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- The Project Gutenberg eBook of La Vivante Paix, by Paule Régnier.
-</title>
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-<div style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of La vivante paix, by Paule Régnier</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
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-country where you are located before using this eBook.
-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: La vivante paix</p>
-
-<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Paule Régnier</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: November 5, 2021 [eBook #66674]</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div>
-
-<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)</div>
-
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIVANTE PAIX ***</div>
-<div class="x-ebookmaker-drop c top4em"><img src="images/cover.jpg" alt="" /></div>
-<p class="c large top4em">PAULE RÉGNIER</p>
-
-<h1><span class="xsmall">LA</span><br />
-VIVANTE PAIX</h1>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Celui-là seul avance dans la vie dont le
-cœur devient plus tendre, le sang plus chaud
-le cerveau plus vif, et dont l’esprit s’en va
-entrant dans la vivante paix.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Ruskin.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p class="c gap">PARIS<br />
-<span class="large">BERNARD GRASSET, ÉDITEUR</span><br />
-<span class="small">61, RUE DES SAINTS-PÈRES, PARIS (VI<sup>e</sup>)</span></p>
-
-<p class="c">1924</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c large top4em">OUVRAGES DU MÊME AUTEUR :</p>
-
-
-<ul>
-<li><b>Octave, roman.</b> (<i>Épuisé</i>).</li>
-<li><b>Paul Drouot.</b> (<i>Le Divan</i>, éditeur).</li>
-</ul>
-<div class="break"></div>
-
-<p class="noindent narrow small top4em">IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE : VINGT-CINQ EXEMPLAIRES
-SUR PAPIER JAPON FRANÇAIS NUMÉROTÉS JAPON 1 A 25 ; TRENTE
-EXEMPLAIRES SUR PAPIER MADAGASCAR LAFUMA NUMÉROTÉS
-MADAGASCAR 1 A 30, ET CENT EXEMPLAIRES SUR PAPIER
-VÉLIN PUR FIL LAFUMA NUMÉROTÉS VÉLIN PUR FIL 1 A 100.</p>
-
-
-<p class="c gap small">Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés
-pour tous pays.</p>
-
-<p class="c"><i lang="en" xml:lang="en">Copyright by Bernard Grasset, 1924</i></p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="c large top4em i">A GERARD D’HOUVILLE</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">PREMIÈRE PARTIE</h2>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>I</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Lionel était le cœur d’enfant le
-plus démesuré que l’on pût voir,
-aussi Galehaut, le vaillant Seigneur
-des Iles lointaines le surnomma-t-il :
-« Cœur sans frein… »</p>
-
-<p class="attr"><i>Lancelot du Lac</i>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>— Il est temps de descendre, Laurence… Eh
-bien !… où est-elle ?…</p>
-
-<p>Ayant poussé la porte d’une chambre où elle
-croyait trouver feu et lumière, Ursule Tampin, ne
-voyant que ténèbres, s’arrêta sur le seuil. Immobile,
-elle s’étonnait, scrutant du regard l’ombre
-épaisse où l’on discernait à la longue la faible clarté
-de quelques braises mourant dans le foyer, et deux
-points lumineux qui brillaient et disparaissaient à
-des intervalles inégaux, selon qu’une chatte familière
-ouvrait ou refermait ses yeux phosphorescents. La
-pièce chaude et certainement close exhalait une
-étrange odeur de plein air, de feuilles mortes et
-d’extrême automne. Ursule, ne pouvant s’expliquer
-ce parfum, ni la présence du chat coïncidant avec
-l’absence de Laurence, allait se retirer, lorsqu’un
-bruit singulier vint accroître encore sa surprise. On
-eût dit que non loin d’elle, dans l’obscurité, quelqu’un
-se dégageait lentement d’un taillis épais, écartant
-et froissant des branchages enchevêtrés. Une
-voix assourdie et comme ensommeillée demanda :</p>
-
-<p>— Qu’y a-t-il ?</p>
-
-<p>— Quoi, mon enfant, vous étiez là ? s’écria Ursule
-tout agitée ! Mais que faites-vous dans cette nuit ?
-On ne vous a donc pas monté votre lampe ? Ne
-pouviez-vous sonner et la réclamer ? Les domestiques
-oublient tout quand je ne suis pas derrière
-eux, et je ne puis les surveiller sans cesse, vous
-devez le comprendre.</p>
-
-<p>La voix, maintenant plus distincte, mais toujours
-lente et sans intonation, reprit distraitement :</p>
-
-<p>— Ma lampe est là, ma bonne Ursule. Je n’ai pas
-voulu l’allumer. J’aime à rêver ainsi dans l’obscurité,
-cela me repose. Mais je m’étais presque endormie.
-Quelle heure est-il ?</p>
-
-<p>— Bientôt sept heures, Laurence, je venais vous
-en avertir.</p>
-
-<p>— Ah ! mon Dieu !</p>
-
-<p>Cette fois, nulle torpeur n’alanguissait la voix
-sonore et vive. Des pas précipités coururent dans la
-pièce, dont le vieux plancher craquait. Bientôt
-une flamme menue et dansante apparut dans
-l’ombre. Elle grandit lentement, filtrant, en les colorant
-d’un reflet pourpré, à travers les doigts longs et
-frêles qui tenaient le verre de la lampe, et projetant
-enfin sa douce clarté sur le visage de Laurence. Celle-ci,
-éblouie, fermait les yeux. Ses lourds cheveux,
-à demi dénoués, retombaient d’un côté sur son
-épaule. Çà et là, quelques feuilles mortes restaient
-attachées aux plis de son corsage.</p>
-
-<p>Déjà Ursule Tampin s’exclamait :</p>
-
-<p>— Bonté divine ! ma chérie, comme vous voilà
-faite ! entièrement décoiffée ! et votre robe, là, voyez,
-je ne me trompe pas… pleine de boue ! Il faut vous
-changer, vite, vite !</p>
-
-<p>— Non, je n’ai plus le temps et puis cela m’ennuie,
-déclara la jeune fille avec impatience.</p>
-
-<p>— Que dira votre père, gémit Ursule désolée, s’il
-constate que vous êtes sortie, quand vous toussez
-encore et malgré sa défense formelle ! Vous ne
-pouvez paraître au dîner, devant lui, dans ce costume
-avec ces taches qui révèlent votre équipée : c’est de
-la folie, de la pure folie !</p>
-
-<p>— Vous avez l’âme d’un lièvre, Ursule, reprit Laurence
-d’un ton bref et dédaigneux, vous tremblez
-toujours. Donnez-moi simplement un coup de brosse.
-La boue a dû sécher depuis deux heures, et mon père
-ne s’avisera pas, je pense, de regarder bien attentivement
-le bas de ma robe.</p>
-
-<p>Ursule Tampin obéit en soupirant. Elle s’agenouilla
-devant sa jeune cousine et reprit peu à peu
-sa sérénité en voyant les taches jaunâtres qui mouchetaient
-le drap de la robe disparaître sous la
-brosse qu’elle maniait avec dextérité. Debout, le
-buste légèrement incliné, Laurence surveillait l’opération
-qu’elle interrompit bientôt :</p>
-
-<p>— C’est parfait, merci, Ursule !</p>
-
-<p>Maintenant, elle gagnait le fond de la chambre,
-pénétrait dans son cabinet de toilette, allumait une
-lampe qui jetait dans l’étroite pièce une éblouissante
-lumière. Elle enleva une à une les épingles qui retenaient
-avec peine ses cheveux écroulés. Ils se déroulaient,
-mais restaient séparés en mèches inégales.
-Laurence, rejetant la tête en arrière, secoua dans un
-mouvement violent leur masse mordorée. Puis sans
-leur donner d’autres soins, car le temps pressait, elle
-refit sa coiffure. Elle agissait vite et sans coquetterie,
-évitant, autant qu’elle le pouvait, de se regarder dans
-la haute glace suspendue devant elle, car elle n’avait
-aucune complaisance pour son visage qu’elle savait
-sans beauté.</p>
-
-<p>Pendant ce temps, Ursule s’agitait, ranimait le
-feu presque mort, recueillait les livres dispersés
-dans la chambre et les replaçait en piles symétriques
-sur la table, déjà couverte de papiers épars qu’elle
-regarda d’un air réprobateur, sans oser pourtant y
-toucher. Sa ronde l’ayant amenée au pied du divan
-que Laurence venait de quitter, elle s’arrêta scandalisée.
-Des branchages amoncelés, d’épais feuillages
-jaunes et roux le recouvraient entièrement.
-Brisés, froissés, foulés par le poids du corps qui s’y
-était étendu, ils retombaient jusqu’à terre, et décoraient
-le mur d’une façon fantasque.</p>
-
-<p>— Allons, bon, qu’est-ce encore que toutes ces
-saletés ? murmura la vieille fille en joignant les
-mains.</p>
-
-<p>— Ces saletés ? riposta Laurence, en passant à
-travers la porte du cabinet sa tête ébouriffée, pouvez-vous
-parler ainsi ? C’est la dernière parure de
-la forêt. Ces feuilles mortes ont une si belle couleur
-que je voudrais pouvoir en rapporter une
-masse énorme pour en joncher toute cette pièce
-et m’en faire un tapis. Ce serait magnifique, Ursule !</p>
-
-<p>— Vous croyez, mon enfant ? dit la pauvre fille
-perplexe, partagée entre ses instincts ordonnés et le
-respect qu’elle éprouvait pour les fantaisies les plus
-saugrenues de sa jeune cousine.</p>
-
-<p>Après avoir rangé quelques objets encore, elle
-rejoignit Laurence dans son cabinet de toilette. Elle
-semblait préoccupée et, au bout d’un moment, elle
-dit avec timidité :</p>
-
-<p>— Vous n’avez rencontré personne, ma chérie,
-durant votre promenade ?</p>
-
-<p>La jeune fille haussa légèrement les épaules :</p>
-
-<p>— Mais non, Ursule. Les gens de Fontainebleau
-sont bien trop bêtes pour aller dans les bois par
-un temps pareil. Ils se croient obligés au printemps
-de prendre contact avec la nature, parce
-qu’ils ont entendu dire que le printemps est beau.
-Ils vont aussi une ou deux fois, en octobre, admirer
-les fastes célèbres de l’automne. Mais nous sommes
-presque en hiver, et ils ne savent pas que sous la
-brume humide qui monte de la terre, en novembre,
-la forêt est plus belle que par le plus clair jour de
-mai. Ils ont peur de la boue, du brouillard, de la
-pluie. Dieu bénisse leur sottise, car à cette saison,
-les arbres, les sentiers sont bien à moi, rassurez-vous.</p>
-
-<p>— Vous êtes tellement déraisonnable, reprit
-Ursule en soupirant, que je tremble toujours. Votre
-père serait furieux s’il apprenait jamais que vous
-vagabondez dans la forêt, toute seule jusqu’à la nuit.
-C’est si imprudent, si extraordinaire…</p>
-
-<p>Mais Laurence l’interrompait déjà, de ce ton impérieux
-et bref qu’elle tenait de son père et qui glaçait
-d’effroi sa vieille parente.</p>
-
-<p>— Imprudent ? nullement puisque j’ai Consul avec
-moi ; d’ailleurs c’est mon seul plaisir, Ursule, et je
-n’y renoncerai pas, quoi que vous en disiez. Si je me
-cache de mon père, c’est pour ne point l’irriter sans
-raison. Le jour où quelque « mauvaise langue » trouvera
-spirituel de l’avertir que sa fille erre dans les
-bois avec son chien, au crépuscule, eh bien ! ce n’est
-pas vous qui répondrez pour moi, soyez tranquille :
-j’accepte toute la responsabilité de mes actes.</p>
-
-<p>— Qui… oui, je le sais bien, objecta tristement
-Ursule. Mais Paul me blâmera de n’avoir pas sur
-vous l’autorité de la mère dont je tiens la place.</p>
-
-<p>— Laissons cela, dit Laurence plus doucement,
-tandis que ses traits se détendaient dans une expression
-désarmée, presque enfantine, qui surprenait sur
-ce visage, habituellement ferme et hautain.</p>
-
-<p>Elle acheva de consolider sa coiffure, changea la
-collerette blanche, un peu chiffonnée, qui seule
-rehaussait la sobriété sombre de son costume. Puis,
-jetant un dernier coup d’œil sur la glace, elle dit :</p>
-
-<p>— Je suis prête, venez vite.</p>
-
-<p>Elles éteignirent les lumières. Dès qu’elles eurent
-ouvert la porte de la chambre, Royale Egypte, la
-chatte noire, qui depuis un moment suivait des yeux
-tous leurs mouvements et semblait attendre avec
-impatience qu’on lui rendît la liberté, bondit au
-dehors. Elles la suivirent à travers les corridors
-immenses et mal éclairés. Laurence, dans sa hâte,
-courait presque. Ursule la rassura :</p>
-
-<p>— Nous avons le temps, ma chérie, votre père
-n’est pas encore rentré.</p>
-
-<p>En effet, elles trouvèrent la salle à manger déserte
-et s’assirent toutes deux près de la cheminée devant
-laquelle dormait majestueusement le chien-loup
-Consul Romanus.</p>
-
-<p>Laurence présentait au brasier son visage pâle,
-car elle espérait que la forte chaleur lui prêterait
-pour un moment quelques couleurs factices. L’attente
-ne fut pas longue. On entendit bientôt le bruit que
-faisait la grande porte de la maison en se refermant.
-L’instant d’après des pas fermes et bien
-rythmés retentirent dans l’antichambre, et le colonel
-Dacellier parut au seuil de la pièce.</p>
-
-<p>Laurence et lui se ressemblaient de façon frappante.
-Ils étaient tous deux de petite taille, nerveux,
-minces, d’aspect débile et volontaire. Mais tandis
-qu’on admirait tout de suite la figure irrégulière et
-caractéristique du colonel, on retrouvait sans plaisir
-chez sa fille les mêmes traits heurtés, le même nez
-légèrement écrasé, aux larges narines ardentes, la
-même bouche gonflée qui, non voilée par la moustache,
-apparaissait douloureuse et nue, trop saillante
-dans la maigreur des joues. Ils avaient tous
-deux des yeux d’un bleu profond, brûlants et
-sombres, une physionomie mobile, toujours bouleversée
-par un excès de passion, par une sorte de
-colère mal contenue. Mais l’intense expression qui
-seyait au masque mâle de Dacellier, semblait seulement
-étrange et presque choquante sur un visage de
-jeune fille.</p>
-
-<p>S’étant levée, Laurence alla à la rencontre de son
-père, lui souhaita le bonsoir et lui tendit son front.
-Paul Dacellier l’embrassa, puis, la prenant aux
-épaules, il l’examina attentivement et dit avec impatience :</p>
-
-<p>— Vous avez bien mauvaise mine, ce soir encore,
-Laurence : comment vous sentez-vous ? Avez-vous
-toujours mal à la gorge ?</p>
-
-<p>— Non, c’est fini, tout à fait fini.</p>
-
-<p>— Vous n’êtes pas sortie cet après-midi, j’espère ?</p>
-
-<p>— Vous m’aviez défendu de le faire, répondit
-Laurence évasivement, car elle n’aimait pas mentir.</p>
-
-<p>Le colonel n’en demanda pas davantage. Il était
-autoritaire, mais peu défiant, et n’imaginait pas
-qu’on pût seulement songer à enfreindre ses ordres.
-Ayant serré la main d’Ursule et caressé distraitement
-Consul, il prit place à table et le dîner commença.</p>
-
-<p>Aucun des trois convives ne parlait, car Paul
-Dacellier semblait soucieux et les deux femmes respectaient
-son silence. Ursule Tampin, anxieuse, surveillait
-le service. Chaque repas était pour elle un
-supplice, car la moindre négligence, le plus léger
-oubli suffisaient à jeter son terrible cousin dans de
-folles colères. Elle eut un véritable battement de
-cœur, lorsqu’il ouvrit son œuf à la coque, qu’il ne
-trouvait jamais assez frais, ni cuit à point. Cependant,
-il ne fit ce jour-là aucune réflexion. Ursule
-commençait à respirer, lorsque brusquement elle vit
-le visage de Paul Dacellier se contracter et s’enflammer.
-Avant qu’elle eût pu deviner ce qui causait
-l’irritation du colonel, il se tourna vers l’ordonnance
-qui remplissait l’office de valet de chambre, et de
-cette voix retentissante que donne à tous les officiers
-l’habitude du commandement, il s’écria :</p>
-
-<p>— Garçon stupide, avez-vous bientôt fini d’agiter
-l’air autour de moi en courant comme un dératé ?
-J’ai l’impression de dîner en plein vent, et quel
-vacarme ! quelle façon de marcher ! on n’entend que
-vous, vos pas ébranlent le plancher !</p>
-
-<p>Figé à sa place, les bras encombrés d’assiettes,
-rouge jusqu’à la racine des cheveux, la bouche
-ouverte, les yeux dilatés, le coupable semblait
-changé en pierre. Pourtant, sur un signe d’Ursule,
-il se remit un peu. A reculons, il rentra dans l’ombre
-propice qui couvrait le fond de la salle, déposa sa
-charge sur le dressoir et de nouveau revint vers la
-lumière pour offrir du pain au colonel. Cette
-fois, il ne marchait plus, il dansait. Dressé sur la
-pointe des pieds, il effleurait à peine le parquet.
-Arrondissant ses coudes, il les élevait gauchement,
-comme s’il espérait voir ses bras se transformer en
-ailes et l’emporter au-dessus du sol. Laurence faillit
-éclater de rire. Ursule trembla, n’osant regarder
-son cousin. Par bonheur celui-ci ne remarqua rien,
-il venait de déplier son journal et oubliait son
-entourage. Le dîner se poursuivit sans nouvel
-incident.</p>
-
-<p>Vers la fin du repas, Paul Dacellier interrompit sa
-lecture et, s’adressant à sa fille, il dit, de sa voix
-brève, où vibrait tout à coup une amère ironie :</p>
-
-<p>— Il ne faut pas cependant que j’oublie de vous
-annoncer une nouvelle : votre frère se marie.</p>
-
-<p>Laurence releva la tête :</p>
-
-<p>— Ah ! dit-elle avec une indifférence qui fit sourire
-son père.</p>
-
-<p>Mais le bon visage effaré d’Ursule Tampin s’illuminait :</p>
-
-<p>— Vraiment ? s’écria-t-elle ravie. C’est une chose
-décidée ? Quel bonheur ! André a vingt-cinq ans,
-n’est-ce pas ? C’est un bon âge. Vous devez être bien
-content.</p>
-
-<p>Elle s’arrêta soudain, déconcertée par le regard
-glacial du colonel, et elle balbutia timidement :</p>
-
-<p>— Je pense… j’espère que ce mariage a votre
-assentiment ?</p>
-
-<p>— Mais oui, ma chère, reprit Paul Dacellier,
-du même ton railleur et sec. Tout s’est passé très
-correctement. Sur la prière de mon fils j’ai écrit à la
-tante de la jeune fille pour demander sa main. Elle
-est orpheline, grande fortune, un beau parti. Tout
-cela me touche fort peu. Les fiançailles ont eu lieu
-hier et André m’annonce aujourd’hui que la date du
-mariage est fixée au 8 février. Voici la lettre de votre
-frère, Laurence, et la photographie de votre future
-belle-sœur, ajouta-t-il en retirant de son portefeuille
-une enveloppe qu’il jeta sur la table.</p>
-
-<p>Laurence examina curieusement le portrait d’une
-jeune femme grande, mince, aux traits réguliers, qui,
-debout, la tête inclinée, respirait une rose, dans une
-pose un peu affectée, mais gracieuse.</p>
-
-<p>— Elle est jolie, dit-elle au bout d’un instant en
-passant la photographie à Ursule.</p>
-
-<p>— Oh ! charmante, charmante ! déclara la vieille
-fille avec admiration ; comme elle est bien coiffée !
-Elle est brune, je pense. Quel âge a-t-elle exactement ?</p>
-
-<p>— Vingt-deux ans, répondit le colonel. Elle
-s’appelle Juliane Drevain. Juliane ! Je ne connais pas
-de nom qui me soit plus antipathique !</p>
-
-<p>… Vous voyez, ajouta-t-il, lorsque sa fille eut pris
-connaissance de la lettre d’André, vous voyez que
-votre frère compte sur vous pour être sa demoiselle
-d’honneur et qu’il nous invite tous trois fort chaleureusement
-à son mariage. Je resterai chez moi. Vous
-vous chargerez donc, vous et Ursule, de représenter
-la famille. Il faudra dès demain vous occuper de vos
-toilettes.</p>
-
-<p>— Certainement, dit Ursule avec déférence.</p>
-
-<p>Mais le visage de Laurence exprima tout à coup
-la plus vive contrariété.</p>
-
-<p>— Je vous en prie, s’écria-t-elle, en s’adressant à
-son père avec véhémence, dispensez-moi d’une telle
-corvée. Si vous vous abstenez d’assister à ce mariage,
-je puis comme vous, ce me semble, décliner l’invitation
-de mon frère.</p>
-
-<p>Le colonel, tressaillant d’impatience, la regarda
-sévèrement.</p>
-
-<p>— Vous savez bien, Laurence, riposta-t-il vivement,
-ce qu’André est pour moi. J’ai juré à sa mère
-de lui pardonner. S’il était malheureux, si je pouvais
-lui être utile, vous me verriez aller à lui. Mais je ne
-pense pas que la présence d’un père qu’il a si profondément
-offensé et dont il est toujours séparé lui soit
-fort nécessaire.</p>
-
-<p>— Non, pas plus que la mienne, repartit Laurence.
-Il ne se soucie guère de nous, j’en suis sûre, et de moi
-pas plus que de vous. Je ne vois pas pourquoi vous
-m’imposeriez d’aller à ce mariage.</p>
-
-<p>— Parce que je le trouve convenable et que j’en ai
-décidé ainsi, répondit le colonel d’un ton cassant. Il
-est inutile de discuter !</p>
-
-<p>Et, jugeant l’incident clos, il commença de déguster
-un sorbet au kirsch, chef-d’œuvre culinaire d’Ursule.
-Laurence se contint un instant, hésitant devant la
-lutte qu’elle allait engager. Mais l’impétuosité de son
-caractère l’emporta sur sa crainte.</p>
-
-<p>— Eh bien ! non, décidément, je n’irai pas, dit-elle
-soudain, sans oser cependant regarder son père.</p>
-
-<p>La foudre tombant aux pieds d’Ursule ne l’eût pas
-effrayée davantage. Son visage imprécis et pâle, qui
-semblait fait de nuages, de brumes ou de fumées,
-parut sur le point de se désagréger par lambeaux
-dans les airs. Elle saisit la main de sa jeune cousine
-et murmura d’une voix suppliante :</p>
-
-<p>— Laurence, voyons, Laurence !</p>
-
-<p>Déjà le colonel sursautait, et, tournant vers sa fille
-un visage indigné, il balbutia :</p>
-
-<p>— Vous dites ?</p>
-
-<p>— Je dis que, dès demain, j’écrirai à André pour
-le prier de chercher une autre demoiselle d’honneur,
-reprit Laurence en bravant la colère de son père. Je
-n’irai pas à ce mariage, je n’irai pas, je ne veux pas.</p>
-
-<p>— Et depuis quand osez-vous dire je veux, je ne
-veux pas quand j’ai parlé ! s’écria le colonel avec
-éclat. Allez-vous maintenant imiter votre frère et me
-refuser l’obéissance qui m’est due ? Faudra-t-il que
-je voie mes deux enfants, l’un après l’autre, rejeter
-mon autorité et multiplier leurs offenses ?</p>
-
-<p>— Ne me comparez pas à André, je vous prie,
-répliqua Laurence en s’animant. Je regrette de vous
-déplaire, mais pourquoi ne tenez-vous aucun compte
-de mes répugnances ? Vous savez bien que j’ai
-horreur des cérémonies, horreur du monde.</p>
-
-<p>— Et c’est justement ce que je ne puis admettre,
-reprit le colonel. Une telle sauvagerie chez une jeune
-fille est inexplicable et nul ne comprend pourquoi
-vous vivez ainsi en ermite sans jamais voir personne.</p>
-
-<p>— Je ne fais en cela que suivre votre exemple,
-objecta Laurence avec arrogance.</p>
-
-<p>Mais tout de suite elle baissa les yeux sous le
-regard de son père.</p>
-
-<p>— Est-ce un blâme ? demanda-t-il amèrement, voulez-vous
-dire que je suis responsable de votre réclusion ?
