient sans honte. Mais Cyril, avec beaucoup d’autres, demeurait -ferme et ne trahissait pas. A la fin de janvier, il quitta Chaumont et -fut envoyé sur le front. Cet être, si sensible à la douleur humaine, -vécut en face de la mort, parmi les cadavres abandonnés, les blessés -expirants. Ce spectacle et l’humidité des tranchées éprouvèrent si -fortement sa santé qu’il dut, à plusieurs reprises, séjourner à -l’hôpital. Mais il se déclarait bien portant et luttait avec acharnement -contre cette faiblesse dont quelques-uns se prévalaient pour se mettre à -l’abri. Il refusa un congé de convalescence qui lui fut proposé. Les -prières de sa mère ne purent le fléchir. Il l’aimait, moins cependant -que la France humiliée, moins que les soldats, ses frères d’armes, dont -il voulait partager jusqu’au bout la misère. Une charité plus forte que -ses affections les plus légitimes le retenait parmi ces malheureux, et -sa foi, chaque jour plus vive, le soutenait d’une façon évidente, -miraculeuse. - -Laurence s’étonnait un peu que Cyril, si vite, ait pu trouver la paix, -alors qu’elle la cherchait toujours. Mais seuls les prédestinés avancent -rapidement dans les voies mystiques. Pour les natures ordinaires, les -conversions sont lentes, pénibles. Ce n’est pas sans de grands efforts -qu’une âme, longtemps égarée, se rapproche de Dieu. Il lui fait payer -chèrement son reniement et sa révolte. Après l’avoir appelée, il se -cache et se tait. Elle interroge et rien ne lui répond. Son ardeur, ses -supplications se brisent sur le vide et l’énorme silence. Laurence avait -dépensé toutes ses forces dans l’amour humain, il ne lui restait plus -assez de courage pour supporter le martyre de la conversion. Affaiblie -par ses angoisses et sa folle passion, elle trouvait chaque jour plus -obscur le grand drame où s’usait sa vie. Elle pensait seulement qu’un -jour son ami revenu lui expliquerait toutes choses, et elle continuait -de prier, pour lui plaire et pour le sauver. - -L’hiver passa sans autres événements que des attaques partielles et sans -résultats. Paris était morne, tranquille, endormi comme une ville -provinciale. Peu à peu chacun reprenait ses occupations, ses -quotidiennes habitudes. Si beaucoup d’hommes étaient absents, ils -écrivaient régulièrement. Leurs femmes, leurs mères se laissaient -lentement gagner par une sécurité trompeuse. La guerre continuait, mais -ceux qui, restant à l’arrière, ne la voyaient pas, l’oubliaient. Nul ne -s’inquiétait plus des combats que nos soldats continuaient à livrer -chaque jour sur quelque point du front et qui semblaient à tous mesquins -et sans danger. On finissait par croire que les obus, les balles -tombaient dans l’eau, ne blessaient que la terre, s’évaporaient sans -causer aucun mal. Les cœurs humains, si tendres, si tristes qu’ils -soient, ne peuvent vivre dans une constante appréhension. Laurence -elle-même n’échappa pas entièrement à cette loi commune. Ses anxiétés -furent affreuses dans les premiers jours où elle sut Cyril exposé. Elle -ne cessait de trembler pour lui. A toute heure, à toute minute, elle se -demandait avec épouvante: «Vit-il encore? N’est-ce point en ce moment -qu’il est frappé?» Puis, son imagination fatiguée se lassa de lui -représenter sans cesse l’horreur des tranchées, la mort de celui qu’elle -aimait. Son âme réclama un peu de repos et de joie, accueillit avec une -sorte d’ivresse les consolations de la religion. Maintenant, elle -écoutait avidement les Arêle lorsqu’ils lui parlaient des miracles -opérés par la toute-puissance de la prière. Sa ferveur s’accrut. Elle -s’attacha passionnément à l’espérance. Le fait que Cyril, pendant huit -mois, ne prit part à aucune attaque lui parut manifestement -providentiel. Elle se persuada que Dieu, exauçant ses prières, le -tiendrait toujours à l’écart des grandes batailles. Mais que -devint-elle, lorsqu’au mois de septembre commença l’offensive de -Champagne et que Cyril fut bientôt au plus fort de la mêlée? Il se -battait nuit et jour, presque sans relâche. Ses lettres parvenaient -encore, brèves et pleines d’une horrible tristesse. Son régiment était -décimé, ses amis le quittaient un à un, fauchés par la mort, blessés ou -prisonniers. Il les pleurait amèrement. Son cœur brûlait du désir -d’imiter ces héros qu’il voyait chaque jour tomber auprès de lui. Il -devait s’exposer beaucoup, car il fut, à deux reprises, cité à l’ordre -du jour. Cependant Laurence, au milieu de ses angoisses, sentait -redoubler sa confiance, puisque, malgré tant de périls, Cyril vivait. La -mort l’environnait en vain. La protection divine était évidente. Parce -qu’il avait offert sa vie généreusement, Dieu la refusait, le sauvait -malgré lui, le couvrait de son aile. Une lettre du poète acheva de -rassurer la jeune femme: «Ayez confiance, écrivait-il. J’ai vu la mort -de près. Je viens d’y échapper par miracle. Continuez à prier pour moi.» -Laurence se jeta à genoux. Son cœur débordait de joie et de -reconnaissance. Elle ne craignait plus rien. Comme elle se relevait, un -coup de sonnette retentit à sa porte. Elle reçut des mains d’un petit -télégraphiste un pneumatique et reconnut l’écriture de Mme de Clet. Sans -doute, celle-ci, qui l’attendait le même jour à Bourg-la-Reine, -décommandait le rendez-vous pris la veille. Laurence ouvrit l’enveloppe -et, sur le mince papier, elle lut quelques mots seulement, écrits en -caractères tremblés, désordonnés, presque illisibles: «Cyril tué. Venez, -oh! venez vite!» - - - - -X - - Il était presque tenté de croire que le linceul n’enveloppait - que les gens vieux et infirmes et ne cachait jamais sous ses - plis funèbres la beauté jeune et gracieuse. - - DICKENS. - - -Parmi les désastres imprévus qui consternent la terre, il n’est point de -plus sombre ni de plus surprenant prodige que la mort d’un être jeune -et, si fréquemment qu’il se reproduise, l’imagination ne le peut -concevoir, le tient pour impossible. Debout, Laurence considérait avec -une attention extrême le court billet qu’elle venait de lire. Elle -n’éprouvait aucune émotion, nulle peine. Son visage ne s’était point -altéré, son cœur ne battait pas plus vite, et, par moments, elle -secouait la tête comme quelqu’un qui nie. D’abord, son instinct seul -refusa de croire à la tragique nouvelle. Puis sa raison la réfuta par -des arguments victorieux. La lettre de Cyril, reçue une heure plus tôt, -restait ouverte sur la table, protestait comme une voix humaine. Sans -doute, elle datait de quatre jours et les obus tombaient à toute minute. -Mais n’aurait-il pas fallu à la mort, si prompte qu’elle soit, un long -temps, des efforts répétés pour glacer cette vie brûlante, pour détruire -ce cœur de poète, vaste comme le monde? D’ailleurs, comment admettre que -le malheur ait pu frapper Cyril sans atteindre Laurence, ni retentir, si -faiblement que ce fût, dans son âme? Cette hypothèse lui arracha un -sourire de défi. Tel est l’égarement de l’amour. On le croit sage et -inspiré, on l’appelle divinateur. A la vérité, il ressemble à un enfant -malade qui toujours délire, se trompe et ne sait rien. Grand par son -seul désir, mais aveugle, borné, impuissant, effrayé par une ombre, ravi -par la plus vague illusion, il tremble quand rien ne le menace et -follement espère quand il est condamné. - -«Cyril tué.» Ces deux mots, cependant, quelqu’un avait pu les unir, -convaincre Mme de Clet de leur réalité, la contraindre à les répéter. -Laurence eut beau froisser le mince papier où ils étaient gravés comme -une sentence inexorable, ils continuèrent d’exister, retentissant à ses -oreilles comme le tintement grêle d’une cloche lointaine. Elle s’habilla -en toute hâte et sortit de chez elle. Pour aller plus vite, elle appela -un taxi et donna au chauffeur l’adresse de Mme de Clet. Assise dans la -voiture qui roulait à travers les rues tranquilles, elle réfléchissait. -Ses yeux ne voyaient que des choses riantes: la jeune verdure des -arbres, l’azur transpercé de part en part par les flèches du soleil. -C’était un bel après-midi de septembre, lumineux et pâle, dont l’aspect, -invinciblement, la rassurait. Elle savait pourtant qu’à cette heure des -combats meurtriers se livraient sous ce ciel sans altérer sa sérénité -calme. Pourquoi croyait-elle que la nature, féroce pour tous, était -cependant incapable de la tromper? Pourquoi pensait-elle que la même -lumière qui éclaire impassiblement tant de désastres, aurait refusé de -luire sur sa seule douleur? «Cyril tué!... non, c’est faux, -répétait-elle avec confiance, la preuve en est dans ta beauté, ô noble -jour! Si tu souris si doucement, c’est parce qu’il lève encore vers toi -son cher visage. Terre bienveillante, tu n’oserais pas refleurir si tu -portais, dans tes profondeurs sombres, son corps brisé, son cœur -anéanti. Soleil intègre, toi qui vois tout, tu ne brillerais pas ainsi -sans honte si tu contemplais à la fois, en même temps que ma forme -vivante, celle de mon amour au tombeau.» - -La maison de Mme de Clet se dressait toute blanche au milieu de son -jardin fleuri, véritable fouillis de dahlias et de roses. La lumière de -ce beau jour l’entourait sans la pénétrer, se brisait contre sa façade -aveugle dont toutes les persiennes étaient hermétiquement fermées. Il -semblait évident que cette demeure abritait un cœur désespéré qu’elle -cherchait à défendre contre la joie insultante du dehors. Laurence -n’entendit pas, comme de coutume, des aboiements tumultueux de chiens -répondre à son coup de sonnette, ni même des pas s’approcher. La porte -s’ouvrit sans bruit, et la vieille servante, qui pleurait et chuchotait -tout bas, referma précipitamment le lourd battant de chêne, barrant la -route à l’importun soleil. L’obscurité remplissait les pièces closes, -admirablement rangées, dont toutes les portes restaient ouvertes et qui -paraissaient inhabitées depuis très longtemps. Laurence, les yeux encore -éblouis, avançait en tâtonnant à travers ces ténèbres. Elle parvint -enfin au cabinet de travail de Cyril. Là, dans la même pénombre, Mme de -Clet, déjà vêtue de noir, gisait dans un fauteuil et lui tendait les -bras avec un long sanglot. Laurence s’était jetée vers cette forme -désolée. Des larmes coulaient sur ses joues. Pourtant elle pleurait -seulement de pitié pour l’erreur tragique de cette mère. Elle ne croyait -pas à la mort de Cyril. Elle attendait que son émotion fût calmée pour -rompre la trame de mensonge jetée comme un filet sombre sur leur vie. -Mais après l’avoir embrassée, après s’être plainte à elle avec des mots -incohérents, des gémissements entrecoupés, Mme de Clet prit sur ses -genoux une lettre ouverte qu’elle lut tout haut, d’une voix vacillante -et sans timbre. Cette lettre, écrite par un prêtre, aumônier au régiment -de Cyril, était courte. Elle commençait par des condoléances et de -pieuses exhortations. Puis elle racontait en quelques lignes le fait -simple et terrible. Trois jours auparavant, vers quatre heures de -l’après-midi, pendant un court combat, Cyril avait été blessé d’une -balle en pleine poitrine. Transporté mourant au poste de secours, il -gardait cependant toute sa connaissance. L’aumônier avait pu lui donner -une dernière absolution, prononcer près de lui quelques prières -auxquelles, n’ayant pas la force de parler, il répondait par signes. -S’étant éloigné pour assister d’autres blessés, le prêtre n’avait revu -Cyril qu’au moment où celui-ci venait d’expirer. Il décrivait la paix -ineffable de ce beau visage endormi, louait cette âme admirable qui, -plus d’une fois, s’était ouverte à lui et qu’il voyait au ciel. Sa -lettre s’achevait par quelques mots d’espoir et la promesse d’une -réunion éternelle. Mais qu’importait à Mme de Clet. Elle ne voulait -point être consolée. La tête renversée sur le dossier de son fauteuil, -elle sanglotait. De ses lèvres entr’ouvertes s’échappait sans cesse là -même plainte monotone: «Il est mort, il est mort!» Et ce cri, cent fois -répété, frappant le cœur de Laurence à la même place, y faisait pénétrer -la vérité. Le cher visage, qui partout et toujours l’accompagnait, tout -à l’heure encore si radieux, graduellement se décolorait, s’estompait -dans l’air vide. Elle le cherchait et ne le trouvait plus. Tout son -amour, luttant avec la réalité inexorable, ne réussissait pas à lui -rendre la vie. Soudain, comme sous un subit éclat de foudre, Cyril lui -apparut, couché sur un lit d’ambulance, inerte, les yeux clos, le sceau -de la mort sur la face, tandis qu’autour de lui, comme un décor -maintenant inutile, le monde chancelait, se défaisait, tombait en -ruines... - -Elle pleura durant des jours et des nuits, comme si elle n’avait plus -d’autre but, ni d’autre fonction sur la terre. La source de ses larmes -semblait intarissable. Elle pleurait tout naturellement comme on -respire, jusque dans son sommeil, et plus encore quand elle s’éveillait, -car la vie n’offrait plus à son imagination, comme à sa mémoire, que des -images sombres: deuils et regrets dans le passé, vide, solitude absolue -dans l’avenir. Son chagrin cependant n’était pas égoïste. Elle se -penchait, avec une immense pitié, sur la douleur de Mme de Clet. -Celle-ci, dans son désespoir, aimait à sentir son triste cœur souffrir -auprès du sien: «Oh! Laurence, je n’ai plus que vous, lui disait-elle -souvent, vous seule adoucissez ma peine, jurez-moi que vous ne me -quitterez jamais.» Avant qu’elle la réclamât, la jeune femme lui avait -secrètement voué toute sa vie. - -Chaque jour, elle se rendait à Bourg-la-Reine. Mme de Clet lui -communiquait les lettres que lui écrivaient en grand nombre les chefs ou -les camarades de son fils. L’un d’eux, blessé en même temps que lui, -avait seul assisté à ses derniers moments dont il fit pieusement le -récit. Laurence apprit qu’à l’heure suprême, quand, ayant déjà l’aspect -d’un cadavre, il semblait insensible à tout, Cyril avait voulu parler. -Si grand fut son effort qu’on vit des larmes filtrer sous ses paupières -closes. A plusieurs reprises, distinctement, il avait prononcé deux -noms: celui de sa mère et celui de Laurence. Ce fut pour cette dernière -une immense consolation. La certitude que Cyril, en mourant, pensait -encore à elle, assouvit pour quelque temps l’exigence de sa passion. Ce -seul nom, prononcé par lui, était comme un lien entre eux, un signe -qu’il la réclamait pour partager son éternité. Maintenant, lorsque son -âme appelait l’âme envolée, du fond de la tombe et des ténèbres -infinies, ce cri d’amour lui répondait. Elle l’écoutait le jour et la -nuit sans parvenir à en épuiser la douceur. Cette parole était pour elle -un merveilleux trésor, l’honneur de sa vie brisée. - -Peu après, l’aumônier envoya à Mme de Clet un pli cacheté que Cyril lui -avait confié pour le mettre en sûreté avant l’attaque. Ce pli contenait -deux lettres: l’une pour Mme de Clet, l’autre pour Laurence. La première -était pleine de tendres recommandations, de conseils, d’exhortations. La -seconde demeura secrète. Laurence ne voulut pas l’ouvrir. Elle sentait -encore nettement à ses côtés la présence de Cyril. Les paroles, les -beaux exemples qu’il lui avait laissés, si récents, si réels encore, -affermissaient son courage. Un jour viendrait où ce souvenir même -perdrait sa force et, peu à peu, l’abandonnerait. Elle avait devant elle -une longue vie à vivre. Cette lettre était la dernière consolation, le -seul secours qu’elle pût désormais attendre. Elle la réserva pour des -heures plus désolées. Elle l’enferma dans un étroit sachet et la porta -toujours contre son cœur. - -Les premiers moments, en effet, ne furent pas les plus durs. La douleur -dans son paroxysme a quelque chose de doux et de sacré. Elle soutient en -même temps qu’elle accable. Elle détache l’âme de toutes les vanités du -monde, l’emporte sur des cimes pleines de lumière où Dieu lui parle -familièrement. Tout est simple pour celui qui pleure, comme pour celui -qui va mourir. Délivré de toute espérance humaine, n’attendant plus rien -de la terre, il écoute la rumeur de l’infini, il regarde si -attentivement l’invisible que la face nue de la vérité lui apparaît dans -toute sa splendeur. Durant assez longtemps, Laurence, dans la stupeur de -sa tristesse, fut profondément calme et résignée. Son chagrin était une -sorte d’extase où Cyril l’assistait constamment, la consolait par la -promesse d’une réunion éternelle qui lui semblait étonnamment proche. -Cet état d’attente passionnée dura peu. Ses larmes bientôt tarirent; son -âme aride rentra dans sa prison de chair. La vie, retombant devant son -regard comme un voile bariolé de couleurs affreuses, lui masqua le ciel -entr’ouvert. - -Alors la religion cessa de la soutenir. Toute ferveur l’abandonna. Elle -n’avait, en effet, prié avec ardeur que dans le désir acharné de sauver -Cyril. N’ayant point été exaucée, elle douta de la Providence. Lorsque -ses confesseurs ou les Arêle lui parlaient de la bonté divine, elle -secouait la tête avec un morne sourire, évoquant ce moment où elle -jetait vers le ciel de si joyeuses actions de grâce, le remerciant -d’avoir préservé son bien-aimé, alors qu’il était déjà mort. Elle eut la -faiblesse de juger Dieu ainsi qu’un être humain, de lui garder presque -rancune, comme à l’ami qui vient de vous trahir. Maintenant, même à -l’église, au lieu de lui offrir simplement sa douleur, elle la lui -présentait orgueilleusement, le cœur plein de murmures et de reniements. -Mais lorsque sa révolte était trop vive, trop complète, Cyril -intervenait. Ombre charmante et souveraine, il revenait hanter ses -rêves, ses pensées. Vaincue par la peur de lui déplaire, Laurence -tombait à genoux. L’ayant perdu pour toute la vie, elle craignait de le -perdre encore pour l’éternité. Alors elle cessait de se plaindre et -priait pour qu’il lui fût rendu. L’amour qui la rapprochait de Dieu l’en -éloignait en même temps. Courbée au pied des autels, elle n’appelait que -Cyril et ne songeait qu’à lui. - -L’été passa, puis l’hiver. Elle essaya de vivre. Elle se remit à écrire, -sans but, sans suite, sans art, simplement pour soulager parfois son -cœur trop lourd. Elle ne croyait plus à l’utilité du travail, à la -nécessité de l’effort, depuis qu’elle avait vu tant de nobles destinées -avorter misérablement, tant d’êtres investis d’une mission définie -descendre au tombeau sans l’avoir pu remplir, depuis que Cyril, poète -admirable, était mort sans achever son œuvre et presque sans honneur. -Peu à peu elle rouvrit les livres qu’il avait aimés. Elle en lut -d’autres qu’il ne connaîtrait jamais. Alors, quand une phrase -éblouissante inondait son âme de lumière, elle tournait la tête, -cherchant instinctivement l’ami perdu. Elle pleurait parce qu’il n’était -plus là pour s’émouvoir et s’enthousiasmer avec elle. Les plus beaux -vers et la splendeur du monde, quand le printemps revint, la -déchiraient, car toute beauté pour la femme est un amer poison, du -moment que, solitaire, elle ne peut l’offrir à l’amour. - -Le plus terrible fut le moment où sa jeunesse, qui longtemps avait paru -foudroyée, une fois encore se réveilla et, secouant le joug du regret, -du malheur, réclama impérieusement un peu de joie. Souvent, vaincue par -la langueur d’un beau jour, Laurence se laissait enivrer par de -dangereuses illusions. Alors, son imagination puissante, habile, bien -exercée, l’entourait de prestiges, d’enchantements, et lui rendait Cyril -vivant. Elle le voyait comme autrefois, se pencher sur ses livres. Par -moments, elle sentait nettement sa main sur la sienne et la chaleur de -son visage contre le sien. Elle évoquait le passé: leurs longues -causeries, leurs rires, les adieux. Puis elle inventait d’autres scènes -impossibles, le retour de Cyril, de longs voyages avec lui, une -existence, parfois triste et pleine de tourments, où jamais pourtant il -ne la quittait. Ces rêves enfin se dissipaient, la laissant anéantie. Il -lui fallait de nouveau céder Cyril à la mort, rendre tous les bonheurs -un instant retrouvés, rentrer dans sa solitude. Pour échapper à -l’obsession de ces chimères, elle s’efforça de ne plus songer qu’à la -minute présente, de vivre comme un être éphémère qui, né le matin, doit -mourir le soir, qui n’a pas de passé et n’aura pas d’avenir. Ses -habitudes changèrent. Elle s’occupait de son ménage, se pliait à des -besognes matérielles longtemps dédaignées, rangeait, s’agitait. -Lorsqu’elle allait passer quelques jours chez les Arêle, à Versailles, -jamais plus on ne la voyait s’asseoir au parc, goûter dans le repos le -charme d’une heure radieuse. Elle allait toujours, elle marchait comme -quelqu’un qui fuit. Le soir, lorsque étendue dans son lit, elle -attendait de tomber dans l’oubli du sommeil, sa pensée s’en allait -errer, dans la forêt de Fontainebleau, parcourir les sentiers familiers, -saluer les arbres amis. Car sa jeunesse, pourtant si douloureuse, lui -apparaissait comme une époque paisible et délicieuse. C’était le seul -temps de sa vie qu’elle pût évoquer sans souffrance. - -Chaque jour, l’injustice féroce de la destinée lui apparaissait avec -plus d’évidence. La douleur, la mort choisissaient, pour les frapper -avec une partialité terrible, les plus vertueux, les meilleurs, -épargnant au contraire respectueusement les méchants, les médiocres. -Elle ne pouvait dominer son indignation lorsqu’elle lisait dans les -journaux le nom de son ancien ennemi, Douran, âme basse mais brillant -officier, qui maintenant, général et commandant d’armée, se couvrait de -gloire depuis le début de la guerre. La France, si unie lors de la -mobilisation, se divisait en deux camps bien distincts: le camp des -victimes et celui des habiles auxquels seuls profitait la douleur des -premiers. Un jour, Gaston Noret vint annoncer à Laurence son prochain -mariage. Il épousait une jeune fille fort jolie, richement dotée, qui -oubliait pour lui un fiancé mort à Charleroi. - ---Ceux qui se font tuer sont de fameuses poires, ricanait le bohème avec -sa franchise cynique. - -Laurence ne voulut plus le voir. Elle le haïssait pour cette parole et, -parce qu’il vivait heureux, préservé de tout danger par un rempart de -héros: - ---C’est pour ces lâches que Cyril est mort, se disait-elle. - ---Non, mon enfant, c’est pour vous, lui répondaient les Arêle -lorsqu’elle exhalait devant eux sa révolte. Le Christ seul est mort pour -le monde entier. Tout homme, si grand qu’il soit, ne meurt que pour un -petit nombre d’amis. Parce que vous étiez très près de Cyril et qu’il -vous aimait, il a désiré sans nul doute que son exemple, son sacrifice, -servent à votre salut. Suivez donc sa trace humblement, sans regarder -autour de vous, ne méconnaissez pas son amour. N’aurait-il éclairé et -racheté que votre âme, son sang n’eût point coulé en vain. - -Laurence alors s’attendrissait, comprenait de nouveau le sens divin de -la douleur. Elle retrouvait toujours auprès des Arêle un peu de courage -et de paix. Bientôt, cette consolation même lui fut retirée. Ses amis, -en effet, vieillissaient beaucoup. Le colonel eut une attaque -d’apoplexie qui lui laissa un embarras de la parole et une grande -fatigue cérébrale. Mme Arêle déclinait aussi visiblement. La maladie et -la douleur, peu à peu, les retranchaient du monde, opposaient un -invincible obstacle à l’ardeur de leur charité. S’ils ne cessaient pas -de prier pour ceux qui leur étaient chers, ils ne pouvaient plus les -aider effectivement par leurs encouragements, leurs exhortations, leurs -conseils. Ils n’avaient plus la force de soutenir une conversation -suivie. Laurence, lorsqu’elle venait les voir, ne restait qu’un instant, -n’osait plus leur parler de ses chagrins. Elle les embrassait, leur -souriait, les quittait vite. Elle les aimait et s’en savait aimée. Mais, -comme tant d’autres, ces deux figures séraphiques s’effaçaient de sa -vie. - - - - -XI - - J’ai été mis en oubli dans les cœurs comme un mort; on m’a - traité comme un vase brisé. - - Ps. XXX, 12. - - -Dans son abandon, Laurence s’attachait à Mme de Clet chaque jour -davantage. La différence d’âge qui les séparait ne leur permettait pas -de se comprendre entièrement. Quoique frappées par la même épreuve, -elles n’avaient pas la même façon de souffrir. Mme de Clet, qui ne -s’était jamais éloignée de la religion, y trouvait tout naturellement sa -force et sa consolation. Son âme simple et enthousiaste se jetait en -Dieu avec une impétuosité toujours nouvelle. Sa foi était inébranlable, -sa ferveur ne connaissait ni sécheresse, ni déclin. Laurence, toujours -torturée par le doute, s’étonnait d’une ardeur si constante. Mais quand -le désespoir la glaçait jusque dans la moelle des os, elle se -réchauffait avec délices près de ce cœur toujours brûlant. C’était -maintenant Mme de Clet qui la soutenait, la réconfortait, lui parlait -d’espérance. Elle l’adorait, l’appelait sa fille chérie. Elle avait, -pour lui témoigner son affection, des effusions qui bouleversaient la -jeune femme. - ---Je n’ai pas le droit de me plaindre, lui disait-elle souvent. Dieu est -bon puisqu’il m’a donné en vous un tel trésor. Oh! sans doute, j’ai hâte -de rejoindre au ciel mon Cyril. Pourtant, vous m’enchaînez à la terre. -Oui, pour vous, à cause de vous, je désire vivre quelques années encore. - -Laurence s’émerveillait d’une telle tendresse. La pensée qu’une créature -humaine l’aimait et avait besoin d’elle lui rendait la vie supportable -encore. Chaque semaine, elle allait passer deux ou trois après-midi à -Bourg-la-Reine. Mme de Clet lui racontait l’enfance de Cyril, lui -redisait ses moindres paroles. Elles relisaient ensemble ses lettres. -Son souvenir, qui prenait pour Laurence une acuité si douloureuse alors -qu’elle était seule, lui était infiniment doux quand Mme de Clet -l’évoquait avec elle. Ces longues conversations, ces réunions lui -devenaient absolument nécessaires. Elle s’attristait souvent en songeant -que sa vieille amie, vraisemblablement, mourrait avant elle, qu’il lui -faudrait la perdre et la pleurer. - -Le temps passait. Nul n’espérait plus revoir jamais la paix. Privée du -revenu que lui rapportait sa maison de Sedan, Laurence se trouvait aux -prises avec les plus grandes difficultés pécuniaires. Les Arêle, -toujours généreux, lui servaient et venaient de lui assurer par -testament une rente annuelle de trois mille francs. Son loyer, trop -élevé, absorbait les deux tiers de cette somme. Et elle avait, tout en -vivant avec économie, entamé fortement son petit capital. La guerre -menaçant de durer toujours, il lui fallait trouver un moyen de se -suffire avec ses minces ressources. Juliane parvint à résoudre ce -problème, en apparence insoluble. Quoique dépourvue de toute bonté -réelle, elle était naturellement obligeante. Laurence, d’ailleurs, à -plusieurs reprises, lui avait prêté de l’argent qu’elle n’avait pu lui -rendre. Cette dette et le respect inné de la solidarité familiale -stimulèrent sa froide charité. Dans la maison qu’elle habitait, avenue -d’Orléans, au rez-de-chaussée, un petit logement de garçon, composé de -deux pièces agréables et claires et d’un cabinet de toilette, se -trouvait libre. Cette bonbonnière se louait huit cents francs par an. -Mais l’absence de toute cuisine semblait la rendre inhabitable pour une -femme. Juliane leva cet obstacle, en proposant à sa belle-sœur de -prendre ses repas chez elle, moyennant une pension extrêmement modique. -Cette combinaison, qui devait mêler si intimement sa vie à celle de deux -êtres qu’elle ne pouvait aimer, épouvanta Laurence. Elle se soumit -pourtant à la nécessité et donna congé de son appartement. - -De son côté, Mme de Clet cherchait à déménager. Elle avait pris en -horreur sa grande maison de Bourg-la-Reine, où elle retrouvait partout -de trop déchirants souvenirs. Le peu d’argent que Cyril lui avait laissé -était épuisé. Trop pauvre pour conserver une bonne, elle ne pouvait -habiter sans danger une demeure absolument isolée. Pour accroître un peu -son revenu, elle se décida à vendre une grande partie des meubles -anciens et rares qu’elle avait toujours conservés à travers tous les -avatars de sa fortune. Des amis dévoués les lui achetèrent à l’avance et -les payèrent un bon prix. Elle se reconstitua ainsi un certain capital -dont les intérêts, joints aux loyers que lui rapportait son immeuble de -Dijon, devaient la préserver du besoin. - ---Je veux rentrer à Paris, disait-elle à Laurence, vivre tout près de -vous et je serai heureuse. - -Elles visitèrent ensemble des appartements. A l’avance, Mme de Clet se -déclarait sans exigence. «Une cabane me suffira, affirmait-elle, si je -puis vous voir facilement, ma chère Laurence.» Dès qu’elle entrait dans -les logis étroits, que ses ressources lui permettaient seuls d’aborder, -sa résignation se changeait en révolte. Elle ressortait précipitamment. - ---Oh! oh! quelle affreuse cage, s’écriait-elle avec dégoût, j’y mourrais -au bout de trois jours. Malgré ma pauvreté, il me faut, pour rester en -bonne santé, de l’air, de l’espace, des pièces peu nombreuses mais -grandes, un jardin. Cherchons hors de Paris, les environs immédiats sont -bien desservis, je viendrai facilement vous voir. - -Elles trouvèrent en banlieue des rez-de-chaussée avec jardin. Ils -étaient extrêmement vastes et délabrés. Mme de Clet les visitait en -frissonnant. - ---Brr..., disait-elle, comme je sentirai doublement ma solitude dans ces -grandes baraques! - -Laurence excusait ces contradictions, comprenant qu’il est permis à tout -être affligé de ne pas savoir ce qu’il veut. Elle cherchait avec -patience une combinaison qui pût satisfaire entièrement Mme de Clet. - ---Au fond, lui dit un jour celle-ci, ce qu’il m’aurait fallu, c’est la -province ou la campagne. Tenez, j’ai reçu hier une lettre d’une ancienne -amie qui a perdu comme moi son fils unique. Elle s’est retirée dans un -couvent à Lourdes. Elle est complètement indépendante, mais non point -seule. Les dames pensionnaires sont charmantes. Je pourrais avoir une -grande chambre, exposée au midi, la jouissance d’un parc immense, une -nourriture succulente, tout cela pour huit francs par jour. C’est -presque incroyable. On dit qu’à Paris, bientôt, les restrictions vont -devenir terribles. Là-bas, nulle privation à craindre: pas besoin de -chauffage, le climat est divin. Le couvent possède des vaches, des -poules. On a du lait à volonté, des œufs d’une fraîcheur exquise. Et -quelle atmosphère religieuse, on est à la source des grâces, -ajouta-t-elle, confondant dans un même enthousiasme ces divers avantages -matériels et spirituels. - ---Sans doute, approuva complaisamment Laurence, ce couvent eût été le -rêve peut-être pour nous deux. - -Mais sa pauvreté l’enchaînait au foyer de son frère et il était entendu -que Mme de Clet ne pouvait la quitter. Elle s’étonnait un peu de voir -celle-ci entretenir une correspondance suivie avec son amie de Lourdes -et réclamer sans cesse de nouveaux renseignements. Elle la pressait -d’arrêter avenue du Maine un appartement petit, mais qui lui semblait -acceptable. Mme de Clet ajournait sans cesse sa décision. Un après-midi -elle accueillit Laurence avec une tendresse plus vive encore que de -coutume. - ---Ah! je vais vous faire de la peine, lui dit-elle tristement, mais sans -aucun embarras. Pourtant vous m’approuverez, j’en suis sûre. -Figurez-vous que j’ai reçu une lettre de Lourdes hier. On m’avertissait -qu’il restait une seule belle chambre dans le couvent, qu’elle était -demandée par trois personnes, que si je la voulais, il fallait l’arrêter -immédiatement par dépêche. Que faire? Vous êtes témoin que je ne trouve -rien à Paris ni en banlieue. Laisser échapper cette chambre et tant -d’avantages, c’était de la folie peut-être. J’aurais voulu courir chez -vous, vous consulter, il était trop tard. J’ai passé toute ma nuit à -prier, à pleurer, demandant à Dieu, à Cyril, de me guider. Le matin -venu, je n’ai plus hésité, j’ai télégraphié pour arrêter la chambre, Ah! -si je ne vous avais pas, Laurence, je partirais joyeuse, sans rien -regretter, mais c’est un affreux chagrin pour moi de vous quitter, même -momentanément. - -Laurence demeura un instant immobile, silencieuse et comme foudroyée. - ---Momentanément, dit-elle enfin, répétant avec effort ce mot qui l’avait -particulièrement frappée. Momentanément? Vous voulez dire pour toujours? -C’est une séparation absolue, définitive. - ---Je mourrais, si je croyais cela, s’écria Mme de Clet. Vous viendrez me -voir chaque année, ou c’est moi qui viendrai. - -La jeune femme la regardait avec stupeur. Elle savait que leurs -ressources respectives ne leur permettraient jamais d’entreprendre de -tels voyages. Elle trouva des arguments d’une indéniable évidence pour -démontrer que toute réunion leur serait désormais impossible. Mais Mme -de Clet refusa de se laisser convaincre. Elle sourit et leva les yeux au -ciel d’un air inspiré. - ---Dieu nous aidera, dit-elle; il ne m’enverrait pas là-bas si vous ne -deviez m’y rejoindre. Pour nous réunir, il fera naître des occasions -inattendues, nous donnera l’argent nécessaire. Je le lui demanderai -tellement qu’il m’exaucera, j’en suis sûre. Si je n’avais pas cette -certitude, je ne partirais pas! - -Elle ne mentait pas. C’était une âme parfaitement noble, incapable de -perfidie, mais qui, volontiers, se nourrissait d’illusions, prenant ses -désirs pour la réalité. Dominée par son enthousiasme pour Lourdes, elle -supprimait avec la plus sincère mauvaise foi le seul obstacle qui l’eût -empêchée de partir. Elle devinait obscurément qu’un climat agréable, un -beau site, une atmosphère saine et paisible, un certain bien-être -physique, l’absence de tout souci matériel, mieux que la plus solide -amitié, rendent la vie supportable. Cependant, son instinct seul la -poussait à choisir la meilleure part, à rechercher des avantages que sa -raison dédaignait. Elle n’avait fait aucun calcul égoïste. Elle -sacrifiait Laurence et ne le savait pas. Mais celle-ci, incapable de -comprendre cette absolue candeur, se crut victime d’une monstrueuse -hypocrisie. - ---Hélas! songeait-elle indignée, tant de protestations cachaient donc -tant d’indifférence? Elle ne pouvait vivre sans moi. Mon affection était -son seul bonheur et mon cœur son asile. Pourtant elle m’abandonne. C’est -une abominable trahison, la plus noire du monde. - -Son chagrin fut si violent que, dès le lendemain, elle tomba malade. -Elle dut rester toute une semaine au lit avec une forte fièvre. Mme de -Clet vint la voir tous les jours. Un après-midi, la trouvant mieux, elle -fondit en larmes: - ---Oh! Laurence, que j’ai souffert durant ces huit jours, dit-elle. Les -mères, voyez-vous, s’inquiètent toujours follement pour leurs enfants. -Je vous ai crue perdue! - -«Elle m’aime, songea Laurence abasourdie. Je ne comprends rien à ces -cœurs mortels. Elle m’aime, c’est indéniable, mais à sa manière. Tout le -monde aime à sa manière qui n’est jamais la bonne. Sans doute j’ai dû -parfois décevoir les autres autant qu’ils m’ont déçue. Il faut être -indulgente.» - -Elle témoignait toujours à Mme de Clet la même tendresse. Mais l’effort -qu’elle devait faire pour lui cacher sa peine l’accablait de fatigue. -Cette amitié, autrefois si consolante, devint son supplice. Il lui -fallait dépenser tout ce qui lui restait d’énergie, de force d’âme dans -ses visites à Bourg-la-Reine. Le reste du temps, elle passait ses -journées dans son lit, se nourrissait à peine, n’ayant plus le courage -de préparer ses repas. Sa santé s’altéra et sa faiblesse accrut encore -sa sensibilité. Devant les autres, elle parvenait encore à se dominer. -Seule, un bruit inattendu, une porte claquant brusquement, la moindre -douleur physique, lorsque par hasard elle se heurtait à quelque meuble, -lui arrachaient des larmes. La mort de Royale Egypte, qui s’éteignit un -matin sans souffrance, lui fit une peine affreuse. - ---Comme la vie est chose précaire! se dit-elle. Après tout, il vaut -mieux que Mme de Clet s’en aille. Je ne la verrai pas mourir. - -Le départ de Mme de Clet pour Lourdes coïncida avec le déménagement de -Laurence qui dut subir à la fois toutes les ruptures. Elle dit adieu à -sa jeunesse, à son passé en quittant l’appartement où elle avait vécu -près de Cyril, malheureuse et pourtant comblée, des heures qui restaient -sa seule richesse. Il lui fallut passer sans transition, de cette -atmosphère triste mais recueillie et pleine d’amour, dans un foyer sans -chaleur ni tendresse. Les deux premiers repas pris chez son frère lui -furent horriblement pénibles. Etrangère parmi ces gens satisfaits, elle -écoutait avec un sentiment de glacial isolement les phrases pompeuses de -Juliane, les plaisanteries d’André, les réflexions extraordinaires de -leur fillette, enfant trop précoce, déjà mondaine et précieuse comme sa -mère. Laurence passa une mauvaise nuit et, le lendemain, se leva de -bonne heure pour aller conduire Mme de Clet à la gare. - -On était au mois de février 1917. Depuis plusieurs semaines, chaque nuit -la température descendait à dix-sept et dix-huit degrés au-dessous de -zéro. Ce matin-là, le froid était plus pénétrant encore que de coutume. -Un vent coupant et âpre neutralisait les efforts nonchalants du soleil -pâle et tout empaqueté de brumes. - ---Certes, je serai mieux à Lourdes par un hiver pareil, disait Mme de -Clet, frissonnant sous son lourd manteau de voyage. Il y a entre les -Pyrénées et Paris une grande différence de température, on me l’écrit -encore ce matin. Là-bas, durant le jour, on se croirait en été; les -nuits seules sont froides. Mais, Laurence, loin de vous, j’aurai -toujours le cœur glacé. - ---On ne saurait tout avoir, répondit doucement Laurence. - -Elle parlait sans aucune amertume. Elle désirait sincèrement que toute -déception fût épargnée à Mme de Clet. - ---Car maintenant, songeait-elle, quoi qu’il arrive, je ne pourrai plus -rien pour elle. Cyril, ce n’est pas ma faute! Vous me l’aviez laissée, -j’aurais voulu lui être douce. C’est elle qui m’abandonne. - -Arrivées à la gare, bien avant l’heure du départ, les deux femmes -s’installèrent dans un compartiment vide. Mme de Clet avait pris dans -ses mains les mains de Laurence et, d’une voix émue, elle lui disait les -choses les plus tendres, les plus touchantes. La jeune femme, accablée, -répondait à peine. Elle ne s’expliquait pas comment un être qui l’aimait -si sincèrement pouvait volontairement la quitter pour toujours. A vrai -dire, ce départ était en grande partie son œuvre. Elle n’avait rien fait -pour l’empêcher, elle n’avait pas tenté de combattre les influences -auxquelles Mme de Clet obéissait inconsciemment. La vie est une lutte -acharnée où, pour ne point tomber dans le dernier malheur, il nous faut -constamment nous défendre contre nos meilleurs amis mêmes, incapables -qu’ils sont de deviner nos moindres chagrins. Ah! si en cet instant, à -cette heure pourtant tardive, Laurence avait avoué sa peine; si, -invoquant le nom de Cyril, elle avait supplié sa mère, disant: «Ne me -quittez pas, de grâce, je n’ai plus que vous moi aussi, et je ne puis -vivre à jamais seule au milieu d’étrangers!» Si elle avait parlé, -peut-être Mme de Clet, comprenant enfin le mal qu’elle lui faisait, -fût-elle descendue du train pour la suivre, renonçant à ses projets. Les -cœurs humains ne sont pas inexorables. Ils se sacrifient volontiers à -ceux qui les implorent. Les faibles trouvent partout aide et protection. -Mais ceux qui, trop fiers pour se plaindre, dissimulent leur souffrance -secrète, ceux-là ne rencontrent, la plupart du temps, nul secours. Parce -qu’ils sont forts, on les charge de toutes les croix et, se détournant -d’eux, on les fuit, on les abandonne à leur courage. - -Cependant, l’heure du départ approchait. Laurence descendit du train sur -le quai. Penchée à la portière du wagon, Mme de Clet, tout en larmes, -lui parlait: - ---Soignez-vous bien pour moi, disait-elle, souvenez-vous que j’ai besoin -de vous pour vivre. Oh! quelque chose me dit que nous nous reverrons -bientôt. Ecrivez-moi souvent. Je le ferai, moi, tous les jours. Au -revoir, n’est-ce pas, au revoir! - -Au moment où le train s’ébranlait, son regard, tout à coup, devint -tellement semblable à celui de Cyril que Laurence couvrit ses yeux de sa -main avec un gémissement. Une fois encore, son nom, prononcé par une -voix connue, lui entra dans le cœur comme une flèche douce et -empoisonnée. Puis brusquement les cris des employés, les sifflements -aigus de la vapeur, le grincement des roues du train sur les rails -formèrent autour d’elle la grande rumeur de l’adieu. Lorsqu’elle rouvrit -les yeux, la voie devant elle était vide. Sur le quai, les rares -personnes venues pour accompagner quelque voyageur se hâtaient vers la -sortie. Elle les suivit machinalement, chancelant comme un aveugle que -son guide a quitté et qui, pour la première fois, cherche tout seul sa -route au milieu des ténèbres. - -Elle voulut rentrer chez elle à pied, cherchant instinctivement dans le -mouvement et la marche un étourdissement salutaire. Il y avait ce -matin-là beaucoup de monde par les rues, car, malgré le froid, ce temps -sec invitait à la promenade. Laurence, au milieu de cette foule, sentait -plus cruellement sa solitude et sa détresse. Elle regardait avec une -attention extrême tous ces passants, s’étonnant de voir tant de visages -si calmes, si indifférents, parfois même dilatés par le rire, quand -chaque jour tant d’hommes mouraient au front, quand la vie était si -tragique. Par moments, il lui semblait que ces inconnus la dévisageaient -avec curiosité, remarquaient sa démarche chancelante, ses traits -défaits, ses yeux hagards. Alors, elle se redressait, s’efforçait de -prendre une attitude ferme, raidissant tous les muscles de son visage. - ---Quelle contrainte, songeait-elle, et comme on est mal pour souffrir au -milieu des hommes! Même dans les temps de calamité publique, la douleur -sera toujours pour eux un étonnement et un scandale. Tout être -malheureux est retranché du monde, sa place est parmi les bêtes, dans le -désert, dans la forêt! - -La forêt! Longtemps après qu’elle l’eut prononcé, ce mot retentissait -encore dans son cœur. Dominant la rumeur de la rue, il bruissait, il -frémissait, imitant à lui seul le murmure des arbres. Elle se souvint -des années passées près d’eux, à Fontainebleau; du serment qu’elle leur -avait fait. Elle espéra en eux. Il lui semblait que seuls ils sauraient -encore lui rendre un peu de paix. En cette heure où tout lui manquait, -la forêt lui apparaissait comme son unique asile, car la nature ne peut -ni trahir, ni mourir. Sa splendeur est sans déclin, sa douceur -éternelle. Laurence, les yeux demi-fermés, ne voyant déjà plus que -futaies, branches entrelacées, rochers noirs, marchait plus lentement, -obsédée par le désir de la fuite et du voyage. - -Soudain, au coin d’une rue, la devanture d’un bijoutier attira ses -regards. Un instant, elle s’immobilisa, réfléchissant devant ces objets -scintillants. Puis, s’étant dégantée, elle entra délibérément dans le -magasin et, lorsqu’elle sortit, elle ne portait plus au doigt une bague -en diamants et rubis que son père lui avait donnée, mais elle serrait -dans son petit sac quelques billets de banque. - -En arrivant au seuil de sa maison, elle croisa son frère qui rentrait: - ---Eh bien! dit-il en lui serrant la main, comment va? Froidement! Quelle -bise! Un rude temps pour ceux du front. On dit que quelques morts ont eu -les pieds gelés cette nuit dans leurs tombes. - -Il avait pris, depuis le début de la guerre, le goût des plaisanteries -macabres. Laurence eut horreur de lui. Elle se détourna, disant: - ---Je suis un peu souffrante, préviens ta femme. Je ne déjeunerai pas. - -Lorsque Juliane, un peu plus tard, descendit pour prendre de ses -nouvelles, elle achevait de préparer son sac de voyage et annonça à sa -belle-sœur son départ pour Fontainebleau. - ---Comment, s’écria Juliane suffoquée, vous partez, aujourd’hui, par ce -froid... sans aucun motif? Voyons, ma chère, c’est insensé! Avez-vous -tant d’argent pour le jeter ainsi par les fenêtres? Et qui finira votre -installation? - -Elle désignait d’un geste accusateur les objets qui, déballés hâtivement -par les déménageurs, s’entassaient sur le parquet dans un désordre -inextricable. - ---Bah! dit Laurence avec indifférence, j’ai toute ma vie pour ranger -cela et je reviendrai dans deux jours. L’argent nécessaire, je l’ai -trouvé. Il faut que je parte au plus tôt. - ---Vous êtes attendue, sans doute? interrogea Juliane ironiquement. - -Laurence acquiesça d’un signe de tête. - ---C’est vrai, dit-elle rêveusement. J’ai pris jadis avec les arbres un -rendez-vous auquel je ne puis manquer. - -Juliane éclata de rire. - ---Avec les arbres! Vous avez quelque chose d’urgent à leur dire? - -Laurence demeurait insensible à ces railleries. Elle murmura très bas, -avec une expression douce et hagarde: - ---En effet... oui... quelque chose d’urgent... je vais leur redemander -mon âme. - -Cette fois, Juliane, calmée brusquement, la crut folle. Elle prit le ton -condescendant d’une grande sœur, gourmandant une enfant déraisonnable. - ---Oui, je comprends, dit-elle. Mme de Clet est partie ce matin. Vous -avez de la peine. Mais, ma pauvre petite, la vie nous envoie chaque jour -une épreuve nouvelle qu’il convient de supporter stoïquement. -L’accomplissement du devoir quotidien, si mesquin soit-il, est le -meilleur remède aux pires chagrins. Tenez, nous allons ranger tout cela -à nous deux. Ne pensez plus à vos chimères. Ce soir vous serez déjà -mieux. - -Laurence secoua la tête. - ---Non, Juliane, c’est là-bas seulement que je puis guérir. Ne me grondez -pas. Laissez-moi partir. Merci, vous êtes bonne. Oh! vous l’avez -toujours été pour moi. - -Dans un geste de subit abandon, inclinant sa tête sur l’épaule de sa -belle-sœur, elle l’embrassa. Et son visage était si triste que Juliane, -émue malgré sa sécheresse, se retira sans dire un mot. - - - - -XII - - Et, l’esprit égaré, il s’en alla, emportant son supplice et son - cœur furieux. - - HOMÈRE. - - -Partie à l’aventure, Laurence dut attendre pendant trois heures à la -gare de Lyon avant de trouver un train qui se forma péniblement, partit -avec un retard considérable, et, non content de s’arrêter à chaque -station, stoppa plusieurs fois en pleine campagne, flânant et se -traînant, comme s’il n’avait aucun but, aucun espoir d’arriver jamais -nulle part. La jeune femme n’atteignit Fontainebleau qu’à neuf heures du -soir, et là, seuls l’accueillirent, au sortir de la gare, la nuit triste -et le rude hiver. - -Une voiture mal suspendue, grinçante, cahotante, traînée par un cheval -défaillant, l’emmena à travers les rues noires vers le centre de la -ville. Appuyée sur les durs coussins qui sentaient le moisi et la -pourriture, Laurence se réjouissait d’avoir froid. Elle ne pensait à -rien, ne souffrait plus. Son corps grelottant, sa chair misérable, -désiraient comme le bonheur suprême un asile, un feu, la douceur d’une -chambre claire et chaude. - -Mais l’hôtel où elle descendit ne lui offrit pas, dès l’abord, le -bien-être matériel qu’elle espérait goûter. On croyait, en y entrant, -passer d’une rue éventée à une rue plus froide encore. Le charbon -manquait, cette année-là, dans toute la France et le calorifère n’était -pas allumé. Dans ces murs délabrés de maison provinciale, stagnait un -air plus âpre encore que celui du dehors. Une servante, emmitouflée de -châles épais, conduisit la voyageuse dans une chambre morne où Laurence -but sans plaisir un thé tiède, grignota quelques gâteaux qui semblaient -vieux de plusieurs siècles. Puis, tout de suite, elle se déshabilla, se -glissa dans des draps humides et s’endormit d’un sommeil de plomb. - -Lorsqu’elle se réveilla le lendemain matin, elle aperçut, derrière ses -volets clos, une clarté étrange qui n’était pas celle du soleil. La -femme de chambre, en lui apportant son déjeuner, lui apprit que la neige -était tombée durant la nuit et, ouvrant les persiennes, découvrit un pan -de toit étincelant sous un ciel sombre. Puis elle entassa dans la -cheminée une pyramide de bûches minces et alluma un feu ardent dont -toute la chambre fut égayée. Laurence, pour avoir moins froid, quitta -son lit, s’enveloppa de son manteau, s’installa au coin de l’âtre, -contemplant, avec le sourire ébloui d’une enfant malheureuse, la belle -flamme dansante. Elle but à petites gorgées, lentement, son thé du -matin. Quand elle fut réchauffée, réconfortée, elle s’approcha de la -fenêtre et souleva le rideau. - -En face d’elle, la neige s’allongeait comme un tapis sur les toits, -ceignait d’un cordon diamanté les balustrades des croisées, parait -somptueusement la laideur ordinaire des maisons. En bas, sur la -chaussée, sur les trottoirs, passaient sans interruption des camions -militaires, une foule bariolée d’officiers, d’infirmières, de soldats -aux uniformes variés. Malgré cette animation inusitée, sous ce voile -éblouissant, Laurence reconnaissait parfaitement la rue Grande, la -vieille rue provinciale, étroite, encaissée entre des façades inégales -et de noirs magasins. Devant ce décor familier où rien n’avait changé, -elle mesurait mieux l’immense transformation opérée en elle et qui -n’était pas l’œuvre unique du temps. Pour l’accabler et la vieillir -ainsi, il avait fallu la douleur de l’amour, la seule qui flétrisse une -âme féminine, la marque pour toujours, car les autres peines, si vives -qu’elles soient, n’altèrent pas la jeunesse. Huit ans auparavant, en -quittant Fontainebleau, Laurence gardait encore, en dépit des épreuves -subies, un courage intact, une ardeur frémissante, la possibilité d’être -heureuse. Elle ne connaissait pas Cyril. Elle espérait en lui sans -l’avoir jamais vu. Et, en un instant, il lui était devenu plus -nécessaire que tout au monde. Il avait décuplé pour elle la valeur des -années, lui apportant chaque jour des émotions nouvelles, des chagrins -inoubliables. Il était descendu dans sa mémoire plus profondément -qu’aucun souvenir, remplaçant tout ce qu’elle avait aimé. C’est parce -qu’il l’avait quittée qu’elle était seule, errante, et partout -étrangère. Appuyée sur lui, ou certaine qu’il était encore sur la terre, -elle eût goûté quelque douceur à chercher dans la ville les traces de -son passé. Mais, puisqu’il n’était plus là pour la consoler de tout, -pourrait-elle supporter ce sombre pèlerinage, évoquer tant de deuils, -sans lui irréparables? Que retrouverait-elle dans sa course inutile à -travers des ruines? Seulement les ombres de son père et d’Ursule, une -maison dont le seuil lui était interdit; seulement des indifférents, -incapables de comprendre son malheur, des ennemis qui s’en réjouiraient; -peut-être Lucie Jaffin, l’œil au guet, toujours prête à se réjouir de la -douleur des autres. Laurence frissonnait en songeant à cet affreux -visage. Elle avait peur des vivants, peur des fantômes, peur de tout ce -qui pouvait ranimer la douleur qu’elle supportait si mal et -qu’apaiserait, croyait-elle, miraculeusement la forêt. - -Elle décida de ne pas sortir encore, s’habilla lentement, puis, s’étant -agenouillée, fit sa prière. Mais les formules habituelles avaient fui sa -mémoire et seul lui montait aux lèvres un verset connu, un grand cri de -détresse: «Mon Dieu, jetez vos regards sur moi; prenez pitié de moi, car -je suis seul et pauvre!» - -L’heure du déjeuner la surprit, inerte, rêvant devant son feu. Elle -descendit et s’installa près d’un poêle en faïence qui chauffait -imparfaitement la grande salle à manger. L’odeur des mets lui était -agréable, jusqu’au moment où, s’étant servie avec plaisir, elle portait -à sa bouche la nourriture tout d’abord désirée. Alors une nausée subite -la faisait défaillir; elle repoussait son assiette avec dégoût, -attendait impatiemment le plat suivant pour éprouver encore la même -répulsion. Autour d’elle, rapprochés du feu le plus possible, une -vingtaine de convives déjeunaient. C’étaient, pour la plupart, des -militaires de tous grades. Quelques-uns s’isolaient avec une femme, -épouse, mère, sœur ou maîtresse, à des tables particulières. Les autres, -groupés à la table d’hôte, riaient très haut, parlaient fort. Parfois -ils prononçaient gaiement des noms tragiques: Charleroi, Verdun, Les -Eparges. Ils avaient tous été au front, couru de grands dangers, reçu de -graves blessures. Pourtant ils étaient sains et saufs. Laurence, -songeant à Cyril mort, regardait avec une amère jalousie ces vivants. -Elle prit à la fin du repas deux tasses de café, puis, ranimée par ce -brûlant breuvage, elle sortit de l’hôtel et, tout droit, par la rue -Grande et le boulevard de Paris, gagna la forêt. - -Elle ne l’avait jamais vue sous cet aspect polaire, car, durant les -hivers peu rigoureux où elle habitait Fontainebleau, la neige n’était -jamais tombée que pour fondre presque aussitôt. Aujourd’hui, sa nappe -étincelante, légère mais durcie par la gelée, recouvrait la terre. Son -éclat éclipsait aisément celui du ciel terne et toute la clarté du jour -semblait venir du sol, de ce blanc tapis scintillant qui s’étendait à -l’infini. - -Autrefois, quand elle avait vingt ans, Laurence se fût vite familiarisée -avec le blanc désert où elle venait d’entrer. Elle eût partagé sans -effort le recueillement ascétique des arbres, semblables à des moines -sous leurs blancs capuchons. Désarmée par ses adorations ferventes, la -grande magicienne, qui avait changé la forêt, eût, d’un coup de -baguette, aboli dans sa mémoire le souvenir, endormi son âme jeune et -libre encore, prompte à subir toute influence. Maintenant, nulle autre -beauté que celle d’un visage ne devait plus la subjuguer. La douleur -l’entourait comme une muraille. Les fantômes de ses amis perdus la -gardaient, l’isolaient, la retranchaient du monde, lui voilaient la -splendeur des choses extérieures. Nulle communion ne pouvait s’établir -entre la nature, pétrifiée par l’hiver, et ce cœur fermé par le sceau de -l’amour. - -Sans comprendre les causes de cette mésintelligence, elle accusait les -bois hostiles qui semblaient s’ouvrir à regret devant elle, tandis que, -refaisant instinctivement sa dernière promenade, elle montait par la -route du Bouquet-du-Roi vers la Cathédrale: - ---Ne me reconnaissez-vous point, disait-elle, beaux arbres, mes -confidents? N’aurez-vous point pour moi un geste d’accueil ou de pitié, -me refuserez-vous tout asile? En si peu de temps, ingrats, m’avez-vous -oubliée? Ou bien, durs et bornés, n’avez-vous, ainsi que les hommes, -qu’insultes et dédains pour les naufragés de la vie? Vous les -victorieux, vous les triomphateurs qui, toujours debout, résistez aux -vents, aux orages, à l’hiver, ne cédant qu’à la foudre, chers arbres, -n’ayez pas horreur de moi, à cause de mes larmes, car ce n’est pas une -mince douleur qui a pu détruire mon courage, jadis formé par vous. J’ai -été dépouillée de tout: rien ne m’a été laissé de tous les biens qui -m’étaient nécessaires. Un moment je me suis trouvée riche, presque -heureuse. Je m’appuyais sur des vivants tendres et forts. Je les -retenais d’une étreinte puissante et que je croyais éternelle, mais ils -m’ont été arrachés. Mon père, Ursule, Cyril! Tous perdus! Une amie -cependant m’était restée, une seule! C’était trop encore. Elle m’a -abandonnée. O forêt! selon mon serment, n’ayant plus rien, je viens à -toi. Reçois-moi, berce-moi sur ton sein maternel. Donne-moi la force et -la paix. Dis-moi pourquoi j’ai tant souffert. - -Et une réponse lui parvint, précise et simple: «Parce que tu as donné -tout ton cœur à la créature périssable, cherchant en elle tes seules -délices, alors que l’amour humain n’aboutit qu’à la trahison.» - -Dans le grand silence qui pesait sur la forêt, cette sentence retentit -longtemps, comme si, successivement, chaque arbre, s’éveillant d’un -profond sommeil, se plaisait à la répéter. Et Laurence méditait cette -explication qui lui révélait enfin complètement l’horreur de la vie. -Oui, c’était vrai, l’amour humain, maudit et condamné, se trouvait -réduit à tromper sans cesse, à se briser contre l’infranchissable -solitude où languit, malheureux et inaccessible, tout être mortel. -Elle-même, si acharnée, si fidèle en ses affections, n’avait-elle pas -dû, l’un après l’autre, abandonner ceux qu’elle aimait? En dépit de ses -efforts, elle n’avait pu sauver son père de la douleur, ni le défendre -contre la folie. Ursule était morte loin d’elle et, peu à peu, reprise -par la force de la jeunesse, elle les avait oubliés pour Cyril. A lui, -du moins, elle s’était crue liée indissolublement. Elle défiait l’espace -et le temps de les séparer jamais. Elle aurait juré que sa vie dépendait -de la sienne, qu’aucune douleur ne pouvait le frapper sans retentir -aussitôt dans son cœur. Pourtant, au moment où la mitraille le -renversait mourant sur un champ de bataille, nul pressentiment ne -l’avait avertie. Elle demeurait tranquille, tandis que, sur un lit -d’hôpital, soldat inutile et brisé dont on se détournait déjà, il avait -prononcé son nom avec des larmes. Cette heure, qui pour lui était la -dernière, l’heure tragique, suprême, pleine de visions et de fantômes, -pour elle avait été simple, douce, pareille aux autres. Peut-être -regardait-elle en souriant la lumière d’un beau jour, à l’instant même -où il sombrait dans la nuit éternelle. Sans qu’elle l’assistât d’une -prière, d’un cri de pitié, il avait subi les grandes épouvantes de -l’agonie. Lui, son idole et son amour, il était, comme tous les hommes -avant lui, entré seul dans la mort. - -Et soudain une autre pensée l’accabla: - ---Si moi, qui n’avais que Cyril au monde et qui toujours étais en peine -de lui, je n’ai pu deviner ses souffrances, savoir qu’il me quittait, -être avec lui toujours, au moins par la pensée, comment lui, du haut du -ciel, pourrait-il encore me suivre, me rester fidèle? N’est-il pas -séparé de moi par des abîmes de joie? Tandis que j’erre, perdue, dans -ces déserts de neige, n’est-il pas au centre du feu, retranché dans la -paix incommunicable? Peut-il se souvenir de mon visage devant la face de -Dieu? Non, il m’oublie. Il m’a trahie avec les astres et les anges. - -Alors, elle précipita sa marche. Elle allait, elle courait presque, -portant en elle, ainsi qu’un aiguillon furieux, son amour indigné. Son -cœur n’exhalait que reproches, blasphèmes, accusations. Séparée de tout -et de Cyril même, elle songeait avec un indicible désespoir à cette âme -exultante au ciel. - -Elle parvint enfin au carrefour des Cépées. Là, quittant la grande -route, elle s’enfonça sous les piliers de la Cathédrale. Ce lieu jadis -si beau, si riant, quand le vent de septembre chantait sous ses hautes -nefs, était maintenant méconnaissable. Le ciel bas, couleur d’encre, -pesait sur les arbres qui, raidis dans un gigantesque effort, semblaient -soutenir avec peine ses nuées croulantes. L’horizon menaçant fermait de -draperies mortuaires ce temple sinistre où, sur la blancheur crue de la -neige, ressortaient, avec un relief funèbre, les troncs humides et -sombres des hêtres. Dans cet étrange paysage, tout était blanc ou noir -et rien n’avait gardé les couleurs de la vie. Laurence se crut parvenue -au dernier cercle de l’enfer. Elle avançait avec l’espoir de revoir -enfin la terre brune et familière, une feuille, peut-être un pan de ciel -bleu. Mais devant elle, à l’infini, s’entr’ouvraient les mêmes étendues -glacées. Partout le ciel était fermé, la terre maudite. Partout elle se -sentait poursuivie, cernée par la solitude. - -Soudain, dans l’effort qu’elle fit pour franchir un talus glissant, -quelque chose se déplaça sous son corsage avec le bruit léger d’un -papier qu’on froisse. La lettre de Cyril reposait toujours sur sa -poitrine. Elle n’avait pas tout perdu! Ce dernier trésor lui restait -encore. - ---Vais-je l’ouvrir? songeait-elle. Vais-je épuiser d’un seul coup ma -dernière richesse? Pourquoi différer plus longtemps? N’ai-je pas atteint -le point culminant du malheur? Si rien ne me vient en aide, j’ai peur de -ne pas pouvoir vivre, fût-ce une heure. Je ne puis tarder davantage. - -Elle descendait à ce moment un sentier, étroit et raide, qui menait dans -une partie de la forêt où les futaies étaient moins élevées. Dans un -carrefour gisait le tronc d’un arbre abattu. Laurence balaya de la main -la neige qui le couvrait et s’y assit. Ce repos lui fut doux. Elle tira -de son corsage la lettre de Cyril, l’ouvrit et lut: - -«Mon régiment est au repos pour quelques jours. Je profite d’un instant -de calme pour vous écrire, car j’ai comme un pressentiment que ma vie me -sera bientôt demandée et votre sort me cause la plus déchirante -inquiétude. Laurence, pauvre enfant, que deviendrez-vous si je meurs? Je -sais que vous vivrez,--vous me l’avez promis,--mais probablement dans un -absolu désespoir. Il faut qu’au moins quelques paroles de moi vous -parviennent encore. Je suis extrêmement changé, et vous n’avez pas -changé avec moi. Vous êtes toujours dans les tourments et l’ombre -épaisse, moi je suis parvenu à la sérénité. Mon cœur, si longtemps -inquiet, si longtemps déchiré, s’est enfin apaisé, parce que j’ai trouvé -la vérité, l’ineffable amour, parce que Dieu est toujours avec moi. -Dieu, Laurence! Comme ce nom seul est doux, suffisant. Je voudrais qu’il -vous ravisse, ainsi qu’il me ravit. Je voudrais vous léguer ma foi, -partager avec vous le trésor de ma paix, car je me sens responsable de -votre âme qui s’est si passionnément donnée à moi. Je tremble que la -douleur de ma mort ne vous éloigne de Dieu au lieu de vous en -rapprocher. Laissez-moi vous éclairer, vous guider, vous montrer une -erreur dont vous ne soupçonnez aucunement la gravité: vous m’aimez d’un -amour démesuré, infini, dont je ne suis pas digne. Tout ce qui en vous -désire la beauté sans ombre, l’amour sans déclin, le parfait, l’éternel, -se trompe en s’adressant à moi. Vous me prenez pour la lumière et je ne -suis qu’un reflet de l’auguste soleil, une étincelle de l’incorruptible -flamme. Je ne suis, comme tout être et toute chose, qu’un ouvrage et un -signe de Dieu. Ne vous arrêtez pas à moi, Laurence, passez outre. Allez -à Lui; c’est Lui que vous aimez en moi sans le savoir. - -«Je vous connais, vous êtes si folle que vous m’accuserez peut-être -d’insensibilité, disant: «Il a refusé mon âme!» Comprenez-moi. Aller à -Dieu, ce n’est pas rompre tous les liens qui nous attachent aux -créatures, mais les renouer plutôt d’une manière plus forte, plus -durable. Je ne vous demande pas de m’oublier, bien au contraire. Je -pense que votre place doit être à mes côtés, toujours unie à moi, et, -comme autrefois sur la terre dans des livres périssables, lisant avec -moi dans le livre éternel. Je n’imagine pas qu’au ciel même nous -puissions être pleinement heureux, si nous n’y devions retrouver, pour -les mieux aimer, nos amis les plus chers. Je pars le premier. Pourtant, -là où je vais, je vous aiderai encore. Quels que soient parfois votre -abandon, votre détresse, même si je me tais quand vous m’appellerez, ne -doutez pas de moi. Sachez que je suis avec vous, que je vous attends et -que je désire ardemment votre âme. Le mal que je vous ai fait, je veux -vous en demander pardon à jamais. La douleur que je vous ai apportée, je -veux la consoler durant l’éternité. Il n’y aura pas de repos absolu pour -moi; tant que vous ne m’aurez pas rejoint, tant que je ne verrai pas -sourire dans la lumière votre visage heureux.» - -Le ciel s’était obscurci plus encore et la neige commençait à tomber -abondamment. Laurence ne s’en apercevait pas. Courbée en deux, le front -dans ses mains, elle relisait la précieuse lettre qui, comme par -miracle, répondait à ses questions, dissipait ses doutes, rassurait pour -toujours son amour anxieux. Quand elle la sut par cœur, elle se leva. -Tout haut, lentement, distinctement, comme pour prendre à témoin le ciel -et la terre de son triomphe, elle dit: «Il m’aime encore!» - -Ces simples mots, comme une formule magique, la réconcilièrent avec -l’univers. La forêt, tout à l’heure hostile, lui apparut comme un lieu -enchanté, Elle venait d’ailleurs de changer encore. La neige, qui -tombait à flots, raccourcissait les perspectives, fondait et brouillait -les lignes du sévère paysage. Ses flocons légers flottaient, erraient -longuement dans l’air avant de toucher le sol ou de se poser sur un -arbre. Ils couvraient les plus minces branches d’une frondaison -étincelante et délicate. Laurence se crut dans un verger, au printemps, -quand le vent d’orage arrache aux arbres et jette de tous côtés des -tourbillons de pétales. A travers cette blancheur mouvante, elle -avançait, non plus comme un être maudit qui cherche en tremblant un -asile incertain, mais comme une enfant bien-aimée au milieu du jardin -paternel où tout a fleuri pour elle. - ---Il m’aime encore, songeait-elle, mieux qu’autrefois, pour toujours. Il -m’aime. Oui! je dois en croire sa parole et cette certitude en moi, plus -douce qu’aucun serment. Pourquoi souffrir et regretter les jours passés? -La vie, médiocre et malfaisante, tissait autour de nous sa trame -d’erreurs et de malentendus. Les mots humains sans cesse nous -trahissaient, nous imposaient leurs réticences. A tous moments, il me -quittait. Mais la mort, au lieu de séparer, rapproche. En le perdant, je -l’ai trouvé. - -Longtemps, elle marcha ainsi, exhalant vers Cyril ce cri passionné qui, -sans cesse, retentissait en elle. Enfin, elle s’arrêta, comme pour -attendre une réponse, et quelques termes de la lettre lui revinrent à la -mémoire, pareils à un refus doux et inexorable: «Vous m’aimez d’un amour -démesuré dont je ne suis pas digne. Ne vous arrêtez pas à moi, Laurence, -passez outre. Allez à Dieu, c’est Lui que vous aimez en moi sans le -savoir.» - -Elle réfléchissait, étonnée, un peu triste. - ---Dieu, dites-vous, songeait-elle. Eh quoi! Cyril, vous n’étiez pas -l’amour? Dieu, dites-vous! C’est bien. Je sais qu’en dehors de Lui rien -n’existe, qu’il est le but de tout désir, que sans lui le cœur le plus -riche connaît la privation. Mais je l’ai appelé en vain, et j’ai eu peur -de son silence, peur de son nom formidable. Hélas! pour aller vers Lui, -dites, quelle est la route? Celle de la douleur sans doute, puisque tout -s’obtient par la douleur et la patience, l’être infini comme l’être -humain. O Cyril, je ne vous ai conquis que par un long martyre. Je vous -ai tant attendu, tant cherché, ami cher! Je ne refuserai pas de le -chercher et de l’attendre, Lui, mon Dieu! - -Maintenant, l’extase où elle avait été plongée se dissipait. Après avoir -touché le ciel, elle se retrouvait sur la terre avec la certitude d’un -long exil. De nouveau, le poids de la vie l’accablait. Elle comprenait -que, pour gagner la récompense éternelle, il lui faudrait beaucoup -souffrir encore. Son premier devoir était de retourner parmi les hommes, -d’abord à Fontainebleau, puis à Paris pour y subir son destin, pour -reprendre la croix qu’elle avait rejetée et qu’elle acceptait de nouveau -humblement. Alors, ayant fini sa course errante, trouvé ce qu’elle -cherchait: son courage et son âme, elle regarda autour d’elle, essaya de -s’orienter. - -Ce n’était pas une tâche aisée. Elle se trouvait dans cette partie de la -forêt qui s’étend entre Barbison et Franchard et que sillonnent des -sentiers pareils, réunis symétriquement, de place en place, par des -carrefours semblables. Là, même en été, quand le soleil par sa position -offre un point de repère, le promeneur doit consulter sa carte pour ne -point s’égarer. Les écriteaux ne peuvent renseigner que ceux auxquels -les moindres chemins sont depuis longtemps familiers. Mais Laurence qui, -dans les environs directs de Fontainebleau, eût retrouvé sa route au -milieu des ténèbres, connaissait moins bien cet endroit, déjà lointain, -que l’absence et la neige achevaient de lui rendre étranger. Pourtant, -gagnant le carrefour le plus proche, qui était celui de Bois d’Hyver, -elle en fit le tour en consultant les écriteaux. Le premier, fendu par -quelque bourrasque, n’était plus qu’un tronçon inutile. Elle déchiffra -les autres un à un, lisant: «Route des Ventes Alexandre», «Carrefour du -Chêne des Marais», «Route du Bois d’Hyver», «Carrefour des Monts -Girard». Ces noms ne lui rappelaient rien. Elle s’efforça de rassembler -ses souvenirs; mais son esprit, tourné passionnément vers les choses -éternelles, éprouvait une extrême difficulté à s’intéresser aux réalités -terrestres. A quoi bon, d’ailleurs, chercher un raccourci pour rentrer -dans la ville? N’était-il pas plus simple de reprendre les chemins -qu’elle avait suivis? Si capricieux qu’eût été son itinéraire, -n’avait-elle pas, pour la guider, un signe sûr: la trace de ses pas que -la neige, en tombant, n’avait pas encore effacée entièrement? - -Il était douteux cependant qu’elle pût refaire une marche de cinq à six -kilomètres à travers la neige épaissie où elle n’avançait plus qu’avec -de pénibles efforts. Après deux jours passés presque sans nourriture, -cette longue course dans la forêt glaciale la laissait épuisée. -Maintenant que ni le désespoir, ni l’indignation ne la soutenaient plus, -elle éprouvait une immense fatigue et s’avouait qu’elle avait faim et -froid. L’humidité de son manteau mouillé pénétrait ses vêtements, -gagnait son corps transi. Ses chaussures trop légères, trempées, -déformées et durcies par la neige, blessaient ses pieds douloureux. Elle -n’avait pas fait cinquante pas dans la direction du retour, qu’elle -s’arrêtait défaillante, s’appuyant à un jeune arbre comme à l’épaule -d’un ami. - -Sur les bois, pesait un silence ineffable. Sans aucun bruit, la neige -continuait à tomber, si douce, si douce, et pourtant si dangereuse. Sur -tout ce qui se trouvait soumis à son empire, elle opérait tranquillement -ses maléfices ordinaires, étouffant dans la nature tout vestige de vie, -dans l’âme humaine toute énergie, toute volonté. Comment songer encore à -la nécessité de l’action ou de la lutte, dans ce paysage irréel où tout -semblait mirage, ombre vaine, illusions, prestiges du sommeil? Le ciel -restait caché, la terre invisible. Les arbres, à travers le tourbillon -blanc qui les environnait, étaient pareils à des colonnes de fumée. -Fantôme parmi ces fantômes, Laurence s’attardait, pensant que ce repos -lui serait salutaire, qu’il serait toujours temps de reprendre sa route. -Elle ne songeait pas que l’heure s’avançait, que les journées de février -sont courtes, que chaque minute, en s’écoulant, mettait en péril sa vie. - -Si profonde était sa rêverie, si grande sa distraction, qu’elle ne -s’étonna pas d’entendre, dans ce désert, s’élever une voix humaine, un -chant qui tout d’abord lointain se rapprochait, se précisait, et par -lequel elle se laissait bercer. Il lui fallut faire un effort de -réflexion pour comprendre que c’était une chose étrange, inespérée, -extraordinaire, réelle cependant, car ses sens ne l’abusaient pas. Il -s’agissait bien d’une voix humaine, d’une voix masculine, jeune et -retentissante, qui chantait une chanson de marche. Laurence aperçut -bientôt, assez loin sur la gauche, à travers la neige, une silhouette -encore indistincte que les arbres cachaient par moments, mais qui -reparaissait bientôt et seule marchait, remuait, vivait dans la forêt -morte. L’inconnu, un garde forestier, avançait rapidement, réglant ses -pas sur le rythme de sa chanson. Il tenait à la main un gourdin qu’il -faisait tournoyer autour de lui et dont il frappait parfois un arbre qui -résonnait sourdement sous le coup. - -Laurence se dit que la présence de cet homme était pour elle une grande -chance. Il connaissait les bois. Il allait lui indiquer sa route. Il -l’accompagnerait, l’aidant à marcher si sa faiblesse était trop grande. -Franchard ne devait pas être très éloigné. Il la conduirait jusqu’à la -maison forestière où elle trouverait un abri pour la nuit, un lit, un -peu de nourriture, du feu. Malgré sa fatigue, elle ne désirait pas ces -biens si enviables et elle regardait avec indifférence approcher son -sauveur. - -Bientôt, il parvint à un carrefour où le sentier qu’il suivait croisait -celui où s’attardait Laurence. Il eût pu, en tournant la tête, -l’apercevoir. L’abandonnée avait prévu ce geste qui lui semblait si -naturel et que pourtant il ne fit pas. Rien, en effet, ne l’avertissait -qu’une créature humaine souffrait si près de lui. Talonné par le froid, -par l’heure tardive, il traversa le rond-point obliquement sans -s’arrêter et s’engagea dans un chemin qui montait sur la droite. Pour -attirer son attention, il eût fallu que Laurence courût vers lui sans -attendre, l’appelât d’un cri assez fort pour dominer sa chanson. Mais -elle était parvenue à cet état d’épuisement où l’être le plus énergique -ne peut plus rien pour lui-même. Il faut alors, pour le sauver, qu’on le -secoure de force. C’est l’état du soldat malade, blessé, fourbu par -vingt combats et qui peut tout juste mourir à la place qui lui fut -assignée, mais non point se porter en avant, ni même fuir. Laurence -voulut appeler: ses lèvres n’émirent qu’un gémissement faible. Elle -voulut marcher: il lui sembla qu’elle était prisonnière de l’arbre qui -la soutenait. Elle demeurait captive, engourdie, retenue de tous côtés à -son appui par les liens d’une enlaçante tristesse. Déjà le garde -s’éloignait. Dominée par une invincible torpeur, elle vit sa silhouette -diminuer, disparaître à travers les arbres. Sans faire aucun mouvement, -aucune tentative pour la saisir, elle laissa passer la chance offerte, -et cette chance était la dernière. - -En effet, maints signes annonçaient la fin du jour. L’après-midi sans -éclat, semblable à un long crépuscule, avait jusqu’au dernier moment -dissimulé l’approche de la nuit. Maintenant, de minute en minute, -l’horizon se rétrécissait. La neige, tout à l’heure si blanche, si -éblouissante, prenait une pâleur terne et grise. Soudain Laurence -comprit, qu’égarée ainsi dans la forêt où la nuit allait la surprendre, -par ce froid implacable, elle était en danger de mort. La peur, comme un -coup de fouet, ranima sa volonté défaillante, dissipa l’inconcevable -enchantement qui la retenait captive. Elle bondit, s’élança sur les -traces du garde, dont elle venait d’entendre encore, vaguement, très -loin, la voix affaiblie. Elle gravit le sentier qu’il avait suivi, -courant péniblement dans la neige qui lui montait presque jusqu’aux -genoux. Elle appela. Son cri désespéré se perdit dans l’air sans écho, -dans l’énorme silence. Elle parvint enfin en haut de la côte, espérant -follement y découvrir une maison, une silhouette humaine et n’y trouva -rien que des arbres, le sentier qui se continuait, barré par l’ombre. -Elle appela une fois encore, de toutes ses forces, de toute sa vie. Rien -ne lui répondit. Le garde était déjà très loin sans doute. Quelle folie -d’avoir perdu à le poursuivre un temps précieux! Dix minutes de marche -encore dans cette direction, elle eût trouvé la grande route, un peu -plus loin Franchard. Mais elle ne le savait pas. Craignant de s’égarer -plus encore, elle redescendit le sentier, chercha de nouveau au -carrefour les traces de ses pas. La neige les avait en partie -recouvertes. L’ombre achevait de les rendre indistinctes. Ce signe ne -pourrait la guider longtemps. Mais sans plus calculer, prenant un -sentier au hasard, espérant quelque secours impossible, elle allait, -elle courait, fuyant cette nuit envahissante qui, de toutes parts, -l’enlaçait comme un filet qui se resserre. Ses pieds blessés saignaient; -chaque pas lui causait des douleurs inouïes. D’affreux vertiges, par -moments, troublaient sa vue, la faisaient dévier du sentier parmi les -arbres où s’embarrassait sa marche. La neige ne tombait plus, mais le -froid, se faisant plus âpre, la mordait au visage comme une bête. Elle -ne pensait plus à rien, elle marchait et fuyait. L’instinct de la -jeunesse et de la vie, seul, agissait en elle, luttait furieusement -contre sa propre chair, sa fatigue, sa faiblesse, contre la nature -ennemie, la mort. Une première fois, ses forces la trahirent. Elle -tomba. Le blanc tapis qui pliait mollement sous son corps lui parut doux -ainsi qu’un lit de repos. Un sursaut de terreur la remit debout. Elle -fit quelques pas encore. Tout à coup, il lui sembla que les arbres -remuaient, se mettaient à tourner autour d’elle une sorte de ronde, -d’abord lente, puis vertigineuse. Pour essayer de rompre ce cercle -infernal, elle se jetait de côté et d’autre, à droite, à gauche, en -avant, en arrière. Ce fut là son dernier effort. Et elle s’abattit sur -la neige, pauvre proie longtemps traquée, qu’avaient enfin saisie, pour -l’immoler, la forêt, l’hiver et la nuit. - - - - -XIII - - Lors aussi s’évanouira la peur démesurée, et l’amour désordonné - mourra. - - _Imitation_, 3, XXXVII. - - -L’ombre était maintenant complètement tombée. Nulle étoile, ni le plus -mince rayon de lune ne perçaient les épais nuages. Seule, la persistante -blancheur de la neige luisait faiblement dans l’obscurité morne. Le vent -commençait à s’élever, avec une rumeur pareille à celle de la mer -montante. Les ténèbres qui délivrent la nature comme l’être humain des -contraintes imposées par le jour, invitaient toute douleur à délirer, et -la forêt, sortant de sa stupeur, ouvrant enfin ses mille bouches, se -plaignait longuement sur le cœur de la nuit. - -La tête appuyée à son bras, comme un enfant qui dort, Laurence gisait -sur le sentier, entre deux rangées d’arbres noirs, gardiens inexorables -auxquels elle n’échapperait plus qu’en échappant à la vie. Par moments, -elle regardait, au-dessus de leurs cimes mouvantes, le vide du ciel sans -étoiles, cet espace inconnu, où bientôt s’allumeraient pour elle les -lumières éclatantes, invisibles encore à son œil de chair. Mais, le plus -souvent, sa paupière restait close. Elle ne souffrait pas. Le froid -l’engourdissait lentement, d’une manière presque insensible. Son corps, -épuisé par la marche et la faim, cédait à la mort sans révolte, avec une -sorte de volupté. Pourtant, elle demeurait absolument lucide. Comme un -voyageur, prêt à partir, loin, par delà les mers, fait une dernière fois -le tour de sa maison, saluant ses souvenirs heureux ou tristes et -rassemblant ce qu’il doit emporter, ainsi son âme parcourait le cercle -de sa vie, cherchant parmi bien des ruines, une perle sans prix: cette -vérité, cette sagesse qu’acquiert ici-bas, à force de peine, toute -créature, la seule chose qui lui reste à son dernier jour et soit une -richesse au seuil de la tombe. - -En ce monde, où tout est mystère, l’homme n’a point d’autre guide que -l’homme, son semblable, duquel lui vient toute douleur et toute science. -Chaque être qu’il rencontre, noble ou abject, ami ou ennemi est un signe -de Dieu, un point de repère, écueil ou phare, placé sur la route obscure -qui va du provisoire à l’éternel. C’est pourquoi, à cette heure -dernière, Laurence, les yeux fermés, s’efforçait d’évoquer, non point -les circonstances de sa vie, mais, un à un, les personnages, héros ou -comparses, qui, avec elle, en avaient joué le grand drame. - -Lentement, des profondeurs de son passé, elle vit surgir une foule de -figures familières qui s’avançaient, par groupes, et qu’elle examinait -avec une attention extrême, comme les pages d’un livre obscur et sacré, -cent fois relu, mais encore imparfaitement compris. - -D’abord parurent des fantômes hostiles: Lucie Jaffin, Douran, Hecquin, -Mme Heller, tous ceux qui l’avaient persécutée, déçue, trahie, lui -révélant la laideur du monde. - -Puis vinrent des figures falotes: Juliane, André, Gaston Noret, tous ces -médiocres, sans vertu, ni méchanceté, sans grandeur, ni bassesse, -pauvres êtres dont un grain de sable comblait le cœur étroit, dont le -bonheur mesquin dégoûtait du bonheur. - -Mais bientôt, parmi cette foule confuse qui passait et repassait dans sa -mémoire, Laurence distingua des visages plus chers. Silencieusement, -avec un geste de bénédiction, les ombres de ceux qu’elle avait aimés -l’entourèrent. Ombres pathétiques, qui toutes avaient subi un cruel -martyre: Ursule, pauvre âme, consumée de charité, immolée au bonheur -d’un seul être qu’elle n’avait pu sauver; Paul Dacellier, cœur sans -repos, dévoré par le feu d’un inextinguible désir non réalisé; les -Arêle, si doux, si purs, et pourtant si durement éprouvés, vivants -encore, mais déjà morts avec leurs fils perdus. - -Pourquoi Laurence, à cette heure plus encore qu’autrefois, -éprouvait-elle, pour ces infortunés, l’admiration fervente, complète, un -peu jalouse qui, d’ordinaire, s’adresse aux seuls heureux? D’où venait -que leurs vies manquées lui paraissaient plus enviables qu’aucune autre, -leur voie rude préférable aux plus faciles chemins? Ces vaincus de la -vie gardaient pour elle un aspect triomphant, l’assurance et le calme -des victorieux. Manifestement, ils possédaient une sagesse supérieure à -celle du monde. Une force était en eux, une lumière qu’elle avait -devinée, reconnue toute jeune. Ils lui avaient appris que nul n’est -grand ici-bas que par la foi, la douleur ou l’amour. - ---Cela, je le savais, songeait-elle, évoquant une ombre plus chère -encore, mais sans vous, Cyril, j’aurais pu l’oublier, m’égarer pour -toujours. Vous avez été mon père et ma mère, mon guide, ma force, mon -ami. Chacune de vos paroles illuminait pour moi le monde et les plus -ténébreux mystères. Par vous, j’ai vécu votre vie et la mienne, vous -ayant donné mon âme. Vous m’avez détachée de tout et de vous-même, -cruellement parfois, pour me livrer à Dieu. Par vous, j’ai connu la -privation suprême, le désir sans repos et la soif et la faim. A travers -les affres, les miracles de l’amour humain, vous m’avez conduite à -l’amour infini. - -Elle atteignait le but de son voyage, l’instant où nul guide humain -n’est plus nécessaire, où la créature expirante, soumise à l’action -directe de la grâce, doit sans intermédiaire chercher son créateur. -Laurence prit congé des figures qui l’avaient visitée, leur adressant à -toutes, amies ou ennemies, un sourire de tendresse ou de pardon. Elles -s’éteignirent une à une, la laissant seule dans l’ombre. Mais cette -ombre était comme un voile épais posé sur un divin visage. Une approche -invisible remplissait déjà cette solitude. Laurence était comme une -femme dans les ténèbres, enfermée sans le savoir, avec son bien-aimé, et -avant qu’il lui parle, avant qu’il la touche, elle a deviné sa présence, -elle a crié son nom. - ---Dieu, Dieu, mon Dieu! gémit-elle. - -En même temps, il lui sembla qu’un glaive fulgurant pénétrait en elle, -venait frapper dans les dernières profondeurs de son cœur un point que -la douleur humaine n’avait encore jamais blessé. Et les larmes qui lui -échappèrent lui parurent les premières qu’elle eût jamais versées, tant -leur saveur était à la fois âcre et douce. Elle voulut, dans un geste -familier, porter la main à ses paupières humides. Mais déjà elle ne -pouvait plus faire aucun mouvement. Le froid paralysait ses membres. La -neige durcie enserrait étroitement son corps, le soudait à la terre -maternelle. Dans cette chair anéantie que dévorait la mort, l’âme seule -vivait d’une vie puissante. Comblée par une présence ineffable, elle -chantait passionnément. - ---Seigneur, c’est donc vous, disait-elle, qu’ai-je à présent besoin -d’explications? Puis-je nier l’existence du feu dont je sens sur moi la -brûlure? C’est vous, être infini, mystérieux, inexplicable, que rien en -moi ne comprend, que tout en moi, au premier signe, salue et reconnaît, -silence plus éloquent que toute parole, face cachée plus belle qu’aucune -figure vivante. Les formes, les visages humains qui vous révélaient à -moi vous cachaient en même temps. Maintenant qu’ils se sont évanouis, je -vous vois, je vous trouve enfin; amour sans déclin, amour éternel, vous -que j’ai à la fois constamment fui et cherché. - -Comme une jeune fille, amenée en présence du roi dont elle va devenir -l’épouse, apercevant pour la première fois son auguste visage, frémit et -se désespère parce qu’elle n’est point assez belle, ainsi Laurence, le -cœur pénétré d’une humilité déchirante, repassant toute son existence, -évoquant son reniement, sa longue révolte, sa résistance au seul amour, -pleurait ses dernières larmes que le vent gelait sur sa face. Mais comme -elle s’affligeait d’être pauvre de toute vertu, de tout mérite, soudain, -avec une ineffable joie, elle se souvint d’avoir beaucoup souffert. -Aussitôt l’énigme de sa vie lui fut expliquée. Sa destinée, pleine de -tempêtes et de tragédies sombres, lui apparut comme une voie unie et -droite qui conduisait à la lumière. - ---Bénie sois-tu, dit-elle, ô parfaite infortune, car je comprends enfin -l’œuvre éclatante que tu accomplissais en moi. Tu me fus accordée par -grâce, afin que je n’arrive pas les mains vides devant mon juge. Du -moins, à défaut d’autres présents, je puis vous les offrir, Seigneur, -toutes ces douleurs que j’ai parfois maudites, ne sachant pas qu’elles -étaient ma richesse, ma sauvegarde, ma force! Recevez-moi à cause -d’elles, car elles m’ont préservée des souillures du bonheur et -lentement purifiée pour vous. Acceptez donc, ainsi qu’un holocauste, non -voulu, précieux pourtant, ma jeunesse désolée, ma constante solitude, la -trahison de tous ceux en qui j’ai eu foi, la mort de ceux que j’ai -aimés. Acceptez mon amour pour Cyril, le long désir toujours trompé, -l’attente toujours vaine, la grande rupture de mon cœur au jour des -adieux. Acceptez enfin, ô mon Dieu, avec tout le passé, le présent, ces -quelques minutes qui me séparent encore de vous. Souvenez-vous, Bonté -suprême, que j’ai cru en vous indomptablement à cette heure où vous -m’aviez livrée à toutes les puissances des ténèbres. Je vous offre mon -abandon, ma misère complète, cette épouvante où j’entre sans aucune -assistance. - -Cyril, cependant, ne l’avait pas quittée. Comme elle formulait cette -plainte, elle le revit encore. Il semblait tendre les mains vers elle -dans un geste de pitié secourable. Elle le contempla tendrement et lui -dit adieu. - ---Ecarte-toi, supplia-t-elle, afin que pendant cette minute, la dernière -qui me soit accordée pour souffrir et pour mériter, j’endure toute la -douleur possible. Ecarte-toi, laisse-moi mourir seule. - -La chère ombre docilement s’évanouit. Laurence acheva sa prière: - ---Mais ce dernier bien qui me restait encore, cette image trop adorée, -Seigneur, je veux vous la sacrifier aussi, vous offrant jusqu’au -souvenir de Cyril, car je sais que pour vous plaire, il faut être -absolument nue et pauvre. O Dieu! roi des déshérités, amant de ceux qui -n’ont plus rien, vous qui pour me conquérir m’avez tout repris et tout -arraché, vous, dont j’ai subi toute ma vie la jalousie et la violence, -consumez en moi mon dernier amour, afin que je sois devant vous comme un -gouffre vide, un abîme béant qui souffre et qui désire! - -Quand elle se fut ainsi dépouillée de tout, reniant ses affections -humaines afin de les retrouver purifiées, son cœur entra dans la paix. -Autour d’elle, l’air retentissait de bruits confus, craquements, -sifflements aigus, lugubres plaintes. Sur le fond immobile de l’ombre, -les hêtres et les chênes, fantômes menaçants ou plaintifs, se tordaient -furieusement sous l’effort des rafales. Plus abandonnée qu’une bête -sauvage, Laurence gisait dans cette horreur, dans cet effroi, avec, pour -dernier lit, la terre, pour témoins, les arbres délirants, pour prières, -la grande lamentation du vent. Pourtant, ayant rouvert les yeux, elle -regardait avec tendresse la neige qui devait être son linceul, la forêt -qui, l’ayant perdue par ses ruses, assistait implacable à son agonie. Il -n’était pas jusqu’à la bise glacée sous laquelle frémissait encore sa -chair misérable qu’elle n’essayât de bénir. Elle à qui le plus beau -soleil avait été amer et le printemps ennemi, elle pardonnait à cette -nuit pleine de terreurs qui la tuait cruellement. - - * * * * * - -Mais adieu, toi que nous avons suivie jusqu’à cette heure où ta vie -s’achève, où Dieu t’a saisie dans sa main, où tu reposes, assouvie et -comblée, plus jeune qu’au jour de ta naissance, ta longue peine réparée -par un instant d’amour. Déjà ton âme, dont la mort lentement rompt les -liens, à demi sortie du monde, entrevoit la lumière, savoure la -plénitude de la foi. Ton extase demeure pour nous impénétrable. La -douleur seule nous a confié tous ses secrets. Nous pouvons chanter -l’inquiétude humaine, l’espérance trompée, la passion vaine, les -tourments de l’attente et du désir. La joie, qui est chose divine, dont -parfois l’aile nous effleure, nous a toujours caché son visage exultant. -Nous qui vivons, nous qui souffrons, nous qui luttons dans les ténèbres, -nous qu’un souffle d’air trouble et change, que saurions-nous dire de -l’esprit sauvé auquel nul ne ravira plus la vérité conquise, la victoire -obtenue? Nous ne comprenons point ce qu’est la délivrance, moins encore -la certitude ou la stabilité; et, pour la paix, nous avons entendu -parler d’elle, mais nous ne connaissons que son nom. - - -Paris.--Imp. PAUL DUPONT (Cl.).--6.4.24 - - - - -Dernières Publications de la Librairie BERNARD GRASSET - -61, Rue des Saints-Pères, PARIS - - - CLAUDE ANET - Ariane, jeune fille russe 7.50 - Feuilles persanes 7.50 - ÉMILE BAUMANN - L’Anneau d’or des grands mystiques 7.50 - ALPHONSE DE CHATEAUBRIANT - Monsieur des Lourdines, _roman_ 6.75 - MARTIN CHAUFFIER - Patrice ou l’indifférent 7.50 - ÉMILE CLERMONT - Laure, _roman_ 6.75 - AUGUSTE COMTE - Pensées et Préceptes 7.50 - PIERRE DOMINIQUE - Notre-Dame de la Sagesse 7.50 - (GRAND PRIX BALZAC) - ÉDOUARD ESTAUNIÉ - L’Infirme aux mains de lumière, _roman_ 6.75 - COMTE DE GOBINEAU - Souvenirs de Voyage 6.75 - BALTASAR GRACIAN - L’Homme de cour 6.75 - PAUL GSELL - Propos d’Anatole France 6.75 - DANIEL HALÉVY - Vauban 7.50 - LOUIS HÉMON - Maria Chapdelaine, _roman_ 6.50 - Colin-Maillard 7.50 - ALBERT MALAURIE - La Femme de Judas 6.50 - FRANÇOIS MAURIAC - Le Baiser au Lépreux, _roman_ 5. » - Genitrix, _roman_ 6.50 - ANDRÉ MAUROIS - Ariel ou la Vie de Shelley 7.50 - HENRY DE MONTHERLANT - Le Paradis à l’ombre des épées 6.75 - PAUL MORAND - Lewis et Irène 6.75 - PAUL RÉGNIER - La Vivante Paix 7.50 - (GRAND PRIX BALZAC) - JEAN DE PIERREFEU - Plutarque a menti 7.50 - RODIN - L’Art, _édition illustrée_ 20. » - ANDRÉ THÉRIVE - Le plus grand péché 7.50 - (GRAND PRIX BALZAC) - ALBERT THIBAUDET - Les Princes lorrains 7.50 - ALBERT TOUCHARD - La mort du Loup 7.50 - - -COLLECTION “LE ROMAN” - -_Publiée sous la direction d’EDMOND JALOUX_ - -Prix de chaque volume in-16 double-couronne: 6 fr. 75 - - Cl. 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Renan_. - Horace van Offel.--_Les deux Ingénus_. - - Emile Baumann. _Job le Prédestiné_ 7. » - (GRAND PRIX BALZAC) - Jean Gaument et Camille Cé. _La Grand’Route des Hommes_ 7. » - Henry de Montherlant. _Le Songe_ 7.50 - Alphonse de Chateaubriant. _La Brière_ 7.50 - - -Imp. E. Durand, 18, rue Séguier, Paris - - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIVANTE PAIX *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our website which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This website includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/66674-0.zip b/old/66674-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 4ef5241..0000000 --- a/old/66674-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/66674-h.zip b/old/66674-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 180aced..0000000 --- a/old/66674-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/66674-h/66674-h.htm b/old/66674-h/66674-h.htm deleted file mode 100644 index 5f2144d..0000000 --- a/old/66674-h/66674-h.htm +++ /dev/null @@ -1,12660 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> - -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> -<head> -<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=UTF-8" /> -<title> - The Project Gutenberg eBook of La Vivante Paix, by Paule Régnier. -</title> -<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> -<style type="text/css"> - -p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; - margin: .3em 0;} -p.noindent { text-indent: 0; } - -h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } -h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } -h3 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 3em 0 1.5em 0; } - -div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; - margin: 1em 0; } - -.large { font-size: 130%; } -.small { font-size: 90%; } -.xsmall, small { font-size: 80%; } - -.b { font-weight: bold; } -.i { font-style: italic; } -.i i, .i em { font-style: normal; } -.g { letter-spacing: .1em; } - -.sc { font-variant: small-caps; } - -.poetry { text-align: left; margin: 1em 0 1em 10%; } -.verse { padding-left: 20%; text-indent: -20%; } -.i5 { text-indent: 5%; } -.i10 { text-indent: 30%; } - - -blockquote.epi { margin: 1em 0 1em 40%; font-size: 90%; } -blockquote.epi .poetry { margin: 1em 0; } - -.narrow { margin: 1em 15%; } - -.attr { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; } - -hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } - -span.cent { display: inline-block; text-align: right; width: 1.2em; } - -sup { font-size: smaller; vertical-align: 20%; } - -li { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; list-style: none; } - -table { margin: 1em auto; } -td { vertical-align: top; } -td.bot { vertical-align: bottom; padding-left: 1.5em; } -td.c div { text-align: center; } -td.r div { text-align: right; } -td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; text-align: left; } -td.drap2 { text-indent: -1.5em; padding-left: 3em; text-align: left; } - - -a { text-decoration: none; } - -div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } -.break, .chapter { margin-top: 4em; } - -img { max-width: 100%; max-height: 700px; } - -@media screen { - body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } -} - -@media handheld { - .break, .chapter { page-break-before: always; } - .top4em { padding-top: 4em; } - .nobreak { page-break-before: avoid; } -} - -</style> -</head> -<body> - -<div style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of La vivante paix, by Paule Régnier</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and -most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you -are not located in the United States, you will have to check the laws of the -country where you are located before using this eBook. -</div> - -<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: La vivante paix</p> - -<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Paule Régnier</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: November 5, 2021 [eBook #66674]</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div> - -<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)</div> - -<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIVANTE PAIX ***</div> -<div class="x-ebookmaker-drop c top4em"><img src="images/cover.jpg" alt="" /></div> -<p class="c large top4em">PAULE RÉGNIER</p> - -<h1><span class="xsmall">LA</span><br /> -VIVANTE PAIX</h1> - -<blockquote class="epi"> -<p>Celui-là seul avance dans la vie dont le -cœur devient plus tendre, le sang plus chaud -le cerveau plus vif, et dont l’esprit s’en va -entrant dans la vivante paix.</p> - -<p class="attr"><span class="sc">Ruskin.</span></p> - -</blockquote> - -<p class="c gap">PARIS<br /> -<span class="large">BERNARD GRASSET, ÉDITEUR</span><br /> -<span class="small">61, RUE DES SAINTS-PÈRES, PARIS (VI<sup>e</sup>)</span></p> - -<p class="c">1924</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c large top4em">OUVRAGES DU MÊME AUTEUR :</p> - - -<ul> -<li><b>Octave, roman.</b> (<i>Épuisé</i>).</li> -<li><b>Paul Drouot.</b> (<i>Le Divan</i>, éditeur).</li> -</ul> -<div class="break"></div> - -<p class="noindent narrow small top4em">IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE : VINGT-CINQ EXEMPLAIRES -SUR PAPIER JAPON FRANÇAIS NUMÉROTÉS JAPON 1 A 25 ; TRENTE -EXEMPLAIRES SUR PAPIER MADAGASCAR LAFUMA NUMÉROTÉS -MADAGASCAR 1 A 30, ET CENT EXEMPLAIRES SUR PAPIER -VÉLIN PUR FIL LAFUMA NUMÉROTÉS VÉLIN PUR FIL 1 A 100.</p> - - -<p class="c gap small">Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés -pour tous pays.</p> - -<p class="c"><i lang="en" xml:lang="en">Copyright by Bernard Grasset, 1924</i></p> - -<div class="chapter"></div> - -<p class="c large top4em i">A GERARD D’HOUVILLE</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">PREMIÈRE PARTIE</h2> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>I</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Lionel était le cœur d’enfant le -plus démesuré que l’on pût voir, -aussi Galehaut, le vaillant Seigneur -des Iles lointaines le surnomma-t-il : -« Cœur sans frein… »</p> - -<p class="attr"><i>Lancelot du Lac</i>.</p> - -</blockquote> - -<p>— Il est temps de descendre, Laurence… Eh -bien !… où est-elle ?…</p> - -<p>Ayant poussé la porte d’une chambre où elle -croyait trouver feu et lumière, Ursule Tampin, ne -voyant que ténèbres, s’arrêta sur le seuil. Immobile, -elle s’étonnait, scrutant du regard l’ombre -épaisse où l’on discernait à la longue la faible clarté -de quelques braises mourant dans le foyer, et deux -points lumineux qui brillaient et disparaissaient à -des intervalles inégaux, selon qu’une chatte familière -ouvrait ou refermait ses yeux phosphorescents. La -pièce chaude et certainement close exhalait une -étrange odeur de plein air, de feuilles mortes et -d’extrême automne. Ursule, ne pouvant s’expliquer -ce parfum, ni la présence du chat coïncidant avec -l’absence de Laurence, allait se retirer, lorsqu’un -bruit singulier vint accroître encore sa surprise. On -eût dit que non loin d’elle, dans l’obscurité, quelqu’un -se dégageait lentement d’un taillis épais, écartant -et froissant des branchages enchevêtrés. Une -voix assourdie et comme ensommeillée demanda :</p> - -<p>— Qu’y a-t-il ?</p> - -<p>— Quoi, mon enfant, vous étiez là ? s’écria Ursule -tout agitée ! Mais que faites-vous dans cette nuit ? -On ne vous a donc pas monté votre lampe ? Ne -pouviez-vous sonner et la réclamer ? Les domestiques -oublient tout quand je ne suis pas derrière -eux, et je ne puis les surveiller sans cesse, vous -devez le comprendre.</p> - -<p>La voix, maintenant plus distincte, mais toujours -lente et sans intonation, reprit distraitement :</p> - -<p>— Ma lampe est là, ma bonne Ursule. Je n’ai pas -voulu l’allumer. J’aime à rêver ainsi dans l’obscurité, -cela me repose. Mais je m’étais presque endormie. -Quelle heure est-il ?</p> - -<p>— Bientôt sept heures, Laurence, je venais vous -en avertir.</p> - -<p>— Ah ! mon Dieu !</p> - -<p>Cette fois, nulle torpeur n’alanguissait la voix -sonore et vive. Des pas précipités coururent dans la -pièce, dont le vieux plancher craquait. Bientôt -une flamme menue et dansante apparut dans -l’ombre. Elle grandit lentement, filtrant, en les colorant -d’un reflet pourpré, à travers les doigts longs et -frêles qui tenaient le verre de la lampe, et projetant -enfin sa douce clarté sur le visage de Laurence. Celle-ci, -éblouie, fermait les yeux. Ses lourds cheveux, -à demi dénoués, retombaient d’un côté sur son -épaule. Çà et là, quelques feuilles mortes restaient -attachées aux plis de son corsage.</p> - -<p>Déjà Ursule Tampin s’exclamait :</p> - -<p>— Bonté divine ! ma chérie, comme vous voilà -faite ! entièrement décoiffée ! et votre robe, là, voyez, -je ne me trompe pas… pleine de boue ! Il faut vous -changer, vite, vite !</p> - -<p>— Non, je n’ai plus le temps et puis cela m’ennuie, -déclara la jeune fille avec impatience.</p> - -<p>— Que dira votre père, gémit Ursule désolée, s’il -constate que vous êtes sortie, quand vous toussez -encore et malgré sa défense formelle ! Vous ne -pouvez paraître au dîner, devant lui, dans ce costume -avec ces taches qui révèlent votre équipée : c’est de -la folie, de la pure folie !</p> - -<p>— Vous avez l’âme d’un lièvre, Ursule, reprit Laurence -d’un ton bref et dédaigneux, vous tremblez -toujours. Donnez-moi simplement un coup de brosse. -La boue a dû sécher depuis deux heures, et mon père -ne s’avisera pas, je pense, de regarder bien attentivement -le bas de ma robe.</p> - -<p>Ursule Tampin obéit en soupirant. Elle s’agenouilla -devant sa jeune cousine et reprit peu à peu -sa sérénité en voyant les taches jaunâtres qui mouchetaient -le drap de la robe disparaître sous la -brosse qu’elle maniait avec dextérité. Debout, le -buste légèrement incliné, Laurence surveillait l’opération -qu’elle interrompit bientôt :</p> - -<p>— C’est parfait, merci, Ursule !</p> - -<p>Maintenant, elle gagnait le fond de la chambre, -pénétrait dans son cabinet de toilette, allumait une -lampe qui jetait dans l’étroite pièce une éblouissante -lumière. Elle enleva une à une les épingles qui retenaient -avec peine ses cheveux écroulés. Ils se déroulaient, -mais restaient séparés en mèches inégales. -Laurence, rejetant la tête en arrière, secoua dans un -mouvement violent leur masse mordorée. Puis sans -leur donner d’autres soins, car le temps pressait, elle -refit sa coiffure. Elle agissait vite et sans coquetterie, -évitant, autant qu’elle le pouvait, de se regarder dans -la haute glace suspendue devant elle, car elle n’avait -aucune complaisance pour son visage qu’elle savait -sans beauté.</p> - -<p>Pendant ce temps, Ursule s’agitait, ranimait le -feu presque mort, recueillait les livres dispersés -dans la chambre et les replaçait en piles symétriques -sur la table, déjà couverte de papiers épars qu’elle -regarda d’un air réprobateur, sans oser pourtant y -toucher. Sa ronde l’ayant amenée au pied du divan -que Laurence venait de quitter, elle s’arrêta scandalisée. -Des branchages amoncelés, d’épais feuillages -jaunes et roux le recouvraient entièrement. -Brisés, froissés, foulés par le poids du corps qui s’y -était étendu, ils retombaient jusqu’à terre, et décoraient -le mur d’une façon fantasque.</p> - -<p>— Allons, bon, qu’est-ce encore que toutes ces -saletés ? murmura la vieille fille en joignant les -mains.</p> - -<p>— Ces saletés ? riposta Laurence, en passant à -travers la porte du cabinet sa tête ébouriffée, pouvez-vous -parler ainsi ? C’est la dernière parure de -la forêt. Ces feuilles mortes ont une si belle couleur -que je voudrais pouvoir en rapporter une -masse énorme pour en joncher toute cette pièce -et m’en faire un tapis. Ce serait magnifique, Ursule !</p> - -<p>— Vous croyez, mon enfant ? dit la pauvre fille -perplexe, partagée entre ses instincts ordonnés et le -respect qu’elle éprouvait pour les fantaisies les plus -saugrenues de sa jeune cousine.</p> - -<p>Après avoir rangé quelques objets encore, elle -rejoignit Laurence dans son cabinet de toilette. Elle -semblait préoccupée et, au bout d’un moment, elle -dit avec timidité :</p> - -<p>— Vous n’avez rencontré personne, ma chérie, -durant votre promenade ?</p> - -<p>La jeune fille haussa légèrement les épaules :</p> - -<p>— Mais non, Ursule. Les gens de Fontainebleau -sont bien trop bêtes pour aller dans les bois par -un temps pareil. Ils se croient obligés au printemps -de prendre contact avec la nature, parce -qu’ils ont entendu dire que le printemps est beau. -Ils vont aussi une ou deux fois, en octobre, admirer -les fastes célèbres de l’automne. Mais nous sommes -presque en hiver, et ils ne savent pas que sous la -brume humide qui monte de la terre, en novembre, -la forêt est plus belle que par le plus clair jour de -mai. Ils ont peur de la boue, du brouillard, de la -pluie. Dieu bénisse leur sottise, car à cette saison, -les arbres, les sentiers sont bien à moi, rassurez-vous.</p> - -<p>— Vous êtes tellement déraisonnable, reprit -Ursule en soupirant, que je tremble toujours. Votre -père serait furieux s’il apprenait jamais que vous -vagabondez dans la forêt, toute seule jusqu’à la nuit. -C’est si imprudent, si extraordinaire…</p> - -<p>Mais Laurence l’interrompait déjà, de ce ton impérieux -et bref qu’elle tenait de son père et qui glaçait -d’effroi sa vieille parente.</p> - -<p>— Imprudent ? nullement puisque j’ai Consul avec -moi ; d’ailleurs c’est mon seul plaisir, Ursule, et je -n’y renoncerai pas, quoi que vous en disiez. Si je me -cache de mon père, c’est pour ne point l’irriter sans -raison. Le jour où quelque « mauvaise langue » trouvera -spirituel de l’avertir que sa fille erre dans les -bois avec son chien, au crépuscule, eh bien ! ce n’est -pas vous qui répondrez pour moi, soyez tranquille : -j’accepte toute la responsabilité de mes actes.</p> - -<p>— Qui… oui, je le sais bien, objecta tristement -Ursule. Mais Paul me blâmera de n’avoir pas sur -vous l’autorité de la mère dont je tiens la place.</p> - -<p>— Laissons cela, dit Laurence plus doucement, -tandis que ses traits se détendaient dans une expression -désarmée, presque enfantine, qui surprenait sur -ce visage, habituellement ferme et hautain.</p> - -<p>Elle acheva de consolider sa coiffure, changea la -collerette blanche, un peu chiffonnée, qui seule -rehaussait la sobriété sombre de son costume. Puis, -jetant un dernier coup d’œil sur la glace, elle dit :</p> - -<p>— Je suis prête, venez vite.</p> - -<p>Elles éteignirent les lumières. Dès qu’elles eurent -ouvert la porte de la chambre, Royale Egypte, la -chatte noire, qui depuis un moment suivait des yeux -tous leurs mouvements et semblait attendre avec -impatience qu’on lui rendît la liberté, bondit au -dehors. Elles la suivirent à travers les corridors -immenses et mal éclairés. Laurence, dans sa hâte, -courait presque. Ursule la rassura :</p> - -<p>— Nous avons le temps, ma chérie, votre père -n’est pas encore rentré.</p> - -<p>En effet, elles trouvèrent la salle à manger déserte -et s’assirent toutes deux près de la cheminée devant -laquelle dormait majestueusement le chien-loup -Consul Romanus.</p> - -<p>Laurence présentait au brasier son visage pâle, -car elle espérait que la forte chaleur lui prêterait -pour un moment quelques couleurs factices. L’attente -ne fut pas longue. On entendit bientôt le bruit que -faisait la grande porte de la maison en se refermant. -L’instant d’après des pas fermes et bien -rythmés retentirent dans l’antichambre, et le colonel -Dacellier parut au seuil de la pièce.</p> - -<p>Laurence et lui se ressemblaient de façon frappante. -Ils étaient tous deux de petite taille, nerveux, -minces, d’aspect débile et volontaire. Mais tandis -qu’on admirait tout de suite la figure irrégulière et -caractéristique du colonel, on retrouvait sans plaisir -chez sa fille les mêmes traits heurtés, le même nez -légèrement écrasé, aux larges narines ardentes, la -même bouche gonflée qui, non voilée par la moustache, -apparaissait douloureuse et nue, trop saillante -dans la maigreur des joues. Ils avaient tous -deux des yeux d’un bleu profond, brûlants et -sombres, une physionomie mobile, toujours bouleversée -par un excès de passion, par une sorte de -colère mal contenue. Mais l’intense expression qui -seyait au masque mâle de Dacellier, semblait seulement -étrange et presque choquante sur un visage de -jeune fille.</p> - -<p>S’étant levée, Laurence alla à la rencontre de son -père, lui souhaita le bonsoir et lui tendit son front. -Paul Dacellier l’embrassa, puis, la prenant aux -épaules, il l’examina attentivement et dit avec impatience :</p> - -<p>— Vous avez bien mauvaise mine, ce soir encore, -Laurence : comment vous sentez-vous ? Avez-vous -toujours mal à la gorge ?</p> - -<p>— Non, c’est fini, tout à fait fini.</p> - -<p>— Vous n’êtes pas sortie cet après-midi, j’espère ?</p> - -<p>— Vous m’aviez défendu de le faire, répondit -Laurence évasivement, car elle n’aimait pas mentir.</p> - -<p>Le colonel n’en demanda pas davantage. Il était -autoritaire, mais peu défiant, et n’imaginait pas -qu’on pût seulement songer à enfreindre ses ordres. -Ayant serré la main d’Ursule et caressé distraitement -Consul, il prit place à table et le dîner commença.</p> - -<p>Aucun des trois convives ne parlait, car Paul -Dacellier semblait soucieux et les deux femmes respectaient -son silence. Ursule Tampin, anxieuse, surveillait -le service. Chaque repas était pour elle un -supplice, car la moindre négligence, le plus léger -oubli suffisaient à jeter son terrible cousin dans de -folles colères. Elle eut un véritable battement de -cœur, lorsqu’il ouvrit son œuf à la coque, qu’il ne -trouvait jamais assez frais, ni cuit à point. Cependant, -il ne fit ce jour-là aucune réflexion. Ursule -commençait à respirer, lorsque brusquement elle vit -le visage de Paul Dacellier se contracter et s’enflammer. -Avant qu’elle eût pu deviner ce qui causait -l’irritation du colonel, il se tourna vers l’ordonnance -qui remplissait l’office de valet de chambre, et de -cette voix retentissante que donne à tous les officiers -l’habitude du commandement, il s’écria :</p> - -<p>— Garçon stupide, avez-vous bientôt fini d’agiter -l’air autour de moi en courant comme un dératé ? -J’ai l’impression de dîner en plein vent, et quel -vacarme ! quelle façon de marcher ! on n’entend que -vous, vos pas ébranlent le plancher !</p> - -<p>Figé à sa place, les bras encombrés d’assiettes, -rouge jusqu’à la racine des cheveux, la bouche -ouverte, les yeux dilatés, le coupable semblait -changé en pierre. Pourtant, sur un signe d’Ursule, -il se remit un peu. A reculons, il rentra dans l’ombre -propice qui couvrait le fond de la salle, déposa sa -charge sur le dressoir et de nouveau revint vers la -lumière pour offrir du pain au colonel. Cette -fois, il ne marchait plus, il dansait. Dressé sur la -pointe des pieds, il effleurait à peine le parquet. -Arrondissant ses coudes, il les élevait gauchement, -comme s’il espérait voir ses bras se transformer en -ailes et l’emporter au-dessus du sol. Laurence faillit -éclater de rire. Ursule trembla, n’osant regarder -son cousin. Par bonheur celui-ci ne remarqua rien, -il venait de déplier son journal et oubliait son -entourage. Le dîner se poursuivit sans nouvel -incident.</p> - -<p>Vers la fin du repas, Paul Dacellier interrompit sa -lecture et, s’adressant à sa fille, il dit, de sa voix -brève, où vibrait tout à coup une amère ironie :</p> - -<p>— Il ne faut pas cependant que j’oublie de vous -annoncer une nouvelle : votre frère se marie.</p> - -<p>Laurence releva la tête :</p> - -<p>— Ah ! dit-elle avec une indifférence qui fit sourire -son père.</p> - -<p>Mais le bon visage effaré d’Ursule Tampin s’illuminait :</p> - -<p>— Vraiment ? s’écria-t-elle ravie. C’est une chose -décidée ? Quel bonheur ! André a vingt-cinq ans, -n’est-ce pas ? C’est un bon âge. Vous devez être bien -content.</p> - -<p>Elle s’arrêta soudain, déconcertée par le regard -glacial du colonel, et elle balbutia timidement :</p> - -<p>— Je pense… j’espère que ce mariage a votre -assentiment ?</p> - -<p>— Mais oui, ma chère, reprit Paul Dacellier, -du même ton railleur et sec. Tout s’est passé très -correctement. Sur la prière de mon fils j’ai écrit à la -tante de la jeune fille pour demander sa main. Elle -est orpheline, grande fortune, un beau parti. Tout -cela me touche fort peu. Les fiançailles ont eu lieu -hier et André m’annonce aujourd’hui que la date du -mariage est fixée au 8 février. Voici la lettre de votre -frère, Laurence, et la photographie de votre future -belle-sœur, ajouta-t-il en retirant de son portefeuille -une enveloppe qu’il jeta sur la table.</p> - -<p>Laurence examina curieusement le portrait d’une -jeune femme grande, mince, aux traits réguliers, qui, -debout, la tête inclinée, respirait une rose, dans une -pose un peu affectée, mais gracieuse.</p> - -<p>— Elle est jolie, dit-elle au bout d’un instant en -passant la photographie à Ursule.</p> - -<p>— Oh ! charmante, charmante ! déclara la vieille -fille avec admiration ; comme elle est bien coiffée ! -Elle est brune, je pense. Quel âge a-t-elle exactement ?</p> - -<p>— Vingt-deux ans, répondit le colonel. Elle -s’appelle Juliane Drevain. Juliane ! Je ne connais pas -de nom qui me soit plus antipathique !</p> - -<p>… Vous voyez, ajouta-t-il, lorsque sa fille eut pris -connaissance de la lettre d’André, vous voyez que -votre frère compte sur vous pour être sa demoiselle -d’honneur et qu’il nous invite tous trois fort chaleureusement -à son mariage. Je resterai chez moi. Vous -vous chargerez donc, vous et Ursule, de représenter -la famille. Il faudra dès demain vous occuper de vos -toilettes.</p> - -<p>— Certainement, dit Ursule avec déférence.</p> - -<p>Mais le visage de Laurence exprima tout à coup -la plus vive contrariété.</p> - -<p>— Je vous en prie, s’écria-t-elle, en s’adressant à -son père avec véhémence, dispensez-moi d’une telle -corvée. Si vous vous abstenez d’assister à ce mariage, -je puis comme vous, ce me semble, décliner l’invitation -de mon frère.</p> - -<p>Le colonel, tressaillant d’impatience, la regarda -sévèrement.</p> - -<p>— Vous savez bien, Laurence, riposta-t-il vivement, -ce qu’André est pour moi. J’ai juré à sa mère -de lui pardonner. S’il était malheureux, si je pouvais -lui être utile, vous me verriez aller à lui. Mais je ne -pense pas que la présence d’un père qu’il a si profondément -offensé et dont il est toujours séparé lui soit -fort nécessaire.</p> - -<p>— Non, pas plus que la mienne, repartit Laurence. -Il ne se soucie guère de nous, j’en suis sûre, et de moi -pas plus que de vous. Je ne vois pas pourquoi vous -m’imposeriez d’aller à ce mariage.</p> - -<p>— Parce que je le trouve convenable et que j’en ai -décidé ainsi, répondit le colonel d’un ton cassant. Il -est inutile de discuter !</p> - -<p>Et, jugeant l’incident clos, il commença de déguster -un sorbet au kirsch, chef-d’œuvre culinaire d’Ursule. -Laurence se contint un instant, hésitant devant la -lutte qu’elle allait engager. Mais l’impétuosité de son -caractère l’emporta sur sa crainte.</p> - -<p>— Eh bien ! non, décidément, je n’irai pas, dit-elle -soudain, sans oser cependant regarder son père.</p> - -<p>La foudre tombant aux pieds d’Ursule ne l’eût pas -effrayée davantage. Son visage imprécis et pâle, qui -semblait fait de nuages, de brumes ou de fumées, -parut sur le point de se désagréger par lambeaux -dans les airs. Elle saisit la main de sa jeune cousine -et murmura d’une voix suppliante :</p> - -<p>— Laurence, voyons, Laurence !</p> - -<p>Déjà le colonel sursautait, et, tournant vers sa fille -un visage indigné, il balbutia :</p> - -<p>— Vous dites ?</p> - -<p>— Je dis que, dès demain, j’écrirai à André pour -le prier de chercher une autre demoiselle d’honneur, -reprit Laurence en bravant la colère de son père. Je -n’irai pas à ce mariage, je n’irai pas, je ne veux pas.</p> - -<p>— Et depuis quand osez-vous dire je veux, je ne -veux pas quand j’ai parlé ! s’écria le colonel avec -éclat. Allez-vous maintenant imiter votre frère et me -refuser l’obéissance qui m’est due ? Faudra-t-il que -je voie mes deux enfants, l’un après l’autre, rejeter -mon autorité et multiplier leurs offenses ?</p> - -<p>— Ne me comparez pas à André, je vous prie, -répliqua Laurence en s’animant. Je regrette de vous -déplaire, mais pourquoi ne tenez-vous aucun compte -de mes répugnances ? Vous savez bien que j’ai -horreur des cérémonies, horreur du monde.</p> - -<p>— Et c’est justement ce que je ne puis admettre, -reprit le colonel. Une telle sauvagerie chez une jeune -fille est inexplicable et nul ne comprend pourquoi -vous vivez ainsi en ermite sans jamais voir personne.</p> - -<p>— Je ne fais en cela que suivre votre exemple, -objecta Laurence avec arrogance.</p> - -<p>Mais tout de suite elle baissa les yeux sous le -regard de son père.</p> - -<p>— Est-ce un blâme ? demanda-t-il amèrement, voulez-vous -dire que je suis responsable de votre réclusion ? -Bien que cela fût pour moi un supplice, ne -vous ai-je pas conduite au bal durant tout un hiver, -et si je refuse maintenant toute invitation, n’est-ce -pas sur vos prières et parce que vous m’avez déclaré -que les veilles vous fatiguaient ?</p> - -<p>— Je le reconnais, je ne vous accuse pas, je ne -vous reproche rien, affirma Laurence, reculant -devant une vérité trop cruelle ; je voulais dire simplement -qu’étant votre fille, il n’est pas étonnant que -j’aie les mêmes goûts que vous.</p> - -<p>— Ce qui est naturel à mon âge ne l’est pas au -vôtre et je ne vous ai jamais conseillé de m’imiter. -Moi, j’ai fini mon temps, mais vous êtes toute jeune -encore et vous n’avez aucun motif pour vous retirer -ainsi du monde.</p> - -<p>— Ne suis-je pas libre d’organiser comme il me -plaît ma vie ? dit Laurence excédée ; telle qu’elle est, -elle me convient et je ne me plains pas, je ne -demande rien.</p> - -<p>— Vous trouvez-vous vraiment si heureuse ? reprit -le colonel en haussant les épaules, et ne voyez-vous -pas le mal que vous me faites avec votre pâleur, vos -yeux cernés, votre expression triste ? Je vous le dis, -ce qui vous tue c’est votre solitude et je ne supporterai -pas que vous viviez dans une telle retraite, -toujours enfermée dans votre chambre, passant des -journées entières plongée dans vos sales bouquins -que je finirai pas jeter à la rue.</p> - -<p>— Oh ! ce serait le comble ! s’écria Laurence avec -une violence qu’elle regretta tout aussitôt en voyant -le visage de son père se décomposer.</p> - -<p>Le colonel asséna sur la table un coup de poing -furieux qui fit vibrer les verres.</p> - -<p>— Le comble de quoi ? rugit-il d’une voix tonnante. -Que veulent dire ces paroles ambiguës et pleines de -rancune ? Vous n’avez rien à me reprocher, entendez-vous, -rien à reprendre dans ma conduite envers vous. -Il faut que vous ayez perdu la tête pour oublier ainsi -le respect que vous me devez ! Que s’est-il donc passé -dans ma propre maison ? Qui a pu monter ainsi ma -fille contre moi ? Est-ce vous, Ursule ?</p> - -<p>La vieille fille qui, depuis le commencement de la -discussion, ne cessait de trembler et cherchait vainement -à intervenir, blêmit sous cette accusation.</p> - -<p>— Moi ? balbutia-t-elle éplorée. Oh ! Paul, pouvez-vous -le croire ? Cette enfant n’a pas voulu -vous offenser, j’en suis sûre. Calmez-vous, je vous -en supplie, je la raisonnerai.</p> - -<p>— Eh bien ! faites-le donc si vous le voulez dès -maintenant, dit le colonel en se levant et en jetant -sa serviette sur la table, car pour moi, je deviendrais -fou, s’il me fallait discuter plus longtemps avec cette -insensée.</p> - -<p>— Mais, Paul, vous n’avez pas fini de dîner. Il y a -du raisin encore, du beau raisin muscat que vous -aimez, il y a du raisin, restez, supplia Ursule désolée.</p> - -<p>Le colonel, qui ne l’écoutait pas, quittait déjà la -salle. Alors la vieille fille, regardant tristement Laurence, -osa lui adresser une timide remontrance :</p> - -<p>— Ma chérie, ma pauvre chérie, dit-elle avec douceur, -vous n’êtes pas raisonnable.</p> - -<p>La jeune fille l’interrompit tout de suite :</p> - -<p>— Taisez-vous, Ursule, je ne suis pas en état de -vous entendre.</p> - -<p>A son tour, elle se leva, porta à ses lèvres, non sans -en répandre la moitié, un verre d’eau qu’elle vida -d’un trait.</p> - -<p>— Ah ! quelle vie, quelle dure vie ! gémit-elle, -tandis que ses yeux sombres se remplissaient de -larmes.</p> - -<p>Et bousculant sa chaise, elle sortit en courant, -laissant Ursule Tampin seule devant la table où le -valet de chambre, qui venait de rentrer, posait une -coupe de cristal pleine de raisins lourds aux reflets -bleus et rouges.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>II</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Tu as renoncé au monde, tu as -pris pour amis intimes les montagnes -et les forêts afin d’apaiser -ton âme.</p> - -<p class="attr"><span class="sc">Kamo Tchomi.</span></p> - -</blockquote> - -<p>Ce n’était pas la première fois que des scènes semblables -éclataient dans cet intérieur troublé. De tout -temps, Paul Dacellier avait exercé sur son entourage -une autorité despotique que nul n’osait braver. Ses -exigences, sa violence glaçaient autour de lui tous les -cœurs, et ceux qui vivaient dans sa dépendance ne -pouvaient pas connaître le repos. Lui-même n’avait -jamais été heureux, et les chagrins qu’il n’avouait -pas excusaient quelque peu sa sombre humeur. En -effet, avant toutes choses, ce soldat convaincu aimait -la France avec fanatisme ; il souffrait de la voir -chaque jour plus désarmée, plus annihilée devant -l’Allemagne triomphante ; les passions politiques -qui divisaient, en l’affaiblissant, son pays, le développement -de l’antimilitarisme navraient ce grand -patriote. Enfant encore en 70, il avait ressenti -vivement la honte insupportable de la défaite. -La capitulation de Sedan, sa ville natale, avait -orienté toutes ses pensées vers un but unique. -Possédé par le seul désir de préparer la revanche, -de mourir un soir de victoire en reprenant -quelque hameau d’Alsace, il était entré dans -la carrière des armes avec l’enthousiasme mystique -du chrétien qui se donne à Dieu. Le sort devait -trahir son unique ambition. Créé pour l’action, -l’héroïsme, la guerre, il s’usait tristement dans des -fonctions médiocres. Ces grandes déceptions, et une -maladie nerveuse dont il était atteint, accroissaient -d’année en année l’irritabilité naturelle de son -caractère. Il adorait sa femme, charmante et frêle -créature que tuait lentement son maladroit amour. -Il chérissait aussi ses deux enfants. Pourtant, presque -inconsciemment, il les tyrannisait, empoisonnait -leur vie, décourageait leur tendresse et, prompt à -oublier ses torts, s’étonnait amèrement de la terreur -qu’il inspirait.</p> - -<p>André, de bonne heure, échappa à son influence. -Ce garçon sec, insouciant, têtu, que dirigeait l’esprit -de contradiction, prit tout naturellement en horreur -les opinions qu’il entendait défendre autour de lui. -A dix-huit ans il était antimilitariste, internationaliste. -Il osa l’avouer devant Paul Dacellier et, à la -suite d’une scène violente, quitta la maison paternelle. -Il y revint quelques semaines plus tard pour -assister aux derniers moments de sa mère qui, gravement -atteinte d’une maladie de cœur, ne put supporter -le chagrin que lui causa son départ. Elle -mourut, en implorant son pardon. Le colonel, -désarmé par cette prière, abdiqua toute autorité sur -son fils, l’envoya achever ses études à Paris et lui -laissa désormais une entière liberté. Demeuré seul -avec Laurence, alors âgée de quatorze ans, il appela -auprès d’elle Ursule Tampin, sa cousine germaine, -qui, restée orpheline toute jeune et recueillie par -ses parents, avait été élevée près de lui. L’humble -fille, dont le cœur lui appartenait tout entier, fut -heureuse qu’il eût besoin de son dévouement. Elle -vint avec empressement s’installer pour toujours -dans ce foyer dévasté où sa présence ramena un peu -d’ordre et de paix. Son rôle n’y fut pas toujours -aisé. Malgré la reconnaissance infinie qu’il éprouvait -pour elle, le colonel, emporté par son caractère irascible, -l’accablait souvent de reproches injustifiés. -Laurence, toujours insurgée contre les volontés de -Paul Dacellier, la désespérait par son indépendance. -Il lui fallait sans cesse intervenir entre -le père et la fille et s’exposer à leur courroux -pour les réconcilier. Mais Ursule remplissait sa -tâche avec une inlassable patience, car elle chérissait -ces deux êtres farouches et leur pardonnait tout.</p> - -<p>Une fois encore, après l’orage qu’avait soulevé -l’innocente invitation d’André, elle résolut d’agir en -médiatrice, et le lendemain, selon sa coutume, entra -dans la chambre de sa cousine à neuf heures du -matin. La jeune fille, qui venait de se réveiller, -méditait, tenant à la main une tasse de thé qu’elle -oubliait de boire. Ses paupières gonflées portaient la -trace des larmes qu’elle avait versées durant la nuit. -Ses joues, d’une pâleur terreuse, restaient marbrées -de taches violettes. Elle fixait sur le clair soleil qui -entrait par les fenêtres un regard vindicatif, comme -si cette lumière était pour elle une injure imprévue, -un affront insupportable.</p> - -<p>Ursule l’embrassa tendrement sans oser lui parler -et demeura près du lit, embarrassée, ne sachant -comment provoquer l’explication qu’elle désirait.</p> - -<p>Installée déjà sur le couvre-pied, où chaque matin -elle reprenait la même place, Royale Egypte attendait, -pour se livrer au sommeil, qu’on lui servit -le lait tiède et crémeux qui constituait son premier -régal. Assise toute raide dans le demi-cercle de sa -queue repliée, elle considérait sa maîtresse avec cette -écrasante dignité qui n’appartient qu’aux chats, et -comme Laurence tardait à satisfaire son désir, la -bête impatientée s’étira, et, brusquement, plissant -son nez, crachant de colère, lui gifla la main d’une -patte convulsive.</p> - -<p>Rappelée à l’ordre de cette impérieuse façon, la -jeune fille s’empressa de servir sa favorite.</p> - -<p>— Royale Egypte, ma chère, dit-elle, exprimant -dans un triste badinage toute l’amertume de son -âme, vous avez un détestable caractère, mais cela -ne m’empêche pas de vous aimer, car vos fureurs -comiques sont bien inoffensives. Vous n’êtes qu’une -bête muette et vous ne pouvez pas faire grand mal -avec vos dures petites pattes. Les hommes, mon -beau chat, ont une arme bien plus dangereuse que -vos griffes, une arme aiguë, empoisonnée, contre -laquelle il n’est pas de défense possible, c’est la -parole. On m’a déchiré le cœur avec des paroles et -d’injustes reproches, mais nul ne s’en soucie, nul -n’a pitié de moi.</p> - -<p>— Ma chérie, ne dites pas cela, car rien n’est plus -faux, s’écria Ursule, navrée. Si vous suiviez mes -conseils, si vous étiez plus raisonnable, votre vie -serait plus tranquille et presque heureuse. Ne pouviez-vous -vous abstenir de braver votre père ouvertement -comme vous l’avez fait hier ?</p> - -<p>— Faut-il donc immoler toujours mes goûts, obéir -et plier toujours ? Grand merci, je n’ai point une -nature d’esclave, riposta la jeune fille. Si j’ai refusé -d’aller au mariage d’André, ce n’est point par -caprice, mais vraiment, qu’irais-je faire là-bas ? -Parader, défiler, subir le contact de gens inconnus, -leur parler, leur sourire ; c’est une épreuve au-dessus -de mes forces. Oh ! le monde est pour moi -comme une cuve d’huile bouillante où j’endure les -tourments de la damnation ; ses fêtes, ses plaisirs -me donnent le désir de pleurer, de mourir. Je le -redoute plus que tout ici-bas.</p> - -<p>— Et c’est bien naturel, si vraiment vous y souffrez -comme dans une cuve d’huile bouillante, reprit -Ursule, que cette image vigoureuse avait beaucoup -frappée. Mais comment faire ? Votre père, j’en suis -sûre, ne veut que votre bien. Il vous permettrait -certainement de décliner l’invitation d’André s’il -savait combien les voyages et les cérémonies vous -fatiguent.</p> - -<p>— Seriez-vous prête à lui dire que je tomberai -malade s’il me contraint d’assister à ce mariage ? -interrogea Laurence avec un regard caressant et -plein d’espérance.</p> - -<p>Un instant Ursule hésita, car son âme était scrupuleuse -et elle aimait la vérité, mais elle aimait -Laurence plus tendrement encore.</p> - -<p>— Je tâcherai d’arranger tout cela, dit-elle avec un -touchant embarras, seulement, ma chérie, il faudra -que vous m’aidiez, que vous cédiez en apparence à -votre père. Dites-lui ce matin quelques mots d’excuses. -Il oubliera sa colère en voyant votre soumission -et sa volonté deviendra moins ardente. Alors, -peu à peu, en parlant de votre santé, je l’amènerai -à vous défendre ce qu’il vous avait ordonné.</p> - -<p>— Bon ! je ferai tout ce que vous voudrez, s’écria -Laurence en battant des mains. Vous étés un abîme -de ruses, embrassez-moi vite !</p> - -<p>Le visage incolore d’Ursule Tampin, ce visage où -tout était gris, même la bouche, prit alors tout l’éclat -qu’il pouvait avoir et qui égalait à peine celui de la -lune en plein jour. En même temps ses pâles yeux, -où se lisaient si aisément les pensées de son âme -candide, exprimèrent le plus tendre ravissement. -Charmée d’avoir consolé son enfant chérie, elle -la serra longuement dans ses bras. Puis, ayant -entendu sonner dix heures, elle s’enfuit précipitamment, -car sa vie n’était pas faite de loisirs. Toute la -matinée elle courut, infatigable, de la cuisine à la -lingerie, du second étage au rez-de-chaussée, donnant -des ordres, surveillant les domestiques, réparant -leurs négligences et s’efforçant d’assurer à son -intraitable cousin un service impeccable. Malgré sa -vigilance, le déjeuner fut une tempête. Le colonel -rentra en retard, annonça qu’il était pressé, bouscula -l’ordonnance, se plaignit bien haut de sa lenteur, -trouva tous les plats détestables et le menu -stupidement conçu. Devant cette humeur furieuse, -Laurence hésitait à remplir sa promesse. Pourtant, -à la fin du repas, quand on eut servi le café, elle -rassembla son courage et, comme son père lui -passait le sucrier sans la regarder, elle dit avec -effort en rougissant d’humiliation :</p> - -<p>— Je regrette ce qui s’est passé hier. Je reconnais -que j’ai eu tort.</p> - -<p>Ces paroles, que le colonel attendait, lui parurent -trop naturelles pour désarmer sa rancune.</p> - -<p>— Bon, dit-il sèchement. Songez maintenant à -commander votre toilette et tâchez qu’elle soit convenable. -Vous me ferez le plaisir de renoncer pour -une fois aux couleurs sombres que vous affectionnez. -Je ne veux pas vous voir porter toujours du noir -ou du gris, sachez-le.</p> - -<p>— Je vous apporterai les échantillons et vous choisirez -vous-même, répondit la jeune fille, admirant -dans son cœur sa patience héroïque.</p> - -<p>Mais le colonel ne récompensa pas cet effort de -vertu.</p> - -<p>— La peste soit de vous ! Me prenez-vous pour -une couturière ? Vais-je passer mon temps à m’occuper -de vos chiffons ? gronda-t-il, en haussant les -épaules.</p> - -<p>Et, consultant sa montre, il acheva sa tasse de café -et quitta la pièce. Un instant après il refermait derrière -lui la porte de la maison.</p> - -<p>— Eh bien ! dit Laurence en levant vers sa cousine -un visage enflammé, vous voyez le beau résultat -de ma soumission et de mes platitudes. Oh ! tout -cela me rendra folle, j’ai besoin de m’enfuir, -d’oublier cet enfer. Je sors, Ursule, ne m’attendez -pas pour goûter. Je passerai l’après-midi chez les -Heller.</p> - -<p>Ursule approuva ce projet. Elle était toujours -heureuse de voir Laurence rechercher la compagnie -d’Edith et de M<sup>me</sup> Heller, car, bien qu’elle habitât -Fontainebleau depuis six ans, la jeune fille n’y possédait -pas d’autres amies. Sans le savoir, le colonel -l’avait condamnée à cette solitude qu’il déplorait -et lui reprochait cruellement. Sa réputation dans -la ville était mauvaise. Le monde ne lui pardonnait -pas sa hauteur dédaigneuse, sa misanthropie manifeste. -Dès les premiers jours de son arrivée, on le -jugea durement parce qu’il ne recherchait personne -et se suffisait à lui-même. Et lorsque ses domestiques, -dans leurs bavardages, le représentèrent -sous les traits d’un être lunatique, foncièrement -méchant, à demi fou, la société accepta sans contrôle -cette image dénaturée. Pourtant les mêmes personnes -qui accablaient Paul Dacellier de leur réprobation -se montrèrent tout d’abord fort bien disposées -en faveur de sa fille. Ces bonnes âmes l’eussent -volontiers accueillie, choyée, consolée, à la condition -qu’elle leur fournît, en jouant un rôle de victime, -des armes contre son tyran, car il est délicieux de -trouver dans l’exercice de la charité un nouveau -prétexte de médisance, de pouvoir condamner et -calomnier son semblable au nom de la pitié, au nom -de la justice. Laurence ne fut pas la dupe de ces -hypocrisies. En dépit de ses révoltes, elle aimait et -admirait son père et n’eût pu supporter de l’entendre -blâmer. Loin de consentir à se plaindre de lui, elle -le défendit par son silence, repoussa fièrement les -avances qui lui furent faites et la fausse compassion -qu’on lui offrait. Contrainte d’assister parfois à -quelques réunions officielles, elle évita soigneusement -de se lier avec les jeunes filles de son âge, car -elle ne voulait introduire personne dans son intimité -et livrer ainsi à la malveillance publique les -amers secrets de sa vie. Les Heller surent respecter -sa réserve ombrageuse. Toujours bien accueillie -dans leur maison, elle pouvait se dispenser d’inviter -Edith sans que celle-ci parût s’en étonner. Laurence -l’aimait doublement pour cette discrétion.</p> - -<p>Lorsqu’elle sortit, à deux heures de l’après-midi, -le ciel était si limpide et son cœur encore si troublé -qu’elle voulut, avant de se rendre chez ses amies, -faire une courte promenade. Sa maison, la dernière -de la rue de France, était située presque à l’entrée -du bois. Quelques minutes de marche la conduisaient -en pleine solitude, parmi les arbres. Toujours elle -courait vers eux dans ses heures difficiles. C’était -leur voisinage qui lui rendait Fontainebleau si cher. -Accoutumée dès l’enfance à l’existence nomade des -filles d’officier, n’ayant jamais eu de demeure permanente, -errante et partout étrangère, elle avait -choisi pour l’aimer à l’égal de son pays natal cette -petite ville perdue dans la forêt comme une île dans -la mer et sur laquelle passait constamment le souffle -purifiant de la nature. Elle y avait fait son nid avec -joie. Elle y avait enraciné sa vie, elle rêvait d’y -rester toujours. La violence de son désir semblait -avoir contraint les circonstances à l’exaucer, car -Paul Dacellier, envoyé à Fontainebleau comme lieutenant-colonel, -avait eu la chance, dix-huit mois -auparavant, de passer colonel sans changer de garnison, -ayant été nommé commandant en second et -directeur des études à l’Ecole d’application.</p> - -<p>Suivie de son chien Consul, Laurence se dirigeait -vers la forêt, repassant dans sa pensée ses ennuis -présents. Pourtant c’était toujours avec une sorte -d’ivresse qu’elle considérait l’horreur de sa vie. Il -était rare que la douleur prît chez elle la forme de -l’accablement, car son âme, accoutumée à l’exaltation -de la solitude dans le malheur ou dans la joie, -chantait toujours. La certitude que son courage et sa -jeunesse pouvaient faire face à toutes les épreuves, -braver tous les orages, la comblait d’un immense -orgueil et elle éprouvait devant la désolation absolue -de son existence un étrange sentiment de puissance -et de liberté.</p> - -<p>— Chers arbres ! comme je suis forte, presque -aussi forte que vous, songeait-elle, en saluant avec -un regard de tendre défi les premiers géants ses -amis.</p> - -<p>Et, dépassant le carrefour de la Fourche, elle -quitta la route pour s’engager, par de petits chemins -capricieux, au cœur des futaies familières.</p> - -<p>Le sol où stagnaient les feuilles pourrissantes, -pareilles à des flaques de vin ou de sang, portait -encore la trace des orgies de l’automne. Mais les bois -n’avaient plus l’aspect d’un palais aux chaudes tentures, -d’un splendide sérail ouvert aux fêtes des -saisons. La volupté, l’amour n’y rôdaient plus en -chantant leurs chansons perverses. L’hiver au beau -visage intègre, purifiant ce temple un instant profané, -lui rendait sa grandeur religieuse. Sans parure, -dépouillée, la forêt semblait envahie, trouée, submergée -par le ciel, et de tous côtés ses vastes perspectives -s’achevaient en plein azur.</p> - -<p>Ralentissant sa marche, Laurence oublia bientôt -sa colère pour participer au recueillement des arbres -tranquilles. Ils l’incitaient à la méditation, ranimaient -sa foi chancelante. En dépit de l’éducation -chrétienne qui lui avait été donnée, le doute était de -bonne heure entré dans son âme. A l’âge où on lui -enseignait le catéchisme, remarquant que son père ne -s’approchait jamais des sacrements, elle cherchait à -s’expliquer ce fait déconcertant : la religion n’était -donc point si claire, si évidente, puisque cet homme -intègre et droit la rejetait ? Déjà, pour l’enfant attentive, -il y avait une brèche ouverte dans ce beau -palais de la foi où sa mère essayait de l’emprisonner. -Laissée libre et sans direction par l’indulgence -excessive d’Ursule autant que par la sévérité -distraite du colonel, elle connut trop tôt par ses lectures, -que nul ne surveillait, la multiplicité des religions -et des philosophies qui, l’une après l’autre, -la séduisirent. Si, dominée par sa sensibilité, par ses -penchants mystiques, par un besoin inné d’adoration, -elle restait encore fortement attachée au catholicisme -et continuait d’en observer par habitude les -pratiques essentielles, sa ferveur, sa piété capricieuse -se ranimaient surtout au contact de la nature. -Mieux que l’humble paix des églises, le calme -auguste de la forêt éveillait en elle des sensations -d’éternité. Maintenant, de toute sa révolte, il ne lui -restait plus qu’un sentiment d’amer dégoût pour le -monde et la terre. Une prière anxieuse s’exhala de -son âme, brusquement envahie par le désir de Dieu. -Les mains jointes, les yeux levés vers le soleil, elle -souhaita de n’aimer plus rien que l’infini sans forme -et sans visage. Mais, comme pour railler ce vœu, -pourtant sincère, l’image de M<sup>me</sup> Heller lui apparut -soudain et, avec un irrésistible sourire, lui masqua -le ciel, éclipsa la beauté sereine de l’éther.</p> - -<p>Et la jeune fille adora cette image qui depuis des -années illuminait sa vie.</p> - -<p>Quatre ans auparavant, l’arrivée du commandant -Heller à Fontainebleau avait soulevé dans la ville -une agitation fiévreuse et généralement hostile que -Laurence ignora d’abord, car les bruits du monde -ne pénétraient guère dans sa retraite.</p> - -<p>Pourtant, un matin, elle trouva l’institution -Racine où elle achevait ses études tout en effervescence. -Arrivées de bonne heure, les élèves -groupées près des portes ou des fenêtres, causaient, -en attendant leur directrice, avec une animation -singulière et semblaient se confier de passionnants -secrets. Parfois l’une d’elles prononçait d’une -voix pointue le nom de M<sup>me</sup> Heller, et toutes les -autres, aussitôt, hochaient la tête avec les airs vertueux -et offensés que prennent les vieilles dévotes -pour déplorer la corruption du siècle où elles vivent, -quel qu’il soit. Filles d’officier pour la plupart, ces -adolescentes, nourries des préjugés de leurs parents, -répétaient, sans en bien comprendre l’importance, -leurs propos malveillants et déchiraient avec une -ivresse précoce la réputation de la nouvelle venue.</p> - -<p>Laurence était peu liée avec ses compagnes et ne -prenait jamais part à leurs conversations, mais elle -n’avait pu décourager l’obséquieuse amabilité de -Lucie Jaffin dont le père, capitaine, servait sous les -ordres de Paul Dacellier.</p> - -<p>Tout de suite celle-ci, accourant à sa rencontre, -l’accapara, l’étourdit d’un flot de paroles. C’était une -mince fillette au teint verdâtre, aux longues mains -crochues, aux grâces d’araignée. La ligne de ses -cheveux noirs, tirés jusqu’au sang, encadrait pauvrement -un visage en lame de couteau, découvrant -deux oreilles proéminentes toujours aux écoutes. -Ses petits yeux perçants semblaient épier constamment -quelque mal caché, ses narines flairer quelque -scandale, et sa bouche ne distillait que perfidies.</p> - -<p>— Savez-vous la nouvelle ? dit-elle avec son venimeux -sourire. Nous aurons bientôt pour compagne -dans notre classe Edith Heller : triste acquisition -pour le cours Racine ! C’est, je pense, une petite -dévergondée, bon sang ne peut mentir. Connaissez-vous -sa mère, la trouvez-vous vraiment si belle ?</p> - -<p>— Je ne l’ai jamais vue, avoua Laurence sans la -moindre curiosité.</p> - -<p>Lucie Jaffin, enchantée de son ignorance, s’empressa -de lui apprendre tout ce qu’elle savait de -M<sup>me</sup> Heller.</p> - -<p>On la disait fille naturelle d’une chanteuse de café -concert. Toute jeune, elle posait pour le nu dans les -ateliers de sculpture, lorsque le commandant Heller, -alors capitaine, et de vingt ans plus âgé qu’elle, -l’avait rencontrée, aimée, épousée, le pauvre homme ! -La coquette abusait sans remords de son pouvoir sur -ce mari crédule et follement épris qu’elle déshonorait -impunément. On ne connaissait pas de fortune -au commandant, en dehors de ses appointements. -Il avait loué à Fontainebleau une maison modeste. -Une jeune bonne et son ordonnance composaient -tout son personnel. Pourtant M<sup>me</sup> Heller avait, dit-on, -trente-cinq robes, des bijoux si beaux qu’elle n’osait -les porter, et tout son linge était en crêpe de Chine -orné de vraie dentelle. Un scandale retentissant -l’avait chassée d’Alger, sa dernière garnison, où, six -mois auparavant, le jeune lieutenant Cé, un enfant -encore, beau, riche, plein d’avenir, affolé par ses -coquetteries, s’était tué pour elle.</p> - -<p>De toute cette légende inventée par l’envie, Laurence -ne retint que ce dernier détail. Durant le -cours, ses distractions, ses réponses incohérentes -frappèrent d’étonnement le professeur. Son rêve -l’emportait bien loin de la pièce sévère où retentissaient -les voix grêles de ses compagnes. Elle ne -voyait plus devant elle la vitre que battait la pluie, -mais la mer scintillante, les fleurs, le soleil d’Alger. -Dans ce décor radieux elle s’efforçait d’évoquer la -beauté de M<sup>me</sup> Heller, la passion du jeune lieutenant -Cé, sa fidélité, sa patience, ses triomphes passagers, -ses joies bientôt détruites, son grand désir toujours -déçu, ses soupçons, sa jalousie, son désespoir.</p> - -<p>Comme tous les êtres très jeunes, Laurence avait -pitié des malheurs de l’amour plus que de toute -autre misère, mais ils soulevaient dans son âme des -transports d’enthousiasme, mêlés d’une secrète envie. -Elle avait passé des heures ineffables à imaginer la -douleur de la duchesse de Langeais, pleurant à la -porte de son amant et l’attendant en vain avant de -se jeter au cloître. Le drame qu’elle venait de reconstruire -et de revivre, plus poignant parce qu’il n’appartenait -pas au roman, lui apportait, avec une émotion -plus grave, le même enivrement.</p> - -<p>Déjà M<sup>me</sup> Heller la captivait, lui inspirait une -sympathie inexplicable. Sans doute, elle avait dû -beaucoup pleurer la mort dont elle était la cause, -sans doute un inextinguible remords rongeait maintenant -nuit et jour son cœur jadis heureux. Quoi -qu’il en soit, cruelle, perverse, inconsciente, ou victime -désolée d’une grâce qu’elle maudissait, elle -portait autour de son front l’auréole d’un passé -romanesque, orageux et trouble. Et Laurence, sans -la connaître, adorait à l’avance sa dangereuse -beauté.</p> - -<p>La semaine suivante, Edith Heller entra à l’institution -Racine. Sa timidité, sa douceur craintive ne -désarmèrent pas les préventions de ses compagnes, -qui l’accueillirent avec la plus froide réserve. Indignée -de cette attitude, Laurence accabla de prévenances -la nouvelle venue et gagna d’un seul coup -son cœur tendre et meurtri.</p> - -<p>Le cours fini, elle s’attarda volontairement dans la -salle d’attente où toutes les jeunes filles remettaient -leurs chapeaux, tandis que leurs mères s’empressaient -autour de la directrice. Son ardent espoir ne -fut pas déçu, et M<sup>me</sup> Heller apparut bientôt au seuil -de la porte d’entrée. Sans l’avoir jamais vue, Laurence -la reconnut. Nulle autre ne pouvait avoir cette -allure langoureuse et cette élégance voyante. Elle -avançait lentement parmi les groupes pressés des -élèves. L’ombre de son chapeau fantasque ne voilait -qu’à demi l’éclat de ses yeux magnifiques. Elle aperçut -de loin Edith, lui sourit, et tout son visage brilla -comme un diamant qu’on fait jouer sous la lumière.</p> - -<p>Laurence, éblouie, subjuguée par ce sourire, fit -signe à sa femme de chambre de l’attendre encore, -et feignit de chercher ses gants pour rester plus longtemps -dans la salle. M<sup>me</sup> Heller avançait toujours, -saluant au passage quelques femmes d’officiers. -Celles-ci s’inclinaient comme de raides épis qu’un -vent détesté courbe malgré eux. Puis, redressant -bien haut la tête, assujettissant leurs voilettes, serrant -leurs parapluies, revêches, hautaines, fières de -leur vertueuse laideur, elles entraînaient précipitamment -vers la porte leurs filles effarées, comme si -elles craignaient que le seul contact d’une belle -pécheresse corrompît à jamais ces pures enfants. -Laurence surprit quelques réflexions malveillantes -chuchotées à mi-voix. Ses yeux brillèrent de colère, -son cœur bondit comme celui du chevalier qui -entend insulter sa dame, car déjà elle aimait -M<sup>me</sup> Heller plus que sa vie.</p> - -<p>La plupart des jeunes filles élevées sévèrement loin -du monde ont connu ces grandes amitiés romanesques -qui chez elles précèdent le véritable amour. -L’atmosphère restreinte et close où elles vivent -n’étouffe pas leur sensibilité. A quinze ans, les -affections de leur famille ne leur suffisent plus : une -flamme bizarre et sans objet s’allume en elles. Leur -cœur s’éveille, mais leurs sens restent profondément -endormis. Tourmentées du désir d’aimer, elles ignorent -généralement à cet âge les réalités de l’amour. -Si elles sont curieuses et précoces, si quelques lectures -imprudentes leur ont révélé trop tôt les mystères -de la volupté, cette révélation ne leur inspire -que répulsion. Leur expérience théorique n’altère -nullement leur pureté. Et comme la chair ne parle -pas en elles, elles s’attachent à une amie belle, -brillante ou infiniment douce, à une religieuse qui -les comprend et les dirige avec bonté, parfois à une -inconnue, à une cantatrice qu’elles ont entendue un -soir et ne reverront jamais.</p> - -<p>De telles passions semblent souvent déconcertantes, -parce que seule l’illusion la plus folle les -fait naître et les entretient. Elles ont une violence -terrible et s’éteignent en un instant. Mais elles sont -généreuses, belles, dignes de respect, parce que le -cœur qui les conçoit est sans défiance, sans calcul, -se donne tout entier, ne demande rien, se réjouit -seulement de brûler. C’est l’admirable, le saint, l’incomparable -amour de l’enfant.</p> - -<p>Pendant plusieurs semaines, Laurence vécut dans -un état de fièvre et d’égarement continuels. Elle ne -lisait plus, ne mangeait plus, dormait à peine. Tous -les jours, elle trouvait un nouveau prétexte pour -entraîner Ursule au parc, ou battre d’un bout à -l’autre la rue Grande, s’arrêtant dans les magasins -les plus fréquentés, chez les pâtissiers à la mode, -partout où elle espérait rencontrer M<sup>me</sup> Heller. Pour -Edith, elle montrait une amabilité empressée, se -plaçait à ses côtés, lui rendait mille services. Un -jour, elle osa lui parler de sa mère avec enthousiasme -et dès lors leur intimité grandit vite. Enfin -Laurence eut le bonheur d’être invitée chez sa nouvelle -amie. M<sup>me</sup> Heller vint présider le goûter des -deux jeunes filles. L’atmosphère renfermée de la -province était insupportable à cette femme légère. -Plongée dans un ennui mortel, elle reçut Laurence -avec plaisir et celle-ci lui plut, la flatta par son admiration -et sa dévote extase. Tout hommage, si insignifiant -qu’il fût, charmait cette orgueilleuse. Faute de -mieux, par habitude, elle déploya l’arsenal de ses -coquetteries en faveur d’une enfant trop éprise et -trop simple pour deviner ses artifices. Son accueil -caressant, ses grâces enivrèrent Laurence. Elle -admira la bonté de M<sup>me</sup> Heller, lui prêta toutes les -vertus et crut avoir enfin trouvé l’amie parfaite que -désirent avec tant d’ardeur toutes les jeunes filles -solitaires.</p> - -<p>En pénétrant dans son intimité, elle ne tarda pas -à découvrir la frivolité de cette nature vaine et -froide, mais ces déceptions mêmes fortifièrent son -attachement. La douleur, l’immolation sont les seuls -buts de l’amour pur. Tout être véritablement épris -rêve de donner son sang, son bonheur, sa vie pour -celui qu’il aime. Laurence surpassa tous ces sacrifices. -Elle abdiqua pour son amie jusqu’à son idéal -sévère. Elle dépensa dans un perpétuel effort d’indulgence -toute l’abnégation de son âme, car il n’est -point de plus grand holocauste que celui du pardon.</p> - -<p>Pourtant nulle affection, si désintéressée qu’elle -soit, ne peut subsister si toute joie lui manque. Par -sa beauté merveilleuse, M<sup>me</sup> Heller satisfit chez Laurence, -en même temps que l’appétit du sacrifice, ce -désir du bonheur qui se mêle à toute passion -sérieuse. Devant son radieux visage, la jeune fille -oubliait vite ses désillusions, s’abîmait dans l’extase -de la contemplation. Mais la figure réelle et vivante -de Lætitia Heller lui était moins chère que son seul -souvenir et peut-être n’avait-elle jamais goûté de -félicité plus parfaite qu’auprès de l’image irréelle -et muette qu’elle se plaisait à évoquer dans le silence -de la forêt.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>III</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Et elle n’avait d’égal pour la taille -que le rameau de l’arbre Bân et -pour le teint que la tubéreuse de -Chine.</p> - -<p class="attr"><i>La Reine de Saba</i>.</p> - -</blockquote> - -<p>M<sup>me</sup> Heller habitait rue des Bois, non loin du -cimetière, une petite maison devant laquelle stationnait -ce jour-là, par extraordinaire, une voiture -attelée de deux chevaux noirs. Laurence, en approchant, -reconnut avec ennui le cab anglais de -M. de Sérannes arrêté à la porte de son amie.</p> - -<p>La société de Fontainebleau s’occupait fort, à cette -époque, du comte de Sérannes et révérait son -élégance, sa fortune, son nom, sa gloire naissante. -Peintre déjà célèbre à trente-cinq ans, il possédait -à Avon une grande propriété où son amour pour -la forêt, son goût pour la chasse à courre le -ramenaient régulièrement deux fois par an, en -octobre et en février. Cette année cependant, Fontainebleau -s’émerveillait de le posséder encore à la -fin de novembre. Sans raison apparente, il semblait -vouloir fondre en un seul ses deux séjours ordinaires -et, rompant avec ses habitudes dédaigneuses, -acceptait volontiers les invitations qu’on lui prodiguait. -Il n’en fallait pas davantage pour exalter -démesurément les espoirs des mères en quête d’un -parti pour leurs filles. Mais Lucie Jaffin, toujours -astucieuse et bien renseignée, prétendait que les -charmes seuls de la belle Lætitia enchaînaient le -jeune comte à Fontainebleau.</p> - -<p>Laurence n’avait jamais cherché à contrôler la -vérité de cette médisance. A plusieurs reprises, -M. de Sérannes s’était présenté chez les Heller au -moment où elle s’y trouvait. Elle s’empressait alors -de se retirer, plus encore par discrétion que par -timidité, car elle eût rougi d’épier les secrets et les -sentiments de sa chère Lætitia. Ce jour-là cependant, -elle n’eut pas le courage de renoncer au plaisir -qu’elle s’était promis et, sachant que l’importun visiteur -dont toute la ville surveillait jalousement les -démarches, ne pouvait s’attarder longtemps chez une -femme sans risquer de la compromettre, elle sonna -très doucement à la porte de ses amies.</p> - -<p>— Ne prévenez pas ces dames, Lisa, dit-elle à la -jeune bonne qui vint lui ouvrir, je sais qu’elles sont -au salon, ne les dérangez pas. Je vais les attendre -en haut, très patiemment, avec Consul.</p> - -<p>Lisa qui, comme ses maîtresses, connaissait -l’humeur sauvage de la jeune fille, acquiesça d’un -sourire et s’effaça pour la laisser passer. Laurence -monta rapidement au premier étage et gagna le -grand cabinet de toilette où ses deux amies se -tenaient toujours dans la journée.</p> - -<p>Cette pièce, spacieuse et claire, donnait sur des -jardins que bordait au loin la ligne bleue de la -forêt. Une haute psyché, une toilette dissimulée par -un paravent, des fauteuils blancs laqués vieillis -par de nombreux déménagements, une coiffeuse, -plusieurs petites tables composaient l’ameublement. -Une large glace, un portrait de M<sup>me</sup> Heller occupaient -deux panneaux ; les autres restaient vides. Le tapis -blanc à fleurs crèmes, le papier gris à bouquets -roses, les soies jaunâtres élimées qui recouvraient -les sièges avaient la même tonalité terne, claire, -insipide. Pourtant, en dépit de sa laideur banale, -la pièce restait vivante et sympathique. Le sol était -jonché de petits souliers pimpants qui semblaient -se reposer d’une danse récente et n’attendre qu’un -signal pour reprendre leur menuet. Des dentelles, -des écharpes, des rubans gisaient sur les meubles. -Le paravent écarté laissait voir la grande toilette -couverte de flacons. Sur un fauteuil, un peignoir -abandonné évoquait la forme de M<sup>me</sup> Heller et son -parfum saturait l’atmosphère.</p> - -<p>Consul s’accroupit devant la salamandre et, fixant -son foyer incandescent, l’adora durant quelques -minutes avant de s’endormir. Laurence enleva son -chapeau, tira de son sac une cigarette et s’installa -dans le rocking-chair qu’on lui abandonnait toujours.</p> - -<p>Elle avait pris depuis quelque temps l’habitude -de fumer. Cette agréable manie l’aidait à supporter -les heures où l’agitation de son âme, troublée par -la colère, la passion ou l’attente, lui rendait toute -lecture, tout travail impossible. Elle allumait sa -troisième cigarette, lorsqu’un bruit de voix s’éleva -dans le silence de la maison. Un rire aigu, mais -sans gaîté, que Laurence connaissait bien, retentit -dans l’escalier. Bientôt après, ses deux amies, très -animées, entrèrent dans la pièce, M<sup>me</sup> Heller vêtue -de rouge et belle comme une flamme, Edith tout -en blanc, immatérielle, radieuse comme un pur -esprit.</p> - -<p>— N’êtes-vous point, mon tout petit, une absurde -fillette, s’écria M<sup>me</sup> Heller en embrassant son humble -admiratrice. Pourquoi nous priver ainsi de votre -société charmante ?</p> - -<p>Elle caressait les cheveux de Laurence, lui souriait -délicieusement avec cette grâce câline qui, dès -l’abord, avait convaincu la jeune fille de sa bonté. -Mais bien que ses paroles fussent infiniment douces, -sa voix restait froide et coupante.</p> - -<p>— Sérieusement, folle enfant, ne pouviez-vous -venir nous rejoindre au salon au lieu d’attendre ici, -seule, et dans un tel fouillis ?</p> - -<p>Sur un signe de sa mère, Edith, rassemblant les -vêtements épars, dégagea quelques sièges et rétablit -un ordre apparent. Puis elle vint s’asseoir auprès de -son amie.</p> - -<p>— Est-ce que M. de Sérannes te fait peur ? dit-elle -de sa voix basse et douce. Pourquoi cherches-tu -toujours à l’éviter ? Si tu savais comme il est simple, -aimable, gai, charmant.</p> - -<p>— Oui, il a tout à fait apprivoisé ma fille et causé -beaucoup avec elle, affirma M<sup>me</sup> Heller sur le ton -condescendant qu’elle eût pris pour dire : « Il a -beaucoup joué avec bébé. »</p> - -<p>Edith ne l’entendit pas. Son cœur défiant, timide -et sage, débordait ce jour-là d’enthousiasme et -d’amour.</p> - -<p>— Je voudrais que tu le connusses, reprit-elle avec -ferveur. M. de Sérannes comprend ta chère forêt en -poète, en artiste. Elle l’a, cette année, littéralement -ensorcelé. Il ne peut se résoudre à la quitter, car il -trouve, comme toi, qu’elle est bien plus belle en -hiver que durant les autres saisons. Oh ! vous avez -les mêmes goûts et je suis sûre qu’il te plairait.</p> - -<p>— Non, vraiment, je ne le crois pas, dit Laurence -d’un air inexorable, car tu m’as dit qu’il adorait la -chasse.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Heller éclata de rire.</p> - -<p>— Mon Dieu ! dit-elle, est-ce donc un crime si noir -à vos yeux ? Avez-vous pour toutes les bêtes, pour -la douce biche, pour le sanglier même, des entrailles -de sœurs, et les Nemrods de ce monde sont-ils pour -vous des assassins ? Quelle petite fille sensible ? -Passez-moi, chérie, une cigarette, et je vais vous -faire un aveu, au risque d’encourir votre éternel -mépris : j’aime beaucoup, oh ! mais beaucoup, la -chasse à courre.</p> - -<p>Et elle s’étira avec la mine béate et féroce du chat -qui vient de manger un oiseau.</p> - -<p>— Cela ne m’étonne pas, murmura Laurence en -soupirant. Vous êtes cruelle, au fond, chère madame, -je le sais bien.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Heller souriait. Ce reproche, quoique juste, -n’ébranlait pas sa vanité tranquille, car elle était -persuadée que les plus condamnables défauts devenaient -chez elle qualités, charmes et perfections.</p> - -<p>— Cruelle, mignonne ? Expliquez-vous, dit-elle -avec sérénité.</p> - -<p>— Mais, madame, c’est tout simple, vous êtes -très coquette et la coquetterie est une cruauté.</p> - -<p>— Cruauté bien anodine, avouez-le.</p> - -<p>Laurence tressaillit, indignée, car elle songeait -au jeune lieutenant Cé. M<sup>me</sup> Heller avait-elle oublié -sa victime et n’entendait-elle plus ce sang crier vers -elle ?</p> - -<p>— Oui, Laurence a raison, dit Edith, en levant -vers sa mère son beau regard candide. Je ne puis -comprendre ce jeu pervers de la coquetterie. Pourquoi -faire le mal sans raison ? Pourquoi ne pas -décourager tout de suite, franchement, ceux qu’on -ne peut aimer et laisser voir à celui qui nous plaît -notre prédilection ?</p> - -<p>— Quelle petite niaise, s’écria M<sup>me</sup> Heller en riant. -Mais pour être vraiment aimée, mon trésor, il faut -savoir faire souffrir, rester le joyau mystérieux, -inaccessible, prix d’une lutte sans fin. L’homme doit -toujours trembler de nous perdre et nous disputer -sans cesse à des rivaux. D’ailleurs, pour notre satisfaction -même, est-ce qu’un seul amour peut suffire ? -Il en faut mille, brûlant autour de nous comme un -cercle de flammes. La vie ne prend toute sa saveur -que lorsqu’on se sent le but unique de tant de cœurs -que l’on ravit ou torture à sa guise.</p> - -<p>— Mais, dit Laurence avec lenteur, si l’un de ces -cœurs, peut-être le meilleur, le plus tendre, se brise ?</p> - -<p>M<sup>me</sup> Heller comprit cette fois l’allusion. Ses paupières -battirent, s’abaissèrent. Pourtant, sur ce -visage aveugle qui cherchait à mentir, apparut une -expression de triomphe discret et d’effroyable joie. -Le souvenir que venait d’évoquer Laurence n’était -point pour elle un souvenir amer. La mort du lieutenant -Cé prenait place dans sa vie comme une victoire -éclatante, car ce sang versé pour elle attestait la puissance -de sa beauté. Jamais sans doute elle n’avait -honoré d’une larme la mémoire de son triste amant. -Mais elle songeait à lui avec complaisance lorsqu’elle -repassait, dans ses heures d’ennui, ses succès -de coquette. Laurence, épiant son visage, devina ses -pensées ; elle vit enfin la sécheresse sans bornes de -ce cœur qu’elle croyait faible, et pourtant sensible. -M<sup>me</sup> Heller lui inspira une sorte d’horreur. Elle -chercha le regard d’Edith, espérant y lire un reflet -de son indignation. Mais la jeune fille n’avait point -écouté les dernières paroles de la conversation. Elle -rêvait immobile, les yeux levés vers la fenêtre, et -Laurence fut tout à coup frappée de sa beauté.</p> - -<p>Bien qu’elle fût réellement jolie, Edith Heller, -d’ordinaire, plaisait peu. Sérieuse, humble, elle -s’habillait mal, s’effaçait volontiers devant sa mère -dont elle copiait avec servilité les toilettes et la -coiffure. Mais les robes ajustées, qui moulaient -savoureusement les formes pleines de la jeune -femme, étriquaient le corps mince et plat de l’adolescente, -et les couleurs voyantes, brutales, hardies -qu’affectionnait M<sup>me</sup> Heller accentuaient jusqu’à la -lividité la pâleur de sa fille.</p> - -<p>Elle semblait, ce jour-là, avoir acquis tout à coup -le goût ingénieux qui sait mettre en relief les qualités -d’une silhouette ou d’un visage. Sa robe -blanche, de forme vague et presque enfantine, faisait -valoir sa jeunesse et son charme candide. Une -haute coiffure dégageait son beau front et l’ovale -délicat de sa figure. Une couche de rouge avivait -son teint morbide et transparent de rousse. Elle -était assise de biais sur un fauteuil bas, la tête -renversée sur le dossier. Ses bras minces et longs, -dont on voyait courir sous la peau diaphane les -veines bleues, gisaient dans les plis de sa robe -comme deux ailes repliées. Elle était très grande -se tenait mal, et son attitude ployante, défaillante, -prenait dans sa toilette vaporeuse une grâce infinie.