-Bien que cela fût pour moi un supplice, ne
-vous ai-je pas conduite au bal durant tout un hiver,
-et si je refuse maintenant toute invitation, n’est-ce
-pas sur vos prières et parce que vous m’avez déclaré
-que les veilles vous fatiguaient ?</p>
-
-<p>— Je le reconnais, je ne vous accuse pas, je ne
-vous reproche rien, affirma Laurence, reculant
-devant une vérité trop cruelle ; je voulais dire simplement
-qu’étant votre fille, il n’est pas étonnant que
-j’aie les mêmes goûts que vous.</p>
-
-<p>— Ce qui est naturel à mon âge ne l’est pas au
-vôtre et je ne vous ai jamais conseillé de m’imiter.
-Moi, j’ai fini mon temps, mais vous êtes toute jeune
-encore et vous n’avez aucun motif pour vous retirer
-ainsi du monde.</p>
-
-<p>— Ne suis-je pas libre d’organiser comme il me
-plaît ma vie ? dit Laurence excédée ; telle qu’elle est,
-elle me convient et je ne me plains pas, je ne
-demande rien.</p>
-
-<p>— Vous trouvez-vous vraiment si heureuse ? reprit
-le colonel en haussant les épaules, et ne voyez-vous
-pas le mal que vous me faites avec votre pâleur, vos
-yeux cernés, votre expression triste ? Je vous le dis,
-ce qui vous tue c’est votre solitude et je ne supporterai
-pas que vous viviez dans une telle retraite,
-toujours enfermée dans votre chambre, passant des
-journées entières plongée dans vos sales bouquins
-que je finirai pas jeter à la rue.</p>
-
-<p>— Oh ! ce serait le comble ! s’écria Laurence avec
-une violence qu’elle regretta tout aussitôt en voyant
-le visage de son père se décomposer.</p>
-
-<p>Le colonel asséna sur la table un coup de poing
-furieux qui fit vibrer les verres.</p>
-
-<p>— Le comble de quoi ? rugit-il d’une voix tonnante.
-Que veulent dire ces paroles ambiguës et pleines de
-rancune ? Vous n’avez rien à me reprocher, entendez-vous,
-rien à reprendre dans ma conduite envers vous.
-Il faut que vous ayez perdu la tête pour oublier ainsi
-le respect que vous me devez ! Que s’est-il donc passé
-dans ma propre maison ? Qui a pu monter ainsi ma
-fille contre moi ? Est-ce vous, Ursule ?</p>
-
-<p>La vieille fille qui, depuis le commencement de la
-discussion, ne cessait de trembler et cherchait vainement
-à intervenir, blêmit sous cette accusation.</p>
-
-<p>— Moi ? balbutia-t-elle éplorée. Oh ! Paul, pouvez-vous
-le croire ? Cette enfant n’a pas voulu
-vous offenser, j’en suis sûre. Calmez-vous, je vous
-en supplie, je la raisonnerai.</p>
-
-<p>— Eh bien ! faites-le donc si vous le voulez dès
-maintenant, dit le colonel en se levant et en jetant
-sa serviette sur la table, car pour moi, je deviendrais
-fou, s’il me fallait discuter plus longtemps avec cette
-insensée.</p>
-
-<p>— Mais, Paul, vous n’avez pas fini de dîner. Il y a
-du raisin encore, du beau raisin muscat que vous
-aimez, il y a du raisin, restez, supplia Ursule désolée.</p>
-
-<p>Le colonel, qui ne l’écoutait pas, quittait déjà la
-salle. Alors la vieille fille, regardant tristement Laurence,
-osa lui adresser une timide remontrance :</p>
-
-<p>— Ma chérie, ma pauvre chérie, dit-elle avec douceur,
-vous n’êtes pas raisonnable.</p>
-
-<p>La jeune fille l’interrompit tout de suite :</p>
-
-<p>— Taisez-vous, Ursule, je ne suis pas en état de
-vous entendre.</p>
-
-<p>A son tour, elle se leva, porta à ses lèvres, non sans
-en répandre la moitié, un verre d’eau qu’elle vida
-d’un trait.</p>
-
-<p>— Ah ! quelle vie, quelle dure vie ! gémit-elle,
-tandis que ses yeux sombres se remplissaient de
-larmes.</p>
-
-<p>Et bousculant sa chaise, elle sortit en courant,
-laissant Ursule Tampin seule devant la table où le
-valet de chambre, qui venait de rentrer, posait une
-coupe de cristal pleine de raisins lourds aux reflets
-bleus et rouges.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>II</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Tu as renoncé au monde, tu as
-pris pour amis intimes les montagnes
-et les forêts afin d’apaiser
-ton âme.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Kamo Tchomi.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Ce n’était pas la première fois que des scènes semblables
-éclataient dans cet intérieur troublé. De tout
-temps, Paul Dacellier avait exercé sur son entourage
-une autorité despotique que nul n’osait braver. Ses
-exigences, sa violence glaçaient autour de lui tous les
-cœurs, et ceux qui vivaient dans sa dépendance ne
-pouvaient pas connaître le repos. Lui-même n’avait
-jamais été heureux, et les chagrins qu’il n’avouait
-pas excusaient quelque peu sa sombre humeur. En
-effet, avant toutes choses, ce soldat convaincu aimait
-la France avec fanatisme ; il souffrait de la voir
-chaque jour plus désarmée, plus annihilée devant
-l’Allemagne triomphante ; les passions politiques
-qui divisaient, en l’affaiblissant, son pays, le développement
-de l’antimilitarisme navraient ce grand
-patriote. Enfant encore en 70, il avait ressenti
-vivement la honte insupportable de la défaite.
-La capitulation de Sedan, sa ville natale, avait
-orienté toutes ses pensées vers un but unique.
-Possédé par le seul désir de préparer la revanche,
-de mourir un soir de victoire en reprenant
-quelque hameau d’Alsace, il était entré dans
-la carrière des armes avec l’enthousiasme mystique
-du chrétien qui se donne à Dieu. Le sort devait
-trahir son unique ambition. Créé pour l’action,
-l’héroïsme, la guerre, il s’usait tristement dans des
-fonctions médiocres. Ces grandes déceptions, et une
-maladie nerveuse dont il était atteint, accroissaient
-d’année en année l’irritabilité naturelle de son
-caractère. Il adorait sa femme, charmante et frêle
-créature que tuait lentement son maladroit amour.
-Il chérissait aussi ses deux enfants. Pourtant, presque
-inconsciemment, il les tyrannisait, empoisonnait
-leur vie, décourageait leur tendresse et, prompt à
-oublier ses torts, s’étonnait amèrement de la terreur
-qu’il inspirait.</p>
-
-<p>André, de bonne heure, échappa à son influence.
-Ce garçon sec, insouciant, têtu, que dirigeait l’esprit
-de contradiction, prit tout naturellement en horreur
-les opinions qu’il entendait défendre autour de lui.
-A dix-huit ans il était antimilitariste, internationaliste.
-Il osa l’avouer devant Paul Dacellier et, à la
-suite d’une scène violente, quitta la maison paternelle.
-Il y revint quelques semaines plus tard pour
-assister aux derniers moments de sa mère qui, gravement
-atteinte d’une maladie de cœur, ne put supporter
-le chagrin que lui causa son départ. Elle
-mourut, en implorant son pardon. Le colonel,
-désarmé par cette prière, abdiqua toute autorité sur
-son fils, l’envoya achever ses études à Paris et lui
-laissa désormais une entière liberté. Demeuré seul
-avec Laurence, alors âgée de quatorze ans, il appela
-auprès d’elle Ursule Tampin, sa cousine germaine,
-qui, restée orpheline toute jeune et recueillie par
-ses parents, avait été élevée près de lui. L’humble
-fille, dont le cœur lui appartenait tout entier, fut
-heureuse qu’il eût besoin de son dévouement. Elle
-vint avec empressement s’installer pour toujours
-dans ce foyer dévasté où sa présence ramena un peu
-d’ordre et de paix. Son rôle n’y fut pas toujours
-aisé. Malgré la reconnaissance infinie qu’il éprouvait
-pour elle, le colonel, emporté par son caractère irascible,
-l’accablait souvent de reproches injustifiés.
-Laurence, toujours insurgée contre les volontés de
-Paul Dacellier, la désespérait par son indépendance.
-Il lui fallait sans cesse intervenir entre
-le père et la fille et s’exposer à leur courroux
-pour les réconcilier. Mais Ursule remplissait sa
-tâche avec une inlassable patience, car elle chérissait
-ces deux êtres farouches et leur pardonnait tout.</p>
-
-<p>Une fois encore, après l’orage qu’avait soulevé
-l’innocente invitation d’André, elle résolut d’agir en
-médiatrice, et le lendemain, selon sa coutume, entra
-dans la chambre de sa cousine à neuf heures du
-matin. La jeune fille, qui venait de se réveiller,
-méditait, tenant à la main une tasse de thé qu’elle
-oubliait de boire. Ses paupières gonflées portaient la
-trace des larmes qu’elle avait versées durant la nuit.
-Ses joues, d’une pâleur terreuse, restaient marbrées
-de taches violettes. Elle fixait sur le clair soleil qui
-entrait par les fenêtres un regard vindicatif, comme
-si cette lumière était pour elle une injure imprévue,
-un affront insupportable.</p>
-
-<p>Ursule l’embrassa tendrement sans oser lui parler
-et demeura près du lit, embarrassée, ne sachant
-comment provoquer l’explication qu’elle désirait.</p>
-
-<p>Installée déjà sur le couvre-pied, où chaque matin
-elle reprenait la même place, Royale Egypte attendait,
-pour se livrer au sommeil, qu’on lui servit
-le lait tiède et crémeux qui constituait son premier
-régal. Assise toute raide dans le demi-cercle de sa
-queue repliée, elle considérait sa maîtresse avec cette
-écrasante dignité qui n’appartient qu’aux chats, et
-comme Laurence tardait à satisfaire son désir, la
-bête impatientée s’étira, et, brusquement, plissant
-son nez, crachant de colère, lui gifla la main d’une
-patte convulsive.</p>
-
-<p>Rappelée à l’ordre de cette impérieuse façon, la
-jeune fille s’empressa de servir sa favorite.</p>
-
-<p>— Royale Egypte, ma chère, dit-elle, exprimant
-dans un triste badinage toute l’amertume de son
-âme, vous avez un détestable caractère, mais cela
-ne m’empêche pas de vous aimer, car vos fureurs
-comiques sont bien inoffensives. Vous n’êtes qu’une
-bête muette et vous ne pouvez pas faire grand mal
-avec vos dures petites pattes. Les hommes, mon
-beau chat, ont une arme bien plus dangereuse que
-vos griffes, une arme aiguë, empoisonnée, contre
-laquelle il n’est pas de défense possible, c’est la
-parole. On m’a déchiré le cœur avec des paroles et
-d’injustes reproches, mais nul ne s’en soucie, nul
-n’a pitié de moi.</p>
-
-<p>— Ma chérie, ne dites pas cela, car rien n’est plus
-faux, s’écria Ursule, navrée. Si vous suiviez mes
-conseils, si vous étiez plus raisonnable, votre vie
-serait plus tranquille et presque heureuse. Ne pouviez-vous
-vous abstenir de braver votre père ouvertement
-comme vous l’avez fait hier ?</p>
-
-<p>— Faut-il donc immoler toujours mes goûts, obéir
-et plier toujours ? Grand merci, je n’ai point une
-nature d’esclave, riposta la jeune fille. Si j’ai refusé
-d’aller au mariage d’André, ce n’est point par
-caprice, mais vraiment, qu’irais-je faire là-bas ?
-Parader, défiler, subir le contact de gens inconnus,
-leur parler, leur sourire ; c’est une épreuve au-dessus
-de mes forces. Oh ! le monde est pour moi
-comme une cuve d’huile bouillante où j’endure les
-tourments de la damnation ; ses fêtes, ses plaisirs
-me donnent le désir de pleurer, de mourir. Je le
-redoute plus que tout ici-bas.</p>
-
-<p>— Et c’est bien naturel, si vraiment vous y souffrez
-comme dans une cuve d’huile bouillante, reprit
-Ursule, que cette image vigoureuse avait beaucoup
-frappée. Mais comment faire ? Votre père, j’en suis
-sûre, ne veut que votre bien. Il vous permettrait
-certainement de décliner l’invitation d’André s’il
-savait combien les voyages et les cérémonies vous
-fatiguent.</p>
-
-<p>— Seriez-vous prête à lui dire que je tomberai
-malade s’il me contraint d’assister à ce mariage ?
-interrogea Laurence avec un regard caressant et
-plein d’espérance.</p>
-
-<p>Un instant Ursule hésita, car son âme était scrupuleuse
-et elle aimait la vérité, mais elle aimait
-Laurence plus tendrement encore.</p>
-
-<p>— Je tâcherai d’arranger tout cela, dit-elle avec un
-touchant embarras, seulement, ma chérie, il faudra
-que vous m’aidiez, que vous cédiez en apparence à
-votre père. Dites-lui ce matin quelques mots d’excuses.
-Il oubliera sa colère en voyant votre soumission
-et sa volonté deviendra moins ardente. Alors,
-peu à peu, en parlant de votre santé, je l’amènerai
-à vous défendre ce qu’il vous avait ordonné.</p>
-
-<p>— Bon ! je ferai tout ce que vous voudrez, s’écria
-Laurence en battant des mains. Vous étés un abîme
-de ruses, embrassez-moi vite !</p>
-
-<p>Le visage incolore d’Ursule Tampin, ce visage où
-tout était gris, même la bouche, prit alors tout l’éclat
-qu’il pouvait avoir et qui égalait à peine celui de la
-lune en plein jour. En même temps ses pâles yeux,
-où se lisaient si aisément les pensées de son âme
-candide, exprimèrent le plus tendre ravissement.
-Charmée d’avoir consolé son enfant chérie, elle
-la serra longuement dans ses bras. Puis, ayant
-entendu sonner dix heures, elle s’enfuit précipitamment,
-car sa vie n’était pas faite de loisirs. Toute la
-matinée elle courut, infatigable, de la cuisine à la
-lingerie, du second étage au rez-de-chaussée, donnant
-des ordres, surveillant les domestiques, réparant
-leurs négligences et s’efforçant d’assurer à son
-intraitable cousin un service impeccable. Malgré sa
-vigilance, le déjeuner fut une tempête. Le colonel
-rentra en retard, annonça qu’il était pressé, bouscula
-l’ordonnance, se plaignit bien haut de sa lenteur,
-trouva tous les plats détestables et le menu
-stupidement conçu. Devant cette humeur furieuse,
-Laurence hésitait à remplir sa promesse. Pourtant,
-à la fin du repas, quand on eut servi le café, elle
-rassembla son courage et, comme son père lui
-passait le sucrier sans la regarder, elle dit avec
-effort en rougissant d’humiliation :</p>
-
-<p>— Je regrette ce qui s’est passé hier. Je reconnais
-que j’ai eu tort.</p>
-
-<p>Ces paroles, que le colonel attendait, lui parurent
-trop naturelles pour désarmer sa rancune.</p>
-
-<p>— Bon, dit-il sèchement. Songez maintenant à
-commander votre toilette et tâchez qu’elle soit convenable.
-Vous me ferez le plaisir de renoncer pour
-une fois aux couleurs sombres que vous affectionnez.
-Je ne veux pas vous voir porter toujours du noir
-ou du gris, sachez-le.</p>
-
-<p>— Je vous apporterai les échantillons et vous choisirez
-vous-même, répondit la jeune fille, admirant
-dans son cœur sa patience héroïque.</p>
-
-<p>Mais le colonel ne récompensa pas cet effort de
-vertu.</p>
-
-<p>— La peste soit de vous ! Me prenez-vous pour
-une couturière ? Vais-je passer mon temps à m’occuper
-de vos chiffons ? gronda-t-il, en haussant les
-épaules.</p>
-
-<p>Et, consultant sa montre, il acheva sa tasse de café
-et quitta la pièce. Un instant après il refermait derrière
-lui la porte de la maison.</p>
-
-<p>— Eh bien ! dit Laurence en levant vers sa cousine
-un visage enflammé, vous voyez le beau résultat
-de ma soumission et de mes platitudes. Oh ! tout
-cela me rendra folle, j’ai besoin de m’enfuir,
-d’oublier cet enfer. Je sors, Ursule, ne m’attendez
-pas pour goûter. Je passerai l’après-midi chez les
-Heller.</p>
-
-<p>Ursule approuva ce projet. Elle était toujours
-heureuse de voir Laurence rechercher la compagnie
-d’Edith et de M<sup>me</sup> Heller, car, bien qu’elle habitât
-Fontainebleau depuis six ans, la jeune fille n’y possédait
-pas d’autres amies. Sans le savoir, le colonel
-l’avait condamnée à cette solitude qu’il déplorait
-et lui reprochait cruellement. Sa réputation dans
-la ville était mauvaise. Le monde ne lui pardonnait
-pas sa hauteur dédaigneuse, sa misanthropie manifeste.
-Dès les premiers jours de son arrivée, on le
-jugea durement parce qu’il ne recherchait personne
-et se suffisait à lui-même. Et lorsque ses domestiques,
-dans leurs bavardages, le représentèrent
-sous les traits d’un être lunatique, foncièrement
-méchant, à demi fou, la société accepta sans contrôle
-cette image dénaturée. Pourtant les mêmes personnes
-qui accablaient Paul Dacellier de leur réprobation
-se montrèrent tout d’abord fort bien disposées
-en faveur de sa fille. Ces bonnes âmes l’eussent
-volontiers accueillie, choyée, consolée, à la condition
-qu’elle leur fournît, en jouant un rôle de victime,
-des armes contre son tyran, car il est délicieux de
-trouver dans l’exercice de la charité un nouveau
-prétexte de médisance, de pouvoir condamner et
-calomnier son semblable au nom de la pitié, au nom
-de la justice. Laurence ne fut pas la dupe de ces
-hypocrisies. En dépit de ses révoltes, elle aimait et
-admirait son père et n’eût pu supporter de l’entendre
-blâmer. Loin de consentir à se plaindre de lui, elle
-le défendit par son silence, repoussa fièrement les
-avances qui lui furent faites et la fausse compassion
-qu’on lui offrait. Contrainte d’assister parfois à
-quelques réunions officielles, elle évita soigneusement
-de se lier avec les jeunes filles de son âge, car
-elle ne voulait introduire personne dans son intimité
-et livrer ainsi à la malveillance publique les
-amers secrets de sa vie. Les Heller surent respecter
-sa réserve ombrageuse. Toujours bien accueillie
-dans leur maison, elle pouvait se dispenser d’inviter
-Edith sans que celle-ci parût s’en étonner. Laurence
-l’aimait doublement pour cette discrétion.</p>
-
-<p>Lorsqu’elle sortit, à deux heures de l’après-midi,
-le ciel était si limpide et son cœur encore si troublé
-qu’elle voulut, avant de se rendre chez ses amies,
-faire une courte promenade. Sa maison, la dernière
-de la rue de France, était située presque à l’entrée
-du bois. Quelques minutes de marche la conduisaient
-en pleine solitude, parmi les arbres. Toujours elle
-courait vers eux dans ses heures difficiles. C’était
-leur voisinage qui lui rendait Fontainebleau si cher.
-Accoutumée dès l’enfance à l’existence nomade des
-filles d’officier, n’ayant jamais eu de demeure permanente,
-errante et partout étrangère, elle avait
-choisi pour l’aimer à l’égal de son pays natal cette
-petite ville perdue dans la forêt comme une île dans
-la mer et sur laquelle passait constamment le souffle
-purifiant de la nature. Elle y avait fait son nid avec
-joie. Elle y avait enraciné sa vie, elle rêvait d’y
-rester toujours. La violence de son désir semblait
-avoir contraint les circonstances à l’exaucer, car
-Paul Dacellier, envoyé à Fontainebleau comme lieutenant-colonel,
-avait eu la chance, dix-huit mois
-auparavant, de passer colonel sans changer de garnison,
-ayant été nommé commandant en second et
-directeur des études à l’Ecole d’application.</p>
-
-<p>Suivie de son chien Consul, Laurence se dirigeait
-vers la forêt, repassant dans sa pensée ses ennuis
-présents. Pourtant c’était toujours avec une sorte
-d’ivresse qu’elle considérait l’horreur de sa vie. Il
-était rare que la douleur prît chez elle la forme de
-l’accablement, car son âme, accoutumée à l’exaltation
-de la solitude dans le malheur ou dans la joie,
-chantait toujours. La certitude que son courage et sa
-jeunesse pouvaient faire face à toutes les épreuves,
-braver tous les orages, la comblait d’un immense
-orgueil et elle éprouvait devant la désolation absolue
-de son existence un étrange sentiment de puissance
-et de liberté.</p>
-
-<p>— Chers arbres ! comme je suis forte, presque
-aussi forte que vous, songeait-elle, en saluant avec
-un regard de tendre défi les premiers géants ses
-amis.</p>
-
-<p>Et, dépassant le carrefour de la Fourche, elle
-quitta la route pour s’engager, par de petits chemins
-capricieux, au cœur des futaies familières.</p>
-
-<p>Le sol où stagnaient les feuilles pourrissantes,
-pareilles à des flaques de vin ou de sang, portait
-encore la trace des orgies de l’automne. Mais les bois
-n’avaient plus l’aspect d’un palais aux chaudes tentures,
-d’un splendide sérail ouvert aux fêtes des
-saisons. La volupté, l’amour n’y rôdaient plus en
-chantant leurs chansons perverses. L’hiver au beau
-visage intègre, purifiant ce temple un instant profané,
-lui rendait sa grandeur religieuse. Sans parure,
-dépouillée, la forêt semblait envahie, trouée, submergée
-par le ciel, et de tous côtés ses vastes perspectives
-s’achevaient en plein azur.</p>
-
-<p>Ralentissant sa marche, Laurence oublia bientôt
-sa colère pour participer au recueillement des arbres
-tranquilles. Ils l’incitaient à la méditation, ranimaient
-sa foi chancelante. En dépit de l’éducation
-chrétienne qui lui avait été donnée, le doute était de
-bonne heure entré dans son âme. A l’âge où on lui
-enseignait le catéchisme, remarquant que son père ne
-s’approchait jamais des sacrements, elle cherchait à
-s’expliquer ce fait déconcertant : la religion n’était
-donc point si claire, si évidente, puisque cet homme
-intègre et droit la rejetait ? Déjà, pour l’enfant attentive,
-il y avait une brèche ouverte dans ce beau
-palais de la foi où sa mère essayait de l’emprisonner.
-Laissée libre et sans direction par l’indulgence
-excessive d’Ursule autant que par la sévérité
-distraite du colonel, elle connut trop tôt par ses lectures,
-que nul ne surveillait, la multiplicité des religions
-et des philosophies qui, l’une après l’autre,
-la séduisirent. Si, dominée par sa sensibilité, par ses
-penchants mystiques, par un besoin inné d’adoration,
-elle restait encore fortement attachée au catholicisme
-et continuait d’en observer par habitude les
-pratiques essentielles, sa ferveur, sa piété capricieuse
-se ranimaient surtout au contact de la nature.