</p> - -<p>Si Edith avait l’aspect d’un ange, tout autre était -la beauté sensuelle de M<sup>me</sup> Heller. Ses yeux semblaient -faits pour percer le faible cœur des hommes -et se réjouir de leur agonie, ses narines pour -respirer les parfums agréables, sa bouche pour -savourer le vin, les bonbons, les baisers et la douceur -du rire. Sa brûlante physionomie ne connaissait -pas le repos. L’œil brun, scintillant, admirable, -changeait sans cesse d’expression, tournait sous les -belles paupières, brillait sournois ou tendre à travers -les cils abaissés, puis s’ouvrait comme un -phare, répandant à flots sa lumière. Ses narines -mobiles s’émouvaient pour un rien. Elle riait facilement -pour montrer ses dents éclatantes et lorsqu’elle -était sérieuse, aussi calme qu’elle pouvait l’être, -elle mordait sans cesse sa lèvre ou l’avançait dans -une moue exquise, et, par ces mouvements étudiés -qui semblaient naturels, elle attirait constamment -l’attention sur sa bouche enivrante.</p> - -<p>D’ordinaire, lorsqu’elle était près de M<sup>me</sup> Heller, -Laurence ne regardait qu’elle, et la jeune femme, -habituée à ce muet hommage, s’étonna de surprendre -son regard attaché sur Edith.</p> - -<p>— Comment trouvez-vous ma petite fille ? dit-elle -sèchement. Affreuse, n’est-ce pas, et stupidement -attifée ?</p> - -<p>— Mais, madame, au contraire, répondit Laurence, -ne voyez-vous pas combien elle est jolie ? Une -véritable beauté !</p> - -<p>Edith rougit de plaisir.</p> - -<p>— Maman n’est pas de ton avis, dit-elle timidement. -Nous nous sommes fâchées toutes deux ce -matin à propos de ma coiffure.</p> - -<p>— Elle est ridicule, ma pauvre petite, et pas du -tout moderne.</p> - -<p>— Cela ne fait rien, si elle me va. M. de Sérannes -l’a trouvée charmante.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Heller eut un rire strident.</p> - -<p>— Voilà une belle autorité, riposta-t-elle avec une -ironie méchante. Si tu plaçais un chaudron sur ta -tête, M. de Sérannes t’en ferait compliment. Il -remplit son rôle de galant homme, mais sois sûre -que dans son âme il s’est moqué de toi. D’ailleurs, -ce n’est point seulement ta coiffure que je trouve -grotesque. C’est aussi cette robe fade, ingénue, sans -chic, sans ligne, que tu as voulu commander toi-même. -Et puis…, — sa voix devint plus acerbe -encore, — je ne comprends pas qu’à ton âge tu -mettes de la poudre et du rouge. Tu as l’air d’une -grue, mon petit chat, tout simplement.</p> - -<p>Laurence écoutait stupéfaite. La jalousie furieuse -qui manifestement animait M<sup>me</sup> Heller lui soulevait -le cœur. Son dégoût fut plus fort que son amour.</p> - -<p>— Grands dieux ! s’écria-t-elle, feignant la plus -vive gaîté, comme vous êtes prude, chère madame !</p> - -<p>La jeune femme rougit violemment sous cette -apostrophe. Ses yeux étincelèrent et Laurence, -éperdue, détourna la tête pour fuir ce regard qu’elle -aimait malgré tout. Pourtant, dans un dernier effort -de courage, elle ajouta, s’adressant à Edith :</p> - -<p>— Crois-moi, ta robe est très jolie et ce rouge te -va très bien, car tu es toujours à mon avis un peu -trop pâle.</p> - -<p>Déjà M<sup>me</sup> Heller avait repris sa sérénité orgueilleuse.</p> - -<p>— Bien, mes enfants, très bien, dit-elle avec -condescendance ; après tout vous en savez plus long -que moi.</p> - -<p>Elle se leva, prit une cigarette et, sans l’allumer, -la lançant en l’air et la rattrapant comme une balle, -elle se dirigea vers la porte. Laurence la suivit d’un -regard désolé, et lorsque la jeune femme eut quitté -la pièce :</p> - -<p>— Je crois, dit-elle à Edith, en dissimulant sa -tristesse sous un sourire tremblant, je crois que j’ai -blessé ta mère.</p> - -<p>— Bah ! ce n’est rien. Maman ne peut souffrir -la contradiction. Mais vois pourtant combien j’ai eu -tort de l’écouter, de m’habiller comme elle et selon -ses conseils. Quoi qu’elle en dise, M. de Sérannes -n’est point un flatteur. Il ne m’avait pas encore -adressé le moindre compliment. D’ailleurs, j’ai lu -dans ses yeux, lorsqu’il me regardait, une admiration -sincère, étonnée. J’ai senti qu’il me trouvait -changée, plus jolie que d’habitude, et cela m’a -causé un extrême plaisir.</p> - -<p>« Ah ! je comprends, songea Laurence qui observait -curieusement le visage exultant de son amie. -Elle aime le comte de Sérannes. C’est pour lui plaire -qu’elle se pare, et parce qu’elle a réussi, la colère -de sa mère la laisse indifférente. Mais qui me consolera, -moi, si ma chère Lætitia ne me pardonne pas ? »</p> - -<p>Jusqu’à cinq heures, les deux jeunes filles n’échangèrent -plus que des propos vagues et sans suite. -Edith savourait en silence l’ivresse du premier -amour. Laurence épiait avec anxiété les bruits de la -maison. Enfin la bonne apporta le thé. M<sup>me</sup> Heller -reparut. Son attitude fut aimable et naturelle. Mais -Laurence crut, à plusieurs reprises, surprendre dans -ses yeux une expression d’implacable rancune, et, le -cœur lourd, elle prit plus tôt que de coutume congé -de ses amies.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>IV</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Ce qui me frappe le plus chez -beaucoup d’êtres que je vois, c’est -l’absence de vie, l’absence de douleur, -et l’absence de joie. Ils sont -vraiment morts.</p> - -<p class="attr">Geneviève <span class="sc">Hennet de Goutel</span>.</p> - -</blockquote> - -<p>Les jours suivants, la maison Dacellier fut tranquille. -Des complications politiques inquiétaient -l’opinion ; on parlait d’une guerre prochaine. Le -colonel, enivré par cet espoir, était d’humeur -radieuse. Laurence, qu’il oubliait de tourmenter, -s’absorbait dans le souvenir de M<sup>me</sup> Heller et s’accusait -d’injustice envers cette amie si chère.</p> - -<p>— Il est vrai, songeait-elle, que son âme est -sèche et sa vanité monstrueuse. Elle est jalouse -de sa fille et cela me semble bas, mais n’y a-t-il -pas derrière cette jalousie une grande et naturelle -douleur ? Oh ! pauvre Lætitia, elle est belle, mais -non plus pour longtemps. Dans quelques années, -elle la perdra cette beauté qui est sa puissance, -son génie, sa richesse. Sa fille, de jour en jour, -s’épanouit, tandis qu’elle va vers son déclin ; bientôt -il faudra qu’elle lui cède sa royauté, sa place, -ses honneurs. Elle souffre… pourtant je lui refuse -toute pitié. N’aurais-je pas dû, au lieu d’admirer si -haut la grâce d’Edith, lui dire combien aisément elle -l’éclipse encore ? Je me suis plu à raviver sa blessure, -à l’humilier cruellement, moi qui prétends -l’aimer !</p> - -<p>L’intensité de ses remords accrut sa passion. Elle -parut s’évader du monde où elle vivait. Son regard -vague et songeur ne se posait plus volontiers sur -aucun objet proche, cherchait toujours le ciel, le -vide ou l’horizon. Quand le vent soufflait en rafale, -elle descendait au jardin pour recevoir avec ivresse -le choc des grandes brises farouches. Puis elle -remontait dans sa chambre, s’asseyait à sa table et, -masquant d’une main son visage où la joie couvait -comme un feu sombre, durant des heures, absorbée, -pensive, les yeux mi-clos, elle écrivait des vers. -Toutes les fois qu’une émotion vive avait bouleversé -son cœur, elle éprouvait le besoin de donner à ses -pensées une forme lyrique. Elle ne croyait pas avoir -de talent, ni obéir à une vocation déterminée, mais -elle se sentait heureuse lorsque l’inspiration, avec -une insurmontable violence, s’emparait d’elle, l’obligeait -à chanter. Ces transports duraient peu, la -moindre contrariété suffisait à les calmer.</p> - -<p>Une nouvelle désagréable mit bientôt fin à son -délire. André, par lettre, annonça sa visite à Fontainebleau -pour le dimanche suivant. Il venait présenter -aux siens sa fiancée. M<sup>lle</sup> Drevain, tante et -tutrice de Juliane, devait accompagner le jeune -couple.</p> - -<p>Laurence avait horreur du monde et des nouveaux -visages. La pensée qu’il lui faudrait être aimable -avec sa future belle-sœur, et se torturer l’esprit -durant toute une journée pour alimenter une -conversation fastidieuse, l’accablait à l’avance de -fatigue et d’ennui.</p> - -<p>De même que sa fille, mais pour des motifs plus -graves, le colonel appréhendait la visite annoncée, -car il ne retrouvait jamais André sans éprouver une -impression pénible. Tout autre père eût été fier -pourtant de ce fils qui, laissé libre de bonne heure, -avait évité les abîmes où les passions entraînent -tant d’adolescents. Telle était la raison de ce jeune -homme rangé que, l’année précédente, ayant, dans -une liaison passagère avec une actrice, ébréché -quelque peu la fortune qui lui venait de sa mère, il -s’empressait de la rétablir par un mariage honorable -et brillant. Sa vie, à la fois sérieuse et frivole, -était parfaitement bien organisée. Doué d’un goût -très sûr, d’une intelligence prompte et curieuse, il -faisait dans plusieurs journaux de la critique d’art. -Robuste, bien portant, patineur émérite, redoutable -champion de tennis, il dirigeait en même temps une -petite revue sportive, et toujours sa volonté patiente -demeurait tendue vers un but unique : la conquête -du bonheur.</p> - -<p>Le colonel appréciait peu cette sagesse. Semblable -à ces fervents chrétiens qui, rapportant tout à Dieu, -cherchant toujours sa gloire, aiment en Lui leurs -chers enfants, il n’avait désiré un fils que pour le -donner à la France. Lorsque, pour la première fois, -il le tint entre ses bras, il le consacra dans son cœur -à la patrie. Par lui, il rêva de fonder toute une race -d’officiers qui, de génération en génération, perpétueraient -son dévouement, sa fidélité. Ainsi, lorsque -sonnerait l’heure de la revanche, s’il était couché -dans la tombe, du moins son âme servirait encore -la grande cause sacrée et la France trouverait toujours, -prêt au sacrifice, à défaut de lui, un de ses -descendants. André, par sa révolte imprévue, avait -anéanti ces beaux espoirs, et le colonel ne s’était -jamais consolé d’une telle déception. Ce fils, si charmant, -si distingué qu’il fût, restait pour lui l’œuvre -avortée dont l’artiste sévère, mais impuissant, -vaincu, se détourne plein d’amertume.</p> - -<p>Seule, la bonne Ursule attendait les trois visiteurs -avec la plus joyeuse impatience. Sociable, naïve, -indulgente jusqu’à la chimère, elle prêtait à Juliane, -sans la connaître, toutes les qualités. Elle croyait -fermement que cette irrésistible personne deviendrait -tout de suite pour Laurence une amie, une -sœur d’élection. Ayant caressé ce beau rêve toute -une semaine, la vieille fille fut vivement déçue -lorsque, le dimanche, elle vit Laurence entrer au -salon avec un visage glacé et tendre la main à sa -future belle-sœur, en la saluant d’un : « Bonjour -mademoiselle », jeté d’un ton sec et presque insolent.</p> - -<p>Mais déjà Juliane l’embrassait cordialement et -s’écriait d’une voix aimable où ne vibrait pourtant -ni sincérité, ni affection :</p> - -<p>— Oh ! Laurence, ne m’appelez pas mademoiselle ! -Je suis, voyez-vous, si contente d’avoir enfin une -petite sœur ! Laissez-moi vous nommer ainsi, dès à -présent !</p> - -<p>Laurence ne trouva pas un mot pour répondre à -ces paroles gracieuses. Son visage trop sincère -exprima un malaise flagrant, tandis qu’elle considérait -curieusement l’affable visiteuse, s’étonnant de -la trouver à la fois si jolie et si ordinaire. Juliane -était belle, en effet, mais rien dans sa beauté classique -n’excitait la surprise, ni l’intérêt. Ses yeux -posaient sur toutes choses un regard bienveillant et -courtois. Une souple politesse entr’ouvrait sans cesse -ses lèvres fraîches dans un sourire mondain. Sa chevelure -noire et lustrée, relevée en une coiffure symétrique, -semblait peinte, et son visage avait une -expression d’ardeur banale qui laissait deviner la -froideur de son âme. Pourtant, son élégance, sa -grâce réelle surprirent agréablement le colonel, plus -accessible que sa fille à la séduction féminine. Vaincu -à la fois par un scrupule secret et par l’insistance -irrésistible de cette enjôleuse, il promit assez facilement -d’assister à son mariage. A la grande joie de -Laurence, il déclina pour elle toute invitation, alléguant -sa santé délicate.</p> - -<p>Depuis huit jours, Ursule avait patiemment préparé -ce revirement. Mais le succès complet de son -machiavélisme la pénétra de confusion. Elle rougit -pitoyablement sous le regard triomphant que lui jeta -sa jeune cousine. Heureusement, Paul Dacellier ne -remarqua pas son embarras, car, au même moment, -la femme de chambre vint annoncer le déjeuner, -et il se leva pour offrir son bras à M<sup>lle</sup> Drevain.</p> - -<p>Créée comme sa nièce pour les salons et les -pompes du monde, celle-ci n’était que sourire, compliments -et cérémonies. Deux énormes solitaires -oscillaient le long de ses joues poudrées, ses mains -étaient chargées de bagues, sa robe noire constellée -de jais et de paillettes. Elle brillait et scintillait des -pieds à la tête, et de sa bouche coulait sans cesse un -flot de paroles aimables dont ses interlocuteurs, -quelle que fût leur bonne volonté, ne pouvaient -conserver le moindre souvenir.</p> - -<p>La politesse un peu altière du colonel l’avait dès -l’abord enchantée. Durant le déjeuner, elle déploya -pour lui toutes ses coquetteries, toutes ses grâces -surannées, l’accapara, l’étourdit de son bavardage -insipide. Il l’écoutait complaisamment, s’occupait -d’elle, essayait d’oublier la présence d’André. Le -jeune homme l’y aidait de son mieux, observait un -silence prudent. Parmi la société vaine et légère qu’il -fréquentait à Paris, on l’admirait pour son esprit -caustique, ses théories paradoxales ; mais, devant -son père, cœur naïf et ardent dont il connaissait -l’intransigeance, ce grand railleur, gêné, paralysé, -contenait sa verve moqueuse, gardait une attitude -neutre, circonspecte. Une fois cependant, il oublia -ses résolutions. Ce fut au moment où Juliane, croyant -se montrer fort originale, disait gracieusement à son -futur beau-père :</p> - -<p>— Moi, colonel, si j’avais eu le bonheur d’appartenir -au sexe fort, j’aurais voulu être officier. Trois -types d’hommes me semblent entre tous admirables : -le prêtre, le poète, le soldat !</p> - -<p>André, qui l’écoutait en souriant, et qui, charmé -de sa beauté, goûtait peu cependant ses phrases -convenues, ses opinions impersonnelles, jeta d’un ton -ironique :</p> - -<p>— Vous oubliez, ma chère, le joueur de tennis. -Lui aussi est grand par son courage, il ne craint pas -les balles.</p> - -<p>Juliane et sa tante, ravies de cette plaisanterie, -s’apprêtaient à en rire, mais elles remarquèrent la -grimace significative du colonel et, bien inspirées -par leur exquise politesse, elles se contentèrent de -hocher la tête avec l’indulgent sourire qu’on accorde -aux boutades d’un enfant incorrigible. André, rappelé -à l’ordre par un regard de sa fiancée, n’osa -plus parler qu’à l’indulgente Ursule.</p> - -<p>Placée à côté de Juliane, objet de toutes ses attentions, -Laurence entretenait avec peine une conversation -difficile. A toutes les questions que lui posait -gentiment sa future belle-sœur, elle était obligée de -répondre négativement. Il lui fallut bien avouer -qu’elle n’avait pas d’amies, ne cultivait aucun art -d’agrément, détestait les bals, les fêtes, les visites. -Son embarras redoubla lorsque Juliane, apprenant -qu’elle lisait beaucoup, vanta bien haut quelques -romanciers modernes dont l’insipide platitude -exaspérait Laurence. Pour rien au monde elle -n’eût voulu révéler à sa froide interlocutrice son -amour fervent pour les tragiques grecs, pour Homère -ou Shakespeare. Sommée de citer ses auteurs -favoris, elle nomma seulement Hugo, Chateaubriand, -Balzac, Stendhal. Juliane ne cacha pas son mépris -pour ces génies qu’elle croyait surannés. Aucun -d’eux ne valait à ses yeux les conférenciers à la -mode, dont elle énumérait les noms avec extase. -Plus l’entretien se prolongeait, plus Laurence sentait -grandir en elle cette impression d’isolement qui, -douce et naturelle sur une route déserte, dans une -chambre vide, devient anormale et pénible dans un -salon, au milieu du monde.</p> - -<p>A la fin du repas, la conversation, en redevenant -générale, la délivra de toute contrainte. Rendue aux -douceurs du silence, elle observait curieusement les -fiancés, cherchant à deviner s’ils avaient l’un pour -l’autre un réel et profond amour, car les passions -humaines l’intéressaient toujours. Mais pas un instant -la figure régulière et spirituelle de son frère, -le froid visage de Juliane ne reflétèrent ces émotions -ardentes qui bouleversent les traits des vrais amants. -Très à l’aise dans leur rôle gênant de fiancés, ils se -regardaient avec une tranquille complaisance. Leur -attitude était celle de deux associés liés par un contrat -avantageux. Sur le point d’unir leur jeunesse, -leur beauté, leurs fortunes égales, contents l’un de -l’autre, ils savouraient paisiblement un bonheur -établi sur de solides bases et trop bien garanti pour -leur manquer jamais.</p> - -<p>Lorsque, à la fin de la journée, Laurence, excédée, -le front barré par la migraine, se retrouva seule avec -la bonne Ursule qui, toujours indulgente, lui vantait -la bonne grâce des jeunes fiancés, elle l’interrompit :</p> - -<p>— Ne me parlez plus d’eux, ils me font horreur, -et le mariage plus encore. Pouah ! l’écœurante chose. -Je ne me marierai certainement jamais, ou alors il -faudrait que je fusse bien follement amoureuse.</p> - -<p>— Cela viendra, dit Ursule avec confiance.</p> - -<p>Une expression de tristesse intense, d’effroi presque -tragique passa dans le regard de Laurence.</p> - -<p>— Ne le souhaitez pas ! dit-elle vivement. L’amour -serait pour moi dangereux et terrible. Je n’aimerai -pas faiblement, ni médiocrement. Celui que je choisirai, -je serai à lui pour toujours et nulle douleur -ne m’en détachera. Mais je suis ambitieuse et difficile. -Si j’aimais quelqu’un, Ursule, il faudrait que -ce fût la merveille du monde, et cet être miraculeux -ne pourrait pas m’aimer, ajouta-t-elle amèrement.</p> - -<p>— Pourquoi ? interrogea Ursule étonnée.</p> - -<p>Elle admirait aveuglément sa jeune cousine et -n’imaginait pas qu’on pût méconnaître ses perfections. -Laurence, plus lucide, ne nourrissait aucune -illusion. Privée de cette beauté physique, de ce -charme extérieur qui, seuls, captivent le capricieux -amour, elle plaisait peu et ne l’ignorait pas, mais elle -ne se plaignait jamais de cette douleur.</p> - -<p>C’est peut-être parce qu’elle ne croyait pas pouvoir -inspirer ni éprouver une passion sérieuse qu’elle -s’était attachée si fortement à M<sup>me</sup> Heller. Bien que -vaine, égoïste, imparfaite, cette femme restait le seul -intérêt, l’ornement de sa vie. Elle s’affligea donc fort -de la perdre de vue durant quelque temps. A -cette époque de l’année, la saison mondaine commençait. -Les visites, les dîners, les grandes réceptions -absorbaient la belle Lætitia. Laurence ne retrouvait -plus Edith qu’une fois par semaine, le mardi matin, -à l’institution Racine, où elle suivait encore des cours -de littérature. Le reste du temps, Lucie Jaffin la -tenait fidèlement au courant des faits et gestes de ses -amies. Laurence, qui la rencontrait partout, active, -affairée, image vivante de l’information, colportant -d’un bout à l’autre de la ville des potins malveillants, -avait, par elle, le compte rendu de tous les bals -donnés dans la société militaire. M<sup>me</sup> Heller, de jour -en jour plus jeune et plus charmante, y oubliait -entièrement son rôle maternel, éclipsait toutes les -femmes, accaparait tous les hommages. Le comte de -Sérannes, également assidu près d’elle et près -d’Edith, scandalisait les honnêtes gens par sa conduite -énigmatique. Lucie Jaffin prétendait qu’il était -l’amant de la mère, mais finirait par épouser la fille, -et elle voilait avec horreur sa laide face, à la pensée -de ce ménage à trois.</p> - -<p>Brusquement, sans raison apparente, M<sup>me</sup> Heller -prit l’habitude de venir très souvent le soir, vers -six heures, demander des livres à Laurence. Celle-ci, -qui connaissait les goûts de son amie, achetait tous -les romans qui pouvaient lui plaire. Son choix fait, -la belle Lætitia s’asseyait près du feu, s’avouait triste -et découragée, se plaignait âprement de la médiocrité -de sa fortune. Une expression de haine défigurait -son lumineux visage lorsqu’elle parlait de son -mari. Oubliant qu’elle l’avait jadis épousé par -amour, elle ne lui pardonnait pas l’existence -médiocre qu’elle traînait, depuis vingt ans, de garnison -en garnison. Maintenant, sa jeunesse allait finir. -Sa beauté, sa puissance de séduction ne lui auraient -servi de rien. Elle n’aurait même pas, pour charmer -son déclin, les compensations agréables que procure -l’argent. Bien souvent, en évoquant l’avenir morne -et mesquin qui l’attendait, cette femme, plus faible -qu’une enfant gâtée, fondait en larmes. Son chagrin, -si puéril, si vil qu’il fût, remuait Laurence. -Elle cherchait sans cesse le moyen d’y porter remède. -Agenouillée près de M<sup>me</sup> Heller sanglotante, elle -soupirait avec une ferveur désolée :</p> - -<p>— Dites-moi, que puis-je faire pour vous, je voudrais -tant vous être utile.</p> - -<p>Convaincue de son dévouement, de sa fidélité, -M<sup>me</sup> Heller lui dit un soir en la quittant, le plus -simplement du monde :</p> - -<p>— A propos, chérie, quand vous verrez demain -Edith au cours, laissez-lui croire que j’ai passé toute -ma journée, vous entendez bien, toute ma journée -chez vous. C’est entendu, n’est-ce pas ? ne me trahissez -pas, vous êtes un amour !</p> - -<p>Elle s’enfuit, légère, inconsciente, laissant Laurence -en désarroi. Que M<sup>me</sup> Heller, si belle, probablement -très passionnée, eût un amant lui semblait -excusable. Mais la certitude que son amie, en venant -la voir si souvent, avait un but intéressé lui causait -un vif chagrin. Et les mensonges, la complicité -qu’exigeait d’elle la jeune femme blessaient son âme, -assoiffée seulement de nobles sacrifices. Ne voulant -ni trahir Lætitia, ni tromper Edith, elle prétexta le -lendemain une violente migraine et n’alla pas à -l’institution Racine.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Heller, dont la vie n’avait été qu’une perpétuelle -intrigue, ne devinait aucunement les scrupules -de Laurence. Elle revint souvent la voir et toujours, -en la quittant, lui adressa la même recommandation. -Laurence recevait maintenant sans plaisir ces visites -naguère passionnément attendues. Elle évitait soigneusement -Edith et n’assistait plus au cours de littérature. -Mais, pour éviter toute explication avec -Ursule, elle sortait cependant le mardi matin à -l’heure habituelle, passait sa matinée dans la forêt, -ou à l’église lorsqu’il pleuvait trop.</p> - -<p>Puis, de nouveau, M<sup>me</sup> Heller parut l’oublier, cessa -complètement de venir la voir. Laurence se réjouit -tout d’abord de cette absence qui, en se prolongeant, -finit par l’inquiéter démesurément, car une lettre -qu’elle écrivit à Edith resta sans réponse. Pour avoir -des nouvelles de son amie, elle retourna enfin à -l’institution Racine.</p> - -<p>La place qu’Edith occupait d’ordinaire à ses -côtés resta vide ce matin-là. Laurence surveilla vainement -la porte d’entrée. Elle finit par se pencher -vers sa voisine et lui demanda à voix basse :</p> - -<p>— Savez-vous si Edith est malade ? Ne viendra-t-elle -point aujourd’hui ?</p> - -<p>Cette question si simple parut troubler étrangement -sa compagne. Elle rougit jusqu’à la racine -des cheveux et murmura d’un air pudique et scandalisé :</p> - -<p>— Non, naturellement, cela vaut mieux pour tout -le monde.</p> - -<p>Laurence demeura stupide d’étonnement et, durant -une heure, médita cette réponse bizarre sans réussir -à en pénétrer le sens. Triste, le cœur plein d’angoisse, -elle n’entendait pas la voix du professeur -qui bourdonnait doucement dans le silence de la -salle, et sur son cahier de notes, sa main tremblante -griffonnait seulement le nom de Lætitia.</p> - -<p>Dès que le cours eut pris fin, surmontant son aversion -pour Lucie Jaffin, elle la chercha du regard, -résolue à l’interroger. Bientôt, elle la vit accourir, -cordiale et souriante.</p> - -<p>— Enfin, vous voilà revenue, s’écria la doucereuse -fille en serrant la main de Laurence. Vous nous -manquiez beaucoup et personne ne s’expliquait votre -absence. Pourquoi cet air triste ? Ah ! mon Dieu, je -comprends ; vous êtes toute désemparée sans votre -inséparable Edith. Pauvre petite ! Il est naturel -qu’elle se tienne à l’écart, sa situation est si pénible, -si fausse. Pourtant tout le monde la plaint, moi la -première, vous pourrez le lui dire.</p> - -<p>— Mais pourquoi ? qu’a-t-elle ? que se passe-t-il ? -interrogea Laurence.</p> - -<p>— Ah ! vous ne savez pas ?</p> - -<p>Le petit œil noir de Lucie Jaffin pétilla d’une -affreuse joie. Entraînant sa compagne à l’écart, elle -prit plaisir à prolonger durant quelques minutes une -attente qu’elle savait cruelle. Enfin, elle parla, -assourdissant discrètement sa voix aigre :</p> - -<p>— Oui, disait-elle, c’est un grand malheur pour -Edith qui n’est pas responsable. M<sup>me</sup> Heller est partie -la semaine dernière avec M. de Sérannes. Cela devait -finir ainsi. Sa situation n’était plus possible à Fontainebleau. -Elle s’était vraiment trop compromise. -Presque tous les jours, le cab de M. de Sérannes -l’attendait à l’entrée de la forêt, la conduisait à -Avon, la ramenait le soir vers six heures. On l’a -rencontrée plusieurs fois descendant de cet équipage. -Déjà quelques femmes d’officiers supérieurs -ne la saluaient plus, avaient juré de la jeter à la -porte de leur salon. M<sup>me</sup> Heller s’est bien gardée -de s’exposer à cet affront. Sentant venir l’orage, elle -a décampé, abandonnant son mari et sa fille qui ne -soupçonnaient rien, les malheureux ! Il paraît -qu’elle n’a rien emporté, pas un bijou, pas une robe, -seulement un petit sac à main. Mais, bah ! son -amant est assez riche pour la dédommager. La fine -mouche a fait une belle affaire.</p> - -<p>— Lætitia, ma chérie, ma vie, ma belle rose, c’est -fini maintenant, je ne vous verrai plus, songeait -Laurence au désespoir.</p> - -<p>Et l’effort qu’elle faisait pour retenir ses larmes -était si grand qu’elle en tremblait. Lucie Jaffin se -délectait avidement de sa douleur.</p> - -<p>— Mais, vraiment, est-il possible que vous ignoriez -tout cela ? insinua-t-elle doucement. Vous étiez -si intime avec M<sup>me</sup> Heller, vous la voyiez si fréquemment. -Ne vous a-t-elle jamais confié, ni laissé -deviner son secret ?</p> - -<p>Laurence n’entendit même pas cette question perfide. -Absorbée dans son chagrin, le regard vague, -oubliant l’être malveillant qui l’épiait, elle soupira :</p> - -<p>— Je l’aimais tant ! je l’aimais tant !</p> - -<p>Lucie Jaffin se fit plus suave encore.</p> - -<p>— Oui, ma chère, oui, ma chère. Oh ! naturellement, -je vous plains ! Pourtant M<sup>me</sup> Heller n’était -pas une amie pour vous. On s’étonnait même que le -colonel vous permît de la fréquenter. Si vous -m’aviez écoutée, je vous avais bien dit que cette -femme était une rien du tout.</p> - -<p>Mais sa compagne, qu’elle croyait abattue, incapable -de se défendre, tourna soudain vers elle un -visage terrible.</p> - -<p>— Je vous défends, entendez-vous, d’insulter -M<sup>me</sup> Heller en ma présence, s’écria Laurence avec -colère, car je ne rougis aucunement de mon affection -pour elle. Je n’ai honte que d’une seule chose, -c’est d’avoir écouté trop longtemps un être aussi -méprisable que vous !</p> - -<p>Lucie Jaffin, lâche et servile autant que méchante, -baissa la tête sous cet affront. Elle n’oubliait point -que son père dépendait du colonel Dacellier et respectait -en sa compagne la fille du chef. Atterrée, -confondue, elle balbutia pitoyablement des excuses. -Laurence, inflexible, la repoussa et, glissant à travers -les groupes des élèves attardées, elle sortit -du cours.</p> - -<p>Dehors, sa colère s’apaisa, son chagrin la reprit. -Elle fit presque en courant le trajet qui la séparait -de sa maison.</p> - -<p>Ursule, qui la croisa sur le palier du premier -étage, s’immobilisa stupéfaite à l’aspect de son -visage :</p> - -<p>— Grand Dieu ! mon enfant. Qu’avez-vous ? -qu’est-il arrivé ?</p> - -<p>— Je ne la verrai plus, balbutia Laurence pour -toute réponse.</p> - -<p>Elle passa, gagna sa chambre. Ursule, qui l’avait -suivie, dut l’aider à se déshabiller, car ses mains -convulsives et tremblantes, errantes aux plis des -vêtements, ne pouvaient rien saisir. Son regard -égaré semblait chercher dans le vide un visage -absent et ses lèvres laissaient sans cesse échapper la -même plainte :</p> - -<p>— Je ne la verrai plus, je ne la verrai plus !</p> - -<p>— Mais qui donc, ma pauvre chérie ? interrogea -Ursule anxieuse et désolée.</p> - -<p>Laurence, par un grand effort de volonté, se -domina, car elle ne pouvait souffrir qu’un regard -humain, si compatissant qu’il fût, observât sa faiblesse :</p> - -<p>— Il paraît que M<sup>me</sup> Heller est partie, dit-elle en -reprenant un calme apparent, oui, partie définitivement. -Je l’aimais beaucoup, plus que vous ne le -supposiez, Ursule, et le vide qu’elle me laisse est -immense. Dites à mon père que je suis malade, je -ne descendrai pas déjeuner. Que personne ne me -dérange, j’ai besoin d’être seule. Fermez les rideaux, -le jour me fait mal. C’est bien, maintenant, allez-vous-en, -je vous en prie.</p> - -<p>Ursule l’embrassa sans mot dire. Plus que jamais -l’humble fille, si calme, si incapable de toute passion, -admira et plaignit le cœur sans mesure de sa -jeune cousine. Docile, elle se retira tristement. Laurence -demeura prostrée dans sa chambre obscure -où tout le jour elle pleura son amie perdue.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>V</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Prends le chemin que tu voudras, -tu auras toujours affaire aux -hommes.</p> - -<p class="attr"><span class="sc">Musset.</span></p> - -</blockquote> - -<p>Quand un cœur ardent et crédule a longtemps -adoré une belle idole, c’est pour lui une affreuse -douleur de la voir tomber en poussière, de reconnaître -qu’il a placé sur un piédestal un être indigne. -Devant le désespoir d’Edith qui pleurait à la fois sa -mère et son premier amour, Laurence ne jugea -point que la beauté de Lætitia pût excuser sa conduite. -Elle s’étonna d’avoir admiré cette femme dont -l’insensibilité monstrueuse lui fit horreur. Déçue par -l’amitié, elle se jura de ne plus aimer personne. -Mais en même temps elle se donnait la tâche de -consoler Edith, passait des heures auprès de cette -victime que toutes les jeunes filles de Fontainebleau -fuyaient, et elle ne s’apercevait pas que, dans son -âme blessée, une affection nouvelle, moins passionnée -peut-être, mais sérieuse et profonde, remplaçait -l’ancienne affection trahie.</p> - -<p>La personnalité d’Edith, longtemps annihilée, -absorbée par celle de sa mère, s’affirmait, se développait -rapidement. Elle avait toujours eu des sentiments -élevés, une délicatesse instinctive. Le double -travail de la solitude et du malheur l’avait en quelque -sorte mûrie et transformée. Elle n’était plus -l’enfant indécise qui jugeait toutes choses par les -yeux de sa mère, mais une femme capable de -penser, de souffrir, de s’intéresser aux questions qui -passionnaient Laurence. Elles pouvaient maintenant -parler ensemble des passions, de la cruauté de la -vie, de la beauté du sacrifice, ou du courage. Elles -avaient toujours quelque chose à se dire et les -heures qu’elles passaient réunies leur semblaient -trop courtes. La maison des Heller, triste et paisible, -était d’ailleurs pour Laurence un asile où elle -oubliait les orages qui, sans cesse, désolaient sa -propre demeure. L’humeur toujours irritable de -Paul Dacellier devenait chaque année, entre le jour -de l’an et Pâques, particulièrement farouche. C’était -en effet l’époque où les réceptions officielles se multipliaient. -Sa situation l’obligeait à donner plusieurs -dîners, à sortir presque chaque soir. Il supportait -difficilement ce contact perpétuel avec le monde et -le spectacle de la médiocrité humaine. Vainement -cherchait-il dans ces salons, plus mornes pour -lui qu’une geôle, un interlocuteur capable de -comprendre une grande pensée. Les automates auxquels -il s’adressait étaient cependant ses frères -d’armes ; comme lui ils étaient investis d’une mission -sacrée, mais ils n’en comprenaient pas la -noblesse. Satisfaits du présent, ils accomplissaient -comme des employés honnêtes leurs besognes quotidiennes, -sans être tourmentés d’aucun rêve héroïque. -Beaucoup aimaient sincèrement leur patrie, mais -d’un amour paisible, modéré, presque conjugal. Ils -ne souffraient point de ses fautes, son amoindrissement -les laissait résignés. Ils étaient prêts certainement, -si l’honneur l’exigeait, à mourir pour elle, -pourtant ils préféraient leur vie à sa gloire. Un -jour Paul Dacellier, s’attardant au fumoir avec quelques -officiers et les entendant évoquer, sans émotion, -l’invasion de 70, avoua son désir ardent d’une -revanche éclatante et prochaine. Sa ferveur fit tout -d’abord sourire ceux qui l’écoutaient, puis sembla -les scandaliser.</p> - -<p>— Vraiment, mon cher, je ne vous comprends pas, -s’écria tout à coup le colonel Douran d’une voix -railleuse. Avez-vous vraiment soif de sang ? La -guerre, quelle qu’en soit l’issue, me semble chose -horrible, et la haïr est un devoir, même pour nous -autres militaires. Nous saurons, s’il le faut, y jouer -notre rôle sans défaillance, mais nous n’avons pas -le droit de la désirer, non, c’est aussi monstrueux -que de voir un pompier désirer l’incendie qu’il est -chargé d’éteindre.</p> - -<p>Cette comparaison pitoyable fut unanimement -applaudie et Paul Dacellier, ce soir-là, rentra chez -lui désespéré.</p> - -<p>Il ne pouvait, au reste, sans une vive souffrance se -trouver en contact avec le colonel Douran qui, plus -jeune que lui de quelques années, avait été, en 1895, -sous ses ordres à Lille. Douran, alors capitaine, -scandalisait la ville par les désordres de sa conduite -et son luxe suspect. Il tirait sans scrupules, du jeu, -des femmes, des plus viles intrigues, ses moyens -d’existence. Puissamment protégé, très influent dans -les milieux politiques, il se croyait le maître de -ses supérieurs, rejetait toute discipline, négligeait -entièrement son service. Dacellier ne put souffrir -son insolence. Il lui infligea, après plusieurs punitions -très rudes, un blâme public que le misérable -ne lui pardonna pas. Séparés durant des années, ils -se retrouvèrent à Fontainebleau. Douran qui, grâce -à son esprit d’intrigue, avait bénéficié d’un avancement -rapide, était maintenant par le grade l’égal -de son ancien chef dont il prenait plaisir à bafouer -les sentiments secrets. Toutes ses paroles étaient -comme de la boue jetée sur les pures figures qui, -constamment, assistaient Paul Dacellier. La patrie, -le devoir, l’honneur inclinaient alors un visage terni -vers leur triste dévot et celui-ci souffrait comme un -homme qui voit mourir tout ce qu’il aime. Pourtant, -il supportait généralement en silence cette torture, -dédaignant les attaques d’un adversaire indigne.</p> - -<p>Un soir, durant un dîner d’officiers, il perdit -patience. Douran, placé à ses côtés, cherchait comme -toujours à le blesser dans ses opinions les plus -chères. Envisageant l’éventualité d’une guerre prochaine, -il affirmait qu’elle se terminerait inévitablement -par la victoire de l’Allemagne. La France -devait perdre toute espérance d’écraser sa rivale. -Efféminée, corrompue, divisée, elle subissait le sort -de la Grèce et de Rome et, après avoir dominé le -monde, entrait en décadence. Elle pouvait encore -exercer sur l’Europe une suprématie intellectuelle -et pacifique, mais son rôle militaire était fini, elle -n’était plus capable de porter une épée. Dacellier, -contenant sa colère, écoutait en silence ces paroles -décourageantes, tout en observant les jeunes officiers -qui l’entouraient. Sur le visage de beaucoup d’entre -eux, il remarqua une expression d’abattement -résigné. Ce n’était pas la première fois qu’ils entendaient -émettre de telles théories. Ils les croyaient -vraies, indéniables. Ils avaient pris leur parti -d’appartenir à un peuple vaincu, ils avaient accepté -la défaite de leur pays et c’était là, Dacellier le -savait, la cause unique de l’abaissement de la -France. Elle gardait intacte, ses qualités guerrières, -sa générosité, sa fougue. Il eût suffi, pour qu’elle -redevînt puissante et glorieuse, que ses enfants -eussent foi en elle. Le colonel voulut essayer d’en -convaincre ses collègues : il tenta de rendre l’orgueil -nécessaire à ces cœurs humiliés. Sa parole émue, -ferme, ardente, vibrante d’amour, était comme une -torche brûlante dont les multiples étincelles enflammaient -peu à peu toutes les âmes. Les conversations -particulières avaient cessé et les plus vieux -chefs, comme les plus jeunes lieutenants, écoutaient -cette voix passionnée qui, en leur expliquant la -nature du mal dont la patrie mourait, leur indiquait -le moyen de la faire revivre.</p> - -<p>Douran cependant avait accepté la lutte. Il combattait -pied à pied son adversaire. Non, ce n’était point -sans raison que la France doutait d’elle-même. -C’était lui rendre un mauvais service que de l’exciter -à la présomption en lui prêtant des qualités qu’elle -ne possédait plus. Tout homme sensé devait préférer -la vérité, si humiliante qu’elle fût, aux plus flatteuses -illusions. Il citait des chiffres, des faits, -vantait l’organisation parfaite de l’Allemagne et son -formidable outillage. Le seul accroissement de sa -population suffisait à lui garantir l’hégémonie du -monde. Contre cette géante, le gouvernement français -se trouvait désarmé. La politique conciliante -qu’il suivait depuis des années, blâmée par les -énergumènes du chauvinisme, apparaissait aux gens -raisonnables comme un chef-d’œuvre de sagesse et -d’habileté ; car c’était seulement en limitant ses -armements, en évitant de porter ombrage à sa -redoutable ennemie, que la France pourrait continuer -à vivre.</p> - -<p>Ces conclusions causèrent une impression de -malaise et de stupeur pénible à ceux-là mêmes que -les arguments précis de Douran avaient impressionnés.</p> - -<p>— Mais, objecta froidement Dacellier, baissant les -yeux pour cacher les flammes qui s’allumaient dans -son regard, avez-vous bien prévu, colonel, les dernières -conséquences de vos théories ? Plus la puissance -de l’Allemagne s’accroît, plus elle a besoin -d’expansion. Si, nous voyant trembler ainsi devant -elle, après l’Alsace et la Lorraine elle veut s’annexer -la Champagne ?</p> - -<p>Douran comprit que Dacellier l’entraînait sur un -terrain dangereux. Reculer n’était plus possible. Il -dit avec un regard de défi :</p> - -<p>— Notre diplomatie saura, je l’espère, limiter de -telles exigences. Souhaitons qu’elle soit à la hauteur -de sa tâche.</p> - -<p>— Que peut-elle ? insista Dacellier. Offrir à la -place de la richesse convoitée une richesse moindre, -une colonie pour une province ?</p> - -<p>— Peut-être. Tout vaut mieux qu’une guerre -ruineuse qui nous effacerait de la carte du monde. -Le malade qui accepte une amputation douloureuse -pour ne pas mourir fait preuve de sagesse.</p> - -<p>L’auditoire protesta contre ces paroles par un long -murmure. Paul Dacellier ne put dominer son -indignation.</p> - -<p>— Vous êtes officier, colonel, s’écria-t-il, vous -portez l’uniforme de défenseur de la France ; pourtant, -par vos pensées et vos paroles, vous la trahissez -à toute heure. Votre épée, vous devriez la briser ; -en cas de danger elle ferait mauvaise besogne, puisqu’il -n’y a que lâcheté et défection dans votre cœur.</p> - -<p>Dès le lendemain, il regretta sa vivacité, car il -réprouvait le duel et n’admettait pas que les -frères d’une même race cherchassent à s’entre-tuer. -Contraint cependant d’accepter les conséquences de -son emportement, il prit pour témoins le commandant -Heller et un vieil officier en retraite.</p> - -<p>Si pressés que fussent les deux adversaires d’en -finir avec cette affaire, le duel, pour des causes -diverses, ne put être fixé qu’au lundi suivant. On était -au mercredi. Durant cette longue attente, Dacellier, -qu’obsédait la crainte de tuer Douran, fut plus que -jamais injuste pour son entourage, particulièrement -pour Laurence qu’affolèrent ses ordres contradictoires -et ses continuels reproches.</p> - -<p>Le lundi matin, en s’habillant, il pensa pour la -première fois qu’il pouvait être tué dans cette -rencontre. C’était à ses yeux un malheur bien -moindre que de porter toute sa vie le poids d’un -meurtre. Pourtant, un regret poignant lui étreignit -le cœur en songeant qu’il ne verrait pas la guerre -vengeresse et victorieuse qu’il avait attendue toute -sa vie. Il s’attendrit aussi sur sa fille. La veille -encore, au cours d’une vive discussion, il l’avait très -durement traitée. Elle fut donc fort étonnée de le -voir entrer dans sa chambre, s’approcher de son lit -avec un visage doux et triste. Il la pria humblement -d’oublier tout ce qu’il lui avait dit dans sa colère -et l’embrassa à plusieurs reprises sans pouvoir lui -dissimuler son émotion. Elle reçut froidement ces -caresses inattendues, car elle ne pouvait deviner -qu’il s’agissait peut-être d’un adieu.</p> - -<p>— Oublier, ce n’est pas si facile, dit-elle à Ursule, -dès que son père fut parti. Pense-t-il, par quelques -paroles d’excuse, effacer tout le mal qu’il me fait -chaque jour et depuis si longtemps ?</p> - -<p>— Ne le jugez pas, supplia l’indulgente Ursule. -Vous savez bien qu’il n’est pas responsable. J’aurais -voulu qu’il ne sortît pas ce matin. Avez-vous -remarqué comme il était pâle ? Je crains qu’il ne soit -malade.</p> - -<p>— Bon, cela m’est égal ! s’écria Laurence, dominée -par sa rancune, je ne vais pas m’inquiéter pour lui, -soyez-en sûre. Non, non, je n’ai pas assez de pitié -dans le cœur pour plaindre un homme si dur !</p> - -<p>Combien, dans quelques heures, elle devait -regretter ses paroles !</p> - -<p>Paul Dacellier et ses témoins arrivèrent les -premiers au carrefour des Héronnières, près duquel -devait avoir lieu le duel. Pour la première fois -depuis des mois, le soleil, par ce beau matin d’avril, -ne rencontrait aucun obstacle sur sa route, aucun -nuage, et montait triomphalement dans un ciel absolument -vide. L’atmosphère était douce comme celle -de juin, avec quelque chose de plus allègre. Comme -une petite fille qui s’est vêtue d’une robe longue pour -jouer à la dame, mais dont le rire enfantin, la voix -aigrelette trahit la ruse, le printemps avait pris -l’aspect du plein été, sans perdre cependant la grâce -folâtre, la fraîcheur piquante qui l’apparentent à -l’extrême jeunesse.</p> - -<p>Douran tira le premier. Dacellier entendit la balle -sifflante passer à sa gauche, mais sans le blesser -comme il l’avait espéré. Sa main se crispa sur son -pistolet. Et tout à coup un vide absolu se fit dans -son cerveau. Il cessa de penser. Ses yeux, éblouis -par l’éclat du jour, fixaient l’horizon bleu, les -arbres encore dépouillés, mais ruisselants de soleil, -tout ce fond lumineux sur lequel se détachait, insignifiante, -puérile, la mince silhouette de son adversaire. -Il se rappelait vaguement qu’il lui faudrait -tirer sur cet homme au commandement du témoin -qui réglait le combat. Mais la gravité de cet acte lui -échappait complètement. Le signal donné, il visa -avec autant d’indifférence que s’il se fût agi d’une -cible insensible. La détonation de son arme se perdit, -assourdie, dans l’espace, sans troubler sa sérénité -radieuse. Certainement, ce n’était là qu’un jeu -d’enfant, inoffensif. Pourtant Douran chancela. Une -tache de sang parut et s’agrandit sur sa chemise -claire.</p> - -<p>Déjà le docteur, les témoins s’empressaient autour -du blessé. Son bras pendait inerte. La balle, -frappant à l’épaule, venait de lui briser la clavicule. -Un pansement sommaire fut fait. Douran, très pâle, -furieux de sa mauvaise chance, mordait sa lèvre -et s’efforçait de dissimuler son dépit. Tout à coup -ses traits se détendirent, un sourire féroce éclaira -son visage, il ne put retenir une exclamation qui -vibra comme un cri de triomphe :</p> - -<p>— Oh ! oh ! mais voyez donc, docteur, voyez donc -Dacellier, lui aussi, ce me semble, a besoin de vos -soins !</p> - -<p>Alors seulement ceux qui l’entouraient remarquèrent -l’étrange attitude de Paul Dacellier. Il -s’avançait vers eux, lentement, les yeux obstinément -fixés sur l’herbe où il paraissait suivre une trace -invisible pour tout autre que lui. Sa démarche était -chancelante comme celle d’un homme ivre. Parfois, -il se jetait de côté comme pour éviter de poser le pied -sur cette chose mystérieuse qui le fascinait. Quand -il fut tout près du groupe qui le considérait avec -stupeur, il leva la tête. Son visage était blême, figé -dans une expression d’horreur indicible ; il bégaya -des paroles confuses où le mot « sang » revenait sans -cesse comme un refrain tragique. Et il montrait du -doigt l’herbe verte où luisaient seulement la rosée -et les premières violettes.</p> - -<p>— Ah ! le pauvre ! il n’a jamais eu la tête bien -solide, cela devait finir ainsi, murmura Douran, -affectant la plus vive émotion.</p> - -<p>Le commandant Heller comprit aussitôt le parti -que le misérable pouvait tirer d’un incident si regrettable. -Il riposta vivement, s’adressant au docteur, -sans lui laisser le temps d’émettre un avis :</p> - -<p>— Ce n’est rien, absolument rien, n’est-ce pas, -docteur ? Il s’agit seulement d’une insolation. Dacellier -était en plein soleil, la tête nue, et ces premières -chaleurs, succédant aux rigueurs de l’hiver, sont -dangereuses.</p> - -<p>Le jeune médecin, discret et timide, n’osa discuter -ce diagnostic assez fantaisiste. Il répéta, docile :</p> - -<p>— Oui, oui, certainement, c’est une insolation sans -gravité !</p> - -<p>Dacellier se laissa conduire vers la voiture qui -stationnait à cent mètres de là. Le commandant -Heller l’y fit monter. Affectant une sécurité parfaite, -il congédia le docteur, le renvoya près de Douran. -Il se débarrassa aussi de son collègue qui, pour -laisser plus de place au malade, s’installa sur le -siège à côté du cocher.</p> - -<p>La voiture reprit lentement le chemin de la ville. -Très calme, Dacellier délirait doucement. Dans son -égarement même, la France restait l’unique objet -de sa pensée, sa préoccupation constante. Il semblait -croire que la guerre était proche, s’inquiétait de la -mobilisation imminente et demandait sans cesse avec -angoisse si Douran serait en état de rejoindre son -régiment. Heller lui répondait avec patience, le rassurait -comme un enfant. Son cœur se serrait en songeant -à Laurence, car il l’aimait, sachant quel -secours sa fille avait trouvé près d’elle.</p> - -<p>Il n’eut pas la consolation de pouvoir adoucir le -coup qui devait la frapper. Elle le reçut en plein -cœur, sans préparation, car, tentée par la beauté de -cette matinée radieuse, elle sortait de sa demeure -avec son chien Consul, au moment même où Paul -Dacellier descendait de voiture, chancelant et soutenu -par ses deux témoins.</p> - -<p>Ah ! combien son aspect était étrange et pitoyable ! -Quelle déchéance, quel avilissement dans son attitude ! -Son corps, selon les impulsions qu’il recevait, -ployait tout d’une pièce, en avant ou en arrière, -comme un pantin cassé. Son veston, rajusté à la hâte, -bâillait sur sa chemise claire. Il avait sur son visage -le même désordre que dans sa tenue, d’ordinaire si -correcte. La grimace convulsive de la bouche dérangeait -l’harmonie des traits, et les yeux vagues, -errants, n’exprimaient plus rien qu’une inquiétude -confuse, une stupeur hagarde.</p> - -<p>Dès qu’il aperçut son maître, Consul, selon son -habitude, lui sauta joyeusement aux épaules en -aboyant à pleine voix. On l’écarta. Il revint à la -charge, s’amusant de ce qu’il prenait pour un jeu. -Le malade, se jetant de côté avec une vive répulsion, -essayait de fuir ses caresses et tremblait -comme un enfant devant la bête affectueuse qu’il ne -connaissait plus.</p> - -<p>Vainement, le commandant Heller s’efforça-t-il de -rassurer Laurence qui, plus blanche que le mur -contre lequel elle s’appuyait, contemplait cette scène -dans une silencieuse agonie. Elle ne comprenait pas -le sens de ses explications et s’effrayait seulement -de la pitié qu’elle lisait dans ses yeux.</p> - -<p>Ursule, prévenue à son tour, accourut bientôt, -bouleversée, tout en larmes. Mais les préoccupations -matérielles qui, en toutes circonstances, retombaient -toujours sur elle, la ressaisirent très vite, l’obligèrent -à surmonter son émotion. Elle envoya la -femme de chambre chercher le docteur Briol, -médecin ordinaire de la famille, puis elle prépara -le lit de Dacellier qui se laissa déshabiller et coucher -docilement. Laurence, s’étant assise au chevet de -son père, regardait avec une épuisante attention ce -visage où elle cherchait en vain une lueur d’intelligence -et de raison. Elle prenait les mains du malade, -se penchait vers lui, l’appelait. Il ne l’entendait pas, -et, constamment, dans une plainte monotone, répétait -les mêmes paroles où se trahissaient son remords -et sa douleur :</p> - -<p>— Versé le sang !… un Français… le sang de -France…</p> - -<p>Durant trois jours, il demeura dans cet état de -calme égarement. Sa température était normale, son -appétit régulier. Mais il délirait du matin au soir et -ne reconnaissait personne. Le professeur Noveu, le -grand spécialiste de la neurasthénie, qui soignait -Dacellier depuis quatre ans, expliqua plus tard -assez facilement cette crise causée par l’appréhension -dont le malade avait souffert en attendant le -dénouement de sa querelle avec Douran. Mais, -durant les premiers temps, Briol, livré à ses propres -lumières, s’exagéra la gravité du mal. Ses réticences, -son embarras, son pessimisme évident convainquirent -Laurence que son père avait perdu la raison -pour toujours. Ursule, qu’effrayait son désespoir, -l’éloignait autant que possible de la chambre du -colonel. Elle revenait cent fois par jour, étouffant -le bruit de ses pas, rôder devant la porte close. -Sa vie n’était plus qu’une inquiétude de tous les instants, -une anxieuse et navrante attente.</p> - -<p>Enfin, le matin du quatrième jour, Ursule lui -apprit que son père était mieux portant et qu’il la -demandait. Le malade, en effet, dès qu’il la vit, -l’appela par son nom. Elle eut devant cette résurrection -soudaine une crise de larmes dont il s’émut -beaucoup. Il se fit apporter un journal, remarqua -que trois jours s’étaient écoulés depuis le duel et -s’étonna de n’avoir aucun souvenir de ces trois jours. -Ursule lui débita la fable qu’elle tenait prête. Il avait -eu sur le terrain une insolation suivie d’un accès de -fièvre accablant qui le tenait depuis soixante-douze -heures dans un assoupissement continuel.</p> - -<p>Vers onze heures, le commandant Heller vint -prendre des nouvelles. Paul Dacellier voulut le recevoir, -lui parla de Douran et apprit avec joie que son -état n’inspirait aucune inquiétude, et que sa blessure -était en voie de guérison. Alors il parut tout à fait -tranquille. Comme le temps était beau, on le -descendit au jardin où il déjeuna sous les arbres -avec Ursule et Laurence. Trois jours après, il reprit -son service et sa vie ordinaire.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VI</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Pas un d’entre eux ne fait le bien, -pas un seul.</p> - -<p class="attr">Ps. XIII.</p> - -</blockquote> - -<p>Douran, cependant, n’oubliait pas. Dans les premiers -transports de sa colère, cédant à des instincts -simples et primitifs, il avait un moment souhaité de -tuer son adversaire. Maintenant, il se rendait compte -que cette mort n’eût point assouvi sa haine. Une vengeance -plus raffinée, plus complète, s’offrait à lui. -Le sort lui avait livré plus que la vie : l’honneur -même de son ennemi. Il pouvait faire de cet être, si -fier et jusqu’alors inattaquable, un objet de pitié et -de dérision. Sa défaite apparente était une victoire, -sa blessure même le servait, lui donnait l’attitude et -l’autorité d’une victime. Orgueilleux jusqu’à la folie, -Douran supportait difficilement le mépris de ses -semblables. Il souffrait encore de la désapprobation -unanime qu’avaient soulevée ses propos imprudents, -lors de sa discussion avec Paul Dacellier. Quelle -revanche, s’il pouvait convaincre ses auditeurs qu’ils -avaient applaudi les paroles d’un fou, les utopies -d’un cerveau en délire !</p> - -<p>Au premier ami qui vint le voir, il raconta sous -le sceau du secret toutes les péripéties du duel, affectant -la plus grande pitié pour son adversaire.</p> - -<p>— Par Dieu, mon cher, ne parlez à personne de -cet accident si pénible, dit-il en terminant. Ce pauvre -Dacellier ! cela pourrait lui nuire. Il m’a fait peur, -je l’avoue, son aspect était effrayant. Heller, fort -compétent sans doute en ces matières, nous a déclaré -qu’il s’agissait seulement d’une insolation. Au mois -d’avril… à dix heures du matin !… n’importe, je veux -bien, je ne demande pas mieux, mais au fond, vous -savez !…</p> - -<p>Il frappa plusieurs fois son front de son index -dans un geste éloquent. Son interlocuteur le comprit -aisément. Il promit de se taire. Mais, dès le lendemain, -une dizaine de personnes bien renseignées -allaient colporter de salon en salon une nouvelle -sensationnelle : Dacellier avait eu sur le terrain un -accès de folie furieuse, et son internement dans une -maison de santé devenait une nécessité.</p> - -<p>Douran avait à Fontainebleau beaucoup d’obligés, -de séides, aveuglément attachés à sa fortune. Ils -affluèrent chez lui. Adoptant servilement l’attitude -de leur protecteur, ils affectaient de plaindre Dacellier : -« C’était un officier de grande valeur, un homme -loyal auquel on pardonnait volontiers sa rudesse. -Comment expliquer cet accès de folie ? Jusqu’alors -il avait paru fort sain d’esprit. »</p> - -<p>Douran hochait la tête. Oui, sans doute. Pourquoi -cependant vivait-il si seul et sans amis ? Pourquoi -sa fille imitait-elle si jalousement sa réserve ? Nul -n’avait jamais pénétré dans l’intimité de cette maison -mystérieuse. Les domestiques n’y séjournaient -pas longtemps, s’en échappaient comme d’un enfer, -terrifiés par l’extraordinaire violence du maître. -Quiconque causait avec lui remarquait vite, au -reste, l’exaltation de ses idées, son irritabilité anormale. -Il ne pouvait souffrir la contradiction. C’est -pourquoi il l’avait provoqué, lui, Douran, d’une -façon si brutale et si inattendue.</p> - -<p>Alors le bon apôtre s’excusait. Il avouait qu’il connaissait -depuis longtemps le déséquilibre mental de -Dacellier. Il avait eu grand tort de ne pas lui céder. -Pourquoi discuter avec un malade qui ne savait -répondre aux arguments les plus sensés que par des -injures inqualifiables ?</p> - -<p>Ces propos recueillis, répétés, commentés par -des courtisans dociles, émurent l’opinion publique -en faveur de Douran. Il passa pour la victime -innocente d’un fou dangereux. Dacellier, qui le -détestait depuis longtemps, l’avait insulté lâchement -sans aucun motif sérieux. Bientôt on affirma que ce -forcené, violant toutes les lois du duel, sans attendre -aucun signal, avait déchargé entièrement son pistolet -sur son adversaire, en avançant sur lui jusqu’à -le toucher. Douran lui-même et les quatre témoins -de la rencontre démentaient énergiquement cette -version. Nul ne voulut les écouter. On admira leur -magnanimité. Ils altéraient la vérité par esprit de -corps, par pitié pour un camarade malheureux qu’un -mot de leur bouche pouvait déshonorer. Mais leur -compassion n’était-elle point criminelle ? Voici que -Dacellier avait repris son service, on le voyait passer -calme et correct dans les rues. Un nouvel accès -de folie n’était-il pas à craindre ? Qui en serait maintenant -la victime ? Ne vaudrait-il pas mieux destituer -et enfermer cet homme considéré à juste titre comme -un danger public ?</p> - -<p>Tandis que la calomnie, la haine préparaient -ainsi sa ruine, le colonel demeurait tranquille, -dans une ignorance absolue et pleine de sécurité. -S’il eût connu, au reste, les manœuvres de son -ennemi, il n’eût point daigné se défendre. Ce grand -cœur chimérique était inaccessible à la crainte et se -croyait invulnérable, parce qu’il se savait sans -reproche.</p> - -<p>Pas plus que son père, Laurence ne pouvait discerner -les premiers symptômes de l’orage qui grondait -au dehors, si loin de sa retraite. Après avoir -traversé les pires angoisses, elle subissait la réaction -bienheureuse qui suit la cessation brusque d’une -souffrance aiguë. Cette délivrance coïncidait avec -l’épanouissement du printemps. Toute sa jeunesse -se jetait impétueusement vers la joie, pardonnait -à la vie, s’agenouillait en extase devant la beauté -du monde.</p> - -<p>Un matin de mai, elle descendit au jardin pour -y cueillir les premiers lilas. Debout auprès du bosquet -où ils s’épanouissaient dans une exubérance -radieuse, elle choisissait, parmi leurs thyrses, les -plus violets. Parfois, pour atteindre une branche -trop haute, elle sautait en l’air légèrement. Consul -aussitôt, piqué d’émulation, l’imitait, plein de zèle, -en jappant frénétiquement. Elle riait de ses bonds -prodigieux et, avec une allégresse enfantine, l’excitait -contre la fleur inaccessible. Il était onze -heures du matin. Paul Dacellier ne rentrait jamais -de son école avant midi. Ursule était partie la veille -pour Paris, chargée d’une foule d’achats importants. -Laurence, sans contrainte, sans inquiétude, goûtait -pleinement sa liberté. Une surprise heureuse vint -accroître sa joie, des pas crièrent sur le gravier. Elle -se retourna et vit venir à elle sa femme de chambre, -précédant un visiteur inattendu, le lieutenant-colonel -Arêle.</p> - -<p>C’était l’unique ami de Paul Dacellier et son compatriote. -Nés tous deux à Sedan, ils avaient, enfants, -joué aux mêmes jeux, connu les mêmes visages, -exploré le même pays, grandi dans le même décor, -avant d’être unis plus intimement encore par un -commun amour de la patrie et par des études semblables. -Sorti de Polytechnique en même temps que -Dacellier, Arêle, mathématicien et technicien remarquable, -mais desservi par son cléricalisme, avait -toute sa vie végété dans des postes obscurs. Il dirigeait -à cette époque la poudrerie de Morgins, à une -heure de Paris, et comptait y rester jusqu’à sa -retraite, ayant peu d’espoir de passer jamais général. -Mais il acceptait sans révolte cette injustice. -Arêle avait trois fils. Les deux aînés, depuis dix ans, -avaient quitté le monde pour entrer en religion chez -les Jésuites ; le troisième était officier d’infanterie. -A plusieurs reprises, Laurence, invitée avec son père -chez le colonel, avait étudié de près sa vie toute -pure. Levé à cinq heures du matin, il assistait -chaque jour à la première messe où il communiait ; -puis, aussitôt après, il visitait ses pauvres, s’informait -de leurs besoins, leur distribuait ses aumônes. -M<sup>me</sup> Arêle, délicate de santé, ne quittait guère sa -chambre que pour se rendre à l’église. Elle ne -renonçait pas pour cela à exercer la charité. Et -c’était tout le jour autour de sa chaise longue un -défilé constant d’affligés qui venaient réclamer ses -conseils, son aide, ses consolations, et dont elle -savait toujours alléger la misère. Ces deux êtres -vivaient dans une union parfaite, ayant le même -but, les mêmes convictions, la même foi. Ils faisaient -le bien sans ostentation, avec un empressement -aimable, une simplicité radieuse. Laurence -ne songeait jamais à la paix de cet intérieur -sans un étonnement désolé, une nostalgie poignante. -Paul Dacellier, qui savait comme elle admirer tout ce -qui est grand, vénérait Arêle. Arêle avait pour lui cet -admirable amour chrétien qui surpasse tout autre -amour parce qu’il s’adresse uniquement à l’âme, -n’admet aucune séparation, aucune rupture, aucun -oubli, franchit indifférent l’abîme de la mort et ne -voit dans l’amitié la plus belle que le commencement -et l’ébauche d’une éternelle amitié. Ce croyant, -enivré des pures délices de la religion, comprenait -mieux que personne la douleur de ceux qui n’ont -point trouvé la vérité. L’incrédulité de son ami le -navrait. Il le plaignait si profondément qu’il eût -presque consenti à perdre sa foi pour la lui donner ; -et, dans ses prières, il ne cessait de solliciter le -secours de la grâce pour ce pauvre cœur si triste et -si troublé.</p> - -<p>Bien que le colonel Arêle ne fût jamais venu à -l’improviste à Fontainebleau, son arrivée n’éveilla -chez Laurence ni soupçons, ni inquiétude. Tous les -événements de la vie avaient ce matin-là pour elle -les couleurs roses et bleues du jour.</p> - -<p>Elle embrassa gaiement son vieil ami et, pendant -qu’il la félicitait de sa bonne mine, elle le considérait -avec une complaisance attendrie. Elle le -trouvait charmant, malgré sa laideur. Grand, très -fort, les épaules larges, l’encolure courte et massive, -le teint coloré, les traits lourds, il plaisait cependant -par son sourire plein de bonté, par la limpidité de -son regard bleu, candide comme celui d’un enfant. -L’âme toute pure resplendissait à travers la rude -enveloppe. On sentait que la vie avait passé sur cet -homme sans lui imprimer aucune flétrissure. Il gardait, -en dépit de l’âge, une jeunesse étrange, la -jeunesse éternelle de l’être que les passions n’ont -jamais souillé.</p> - -<p>Pourtant, il n’avait pas ce matin sa sérénité coutumière. -Tandis que Laurence l’entraînait dans la -grande allée qui tournait autour du jardin rond, il -écoutait en silence son joyeux bavardage, évitant -de la regarder. Car il était venu dans cette maison -comme un messager de malheur. En l’absence -d’Ursule, il allait être obligé d’annoncer, à cette -enfant qu’il aimait, de pénibles nouvelles, et il hésitait, -navré du mal qu’il allait faire.</p> - -<p>Laurence ne remarquait pas le trouble de son vieil -ami. Elle lui désignait au passage les fleurs fraîchement -écloses, lui faisait admirer la parure du -jardin. Bientôt, elle parla de son père, de la terrible -crise dont il avait souffert après le duel avec Douran. -Ce souvenir, même aujourd’hui, lui semblait -doux, lui permettait de mieux goûter sa sécurité -présente. Serrant contre sa poitrine les lilas qu’elle -venait de cueillir et qui, chauffés par le soleil, -mais humides encore de rosée, avaient la fraîche -tiédeur d’un corps vivant, elle répétait avec un -accent de délivrance :</p> - -<p>— Enfin, c’est fini tout cela. Quel bonheur !</p> - -<p>Le temps passait. Dacellier pouvait rentrer d’un -instant à l’autre. Le colonel Arêle se décida :</p> - -<p>— Non, mon enfant, dit-il avec une infinie pitié, -non, hélas ! ce n’est pas fini.</p> - -<p>Elle comprit tout de suite, laissa tomber les fleurs -qu’elle tenait et se dépouilla en même temps de -toute sa joie. Elle ferma les yeux pour ne plus voir -l’odieuse lumière qui l’avait séduite et trompée. Le -colonel devina que, pour cette nature violente, l’attente -du malheur était plus pénible que le malheur -lui-même. Il se hâta d’expliquer le motif de sa visite -et le danger qui menaçait son ami.</p> - -<p>Douran, en effet, avait réussi plus vite et plus complètement -qu’il ne l’espérait dans son œuvre, ayant -trouvé partout des alliés inattendus, prêts à servir -sa rancune. Son adversaire, en effet, comme toutes -les natures excessives, n’inspirait que des sentiments -extrêmes, respect fanatique ou exécration. -Dans les affaires de son service, il parvenait à -dominer par amour du devoir l’irritabilité de son -caractère. Il était sévère, mais équitable, sachant discerner -du premier regard toute aptitude définie, -toute supériorité, toute grandeur. Pourtant sa parole -franche et rude lui avait suscité d’innombrables -ennemis. Et tandis qu’il décourageait par sa froideur -distante les dévouements, il avivait sans cesse les -haines dont il était l’objet. Plusieurs officiers placés -sous ses ordres, légers, paresseux, incapables et -comme tels souvent en butte à ses duretés, ne souffraient -qu’avec peine sa domination et le détestaient -mortellement. Leurs éternelles récriminations prirent -soudain une importance considérable. On leur donna -raison. L’inflexible justice du chef, conscient de sa -responsabilité, fut appelée rigueur d’insensé ; sa fermeté, -despotisme inacceptable. Ses ordres parurent -incohérents, stupides. Des plaintes parvinrent au -ministère de la Guerre. Douran, très lié avec plusieurs -députés influents, les appuyait, répétait inlassablement -qu’on ne pouvait laisser un commandement -important à un homme dont les accès de folie, -constatés par plusieurs témoins, mettaient journellement -en péril la vie de ses semblables. Son insistance -avait obtenu gain de cause. Le colonel Arêle venait -d’apprendre que la destitution de Dacellier n’était -plus qu’une question de jours.</p> - -<p>Bien que son vieil ami n’eût point voulu lui dire -toute la vérité, Laurence devina facilement que son -père passait pour fou. Elle comprit pourquoi, bien -qu’il fût guéri depuis un mois, Lucie Jaffin persistait -à lui demander de ses nouvelles. Elle se rappela -mille paroles empoisonnées dont le sens lui avait -échappé. Et elle se mit à trembler de tous ses membres, -secouée par le déchaînement d’une indignation -furieuse.</p> - -<p>— Ah ! les lâches ! sanglotait-elle, les lâches ! -Qu’est-ce que mon père leur a fait ? Un être si droit, -si noble ! Comme il souffrait d’avoir blessé Douran, -comme il s’est inquiété de lui ! Et pourtant… oh ! -mon Dieu, je voudrais, moi, qu’il l’eût tué. Mais un -homme qui vit à l’écart de tout, avec un rêve sublime -dans le cœur, c’est un fou, un malfaiteur, un danger -pour la société ! Il faut le déshonorer, briser sa -carrière, paralyser à jamais son activité. De telles -injustices sont possibles ! Je ne le savais pas ! non, -je ne le savais pas encore !</p> - -<p>Le colonel Arêle laissa passer cet ouragan.</p> - -<p>— Hélas ! mon enfant, murmura-t-il, l’injustice du -monde est sans bornes et je comprends qu’elle vous -révolte. Si nous voulons la supporter, il faut songer -à la grande victime. Ah ! si c’était notre frère, notre -père qui fût traîné aujourd’hui devant nous, au -milieu des huées, jusqu’au calvaire, quel ne serait -pas notre désespoir ! Jésus était plus que notre père -et notre frère, plus noble, meilleur que la plus -intègre des créatures, pourtant nous l’avons tous -trahi et crucifié. Voilà la grande injustice, voilà le -grand forfait.</p> - -<p>Au plus fort de sa révolte, Laurence fut irrésistiblement -touchée par ces paroles prononcées avec -tant d’émotion. Elle admira ce pur chrétien dont -elle ne pouvait suspecter la bonté, mais qui, maintenant -toujours son âme en extase au pied de la -croix, considérait la douleur avec un si tranquille -amour. Un instant elle voulut l’imiter, tenta de -formuler dans son cœur une prière. Elle n’avait -point l’habitude de la discipline catholique, et cet -élan vers la paix s’acheva dans un nouvel accès de -désespoir.</p> - -<p>— Je ne peux pas accepter, gémit-elle. Je sais -bien que mon père ne pourra supporter cela. Son -école !… il l’aime plus que sa vie, nul poste ne -lui a jamais été plus cher. S’il en est chassé de cette -façon brutale, ignominieuse, il en mourra, il se -tuera peut-être.</p> - -<p>Arêle tressaillit, atteint cette fois jusqu’au fond -du cœur. Connaissant la nature violente et sombre -de Dacellier, il le savait capable d’accomplir cet acte -désespéré qui les eût séparés pour toujours. Alors -il exposa brièvement à Laurence le plan qu’il avait -formé pour sauver son ami. En faisant agir toutes -les influences dont il pouvait disposer, il espérait -neutraliser quelque temps encore les intrigues de -Douran et retarder son triomphe. Mais il fallait -que Dacellier, prévenant la mesure de rigueur qui -devait le frapper, demandât, le plus tôt possible, un -congé d’un an et quittât Fontainebleau. Le scandale -qu’avait causé son accident s’oublierait peu -à peu. Plus tard, il reprendrait un commandement -dans une garnison nouvelle où la haine de -ses ennemis ne le poursuivait pas. Le plus difficile -était d’obtenir que ce chef, si passionnément épris -de son métier, se résignât temporairement à -l’inaction. Seul, le professeur Noveu possédait -assez d’influence sur son malade pour pouvoir -exiger de lui un tel sacrifice. S’il imposait à -Dacellier un repos momentané, le colonel qui -se soignait par devoir, par amour pour sa patrie -qu’il voulait servir le plus longtemps possible, -se soumettrait, sans doute. Laurence adopta tout -de suite ce plan si sage. En l’absence d’Ursule, -elle promit d’écrire dans l’après-midi au professeur -pour lui expliquer le service qu’on attendait de lui -et le supplier de sauver, par un mensonge nécessaire, -l’honneur et peut-être la vie de son malade. -Le colonel Arêle emporterait la lettre et la remettrait -en mains propres au docteur. Ils achevaient -de se concerter lorsque midi sonna. Laurence s’enfuit -pour rafraîchir dans l’eau son visage altéré par les -larmes.</p> - -<p>Durant le déjeuner, elle ne put prendre aucune -nourriture. Son père cependant ne s’en aperçut pas. -Il ne songeait pas à l’observer, tout heureux de -revoir le seul ami qu’il possédât sur terre, le seul -être avec lequel il pût causer de tout ce qu’il aimait. -Arêle lui communiqua une lettre de son fils cadet, -où le jeune officier, qui venait d’être envoyé au -Maroc, racontait son premier combat. Ces pages, -toutes vibrantes de patriotisme et d’ardeur guerrière, -enthousiasmèrent Dacellier.</p> - -<p>— Ah ! le gaillard ! s’exclamait-il, parcourant -encore du regard la lettre qu’il venait de lire à haute -voix, quelle fougue, quel entrain, quelle bravoure -jeune et simple ! Ah ! si seulement André lui ressemblait… -Peu importe ! Que ce soit ton fils, Arêle, -ou le mien, c’est toujours un fils de France. La -génération nouvelle n’est donc pas si corrompue, -si efféminée qu’on veut bien nous le dire. Il y a -encore des êtres qui ne craignent ni le danger, ni la -souffrance et qui savent vivre sans foyer, sans -femme, sans luxe, sans plaisirs, libres de toutes -chaînes. Bon sang ! ceux-là n’ont pas voulu faire du -commerce, ni s’enrichir en vendant du beurre ou du -savon. Ils ont f… le camp, loin, bien loin, ces sages, -afin de nous conquérir des territoires nouveaux, et -des richesses dont ils ne profiteront jamais. Ce sont -ces enfants, ces héros qui reviendront un jour lutter -sur nos vieux champs de bataille et qui nous rendront -la victoire.</p> - -<p>Il exultait et Laurence regardait avec un amour -infini ce visage habituellement si sombre, mais -transfiguré aujourd’hui par une espérance radieuse. -Elle eût donné sa vie pour prolonger cette joie précaire -et pourtant elle souhaitait de la voir finir, tant -la sécurité absolue de son père lui semblait dangereuse. -Sa consternation s’accrut lorsque Dacellier, -influencé par les impressions heureuses qui venaient -de ravir son âme, affirma qu’il se trouvait depuis -quelque temps mieux portant et parla de sa guérison -comme d’une chose à peu près acquise. La jeune -fille, effrayée de cet optimisme, se demandait avec -angoisse combien il lui faudrait de jours pour décider -son père à aller à Paris consulter le docteur -Noveu. Satisfait de l’amélioration de sa santé, il pouvait -retarder indéfiniment cette démarche si nécessaire. -Arêle, tout en causant, devinait l’angoisse -de Laurence. Il voulut essayer de lui venir en aide, -se plaignit affectueusement de voir si peu son ami. -Et voici que celui-ci répondit le plus simplement du -monde :</p> - -<p>— Nous pourrons prendre rendez-vous à Paris -pour la semaine prochaine, car je compte aller consulter -Noveu jeudi. Je ne l’ai pas revu depuis cette -insolation qui m’a rendu si malade, et bien que je -sois tout à fait remis, je veux avoir son avis sur cet -accident qui me paraît tenir à d’autres causes qu’à -la chaleur d’une matinée d’avril. Donc, si tu veux, -jeudi, nous déjeunerons ensemble.</p> - -<p>Etourdie de ce dénouement si prompt, Laurence -eut un soupir de délivrance. L’avenir lui parut -moins noir qu’elle ne l’avait imaginé, puisque -déjà son père avait fixé de lui-même la date du -voyage auquel elle ne savait comment le décider. -Elle vit dans cet incident favorable une preuve que -la Providence ne l’abandonnerait pas et reprit -confiance.</p> - -<p>Cette accalmie cessa lorsque, remontée dans sa -chambre, elle prépara sa lettre au professeur Noveu. -Elle croyait écrire l’arrêt qui condamnait son père -à mort. Chaque mot lui arrachait de nouvelles -larmes. Elle achevait cette tâche cruelle lorsque le -colonel Arêle vint lui faire ses adieux. Il relut sa -lettre, l’approuva, la glissa dans son portefeuille.</p> - -<p>— Je la remettrai dès demain au docteur Noveu, -dit-il. Courage mon enfant, notre plan est bon.</p> - -<p>— Peut-être, murmura-t-elle amèrement, et pourtant -il doit briser ce cœur que nous voulons sauver. -Ah ! colonel, que c’est dur, jamais de repos dans ma -vie, chaque jour un nouveau coup, une nouvelle -douleur, toujours souffrir et toujours voir souffrir !</p> - -<p>Elle fixait sur son vieil ami des yeux secs où -brûlait une douleur enragée, sans espoir, dont la -violence épouvanta ce doux chrétien. Mais il possédait -en lui cette force, cette paix suprême qui peut -calmer jusqu’aux vents déchaînés, jusqu’à la mer -furieuse.</p> - -<p>— Sachez-le pourtant, ma pauvre petite, dit-il -avec une autorité souveraine, il n’y a qu’un malheur -ici-bas : c’est la privation de Dieu !</p> - -<p>Il venait de toucher avec un instinct sûr une plaie -secrète et profonde dont Laurence, sans le savoir, -souffrait depuis longtemps. Elle tressaillit sous ce -coup qui lui révélait sa blessure et comprit pour la -première fois la cause réelle de son infortune. Si -son foyer lui semblait si désert, si triste, c’était bien -en effet parce que Dieu n’y avait pas de place. -Appuyé sur la croix, son père eût trouvé un remède -à toutes ses douleurs. C’est en vain qu’elle cherchait -pour lui des secours humains, sa tendresse même -restait vaine et stérile. Mais elle l’eût guéri si, possédant -la foi du colonel Arêle, elle eût pu la donner -à ce grand affligé. Toute son âme, brusquement, -éclairée, humiliée jusqu’à la mort, reconnut son -infirmité. Elle se jeta dans les bras de son vieil ami -et murmura vaincue, avouant sa détresse :</p> - -<p>— Aidez-moi, colonel, priez pour moi ! priez pour -lui !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VII</h3> - -<blockquote class="epi"> -<div class="poetry"> -<div class="verse">Mais adieu</div> -<div class="verse">O ville et terre d’Erecktée,</div> -<div class="verse">O sol de Trézène !</div> -<div class="verse">Combien tu as de charmes</div> -<div class="verse">Pour passer la jeunesse !</div> -</div> - -<p class="attr"><span class="sc">Euripide.</span></p> - -</blockquote> - -<p>L’âme humaine, en général, supporte difficilement -le premier choc de la douleur. La révélation du -malheur la brise, mais si ce malheur se prolonge, -elle s’y accoutume bonnement. Lorsque Ursule, revenant -de Paris, apprit les nouvelles apportées par le -colonel Arêle, son désespoir fut affreux. Pourtant, -dès le lendemain, elle s’apaisa, courba doucement la -tête sous l’orage et attendit les événements avec sa -passivité coutumière.</p> - -<p>Laurence, au contraire, insensible à l’influence -bienfaisante du temps, de jour en jour s’inquiétait -davantage. M<sup>me</sup> Arêle lui écrivit, l’informa que son -mari avait vu le professeur Noveu et faisait agir -activement près du ministre de la Guerre. Cette -lettre ne rassura pas la jeune fille. Elle connaissait -le dévouement du colonel Arêle, mais cet homme -intègre et droit aurait-il l’habileté nécessaire pour -lutter contre le génie malfaisant de Douran ? Le -moindre incident pouvait déjouer sa prudence et -précipiter dans l’abîme celui qu’il cherchait à sauver. -Elle fut presque heureuse lorsque, le dimanche, elle -entendit son père déclarer qu’il se trouvait moins -bien portant, car cette rechute le préparait un peu -à l’ordonnance qu’allait lui signifier le professeur -Noveu. Puis, de nouveau, elle s’inquiéta, redoutant -qu’une crise trop grave ne l’obligeât à différer son -voyage à Paris, et les journées se traînaient, lentes -comme des siècles.</p> - -<p>La douleur qu’elle attendait vint à son heure, -mais plus amère encore qu’elle ne l’avait prévue. -Le colonel, bien que fort souffrant, partit le jeudi -pour Paris. Il en revint sombre comme la mort. -Laurence eut peine à retenir un cri lorsqu’il apparut -au dîner, tant son allure pesante était celle d’un -vieillard. Nulle flamme ne brûlait plus dans son -regard vague et lugubre. Il se traîna jusqu’à la table, -s’assit lourdement, déplia sa serviette.</p> - -<p>— Allons, dit-il avec un rictus qui tordit sa bouche -d’un seul côté sans éclairer aucunement ses traits -mornes, allons, je suis un homme fini. Noveu exige -que je prenne un an de congé, un an… J’entends ce -que cela veut dire. Puisque j’en suis là, mieux vaut -envoyer ma démission.</p> - -<p>Laurence voulut protester. Il lui imposa silence -d’un geste excédé. Pourtant il ne devait pas accomplir -l’acte irréparable auquel il semblait décidé. Ses -paroles étaient découragées, son cœur ne désespérait -pas. Il voulait guérir et servir encore -son pays. Durant quinze jours, il hésita devant -le sacrifice qui lui était imposé. Laurence, effrayée -de ces longs atermoiements, n’osait cependant le -presser d’agir, tant elle craignait d’éveiller ses -soupçons. Un jour, elle trouva sur sa table une -lettre inachevée qu’il écrivait au ministre de la -Guerre. Il sollicitait un congé d’un an pour raison -de santé. Cette lettre, à laquelle manquait seule la -signature, demeura toute une semaine ouverte au -même endroit. Enfin elle disparut et peu après, -Laurence découvrit la réponse du ministère accordant -l’autorisation demandée. Elle respira. Son père -était sauvé de l’affront injuste qu’elle redoutait. Il -payait cher ce triomphe insoupçonné.</p> - -<p>Le jour vint où il dut remettre son commandement -à son successeur. Sa douleur fut si vive qu’elle -changea sa nature, le rendit presque doux. Lorsqu’il -rentra, ce matin-là, fort en retard pour déjeuner, son -regard avait une expression inaccoutumée d’humilité -et de patience. Il embrassa sa fille et lui dit avec -résignation :</p> - -<p>— Eh bien ! voilà, c’est fait, je ne suis plus commandant -de l’Ecole.</p> - -<p>Laurence ne put se maîtriser. Elle éclata en sanglots. -Le colonel, profondément touché, essaya de la -consoler. Il répétait : « Voyons, voyons, enfant, ce -n’est pas si terrible ! » Mais il avait beau mordre sa -moustache et s’efforcer de feindre le courage, son -sourire vacillait sur ses lèvres tremblantes, et Ursule, -à son tour, gagnée par l’émotion, plongeait dans -sa serviette un visage ruisselant de pleurs. Ce fut -un jour de désolation pour tous trois. Pourtant le -colonel, ignorant les basses intrigues auxquelles il -cédait, gardait encore une espérance. Ursule souffrait -sans révolte, sans amertume. Laurence était la -plus atteinte, car l’injustice affole l’être jeune. Elle -voyait pour la première fois le mal triompher du -bien, la calomnie jeter à terre un homme intègre -et droit. Toute sa vie elle devait garder comme une -blessure inguérissable le souvenir de cette iniquité. -Le cœur plein de défiance, elle avait pris l’espèce -humaine en telle horreur qu’elle refusa désormais -de sortir. Le malheur, l’exemple du colonel Arêle -avaient exalté sa ferveur, la prière lui était douce ; -mais c’est à peine si le dimanche elle osait -assister de grand matin à une messe basse, tant -elle craignait de rencontrer Lucie Jaffin qui, -dévote autant que méchante, fréquentait assidûment -l’église ; et elle s’indignait que des créatures aussi -viles fussent admises au pied des autels.