-Mieux que l’humble paix des églises, le calme
-auguste de la forêt éveillait en elle des sensations
-d’éternité. Maintenant, de toute sa révolte, il ne lui
-restait plus qu’un sentiment d’amer dégoût pour le
-monde et la terre. Une prière anxieuse s’exhala de
-son âme, brusquement envahie par le désir de Dieu.
-Les mains jointes, les yeux levés vers le soleil, elle
-souhaita de n’aimer plus rien que l’infini sans forme
-et sans visage. Mais, comme pour railler ce vœu,
-pourtant sincère, l’image de M<sup>me</sup> Heller lui apparut
-soudain et, avec un irrésistible sourire, lui masqua
-le ciel, éclipsa la beauté sereine de l’éther.</p>
-
-<p>Et la jeune fille adora cette image qui depuis des
-années illuminait sa vie.</p>
-
-<p>Quatre ans auparavant, l’arrivée du commandant
-Heller à Fontainebleau avait soulevé dans la ville
-une agitation fiévreuse et généralement hostile que
-Laurence ignora d’abord, car les bruits du monde
-ne pénétraient guère dans sa retraite.</p>
-
-<p>Pourtant, un matin, elle trouva l’institution
-Racine où elle achevait ses études tout en effervescence.
-Arrivées de bonne heure, les élèves
-groupées près des portes ou des fenêtres, causaient,
-en attendant leur directrice, avec une animation
-singulière et semblaient se confier de passionnants
-secrets. Parfois l’une d’elles prononçait d’une
-voix pointue le nom de M<sup>me</sup> Heller, et toutes les
-autres, aussitôt, hochaient la tête avec les airs vertueux
-et offensés que prennent les vieilles dévotes
-pour déplorer la corruption du siècle où elles vivent,
-quel qu’il soit. Filles d’officier pour la plupart, ces
-adolescentes, nourries des préjugés de leurs parents,
-répétaient, sans en bien comprendre l’importance,
-leurs propos malveillants et déchiraient avec une
-ivresse précoce la réputation de la nouvelle venue.</p>
-
-<p>Laurence était peu liée avec ses compagnes et ne
-prenait jamais part à leurs conversations, mais elle
-n’avait pu décourager l’obséquieuse amabilité de
-Lucie Jaffin dont le père, capitaine, servait sous les
-ordres de Paul Dacellier.</p>
-
-<p>Tout de suite celle-ci, accourant à sa rencontre,
-l’accapara, l’étourdit d’un flot de paroles. C’était une
-mince fillette au teint verdâtre, aux longues mains
-crochues, aux grâces d’araignée. La ligne de ses
-cheveux noirs, tirés jusqu’au sang, encadrait pauvrement
-un visage en lame de couteau, découvrant
-deux oreilles proéminentes toujours aux écoutes.
-Ses petits yeux perçants semblaient épier constamment
-quelque mal caché, ses narines flairer quelque
-scandale, et sa bouche ne distillait que perfidies.</p>
-
-<p>— Savez-vous la nouvelle ? dit-elle avec son venimeux
-sourire. Nous aurons bientôt pour compagne
-dans notre classe Edith Heller : triste acquisition
-pour le cours Racine ! C’est, je pense, une petite
-dévergondée, bon sang ne peut mentir. Connaissez-vous
-sa mère, la trouvez-vous vraiment si belle ?</p>
-
-<p>— Je ne l’ai jamais vue, avoua Laurence sans la
-moindre curiosité.</p>
-
-<p>Lucie Jaffin, enchantée de son ignorance, s’empressa
-de lui apprendre tout ce qu’elle savait de
-M<sup>me</sup> Heller.</p>
-
-<p>On la disait fille naturelle d’une chanteuse de café
-concert. Toute jeune, elle posait pour le nu dans les
-ateliers de sculpture, lorsque le commandant Heller,
-alors capitaine, et de vingt ans plus âgé qu’elle,
-l’avait rencontrée, aimée, épousée, le pauvre homme !
-La coquette abusait sans remords de son pouvoir sur
-ce mari crédule et follement épris qu’elle déshonorait
-impunément. On ne connaissait pas de fortune
-au commandant, en dehors de ses appointements.
-Il avait loué à Fontainebleau une maison modeste.
-Une jeune bonne et son ordonnance composaient
-tout son personnel. Pourtant M<sup>me</sup> Heller avait, dit-on,
-trente-cinq robes, des bijoux si beaux qu’elle n’osait
-les porter, et tout son linge était en crêpe de Chine
-orné de vraie dentelle. Un scandale retentissant
-l’avait chassée d’Alger, sa dernière garnison, où, six
-mois auparavant, le jeune lieutenant Cé, un enfant
-encore, beau, riche, plein d’avenir, affolé par ses
-coquetteries, s’était tué pour elle.</p>
-
-<p>De toute cette légende inventée par l’envie, Laurence
-ne retint que ce dernier détail. Durant le
-cours, ses distractions, ses réponses incohérentes
-frappèrent d’étonnement le professeur. Son rêve
-l’emportait bien loin de la pièce sévère où retentissaient
-les voix grêles de ses compagnes. Elle ne
-voyait plus devant elle la vitre que battait la pluie,
-mais la mer scintillante, les fleurs, le soleil d’Alger.
-Dans ce décor radieux elle s’efforçait d’évoquer la
-beauté de M<sup>me</sup> Heller, la passion du jeune lieutenant
-Cé, sa fidélité, sa patience, ses triomphes passagers,
-ses joies bientôt détruites, son grand désir toujours
-déçu, ses soupçons, sa jalousie, son désespoir.</p>
-
-<p>Comme tous les êtres très jeunes, Laurence avait
-pitié des malheurs de l’amour plus que de toute
-autre misère, mais ils soulevaient dans son âme des
-transports d’enthousiasme, mêlés d’une secrète envie.
-Elle avait passé des heures ineffables à imaginer la
-douleur de la duchesse de Langeais, pleurant à la
-porte de son amant et l’attendant en vain avant de
-se jeter au cloître. Le drame qu’elle venait de reconstruire
-et de revivre, plus poignant parce qu’il n’appartenait
-pas au roman, lui apportait, avec une émotion
-plus grave, le même enivrement.</p>
-
-<p>Déjà M<sup>me</sup> Heller la captivait, lui inspirait une
-sympathie inexplicable. Sans doute, elle avait dû
-beaucoup pleurer la mort dont elle était la cause,
-sans doute un inextinguible remords rongeait maintenant
-nuit et jour son cœur jadis heureux. Quoi
-qu’il en soit, cruelle, perverse, inconsciente, ou victime
-désolée d’une grâce qu’elle maudissait, elle
-portait autour de son front l’auréole d’un passé
-romanesque, orageux et trouble. Et Laurence, sans
-la connaître, adorait à l’avance sa dangereuse
-beauté.</p>
-
-<p>La semaine suivante, Edith Heller entra à l’institution
-Racine. Sa timidité, sa douceur craintive ne
-désarmèrent pas les préventions de ses compagnes,
-qui l’accueillirent avec la plus froide réserve. Indignée
-de cette attitude, Laurence accabla de prévenances
-la nouvelle venue et gagna d’un seul coup
-son cœur tendre et meurtri.</p>
-
-<p>Le cours fini, elle s’attarda volontairement dans la
-salle d’attente où toutes les jeunes filles remettaient
-leurs chapeaux, tandis que leurs mères s’empressaient
-autour de la directrice. Son ardent espoir ne
-fut pas déçu, et M<sup>me</sup> Heller apparut bientôt au seuil
-de la porte d’entrée. Sans l’avoir jamais vue, Laurence
-la reconnut. Nulle autre ne pouvait avoir cette
-allure langoureuse et cette élégance voyante. Elle
-avançait lentement parmi les groupes pressés des
-élèves. L’ombre de son chapeau fantasque ne voilait
-qu’à demi l’éclat de ses yeux magnifiques. Elle aperçut
-de loin Edith, lui sourit, et tout son visage brilla
-comme un diamant qu’on fait jouer sous la lumière.</p>
-
-<p>Laurence, éblouie, subjuguée par ce sourire, fit
-signe à sa femme de chambre de l’attendre encore,
-et feignit de chercher ses gants pour rester plus longtemps
-dans la salle. M<sup>me</sup> Heller avançait toujours,
-saluant au passage quelques femmes d’officiers.
-Celles-ci s’inclinaient comme de raides épis qu’un
-vent détesté courbe malgré eux. Puis, redressant
-bien haut la tête, assujettissant leurs voilettes, serrant
-leurs parapluies, revêches, hautaines, fières de
-leur vertueuse laideur, elles entraînaient précipitamment
-vers la porte leurs filles effarées, comme si
-elles craignaient que le seul contact d’une belle
-pécheresse corrompît à jamais ces pures enfants.
-Laurence surprit quelques réflexions malveillantes
-chuchotées à mi-voix. Ses yeux brillèrent de colère,
-son cœur bondit comme celui du chevalier qui
-entend insulter sa dame, car déjà elle aimait
-M<sup>me</sup> Heller plus que sa vie.</p>
-
-<p>La plupart des jeunes filles élevées sévèrement loin
-du monde ont connu ces grandes amitiés romanesques
-qui chez elles précèdent le véritable amour.
-L’atmosphère restreinte et close où elles vivent
-n’étouffe pas leur sensibilité. A quinze ans, les
-affections de leur famille ne leur suffisent plus : une
-flamme bizarre et sans objet s’allume en elles. Leur
-cœur s’éveille, mais leurs sens restent profondément
-endormis. Tourmentées du désir d’aimer, elles ignorent
-généralement à cet âge les réalités de l’amour.
-Si elles sont curieuses et précoces, si quelques lectures
-imprudentes leur ont révélé trop tôt les mystères
-de la volupté, cette révélation ne leur inspire
-que répulsion. Leur expérience théorique n’altère
-nullement leur pureté. Et comme la chair ne parle
-pas en elles, elles s’attachent à une amie belle,
-brillante ou infiniment douce, à une religieuse qui
-les comprend et les dirige avec bonté, parfois à une
-inconnue, à une cantatrice qu’elles ont entendue un
-soir et ne reverront jamais.</p>
-
-<p>De telles passions semblent souvent déconcertantes,
-parce que seule l’illusion la plus folle les
-fait naître et les entretient. Elles ont une violence
-terrible et s’éteignent en un instant. Mais elles sont
-généreuses, belles, dignes de respect, parce que le
-cœur qui les conçoit est sans défiance, sans calcul,
-se donne tout entier, ne demande rien, se réjouit
-seulement de brûler. C’est l’admirable, le saint, l’incomparable
-amour de l’enfant.</p>
-
-<p>Pendant plusieurs semaines, Laurence vécut dans
-un état de fièvre et d’égarement continuels. Elle ne
-lisait plus, ne mangeait plus, dormait à peine. Tous
-les jours, elle trouvait un nouveau prétexte pour
-entraîner Ursule au parc, ou battre d’un bout à
-l’autre la rue Grande, s’arrêtant dans les magasins
-les plus fréquentés, chez les pâtissiers à la mode,
-partout où elle espérait rencontrer M<sup>me</sup> Heller. Pour
-Edith, elle montrait une amabilité empressée, se
-plaçait à ses côtés, lui rendait mille services. Un
-jour, elle osa lui parler de sa mère avec enthousiasme
-et dès lors leur intimité grandit vite. Enfin
-Laurence eut le bonheur d’être invitée chez sa nouvelle
-amie. M<sup>me</sup> Heller vint présider le goûter des
-deux jeunes filles. L’atmosphère renfermée de la
-province était insupportable à cette femme légère.
-Plongée dans un ennui mortel, elle reçut Laurence
-avec plaisir et celle-ci lui plut, la flatta par son admiration
-et sa dévote extase. Tout hommage, si insignifiant
-qu’il fût, charmait cette orgueilleuse. Faute de
-mieux, par habitude, elle déploya l’arsenal de ses
-coquetteries en faveur d’une enfant trop éprise et
-trop simple pour deviner ses artifices. Son accueil
-caressant, ses grâces enivrèrent Laurence. Elle
-admira la bonté de M<sup>me</sup> Heller, lui prêta toutes les
-vertus et crut avoir enfin trouvé l’amie parfaite que
-désirent avec tant d’ardeur toutes les jeunes filles
-solitaires.</p>
-
-<p>En pénétrant dans son intimité, elle ne tarda pas
-à découvrir la frivolité de cette nature vaine et
-froide, mais ces déceptions mêmes fortifièrent son
-attachement. La douleur, l’immolation sont les seuls
-buts de l’amour pur. Tout être véritablement épris
-rêve de donner son sang, son bonheur, sa vie pour
-celui qu’il aime. Laurence surpassa tous ces sacrifices.
-Elle abdiqua pour son amie jusqu’à son idéal
-sévère. Elle dépensa dans un perpétuel effort d’indulgence
-toute l’abnégation de son âme, car il n’est
-point de plus grand holocauste que celui du pardon.</p>
-
-<p>Pourtant nulle affection, si désintéressée qu’elle
-soit, ne peut subsister si toute joie lui manque. Par
-sa beauté merveilleuse, M<sup>me</sup> Heller satisfit chez Laurence,
-en même temps que l’appétit du sacrifice, ce
-désir du bonheur qui se mêle à toute passion
-sérieuse. Devant son radieux visage, la jeune fille
-oubliait vite ses désillusions, s’abîmait dans l’extase
-de la contemplation. Mais la figure réelle et vivante
-de Lætitia Heller lui était moins chère que son seul
-souvenir et peut-être n’avait-elle jamais goûté de
-félicité plus parfaite qu’auprès de l’image irréelle
-et muette qu’elle se plaisait à évoquer dans le silence
-de la forêt.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>III</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Et elle n’avait d’égal pour la taille
-que le rameau de l’arbre Bân et
-pour le teint que la tubéreuse de
-Chine.</p>
-
-<p class="attr"><i>La Reine de Saba</i>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>M<sup>me</sup> Heller habitait rue des Bois, non loin du
-cimetière, une petite maison devant laquelle stationnait
-ce jour-là, par extraordinaire, une voiture
-attelée de deux chevaux noirs. Laurence, en approchant,
-reconnut avec ennui le cab anglais de
-M. de Sérannes arrêté à la porte de son amie.</p>
-
-<p>La société de Fontainebleau s’occupait fort, à cette
-époque, du comte de Sérannes et révérait son
-élégance, sa fortune, son nom, sa gloire naissante.
-Peintre déjà célèbre à trente-cinq ans, il possédait
-à Avon une grande propriété où son amour pour
-la forêt, son goût pour la chasse à courre le
-ramenaient régulièrement deux fois par an, en
-octobre et en février. Cette année cependant, Fontainebleau
-s’émerveillait de le posséder encore à la
-fin de novembre. Sans raison apparente, il semblait
-vouloir fondre en un seul ses deux séjours ordinaires
-et, rompant avec ses habitudes dédaigneuses,
-acceptait volontiers les invitations qu’on lui prodiguait.
-Il n’en fallait pas davantage pour exalter
-démesurément les espoirs des mères en quête d’un
-parti pour leurs filles. Mais Lucie Jaffin, toujours
-astucieuse et bien renseignée, prétendait que les
-charmes seuls de la belle Lætitia enchaînaient le
-jeune comte à Fontainebleau.</p>
-
-<p>Laurence n’avait jamais cherché à contrôler la
-vérité de cette médisance. A plusieurs reprises,
-M. de Sérannes s’était présenté chez les Heller au
-moment où elle s’y trouvait. Elle s’empressait alors
-de se retirer, plus encore par discrétion que par
-timidité, car elle eût rougi d’épier les secrets et les
-sentiments de sa chère Lætitia. Ce jour-là cependant,
-elle n’eut pas le courage de renoncer au plaisir
-qu’elle s’était promis et, sachant que l’importun visiteur
-dont toute la ville surveillait jalousement les
-démarches, ne pouvait s’attarder longtemps chez une
-femme sans risquer de la compromettre, elle sonna
-très doucement à la porte de ses amies.</p>
-
-<p>— Ne prévenez pas ces dames, Lisa, dit-elle à la
-jeune bonne qui vint lui ouvrir, je sais qu’elles sont
-au salon, ne les dérangez pas. Je vais les attendre
-en haut, très patiemment, avec Consul.</p>
-
-<p>Lisa qui, comme ses maîtresses, connaissait
-l’humeur sauvage de la jeune fille, acquiesça d’un
-sourire et s’effaça pour la laisser passer. Laurence
-monta rapidement au premier étage et gagna le
-grand cabinet de toilette où ses deux amies se
-tenaient toujours dans la journée.</p>
-
-<p>Cette pièce, spacieuse et claire, donnait sur des
-jardins que bordait au loin la ligne bleue de la
-forêt. Une haute psyché, une toilette dissimulée par
-un paravent, des fauteuils blancs laqués vieillis
-par de nombreux déménagements, une coiffeuse,
-plusieurs petites tables composaient l’ameublement.
-Une large glace, un portrait de M<sup>me</sup> Heller occupaient
-deux panneaux ; les autres restaient vides. Le tapis
-blanc à fleurs crèmes, le papier gris à bouquets
-roses, les soies jaunâtres élimées qui recouvraient
-les sièges avaient la même tonalité terne, claire,
-insipide. Pourtant, en dépit de sa laideur banale,
-la pièce restait vivante et sympathique. Le sol était
-jonché de petits souliers pimpants qui semblaient
-se reposer d’une danse récente et n’attendre qu’un
-signal pour reprendre leur menuet. Des dentelles,
-des écharpes, des rubans gisaient sur les meubles.
-Le paravent écarté laissait voir la grande toilette
-couverte de flacons. Sur un fauteuil, un peignoir
-abandonné évoquait la forme de M<sup>me</sup> Heller et son
-parfum saturait l’atmosphère.</p>
-
-<p>Consul s’accroupit devant la salamandre et, fixant
-son foyer incandescent, l’adora durant quelques
-minutes avant de s’endormir. Laurence enleva son
-chapeau, tira de son sac une cigarette et s’installa
-dans le rocking-chair qu’on lui abandonnait toujours.</p>
-
-<p>Elle avait pris depuis quelque temps l’habitude
-de fumer. Cette agréable manie l’aidait à supporter
-les heures où l’agitation de son âme, troublée par
-la colère, la passion ou l’attente, lui rendait toute
-lecture, tout travail impossible. Elle allumait sa
-troisième cigarette, lorsqu’un bruit de voix s’éleva
-dans le silence de la maison. Un rire aigu, mais
-sans gaîté, que Laurence connaissait bien, retentit
-dans l’escalier. Bientôt après, ses deux amies, très
-animées, entrèrent dans la pièce, M<sup>me</sup> Heller vêtue
-de rouge et belle comme une flamme, Edith tout
-en blanc, immatérielle, radieuse comme un pur
-esprit.</p>
-
-<p>— N’êtes-vous point, mon tout petit, une absurde
-fillette, s’écria M<sup>me</sup> Heller en embrassant son humble
-admiratrice. Pourquoi nous priver ainsi de votre
-société charmante ?</p>
-
-<p>Elle caressait les cheveux de Laurence, lui souriait
-délicieusement avec cette grâce câline qui, dès
-l’abord, avait convaincu la jeune fille de sa bonté.
-Mais bien que ses paroles fussent infiniment douces,
-sa voix restait froide et coupante.</p>
-
-<p>— Sérieusement, folle enfant, ne pouviez-vous
-venir nous rejoindre au salon au lieu d’attendre ici,
-seule, et dans un tel fouillis ?</p>
-
-<p>Sur un signe de sa mère, Edith, rassemblant les
-vêtements épars, dégagea quelques sièges et rétablit
-un ordre apparent. Puis elle vint s’asseoir auprès de
-son amie.</p>
-
-<p>— Est-ce que M. de Sérannes te fait peur ? dit-elle
-de sa voix basse et douce. Pourquoi cherches-tu
-toujours à l’éviter ? Si tu savais comme il est simple,
-aimable, gai, charmant.</p>
-
-<p>— Oui, il a tout à fait apprivoisé ma fille et causé
-beaucoup avec elle, affirma M<sup>me</sup> Heller sur le ton
-condescendant qu’elle eût pris pour dire : « Il a
-beaucoup joué avec bébé. »</p>
-
-<p>Edith ne l’entendit pas. Son cœur défiant, timide
-et sage, débordait ce jour-là d’enthousiasme et
-d’amour.</p>
-
-<p>— Je voudrais que tu le connusses, reprit-elle avec
-ferveur. M. de Sérannes comprend ta chère forêt en
-poète, en artiste. Elle l’a, cette année, littéralement
-ensorcelé. Il ne peut se résoudre à la quitter, car il
-trouve, comme toi, qu’elle est bien plus belle en
-hiver que durant les autres saisons. Oh ! vous avez
-les mêmes goûts et je suis sûre qu’il te plairait.</p>
-
-<p>— Non, vraiment, je ne le crois pas, dit Laurence
-d’un air inexorable, car tu m’as dit qu’il adorait la
-chasse.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Heller éclata de rire.</p>
-
-<p>— Mon Dieu ! dit-elle, est-ce donc un crime si noir
-à vos yeux ? Avez-vous pour toutes les bêtes, pour
-la douce biche, pour le sanglier même, des entrailles
-de sœurs, et les Nemrods de ce monde sont-ils pour
-vous des assassins ? Quelle petite fille sensible ?
-Passez-moi, chérie, une cigarette, et je vais vous
-faire un aveu, au risque d’encourir votre éternel
-mépris : j’aime beaucoup, oh ! mais beaucoup, la
-chasse à courre.</p>
-
-<p>Et elle s’étira avec la mine béate et féroce du chat
-qui vient de manger un oiseau.</p>
-
-<p>— Cela ne m’étonne pas, murmura Laurence en
-soupirant. Vous êtes cruelle, au fond, chère madame,
-je le sais bien.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Heller souriait. Ce reproche, quoique juste,
-n’ébranlait pas sa vanité tranquille, car elle était
-persuadée que les plus condamnables défauts devenaient
-chez elle qualités, charmes et perfections.</p>
-
-<p>— Cruelle, mignonne ? Expliquez-vous, dit-elle
-avec sérénité.</p>
-
-<p>— Mais, madame, c’est tout simple, vous êtes
-très coquette et la coquetterie est une cruauté.</p>
-
-<p>— Cruauté bien anodine, avouez-le.</p>
-
-<p>Laurence tressaillit, indignée, car elle songeait
-au jeune lieutenant Cé. M<sup>me</sup> Heller avait-elle oublié
-sa victime et n’entendait-elle plus ce sang crier vers
-elle ?</p>
-
-<p>— Oui, Laurence a raison, dit Edith, en levant
-vers sa mère son beau regard candide. Je ne puis
-comprendre ce jeu pervers de la coquetterie. Pourquoi
-faire le mal sans raison ? Pourquoi ne pas
-décourager tout de suite, franchement, ceux qu’on
-ne peut aimer et laisser voir à celui qui nous plaît
-notre prédilection ?</p>
-
-<p>— Quelle petite niaise, s’écria M<sup>me</sup> Heller en riant.
-Mais pour être vraiment aimée, mon trésor, il faut
-savoir faire souffrir, rester le joyau mystérieux,
-inaccessible, prix d’une lutte sans fin. L’homme doit
-toujours trembler de nous perdre et nous disputer
-sans cesse à des rivaux. D’ailleurs, pour notre satisfaction
-même, est-ce qu’un seul amour peut suffire ?
-Il en faut mille, brûlant autour de nous comme un
-cercle de flammes. La vie ne prend toute sa saveur
-que lorsqu’on se sent le but unique de tant de cœurs
-que l’on ravit ou torture à sa guise.</p>
-
-<p>— Mais, dit Laurence avec lenteur, si l’un de ces
-cœurs, peut-être le meilleur, le plus tendre, se brise ?</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Heller comprit cette fois l’allusion. Ses paupières
-battirent, s’abaissèrent. Pourtant, sur ce
-visage aveugle qui cherchait à mentir, apparut une
-expression de triomphe discret et d’effroyable joie.
-Le souvenir que venait d’évoquer Laurence n’était
-point pour elle un souvenir amer. La mort du lieutenant
-Cé prenait place dans sa vie comme une victoire
-éclatante, car ce sang versé pour elle attestait la puissance
-de sa beauté. Jamais sans doute elle n’avait
-honoré d’une larme la mémoire de son triste amant.
-Mais elle songeait à lui avec complaisance lorsqu’elle
-repassait, dans ses heures d’ennui, ses succès
-de coquette. Laurence, épiant son visage, devina ses
-pensées ; elle vit enfin la sécheresse sans bornes de
-ce cœur qu’elle croyait faible, et pourtant sensible.
-M<sup>me</sup> Heller lui inspira une sorte d’horreur. Elle
-chercha le regard d’Edith, espérant y lire un reflet
-de son indignation. Mais la jeune fille n’avait point
-écouté les dernières paroles de la conversation. Elle
-rêvait immobile, les yeux levés vers la fenêtre, et
-Laurence fut tout à coup frappée de sa beauté.</p>
-
-<p>Bien qu’elle fût réellement jolie, Edith Heller,
-d’ordinaire, plaisait peu. Sérieuse, humble, elle
-s’habillait mal, s’effaçait volontiers devant sa mère
-dont elle copiait avec servilité les toilettes et la
-coiffure. Mais les robes ajustées, qui moulaient
-savoureusement les formes pleines de la jeune
-femme, étriquaient le corps mince et plat de l’adolescente,
-et les couleurs voyantes, brutales, hardies
-qu’affectionnait M<sup>me</sup> Heller accentuaient jusqu’à la
-lividité la pâleur de sa fille.</p>
-
-<p>Elle semblait, ce jour-là, avoir acquis tout à coup
-le goût ingénieux qui sait mettre en relief les qualités
-d’une silhouette ou d’un visage. Sa robe
-blanche, de forme vague et presque enfantine, faisait
-valoir sa jeunesse et son charme candide. Une
-haute coiffure dégageait son beau front et l’ovale
-délicat de sa figure. Une couche de rouge avivait
-son teint morbide et transparent de rousse. Elle
-était assise de biais sur un fauteuil bas, la tête
-renversée sur le dossier. Ses bras minces et longs,
-dont on voyait courir sous la peau diaphane les
-veines bleues, gisaient dans les plis de sa robe
-comme deux ailes repliées. Elle était très grande
-se tenait mal, et son attitude ployante, défaillante,
-prenait dans sa toilette vaporeuse une grâce infinie.</p>
-
-<p>Si Edith avait l’aspect d’un ange, tout autre était
-la beauté sensuelle de M<sup>me</sup> Heller. Ses yeux semblaient
-faits pour percer le faible cœur des hommes
-et se réjouir de leur agonie, ses narines pour
-respirer les parfums agréables, sa bouche pour
-savourer le vin, les bonbons, les baisers et la douceur
-du rire. Sa brûlante physionomie ne connaissait
-pas le repos. L’œil brun, scintillant, admirable,
-changeait sans cesse d’expression, tournait sous les
-belles paupières, brillait sournois ou tendre à travers
-les cils abaissés, puis s’ouvrait comme un
-phare, répandant à flots sa lumière. Ses narines
-mobiles s’émouvaient pour un rien. Elle riait facilement
-pour montrer ses dents éclatantes et lorsqu’elle
-était sérieuse, aussi calme qu’elle pouvait l’être,
-elle mordait sans cesse sa lèvre ou l’avançait dans
-une moue exquise, et, par ces mouvements étudiés
-qui semblaient naturels, elle attirait constamment
-l’attention sur sa bouche enivrante.</p>
-
-<p>D’ordinaire, lorsqu’elle était près de M<sup>me</sup> Heller,
-Laurence ne regardait qu’elle, et la jeune femme,
-habituée à ce muet hommage, s’étonna de surprendre
-son regard attaché sur Edith.</p>
-
-<p>— Comment trouvez-vous ma petite fille ? dit-elle
-sèchement. Affreuse, n’est-ce pas, et stupidement
-attifée ?</p>
-
-<p>— Mais, madame, au contraire, répondit Laurence,
-ne voyez-vous pas combien elle est jolie ? Une
-véritable beauté !</p>
-
-<p>Edith rougit de plaisir.</p>
-
-<p>— Maman n’est pas de ton avis, dit-elle timidement.
-Nous nous sommes fâchées toutes deux ce
-matin à propos de ma coiffure.</p>
-
-<p>— Elle est ridicule, ma pauvre petite, et pas du
-tout moderne.</p>
-
-<p>— Cela ne fait rien, si elle me va. M. de Sérannes
-l’a trouvée charmante.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Heller eut un rire strident.</p>
-
-<p>— Voilà une belle autorité, riposta-t-elle avec une
-ironie méchante. Si tu plaçais un chaudron sur ta
-tête, M. de Sérannes t’en ferait compliment. Il
-remplit son rôle de galant homme, mais sois sûre
-que dans son âme il s’est moqué de toi. D’ailleurs,
-ce n’est point seulement ta coiffure que je trouve
-grotesque. C’est aussi cette robe fade, ingénue, sans
-chic, sans ligne, que tu as voulu commander toi-même.
-Et puis…, — sa voix devint plus acerbe
-encore, — je ne comprends pas qu’à ton âge tu
-mettes de la poudre et du rouge. Tu as l’air d’une
-grue, mon petit chat, tout simplement.</p>
-
-<p>Laurence écoutait stupéfaite. La jalousie furieuse
-qui manifestement animait M<sup>me</sup> Heller lui soulevait
-le cœur. Son dégoût fut plus fort que son amour.</p>
-
-<p>— Grands dieux ! s’écria-t-elle, feignant la plus
-vive gaîté, comme vous êtes prude, chère madame !</p>
-
-<p>La jeune femme rougit violemment sous cette
-apostrophe. Ses yeux étincelèrent et Laurence,
-éperdue, détourna la tête pour fuir ce regard qu’elle
-aimait malgré tout. Pourtant, dans un dernier effort
-de courage, elle ajouta, s’adressant à Edith :</p>
-
-<p>— Crois-moi, ta robe est très jolie et ce rouge te
-va très bien, car tu es toujours à mon avis un peu
-trop pâle.</p>
-
-<p>Déjà M<sup>me</sup> Heller avait repris sa sérénité orgueilleuse.</p>
-
-<p>— Bien, mes enfants, très bien, dit-elle avec
-condescendance ; après tout vous en savez plus long
-que moi.</p>
-
-<p>Elle se leva, prit une cigarette et, sans l’allumer,
-la lançant en l’air et la rattrapant comme une balle,
-elle se dirigea vers la porte. Laurence la suivit d’un
-regard désolé, et lorsque la jeune femme eut quitté
-la pièce :</p>
-
-<p>— Je crois, dit-elle à Edith, en dissimulant sa
-tristesse sous un sourire tremblant, je crois que j’ai
-blessé ta mère.</p>
-
-<p>— Bah ! ce n’est rien. Maman ne peut souffrir
-la contradiction. Mais vois pourtant combien j’ai eu
-tort de l’écouter, de m’habiller comme elle et selon
-ses conseils. Quoi qu’elle en dise, M. de Sérannes
-n’est point un flatteur. Il ne m’avait pas encore
-adressé le moindre compliment. D’ailleurs, j’ai lu
-dans ses yeux, lorsqu’il me regardait, une admiration
-sincère, étonnée. J’ai senti qu’il me trouvait
-changée, plus jolie que d’habitude, et cela m’a
-causé un extrême plaisir.</p>
-
-<p>« Ah ! je comprends, songea Laurence qui observait
-curieusement le visage exultant de son amie.
-Elle aime le comte de Sérannes. C’est pour lui plaire
-qu’elle se pare, et parce qu’elle a réussi, la colère
-de sa mère la laisse indifférente. Mais qui me consolera,
-moi, si ma chère Lætitia ne me pardonne pas ? »</p>
-
-<p>Jusqu’à cinq heures, les deux jeunes filles n’échangèrent
-plus que des propos vagues et sans suite.
-Edith savourait en silence l’ivresse du premier
-amour. Laurence épiait avec anxiété les bruits de la
-maison. Enfin la bonne apporta le thé. M<sup>me</sup> Heller
-reparut. Son attitude fut aimable et naturelle. Mais
-Laurence crut, à plusieurs reprises, surprendre dans
-ses yeux une expression d’implacable rancune, et, le
-cœur lourd, elle prit plus tôt que de coutume congé
-de ses amies.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>IV</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Ce qui me frappe le plus chez
-beaucoup d’êtres que je vois, c’est
-l’absence de vie, l’absence de douleur,
-et l’absence de joie. Ils sont
-vraiment morts.</p>
-
-<p class="attr">Geneviève <span class="sc">Hennet de Goutel</span>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Les jours suivants, la maison Dacellier fut tranquille.
-Des complications politiques inquiétaient
-l’opinion ; on parlait d’une guerre prochaine. Le
-colonel, enivré par cet espoir, était d’humeur
-radieuse. Laurence, qu’il oubliait de tourmenter,
-s’absorbait dans le souvenir de M<sup>me</sup> Heller et s’accusait
-d’injustice envers cette amie si chère.</p>
-
-<p>— Il est vrai, songeait-elle, que son âme est
-sèche et sa vanité monstrueuse. Elle est jalouse
-de sa fille et cela me semble bas, mais n’y a-t-il
-pas derrière cette jalousie une grande et naturelle
-douleur ? Oh ! pauvre Lætitia, elle est belle, mais
-non plus pour longtemps. Dans quelques années,
-elle la perdra cette beauté qui est sa puissance,
-son génie, sa richesse. Sa fille, de jour en jour,
-s’épanouit, tandis qu’elle va vers son déclin ; bientôt
-il faudra qu’elle lui cède sa royauté, sa place,
-ses honneurs. Elle souffre… pourtant je lui refuse
-toute pitié. N’aurais-je pas dû, au lieu d’admirer si
-haut la grâce d’Edith, lui dire combien aisément elle
-l’éclipse encore ? Je me suis plu à raviver sa blessure,
-à l’humilier cruellement, moi qui prétends
-l’aimer !</p>
-
-<p>L’intensité de ses remords accrut sa passion. Elle
-parut s’évader du monde où elle vivait. Son regard
-vague et songeur ne se posait plus volontiers sur
-aucun objet proche, cherchait toujours le ciel, le
-vide ou l’horizon. Quand le vent soufflait en rafale,
-elle descendait au jardin pour recevoir avec ivresse
-le choc des grandes brises farouches. Puis elle
-remontait dans sa chambre, s’asseyait à sa table et,
-masquant d’une main son visage où la joie couvait
-comme un feu sombre, durant des heures, absorbée,
-pensive, les yeux mi-clos, elle écrivait des vers.
-Toutes les fois qu’une émotion vive avait bouleversé
-son cœur, elle éprouvait le besoin de donner à ses
-pensées une forme lyrique. Elle ne croyait pas avoir
-de talent, ni obéir à une vocation déterminée, mais
-elle se sentait heureuse lorsque l’inspiration, avec
-une insurmontable violence, s’emparait d’elle, l’obligeait
-à chanter. Ces transports duraient peu, la
-moindre contrariété suffisait à les calmer.</p>
-
-<p>Une nouvelle désagréable mit bientôt fin à son
-délire. André, par lettre, annonça sa visite à Fontainebleau
-pour le dimanche suivant. Il venait présenter
-aux siens sa fiancée. M<sup>lle</sup> Drevain, tante et
-tutrice de Juliane, devait accompagner le jeune
-couple.</p>
-
-<p>Laurence avait horreur du monde et des nouveaux
-visages. La pensée qu’il lui faudrait être aimable
-avec sa future belle-sœur, et se torturer l’esprit
-durant toute une journée pour alimenter une
-conversation fastidieuse, l’accablait à l’avance de
-fatigue et d’ennui.</p>
-
-<p>De même que sa fille, mais pour des motifs plus
-graves, le colonel appréhendait la visite annoncée,
-car il ne retrouvait jamais André sans éprouver une
-impression pénible. Tout autre père eût été fier
-pourtant de ce fils qui, laissé libre de bonne heure,
-avait évité les abîmes où les passions entraînent
-tant d’adolescents. Telle était la raison de ce jeune
-homme rangé que, l’année précédente, ayant, dans
-une liaison passagère avec une actrice, ébréché
-quelque peu la fortune qui lui venait de sa mère, il
-s’empressait de la rétablir par un mariage honorable
-et brillant. Sa vie, à la fois sérieuse et frivole,
-était parfaitement bien organisée. Doué d’un goût
-très sûr, d’une intelligence prompte et curieuse, il
-faisait dans plusieurs journaux de la critique d’art.
-Robuste, bien portant, patineur émérite, redoutable
-champion de tennis, il dirigeait en même temps une
-petite revue sportive, et toujours sa volonté patiente
-demeurait tendue vers un but unique : la conquête
-du bonheur.</p>
-
-<p>Le colonel appréciait peu cette sagesse. Semblable
-à ces fervents chrétiens qui, rapportant tout à Dieu,
-cherchant toujours sa gloire, aiment en Lui leurs
-chers enfants, il n’avait désiré un fils que pour le
-donner à la France. Lorsque, pour la première fois,
-il le tint entre ses bras, il le consacra dans son cœur
-à la patrie. Par lui, il rêva de fonder toute une race
-d’officiers qui, de génération en génération, perpétueraient
-son dévouement, sa fidélité. Ainsi, lorsque
-sonnerait l’heure de la revanche, s’il était couché
-dans la tombe, du moins son âme servirait encore
-la grande cause sacrée et la France trouverait toujours,
-prêt au sacrifice, à défaut de lui, un de ses
-descendants. André, par sa révolte imprévue, avait
-anéanti ces beaux espoirs, et le colonel ne s’était
-jamais consolé d’une telle déception. Ce fils, si charmant,
-si distingué qu’il fût, restait pour lui l’œuvre
-avortée dont l’artiste sévère, mais impuissant,
-vaincu, se détourne plein d’amertume.</p>
-
-<p>Seule, la bonne Ursule attendait les trois visiteurs
-avec la plus joyeuse impatience. Sociable, naïve,
-indulgente jusqu’à la chimère, elle prêtait à Juliane,
-sans la connaître, toutes les qualités. Elle croyait
-fermement que cette irrésistible personne deviendrait
-tout de suite pour Laurence une amie, une
-sœur d’élection. Ayant caressé ce beau rêve toute
-une semaine, la vieille fille fut vivement déçue
-lorsque, le dimanche, elle vit Laurence entrer au
-salon avec un visage glacé et tendre la main à sa
-future belle-sœur, en la saluant d’un : « Bonjour
-mademoiselle », jeté d’un ton sec et presque insolent.</p>
-
-<p>Mais déjà Juliane l’embrassait cordialement et
-s’écriait d’une voix aimable où ne vibrait pourtant
-ni sincérité, ni affection :</p>
-
-<p>— Oh ! Laurence, ne m’appelez pas mademoiselle !
-Je suis, voyez-vous, si contente d’avoir enfin une
-petite sœur ! Laissez-moi vous nommer ainsi, dès à
-présent !</p>
-
-<p>Laurence ne trouva pas un mot pour répondre à
-ces paroles gracieuses. Son visage trop sincère
-exprima un malaise flagrant, tandis qu’elle considérait
-curieusement l’affable visiteuse, s’étonnant de
-la trouver à la fois si jolie et si ordinaire. Juliane
-était belle, en effet, mais rien dans sa beauté classique
-n’excitait la surprise, ni l’intérêt. Ses yeux
-posaient sur toutes choses un regard bienveillant et
-courtois. Une souple politesse entr’ouvrait sans cesse
-ses lèvres fraîches dans un sourire mondain. Sa chevelure
-noire et lustrée, relevée en une coiffure symétrique,
-semblait peinte, et son visage avait une
-expression d’ardeur banale qui laissait deviner la
-froideur de son âme. Pourtant, son élégance, sa
-grâce réelle surprirent agréablement le colonel, plus
-accessible que sa fille à la séduction féminine. Vaincu
-à la fois par un scrupule secret et par l’insistance
-irrésistible de cette enjôleuse, il promit assez facilement
-d’assister à son mariage. A la grande joie de
-Laurence, il déclina pour elle toute invitation, alléguant
-sa santé délicate.</p>
-
-<p>Depuis huit jours, Ursule avait patiemment préparé
-ce revirement. Mais le succès complet de son
-machiavélisme la pénétra de confusion. Elle rougit
-pitoyablement sous le regard triomphant que lui jeta
-sa jeune cousine. Heureusement, Paul Dacellier ne
-remarqua pas son embarras, car, au même moment,
-la femme de chambre vint annoncer le déjeuner,
-et il se leva pour offrir son bras à M<sup>lle</sup> Drevain.</p>
-
-<p>Créée comme sa nièce pour les salons et les
-pompes du monde, celle-ci n’était que sourire, compliments
-et cérémonies. Deux énormes solitaires
-oscillaient le long de ses joues poudrées, ses mains
-étaient chargées de bagues, sa robe noire constellée
-de jais et de paillettes. Elle brillait et scintillait des
-pieds à la tête, et de sa bouche coulait sans cesse un
-flot de paroles aimables dont ses interlocuteurs,
-quelle que fût leur bonne volonté, ne pouvaient
-conserver le moindre souvenir.</p>
-
-<p>La politesse un peu altière du colonel l’avait dès
-l’abord enchantée. Durant le déjeuner, elle déploya
-pour lui toutes ses coquetteries, toutes ses grâces
-surannées, l’accapara, l’étourdit de son bavardage
-insipide. Il l’écoutait complaisamment, s’occupait
-d’elle, essayait d’oublier la présence d’André. Le
-jeune homme l’y aidait de son mieux, observait un
-silence prudent. Parmi la société vaine et légère qu’il
-fréquentait à Paris, on l’admirait pour son esprit
-caustique, ses théories paradoxales ; mais, devant
-son père, cœur naïf et ardent dont il connaissait
-l’intransigeance, ce grand railleur, gêné, paralysé,
-contenait sa verve moqueuse, gardait une attitude
-neutre, circonspecte. Une fois cependant, il oublia
-ses résolutions. Ce fut au moment où Juliane, croyant
-se montrer fort originale, disait gracieusement à son
-futur beau-père :</p>
-
-<p>— Moi, colonel, si j’avais eu le bonheur d’appartenir
-au sexe fort, j’aurais voulu être officier. Trois
-types d’hommes me semblent entre tous admirables :
-le prêtre, le poète, le soldat !</p>
-
-<p>André, qui l’écoutait en souriant, et qui, charmé
-de sa beauté, goûtait peu cependant ses phrases
-convenues, ses opinions impersonnelles, jeta d’un ton
-ironique :</p>
-
-<p>— Vous oubliez, ma chère, le joueur de tennis.
-Lui aussi est grand par son courage, il ne craint pas
-les balles.</p>
-
-<p>Juliane et sa tante, ravies de cette plaisanterie,
-s’apprêtaient à en rire, mais elles remarquèrent la
-grimace significative du colonel et, bien inspirées
-par leur exquise politesse, elles se contentèrent de
-hocher la tête avec l’indulgent sourire qu’on accorde
-aux boutades d’un enfant incorrigible. André, rappelé
-à l’ordre par un regard de sa fiancée, n’osa
-plus parler qu’à l’indulgente Ursule.</p>
-
-<p>Placée à côté de Juliane, objet de toutes ses attentions,
-Laurence entretenait avec peine une conversation
-difficile. A toutes les questions que lui posait
-gentiment sa future belle-sœur, elle était obligée de
-répondre négativement. Il lui fallut bien avouer
-qu’elle n’avait pas d’amies, ne cultivait aucun art
-d’agrément, détestait les bals, les fêtes, les visites.
-Son embarras redoubla lorsque Juliane, apprenant
-qu’elle lisait beaucoup, vanta bien haut quelques
-romanciers modernes dont l’insipide platitude
-exaspérait Laurence. Pour rien au monde elle
-n’eût voulu révéler à sa froide interlocutrice son
-amour fervent pour les tragiques grecs, pour Homère
-ou Shakespeare. Sommée de citer ses auteurs
-favoris, elle nomma seulement Hugo, Chateaubriand,
-Balzac, Stendhal. Juliane ne cacha pas son mépris
-pour ces génies qu’elle croyait surannés. Aucun
-d’eux ne valait à ses yeux les conférenciers à la
-mode, dont elle énumérait les noms avec extase.
-Plus l’entretien se prolongeait, plus Laurence sentait
-grandir en elle cette impression d’isolement qui,
-douce et naturelle sur une route déserte, dans une
-chambre vide, devient anormale et pénible dans un
-salon, au milieu du monde.</p>
-
-<p>A la fin du repas, la conversation, en redevenant
-générale, la délivra de toute contrainte. Rendue aux
-douceurs du silence, elle observait curieusement les
-fiancés, cherchant à deviner s’ils avaient l’un pour
-l’autre un réel et profond amour, car les passions
-humaines l’intéressaient toujours. Mais pas un instant
-la figure régulière et spirituelle de son frère,
-le froid visage de Juliane ne reflétèrent ces émotions
-ardentes qui bouleversent les traits des vrais amants.
-Très à l’aise dans leur rôle gênant de fiancés, ils se
-regardaient avec une tranquille complaisance. Leur
-attitude était celle de deux associés liés par un contrat
-avantageux. Sur le point d’unir leur jeunesse,
-leur beauté, leurs fortunes égales, contents l’un de
-l’autre, ils savouraient paisiblement un bonheur
-établi sur de solides bases et trop bien garanti pour
-leur manquer jamais.</p>
-
-<p>Lorsque, à la fin de la journée, Laurence, excédée,
-le front barré par la migraine, se retrouva seule avec
-la bonne Ursule qui, toujours indulgente, lui vantait
-la bonne grâce des jeunes fiancés, elle l’interrompit :</p>
-
-<p>— Ne me parlez plus d’eux, ils me font horreur,
-et le mariage plus encore. Pouah ! l’écœurante chose.
-Je ne me marierai certainement jamais, ou alors il
-faudrait que je fusse bien follement amoureuse.</p>
-
-<p>— Cela viendra, dit Ursule avec confiance.</p>
-
-<p>Une expression de tristesse intense, d’effroi presque
-tragique passa dans le regard de Laurence.</p>
-
-<p>— Ne le souhaitez pas ! dit-elle vivement. L’amour
-serait pour moi dangereux et terrible. Je n’aimerai
-pas faiblement, ni médiocrement. Celui que je choisirai,
-je serai à lui pour toujours et nulle douleur
-ne m’en détachera. Mais je suis ambitieuse et difficile.
-Si j’aimais quelqu’un, Ursule, il faudrait que
-ce fût la merveille du monde, et cet être miraculeux
-ne pourrait pas m’aimer, ajouta-t-elle amèrement.</p>
-
-<p>— Pourquoi ? interrogea Ursule étonnée.</p>
-
-<p>Elle admirait aveuglément sa jeune cousine et
-n’imaginait pas qu’on pût méconnaître ses perfections.
-Laurence, plus lucide, ne nourrissait aucune
-illusion. Privée de cette beauté physique, de ce
-charme extérieur qui, seuls, captivent le capricieux
-amour, elle plaisait peu et ne l’ignorait pas, mais elle
-ne se plaignait jamais de cette douleur.</p>
-
-<p>C’est peut-être parce qu’elle ne croyait pas pouvoir
-inspirer ni éprouver une passion sérieuse qu’elle
-s’était attachée si fortement à M<sup>me</sup> Heller. Bien que
-vaine, égoïste, imparfaite, cette femme restait le seul
-intérêt, l’ornement de sa vie. Elle s’affligea donc fort
-de la perdre de vue durant quelque temps. A
-cette époque de l’année, la saison mondaine commençait.