</p> - -<p>Cloîtrée dans sa demeure, elle souffrait donc sans -consolation, sans secours, dédaignant de se plaindre -même à Edith. Celle-ci, bien qu’elle connût par -son père le drame douloureux qui venait de briser -la vie de Dacellier, n’osait témoigner sa compassion -à son amie, dont le silence farouche décourageait -sa charité. Laurence, cependant, la recevait -toujours avec plaisir. Leur tristesse parlait le -même langage. Placées dans une situation analogue, -victimes de la méchanceté du monde, elles croyaient -fermement, grâce à l’exagération de la jeunesse, -que tout était fini pour elles, que jamais plus -l’existence ne leur serait douce ou clémente. Et -c’était merveille d’entendre ces deux enfants renoncer -pour toujours au bonheur, à l’amour, et parler des -joies de la terre avec un sourire ascétique.</p> - -<p>Par l’intermédiaire de Laurence, qui se chargeait -de remettre ses lettres, M<sup>me</sup> Heller écrivait parfois à -sa fille. Visiblement ravie de sa situation nouvelle, -elle engageait Edith, avec un égoïsme inconscient, -à ne plus s’affliger de son absence, car ce n’était là -qu’un chagrin passager et l’avenir ne pouvait manquer -de lui apporter sa part de bonheur. La jeune -fille pleurait souvent en lisant ces lettres cruelles. -Pourtant, elle répondait tendrement à sa mère. Elle -se réjouissait de la savoir tranquille et sans remords. -Son cœur généreux s’oubliait volontiers pour ne -songer qu’aux autres. Et ce fut par pur dévouement -pour son père qu’elle se fiança bientôt à l’un de ses -cousins, garçon sérieux et bon, ni beau, ni laid, doué -de ces qualités ternes et solides qui découragent la -passion capricieuse. Médecin à Saint-Mandé, Ludovic -Albertaud n’offrait à Edith qu’une situation -médiocre, mais elle savait que le commandant -Heller, après le scandale qu’avait causé le départ de -sa femme, désirait vivement la marier et prendre -sa retraite. La jeune fille n’hésita pas longtemps.</p> - -<p>Lorsqu’elle vint annoncer à Laurence ses fiançailles, -elle ne put s’empêcher de pleurer l’avenir -romanesque qu’elle avait désiré, comme toutes les -adolescentes, et auquel elle ne renonçait pas sans -chagrin. Puis, très vite son cœur doux et sage se -résigna ; elle cessa de souffrir bien avant que Laurence -eût cessé de la plaindre.</p> - -<p>Le commandant Heller donna sa démission et -s’apprêta à quitter Fontainebleau, car il voulait que -le mariage de sa fille eût lieu à Paris, où rien ne -leur rappellerait leur passé. Ursule s’effraya de -l’abandon où ce départ allait laisser Laurence.</p> - -<p>Ce n’était pas qu’Edith fût pour elle un soutien -moral, mais ses visites la distrayaient, l’arrachaient -de force à l’obsession d’une même pensée. Privée -de cette diversion salutaire, pourrait-elle supporter -le poids écrasant de souffrance et de solitude qui -l’accablait ? Elle avait renoncé entièrement aux -longues promenades jadis tant aimées. La forêt, -dont les abords directs étaient, à cette époque de -l’année, très fréquentés, ne la voyait plus passer sous -ses ombrages avec son chien Consul. Enfermée dans -sa chambre tout l’après-midi, elle lisait, écrivait ou -méditait sur la douleur humaine, et elle avait, à la -fin de ces longues journées solitaires, le regard -fiévreux, les mouvements saccadés, les rires inattendus -de l’être guetté par la folie.</p> - -<p>Ursule confia ses inquiétudes au colonel Arêle qui, -depuis que ses amis étaient malheureux, venait -tous les quinze jours déjeuner avec eux. Lui aussi -remarquait avec peine le dépérissement de Laurence -et cherchait le moyen de la secourir. Il entreprit de -décider Dacellier à venir habiter Paris. Celui-ci, -depuis qu’il avait quitté son école, avait pris Fontainebleau -en horreur ; cependant comme il comptait -fermement, son congé fini, redemander un commandement, -il jugeait inutile de faire, pour si peu -de temps, une installation nouvelle. Arêle triompha -assez vite de sa résistance en lui parlant de Laurence. -Il affirma que sa langueur, l’état précaire -de sa santé n’avaient d’autre cause que l’ennui -qui la dévorait. Elle avait besoin de mener une vie -moins sévère, plus en rapport avec sa jeunesse. -A Paris elle retrouverait, en même temps qu’Edith, -sa belle-sœur ; elle pourrait, puisqu’elle aimait -la musique, les livres, l’étude, entendre des concerts, -fréquenter les bibliothèques et les musées. Ces -distractions conformes à ses goûts l’arracheraient -à ce perpétuel tête-à-tête avec elle-même que -nulle âme ne peut supporter impunément. Dacellier -apprécia la justesse de ces arguments. Il en vint à -considérer que son installation à Paris était une -question de vie ou de mort pour sa fille. Dès lors, -toutes ses hésitations cessèrent devant l’imminence -du danger dont sa sombre et fougueuse nature lui -exagérait l’importance. Il devait, durant le mois -d’août, faire dans une maison d’hydrothérapie une -cure ordonnée par le professeur Noveu. La veille de -son départ, il remit cinq mille francs à Ursule, et -comme celle-ci s’étonnait de recevoir une si grosse -somme pour vivre six semaines, il expliqua :</p> - -<p>— C’est pour notre déménagement. Je désire que -vous le fassiez en mon absence. Puisqu’il s’agit de -la santé, du bonheur de Laurence, il ne faut pas -perdre de temps. Allez à Paris, choisissez un appartement, -je vous donne carte blanche. Je ne rentrerai -pas à Fontainebleau, nous nous retrouverons là-bas.</p> - -<p>Ursule fut un peu suffoquée de cette décision si -brusque, mais le colonel l’avait habituée à une obéissance -passive. Sans discuter ses ordres, elle se mit -en devoir d’accomplir le tour de force exigé. Dès -la première semaine d’août, elle partit pour Paris, -resta quinze jours à l’hôtel, visitant du matin au -soir des appartements. Elle en découvrit un, rue -Vaneau, dont la situation la séduisit, car les plus -belles chambres, exposées au midi, donnaient toutes -sur des jardins. Laurence, qui vint passer vingt-quatre -heures à Paris, fut ravie de voir tant d’arbres -et de verdure autour de sa future demeure. Le déménagement -fut fixé au 5 septembre.</p> - -<p>Le jour du départ, Laurence se leva de bonne -heure, et, laissant Ursule surveiller les derniers préparatifs, -elle se rendit à l’église, entendit une messe. -Puis, en sortant, elle gagna la forêt qu’elle voulait -revoir une fois encore. Son cœur était violemment -agité. Elle avait accepté avec joie de quitter Fontainebleau. -Une expression de triomphe ironique -passait dans son regard lorsqu’elle songeait que -Lucie Jaffin, absente depuis les premiers jours -d’août, à son retour, ne la retrouverait plus. Elle se -réjouissait d’échapper pour toujours à l’atmosphère -de haine qui lui était insupportable, mais elle regrettait -cependant le cadre où les rêves passionnés de -sa jeunesse solitaire s’étaient épanouis. Déjà la vieille -maison, où elle avait vécu des heures monotones -que rendaient parfois si belles les orages ardents de -son âme, ne lui appartenait plus. Envahie par une -grise et morne poussière, encombrée de caisses, de -malles, de défroques hétéroclites parmi lesquelles -errait Royale Egypte hérissée et furieuse, elle avait -pris un aspect délabré, hostile, qui décourageait le -regret fidèle. Au contraire, dans les bois où rien -n’était changé, Laurence retrouvait à chaque pas de -nouveaux souvenirs qui se levaient à son approche, -lui souriaient d’un sourire suranné, gracieux et poignant. -Tendrement, elle saluait ses douleurs évanouies, -ses illusions mortes, et même l’ombre déshonorée -de Lætitia Heller.</p> - -<p>Ces fantômes peu à peu s’écartaient de son chemin, -tristement, discrètement, comme une femme vieillie -devant un amant trop jeune, car déjà elle ne leur -accordait plus qu’un regard distrait tandis qu’elle -montait à vive allure la route du Bouquet-du-Roi. -Son cœur se détachait du passé pour se tourner -vers l’avenir, vers ce Paris qu’elle ne connaissait pas -et ne voulait connaître qu’à travers les romans de -Balzac. Elle évoquait le bal où M<sup>me</sup> de Beauséant, -convaincue de l’infidélité de son amant, reçoit ses -hôtes avec un rayonnant sourire, tandis que dans -ses appartements privés on prépare son départ et -qu’on attelle la voiture qui doit, à l’aube, l’emporter -dans ses terres. Elle songeait à la duchesse de Langeais, -sa préférée, tout d’abord si coquette, si -froide, puis humiliée jusqu’à la mort par le cruel -amour de Montriveau. Oui, Paris était bien la patrie -des grands égarements, des folles douleurs. Laurence -ne se comparait pas aux belles héroïnes qu’elle chérissait -si tendrement. Pas un instant elle n’imaginait -pouvoir inspirer les grandes passions qui la faisaient -rêver. Mais aujourd’hui, pour la première fois, elle -se jugeait capable de les ressentir peut-être et cette -idée la fit tressaillir longuement.</p> - -<p>Elle venait d’atteindre le but de sa promenade : -une haute futaie qui s’ouvre après le carrefour des -Cépées et qu’on nomme « la cathédrale » parce que -ses hêtres immenses, largement espacés, montant -deux par deux en colonnes accouplées, imitent avec -une exactitude saisissante les nefs d’une église -géante. Laurence avait choisi ce lieu pour y venir -adorer une dernière fois la forêt. Elle s’enfonça sous -les beaux piliers lisses, et lorsqu’ils l’entourèrent de -toutes parts, lui masquant la route, elle s’étendit à -terre, la tête appuyée sur le tronc d’un hêtre, le bras -posé sur Consul accroupi. C’était un de ces émouvants -matins de septembre où, bien que le soleil -brille de tout son éclat, l’air garde la fraîcheur de la -menthe. Un vent fort qui ne pouvait pénétrer sous -les arbres, bien défendus par leurs dômes épais, -passait et repassait sur la cime de la forêt, faisant -chanter et bruire ses palpitantes feuilles. L’atmosphère -était comme saturée d’allégresse. Tout paraissait -neuf et juvénile. On eût dit que les arbres, hier -encore petits, venaient de monter d’un seul jet le -plus haut possible, épuisant toute leur sève dans un -subit élan de joie, tandis qu’éclataient à la fois tous -leurs bourgeons. Et Laurence, gagnée par l’ivresse -des choses, s’étonnait de se sentir, après tant de -malheurs, si jeune, si vivante, si forte, toute prête -à accueillir l’amour cruel qu’elle avait paru craindre -et que son cœur, avouant enfin sa folie, appelait -dans un cri frénétique. Les yeux clos, la tête -inclinée, elle s’abandonnait à sa chimère, inventant -tout un avenir auprès d’un être dont le visage restait -indistinct, dont les moindres paroles lui apportaient -une lumière nouvelle. Mais, dans ses rêves les plus -ardents, jamais elle ne se représentait les délices de -la passion heureuse. Elle n’imaginait que séparations, -traverses, tourments, durs sacrifices, et de tout -l’amour, imprudemment, ne désirait que la douleur.</p> - -<p>Le temps passait. Le moment vint où il fallut -partir. Laurence se leva. Regardant avec ferveur les -grands hêtres calmes dont la cime seule frémissait -et chantait, elle comprit à la fois et combien ils lui -étaient chers et qu’ils ne lui suffisaient plus.</p> - -<p>— Adieu ! songeait-elle, tandis que ses yeux se -remplissaient de larmes, adieu et pardonnez-moi ! -Chers arbres sous lesquels j’ai passé le temps de la -jeunesse et de l’attente, pardonnez-moi si je m’en -vais, car j’obéis à mon destin. L’heure est venue pour -moi d’aller au milieu des hommes pour y parfaire -mon expérience, pour y chercher cet amour nécessaire -sans quoi nul être ne sait rien. Beaux amis -près desquels j’ai grandi et qui, si fortement, avez -trempé mon âme, je tâcherai d’être digne de vous, -de vivre noblement. Je ne vous quitte pas pour toujours, -car je ne marche pas vers le bonheur, mais -vers des épreuves nouvelles. Si jamais mon cœur est -brisé par une peine irréparable, quand tout sera -fini pour moi, ô ma forêt, c’est toi qui seras mon -asile. Pour retrouver la paix, je reviendrai vers toi.</p> - -<p>Elle entoura de ses bras le tronc d’un hêtre et -scella d’un baiser sur son écorce rude ce serment -solennel.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VIII</h3> - -<blockquote class="epi"> -<div class="poetry"> -<div class="verse">Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille</div> -<div class="verse">Applaudit à grands cris…</div> -</div> - -<p class="attr"><span class="sc">V. Hugo.</span></p> - -</blockquote> - -<p>Bien qu’elle fût profondément fidèle à tout ce -qu’elle avait aimé, Laurence ne songeait plus à Fontainebleau, -ni à sa chère forêt, un dimanche où, -sortant à cinq heures du concert Lamoureux, elle -roulait en taxi à travers les rues trépidantes.</p> - -<p>Elle avait en effet subi d’un cœur docile le charme -malsain de Paris, et rien ne distinguait cette enfant, -hier encore à demi sauvage, des correctes mondaines -qui la croisaient dans le brouhaha constant des voitures. -Elle était vêtue, avec une recherche toute nouvelle, -d’une robe en voile de soie gris et d’un manteau -de velours noir garni de chinchilla. Une légère -couche de fard avivait la pâleur de son teint, l’intensité -de son regard. Un bouquet de violettes de -Parme se fanait dans ses mains. Sur ses genoux reposait -un sac en perles d’acier qui renfermait une boîte -à poudre, une glace d’or, un flacon de sels, mille -autres choses dont elle ne se servait guère, mais -dont l’inutilité l’enchantait. Elle avait pris le goût -du luxe, des fleurs, des parfums, des bibelots futiles, -et se croyait frivole.</p> - -<p>Pourtant son caractère n’avait pas changé, ni ses -habitudes. Elle était seule aujourd’hui dans sa voiture -comme elle l’était autrefois dans la forêt. Si -elle aimait cette heure où Paris n’est qu’un tourbillon -de lumière et de bruit, si, penchée à la portière, -elle regardait avec des yeux ravis les feux -chatoyants des lampadaires et des boutiques, et la -foule qui se pressait sur les trottoirs, pourtant elle -savait que toute cette pompe n’était que néant, vide -et vanité. Bientôt, ce tumulte excita sa tristesse. Elle -eut soif de recueillement et souhaita de se retrouver -dans sa chambre, au milieu de ses livres. Mais elle -devait, avant de rentrer, prendre des nouvelles -de sa belle-sœur, arrivée au dernier terme de sa -grossesse.</p> - -<p>Juliane supportait assez bien ses tortures. Le matin -même elle avait reçu Laurence, et comme celle-ci -la plaignait de tant souffrir, elle avait dit, reprenant -haleine entre deux douleurs :</p> - -<p>— Que voulez-vous, ma chère petite, il faut bien -aimer ce supplice, c’est la rançon sublime de la -maternité.</p> - -<p>« Bizarre créature ! Elle fera des phrases jusque -dans son agonie », songeait Laurence, égayée par ce -souvenir.</p> - -<p>Malgré le mépris profond que Paul Dacellier -éprouvait toujours pour son fils, les rapports -des deux ménages étaient plus cordiaux qu’on -n’eût pu s’y attendre et tout le mérite de cette réconciliation -apparente revenait, sans conteste, à Juliane. -Nulle sympathie réelle ne l’entraînait vers sa belle-famille, -mais sa parfaite éducation ne lui permettait -pas de consulter ses inclinations ni ses goûts personnels -dans ses rapports avec ses semblables. Le code -de la politesse réglait la vie de cette mondaine -comme les commandements de Dieu règlent celle -du chrétien. Paul Dacellier et Laurence étaient -devenus ses plus proches parents ; à ce titre, elle leur -devait et leur prodiguait plus d’égards, de soins, -d’attentions, de visites qu’à ses meilleurs amis. Elle -obtint aisément d’André, mari soumis et débonnaire, -qu’il s’abstînt désormais de contredire son père. Elle -témoignait à ce grand solitaire une déférence -empressée, approuvait chaleureusement ses avis, -accueillait en souriant ses rebuffades, savait désarmer -sa mauvaise humeur par des paroles habiles, -des louanges discrètes. Laurence, appréciant le tact -de la jeune femme, la croyait par moments vraiment -bonne et s’efforçait de l’aimer. Sachant que la mère -de Juliane était morte en couches, elle s’inquiéta -sincèrement à la pensée d’un accident toujours possible, -et elle se sentait émue en sonnant à la porte -de son frère.</p> - -<p>La femme de chambre qui vint lui ouvrir la salua -d’un joyeux : « Tout va bien ! », et s’enfuit aussitôt, -réclamée par d’autres devoirs. Le moment critique -approchait. L’appartement était en désarroi. Les -portes ne cessaient de s’ouvrir et de se refermer. Les -domestiques couraient de tous côtés, se heurtaient -avec des rires étouffés, des exclamations confuses. -Laurence, ne pouvant obtenir d’eux aucun renseignement -précis, gagna le petit salon où M<sup>lle</sup> Drevain, -cérémonieuse et poudrée comme de coutume, attendait -dans un calme olympien et charmait les ennuis -de sa solitude en agitant avec grâce ses belles mains.</p> - -<p>— L’enfant ne tardera pas beaucoup, je pense, -dit-elle, en accueillant Laurence. Tout s’est passé -normalement, mais la pauvre Juliane a bien -souffert. Chère petite, quel courage ! Ecoutez, pas -un cri !</p> - -<p>Juliane avait, en effet, trop de fois fait devant -témoins l’éloge de sa force d’âme pour ne pas se -trouver contrainte d’en donner aujourd’hui une -preuve éclatante. L’orgueil la soutenait dans ses -souffrances et, bien que sa chambre touchât le petit -salon, on n’entendait à travers les murs qu’une -plainte étouffée, sourde et continue. Pourtant, il vint -un moment où la jeune femme oublia le rôle qu’elle -jouait perpétuellement sur la scène du monde. La -douleur trop vive lui arracha un cri perçant qui -grandit, s’enfla, devint une véritable clameur, puis -décrut, s’éteignit. Tout de suite lui succéda un autre -cri, faible, navrant et ridicule, le vagissement de -l’enfant.</p> - -<p>Laurence avait pâli. Cette plainte tragique la -remuait profondément et son cœur débordait de -compassion pour le petit être qui, à peine arraché -à la paix du néant, semblait déjà la regretter. -Pourtant, elle était la seule à s’affliger. L’appartement -retentissait d’un brouhaha confus et joyeux. La -femme de chambre, rouge, animée, exultante, ouvrit -la porte du petit salon :</p> - -<p>— C’est une fille, cria-t-elle à tue-tête, une grosse -pouponne, un amour !</p> - -<p>Puis elle s’enfuit, riant comme une folle.</p> - -<p>— Ma chère enfant, permettez que je vous -embrasse, dit M<sup>lle</sup> Drevain, radieuse et solennelle, -en pressant Laurence contre son cœur.</p> - -<p>Dans sa joie, elle embrassa même un jeune peintre, -Gaston Noret, qui venait d’entrer précédant André, -son ami.</p> - -<p>— Chère mademoiselle Drevain, voilà le père, -l’heureux père ! Vive l’heureux père ! s’exclama le -bohème en agitant son chapeau comme une palme.</p> - -<p>— La paix, bon vieux, la paix ! Ne me rends pas -trop ridicule, s’écria André en riant, car il eût rougi -de laisser deviner son émotion réelle et sa fierté -secrète.</p> - -<p>— Vous eussiez sans doute préféré un garçon ? -interrogea M<sup>lle</sup> Drevain, surprise de ce flegme apparent. -Les pères, en général, désirent tous que leur -premier-né soit un fils.</p> - -<p>— Mon Dieu, chère tante, fils ou fille, cela m’est -tout à fait indifférent. Je n’ai pas le sens de la paternité -très développé, je l’avoue.</p> - -<p>— Vous êtes encore trop jeune, en effet, et vous -ne savez pas combien il est doux de vieillir entouré -de ces petits êtres dont les caresses réchauffent notre -cœur, soupira sans vergogne la noble demoiselle -que son parfait égoïsme avait seul éloignée du -mariage et qui, se trouvant chargée de sa nièce, -l’avait mise en pension jusqu’à sa dix-huitième -année.</p> - -<p>A son tour, Laurence serra la main de son frère -et, peu habile à déguiser ses impressions, lui dit -mélancoliquement :</p> - -<p>— Je n’ose te féliciter. C’est terrible au fond de -donner la vie à un être dont on ne peut, quoi qu’on -fasse, assurer le bonheur.</p> - -<p>André reçut avec sérénité ce compliment de condoléances. -Depuis longtemps, il croyait fermement que -sa sœur était folle et ses bizarreries ne l’étonnaient -plus. Seul, Gaston Noret s’indigna de ce pessimisme.</p> - -<p>— Donner la vie ! s’écria-t-il, mais c’est un présent -magnifique ! J’espère bien que le nombre de mes -enfants est déjà considérable et je m’en réjouis pour -l’humanité de demain.</p> - -<p>— Quelle horreur ! gémit M<sup>lle</sup> Drevain, avec un -gloussement de poule effarouchée.</p> - -<p>Elle protestait pour la forme, car le cynisme du -jeune peintre enchantait cette prude. Laurence était -sincèrement scandalisée.</p> - -<p>— Le plus étrange, c’est que vous êtes convaincu -de ce que vous dites, murmura-t-elle, en fixant sur -Gaston Noret son regard scrutateur qui s’emplissait -d’un vague effroi.</p> - -<p>Lui la considérait avec une pitié railleuse et sympathique. -Il la rencontrait chaque semaine chez -Juliane, et cette nature sombre, mais si profondément -originale, l’intéressait. Si différents qu’ils -fussent l’un de l’autre, ils avaient tous deux un -esprit vif et fantasque qui leur permettait de prendre -un égal plaisir aux discussions qu’ils engageaient -à tout propos. Une fois encore, ils s’apprêtaient à se -combattre lorsque la sage-femme en entrant vint -détourner leur attention. Elle portait un petit être -nu qui geignait et agitait gauchement ses membres -rouges.</p> - -<p>— Pouah ! criait André, repoussant le bébé qu’on -voulait lui mettre dans les bras, pouah ! quel petit -monstre ! Etes-vous sûrs que ce soit un enfant ?</p> - -<p>— Voulez-vous vous taire, mauvais père ! Oh ! -l’amour ! mi, mi, mi, susurrait M<sup>lle</sup> Drevain avec -les mines d’une fillette appelant son petit chat.</p> - -<p>— Elle sera belle, je m’y connais, proféra le -peintre d’un ton sentencieux.</p> - -<p>— Oh ! mais elle ressemble à Juliane, dit Laurence -amusée ; voyez, c’est son nez, sa bouche, une -Juliane minuscule !</p> - -<p>Tous approuvaient avec des exclamations bruyantes -cette étonnante constatation, quand la femme de -chambre présenta à André une carte de visite sur -laquelle il jeta les yeux distraitement.</p> - -<p>— Bon, c’est M. Hecquin. Chère tante, Laurence, -voudriez-vous le recevoir et le prier de m’attendre -un instant, car je voudrais bien enfin embrasser ma -femme, dit-il, en levant vers la garde un regard -suppliant.</p> - -<p>Elle accorda d’un signe de tête l’autorisation -demandée et sortit avec lui, tandis que M<sup>lle</sup> Drevain, -reprenant sa majesté, passait au salon. Laurence et -Gaston Noret la suivirent avec empressement, car -les discours amphigouriques de M. Hecquin, sa -politesse pompeuse et surannée les divertissaient -fort. Laurence plaignait cependant le correct banquier, -le sachant seul au monde. Il était veuf, -brouillé avec son fils unique qui s’était, disait-il, -mal conduit envers lui et dont il déplorait souvent -l’ingratitude. Lié depuis dix ans avec M<sup>lle</sup> Drevain, -qu’il avait rencontrée aux eaux, il l’aidait à gérer -sa fortune, lui indiquait des placements avantageux -et faisait valoir habilement les capitaux d’André -Dacellier. Juliane appréciait beaucoup ce vieil ami, -rompu aux affaires, qui, touché de sa sympathie, -était devenu le commensal attitré de sa maison.</p> - -<p>— C’est mon véritable foyer, avait-il dit à Laurence -avec émotion.</p> - -<p>Debout sur ses jambes démesurées, M. Hecquin, -ganté de paille, son haut de forme à la main, attendait -au milieu du salon dans l’attitude d’un portrait -officiel. Il inclina sa haute taille devant M<sup>lle</sup> Drevain -et Laurence, serra la main de Gaston Noret, puis -s’écroula dans un fauteuil. Assis, il parut tout petit, -sans rien perdre pourtant de sa dignité vénérable. -Son visage, surmonté d’un grand crâne chauve luisant -comme un parquet ciré, avait une expression -sévère dès qu’il baissait les yeux, ce qu’il faisait souvent. -Mais son regard bleu, un peu fixe et qui -n’annonçait pas une vive intelligence, ne manquait -pas de douceur et son sourire était béat et bienveillant.</p> - -<p>— Comment va notre bonne Juliane ? N’est-elle -point trop affectée de l’intervention de cet événement ? -demanda-t-il à M<sup>lle</sup> Drevain, en employant -ces formules nobles et vagues qui rendaient sa -conversation si piquante pour Laurence et Gaston -Noret.</p> - -<p>— La chère enfant a fait preuve d’un merveilleux -courage. Et quand vous êtes arrivé, nous étions en -train d’admirer la petite Monique, un gros et ravissant -bébé.</p> - -<p>— Oh ! ravissant, objecta Laurence, je ne la -trouve pas très jolie, bien qu’elle ait les traits de -sa mère, et c’est même étonnant qu’une enfant -puisse être laide, en ressemblant si fort à une personne -très belle.</p> - -<p>— Le cas auquel vous faites allusion n’est point à -la vérité extraordinaire ; j’ai fait parfois au cours de -ma longue carrière la même remarque, repartit -M. Hecquin avec sa loquacité habituelle. Au reste, ces -ressemblances fugitives qui s’effacent bien souvent -avec les années ne signifient rien, je puis en donner -une preuve frappante. Mon beau-frère, ou pour -parler plus exactement, ma belle-sœur, lorsqu’elle -mit au monde sa fille aînée, en 1876 ou 77, je crois, -car cette naissance, si mes souvenirs sont précis, -précéda de quelques mois celle de mon fils, ma -belle-sœur, dis-je, fut frappée de la ressemblance -de cette enfant avec sa propre mère qui fut une des -plus belles personnes que j’aie connues. Elle s’en -réjouit, car elle croyait fermement qu’il n’est point -de qualités plus désirables pour une femme que la -beauté. C’est une opinion qui annonce de la frivolité -et que je ne partage pas. En d’autres termes, je -prétends que la grâce, un caractère aimable, une -grande bonté d’âme parent le sexe faible mieux que -la vraie beauté. L’enfant à laquelle je fais allusion, -ou pour parler plus exactement ma nièce, fut réellement -éblouissante durant son jeune âge. Mais, en -grandissant, c’est une chose très remarquable, elle -accusa une ressemblance de plus en plus frappante -avec son père, qui n’était point, tant s’en faut, un -Adonis. Ma nièce, ravissante enfant, fut une femme -hommasse et sans charmes et, après avoir offert tous -les traits de sa grand’mère maternelle, devint le -vivant portrait de son père. J’ose donc affirmer qu’il -ne faut point se presser de dire qu’une enfant sera -belle ou laide, ni qu’elle ressemble à personne.</p> - -<p>— Sans doute, dit poliment Laurence, en échangeant -avec Gaston Noret un regard amusé.</p> - -<p>Ravi de son approbation, le banquier s’apprêtait -à lui faire part de quelques autres observations -aussi judicieuses. Mais André entrait, apportant -d’heureuses nouvelles : Juliane semblait tout à -fait remise, elle allait essayer de dormir et -envoyait ses compliments à ceux qu’elle savait -réunis. M. Hecquin fut particulièrement touché de -ce souvenir. Tous les visages étaient radieux. C’est -alors que Gaston Noret, qui devait être le parrain -de l’enfant, dont Laurence avait accepté d’être la -marraine, s’éclipsa d’un air mystérieux. Cinq -minutes après, il revenait, berçant dans ses bras -une bouteille de champagne. La femme de chambre -le suivait avec un plateau chargé de coupes.</p> - -<p>— De par mes droits de parrain, s’écria le bohème -élevant triomphalement son fardeau, de par mes -droits de parrain, je prie l’honorable société de bien -vouloir boire avec moi à la santé de la nouvelle rose -qui vient d’éclore dans le beau jardin du monde.</p> - -<p>— Mais, mon cher Noret, remarqua M<sup>lle</sup> Drevain, -vous anticipez sur les événements, ce n’est qu’au -baptême qu’on sable le champagne.</p> - -<p>— Mademoiselle, repartit le peintre en coupant -avec dextérité les fils de fer assujettis au col de la -bouteille, je ne suis qu’un païen. Il me plaît de fêter -l’entrée de cette enfant dans la bonne vie matérielle -où déjà elle commence à jouir du sommeil, de la -satisfaction de ses besoins, du doux lait nourrissant, -plutôt que son entrée dans la vie de la grâce à -laquelle on meurt si vite. D’ailleurs, nous recommencerons -au baptême, il ne faut perdre ici-bas aucune -occasion de se réjouir. Hourrah !</p> - -<p>Le bouchon venait de sauter avec une détonation -joyeuse et le liquide doré écuma dans les coupes.</p> - -<p>— La parole est à la marraine, reprit solennellement -Gaston Noret. Allons, Laurence. Nous supposons -que vous avez le pouvoir des fées. Veuillez agir -comme elles et douer notre filleule des vertus qui -vous plaisent ou que vous possédez.</p> - -<p>— Grand Dieu ! je lui souhaite avant tout de ne -pas me ressembler, dit Laurence avec quelque -mélancolie.</p> - -<p>— Vraiment, mademoiselle, c’est trop de modestie, -protesta galamment M. Hecquin ; nous serions -enchantés d’admirer plus tard chez cette enfant les -qualités qui vous honorent et que nous respectons -en vous.</p> - -<p>Laurence inclina la tête, en riant de cette politesse -qui resta d’ailleurs sans écho.</p> - -<p>— Hé ! quoi, vous ne trouvez plus rien à dire, -reprit Gaston Noret, en lui jetant un regard de -mépris. O marraine peu libérale ! Je prendrai donc -votre place si vous le permettez. Par la vertu de ce -champagne, j’accorde à ma filleule le don le plus -précieux qui soit au monde, n’en déplaise à M. Hecquin : -la beauté ! Je lui octroie en outre la gaieté.</p> - -<p>— Avec la fantaisie, ajouta Laurence, la fantaisie -est à la gaieté ce que la couleur et le parfum sont à -la rose, le rythme à la poésie.</p> - -<p>— Accordé ! En outre, je voudrais voir se développer -chez notre jeune Monique ces penchants -naturels que le vulgaire appelle vices, et moi qualités -inestimables : la gourmandise, qui se réjouit -des festins ; la paresse, qui nous fait apprécier la -sieste, le repos, et nous préserve de l’ennui ; la -luxure…</p> - -<p>— Assez ! s’exclamèrent en même temps M<sup>lle</sup> Drevain -et Hecquin.</p> - -<p>— Me voilà bien, gémit André avec un désespoir -comique. La honte est entrée dans ma maison, avec -cette enfant pourvue de tous les vices.</p> - -<p>— Par respect pour ce père vénérable, dont l’intelligence -est obscurcie par les préjugés de l’âge, je -termine, conclut Gaston Noret, en priant simplement -les dieux d’être propices à cette enfant et en -buvant à sa santé…</p> - -<p>Les coupes tintèrent en s’entre-choquant. Laurence -eut bientôt vidé la sienne que Gaston Noret remplit -de nouveau avec empressement.</p> - -<p>— Eh bien ! demanda le peintre, ce vin n’est-il pas -bon, cette heure douce et joyeuse ? Direz-vous encore -que la vie est mauvaise, que c’est un triste cadeau -à faire ?</p> - -<p>— Je le dis, je le crois, je le jure et l’atteste, -riposta Laurence gaiement. Mais comme j’aime la -vérité, je conviens que ce vin est chose agréable.</p> - -<p>— Rendez-lui donc un juste hommage en le -buvant sans retenue. Il vous fera oublier vos soucis, -si vous en avez.</p> - -<p>— D’innombrables.</p> - -<p>— Lesquels ?</p> - -<p>— Celui-ci, celui-là, cet autre ! Quand ce ne serait -que la santé de mon père, dit-elle en s’attristant.</p> - -<p>— C’est bien ce que je pensais, s’écria le peintre, -vous prenez tout du mauvais côté. Pourquoi ne pas -espérer qu’il guérira, c’est votre devoir, et, d’ailleurs, -si le colonel est souffrant, André est bien portant, -Juliane aussi, moi aussi. Pourquoi ne pas vous -enivrer du spectacle de notre bonne santé ?</p> - -<p>Laurence haussa légèrement les épaules et Gaston -Noret reprit d’un ton convaincu :</p> - -<p>— Au fond, vous êtes une égoïste. Je ne vous le -reproche pas, d’ailleurs, car je le suis aussi, mais -d’une façon plus sensée. Ainsi, par exemple, je ne -m’afflige nullement de voir quelqu’un malade ou -malheureux. Mais je me réjouis pleinement du bonheur -ou de la bonne santé de mes semblables.</p> - -<p>— Ah ! nous ne saurions nous entendre. Vous -serez toujours fou pour moi et moi, à vos yeux, toujours -folle.</p> - -<p>Et comme ce verbiage commençait à l’ennuyer, -elle se leva et prit congé.</p> - -<p>Lorsqu’un peu plus tard, elle entra chez son père, -pour lui souhaiter le bonsoir, il l’accueillit par un -reproche.</p> - -<p>— Quelle heure tardive pour rentrer ! Le concert -est fini depuis longtemps, je pense. Où étiez-vous ?</p> - -<p>— Mais, dit-elle, surprise, vous le savez bien, chez -Juliane, et je venais vous annoncer la naissance du -bébé.</p> - -<p>— Diantre ! je n’y pensais plus ! Est-ce un fils ?</p> - -<p>— Non, une fille.</p> - -<p>— Bon, dit le colonel, dévorant sa déception, -c’est aussi bien. Quelle satisfaction aurait pu me -donner un garçon élevé par André ? Aucune. La -petite ne sera pas mieux ; mais sur elle, du moins, -je n’aurai fondé nulle espérance.</p> - -<p>La bonne Ursule fut la seule à fêter dans son -âme et sans oser le dire la naissance de la petite -Monique.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>IX</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Le mariage ! le mariage !… même -avec toutes sortes d’inconvénients, -même avec les plus grands inconvénients, -même sans amour, le mariage !</p> - -<p class="attr">René <span class="sc">Boylesve</span>.</p> - -</blockquote> - -<p>Laurence, cependant, tout en aimant Paris, désirait -le quitter et voir cesser le supplice que son -père endurait sans patience. Car il n’avait aucune -place dans cette ville où nul soldat jamais ne le -saluait plus lorsqu’il passait dans les rues, confondu -parmi la foule, portant avec le sentiment d’un profond -déshonneur le morne vêtement civil. Chaque -jour, les longues promenades, imposées par le professeur -Noveu, ramenaient infailliblement aux -Invalides ou près de l’Ecole militaire ce chef inutile, -rejeté de l’armée, mais qui ne pouvait vivre -en dehors de son paradis perdu. Dans les premiers -mois, l’ennui qui le dévorait le rendit sérieusement -malade. Le colonel Arêle, avec son ingénieuse -charité, vint au secours de cet être désemparé. Il -le mit en rapport avec le directeur d’une jeune -revue nationaliste. Paul Dacellier y publia chaque -mois un long article de stratégie militaire où il -étudiait les conditions probables de la future -guerre, dénonçait l’insuffisance de notre artillerie, -signalait le danger d’une invasion allemande par la -Belgique. Le bonheur de servir encore par sa plume -la cause qu’il aimait uniquement lui rendit quelque -courage et, quand la fin de son congé approcha, -Laurence s’étonna de le voir chaque jour mieux -portant, plus gai, presque doux, transfiguré par -l’espérance. Au moment où elle se réjouissait -de cette résurrection, un événement inattendu -la rejeta dans le malheur. Le ministère fut renversé. -Le nouveau ministre de la Guerre appela -auprès de lui, comme chef de cabinet, le colonel -Douran. Or Dacellier, s’il rentrait dans le service -actif, se mettait à la merci de son ennemi. Laurence -eut de grands conciliabules avec Ursule et le colonel -Arêle. Ils hésitèrent longtemps. Enfin, le danger -leur parut si grand, qu’encore une fois ils eurent -recours au professeur Noveu qui, sur leurs instances, -imposa de nouveau à son malade six mois -de repos absolu. Mais il lui promit vainement une -guérison radicale pour prix de sa docilité ; le colonel -se vit perdu. Le désespoir, agissant sur lui comme -un poison foudroyant, réveilla sa maladie, et son -cœur acharné, las d’une si longue lutte, consentit -à la mort, la désira comme le seul remède qui pût -guérir sa misère. Seul, son amour pour Laurence -le retenait encore à la terre. Il s’inquiétait de la -laisser sans autre appui qu’Ursule dont il appréciait -le dévouement sans estimer beaucoup le caractère -falot et faible. Par un préjugé assez commun, -il croyait fermement que le monde est plein -d’embûches pour une femme seule et qu’elle n’y -saurait vivre respectée sans protecteur. André était -trop insouciant pour veiller sérieusement sur sa -sœur. La fortune que le colonel devait lui laisser, -loin de le rassurer, l’effrayait plus encore. Saurait-elle -gérer ses capitaux ? Ne se laisserait-elle pas, -par bonté, par ignorance, conseiller par des incapables, -dépouiller par des hommes d’affaires sans -probité ? Il désira passionnément assurer son avenir, -la voir, avant de mourir, mariée, heureuse, aimée. -Il fit venir Juliane et la supplia de chercher au -plus vite, parmi ses relations, un parti pour sa -belle-sœur.</p> - -<p>Laurence fut atterrée de ce nouveau caprice. Vainement -Juliane lui représenta-t-elle que nul joug -ne pouvait être plus pesant que celui de son père. -La jeune fille le préférait à l’autorité de l’époux le -plus bénévole. La tyrannie qui l’oppressait lui laissait -malgré tout une certaine liberté. Sa chambre -était un asile sûr où nul ne venait la troubler ; ses -nuits lui appartenaient. Mariée, elle ne posséderait -plus aucune retraite où son mari n’eût le droit -d’entrer à toute heure. Il serait à ses côtés toujours, -épiant ses pensées, envahissant sa vie, partageant -son sommeil, son lit, sa chair. Il lui arracherait -son dernier trésor : la solitude. Et, en -échange de tant de sacrifices, il ne lui apporterait -pas même l’amour. Elle se jura de conserver à tout -prix son indépendance.</p> - -<p>Sa volonté devait plier bientôt sous la loi de la -nécessité. Les difficultés de sa vie s’accrurent, en -effet, jusqu’à devenir insupportables. Jadis, elle -avait des moments de répit. L’humeur de son père, -variable comme le temps, s’apaisait parfois. On -pouvait alors, par des ménagements infinis et une -soumission passive, éviter de nouveaux orages. -Maintenant c’étaient des emportements quotidiens, -sans aucun motif, de continuelles fureurs. Il devenait -impossible de satisfaire cet être exaspéré, dont -la volonté changeait d’heure en heure, qui donnait -un ordre, l’oubliait et, peu après, s’irritait jusqu’à -la folie de se voir obéi. Lassés de ses violences, les -domestiques, au bout d’un mois de service, demandaient -leur congé. Ursule se trouvait souvent sans -personnel. Elle suffisait à tout, accomplissait sa -tâche écrasante sans révolte contre son despote.</p> - -<p>L’attitude de Laurence était différente. La tyrannie -du colonel s’exerçait d’ailleurs plus durement sur -elle que sur tout autre. Elle était son plus cher -souci, sa plus grande affection ; mais, par un effet -bizarre de sa maladie, il ne s’occupait d’elle que -pour la tourmenter. Il voulait qu’elle fût parfaitement -élégante, qu’elle renouvelât souvent ses toilettes : -dès qu’elle lui réclamait de l’argent, il -fulminait contre sa prodigalité. Il voulait que sa -vie fût gaie, agréable. Il la contraignait d’accepter -les invitations de Juliane, priait André de l’accompagner -au théâtre : lorsqu’elle rentrait, il l’accusait -de songer à se distraire alors qu’il se mourait. -Brisée par ces éclats continuels, Laurence passait -des nuits dans les larmes et le colonel lui reprochait -comme un crime sa pâleur et ses traits tirés.</p> - -<p>La jeune fille avait beau plaindre ce malade et -l’excuser, elle était trop vive, trop indomptable, -pour supporter avec patience ses injustices. Elle se -défendait âprement, le bravait, l’affligeait par des -paroles blessantes dont elle ne mesurait pas toujours -la portée. Un soir, après une discussion -pénible, Paul Dacellier dut s’aliter, terrassé par une -de ces crises nerveuses durant lesquelles sa raison -s’égarait. Laurence se sentit responsable de cet accès. -Dominée par ses remords, elle se précipita vers le -sacrifice longtemps refusé qui lui semblait maintenant -nécessaire. Dès le lendemain, elle courut -chez sa belle-sœur :</p> - -<p>— Je cède, Juliane, lui dit-elle. Je suis pour mon -père une ennemie, un danger. Le devoir et la pitié -me chassent de la maison ; je n’y ai plus de place. -Cherchez un mari pour moi, n’importe qui. Je -prendrai le premier venu.</p> - -<p>Juliane aimait à s’occuper des autres, à les protéger, -à tenir dans ses mains les fils de leurs destinées. -Aussi accepta-t-elle avec la meilleure grâce -du monde une mission qui allait lui permettre de -déployer toute son adresse et son tact mondain. -Elle ne pensait pas, d’ailleurs, rencontrer de sérieux -obstacles. La dot de Laurence était belle. Sa mère -lui avait laissé trois cent mille francs que son père -devait doubler en la mariant. Cette fortune avait -de quoi séduire bien des familles, et Juliane, avec -des airs négligents, ne perdit aucune occasion d’en -confier le chiffre à ses amies. Bientôt, il ne se passa -plus de semaine où elle ne donnât, en faveur de -sa belle-sœur, quelque réception soigneusement -préparée. Laurence s’y trouvait entourée d’une -foule de jeunes gens, pauvres pour la plupart, mais -infiniment distingués et d’une éducation parfaite. -Ils étaient taillés sur le même modèle, corrects, élégants, -beaux parfois. Mais ces visages, réguliers -et mornes, n’avaient pas pour la jeune fille plus de -vie qu’une gravure de modes ou une photographie -dont on n’a jamais vu l’original. Elle les oubliait -tout de suite et ne pouvait les reconnaître ni les -discerner les uns des autres. Tous ces pantins lui -posaient, avec la même politesse, les mêmes questions -insipides. Elle répondait à peine, car l’art qui -consiste à soutenir une conversation à l’aide de -phrases toutes faites lui était étranger.</p> - -<p>A la fin de ces mortelles soirées, elle aimait à se -réfugier auprès de Gaston Noret. Lui, au moins, -était simple et dépourvu de toute pédanterie. Elle -pouvait lui parler sans s’imposer aucune contrainte.</p> - -<p>— Oh ! cher ami, s’écriait-elle, est-il pire supplice -que de chercher à se marier, de s’exposer -comme une marchandise dans une vitrine, et -d’attendre un acheteur ? Avez-vous vu, ce soir, tout -ce lot d’épouseurs possibles ? Comment pourrai-je -aimer aucun d’entre eux !</p> - -<p>— Hé ! pourquoi pas ? disait le bohème, qui -l’observait avec une indulgence amusée. L’amour -n’est que l’accord soudain, inexplicable, de deux -chairs qui se reconnaissent, on ne sait pourquoi, -faites l’une pour l’autre. Cet accord peut se produire -en dehors de toute sympathie.</p> - -<p>— Que dites-vous ? J’aimerais mon mari, au -moment de la volupté seulement, et je le haïrais le -reste du temps ?</p> - -<p>— Mais non, innocente ! car, du jour où vous -aurez été heureuse entre ses bras, vous l’aimerez -complètement et toujours.</p> - -<p>— Quoi ! En échange d’un instant de plaisir, je -donnerais mon cœur et mon âme ? Dieu m’épargne -une pareille honte ! protesta Laurence indignée.</p> - -<p>Les paroles du peintre la troublèrent longtemps, -car elle respectait profondément l’amour et elle -s’affligeait de le déshonorer en acceptant un mariage -qu’il n’embellirait pas. Heureusement, aucun -prétendant ne se déclarait encore. Bien qu’elle -demeurât silencieuse et glacée en leur présence, -elle effrayait un peu ces corrects jeunes gens -attirés par sa dot. Tous avaient un grand souci -de leur dignité. Ils voulaient bien épouser une -jeune fille pour sa fortune, mais ils entendaient la -dominer, trouver en elle une femme passive, malléable, -absolument nulle. Leur instinct les avertissait -que Laurence ne réaliserait pas cet idéal.</p> - -<p>Voyant qu’aucun de ses projets n’aboutissait, -Juliane eut recours à M. Hecquin, son conseiller -ordinaire.</p> - -<p>— Laurence est très difficile à caser, dit-elle, -lorsqu’il l’eut assurée de son dévouement. Elle n’a -d’autre atout dans son jeu que sa fortune. Elle n’est -pas jolie, son caractère est bizarre, exagéré, déconcertant. -Je n’ai jamais pu la plier aux usages -du monde, lui apprendre à recevoir, à tenir un -salon. Elle n’a aucune conversation, peu de grâce, -nulle amabilité. Et sa timidité, qui pourrait faire -excuser ces défauts, a toutes les apparences de la -hauteur.</p> - -<p>— Je vous trouve sévère, répondit M. Hecquin -en repliant ses longues jambes, dont il était toujours -embarrassé. Indépendamment des considérations -d’amitié qui devaient forcément m’influencer -en faveur d’une personne qui vous touche de si -près, indépendamment, dis-je, de toutes ces considérations, -j’ai pu étudier en toute impartialité votre -belle-sœur et je trouve que c’est vraiment une -jeune fille fort avenante. Peut-être, dans le monde, -est-elle un peu réservée et farouche, mais elle possède -des qualités solides que j’ai devinées assez -vite, bien que sa modestie les cache. Car il ne faut -pas croire que nous autres, banquiers, toujours -absorbés par nos affaires, nous n’ayons ni le temps, -ni le goût d’observer autour de nous la société, les -hommes et même les jeunes filles, ajouta-t-il avec -un rire satisfait.</p> - -<p>— Vraiment, répliqua Juliane, un peu surprise, -dites-moi donc ce que vous admirez en Laurence.</p> - -<p>— Vous m’avez raconté les difficultés de sa vie -et ses chagrins, reprit M. Hecquin d’un air pénétré. -N’est-ce point une chose touchante de voir avec quel -courage elle les supporte, sans qu’un mot de plainte -lui échappe ? J’admire aussi son intelligence, sa -vie si peu frivole, toute d’étude et de pensée. Oui, -elle a un esprit supérieur et même… voyons, je -cherche l’expression exacte… viril, c’est bien cela, -viril.</p> - -<p>Ce chaleureux panégyrique, prononcé par un -homme d’ordinaire fort circonspect, étonna beaucoup -Juliane. Mais, huit jours plus tard, comme elle -parlait encore de Laurence à son vieil ami, s’informant -s’il avait découvert pour elle quelque phénix, -le banquier se troubla, hésita, et murmura enfin -d’une voix étouffée :</p> - -<p>— Croyez-vous que j’aie la moindre chance de me -faire agréer par votre belle-sœur ?</p> - -<p>Puis, ayant prononcé cette phrase étonnante, il -demeura immobile, les yeux baissés, la main sur le -cœur, dans l’attitude classique de l’amoureux transi.</p> - -<p>Si habituée que fût Juliane à dissimuler ses -impressions, sa stupéfaction fut si grande qu’elle -perdit absolument contenance.</p> - -<p>— Mon Dieu ! balbutia-t-elle dans son embarras, -je ne sais… je n’aurais jamais cru…</p> - -<p>Et, ne pouvant terminer sa phrase que par une -impolitesse, elle se tut en rougissant pitoyablement. -M. Hecquin vint à son aide.</p> - -<p>— Vous n’auriez jamais cru qu’à mon âge je puisse -encore songer à me remarier, dit-il avec une humilité -touchante et sans lever les yeux. Hélas ! plus je -vieillis, plus ma solitude me semble dure à supporter. -N’allez point imaginer que je cherche une -femme pour me soigner dans mes vieux jours. Je ne -suis plus jeune, mais mon tempérament reste vigoureux, -ma santé excellente. Mon pauvre père est -mort à quatre-vingts ans d’une attaque, sans avoir -jamais été malade. Tout me porte à croire que je -m’en irai comme lui, discrètement, sans causer de -soucis à personne. Comprenez-moi donc : si je souhaite -posséder une compagne, c’est pour la gâter et -la chérir. Votre belle-sœur, je l’avoue, par ses malheurs -et son courage, a gagné mon cœur. Je n’aspire -qu’à lui donner la vie douce et facile qui lui a manqué -jusqu’ici. Ses moindres désirs seront pour moi -des ordres. Je ne la contrarierai jamais, je respecterai -ses goûts, ses habitudes. Ah ! qu’il me serait -doux d’avoir cet ange à mon foyer ! conclut-il en -fixant sur le plafond un regard extatique.</p> - -<p>— Peut-être le bonheur de Laurence est-il là, dit -Juliane, ébranlée par ce discours ; mais en admettant, -cher monsieur, que ma belle-sœur vous soit -favorable, il me paraît à peu près impossible d’obtenir -le consentement du colonel.</p> - -<p>— Ah ! qu’à cela ne tienne ! s’écria le banquier -avec ardeur. L’assentiment de M<sup>lle</sup> Laurence me -suffit. Je la prendrai sans dot. Je ne demande rien. -Je suis assez riche pour deux.</p> - -<p>« Mais c’est clair, il l’adore, songea Juliane, -impressionnée par ce désintéressement. Voilà donc -pourquoi il la trouvait si parfaite. C’est l’aveuglement -de l’amour ! »</p> - -<p>Cette découverte inouïe lui parut à la fois burlesque -et attendrissante. Elle répondit, avec un sourire -indulgent :</p> - -<p>— Laissez-moi conduire cette affaire et fiez-vous à -moi.</p> - -<p>— Oh ! merci, s’écria M. Hecquin avec transport. -Vous ne trouvez donc pas trop ridicule le vieil ami -dont le cœur est resté jeune ? Parlez pour lui, dirigez-le -et soyez assurée de sa reconnaissance. Vous -disposez de toute ma vie, ajouta-t-il en lui baisant -la main dans un grand geste pathétique.</p> - -<p>Puis, redressant sa haute taille, l’air un peu -abattu, mais toujours solennel, il se retira en poussant -de profonds soupirs.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>X</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>— J’ai fait un vœu.</p> - -<p>— Quel vœu ?</p> - -<p>— Que nul ne me touche.</p> - -<p class="attr">Paul <span class="sc">Claudel</span>.</p> - -</blockquote> - -<p>Il était bien rare qu’à l’heure où la nuit fait place -au matin, Laurence ne reposât point, profondément -endormie, et elle n’avait vu le point du jour que -deux ou trois fois dans sa vie. Pourtant l’aurore la -surprit debout et tout habillée, dans une chambre -d’hôtel, à Bruxelles, le lendemain de son mariage -avec M. Hecquin.</p> - -<p>Trois mois auparavant, en recevant l’étrange proposition -que Juliane s’était chargée de lui transmettre, -le colonel avait manifesté la plus violente -indignation et déclaré qu’il n’autoriserait jamais -l’union monstrueuse de sa fille avec un vieillard. -Sa résistance s’était usée sous l’action du temps et -de la maladie. Obsédé par la pensée de sa mort prochaine, -influencé malgré lui par son fils et par sa -belle-fille, il s’était enfin laissé arracher le consentement -que Laurence sollicitait avec insistance.</p> - -<p>Celle-ci, après le premier moment de surprise, -n’avait pas tardé à découvrir les avantages d’un tel -mariage. Si burlesque qu’il lui parût, il la révoltait -moins que les autres projets d’alliance ébauchés -par Juliane. En effet, M. Hecquin, trois fois -millionnaire, ne pouvait, en demandant sa main, -obéir à un motif intéressé. Il lui offrait, en même -temps que l’indépendance et le repos, une affection -douce et profonde. En outre, cet homme, habitué à -vivre seul, devait se contenter de peu. Il ne la forcerait -pas à s’occuper de son ménage. Ayant sa situation -faite, il n’exigerait pas qu’elle servît son ambition -par des visites et des réceptions fréquentes. -L’âge de son humble adorateur acheva de l’enchanter. -Avec l’inexpérience et la naïveté des femmes -très jeunes, elle s’imagina qu’à cinquante-cinq ans, -un homme ne pouvait plus avoir ni passion, ni désir. -A travers les discours amphigouriques du banquier, -elle crut comprendre qu’il s’engageait à ne jamais -être son mari que de nom. Dès lors, sa décision fut -prise.</p> - -<p>Ses illusions insensées venaient d’être détruites. -Ce matin-là, tandis qu’elle marchait continuellement -de la fenêtre à son lit non défait, elle -revivait le moment où la veille, après s’être retiré, -M. Hecquin était revenu dans sa chambre et, profitant -de sa surprise, de sa consternation, l’avait -prise entre ses bras. Elle sentait encore sur le coin -de sa lèvre la brûlure d’un baiser déshonorant : sa -chair se révoltait encore comme à l’instant où elle -s’était échappée de l’odieuse étreinte pour s’élancer -vers la fenêtre et l’ouvrir toute grande. Avait-elle -dit, comme une héroïne de mélodrame : -« N’avancez pas, ou je me jette par la fenêtre ? » -S’était-elle bornée au geste menaçant ? Elle ne s’en -souvenait plus. Elle ne savait pas combien de temps -cette scène avait duré, ni à quel moment M. Hecquin, -piteux et ridicule, s’était retiré sans rien dire.</p> - -<p>— Il est bien possible que j’aie tous les torts, se -disait-elle, — et cette pensée accroissait encore sa -colère. — Il faut être vraiment folle pour prêter à un -homme le désintéressement dont j’ai paré M. Hecquin. -J’ai cru bonnement qu’il serait satisfait de se -dévouer à moi et ne me demanderait jamais rien en -échange. Pourtant, s’il n’avait eu que le désir -d’échapper à la solitude, de trouver une affection -platonique pour charmer ses vieux jours, il aurait -pu épouser une femme de son âge, M<sup>lle</sup> Drevain, par -exemple, oui, c’était indiqué. S’il m’a préférée, c’est -parce que j’étais jeune. Mais quoi ! si j’ai renoncé -pour toujours aux plus nobles enivrements de -l’amour, est-ce pour en accepter les bassesses et les -ignominies ? Non, jamais. Je déteste cet homme ! Je -rentrerai à la maison. Pauvre père ! quel mal je vais -lui faire. Il me reprochera d’avoir brisé ma vie, la -sienne par un mariage honteux, accepté un jour, -rompu le lendemain. Que pourrai-je dire pour ma -défense ? Je n’aurai plus une heure de repos, -désormais !</p> - -<p>Un instant elle défaillit, épouvantée devant l’avenir -qui l’attendait.</p> - -<p>— Si je ne disais rien ? pensait-elle. Peut-être -M. Hecquin renoncera-t-il à m’imposer un joug qui, -visiblement, me répugne. Pourtant, si je me tais, il -peut croire que mon silence est une excuse. Allons, -pas de compromis, pas de lâcheté. Il faut parler, -agir, dénouer au plus tôt une situation odieuse.</p> - -<p>A huit heures, elle sonna pour demander son -déjeuner. Peu après, M. Hecquin frappa à sa porte. -Il entra, correct, poli, lui sourit sans amertume et -s’informa de la façon dont elle avait passé la nuit. -Peut-être avait-il conservé quelque illusion, quelque -espérance ; mais Laurence se hâta de les lui -arracher.</p> - -<p>— Non, je n’ai pas dormi, je ne me suis pas -couchée, dit-elle avec une précipitation brutale. Il -me fallait réfléchir à beaucoup de choses. Voici ce -que j’ai décidé : je prendrai le train tout à l’heure -pour rentrer dans ma famille, car notre mariage ne -repose que sur un atroce malentendu. Je ne pensais -trouver en vous qu’un ami. Vous me l’aviez affirmé -à plusieurs reprises. Oh ! j’ai peut-être eu tort de -prendre vos paroles au pied de la lettre, je dois vous -paraître bien folle. Les jeunes filles sont naïves et -moi plus que les autres, je m’en aperçois aujourd’hui. -Tout cela est très fâcheux, j’en conviens, mais -je vous prie de m’épargner vos reproches, je souffre -plus que vous.</p> - -<p>Sa fureur grandissait. Sa voix se fit plus cassante.</p> - -<p>— Oui, reprit-elle, moi seule porterai le ridicule -et la honte de cette affaire. Voilà ma vie brisée en -pleine jeunesse, pour toujours, et mon père me -recevra durement, j’en suis sûre, et personne ne -m’excusera. Pour vous, cette rupture est sans conséquences. -A votre âge, vous ne serez pas tenté, je -pense, de recommencer pareille expérience.</p> - -<p>M. Hecquin demeurait impassible. Il écoutait dans -une attitude songeuse et désintéressée. Toute sa physionomie -restait fermée, mystérieuse et neutre. Il ne -rougissait pas. Aucun muscle ne bougeait dans son -visage. Ses yeux étaient baissés. Les regards flamboyants -de Laurence venaient se briser inutilement -contre ce visage rigide aux paupières closes. Elle -avait l’impression de parler à un bloc de pierre. Et -lorsqu’elle se tut enfin, épuisée, lorsque l’ivresse -de la colère ne la soutint plus, elle se mit à -trembler de tous ses membres.</p> - -<p>M. Hecquin réfléchissait profondément.</p> - -<p>— Mon enfant, dit-il enfin d’une voix posée, il me -semble évident que pour juger sainement les choses -de la vie il faut tout d’abord être en possession de -son sang-froid. Or, vous avez pour le moment -entièrement perdu le vôtre et je suis loin de vous -en faire un crime. Mais moi je suis habitué à me -maîtriser dans les circonstances les plus pénibles. -Grâce à un effort de volonté, devenu purement -mécanique par suite d’un long exercice, je ne perds -jamais mon calme. Je puis donc affirmer, sans -crainte d’être démenti, que j’ai toutes les qualités -nécessaires pour juger le problème qui se présente -plus lucidement que vous. Il se trouve que le contrat -intervenu entre nous est entaché de nullité, par -suite d’une clause interprétée différemment par les -deux parties contractantes. Est-ce à dire que nous -devons le rompre avec éclat ? Je ne le pense pas. Il -me semble que nous pouvons, avec un peu de bonne -volonté, nous entendre à l’amiable. J’ai eu le tort -d’oublier mon âge et le vôtre : je me reconnais coupable -et j’implore de vous l’oubli d’une minute -d’égarement. Vous êtes trop généreuse pour me -garder rancune. Ces questions sont trop délicates -pour que nous les traitions autrement que par allusion. -J’espère que vous me comprenez. Je me -résume : je ne réclame plus de vous que votre -estime, votre confiance ; je vous offre en échange -un dévouement loyal, une affection désintéressée ; -en un mot, je m’engage sur l’honneur à n’être -jamais pour vous qu’un ami. Tout est-il bien ainsi -et me pardonnez-vous ?</p> - -<p>Laurence ne songea point à s’étonner de cette -magnanimité surhumaine. Ce dénouement imprévu -et si simple l’étourdit, l’engourdit à la façon d’une -piqûre de morphine. Toutes les difficultés qui la -tourmentaient se trouvaient aplanies, elle n’avait -plus besoin de fuir ni d’affronter la colère de son -père. Son cœur, tout à l’heure si agité, s’apaisait, -s’abîmait dans une quiétude indolente que nul -soupçon ne troublait. Elle serra de bonne grâce la -main que son mari lui tendait, le laissa sceller d’un -baiser paternel leur réconciliation. Mais elle n’eut -pas une parole d’excuse pour cet homme admirable. -Elle n’éprouva aucun remords de sa conduite envers -lui. Laurence était facilement dure et injuste pour -ceux qui ne lui ressemblaient pas. M. Hecquin étant -vieux et placide, elle le crut incapable de souffrir -d’une offense et se trouva très généreuse parce qu’elle -lui avait pardonné.</p> - -<p>Pourtant, lorsque après quinze jours de voyage -elle revint à Paris, ce fut avec une conviction -sincère qu’elle fit à son père l’éloge du banquier, -vantant sa complaisance et la bénignité de son -caractère. Elle se déclara contente de son sort. -Le colonel, ravi de la revoir, parut au comble de -la félicité. Il s’apprêtait, d’ailleurs, à se mettre en -route pour Uriage, afin d’y faire une cure ordonnée -par le professeur Noveu. Laurence, elle, ne se souciait -pas de repartir, bien que l’arrière-saison s’annonçât -comme admirable. Elle s’occupa d’aménager -l’appartement qu’elle avait choisi rue de Vaugirard, -rangea ses livres, s’efforça d’amadouer Royale -Egypte qu’exaspéraient ces changements constants de -résidence. Sa vie maintenant lui semblait douce et -acceptable. La tranquillité toute nouvelle dont elle -jouissait lui permettait de fournir un travail sérieux -et suivi qui l’absorbait, l’arrachait à ses inquiétudes -habituelles. Tout le jour, cloîtrée dans une grande -pièce claire qui donnait sur le Luxembourg et dont -elle avait fait son studio, elle écrivait des vers -mystérieux qu’elle ne montrait à personne. Ces -chants inutiles apaisaient son âme mieux que des -larmes ou que les exhortations d’un ami. Elle trouvait -en eux et dans ses lectures son pain quotidien, -sa force, sa pauvre et magnifique joie. M. Hecquin -n’insista pas pour qu’elle prît un jour de réception. -Il la dispensa des visites et des présentations obligatoires, -en la faisant passer, parmi ses relations, pour -malade. Pourtant, la voyant toujours lire et écrire, -il lui proposa de la mettre en rapport avec son -jeune cousin, le poète Cyril de Clet, dont le nom -commençait à percer dans les revues d’avant-garde -et qu’il lui avait présenté le jour de leur mariage.</p> - -<p>— Je crois qu’il serait pour vous d’un commerce -agréable, lui dit-il. Il désire beaucoup vous connaître, -car je lui ai parlé de vous, de votre culture -qui, je me plais à le constater, est peu ordinaire -pour une femme. C’est un esprit supérieur et admirablement -doué. Je vous apporterai ses livres.</p> - -<p>Il remit le lendemain à Laurence les deux recueils -de vers publiés par Cyril. La jeune femme les ouvrit -sans empressement, car elle aimait peu la poésie -moderne. Tout de suite, cependant, le premier livre -l’étonna. Une jeunesse impétueuse, enivrée d’elle-même -et de toutes choses, perpétuellement soulevée -par le délire lyrique, y chantait la beauté du monde. -Le second livre, au contraire, était d’une étrange -amertume. Il semblait qu’autour du poète, plein -d’illusions et d’espérance, la terre se fût, en deux -années, couverte de ruines. Déjà l’amour ne lui souriait -plus que d’un sourire funèbre. La volupté -s’était enfuie. Et sa joie, sa douleur avaient le -même accent rude, violent, presque barbare. Laurence -retrouvait dans ces vers l’écho de son propre -cœur. Elle les lut, les relut bien des fois, mais ne -témoigna aucun désir de connaître leur auteur. -M. Hecquin n’insista pas pour le lui présenter.</p> - -<p>Jamais époux ne montra plus de déférence -pour les goûts, le caractère et les habitudes de -sa moitié. Cette complaisance n’était pas sans mérite. -L’incapacité absolue de Laurence comme maîtresse -de maison, le gaspillage domestique qu’autorisait -sa nonchalance, affectaient vivement cet homme -économe, ordonné, méthodique. Dès le début de son -mariage, la jeune femme se refusa catégoriquement -à tenir un compte de ses dépenses. Elle se bornait à -serrer dans un tiroir l’argent que son mari touchait -pour elle ou lui donnait. Puis, lorsque sa caisse était -vide, elle en avertissait M. Hecquin et le priait de -la remplir. Ces demandes surprenaient toujours -désagréablement le banquier. Trop timide pour oser -faire aucune observation, il se bornait à regarder sa -femme d’un air morne et consterné qui laissait -deviner sa réprobation secrète.</p> - -<p>— Eh bien ! quoi ? interrogeait Laurence, impatientée, -mes dépenses sont-elles excessives, dépassent-elles -nos revenus ? Dites-le. S’il le faut je n’achèterai -plus rien.</p> - -<p>— A quoi pensez-vous, ripostait vivement M. Hecquin. -Grâce à Dieu, notre fortune est assez grande -pour subvenir à toutes vos fantaisies. Je vous apporterai -demain l’argent qui vous est nécessaire.</p> - -<p>Car, dès que Laurence élevait la voix ou fronçait -les sourcils, il pliait devant elle avec servilité. Il -semblait craindre plus que la mort de lui déplaire, -sans pourtant lui témoigner aucune affection. Leurs -rapports cérémonieux étaient ceux de deux voyageurs -que le hasard réunit un moment à une table -d’hôte et qui, devant se quitter bientôt, échangent -seulement des paroles de politesse banale. Après un -mois de mariage, M. Hecquin, toujours pressé, et -débordé d’occupations, ne rentra plus déjeuner chez -lui, car la rue de Vaugirard se trouvait trop éloignée -de ses bureaux, boulevard Haussmann. Il revenait le -soir à huit heures, dînait avec sa femme et, le repas -fini, épuisé de sa journée, se couchait aussitôt. Laurence -se demandait parfois quelle place elle tenait -dans cette vie que les affaires absorbaient toute, et -ne pouvait comprendre pourquoi le banquier l’avait -épousée. Un dimanche matin, cependant, en lui -souhaitant le bonjour, il retint sa main dans les -siennes, la baisa galamment.</p> - -<p>— Savez-vous, mon enfant, s’écria-t-il d’un air -ému, que ce jour est celui de mon anniversaire ? A -cette date j’ai coutume chaque année de me recueillir -et d’examiner ma vie. Elle ne m’a longtemps inspiré -que des réflexions pénibles, presque désespérées. -Il n’en est plus de même aujourd’hui ; et je tiens à -vous dire combien je me félicite de l’heureux événement -qui a fait enfin cesser ma solitude et mis dans -mon existence l’intérêt de votre jeunesse.</p> - -<p>— Ah ! le pauvre homme. Il est content à peu de -frais, songea Laurence, touchée néanmoins de cette -déclaration inattendue.</p> - -<p>Elle s’efforça pendant quelques jours d’être plus -aimable ; mais elle n’éprouvait pour son mari ni -tendresse ni estime.</p> - -<p>— J’ai donc un cœur de pierre ? se disait-elle tout -étonnée. Je devrais admirer sa bonté, sa délicatesse, -lui être reconnaissante de la liberté qu’il me laisse. -Mais vraiment, il n’est rien pour moi. Il m’est aussi -indifférent qu’au premier jour et plus encore.</p> - -<p>En effet, il lui fallait faire un effort pour penser -à lui. Elle le regardait sans le voir, l’écoutait sans -l’entendre. Bien souvent, le soir, lorsqu’il entrait -chez elle, en pantoufles, en veston d’intérieur, elle -se levait, sincèrement surprise, ne pouvant s’expliquer -sa présence et ayant complètement oublié qu’il -était son mari.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XI</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Et, maintes fois, j’ai été presque -amoureuse de la mort pacifiante.</p> - -<p class="attr"><span class="sc">Keats.</span></p> - -</blockquote> - -<p>Paul Dacellier était revenu d’Uriage assez bien -portant. Cette amélioration dura peu et, dès le -début de l’hiver, sa santé déclina avec une rapidité -foudroyante. En quelques semaines, il prit l’aspect -d’un vieillard. Sa faiblesse était telle qu’il pouvait -à peine se tenir debout. L’après-midi, lorsque le -temps le permettait, Ursule l’emmenait au Luxembourg. -Soutenu par elle, appuyé sur une canne, il -faisait quelques pas dans les allées. Le sentiment -de sa déchéance physique, les regards de pitié -que lui jetaient les passants lui étaient si pénibles -qu’il refusa bientôt de sortir. Jamais la vie ne -lui avait paru si longue. Il demeurait tout le jour -prostré dans son fauteuil, oisif, inerte, à demi somnolent, -jusqu’à l’heure où commençaient pour lui -les épouvantes de la nuit. Dès que l’ombre tombait, -il devenait dangereux de le laisser seul. C’est le -moment que Laurence choisissait pour lui faire sa -visite quotidienne.</p> - -<p>Dacellier aimait toujours sa fille, il eût souffert de -ne plus la voir. Mais sa présence ne lui apportait -aucune consolation. Vainement cherchait-elle, lorsqu’elle -arrivait, un sourire, un rayon de joie sur ce -visage qui semblait celui d’un condamné au sortir -des tortures de la question. Le colonel l’accueillait -toujours avec le même regard d’anxiété morne. Elle -s’asseyait à ses côtés, lui lisait un journal, sans -savoir s’il l’écoutait. Ce devoir accompli, elle échangeait -avec Ursule des propos décousus, incohérents, -qui trahissaient leur inquiétude. Le bruit de leurs -voix semblait agréable au malade. Lorsqu’elles se -taisaient, le croyant endormi, il leur faisait signe de -continuer leur conversation. Mais il n’y prenait -aucune part. Le sens de leurs paroles lui échappait. -Et Laurence, effrayée de sa pâleur et de son immobilité, -saisissait par moments sa main brûlante pour -s’assurer qu’il vivait encore.</p> - -<p>Chaque soir, l’aspect de son père la frappait plus -cruellement. Chaque soir, en le quittant, elle tremblait -de ne plus le retrouver, elle croyait toujours -l’embrasser pour la dernière fois, car il lui semblait -que seules les angoisses de l’agonie, l’approche de -la mort, pouvaient décomposer à ce point une figure -humaine. Sauf Ursule, nul ne comprenait la pitié -impuissante, désespérée, dont Laurence souffrait -jusqu’à l’affolement. Juliane et André n’étaient plus -reçus par le colonel qui ne voulait voir que sa fille. -Ils ne pouvaient deviner les progrès de sa maladie. -M. Hecquin, voyant un jour sa femme revenir de la -rue Vaneau fort tard et toute bouleversée, parut -étonné.</p> - -<p>— Ma chère enfant, lui dit-il avec condescendance, -tout me porte à croire que votre inquiétude est excessive, -pour ne pas dire déraisonnable. Votre père n’est -pas bien portant, c’est certain, et je comprends que -cela vous attriste. Mais je parlais encore de lui tout -à l’heure avec André. Il pense comme moi que son -état n’a rien d’alarmant et que le colonel retrouverait -vite la santé, pour peu qu’il ait la volonté de -guérir.</p> - -<p>— Il faudrait pour cela que sa volonté ne -fût pas malade, riposta Laurence avec emportement. -D’ailleurs, quelle valeur a l’opinion d’André, je vous -prie ? Ce garçon bien portant est trop égoïste -pour s’inquiéter de personne ici-bas, et surtout de -son père qu’il n’a jamais ni compris, ni aimé.</p> - -<p>— Ah ! vraiment, je ne savais pas, murmura -M. Hecquin, battant prudemment en retraite.</p> - -<p>Bien qu’il conservât son optimisme, il n’essaya plus -de raisonner Laurence. Elle avait beau, le soir, apparaître -au dîner les yeux rouges, le visage défait : il -ne voulait plus voir son anxiété, ni sa douleur. Paisible, -satisfait, il mangeait avec appétit, parlait de -la pluie, du beau temps, des derniers événements -politiques. Il ne semblait pas remarquer le silence -de Laurence, ni même les regards indignés que, par -moments, elle attachait sur lui.</p> - -<p>Cependant, le second congé du colonel allait -prendre fin. Sa fille et les Arêle le pressaient d’en -réclamer un autre, illimité. Mais il n’avait plus -aucun espoir de guérir. Un jour, sans consulter -personne, il envoya sa démission au ministère de la -Guerre, rompant le dernier lien qui l’attachât encore -au monde.</p> - -<p>Ce soir-là, M. Hecquin, en rentrant, trouva sa -femme étendue sur un divan, la tête dans ses bras. -Elle leva vers lui un visage ruisselant de larmes. -Il ne parut aucunement ému ni étonné de ce -désespoir. Depuis quelques mois, elle pleurait si -souvent !</p> - -<p>— Mon enfant, lui dit-il, avec son flegme accoutumé, -pardonnez-moi de vous troubler. Je n’ai pas -à vous demander les causes de votre présent chagrin, -encore moins chercherai-je à examiner avec -vous si ce chagrin est justifié. Je craindrais de vous -irriter. Mais je tenais simplement à vous dire que -j’ai vu aujourd’hui votre belle-sœur Juliane et qu’elle -m’a chargé de vous souhaiter le bonjour.</p> - -<p>S’étant acquitté de cette commission intempestive, -M. Hecquin se retira, laissant Laurence stupéfaite -et indignée.</p> - -<p>— Non, songeait-elle exaspérée, cet homme abuse, -je ne saurais lui pardonner d’être à ce point grotesque. -Ses façons cérémonieuses, ses déclarations -ridicules cachent une insensibilité monstrueuse, je -m’en aperçois aujourd’hui. O père ! où retrouverai-je, -si tu me quittes, un cœur aussi grand que le -tien ? Toi, au moins, tu n’aurais jamais vu couler -mes larmes avec cette tranquillité. Peut-être me les -aurais-tu reprochées, car ton amour est parfois cruel, -mais c’est un admirable amour. Comme je préfère -ta violence à la placidité de ce banquier ! Que m’importe -qu’il soit de caractère facile. J’aurai toujours -froid près de lui, je me sentirai toujours seule.</p> - -<p>Bientôt elle prit l’habitude de dîner rue Vaneau. -Le banquier, tout d’abord, prit son mal en patience. -A la longue, il fut scandalisé de trouver sa -maison toujours vide. Il hasarda une timide remontrance.</p> - -<p>— Ma place n’est pas ici quand mon père se meurt, -lui répondit Laurence.</p> - -<p>M. Hecquin se tut. Dès le lendemain, il se réfugia -chez Juliane qui, chaque soir, lui offrit l’hospitalité. -Elle flattait sa gourmandise par des repas fins et -succulents, le soignait, l’encensait, écoutait complaisamment -ses doléances, approuvait ses griefs. Et -l’époux humilié ne se lassait pas de blâmer avec elle -les bizarreries de Laurence, l’exagération de son -caractère, la violence de ses inquiétudes.</p> - -<p>Malheureusement la jeune femme ne se trompait -pas. Son affection était plus clairvoyante que la -froide raison de ces gens tranquilles. Le colonel se -mourait ; mais sa lente agonie pouvait se prolonger. -Son état, si grave qu’il fût, demeurait stationnaire. -Il semblait qu’un miracle seul lui permît encore de -vivre, miracle déconcertant qui perpétuait sa souffrance -sans la guérir, liait encore étroitement l’un à -l’autre l’âme aiguillonnée du désir furieux de la -mort, le corps débile et à demi détruit.</p> - -<p>Un soir, Laurence, en entrant chez son père, -s’étonna de ne plus trouver Consul couché à sa place -ordinaire devant le feu. Le bon chien, depuis -quelque temps, devenait aveugle, mais jamais son -affection pour son maître n’avait été plus touchante. -Il pleurait lamentablement dès qu’on l’éloignait du -colonel, ne consentait à manger que près de lui. -Etendu la nuit au pied de son lit, le jour contre son -fauteuil, il ne le quittait plus. Lorsque le malade -était plus souffrant, l’animal, agité, malheureux, se -relevait à tout instant pour le caresser, témoignait -une inquiétude étrange et presque humaine.</p> - -<p>Dacellier surprit le regard de sa fille, cherchant -son compagnon fidèle.</p> - -<p>— Non, dit-il tristement, Consul n’est plus là, je -l’ai fait abattre ce matin.</p> - -<p>— Oh ! s’écria Laurence, sincèrement affligée, oh ! -pauvre chien, pourquoi ?</p> - -<p>— Allez-vous prétendre que j’ai été cruel ? dit le -colonel avec un morne sourire. Je l’aimais autant -que vous, mieux que vous. Mais encore quelques -jours, il allait être tout à fait aveugle, le vétérinaire -m’avait prévenu. A quoi bon le laisser souffrir ? Il -est doux de pouvoir sauver de la douleur un être -animé, fût-il ver de terre ou insecte. Et la mort est -un bon remède.</p> - -<p>Il se tut durant un moment assez court ; car il y -avait des heures où sa détresse lui montait aux -lèvres, où son cœur, trop comprimé par le sceau du -silence, éclatait comme une plaie mal fermée sous -l’effort du sang.</p> - -<p>— Ah ! reprit-il d’une voix basse comme s’il se -parlait à lui-même, ah ! s’il y a un Dieu, il faut -convenir qu’il est impitoyable. Nous sommes devant -lui comme ce pauvre chien était hier devant moi, -aussi désarmés, aussi faibles. Abattus par la douleur -à laquelle nous ne comprenons rien, nous implorons -celui qui peut tout de nous délivrer. Hélas ! il -ne tue que les heureux, laissant vivre les misérables. -Il n’est jamais las de nous voir souffrir, et le plus -étrange, c’est que les humains n’ont pas plus que -lui pitié de leurs frères. Leurs lois permettent -bien d’abréger la vie d’une bête qui souffre, -non celle d’un homme. Si malheureux, si malade -qu’il soit, le magistrat défend qu’on l’achève ; le -médecin, ne pouvant le guérir, emploie toute sa -science à le retenir sur la terre. On lui refuse le -poison, l’arme qui hâterait sa délivrance.</p> - -<p>Laurence couvrit son visage de ses mains avec un -gémissement sourd. Voilà donc les pensées que son -père remuait tout le jour. L’obsession du suicide -était en lui. Il repoussait encore l’abominable tentation. -Mais déjà sa volonté chancelait. Déjà il revendiquait -la mort comme un droit. Et, certes, nulle -loi humaine, nul amour humain n’avaient assez de -force pour contenir, pour relever cette âme folle et -désespérée. Il eût fallu le frein de la religion, les -consolations, les espérances éternelles, l’amour d’un -Dieu.</p> - -<p>Laurence ne pouvait rendre à ce malheureux la -foi qu’elle avait achevé de perdre depuis son arrivée -à Paris. Elle voyait pour la première fois, avec une -indicible épouvante, le dénuement absolu, l’inimaginable -misère de cet être qu’elle adorait, et n’avait -rien à lui donner. Toute sa tendresse, toute sa pitié -ne lui suggérèrent pas une parole capable d’apaiser -cette révolte. Elle éclata en sanglots déchirants.</p> - -<p>Le colonel tressaillit comme un homme éveillé par -un coup de tonnerre. Son cœur n’était point glacé, -ni insensible. La flamme de l’amour paternel y brûlait -encore. Ce malade si faible retrouva des forces -pour consoler sa fille. Penché sur elle, il caressait -de ses doigts diaphanes ce front où perlait une sueur -d’angoisse.</p> - -<p>— Eh bien ! murmurait-il, est-ce moi qui vous ai -fait mal, pauvre enfant ?</p> - -<p>— Ah ! s’écria-t-elle, en tordant ses mains désespérément, -de grâce, ne dites pas que tout est fini -pour vous, ne dites pas que vous voulez mourir !</p> - -<p>— Je ne le dirai pas si cela vous afflige, reprit -doucement le colonel, et pourtant que fais-je maintenant -sur la terre, à quoi suis-je bon, pauvre soldat -sans armée, chef sans insigne et sans honneur ? Je -n’avais d’autre fonction ici-bas que de servir la -France. Servir, Laurence ! ce seul bonheur, ce seul -devoir m’eût éternellement suffi. Mais voici que mes -forces m’ont trahi, que mon intelligence est morte. -Je n’ai plus nulle raison de vivre.</p> - -<p>— Et moi, sanglota-t-elle, ne pouvez-vous vivre -pour moi ?</p> - -<p>Il fut touché de cette prière. Jamais ce pauvre être -défiant et sombre ne s’était cru si tendrement chéri.</p> - -<p>Le voyant attendri, Laurence lui saisit les mains -et, avec un accent d’irrésistible supplication, l’implora.</p> - -<p>— Promettez-moi que vous ne chercherez pas la -mort.</p> - -<p>— Chut ! chut ! ne parlez pas de cela, balbutia-t-il, -tout ému. J’ai été cruel pour vous, il faut me pardonner : -ma raison, mon âme me quittent parfois -et je reste sans défense, livré à d’étranges démons.</p> - -<p>— Père, insista-t-elle encore tout bas en l’embrassant, -père, promettez-moi que vous ne vous tuerez -pas.</p> - -<p>Il la regarda longuement, comme pour dissiper -toute incertitude. Et dans ses yeux, elle lut une -résignation parfaite, un profond amour.</p> - -<p>— Oui, Laurence, je vous le jure, dit-il avec gravité. -S’il me fallait, pour assurer votre bonheur, -vivre éternellement, j’y consentirais, soyez-en sûre. -Il n’est aucun sacrifice, aucun effort de courage que -je ne puisse accomplir pour vous, mon enfant.</p> - -<p>Durant toute la soirée, il réussit en effet à surmonter -sa tristesse habituelle et parut transformé. Ses -yeux cherchaient sans cesse le regard de sa fille. -Lorsqu’elle parlait, il l’écoutait attentivement, lui -répondait avec tendresse. Parfois il souriait même. -Ursule, stupéfaite et ravie, admirait ce prodige. Le -visage de Laurence resplendissait de joie. Le miracle -qui venait de s’opérer si aisément la rassurait pour -l’avenir. Puisque ses larmes, ses prières avaient -encore sur son père une telle influence, elle l’arracherait -à la douleur, à la maladie même, elle le -guérirait, lui rendrait un semblant de bonheur.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XII</h3> - -<blockquote class="epi"> -<div class="poetry"> -<div class="verse i10">O douleur !</div> -<div class="verse">Douleur ! Hélas ! misère, misère ! toujours, pour toujours !</div> -</div> - -<p class="attr"><span class="sc">Schelley.</span></p> - -</blockquote> - -<p>Bien qu’apaisée, Laurence dormit cette nuit-là d’un -sommeil pénible, troublé par de continuels cauchemars. -Elle dormait encore à neuf heures du matin -et, en rêve, cherchait à secourir son père que déchiraient -sous ses yeux des bêtes furieuses. L’extrême -acuité de sa souffrance ne parvenait pas à dissiper -sa torpeur ; ses yeux ne se rouvraient par instants -que pour se refermer aussitôt. Comme un naufragé -qui se débat au milieu des vagues, et tantôt -remonte à la surface, et tantôt sombre sous la masse -de l’eau, son âme luttait en vain contre le songe -atroce qui la ressaisissait sans cesse. Enfin les -larmes qui ruisselaient sur ses joues la réveillèrent. -Elle étendit la main et sonna, selon sa coutume, -pour demander son déjeuner. Nul ne répondit à son -appel. Au bout d’un moment, étonnée de ne pas -voir paraître sa femme de chambre, elle s’assit sur -son lit, regarda sa montre, et, comme elle prêtait -l’oreille, elle entendit un bruit lointain de conversation. -Des voix, dont elle ne pouvait distinguer -le nombre, s’élevaient, se répondaient l’une à l’autre, -dans un bourdonnement continu, coupé de brusques -silences ou d’exclamations confuses. Ce murmure, -assourdi par les portes closes, ne tarda pas à l’inquiéter. -Elle trembla, comme à l’approche d’un -danger encore imprécis, courut à sa fenêtre, ouvrit -les rideaux, cherchant le prompt secours de la -lumière. Un beau rayon de soleil pur et calme entra -dans sa chambre, chassant devant lui tous les fantômes -de la nuit. Sa terreur lui parut étrange, -presque comique. Comment avait-elle pu s’effrayer -d’un bruit de voix ? C’étaient, certainement, ses -domestiques qui, la croyant encore endormie, bavardaient -dans quelque pièce, oubliant leur service. -Elle passa un peignoir et sortit de sa chambre pour -les rappeler à l’ordre.</p> - -<p>Quand elle fut dans le corridor, elle perçut plus -nettement le murmure qui l’avait inquiétée. Plusieurs -personnes parlaient avec animation, mais ces -voix lointaines n’avaient rien de joyeux. Laurence -discernait, dans ce chuchotement sourd et entrecoupé, -l’accent de la consternation. Puis, tout à coup, -un bruit sinistre de sanglots lui parvint, confirmant -ses appréhensions les plus sombres. Elle avait maintenant -la certitude que le malheur était entré dans -sa maison. Tremblante, hagarde, elle courait vers -lui. Arrivée près de la portière qui seule la séparait -de l’antichambre, elle s’arrêta pour écouter. Une -voix vacillante, méconnaissable, trempée de larmes, -disait à ce moment :</p> - -<p>— Du sang ! mais oui… il y en avait partout !… -Oh ! mon Dieu !… une mare de sang !