-Les visites, les dîners, les grandes réceptions
-absorbaient la belle Lætitia. Laurence ne retrouvait
-plus Edith qu’une fois par semaine, le mardi matin,
-à l’institution Racine, où elle suivait encore des cours
-de littérature. Le reste du temps, Lucie Jaffin la
-tenait fidèlement au courant des faits et gestes de ses
-amies. Laurence, qui la rencontrait partout, active,
-affairée, image vivante de l’information, colportant
-d’un bout à l’autre de la ville des potins malveillants,
-avait, par elle, le compte rendu de tous les bals
-donnés dans la société militaire. M<sup>me</sup> Heller, de jour
-en jour plus jeune et plus charmante, y oubliait
-entièrement son rôle maternel, éclipsait toutes les
-femmes, accaparait tous les hommages. Le comte de
-Sérannes, également assidu près d’elle et près
-d’Edith, scandalisait les honnêtes gens par sa conduite
-énigmatique. Lucie Jaffin prétendait qu’il était
-l’amant de la mère, mais finirait par épouser la fille,
-et elle voilait avec horreur sa laide face, à la pensée
-de ce ménage à trois.</p>
-
-<p>Brusquement, sans raison apparente, M<sup>me</sup> Heller
-prit l’habitude de venir très souvent le soir, vers
-six heures, demander des livres à Laurence. Celle-ci,
-qui connaissait les goûts de son amie, achetait tous
-les romans qui pouvaient lui plaire. Son choix fait,
-la belle Lætitia s’asseyait près du feu, s’avouait triste
-et découragée, se plaignait âprement de la médiocrité
-de sa fortune. Une expression de haine défigurait
-son lumineux visage lorsqu’elle parlait de son
-mari. Oubliant qu’elle l’avait jadis épousé par
-amour, elle ne lui pardonnait pas l’existence
-médiocre qu’elle traînait, depuis vingt ans, de garnison
-en garnison. Maintenant, sa jeunesse allait finir.
-Sa beauté, sa puissance de séduction ne lui auraient
-servi de rien. Elle n’aurait même pas, pour charmer
-son déclin, les compensations agréables que procure
-l’argent. Bien souvent, en évoquant l’avenir morne
-et mesquin qui l’attendait, cette femme, plus faible
-qu’une enfant gâtée, fondait en larmes. Son chagrin,
-si puéril, si vil qu’il fût, remuait Laurence.
-Elle cherchait sans cesse le moyen d’y porter remède.
-Agenouillée près de M<sup>me</sup> Heller sanglotante, elle
-soupirait avec une ferveur désolée :</p>
-
-<p>— Dites-moi, que puis-je faire pour vous, je voudrais
-tant vous être utile.</p>
-
-<p>Convaincue de son dévouement, de sa fidélité,
-M<sup>me</sup> Heller lui dit un soir en la quittant, le plus
-simplement du monde :</p>
-
-<p>— A propos, chérie, quand vous verrez demain
-Edith au cours, laissez-lui croire que j’ai passé toute
-ma journée, vous entendez bien, toute ma journée
-chez vous. C’est entendu, n’est-ce pas ? ne me trahissez
-pas, vous êtes un amour !</p>
-
-<p>Elle s’enfuit, légère, inconsciente, laissant Laurence
-en désarroi. Que M<sup>me</sup> Heller, si belle, probablement
-très passionnée, eût un amant lui semblait
-excusable. Mais la certitude que son amie, en venant
-la voir si souvent, avait un but intéressé lui causait
-un vif chagrin. Et les mensonges, la complicité
-qu’exigeait d’elle la jeune femme blessaient son âme,
-assoiffée seulement de nobles sacrifices. Ne voulant
-ni trahir Lætitia, ni tromper Edith, elle prétexta le
-lendemain une violente migraine et n’alla pas à
-l’institution Racine.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Heller, dont la vie n’avait été qu’une perpétuelle
-intrigue, ne devinait aucunement les scrupules
-de Laurence. Elle revint souvent la voir et toujours,
-en la quittant, lui adressa la même recommandation.
-Laurence recevait maintenant sans plaisir ces visites
-naguère passionnément attendues. Elle évitait soigneusement
-Edith et n’assistait plus au cours de littérature.
-Mais, pour éviter toute explication avec
-Ursule, elle sortait cependant le mardi matin à
-l’heure habituelle, passait sa matinée dans la forêt,
-ou à l’église lorsqu’il pleuvait trop.</p>
-
-<p>Puis, de nouveau, M<sup>me</sup> Heller parut l’oublier, cessa
-complètement de venir la voir. Laurence se réjouit
-tout d’abord de cette absence qui, en se prolongeant,
-finit par l’inquiéter démesurément, car une lettre
-qu’elle écrivit à Edith resta sans réponse. Pour avoir
-des nouvelles de son amie, elle retourna enfin à
-l’institution Racine.</p>
-
-<p>La place qu’Edith occupait d’ordinaire à ses
-côtés resta vide ce matin-là. Laurence surveilla vainement
-la porte d’entrée. Elle finit par se pencher
-vers sa voisine et lui demanda à voix basse :</p>
-
-<p>— Savez-vous si Edith est malade ? Ne viendra-t-elle
-point aujourd’hui ?</p>
-
-<p>Cette question si simple parut troubler étrangement
-sa compagne. Elle rougit jusqu’à la racine
-des cheveux et murmura d’un air pudique et scandalisé :</p>
-
-<p>— Non, naturellement, cela vaut mieux pour tout
-le monde.</p>
-
-<p>Laurence demeura stupide d’étonnement et, durant
-une heure, médita cette réponse bizarre sans réussir
-à en pénétrer le sens. Triste, le cœur plein d’angoisse,
-elle n’entendait pas la voix du professeur
-qui bourdonnait doucement dans le silence de la
-salle, et sur son cahier de notes, sa main tremblante
-griffonnait seulement le nom de Lætitia.</p>
-
-<p>Dès que le cours eut pris fin, surmontant son aversion
-pour Lucie Jaffin, elle la chercha du regard,
-résolue à l’interroger. Bientôt, elle la vit accourir,
-cordiale et souriante.</p>
-
-<p>— Enfin, vous voilà revenue, s’écria la doucereuse
-fille en serrant la main de Laurence. Vous nous
-manquiez beaucoup et personne ne s’expliquait votre
-absence. Pourquoi cet air triste ? Ah ! mon Dieu, je
-comprends ; vous êtes toute désemparée sans votre
-inséparable Edith. Pauvre petite ! Il est naturel
-qu’elle se tienne à l’écart, sa situation est si pénible,
-si fausse. Pourtant tout le monde la plaint, moi la
-première, vous pourrez le lui dire.</p>
-
-<p>— Mais pourquoi ? qu’a-t-elle ? que se passe-t-il ?
-interrogea Laurence.</p>
-
-<p>— Ah ! vous ne savez pas ?</p>
-
-<p>Le petit œil noir de Lucie Jaffin pétilla d’une
-affreuse joie. Entraînant sa compagne à l’écart, elle
-prit plaisir à prolonger durant quelques minutes une
-attente qu’elle savait cruelle. Enfin, elle parla,
-assourdissant discrètement sa voix aigre :</p>
-
-<p>— Oui, disait-elle, c’est un grand malheur pour
-Edith qui n’est pas responsable. M<sup>me</sup> Heller est partie
-la semaine dernière avec M. de Sérannes. Cela devait
-finir ainsi. Sa situation n’était plus possible à Fontainebleau.
-Elle s’était vraiment trop compromise.
-Presque tous les jours, le cab de M. de Sérannes
-l’attendait à l’entrée de la forêt, la conduisait à
-Avon, la ramenait le soir vers six heures. On l’a
-rencontrée plusieurs fois descendant de cet équipage.
-Déjà quelques femmes d’officiers supérieurs
-ne la saluaient plus, avaient juré de la jeter à la
-porte de leur salon. M<sup>me</sup> Heller s’est bien gardée
-de s’exposer à cet affront. Sentant venir l’orage, elle
-a décampé, abandonnant son mari et sa fille qui ne
-soupçonnaient rien, les malheureux ! Il paraît
-qu’elle n’a rien emporté, pas un bijou, pas une robe,
-seulement un petit sac à main. Mais, bah ! son
-amant est assez riche pour la dédommager. La fine
-mouche a fait une belle affaire.</p>
-
-<p>— Lætitia, ma chérie, ma vie, ma belle rose, c’est
-fini maintenant, je ne vous verrai plus, songeait
-Laurence au désespoir.</p>
-
-<p>Et l’effort qu’elle faisait pour retenir ses larmes
-était si grand qu’elle en tremblait. Lucie Jaffin se
-délectait avidement de sa douleur.</p>
-
-<p>— Mais, vraiment, est-il possible que vous ignoriez
-tout cela ? insinua-t-elle doucement. Vous étiez
-si intime avec M<sup>me</sup> Heller, vous la voyiez si fréquemment.
-Ne vous a-t-elle jamais confié, ni laissé
-deviner son secret ?</p>
-
-<p>Laurence n’entendit même pas cette question perfide.
-Absorbée dans son chagrin, le regard vague,
-oubliant l’être malveillant qui l’épiait, elle soupira :</p>
-
-<p>— Je l’aimais tant ! je l’aimais tant !</p>
-
-<p>Lucie Jaffin se fit plus suave encore.</p>
-
-<p>— Oui, ma chère, oui, ma chère. Oh ! naturellement,
-je vous plains ! Pourtant M<sup>me</sup> Heller n’était
-pas une amie pour vous. On s’étonnait même que le
-colonel vous permît de la fréquenter. Si vous
-m’aviez écoutée, je vous avais bien dit que cette
-femme était une rien du tout.</p>
-
-<p>Mais sa compagne, qu’elle croyait abattue, incapable
-de se défendre, tourna soudain vers elle un
-visage terrible.</p>
-
-<p>— Je vous défends, entendez-vous, d’insulter
-M<sup>me</sup> Heller en ma présence, s’écria Laurence avec
-colère, car je ne rougis aucunement de mon affection
-pour elle. Je n’ai honte que d’une seule chose,
-c’est d’avoir écouté trop longtemps un être aussi
-méprisable que vous !</p>
-
-<p>Lucie Jaffin, lâche et servile autant que méchante,
-baissa la tête sous cet affront. Elle n’oubliait point
-que son père dépendait du colonel Dacellier et respectait
-en sa compagne la fille du chef. Atterrée,
-confondue, elle balbutia pitoyablement des excuses.
-Laurence, inflexible, la repoussa et, glissant à travers
-les groupes des élèves attardées, elle sortit
-du cours.</p>
-
-<p>Dehors, sa colère s’apaisa, son chagrin la reprit.
-Elle fit presque en courant le trajet qui la séparait
-de sa maison.</p>
-
-<p>Ursule, qui la croisa sur le palier du premier
-étage, s’immobilisa stupéfaite à l’aspect de son
-visage :</p>
-
-<p>— Grand Dieu ! mon enfant. Qu’avez-vous ?
-qu’est-il arrivé ?</p>
-
-<p>— Je ne la verrai plus, balbutia Laurence pour
-toute réponse.</p>
-
-<p>Elle passa, gagna sa chambre. Ursule, qui l’avait
-suivie, dut l’aider à se déshabiller, car ses mains
-convulsives et tremblantes, errantes aux plis des
-vêtements, ne pouvaient rien saisir. Son regard
-égaré semblait chercher dans le vide un visage
-absent et ses lèvres laissaient sans cesse échapper la
-même plainte :</p>
-
-<p>— Je ne la verrai plus, je ne la verrai plus !</p>
-
-<p>— Mais qui donc, ma pauvre chérie ? interrogea
-Ursule anxieuse et désolée.</p>
-
-<p>Laurence, par un grand effort de volonté, se
-domina, car elle ne pouvait souffrir qu’un regard
-humain, si compatissant qu’il fût, observât sa faiblesse :</p>
-
-<p>— Il paraît que M<sup>me</sup> Heller est partie, dit-elle en
-reprenant un calme apparent, oui, partie définitivement.
-Je l’aimais beaucoup, plus que vous ne le
-supposiez, Ursule, et le vide qu’elle me laisse est
-immense. Dites à mon père que je suis malade, je
-ne descendrai pas déjeuner. Que personne ne me
-dérange, j’ai besoin d’être seule. Fermez les rideaux,
-le jour me fait mal. C’est bien, maintenant, allez-vous-en,
-je vous en prie.</p>
-
-<p>Ursule l’embrassa sans mot dire. Plus que jamais
-l’humble fille, si calme, si incapable de toute passion,
-admira et plaignit le cœur sans mesure de sa
-jeune cousine. Docile, elle se retira tristement. Laurence
-demeura prostrée dans sa chambre obscure
-où tout le jour elle pleura son amie perdue.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>V</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Prends le chemin que tu voudras,
-tu auras toujours affaire aux
-hommes.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Musset.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Quand un cœur ardent et crédule a longtemps
-adoré une belle idole, c’est pour lui une affreuse
-douleur de la voir tomber en poussière, de reconnaître
-qu’il a placé sur un piédestal un être indigne.
-Devant le désespoir d’Edith qui pleurait à la fois sa
-mère et son premier amour, Laurence ne jugea
-point que la beauté de Lætitia pût excuser sa conduite.
-Elle s’étonna d’avoir admiré cette femme dont
-l’insensibilité monstrueuse lui fit horreur. Déçue par
-l’amitié, elle se jura de ne plus aimer personne.
-Mais en même temps elle se donnait la tâche de
-consoler Edith, passait des heures auprès de cette
-victime que toutes les jeunes filles de Fontainebleau
-fuyaient, et elle ne s’apercevait pas que, dans son
-âme blessée, une affection nouvelle, moins passionnée
-peut-être, mais sérieuse et profonde, remplaçait
-l’ancienne affection trahie.</p>
-
-<p>La personnalité d’Edith, longtemps annihilée,
-absorbée par celle de sa mère, s’affirmait, se développait
-rapidement. Elle avait toujours eu des sentiments
-élevés, une délicatesse instinctive. Le double
-travail de la solitude et du malheur l’avait en quelque
-sorte mûrie et transformée. Elle n’était plus
-l’enfant indécise qui jugeait toutes choses par les
-yeux de sa mère, mais une femme capable de
-penser, de souffrir, de s’intéresser aux questions qui
-passionnaient Laurence. Elles pouvaient maintenant
-parler ensemble des passions, de la cruauté de la
-vie, de la beauté du sacrifice, ou du courage. Elles
-avaient toujours quelque chose à se dire et les
-heures qu’elles passaient réunies leur semblaient
-trop courtes. La maison des Heller, triste et paisible,
-était d’ailleurs pour Laurence un asile où elle
-oubliait les orages qui, sans cesse, désolaient sa
-propre demeure. L’humeur toujours irritable de
-Paul Dacellier devenait chaque année, entre le jour
-de l’an et Pâques, particulièrement farouche. C’était
-en effet l’époque où les réceptions officielles se multipliaient.
-Sa situation l’obligeait à donner plusieurs
-dîners, à sortir presque chaque soir. Il supportait
-difficilement ce contact perpétuel avec le monde et
-le spectacle de la médiocrité humaine. Vainement
-cherchait-il dans ces salons, plus mornes pour
-lui qu’une geôle, un interlocuteur capable de
-comprendre une grande pensée. Les automates auxquels
-il s’adressait étaient cependant ses frères
-d’armes ; comme lui ils étaient investis d’une mission
-sacrée, mais ils n’en comprenaient pas la
-noblesse. Satisfaits du présent, ils accomplissaient
-comme des employés honnêtes leurs besognes quotidiennes,
-sans être tourmentés d’aucun rêve héroïque.
-Beaucoup aimaient sincèrement leur patrie, mais
-d’un amour paisible, modéré, presque conjugal. Ils
-ne souffraient point de ses fautes, son amoindrissement
-les laissait résignés. Ils étaient prêts certainement,
-si l’honneur l’exigeait, à mourir pour elle,
-pourtant ils préféraient leur vie à sa gloire. Un
-jour Paul Dacellier, s’attardant au fumoir avec quelques
-officiers et les entendant évoquer, sans émotion,
-l’invasion de 70, avoua son désir ardent d’une
-revanche éclatante et prochaine. Sa ferveur fit tout
-d’abord sourire ceux qui l’écoutaient, puis sembla
-les scandaliser.</p>
-
-<p>— Vraiment, mon cher, je ne vous comprends pas,
-s’écria tout à coup le colonel Douran d’une voix
-railleuse. Avez-vous vraiment soif de sang ? La
-guerre, quelle qu’en soit l’issue, me semble chose
-horrible, et la haïr est un devoir, même pour nous
-autres militaires. Nous saurons, s’il le faut, y jouer
-notre rôle sans défaillance, mais nous n’avons pas
-le droit de la désirer, non, c’est aussi monstrueux
-que de voir un pompier désirer l’incendie qu’il est
-chargé d’éteindre.</p>
-
-<p>Cette comparaison pitoyable fut unanimement
-applaudie et Paul Dacellier, ce soir-là, rentra chez
-lui désespéré.</p>
-
-<p>Il ne pouvait, au reste, sans une vive souffrance se
-trouver en contact avec le colonel Douran qui, plus
-jeune que lui de quelques années, avait été, en 1895,
-sous ses ordres à Lille. Douran, alors capitaine,
-scandalisait la ville par les désordres de sa conduite
-et son luxe suspect. Il tirait sans scrupules, du jeu,
-des femmes, des plus viles intrigues, ses moyens
-d’existence. Puissamment protégé, très influent dans
-les milieux politiques, il se croyait le maître de
-ses supérieurs, rejetait toute discipline, négligeait
-entièrement son service. Dacellier ne put souffrir
-son insolence. Il lui infligea, après plusieurs punitions
-très rudes, un blâme public que le misérable
-ne lui pardonna pas. Séparés durant des années, ils
-se retrouvèrent à Fontainebleau. Douran qui, grâce
-à son esprit d’intrigue, avait bénéficié d’un avancement
-rapide, était maintenant par le grade l’égal
-de son ancien chef dont il prenait plaisir à bafouer
-les sentiments secrets. Toutes ses paroles étaient
-comme de la boue jetée sur les pures figures qui,
-constamment, assistaient Paul Dacellier. La patrie,
-le devoir, l’honneur inclinaient alors un visage terni
-vers leur triste dévot et celui-ci souffrait comme un
-homme qui voit mourir tout ce qu’il aime. Pourtant,
-il supportait généralement en silence cette torture,
-dédaignant les attaques d’un adversaire indigne.</p>
-
-<p>Un soir, durant un dîner d’officiers, il perdit
-patience. Douran, placé à ses côtés, cherchait comme
-toujours à le blesser dans ses opinions les plus
-chères. Envisageant l’éventualité d’une guerre prochaine,
-il affirmait qu’elle se terminerait inévitablement
-par la victoire de l’Allemagne. La France
-devait perdre toute espérance d’écraser sa rivale.
-Efféminée, corrompue, divisée, elle subissait le sort
-de la Grèce et de Rome et, après avoir dominé le
-monde, entrait en décadence. Elle pouvait encore
-exercer sur l’Europe une suprématie intellectuelle
-et pacifique, mais son rôle militaire était fini, elle
-n’était plus capable de porter une épée. Dacellier,
-contenant sa colère, écoutait en silence ces paroles
-décourageantes, tout en observant les jeunes officiers
-qui l’entouraient. Sur le visage de beaucoup d’entre
-eux, il remarqua une expression d’abattement
-résigné. Ce n’était pas la première fois qu’ils entendaient
-émettre de telles théories. Ils les croyaient
-vraies, indéniables. Ils avaient pris leur parti
-d’appartenir à un peuple vaincu, ils avaient accepté
-la défaite de leur pays et c’était là, Dacellier le
-savait, la cause unique de l’abaissement de la
-France. Elle gardait intacte, ses qualités guerrières,
-sa générosité, sa fougue. Il eût suffi, pour qu’elle
-redevînt puissante et glorieuse, que ses enfants
-eussent foi en elle. Le colonel voulut essayer d’en
-convaincre ses collègues : il tenta de rendre l’orgueil
-nécessaire à ces cœurs humiliés. Sa parole émue,
-ferme, ardente, vibrante d’amour, était comme une
-torche brûlante dont les multiples étincelles enflammaient
-peu à peu toutes les âmes. Les conversations
-particulières avaient cessé et les plus vieux
-chefs, comme les plus jeunes lieutenants, écoutaient
-cette voix passionnée qui, en leur expliquant la
-nature du mal dont la patrie mourait, leur indiquait
-le moyen de la faire revivre.</p>
-
-<p>Douran cependant avait accepté la lutte. Il combattait
-pied à pied son adversaire. Non, ce n’était point
-sans raison que la France doutait d’elle-même.
-C’était lui rendre un mauvais service que de l’exciter
-à la présomption en lui prêtant des qualités qu’elle
-ne possédait plus. Tout homme sensé devait préférer
-la vérité, si humiliante qu’elle fût, aux plus flatteuses
-illusions. Il citait des chiffres, des faits,
-vantait l’organisation parfaite de l’Allemagne et son
-formidable outillage. Le seul accroissement de sa
-population suffisait à lui garantir l’hégémonie du
-monde. Contre cette géante, le gouvernement français
-se trouvait désarmé. La politique conciliante
-qu’il suivait depuis des années, blâmée par les
-énergumènes du chauvinisme, apparaissait aux gens
-raisonnables comme un chef-d’œuvre de sagesse et
-d’habileté ; car c’était seulement en limitant ses
-armements, en évitant de porter ombrage à sa
-redoutable ennemie, que la France pourrait continuer
-à vivre.</p>
-
-<p>Ces conclusions causèrent une impression de
-malaise et de stupeur pénible à ceux-là mêmes que
-les arguments précis de Douran avaient impressionnés.</p>
-
-<p>— Mais, objecta froidement Dacellier, baissant les
-yeux pour cacher les flammes qui s’allumaient dans
-son regard, avez-vous bien prévu, colonel, les dernières
-conséquences de vos théories ? Plus la puissance
-de l’Allemagne s’accroît, plus elle a besoin
-d’expansion. Si, nous voyant trembler ainsi devant
-elle, après l’Alsace et la Lorraine elle veut s’annexer
-la Champagne ?</p>
-
-<p>Douran comprit que Dacellier l’entraînait sur un
-terrain dangereux. Reculer n’était plus possible. Il
-dit avec un regard de défi :</p>
-
-<p>— Notre diplomatie saura, je l’espère, limiter de
-telles exigences. Souhaitons qu’elle soit à la hauteur
-de sa tâche.</p>
-
-<p>— Que peut-elle ? insista Dacellier. Offrir à la
-place de la richesse convoitée une richesse moindre,
-une colonie pour une province ?</p>
-
-<p>— Peut-être. Tout vaut mieux qu’une guerre
-ruineuse qui nous effacerait de la carte du monde.
-Le malade qui accepte une amputation douloureuse
-pour ne pas mourir fait preuve de sagesse.</p>
-
-<p>L’auditoire protesta contre ces paroles par un long
-murmure. Paul Dacellier ne put dominer son
-indignation.</p>
-
-<p>— Vous êtes officier, colonel, s’écria-t-il, vous
-portez l’uniforme de défenseur de la France ; pourtant,
-par vos pensées et vos paroles, vous la trahissez
-à toute heure. Votre épée, vous devriez la briser ;
-en cas de danger elle ferait mauvaise besogne, puisqu’il
-n’y a que lâcheté et défection dans votre cœur.</p>
-
-<p>Dès le lendemain, il regretta sa vivacité, car il
-réprouvait le duel et n’admettait pas que les
-frères d’une même race cherchassent à s’entre-tuer.
-Contraint cependant d’accepter les conséquences de
-son emportement, il prit pour témoins le commandant
-Heller et un vieil officier en retraite.</p>
-
-<p>Si pressés que fussent les deux adversaires d’en
-finir avec cette affaire, le duel, pour des causes
-diverses, ne put être fixé qu’au lundi suivant. On était
-au mercredi. Durant cette longue attente, Dacellier,
-qu’obsédait la crainte de tuer Douran, fut plus que
-jamais injuste pour son entourage, particulièrement
-pour Laurence qu’affolèrent ses ordres contradictoires
-et ses continuels reproches.</p>
-
-<p>Le lundi matin, en s’habillant, il pensa pour la
-première fois qu’il pouvait être tué dans cette
-rencontre. C’était à ses yeux un malheur bien
-moindre que de porter toute sa vie le poids d’un
-meurtre. Pourtant, un regret poignant lui étreignit
-le cœur en songeant qu’il ne verrait pas la guerre
-vengeresse et victorieuse qu’il avait attendue toute
-sa vie. Il s’attendrit aussi sur sa fille. La veille
-encore, au cours d’une vive discussion, il l’avait très
-durement traitée. Elle fut donc fort étonnée de le
-voir entrer dans sa chambre, s’approcher de son lit
-avec un visage doux et triste. Il la pria humblement
-d’oublier tout ce qu’il lui avait dit dans sa colère
-et l’embrassa à plusieurs reprises sans pouvoir lui
-dissimuler son émotion. Elle reçut froidement ces
-caresses inattendues, car elle ne pouvait deviner
-qu’il s’agissait peut-être d’un adieu.</p>
-
-<p>— Oublier, ce n’est pas si facile, dit-elle à Ursule,
-dès que son père fut parti. Pense-t-il, par quelques
-paroles d’excuse, effacer tout le mal qu’il me fait
-chaque jour et depuis si longtemps ?</p>
-
-<p>— Ne le jugez pas, supplia l’indulgente Ursule.
-Vous savez bien qu’il n’est pas responsable. J’aurais
-voulu qu’il ne sortît pas ce matin. Avez-vous
-remarqué comme il était pâle ? Je crains qu’il ne soit
-malade.</p>
-
-<p>— Bon, cela m’est égal ! s’écria Laurence, dominée
-par sa rancune, je ne vais pas m’inquiéter pour lui,
-soyez-en sûre. Non, non, je n’ai pas assez de pitié
-dans le cœur pour plaindre un homme si dur !</p>
-
-<p>Combien, dans quelques heures, elle devait
-regretter ses paroles !</p>
-
-<p>Paul Dacellier et ses témoins arrivèrent les
-premiers au carrefour des Héronnières, près duquel
-devait avoir lieu le duel. Pour la première fois
-depuis des mois, le soleil, par ce beau matin d’avril,
-ne rencontrait aucun obstacle sur sa route, aucun
-nuage, et montait triomphalement dans un ciel absolument
-vide. L’atmosphère était douce comme celle
-de juin, avec quelque chose de plus allègre. Comme
-une petite fille qui s’est vêtue d’une robe longue pour
-jouer à la dame, mais dont le rire enfantin, la voix
-aigrelette trahit la ruse, le printemps avait pris
-l’aspect du plein été, sans perdre cependant la grâce
-folâtre, la fraîcheur piquante qui l’apparentent à
-l’extrême jeunesse.</p>
-
-<p>Douran tira le premier. Dacellier entendit la balle
-sifflante passer à sa gauche, mais sans le blesser
-comme il l’avait espéré. Sa main se crispa sur son
-pistolet. Et tout à coup un vide absolu se fit dans
-son cerveau. Il cessa de penser. Ses yeux, éblouis
-par l’éclat du jour, fixaient l’horizon bleu, les
-arbres encore dépouillés, mais ruisselants de soleil,
-tout ce fond lumineux sur lequel se détachait, insignifiante,
-puérile, la mince silhouette de son adversaire.
-Il se rappelait vaguement qu’il lui faudrait
-tirer sur cet homme au commandement du témoin
-qui réglait le combat. Mais la gravité de cet acte lui
-échappait complètement. Le signal donné, il visa
-avec autant d’indifférence que s’il se fût agi d’une
-cible insensible. La détonation de son arme se perdit,
-assourdie, dans l’espace, sans troubler sa sérénité
-radieuse. Certainement, ce n’était là qu’un jeu
-d’enfant, inoffensif. Pourtant Douran chancela. Une
-tache de sang parut et s’agrandit sur sa chemise
-claire.</p>
-
-<p>Déjà le docteur, les témoins s’empressaient autour
-du blessé. Son bras pendait inerte. La balle,
-frappant à l’épaule, venait de lui briser la clavicule.
-Un pansement sommaire fut fait. Douran, très pâle,
-furieux de sa mauvaise chance, mordait sa lèvre
-et s’efforçait de dissimuler son dépit. Tout à coup
-ses traits se détendirent, un sourire féroce éclaira
-son visage, il ne put retenir une exclamation qui
-vibra comme un cri de triomphe :</p>
-
-<p>— Oh ! oh ! mais voyez donc, docteur, voyez donc
-Dacellier, lui aussi, ce me semble, a besoin de vos
-soins !</p>
-
-<p>Alors seulement ceux qui l’entouraient remarquèrent
-l’étrange attitude de Paul Dacellier. Il
-s’avançait vers eux, lentement, les yeux obstinément
-fixés sur l’herbe où il paraissait suivre une trace
-invisible pour tout autre que lui. Sa démarche était
-chancelante comme celle d’un homme ivre. Parfois,
-il se jetait de côté comme pour éviter de poser le pied
-sur cette chose mystérieuse qui le fascinait. Quand
-il fut tout près du groupe qui le considérait avec
-stupeur, il leva la tête. Son visage était blême, figé
-dans une expression d’horreur indicible ; il bégaya
-des paroles confuses où le mot « sang » revenait sans
-cesse comme un refrain tragique. Et il montrait du
-doigt l’herbe verte où luisaient seulement la rosée
-et les premières violettes.</p>
-
-<p>— Ah ! le pauvre ! il n’a jamais eu la tête bien
-solide, cela devait finir ainsi, murmura Douran,
-affectant la plus vive émotion.</p>
-
-<p>Le commandant Heller comprit aussitôt le parti
-que le misérable pouvait tirer d’un incident si regrettable.
-Il riposta vivement, s’adressant au docteur,
-sans lui laisser le temps d’émettre un avis :</p>
-
-<p>— Ce n’est rien, absolument rien, n’est-ce pas,
-docteur ? Il s’agit seulement d’une insolation. Dacellier
-était en plein soleil, la tête nue, et ces premières
-chaleurs, succédant aux rigueurs de l’hiver, sont
-dangereuses.</p>
-
-<p>Le jeune médecin, discret et timide, n’osa discuter
-ce diagnostic assez fantaisiste. Il répéta, docile :</p>
-
-<p>— Oui, oui, certainement, c’est une insolation sans
-gravité !</p>
-
-<p>Dacellier se laissa conduire vers la voiture qui
-stationnait à cent mètres de là. Le commandant
-Heller l’y fit monter. Affectant une sécurité parfaite,
-il congédia le docteur, le renvoya près de Douran.
-Il se débarrassa aussi de son collègue qui, pour
-laisser plus de place au malade, s’installa sur le
-siège à côté du cocher.</p>
-
-<p>La voiture reprit lentement le chemin de la ville.
-Très calme, Dacellier délirait doucement. Dans son
-égarement même, la France restait l’unique objet
-de sa pensée, sa préoccupation constante. Il semblait
-croire que la guerre était proche, s’inquiétait de la
-mobilisation imminente et demandait sans cesse avec
-angoisse si Douran serait en état de rejoindre son
-régiment. Heller lui répondait avec patience, le rassurait
-comme un enfant. Son cœur se serrait en songeant
-à Laurence, car il l’aimait, sachant quel
-secours sa fille avait trouvé près d’elle.</p>
-
-<p>Il n’eut pas la consolation de pouvoir adoucir le
-coup qui devait la frapper. Elle le reçut en plein
-cœur, sans préparation, car, tentée par la beauté de
-cette matinée radieuse, elle sortait de sa demeure
-avec son chien Consul, au moment même où Paul
-Dacellier descendait de voiture, chancelant et soutenu
-par ses deux témoins.</p>
-
-<p>Ah ! combien son aspect était étrange et pitoyable !
-Quelle déchéance, quel avilissement dans son attitude !
-Son corps, selon les impulsions qu’il recevait,
-ployait tout d’une pièce, en avant ou en arrière,
-comme un pantin cassé. Son veston, rajusté à la hâte,
-bâillait sur sa chemise claire. Il avait sur son visage
-le même désordre que dans sa tenue, d’ordinaire si
-correcte. La grimace convulsive de la bouche dérangeait
-l’harmonie des traits, et les yeux vagues,
-errants, n’exprimaient plus rien qu’une inquiétude
-confuse, une stupeur hagarde.</p>
-
-<p>Dès qu’il aperçut son maître, Consul, selon son
-habitude, lui sauta joyeusement aux épaules en
-aboyant à pleine voix. On l’écarta. Il revint à la
-charge, s’amusant de ce qu’il prenait pour un jeu.
-Le malade, se jetant de côté avec une vive répulsion,
-essayait de fuir ses caresses et tremblait
-comme un enfant devant la bête affectueuse qu’il ne
-connaissait plus.</p>
-
-<p>Vainement, le commandant Heller s’efforça-t-il de
-rassurer Laurence qui, plus blanche que le mur
-contre lequel elle s’appuyait, contemplait cette scène
-dans une silencieuse agonie. Elle ne comprenait pas
-le sens de ses explications et s’effrayait seulement
-de la pitié qu’elle lisait dans ses yeux.</p>
-
-<p>Ursule, prévenue à son tour, accourut bientôt,
-bouleversée, tout en larmes. Mais les préoccupations
-matérielles qui, en toutes circonstances, retombaient
-toujours sur elle, la ressaisirent très vite, l’obligèrent
-à surmonter son émotion. Elle envoya la
-femme de chambre chercher le docteur Briol,
-médecin ordinaire de la famille, puis elle prépara
-le lit de Dacellier qui se laissa déshabiller et coucher
-docilement. Laurence, s’étant assise au chevet de
-son père, regardait avec une épuisante attention ce
-visage où elle cherchait en vain une lueur d’intelligence
-et de raison. Elle prenait les mains du malade,
-se penchait vers lui, l’appelait. Il ne l’entendait pas,
-et, constamment, dans une plainte monotone, répétait
-les mêmes paroles où se trahissaient son remords
-et sa douleur :</p>
-
-<p>— Versé le sang !… un Français… le sang de
-France…</p>
-
-<p>Durant trois jours, il demeura dans cet état de
-calme égarement. Sa température était normale, son
-appétit régulier. Mais il délirait du matin au soir et
-ne reconnaissait personne. Le professeur Noveu, le
-grand spécialiste de la neurasthénie, qui soignait
-Dacellier depuis quatre ans, expliqua plus tard
-assez facilement cette crise causée par l’appréhension
-dont le malade avait souffert en attendant le
-dénouement de sa querelle avec Douran. Mais,
-durant les premiers temps, Briol, livré à ses propres
-lumières, s’exagéra la gravité du mal. Ses réticences,
-son embarras, son pessimisme évident convainquirent
-Laurence que son père avait perdu la raison
-pour toujours. Ursule, qu’effrayait son désespoir,
-l’éloignait autant que possible de la chambre du
-colonel. Elle revenait cent fois par jour, étouffant
-le bruit de ses pas, rôder devant la porte close.
-Sa vie n’était plus qu’une inquiétude de tous les instants,
-une anxieuse et navrante attente.</p>
-
-<p>Enfin, le matin du quatrième jour, Ursule lui
-apprit que son père était mieux portant et qu’il la
-demandait. Le malade, en effet, dès qu’il la vit,
-l’appela par son nom. Elle eut devant cette résurrection
-soudaine une crise de larmes dont il s’émut
-beaucoup. Il se fit apporter un journal, remarqua
-que trois jours s’étaient écoulés depuis le duel et
-s’étonna de n’avoir aucun souvenir de ces trois jours.
-Ursule lui débita la fable qu’elle tenait prête. Il avait
-eu sur le terrain une insolation suivie d’un accès de
-fièvre accablant qui le tenait depuis soixante-douze
-heures dans un assoupissement continuel.</p>
-
-<p>Vers onze heures, le commandant Heller vint
-prendre des nouvelles. Paul Dacellier voulut le recevoir,
-lui parla de Douran et apprit avec joie que son
-état n’inspirait aucune inquiétude, et que sa blessure
-était en voie de guérison. Alors il parut tout à fait
-tranquille. Comme le temps était beau, on le
-descendit au jardin où il déjeuna sous les arbres
-avec Ursule et Laurence. Trois jours après, il reprit
-son service et sa vie ordinaire.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VI</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Pas un d’entre eux ne fait le bien,
-pas un seul.</p>
-
-<p class="attr">Ps. XIII.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Douran, cependant, n’oubliait pas. Dans les premiers
-transports de sa colère, cédant à des instincts
-simples et primitifs, il avait un moment souhaité de
-tuer son adversaire. Maintenant, il se rendait compte
-que cette mort n’eût point assouvi sa haine. Une vengeance
-plus raffinée, plus complète, s’offrait à lui.
-Le sort lui avait livré plus que la vie : l’honneur
-même de son ennemi. Il pouvait faire de cet être, si
-fier et jusqu’alors inattaquable, un objet de pitié et
-de dérision. Sa défaite apparente était une victoire,
-sa blessure même le servait, lui donnait l’attitude et
-l’autorité d’une victime. Orgueilleux jusqu’à la folie,
-Douran supportait difficilement le mépris de ses
-semblables. Il souffrait encore de la désapprobation
-unanime qu’avaient soulevée ses propos imprudents,
-lors de sa discussion avec Paul Dacellier. Quelle
-revanche, s’il pouvait convaincre ses auditeurs qu’ils
-avaient applaudi les paroles d’un fou, les utopies
-d’un cerveau en délire !</p>
-
-<p>Au premier ami qui vint le voir, il raconta sous
-le sceau du secret toutes les péripéties du duel, affectant
-la plus grande pitié pour son adversaire.</p>
-
-<p>— Par Dieu, mon cher, ne parlez à personne de
-cet accident si pénible, dit-il en terminant. Ce pauvre
-Dacellier ! cela pourrait lui nuire. Il m’a fait peur,
-je l’avoue, son aspect était effrayant. Heller, fort
-compétent sans doute en ces matières, nous a déclaré
-qu’il s’agissait seulement d’une insolation. Au mois
-d’avril… à dix heures du matin !… n’importe, je veux
-bien, je ne demande pas mieux, mais au fond, vous
-savez !…</p>
-
-<p>Il frappa plusieurs fois son front de son index
-dans un geste éloquent. Son interlocuteur le comprit
-aisément. Il promit de se taire. Mais, dès le lendemain,
-une dizaine de personnes bien renseignées
-allaient colporter de salon en salon une nouvelle
-sensationnelle : Dacellier avait eu sur le terrain un
-accès de folie furieuse, et son internement dans une
-maison de santé devenait une nécessité.</p>
-
-<p>Douran avait à Fontainebleau beaucoup d’obligés,
-de séides, aveuglément attachés à sa fortune. Ils
-affluèrent chez lui. Adoptant servilement l’attitude
-de leur protecteur, ils affectaient de plaindre Dacellier :
-« C’était un officier de grande valeur, un homme
-loyal auquel on pardonnait volontiers sa rudesse.
-Comment expliquer cet accès de folie ? Jusqu’alors
-il avait paru fort sain d’esprit. »</p>
-
-<p>Douran hochait la tête. Oui, sans doute. Pourquoi
-cependant vivait-il si seul et sans amis ? Pourquoi
-sa fille imitait-elle si jalousement sa réserve ? Nul
-n’avait jamais pénétré dans l’intimité de cette maison
-mystérieuse. Les domestiques n’y séjournaient
-pas longtemps, s’en échappaient comme d’un enfer,
-terrifiés par l’extraordinaire violence du maître.
-Quiconque causait avec lui remarquait vite, au
-reste, l’exaltation de ses idées, son irritabilité anormale.
-Il ne pouvait souffrir la contradiction. C’est
-pourquoi il l’avait provoqué, lui, Douran, d’une
-façon si brutale et si inattendue.</p>
-
-<p>Alors le bon apôtre s’excusait. Il avouait qu’il connaissait
-depuis longtemps le déséquilibre mental de
-Dacellier. Il avait eu grand tort de ne pas lui céder.
-Pourquoi discuter avec un malade qui ne savait
-répondre aux arguments les plus sensés que par des
-injures inqualifiables ?</p>
-
-<p>Ces propos recueillis, répétés, commentés par
-des courtisans dociles, émurent l’opinion publique
-en faveur de Douran. Il passa pour la victime
-innocente d’un fou dangereux. Dacellier, qui le
-détestait depuis longtemps, l’avait insulté lâchement
-sans aucun motif sérieux. Bientôt on affirma que ce
-forcené, violant toutes les lois du duel, sans attendre
-aucun signal, avait déchargé entièrement son pistolet
-sur son adversaire, en avançant sur lui jusqu’à
-le toucher. Douran lui-même et les quatre témoins
-de la rencontre démentaient énergiquement cette
-version. Nul ne voulut les écouter. On admira leur
-magnanimité. Ils altéraient la vérité par esprit de
-corps, par pitié pour un camarade malheureux qu’un
-mot de leur bouche pouvait déshonorer. Mais leur
-compassion n’était-elle point criminelle ? Voici que
-Dacellier avait repris son service, on le voyait passer
-calme et correct dans les rues. Un nouvel accès
-de folie n’était-il pas à craindre ? Qui en serait maintenant
-la victime ? Ne vaudrait-il pas mieux destituer
-et enfermer cet homme considéré à juste titre comme
-un danger public ?</p>
-
-<p>Tandis que la calomnie, la haine préparaient
-ainsi sa ruine, le colonel demeurait tranquille,
-dans une ignorance absolue et pleine de sécurité.
-S’il eût connu, au reste, les manœuvres de son
-ennemi, il n’eût point daigné se défendre. Ce grand
-cœur chimérique était inaccessible à la crainte et se
-croyait invulnérable, parce qu’il se savait sans
-reproche.</p>
-
-<p>Pas plus que son père, Laurence ne pouvait discerner
-les premiers symptômes de l’orage qui grondait
-au dehors, si loin de sa retraite. Après avoir
-traversé les pires angoisses, elle subissait la réaction
-bienheureuse qui suit la cessation brusque d’une
-souffrance aiguë. Cette délivrance coïncidait avec
-l’épanouissement du printemps. Toute sa jeunesse
-se jetait impétueusement vers la joie, pardonnait
-à la vie, s’agenouillait en extase devant la beauté
-du monde.</p>
-
-<p>Un matin de mai, elle descendit au jardin pour
-y cueillir les premiers lilas. Debout auprès du bosquet
-où ils s’épanouissaient dans une exubérance
-radieuse, elle choisissait, parmi leurs thyrses, les
-plus violets. Parfois, pour atteindre une branche
-trop haute, elle sautait en l’air légèrement. Consul
-aussitôt, piqué d’émulation, l’imitait, plein de zèle,
-en jappant frénétiquement. Elle riait de ses bonds
-prodigieux et, avec une allégresse enfantine, l’excitait
-contre la fleur inaccessible. Il était onze
-heures du matin. Paul Dacellier ne rentrait jamais
-de son école avant midi. Ursule était partie la veille
-pour Paris, chargée d’une foule d’achats importants.
-Laurence, sans contrainte, sans inquiétude, goûtait
-pleinement sa liberté. Une surprise heureuse vint
-accroître sa joie, des pas crièrent sur le gravier. Elle
-se retourna et vit venir à elle sa femme de chambre,
-précédant un visiteur inattendu, le lieutenant-colonel
-Arêle.</p>
-
-<p>C’était l’unique ami de Paul Dacellier et son compatriote.
-Nés tous deux à Sedan, ils avaient, enfants,
-joué aux mêmes jeux, connu les mêmes visages,
-exploré le même pays, grandi dans le même décor,
-avant d’être unis plus intimement encore par un
-commun amour de la patrie et par des études semblables.
-Sorti de Polytechnique en même temps que
-Dacellier, Arêle, mathématicien et technicien remarquable,
-mais desservi par son cléricalisme, avait
-toute sa vie végété dans des postes obscurs. Il dirigeait
-à cette époque la poudrerie de Morgins, à une
-heure de Paris, et comptait y rester jusqu’à sa
-retraite, ayant peu d’espoir de passer jamais général.
-Mais il acceptait sans révolte cette injustice.
-Arêle avait trois fils. Les deux aînés, depuis dix ans,
-avaient quitté le monde pour entrer en religion chez
-les Jésuites ; le troisième était officier d’infanterie.
-A plusieurs reprises, Laurence, invitée avec son père
-chez le colonel, avait étudié de près sa vie toute
-pure. Levé à cinq heures du matin, il assistait
-chaque jour à la première messe où il communiait ;
-puis, aussitôt après, il visitait ses pauvres, s’informait
-de leurs besoins, leur distribuait ses aumônes.
-M<sup>me</sup> Arêle, délicate de santé, ne quittait guère sa
-chambre que pour se rendre à l’église. Elle ne
-renonçait pas pour cela à exercer la charité. Et
-c’était tout le jour autour de sa chaise longue un
-défilé constant d’affligés qui venaient réclamer ses
-conseils, son aide, ses consolations, et dont elle
-savait toujours alléger la misère. Ces deux êtres
-vivaient dans une union parfaite, ayant le même
-but, les mêmes convictions, la même foi. Ils faisaient
-le bien sans ostentation, avec un empressement
-aimable, une simplicité radieuse. Laurence
-ne songeait jamais à la paix de cet intérieur
-sans un étonnement désolé, une nostalgie poignante.
-Paul Dacellier, qui savait comme elle admirer tout ce
-qui est grand, vénérait Arêle. Arêle avait pour lui cet
-admirable amour chrétien qui surpasse tout autre
-amour parce qu’il s’adresse uniquement à l’âme,
-n’admet aucune séparation, aucune rupture, aucun
-oubli, franchit indifférent l’abîme de la mort et ne
-voit dans l’amitié la plus belle que le commencement
-et l’ébauche d’une éternelle amitié. Ce croyant,
-enivré des pures délices de la religion, comprenait
-mieux que personne la douleur de ceux qui n’ont
-point trouvé la vérité. L’incrédulité de son ami le
-navrait. Il le plaignait si profondément qu’il eût
-presque consenti à perdre sa foi pour la lui donner ;
-et, dans ses prières, il ne cessait de solliciter le
-secours de la grâce pour ce pauvre cœur si triste et
-si troublé.</p>
-
-<p>Bien que le colonel Arêle ne fût jamais venu à
-l’improviste à Fontainebleau, son arrivée n’éveilla
-chez Laurence ni soupçons, ni inquiétude. Tous les
-événements de la vie avaient ce matin-là pour elle
-les couleurs roses et bleues du jour.</p>
-
-<p>Elle embrassa gaiement son vieil ami et, pendant
-qu’il la félicitait de sa bonne mine, elle le considérait
-avec une complaisance attendrie. Elle le
-trouvait charmant, malgré sa laideur. Grand, très
-fort, les épaules larges, l’encolure courte et massive,
-le teint coloré, les traits lourds, il plaisait cependant
-par son sourire plein de bonté, par la limpidité de
-son regard bleu, candide comme celui d’un enfant.
-L’âme toute pure resplendissait à travers la rude
-enveloppe. On sentait que la vie avait passé sur cet
-homme sans lui imprimer aucune flétrissure. Il gardait,
-en dépit de l’âge, une jeunesse étrange, la
-jeunesse éternelle de l’être que les passions n’ont
-jamais souillé.</p>
-
-<p>Pourtant, il n’avait pas ce matin sa sérénité coutumière.