…</p> - -<p>Laurence souleva le lourd rideau de velours. -Sa femme de chambre et sa cuisinière étaient là, -debout, entourant une autre personne qui pleurait -lamentablement, courbée en deux. Dans cette -forme gémissante, Laurence reconnut une toute -jeune bonne, entrée depuis huit jours seulement chez -son père. Les trois servantes, en apercevant leur -maîtresse, poussèrent un cri aigu. Elles reculaient -éperdues, comme à l’aspect d’un spectre, les mains -levées, en répétant :</p> - -<p>— Ah ! madame !… madame !…</p> - -<p>Puis elles se turent. La femme de chambre du -colonel se remit à pleurer, et ses sanglots retentissaient -seuls dans l’horrible silence. Laurence marcha -vers elle, la saisit par le bras, si brutalement -qu’elle faillit la renverser. Son regard fixe l’interrogeait -impérieusement. L’enfant, meurtrie par -l’étreinte, et trop bouleversée pour ménager personne, -avoua d’un seul coup toute la vérité :</p> - -<p>— Ah ! mon Dieu !… dit-elle à travers ses sanglots, -ah ! mon Dieu ! le pauvre monsieur !… nous -l’avons retrouvé… au matin… dans son cabinet de -toilette… étendu dans son sang, la gorge ouverte… -Il avait encore dans les mains… son rasoir… Il était -déjà froid ! Plus rien à faire… Pourtant… j’ai couru -chercher le docteur… Nous l’avons bandé…</p> - -<p>Elle eût parlé longtemps encore, avec ce plaisir -inconscient qu’éprouvent les gens du peuple, même -les plus sensibles, à raconter en détail une catastrophe -dont ils ont été les premiers témoins. Mais -elle vit Laurence chanceler comme un arbre qui va -s’abattre et se tut, étendant les bras pour la recevoir. -Son geste fut inutile. L’évanouissement ne vint pas -au secours de ce pauvre être à la torture. Car la -douleur n’est dangereuse que pour les heureux, pour -ceux qui n’ont jamais pleuré, pour les faibles que -foudroie son premier contact. Ce malheur, si -grand qu’il fût, n’était point, pour Laurence, inattendu. -Bien des fois déjà son imagination, ses rêves, -sa tendresse inquiète, l’avaient avertie qu’il viendrait. -Bien souvent, elle avait par avance vécu cette -heure funèbre. Debout, immobile, elle appela vainement -à son aide l’oubli, la folie, la mort, une douce -grâce de Dieu. Nulle consolation céleste ne lui fut -accordée. Nulle voix ne s’éleva pour démentir -l’affreuse nouvelle. Et comme elle espérait encore -quelque secours, elle crut voir, elle vit nettement, -de ses pauvres yeux hallucinés, la figure blême de -son père au milieu d’un halo de sang. Ce fut une -souffrance physique, suraiguë, comme celle de la -chair broyée dans des tenailles. Elle poussa un cri -discordant et s’enfuit en courant du côté de sa -chambre.</p> - -<p>Elle courait, elle fuyait cette douleur incorporée -à ses os et qu’elle emportait partout avec elle. Elle -avait des gestes désordonnés, comme un être dont -les vêtements ont pris feu, dont la chair déjà brûle -et qui se tord au milieu des flammes. Les servantes -vainement s’empressaient autour d’elle, avec une -compassion sincère. Repoussant leurs soins dérisoires, -et sans interrompre sa marche, elle cherchait -à rassembler ses vêtements. Sa femme de -chambre qui la suivait, l’habilla presque au vol. Dès -qu’elle fut prête, elle s’élança dehors, la tête baissée, -pressant son manchon sur sa bouche, étouffant dans -la fourrure profonde les gémissements qui lui montaient -du cœur aux lèvres.</p> - -<p>En entrant dans l’appartement du colonel, elle -reçut dans ses bras une forme pitoyable :</p> - -<p>— Ma chérie !… ce n’est pas ma faute, bégayait -Ursule en sanglotant. Oh ! toutes les nuits… j’entendais -à travers la cloison ses moindres mouvements… -Dès qu’il souffrait, je m’éveillais. Et… cette -nuit… Oh, mon Dieu !… J’ai pu dormir… dormir, -tandis qu’il mourait…</p> - -<p>Le contact de cette douleur si poignante et si -vraie attendrit Laurence, lui arracha enfin un flot -de larmes salutaires.</p> - -<p>— Pauvre Ursule ! murmura-t-elle, n’ayez pas de -remords… Nul ne pouvait le sauver de lui-même, -car je l’ai tenté !… Et voyez…</p> - -<p>Toutes deux, s’appuyant l’une à l’autre, pleuraient -leur défaite et l’inutilité de leur amour. Et -en pleurant, elles s’embrassaient. Ces effusions -adoucissaient un peu leur commune souffrance. -Puis, elles se dirigèrent vers la chambre du colonel. -Laurence chancelait et tremblait de tous ses -membres. Son imagination lui représentait encore -l’horrible spectacle évoqué par la femme de -chambre. Mais, depuis sept heures du matin, -Ursule avait eu le temps de faire la toilette du -mort. Dans la chambre aux rideaux fermés -qu’éclairaient seulement deux bougies placées près -du lit, il reposait sur les oreillers blancs, les mains -jointes, un crucifix sur la poitrine. Des bandages -épais recouvraient sa blessure. Une expression de -calme extraordinaire et de suave humilité flottait -sur ce visage, si inquiet, si sombre dans les jours -de la vie. Les traits, jadis constamment bouleversés, -étaient maintenant détendus comme par un vague -sourire. Les paupières semblaient fermées par le -recueillement sur un regard de lumière et d’amour. -Peut-être, dans la clarté fulgurante de la dernière -heure, l’âme avait-elle vu le ciel ouvert et s’était-elle -envolée, radieuse, imprimant par pitié, sur sa -forme terrestre, le signe de la paix pour rassurer -ceux qui l’avaient aimée. Laurence s’émerveillait -devant cette figure si douce. La pensée que -son père, après un si long martyre était peut-être -heureux, ranimait son cœur déchiré. Ursule subissait -les mêmes impressions consolantes. Elles -s’avouèrent d’un regard leur tremblante espérance. -Et toutes deux agenouillées près du lit, souriaient -à travers leurs larmes en répétant :</p> - -<p>— Comme il est beau ! comme il est calme !</p> - -<p>L’arrivée de Juliane et d’André les arracha bientôt -à leur triste extase. Laurence ne put dominer un -mouvement de recul lorsque son frère l’embrassa -d’un air gêné, en prononçant quelques paroles -vaguement compatissantes. En présence de la douleur -qu’il niait, de la mort qu’il eût voulu pouvoir -nier aussi, ce grand indifférent, effaré, désemparé, -se figeait dans une attitude conventionnelle. Sa -figure portait mal le masque de consternation -qu’il y avait appliqué à la hâte. Dans cette chambre -mortuaire, il avait l’aspect choquant et bizarre d’un -être brusquement arraché à son milieu, jeté dans -un monde nouveau dont il ne connaît pas les usages, -où il évolue avec une circonspection maladroite. -Déjà, fatigué de cette contrainte, il songeait au -jour très prochain où il lui serait permis d’oublier.</p> - -<p>Juliane, au contraire, semblait au désespoir. Elle -pleurait, elle pleurait si fort, qu’un moment Laurence -en fut touchée, s’étonna de lui trouver plus -de cœur et de sensibilité qu’elle ne l’eût supposé. -Mais la crainte de la réprobation du monde tourmentait -seule la jeune femme. Un suicide dans sa -famille n’était point chose avouable, elle se sentait -humiliée et déshonorée.</p> - -<p>— Oh ! chère, sanglotait-elle naïvement, en attirant -sa belle-sœur dans le salon contigu à la -chambre du colonel, oh ! chère, quel affreux -malheur ! Avez-vous songé à recommander aux -bonnes de ne point trop parler, de ne pas prononcer -le mot de suicide ? Il faut éviter à tout prix que -cela se sache.</p> - -<p>Laurence lui tourna le dos, sans même lui -répondre. Alors elle rassembla autour d’elle les -domestiques, les remercia de leur dévouement, -s’appliqua à leur démontrer, contre toute évidence, -que la mort du colonel était due à un accident.</p> - -<p>Ce fut elle qui remarqua la première l’absence -de M. Hecquin. Nul, en effet, n’avait songé à le prévenir. -Ursule s’était reposée de ce soin sur Laurence. -Celle-ci, dans le bouleversement de sa douleur, -avait plus que jamais oublié l’existence de -son mari. Juliane, scandalisée de cette infraction -au code de la politesse et des convenances familiales, -se hâta d’envoyer André boulevard Haussmann. -M. Hecquin ne se fit pas attendre. Il accourut, -imposant et gourmé comme un maître des cérémonies. -En entrant dans la chambre du mort, il fit -avec ostentation un grand signe de croix. Ses -longues jambes fléchirent, comme sous l’impulsion -d’un ressort. Il s’agenouilla, se recueillit un instant. -Puis, apercevant sa femme, prostrée au pied -du lit, il alla vers elle, l’embrassa et murmura -d’une voix étouffée, dont les intonations restaient -savantes :</p> - -<p>— Il était votre père, mon enfant, je l’aimais, par -voie de conséquences, inéluctablement.</p> - -<p>Il embrassa également Ursule et Juliane. Après -quoi, satisfait de lui, certain d’avoir parfaitement -accompli son devoir, il s’absorba dans ses pensées. -Nul ne pouvait deviner, en étudiant sa figure -rigide, s’il méditait tristement sur la mort ou si, -déjà, oubliant le spectacle qu’il avait sous les yeux, -il débrouillait en esprit quelque affaire compliquée, -ou cherchait à prévoir les prochains cours de la -Bourse.</p> - -<p>A midi enfin, M. Hecquin, Juliane et André, -épuisés de tant d’émotions, descendirent dans un -restaurant voisin. Peu après, arriva le colonel Arêle, -prévenu par dépêche. Sa présence fut pour Laurence -une consolation. Lui du moins ne cherchait -pas à adopter une attitude, et nul ne pouvait suspecter -la sincérité de sa douleur. Ami incomparable, -il avait perdu son ami ; chrétien, il tremblait sur -le sort d’une âme qu’il savait si mal préparée à -paraître devant son juge. Pour la première fois, ce -grand résigné parut perdre tout courage lorsqu’il -apprit que Dacellier s’était donné la mort. Il plia, -il chancela sous cette croix trop lourde. Son regard -clair et doux s’obscurcit, sa tête s’abaissa sur sa -poitrine. Ses mains se joignirent dans un geste de -détresse, refusant ce malheur sans remède et sans -consolation. Touchée d’un chagrin si poignant, -Laurence répéta alors à son vieil ami son dernier -entretien avec son père, et la promesse qu’elle lui -avait arrachée. Il l’écoutait attentivement et, peu -à peu, retrouvait l’espérance.</p> - -<p>— Dieu soit béni ! dit-il enfin en regardant avec -tendresse le visage du mort, nous qui le connaissions, -nous savons que lui, l’honneur même, ne pouvait -renier un serment. Sa volonté ni sa raison n’ont -eu aucune part à l’acte qu’il a commis, sans doute, -dans un moment d’égarement, dans un de ces accès -où il n’était plus maître de lui. L’Eglise ne lui refusera -pas la sépulture religieuse, le crime du suicide -ne pèse pas sur son âme.</p> - -<p>— Ah ! gémit Ursule avec ferveur, ni ce crime, -ni aucune faute. Il a trop durement souffert pour -n’être pas dès maintenant pardonné.</p> - -<p>Le colonel Arêle, plus éclairé, plus strict, hocha -la tête en soupirant.</p> - -<p>— Il convient de beaucoup prier, dit-il simplement.</p> - -<p>Et, se tournant vers Laurence, il ajouta, avec un -accent d’irrésistible supplication :</p> - -<p>— Ne voulez-vous point le faire avec moi, chère -enfant ?</p> - -<p>Elle refusa d’un signe doux et inflexible. Jamais -la religion ne lui avait paru moins consolante, plus -amère. Elle était convaincue, comme son vieil ami, -de l’irresponsabilité absolue de son père au moment -du suicide. Mais, tout de même, il était mort sans -sacrement, sans réconciliation, après des années de -révolte. Selon le dogme catholique, son âme, sauvée -peut-être au dernier moment par un acte d’amour, -ne pouvait cependant entrer au ciel sans une longue -expiation. Cette loi si dure épouvantait la jeune -femme. Elle préférait croire qu’un Dieu sans exigence -accueillait au delà de la mort les esprits -délivrés sans leur demander aucun compte, et qu’il -suffisait, pour avoir droit à toute une éternité -bienheureuse, d’avoir vécu et cruellement souffert. -Pourtant, elle ne vit pas sans émotion le colonel -Arêle, s’agenouiller auprès du lit de son ami, avec -une expression d’ineffable recueillement. Bientôt, -attirée comme par un charme tout-puissant, elle -prit place à ses côtés, s’appuya contre son épaule. Il -l’entoura de ses bras. Et, tandis qu’il priait, subjuguée -par une paix plus forte que sa douleur -même, elle se reposait doucement contre ce cœur -fidèle.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XIII</h3> - -<blockquote class="epi"> -<div class="poetry"> -<div class="verse">Où donc sont-ils allés ? On n’a rien à vous dire.</div> -<div class="verse i5">Ceux qui s’en vont s’en vont.</div> -</div> - -<p class="attr"><span class="sc">V. Hugo.</span></p> - -</blockquote> - -<p>Dans l’après-midi, Laurence vit avec surprise une -agitation fébrile s’emparer de toute sa famille. -André sortait, rentrait à tout instant, commandait -les lettres de deuil, réglait avec les pompes -funèbres l’ordonnance des obsèques. Juliane, importante -et affairée, télégraphiait, téléphonait, courait -chez sa couturière, chez sa modiste, revenait -en hâte pour dresser la liste des amis qui devaient -être prévenus, s’inquiétait de n’oublier personne. -Ursule l’aidait dans cette tâche, ressaisie peu à peu, -malgré son chagrin, par les détails matériels de la -vie. Indifférente à tout, Laurence ne vivait plus que -pour pleurer et pour souffrir, sans vouloir quitter -la chambre de son père. Elle restait au pied du lit, -épiant avec attention cette figure impassible. Son -immobilité, son silence lui étaient déjà familiers. -Ce n’était pas la première fois qu’elle cherchait à -comprendre un impénétrable secret. Maintenant que -ces lèvres s’étaient fermées pour toujours, l’âme -envolée lui échappait comme autrefois, pas davantage, -et le mystère énorme de la mort ne lui semblait -ni plus profond, ni plus horrible que celui de -la vie.</p> - -<p>Paul Dacellier devait être transporté à Sedan -et inhumé dans le caveau de sa famille. Mais le -service religieux fut célébré à Saint-François-Xavier. -Malgré les prières d’Ursule, effrayée de sa -prostration, Laurence voulut se traîner jusqu’à -l’église. Dès l’entrée, elle défaillit, épouvantée par -le formidable appareil du deuil et de la mort : les -ornements sombres des prêtres, la nef tendue de -noir, éclairée par la lueur des cierges, le catafalque -énorme, écrasant de son poids la dépouille insensible -qui, jamais plus, ne reverrait le beau soleil -du monde. Bientôt, sur ce corps anéanti qui s’en -retournait à la terre, les chants du rite catholique -planèrent, implorant avec un effroi timide la pitié -d’un Dieu vengeur. Ce furent d’abord l’<i lang="la" xml:lang="la">Introït</i> et -le <i>Kyrie</i> qui, dans leur tristesse, gardaient encore -un accent de confiance et de bénédiction. Puis le -<i lang="la" xml:lang="la">Dies iræ</i>, implacable, évoqua les terreurs de l’enfer -et du jugement dernier, arrachant à la paix du -sépulcre un peuple d’ombres désolées, leur fermant -toute issue, leur refusant toute espérance. Enfin, une -voix qui semblait filtrer à travers les portes entr’ouvertes -de l’éternité, s’éleva, douce et tremblante. -La supplication du <i lang="la" xml:lang="la">Pie Jesu</i> sanglota longuement -sous les voûtes, disant la détresse de l’âme solitaire -tombée sans voile et sans défense entre les mains de -Dieu. Laurence, torturée par ces chants, entendit à -ce moment comme un appel qui, d’abord chuchoté à -son oreille, vint retentir dans son cœur avec une -violence affreuse. Son amour, sa pitié répondirent -à ce cri pitoyable par un grand élan vers la mort. -Impuissante, elle se débattait misérablement dans -les liens de la vie, désirant les rompre pour -rejoindre son père, plaider sa cause, l’assister, ou -partager à jamais son supplice. Dans cette aspiration -de tout son être vers l’éternité, ses forces lui -manquèrent. Elle inclina sa tête sur l’épaule -d’Ursule et la pria de l’emmener au plus vite, car -elle craignait de s’évanouir. Elle eut encore la force -d’ordonner par un signe impérieux à Juliane, à -M. Hecquin, de ne pas la suivre. Et, se raidissant -pour ne pas donner sa douleur en spectacle à tant -d’indifférents, elle gagna furtivement, au bras -d’Ursule, la porte de la sacristie.</p> - -<p>La cérémonie s’acheva sans qu’elle reparût. -M. Hecquin s’inquiéta de son absence. Mais déjà -les personnes de la famille prenaient place au bout -de l’église, attendant la foule des amis prêts à -défiler. Pouvait-il se dérober aux poignées de main -de ses honorables clients, venus tout exprès pour le -saluer ? Il trouva bientôt le moyen de concilier ses -devoirs sociaux avec sa conjugale anxiété. Ayant -aperçu, derrière lui, son jeune cousin Cyril de -Clet, il l’appela d’un signe, le pria d’aller voir -ce que devenait sa femme, et si elle avait besoin de -secours.</p> - -<p>Le jeune homme, en entrant dans la sacristie, -trouva Laurence assise près d’une grande table -contre laquelle elle s’appuyait. Ursule, penchée sur -son épaule, lui faisait respirer des sels. Elle ne -parlait pas, ne bougeait pas. Par moments cependant, -un bref sanglot soulevait sa poitrine, faisait -trembler sa bouche. Son voile était levé. Sa tête -pliait en arrière, entraînée par le poids du crêpe, et -jamais Cyril n’avait lu une telle douleur sur un -visage humain.</p> - -<p>— Oh ! murmura Ursule tout éplorée, voyez -dans quel état elle est, la pauvre enfant ! Et -elle veut, malgré tout, prendre le train avec nous, -tout à l’heure. Ce n’est pas possible. Voici trois -nuits qu’elle passe sans sommeil, trois jours presque -sans aliment. Elle ne pourra supporter le voyage. -Dites-le-lui, monsieur, je vous en prie.</p> - -<p>Dans son chagrin, la pauvre fille s’adressait à -Cyril comme à un ami, et lui, violemment ému, se -penchait vers Laurence, essayait de la convaincre, -la suppliait de se laisser soigner. Elle l’écoutait -vaguement, sans bien comprendre le sens de ses -paroles, mais inconsciemment remuée par le timbre -de sa voix chaude et affectueuse, par son regard -plein de pitié. Si jalouse qu’elle fût de cacher -ses douleurs, cette pitié ne la blessa pas, tant -elle la sentit profonde, sincère et fraternelle. -Plongée dans un rêve pénible, ignorant le lieu où -elle était, si elle vivait encore, elle considérait en -silence cette belle figure pathétique, inclinée sur son -désespoir.</p> - -<p>— Laurence, de grâce, écoutez-moi, gémissait -Ursule. Vous ne pouvez faire ce voyage. D’ailleurs, -à quoi bon partir maintenant. Le train de nuit peut -vous amener demain à Sedan, assez à temps pour -assister à l’inhumation. Vous aurez tout l’après-midi -pour vous reposer, dormir un peu. Allons, ma -chérie, c’est convenu, soyez raisonnable. Vous restez -n’est-ce pas ? et je reste avec vous.</p> - -<p>— Non ! balbutia Laurence avec effort, suivez… -là-bas mon père… non, ne le quittez pas… qu’il vous -ait avec lui… encore…; jusqu’au dernier moment… -vous et le colonel Arêle… vous seuls l’avez aimé… -vous deux seulement… et moi !…</p> - -<p>Elle cédait cependant, consentait à rentrer chez -elle, car elle se sentait trop malade pour lutter plus -longtemps. Ursule, heureuse de sa docilité, voulut -alors prévenir M. Hecquin. C’était à lui tout -naturellement qu’incombait la tâche de rester -auprès de sa femme et de l’accompagner la nuit -dans son voyage. Mais Laurence refusa cette assistance.</p> - -<p>— Non, dit-elle fermement, je ne veux personne. -J’emmènerai ma femme de chambre, elle suffira. -Que nul ne s’occupe de moi. Partez tous.</p> - -<p>Ursule connaissait trop ce caractère pour oser -insister. Soumise, elle s’en alla rejoindre la famille, -après avoir confié sa cousine à Cyril qui s’était offert -avec empressement pour la reconduire. Restés seuls -tous deux, ils attendirent un moment dans la -sacristie que les voitures de deuil se fussent -éloignées. Puis, lorsque l’église fut vide, ils sortirent. -Cyril, soutenant Laurence, la fit monter dans -un fiacre qu’il avait appelé, et, donnant son adresse -au cocher, il s’assit auprès d’elle. Prostrée sur les -coussins, la jeune femme, vaincue par la fatigue, -ne songeait plus à rien, ne souffrait presque plus. -Cyril ne lui parlait pas respectant sa torpeur. Mais -il s’occupait d’elle, arrangeait les plis de son voile, -ouvrait la fenêtre afin qu’elle eût plus d’air, lui -rendait son flacon de sels que ses mains défaillantes -laissaient échapper. Il faisait tout cela simplement, -avec un empressement calme. Même en un tel -moment, sa présence étrangère ne semblait point -importune à Laurence.</p> - -<p>Lorsqu’il l’eut ramenée dans son studio, où -tout de suite elle s’étendit en attendant que sa -femme de chambre eût préparé son lit, il s’assit un -moment près d’elle, regardant avec une tristesse -profonde ce visage si affreusement ravagé par les -larmes.</p> - -<p>— M. Hecquin m’a prié de retenir un compartiment -pour vous, dit-il. Je vais m’en occuper et je -vous apporterai votre billet ce soir. Mais vraiment, -il ne faut pas que vous assistiez demain à l’inhumation. -C’est un moment si cruel !</p> - -<p>Elle dit, avec le dur orgueil des désespérés :</p> - -<p>— Je puis tout supporter.</p> - -<p>— Non, vous ne pouvez pas, reprit-il avec douceur. -Le coup le plus terrible est porté, c’est vrai, -mais il vous a laissée plus que jamais faible et -vulnérable. On supporte le premier choc du malheur, -on se raidit au moment où la foudre tombe ; et -puis, brusquement, il suffit, vous le savez, d’un -chant désolé pour briser tout notre courage.</p> - -<p>Elle écoutait, étonnée qu’un être si jeune pût -avoir déjà une telle science de la douleur. Et elle -eut tout à coup la vision funèbre du spectacle qui -l’attendait le lendemain : le cimetière, la tombe -ouverte, le cercueil dépouillé, descendu par des -cordes dans ce trou béant, la dalle, retombant pour -jamais sur l’être qu’elle avait tant aimé. Un frisson -d’effroi secoua ses épaules et, au même instant, -Cyril tressaillit légèrement, comme s’il avait lu dans -ses pensées, vu ce qu’elle voyait.</p> - -<p>— Ah ! dit-il avec une intense émotion, vous -sentez bien, n’est-ce pas, que vous ne pourrez pas -supporter cela ? Il ne faut pas que vous alliez -demain jusqu’au cimetière. Ce n’est pas un manque -de fidélité, croyez-le. Il est permis de ménager parfois -son propre cœur. Dites-moi que vous n’irez pas.</p> - -<p>Elle fut touchée de cette sollicitude délicate et -pressante. Elle lui céda comme à un ami cher et -sage, promit ce qu’il lui demandait.</p> - -<p>Lorsqu’il l’eut quittée, elle se mit au lit et -aussitôt s’endormit d’un sommeil de plomb. Elle ne -s’éveilla qu’à cinq heures du soir, sonna sa femme -de chambre et apprit que la comtesse de Clet, la -mère de Cyril, l’attendait depuis trois quarts d’heure -au salon, mais n’avait pas voulu qu’on la prévînt -de sa présence. Laurence fut heureuse de cette -visite : car maintenant que le sommeil avait réparé -ses forces, que la source de ses larmes était tarie, -qu’elle se retrouvait vivante, le cœur sec et horriblement -vide, sa douleur lui semblait plus que -jamais impossible à supporter. Et elle éprouvait une -sensation d’étouffement, de morne terreur qu’accroissait -encore la tombée de la nuit. Elle fit allumer -toutes les lumières, s’habilla en hâte et, désireuse -d’échapper à la solitude, courut au salon rejoindre -M<sup>me</sup> de Clet. Comme elle s’excusait de l’avoir fait -attendre, la visiteuse, lui serrant les mains, protesta -avec un accent de chaude sympathie :</p> - -<p>— Je ne trouvais pas le temps long, au contraire. -J’étais si heureuse de penser que vous dormiez, que -pour un moment vous ne souffriez plus !</p> - -<p>Très grande, mince, les cheveux tout blancs, mais -l’allure jeune encore et infiniment élégante, elle -avait les mêmes traits que Cyril, les mêmes yeux -clairs et profonds, et elle attachait sur Laurence un -regard exactement semblable à celui qui l’avait -émue le matin : regard de pitié sérieuse, intelligente -et désolée.</p> - -<p>— Je vous apporte les places que mon fils a retenues -pour vous, reprit M<sup>me</sup> de Clet en s’asseyant. -Il n’a pu revenir lui-même, car il a été appelé par -dépêche auprès d’un ami de passage à Paris. J’ai -voulu vous attendre, parce qu’il ne m’aurait pas -pardonné de ne pas lui donner ce soir de vos nouvelles. -Votre grand chagrin l’a vivement touché. Si -vous saviez avec quelle émotion il m’a parlé de vous !</p> - -<p>— Vous voudrez bien le remercier, dit Laurence -un peu surprise. Je n’oublierai pas ce qu’il a fait -pour moi ce matin. Le meilleur de mes amis -n’aurait pu me témoigner plus d’intérêt, ni compassion -plus délicate.</p> - -<p>— Cyril est la bonté même, s’écria M<sup>me</sup> de Clet -dont le front, tout à coup, rayonna d’orgueil. Nul -être n’est plus sensible à la douleur des autres et -il aime à se dépenser autour de ceux qui souffrent. -Tout jeune, il a vu de près le malheur, car j’ai -passé par bien des épreuves, mais il était déjà mon -appui. Je n’avais que lui, je lui confiais mes soucis, -mes déboires, mes inquiétudes. Il savait me -consoler, me rassurer. Il me raisonnait avec tant de -tendresse, une sagesse si étonnante ! Aussi, malgré -toutes les tempêtes qui ont soufflé sur ma vie, je n’ai -pas le droit de me plaindre, puisque je possède un -tel fils.</p> - -<p>Elle s’interrompit, confuse, et rougit comme une -jeune fille. Laurence, qui en ce moment avait -un immense besoin de s’oublier, de s’intéresser à -n’importe quoi, l’écoutait avec sympathie. Un sentiment -profond la touchait toujours et elle admirait -sincèrement ce grand amour maternel. Rassurée par -son regard bienveillant, M<sup>me</sup> de Clet reprit avec -abandon :</p> - -<p>— Au reste, vous le connaîtrez vite, mon Cyril, -car vous nous permettrez bien, je pense, de revenir -souvent vous voir ? Mon fils le désire comme moi. -Je sais que votre deuil vous tiendra plus que -jamais à l’écart du monde, mais nous sommes -parents par M. Hecquin et vous nous feriez tant de -peine en nous considérant comme des étrangers !</p> - -<p>— Non vraiment, je ne le pourrai plus après ce -que vous avez fait pour moi, dit Laurence, -réchauffée malgré elle par le contact de cette -nature franche et affectueuse.</p> - -<p>Elle éprouvait en général une vive défiance pour -tous ceux dont l’abord est facile, les manières -expansives, car elle savait quel abîme de sécheresse, -d’égoïsme, cachaient l’amabilité empressée de -Juliane, les grâces câlines de Lætitia Heller. Mais -dans la cordialité des de Clet, on sentait, sans pouvoir -s’y tromper, l’accent du cœur, l’élan spontané -de la charité. Laurence, ayant reconduit sa visiteuse, -grava dans sa mémoire fidèle le souvenir -de ces deux êtres qui, l’ayant trouvée seule et abandonnée -à l’heure la plus dure de la vie, avaient su -toucher sa blessure sans lui faire aucun mal.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XIV</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Tu m’as laissée, ô père, sur le -rivage, comme une nef solitaire, -sans avirons marins !</p> - -<p class="attr"><span class="sc">Sophocle.</span></p> - -</blockquote> - -<p>Selon la promesse qu’elle avait faite à Cyril, Laurence -n’assista pas le lendemain à l’enterrement. -Mais, tandis que M. Hecquin, Juliane, André, le -colonel Arêle repartaient pour Paris, elle s’attarda -durant une semaine à Sedan avec Ursule. Celle-ci -l’aidait à retrouver, dans la grande demeure familiale -qui s’était rouverte pour elles, l’ombre de Paul -Dacellier. Témoin de sa jeunesse, première confidente -de sa vocation militaire, la pieuse fille pouvait -encore, après un si long temps, répéter mot pour -mot tout ce qu’il lui disait jadis, lorsqu’il lui avouait -ses grands espoirs. Et Laurence ne cessait de pleurer, -lorsqu’elle comparait les rêves admirables de cet -enfant avec la destinée mesquine et dérisoire qui lui -était échue. Pour être vraiment grand aux yeux des -hommes et à ses propres yeux, il n’avait manqué -à ce suicidé que l’occasion du sacrifice. Vainement, -durant des années, il avait attendu son heure, toujours -prêt à partir, toujours prêt à mourir, toujours -offert et toujours immolé. Jamais la France n’avait -fait appel à son courage. La guerre n’était point -venue délivrer son âme des liens pesants de l’inaction. -Il avait vieilli tristement sans honneur, serviteur -inutile, cœur de héros auquel rien d’héroïque -n’avait été demandé. L’inexorable refus, que le sort -opposait à son désir, peu à peu l’avait rendu fou. -Son ardeur, qui ne trouvait point à se dépenser dans -quelque dévouement sublime, s’était retournée -contre lui, ruinant son bonheur et sa vie. Et son -sang enfin avait coulé, non pour un but sacré, non -pour une grande cause, mais misérablement sous -ses mains homicides.</p> - -<p>Le colonel avait, par son testament, légué sa maison -de Sedan à Laurence. Ursule lui demanda la -permission d’y achever sa vie. Et la jeune femme -ne put la décider à venir s’installer avec elle.</p> - -<p>— Non, vraiment, ma chérie, lui dit-elle. Je n’ai -plus rien à faire à Paris. Je m’y sentirais triste et -désemparée. Le bonheur de vous être utile aurait seul -pu m’y retenir, mais ma tâche auprès de vous est -achevée. Votre sort ne m’inspire plus d’inquiétude. -Je vous laisse avec un mari qui vous adore, entourée -d’une famille charmante et dévouée. Car, grâce à -Dieu, sous l’influence de sa femme qui vous aime -comme une sœur, votre frère à su vous apprécier -enfin, et son foyer est devenu pour vous un second -foyer.</p> - -<p>Dans sa naïveté, Ursule se laissait entièrement -tromper par les apparences. Elle appelait : affection -de sœur, la politesse mondaine et glacée de -Juliane ; grand amour, la servilité timide de M. Hecquin. -Laurence ne chercha pas à la détromper. Elle -ne lui dit pas qu’elle avait encore besoin de sa tendresse -et ne trouvait d’appui que dans son humble -cœur. Trop fière pour réclamer jamais de personne -aucun secours, elle murmura simplement, cachant -sa peine :</p> - -<p>— Ursule, vous serez bien seule !</p> - -<p>— Seule, mais non, chérie, moins que partout -ailleurs. Ici, j’aurai autour de moi tous mes souvenirs. -J’irai, comme autrefois, visiter les pauvres, les -malades. Je tâcherai de faire un peu de bien pour -acheter la rédemption de votre père.</p> - -<p>Pour cette âme pieuse et tendre, la mort ne -rompait pas les liens des affections humaines. Le -colonel disparu lui restait présent. Elle pouvait -encore le servir, se dévouer à lui, et refaisait sa vie -dans la prière, le regret et le sacrifice. Laurence -enviait ce chagrin, doux et plein d’espérance. Pour -elle, la douleur n’avait pas de sens. Elle était comme -ces êtres qui, trouvant un jour leur maison, leur -ville détruites, persistent à errer tristement au milieu -des ruines, sans songer à chercher un autre abri.</p> - -<p>Quand, après un court séjour à Paris, Ursule la -quitta définitivement pour retourner à Sedan, son -désespoir s’accrut encore. Pour fuir sa maison, ses -souvenirs et l’obsession d’une même pensée, elle -sortait presque chaque jour, de préférence lorsqu’il -pleuvait, car le soleil lui faisait mal. Elle marchait -longtemps sous l’averse, puis, lorsqu’elle était -fatiguée, entrait dans une église, le plus souvent -à Notre-Dame ou à Saint-Germain-l’Auxerrois. Bien -qu’elle n’y priât pas, elle les trouvait accueillantes -et douces. La maison de Dieu est un lieu d’asile, -ouvert à tous, aussi hospitalier pour l’athée que -pour le croyant. C’est le seul endroit où tout affligé -puisse se réfugier, s’oublier, pleurer en toute liberté -sans craindre d’exciter l’étonnement ou la curiosité -publique. Prostrée dans une chapelle obscure, Laurence -s’y attardait jusqu’à l’heure de la fermeture. -Elle sortait à regret, hésitait longtemps encore avant -de se décider à reprendre le chemin du retour. -Rien ne l’attirait vers sa demeure. Nul être ne l’y -attendait, guettant anxieusement son coup de sonnette, -s’inquiétant d’un retard imprévu. Elle n’avait -plus sur la terre aucune attache, aucun devoir, -aucune entrave d’amour.</p> - -<p>Lorsque le printemps revint, sa douleur changea -de nature, prit la forme de l’accablement. Ne pouvant -supporter l’aspect du ciel radieux, la douceur -cruelle de l’air, elle ne sortait plus. Tout mouvement, -toute action, toute parole lui coûtait un effort. -Bientôt elle ne quitta plus son lit. Elle y dépérissait -dans un ennui mortel et les médecins ne parvenaient -pas à combattre la lente consomption qui la dévorait.</p> - -<p>Juliane, en cette circonstance, se montra, comme à -son ordinaire, parfaitement polie. Tous les jours, par -tous les temps, elle venait passer un court moment -auprès de sa belle-sœur. Aucune obligation mondaine, -aucun plaisir ne pouvaient la détourner de ce -devoir. Elle le faisait remarquer bien haut la première -et, tout en s’admirant, elle prodiguait à la -malade des encouragements, des conseils inutiles, -toujours gracieuse et froide, aimable et sans pitié.</p> - -<p>Pas plus que Juliane, Edith Albertaud ne comprenait -le chagrin de Laurence. Le temps, le mariage -avaient fait, de cette jeune fille au cœur délicat, la -plus douce, mais la plus médiocre des bourgeoises. -Elle considérait d’ailleurs la mort du colonel comme -une délivrance pour son amie et lorsqu’elle venait -la voir, après quelques vagues condoléances, elle ne -lui parlait que de ses soucis pécuniaires, de son -ménage ou du fils longtemps attendu qu’elle venait -de mettre au monde.</p> - -<p>Plus tendres, les Arêle s’occupaient de Laurence -avec un inlassable dévouement. Le colonel, chaque -semaine, venait de Morgins passer une journée avec -elle. M<sup>me</sup> Arêle, toujours cloîtrée dans sa demeure, -de loin, par lettres, l’entourait d’une sollicitude -maternelle. Tous deux, avec raison, s’inquiétaient -bien moins de sa maladie que de sa misère morale, -de son cœur désolé. Mais, pour que leur affection lui -fût vraiment douce, il eût fallu qu’elle partageât leur -foi. Les questions religieuses creusaient entre elle -et eux un abîme. Ils avaient beau lui représenter la -nécessité de prier pour l’être qu’elle pleurait et qu’ils -croyaient soumis à une longue expiation : Laurence -cherchait à repousser cette pensée qui l’accablait de -douleur. Rendus inflexibles par la force de leur -conviction, ses amis l’y ramenaient malgré elle. En -dépit de leur charité, ils torturaient la pauvre âme -qu’ils voulaient éclairer.</p> - -<p>Trop malheureuse pour être juste, Laurence les -accusa d’insensibilité. Elle déclara que les visites -la fatiguaient, ferma sa porte au colonel Arêle -et parvint même à décourager l’empressement de -Juliane. Elle ne put se débarrasser si aisément de -son mari.</p> - -<p>Celui-ci, depuis qu’elle était malade, lui témoignait -un intérêt inattendu. Absent toute la journée, -il téléphonait deux ou trois fois pour demander de -ses nouvelles. Il dînait au pied de son lit et, le repas -achevé, luttait courageusement contre le sommeil -pour lui tenir compagnie. Sa conversation excédait -la jeune femme, car les grands problèmes de la vie -et de la mort, qui seuls l’occupaient, inquiétaient -peu cet homme pratique. L’avenir de la Russie était -pour le moment sa seule préoccupation. Chaque -soir, il prédisait à sa femme la ruine de l’empire -des tsars. Distraite, elle le laissait parler sans lui -répondre. Le banquier finit par s’irriter de ce dédain -superbe.</p> - -<p>— Je vois, ma chère enfant, lui dit-il avec une -amertume qui la surprit beaucoup, je vois que tous -mes pronostics vous paraissent incroyables ou fort -exagérés. Pourtant, je ne vous exprime pas, soyez-en -sûre, une opinion toute personnelle et préconçue. -Pas plus tard qu’hier, je rencontrai à la Bourse un -ami qui, revenant de Russie où il a passé cinq ans, -a pu me donner sur ce malheureux pays des renseignements -authentiques. Ses prévisions corroborent -absolument les miennes. Il attend comme moi une -révolution inéluctable. Si je m’inquiète si fort de -tout cela, sachez-le, mon enfant, c’est à cause de -vous. J’ai su mettre en garde tous mes clients contre -un danger que je pressens depuis longtemps. Mais -vous avez dans votre portefeuille trois cent mille -francs de titres russes, soit le cinquième de votre -fortune totale. C’est trop, beaucoup trop. Un gouvernement -révolutionnaire peut renier sa dette et il -ne vous restera dans les mains qu’une liasse de -papiers sans valeur.</p> - -<p>— Bah ! dit Laurence indifférente, je serai toujours -assez riche.</p> - -<p>M. Hecquin leva les bras au ciel.</p> - -<p>— Assez riche ! s’écria-t-il avec un accent de tendre -indulgence. Une femme qui, comme vous, ignore -absolument la valeur de l’argent, ne sera jamais -assez riche. Quand je vous aurai quittée, vous -serez étonnée de vous trouver souvent gênée. Au -reste, je ne voudrais pour rien au monde exercer -sur vous la moindre pression. Mon devoir est de -veiller sur votre fortune comme sur votre personne -et de vous avertir de tout danger. Or, je vous le -répète, l’avenir est noir, vos consolidés russes sont -en bonne posture, le moment me semble bien choisi -pour les réaliser.</p> - -<p>— Eh bien ! c’est entendu, vous avez raison, -vendez-les, dit Laurence que cette question ennuyait -mortellement.</p> - -<p>— Moi, les vendre ? mais ma chère, je ne le peux -pas, s’exclama M. Hecquin, fort surpris. Je puis tout -juste toucher les chèques que vous me signez chaque -mois. Là s’arrêtent mes droits. Je n’ai pas qualité, -bien qu’étant votre époux, pour agir en votre nom.</p> - -<p>Le colonel, en effet, avait exigé que le contrat de -sa fille fût fait sous le régime de la séparation de -biens et Laurence crut discerner dans ces paroles un -muet reproche.</p> - -<p>— Vous savez bien, dit-elle timidement en tendant -la main à son mari, que j’ai toute confiance en -vous.</p> - -<p>M. Hecquin soupira :</p> - -<p>— Je l’espère, ma chère Laurence !</p> - -<p>Ces quelques mots exprimaient un doute qui -émut la jeune femme. Elle éprouva soudain comme -un remords, en songeant aux affronts que son père -et elle n’avaient jamais cessé d’infliger à M. Hecquin. -Aussi, bien que le colonel lui eût recommandé de ne -rien changer à la composition de son portefeuille, -résolut-elle de suivre les conseils de son mari, espérant -ainsi le flatter et réparer un peu ses torts envers -lui.</p> - -<p>— Je ne suis pas en état de m’occuper de mes -affaires, dit-elle. N’y aurait-il pas un moyen qui me -permettrait de remettre entre vos mains tous mes -intérêts ? C’est ma volonté formelle, ajouta-t-elle, le -voyant hésiter.</p> - -<p>M. Hecquin sourit d’un air heureux.</p> - -<p>— Rien de plus simple, puisque vous le voulez, -dit-il. Vous n’avez qu’à me signer par devant notaire -une procuration générale qui me donnera le droit -d’agir en votre nom. Bien entendu, je n’userai de -cette latitude qu’après avoir soumis à votre approbation -toutes les opérations que je jugerai nécessaires. -Et vous reprendrez cette procuration dès que -votre santé s’améliorera.</p> - -<p>— A quoi bon ? je serai toujours trop contente de -ne plus m’occuper de rien, affirma Laurence.</p> - -<p>Le lendemain, M. Hecquin revint déjeuner et prévint -sa femme que, pour lui épargner toute fatigue, -il avait, le matin même, convoqué son notaire qui -devait venir à deux heures de l’après-midi. Laurence -fut un peu étonnée de cette précipitation. Le banquier -lui exposa de nouveau les raisons qui le poussaient -à réaliser au plus vite les titres russes. Heureuse -de terminer cette affaire, elle signa avec -empressement la procuration que lui présenta le -notaire et qu’elle ne voulut même pas lire, malgré -l’insistance de M. Hecquin. Toute sa fortune, selon -le désir du colonel, avait été déposée en compte -ouvert au Crédit universel. Il fut convenu que, pour -plus de facilité, son mari la retirerait pour la mettre -dans un coffre à la même banque. Laurence -approuva cette combinaison sans essayer d’en comprendre -les avantages. M. Hecquin parut charmé de -sa docilité. Dès lors il se montra plus gai, plus -communicatif. La jeune femme se réjouit sincèrement -d’avoir pu lui accorder, à défaut d’un amour -impossible, cette preuve d’estime et d’absolue -confiance.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XV</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Les gens réservés ont souvent -plus besoin que les gens expansifs -d’entendre parler ouvertement de -leurs sentiments et de leurs douleurs. -Le plus stoïque est homme -après tout, et se précipiter avec -hardiesse et bonne volonté dans -son âme solitaire, c’est souvent lui -rendre le plus grand des services.</p> - -<p class="attr"><span class="sc">Currer-Bell.</span></p> - -</blockquote> - -<p>Durant des mois, Laurence languit encore à -demi privée de son âme qui, détachée de tout, morte -au monde, flottait entre le ciel et la terre, tantôt -prostrée sur une tombe, tantôt tournée vers l’infini, -scrutant avec une curiosité avide le mystère de -l’éternité. Peu à peu cependant, elle se lassa de cette -vaine recherche. Au sortir des régions funèbres où -elle avait contemplé tant d’épouvantables visions et -d’effrayants fantômes, les images de la vie, de nouveau, -lui parurent douces. Elle redevint sensible au -rythme d’une belle phrase, rouvrit les livres qu’elle -avait délaissés et, bientôt, recommença à se lever. -Elle persistait à se confiner dans son appartement. -Son mari la pressait vainement de partir pour la -campagne ou la mer, elle s’y refusait obstinément, -car elle s’indignait de revivre après un tel malheur.</p> - -<p>Un après-midi, sa femme de chambre vint -l’avertir qu’une personne inconnue la demandait, -insistait pour être reçue, sans vouloir dire son -nom. Après un instant d’hésitation, Laurence, -intriguée par ce mystère, donna ordre d’introduire -la visiteuse. Sa surprise s’accrut lorsqu’elle vit -entrer dans son bureau une dame corpulente, empanachée, -couverte de bijoux, dont les traits, ni la -silhouette, ne lui rappelaient rien.</p> - -<p>— Hé ! quoi, mignonne, Laurence, enfant, petite, -m’avez-vous oubliée, ai-je eu tort de venir ? s’écria -l’étrangère.</p> - -<p>Cette voix haute, métallique, dure, malgré ses -intonations caressantes, avait eu autrefois trop d’empire -sur Laurence pour qu’elle méconnût plus longtemps -M<sup>me</sup> Heller. Celle-ci l’embrassa plusieurs fois -avec effusion, puis s’installa sur le divan.</p> - -<p>— Chère petite amie, quel bonheur de se retrouver, -dit-elle en portant sans cesse la main à son -lourd collier de perles. Vous m’aimiez bien autrefois, -moi aussi. Je ne vous ai pas oubliée. Edith me -parlait très souvent de vous. Je la vois toujours, -vous savez, oh ! naturellement en cachette de son -mari qui ne peut me souffrir. Elle m’a bien des fois -affirmé que ma visite vous ferait plaisir. C’est pourquoi -je suis venue.</p> - -<p>Laurence regardait avec mélancolie l’idole de sa -jeunesse, et ne la reconnaissait pas. Trois ans -avaient suffi pour faire de M<sup>me</sup> Heller une matrone -épaisse, encore désirable, mais entièrement privée -du charme souverain que tout Fontainebleau jalousait. -Son corps alourdi, sanglé dans un corset rigide, -avait perdu sa mollesse voluptueuse. Dans le visage -empâté de graisse, seuls les yeux et les dents restaient -admirables, le teint enluminé n’avait plus -sa fraîcheur de rose, le nez s’épatait, vulgaire, -au-dessus de la bouche, dont les lignes divines -s’écrasaient dans la bouffissure des joues et du -double menton.</p> - -<p>Sans remarquer la stupeur de Laurence, Lætitia -lui parlait de sa voix coupante. Elle avait appris -par Edith la mort de Paul Dacellier, le mariage de -la jeune femme ; elle lui adressa sur le même ton ses -félicitations et ses condoléances.</p> - -<p>Visiblement, ces deux événements lui semblaient -également heureux. Connaissant le caractère intraitable -du colonel, elle n’imaginait pas un instant que -ce tyran ait pu inspirer à sa fille une affection profonde, -ni lui laisser des regrets déchirants.</p> - -<p>Au reste, les joies et les chagrins d’autrui touchaient -fort peu M<sup>me</sup> Heller. Ses propres aventures, -ses intrigues, sa belle vie, lui paraissaient seules -dignes d’intéresser le monde. Elle fut enchantée de -pouvoir révéler à Laurence mariée tout ce qu’elle -avait dû jadis cacher à la jeune fille. Elle se mit -donc à lui raconter avec complaisance les débuts -de sa liaison avec le comte de Sérannes, leurs rendez-vous, -leurs ruses, leurs imprudences, puis enfin -leur fuite et leur installation à Paris, dans un hôtel -de la rue de Varenne que le jeune comte avait -acheté pour elle. Là cet amant, passionnément épris, -pensait mener une existence retirée, embellie par les -seules délices de l’amour. Tel n’était point le -rêve de sa froide maîtresse ; elle ne songeait qu’à -jouir largement de la fortune qui venait de lui être -offerte. Tout de suite, elle s’était lancée dans un -tourbillon de plaisirs, dédaignant la tendresse idolâtre -d’un homme pourtant jeune, spirituel et beau.</p> - -<p>Lassé de ses caprices, le comte de Sérannes venait -de l’abandonner, non sans lui laisser en toute propriété, -avec des bijoux de haut prix, l’hôtel de la -rue de Varenne. M<sup>me</sup> Heller comptait vendre cet -immeuble, et désirait prendre les conseils de M. Hecquin. -Laurence dut lui promettre de la mettre en -rapport avec son mari. Rêveuse, elle écoutait cette -femme, jadis si séduisante, qui, créée pour inspirer -les plus belles passions, avait stupidement déshonoré -l’amour. Mais la pauvre Lætitia ne comprit point -la désapprobation muette qu’exprimait pourtant clairement -le beau regard fixé sur elle. Ayant avantageusement -vendu son corps inestimable, elle éprouvait -la satisfaction tranquille d’une honnête commerçante -qui a bien réussi dans ses affaires. Comparant -son aisance à la situation gênée d’Edith, elle -la blâmait ironiquement d’avoir fait un mariage peu -brillant. Sans pudeur, sans remords, elle riait bien -haut de cette destinée manquée par sa faute.</p> - -<p>Au reste, la coquette ne soupçonnait même pas sa -déchéance physique. En quittant Laurence elle lui -révéla son aveuglement :</p> - -<p>— Vous avez maigri, chérie, lui dit-elle avec son -insouciante légèreté. Je sais que vous venez d’être -malade. Rien de grave sans doute ? Mais soignez-vous, -vous êtes très changée. Et moi ? Comment me -trouvez-vous ? Toujours la même, n’est-ce pas ? Un -peu engraissée. C’est une chose nécessaire quand -on atteint un certain âge. C’est le seul moyen -d’éviter les rides et de conserver sa jeunesse.</p> - -<p>— Vous êtes toujours adorable, lui dit Laurence -avec bonté.</p> - -<p>Cette décevante entrevue accrut encore sa misanthropie. -M. Hecquin s’en affligea. Il s’inquiétait -maintenant beaucoup de la voir toujours seule. -Un soir il parut tout joyeux de lui annoncer pour -le lendemain la visite de son jeune cousin.</p> - -<p>Le banquier paraissait aimer beaucoup Cyril de -Clet. Il parlait aussi avec admiration de la comtesse -de Clet qui, presque entièrement ruinée par son -mari et restée veuve de bonne heure, avait dû travailler -pour élever son fils. Parent éloigné, par sa -mère, de cette vaillante femme, M. Hecquin, après -l’avoir perdue de vue pendant quelques années, ne -l’avait retrouvée qu’au moment où Cyril venait de -terminer ses études et de sortir, dans un très bon -rang, de l’Ecole des Chartes. Le banquier s’était -attaché à lui. Pour lui permettre de suivre sa vocation -littéraire, il gérait ses modestes capitaux, les -faisait valoir habilement et parvenait à lui servir -des intérêts de vingt à trente pour cent. Cyril pouvait -ainsi travailler en paix, sans s’inquiéter du pain -quotidien.</p> - -<p>Laurence n’oubliait point avec quelle délicate -charité le jeune poète l’avait secourue dans sa -détresse. Elle promit donc de le recevoir, car elle -désirait à la fois lui prouver sa reconnaissance et -complaire à son mari dont elle commençait à apprécier -la bonté.</p> - -<p>Sa journée du lendemain fut mauvaise. Sans raison, -son chagrin, un instant apaisé, reprit toute sa -violence. Cyril la surprit en plein accablement. -Malgré l’intérêt qu’il lui inspirait, elle eut peur -de cet être jeune qui, bien qu’il eût souffert, -n’avait pas, comme elle, perdu toute espérance et -ne pouvait pas la comprendre. Redoutant les paroles -banales ou maladroites qu’il allait certainement lui -dire, elle l’accueillit froidement, répondant avec une -contrainte visible aux questions courtoises qu’il lui -posait sur sa santé. Pourtant, quand ses yeux rencontraient -le regard du jeune homme, elle sentait son -cœur rigide et comme évanoui sursauter faiblement, -car c’était là un regard qui savait lire au delà de -l’apparence, déchiffrer les arcanes cachés de la -pensée, un regard gênant comme une lumière -trop vive.</p> - -<p>Pour ce poète, en effet, l’âme humaine avait peu -de mystère, étant l’objet de sa constante étude. Il -savait que, pour obtenir sa confiance, il faut l’observer -non point avec la curiosité sèche du savant -ou de l’analyste, mais avec la charité indulgente -de l’ami. C’est pourquoi il abordait tout être -avec cette sympathie chaleureuse dont Laurence -avait éprouvé la douceur. Déjà, elle n’était plus -pour lui une étrangère. Dès leur première rencontre, -il avait remarqué ce visage marqué au sceau -de la douleur. Ce signe l’avait tout d’abord attiré vers -elle, forçant sa sympathie. Puis il avait entendu -M. Hecquin parler du caractère triste, fier et sauvage -de sa femme ; il l’avait vue malheureuse et il savait -qu’elle ne se consolait pas. Maintenant, il regardait -le cadre où elle passait ses journées : une grande -bibliothèque, quelques sièges, un divan bas où gisait -sur les coussins, près d’elle, un volume entr’ouvert. -Devant la fenêtre, un immense bureau encombré de -papiers. Ce décor sévère, nullement féminin, révélait -une vie recueillie, toute spirituelle. Cyril s’y trouvait -à l’aise. Le silence de Laurence, sa froideur -même avaient pour lui du charme. Il ne voyait dans -son attitude contrainte que la réserve de la créature -solitaire, habituée à se passer des hommes. Il voulait -trouver le chemin de ce cœur farouche et ce n’était -point après tout si difficile. L’être humain est sans -défense contre l’être humain son semblable, car il -l’aime profondément, bien qu’il ait peur de lui, bien -qu’il s’en défie. Il ne désire que son approbation, son -estime, ses consolations, son amour.</p> - -<p>Il y avait sur une petite table, à côté de Laurence, -une photographie de Paul Dacellier, en uniforme -d’officier d’état-major. Le jeune poète l’aperçut et, -se penchant un peu, se mit à l’examiner avec un -intérêt grave et respectueux.</p> - -<p>— C’est le meilleur portrait qui ait été fait de mon -père, murmura Laurence en rougissant violemment. -Bien qu’il soit un peu ancien, je l’aime plus que -tous les autres.</p> - -<p>Cyril prit entre ses mains l’étroite image et la considéra -plus attentivement encore.</p> - -<p>— Je n’ai vu qu’une fois le colonel, dit-il, mais je -le reconnais. On ne peut oublier ce visage admirable -et si fier. Oui, la ressemblance est frappante : c’est -bien la bouche amère et triste… l’emportement de la -narine… Pourtant le portrait ne peut rendre la beauté -du regard qui m’avait tant frappé. C’était un regard -émouvant, celui du chef et de l’entraîneur d’hommes, -un regard à la fois impérieux, scrutateur et rêveur -qui vous entrait dans le cœur comme un couteau, et -puis se détournait, s’envolait au delà du monde pour -contempler des choses infinies : la victoire, la gloire, -je pense. Votre père devait n’être occupé que d’elles.</p> - -<p>Laurence écoutait, cherchant à dominer cette irrésistible -émotion qui lui arrachait malgré elle, — oh ! -après quelles luttes, — de rares larmes, arrêtées au -bord des paupières et sévèrement réprimées. Peu -d’êtres sur la terre avaient compris son père. Le colonel -Arêle et Ursule seuls, après sa mort, avaient su -parler de lui avec amour. Son fils, Juliane, M. Hecquin -s’étaient tus, lui refusant ces éloges que nous -devons à tous les disparus. Sur chaque tombe, il y a -quelque chose à dire, des honneurs à rendre à celui -qui n’est plus, et que recueille, comme une consolation -suprême, le cœur que sa perte a brisé. Mais la -mémoire de Paul Dacellier n’avait reçu que de rares -hommages, peu de couronnes. Laurence, bien souvent, -s’était étonnée que quelqu’un d’aussi noble ait -pu, dans la vie et la mort, rester à ce point méconnu. -Cyril avait à peine vu le colonel. Pourtant il -en parlait avec une sorte d’enthousiasme. Il avait -admiré ce visage si beau pour les yeux de Laurence. -Elle eût voulu le remercier et ne trouvait aucune -parole, tant sa surprise était profonde.</p> - -<p>— J’ai pu causer un instant avec le colonel, le jour -de votre mariage, reprit Cyril. Il m’est apparu -comme le type parfait de l’officier, type admirable, -mais injustement méconnu de nos jours et voué à la -plus grande infortune. Créé en effet pour être -l’homme d’action par excellence, il se trouve condamné -à rester l’homme chimérique et rêveur que -nul ne comprend plus. Le poète même, autrefois si -bafoué, est plus respecté que lui, trop respecté, car -l’hommage de la foule n’est désirable pour personne. -Mais l’officier, tourmenté d’héroïsme, alors que nul -ici-bas n’est plus héroïque, semble un illuminé, un -fou. Il aime la guerre, le sacrifice, la mort ; il déteste -les ennemis, les étrangers, alors que nous voulons -adorer toute l’humanité, alors que nous ne glorifions -que la paix et la vie. De tout cela, le colonel -a dû beaucoup souffrir. Je m’explique l’amertume -de ses paroles lorsqu’il me dit que sa carrière était -la plus dure qu’on pût choisir.</p> - -<p>Ah ! combien cette louange, si juste, si sincère, -était douce au cœur de Laurence. Il lui semblait -merveilleux que Cyril, en si peu de temps, ait pu -comprendre ainsi son père, pénétrer entièrement une -âme restée secrète pour la plupart des hommes. -Sa défiance s’était évanouie. Elle voulut que le -jeune poète connût mieux encore celui qu’il avait -admiré. Elle se mit à lui parler comme à un ami. -Elle lui conta toute la vie du colonel. Elle dit comment -la haine d’un misérable l’avait réduit à -l’oisiveté, brisant sa carrière et son cœur. Elle dit -sa longue agonie. Cyril l’écoutait en silence. Soudain, -les yeux de Laurence se remplirent de -larmes, un flot de sang empourpra ses joues :</p> - -<p>— Vous ne savez pas, dit-elle avec un sanglot, vous -ne savez pas que mon père s’est tué ?</p> - -<p>Pourquoi révélait-elle à un étranger ce tragique -secret ? Voulait-elle tenter une dernière expérience, -réclamer une fois encore un secours humain ? -Cédait-elle au désir de revoir, une fois encore, sur le -visage du poète, l’expression de pitié si profonde qui, -un jour, lui avait été douce ? Son attente ne fut pas -trompée. Son cri, son aveu firent pâlir Cyril, changeant -sa belle figure. Dans un mouvement d’irrésistible -affection, il lui saisit la main. Mais il ne disait -rien ; avant d’oser la plaindre, il prenait en lui sa -douleur, s’efforçait de souffrir ce qu’elle avait souffert. -Et il semblait défaillir d’émotion tandis qu’à -voix basse, entrecoupée, elle évoquait la mort de -Paul Dacellier.</p> - -<p>— Il n’y a pas de consolation pour moi, murmura-t-elle -en finissant son récit, vous devez le comprendre, -ni sur la terre, ni au delà.</p> - -<p>— Il y a Dieu pourtant, dit-il.</p> - -<p>Elle eut un rire désespéré.</p> - -<p>— Si je croyais en lui, je ne pourrais plus vivre, -s’écria-t-elle avec violence. Le Dieu des catholiques -est un juge implacable. Si j’admets son existence, je -dois croire que mon père est perdu pour l’éternité, -puisqu’il a enfreint le plus grand commandement -qui nous ait été donné, puisqu’il a commis l’acte de -révolte suprême.</p> - -<p>— Oui, mais dans un accès de délire, sans savoir -ce qu’il faisait, dit doucement Cyril. Qui pourrait -le condamner ? Vous ne songez pas assez à la miséricorde -de Dieu, à son amour pour nous. Nul ne -connaît le mystère de la dernière heure. C’est le -moment où la sollicitation divine se fait irrésistible. -J’imagine qu’alors l’âme est assistée par toutes les -prières des saints, des prêtres, des religieuses qui -l’aident à opérer sa réconciliation suprême et allègent -sa dette. D’ailleurs, elle n’est point vraiment -pauvre, si elle peut offrir pour son salut, à défaut -d’autres mérites, une grande douleur, et votre père -avait beaucoup souffert.</p> - -<p>— Sans résignation, sans amour, dans une perpétuelle -révolte, objecta Laurence.</p> - -<p>— Qu’en savez-vous ? reprit Cyril avec une autorité -grandissante. Il vous l’a dit peut-être. Mais quel -est le malheureux qui n’ait pas, pour la croix qui -l’accable, une certaine tendresse ? Presque tous les -infortunés, même lorsqu’ils se croient athées, souffrent -mystiquement, adorant, comme les chrétiens, -leur martyre. Vous-même, — il hésitait, car il ne -savait pas si elle pourrait le comprendre, — n’avez-vous -pas éprouvé, dans vos pires épreuves, une -certaine pitié pour les heureux ? Si cela était, vous -auriez, malgré vous, reconnu la sainteté de la douleur -et son utilité.</p> - -<p>Laurence était devenue toute pâle, car ces paroles -lui révélaient le mystère de son propre cœur. Jamais, -en effet, quelle que fût sa peine, elle n’avait envié -les heureux du monde ; au contraire, elle les plaignait. -Elle avait pitié de Juliane, de son frère, de -Gaston Noret. Il lui semblait évident qu’ils perdaient -leur vie puisqu’ils ne souffraient pas. Peut-être son -père avait-il partagé cette conviction. Peut-être sa -révolte apparente cachait-elle une sublime et secrète -résignation. Peut-être ses longs tourments l’avaient-ils -purifié, préparé à paraître devant son juge.</p> - -<p>Elle accueillit passionnément cette espérance, -s’étonnant que ce fût Cyril qui la lui rendît. Elle -observait curieusement cet inconnu qui la comprenait -mieux qu’un ami, cet être jeune qui semblait -savoir tant de choses. Elle demanda timidement :</p> - -<p>— Est-ce que vous avez la foi ?</p> - -<p>Il tressaillit. Son regard exprima tout à coup une -humilité déchirante.</p> - -<p>— J’espère la retrouver un jour tout à fait, murmura-t-il -tristement.</p> - -<p>Laurence se sentait extrêmement troublée. Ainsi la -religion catholique n’était point pour Cyril, comme -pour André Dacellier, Gaston Noret, tant d’autres, -une chose méprisable, un système insoutenable, -suranné, ridicule, bon tout au plus à bercer quelques -vieilles femmes. Il n’avait pas vécu cependant, -comme les Arêle, dans un milieu austère, soigneusement -fermé où les bruits du monde ne pénétraient -qu’assourdis. Il était trop jeune, trop ardent, trop -charmant, pour n’avoir pas subi le joug des passions -humaines. Elles l’avaient conduit sans doute à rejeter -les pratiques de la foi chrétienne, mais il semblait -le regretter amèrement. Son intelligence s’inclinait -devant le mystère infini et son âme était secrètement -dévorée par le désir de Dieu.</p> - -<p>Cette constatation causa à Laurence un bonheur -dont elle fut vivement surprise. Elle eût voulu interroger -plus longuement le jeune poète. Mais ils se -connaissaient trop peu pour pouvoir, sans manquer -de pudeur, continuer un entretien si grave. Cyril le -comprit. Il se leva, s’approcha de la bibliothèque, -examina les ouvrages qui s’y trouvaient et commença -d’interroger Laurence sur ses préférences. -Elle s’étonna bientôt de la ressemblance absolue de -leurs goûts. Parfois, il ouvrait un livre, y cherchait -une phrase ou un vers favori : c’étaient ceux qu’elle -admirait et relisait sans cesse. Elle achevait de -mémoire le passage qu’il lui citait. Et, pénétrés du -même plaisir, de la même émotion, ils se regardaient -avec des yeux exultants et ravis. Laurence -s’aperçut bientôt que la culture de Cyril était mille -fois plus étendue, plus complète que la sienne, elle -fut confondue et charmée, en mesurant l’abîme de -son ignorance. Lui, au contraire, s’émerveillait, -n’ayant jamais encore rencontré nulle femme -nourrie de poésie plus forte et plus sublime.</p> - -<p>— Je mets aujourd’hui toute ma bibliothèque à -votre disposition, dit-il en terminant le petit examen -qu’il venait de lui faire subir. Il faudra que je vous -fasse lire Dante, Agrippa d’Aubigné, Milton, toute -la Bible. Vous avez naturellement le goût des choses -éternelles et vous saurez comprendre et admirer ce -que j’aime.</p> - -<p>Laurence entrevit un avenir magnifique. Elle avait -l’esprit curieux, mais peu actif. Depuis des années, -privée de conseil, elle relisait toujours les mêmes -auteurs, tournait perpétuellement dans le même -cercle. Si vraiment Cyril voulait s’intéresser à -elle, s’il voulait la traiter comme une amie, il pourrait -la diriger, donner à son intelligence des aliments -nouveaux, lui révéler des chefs-d’œuvre trop longtemps -ignorés. Elle lirait pour lui, avec lui, et la -grande solitude intellectuelle dont elle souffrait -depuis si longtemps prendrait fin. Mais comme, -enivrée de cette espérance, elle considérait en silence -le jeune poète, elle fut tout à coup épouvantée de -sa beauté.</p> - -<p>Beauté merveilleuse en effet, à la fois charnelle et -spirituelle, expressive et charmante. Si ce visage, -privé de vie, eût été modelé dans le marbre ou la -pierre, la pure rectitude des traits, la splendeur du -front haut et noble, la ligne impétueuse de la chevelure -blonde rejetée en arrière auraient suffi à le -rendre admirable pour l’artiste le plus sévère. Aux -femmes, il devait plaire surtout par des attraits plus -périssables, par cette jeunesse resplendissante qui -colorait son teint pâle, et entr’ouvrait mollement, -sous la soyeuse moustache, la bouche ronde, gonflée, -voluptueuse, aisément souriante. Laurence admirait -surtout les belles narines palpitantes qui -prêtaient à cette physionomie, parfois trop souriante, -une expression de violence passionnée, d’emportement -presque sauvage. Pour les yeux, à la fois si -profonds et si tendres, souvent troublés, toujours -pleins de lumière, elle en pouvait à peine supporter -l’insoutenable éclat. Et triste, éblouie jusqu’à la consternation, -elle contemplait cette figure inoubliable.</p> - -<p>— Lui, mon ami ! songeait-elle, quelle folie ! Il -est trop beau. Il ne doit aimer que lui-même, -comme Lætitia. Elle aussi avait un abord extraordinairement -caressant et tendre. Cyril lui ressemble. -Il est plus intelligent qu’elle, mais sans doute aussi -perfide. Son regard ment. Sa bonté n’est qu’apparente. -Ses paroles les plus touchantes, les plus compatissantes -doivent lui être inspirées par un affreux -désir de plaire.</p> - -<p>Une défiance morose envahit son cœur. Elle se -souvint des nombreux services que son mari rendait -depuis des années à la famille de Clet et s’expliqua -ainsi l’attitude de Cyril. Les attentions dont il -l’avait comblée s’adressaient sans doute à M. Hecquin, -envers lequel il acquittait un devoir de politesse -et de reconnaissance. Cette pensée lui fut amère, -elle s’affligea de n’avoir pas su se défendre contre -cet étranger trop aimable. En lui parlant avec un -si grand abandon de son père, des livres qu’elle -aimait, elle venait de lui révéler sans pudeur toute -la misère de sa vie, toute l’ardeur de son âme. Il -fallait au plus tôt réparer cette faute.</p> - -<p>Cyril, qui venait de passer deux heures avec elle -dans une intimité charmante, la vit redevenir tout -à coup hostile et glacée. Habitué à vivre près -des femmes, connaissant leurs faiblesses et leurs -bizarreries, il comprit sans effort ce caractère -malheureux, se montra plus affable encore. En quittant -Laurence, il lui promit de revenir bientôt.</p> - -<p>— Inutile, dit-elle, inventant aussitôt un prétexte. -Je vais partir sans doute très prochainement pour -la Bretagne.</p> - -<p>— Ah ! tant mieux, dit-il affectueusement. Un -changement d’air vous était nécessaire et c’est toujours -à la nature qu’il faut demander force et consolation. -Mais, donnez-moi votre adresse, je vous -enverrai là-bas des livres qui vous plairont, j’en suis -sûr.</p> - -<p>— Je ne sais pas encore où j’irai, balbutia-t-elle, -j’hésite entre plusieurs plages.</p> - -<p>— Aussitôt que vous serez installée, envoyez-moi -un mot, insista Cyril.</p> - -<p>— J’écris peu, objecta-t-elle évasivement.</p> - -<p>— Eh bien ! M. Hecquin me donnera votre -adresse, reprit-il bonnement, et dès que vous serez -de retour, je reviendrai vous voir, si vous le permettez.</p> - -<p>Son engageante grâce n’eut point raison de Laurence. -Elle répondit avec une indifférence ennuyée :</p> - -<p>— Ce sera tout à fait comme vous voudrez.</p> - -<p>Il ne fut pas blessé de son impolitesse, au contraire, -il s’en amusa. Une gaîté soudaine brilla dans -son regard. Il ne put retenir un léger éclat de rire. -Et comme elle le regardait surprise, un peu -offensée :</p> - -<p>— Je ris de votre amabilité parfaite, expliqua-t-il -avec aisance, amabilité dont je n’ai encore rencontré -nul exemple et que l’on pourrait comparer justement -à celle d’une porte de prison. Vous êtes un -peu décourageante, ajouta-t-il très doucement.</p> - -<p>Alors, par un de ces revirements habituels à sa -nature impulsive, Laurence fut saisie d’une folle -colère contre elle-même. Elle se reprocha sa froideur, -comme elle s’était reproché sa confiance. Cyril -avait été bon et charmant. Spontanément, il -l’avait recherchée la sachant triste et solitaire. -Pourtant, sans raison, elle venait de refuser l’amitié -flatteuse qu’il semblait vouloir lui offrir ; elle l’avait -traité comme un importun, opposant à ses avances -un mépris injurieux.</p> - -<p>— Il ne faut pas m’en vouloir, dit-elle avec humilité. -Je serais désolée de vous avoir blessé.</p> - -<p>Sa bouche tremblait comme celle d’un enfant qui -va pleurer. Cyril s’empressa de la rassurer.</p> - -<p>— Blessé ! Nullement, chère madame. Vous n’êtes -pas d’un naturel aimable, mais je suis loin de vous -en faire un crime. J’aime assez les êtres farouches, -à condition qu’ils ne le soient pas trop pour moi.</p> - -<p>Elle lui tendit la main : son cœur s’épanouit.</p> - -<p>— Je vous enverrai mon adresse pour réparer mes -torts, dit-elle en riant. Et si vous voulez bien m’écrire -de temps à autre et, plus tard, venir me voir souvent, -vous me ferez le plus vif plaisir.</p> - -<p>— Ah ! mon Dieu, vous savez être exquise quand -vous le voulez. Je ne l’aurais pas cru, dit-il avec une -impertinence qui restait caressante.</p> - -<p>Son visage était si rayonnant que la jeune -femme supporta sa raillerie bénigne. Ils se séparèrent -enchantés l’un de l’autre.</p> - -<p>Laurence, qui, le matin, ne songeait nullement à -s’absenter, le soir même résolut d’accomplir les projets -de voyage dont elle avait par hasard entretenu -Cyril. Son cœur avait changé sans qu’elle sût pourquoi. -La terre ne lui paraissait plus déserte, ni la -mort enviable. La bienveillance de Cyril pour elle, -son charme, sa grâce la rattachaient au monde. Elle -voulait se soigner, chercher la paix, revivre.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">DEUXIÈME PARTIE</h2> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>I</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Vous vous êtes mépris sur moi -jusqu’ici. Comme vous, je vis de -pain, je sens le besoin, j’éprouve la -souffrance et j’ai besoin d’amis.</p> - -<p class="attr"><span class="sc">Shakespeare.</span></p> - -</blockquote> - -<p>Partie en Bretagne pour y passer l’été, Laurence -s’attarda durant plus de six mois sur une petite -plage voisine de Saint-Brieuc où la retinrent d’abord -la beauté de l’automne et, plus tard, les tempêtes -d’hiver. Elle ne s’ennuyait pas. Cyril, dès les premiers -jours, lui avait envoyé des livres. Sur sa -prière, il se chargea de lui fournir tous les ouvrages -qu’elle désirait, et cet échange régulier les obligeant -à s’écrire, lentement, insensiblement, dans la séparation -et l’absence, ils devinrent amis.</p> - -<p>Lorsque Laurence fut de retour à Paris, les de -Clet entreprirent de l’arracher à sa pesante solitude. -Ils lui témoignaient une affection empressée, un -inlassable dévouement. La savaient-ils fatiguée ou -souffrante, ils accouraient chez elle, s’efforçaient de -la distraire. Si M. Hecquin s’absentait, ils exigeaient -qu’elle vînt passer ses soirées chez eux, dans le -vieil hôtel baroque et charmant qu’ils habitaient -rue Notre-Dame-des-Champs. Ce voisinage facilitait -leurs relations et leur intimité grandit vite. Cyril -parlait quelquefois de l’amour, mais toujours avec -une immense amertume, et Laurence devina qu’une -grande passion déchirait sa vie. Sachant qu’il n’était -pas heureux, elle n’éprouvait plus nulle défiance -contre cet ami nouveau qui, bien que séduisant, -fait pour tous les triomphes, lui ressemblait -par la douleur. De son côté, Cyril s’attachait facilement -à toute âme tourmentée, à tout grand caractère, -et Laurence lui devenait chaque jour plus -chère. Il ne pouvait lire un livre émouvant sans -désirer le lui faire connaître ; il n’écrivait rien qu’il -ne lui soumît aussitôt. Mais elle, plus réservée, ne -parlait jamais d’elle-même, ni de ses mystérieux -travaux. A force de supplications, d’instances, d’importunités, -il obtint enfin qu’elle lui laissât lire ses -vers. A sa grande surprise, il les trouva beaux. -Comblée de joie par les éloges qu’il lui prodigua, -heureuse de penser qu’elle écrirait désormais pour -lui, Laurence décida de publier au plus tôt, à ses -frais, un premier livre. Cyril revit avec elle son -manuscrit. Comme elle avait sans cesse besoin de -le consulter, il venait, au grand scandale de Juliane, -la voir chaque jour à la fin de l’après-midi, et souvent, -Laurence, envoyant prévenir M<sup>me</sup> de Clet, le -retenait à dîner. Il s’asseyait en face d’elle, occupait -tout naturellement, semblait-il, la place du maître -de maison, désertée par son titulaire légitime.</p> - -<p>M. Hecquin, en effet, ne rentrait plus guère avant -dix heures du soir. Il se disait débordé d’occupations, -travaillait à son bureau longtemps encore -après le départ de ses employés, expédiant sur le -coin d’une table le repas que lui montait sa -concierge. Laurence appréciait fort ce mari peu -gênant qui, chaque soir, entrait dans son studio -au coup de dix heures, exact comme le coucou -saugrenu d’une horloge géante, l’embrassait sur -le front, lui souhaitait une nuit paisible puis, avec -un bâillement sonore, se retirait d’un pas automatique -et disparaissait de sa vie.</p> - -<p>Un soir, après le départ de Cyril, Laurence se mit -au travail avec une ardeur inusitée. Elle écrivait -fiévreusement, assise à sa table, entre une gerbe de -mimosas et un bouquet de roses sur lesquels elle -inclinait alternativement son visage. Parfois, elle -se levait, allumait une cigarette, arpentait la pièce -en relisant tout haut les vers qu’elle venait -d’achever. Comme elle errait ainsi de sa table -à la cheminée, cherchant une rime rebelle, son -regard s’arrêta sur la pendule. Les deux aiguilles, -rapprochées, confondues en une seule, marquaient -minuit. Etonnée de cette heure tardive, elle se -souvint tout à coup que son mari, ce soir-là, -n’était point venu l’embrasser comme de coutume. -Alors les chants passionnés, les rythmes bondissants -qui sonnaient dans son âme se turent, -elle n’entendit plus que le tic tac de la pendule. -Oppressée par un pressentiment lugubre, Laurence -s’élança dans l’antichambre. Le pardessus de -M. Hecquin ne pendait pas, comme de coutume, -au portemanteau ; les verrous et la chaîne de la -porte d’entrée qu’il assujettissait chaque soir -n’étaient pas fermés. La jeune femme courut vers -la chambre de son mari et la trouva vide. Elle -revint alors chez elle, cherchant une cause qui -pût expliquer cette absence. Elle n’en trouvait -qu’un seule vraiment plausible : la mort.</p> - -<p>Depuis quelque temps, en effet, M. Hecquin se -disait fatigué et Laurence avait souvent remarqué -la pesanteur de sa démarche, la pâleur plombée -de son teint. Elle se reprochait de n’avoir pas attaché -plus d’importance à ces symptômes, ni exigé de -son mari qu’il prît quelque repos. Elle l’imaginait -terrassé par une attaque, gisant à demi couché sur -le livre où il vérifiait des colonnes de chiffres. Peut-être, -au dernier moment, avait-il appelé faiblement -dans son bureau désert, sans que personne entendît -sa plainte. Et, sans doute, il avait songé qu’à cette -même heure sa femme, indifférente, lisait des vers -avec Cyril. Ah ! toujours elle s’était montrée pour -lui si froide, si dédaigneuse, que son souvenir -n’avait pu, à l’instant suprême, lui apporter nulle -douceur, nul réconfort. Désormais, il était trop tard -pour qu’elle réparât ses torts envers cet homme qui, -durant trois ans, avait vécu près d’elle, discret, bienveillant, -sans que jamais elle réchauffât d’une -parole affectueuse son cœur timide et méconnu.</p> - -<p>Laurence, toute la nuit, s’adressa les pires reproches. -A l’aube, son angoisse impuissante se changeant -peu à peu en torpeur, épuisée de fatigue, elle -s’endormit sur un fauteuil. Sa femme de chambre, en -entrant comme de coutume, à sept heures et demie -du matin, pour ouvrir les persiennes, la réveilla. -Tout de suite, elle bondit au téléphone et demanda -la communication avec la banque Hecquin. Les -employés n’étaient point encore arrivés : ce fut -la concierge qui répondit. L’inquiétude de la jeune -femme parut la surprendre. La veille, M. Hecquin -avait eu une journée fort agitée. Il n’était venu -qu’un instant le matin donner ses ordres à ses -employés. Puis il était parti précipitamment. -A huit heures du soir, une auto l’avait ramené -et attendu devant la porte, tandis qu’il montait -à son bureau. Il en était redescendu quelques -minutes après, portant une serviette et une -valise. La concierge avait pensé qu’il partait -en voyage. Cette explication semblait plausible. -M. Hecquin parlait, en effet, depuis quelque -temps, d’aller à Londres pour affaires. Mais Laurence -s’étonnait qu’il ne l’eût pas prévenue de son -départ et elle ne savait que penser. Dans son -désarroi, elle sentit le besoin de confier à un être -humain ses inquiétudes et courut chez son frère. -Surpris de la voir arriver à une heure aussi matinale, -Juliane et André s’amusèrent beaucoup de son -anxiété. Ces gens sensés considéraient le malheur, -l’accident, la mort même comme des faits assez -rares, presque invraisemblables, auxquels nul ne -devait croire que contraint par l’évidence. Ils refusèrent -donc d’admettre que l’absence de M. Hecquin -pût avoir une cause tragique. Néanmoins, André -promit de passer dans la matinée boulevard Haussmann -pour tâcher d’éclaircir le mystère qui tourmentait -Laurence. Celle-ci rentra chez elle, un peu -honteuse de ses vaines terreurs. Pour se détendre -des fatigués de la nuit, elle prit un bain, s’étendit -dans son lit, dormit un peu. Puis elle continua sa -toilette, déjeuna. Elle lisait, étendue sur son divan, -lorsque, vers trois heures de l’après-midi, André -entra dans la pièce.</p> - -<p>Il avait l’aspect d’un homme qui vient de fournir -une course épuisante pour échapper à la poursuite -d’ennemis acharnés. Son front ruisselait de sueur. -Ses cheveux, d’ordinaire séparés en une raie symétrique, -se hérissaient par mèches inégalés. Haletant, -il marcha sur sa sœur, la saisit aux poignets, -la fit lever et, la secouant avec violence, cherchant -vainement à rattraper sa respiration, il bégaya :</p> - -<p>— Combien as-tu confié à ton mari, dis… Quelle -somme… à peu près… sur toute ta fortune ?… -Allons, allons… réponds !…</p> - -<p>— Je ne sais pas, je ne sais rien, balbutia Laurence -abasourdie. Je ne m’occupais plus de mes -affaires. Je lui avais donné une procuration pour -ouvrir mon coffre et agir en mon nom.</p> - -<p>Alors, André la repoussa si brutalement qu’elle -faillit tomber :</p> - -<p>— Bon ! bon ! ricana-t-il, nous sommes tous f…, -tous ruinés ! Ma fortune et la tienne y passent. -Hecquin est en fuite… Faillite… Banqueroute… Je -n’ai plus rien… Ma femme !… Ma fille !…</p> - -<p>Cet homme, habituellement si flegmatique, semblait -à moitié fou. Il marchait dans la pièce d’un -air égaré, avec des exclamations confuses, des gestes -désordonnés. Parfois, il prenait sa tête à deux -mains, comme pour comprimer les pensées qui s’y -heurtaient douloureusement. Parfois, il tendait le -poing furieusement vers un ennemi imaginaire ou -éclatait d’un rire strident, terrible.</p> - -<p>Laurence, au contraire, demeurait parfaitement -calme. Elle n’éprouvait qu’une sensation d’immense -étonnement devant ce nouveau désastre auquel, -malgré ses efforts, elle ne comprenait rien encore. -Il lui fallut déployer une infinie patience pour -obtenir de son frère quelques explications précises. -Enfin, il dit ce qu’il savait.</p> - -<p>Arrivé le matin vers neuf heures boulevard Haussmann, -il avait trouvé les bureaux de M. Hecquin -occupés par la police qui posait les scellés, tandis -que les employés, consternés, remettaient leurs -pardessus, s’apprêtaient à se retirer. En questionnant -les uns et les autres, André avait appris la -banqueroute et la fuite de son beau-frère, accusé -d’escroquerie. Tout de suite, il s’était rendu chez -un avocat de ses amis. Les deux hommes, ensemble, -avaient couru tout Paris pour obtenir des renseignements -sur la situation de M. Hecquin. Elle était -absolument désespérée. Il s’agissait pour lui d’une -banqueroute frauduleuse, car il avait commis de -graves abus de confiance en détournant les dépôts -qui lui avaient été confiés. Le malheureux avait eu -beau jeu à prétexter un surcroît de travail. A la -vérité, si depuis plusieurs mois il rentrait si tard à -son domicile, c’est qu’il menait la vie d’une bête traquée. -Il ne faisait à la banque que des apparitions -hâtives et, tout le jour, fuyait ses créanciers, cherchait -en vain de l’argent. Enfin, la veille, deux -plaintes, émanant de ses plus riches clients, avaient -été déposées au parquet. S’il n’avait pu réussir dans -la nuit à gagner l’étranger, il devait être arrêté -dans les vingt-quatre heures et jeté en prison.</p> - -<p>Dans son inexpérience complète des affaires, -Laurence ne comprit qu’imparfaitement ce que son -frère lui expliquait. Cette inculpation d’escroquerie -contre son mari ne la faisait point douter de son -intégrité. Elle le crut victime d’un malentendu et -son cœur s’émut en songeant à cet homme qui, trop -timide, trop triste pour oser lui avouer sa détresse, -depuis des mois portait seul, sans aide, d’écrasants -soucis.</p> - -<p>— Ne puis-je empêcher ce désastre ? dit-elle. J’ai -beau être mariée sous le régime de la séparation de -biens, je n’en suis pas moins solidaire de ce malheureux. -S’il n’a point dilapidé toute ma fortune, mon -devoir est de la sacrifier pour désarmer ses créanciers, -pour lui permettre de se relever peut-être.</p> - -<p>André accueillit cette proposition avec enthousiasme.</p> - -<p>— Tu as raison ! s’écria-t-il. Allons tout de suite -à ton coffre pour voir ce qu’il te reste. Après tout, -ton mari a dû respecter ta fortune, il t’aimait. Tu -pourras peut-être, en fournissant une forte caution, -obtenir le retrait des plaintes. Hecquin n’est pas un -imbécile, il a de belles relations. Si on le laisse -libre, si on lui vient en aide, il est capable en -quelques mois de refaire sa fortune et la nôtre ; on -a vu des choses plus extraordinaires.</p> - -<p>Ce garçon, un moment abattu par le malheur, -retrouvait déjà son optimisme habituel. Dans l’auto -qui l’emmenait avec Laurence au Crédit universel, -il s’abandonna à l’espérance, en escomptant la réussite -du plan formé par sa sœur. Sa joie fut de -courte durée. A la banque, Laurence ne put descendre -à son coffre, sur lequel le parquet avait mis, -le matin même, opposition. Elle apprit seulement, -en faisant vérifier les bulletins d’entrée, que M. Hecquin -avait demandé l’accès du coffre peu de jours -auparavant.</p> - -<p>— Bon, c’est bien, le coffre est vide, point n’est -besoin d’y regarder, déclara André en sortant, la -tête basse, du Crédit universel. Comment Hecquin, -réduit aux abois, t’aurait-il laissé quelque chose ! -Ayant volé tous ses clients, pourquoi t’aurait-il -épargnée ?</p> - -<p>— Volé ! Je pense qu’il n’a jamais volé personne, -dit sévèrement Laurence, et je te prie de ne pas -employer de pareils termes devant moi.