-Tandis que Laurence l’entraînait dans la
-grande allée qui tournait autour du jardin rond, il
-écoutait en silence son joyeux bavardage, évitant
-de la regarder. Car il était venu dans cette maison
-comme un messager de malheur. En l’absence
-d’Ursule, il allait être obligé d’annoncer, à cette
-enfant qu’il aimait, de pénibles nouvelles, et il hésitait,
-navré du mal qu’il allait faire.</p>
-
-<p>Laurence ne remarquait pas le trouble de son vieil
-ami. Elle lui désignait au passage les fleurs fraîchement
-écloses, lui faisait admirer la parure du
-jardin. Bientôt, elle parla de son père, de la terrible
-crise dont il avait souffert après le duel avec Douran.
-Ce souvenir, même aujourd’hui, lui semblait
-doux, lui permettait de mieux goûter sa sécurité
-présente. Serrant contre sa poitrine les lilas qu’elle
-venait de cueillir et qui, chauffés par le soleil,
-mais humides encore de rosée, avaient la fraîche
-tiédeur d’un corps vivant, elle répétait avec un
-accent de délivrance :</p>
-
-<p>— Enfin, c’est fini tout cela. Quel bonheur !</p>
-
-<p>Le temps passait. Dacellier pouvait rentrer d’un
-instant à l’autre. Le colonel Arêle se décida :</p>
-
-<p>— Non, mon enfant, dit-il avec une infinie pitié,
-non, hélas ! ce n’est pas fini.</p>
-
-<p>Elle comprit tout de suite, laissa tomber les fleurs
-qu’elle tenait et se dépouilla en même temps de
-toute sa joie. Elle ferma les yeux pour ne plus voir
-l’odieuse lumière qui l’avait séduite et trompée. Le
-colonel devina que, pour cette nature violente, l’attente
-du malheur était plus pénible que le malheur
-lui-même. Il se hâta d’expliquer le motif de sa visite
-et le danger qui menaçait son ami.</p>
-
-<p>Douran, en effet, avait réussi plus vite et plus complètement
-qu’il ne l’espérait dans son œuvre, ayant
-trouvé partout des alliés inattendus, prêts à servir
-sa rancune. Son adversaire, en effet, comme toutes
-les natures excessives, n’inspirait que des sentiments
-extrêmes, respect fanatique ou exécration.
-Dans les affaires de son service, il parvenait à
-dominer par amour du devoir l’irritabilité de son
-caractère. Il était sévère, mais équitable, sachant discerner
-du premier regard toute aptitude définie,
-toute supériorité, toute grandeur. Pourtant sa parole
-franche et rude lui avait suscité d’innombrables
-ennemis. Et tandis qu’il décourageait par sa froideur
-distante les dévouements, il avivait sans cesse les
-haines dont il était l’objet. Plusieurs officiers placés
-sous ses ordres, légers, paresseux, incapables et
-comme tels souvent en butte à ses duretés, ne souffraient
-qu’avec peine sa domination et le détestaient
-mortellement. Leurs éternelles récriminations prirent
-soudain une importance considérable. On leur donna
-raison. L’inflexible justice du chef, conscient de sa
-responsabilité, fut appelée rigueur d’insensé ; sa fermeté,
-despotisme inacceptable. Ses ordres parurent
-incohérents, stupides. Des plaintes parvinrent au
-ministère de la Guerre. Douran, très lié avec plusieurs
-députés influents, les appuyait, répétait inlassablement
-qu’on ne pouvait laisser un commandement
-important à un homme dont les accès de folie,
-constatés par plusieurs témoins, mettaient journellement
-en péril la vie de ses semblables. Son insistance
-avait obtenu gain de cause. Le colonel Arêle venait
-d’apprendre que la destitution de Dacellier n’était
-plus qu’une question de jours.</p>
-
-<p>Bien que son vieil ami n’eût point voulu lui dire
-toute la vérité, Laurence devina facilement que son
-père passait pour fou. Elle comprit pourquoi, bien
-qu’il fût guéri depuis un mois, Lucie Jaffin persistait
-à lui demander de ses nouvelles. Elle se rappela
-mille paroles empoisonnées dont le sens lui avait
-échappé. Et elle se mit à trembler de tous ses membres,
-secouée par le déchaînement d’une indignation
-furieuse.</p>
-
-<p>— Ah ! les lâches ! sanglotait-elle, les lâches !
-Qu’est-ce que mon père leur a fait ? Un être si droit,
-si noble ! Comme il souffrait d’avoir blessé Douran,
-comme il s’est inquiété de lui ! Et pourtant… oh !
-mon Dieu, je voudrais, moi, qu’il l’eût tué. Mais un
-homme qui vit à l’écart de tout, avec un rêve sublime
-dans le cœur, c’est un fou, un malfaiteur, un danger
-pour la société ! Il faut le déshonorer, briser sa
-carrière, paralyser à jamais son activité. De telles
-injustices sont possibles ! Je ne le savais pas ! non,
-je ne le savais pas encore !</p>
-
-<p>Le colonel Arêle laissa passer cet ouragan.</p>
-
-<p>— Hélas ! mon enfant, murmura-t-il, l’injustice du
-monde est sans bornes et je comprends qu’elle vous
-révolte. Si nous voulons la supporter, il faut songer
-à la grande victime. Ah ! si c’était notre frère, notre
-père qui fût traîné aujourd’hui devant nous, au
-milieu des huées, jusqu’au calvaire, quel ne serait
-pas notre désespoir ! Jésus était plus que notre père
-et notre frère, plus noble, meilleur que la plus
-intègre des créatures, pourtant nous l’avons tous
-trahi et crucifié. Voilà la grande injustice, voilà le
-grand forfait.</p>
-
-<p>Au plus fort de sa révolte, Laurence fut irrésistiblement
-touchée par ces paroles prononcées avec
-tant d’émotion. Elle admira ce pur chrétien dont
-elle ne pouvait suspecter la bonté, mais qui, maintenant
-toujours son âme en extase au pied de la
-croix, considérait la douleur avec un si tranquille
-amour. Un instant elle voulut l’imiter, tenta de
-formuler dans son cœur une prière. Elle n’avait
-point l’habitude de la discipline catholique, et cet
-élan vers la paix s’acheva dans un nouvel accès de
-désespoir.</p>
-
-<p>— Je ne peux pas accepter, gémit-elle. Je sais
-bien que mon père ne pourra supporter cela. Son
-école !… il l’aime plus que sa vie, nul poste ne
-lui a jamais été plus cher. S’il en est chassé de cette
-façon brutale, ignominieuse, il en mourra, il se
-tuera peut-être.</p>
-
-<p>Arêle tressaillit, atteint cette fois jusqu’au fond
-du cœur. Connaissant la nature violente et sombre
-de Dacellier, il le savait capable d’accomplir cet acte
-désespéré qui les eût séparés pour toujours. Alors
-il exposa brièvement à Laurence le plan qu’il avait
-formé pour sauver son ami. En faisant agir toutes
-les influences dont il pouvait disposer, il espérait
-neutraliser quelque temps encore les intrigues de
-Douran et retarder son triomphe. Mais il fallait
-que Dacellier, prévenant la mesure de rigueur qui
-devait le frapper, demandât, le plus tôt possible, un
-congé d’un an et quittât Fontainebleau. Le scandale
-qu’avait causé son accident s’oublierait peu
-à peu. Plus tard, il reprendrait un commandement
-dans une garnison nouvelle où la haine de
-ses ennemis ne le poursuivait pas. Le plus difficile
-était d’obtenir que ce chef, si passionnément épris
-de son métier, se résignât temporairement à
-l’inaction. Seul, le professeur Noveu possédait
-assez d’influence sur son malade pour pouvoir
-exiger de lui un tel sacrifice. S’il imposait à
-Dacellier un repos momentané, le colonel qui
-se soignait par devoir, par amour pour sa patrie
-qu’il voulait servir le plus longtemps possible,
-se soumettrait, sans doute. Laurence adopta tout
-de suite ce plan si sage. En l’absence d’Ursule,
-elle promit d’écrire dans l’après-midi au professeur
-pour lui expliquer le service qu’on attendait de lui
-et le supplier de sauver, par un mensonge nécessaire,
-l’honneur et peut-être la vie de son malade.
-Le colonel Arêle emporterait la lettre et la remettrait
-en mains propres au docteur. Ils achevaient
-de se concerter lorsque midi sonna. Laurence s’enfuit
-pour rafraîchir dans l’eau son visage altéré par les
-larmes.</p>
-
-<p>Durant le déjeuner, elle ne put prendre aucune
-nourriture. Son père cependant ne s’en aperçut pas.
-Il ne songeait pas à l’observer, tout heureux de
-revoir le seul ami qu’il possédât sur terre, le seul
-être avec lequel il pût causer de tout ce qu’il aimait.
-Arêle lui communiqua une lettre de son fils cadet,
-où le jeune officier, qui venait d’être envoyé au
-Maroc, racontait son premier combat. Ces pages,
-toutes vibrantes de patriotisme et d’ardeur guerrière,
-enthousiasmèrent Dacellier.</p>
-
-<p>— Ah ! le gaillard ! s’exclamait-il, parcourant
-encore du regard la lettre qu’il venait de lire à haute
-voix, quelle fougue, quel entrain, quelle bravoure
-jeune et simple ! Ah ! si seulement André lui ressemblait…
-Peu importe ! Que ce soit ton fils, Arêle,
-ou le mien, c’est toujours un fils de France. La
-génération nouvelle n’est donc pas si corrompue,
-si efféminée qu’on veut bien nous le dire. Il y a
-encore des êtres qui ne craignent ni le danger, ni la
-souffrance et qui savent vivre sans foyer, sans
-femme, sans luxe, sans plaisirs, libres de toutes
-chaînes. Bon sang ! ceux-là n’ont pas voulu faire du
-commerce, ni s’enrichir en vendant du beurre ou du
-savon. Ils ont f… le camp, loin, bien loin, ces sages,
-afin de nous conquérir des territoires nouveaux, et
-des richesses dont ils ne profiteront jamais. Ce sont
-ces enfants, ces héros qui reviendront un jour lutter
-sur nos vieux champs de bataille et qui nous rendront
-la victoire.</p>
-
-<p>Il exultait et Laurence regardait avec un amour
-infini ce visage habituellement si sombre, mais
-transfiguré aujourd’hui par une espérance radieuse.
-Elle eût donné sa vie pour prolonger cette joie précaire
-et pourtant elle souhaitait de la voir finir, tant
-la sécurité absolue de son père lui semblait dangereuse.
-Sa consternation s’accrut lorsque Dacellier,
-influencé par les impressions heureuses qui venaient
-de ravir son âme, affirma qu’il se trouvait depuis
-quelque temps mieux portant et parla de sa guérison
-comme d’une chose à peu près acquise. La jeune
-fille, effrayée de cet optimisme, se demandait avec
-angoisse combien il lui faudrait de jours pour décider
-son père à aller à Paris consulter le docteur
-Noveu. Satisfait de l’amélioration de sa santé, il pouvait
-retarder indéfiniment cette démarche si nécessaire.
-Arêle, tout en causant, devinait l’angoisse
-de Laurence. Il voulut essayer de lui venir en aide,
-se plaignit affectueusement de voir si peu son ami.
-Et voici que celui-ci répondit le plus simplement du
-monde :</p>
-
-<p>— Nous pourrons prendre rendez-vous à Paris
-pour la semaine prochaine, car je compte aller consulter
-Noveu jeudi. Je ne l’ai pas revu depuis cette
-insolation qui m’a rendu si malade, et bien que je
-sois tout à fait remis, je veux avoir son avis sur cet
-accident qui me paraît tenir à d’autres causes qu’à
-la chaleur d’une matinée d’avril. Donc, si tu veux,
-jeudi, nous déjeunerons ensemble.</p>
-
-<p>Etourdie de ce dénouement si prompt, Laurence
-eut un soupir de délivrance. L’avenir lui parut
-moins noir qu’elle ne l’avait imaginé, puisque
-déjà son père avait fixé de lui-même la date du
-voyage auquel elle ne savait comment le décider.
-Elle vit dans cet incident favorable une preuve que
-la Providence ne l’abandonnerait pas et reprit
-confiance.</p>
-
-<p>Cette accalmie cessa lorsque, remontée dans sa
-chambre, elle prépara sa lettre au professeur Noveu.
-Elle croyait écrire l’arrêt qui condamnait son père
-à mort. Chaque mot lui arrachait de nouvelles
-larmes. Elle achevait cette tâche cruelle lorsque le
-colonel Arêle vint lui faire ses adieux. Il relut sa
-lettre, l’approuva, la glissa dans son portefeuille.</p>
-
-<p>— Je la remettrai dès demain au docteur Noveu,
-dit-il. Courage mon enfant, notre plan est bon.</p>
-
-<p>— Peut-être, murmura-t-elle amèrement, et pourtant
-il doit briser ce cœur que nous voulons sauver.
-Ah ! colonel, que c’est dur, jamais de repos dans ma
-vie, chaque jour un nouveau coup, une nouvelle
-douleur, toujours souffrir et toujours voir souffrir !</p>
-
-<p>Elle fixait sur son vieil ami des yeux secs où
-brûlait une douleur enragée, sans espoir, dont la
-violence épouvanta ce doux chrétien. Mais il possédait
-en lui cette force, cette paix suprême qui peut
-calmer jusqu’aux vents déchaînés, jusqu’à la mer
-furieuse.</p>
-
-<p>— Sachez-le pourtant, ma pauvre petite, dit-il
-avec une autorité souveraine, il n’y a qu’un malheur
-ici-bas : c’est la privation de Dieu !</p>
-
-<p>Il venait de toucher avec un instinct sûr une plaie
-secrète et profonde dont Laurence, sans le savoir,
-souffrait depuis longtemps. Elle tressaillit sous ce
-coup qui lui révélait sa blessure et comprit pour la
-première fois la cause réelle de son infortune. Si
-son foyer lui semblait si désert, si triste, c’était bien
-en effet parce que Dieu n’y avait pas de place.
-Appuyé sur la croix, son père eût trouvé un remède
-à toutes ses douleurs. C’est en vain qu’elle cherchait
-pour lui des secours humains, sa tendresse même
-restait vaine et stérile. Mais elle l’eût guéri si, possédant
-la foi du colonel Arêle, elle eût pu la donner
-à ce grand affligé. Toute son âme, brusquement,
-éclairée, humiliée jusqu’à la mort, reconnut son
-infirmité. Elle se jeta dans les bras de son vieil ami
-et murmura vaincue, avouant sa détresse :</p>
-
-<p>— Aidez-moi, colonel, priez pour moi ! priez pour
-lui !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VII</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Mais adieu</div>
-<div class="verse">O ville et terre d’Erecktée,</div>
-<div class="verse">O sol de Trézène !</div>
-<div class="verse">Combien tu as de charmes</div>
-<div class="verse">Pour passer la jeunesse !</div>
-</div>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Euripide.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>L’âme humaine, en général, supporte difficilement
-le premier choc de la douleur. La révélation du
-malheur la brise, mais si ce malheur se prolonge,
-elle s’y accoutume bonnement. Lorsque Ursule, revenant
-de Paris, apprit les nouvelles apportées par le
-colonel Arêle, son désespoir fut affreux. Pourtant,
-dès le lendemain, elle s’apaisa, courba doucement la
-tête sous l’orage et attendit les événements avec sa
-passivité coutumière.</p>
-
-<p>Laurence, au contraire, insensible à l’influence
-bienfaisante du temps, de jour en jour s’inquiétait
-davantage. M<sup>me</sup> Arêle lui écrivit, l’informa que son
-mari avait vu le professeur Noveu et faisait agir
-activement près du ministre de la Guerre. Cette
-lettre ne rassura pas la jeune fille. Elle connaissait
-le dévouement du colonel Arêle, mais cet homme
-intègre et droit aurait-il l’habileté nécessaire pour
-lutter contre le génie malfaisant de Douran ? Le
-moindre incident pouvait déjouer sa prudence et
-précipiter dans l’abîme celui qu’il cherchait à sauver.
-Elle fut presque heureuse lorsque, le dimanche, elle
-entendit son père déclarer qu’il se trouvait moins
-bien portant, car cette rechute le préparait un peu
-à l’ordonnance qu’allait lui signifier le professeur
-Noveu. Puis, de nouveau, elle s’inquiéta, redoutant
-qu’une crise trop grave ne l’obligeât à différer son
-voyage à Paris, et les journées se traînaient, lentes
-comme des siècles.</p>
-
-<p>La douleur qu’elle attendait vint à son heure,
-mais plus amère encore qu’elle ne l’avait prévue.
-Le colonel, bien que fort souffrant, partit le jeudi
-pour Paris. Il en revint sombre comme la mort.
-Laurence eut peine à retenir un cri lorsqu’il apparut
-au dîner, tant son allure pesante était celle d’un
-vieillard. Nulle flamme ne brûlait plus dans son
-regard vague et lugubre. Il se traîna jusqu’à la table,
-s’assit lourdement, déplia sa serviette.</p>
-
-<p>— Allons, dit-il avec un rictus qui tordit sa bouche
-d’un seul côté sans éclairer aucunement ses traits
-mornes, allons, je suis un homme fini. Noveu exige
-que je prenne un an de congé, un an… J’entends ce
-que cela veut dire. Puisque j’en suis là, mieux vaut
-envoyer ma démission.</p>
-
-<p>Laurence voulut protester. Il lui imposa silence
-d’un geste excédé. Pourtant il ne devait pas accomplir
-l’acte irréparable auquel il semblait décidé. Ses
-paroles étaient découragées, son cœur ne désespérait
-pas. Il voulait guérir et servir encore
-son pays. Durant quinze jours, il hésita devant
-le sacrifice qui lui était imposé. Laurence, effrayée
-de ces longs atermoiements, n’osait cependant le
-presser d’agir, tant elle craignait d’éveiller ses
-soupçons. Un jour, elle trouva sur sa table une
-lettre inachevée qu’il écrivait au ministre de la
-Guerre. Il sollicitait un congé d’un an pour raison
-de santé. Cette lettre, à laquelle manquait seule la
-signature, demeura toute une semaine ouverte au
-même endroit. Enfin elle disparut et peu après,
-Laurence découvrit la réponse du ministère accordant
-l’autorisation demandée. Elle respira. Son père
-était sauvé de l’affront injuste qu’elle redoutait. Il
-payait cher ce triomphe insoupçonné.</p>
-
-<p>Le jour vint où il dut remettre son commandement
-à son successeur. Sa douleur fut si vive qu’elle
-changea sa nature, le rendit presque doux. Lorsqu’il
-rentra, ce matin-là, fort en retard pour déjeuner, son
-regard avait une expression inaccoutumée d’humilité
-et de patience. Il embrassa sa fille et lui dit avec
-résignation :</p>
-
-<p>— Eh bien ! voilà, c’est fait, je ne suis plus commandant
-de l’Ecole.</p>
-
-<p>Laurence ne put se maîtriser. Elle éclata en sanglots.
-Le colonel, profondément touché, essaya de la
-consoler. Il répétait : « Voyons, voyons, enfant, ce
-n’est pas si terrible ! » Mais il avait beau mordre sa
-moustache et s’efforcer de feindre le courage, son
-sourire vacillait sur ses lèvres tremblantes, et Ursule,
-à son tour, gagnée par l’émotion, plongeait dans
-sa serviette un visage ruisselant de pleurs. Ce fut
-un jour de désolation pour tous trois. Pourtant le
-colonel, ignorant les basses intrigues auxquelles il
-cédait, gardait encore une espérance. Ursule souffrait
-sans révolte, sans amertume. Laurence était la
-plus atteinte, car l’injustice affole l’être jeune. Elle
-voyait pour la première fois le mal triompher du
-bien, la calomnie jeter à terre un homme intègre
-et droit. Toute sa vie elle devait garder comme une
-blessure inguérissable le souvenir de cette iniquité.
-Le cœur plein de défiance, elle avait pris l’espèce
-humaine en telle horreur qu’elle refusa désormais
-de sortir. Le malheur, l’exemple du colonel Arêle
-avaient exalté sa ferveur, la prière lui était douce ;
-mais c’est à peine si le dimanche elle osait
-assister de grand matin à une messe basse, tant
-elle craignait de rencontrer Lucie Jaffin qui,
-dévote autant que méchante, fréquentait assidûment
-l’église ; et elle s’indignait que des créatures aussi
-viles fussent admises au pied des autels.</p>
-
-<p>Cloîtrée dans sa demeure, elle souffrait donc sans
-consolation, sans secours, dédaignant de se plaindre
-même à Edith. Celle-ci, bien qu’elle connût par
-son père le drame douloureux qui venait de briser
-la vie de Dacellier, n’osait témoigner sa compassion
-à son amie, dont le silence farouche décourageait
-sa charité. Laurence, cependant, la recevait
-toujours avec plaisir. Leur tristesse parlait le
-même langage. Placées dans une situation analogue,
-victimes de la méchanceté du monde, elles croyaient
-fermement, grâce à l’exagération de la jeunesse,
-que tout était fini pour elles, que jamais plus
-l’existence ne leur serait douce ou clémente. Et
-c’était merveille d’entendre ces deux enfants renoncer
-pour toujours au bonheur, à l’amour, et parler des
-joies de la terre avec un sourire ascétique.</p>
-
-<p>Par l’intermédiaire de Laurence, qui se chargeait
-de remettre ses lettres, M<sup>me</sup> Heller écrivait parfois à
-sa fille. Visiblement ravie de sa situation nouvelle,
-elle engageait Edith, avec un égoïsme inconscient,
-à ne plus s’affliger de son absence, car ce n’était là
-qu’un chagrin passager et l’avenir ne pouvait manquer
-de lui apporter sa part de bonheur. La jeune
-fille pleurait souvent en lisant ces lettres cruelles.
-Pourtant, elle répondait tendrement à sa mère. Elle
-se réjouissait de la savoir tranquille et sans remords.
-Son cœur généreux s’oubliait volontiers pour ne
-songer qu’aux autres. Et ce fut par pur dévouement
-pour son père qu’elle se fiança bientôt à l’un de ses
-cousins, garçon sérieux et bon, ni beau, ni laid, doué
-de ces qualités ternes et solides qui découragent la
-passion capricieuse. Médecin à Saint-Mandé, Ludovic
-Albertaud n’offrait à Edith qu’une situation
-médiocre, mais elle savait que le commandant
-Heller, après le scandale qu’avait causé le départ de
-sa femme, désirait vivement la marier et prendre
-sa retraite. La jeune fille n’hésita pas longtemps.</p>
-
-<p>Lorsqu’elle vint annoncer à Laurence ses fiançailles,
-elle ne put s’empêcher de pleurer l’avenir
-romanesque qu’elle avait désiré, comme toutes les
-adolescentes, et auquel elle ne renonçait pas sans
-chagrin. Puis, très vite son cœur doux et sage se
-résigna ; elle cessa de souffrir bien avant que Laurence
-eût cessé de la plaindre.</p>
-
-<p>Le commandant Heller donna sa démission et
-s’apprêta à quitter Fontainebleau, car il voulait que
-le mariage de sa fille eût lieu à Paris, où rien ne
-leur rappellerait leur passé. Ursule s’effraya de
-l’abandon où ce départ allait laisser Laurence.</p>
-
-<p>Ce n’était pas qu’Edith fût pour elle un soutien
-moral, mais ses visites la distrayaient, l’arrachaient
-de force à l’obsession d’une même pensée. Privée
-de cette diversion salutaire, pourrait-elle supporter
-le poids écrasant de souffrance et de solitude qui
-l’accablait ? Elle avait renoncé entièrement aux
-longues promenades jadis tant aimées. La forêt,
-dont les abords directs étaient, à cette époque de
-l’année, très fréquentés, ne la voyait plus passer sous
-ses ombrages avec son chien Consul. Enfermée dans
-sa chambre tout l’après-midi, elle lisait, écrivait ou
-méditait sur la douleur humaine, et elle avait, à la
-fin de ces longues journées solitaires, le regard
-fiévreux, les mouvements saccadés, les rires inattendus
-de l’être guetté par la folie.</p>
-
-<p>Ursule confia ses inquiétudes au colonel Arêle qui,
-depuis que ses amis étaient malheureux, venait
-tous les quinze jours déjeuner avec eux. Lui aussi
-remarquait avec peine le dépérissement de Laurence
-et cherchait le moyen de la secourir. Il entreprit de
-décider Dacellier à venir habiter Paris. Celui-ci,
-depuis qu’il avait quitté son école, avait pris Fontainebleau
-en horreur ; cependant comme il comptait
-fermement, son congé fini, redemander un commandement,
-il jugeait inutile de faire, pour si peu
-de temps, une installation nouvelle. Arêle triompha
-assez vite de sa résistance en lui parlant de Laurence.