</p> - -<p>Car elle pardonnait sans effort à son mari et -trouvait généreux de défendre, à l’heure de l’infortune, -l’homme qu’elle n’avait pas aimé, mais dont -elle portait le nom. Trop abattu pour lui répondre, -André la reconduisit rue de Vaugirard. Il ne pouvait -se résoudre à rentrer chez lui, tant l’effrayait la -nécessité d’annoncer à Juliane le krach de la banque -Hecquin et leur ruine. Assis en face de Laurence, -qui réfléchissait tout en fumant force cigarettes, il -s’attardait auprès d’elle, avec le vague espoir que -le temps pourrait modifier sa situation et lui apporter -un soulagement inattendu. Un coup de sonnette -vint enfin l’arracher à sa torpeur et fut pour lui un -événement passionnément intéressant. Il leva la tête, -écouta les bruits qui venaient de l’antichambre. -Peut-être s’attendait-il à voir M. Hecquin apparaître, -triomphant, les bras chargés de titres et de billets -de banque. Laurence tressaillit comme son frère, car -l’heure approchait où Cyril avait coutume de lui -faire sa visite quotidienne.</p> - -<p>— André, demanda-t-elle à mi-voix, crois-tu que -les de Clet soient ruinés, eux aussi, tout à fait ?</p> - -<p>— Tout à fait ? comment le saurais-je ? Ils perdent -de l’argent comme tout le monde, c’est certain.</p> - -<p>Laurence détourna la tête. Un moment encore et -Cyril s’avancerait vers elle, gai, souriant, aimable, -et il faudrait que, détruisant sa joie du premier -regard, elle lui apprît un événement qui le réduisait -peut-être, lui et sa mère, à la plus complète misère. -Le cœur de Laurence battait à se rompre, au moment -où elle vit s’ouvrir la porte. Mais ce fut Juliane -qui entra, gracieuse et sereine dans une toilette -exquisément printanière.</p> - -<p>André s’était levé avec une sourde exclamation et, -tout tremblant, il reculait devant sa femme comme -devant le spectre du remords. Laurence, au contraire, -considérait sans aucune émotion sa belle-sœur. -Elle la croyait vraiment invulnérable et il lui -semblait évident que, même sous le coup du malheur, -cette froide poupée ne saurait cesser de -parader dans une attitude noble ou charmante.</p> - -<p>Déjà, pourtant, Juliane remarquait le trouble de -son mari. Elle lui posait mille questions, s’affolait -visiblement. Brusquement, le masque de la mondaine -tomba, laissant voir à nu l’âme faible, lâche, -mesquine, incapable de supporter la douleur. Lorsqu’elle -eut enfin compris, à travers les explications -embarrassées d’André, qu’il s’agissait pour elle d’une -ruine totale, elle s’abattit sur le divan, en proie à -une épouvantable crise de nerfs. Elle se roulait sur -les coussins avec des mouvements convulsifs, criait, -sanglotait, déchirait les dentelles de son corsage. -La correcte Juliane ne fut bientôt plus qu’une -pauvre épave humaine qui gémissait, les cheveux -épars, les vêtements en lambeaux, les yeux révulsés. -Laurence, qui jamais n’avait assisté à pareil spectacle, -ni soupçonné qu’on pût souffrir avec si peu de -dignité, la crut vraiment malade ; elle étendit la -main pour sonner sa femme de chambre et faire -venir un docteur. Mais Juliane, qui paraissait à -l’agonie, vit son geste. En un instant, elle fut debout -et, saisissant le bras de sa belle-sœur :</p> - -<p>— Non, non, n’appelez personne, bégaya-t-elle… -Il ne faut pas qu’on sache. Grand Dieu !… Sauvons -du moins les apparences.</p> - -<p>Laurence faillit éclater de rire, tant cette présence -d’esprit, succédant à un furieux délire, lui parut -comique.</p> - -<p>Juliane, cependant, n’était point calmée. Bientôt -toute sa douleur se changea en colère contre son -mari. Elle se mit à lui reprocher âprement leur -ruine, s’étonnant qu’il n’eût point prévu la banqueroute -de M. Hecquin.</p> - -<p>André subissait tête basse ses accusations véhémentes. -Laurence, cependant, tremblait de voir -arriver Cyril. Et comme elle ne se souciait pas de -le rendre témoin de ces scènes de famille, elle -s’éclipsa pour donner ordre à sa femme de chambre -de lui dire, s’il se présentait, qu’elle avait été forcée -de sortir, mais qu’elle le priait de repasser après le -dîner. Quand elle revint, Juliane et André se lamentaient -toujours, prenaient à témoin l’univers -qu’avant eux nul mortel n’avait subi pareille disgrâce. -Tout en écoutant distraitement leurs divagations, -Laurence évoquait son passé : la longue -agonie, la mort tragique de son père. Auprès de ce -qu’elle avait souffert alors, son malheur présent lui -semblait aisément acceptable. Elle regardait avec un -froid mépris ces deux êtres qui pleuraient si -amèrement leur fortune perdue.</p> - -<p>Si basse que fût leur douleur, ils souffraient -cependant. Laurence, se reprochant sa dureté, finit -par les prendre en pitié. Elle s’approcha de Juliane -pour lui offrir quelques consolations. Mais la -jeune femme, que le calme de sa belle-sœur humiliait, -lui imposa silence dès les premiers mots.</p> - -<p>— Epargnez-moi vos exhortations, dit-elle en -essuyant ses larmes avec rage. Naturellement tout -cela ne vous fait rien, à vous. Vous êtes une grande -âme, une âme héroïque, n’est-ce pas ? Vous méprisez -l’argent ? C’est facile à dire. Attendez la misère ! -Nous verrons ce que deviendra ce beau courage. -Folle que vous êtes ! Vous devriez pleurer des -larmes de sang, car vous n’êtes pas seulement ruinée, -mais déshonorée. Qui voudra jamais revenir dans -cette maison tarée ? Tous vos amis vous tourneront -le dos.</p> - -<p>— Bah ! dit Laurence en haussant les épaules, je -ne regretterai pas ceux qui agiront ainsi.</p> - -<p>Et elle songea : « Cyril me restera toujours ! » -Mais Juliane devina sa pensée et, découvrant le -point vulnérable où elle pouvait la blesser :</p> - -<p>— Comptez-vous sur les de Clet ? lui cria-t-elle. -Malheureuse, ils sont ruinés sans doute et par -votre mari ! Espérez-vous que l’amitié de Cyril -résiste à cette épreuve ? Non, non, vous ne le reverrez -jamais, soyez-en sûre. Il vous fuira d’autant plus -qu’il est le cousin de M. Hecquin. Jadis, c’était un -honneur ; maintenant, il s’empressera de renier, en -rompant avec vous, un lien de parenté vraiment -trop peu flatteur.</p> - -<p>— Vous ne connaissez pas Cyril, murmura Laurence -avec fierté.</p> - -<p>Pourtant sa voix vacillait, pleine de larmes ; son -regard mal assuré exprimait une détresse poignante. -Le coup avait porté. Pour la première fois depuis le -début de cette journée tragique, elle souffrait vraiment. -Juliane, un moment, savoura sa vengeance. -Mais toutes ces émotions précipitées, violentes, -l’avaient exténuée. Elle partit bientôt, faible, -dolente, soutenue par son mari, auquel elle avait -consenti enfin à pardonner. Laurence alors sonna sa -femme de chambre pour s’informer de Cyril. Il -s’était présenté, un quart d’heure auparavant, -mais il dînait en ville et ne pourrait revenir -le soir comme elle l’en avait fait prier. La jeune -femme désirait vivement qu’il n’apprît pas par -d’autres que par elle, la fuite de M. Hecquin. -Un instant elle voulut se rendre chez M<sup>me</sup> de Clet -et, en l’absence de son fils, lui révéler la vérité. -Puis elle comprit que Cyril seul pourrait adoucir -pour sa mère un coup si cruel. D’ailleurs, rien -ne pressait. Elle pouvait, sans manquer à l’honneur, -accorder quelques heures de grâce à ces -deux êtres qui lui étaient si chers. Cette nuit, du -moins, ils dormiraient tranquilles, heureux encore. -Laurence songeait à eux avec une tendresse extrême, -une infinie pitié. Sa propre infortune l’occupait peu. -Mal préparée à la pauvreté, elle se reconnaissait à -peu près incapable de gagner sa vie. Mais sa maison -de Sedan lui restait. Elle savait qu’Ursule, instruite -de sa gêne, ne consentirait plus à l’habiter. -Cette demeure vaste et commode se louerait sans -doute assez bien et son loyer suffirait à assurer sa -vie. Elle ne pensait pas que la nécessité de réduire -ses dépenses pût lui sembler pénible. Elle s’imagina -dans une pièce étroite et triste, mal éclairée, mal -chauffée, et il lui parut évident qu’elle pourrait y -vivre résignée, heureuse encore, pourvu que Cyril -vînt la voir quelquefois.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>II</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Allons, allons, c’était bien le -traître le plus caché, le plus abrité -qui vécût jamais.</p> - -<p class="attr"><span class="sc">Shakespeare.</span></p> - -</blockquote> - -<p>— Allons, il faudra que je prenne peu à peu -l’habitude de la pauvreté, songeait Laurence, le lendemain, -en considérant le plateau d’argent que sa -femme de chambre venait de poser sur la table et -que, tout de suite, elle résolut de vendre.</p> - -<p>Elle savoura son thé avec un plaisir mêlé de -regrets, car, n’ayant aucune idée exacte de la valeur -des choses, elle s’imaginait qu’il lui faudrait bientôt -renoncer à ce breuvage, probablement trop dispendieux. -La perspective de ce sacrifice n’ébranla -pas sa fermeté. Pour s’exercer à l’ascétisme, elle ne -but même que deux tasses au lieu de trois.</p> - -<p>Son déjeuner fini, elle se leva et s’habilla en hâte, -car elle attendait André qui vint la chercher de -bonne heure pour la conduire chez son avocat : -M<sup>e</sup> Minne.</p> - -<p>Celui-ci, depuis la veille, avait obtenu de nouveaux -renseignements sur la situation de M. Hecquin. -Il apprit à Laurence que son passif dépassait -six millions. L’actif semblait nul et les créanciers -ne recevraient probablement aucun dédommagement.</p> - -<p>— Il paraît évident, ajouta M<sup>e</sup> Minne, que M. Hecquin -a pu gagner l’étranger, puisqu’il reste -introuvable. De cela seulement, madame, vous -pouvez vous réjouir. Car les fautes qu’il a commises -relèvent de la cour d’assises et l’enverraient au -bagne s’il venait à être arrêté.</p> - -<p>Malgré cette assertion, Laurence s’abstint encore -de condamner son mari, tant il lui semblait lâche -d’accabler un être tombé dans un tel déshonneur. -Elle murmura tristement :</p> - -<p>— Mais enfin, maître, que s’est-il passé ? Expliquez-moi -comment cet homme honnête, bon et droit, -dont la vie jusqu’alors obéissait aux plus sévères -principes, a pu, en quelques mois, devenir cet escroc -sans scrupule, tromper, dépouiller ses clients, moi-même, -et garder devant tous cet air tranquille qui -ne laissait rien deviner ?</p> - -<p>M<sup>e</sup> Minne considéra sa cliente avec une pitié un -peu railleuse :</p> - -<p>— Il n’y a qu’une chose, dit-il, vraiment inexplicable, -fabuleuse, c’est que vous, votre frère et tant -d’autres, vous ignoriez si absolument le passé de -M. Hecquin, quand un jour m’a suffi pour le connaître.</p> - -<p>Et l’avocat raconta une longue histoire. Elle commençait -d’une façon toute simple. Fils d’un huissier -de Nancy, M. Hecquin offrit dans sa jeunesse -l’exemple de toutes les vertus. Rangé, économe, travailleur, -il fit à Paris de sérieuses études de droit -et entra comme représentant dans une grande maison -d’assurances. Au cours d’une tournée d’inspection -en province, il sut plaire à la fille unique d’un -gros commerçant de Lille et l’épousa. La dot de sa -femme, l’héritage de ses parents, qui moururent peu -après son mariage, lui constituaient une fortune suffisante. -Il quitta sa maison d’assurances, fonda un -journal financier et se jeta dans la spéculation. Doué -d’un esprit rusé, audacieux, mais borné, il n’avait -en aucune façon le génie des affaires. Ses succès -furent toujours éphémères et suivis de revers. Mais -il eut l’adresse de se faire adorer de sa femme dont -l’attachement le sauva. Les parents de cette malheureuse, -ne pouvant la décider au divorce, et toujours -désarmés par ses larmes, payèrent inlassablement les -dettes de leur gendre, réparèrent ses fautes, jusqu’au -jour où M<sup>me</sup> Hecquin mourut de chagrin, -en laissant à sa famille la charge d’élever son fils.</p> - -<p>Ruiné, abandonné de ceux qui l’avaient soutenu -jusqu’alors, M. Hecquin ne perdit pas courage. Par -un coup de chance inouï, il réussit à capter la confiance -de la baronne Tershau, veuve du richissime -banquier juif. Il devint son intendant, reçut la direction -de toutes ses affaires et, n’ayant à redouter aucun -contrôle, puisa sans scrupule dans cette immense -fortune pour satisfaire sa passion du jeu. Après dix -ans d’aveuglement, la baronne, avertie par des délations -de plus en plus nombreuses, de plus en plus -précises, s’aperçut enfin que son précieux intendant -lui avait volé plus d’un million. Désarmée par -les supplications du misérable, elle n’eut pas le courage -de le livrer à la justice et se contenta de le -renvoyer. Le fils de M. Hecquin, qui venait de se -marier, connut les causes de cette rupture. C’est -alors qu’indigné de l’improbité de son père et redoutant -une catastrophe plus irréparable, il voulut lui -faire donner un conseil judiciaire. De là datait l’inimitié -des deux hommes. M. Hecquin se défendit avec -une telle adresse qu’il parvint à faire débouter son -fils de sa demande et conserva toute sa liberté d’action. -Peu après, il retrouva de nouvelles dupes. Il -put fonder sa maison de banque, connut des -périodes de succès éclatants, suivies de revers non -moins complets. Trois ans auparavant, il traversait -une terrible crise et, dans tous les milieux financiers, -on le considérait comme un homme perdu, lorsqu’on -apprit avec stupeur qu’il allait épouser une jeune -fille appartenant à une famille parfaitement honorable, -pourvue d’une fortune solide. Cette nouvelle -remonta son crédit. Il reparut à la Bourse, mais ce -ne fut qu’un an après son mariage qu’il se remit à -tenter de grosses spéculations.</p> - -<p>— Naturellement, s’écria Laurence, en interrompant -M<sup>e</sup> Minne, cette rentrée en scène coïncide -avec le moment où, après la mort de mon père, il -m’arracha une procuration générale qui lui laissait -la libre disposition de ma fortune.</p> - -<p>Elle comprenait enfin pourquoi M. Hecquin l’avait -recherchée, sans se laisser rebuter, ni par la défiance -non dissimulée de son père, ni par son indifférence, -ni par le contrat injurieux qu’on lui avait imposé. -Elle s’expliquait aussi l’attitude de cet époux débonnaire, -lorsqu’elle avait refusé et à jamais d’être sa -femme. Pour accepter tant d’affronts et d’humiliations, -il fallait que le plus lâche amour ou la plus -sombre cupidité eût étouffé en lui tout orgueil, toute -dignité même. Laurence, qui s’était étonnée parfois -de cette patience surhumaine, faute de pouvoir -soupçonner la duplicité de son mari, avait admis -l’hypothèse du fol amour. Cette chimère lui parut -tout à coup si fabuleuse, si burlesque, qu’elle ne put -s’empêcher de rire. M<sup>e</sup> Minne et André se regardèrent, -effarés de la voir accepter si gaîment sa tragique -mésaventure.</p> - -<p>— Allons, déclara-t-elle paisiblement sans remarquer -leur surprise, je ne me croyais pas encore si -parfaitement stupide et je me suis laissée vraiment -jouer comme une enfant. Mais tant mieux, tout est -bien ainsi.</p> - -<p>La découverte qu’elle venait de faire lui causait -en effet une véritable satisfaction. La conduite de -M. Hecquin, ses forfaits prémédités, justifiaient enfin -l’instinctive aversion qu’il lui inspirait et qu’elle -s’était tant de fois reprochée. Le masque bienveillant -que ce mystérieux personnage avait si longtemps -porté devant elle venait de tomber, découvrant la -face répulsive de l’hypocrite sans pitié ni remords. -Mais du moins, maintenant, elle pouvait sans lâcheté -le renier, séparer sa cause de la sienne. Quelle que -fût à présent la destinée de cet homme, elle était -envers lui libre de toute dette, affranchie de tout -scrupule.</p> - -<p>En rentrant chez elle, Laurence trouva une lettre -qui portait le timbre de Paris et dont l’adresse, -tracée par une main étrangère, ne lui rappelait rien. -Comme elle l’ouvrait distraitement, elle reconnut -avec stupeur sur les feuillets qui s’en échappèrent -l’écriture régulière et serrée de M. Hecquin.</p> - -<p>La lettre, datée de l’avant-veille, commençait par -une formule de mélodrame :</p> - -<p>« Quand vous recevrez ces lignes, tout sera fini -pour moi, je paierai ma dette à la société ou si, -comme je puis encore l’espérer, mon fils, pour sauver -l’honneur de son nom, veut bien m’avancer quelque -argent et favoriser ma fuite, je mangerai seul, à -jamais, l’amer pain de l’exil. »</p> - -<p>A cet exorde succédait un long plaidoyer dans -lequel M. Hecquin rejetait pompeusement la responsabilité -de ses fautes sur les hommes, sur les événements, -sur la fatalité. Il implorait cependant en -quelques phrases rapides le pardon de sa femme. -Puis, cette formalité remplie, tout aussitôt, redressant -la tête, il prenait un ton venimeux, accusateur -et presque triomphant :</p> - -<p>« Si quelque chose pouvait adoucir, écrivait-il, -l’amertume de mes remords à votre endroit, c’est la -certitude où je suis que, même si vous ne m’aviez -pas épousé, vous n’auriez pu conserver votre fortune. -Votre prodigalité, votre ignorance absolue de la -valeur de l’argent vous eussent de toutes façons -conduite à la ruine où vient de vous entraîner ma -mauvaise chance. Peut-être puis-je espérer que ce -désastre aura sur vous une influence heureuse, corrigera, -il en est temps, votre effrayante légèreté. -Vous comprendrez enfin que le but de la vie n’est -point de lire des vers avec des jeunes gens, de -fumer des cigarettes ou d’écrire toute la nuit vos -rêveries de jeune névrosée. Cette existence scandaleuse -et déréglée va finir. Vous reconnaîtrez peu à -peu la nécessité de l’économie, le mérite du travail -et peut-être, un jour, penserez-vous sans trop d’amertume -au malheureux qui vous aura appris, durement -il est vrai, la sagesse. »</p> - -<p>Laurence, abasourdie, croyait rêver. C’était vraiment -le monde renversé. Le voleur reprochait à sa -victime ses dépenses. Le malfaiteur se posait en pontife, -en apôtre de la vertu. Plus elle relisait cette -lettre insolente, plus elle y discernait l’accent de la -vengeance. Et soudain, elle comprit toute la vérité : -M. Hecquin la haïssait.</p> - -<p>Ah ! sans doute, elle avait été pour lui une dupe -naïve et facile à tromper. Pourtant, contraint par -prudence d’accepter le contrat imposé par le colonel -Dacellier, il avait dû attendre plus d’un an, au milieu -des plus vives angoisses, la fortune convoitée. Pour -capter sa confiance, il s’était plié au plus patient -esclavage, respectant toutes ses volontés, approuvant -servilement tous ses caprices. Il ne pouvait lui pardonner -ces longs retards, ces humiliations. Mais il la -détestait surtout à cause de ses dépenses, à cause de -cet argent si précieux qu’elle lui reprenait par lambeaux -et employait à ses plaisirs. Que de fois, à la -veille d’une échéance difficile, n’avait-il pas dû la -maudire lorsque, lui montrant son tiroir vide, elle -réclamait pour le lendemain une somme importante, -s’étonnant qu’il la lui fît toujours attendre. Et la jeune -femme se rappelait avec un frisson d’épouvante certains -regards que parfois il attachait sur elle quand -il lui remettait enfin une liasse de billets de banque, -regards mornes, presque vitreux, qui s’efforçaient -de ne rien exprimer, où couvaient cependant, elle -s’en rendait compte à présent, une inexorable rancune -et, peut-être, le désir aveugle du meurtre. Mais -comme elle repassait ainsi, en frémissant d’une terreur -rétrospective, sa vie commune avec ce monstre, -on annonça M<sup>me</sup> Heller.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>III</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Un homme qui nous est fidèle -dans l’adversité est plus doux à -voir que, sur la mer, la sérénité -du ciel aux marins.</p> - -<p class="attr"><span class="sc">Euripide.</span></p> - -</blockquote> - -<p>Les natures basses et vulgaires ne savent pas supporter -le malheur avec simplicité. Instinctivement, -la visiteuse avait adopté l’attitude d’une mauvaise -actrice, jouant le dernier acte d’une tragédie. Elle -s’avançait d’un pas chancelant, en s’appuyant à tous -les meubles. Sa main gauche était posée pathétiquement -sur son cœur. Sa main droite brandissait un -journal déployé qu’elle tendit à Laurence. Celle-ci -y lut d’un regard le court entrefilet qui annonçait la -banqueroute frauduleuse et la fuite de son mari. Sa -première pensée fut pour Cyril. Elle le plaignait et -tremblait qu’il ne lui en voulût de son silence involontaire, -maintenant qu’il savait tout, et non par elle. -M<sup>me</sup> Heller n’eut point pitié de sa consternation.</p> - -<p>— Gardez ce journal, malheureuse, s’écria-t-elle -avec éclat en s’effondrant dans un fauteuil, gardez-le -et souvenez-vous que j’y ai trouvé mon arrêt de -mort. Ah ! Dieu ! Je l’ai ouvert tout à l’heure dans le -métro, sans défiance. Quel coup de massue ! J’ai -failli tomber foudroyée. Faites-moi apporter un -grog, si les caves de votre époux ne sont pas vides -comme sa caisse. Plus vite !</p> - -<p>Elle n’eût pas donné un ordre à un chien sur un -ton plus impérieux, plus offensant. Pourtant, Laurence -obéit sans mot dire et sonna sa femme de -chambre. Elle ne comprenait pas bien pourquoi -M<sup>me</sup> Heller la traitait si durement, mais elle sentait -que cette femme était devenue sa mortelle ennemie -et, abattue par ce nouveau chagrin, elle acceptait -l’injure, l’affront comme le seul pain qui lui fût -désormais accordé. Lætitia, cependant, continuant -sa comédie, soupirait à fendre l’âme, feignait de -se trouver mal. Puis, ayant dégusté d’un air mourant -le grog qu’elle avait demandé, elle reprit des forces. -Son regard éteint redevint dur et menaçant.</p> - -<p>— Et maintenant, ma petite, dit-elle en se rapprochant -de Laurence comme pour épier de plus près -sa physionomie, vous allez me dire où est votre -honorable époux.</p> - -<p>— Je l’ignore, madame, répondit Laurence avec -calme, bien que son cœur battît à l’étouffer. Voilà -tout ce que je sais de lui.</p> - -<p>Elle tendit à son interlocutrice la lettre qu’elle -venait de recevoir. M<sup>me</sup> Heller s’en saisit avidement -et la lut, d’abord avec un air de surprise, puis avec -un méchant sourire.</p> - -<p>— Cette lettre a été concertée entre votre mari et -vous, dit-elle d’un ton sentencieux, c’est trop clair ! -Elle vous permet de vous poser en victime et vous -sert de sauvegarde. Mais je ne me laisserai pas -prendre à ce grossier subterfuge. Comment croire -que M. Hecquin ait pu vous tromper, vous rouler, -comme il s’en vante ? Comment admettre que vous -n’ayez rien deviné, au moins durant les derniers -jours ? Acculé à un tel désastre, il devait, dans l’intimité, -trahir ses préoccupations. Un mari ne peut -rien cacher à sa femme, surtout quand il est vieux -et qu’elle est jeune.</p> - -<p>— Vraiment, je n’ai rien remarqué, rien compris, -affirma doucement Laurence. Ses affaires ne m’intéressaient -pas, et lui moins encore. Mon mari, dites-vous. -Oh ! il l’était si peu !</p> - -<p>Et elle dévoila naïvement à sa visiteuse tout le -mystère de sa vie conjugale. M<sup>me</sup> Heller, dès les premiers -mots, l’interrompit :</p> - -<p>— Non, vraiment, dit-elle, non, mon cher petit !</p> - -<p>Elle continuait d’employer par habitude les termes -caressants dont elle se servait d’ordinaire mais qui, -prononcés sur un ton de raillerie féroce, avaient la -dureté d’un soufflet :</p> - -<p>— Non, je vous en prie ! Quand vous écrirez un -roman, vous pourrez présenter à vos lecteurs un -ménage vivant en frère et sœur. Vous aurez du -succès parmi les jeunes filles. Mais n’essayez pas de -me faire avaler à moi une pareille fable. Oh ! grand -Dieu ! je connais l’homme, je sais ce qu’est la vie, -je sais ce qu’est l’amour, je sais ce qu’est le mariage !</p> - -<p>Il n’y avait rien à dire à cette femme, si convaincue -de son infaillibilité. Laurence, d’ailleurs, comprenait -à quel point son indifférence absolue pour son mari -et toute l’histoire de leur vie commune, si profondément -séparée, devaient paraître incroyables. Pourtant, -il fallait bien s’en tenir à la vérité, affirmer que -jamais elle n’avait posé une question à M. Hecquin -sur ses affaires, qu’il s’était enfui de chez elle avant -qu’elle eût rien soupçonné. M<sup>me</sup> Heller en l’écoutant -frémissait de rage. Elle lui fit subir un long et cruel -interrogatoire, la pressant de questions, lui tendant -mille pièges pour la forcer à se contredire. Enfin, -ne pouvant obtenir d’elle l’aveu qu’elle sollicitait, -elle se leva avec fracas, renversant son siège. Sa -colère, longtemps contenue, éclata, terrible.</p> - -<p>— Savez-vous combien je perds ? vociférait-elle. -Quatre cent mille francs, le prix de mon hôtel ! -M. Hecquin me donnait d’excellents conseils et, peu -à peu, tous mes capitaux ont passé dans ses mains. -Le mois dernier encore, je lui ai remis cinquante -mille francs. Vous connaissiez alors certainement -l’état de ses affaires, mais vous ne m’avez pas -avertie, et pour cause. On sait ce qui se passe en des -cas pareils. La femme, étant prévenue la première, -passe la première à la caisse. Elle pleure, crie, -menace. Le mari, pour qu’elle ne le dénonce pas, -donne tout l’argent dont il peut disposer ; chaque -jour elle lui arrache un nouveau remboursement, -aux dépens même de ses meilleurs amis. Allons, -avouez que j’ai deviné juste. Avouez donc ! Oh ! vous -me rembourserez, je saurai bien vous y contraindre !</p> - -<p>Laurence écoutait sans colère cette furie. Détournant -les yeux de ce visage crispé dans la grimace -de la haine, elle évoquait la brillante figure qui -avait captivé sa jeunesse. Par respect pour son -ancien amour, elle négligeait de se défendre. Surprise -de pouvoir conserver tant de calme sous de -telles insultes, elle s’y crut insensible. Ce fut seulement -quand M<sup>me</sup> Heller l’eut quittée qu’elle sentit sa -blessure. La trahison de M. Hecquin, quoique plus -criminelle, lui avait fait moins de mal, ayant changé -sa vie sans atteindre son cœur. Mais bien qu’elle fût -fort détachée de sa chère Lætitia, Laurence conservait -à son égard une secrète faiblesse et s’en croyait -aimée. La conduite de cette ancienne amie la laissait -inconsolable. Elle se retira dans sa chambre et, bien -qu’il fût à peine six heures, s’apprêta à se mettre -au lit. Elle se sentait horriblement délaissée et -comme condamnée à l’opprobre, au mépris du -monde entier. Nulle amitié, sans doute, si forte -qu’elle parût, n’était à l’épreuve d’une perte d’argent. -Ce malheur avilissait, affolait toutes les âmes, les -entraînait à commettre les pires lâchetés. Le vrai -coupable absent, il fallait que ses créanciers trouvassent -une victime qui pût répondre pour lui, -souffrir pour lui, être humiliée jusqu’à la mort. -C’était là maintenant le rôle de Laurence. Affaiblie -par les déceptions de la journée, elle n’osait plus -espérer trouver grâce devant personne. Après M. Hecquin, -après M<sup>me</sup> Heller, d’autres amis, les meilleurs -peut-être, la trahiraient. Elle évitait de prononcer le -nom qui lui sonnait dans le cœur avec la persistance -d’un glas. Mais, comme elle s’efforçait de l’oublier, -sa femme de chambre vint lui dire que Cyril insistait -pour qu’elle voulût bien le recevoir.</p> - -<p>Cette nouvelle fut pour Laurence le coup de grâce. -Elle ne trouva plus dans son âme une parcelle de -courage pour supporter encore les tortures d’une -entrevue avec Cyril. Cédant à un mouvement de -lâcheté panique, elle chercha tout d’abord un prétexte -qui lui permît de remettre au lendemain toute explication. -Mais puisque tôt ou tard il lui faudrait subir -cette douleur inévitable, nul repos ne lui serait -accordé tant qu’elle ne l’aurait pas soufferte. Mieux -valait en finir au plus vite, perdre dans un même -jour tous ses amis. Elle reprit les vêtements qu’elle -avait quittés, et s’efforça de rattacher ses cheveux -dénoués. Elle dut cinq ou six fois recommencer sa -coiffure. A tout instant, le cœur lui manquait en songeant -à celui qui l’attendait. Elle savait bien qu’il -lui épargnerait les insultes directes dont M<sup>me</sup> Heller -l’avait accablée. Mais déjà il l’avait jugée et -probablement condamnée. Il venait pour savoir si -elle était vraiment ruinée, ce qu’on pouvait attendre -d’elle. Il lui parlerait poliment, mais avec une -défiance prudente. Il l’étudierait d’un regard chargé -de soupçons. A cette pensée, elle se sentait saisie d’une -douleur sans nom. Enfin, elle eut raison de sa -faiblesse et rien ne trahissait son angoisse et sa peur -lorsqu’elle entra au salon avec une expression -de dignité calme et de sévérité glaciale. Sachant -pourtant combien sa fermeté restait précaire, elle -regarda seulement Cyril à l’épaule, évitant son -visage. Mais tout de suite il courut à sa rencontre et -lui saisit les mains :</p> - -<p>— Oh ! Laurence ! ma pauvre Laurence, s’écria-t-il -d’une voix qui tremblait d’émotion.</p> - -<p>Et, se penchant sur elle, il l’embrassa.</p> - -<p>Laurence ne s’était préparée qu’aux plus durs -affronts. La douceur de cet accueil, succédant à la -certitude d’un universel abandon, lui enleva tout son -courage. Elle plia sous cette joie inattendue. Ses -larmes débordèrent : elle s’abattit sur son divan, la -tête dans ses mains. Cyril, penché sur elle, lui parlait -avec un accent d’ineffable pitié. Le sens de ses -paroles lui échappait, mais sa voix lui coulait sur -le cœur comme une eau divinement fraîche. Bientôt, -elle cessa de pleurer, saisie par le désir de revoir son -visage. Lorsqu’elle l’eût contemplé un moment, -elle se calma, demeura immobile, oubliant sa peine -dans un muet enchantement, car nulle expression -de colère, de rancune ou de défiance n’assombrissait -cette physionomie altérée, mais toujours noble et -tendre. Le regard que le jeune homme attachait sur -elle était bien celui d’un ami.</p> - -<p>— Oh ! Cyril, gémit-elle, ce n’est pas ma faute. Je -ne savais pas… Je n’ai rien soupçonné… jamais… -jamais. Avant-hier, lorsque mon mari m’a quittée, -j’ignorais tout encore, cela, je vous le jure.</p> - -<p>Il l’interrompit avec une sorte de colère.</p> - -<p>— Allons, vous êtes folle ! Ai-je besoin de ce serment ? -Naturellement, les affaires de M. Hecquin -vous étaient aussi étrangères que l’astronomie. Vous -viviez près de lui, mais à cent lieues de lui. Jamais -ménage ne fut plus séparé que le vôtre. Je comprends -ce qui s’est passé et je n’ai que faire de vos -explications.</p> - -<p>— Ne me trompez pas, dit Laurence amèrement. -Si vous devez me condamner un jour, que ce soit -tout de suite. Je dois vous l’avouer : d’autres m’ont -accusée et m’accuseront encore des pires infamies. -Déjà, je passe pour avoir été la complice de mon -mari. Oh ! j’ai été durement jugée par une femme -qui était cependant ma plus ancienne amie !</p> - -<p>— Mais entre nous, Laurence, il n’y a pas de -trahison ni de malentendu possible, reprit Cyril. Je -vous connais comme je connais mon âme, et cela -dès le premier jour où je vous ai vue. Au contraire, -cet homme… mon cousin… est toujours resté pour -moi impénétrable, indéchiffrable. Qu’était-il ? Même -à présent, je ne le comprends pas.</p> - -<p>Comme Laurence, dans les premiers moments, -Cyril n’osait pas juger M. Hecquin. Il croyait lui -devoir quelque reconnaissance. En effet, sur un -capital de vingt mille francs, somme dérisoire pour -un spéculateur de cette envergure, le banquier versait -depuis des années, à son jeune cousin, des intérêts -prodigieux. Grâce à lui, le jeune homme, -affranchi de tout souci pécuniaire, avait pu suivre -librement sa vocation littéraire. Il pensait que cet -homme, égaré jusqu’au crime par la passion du jeu, -l’avait aimé pourtant et lui voulait du bien. Laurence -ne pouvait partager ses illusions. Elle comprenait -aisément l’intérêt qui poussait son mari à -s’acquérir la reconnaissance des de Clet. Dans -l’odieuse comédie qu’il jouait, il leur réservait à leur -insu un rôle de premier plan. Leur nom respecté, -leur honorabilité connue lui servaient de sauvegarde. -Lorsqu’il cherchait à attirer dans ses filets quelque -nouvelle dupe, il se targuait à propos d’une parenté -flatteuse. Et ceux qu’inquiétaient ses discours obscurs -accordaient leur confiance au cousin de la comtesse -de Clet. Laurence expliqua longuement à Cyril le -caractère de M. Hecquin. Elle lui dévoila son passé, -lui raconta sa vie, ses forfaits. Le jeune homme -écoutait, stupéfait. Elle dut, pour le convaincre, lui -montrer l’impudente lettre qu’elle avait reçue du -misérable. Il put à peine en achever la lecture. La -perfidie que révélait chaque ligne du texte lui arrachait -des exclamations d’horreur. Il jeta enfin sur la -table les papiers que sa main convulsive avait failli -mille fois mettre en pièces.</p> - -<p>— Oh ! Laurence ! je rêve, n’est-ce pas, s’écria-t-il, -il n’a pas pu vous haïr à ce point ! Sa conduite -envers vous dépasse toute imagination. De grâce, -oubliez cela tout de suite, c’est trop horrible !</p> - -<p>Pressant les mains de la jeune femme, il la -regardait d’un air suppliant et semblait presque lui -demander pardon de tout le mal qu’un autre lui -avait fait sans qu’il pût l’empêcher. Elle sourit doucement :</p> - -<p>— Je n’y pense déjà plus, dit-elle. Une telle -trahison eût été terrible pour moi si j’avais aimé -cet homme. Autrement, peu importe. Les douleurs -de l’amour trompé sont les seules qui me paraissent -redoutables.</p> - -<p>— Il y en a d’autres pourtant, murmura Cyril, -vous ne savez pas encore ce qu’est la ruine, vous -ne connaissez pas les maux quotidiens, si mesquins -et pourtant si cruels qu’elle nous contraint de -subir. Cette ignorance est le seul bien qui vous -reste, mais non point pour longtemps.</p> - -<p>Il semblait infiniment triste, et Laurence ne pouvait -détacher les yeux de ce visage, où, dans le crépuscule -qui tombait, la douleur croissait lentement -comme une lumière spirituelle, plus vive, plus belle -que celle du jour.</p> - -<p>— Cyril, souffrez-vous beaucoup ? demanda-t-elle -avec un respect timide. Tout cela pour vous est-il -irréparable ?</p> - -<p>Il était trop simple, trop candide pour songer à -dissimuler ses tourments :</p> - -<p>— Voyez-vous, dit-il, on voudrait pouvoir mépriser -une perte d’argent, pour moi c’est un profond -malheur et qui va changer toute ma vie. Il ne nous -reste qu’une maison à Dijon et une ferme en Bourgogne, -à peu près sans valeur. Si j’étais seul, j’accepterais -sans révolte la gêne, la misère même, -mais la pensée de maman me déchire. Toujours, -lorsque j’étais enfant, je l’ai vue, harcelée de soucis -d’argent, travailler, lutter pour moi, sans aucun -repos. J’aurais voulu qu’après une telle jeunesse elle -eût du moins une vieillesse heureuse ! Oh ! je m’arrangerai -pour qu’elle n’ait à souffrir de rien. Par -exemple, il faudra me consacrer corps et âme au -journalisme, ou peut-être chercher en dehors des -lettres une situation lucrative.</p> - -<p>— Cyril, vous n’y pensez pas !</p> - -<p>Laurence s’était levée toute droite dans son émotion -et, retombant aussitôt à sa place, elle s’écria -désespérément :</p> - -<p>— Ce n’est pas possible, Cyril, ce serait un crime ! -Vous ne pouvez pas briser ainsi votre carrière, vous -détourner de votre voie, employer à de basses -besognes les dons qui sont en vous. Vous n’avez pas -le droit, Dieu vous ayant créé poète, de devenir un -marchand ou un fonctionnaire !</p> - -<p>Il sourit avec mélancolie.</p> - -<p>— Je ne le ferai, croyez-le, qu’à la dernière extrémité ; -mais voyez-vous, Laurence, il y a des obligations -ici-bas auxquelles on ne peut pas se dérober -et qu’il faut peut-être bénir malgré tout.</p> - -<p>Son visage exprimait une sorte de ferveur. Ce -que cet être, si jeune encore et si ardent, aimait -sans le savoir, peut-être, plus que tout au monde, ce -n’était point la mystérieuse amie dont il était -cependant toujours occupé, ni son œuvre, ni ses -livres pourtant chers, c’était seulement le devoir, -si repoussant qu’il fût. C’est pourquoi sa vie était -déjà une vie sacrifiée. C’est pourquoi ceux qui l’aimaient -devaient abandonner toute espérance de le -voir heureux. Laurence comprit nettement toutes ces -choses et des larmes ruisselèrent sur ses joues. Cyril -abaissa tout à coup son regard sur elle. Il eut une -exclamation étouffée lorsqu’il la vit pleurer et il prit -sa main dans la sienne. Alors elle sanglota plus fort.</p> - -<p>— Je ne puis supporter cela…, gémit-elle, je ne -puis supporter de vous voir souffrir et briser votre -vie, Cyril…, je vous…</p> - -<p>Elle s’arrêta. Le mot qui lui venait aux lèvres, -c’était : « Je vous adore ! » Elle en savoura, étonnée, -la douceur ; mais elle ne le prononça pas et son -timide cœur, étonné d’avoir si brutalement, si vite, -avoué son secret, se referma jalousement sur ce cri -passionné. Laurence l’oublia tout de suite et n’écouta -plus que Cyril qui lui parlait, penché sur elle, -s’efforçant de la calmer.</p> - -<p>— Est-ce que vous allez pleurer ainsi sur moi -longtemps ? disait-il sur un ton de raillerie légère -qui restait tendre. C’est fort touchant, ma pauvre -amie, mais absolument insensé, et vous ne pouvez -vous faire aucune idée de ma confusion.</p> - -<p>Il tenait toujours sa main dans la sienne. Peu à -peu, elle cessa de pleurer. La tête renversée sur le -dossier de son fauteuil, les paupières closes, elle -demeurait immobile, ne pensant plus à rien. Elle se -sentait faible et calme comme après une crise de -nerfs ou un long évanouissement. Mais, lorsque -Cyril l’eut quittée et qu’elle retourna dans sa -chambre, ce fut avec l’impression étrange qu’en -quelques heures le monde, la vie avaient entièrement -changé pour elle. Et, comme cherchant à s’expliquer -ce mystère, elle y rêvait, assise sur le bras -d’un fauteuil, en nattant distraitement ses cheveux -dénoués, elle entendit de nouveau retentir dans son -âme les mots d’adoration fervente qu’elle avait failli -formuler en présence de Cyril. Tout d’abord, ils -lui parurent absurdes et fous ; elle voulut en sourire, -mais ses larmes recommencèrent à couler. Son -visage, ses bras, tout son corps s’empourprèrent et -devinrent brûlants comme à la chaleur trop proche -d’une fournaise. Elle fit quelques pas en chancelant -à travers la chambre. Et tout à coup, avec la violence -d’un flot de sang jaillissant d’une artère rompue, un -nom s’échappa de son cœur, un nom seulement -qu’elle répéta plusieurs fois tout haut : « Cyril ! »</p> - -<p>Alors elle comprit enfin la place que cet ami si -cher occupait dans sa vie. O lumière subite, ô découverte -étonnante, elle l’aimait, non point d’un amour -jeune et fraîchement éclos, mais, au contraire, très -ancien déjà. Elle l’aimait peut-être depuis cet instant -où, après la mort de son père, il s’était penché avec -une émotion si vive sur son âme brisée. Elle s’expliquait -enfin pourquoi, après une telle douleur, elle -s’était relevée et lentement rattachée à l’existence. -C’est lui qui l’avait arrachée aux affres du regret et -de la solitude. C’est parce qu’il se tenait auprès d’elle -qu’elle avait de nouveau trouvé belle et charmante -la terre déserte. C’est à cause de lui qu’elle avait pu -rire encore, être jeune, aimer ce qu’il aimait. -Depuis quelques années, elle ne vivait que pour lui.</p> - -<p>Elle revint s’étendre sur son lit, ferma les yeux, -demeura sans mouvement, retenant sa respiration, -la main appuyée sur son cœur qui semblait vivre -seul dans son corps immobile. Et ce cœur taciturne -ayant dit son secret, maintenant déchaîné, sans -pudeur, sans effroi, chantait son chant triomphal. -Cette nuit-là, Laurence ne dormit pas, tant sa joie -était vive. Car maintenant s’apaisait en elle la soif -dévorante qui consume un être noble, tant qu’il -n’a pu donner son âme. Maintenant elle avait trouvé -ce grand amour auquel, à travers toute trahison et -toute déception, elle n’avait jamais cessé de croire, -cet amour souverain, plein d’honneur, sans tache, -beau comme la lumière, durable comme la vérité. -Ah ! qu’importait qu’il fût triste et sans espérance. -Les tourments certains qu’il lui apportait n’épouvantaient -pas son courage. Aux pieds de ce maître -admirable, elle n’avait plus qu’à se tenir, docile, -offerte et prête à tout souffrir. Il la guiderait certainement -vers quelque clarté divine.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>IV</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>— Qu’est cette chose que l’on dit -des hommes, aimer ?</p> - -<p>— La chose la plus douce, ô ma -fille, et la même chose à la fois -pleine de peines.</p> - -<p class="attr"><span class="sc">Euripide.</span></p> - -</blockquote> - -<p>Si cruel qu’il soit de sa nature, l’amour, lorsqu’il -commence à régner dans une âme, a toujours quelque -douceur. Il fut tout d’abord pour Laurence un -asile et un bouclier. Sans le secours inattendu qu’il -lui prêta, peut-être n’eût-elle jamais pu supporter -le déprimant et quotidien supplice auquel elle fut -soumise. En effet, M. Hecquin maintenant était à -l’abri des poursuites, les journaux déjà s’occupaient -d’autres scandales. Mais les créanciers -ne se résignaient pas à ce silence, à cet oubli. -Ils éprouvaient un besoin affolé d’agir, d’apprendre -chaque jour une nouvelle quelconque, de se dépenser -en démarches afin de se dissimuler leur -impuissance. Las d’errer vainement autour des -bureaux de M. Hecquin, ils accouraient bientôt -à son domicile, et, reportant sur sa femme leur -haine impuissante, ils s’efforçaient de l’effrayer, de -l’intimider, mêlant à leurs réclamations l’injure et -la menace. De son côté, M<sup>lle</sup> Drevain, bien qu’elle fût -de toutes les victimes du banquier la moins atteinte -et conservât un important immeuble à Paris, rejetait -âprement sur Laurence la responsabilité de sa ruine -partielle et ne cessait de la lui reprocher aigrement. -M<sup>me</sup> Heller, désespérant de retrouver ses capitaux, -se vendit encore une fois et partit pour Venise avec -un Américain, tout croulant de vieillesse, que ses -charmes déclinants fascinaient encore. Sa rancune -persistait cependant et chaque semaine arrivaient, -rue de Vaugirard, des lettres anonymes où se reconnaissait -clairement sinon l’écriture, du moins le -style de la belle Lætitia.</p> - -<p>Soutenue par le souvenir de Cyril, Laurence -supportait les affronts les plus amers avec une -impassible dignité et parvenait presque à n’en point -souffrir.</p> - -<p>Une nouvelle épreuve ne tarda pas à la frapper. -Ursule, déjà gravement malade d’une phlébite au -moment où elle apprit la ruine de sa jeune cousine, -fut emportée quelques jours plus tard par une -embolie. Laurence pleura très sincèrement celle qui -lui avait servi de mère et dont l’affection si tendre -avait seule embelli, réchauffé sa jeunesse. Mais -l’amour est un maître despotique et, dans le cœur -où il descend, il étouffe toute autre tendresse. Le -chagrin de Laurence, quoique grand, ne la détacha -pas de la vie, pour elle désormais si pleine et magnifique. -Elle connaissait assez Cyril pour savoir que -plus elle serait abandonnée, pauvre d’amis, pauvre -d’argent, plus elle lui serait chère, et cette certitude -l’entraînait à accepter comme un bien l’infortune et -la peine. Bien qu’il fût à la recherche d’une situation, -il continuait à venir la voir chaque soir, lui -rendant par sa présence force et courage. Lorsqu’il -n’était pas libre, sa mère le remplaçait. Malgré les -épreuves passées, M<sup>me</sup> de Clet conservait une -jeunesse de caractère qui touchait à l’enfantillage, -et sa ruine nouvelle l’affectait peu. Depuis la fuite de -M. Hecquin, elle faisait venir son beurre et ses -œufs de Bretagne, et l’économie qu’elle réalisait -ainsi lui semblait devoir rétablir l’équilibre de son -budget. Elle s’inquiétait peu du présent, persuadée -qu’un avenir magnifique attendait Cyril. Douée du -cœur le plus généreux, elle s’affligeait d’ordinaire -du malheur des autres plus que de ses propres -soucis et s’apitoyait fort sur le sort de Laurence.</p> - -<p>Au reste, les de Clet n’étaient point seuls à l’aimer, -à la plaindre. Ses rares amis lui demeuraient -fidèles. Edith Albertaud et Gaston Noret, la voyant -toujours prostrée sur son divan, oisive, perdue dans -l’égarement de l’amour, la crurent anéantie par son -malheur, s’efforcèrent de lui épargner les courses, -les démarches auxquelles sa situation l’obligeait. Ils -lui trouvèrent des acquéreurs pour les meubles -dont elle fut obligée de se défaire. Ils firent résilier -le bail de la rue Vaneau et lui cherchèrent une -demeure.</p> - -<p>Laurence, avant tout, désirait rester dans le voisinage -immédiat de Cyril, afin qu’il pût venir la voir -aussi souvent qu’autrefois. Un appartement qu’Edith -avait découvert, rue Vavin, lui plaisait particulièrement, -mais il coûtait dix-huit cents francs, prix -excessif pour la jeune femme. Sa maison de -Sedan venait d’être louée trois mille francs. Elle -n’avait retrouvé dans son coffre, au Crédit universel, -que quelques titres nominatifs représentant à peu -près mille francs de rentes, et elle s’effrayait de -devoir consacrer la moitié de son revenu à son loyer. -Le colonel Arêle la tira d’embarras, et, comme elle -lui exposait ses perplexités :</p> - -<p>— Si cet appartement vous convient, n’hésitez pas -à l’arrêter, lui dit-il, car il est entendu entre ma -femme et moi que c’est nous désormais qui paierons -votre loyer.</p> - -<p>Laurence voulut refuser. Les Arêle ne possédaient -qu’une fortune modeste, le colonel venait d’être mis -à la retraite et elle craignait que cette générosité ne -les gênât. Son vieil ami parut peiné de ses scrupules. -Il invoqua le nom de son père. Elle dut céder à sa -tendre insistance et arrêter l’appartement de la rue -Vavin.</p> - -<p>Elle s’accoutuma sans effort à la médiocrité de sa -situation. Sa nouvelle demeure, quoique petite, était -commode et claire. Elle possédait plus de tapis et -de tentures qu’il n’en fallait pour organiser un -intérieur harmonieux, capable de plaire à Cyril. La -concierge de la maison s’occupa de son ménage et -suffit à assurer son facile service. Matée par la -nécessité, elle sut vite équilibrer son budget, mais -il lui fallut renoncer à faire imprimer son livre pour -lequel Cyril lui chercha vainement un éditeur. Elle -continua de travailler, avec l’espoir que son effort, -bien qu’ignoré, ne serait pas à jamais inutile. Et, -ayant reconnu que le thé et les cigarettes n’étaient -point choses très coûteuses, elle trouvait la pauvreté -bénigne, acceptable en somme.</p> - -<p>Le temps passa, opérant son œuvre apaisante. -Elle obtint assez vite la séparation de corps et de -biens et reprit son nom de jeune fille. De M. Hecquin, -jamais plus elle n’entendit parler. Cette figure -sinistre s’effaça de sa vie sans même y laisser un -souvenir douloureux : elle l’eut bientôt entièrement -oubliée. Les victimes de son mari renoncèrent à la -poursuivre de leurs vaines réclamations. Mais au -moment même où cessait l’orage qui venait de -saccager son existence, l’amour qui l’avait consolée -dans toutes ses peines arracha le masque charmant -qu’il avait pris pour l’asservir, découvrit son -cruel visage et, prudent bourreau, commença -d’essayer sur elle ses premiers supplices. Comme -elle s’applaudissait d’avoir reconstruit sa vie de -façon à ce que le seul être qui lui fût nécessaire ne -lui manquât jamais, le sort se plut à tourner en -dérision ses plans si sages. Le bail des de Clet rue -Notre-Dame-des-Champs prit fin et le propriétaire -leur donna congé, car il voulait réparer entièrement -sa maison et l’habiter lui-même. Cyril chercha -vainement dans Paris un appartement d’un prix -modeste, mais assez vaste pourtant pour qu’il pût y -faire entrer les beaux meubles anciens dont -M<sup>me</sup> de Clet, malgré ses revers de fortune, n’avait -jamais voulu se séparer. Après quelques hésitations, -il décida de se fixer en banlieue et arrêta une maison -à Bourg-la-Reine. Ce simple nom, lorsqu’il le prononçait -devant Laurence, prenait pour elle les sonorités -lointaines de Tokio ou de Calcutta ; elle n’eût -point souffert davantage si son ami eût été sur le -point de partir au fond de l’Asie ou pour la lune. -Parfois, pourtant, sans le savoir, Cyril lui rendait -quelque courage en affirmant qu’il viendrait tous les -jours à Paris, qu’il la verrait souvent. Mais aux -heures mêmes où elle ne redoutait aucun malheur -précis, Laurence ne pouvait cesser de trembler, -ayant acquis la certitude que son amour n’aurait -jamais de fin. En effet, ce qui cause le plus souvent -la mort d’une belle passion, c’est tantôt l’insuffisance -du cœur qui la ressent, tantôt l’infériorité de celui -qui l’inspire. Laurence, connaissant son ardeur, sa -constance, se savait capable de nourrir pendant toute -une vie la même flamme, et Cyril ne devait jamais -lui apporter aucune déception. Elle n’aimait point -en lui une vaine illusion, un fantôme créé par -son imagination ou l’ombre de l’amour. Cet être -parfait et charmant, semblable à elle et pourtant -plus grand qu’elle, incarnait les rêves les plus -ambitieux de sa jeunesse. Rien ne pourrait le -détacher de lui, pas même la douleur, car elle -l’avait aimé, sachant qu’il ne l’aimait pas.</p> - -<p>Aux tourments que lui causaient l’indifférence de -son ami, et la crainte de le perdre, s’ajouta bientôt -un mal plus cruel. Elle ne put se défendre d’une -impuissante jalousie que Cyril, inconsciemment, -ranimait sans cesse. Il lui lisait, en effet, fidèlement -tout ce qu’il écrivait. Partout, dans ses poèmes, -passait le même visage de femme, retentissait le -même cri de désir véhément, inapaisable. Laurence -écoutait, toute pâle, ce chant ardent qui ne s’adressait -pas à elle. Cette torture si fine, si aiguë, peu -à peu l’enivrait. Avide de souffrir, elle demandait -à son ami de lui laisser quelques jours les vers qui -la déchiraient. Elle passait la nuit à les relire, à -savourer ce lent poison. Toutefois, elle savait que -Cyril n’avait trouvé dans cet amour que des déceptions -sans nombre, car bien souvent il se plaignait, -à elle, amèrement de la femme.</p> - -<p>— C’est vraiment l’image vivante du mal et de la -perfidie, disait-il. Elle est heureuse de mentir, heureuse -de tromper. Un amour permis ne lui suffirait -pas. Il lui faut l’adultère et c’est l’adultère qu’elle -aime en son amant, non point lui. Et puis, comme -elle est peu sensible et bien équilibrée au fond ! -Entre deux visites, elle court à un rendez-vous. -Elle est tendre, ardente, abandonnée. Dès qu’elle a -remis sa voilette, ce n’est plus la même femme : -elle repousse le dernier baiser qui dérangerait sa -coiffure. Cette minute déchirante de la séparation -ne lui arrache pas même un soupir.</p> - -<p>Laurence qui toujours souffrait atrocement au -moment où Cyril se levait pour partir, qui, toutes -les fois qu’il la quittait, fût-elle certaine de le -revoir le lendemain, croyait le perdre pour toujours, -Laurence s’étonnait en regardant le visage de son -ami. Elle se scandalisait qu’une femme pût être -assez froide pour se lasser de le contempler, de -l’adorer dans une ivresse sans fin, et la pensée que -Cyril n’était point heureux accroissait sa détresse.</p> - -<p>— Savez-vous, lui dit un jour Juliane, qui j’ai -rencontré l’autre jour au vernissage du Salon -d’automne ? Une personne que je désirais voir depuis -longtemps, Aurélia Loriel.</p> - -<p>Laurence connaissait ce nom. Mariée à un savant -obscur qui l’aimait aveuglément et lui laissait toute -liberté, Aurélia Loriel était célèbre à la fois par sa -beauté et son talent de peintre. Elle immortalisait -sa grâce en des portraits charmants, où sa silhouette, -adorablement mince, se détachait sur un fond tourmenté -de paysages chaotiques. Son visage, toujours -à demi détourné ou voilé par le pli d’une -écharpe flottante, parfois masqué par un loup de -velours, n’était jamais entièrement visible. Il -semblait qu’elle fût trop orgueilleuse, trop jalouse -de sa beauté, pour en révéler aux profanes l’entière -splendeur. Sa personnalité, cependant, n’intéressait -que médiocrement Laurence, et Juliane fut surprise -de ne pas lui voir manifester la moindre curiosité. -Elle ajouta négligemment :</p> - -<p>— Cyril n’a point mal choisi !</p> - -<p>Comme Laurence l’interrogeait du regard, la -jeune femme qui, ayant deviné sa passion, jugeait -nécessaire de lui enlever toute illusion, reprit sans -méchanceté :</p> - -<p>— Vraiment, vous l’ignoriez ?… Aurélia Loriel est -la maîtresse de Cyril. Tout Paris le sait. Leur liaison -dure depuis plus de quatre ans, non sans orages. Il -paraît que cette femme est volage. On prétend -qu’elle a déjà trompé souvent Cyril, mais elle lui -revient toujours. Il accepte tout. Il est éperdument -épris et je le comprends, elle est si belle !</p> - -<p>Pourquoi cette révélation venait-elle si tard ? Parce -qu’un an auparavant, Laurence n’en eût pas souffert -et que la vie est trop cruelle pour frapper au -hasard. Elle dose et ménage savamment la douleur, -afin de lui donner toute l’acuité possible. Dès lors, -le nom d’Aurélia Loriel retentit jour et nuit dans le -cœur de Laurence, sonnant le glas funèbre de son -amour.</p> - -<p>Un soir, Gaston Noret vint la chercher. Il -avait reçu deux invitations pour une première -représentation des ballets russes et pensait lui -être agréable en lui offrant la place dont il disposait. -Laurence s’habilla en toute hâte. Sa réclusion -lui pesait parfois et elle accueillait avec joie -cette distraction inattendue. Tout de suite, en effet, -le charme violent d’une musique à la fois nostalgique -et barbare l’étourdit, la plongea dans une -bienheureuse ivresse. Son âme difficile fut entièrement -comblée par ce spectacle parfait, par le -tumulte si divinement ordonné de ces danses, folles -et délicieuses, à la fois si brutales et si spirituelles.</p> - -<p>— Mon Dieu ! murmura-t-elle dès le premier -entr’acte, quand le rideau tomba sur <i>Schéhérazade</i>, -c’est beau comme un rêve d’opium.</p> - -<p>Gaston Noret, fort peu sensible à la musique, ne -partageait pas son enthousiasme. Il examinait la -salle et, reconnaissant çà et là quelques personnalités, -les désignait à sa compagne. Tout à coup, il lui -toucha le bras et murmura :</p> - -<p>— Regardez, là, à gauche, cette personne qui -vient d’entrer… une des plus jolies femmes de Paris, -Aurélia Loriel !</p> - -<p>Laurence étouffa un cri de douleur et tourna vivement -la tête. Dans une loge qui touchait à son -fauteuil d’orchestre, une femme défaisait lentement -les lourds vêtements et les écharpes qui l’enveloppaient. -Elle tournait le dos à la salle et l’on ne distinguait -que sa haute stature et le casque noir de -ses cheveux. Au moment où son manteau tomba -d’un seul côté, son corps, jeune et faible, entraîné -par le poids des fourrures, s’inclina dans un mouvement -charmant qui mit en valeur la ligne divine -de son épaule et de son bras gracile. Puis elle se -redressa, svelte et souple, gainée d’un long fourreau -de velours noir au-dessus duquel brillait, d’un éclat -incroyable, sa chair délicate et pâle. Lorsqu’elle -se fut assise, Laurence la vit face à face, en pleine -lumière. Son visage était de ceux qu’on peut aimer -toute une vie.</p> - -<p>Aurélia Loriel n’avait à ses côtés aucun ami, nulle -compagne. Tout de suite le contraste de sa beauté -et de sa solitude dénonçait son orgueil. Il semblait -que, se sachant sans égale au monde, cette reine -farouche eût renoncé par mépris à toute société -humaine. Figée dans une attitude de statue hautaine, -elle ne bougeait pas, ne souriait pas. Ses yeux -magnifiques restaient presque constamment voilés -sous leurs paupières pesantes et douces. Pourtant, -pour ceux qui savaient l’observer, son visage, -quoique aveugle, ne demeurait pas inanimé. Il -vivait d’une vie brûlante, exprimant tour à tour -l’orgueil, la perversité, une ardeur brutale, une sorte -de cruauté aiguë, mais surtout la plus intense -volupté. Et cette femme, repliée sur elle-même et -comme perdue dans les délices secrètes qu’elle tirait -de son propre cœur, semblait promettre à celui qui -serait digne d’elle un amour admirable, prodigieux, -sans fin. Nul homme cependant, fût-il son amant, -ne devait jamais pénétrer entièrement le mystère -de sa chair et de sa vie profonde. Et Laurence qui, -avidement, observait sa rivale, comprenant quel -désir insatiable, acharné, dévorant elle pouvait inspirer, -Laurence se sentait descendre dans un abîme -sans lumière.</p> - -<p>— C’est fini, songeait-elle, il n’est plus pour moi -de place sur cette terre où vous vivez, Aurélia -Loriel ! Vous m’avez chassée de mon paradis, de ce -cœur où j’aurais voulu m’abriter pour toujours, où -vous régnez uniquement. Si j’avais eu votre visage, -c’est moi sans doute que Cyril eût aimée, car j’étais -en tous points semblable à lui, faite pour lui. Il -ne m’a manqué pour lui plaire que cette forme -éblouissante qui vous a été accordée. Mais il vous -a choisie avec raison : cela est juste et tout est bien. -Je reconnais humblement ta souveraineté, beauté -physique, éclat de la chair périssable ! Il est juste -que tu sois aimée uniquement, que tu triomphes à -jamais ici-bas. Car, hélas ! les souffrances de l’âme, -son ardeur, ses luttes sombres, que sont-elles devant -toi, Beauté !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>V</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>M<sup>me</sup> de Langeais comprit l’horreur -de la destinée des femmes qui, -privées de tous les moyens d’action -que possèdent les hommes, doivent -attendre quand elles aiment.</p> - -<p class="attr"><span class="sc">Balzac.</span></p> - -</blockquote> - -<p>A l’époque fixée, les de Clet quittèrent Paris pour -s’installer à Bourg-la-Reine. Bientôt la vie de -Cyril changea complètement. Il dut délaisser la -poésie, écrire de fastidieux articles, s’initier aux -besognes du reportage, se tenir à l’affût des actualités. -Si rares que fussent ses loisirs, il trouvait -encore le moyen de venir chez Laurence assez régulièrement. -Mais toujours elle voyait maintenant -s’interposer entre eux l’image d’Aurélia Loriel. -Aigrie par la jalousie, elle épiait avec une attention -amère l’attitude de Cyril, examinait, commentait, -défigurait ses moindres paroles, prompte à leur -prêter un sens blessant. Leur intimité était trop -grande, leurs caractères trop vifs pour qu’ils -ne fussent point parfois entraînés à se dire -des choses peu agréables. Laurence avait depuis -longtemps habitué Cyril à ses caprices, à ses -rebuffades, à ses brutalités soudaines. D’ordinaire, -il les supportait en riant, car il aimait son -humeur changeante et il trouvait du charme à son -orageuse amitié. Parfois, il se plaisait à riposter, -rendant coup pour coup et blessure pour blessure. -Laurence jadis s’amusait de ces joutes qui, maintenant, -la réduisaient au désespoir. A certains -moments, lasse de tant souffrir, elle se demandait -s’il ne serait pas plus sage de fuir loin des de Clet, -de chercher à oublier, avant que sa passion, fortifiée -par l’habitude, ne fût devenue inguérissable. -Obsédée par cette pensée, elle dit un jour à Cyril :</p> - -<p>— Je voudrais habiter la campagne. J’aurais -bien dû, après ma ruine, quitter Paris, rien ne -m’y retenait vraiment. Tous les gens m’ennuient, -tout me fait mal. Je serais tellement mieux dans -quelque petit village ensoleillé du Midi ! J’aurais -une petite maison, un jardin, des chiens, des chats -qui suffiraient à mon bonheur.</p> - -<p>— Mais, ma petite enfant, vous ne me verriez -plus, protesta Cyril aimablement.</p> - -<p>Cette tendre parole lui était dictée par une affection -sincère. Laurence crut comprendre qu’il devinait -son amour. Elle se raidit dans une défense -désespérée.</p> - -<p>— Voilà qui m’est égal, s’écria-t-elle avec insolence.</p> - -<p>— A moi aussi, ma chère, je vous l’assure, -riposta-t-il aussitôt.</p> - -<p>Il plaisantait, mais Laurence ne songea pas qu’elle -avait provoqué cette réponse. « Je ne suis rien -pour lui, se dit-elle, il me verrait partir sans -un regret. » Son chagrin fut affreux. Toute femme -qui n’est point aimée par celui qu’elle aime prend -en horreur son âme et sa chair et sa vie. Laurence -devint pour elle-même un objet d’aversion. Elle ne -se pardonnait pas d’exister, puisqu’elle n’était pas -nécessaire à Cyril. Alors, elle chercha le moyen de -lui plaire, de lui être douce et, durant une semaine, -étudia le rôle qu’elle pouvait jouer encore dans sa -vie. Bien qu’il ne se plaignît jamais, elle savait qu’il -n’était point heureux. Jamais homme, en effet, -n’avait été moins armé pour les luttes auxquelles -la pauvreté l’obligeait. Chaque jour lui apportait -quelque déception nouvelle. Mais son plus grand -chagrin était la perte de sa liberté. Ecrasé par -l’ennui des besognes quotidiennes, il perdait peu à -peu tout espoir d’écrire une œuvre vraiment grande, -toute confiance de jamais la concevoir. Ce fut ce -doute de soi-même que Laurence voulut soulager. -Elle relut plusieurs fois les livres de Cyril et, -lorsqu’il revint, elle sut lui en parler avec un -enthousiasme chaleureux, une foi communicative. -Sa louange ranima le cœur humilié du poète. Avec -une impétuosité enfantine, il s’abandonna de nouveau -à l’espérance. Ah ! sans doute, la destinée ne -se montrerait pas toujours si cruelle. Un jour viendrait -où il obtiendrait peut-être dans quelque revue -une collaboration régulière et bien rétribuée. Délivré -alors de ses préoccupations matérielles, il pourrait -organiser sa vie, écrire des vers, des contes, des -romans. Son imagination déjà avait ébauché mille -projets qu’il confia gaîment à Laurence. Elle l’écoutait, -l’applaudissait, heureuse de voir resplendir ce -visage qui, depuis quelque temps, n’exprimait plus -que l’ennui, l’accablement, l’amertume. Leur entretien -se prolongea durant tout un après-midi. Enfin -Cyril s’aperçut qu’il faisait nuit. Il se leva d’un -bond, courut vers la pendule.</p> - -<p>— Quoi ! s’écria-t-il effaré, il est six heures, le -saviez-vous ? J’ai perdu chez vous ma journée -entière. Adieu… adieu…</p> - -<p>Il s’enfuit et Laurence expia cruellement son -triomphe passager. Que pouvait-elle espérer ? Cyril -était maintenant l’esclave de la nécessité. Tous ceux -qui le détournaient de l’action et d’un labeur, pourtant -odieux, lui rendaient un mauvais service. Les -heures qu’il passait auprès d’elle étaient des heures -perdues. Il venait de le lui avouer.</p> - -<p>Dès lors, elle fut étrangement timide avec Cyril -et n’osa plus même jouir de sa présence sans arrière-pensée. -Malheureuse lorsqu’il la quittait trop vite, -elle s’effrayait lorsqu’il s’attardait trop longtemps -à ses côtés. Elle lui rappelait l’heure à chaque instant, -abrégeant volontairement ces visites, son seul -bonheur. Son renoncement, cependant, n’était point -absolu. Elle avait la faiblesse de croire que Cyril -s’apercevrait de ses sacrifices, qu’il lui en saurait -gré. Un des grands malheurs de l’amour est son -avidité perpétuelle. Il veut toujours progresser dans -l’affection de l’être adoré et, chaque jour, gagner -quelque victoire. A toute heure, Laurence se trouvait -en présence de Cyril et suppliait : « De grâce, -aimez-moi, aimez-moi, non pas uniquement et plus -que tout au monde, je sais bien que c’est impossible, -mais aujourd’hui plus qu’hier, demain plus -qu’aujourd’hui. Voyez, je parle quand je voudrais -me taire, je ris quand je voudrais pleurer, et, quand -j’étouffe de tendresse, je ne vous tends pas les bras. -Tenez-moi compte des tourments que j’endure pour -vous plaire. »</p> - -<p>Cyril, qui ne soupçonnait aucunement son martyre, -continuait à l’aimer comme par le passé, d’une -amitié tranquille, profonde, invariable. Mais Laurence -avait perdu la notion exacte de ce que pouvait -être l’amitié. Il lui semblait qu’une affection -qui ne s’augmentait pas de jour en jour devait forcément -décroître. Elle ne tarda pas à se persuader -que Cyril l’aimait moins qu’autrefois ; bientôt elle -douta qu’il l’eût jamais chérie.</p> - -<p>La présence de son ami dissipait toujours miraculeusement -ses vaines alarmes, lui rendait la -raison. Mais dans l’état de perpétuelle inquiétude -où elle se consumait, une absence trop prolongée -prenait à ses yeux un sens tragique, presque -définitif, car le plus grand tort de tous les vrais -amants est de ne jamais vouloir admettre que -les contretemps dont ils souffrent soient l’effet du -hasard.</p> - -<p>Cyril ne restait jamais plus de quinze jours sans -passer rue Vavin. Un moment vint pourtant où il -disparut pendant trois semaines. Laurence, anéantie, -ne tarda pas à lui prêter un plan bien établi. Elle -pensa qu’excédé de son inutile amitié, il avait décidé -de se délivrer d’elle. Comme il était trop bien élevé -pour ne pas entourer sa trahison de ménagements -infinis, de raffinements horribles, il commençait à -espacer savamment ses visites. Bientôt elle ne le -verrait plus que tous les mois, puis tous les deux -mois, puis trois ou quatre fois par an, puis ce serait -la séparation complète. A l’avance elle se révolta -contre ce lent supplice. Si son cœur devait être -brisé, mieux valait que ce fût d’un seul coup. Elle -se jura d’accomplir elle-même, en un moment, une -rupture inévitable.</p> - -<p>Sa résolution faiblit bientôt. M<sup>me</sup> de Clet vint la -voir et lui annonça la visite de Cyril pour le lendemain.</p> - -<p>— Il se désole de paraître vous oublier, affirma-t-elle, -mais il travaille tant qu’il n’a plus la moindre -liberté.</p> - -<p>De nouveau, Laurence, rassurée, s’accusa d’injustice. -Mais la journée du lendemain ne lui apporta -que la plus amère déception. Cyril ne vint pas. Le -supplice de l’attente vaine acheva d’affoler cette -femme malheureuse. Elle se donna trois jours encore -avant d’exécuter la résolution qu’elle avait prise. Ce -court sursis, qui seul la séparait d’une douleur -presque inévitable et non moins redoutable que la -mort, s’écoula goutte à goutte, minute par minute, -dans une épouvantable angoisse. Durant ces trois -jours, elle n’osa pas sortir un instant. Désemparée, -incapable de s’intéresser à rien, toute sa vie -suspendue dans l’attente, elle errait tristement dans -son appartement, revenait sans cesse dans son antichambre, -regardait, oisive et les larmes aux yeux, sa -porte close, écoutait tous les bruits de la maison. Un -pas entendu dans l’escalier, une sonnerie de timbre -éveillait toujours dans son âme les mêmes transports -de joie et d’espérance. Et les déceptions s’ajoutaient -aux déceptions, se faisaient de plus en plus -cruelles. A la fin du troisième jour, excédée d’un tel -martyre, elle écrivit à Cyril ce court billet : « Ami, -ne venez plus me voir. Je suis obligée de partir -pour un très long voyage. Peut-être même ne reviendrai-je -plus jamais. Oubliez-moi. Adieu. »</p> - -<p>Laurence discerna vaguement l’absurdité de cette -lettre, mais elle ne s’en inquiéta pas. Son but unique -était de signifier à Cyril sa volonté de ne plus le voir. -Elle avait saisi, pour y parvenir, le premier prétexte -venu. Peu lui importait qu’il fût vraisemblable. La -pensée que son ami pouvait la prendre au mot et -lui obéir docilement la laissait résignée. Elle n’était -sensible qu’à la douleur du moment. Tout lui semblait -doux pourvu qu’elle n’eût plus à attendre -jamais personne, pourvu que prît fin cet espoir, toujours -trompé, qui, depuis un mois, était sa torture -quotidienne. Pourtant, redoutant que la nuit ne lui -enlevât son courage, elle s’habilla et, bien qu’il fût -tard, courut porter sa lettre à la poste.</p> - -<p>Le lendemain, elle partit pour Versailles où les -Arêle s’étaient retirés depuis la mise à la retraite -du colonel. Elle allait leur demander l’hospitalité -pour quelque temps, car elle craignait que Cyril -ne tentât de la voir et de réclamer une explication. -S’il se heurtait à une porte close, il se lasserait et -l’oublierait vite. Elle ne voulait rentrer chez elle -qu’avec la certitude que tout était fini.</p> - -<p>Son amour ombrageux l’avait trompée. Cyril -ne songeait nullement à l’abandonner. Le motif -de son absence était tout simple.</p> - -<p>Retenu chez lui, durant quelques jours, par une -forte grippe, il avait négligé de décommander le rendez-vous -fixé par sa mère à Laurence, parce qu’il -ignorait avec quelle fièvre elle l’attendait. Sa lettre -lui causa la plus vive surprise. Il la lut, la relut et -ne la comprit pas. Comment croire, en effet, à ce -départ subit, à cette absence sans fin ? Il connaissait -à merveille la vie de Laurence, ses relations, sa -famille. Il savait qu’elle n’avait, loin de Paris, ni -parents, ni amis, aucun intérêt, nulle affaire. Un -moment, la pensée lui vint qu’elle avait été appelée -auprès de son mari repentant, malade, mourant peut-être. -Mais alors, pourquoi ce mystère vis-à-vis de lui, -auquel habituellement elle ne cachait rien, et pourquoi -cet adieu, si blessant, si glacé ? Dès le lendemain, -il se rendit chez elle. La concierge lui confirma -son départ. Il feignit d’en être étonné, la questionna -et obtint cette réponse : « Je ne sais pas où Madame -est allée. Elle n’a pas laissé d’adresse, mais son -absence ne peut être bien longue, car elle n’a emporté -qu’une petite valise. »</p> - -<p>Ayant acquis la preuve que le long voyage annoncé -n’était qu’un prétexte absurde, Cyril repartit, plus -inquiet. Un fait restait certain, inexplicable. Laurence -ne voulait plus le voir, Laurence le chassait -de sa vie. Il ne parvenait pas à deviner quels -griefs insoupçonnés, quelle mortelle injure avaient -pu détruire ainsi en un moment son affection pour -lui. Il la savait ombrageuse, violente, mais simple, -sans détours. Son caractère était mauvais, mais sa -nature fidèle. Elle pouvait se montrer parfois très -dure et méchante pour ses amis, elle était incapable -de les trahir ou de leur tourner le dos sans raison. -Le soir, quand il fut de retour chez lui, en relisant -pour la dixième fois la lettre mystérieuse, il comprit -soudain toute la vérité. A travers les lignes hâtives, -sèches, blessantes, il entendit avec une netteté -affreuse le cri déchirant de l’amour. Un moment, -dans sa stupeur et son chagrin, il voulut repousser -cette hypothèse. Elle revint s’imposer à lui plus fortement -encore. Il se rappela mille petits faits significatifs -et s’étonna d’avoir pu rester si longtemps -aveugle. L’attitude de Laurence envers lui, depuis -quelques mois, n’était plus la même. Il s’expliquait -maintenant sa nervosité chaque jour plus grande, -sa gaîté forcée, ses tristesses soudaines, ses emportements -auxquels succédaient bientôt la plus servile -douceur et cet air d’égarement qu’elle prenait parfois -lorsqu’il lui disait adieu.</p> - -<p>Cyril ne jugeait pas que les malheurs de l’amour -fussent légers ou dérisoires. Lui-même avait beaucoup -souffert depuis quatre années que durait sa -liaison avec Aurélia Loriel et il connaissait les -ravages qu’opère la passion dans les âmes. Chez -Laurence, ce mal était d’autant plus grave qu’elle -n’avait, dans la vie, nul but, nulle occupation, nul -devoir absorbant, nulle affection précieuse qui pût -le lui faire oublier. A la pitié que Cyril éprouvait -pour elle se mêlait un poignant remords. Il -se reprochait d’avoir le premier recherché son -amitié. Comment n’avait-il pas compris le danger -d’une intimité constante avec une femme jeune, -ardente, solitaire ? Sensible comme elle l’était, pouvait-elle -ne point s’attacher démesurément à l’ami -qu’elle voyait sans cesse et qui lui ressemblait si -fort ? Le cœur tout occupé d’Aurélia Loriel, il s’était -inconsciemment joué de son cœur vide et brûlant. Il -avait envahi sa vie sans réclamer son âme, il l’avait -à la fois choisie et refusée. Trop tendre pour qu’elle -pût rester indifférente, trop froid pour qu’elle pût -être heureuse, il l’avait lentement empoisonnée, -réduite à cette horrible misère qu’elle venait d’avouer -en s’enfuyant.</p> - -<p>Cyril ne se pardonnait pas sa légèreté coupable. -La certitude d’avoir fait le malheur d’un être qu’il -chérissait et admirait lui était insupportable. Il cherchait -le moyen d’alléger un peu cette grande infortune, -de réparer le mal qu’il avait causé. Laurence -lui dictait bien un devoir tout simple en lui signifiant -sa volonté de ne plus le voir. Elle semblait -sincèrement ne plus désirer que l’oubli et la paix. -Mais lui souffrait de la quitter ainsi, sans un mot -d’explication ni d’excuse, de perdre pour toujours -une affection si belle. Au surplus, il se demandait -si elle désirait vraiment cette rupture. En lui obéissant -trop strictement, trop vite, il devinait qu’il -pouvait la tuer, car il connaissait les contradictions -de l’amour malheureux. Pendant des jours, ce problème -le tortura et le souvenir de Laurence ne le -quitta pas un instant. Elle eût été rassurée, presque -heureuse, de le savoir ainsi tout occupé de sa -douleur. Mais elle se croyait déjà entièrement -oubliée et, réfugiée à Versailles, y traînait tristement -sa vie.</p> - -<p>Les Arêle l’avaient accueillie avec bonté, lorsqu’elle -était venue leur demander asile en disant -qu’elle était souffrante et que Paris la fatiguait. Ils -avaient deviné sans peine qu’elle était sous le coup -d’un poignant chagrin. Elle avait encore assez de -volonté pour parler quand il le fallait, pour rire -quelquefois. Mais ces paroles, ce rire qui sonnaient -dans sa bouche sans animer aucunement son visage, -sans que ses yeux perdissent leur expression fixe -et morne, révélaient sa détresse. Pour échapper à -toute contrainte, à toute société, elle sortait de bonne -heure et passait son après-midi au parc où elle errait -comme une bête mourante. Elle regrettait amèrement -sa lettre et toute son âme criait vers son ami -perdu.</p> - -<p>— Je ne l’oublierai pas, se disait-elle. Pourquoi -lui ai-je écrit, pourquoi n’ai-je pas tout accepté ? -Tout valait mieux que cette rupture et cette absence -dont je ne puis guérir !</p> - -<p>La société des Arêle, quoique discrète, ne tarda pas -à lui devenir importune ; après quinze jours d’exil, -elle retourna chez elle. Là, sa douleur prit une intensité -nouvelle, car l’atmosphère était toute saturée -d’une chère présence, elle n’y pouvait respirer sans -absorber du poison. Là, tout lui parlait de Cyril, -le grand fauteuil qu’il préférait à tous les autres, -le divan où parfois il s’allongeait avec des nonchalances -de femme. Sur tous les livres qu’elle ouvrait, -elle avait vu se pencher son visage. Pas une phrase -belle et sonore qu’elle n’eût partagée avec lui, connue -par lui, et dans laquelle elle n’entendît chanter sa -voix. Elle ferma les yeux, voulut se recueillir, songer -à la mort, à l’éternité, à la douleur du monde. Mais, -dans ses pensées mêmes, elle retrouvait l’écho des -pensées de Cyril. Son âme, comme sa demeure, était -pleine de lui. Il dominait entièrement son cœur, sa -volonté, sa raison, son intelligence. En l’aimant, peu à -peu, elle avait perdu, jusqu’à sa liberté, jusqu’à -sa solitude.</p> - -<p>Voici que vers sept heures retentit le timbre de -sa porte. Elle alla ouvrir et se trouva en présence de -Cyril. Passant devant sa maison, il avait vu de la -lumière à sa fenêtre. Il était monté, voulant à tout -prix connaître l’état de ce cœur qui l’avait repoussé, -qui maintenant le regrettait peut-être. A sa vue, le -visage altéré de Laurence changea, resplendit comme -celui d’un condamné auquel on apporte sa grâce. -Elle ne put cacher sa joie flagrante, insensée, délirante. -Celui-là seul est exigeant qui n’a jamais été -privé de tout. Peu lui importait maintenant que -Cyril ne dût jamais l’aimer. Du moins, il refusait la -rupture offerte, il était revenu sans attendre son -appel, il attachait du prix à son amitié. Cette certitude -lui suffisait, son pauvre amour, maté par la -plus rude misère, ne demandait qu’un peu de pain -pour vivre. Cyril ne se trompa point au regard extatique -et humble qu’elle fixait sur lui. Pourtant il -voulut obtenir d’elle une réponse précise. Retenant -sa main dans les siennes, il demanda gravement :</p> - -<p>— Ai-je eu tort de venir, Laurence ?</p> - -<p>Elle répondit, les yeux fermés, acceptant de souffrir -pour lui toujours :</p> - -<p>— Non, Cyril. Pourquoi ? Je vous attendais.</p> - -<p>Ils n’eurent point besoin de s’expliquer davantage.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VI</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Je voyais dans ses yeux, parmi les -fleurs de ce printemps, s’en lever -une inconnue.</p> - -<p>— La vocation de la mort comme -un lys solennel.</p> - -<p class="attr"><span class="sc">Claudel.</span></p> - -</blockquote> - -<p>Après ces premières tempêtes de passion, un peu -de calme revint dans l’âme de Laurence et elle -s’étonna de souffrir moins qu’elle ne l’avait prévu. -Cyril fut doux pour cette femme blessée. Il accepta -comme un grand devoir de soutenir sa vie, puisqu’il -l’avait troublée. Le temps qui use la pitié légère -des hommes passa sans diminuer la sienne. Il -ne se lassa pas de compatir à cette douleur, toujours -aiguë, toujours renouvelée, qu’il pouvait à son -gré accroître ou soulager. Amant malheureux, il connaissait -par expérience toutes les susceptibilités de -l’amour. Et Laurence n’eut pas besoin de lui exposer -sa misère. Il sut deviner, prévenir ses moindres faiblesses. -Quelles que fussent ses occupations, il venait -la voir chaque semaine. Si un contretemps imprévu -l’empêchait de se rendre chez elle, il songeait -à la prévenir pour qu’elle ne l’attendît pas en -vain. Il veillait attentivement sur ses moindres -paroles, afin qu’elles lui fussent douces. Il s’affligeait -lorsqu’il la voyait triste. Elle s’en apercevait, le plaignait -à son tour. C’était une chose admirable de -voir les efforts qu’ils faisaient tous deux, pour s’épargner -l’un à l’autre toute peine, tout remords. Ils y -parvenaient, en dépit de l’amour malfaisant qui parfois -égarait jusqu’au désespoir l’âme ombrageuse de -Laurence et fatiguait de ses exigences inavouées, -pourtant si claires, le grand cœur de Cyril. L’une -surmontait sa folie, l’autre sa lassitude, et leur amitié -restait belle. Elle prenait même de jour en jour un -caractère plus sérieux, plus profond. Tout homme -est toujours infiniment touché par les passions qu’il -inspire et Cyril, malgré lui, fut sensible au plaisir -d’être aimé. Lorsque, durant une longue semaine, -son courage s’était usé au contact du monde, il accourait -avec un réel empressement chez cette femme qui -l’attendait toujours, à laquelle il était toujours certain -de plaire. L’atmosphère close où elle vivait le -reposait, calmait en lui cette mauvaise fièvre qu’on -gagne auprès des hommes. Il ouvrait sa bibliothèque, -l’interrogeait sur ses lectures, la priait de lui dire -des vers. Il oubliait, en l’écoutant, la lutte quotidienne. -Son visage, assombri par mille soucis poignants, -se détendait. Il regardait avec délices le décor -familier de la pièce, l’éclairage gai, le feu ardent. -Il s’étirait comme un enfant lassé et soupirait : « Ah ! -chère, comme on est bien chez vous ! » Et Laurence, -le cœur dilaté de joie, ne jugeait plus que sa vie fût -sans but, sa tendresse inutile.</p> - -<p>— Tout est bien ainsi, songeait-elle. L’amour -dont j’ai soif n’existe pas ; je ne l’ai vu nulle part -sur la terre. Si j’avais été par la beauté l’égale de -Cyril, s’il m’avait choisie, quelle possession eût -jamais pu combler mon désir infini ? Qu’aurais-je -été pour lui ? Sa femme ? A quoi bon. La vie commune, -loin de rapprocher les êtres, les sépare. Sa -maîtresse ? Mais tout amour qui s’épanouit dans le -désordre est précaire, menacé, fugitif. Mieux vaut -ne le point connaître que de le perdre. L’amitié, -qui semble si peu de chose, l’amitié sans ivresse, -sans joie fulgurante est du moins plus sûre. C’est -cela qu’il me faut, rien de ce qui passe ne peut me -suffire.</p> - -<p>C’est ainsi que, peu à peu, cette révoltée se résignait -doucement à son sort. Elle établit sa vie dans -le désir sans espérance et la douleur sans fin. Ce -renoncement lui fut presque facile. Nature farouche -que la souffrance grandissait, que le bonheur eût -affaiblie, habituée à se nourrir de rêves sans jamais -rien réaliser, créée pour avoir faim, sans être -jamais rassasiée, pour la privation, non pour la -jouissance, elle trouva dans son tourment même -une sorte de plénitude amère et magnifique.</p> - -<p>A la fin de l’hiver, Cyril réussit à vendre la ferme -qu’il possédait en Bourgogne, réalisant ainsi un capital -qui pouvait assurer sa vie durant deux ans. Délivré -de tout souci immédiat, il résolut d’abandonner le -journalisme pour achever un roman où il espérait -donner toute la mesure de son talent. Laurence -bénéficia de ce changement de vie. Plus libre, Cyril -vint la voir plus souvent. Il lui lisait les chapitres -de son livre, lui exposait ses plans, mais non plus -avec la confiance et l’enthousiasme d’autrefois. -Laurence s’étonnait de le voir chaque jour plus -sombre. Parfois, indirectement, il lui avouait la -cause de son tourment secret.</p> - -<p>— Voyez-vous, disait-il, quand on est jeune, on -rejette volontiers toute loi, toute règle. On croit -que la passion seule est belle, on lui cède avec transport. -A la vérité, pour une âme un peu élevée, il -n’y a pas de bonheur possible dans le désordre.</p> - -<p>Le lien de l’habitude et d’une longue douleur -l’attachait encore fortement à sa maîtresse, à cette -femme si douce, si perfide, qui, en l’aimant, n’avait -cessé de le tromper et qu’il avait tenue dans ses bras -sans jamais la connaître. Mais cette chaîne, longtemps -adorée, lui devenait odieuse. Il ne pouvait -plus supporter le joug d’un amour que, de jour en -jour, il trouvait plus coupable. Les épreuves qu’il -avait traversées inclinaient son âme vers le renoncement -et l’ascétisme, hâtaient son retour à la foi -catholique.</p> - -<p>— Le problème le plus troublant du monde, c’est -celui de la douleur, disait-il à Laurence. Or, la douleur -ne perd son horreur que si nous admettons le -péché originel, la doctrine de l’expiation et de la -rédemption. La loi du massacre qui régit l’univers, -les hommes, les bêtes, reste toujours terrible. La -religion donne une explication insuffisante. En -dehors d’elle, tout n’est que confusion, ténèbres, -angoisse sans fin. D’ailleurs, nous ne demandons -pas tant de raisons aux hommes pour nous soumettre -à leurs lois, ni à une femme pour l’aimer -et lui sacrifier notre vie. Nous ne sommes exigeants -qu’envers Dieu. De Lui, nous ne voulons que des -paroles absolument claires. Dans son œuvre -immense et multiple, nous voulons tout comprendre. -En réalité, le seul obstacle entre lui et -nous, ce sont nos passions, nos fautes. Si notre -cœur était pur, nous irions à lui aisément.</p> - -<p>Laurence écoutait Cyril avec respect. A force -de méditer sur la vie et la mort et de chercher -sans rien trouver, elle avait, peu à peu, en reconnaissant -l’infirmité de son intelligence, acquis une -certitude admirable. Elle croyait qu’à toute âme -sincère, mais faible, souvent égarée, Dieu envoie -quelque jour un guide sûr pour l’entraîner vers la -lumière et lui montrer le droit chemin. Si les prophètes -ont disparu du monde, la présence des -grands hommes, de ceux qu’on appelle dans les -siècles des siècles les héros, les génies, les prédestinés, -demeure un étonnant miracle auquel on ne -réfléchit pas assez. Visiblement, certains êtres, -investis d’une éminente dignité, en communication -directe avec le mystère infini, continuent perpétuellement -ici-bas le rôle des apôtres. Ils portent la -responsabilité d’un grand nombre d’âmes. Ils ont -pour mission de chercher, de trouver la voie du -salut pour la révéler à leurs frères. Ceux-ci n’ont -d’autres devoirs que de les reconnaître pour maîtres. -Cyril était pour Laurence ce guide parfait, inspiré, -qu’elle était prête à suivre. La vérité qui comblait -ce cœur de feu, cette impérieuse intelligence, ne -pouvait la laisser inassouvie. Sa conversion entraînerait -la sienne. Elle n’attendait plus qu’un mot -de lui. Et la soif dévorante, l’insatiable faim de -l’amour accroissaient en elle le désir des choses -éternelles.</p> - -<p>— Aimer Cyril toute une vie, songeait-elle souvent, -ce n’est point assez, ce n’est rien si la mort -doit nous séparer, s’il n’est point ma fin, mon bien -suprême, ma récompense, mon paradis.</p> - -<p>Cette pensée parfois la faisait fondre en larmes. -La religion lui semblait alors très douce, parce -qu’elle promet à ceux qui se sont aimés sur la terre -une réunion éternelle.</p> - -<p>Un jour, elle fut particulièrement frappée de la -tristesse de Cyril. Il s’attarda longtemps chez elle. -Son visage, que la moindre émotion altérait comme -celui d’une femme, était extrêmement pâle et défait. -Les livres qu’il ouvrit de préférence furent l’<i>Imitation</i>, -les <i>Oraisons funèbres</i>. Comme elle l’interrogeait -pour connaître les causes de sa mélancolie, -il avoua avec un sourire douloureux :</p> - -<p>— Voyez-vous, chère, un événement vient de se -produire dans ma vie, un événement simple et pourtant -tragique : ma jeunesse est finie. Certes ! je -ne devrais pas la regretter. C’est un grand mal -que l’amour, un mal horrible et pourtant si cher -que, lorsqu’il vient à manquer, on est comme quelqu’un -qui tombe, toujours, toujours plus bas. J’ai -soutenu une cruelle lutte, j’en sors victorieux, mais -brisé.</p> - -<p>Laurence comprit clairement ce qu’il voulait dire -et que sa rupture avec Aurélia Loriel était chose -accomplie. Elle ne songea pas à s’en réjouir. La -fin de cette liaison ne marquait pas la fin de sa douleur. -Elle savait que le cœur de Cyril, flétri, usé -par cette longue passion, ne refleurirait pas, du -moins avant longtemps, du moins jamais pour elle. -Cachant sa peine, elle dit :</p> - -<p>— Ne soyez pas triste, Cyril, il vous reste le travail, -lui seul console.</p> - -<p>— Oui, reprit-il en soupirant, je l’ai cru longtemps, -j’ai cru que le seul bonheur ou la seule tentative -d’édifier une œuvre vraiment belle pouvait -suffire à l’homme. Maintenant, c’est étrange, cela -me paraît vain aussi. Et, d’ailleurs, il me semble -que je vais être réclamé par un autre devoir.</p> - -<p>Son regard avait pris une solennité dont s’effraya -Laurence. Elle eut le pressentiment brusque que la -pauvre félicité dont elle se contentait allait finir, -que Cyril lui serait bientôt arraché.</p> - -<p>— Quel devoir ? expliquez-vous mieux, balbutia-t-elle -avec angoisse.</p> - -<p>Il vit sa consternation, se reprocha de l’affliger.</p> - -<p>— Allons, ne vous inquiétez pas, reprit-il vivement, -ce n’est qu’une impression vague, sans consistance. -Si elle me domine, c’est malgré moi. Je ne -puis pas lutter contre elle parce que je suis horriblement -las, Laurence. Pardonnez-moi, n’est-ce -pas, je ne sais pas ce que je dis.</p> - -<p>D’ordinaire, il cachait ses pires tourments sous -un air d’enjouement. C’était la première fois que, -devant elle, il se montrait si abattu, si faible. -Elle comprit enfin la fatigue qui, constamment, pèse -sur l’être que sa grâce, sa noblesse, sa grandeur -élèvent au-dessus des autres hommes. Il attire naturellement -à lui, étant la lumière du monde, les -naufragés de l’existence. Tous viennent à lui, réclamant -âprement son aide, sa tendresse, une part -de sa vie, parfois sa vie tout entière. La beauté est -un don nuisible lorsqu’elle n’est pas accompagnée -et défendue par l’égoïsme, car on l’admire universellement, -mais nul n’a pitié d’elle. Celui qui la possède -doit à toute heure être la joie, la consolation -de ses frères. Le droit de souffrir lui est contesté. -Sa douleur fait scandale, sa plainte n’est pas -écoutée. Il est l’ami de tous et reste sans amis. -Cyril avait subi cette cruelle loi. Il ne recevait nul -secours de personne. Sa mère l’avait trop tôt associé -à tous ses soucis, se déchargeant sur lui d’un fardeau -qu’elle ne savait pas porter seule. Aurélia -Loriel ne l’avait pas aimé. Laurence même, qui -réclamait sans cesse ses soins, sa présence, n’avait -pas toujours eu compassion de son cœur troublé. -Il était si habitué à tout donner sans rien attendre -que déjà il s’efforçait de la distraire, se remettait -à lui parler gaiement, mais elle l’interrompit :</p> - -<p>— Cyril, dit-elle passionnément, vous pouvez -cesser de feindre devant moi.</p> - -<p>Il lui tendit la main dans un geste d’irrésistible -affection. Puis son visage se décomposa plus encore. -Il inclina la tête, ferma les yeux. Et Laurence -demeurait immobile, recueillie, portant avec un -ineffable amour le poids de cette grande douleur.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VII</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Mais l’avenir est inconnu. Il se -tient devant l’homme, semblable à -l’épais brouillard d’automne qui -s’élève des marais. Les oiseaux le -traversent éperdument sans se reconnaître. -La colombe sans voir -l’épervier, l’épervier sans voir la -colombe, et pas un d’eux ne sait s’il -est près ou loin de sa fin.</p> - -<p class="attr"><span class="sc">N. Gogol.</span></p> - -</blockquote> - -<p>Le lendemain, Juliane devait partir par le train -de nuit pour Les Sables-d’Olonne où sa tante, -M<sup>lle</sup> Drevain, l’emmenait chaque année passer -quelques semaines. Laurence sortit vers six heures -afin d’aller, selon la règle, faire ses adieux à sa -belle-sœur et lui souhaiter un heureux voyage. On -était à la fin de juillet. L’été se montrait, cette -année, fort capricieux. Le soleil se cachait sous une -couche épaisse de nuages, le vent était vif, aigre et -froid. Les rues avaient leur aspect ordinaire. Ni les -passants qui circulaient sans hâte, ni, dans le -tramway, les rares personnes qui, à ses côtés, -lisaient les journaux du soir, n’attirèrent l’attention -de Laurence, absorbée dans sa tristesse. Les -choses extérieures l’intéressaient peu. Son propre -avenir seul la préoccupait. Depuis la veille, -elle se sentait à nouveau menacée dans son amour. -Elle connaissait assez Cyril pour savoir qu’assagi, -désireux de se convertir, de rentrer dans l’ordre, il -chercherait immanquablement dans le mariage un -refuge contre les entraînements toujours possibles -de la passion. Elle songea tout à coup que, -devant Dieu comme devant les hommes, elle était -libre. Son union avec M. Hecquin, non consommée, -pouvait être rompue, même en cour de Rome. Rien -ne s’opposait à ce qu’elle fût un jour l’épouse, la -compagne, l’amie auprès de laquelle Cyril, las de -toute aventure, voudrait vieillir. Cette pensée lui -fit horreur, car l’affection tranquille et sage de ce -cœur apaisé était, pour son âme exigeante, un don -trop dérisoire. D’ailleurs, il fallait à Cyril une -femme dont la fortune fût suffisante pour l’affranchir -des soucis pécuniaires qui paralysaient son -génie. Alors, il reprendrait le goût du travail, il -édifierait à loisir une œuvre noble et forte qu’il -oublierait parfois dans les joies du foyer. Comme -tant d’hommes avant lui, il trouverait dans les voies -communes, à défaut du bonheur, l’équilibre et la -paix. Laurence, qui désirait pour lui ce calme -destin, craignait cependant de le perdre entièrement. -Car, dans cette vie ainsi changée, quelle serait sa -place ?</p> - -<p>C’est une grande folie pour toute créature que de -s’inquiéter à l’avance d’un malheur qui peut lui -être épargné. A chaque jour suffit sa peine, et celle -qui s’approche est si grande, qu’auprès d’elle -les autres paraîtront bénignes et délectables. Ce -jour, semblable à beaucoup d’autres, apporte à la -terre une épreuve qui le rendra pour toujours inoubliable. -Derrière ces nuages lourds et bas, l’ange -de la mort plane au-dessus du monde. Encore un -moment, et Laurence entendra le morne bruit de -ses ailes pesantes.</p> - -<p>En arrivant chez sa belle-sœur, elle fut fort surprise -de la trouver occupée à défaire ses malles. -Jamais Juliane n’avait eu l’air plus important. Elle -embrassa longuement Laurence et, lui montrant -d’un geste dramatique ses caisses béantes, ses préparatifs -abandonnés :</p> - -<p>— J’ajourne mon départ, dit-elle avec emphase. -L’heure est grave. Ma place est près de mon mari -et nul ne peut plus songer qu’aux destinées de la -France.</p> - -<p>Puis, remarquant la stupeur de Laurence :</p> - -<p>— Hé ! quoi, reprit-elle, vous n’avez pas lu les -journaux ?</p> - -<p>Trois ou quatre feuilles du soir s’étalaient sur la -table. Laurence en saisit une et tout de suite deux -lignes écrites en gros caractères lui sautèrent aux -yeux : « L’ultimatum de l’Autriche à la Serbie -menace d’entraîner une guerre européenne. » Elle -hocha la tête, incrédule. Elle ne comprenait pas -comment l’assassinat d’un prince autrichien pouvait -contraindre son pays à prendre les armes. Et -il lui semblait sage de n’attacher aucune importance -à ces complications politiques qui se reproduisaient -périodiquement depuis tant d’années, pour -se résoudre toujours de façon pacifique.</p> - -<p>— Ne vous y trompez pas, ma chère, nous courons -à l’abîme. Cette fois la guerre est imminente, -inévitable, déclara Juliane avec une écrasante autorité.</p> - -<p>Elle s’assit sur le coin d’une chaise, dans une -attitude rigide et disgracieuse, comme une femme -au cœur fort qui, lorsque la nécessité l’exige, -renonce vite à toute coquetterie, à toute mollesse.</p> - -<p>— Depuis le mois de janvier, reprit-elle, j’avais -entendu dire par beaucoup d’amis clairvoyants et -bien informés que l’année ne s’achèverait pas sans -nous apporter une guerre. En cachette d’André, -dont la situation s’est améliorée, j’ai mis ces derniers -temps quelque argent de côté : les événements -ne me prendront pas au dépourvu.</p> - -<p>Après avoir loué sa prudence, elle vanta son -héroïsme. Elle parla du départ de son mari et se -déclara prête à supporter fermement cette douleur, -afin de relever par son exemple le courage de toutes -ses amies, de toutes les femmes françaises. Ayant -acquis ses diplômes d’infirmière, elle comptait, -aussitôt que la guerre serait déclarée, s’engager -dans un hôpital. Caressant tendrement sa fille -qui jouait à ses pieds, elle regretta que ses devoirs -envers cette enfant ne lui permissent pas de solliciter -un poste dans les ambulances du front. Sans -relâche, les grands mots de « patrie, honneur, -dévouement, sacrifice » sonnaient dans sa bouche. -Le rôle d’héroïne qu’elle s’apprêtait à jouer l’enivrait -visiblement. Laurence ne songea pas à sourire de ce -burlesque orgueil. Il lui semblait que, lentement, -par une invisible blessure, tout le sang de son cœur -s’écoulait goutte à goutte. Hagarde, les yeux éteints, -joignant les mains pour ne pas trembler, serrant -ses lèvres décolorées pour ne pas claquer des dents, -elle défaillait en face du seul malheur qu’elle n’eût -jamais prévu : la mort de Cyril.</p> - -<p>Vers six heures, André rentra, tranquille et gai -comme de coutume. Lorsque sa femme lui parla de -la guerre, il éclata de rire. Il s’étonna qu’elle voulût -différer son départ. Tous deux discutèrent longtemps. -Juliane débitait de grandes phrases toutes -faites. André ripostait par mille boutades et saillies -plus spirituelles que convaincantes. Laurence les -écoutait. Leurs arguments lui paraissaient également -faux et vides. Entre l’optimisme entêté de son frère -et le pessimisme enthousiaste et voulu de Juliane, -elle ne savait que penser.</p> - -<p>Une nouvelle semaine commença. Minute par -minute, heure par heure, les jours passèrent, si -sombres, si chargés d’angoisse, qu’ils semblaient -avoir chacun la valeur d’une année. Nul événement -décisif, nulle parole définitive ne venait -mettre fin à l’attente formidable du monde. Laurence -cessa tout travail, délaissa ses livres. D’heure -en heure, elle achetait les journaux qui paraissaient, -les lisait d’un bout à l’autre. Le reste du -temps, elle errait dans les rues, où tout l’effrayait. -Si elle apercevait au coin d’une avenue, au seuil -d’une gare, quelques soldats rassemblés, elle -croyait voir un régiment entier partant déjà pour -l’Est. La trompe d’une auto passant à grande allure, -la simple cloche d’une église prenaient pour ses -oreilles les sonorités terribles du tocsin ou d’une -fanfare guerrière. Malade, à demi folle, elle ne -pouvait prendre aucun aliment, ne se soutenait -plus qu’avec du thé et du café, dormait à -peine. Pourtant son corps, galvanisé par la douleur, -ne ressentait nulle fatigue. Elle allait, elle -marchait tout le jour, image vivante de l’inquiétude -errante. Elle visitait ses amis, cherchant vainement -auprès d’eux quelque réconfort. Son frère seul -s’entêtait dans son optimisme. Il pressait sa femme -de partir en vacances. Juliane, plus lucide, s’y refusait -obstinément, et M<sup>lle</sup> Drevain, éperdue, tremblant -pour sa fortune et sa vie, annonçait à qui voulait -l’entendre la ruine de l’Europe et la fin du -monde.</p> - -<p>Le vendredi, Laurence se rendit à Versailles. Elle -pensait trouver auprès des Arêle quelque consolation. -Peut-être, dans les ténèbres où elle se débattait, -ces fermes chrétiens discernaient-ils une petite -lueur, une dernière chance. Peut-être allaient-ils -la rassurer. Elle l’espérait, mais le colonel, cloué -dans son fauteuil par une violente attaque de -goutte, ne se dissimulait aucunement la gravité de -l’heure. Tout de suite, après l’avoir embrassée, -il lui dit avec un triste sourire :</p> - -<p>— Eh bien ! chère enfant, la voilà donc venue -cette guerre que votre père a tant désirée. Dieu sauve -la France ! Je ne suis plus qu’un vieil homme inutile. -Je ne pourrai reprendre du service comme je -l’aurais voulu. Mes trois fils tiendront ma place. Ce -sont de braves enfants.</p> - -<p>Des larmes roulaient dans ses yeux clairs. Son -cœur paternel souffrait. Mais cette souffrance même -accroissait sa douceur et sa charité. Inspiré par une -pitié divine, cet être si sage lut soudain dans le cœur -de Laurence. Remarquant l’effrayante altération de -son visage, il devina son secret. Si sensible qu’elle -fût, ce n’était pas la seule pensée de la douleur des -autres qui pouvait la plonger dans une telle détresse. -Il fallait qu’elle fût frappée dans son affection la -plus chère.</p> - -<p>— Courage, enfant, lui dit-il avec tendresse. Ce -monde, prêt à tomber en ruines, heureusement n’est -point le seul. Un autre existe où toutes les peines -seront changées en joie. L’essentiel est de faire son -devoir, d’accepter, d’offrir tout ce qu’on a, de se -confier en la divine justice qui, un jour, nous rendra -tout ce qu’elle nous arrache. Ceux que nous aimons -sont au Créateur avant d’être à nous. J’ai offert mes -trois fils. Que la volonté de Dieu soit faite.</p> - -<p>En sortant de chez les Arêle, Laurence acheta un -journal du soir, et le parcourut sans y trouver de -nouvelles plus graves. Mais, parmi la foule qui stationnait -à la gare, des rumeurs alarmantes circulaient, -assombrissant tous les visages. Laurence, -glissant de groupe en groupe, recueillait des renseignements, -inexacts peut-être, mais significatifs. On -se répétait que tel régiment de cavalerie avait quitté -Versailles la veille pour rejoindre, dans l’Est, -les troupes de couverture. On affirmait que tel industriel -allemand était parti secrètement, rappelé dans -son pays par l’ordre de mobilisation. Dans le train, -ouvriers et bourgeois s’entretenaient familièrement. -Les distances sociales s’abolissaient déjà. Ils n’étaient -plus que les défenseurs d’une même terre, les -hommes d’une même classe, marqués pour un même -destin. Ils parlaient de leur prochain départ avec une -gaieté simple, un souriant courage : « Moi je dois -rejoindre le premier jour de la mobilisation, moi le -second, moi le cinquième. » Acceptant la guerre -comme un fait accompli, tranquillement ils supputaient -les chances de victoire. Ils évitaient d’évoquer -le foyer qu’ils allaient quitter, les êtres chers auxquels -ils allaient dire adieu. Mais ils n’osaient pas -regarder les épouses, les mères qui, silencieusement, -pleuraient en les écoutant.</p> - -<p>A Chaville, au moment où le train, après s’être -arrêté, s’ébranlait de nouveau, une des portières du -wagon encombré s’ouvrit avec force, livrant passage -à un colonel d’artillerie, jeune encore, bien pris -dans son uniforme, svelte de corps, beau de visage. -Ce fut comme l’apparition subite d’un drapeau -déployé dans le vent ou d’une épée flamboyante -brandie en plein soleil. Les regards aussitôt se -fixèrent sur lui. Un long murmure, une sorte d’acclamation -sourde et passionnée monta de toutes les poitrines -vers cette image vivante de la patrie. A sa vue, -les hommes se dressèrent, se raidirent dans leurs -vêtements civils, portant leur main à leur casquette, -à leur chapeau et, devant ce chef dont ils -se sentaient déjà les soldats, ébauchèrent un salut -militaire qu’il leur rendit en pâlissant. Par ce geste -instinctif, unanime, à la fois si simple et si éloquent, -ils offraient d’un élan leur vie et leur jeunesse à la -France menacée. Gagnées par leur générosité contagieuse, -les femmes, à leur tour, essuyant leurs -larmes, joignant les doigts, avec une sorte de dévotion, -semblaient, elles aussi, offrir une immolation -plus profonde. En cet instant, il n’y avait dans les -plus humbles cœurs qu’héroïsme brûlant, charité -merveilleuse. Nul être qui restât solitaire, nulle souffrance -qui ne fût comprise de tous, honorée, bénie. -Et, bouleversée par ce spectacle, Laurence concevait -combien, au milieu des pires épreuves, la vie resterait -belle et magnifique si toujours les hommes -savaient, oubliant leurs soucis mesquins, leurs vils -intérêts, s’aimer les uns les autres, créer autour -d’eux cette atmosphère si noble, si fervente, où -l’âme la plus triste, en ce jour désolé, se sentait -presque heureuse de tant souffrir.</p> - -<p>Un télégramme attendait Laurence chez elle. Cyril -lui annonçait sa visite pour le lendemain, marquant -ainsi l’heure des adieux.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VIII</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Qu’il s’agisse d’ascétisme, d’ermitage -ou du ciel, je veux être avec -toi.</p> - -<p class="attr"><span class="sc">Le Ramayana.</span></p> - -</blockquote> - -<p>Durant toute la nuit, durant toute la matinée du -lendemain, Laurence s’efforça de se préparer à l’entrevue -suprême après laquelle il ne lui resterait plus -rien au monde. Mais déjà elle s’oubliait pour -plaindre Cyril et ne songer qu’à sa misère. Dans -quelques jours, dans quelques heures peut-être, il -allait quitter sa mère, sa maison, ses livres, tout ce -qu’il avait aimé. Il ne serait plus qu’un soldat parmi -tant d’autres, sans foyer, sans amis, sans asile. Il -n’aurait plus d’autres devoirs que celui de tuer, -d’autre but que la tombe. Du moins, puisqu’elle ne -pouvait le suivre, l’assister, Laurence se jura de ne -pas l’affaiblir par ses larmes. Mais les affres, les -transes de cette dure semaine avaient, sur son -corps amaigri, sur ses traits dévastés, accompli -des ravages difficiles à cacher. Une maladie de six -mois ne l’eût pas changée davantage. Lorsque Cyril, -à deux heures de l’après-midi, la trouva sur son -divan, lorsqu’elle tourna vers lui sa pâle figure -où seuls les yeux agrandis démesurément vivaient, -brûlaient d’une effroyable angoisse, il ne put retenir -une exclamation. Il l’enveloppa de ses bras et posa -vivement la main sur ce visage exsangue, comme -pour en voiler l’insoutenable douleur.</p> - -<p>Ils s’assirent. Leurs mains étaient unies, Laurence -appuyait sa tête renversée sur l’épaule de -son ami. Il la regardait maintenant fixement, -et elle n’essayait pas de fuir ce regard attentif. -L’approche de la mort, qui simplifie toutes choses, -la délivrait d’une longue contrainte. Son amour -était si triste, si parfait, si pur, si pauvre, si -amer, qu’elle pouvait enfin l’avouer. Puisque cette -heure était la dernière, elle pouvait sans honte -laisser Cyril lire dans son cœur plein de lui. Par -moments, elle se soulevait un peu pour l’embrasser. -Puis, de nouveau, sans rien dire, elle le contemplait -comme un enfant qui meurt contemple le soleil et ce -monde merveilleux qui lui échappe avant qu’il l’ait -connu. Dans ce silence pesant, plein d’adieux, -de visions lugubres, son âme perdait ses forces. Elle -le comprit et se hâta se prononcer au hasard -quelques paroles.</p> - -<p>— Cyril, il n’est plus permis d’espérer, n’est-ce -pas ? La guerre est inévitable ?</p> - -<p>Il n’essaya pas de la tromper. Il avait pitié d’elle, -mais un peu comme un homme a pitié d’un homme, -son égal en courage. Il répondit simplement :</p> - -<p>— Sans doute. L’ordre de mobilisation sera probablement -affiché cet après-midi. Je partirai le -second jour, dimanche ou lundi. Le plus tôt sera le -mieux. Je suis prêt et cette attente est pénible.</p> - -<p>Son regard exprimait une résignation sombre et -fervente, une sorte d’acceptation passionnée. Mais -son visage décomposé portait les traces d’une longue -lutte. Pour la plupart des hommes, la plus terrible -épreuve est relativement bénigne, tant est grand -leur aveuglement. Ils ne la voient pas quand elle les -menace, ils l’oublient dès qu’elle a passé. Au moment -même où elle les frappe, étourdis par ses coups, ils -ne la comprennent qu’imparfaitement. Pour un -esprit profond, pour une imagination puissante, le -malheur garde ses proportions réelles, infinies, et le -vif regard de Cyril savait sonder ses plus lointaines -perspectives. Durant ces six jours, il avait à l’avance -vécu toute la guerre. Il avait saigné dans sa chair -avec tous les blessés. Il s’était incarné dans tous les -cœurs. Sa jeunesse avait baisé la mort sur la bouche. -Bien portant, aimé, tranquille encore dans sa maison, -il avait subi l’abandon, le délaissement absolu, -l’horreur de l’agonie solitaire. Vivant, il était descendu -dans la tombe. En cet instant, il portait à la -fois la douleur du moment, celle de l’avenir, sa -propre croix, celle des autres. Son courage ne s’appuyait -sur aucune illusion. Et Laurence sentit sa -main trembler dans la sienne. Elle dit avec effort :</p> - -<p>— Où vous envoie-t-on d’abord ?</p> - -<p>— A Chaumont, rejoindre le dépôt de mon régiment.</p> - -<p>— Vous y resterez quelque temps, vous ne serez -pas engagé tout de suite ?</p> - -<p>— Je ne le pense pas. A moins qu’on ait trop -besoin d’hommes, les réservistes referont probablement -une période d’entraînement pour s’habituer à -porter le sac, pour se plier aux longues marches, aux -fatigues du métier.</p> - -<p>Elle regarda tristement en face d’elle, à travers la -vitre, le ciel orageux.</p> - -<p>— Il va pleuvoir, dit-elle en soupirant. Oh ! Cyril, -je ne pensais pas que ce fût un bonheur d’avoir -seulement une maison, un abri contre les intempéries -des saisons, un lit pour dormir. Pourtant voici -que tous ces faibles biens vous sont arrachés. Mais -peut-être ne pourrez-vous supporter une telle misère ? -Si vous tombiez malade, ce serait, n’est-il pas vrai, -un grand bonheur, car alors, vous nous reviendriez ?</p> - -<p>Il eut un mouvement de révolte devant cet espoir -coupable qu’elle avouait ingénument. Mais il se -souvint qu’elle l’aimait, et il reprit avec tendresse :</p> - -<p>— Vous ne devez pas faire ce souhait, ce serait pour -moi une humiliation trop grande. Dès maintenant, -je n’aurai plus aucun repos avant d’être -là-bas, près des frontières, souffrant et combattant -avec les hommes de ma génération et de ma race, -partageant leurs fatigues, leurs dangers. Cela seul -me semble enviable.</p> - -<p>Elle ne s’étonna point de ce langage. A la place de -Cyril, elle eût parlé comme lui. Mais pouvait-elle -accepter pour son bien-aimé ce qu’elle eût accepté -pour elle ?</p> - -<p>— C’est injuste, gémit-elle. Poète, vous aviez été -créé pour nous dire de nobles paroles, pour nous -expliquer toutes choses. C’est une amère dérision de -vous envoyer parmi tant d’autres soldats vers la -mort. Des êtres comme vous devraient être épargnés, -soustraits par un consentement unanime au danger -commun. Dix mille vies ne paieraient pas la vôtre.</p> - -<p>Encore une fois, il retint un mouvement d’irritation. -Il avait le cœur plus généreux qu’elle et tandis -que, tout occupée de lui, elle ne songeait qu’à le -plaindre, lui déjà, saisi par la grande solidarité -humaine, s’inclinait pieusement sur la douleur de -tous.</p> - -<p>— Quelle folie ! je ne suis rien, ma chère Laurence, -dit-il avec un sourire triste. Au reste, je ne -voudrais pas qu’une supériorité prétendue me conférât -le droit honteux d’économiser mon sang, de -ménager ma vie. C’est une chose admirable que tant -d’êtres soient jugés dignes d’un même sacrifice, -réclamés pour un même holocauste. Tous les -hommes sont égaux devant la souffrance et la mort. -Ceux qui, aujourd’hui, comme moi, s’apprêtent à -partir, n’avaient pas plus que moi désiré la guerre. -Leur acceptation vaut la mienne. Songez à eux, Laurence, -et vous pleurerez moins sur moi. La pitié -semble d’abord devoir nous désarmer, mais elle est -une source de force, c’est à elle que je dois mon -courage.</p> - -<p>A ce moment, son regard rencontra celui de -Laurence. Une émotion soudaine fit vaciller ses -traits. Doucement, il appuya son visage sur cette -pâle figure qui semblait lui reprocher sa paix précaire.</p> - -<p>— Ne me croyez pas insensible, murmura-t-il. -Il y a une chose que je puis à peine supporter, c’est -la douleur où je vais laisser les deux êtres qui me -sont les plus chers au monde : maman et vous, -Laurence !</p> - -<p>Elle avait fermé les yeux. Elle était plongée dans -la nuit, mais non plus seule. Elle sentait la chaleur -de cette joue contre la sienne et de ce corps entre -ses bras, tandis que des paroles inespérées comblaient -enfin le vide de son cœur. Sa longue -attente, sa fidélité, sa patience n’avaient pas été -vaines. Cyril ne l’avait pas choisie dans le transport -de sa jeunesse pour en faire sa bien-aimée, son -idole ; mais, tout de même, elle était sa pauvre -enfant. Il porterait à jamais la responsabilité du -mal incurable, dévorant, qui la brûlait jusque dans -la moelle des os. Sous la fulgurante lumière du -malheur, il venait de voir le visage nu et sanglant -de son amour. Il s’en souviendrait dans l’absence, -dans les pires tourments, au fond de la tombe, au -ciel même. Par son martyre, elle l’avait conquis et -rien ne pourrait plus dénouer le lien dont elle l’avait -enlacé. L’heure des adieux les rapprochait, soudait -leurs âmes l’une à l’autre, mystiquement, pour toujours. -C’est pourquoi Laurence endurait sans révolte -sa secrète agonie ; car elle savait que c’était le plus -grand bonheur de sa vie, ce déchirement, cette douleur !</p> - -<p>Maintenant, elle écoutait des paroles plus tendres -encore, et qui confirmaient ses pensées :</p> - -<p>— Chère, disait Cyril, n’est-ce point étrange ? Il -faut être au seuil de la tombe pour comprendre, -parmi les biens qui nous échappent, lesquels étaient -vraiment précieux, pour savoir ce que nous avons -réellement aimé. Alors, tout ce qui n’était qu’apparences -trompeuses, illusions, mirages formés par la -passion, s’évanouit. Des figures que nous croyions -adorer, qui nous hantaient nuit et jour, s’estompent, -disparaissent, et d’autres prennent un -éclat que rien n’effacera jamais. Le saviez-vous, Laurence ? -Nulle ne fut plus semblable à moi, plus près -de moi que vous, si près que parfois je vous -voyais à peine, que je ne sentais pas toujours -votre présence. Vous étiez en moi comme ma pensée, -comme le sang de mon cœur. Et l’amitié qui nous -liait était plus grande que tout amour. Au moment -où tout me manque, elle subsiste seule. Je puis vous -dire adieu, vous ne me quitterez jamais et je vous -emporterai partout avec moi.</p> - -<p>Il avait relevé la tête. Elle posa les deux mains sur -son visage, et elle le regardait, sans rien dire, avec -une expression de joie hagarde qui lui fit mal.</p> - -<p>— Hélas ! dit-il en soupirant, il eût mieux valu -pour vous que nous ne nous fussions pas rencontrés -ici-bas.</p> - -<p>Elle protesta passionnément :</p> - -<p>— Je ne regrette rien, cet amour m’était nécessaire.</p> - -<p>— Pourtant, s’écria-t-il, voyez le mal que je vous -fais, voyez où je vous entraîne !</p> - -<p>Mais elle ne maudit pas la douleur où sa passion -trouvait sa réalisation, son achèvement, sa plénitude.</p> - -<p>— Oui, dit-elle, dans une région désolée, comme -aux confins du monde. Il n’y a plus autour de nous -que des décombres, devant nous des ténèbres, mais -qu’importe puisque je suis à vos côtés !</p> - -<p>Alors, la voyant si forte, il voulut l’éprouver plus -encore, la mettre en présence du malheur qu’il -redoutait pour elle. Il dit, la regardant bien en face :</p> - -<p>— Cependant, si je meurs, Laurence ?</p> - -<p>Elle reçut le coup sans faiblir. Elle avait prévu -cela aussi. Ses yeux noircirent comme la mer au -moment où le vent s’élève. Elle murmura, farouche :</p> - -<p>— Je ne vivrai pas après vous !</p> - -<p>Il tressaillit et son visage devint sévère.</p> - -<p>— Que signifie cette parole ? s’écria-t-il. Vous ne -voulez pas dire que vous vous donnerez la mort ? -Si vous me connaissez, vous savez que ce serait à -mes yeux un crime que je ne pourrais vous -pardonner !</p> - -<p>Elle eut un rire déchirant :</p> - -<p>— Comme vous êtes dur !</p> - -<p>Son cœur fut écrasé par une indicible épouvante. -Elle comprit enfin, pour la première fois, à -quel point elle dépendait de Cyril. Jamais, même -dans le transport du désespoir, elle ne pourrait, fût-il -couché dans la tombe, accepter la pensée de lui -déplaire, ni accomplir un acte qu’il condamnait. -D’un mot, il venait de lui fermer toute issue. Il -l’emprisonnait dans la vie. Il la chargeait d’une -douleur sans fin, d’un joug qu’elle n’oserait plus -rompre. Elle palpitait comme une bête traquée qui -cherche à s’échapper. Plaintivement, elle dit, -essayant d’éluder sa question précise :</p> - -<p>— Je ne pourrai pas vivre après vous, je le sais, -je le sens. Il me sera accordé de mourir, tout naturellement -de votre mort.</p> - -<p>— Mais vous ne chercherez point à hâter votre -heure ? Jurez-le-moi, Laurence, je le veux, il le faut.</p> - -<p>Ils demeurèrent l’un en face de l’autre, comme -dans un silencieux combat. Le regard de Cyril exprimait -une autorité pressante, inexorable. Celui de -Laurence une supplication affolée, une peur panique. -Mais peu à peu ses yeux se firent plus doux, plus -humbles. Elle cédait dans le déchirement horrible -de tout son être. Ce fut le point culminant de son -amour, l’instant où Cyril, en quelque sorte, lui -arracha son âme. Sans résistance, elle subit ce rapt -profond, cette âpre violence. Elle se laissa dépouiller -de tout, elle donna tout ce qui lui restait, abdiquant -à la fois sa liberté, sa volonté, sa dernière espérance. -Sa tête roula sur l’épaule de son ami. Dans -un gémissement d’agonie, elle balbutia le serment -qu’il exigeait d’elle, et il la tint entre ses bras, -inerte, entièrement rompue par ce suprême effort.</p> - -<p>Alors il se fit infiniment tendre et, tandis que, -silencieuse et foudroyée, elle savourait l’amer calice -dont il venait de l’empoisonner, il essaya de relever -son courage.</p> - -<p>— Croyez-le, dit-il. Cette heure, si sombre qu’elle -soit, est une heure sanctifiante. C’est comme si, -dans la forêt où nous risquions de nous perdre, une -main bienfaisante avait détruit toutes les routes -pour n’en laisser qu’une seule, celle qui mène au -vrai but du voyage, vers l’éternité, vers Dieu. Tout -est simple, clair et facile, parce que le monde -autour de nous tombe en ruines et nous n’y sommes -plus que pour une heure, « en étrangers et en -pèlerins ». Déjà nous nous étonnons d’avoir désiré -ses biens périssables. Pourquoi tant de soucis, de -travaux inutiles ? En dehors de ce qu’il accomplit -pour Dieu, tout ce que fait l’homme ici-bas, tout ce -qu’il aime n’est que néant, vanité, illusion, fumée.</p> - -<p>— Des êtres tels que vous ne sont pas que fumée, -s’écria passionnément Laurence. Je ne me trompais -pas en vous aimant. Oh ! Cyril, vous me suffisiez -pleinement et vous m’auriez toujours suffi !</p> - -<p>— Jusqu’à la mort seulement, reprit-il d’une voix -plus forte et presque solennelle. Si vous supprimez -Dieu, je ne suis, pour votre amour même, -qu’une statue d’argile animée, prête à se dissoudre -au moindre souffle du vent. Dieu seul peut me -donner une âme indestructible participant à son -éternelle existence et je n’ai pas de réalité hors de -lui.</p> - -<p>Elle couvrit ses yeux de sa main, comme éblouie -par une lumière trop vive, et elle murmura sourdement :</p> - -<p>— S’il est vrai que lui seul peut vous rendre à -moi, que veut-il de moi ?</p> - -<p>— Il vous veut simplement, reprit Cyril avec une -douceur persuasive. Il vous veut, comme il me voulait, -Laurence. Oh ! j’ai été préparé d’une manière -miraculeuse à cette épreuve. Depuis un an, je sentais -en moi comme un appel, une sollicitation pressante, -une main toujours sur moi et qui m’arrachait tout. -Je résistais, malgré moi, sauvagement. L’homme a -peur de ce qui est grand : il se refuse instinctivement -à l’amour infini, comme la femme à celui -qu’elle adore. Mais voici le dernier coup de la grâce. -Le temps n’est plus à moi. La mort est toute proche. -Il n’y a plus d’hésitation possible. Naturellement, je -ne partirai pas sans avoir mis en ordre ma conscience, -sans m’être réconcilié avec Dieu. Je voudrais -que vous le fissiez aussi, Laurence ; car alors -je ne vous laisserais plus seule.</p> - -<p>De nouveau, elle céda et promit ce qu’il lui demandait. -Quelle que fût la route où il s’engageait, -il fallait bien qu’elle le suivît. Il ne pouvait rien -aimer qu’elle n’aimât comme lui, rien croire qu’elle -ne crût aussitôt.</p> - -<p>— Cyril, est-ce tout ? dit-elle avidement. N’avez-vous -plus rien à réclamer de moi ?</p> - -<p>— Plus rien, soupira-t-il, voici que je vous ai -tout repris. Je vous confie encore ce que j’ai de plus -cher. Maman, comme vous reste seule. Qu’une -même douleur vous unisse. Demeurez avec elle et -priez pour moi.</p> - -<p>Elle accepta, docile, les devoirs qu’il lui laissait. -Alors, ayant ainsi en quelque sorte terminé son -testament, il se leva. C’était l’heure des adieux. Laurence -avait beau l’enlacer de ses faibles bras, elle ne -pouvait plus le retenir qu’une minute encore.</p> - -<p>— Au revoir, disait-elle, les yeux levés vers ce -vivant visage où déjà elle croyait voir l’ombre de la -mort. Au revoir ! Ne me dites pas d’autre mot. Je -souffrirai tout ce qu’il faudra souffrir. Je vivrai tant -qu’il faudra vivre, afin de mériter qu’un jour vous -me soyez rendu. Mais, Cyril, souvenez-vous de moi, -même au delà du monde, que je puisse vous reconnaître -et vous aimer encore. Vous m’appellerez, -n’est-ce pas, ami cher ? Vous m’appellerez et je vous -répondrai. Vous me prendrez en vous, pour toujours, -pour toujours.</p> - -<p>Il détourna la tête pour cacher ses larmes, car -il défaillait d’émotion en la voyant accueillir avec -une telle ferveur la dernière espérance qu’il lui avait -offerte. Si tendre que soit un homme, tout l’amour -qu’il a jamais pu concevoir est cent fois dépassé par -l’amour de la femme, cet amour acharné, inextinguible, -que n’effraient ni la séparation, ni la mort -même, et qui martyrisé, condamné ici-bas, se tourne -avidement vers l’éternité, la sommant de réaliser -son rêve. Bien qu’il fût affligé de constater que, dans -la religion même, Laurence ne cherchait, ne désirait -que lui, Cyril fut vaincu par son cri passionné :</p> - -<p>— Au revoir donc, dit-il gravement, concluant le -pacte que lui proposait cette pauvre âme en peine. -Au revoir de toutes façons, sur cette terre, ou au delà.</p> - -<p>Ils étaient parvenus sur un sommet trop escarpé, -trop pur. Laurence eut un soudain vertige. Elle -faiblit pour la première fois. Sa douleur, longtemps -contenue, rompit les bornes où l’enfermaient -sa volonté et sa raison. Elle se mit à délirer.</p> - -<p>— Non, non, gémissait-elle en roulant sur l’épaule -de Cyril sa tête échevelée ; non, je vous ai trompé, -je ne puis m’élever si haut. Que m’importent l’au-delà, -le ciel ? Sais-je seulement si je pourrai vous -retrouver ? Si triste qu’il soit, ce monde, lorsque vous -êtes avec moi, devient mon paradis. Restez encore -quelques heures. Ne me dites plus rien. Que votre -main soit dans la mienne, votre cœur près du mien, -et ma joie sera telle que, peut-être, elle pourra me -tuer. Alors vous m’abandonnerez et je reposerai -tranquille. Mais ne me quittez pas ainsi vivante. Oh ! -restez, restez avec moi !</p> - -<p>Elle s’accrochait à lui, convulsivement, avec un -regard horrible. Il était aussi pâle, aussi bouleversé -qu’elle.</p> - -<p>— Laurence, mon amie, mon enfant, murmura-t-il -d’une voix tremblante, pardonnez-moi. J’ai été cruel -pour vous, je le sais bien. Mais il fallait qu’entre -nous tout fût dit. Je devais vous préparer au plus -grand malheur, vous dicter toutes mes volontés, afin -que vous soyez avec moi, toujours. Pourtant, je puis -être épargné. Priez pour moi, espérez, et votre -attente ne sera pas trompée.</p> - -<p>Elle souffrait trop pour le croire ; mais elle comprit -soudain le mal qu’elle lui faisait. Par pitié pour -lui, elle réussit à feindre une confiance qu’elle n’avait -point. Calmée, elle dit avec un sourire héroïque :</p> - -<p>— C’est vrai, vous reviendrez, Cyril, je le sais, -j’en suis sûre !</p> - -<p>Elle le reconduisit jusqu’au seuil de la porte. Ils -s’embrassèrent encore. Puis Cyril commença de descendre -l’escalier. Appuyée à la rampe, Laurence -regardait, sans une larme, ce beau visage, admirable -lumière, qui, lentement, déclinait sur sa vie. Jusqu’au -dernier moment, elle lui sourit, calme, sereine, -réprimant avec force les cris déchirants de son cœur. -Enfin, lorsque tout fut fini, lorsqu’elle eut refermé -la porte, elle chancela comme au bord d’un abîme. -Ses yeux, quoique grands ouverts, ne voyaient -plus rien qu’une nuée informe. Et il lui sembla -que son âme n’était plus qu’un faible souffle -entre ses dents, tout prêt à s’exhaler. Elle eut -soudain la conviction absolue qu’il lui suffirait de -consentir à la mort pour cesser aussitôt d’exister. -Mais si grand que fût son mal, elle souhaitait qu’il -se prolongeât. De toute sa volonté, elle retenait -impérieusement, passionnément, sa vie défaillante. -Les promesses faites à Cyril l’enchaînaient à la terre. -Il lui fallait les accomplir et sauver, dans ce grand -désastre, l’honneur de son amour.</p> - -<p>Elle descendit dans la rue et se dirigea vers -Saint-Sulpice. En débouchant sur la place, elle -aperçut un groupe compact qui stationnait devant -la mairie. Tous les passants, se détournant de leur -route, venaient grossir ce rassemblement d’où, par -moments, une femme se détachait, s’enfuyait précipitamment, -couvrant de ses mains son visage. Cette -foule était calme et regardait silencieusement une -petite affiche d’aspect inoffensif. Laurence, à son -tour, s’en approcha et lut les deux lignes concises -qui ordonnaient la mobilisation générale des armées -de terre et de mer. Alors, pour la première fois -depuis une semaine, ses larmes jaillirent. Elle -s’éloigna, courbée en deux, les épaules secouées -de sanglots. Elle entra dans l’église de Saint-Sulpice, -s’arrêta près d’un confessionnal. Et là -elle attendit, pleurant à fendre l’âme, que le -moment fût venu de se réconcilier avec le Dieu que -Cyril lui avait rendu et devant lequel il s’agenouillait -aussi, dans une église voisine, à la même heure, -sans qu’elle le sût.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>IX</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Quel que soit le malheur qui nous -arrive, la plupart du temps nous -l’endurons et nous attendons qu’il -finisse.</p> - -<p class="attr">Samuel <span class="sc">Butler</span>.</p> - -</blockquote> - -<p>Le surlendemain, Laurence se rendit à Bourg-la-Reine. -Cyril était parti le matin même. L’heure -des adieux pour sa mère durait encore. Elle la prolongeait, -l’éternisait, l’évoquait sans cesse en pleurant. -De nombreux amis l’entouraient qui, tous, la -plaignaient sincèrement. Mais plus que leurs -paroles et leurs consolations, l’émouvaient le visage -altéré de Laurence, son silence, sa consternation. -Cyril lui avait trop tendrement recommandé la -jeune femme pour qu’elle ne devinât pas, la -voyant si triste, son amour secret. Déjà un lien aussi -fort que celui du sang unissait l’une à l’autre ces -deux abandonnées. Sans avoir besoin de s’expliquer, -elles savaient qu’elles allaient désormais souffrir, -attendre ensemble, sans que rien jamais pût les -séparer. Quand tous les visiteurs se furent retirés, -Laurence s’attarda longtemps dans le salon où -la présence de Cyril semblait flotter encore. La -société de M<sup>me</sup> de Clet lui était douce. Elle avait le -regard de son fils, la même nature ouverte, chaleureuse, -quoique plus superficielle. Son cœur était -moins sombre, moins meurtri que celui du poète. -Alors qu’il s’était soumis au malheur docilement, -complètement, sans imaginer que le sort pût lui -faire grâce, elle gardait une espérance acharnée. -Cyril reviendrait, elle en était sûre. Elle allait tant -prier pour lui ! Son amour agissant, de loin -le défendrait. Quelques mois d’inquiétudes, de -craintes, et ce cauchemar prendrait fin, faisant -place à l’ivresse du retour et de la réunion. Peu -à peu, Laurence se laissait pénétrer par la même -certitude. Tous les hommes, en effet, ne pouvaient -être tués. Peut-être qu’au-dessus de ce cataclysme, -une justice indéfectible subsisterait. Peut-être Dieu -rappellerait-il à lui seulement les inutiles, les lâches, -purgeant la terre et laissant vivre les meilleurs, les -plus grands, les mieux aimés : Cyril.</p> - -<p>Le sixième jour de la mobilisation, André Dacellier -partit, sans enthousiasme excessif, mais pourtant -sans répugnance. Depuis longtemps, sous -l’influence de sa femme, si correcte, si « bien pensante », -son antimilitarisme entêté de jeune homme, -heureux de s’insurger contre les idées de son père, -s’était changé en neutralité insouciante, absence -méprisante de toute opinion politique. Entraîné -malgré lui par l’élan magnifique d’un peuple -entier, las d’un long asservissement, il admit -sans effort la nécessité de combattre, de vaincre -l’Allemagne, pour assurer à jamais la paix du -monde. Contraint d’abandonner son foyer, ses -travaux, de rompre avec toutes ses habitudes, il -trouva, dans sa légèreté, la force que d’autres, plus -nobles, puisaient dans l’amour du devoir et du -sacrifice. Il appartenait à la race trop nombreuse -des êtres qui, exempts de passion, incapables -de s’attacher sérieusement à rien, s’accommodent -aisément de tout. Puisqu’il devait faire la guerre, -il s’y intéressait comme à son métier de journaliste. -Au reste, dans cette catastrophe, aveugle -et borné toujours, il ne voyait nulle part la douleur. -On l’eût fait sourire en lui parlant des -cœurs brisés par la séparation. Il quittait sans -émoi sa femme et sa fille. Pas un instant il ne -songea qu’il pourrait ne pas revenir. Laurence -méprisa ce courage qui prenait sa source dans un -optimisme chimérique, dans l’égoïsme et la frivolité -de l’âme.</p> - -<p>A son tour, Gaston Noret vint lui faire ses adieux. -Il était extrêmement gai et trouvait la vie magnifique. -La guerre l’amusait comme une aventure -pittoresque, imprévue, folle. Il brûlait du désir de -combattre. Pas plus qu’André, il ne se croyait -menacé dans sa vie. Narguant le danger, il se -confiait joyeusement à sa bonne étoile, à la chance -qui, jamais, jusqu’alors, ne l’avait trahi.</p> - -<p>Juliane, dès que son mari fut parti, se fit engager -comme infirmière-major dans un hôpital de Paris. -Son activité nouvelle, le sentiment de son importance, -les grandes phrases qu’elle débitait sur le -sacrifice et la patrie compensaient, pour cette -créature vaniteuse, l’absence et les dangers d’André. -M<sup>lle</sup> Drevain, un peu rassurée, s’occupait activement -d’entasser chez elle des provisions de toutes sortes -en prévision d’un siège ou d’une disette. Edith Albertaud -avait eu la chance de garder son mari, placé -à la tête d’un hôpital militaire. Absorbée par ses -nombreux devoirs, heureuse de voir son foyer -préservé, elle ne songeait pas à la douleur des -autres.</p> - -<p>Lorsqu’elle quittait M<sup>me</sup> de Clet, Laurence ne se -plaisait que dans la société des Arêle. Ceux-là, vraiment, -savaient souffrir. Si dans cette grande -épreuve, ils ne proféraient pas une plainte, leur -sérénité n’avait pas pour cause l’indifférence. Déjà -leurs deux fils aînés, les jésuites, étaient rentrés en -France. Le plus jeune revenait du Maroc avec son -régiment. Ils allaient trembler jour et nuit pour ces -trois existences. Si sainte que fût M<sup>me</sup> Arêle, elle -n’en restait pas moins la plus tendre, la plus craintive -des mères. Sans cesse, elle s’inquiétait, ne songeait -qu’aux soldats. Les yeux fixés sur le ciel maintenant -rayonnant et implacable, elle disait à Laurence -en soupirant : « Pauvres enfants, comme ils -doivent être fatigués, marchant en plein soleil sur -les routes brûlantes. Et cette nuit, avez-vous entendu -l’orage, la pluie diluvienne ? Ils ont été trempés, ils -ont eu froid peut-être ! » Laurence, pour qui toutes -les variations atmosphériques prenaient les proportions -d’une tragédie et qui, sans cesse, implorait les -éléments, le soleil, la pluie, la foudre de ne point -faire mal à son bien-aimé, Laurence s’associait de -toute son âme à cette anxiété maternelle. Elle fut -heureuse d’offrir à ses vieux amis une immense -consolation en leur annonçant son retour à la foi. -Leurs visages resplendirent de joie lorsqu’ils -apprirent qu’elle avait communié. Ils l’embrassèrent -avec des larmes, louant Dieu, bénissant l’épreuve -même qui les frappait. Elle leur avoua que Cyril -avait été l’instrument de sa conversion et les -supplia de prier pour lui. Ils comprirent son amour. -Ce furent eux alors qui s’efforcèrent de la rassurer, -de l’aider à porter cette croix trop lourde sous -laquelle ils la voyaient plier. Ils furent aussi heureux -qu’elle lorsque Cyril écrivit qu’il restait à -Chaumont, où il devrait probablement subir une -longue période d’entraînement avant d’être envoyé -au front.</p> - -<p>La guerre commençait. Après quelques succès -éphémères, remportés par nos troupes en Alsace, -la bataille s’engagea bientôt, formidable, en Belgique, -et notre armée, vaincue, recula. Cette défaite -de Charleroi fut pour Laurence un coup terrible. -Nos premières victoires ne l’avaient émue que dans -sa piété filiale, lui faisant regretter que son père ne -fût plus là, à l’heure où se réalisait son rêve, où il -eût goûté la plénitude du bonheur ; mais elle comprit -soudain ce qu’est l’amour de la patrie, lorsqu’elle -sentit la France, ouverte sans défense, devant -l’envahisseur. Il lui semblait maintenant que c’était -son cœur même que les Allemands foulaient aux -pieds avec notre sol. Ils entraient chez nous, vainqueurs. -Bien que les journaux n’avouassent pas -encore la vérité, ni l’étendue de nos désastres, on -devinait leur avance progressive. Dans le silence -épouvanté du monde, on entendait le bruit de leur -marche lourde. Et, un matin, parut le sinistre -communiqué officiel annonçant que notre armée, -dans son recul, avait atteint la Somme. Dès lors, -de jour en jour, les nouvelles se firent plus précises, -plus mauvaises. Les Allemands ne semblaient rencontrer -aucun obstacle. Nos villes du Nord et de -l’Est tombaient, l’une après l’autre, sans résistance. -Ils avançaient, ils avançaient, ils étaient victorieux -toujours, ils avaient dépassé Reims, dépassé Saint-Quentin, -ils atteignaient Compiègne. Demain, ils -seraient sous les murs de Paris. La ville, dans ce -grand danger, restait affreusement calme. Mais -une foule silencieuse et consternée se pressait -dans les banques, devant les commissariats de -police, s’écrasait aux abords des gares. Peu à peu, -les quartiers les plus animés se vidaient. Les magasins -étaient déserts, les appartements se fermaient. -On sentait partout, l’angoisse, la panique, l’affolement -sombre de la défaite. Jamais Laurence n’avait -trouvé Paris plus beau qu’en ces jours de deuil. Il -semblait vivre maintenant ainsi qu’un être humain. -On croyait presque entendre monter de ses pierres -un murmure continu, une plainte. Ses jardins -mornes, ses avenues, ses places, ses monuments -prirent soudain un aspect pathétique, devinrent -émouvants comme un visage, comme la face d’un -père insulté qui, rassemblant autour de lui ses -enfants, les conjure de venger son offense. Bien -souvent, Laurence, accoudée sur les quais près du -Louvre, regardant la courbe gracieuse de la Seine, -ses rives nobles et charmantes, et, au loin, Notre-Dame, -adorait, dans ce paysage insensible, l’image -de la patrie. Lorsque Cyril, comme elle éperdu -de douleur, écrivait, se plaignant de son inaction, -exprimant le désir d’être au plus tôt engagé dans -la lutte, elle l’approuvait de toute son âme, acceptant -qu’il partît, acceptant de trembler pour lui, avide à -présent de souffrir sans répit.</p> - -<p>Cyril, cependant, avait ordonné à sa mère de -quitter Paris. Laurence, qui ne voulait pas se -séparer d’elle, la suivit à Orléans où une amie de -M<sup>me</sup> de Clet leur offrit un local provisoire. L’attente -continua. Mais, peu à peu, comme avertis par -un secret pressentiment, les cœurs se rassuraient, -s’abandonnaient à l’espérance. Les journaux demeuraient -vagues et circonspects. Soudain les nouvelles -officieuses et imprécises, qui circulent toujours en -des temps troublés, devinrent merveilleuses. On se -répétait que les Allemands n’avançaient plus. On -affirmait que l’aile droite de von Kluck avait été -tournée, son armée détruite, son état-major fait prisonnier. -Enfin, un matin, le communiqué officiel -annonça la victoire de la Marne et la déroute allemande. -Ce fut un jour de joie inouïe, joie grave et -contenue, mais qui éclatait sur tous les visages et -faisait se jeter les uns vers les autres, avec une effusion -subite, des gens qui se connaissaient à peine, -habitants du même hôtel, réfugiés d’une même ville, -d’une même province.</p> - -<p>Laurence crut s’éveiller d’un long cauchemar. -Elle respirait avec ivresse l’air allègre de la -victoire et ne craignait plus rien. Elle savait -Cyril à l’abri. Nos soldats avançaient. Peut-être -allaient-ils, en quelques jours, délivrer la France, -entrer à leur tour en Allemagne. La paix pouvait -suivre ces éclatants triomphes. Tous les espoirs -semblaient permis. Le lendemain, une nouvelle -affreuse vint assombrir le cœur de la jeune femme. -Le colonel Arêle, par dépêche, lui apprit la mort -de son fils, le jeune lieutenant qui, sous les ordres -de Maunoury, avait été tué sur l’Ourcq.</p> - -<p>Laurence quitta aussitôt Orléans. Elle aimait trop -tendrement les Arêle pour consentir à demeurer loin -d’eux lorsqu’ils souffraient. Avant qu’elle les eût -rejoints, un nouveau malheur les frappa. Ils -apprirent le décès de leur second fils. Enrôlé -parmi les brancardiers, il avait été blessé mortellement, -par un éclat d’obus, au moment où il relevait -un blessé sur le champ de bataille. Si forte que fût -leur âme, ils défaillaient sous ce double coup, sous -ces deux glaives enfoncés dans la même blessure. -M<sup>me</sup> Arêle, déjà affaiblie par une longue maladie, -n’était plus que l’ombre d’elle-même, l’image de la -douleur inconsolable. Le colonel semblait un chêne -foudroyé. Voûté, vieilli, méconnaissable, les cheveux -tout blancs, il ne trouvait plus de paroles pour -bénir sa souffrance. Seul son regard bleu, si candide -et si triste, attestait sa résignation. L’infortune de -ces deux vieillards navra Laurence. Sans doute, -leurs fils étaient morts noblement, en accomplissant -le devoir auquel ils s’étaient consacrés : le prêtre -dans un acte de charité, l’officier en pleine victoire, -après s’être couvert de gloire dans l’attaque des positions -ennemies. Déjà ce père, cette mère désolés -pouvaient chercher au ciel leurs deux héros, mais -tout de même, ils étaient seuls. Ils avaient mis leur -espoir dans leur plus jeune fils, unique lien qui les -rattachât encore à la terre. Lui seul, en se mariant -plus tard, aurait pu leur donner une famille, des -enfants. Sa mort achevait de les dépouiller. Ils -avaient tout offert, tout sacrifié, tout perdu. Ils -vieilliraient sans aucune consolation humaine, -privés des affections les plus légitimes. Et Laurence -se révoltait devant une telle détresse.</p> - -<p>— Ah ! colonel, disait-elle en sanglotant, c’est -trop, c’est trop injuste. Pourquoi, lorsque tant -d’êtres misérables et vils sont épargnés, vos deux -fils, si nobles, si parfaits, si purs, ont-ils été repris ? -Pourquoi une si lourde croix vous est-elle envoyée, -à vous dont la vie fut sans tache et que Dieu devrait -tant chérir ?</p> - -<p>Alors il se souvint qu’elle aussi tremblait pour son -amour, qu’elle pouvait demain, dans quelques jours, -voir sa vie détruite par la mort de Cyril. Il comprit -la nécessité d’être pour elle un exemple. Ce devoir -lui rendit quelque force, tarit ses larmes. Il répondit -avec douceur :</p> - -<p>— Mon enfant, ce serait trop simple d’aimer -Dieu, si cela devait, non seulement nous acquérir -la récompense éternelle, mais encore le bonheur -ici-bas. C’est dans le sacrifice et l’arrachement du -cœur que notre foi a quelque prix. Je remercie le -Seigneur puisqu’il me permet de lui prouver ma -fidélité, et je le bénis, surtout s’il me frappe à la -place de ceux que le malheur écarterait de ses -autels.</p> - -<p>En prononçant ces paroles, il posa la main sur -le front de Laurence dans un geste de protection ; -car déjà, dans sa charité, il offrait sa douleur -pour elle et pour Cyril. Mais elle se disait tout -bas : « S’il n’a pu sauver ses fils, pourra-t-il -sauver mon ami ? A quoi bon espérer ? Puisque les -prières des plus saints ne sont pas exaucées, que -vaudront les miennes ? » Et, plus que jamais, elle -tremblait en songeant à son bien-aimé.</p> - -<p>L’hiver commençait. Les grandes espérances soulevées -par la victoire de la Marne ne s’étaient pas -réalisées. Le mauvais temps arrêta bientôt les opérations. -Les deux armées se terrèrent dans les tranchées, -s’immobilisèrent dans une lutte terne et sans -événements. Alors prit fin le bel élan qui, magnifiant -toutes les âmes, les avait précipitées vers le -sacrifice. Le temps eut raison de ce courage humain, -si faible, si aisément abattu lorsqu’il n’est pas soutenu -par une conscience intègre, dirigé par une -volonté exceptionnelle. De nouveau, pour la foule -immense des médiocres, la vie, le repos, la jouissance -reprirent leurs attraits, un instant méprisés. -Les moins nobles cœurs firent défection. André -Dacellier, qui s’était battu bravement sur l’Yser, -fut blessé au bras en novembre. Après un court -séjour dans un hôpital de Rennes, il revint à Paris, -en congé de convalescence. Ce congé se prolongea, -s’éternisa. Juliane, en effet, tout en conservant sa -belle attitude et son héroïsme affecté, commençait -à ne plus voir dans les dangers de sa patrie que son -intérêt personnel. Ses économies étaient presque -entièrement épuisées et la jeune femme, qui n’avait -pas prévu une guerre si longue, s’effrayait des privations -qu’il lui faudrait subir, si son mari, continuant -à se battre, ne pouvait plus gagner d’argent. -Elle usa des puissantes influences dont elle disposait -pour le faire mettre à l’abri. Bientôt, André -annonça à tous ses amis que ses chefs le trouvaient -de constitution trop faible pour affronter un hiver -dans les tranchées. Peu après, il fut versé dans -l’armée auxiliaire et placé au contrôle postal des -dépêches. Ce poste de tout repos, qui le laissait à -Paris, lui permit de reprendre sa profession de -journaliste.</p> - -<p>En décembre, Gaston Noret revint à son tour pour -soigner une bronchite. Ce garçon, fort et bien portant, -se déclarait poitrinaire. Il avait fait toute la -retraite de Charleroi, connu la pire misère. L’expérience -lui semblait suffisante. Sa curiosité était -satisfaite. La vie morne et désolée des tranchées -lui inspirait une profonde horreur. Il eut l’habileté -de se faire réformer. Beaucoup d’hommes, appartenant -à toutes les classes de la société, artistes, bourgeois, -ouvriers, fortement protégés ou servis seulement -par la chance, suivaient ces exemples et -s’embusquaient sans honte. Mais Cyril, avec beaucoup -d’autres, demeurait ferme et ne trahissait pas. -A la fin de janvier, il quitta Chaumont et fut -envoyé sur le front. Cet être, si sensible à la -douleur humaine, vécut en face de la mort, -parmi les cadavres abandonnés, les blessés expirants. -Ce spectacle et l’humidité des tranchées éprouvèrent -si fortement sa santé qu’il dut, à plusieurs -reprises, séjourner à l’hôpital. Mais il se déclarait -bien portant et luttait avec acharnement contre cette -faiblesse dont quelques-uns se prévalaient pour se -mettre à l’abri. Il refusa un congé de convalescence -qui lui fut proposé. Les prières de sa mère ne -purent le fléchir. Il l’aimait, moins cependant que -la France humiliée, moins que les soldats, ses frères -d’armes, dont il voulait partager jusqu’au bout la -misère. Une charité plus forte que ses affections les -plus légitimes le retenait parmi ces malheureux, -et sa foi, chaque jour plus vive, le soutenait d’une -façon évidente, miraculeuse.</p> - -<p>Laurence s’étonnait un peu que Cyril, si vite, ait -pu trouver la paix, alors qu’elle la cherchait toujours. -Mais seuls les prédestinés avancent rapidement -dans les voies mystiques. Pour les natures -ordinaires, les conversions sont lentes, pénibles. Ce -n’est pas sans de grands efforts qu’une âme, longtemps -égarée, se rapproche de Dieu. Il lui fait payer -chèrement son reniement et sa révolte. Après l’avoir -appelée, il se cache et se tait. Elle interroge et rien -ne lui répond. Son ardeur, ses supplications se -brisent sur le vide et l’énorme silence. Laurence -avait dépensé toutes ses forces dans l’amour humain, -il ne lui restait plus assez de courage pour supporter -le martyre de la conversion. Affaiblie par ses -angoisses et sa folle passion, elle trouvait chaque -jour plus obscur le grand drame où s’usait sa vie. -Elle pensait seulement qu’un jour son ami revenu -lui expliquerait toutes choses, et elle continuait de -prier, pour lui plaire et pour le sauver.</p> - -<p>L’hiver passa sans autres événements que des -attaques partielles et sans résultats. Paris était -morne, tranquille, endormi comme une ville provinciale. -Peu à peu chacun reprenait ses occupations, -ses quotidiennes habitudes. Si beaucoup d’hommes -étaient absents, ils écrivaient régulièrement. Leurs -femmes, leurs mères se laissaient lentement gagner -par une sécurité trompeuse. La guerre continuait, -mais ceux qui, restant à l’arrière, ne la voyaient -pas, l’oubliaient. Nul ne s’inquiétait plus des combats -que nos soldats continuaient à livrer chaque -jour sur quelque point du front et qui semblaient -à tous mesquins et sans danger. On finissait par -croire que les obus, les balles tombaient dans l’eau, -ne blessaient que la terre, s’évaporaient sans causer -aucun mal. Les cœurs humains, si tendres, si tristes -qu’ils soient, ne peuvent vivre dans une constante -appréhension. Laurence elle-même n’échappa pas -entièrement à cette loi commune. Ses anxiétés furent -affreuses dans les premiers jours où elle sut Cyril -exposé. Elle ne cessait de trembler pour lui. A toute -heure, à toute minute, elle se demandait avec -épouvante : « Vit-il encore ? N’est-ce point en ce -moment qu’il est frappé ? » Puis, son imagination -fatiguée se lassa de lui représenter sans -cesse l’horreur des tranchées, la mort de celui -qu’elle aimait. Son âme réclama un peu de repos -et de joie, accueillit avec une sorte d’ivresse les -consolations de la religion. Maintenant, elle écoutait -avidement les Arêle lorsqu’ils lui parlaient des -miracles opérés par la toute-puissance de la prière. -Sa ferveur s’accrut. Elle s’attacha passionnément à -l’espérance. Le fait que Cyril, pendant huit mois, ne -prit part à aucune attaque lui parut manifestement -providentiel. Elle se persuada que Dieu, exauçant -ses prières, le tiendrait toujours à l’écart des grandes -batailles. Mais que devint-elle, lorsqu’au mois de -septembre commença l’offensive de Champagne et -que Cyril fut bientôt au plus fort de la mêlée ? Il se -battait nuit et jour, presque sans relâche. Ses lettres -parvenaient encore, brèves et pleines d’une horrible -tristesse. Son régiment était décimé, ses amis -le quittaient un à un, fauchés par la mort, blessés -ou prisonniers. Il les pleurait amèrement. Son -cœur brûlait du désir d’imiter ces héros qu’il voyait -chaque jour tomber auprès de lui. Il devait s’exposer -beaucoup, car il fut, à deux reprises, cité à -l’ordre du jour. Cependant Laurence, au milieu de -ses angoisses, sentait redoubler sa confiance, puisque, -malgré tant de périls, Cyril vivait. La mort -l’environnait en vain. La protection divine était évidente. -Parce qu’il avait offert sa vie généreusement, -Dieu la refusait, le sauvait malgré lui, le couvrait -de son aile. Une lettre du poète acheva de rassurer -la jeune femme : « Ayez confiance, écrivait-il. J’ai -vu la mort de près. Je viens d’y échapper par -miracle. Continuez à prier pour moi. » Laurence se -jeta à genoux. Son cœur débordait de joie et de -reconnaissance. Elle ne craignait plus rien. Comme -elle se relevait, un coup de sonnette retentit à sa -porte. Elle reçut des mains d’un petit télégraphiste -un pneumatique et reconnut l’écriture de -M<sup>me</sup> de Clet. Sans doute, celle-ci, qui l’attendait le -même jour à Bourg-la-Reine, décommandait le -rendez-vous pris la veille. Laurence ouvrit l’enveloppe -et, sur le mince papier, elle lut quelques mots -seulement, écrits en caractères tremblés, désordonnés, -presque illisibles : « Cyril tué. Venez, oh ! -venez vite ! »</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>X</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Il était presque tenté de croire -que le linceul n’enveloppait que les -gens vieux et infirmes et ne cachait -jamais sous ses plis funèbres la -beauté jeune et gracieuse.</p> - -<p class="attr"><span class="sc">Dickens.</span></p> - -</blockquote> - -<p>Parmi les désastres imprévus qui consternent la -terre, il n’est point de plus sombre ni de plus surprenant -prodige que la mort d’un être jeune et, si -fréquemment qu’il se reproduise, l’imagination ne -le peut concevoir, le tient pour impossible. Debout, -Laurence considérait avec une attention extrême le -court billet qu’elle venait de lire. Elle n’éprouvait -aucune émotion, nulle peine. Son visage ne s’était -point altéré, son cœur ne battait pas plus vite, et, -par moments, elle secouait la tête comme quelqu’un -qui nie. D’abord, son instinct seul refusa de croire -à la tragique nouvelle. Puis sa raison la réfuta -par des arguments victorieux. La lettre de Cyril, -reçue une heure plus tôt, restait ouverte sur la table, -protestait comme une voix humaine. Sans doute, -elle datait de quatre jours et les obus tombaient -à toute minute. Mais n’aurait-il pas fallu à la mort, -si prompte qu’elle soit, un long temps, des efforts -répétés pour glacer cette vie brûlante, pour détruire -ce cœur de poète, vaste comme le monde ? D’ailleurs, -comment admettre que le malheur ait pu frapper -Cyril sans atteindre Laurence, ni retentir, si faiblement -que ce fût, dans son âme ? Cette hypothèse -lui arracha un sourire de défi. Tel est -l’égarement de l’amour. On le croit sage et inspiré, -on l’appelle divinateur. A la vérité, il ressemble -à un enfant malade qui toujours délire, se -trompe et ne sait rien. Grand par son seul désir, -mais aveugle, borné, impuissant, effrayé par une -ombre, ravi par la plus vague illusion, il tremble -quand rien ne le menace et follement espère quand -il est condamné.</p> - -<p>« Cyril tué. » Ces deux mots, cependant, quelqu’un -avait pu les unir, convaincre M<sup>me</sup> de Clet de -leur réalité, la contraindre à les répéter. Laurence -eut beau froisser le mince papier où ils étaient -gravés comme une sentence inexorable, ils continuèrent -d’exister, retentissant à ses oreilles comme -le tintement grêle d’une cloche lointaine. Elle -s’habilla en toute hâte et sortit de chez elle. -Pour aller plus vite, elle appela un taxi et -donna au chauffeur l’adresse de M<sup>me</sup> de Clet. Assise -dans la voiture qui roulait à travers les rues -tranquilles, elle réfléchissait. Ses yeux ne voyaient -que des choses riantes : la jeune verdure des arbres, -l’azur transpercé de part en part par les flèches du -soleil. C’était un bel après-midi de septembre, lumineux -et pâle, dont l’aspect, invinciblement, la rassurait. -Elle savait pourtant qu’à cette heure des combats -meurtriers se livraient sous ce ciel sans altérer sa -sérénité calme. Pourquoi croyait-elle que la nature, -féroce pour tous, était cependant incapable de la -tromper ? Pourquoi pensait-elle que la même lumière -qui éclaire impassiblement tant de désastres, -aurait refusé de luire sur sa seule douleur ? « Cyril -tué !… non, c’est faux, répétait-elle avec confiance, -la preuve en est dans ta beauté, ô noble jour ! -Si tu souris si doucement, c’est parce qu’il lève -encore vers toi son cher visage. Terre bienveillante, -tu n’oserais pas refleurir si tu portais, dans -tes profondeurs sombres, son corps brisé, son cœur -anéanti. Soleil intègre, toi qui vois tout, tu ne brillerais -pas ainsi sans honte si tu contemplais à la -fois, en même temps que ma forme vivante, celle -de mon amour au tombeau. »</p> - -<p>La maison de M<sup>me</sup> de Clet se dressait toute blanche -au milieu de son jardin fleuri, véritable fouillis de -dahlias et de roses. La lumière de ce beau jour -l’entourait sans la pénétrer, se brisait contre sa -façade aveugle dont toutes les persiennes étaient -hermétiquement fermées. Il semblait évident que -cette demeure abritait un cœur désespéré qu’elle -cherchait à défendre contre la joie insultante du -dehors. Laurence n’entendit pas, comme de coutume, -des aboiements tumultueux de chiens répondre à -son coup de sonnette, ni même des pas s’approcher. -La porte s’ouvrit sans bruit, et la vieille servante, -qui pleurait et chuchotait tout bas, referma -précipitamment le lourd battant de chêne, barrant -la route à l’importun soleil. L’obscurité remplissait -les pièces closes, admirablement rangées, dont toutes -les portes restaient ouvertes et qui paraissaient inhabitées -depuis très longtemps. Laurence, les yeux -encore éblouis, avançait en tâtonnant à travers ces -ténèbres. Elle parvint enfin au cabinet de travail -de Cyril. Là, dans la même pénombre, M<sup>me</sup> de Clet, -déjà vêtue de noir, gisait dans un fauteuil et lui -tendait les bras avec un long sanglot. Laurence s’était -jetée vers cette forme désolée. Des larmes coulaient -sur ses joues. Pourtant elle pleurait seulement de -pitié pour l’erreur tragique de cette mère. Elle ne -croyait pas à la mort de Cyril. Elle attendait que son -émotion fût calmée pour rompre la trame de mensonge -jetée comme un filet sombre sur leur vie. Mais -après l’avoir embrassée, après s’être plainte à elle -avec des mots incohérents, des gémissements entrecoupés, -M<sup>me</sup> de Clet prit sur ses genoux une lettre -ouverte qu’elle lut tout haut, d’une voix vacillante -et sans timbre. Cette lettre, écrite par un -prêtre, aumônier au régiment de Cyril, était courte. -Elle commençait par des condoléances et de pieuses -exhortations. Puis elle racontait en quelques lignes -le fait simple et terrible. Trois jours auparavant, -vers quatre heures de l’après-midi, pendant un court -combat, Cyril avait été blessé d’une balle en pleine -poitrine. Transporté mourant au poste de secours, il -gardait cependant toute sa connaissance. L’aumônier -avait pu lui donner une dernière absolution, prononcer -près de lui quelques prières auxquelles, -n’ayant pas la force de parler, il répondait par -signes. S’étant éloigné pour assister d’autres blessés, -le prêtre n’avait revu Cyril qu’au moment -où celui-ci venait d’expirer. Il décrivait la paix -ineffable de ce beau visage endormi, louait cette âme -admirable qui, plus d’une fois, s’était ouverte à lui -et qu’il voyait au ciel. Sa lettre s’achevait par quelques -mots d’espoir et la promesse d’une réunion éternelle. -Mais qu’importait à M<sup>me</sup> de Clet. Elle ne voulait -point être consolée. La tête renversée sur le dossier -de son fauteuil, elle sanglotait. De ses lèvres -entr’ouvertes s’échappait sans cesse là même plainte -monotone : « Il est mort, il est mort ! » Et ce cri, cent -fois répété, frappant le cœur de Laurence à la -même place, y faisait pénétrer la vérité. Le cher -visage, qui partout et toujours l’accompagnait, tout -à l’heure encore si radieux, graduellement se décolorait, -s’estompait dans l’air vide. Elle le cherchait -et ne le trouvait plus. Tout son amour, luttant avec -la réalité inexorable, ne réussissait pas à lui rendre -la vie. Soudain, comme sous un subit éclat de foudre, -Cyril lui apparut, couché sur un lit d’ambulance, -inerte, les yeux clos, le sceau de la mort -sur la face, tandis qu’autour de lui, comme un décor -maintenant inutile, le monde chancelait, se défaisait, -tombait en ruines…</p> - -<p>Elle pleura durant des jours et des nuits, comme -si elle n’avait plus d’autre but, ni d’autre fonction -sur la terre. La source de ses larmes semblait intarissable. -Elle pleurait tout naturellement comme on -respire, jusque dans son sommeil, et plus encore -quand elle s’éveillait, car la vie n’offrait plus à son -imagination, comme à sa mémoire, que des images -sombres : deuils et regrets dans le passé, vide, solitude -absolue dans l’avenir. Son chagrin cependant -n’était pas égoïste. Elle se penchait, avec une immense -pitié, sur la douleur de M<sup>me</sup> de Clet. Celle-ci, dans -son désespoir, aimait à sentir son triste cœur souffrir -auprès du sien : « Oh ! Laurence, je n’ai plus que -vous, lui disait-elle souvent, vous seule adoucissez -ma peine, jurez-moi que vous ne me quitterez -jamais. » Avant qu’elle la réclamât, la jeune femme -lui avait secrètement voué toute sa vie.</p> - -<p>Chaque jour, elle se rendait à Bourg-la-Reine. -M<sup>me</sup> de Clet lui communiquait les lettres que lui écrivaient -en grand nombre les chefs ou les camarades -de son fils. L’un d’eux, blessé en même temps que -lui, avait seul assisté à ses derniers moments dont il -fit pieusement le récit. Laurence apprit qu’à l’heure -suprême, quand, ayant déjà l’aspect d’un cadavre, -il semblait insensible à tout, Cyril avait voulu parler. -Si grand fut son effort qu’on vit des larmes filtrer -sous ses paupières closes. A plusieurs reprises, -distinctement, il avait prononcé deux noms : celui -de sa mère et celui de Laurence. Ce fut pour -cette dernière une immense consolation. La certitude -que Cyril, en mourant, pensait encore à elle, assouvit -pour quelque temps l’exigence de sa passion. Ce seul -nom, prononcé par lui, était comme un lien entre -eux, un signe qu’il la réclamait pour partager son -éternité. Maintenant, lorsque son âme appelait l’âme -envolée, du fond de la tombe et des ténèbres infinies, -ce cri d’amour lui répondait. Elle l’écoutait le jour et -la nuit sans parvenir à en épuiser la douceur. Cette -parole était pour elle un merveilleux trésor, l’honneur -de sa vie brisée.</p> - -<p>Peu après, l’aumônier envoya à M<sup>me</sup> de Clet un -pli cacheté que Cyril lui avait confié pour le -mettre en sûreté avant l’attaque. Ce pli contenait -deux lettres : l’une pour M<sup>me</sup> de Clet, l’autre pour -Laurence. La première était pleine de tendres recommandations, -de conseils, d’exhortations. La seconde -demeura secrète. Laurence ne voulut pas l’ouvrir. -Elle sentait encore nettement à ses côtés la présence -de Cyril. Les paroles, les beaux exemples -qu’il lui avait laissés, si récents, si réels encore, -affermissaient son courage. Un jour viendrait où -ce souvenir même perdrait sa force et, peu à peu, -l’abandonnerait. Elle avait devant elle une longue -vie à vivre. Cette lettre était la dernière consolation, -le seul secours qu’elle pût désormais -attendre. Elle la réserva pour des heures plus désolées. -Elle l’enferma dans un étroit sachet et la porta -toujours contre son cœur.</p> - -<p>Les premiers moments, en effet, ne furent pas les -plus durs. La douleur dans son paroxysme a quelque -chose de doux et de sacré. Elle soutient en même -temps qu’elle accable. Elle détache l’âme de toutes -les vanités du monde, l’emporte sur des cimes -pleines de lumière où Dieu lui parle familièrement. -Tout est simple pour celui qui pleure, comme pour -celui qui va mourir. Délivré de toute espérance -humaine, n’attendant plus rien de la terre, il écoute -la rumeur de l’infini, il regarde si attentivement l’invisible -que la face nue de la vérité lui apparaît dans -toute sa splendeur. Durant assez longtemps, Laurence, -dans la stupeur de sa tristesse, fut profondément -calme et résignée. Son chagrin était une sorte -d’extase où Cyril l’assistait constamment, la consolait -par la promesse d’une réunion éternelle qui lui -semblait étonnamment proche. Cet état d’attente passionnée -dura peu. Ses larmes bientôt tarirent ; son -âme aride rentra dans sa prison de chair. La vie, -retombant devant son regard comme un voile bariolé -de couleurs affreuses, lui masqua le ciel entr’ouvert.</p> - -<p>Alors la religion cessa de la soutenir. Toute ferveur -l’abandonna. Elle n’avait, en effet, prié avec -ardeur que dans le désir acharné de sauver -Cyril. N’ayant point été exaucée, elle douta de -la Providence. Lorsque ses confesseurs ou les -Arêle lui parlaient de la bonté divine, elle secouait -la tête avec un morne sourire, évoquant ce moment -où elle jetait vers le ciel de si joyeuses actions -de grâce, le remerciant d’avoir préservé son bien-aimé, -alors qu’il était déjà mort. Elle eut la -faiblesse de juger Dieu ainsi qu’un être humain, de -lui garder presque rancune, comme à l’ami qui vient -de vous trahir. Maintenant, même à l’église, au -lieu de lui offrir simplement sa douleur, elle la lui -présentait orgueilleusement, le cœur plein de murmures -et de reniements. Mais lorsque sa révolte -était trop vive, trop complète, Cyril intervenait. -Ombre charmante et souveraine, il revenait hanter -ses rêves, ses pensées. Vaincue par la peur de lui -déplaire, Laurence tombait à genoux. L’ayant perdu -pour toute la vie, elle craignait de le perdre encore -pour l’éternité. Alors elle cessait de se plaindre et -priait pour qu’il lui fût rendu. L’amour qui la -rapprochait de Dieu l’en éloignait en même temps. -Courbée au pied des autels, elle n’appelait que Cyril -et ne songeait qu’à lui.</p> - -<p>L’été passa, puis l’hiver. Elle essaya de vivre. Elle -se remit à écrire, sans but, sans suite, sans art, -simplement pour soulager parfois son cœur trop -lourd. Elle ne croyait plus à l’utilité du travail, à la -nécessité de l’effort, depuis qu’elle avait vu tant de -nobles destinées avorter misérablement, tant d’êtres -investis d’une mission définie descendre au tombeau -sans l’avoir pu remplir, depuis que Cyril, poète -admirable, était mort sans achever son œuvre et -presque sans honneur. Peu à peu elle rouvrit les -livres qu’il avait aimés. Elle en lut d’autres qu’il ne -connaîtrait jamais. Alors, quand une phrase éblouissante -inondait son âme de lumière, elle tournait la -tête, cherchant instinctivement l’ami perdu. Elle -pleurait parce qu’il n’était plus là pour s’émouvoir -et s’enthousiasmer avec elle. Les plus beaux vers -et la splendeur du monde, quand le printemps -revint, la déchiraient, car toute beauté pour la -femme est un amer poison, du moment que, solitaire, -elle ne peut l’offrir à l’amour.</p> - -<p>Le plus terrible fut le moment où sa jeunesse, qui -longtemps avait paru foudroyée, une fois encore se -réveilla et, secouant le joug du regret, du malheur, -réclama impérieusement un peu de joie. Souvent, -vaincue par la langueur d’un beau jour, -Laurence se laissait enivrer par de dangereuses -illusions. Alors, son imagination puissante, habile, -bien exercée, l’entourait de prestiges, d’enchantements, -et lui rendait Cyril vivant. Elle le voyait -comme autrefois, se pencher sur ses livres. Par -moments, elle sentait nettement sa main sur la -sienne et la chaleur de son visage contre le sien. Elle -évoquait le passé : leurs longues causeries, leurs -rires, les adieux. Puis elle inventait d’autres scènes -impossibles, le retour de Cyril, de longs voyages -avec lui, une existence, parfois triste et pleine de -tourments, où jamais pourtant il ne la quittait. Ces -rêves enfin se dissipaient, la laissant anéantie. Il lui -fallait de nouveau céder Cyril à la mort, rendre tous -les bonheurs un instant retrouvés, rentrer dans sa -solitude. Pour échapper à l’obsession de ces chimères, -elle s’efforça de ne plus songer qu’à la -minute présente, de vivre comme un être éphémère -qui, né le matin, doit mourir le soir, qui n’a -pas de passé et n’aura pas d’avenir. Ses habitudes -changèrent. Elle s’occupait de son ménage, se pliait -à des besognes matérielles longtemps dédaignées, -rangeait, s’agitait. Lorsqu’elle allait passer quelques -jours chez les Arêle, à Versailles, jamais plus on -ne la voyait s’asseoir au parc, goûter dans le repos le -charme d’une heure radieuse. Elle allait toujours, -elle marchait comme quelqu’un qui fuit. Le soir, -lorsque étendue dans son lit, elle attendait de tomber -dans l’oubli du sommeil, sa pensée s’en allait errer, -dans la forêt de Fontainebleau, parcourir les sentiers -familiers, saluer les arbres amis. Car sa jeunesse, -pourtant si douloureuse, lui apparaissait comme une -époque paisible et délicieuse. C’était le seul temps -de sa vie qu’elle pût évoquer sans souffrance.</p> - -<p>Chaque jour, l’injustice féroce de la destinée lui -apparaissait avec plus d’évidence. La douleur, la -mort choisissaient, pour les frapper avec une partialité -terrible, les plus vertueux, les meilleurs, épargnant -au contraire respectueusement les méchants, -les médiocres. Elle ne pouvait dominer son indignation -lorsqu’elle lisait dans les journaux le -nom de son ancien ennemi, Douran, âme basse -mais brillant officier, qui maintenant, général et -commandant d’armée, se couvrait de gloire depuis -le début de la guerre. La France, si unie lors de la -mobilisation, se divisait en deux camps bien distincts : -le camp des victimes et celui des habiles -auxquels seuls profitait la douleur des premiers. Un -jour, Gaston Noret vint annoncer à Laurence son -prochain mariage. Il épousait une jeune fille fort -jolie, richement dotée, qui oubliait pour lui un -fiancé mort à Charleroi.</p> - -<p>— Ceux qui se font tuer sont de fameuses poires, -ricanait le bohème avec sa franchise cynique.</p> - -<p>Laurence ne voulut plus le voir. Elle le haïssait -pour cette parole et, parce qu’il vivait heureux, préservé -de tout danger par un rempart de héros :</p> - -<p>— C’est pour ces lâches que Cyril est mort, se -disait-elle.</p> - -<p>— Non, mon enfant, c’est pour vous, lui répondaient -les Arêle lorsqu’elle exhalait devant eux sa -révolte. Le Christ seul est mort pour le monde -entier. Tout homme, si grand qu’il soit, ne meurt -que pour un petit nombre d’amis. Parce que vous -étiez très près de Cyril et qu’il vous aimait, il a -désiré sans nul doute que son exemple, son sacrifice, -servent à votre salut. Suivez donc sa trace humblement, -sans regarder autour de vous, ne méconnaissez -pas son amour. N’aurait-il éclairé et racheté que -votre âme, son sang n’eût point coulé en vain.</p> - -<p>Laurence alors s’attendrissait, comprenait de nouveau -le sens divin de la douleur. Elle retrouvait -toujours auprès des Arêle un peu de courage et de -paix. Bientôt, cette consolation même lui fut retirée. -Ses amis, en effet, vieillissaient beaucoup. Le -colonel eut une attaque d’apoplexie qui lui laissa -un embarras de la parole et une grande fatigue cérébrale. -M<sup>me</sup> Arêle déclinait aussi visiblement. La -maladie et la douleur, peu à peu, les retranchaient -du monde, opposaient un invincible obstacle à l’ardeur -de leur charité. S’ils ne cessaient pas de prier -pour ceux qui leur étaient chers, ils ne pouvaient -plus les aider effectivement par leurs encouragements, -leurs exhortations, leurs conseils. Ils -n’avaient plus la force de soutenir une conversation -suivie. Laurence, lorsqu’elle venait les voir, ne -restait qu’un instant, n’osait plus leur parler de ses -chagrins. Elle les embrassait, leur souriait, les quittait -vite. Elle les aimait et s’en savait aimée. Mais, -comme tant d’autres, ces deux figures séraphiques -s’effaçaient de sa vie.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XI</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>J’ai été mis en oubli dans les -cœurs comme un mort ; on m’a -traité comme un vase brisé.</p> - -<p class="attr">Ps. XXX, 12.</p> - -</blockquote> - -<p>Dans son abandon, Laurence s’attachait à M<sup>me</sup> de -Clet chaque jour davantage. La différence d’âge qui -les séparait ne leur permettait pas de se comprendre -entièrement. Quoique frappées par la -même épreuve, elles n’avaient pas la même façon -de souffrir. M<sup>me</sup> de Clet, qui ne s’était jamais -éloignée de la religion, y trouvait tout naturellement -sa force et sa consolation. Son âme simple et -enthousiaste se jetait en Dieu avec une impétuosité -toujours nouvelle. Sa foi était inébranlable, -sa ferveur ne connaissait ni sécheresse, ni -déclin. Laurence, toujours torturée par le doute, -s’étonnait d’une ardeur si constante. Mais quand le -désespoir la glaçait jusque dans la moelle des os, elle -se réchauffait avec délices près de ce cœur toujours -brûlant. C’était maintenant M<sup>me</sup> de Clet qui la soutenait, -la réconfortait, lui parlait d’espérance. Elle -l’adorait, l’appelait sa fille chérie. Elle avait, pour -lui témoigner son affection, des effusions qui bouleversaient -la jeune femme.</p> - -<p>— Je n’ai pas le droit de me plaindre, lui disait-elle -souvent. Dieu est bon puisqu’il m’a donné en -vous un tel trésor. Oh ! sans doute, j’ai hâte de -rejoindre au ciel mon Cyril. Pourtant, vous m’enchaînez -à la terre. Oui, pour vous, à cause de vous, -je désire vivre quelques années encore.</p> - -<p>Laurence s’émerveillait d’une telle tendresse. La -pensée qu’une créature humaine l’aimait et avait -besoin d’elle lui rendait la vie supportable encore. -Chaque semaine, elle allait passer deux ou trois -après-midi à Bourg-la-Reine. M<sup>me</sup> de Clet lui racontait -l’enfance de Cyril, lui redisait ses moindres -paroles. Elles relisaient ensemble ses lettres. Son -souvenir, qui prenait pour Laurence une acuité si -douloureuse alors qu’elle était seule, lui était infiniment -doux quand M<sup>me</sup> de Clet l’évoquait avec elle. -Ces longues conversations, ces réunions lui devenaient -absolument nécessaires. Elle s’attristait souvent -en songeant que sa vieille amie, vraisemblablement, -mourrait avant elle, qu’il lui faudrait -la perdre et la pleurer.</p> - -<p>Le temps passait. Nul n’espérait plus revoir jamais -la paix. Privée du revenu que lui rapportait sa maison -de Sedan, Laurence se trouvait aux prises avec -les plus grandes difficultés pécuniaires. Les Arêle, -toujours généreux, lui servaient et venaient de lui -assurer par testament une rente annuelle de trois -mille francs. Son loyer, trop élevé, absorbait les deux -tiers de cette somme. Et elle avait, tout en vivant -avec économie, entamé fortement son petit capital. -La guerre menaçant de durer toujours, il lui fallait -trouver un moyen de se suffire avec ses minces -ressources. Juliane parvint à résoudre ce problème, -en apparence insoluble. Quoique dépourvue de toute -bonté réelle, elle était naturellement obligeante. Laurence, -d’ailleurs, à plusieurs reprises, lui avait prêté -de l’argent qu’elle n’avait pu lui rendre. Cette dette -et le respect inné de la solidarité familiale stimulèrent -sa froide charité. Dans la maison qu’elle habitait, -avenue d’Orléans, au rez-de-chaussée, un petit -logement de garçon, composé de deux pièces agréables -et claires et d’un cabinet de toilette, se trouvait -libre. Cette bonbonnière se louait huit cents francs -par an. Mais l’absence de toute cuisine semblait la -rendre inhabitable pour une femme. Juliane leva -cet obstacle, en proposant à sa belle-sœur de prendre -ses repas chez elle, moyennant une pension extrêmement -modique. Cette combinaison, qui devait -mêler si intimement sa vie à celle de deux êtres -qu’elle ne pouvait aimer, épouvanta Laurence. Elle -se soumit pourtant à la nécessité et donna congé de -son appartement.</p> - -<p>De son côté, M<sup>me</sup> de Clet cherchait à déménager. -Elle avait pris en horreur sa grande maison de -Bourg-la-Reine, où elle retrouvait partout de trop -déchirants souvenirs. Le peu d’argent que Cyril lui -avait laissé était épuisé. Trop pauvre pour conserver -une bonne, elle ne pouvait habiter sans danger une -demeure absolument isolée. Pour accroître un peu -son revenu, elle se décida à vendre une grande -partie des meubles anciens et rares qu’elle avait toujours -conservés à travers tous les avatars de sa fortune. -Des amis dévoués les lui achetèrent à l’avance -et les payèrent un bon prix. Elle se reconstitua ainsi -un certain capital dont les intérêts, joints aux loyers -que lui rapportait son immeuble de Dijon, devaient -la préserver du besoin.</p> - -<p>— Je veux rentrer à Paris, disait-elle à Laurence, -vivre tout près de vous et je serai heureuse.</p> - -<p>Elles visitèrent ensemble des appartements. A -l’avance, M<sup>me</sup> de Clet se déclarait sans exigence. -« Une cabane me suffira, affirmait-elle, si je puis -vous voir facilement, ma chère Laurence. » Dès -qu’elle entrait dans les logis étroits, que ses ressources -lui permettaient seuls d’aborder, sa résignation -se changeait en révolte. Elle ressortait précipitamment.</p> - -<p>— Oh ! oh ! quelle affreuse cage, s’écriait-elle avec -dégoût, j’y mourrais au bout de trois jours. Malgré -ma pauvreté, il me faut, pour rester en bonne santé, -de l’air, de l’espace, des pièces peu nombreuses mais -grandes, un jardin. Cherchons hors de Paris, les -environs immédiats sont bien desservis, je viendrai -facilement vous voir.</p> - -<p>Elles trouvèrent en banlieue des rez-de-chaussée -avec jardin. Ils étaient extrêmement vastes et délabrés. -M<sup>me</sup> de Clet les visitait en frissonnant.</p> - -<p>— Brr…, disait-elle, comme je sentirai doublement -ma solitude dans ces grandes baraques !</p> - -<p>Laurence excusait ces contradictions, comprenant -qu’il est permis à tout être affligé de ne pas savoir -ce qu’il veut. Elle cherchait avec patience une combinaison -qui pût satisfaire entièrement M<sup>me</sup> de Clet.</p> - -<p>— Au fond, lui dit un jour celle-ci, ce qu’il -m’aurait fallu, c’est la province ou la campagne. -Tenez, j’ai reçu hier une lettre d’une ancienne -amie qui a perdu comme moi son fils unique. Elle -s’est retirée dans un couvent à Lourdes. Elle est complètement -indépendante, mais non point seule. Les -dames pensionnaires sont charmantes. Je pourrais -avoir une grande chambre, exposée au midi, la -jouissance d’un parc immense, une nourriture succulente, -tout cela pour huit francs par jour. C’est -presque incroyable. On dit qu’à Paris, bientôt, les -restrictions vont devenir terribles. Là-bas, nulle -privation à craindre : pas besoin de chauffage, le -climat est divin. Le couvent possède des vaches, -des poules. On a du lait à volonté, des œufs -d’une fraîcheur exquise. Et quelle atmosphère -religieuse, on est à la source des grâces, ajouta-t-elle, -confondant dans un même enthousiasme ces divers -avantages matériels et spirituels.</p> - -<p>— Sans doute, approuva complaisamment Laurence, -ce couvent eût été le rêve peut-être pour nous -deux.</p> - -<p>Mais sa pauvreté l’enchaînait au foyer de son frère -et il était entendu que M<sup>me</sup> de Clet ne pouvait la -quitter. Elle s’étonnait un peu de voir celle-ci entretenir -une correspondance suivie avec son amie de -Lourdes et réclamer sans cesse de nouveaux renseignements. -Elle la pressait d’arrêter avenue du Maine -un appartement petit, mais qui lui semblait acceptable. -M<sup>me</sup> de Clet ajournait sans cesse sa décision. -Un après-midi elle accueillit Laurence avec une tendresse -plus vive encore que de coutume.</p> - -<p>— Ah ! je vais vous faire de la peine, lui dit-elle -tristement, mais sans aucun embarras. Pourtant vous -m’approuverez, j’en suis sûre. Figurez-vous que j’ai -reçu une lettre de Lourdes hier. On m’avertissait -qu’il restait une seule belle chambre dans le couvent, -qu’elle était demandée par trois personnes, que si je -la voulais, il fallait l’arrêter immédiatement par -dépêche. Que faire ? Vous êtes témoin que je ne -trouve rien à Paris ni en banlieue. Laisser échapper -cette chambre et tant d’avantages, c’était de la folie -peut-être. J’aurais voulu courir chez vous, vous consulter, -il était trop tard. J’ai passé toute ma nuit à -prier, à pleurer, demandant à Dieu, à Cyril, de me -guider. Le matin venu, je n’ai plus hésité, j’ai télégraphié -pour arrêter la chambre, Ah ! si je ne -vous avais pas, Laurence, je partirais joyeuse, sans -rien regretter, mais c’est un affreux chagrin pour -moi de vous quitter, même momentanément.</p> - -<p>Laurence demeura un instant immobile, silencieuse -et comme foudroyée.</p> - -<p>— Momentanément, dit-elle enfin, répétant avec -effort ce mot qui l’avait particulièrement frappée. -Momentanément ? Vous voulez dire pour toujours ? -C’est une séparation absolue, définitive.</p> - -<p>— Je mourrais, si je croyais cela, s’écria M<sup>me</sup> de -Clet. Vous viendrez me voir chaque année, ou -c’est moi qui viendrai.</p> - -<p>La jeune femme la regardait avec stupeur. Elle -savait que leurs ressources respectives ne leur permettraient -jamais d’entreprendre de tels voyages. -Elle trouva des arguments d’une indéniable évidence -pour démontrer que toute réunion leur -serait désormais impossible. Mais M<sup>me</sup> de Clet refusa -de se laisser convaincre. Elle sourit et leva les yeux -au ciel d’un air inspiré.</p> - -<p>— Dieu nous aidera, dit-elle ; il ne m’enverrait -pas là-bas si vous ne deviez m’y rejoindre. Pour -nous réunir, il fera naître des occasions inattendues, -nous donnera l’argent nécessaire. Je le lui -demanderai tellement qu’il m’exaucera, j’en suis -sûre. Si je n’avais pas cette certitude, je ne partirais -pas !</p> - -<p>Elle ne mentait pas. C’était une âme parfaitement -noble, incapable de perfidie, mais qui, volontiers, -se nourrissait d’illusions, prenant ses désirs -pour la réalité. Dominée par son enthousiasme -pour Lourdes, elle supprimait avec la plus sincère -mauvaise foi le seul obstacle qui l’eût empêchée de -partir. Elle devinait obscurément qu’un climat -agréable, un beau site, une atmosphère saine et -paisible, un certain bien-être physique, l’absence de -tout souci matériel, mieux que la plus solide amitié, -rendent la vie supportable. Cependant, son instinct -seul la poussait à choisir la meilleure part, à rechercher -des avantages que sa raison dédaignait. Elle -n’avait fait aucun calcul égoïste. Elle sacrifiait Laurence -et ne le savait pas. Mais celle-ci, incapable de -comprendre cette absolue candeur, se crut victime -d’une monstrueuse hypocrisie.</p> - -<p>— Hélas ! songeait-elle indignée, tant de protestations -cachaient donc tant d’indifférence ? Elle ne -pouvait vivre sans moi. Mon affection était son seul -bonheur et mon cœur son asile. Pourtant elle -m’abandonne. C’est une abominable trahison, la -plus noire du monde.</p> - -<p>Son chagrin fut si violent que, dès le lendemain, -elle tomba malade. Elle dut rester toute une semaine -au lit avec une forte fièvre. M<sup>me</sup> de Clet vint la voir -tous les jours. Un après-midi, la trouvant mieux, -elle fondit en larmes :</p> - -<p>— Oh ! Laurence, que j’ai souffert durant ces huit -jours, dit-elle. Les mères, voyez-vous, s’inquiètent -toujours follement pour leurs enfants. Je vous ai -crue perdue !</p> - -<p>« Elle m’aime, songea Laurence abasourdie. Je -ne comprends rien à ces cœurs mortels. Elle m’aime, -c’est indéniable, mais à sa manière. Tout le monde -aime à sa manière qui n’est jamais la bonne. Sans -doute j’ai dû parfois décevoir les autres autant qu’ils -m’ont déçue. Il faut être indulgente. »</p> - -<p>Elle témoignait toujours à M<sup>me</sup> de Clet la même -tendresse. Mais l’effort qu’elle devait faire pour lui -cacher sa peine l’accablait de fatigue. Cette amitié, -autrefois si consolante, devint son supplice. Il lui -fallait dépenser tout ce qui lui restait d’énergie, -de force d’âme dans ses visites à Bourg-la-Reine. -Le reste du temps, elle passait ses journées dans -son lit, se nourrissait à peine, n’ayant plus le courage -de préparer ses repas. Sa santé s’altéra et sa -faiblesse accrut encore sa sensibilité. Devant les -autres, elle parvenait encore à se dominer. Seule, -un bruit inattendu, une porte claquant brusquement, -la moindre douleur physique, lorsque par -hasard elle se heurtait à quelque meuble, lui arrachaient -des larmes. La mort de Royale Egypte, qui -s’éteignit un matin sans souffrance, lui fit une peine -affreuse.</p> - -<p>— Comme la vie est chose précaire ! se dit-elle. -Après tout, il vaut mieux que M<sup>me</sup> de Clet s’en aille. -Je ne la verrai pas mourir.</p> - -<p>Le départ de M<sup>me</sup> de Clet pour Lourdes coïncida -avec le déménagement de Laurence qui dut -subir à la fois toutes les ruptures. Elle dit adieu -à sa jeunesse, à son passé en quittant l’appartement -où elle avait vécu près de Cyril, malheureuse -et pourtant comblée, des heures qui -restaient sa seule richesse. Il lui fallut passer -sans transition, de cette atmosphère triste mais -recueillie et pleine d’amour, dans un foyer sans -chaleur ni tendresse. Les deux premiers repas -pris chez son frère lui furent horriblement pénibles. -Etrangère parmi ces gens satisfaits, elle -écoutait avec un sentiment de glacial isolement les -phrases pompeuses de Juliane, les plaisanteries -d’André, les réflexions extraordinaires de leur -fillette, enfant trop précoce, déjà mondaine et précieuse -comme sa mère. Laurence passa une mauvaise -nuit et, le lendemain, se leva de bonne heure -pour aller conduire M<sup>me</sup> de Clet à la gare.</p> - -<p>On était au mois de février 1917. Depuis plusieurs -semaines, chaque nuit la température descendait à -dix-sept et dix-huit degrés au-dessous de zéro. Ce -matin-là, le froid était plus pénétrant encore que de -coutume. Un vent coupant et âpre neutralisait les -efforts nonchalants du soleil pâle et tout empaqueté -de brumes.</p> - -<p>— Certes, je serai mieux à Lourdes par un hiver -pareil, disait M<sup>me</sup> de Clet, frissonnant sous son lourd -manteau de voyage. Il y a entre les Pyrénées et -Paris une grande différence de température, on me -l’écrit encore ce matin. Là-bas, durant le jour, on -se croirait en été ; les nuits seules sont froides. Mais, -Laurence, loin de vous, j’aurai toujours le cœur -glacé.</p> - -<p>— On ne saurait tout avoir, répondit doucement -Laurence.</p> - -<p>Elle parlait sans aucune amertume. Elle désirait -sincèrement que toute déception fût épargnée à -M<sup>me</sup> de Clet.</p> - -<p>— Car maintenant, songeait-elle, quoi qu’il arrive, -je ne pourrai plus rien pour elle. Cyril, ce n’est -pas ma faute ! Vous me l’aviez laissée, j’aurais -voulu lui être douce. C’est elle qui m’abandonne.</p> - -<p>Arrivées à la gare, bien avant l’heure du départ, -les deux femmes s’installèrent dans un compartiment -vide. M<sup>me</sup> de Clet avait pris dans ses mains -les mains de Laurence et, d’une voix émue, -elle lui disait les choses les plus tendres, les -plus touchantes. La jeune femme, accablée, répondait -à peine. Elle ne s’expliquait pas comment -un être qui l’aimait si sincèrement pouvait volontairement -la quitter pour toujours. A vrai dire, ce -départ était en grande partie son œuvre. Elle n’avait -rien fait pour l’empêcher, elle n’avait pas tenté de -combattre les influences auxquelles M<sup>me</sup> de Clet -obéissait inconsciemment. La vie est une lutte -acharnée où, pour ne point tomber dans le dernier -malheur, il nous faut constamment nous défendre -contre nos meilleurs amis mêmes, incapables qu’ils -sont de deviner nos moindres chagrins. Ah ! si en -cet instant, à cette heure pourtant tardive, Laurence -avait avoué sa peine ; si, invoquant le nom de Cyril, -elle avait supplié sa mère, disant : « Ne me quittez -pas, de grâce, je n’ai plus que vous moi aussi, et -je ne puis vivre à jamais seule au milieu d’étrangers ! » -Si elle avait parlé, peut-être M<sup>me</sup> de Clet, -comprenant enfin le mal qu’elle lui faisait, fût-elle -descendue du train pour la suivre, renonçant à ses -projets. Les cœurs humains ne sont pas inexorables. -Ils se sacrifient volontiers à ceux qui les implorent. -Les faibles trouvent partout aide et protection. Mais -ceux qui, trop fiers pour se plaindre, dissimulent -leur souffrance secrète, ceux-là ne rencontrent, la -plupart du temps, nul secours. Parce qu’ils sont -forts, on les charge de toutes les croix et, se détournant -d’eux, on les fuit, on les abandonne à leur -courage.</p> - -<p>Cependant, l’heure du départ approchait. Laurence -descendit du train sur le quai. Penchée à la -portière du wagon, M<sup>me</sup> de Clet, tout en larmes, lui -parlait :</p> - -<p>— Soignez-vous bien pour moi, disait-elle, souvenez-vous -que j’ai besoin de vous pour vivre. -Oh ! quelque chose me dit que nous nous reverrons -bientôt. Ecrivez-moi souvent. Je le ferai, moi, -tous les jours. Au revoir, n’est-ce pas, au revoir !</p> - -<p>Au moment où le train s’ébranlait, son regard, -tout à coup, devint tellement semblable à celui de -Cyril que Laurence couvrit ses yeux de sa main -avec un gémissement. Une fois encore, son nom, -prononcé par une voix connue, lui entra dans -le cœur comme une flèche douce et empoisonnée. -Puis brusquement les cris des employés, les -sifflements aigus de la vapeur, le grincement des -roues du train sur les rails formèrent autour d’elle -la grande rumeur de l’adieu. Lorsqu’elle rouvrit les -yeux, la voie devant elle était vide. Sur le quai, -les rares personnes venues pour accompagner -quelque voyageur se hâtaient vers la sortie. Elle -les suivit machinalement, chancelant comme un -aveugle que son guide a quitté et qui, pour la première -fois, cherche tout seul sa route au milieu des -ténèbres.</p> - -<p>Elle voulut rentrer chez elle à pied, cherchant -instinctivement dans le mouvement et la marche -un étourdissement salutaire. Il y avait ce matin-là -beaucoup de monde par les rues, car, malgré le -froid, ce temps sec invitait à la promenade. Laurence, -au milieu de cette foule, sentait plus cruellement -sa solitude et sa détresse. Elle regardait avec -une attention extrême tous ces passants, s’étonnant -de voir tant de visages si calmes, si indifférents, -parfois même dilatés par le rire, quand chaque -jour tant d’hommes mouraient au front, quand la -vie était si tragique. Par moments, il lui semblait -que ces inconnus la dévisageaient avec curiosité, -remarquaient sa démarche chancelante, ses traits -défaits, ses yeux hagards. Alors, elle se redressait, -s’efforçait de prendre une attitude ferme, raidissant -tous les muscles de son visage.</p> - -<p>— Quelle contrainte, songeait-elle, et comme on -est mal pour souffrir au milieu des hommes ! Même -dans les temps de calamité publique, la douleur -sera toujours pour eux un étonnement et un scandale. -Tout être malheureux est retranché du monde, -sa place est parmi les bêtes, dans le désert, dans -la forêt !</p> - -<p>La forêt ! Longtemps après qu’elle l’eut prononcé, -ce mot retentissait encore dans son cœur. Dominant -la rumeur de la rue, il bruissait, il frémissait, imitant -à lui seul le murmure des arbres. Elle -se souvint des années passées près d’eux, à -Fontainebleau ; du serment qu’elle leur avait fait. -Elle espéra en eux. Il lui semblait que seuls ils -sauraient encore lui rendre un peu de paix. En cette -heure où tout lui manquait, la forêt lui apparaissait -comme son unique asile, car la nature ne peut -ni trahir, ni mourir. Sa splendeur est sans déclin, -sa douceur éternelle. Laurence, les yeux demi-fermés, -ne voyant déjà plus que futaies, branches -entrelacées, rochers noirs, marchait plus lentement, -obsédée par le désir de la fuite et du voyage.</p> - -<p>Soudain, au coin d’une rue, la devanture d’un -bijoutier attira ses regards. Un instant, elle s’immobilisa, -réfléchissant devant ces objets scintillants. -Puis, s’étant dégantée, elle entra délibérément dans -le magasin et, lorsqu’elle sortit, elle ne portait plus -au doigt une bague en diamants et rubis que son -père lui avait donnée, mais elle serrait dans son petit -sac quelques billets de banque.</p> - -<p>En arrivant au seuil de sa maison, elle croisa -son frère qui rentrait :</p> - -<p>— Eh bien ! dit-il en lui serrant la main, comment -va ? Froidement ! Quelle bise ! Un rude temps -pour ceux du front. On dit que quelques morts ont -eu les pieds gelés cette nuit dans leurs tombes.</p> - -<p>Il avait pris, depuis le début de la guerre, le goût -des plaisanteries macabres. Laurence eut horreur -de lui. Elle se détourna, disant :</p> - -<p>— Je suis un peu souffrante, préviens ta femme. -Je ne déjeunerai pas.</p> - -<p>Lorsque Juliane, un peu plus tard, descendit -pour prendre de ses nouvelles, elle achevait de préparer -son sac de voyage et annonça à sa belle-sœur -son départ pour Fontainebleau.</p> - -<p>— Comment, s’écria Juliane suffoquée, vous -partez, aujourd’hui, par ce froid… sans aucun -motif ? Voyons, ma chère, c’est insensé ! Avez-vous -tant d’argent pour le jeter ainsi par les fenêtres ? -Et qui finira votre installation ?</p> - -<p>Elle désignait d’un geste accusateur les objets -qui, déballés hâtivement par les déménageurs, s’entassaient -sur le parquet dans un désordre inextricable.</p> - -<p>— Bah ! dit Laurence avec indifférence, j’ai toute -ma vie pour ranger cela et je reviendrai dans deux -jours. L’argent nécessaire, je l’ai trouvé. Il faut que -je parte au plus tôt.</p> - -<p>— Vous êtes attendue, sans doute ? interrogea -Juliane ironiquement.</p> - -<p>Laurence acquiesça d’un signe de tête.</p> - -<p>— C’est vrai, dit-elle rêveusement. J’ai pris jadis -avec les arbres un rendez-vous auquel je ne puis -manquer.</p> - -<p>Juliane éclata de rire.</p> - -<p>— Avec les arbres ! Vous avez quelque chose -d’urgent à leur dire ?</p> - -<p>Laurence demeurait insensible à ces railleries. -Elle murmura très bas, avec une expression douce -et hagarde :</p> - -<p>— En effet… oui… quelque chose d’urgent… je -vais leur redemander mon âme.</p> - -<p>Cette fois, Juliane, calmée brusquement, la crut -folle. Elle prit le ton condescendant d’une grande -sœur, gourmandant une enfant déraisonnable.</p> - -<p>— Oui, je comprends, dit-elle. M<sup>me</sup> de Clet est -partie ce matin. Vous avez de la peine. Mais, ma -pauvre petite, la vie nous envoie chaque jour une -épreuve nouvelle qu’il convient de supporter stoïquement. -L’accomplissement du devoir quotidien, si -mesquin soit-il, est le meilleur remède aux pires -chagrins. Tenez, nous allons ranger tout cela à nous -deux. Ne pensez plus à vos chimères. Ce soir vous -serez déjà mieux.</p> - -<p>Laurence secoua la tête.</p> - -<p>— Non, Juliane, c’est là-bas seulement que je puis -guérir. Ne me grondez pas. Laissez-moi partir. -Merci, vous êtes bonne. Oh ! vous l’avez toujours -été pour moi.</p> - -<p>Dans un geste de subit abandon, inclinant sa tête -sur l’épaule de sa belle-sœur, elle l’embrassa. Et -son visage était si triste que Juliane, émue malgré -sa sécheresse, se retira sans dire un mot.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XII</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Et, l’esprit égaré, il s’en alla, -emportant son supplice et son cœur -furieux.</p> - -<p class="attr"><span class="sc">Homère.</span></p> - -</blockquote> - -<p>Partie à l’aventure, Laurence dut attendre pendant -trois heures à la gare de Lyon avant de trouver -un train qui se forma péniblement, partit avec un -retard considérable, et, non content de s’arrêter à -chaque station, stoppa plusieurs fois en pleine campagne, -flânant et se traînant, comme s’il n’avait -aucun but, aucun espoir d’arriver jamais nulle part. -La jeune femme n’atteignit Fontainebleau qu’à -neuf heures du soir, et là, seuls l’accueillirent, au -sortir de la gare, la nuit triste et le rude hiver.</p> - -<p>Une voiture mal suspendue, grinçante, cahotante, -traînée par un cheval défaillant, l’emmena à travers -les rues noires vers le centre de la ville. Appuyée -sur les durs coussins qui sentaient le moisi et la -pourriture, Laurence se réjouissait d’avoir froid. -Elle ne pensait à rien, ne souffrait plus. Son corps -grelottant, sa chair misérable, désiraient comme le -bonheur suprême un asile, un feu, la douceur d’une -chambre claire et chaude.</p> - -<p>Mais l’hôtel où elle descendit ne lui offrit -pas, dès l’abord, le bien-être matériel qu’elle -espérait goûter. On croyait, en y entrant, passer -d’une rue éventée à une rue plus froide encore. Le -charbon manquait, cette année-là, dans toute la -France et le calorifère n’était pas allumé. Dans ces -murs délabrés de maison provinciale, stagnait un -air plus âpre encore que celui du dehors. Une servante, -emmitouflée de châles épais, conduisit la -voyageuse dans une chambre morne où Laurence -but sans plaisir un thé tiède, grignota quelques -gâteaux qui semblaient vieux de plusieurs siècles. -Puis, tout de suite, elle se déshabilla, se glissa dans -des draps humides et s’endormit d’un sommeil de -plomb.</p> - -<p>Lorsqu’elle se réveilla le lendemain matin, elle -aperçut, derrière ses volets clos, une clarté étrange -qui n’était pas celle du soleil. La femme de chambre, -en lui apportant son déjeuner, lui apprit que la -neige était tombée durant la nuit et, ouvrant les -persiennes, découvrit un pan de toit étincelant sous -un ciel sombre. Puis elle entassa dans la cheminée -une pyramide de bûches minces et alluma un feu -ardent dont toute la chambre fut égayée. Laurence, -pour avoir moins froid, quitta son lit, s’enveloppa de -son manteau, s’installa au coin de l’âtre, contemplant, -avec le sourire ébloui d’une enfant malheureuse, -la belle flamme dansante. Elle but à petites -gorgées, lentement, son thé du matin. Quand elle -fut réchauffée, réconfortée, elle s’approcha de la -fenêtre et souleva le rideau.</p> - -<p>En face d’elle, la neige s’allongeait comme un -tapis sur les toits, ceignait d’un cordon diamanté -les balustrades des croisées, parait somptueusement -la laideur ordinaire des maisons. En bas, -sur la chaussée, sur les trottoirs, passaient sans interruption -des camions militaires, une foule bariolée -d’officiers, d’infirmières, de soldats aux uniformes -variés. Malgré cette animation inusitée, sous ce -voile éblouissant, Laurence reconnaissait parfaitement -la rue Grande, la vieille rue provinciale, -étroite, encaissée entre des façades inégales et -de noirs magasins. Devant ce décor familier où rien -n’avait changé, elle mesurait mieux l’immense transformation -opérée en elle et qui n’était pas l’œuvre -unique du temps. Pour l’accabler et la vieillir ainsi, -il avait fallu la douleur de l’amour, la seule qui -flétrisse une âme féminine, la marque pour toujours, -car les autres peines, si vives qu’elles soient, n’altèrent -pas la jeunesse. Huit ans auparavant, en quittant -Fontainebleau, Laurence gardait encore, en -dépit des épreuves subies, un courage intact, une -ardeur frémissante, la possibilité d’être heureuse. -Elle ne connaissait pas Cyril. Elle espérait en lui -sans l’avoir jamais vu. Et, en un instant, il lui était -devenu plus nécessaire que tout au monde. Il avait -décuplé pour elle la valeur des années, lui apportant -chaque jour des émotions nouvelles, des chagrins -inoubliables. Il était descendu dans sa mémoire -plus profondément qu’aucun souvenir, remplaçant -tout ce qu’elle avait aimé. C’est parce qu’il l’avait -quittée qu’elle était seule, errante, et partout étrangère. -Appuyée sur lui, ou certaine qu’il était encore -sur la terre, elle eût goûté quelque douceur à chercher -dans la ville les traces de son passé. Mais, puisqu’il -n’était plus là pour la consoler de tout, pourrait-elle -supporter ce sombre pèlerinage, évoquer -tant de deuils, sans lui irréparables ? Que retrouverait-elle -dans sa course inutile à travers des -ruines ? Seulement les ombres de son père et d’Ursule, -une maison dont le seuil lui était interdit ; -seulement des indifférents, incapables de comprendre -son malheur, des ennemis qui s’en réjouiraient ; -peut-être Lucie Jaffin, l’œil au guet, toujours -prête à se réjouir de la douleur des autres. Laurence -frissonnait en songeant à cet affreux visage. Elle -avait peur des vivants, peur des fantômes, peur de -tout ce qui pouvait ranimer la douleur qu’elle supportait -si mal et qu’apaiserait, croyait-elle, miraculeusement -la forêt.</p> - -<p>Elle décida de ne pas sortir encore, s’habilla lentement, -puis, s’étant agenouillée, fit sa prière. Mais -les formules habituelles avaient fui sa mémoire et -seul lui montait aux lèvres un verset connu, un -grand cri de détresse : « Mon Dieu, jetez vos regards -sur moi ; prenez pitié de moi, car je suis seul et -pauvre ! »</p> - -<p>L’heure du déjeuner la surprit, inerte, rêvant -devant son feu. Elle descendit et s’installa près d’un -poêle en faïence qui chauffait imparfaitement la -grande salle à manger. L’odeur des mets lui était -agréable, jusqu’au moment où, s’étant servie avec -plaisir, elle portait à sa bouche la nourriture tout -d’abord désirée. Alors une nausée subite la faisait -défaillir ; elle repoussait son assiette avec dégoût, -attendait impatiemment le plat suivant pour éprouver -encore la même répulsion. Autour d’elle, rapprochés -du feu le plus possible, une vingtaine de -convives déjeunaient. C’étaient, pour la plupart, des -militaires de tous grades. Quelques-uns s’isolaient -avec une femme, épouse, mère, sœur ou maîtresse, -à des tables particulières. Les autres, groupés à la -table d’hôte, riaient très haut, parlaient fort. Parfois -ils prononçaient gaiement des noms tragiques : Charleroi, -Verdun, Les Eparges. Ils avaient tous été au -front, couru de grands dangers, reçu de graves blessures. -Pourtant ils étaient sains et saufs. Laurence, -songeant à Cyril mort, regardait avec une -amère jalousie ces vivants. Elle prit à la fin du repas -deux tasses de café, puis, ranimée par ce brûlant -breuvage, elle sortit de l’hôtel et, tout droit, par la -rue Grande et le boulevard de Paris, gagna la forêt.</p> - -<p>Elle ne l’avait jamais vue sous cet aspect polaire, -car, durant les hivers peu rigoureux où elle habitait -Fontainebleau, la neige n’était jamais tombée -que pour fondre presque aussitôt. Aujourd’hui, sa -nappe étincelante, légère mais durcie par la gelée, -recouvrait la terre. Son éclat éclipsait aisément -celui du ciel terne et toute la clarté du jour -semblait venir du sol, de ce blanc tapis scintillant -qui s’étendait à l’infini.</p> - -<p>Autrefois, quand elle avait vingt ans, Laurence -se fût vite familiarisée avec le blanc désert où elle -venait d’entrer. Elle eût partagé sans effort le recueillement -ascétique des arbres, semblables à des moines -sous leurs blancs capuchons. Désarmée par ses adorations -ferventes, la grande magicienne, qui avait -changé la forêt, eût, d’un coup de baguette, aboli -dans sa mémoire le souvenir, endormi son âme jeune -et libre encore, prompte à subir toute influence. -Maintenant, nulle autre beauté que celle d’un visage -ne devait plus la subjuguer. La douleur l’entourait -comme une muraille. Les fantômes de ses amis -perdus la gardaient, l’isolaient, la retranchaient du -monde, lui voilaient la splendeur des choses extérieures. -Nulle communion ne pouvait s’établir -entre la nature, pétrifiée par l’hiver, et ce cœur fermé -par le sceau de l’amour.</p> - -<p>Sans comprendre les causes de cette mésintelligence, -elle accusait les bois hostiles qui semblaient -s’ouvrir à regret devant elle, tandis que, -refaisant instinctivement sa dernière promenade, -elle montait par la route du Bouquet-du-Roi vers la -Cathédrale :</p> - -<p>— Ne me reconnaissez-vous point, disait-elle, -beaux arbres, mes confidents ? N’aurez-vous point -pour moi un geste d’accueil ou de pitié, me -refuserez-vous tout asile ? En si peu de temps, -ingrats, m’avez-vous oubliée ? Ou bien, durs et -bornés, n’avez-vous, ainsi que les hommes, qu’insultes -et dédains pour les naufragés de la vie ? Vous -les victorieux, vous les triomphateurs qui, toujours -debout, résistez aux vents, aux orages, à l’hiver, ne -cédant qu’à la foudre, chers arbres, n’ayez pas -horreur de moi, à cause de mes larmes, car ce n’est -pas une mince douleur qui a pu détruire mon courage, -jadis formé par vous. J’ai été dépouillée de -tout : rien ne m’a été laissé de tous les biens qui -m’étaient nécessaires. Un moment je me suis trouvée -riche, presque heureuse. Je m’appuyais sur des -vivants tendres et forts. Je les retenais d’une étreinte -puissante et que je croyais éternelle, mais ils m’ont -été arrachés. Mon père, Ursule, Cyril ! Tous perdus ! -Une amie cependant m’était restée, une seule ! C’était -trop encore. Elle m’a abandonnée. O forêt ! selon -mon serment, n’ayant plus rien, je viens à toi. -Reçois-moi, berce-moi sur ton sein maternel. Donne-moi -la force et la paix. Dis-moi pourquoi j’ai tant -souffert.</p> - -<p>Et une réponse lui parvint, précise et simple : -« Parce que tu as donné tout ton cœur à la -créature périssable, cherchant en elle tes seules -délices, alors que l’amour humain n’aboutit qu’à la -trahison. »</p> - -<p>Dans le grand silence qui pesait sur la forêt, cette -sentence retentit longtemps, comme si, successivement, -chaque arbre, s’éveillant d’un profond sommeil, -se plaisait à la répéter. Et Laurence méditait -cette explication qui lui révélait enfin complètement -l’horreur de la vie. Oui, c’était vrai, l’amour humain, -maudit et condamné, se trouvait réduit à tromper -sans cesse, à se briser contre l’infranchissable solitude -où languit, malheureux et inaccessible, tout être -mortel. Elle-même, si acharnée, si fidèle en ses -affections, n’avait-elle pas dû, l’un après l’autre, -abandonner ceux qu’elle aimait ? En dépit de ses -efforts, elle n’avait pu sauver son père de la douleur, -ni le défendre contre la folie. Ursule était morte loin -d’elle et, peu à peu, reprise par la force de la jeunesse, -elle les avait oubliés pour Cyril. A lui, du -moins, elle s’était crue liée indissolublement. Elle -défiait l’espace et le temps de les séparer jamais. -Elle aurait juré que sa vie dépendait de la sienne, -qu’aucune douleur ne pouvait le frapper sans retentir -aussitôt dans son cœur. Pourtant, au moment où -la mitraille le renversait mourant sur un champ -de bataille, nul pressentiment ne l’avait avertie. -Elle demeurait tranquille, tandis que, sur un -lit d’hôpital, soldat inutile et brisé dont on se -détournait déjà, il avait prononcé son nom avec des -larmes. Cette heure, qui pour lui était la dernière, -l’heure tragique, suprême, pleine de visions et de -fantômes, pour elle avait été simple, douce, pareille -aux autres. Peut-être regardait-elle en souriant la -lumière d’un beau jour, à l’instant même où il sombrait -dans la nuit éternelle. Sans qu’elle l’assistât -d’une prière, d’un cri de pitié, il avait subi les -grandes épouvantes de l’agonie. Lui, son idole et -son amour, il était, comme tous les hommes avant -lui, entré seul dans la mort.</p> - -<p>Et soudain une autre pensée l’accabla :</p> - -<p>— Si moi, qui n’avais que Cyril au monde et qui -toujours étais en peine de lui, je n’ai pu deviner ses -souffrances, savoir qu’il me quittait, être avec lui -toujours, au moins par la pensée, comment lui, du -haut du ciel, pourrait-il encore me suivre, me -rester fidèle ? N’est-il pas séparé de moi par des -abîmes de joie ? Tandis que j’erre, perdue, dans -ces déserts de neige, n’est-il pas au centre du feu, -retranché dans la paix incommunicable ? Peut-il se -souvenir de mon visage devant la face de Dieu ? -Non, il m’oublie. Il m’a trahie avec les astres et les -anges.</p> - -<p>Alors, elle précipita sa marche. Elle allait, elle -courait presque, portant en elle, ainsi qu’un aiguillon -furieux, son amour indigné. Son cœur n’exhalait -que reproches, blasphèmes, accusations. Séparée de -tout et de Cyril même, elle songeait avec un indicible -désespoir à cette âme exultante au ciel.</p> - -<p>Elle parvint enfin au carrefour des Cépées. Là, -quittant la grande route, elle s’enfonça sous les -piliers de la Cathédrale. Ce lieu jadis si beau, si -riant, quand le vent de septembre chantait sous -ses hautes nefs, était maintenant méconnaissable. -Le ciel bas, couleur d’encre, pesait sur les arbres -qui, raidis dans un gigantesque effort, semblaient -soutenir avec peine ses nuées croulantes. L’horizon -menaçant fermait de draperies mortuaires ce temple -sinistre où, sur la blancheur crue de la neige, ressortaient, -avec un relief funèbre, les troncs humides -et sombres des hêtres. Dans cet étrange paysage, -tout était blanc ou noir et rien n’avait gardé les -couleurs de la vie. Laurence se crut parvenue au -dernier cercle de l’enfer. Elle avançait avec l’espoir -de revoir enfin la terre brune et familière, une -feuille, peut-être un pan de ciel bleu. Mais devant -elle, à l’infini, s’entr’ouvraient les mêmes étendues -glacées. Partout le ciel était fermé, la terre maudite. -Partout elle se sentait poursuivie, cernée par -la solitude.</p> - -<p>Soudain, dans l’effort qu’elle fit pour franchir un -talus glissant, quelque chose se déplaça sous son -corsage avec le bruit léger d’un papier qu’on froisse. -La lettre de Cyril reposait toujours sur sa poitrine. -Elle n’avait pas tout perdu ! Ce dernier trésor lui -restait encore.</p> - -<p>— Vais-je l’ouvrir ? songeait-elle. Vais-je épuiser -d’un seul coup ma dernière richesse ? Pourquoi -différer plus longtemps ? N’ai-je pas atteint le point -culminant du malheur ? Si rien ne me vient en aide, -j’ai peur de ne pas pouvoir vivre, fût-ce une heure. -Je ne puis tarder davantage.</p> - -<p>Elle descendait à ce moment un sentier, étroit et -raide, qui menait dans une partie de la forêt où les -futaies étaient moins élevées. Dans un carrefour -gisait le tronc d’un arbre abattu. Laurence balaya -de la main la neige qui le couvrait et s’y assit. Ce -repos lui fut doux. Elle tira de son corsage la lettre -de Cyril, l’ouvrit et lut :</p> - -<p>« Mon régiment est au repos pour quelques jours. -Je profite d’un instant de calme pour vous écrire, -car j’ai comme un pressentiment que ma vie me -sera bientôt demandée et votre sort me cause la plus -déchirante inquiétude. Laurence, pauvre enfant, -que deviendrez-vous si je meurs ? Je sais que vous -vivrez, — vous me l’avez promis, — mais probablement -dans un absolu désespoir. Il faut qu’au -moins quelques paroles de moi vous parviennent -encore. Je suis extrêmement changé, et vous n’avez -pas changé avec moi. Vous êtes toujours dans les -tourments et l’ombre épaisse, moi je suis parvenu -à la sérénité. Mon cœur, si longtemps -inquiet, si longtemps déchiré, s’est enfin apaisé, -parce que j’ai trouvé la vérité, l’ineffable amour, -parce que Dieu est toujours avec moi. Dieu, -Laurence ! Comme ce nom seul est doux, suffisant. -Je voudrais qu’il vous ravisse, ainsi qu’il -me ravit. Je voudrais vous léguer ma foi, partager -avec vous le trésor de ma paix, car je me sens responsable -de votre âme qui s’est si passionnément -donnée à moi. Je tremble que la douleur de ma -mort ne vous éloigne de Dieu au lieu de vous en -rapprocher. Laissez-moi vous éclairer, vous guider, -vous montrer une erreur dont vous ne soupçonnez -aucunement la gravité : vous m’aimez d’un amour -démesuré, infini, dont je ne suis pas digne. Tout ce -qui en vous désire la beauté sans ombre, l’amour -sans déclin, le parfait, l’éternel, se trompe en -s’adressant à moi. Vous me prenez pour la lumière -et je ne suis qu’un reflet de l’auguste soleil, une étincelle -de l’incorruptible flamme. Je ne suis, comme -tout être et toute chose, qu’un ouvrage et un signe -de Dieu. Ne vous arrêtez pas à moi, Laurence, -passez outre. Allez à Lui ; c’est Lui que vous aimez -en moi sans le savoir.</p> - -<p>« Je vous connais, vous êtes si folle que vous m’accuserez -peut-être d’insensibilité, disant : « Il a refusé -mon âme ! » Comprenez-moi. Aller à Dieu, ce n’est -pas rompre tous les liens qui nous attachent aux -créatures, mais les renouer plutôt d’une manière -plus forte, plus durable. Je ne vous demande pas de -m’oublier, bien au contraire. Je pense que votre -place doit être à mes côtés, toujours unie à -moi, et, comme autrefois sur la terre dans des -livres périssables, lisant avec moi dans le livre -éternel. Je n’imagine pas qu’au ciel même nous -puissions être pleinement heureux, si nous n’y -devions retrouver, pour les mieux aimer, nos amis -les plus chers. Je pars le premier. Pourtant, là -où je vais, je vous aiderai encore. Quels que soient -parfois votre abandon, votre détresse, même si je -me tais quand vous m’appellerez, ne doutez pas de -moi. Sachez que je suis avec vous, que je vous -attends et que je désire ardemment votre âme. Le -mal que je vous ai fait, je veux vous en demander -pardon à jamais. La douleur que je vous ai -apportée, je veux la consoler durant l’éternité. Il -n’y aura pas de repos absolu pour moi ; tant que -vous ne m’aurez pas rejoint, tant que je ne verrai -pas sourire dans la lumière votre visage heureux. »</p> - -<p>Le ciel s’était obscurci plus encore et la neige -commençait à tomber abondamment. Laurence -ne s’en apercevait pas. Courbée en deux, le front -dans ses mains, elle relisait la précieuse lettre -qui, comme par miracle, répondait à ses questions, -dissipait ses doutes, rassurait pour toujours son -amour anxieux. Quand elle la sut par cœur, elle se -leva. Tout haut, lentement, distinctement, comme -pour prendre à témoin le ciel et la terre de son -triomphe, elle dit : « Il m’aime encore ! »</p> - -<p>Ces simples mots, comme une formule magique, -la réconcilièrent avec l’univers. La forêt, tout à -l’heure hostile, lui apparut comme un lieu enchanté, -Elle venait d’ailleurs de changer encore. La neige, -qui tombait à flots, raccourcissait les perspectives, -fondait et brouillait les lignes du sévère -paysage. Ses flocons légers flottaient, erraient -longuement dans l’air avant de toucher le sol ou -de se poser sur un arbre. Ils couvraient les plus -minces branches d’une frondaison étincelante et délicate. -Laurence se crut dans un verger, au printemps, -quand le vent d’orage arrache aux arbres -et jette de tous côtés des tourbillons de pétales. -A travers cette blancheur mouvante, elle avançait, -non plus comme un être maudit qui cherche -en tremblant un asile incertain, mais comme une -enfant bien-aimée au milieu du jardin paternel où -tout a fleuri pour elle.</p> - -<p>— Il m’aime encore, songeait-elle, mieux qu’autrefois, -pour toujours. Il m’aime. Oui ! je dois en croire -sa parole et cette certitude en moi, plus douce -qu’aucun serment. Pourquoi souffrir et regretter -les jours passés ? La vie, médiocre et malfaisante, -tissait autour de nous sa trame d’erreurs et de -malentendus. Les mots humains sans cesse nous -trahissaient, nous imposaient leurs réticences. A -tous moments, il me quittait. Mais la mort, au lieu -de séparer, rapproche. En le perdant, je l’ai trouvé.</p> - -<p>Longtemps, elle marcha ainsi, exhalant vers -Cyril ce cri passionné qui, sans cesse, retentissait -en elle. Enfin, elle s’arrêta, comme pour attendre -une réponse, et quelques termes de la lettre lui -revinrent à la mémoire, pareils à un refus doux -et inexorable : « Vous m’aimez d’un amour -démesuré dont je ne suis pas digne. Ne vous -arrêtez pas à moi, Laurence, passez outre. Allez à -Dieu, c’est Lui que vous aimez en moi sans le -savoir. »</p> - -<p>Elle réfléchissait, étonnée, un peu triste.</p> - -<p>— Dieu, dites-vous, songeait-elle. Eh quoi ! Cyril, -vous n’étiez pas l’amour ? Dieu, dites-vous ! C’est -bien. Je sais qu’en dehors de Lui rien n’existe, qu’il -est le but de tout désir, que sans lui le cœur le plus -riche connaît la privation. Mais je l’ai appelé en -vain, et j’ai eu peur de son silence, peur de son -nom formidable. Hélas ! pour aller vers Lui, dites, -quelle est la route ? Celle de la douleur sans -doute, puisque tout s’obtient par la douleur et la -patience, l’être infini comme l’être humain. O Cyril, -je ne vous ai conquis que par un long martyre. Je -vous ai tant attendu, tant cherché, ami cher ! Je ne -refuserai pas de le chercher et de l’attendre, Lui, -mon Dieu !</p> - -<p>Maintenant, l’extase où elle avait été plongée se -dissipait. Après avoir touché le ciel, elle se retrouvait -sur la terre avec la certitude d’un long exil. De -nouveau, le poids de la vie l’accablait. Elle comprenait -que, pour gagner la récompense éternelle, il -lui faudrait beaucoup souffrir encore. Son premier -devoir était de retourner parmi les hommes, d’abord -à Fontainebleau, puis à Paris pour y subir son destin, -pour reprendre la croix qu’elle avait rejetée et -qu’elle acceptait de nouveau humblement. Alors, -ayant fini sa course errante, trouvé ce qu’elle cherchait : -son courage et son âme, elle regarda autour -d’elle, essaya de s’orienter.</p> - -<p>Ce n’était pas une tâche aisée. Elle se trouvait -dans cette partie de la forêt qui s’étend entre Barbison -et Franchard et que sillonnent des sentiers -pareils, réunis symétriquement, de place en place, -par des carrefours semblables. Là, même en -été, quand le soleil par sa position offre un point -de repère, le promeneur doit consulter sa carte -pour ne point s’égarer. Les écriteaux ne peuvent renseigner -que ceux auxquels les moindres chemins -sont depuis longtemps familiers. Mais Laurence qui, -dans les environs directs de Fontainebleau, eût -retrouvé sa route au milieu des ténèbres, connaissait -moins bien cet endroit, déjà lointain, que -l’absence et la neige achevaient de lui rendre -étranger. Pourtant, gagnant le carrefour le plus -proche, qui était celui de Bois d’Hyver, elle en fit -le tour en consultant les écriteaux. Le premier, -fendu par quelque bourrasque, n’était plus qu’un -tronçon inutile. Elle déchiffra les autres un -à un, lisant : « Route des Ventes Alexandre », -« Carrefour du Chêne des Marais », « Route du Bois -d’Hyver », « Carrefour des Monts Girard ». Ces -noms ne lui rappelaient rien. Elle s’efforça de -rassembler ses souvenirs ; mais son esprit, tourné -passionnément vers les choses éternelles, éprouvait -une extrême difficulté à s’intéresser aux réalités -terrestres. A quoi bon, d’ailleurs, chercher un -raccourci pour rentrer dans la ville ? N’était-il pas -plus simple de reprendre les chemins qu’elle avait -suivis ? Si capricieux qu’eût été son itinéraire, -n’avait-elle pas, pour la guider, un signe sûr : -la trace de ses pas que la neige, en tombant, n’avait -pas encore effacée entièrement ?</p> - -<p>Il était douteux cependant qu’elle pût refaire une -marche de cinq à six kilomètres à travers la neige -épaissie où elle n’avançait plus qu’avec de pénibles -efforts. Après deux jours passés presque sans nourriture, -cette longue course dans la forêt glaciale la -laissait épuisée. Maintenant que ni le désespoir, ni -l’indignation ne la soutenaient plus, elle éprouvait -une immense fatigue et s’avouait qu’elle avait faim -et froid. L’humidité de son manteau mouillé pénétrait -ses vêtements, gagnait son corps transi. Ses -chaussures trop légères, trempées, déformées et durcies -par la neige, blessaient ses pieds douloureux. -Elle n’avait pas fait cinquante pas dans la direction -du retour, qu’elle s’arrêtait défaillante, s’appuyant -à un jeune arbre comme à l’épaule d’un ami.</p> - -<p>Sur les bois, pesait un silence ineffable. Sans -aucun bruit, la neige continuait à tomber, si douce, -si douce, et pourtant si dangereuse. Sur tout ce qui -se trouvait soumis à son empire, elle opérait tranquillement -ses maléfices ordinaires, étouffant dans -la nature tout vestige de vie, dans l’âme humaine -toute énergie, toute volonté. Comment songer encore -à la nécessité de l’action ou de la lutte, dans ce -paysage irréel où tout semblait mirage, ombre vaine, -illusions, prestiges du sommeil ? Le ciel restait -caché, la terre invisible. Les arbres, à travers le -tourbillon blanc qui les environnait, étaient pareils -à des colonnes de fumée. Fantôme parmi ces fantômes, -Laurence s’attardait, pensant que ce repos -lui serait salutaire, qu’il serait toujours temps de -reprendre sa route. Elle ne songeait pas que l’heure -s’avançait, que les journées de février sont courtes, -que chaque minute, en s’écoulant, mettait en péril -sa vie.</p> - -<p>Si profonde était sa rêverie, si grande sa distraction, -qu’elle ne s’étonna pas d’entendre, dans ce -désert, s’élever une voix humaine, un chant qui tout -d’abord lointain se rapprochait, se précisait, et par -lequel elle se laissait bercer. Il lui fallut faire un -effort de réflexion pour comprendre que c’était une -chose étrange, inespérée, extraordinaire, réelle -cependant, car ses sens ne l’abusaient pas. Il s’agissait -bien d’une voix humaine, d’une voix masculine, -jeune et retentissante, qui chantait une chanson -de marche. Laurence aperçut bientôt, assez loin sur -la gauche, à travers la neige, une silhouette encore -indistincte que les arbres cachaient par moments, -mais qui reparaissait bientôt et seule marchait, -remuait, vivait dans la forêt morte. L’inconnu, un -garde forestier, avançait rapidement, réglant ses pas -sur le rythme de sa chanson. Il tenait à la main un -gourdin qu’il faisait tournoyer autour de lui et dont -il frappait parfois un arbre qui résonnait sourdement -sous le coup.</p> - -<p>Laurence se dit que la présence de cet homme -était pour elle une grande chance. Il connaissait les -bois. Il allait lui indiquer sa route. Il l’accompagnerait, -l’aidant à marcher si sa faiblesse était trop -grande. Franchard ne devait pas être très éloigné. -Il la conduirait jusqu’à la maison forestière où elle -trouverait un abri pour la nuit, un lit, un peu de -nourriture, du feu. Malgré sa fatigue, elle ne désirait -pas ces biens si enviables et elle regardait avec indifférence -approcher son sauveur.</p> - -<p>Bientôt, il parvint à un carrefour où le sentier -qu’il suivait croisait celui où s’attardait Laurence. -Il eût pu, en tournant la tête, l’apercevoir. L’abandonnée -avait prévu ce geste qui lui semblait si -naturel et que pourtant il ne fit pas. Rien, en effet, -ne l’avertissait qu’une créature humaine souffrait si -près de lui. Talonné par le froid, par l’heure tardive, -il traversa le rond-point obliquement sans s’arrêter -et s’engagea dans un chemin qui montait sur la -droite. Pour attirer son attention, il eût fallu que -Laurence courût vers lui sans attendre, l’appelât -d’un cri assez fort pour dominer sa chanson. Mais -elle était parvenue à cet état d’épuisement où l’être -le plus énergique ne peut plus rien pour lui-même. -Il faut alors, pour le sauver, qu’on le secoure de -force. C’est l’état du soldat malade, blessé, fourbu -par vingt combats et qui peut tout juste mourir à la -place qui lui fut assignée, mais non point se porter -en avant, ni même fuir. Laurence voulut appeler : -ses lèvres n’émirent qu’un gémissement faible. Elle -voulut marcher : il lui sembla qu’elle était prisonnière -de l’arbre qui la soutenait. Elle demeurait captive, -engourdie, retenue de tous côtés à son appui par -les liens d’une enlaçante tristesse. Déjà le garde -s’éloignait. Dominée par une invincible torpeur, elle -vit sa silhouette diminuer, disparaître à travers les -arbres. Sans faire aucun mouvement, aucune tentative -pour la saisir, elle laissa passer la chance -offerte, et cette chance était la dernière.</p> - -<p>En effet, maints signes annonçaient la fin du jour. -L’après-midi sans éclat, semblable à un long crépuscule, -avait jusqu’au dernier moment dissimulé l’approche -de la nuit. Maintenant, de minute en minute, -l’horizon se rétrécissait. La neige, tout à l’heure si -blanche, si éblouissante, prenait une pâleur terne et -grise. Soudain Laurence comprit, qu’égarée ainsi -dans la forêt où la nuit allait la surprendre, par ce -froid implacable, elle était en danger de mort. La -peur, comme un coup de fouet, ranima sa volonté -défaillante, dissipa l’inconcevable enchantement qui -la retenait captive. Elle bondit, s’élança sur les -traces du garde, dont elle venait d’entendre encore, -vaguement, très loin, la voix affaiblie. Elle gravit -le sentier qu’il avait suivi, courant péniblement -dans la neige qui lui montait presque jusqu’aux -genoux. Elle appela. Son cri désespéré se perdit -dans l’air sans écho, dans l’énorme silence. Elle -parvint enfin en haut de la côte, espérant follement -y découvrir une maison, une silhouette -humaine et n’y trouva rien que des arbres, le sentier -qui se continuait, barré par l’ombre. Elle appela -une fois encore, de toutes ses forces, de toute sa vie. -Rien ne lui répondit. Le garde était déjà très loin -sans doute. Quelle folie d’avoir perdu à le poursuivre -un temps précieux ! Dix minutes de marche -encore dans cette direction, elle eût trouvé la -grande route, un peu plus loin Franchard. Mais -elle ne le savait pas. Craignant de s’égarer plus -encore, elle redescendit le sentier, chercha de nouveau -au carrefour les traces de ses pas. La neige -les avait en partie recouvertes. L’ombre achevait de -les rendre indistinctes. Ce signe ne pourrait la guider -longtemps. Mais sans plus calculer, prenant un sentier -au hasard, espérant quelque secours impossible, -elle allait, elle courait, fuyant cette nuit envahissante -qui, de toutes parts, l’enlaçait comme un filet -qui se resserre. Ses pieds blessés saignaient ; chaque -pas lui causait des douleurs inouïes. D’affreux vertiges, -par moments, troublaient sa vue, la faisaient -dévier du sentier parmi les arbres où s’embarrassait -sa marche. La neige ne tombait plus, mais le froid, se -faisant plus âpre, la mordait au visage comme une -bête. Elle ne pensait plus à rien, elle marchait et -fuyait. L’instinct de la jeunesse et de la vie, seul, -agissait en elle, luttait furieusement contre sa propre -chair, sa fatigue, sa faiblesse, contre la nature ennemie, -la mort. Une première fois, ses forces la -trahirent. Elle tomba. Le blanc tapis qui pliait -mollement sous son corps lui parut doux ainsi -qu’un lit de repos. Un sursaut de terreur la remit -debout. Elle fit quelques pas encore. Tout à coup, -il lui sembla que les arbres remuaient, se mettaient -à tourner autour d’elle une sorte de ronde, d’abord -lente, puis vertigineuse. Pour essayer de rompre ce -cercle infernal, elle se jetait de côté et d’autre, à -droite, à gauche, en avant, en arrière. Ce fut là son -dernier effort. Et elle s’abattit sur la neige, pauvre -proie longtemps traquée, qu’avaient enfin saisie, -pour l’immoler, la forêt, l’hiver et la nuit.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XIII</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Lors aussi s’évanouira la peur -démesurée, et l’amour désordonné -mourra.</p> - -<p class="attr"><i>Imitation</i>, 3, <small>XXXVII</small>.</p> - -</blockquote> - -<p>L’ombre était maintenant complètement tombée. -Nulle étoile, ni le plus mince rayon de lune ne perçaient -les épais nuages. Seule, la persistante blancheur -de la neige luisait faiblement dans l’obscurité -morne. Le vent commençait à s’élever, avec une -rumeur pareille à celle de la mer montante. Les -ténèbres qui délivrent la nature comme l’être -humain des contraintes imposées par le jour, -invitaient toute douleur à délirer, et la forêt, sortant -de sa stupeur, ouvrant enfin ses mille bouches, se -plaignait longuement sur le cœur de la nuit.</p> - -<p>La tête appuyée à son bras, comme un enfant qui -dort, Laurence gisait sur le sentier, entre deux rangées -d’arbres noirs, gardiens inexorables auxquels -elle n’échapperait plus qu’en échappant à la vie. Par -moments, elle regardait, au-dessus de leurs cimes -mouvantes, le vide du ciel sans étoiles, cet espace -inconnu, où bientôt s’allumeraient pour elle les -lumières éclatantes, invisibles encore à son œil de -chair. Mais, le plus souvent, sa paupière restait close. -Elle ne souffrait pas. Le froid l’engourdissait lentement, -d’une manière presque insensible. Son corps, -épuisé par la marche et la faim, cédait à la mort -sans révolte, avec une sorte de volupté. Pourtant, -elle demeurait absolument lucide. Comme un voyageur, -prêt à partir, loin, par delà les mers, fait -une dernière fois le tour de sa maison, saluant ses -souvenirs heureux ou tristes et rassemblant ce qu’il -doit emporter, ainsi son âme parcourait le cercle -de sa vie, cherchant parmi bien des ruines, une -perle sans prix : cette vérité, cette sagesse qu’acquiert -ici-bas, à force de peine, toute créature, la -seule chose qui lui reste à son dernier jour et soit -une richesse au seuil de la tombe.</p> - -<p>En ce monde, où tout est mystère, l’homme -n’a point d’autre guide que l’homme, son semblable, -duquel lui vient toute douleur et toute science. -Chaque être qu’il rencontre, noble ou abject, ami -ou ennemi est un signe de Dieu, un point de repère, -écueil ou phare, placé sur la route obscure qui va -du provisoire à l’éternel. C’est pourquoi, à cette -heure dernière, Laurence, les yeux fermés, s’efforçait -d’évoquer, non point les circonstances de sa vie, -mais, un à un, les personnages, héros ou comparses, -qui, avec elle, en avaient joué le grand drame.</p> - -<p>Lentement, des profondeurs de son passé, elle -vit surgir une foule de figures familières qui s’avançaient, -par groupes, et qu’elle examinait avec une -attention extrême, comme les pages d’un livre -obscur et sacré, cent fois relu, mais encore imparfaitement -compris.</p> - -<p>D’abord parurent des fantômes hostiles : Lucie -Jaffin, Douran, Hecquin, M<sup>me</sup> Heller, tous ceux qui -l’avaient persécutée, déçue, trahie, lui révélant la -laideur du monde.</p> - -<p>Puis vinrent des figures falotes : Juliane, André, -Gaston Noret, tous ces médiocres, sans vertu, ni -méchanceté, sans grandeur, ni bassesse, pauvres -êtres dont un grain de sable comblait le cœur étroit, -dont le bonheur mesquin dégoûtait du bonheur.</p> - -<p>Mais bientôt, parmi cette foule confuse qui passait -et repassait dans sa mémoire, Laurence distingua des -visages plus chers. Silencieusement, avec un geste -de bénédiction, les ombres de ceux qu’elle avait -aimés l’entourèrent. Ombres pathétiques, qui toutes -avaient subi un cruel martyre : Ursule, pauvre âme, -consumée de charité, immolée au bonheur d’un seul -être qu’elle n’avait pu sauver ; Paul Dacellier, cœur -sans repos, dévoré par le feu d’un inextinguible -désir non réalisé ; les Arêle, si doux, si purs, et -pourtant si durement éprouvés, vivants encore, mais -déjà morts avec leurs fils perdus.</p> - -<p>Pourquoi Laurence, à cette heure plus encore -qu’autrefois, éprouvait-elle, pour ces infortunés, l’admiration -fervente, complète, un peu jalouse qui, -d’ordinaire, s’adresse aux seuls heureux ? D’où venait -que leurs vies manquées lui paraissaient plus enviables -qu’aucune autre, leur voie rude préférable aux -plus faciles chemins ? Ces vaincus de la vie gardaient -pour elle un aspect triomphant, l’assurance -et le calme des victorieux. Manifestement, ils possédaient -une sagesse supérieure à celle du monde. Une -force était en eux, une lumière qu’elle avait devinée, -reconnue toute jeune. Ils lui avaient appris que -nul n’est grand ici-bas que par la foi, la douleur ou -l’amour.</p> - -<p>— Cela, je le savais, songeait-elle, évoquant une -ombre plus chère encore, mais sans vous, Cyril, -j’aurais pu l’oublier, m’égarer pour toujours. Vous -avez été mon père et ma mère, mon guide, ma force, -mon ami. Chacune de vos paroles illuminait pour -moi le monde et les plus ténébreux mystères. -Par vous, j’ai vécu votre vie et la mienne, -vous ayant donné mon âme. Vous m’avez détachée -de tout et de vous-même, cruellement parfois, -pour me livrer à Dieu. Par vous, j’ai connu la privation -suprême, le désir sans repos et la soif et la -faim. A travers les affres, les miracles de l’amour -humain, vous m’avez conduite à l’amour infini.</p> - -<p>Elle atteignait le but de son voyage, l’instant où -nul guide humain n’est plus nécessaire, où la créature -expirante, soumise à l’action directe de la -grâce, doit sans intermédiaire chercher son créateur. -Laurence prit congé des figures qui l’avaient -visitée, leur adressant à toutes, amies ou ennemies, -un sourire de tendresse ou de pardon. Elles s’éteignirent -une à une, la laissant seule dans l’ombre. -Mais cette ombre était comme un voile épais posé -sur un divin visage. Une approche invisible remplissait -déjà cette solitude. Laurence était comme -une femme dans les ténèbres, enfermée sans le -savoir, avec son bien-aimé, et avant qu’il lui -parle, avant qu’il la touche, elle a deviné sa présence, -elle a crié son nom.</p> - -<p>— Dieu, Dieu, mon Dieu ! gémit-elle.</p> - -<p>En même temps, il lui sembla qu’un glaive fulgurant -pénétrait en elle, venait frapper dans les -dernières profondeurs de son cœur un point que la -douleur humaine n’avait encore jamais blessé. Et -les larmes qui lui échappèrent lui parurent les premières -qu’elle eût jamais versées, tant leur saveur -était à la fois âcre et douce. Elle voulut, dans un -geste familier, porter la main à ses paupières -humides. Mais déjà elle ne pouvait plus faire aucun -mouvement. Le froid paralysait ses membres. La -neige durcie enserrait étroitement son corps, le soudait -à la terre maternelle. Dans cette chair anéantie -que dévorait la mort, l’âme seule vivait d’une vie -puissante. Comblée par une présence ineffable, elle -chantait passionnément.</p> - -<p>— Seigneur, c’est donc vous, disait-elle, qu’ai-je -à présent besoin d’explications ? Puis-je nier l’existence -du feu dont je sens sur moi la brûlure ? C’est -vous, être infini, mystérieux, inexplicable, que rien -en moi ne comprend, que tout en moi, au premier -signe, salue et reconnaît, silence plus éloquent que -toute parole, face cachée plus belle qu’aucune figure -vivante. Les formes, les visages humains qui vous -révélaient à moi vous cachaient en même temps. -Maintenant qu’ils se sont évanouis, je vous vois, je -vous trouve enfin ; amour sans déclin, amour éternel, -vous que j’ai à la fois constamment fui et -cherché.</p> - -<p>Comme une jeune fille, amenée en présence du -roi dont elle va devenir l’épouse, apercevant pour -la première fois son auguste visage, frémit et se -désespère parce qu’elle n’est point assez belle, ainsi -Laurence, le cœur pénétré d’une humilité déchirante, -repassant toute son existence, évoquant son -reniement, sa longue révolte, sa résistance au -seul amour, pleurait ses dernières larmes que -le vent gelait sur sa face. Mais comme elle s’affligeait -d’être pauvre de toute vertu, de tout mérite, -soudain, avec une ineffable joie, elle se souvint -d’avoir beaucoup souffert. Aussitôt l’énigme de sa -vie lui fut expliquée. Sa destinée, pleine de -tempêtes et de tragédies sombres, lui apparut -comme une voie unie et droite qui conduisait à la -lumière.</p> - -<p>— Bénie sois-tu, dit-elle, ô parfaite infortune, car -je comprends enfin l’œuvre éclatante que tu accomplissais -en moi. Tu me fus accordée par grâce, afin -que je n’arrive pas les mains vides devant mon -juge. Du moins, à défaut d’autres présents, je puis -vous les offrir, Seigneur, toutes ces douleurs que -j’ai parfois maudites, ne sachant pas qu’elles étaient -ma richesse, ma sauvegarde, ma force ! Recevez-moi -à cause d’elles, car elles m’ont préservée -des souillures du bonheur et lentement purifiée -pour vous. Acceptez donc, ainsi qu’un holocauste, -non voulu, précieux pourtant, ma jeunesse désolée, -ma constante solitude, la trahison de tous -ceux en qui j’ai eu foi, la mort de ceux que -j’ai aimés. Acceptez mon amour pour Cyril, le -long désir toujours trompé, l’attente toujours vaine, -la grande rupture de mon cœur au jour des -adieux. Acceptez enfin, ô mon Dieu, avec tout -le passé, le présent, ces quelques minutes qui me -séparent encore de vous. Souvenez-vous, Bonté -suprême, que j’ai cru en vous indomptablement à -cette heure où vous m’aviez livrée à toutes les puissances -des ténèbres. Je vous offre mon abandon, -ma misère complète, cette épouvante où j’entre -sans aucune assistance.</p> - -<p>Cyril, cependant, ne l’avait pas quittée. Comme -elle formulait cette plainte, elle le revit encore. -Il semblait tendre les mains vers elle dans un geste -de pitié secourable. Elle le contempla tendrement et -lui dit adieu.</p> - -<p>— Ecarte-toi, supplia-t-elle, afin que pendant cette -minute, la dernière qui me soit accordée pour souffrir -et pour mériter, j’endure toute la douleur possible. -Ecarte-toi, laisse-moi mourir seule.</p> - -<p>La chère ombre docilement s’évanouit. Laurence -acheva sa prière :</p> - -<p>— Mais ce dernier bien qui me restait encore, cette -image trop adorée, Seigneur, je veux vous la sacrifier -aussi, vous offrant jusqu’au souvenir de Cyril, -car je sais que pour vous plaire, il faut être absolument -nue et pauvre. O Dieu ! roi des déshérités, -amant de ceux qui n’ont plus rien, vous qui pour -me conquérir m’avez tout repris et tout arraché, -vous, dont j’ai subi toute ma vie la jalousie et la -violence, consumez en moi mon dernier amour, afin -que je sois devant vous comme un gouffre vide, un -abîme béant qui souffre et qui désire !</p> - -<p>Quand elle se fut ainsi dépouillée de tout, reniant -ses affections humaines afin de les retrouver purifiées, -son cœur entra dans la paix. Autour d’elle, l’air -retentissait de bruits confus, craquements, sifflements -aigus, lugubres plaintes. Sur le fond immobile -de l’ombre, les hêtres et les chênes, fantômes -menaçants ou plaintifs, se tordaient furieusement -sous l’effort des rafales. Plus abandonnée qu’une -bête sauvage, Laurence gisait dans cette horreur, -dans cet effroi, avec, pour dernier lit, la terre, -pour témoins, les arbres délirants, pour prières, la -grande lamentation du vent. Pourtant, ayant rouvert -les yeux, elle regardait avec tendresse la neige qui -devait être son linceul, la forêt qui, l’ayant perdue -par ses ruses, assistait implacable à son agonie. Il -n’était pas jusqu’à la bise glacée sous laquelle frémissait -encore sa chair misérable qu’elle n’essayât de -bénir. Elle à qui le plus beau soleil avait été amer -et le printemps ennemi, elle pardonnait à cette nuit -pleine de terreurs qui la tuait cruellement.</p> - -<hr /> - - -<p>Mais adieu, toi que nous avons suivie jusqu’à -cette heure où ta vie s’achève, où Dieu t’a saisie -dans sa main, où tu reposes, assouvie et comblée, -plus jeune qu’au jour de ta naissance, ta longue -peine réparée par un instant d’amour. Déjà ton -âme, dont la mort lentement rompt les liens, à demi -sortie du monde, entrevoit la lumière, savoure la -plénitude de la foi. Ton extase demeure pour nous -impénétrable. La douleur seule nous a confié tous -ses secrets. Nous pouvons chanter l’inquiétude -humaine, l’espérance trompée, la passion vaine, les -tourments de l’attente et du désir. La joie, qui est -chose divine, dont parfois l’aile nous effleure, nous -a toujours caché son visage exultant. Nous qui -vivons, nous qui souffrons, nous qui luttons dans -les ténèbres, nous qu’un souffle d’air trouble et -change, que saurions-nous dire de l’esprit sauvé -auquel nul ne ravira plus la vérité conquise, la victoire -obtenue ? Nous ne comprenons point ce qu’est -la délivrance, moins encore la certitude ou la -stabilité ; et, pour la paix, nous avons entendu -parler d’elle, mais nous ne connaissons que son -nom.</p> - - -<p class="c gap xsmall">Paris. — Imp. <span class="sc">Paul Dupont</span> (Cl.). — 6.4.24</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em b">Dernières Publications de la Librairie BERNARD GRASSET<br /> -<span class="small">61, Rue des Saints-Pères, PARIS</span></p> - - -<table summary="" class="small"> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>CLAUDE ANET</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Ariane, jeune fille russe</td> -<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap">Feuilles persanes</td> -<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>ÉMILE BAUMANN</div></td></tr> -<tr><td class="drap">L’Anneau d’or des grands mystiques</td> -<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>ALPHONSE DE CHATEAUBRIANT</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Monsieur des Lourdines, <i>roman</i></td> -<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>MARTIN CHAUFFIER</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Patrice ou l’indifférent</td> -<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>ÉMILE CLERMONT</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Laure, <i>roman</i></td> -<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>AUGUSTE COMTE</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Pensées et Préceptes</td> -<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>PIERRE DOMINIQUE</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Notre-Dame de la Sagesse</td> -<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c g"><div>(GRAND PRIX BALZAC)</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>ÉDOUARD ESTAUNIÉ</div></td></tr> -<tr><td class="drap">L’Infirme aux mains de lumière, <i>roman</i></td> -<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>COMTE DE GOBINEAU</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Souvenirs de Voyage</td> -<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>BALTASAR GRACIAN</div></td></tr> -<tr><td class="drap">L’Homme de cour</td> -<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>PAUL GSELL</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Propos d’Anatole France</td> -<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>DANIEL HALÉVY</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Vauban</td> -<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>LOUIS HÉMON</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Maria Chapdelaine, <i>roman</i></td> -<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap">Colin-Maillard</td> -<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>ALBERT MALAURIE</div></td></tr> -<tr><td class="drap">La Femme de Judas</td> -<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>FRANÇOIS MAURIAC</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Le Baiser au Lépreux, <i>roman</i></td> -<td class="bot r"><div>5.<span class="cent">»</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap">Genitrix, <i>roman</i></td> -<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>ANDRÉ MAUROIS</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Ariel ou la Vie de Shelley</td> -<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>HENRY DE MONTHERLANT</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Le Paradis à l’ombre des épées</td> -<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>PAUL MORAND</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Lewis et Irène</td> -<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>PAUL RÉGNIER</div></td></tr> -<tr><td class="drap">La Vivante Paix</td> -<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c g"><div>(GRAND PRIX BALZAC)</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>JEAN DE PIERREFEU</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Plutarque a menti</td> -<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>RODIN</div></td></tr> -<tr><td class="drap">L’Art, <i>édition illustrée</i></td> -<td class="bot r"><div>20.<span class="cent">»</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>ANDRÉ THÉRIVE</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Le plus grand péché</td> -<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c g"><div>(GRAND PRIX BALZAC)</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>ALBERT THIBAUDET</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Les Princes lorrains</td> -<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><div>ALBERT TOUCHARD</div></td></tr> -<tr><td class="drap">La mort du Loup</td> -<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr> -</table> - -<p class="c gap"><b>COLLECTION “LE ROMAN”</b><br /> -<i>Publiée sous la direction d’EDMOND JALOUX</i></p> - -<p class="c b small">Prix de chaque volume in-16 double-couronne : 6 fr. 75</p> - -<ul class="small"> -<li>Cl. Anet. — <i>Quand la terre trembla</i>.</li> -<li>B. Crémieux. — <i>Le Premier de la Classe</i>.</li> -<li>Pierre Custot. — <i>Sturly</i>.</li> -<li>E. Ducoté. — <i>Monsieur de Cancaval</i>.</li> -<li>Fr. Fosca. — <i>Monsieur Quatorze</i>.</li> -<li>Jean Giraudoux. — <i>Siegfried et le Limousin</i> (GRAND PRIX BALZAC).</li> -<li>Maximilienne Heller. — <i>La Mer rouge</i>.</li> -<li>Georges Imann. — <i>Les Nocturnes</i>.</li> -<li> — <i>L’Enjoué</i>.</li> -<li> — <i>Le fils Chèbre</i>.</li> -<li>René Jouglet. — <i>L’enfant abandonné</i>.</li> -<li>Léon Lafage. — <i>Les Abeilles mortes</i>.</li> -<li>Maurice Larrouy. — <i>Rafaël Gatouna</i>.</li> -<li> — <i>Gatouna et l’Amour</i>.</li> -<li>Louis Léon-Martin. — <i>Tuvache</i>.</li> -<li>François Mauriac. — <i>Le fleuve de feu</i>.</li> -<li>André Maurois. — <i>Les Discours du Docteur O’Grady</i>.</li> -<li>Jeanne Maxime-David. — <i>La Victoire des Dieux lares</i>.</li> -<li>Marcel Ormoy. — <i>La Conquête</i>.</li> -<li>M. Piéchaud. — <i>La Dernière auberge</i>.</li> -<li>Jacques Sindral. — <i>La Ville éphémère</i>.</li> -<li> — <i>Attirance de la mort</i>.</li> -<li>Noël Sabord. — <i>Le Buisson d’épines</i>.</li> -<li>A. Thérive. — <i>Le Voyage de M. Renan</i>.</li> -<li>Horace van Offel. — <i>Les deux Ingénus</i>.</li> -</ul> -<table summary="" class="small"> -<tr><td class="drap">Emile Baumann</td> -<td class="drap2"><i>Job le Prédestiné</i> (GRAND PRIX BALZAC)</td> -<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">»</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap">Jean Gaument et Camille Cé</td> -<td class="drap2"><i>La Grand’Route des Hommes</i></td> -<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">»</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap">Henry de Montherlant</td> -<td class="drap2"><i>Le Songe</i></td> -<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap">Alphonse de Chateaubriant</td> -<td class="drap2"><i>La Brière</i></td> -<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr> -</table> - -<p class="c gap xsmall">Imp. E. Durand, 18, rue Séguier, Paris</p> - - -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIVANTE PAIX ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ -concept and trademark. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin:0.83em 0; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE<br /> -<span style='font-size:smaller'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE<br /> -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</span> -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person -or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. 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Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this -electronic work, or any part of this electronic work, without -prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with -active links or immediate access to the full terms of the Project -Gutenberg™ License. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, -compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including -any word processing or hypertext form. However, if you provide access -to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format -other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official -version posted on the official Project Gutenberg™ website -(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense -to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means -of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain -Vanilla ASCII” or other form. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. 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Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Most people start at our website which has the main PG search -facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This website includes information about Project Gutenberg™, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. -</div> - -</div> diff --git a/old/66674-h/images/cover.jpg b/old/66674-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index fc44717..0000000 --- a/old/66674-h/images/cover.jpg +++ /dev/null |