-Il affirma que sa langueur, l’état précaire
-de sa santé n’avaient d’autre cause que l’ennui
-qui la dévorait. Elle avait besoin de mener une vie
-moins sévère, plus en rapport avec sa jeunesse.
-A Paris elle retrouverait, en même temps qu’Edith,
-sa belle-sœur ; elle pourrait, puisqu’elle aimait
-la musique, les livres, l’étude, entendre des concerts,
-fréquenter les bibliothèques et les musées. Ces
-distractions conformes à ses goûts l’arracheraient
-à ce perpétuel tête-à-tête avec elle-même que
-nulle âme ne peut supporter impunément. Dacellier
-apprécia la justesse de ces arguments. Il en vint à
-considérer que son installation à Paris était une
-question de vie ou de mort pour sa fille. Dès lors,
-toutes ses hésitations cessèrent devant l’imminence
-du danger dont sa sombre et fougueuse nature lui
-exagérait l’importance. Il devait, durant le mois
-d’août, faire dans une maison d’hydrothérapie une
-cure ordonnée par le professeur Noveu. La veille de
-son départ, il remit cinq mille francs à Ursule, et
-comme celle-ci s’étonnait de recevoir une si grosse
-somme pour vivre six semaines, il expliqua :</p>
-
-<p>— C’est pour notre déménagement. Je désire que
-vous le fassiez en mon absence. Puisqu’il s’agit de
-la santé, du bonheur de Laurence, il ne faut pas
-perdre de temps. Allez à Paris, choisissez un appartement,
-je vous donne carte blanche. Je ne rentrerai
-pas à Fontainebleau, nous nous retrouverons là-bas.</p>
-
-<p>Ursule fut un peu suffoquée de cette décision si
-brusque, mais le colonel l’avait habituée à une obéissance
-passive. Sans discuter ses ordres, elle se mit
-en devoir d’accomplir le tour de force exigé. Dès
-la première semaine d’août, elle partit pour Paris,
-resta quinze jours à l’hôtel, visitant du matin au
-soir des appartements. Elle en découvrit un, rue
-Vaneau, dont la situation la séduisit, car les plus
-belles chambres, exposées au midi, donnaient toutes
-sur des jardins. Laurence, qui vint passer vingt-quatre
-heures à Paris, fut ravie de voir tant d’arbres
-et de verdure autour de sa future demeure. Le déménagement
-fut fixé au 5 septembre.</p>
-
-<p>Le jour du départ, Laurence se leva de bonne
-heure, et, laissant Ursule surveiller les derniers préparatifs,
-elle se rendit à l’église, entendit une messe.
-Puis, en sortant, elle gagna la forêt qu’elle voulait
-revoir une fois encore. Son cœur était violemment
-agité. Elle avait accepté avec joie de quitter Fontainebleau.
-Une expression de triomphe ironique
-passait dans son regard lorsqu’elle songeait que
-Lucie Jaffin, absente depuis les premiers jours
-d’août, à son retour, ne la retrouverait plus. Elle se
-réjouissait d’échapper pour toujours à l’atmosphère
-de haine qui lui était insupportable, mais elle regrettait
-cependant le cadre où les rêves passionnés de
-sa jeunesse solitaire s’étaient épanouis. Déjà la vieille
-maison, où elle avait vécu des heures monotones
-que rendaient parfois si belles les orages ardents de
-son âme, ne lui appartenait plus. Envahie par une
-grise et morne poussière, encombrée de caisses, de
-malles, de défroques hétéroclites parmi lesquelles
-errait Royale Egypte hérissée et furieuse, elle avait
-pris un aspect délabré, hostile, qui décourageait le
-regret fidèle. Au contraire, dans les bois où rien
-n’était changé, Laurence retrouvait à chaque pas de
-nouveaux souvenirs qui se levaient à son approche,
-lui souriaient d’un sourire suranné, gracieux et poignant.
-Tendrement, elle saluait ses douleurs évanouies,
-ses illusions mortes, et même l’ombre déshonorée
-de Lætitia Heller.</p>
-
-<p>Ces fantômes peu à peu s’écartaient de son chemin,
-tristement, discrètement, comme une femme vieillie
-devant un amant trop jeune, car déjà elle ne leur
-accordait plus qu’un regard distrait tandis qu’elle
-montait à vive allure la route du Bouquet-du-Roi.
-Son cœur se détachait du passé pour se tourner
-vers l’avenir, vers ce Paris qu’elle ne connaissait pas
-et ne voulait connaître qu’à travers les romans de
-Balzac. Elle évoquait le bal où M<sup>me</sup> de Beauséant,
-convaincue de l’infidélité de son amant, reçoit ses
-hôtes avec un rayonnant sourire, tandis que dans
-ses appartements privés on prépare son départ et
-qu’on attelle la voiture qui doit, à l’aube, l’emporter
-dans ses terres. Elle songeait à la duchesse de Langeais,
-sa préférée, tout d’abord si coquette, si
-froide, puis humiliée jusqu’à la mort par le cruel
-amour de Montriveau. Oui, Paris était bien la patrie
-des grands égarements, des folles douleurs. Laurence
-ne se comparait pas aux belles héroïnes qu’elle chérissait
-si tendrement. Pas un instant elle n’imaginait
-pouvoir inspirer les grandes passions qui la faisaient
-rêver. Mais aujourd’hui, pour la première fois, elle
-se jugeait capable de les ressentir peut-être et cette
-idée la fit tressaillir longuement.</p>
-
-<p>Elle venait d’atteindre le but de sa promenade :
-une haute futaie qui s’ouvre après le carrefour des
-Cépées et qu’on nomme « la cathédrale » parce que
-ses hêtres immenses, largement espacés, montant
-deux par deux en colonnes accouplées, imitent avec
-une exactitude saisissante les nefs d’une église
-géante. Laurence avait choisi ce lieu pour y venir
-adorer une dernière fois la forêt. Elle s’enfonça sous
-les beaux piliers lisses, et lorsqu’ils l’entourèrent de
-toutes parts, lui masquant la route, elle s’étendit à
-terre, la tête appuyée sur le tronc d’un hêtre, le bras
-posé sur Consul accroupi. C’était un de ces émouvants
-matins de septembre où, bien que le soleil
-brille de tout son éclat, l’air garde la fraîcheur de la
-menthe. Un vent fort qui ne pouvait pénétrer sous
-les arbres, bien défendus par leurs dômes épais,
-passait et repassait sur la cime de la forêt, faisant
-chanter et bruire ses palpitantes feuilles. L’atmosphère
-était comme saturée d’allégresse. Tout paraissait
-neuf et juvénile. On eût dit que les arbres, hier
-encore petits, venaient de monter d’un seul jet le
-plus haut possible, épuisant toute leur sève dans un
-subit élan de joie, tandis qu’éclataient à la fois tous
-leurs bourgeons. Et Laurence, gagnée par l’ivresse
-des choses, s’étonnait de se sentir, après tant de
-malheurs, si jeune, si vivante, si forte, toute prête
-à accueillir l’amour cruel qu’elle avait paru craindre
-et que son cœur, avouant enfin sa folie, appelait
-dans un cri frénétique. Les yeux clos, la tête
-inclinée, elle s’abandonnait à sa chimère, inventant
-tout un avenir auprès d’un être dont le visage restait
-indistinct, dont les moindres paroles lui apportaient
-une lumière nouvelle. Mais, dans ses rêves les plus
-ardents, jamais elle ne se représentait les délices de
-la passion heureuse. Elle n’imaginait que séparations,
-traverses, tourments, durs sacrifices, et de tout
-l’amour, imprudemment, ne désirait que la douleur.</p>
-
-<p>Le temps passait. Le moment vint où il fallut
-partir. Laurence se leva. Regardant avec ferveur les
-grands hêtres calmes dont la cime seule frémissait
-et chantait, elle comprit à la fois et combien ils lui
-étaient chers et qu’ils ne lui suffisaient plus.</p>
-
-<p>— Adieu ! songeait-elle, tandis que ses yeux se
-remplissaient de larmes, adieu et pardonnez-moi !
-Chers arbres sous lesquels j’ai passé le temps de la
-jeunesse et de l’attente, pardonnez-moi si je m’en
-vais, car j’obéis à mon destin. L’heure est venue pour
-moi d’aller au milieu des hommes pour y parfaire
-mon expérience, pour y chercher cet amour nécessaire
-sans quoi nul être ne sait rien. Beaux amis
-près desquels j’ai grandi et qui, si fortement, avez
-trempé mon âme, je tâcherai d’être digne de vous,
-de vivre noblement. Je ne vous quitte pas pour toujours,
-car je ne marche pas vers le bonheur, mais
-vers des épreuves nouvelles. Si jamais mon cœur est
-brisé par une peine irréparable, quand tout sera
-fini pour moi, ô ma forêt, c’est toi qui seras mon
-asile. Pour retrouver la paix, je reviendrai vers toi.</p>
-
-<p>Elle entoura de ses bras le tronc d’un hêtre et
-scella d’un baiser sur son écorce rude ce serment
-solennel.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VIII</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille</div>
-<div class="verse">Applaudit à grands cris…</div>
-</div>
-
-<p class="attr"><span class="sc">V. Hugo.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Bien qu’elle fût profondément fidèle à tout ce
-qu’elle avait aimé, Laurence ne songeait plus à Fontainebleau,
-ni à sa chère forêt, un dimanche où,
-sortant à cinq heures du concert Lamoureux, elle
-roulait en taxi à travers les rues trépidantes.</p>
-
-<p>Elle avait en effet subi d’un cœur docile le charme
-malsain de Paris, et rien ne distinguait cette enfant,
-hier encore à demi sauvage, des correctes mondaines
-qui la croisaient dans le brouhaha constant des voitures.
-Elle était vêtue, avec une recherche toute nouvelle,
-d’une robe en voile de soie gris et d’un manteau
-de velours noir garni de chinchilla. Une légère
-couche de fard avivait la pâleur de son teint, l’intensité
-de son regard. Un bouquet de violettes de
-Parme se fanait dans ses mains. Sur ses genoux reposait
-un sac en perles d’acier qui renfermait une boîte
-à poudre, une glace d’or, un flacon de sels, mille
-autres choses dont elle ne se servait guère, mais
-dont l’inutilité l’enchantait. Elle avait pris le goût
-du luxe, des fleurs, des parfums, des bibelots futiles,
-et se croyait frivole.</p>
-
-<p>Pourtant son caractère n’avait pas changé, ni ses
-habitudes. Elle était seule aujourd’hui dans sa voiture
-comme elle l’était autrefois dans la forêt. Si
-elle aimait cette heure où Paris n’est qu’un tourbillon
-de lumière et de bruit, si, penchée à la portière,
-elle regardait avec des yeux ravis les feux
-chatoyants des lampadaires et des boutiques, et la
-foule qui se pressait sur les trottoirs, pourtant elle
-savait que toute cette pompe n’était que néant, vide
-et vanité. Bientôt, ce tumulte excita sa tristesse. Elle
-eut soif de recueillement et souhaita de se retrouver
-dans sa chambre, au milieu de ses livres. Mais elle
-devait, avant de rentrer, prendre des nouvelles
-de sa belle-sœur, arrivée au dernier terme de sa
-grossesse.</p>
-
-<p>Juliane supportait assez bien ses tortures. Le matin
-même elle avait reçu Laurence, et comme celle-ci
-la plaignait de tant souffrir, elle avait dit, reprenant
-haleine entre deux douleurs :</p>
-
-<p>— Que voulez-vous, ma chère petite, il faut bien
-aimer ce supplice, c’est la rançon sublime de la
-maternité.</p>
-
-<p>« Bizarre créature ! Elle fera des phrases jusque
-dans son agonie », songeait Laurence, égayée par ce
-souvenir.</p>
-
-<p>Malgré le mépris profond que Paul Dacellier
-éprouvait toujours pour son fils, les rapports
-des deux ménages étaient plus cordiaux qu’on
-n’eût pu s’y attendre et tout le mérite de cette réconciliation
-apparente revenait, sans conteste, à Juliane.
-Nulle sympathie réelle ne l’entraînait vers sa belle-famille,
-mais sa parfaite éducation ne lui permettait
-pas de consulter ses inclinations ni ses goûts personnels
-dans ses rapports avec ses semblables. Le code
-de la politesse réglait la vie de cette mondaine
-comme les commandements de Dieu règlent celle
-du chrétien. Paul Dacellier et Laurence étaient
-devenus ses plus proches parents ; à ce titre, elle leur
-devait et leur prodiguait plus d’égards, de soins,
-d’attentions, de visites qu’à ses meilleurs amis. Elle
-obtint aisément d’André, mari soumis et débonnaire,
-qu’il s’abstînt désormais de contredire son père. Elle
-témoignait à ce grand solitaire une déférence
-empressée, approuvait chaleureusement ses avis,
-accueillait en souriant ses rebuffades, savait désarmer
-sa mauvaise humeur par des paroles habiles,
-des louanges discrètes. Laurence, appréciant le tact
-de la jeune femme, la croyait par moments vraiment
-bonne et s’efforçait de l’aimer. Sachant que la mère
-de Juliane était morte en couches, elle s’inquiéta
-sincèrement à la pensée d’un accident toujours possible,
-et elle se sentait émue en sonnant à la porte
-de son frère.</p>
-
-<p>La femme de chambre qui vint lui ouvrir la salua
-d’un joyeux : « Tout va bien ! », et s’enfuit aussitôt,
-réclamée par d’autres devoirs. Le moment critique
-approchait. L’appartement était en désarroi. Les
-portes ne cessaient de s’ouvrir et de se refermer. Les
-domestiques couraient de tous côtés, se heurtaient
-avec des rires étouffés, des exclamations confuses.
-Laurence, ne pouvant obtenir d’eux aucun renseignement
-précis, gagna le petit salon où M<sup>lle</sup> Drevain,
-cérémonieuse et poudrée comme de coutume, attendait
-dans un calme olympien et charmait les ennuis
-de sa solitude en agitant avec grâce ses belles mains.</p>
-
-<p>— L’enfant ne tardera pas beaucoup, je pense,
-dit-elle, en accueillant Laurence. Tout s’est passé
-normalement, mais la pauvre Juliane a bien
-souffert. Chère petite, quel courage ! Ecoutez, pas
-un cri !</p>
-
-<p>Juliane avait, en effet, trop de fois fait devant
-témoins l’éloge de sa force d’âme pour ne pas se
-trouver contrainte d’en donner aujourd’hui une
-preuve éclatante. L’orgueil la soutenait dans ses
-souffrances et, bien que sa chambre touchât le petit
-salon, on n’entendait à travers les murs qu’une
-plainte étouffée, sourde et continue. Pourtant, il vint
-un moment où la jeune femme oublia le rôle qu’elle
-jouait perpétuellement sur la scène du monde. La
-douleur trop vive lui arracha un cri perçant qui
-grandit, s’enfla, devint une véritable clameur, puis
-décrut, s’éteignit. Tout de suite lui succéda un autre
-cri, faible, navrant et ridicule, le vagissement de
-l’enfant.</p>
-
-<p>Laurence avait pâli. Cette plainte tragique la
-remuait profondément et son cœur débordait de
-compassion pour le petit être qui, à peine arraché
-à la paix du néant, semblait déjà la regretter.
-Pourtant, elle était la seule à s’affliger. L’appartement
-retentissait d’un brouhaha confus et joyeux. La
-femme de chambre, rouge, animée, exultante, ouvrit
-la porte du petit salon :</p>
-
-<p>— C’est une fille, cria-t-elle à tue-tête, une grosse
-pouponne, un amour !</p>
-
-<p>Puis elle s’enfuit, riant comme une folle.</p>
-
-<p>— Ma chère enfant, permettez que je vous
-embrasse, dit M<sup>lle</sup> Drevain, radieuse et solennelle,
-en pressant Laurence contre son cœur.</p>
-
-<p>Dans sa joie, elle embrassa même un jeune peintre,
-Gaston Noret, qui venait d’entrer précédant André,
-son ami.</p>
-
-<p>— Chère mademoiselle Drevain, voilà le père,
-l’heureux père ! Vive l’heureux père ! s’exclama le
-bohème en agitant son chapeau comme une palme.</p>
-
-<p>— La paix, bon vieux, la paix ! Ne me rends pas
-trop ridicule, s’écria André en riant, car il eût rougi
-de laisser deviner son émotion réelle et sa fierté
-secrète.</p>
-
-<p>— Vous eussiez sans doute préféré un garçon ?
-interrogea M<sup>lle</sup> Drevain, surprise de ce flegme apparent.
-Les pères, en général, désirent tous que leur
-premier-né soit un fils.</p>
-
-<p>— Mon Dieu, chère tante, fils ou fille, cela m’est
-tout à fait indifférent. Je n’ai pas le sens de la paternité
-très développé, je l’avoue.</p>
-
-<p>— Vous êtes encore trop jeune, en effet, et vous
-ne savez pas combien il est doux de vieillir entouré
-de ces petits êtres dont les caresses réchauffent notre
-cœur, soupira sans vergogne la noble demoiselle
-que son parfait égoïsme avait seul éloignée du
-mariage et qui, se trouvant chargée de sa nièce,
-l’avait mise en pension jusqu’à sa dix-huitième
-année.</p>
-
-<p>A son tour, Laurence serra la main de son frère
-et, peu habile à déguiser ses impressions, lui dit
-mélancoliquement :</p>
-
-<p>— Je n’ose te féliciter. C’est terrible au fond de
-donner la vie à un être dont on ne peut, quoi qu’on
-fasse, assurer le bonheur.</p>
-
-<p>André reçut avec sérénité ce compliment de condoléances.
-Depuis longtemps, il croyait fermement que
-sa sœur était folle et ses bizarreries ne l’étonnaient
-plus. Seul, Gaston Noret s’indigna de ce pessimisme.</p>
-
-<p>— Donner la vie ! s’écria-t-il, mais c’est un présent
-magnifique ! J’espère bien que le nombre de mes
-enfants est déjà considérable et je m’en réjouis pour
-l’humanité de demain.</p>
-
-<p>— Quelle horreur ! gémit M<sup>lle</sup> Drevain, avec un
-gloussement de poule effarouchée.</p>
-
-<p>Elle protestait pour la forme, car le cynisme du
-jeune peintre enchantait cette prude. Laurence était
-sincèrement scandalisée.</p>
-
-<p>— Le plus étrange, c’est que vous êtes convaincu
-de ce que vous dites, murmura-t-elle, en fixant sur
-Gaston Noret son regard scrutateur qui s’emplissait
-d’un vague effroi.</p>
-
-<p>Lui la considérait avec une pitié railleuse et sympathique.
-Il la rencontrait chaque semaine chez
-Juliane, et cette nature sombre, mais si profondément
-originale, l’intéressait. Si différents qu’ils
-fussent l’un de l’autre, ils avaient tous deux un
-esprit vif et fantasque qui leur permettait de prendre
-un égal plaisir aux discussions qu’ils engageaient
-à tout propos. Une fois encore, ils s’apprêtaient à se
-combattre lorsque la sage-femme en entrant vint
-détourner leur attention. Elle portait un petit être
-nu qui geignait et agitait gauchement ses membres
-rouges.</p>
-
-<p>— Pouah ! criait André, repoussant le bébé qu’on
-voulait lui mettre dans les bras, pouah ! quel petit
-monstre ! Etes-vous sûrs que ce soit un enfant ?</p>
-
-<p>— Voulez-vous vous taire, mauvais père ! Oh !
-l’amour ! mi, mi, mi, susurrait M<sup>lle</sup> Drevain avec
-les mines d’une fillette appelant son petit chat.</p>
-
-<p>— Elle sera belle, je m’y connais, proféra le
-peintre d’un ton sentencieux.</p>
-
-<p>— Oh ! mais elle ressemble à Juliane, dit Laurence
-amusée ; voyez, c’est son nez, sa bouche, une
-Juliane minuscule !</p>
-
-<p>Tous approuvaient avec des exclamations bruyantes
-cette étonnante constatation, quand la femme de
-chambre présenta à André une carte de visite sur
-laquelle il jeta les yeux distraitement.</p>
-
-<p>— Bon, c’est M. Hecquin. Chère tante, Laurence,
-voudriez-vous le recevoir et le prier de m’attendre
-un instant, car je voudrais bien enfin embrasser ma
-femme, dit-il, en levant vers la garde un regard
-suppliant.</p>
-
-<p>Elle accorda d’un signe de tête l’autorisation
-demandée et sortit avec lui, tandis que M<sup>lle</sup> Drevain,
-reprenant sa majesté, passait au salon. Laurence et
-Gaston Noret la suivirent avec empressement, car
-les discours amphigouriques de M. Hecquin, sa
-politesse pompeuse et surannée les divertissaient
-fort. Laurence plaignait cependant le correct banquier,
-le sachant seul au monde. Il était veuf,
-brouillé avec son fils unique qui s’était, disait-il,
-mal conduit envers lui et dont il déplorait souvent
-l’ingratitude. Lié depuis dix ans avec M<sup>lle</sup> Drevain,
-qu’il avait rencontrée aux eaux, il l’aidait à gérer
-sa fortune, lui indiquait des placements avantageux
-et faisait valoir habilement les capitaux d’André
-Dacellier. Juliane appréciait beaucoup ce vieil ami,
-rompu aux affaires, qui, touché de sa sympathie,
-était devenu le commensal attitré de sa maison.</p>
-
-<p>— C’est mon véritable foyer, avait-il dit à Laurence
-avec émotion.</p>
-
-<p>Debout sur ses jambes démesurées, M. Hecquin,
-ganté de paille, son haut de forme à la main, attendait
-au milieu du salon dans l’attitude d’un portrait
-officiel. Il inclina sa haute taille devant M<sup>lle</sup> Drevain
-et Laurence, serra la main de Gaston Noret, puis
-s’écroula dans un fauteuil. Assis, il parut tout petit,
-sans rien perdre pourtant de sa dignité vénérable.
-Son visage, surmonté d’un grand crâne chauve luisant
-comme un parquet ciré, avait une expression
-sévère dès qu’il baissait les yeux, ce qu’il faisait souvent.
-Mais son regard bleu, un peu fixe et qui
-n’annonçait pas une vive intelligence, ne manquait
-pas de douceur et son sourire était béat et bienveillant.</p>
-
-<p>— Comment va notre bonne Juliane ? N’est-elle
-point trop affectée de l’intervention de cet événement ?
-demanda-t-il à M<sup>lle</sup> Drevain, en employant
-ces formules nobles et vagues qui rendaient sa
-conversation si piquante pour Laurence et Gaston
-Noret.</p>
-
-<p>— La chère enfant a fait preuve d’un merveilleux
-courage. Et quand vous êtes arrivé, nous étions en
-train d’admirer la petite Monique, un gros et ravissant
-bébé.</p>
-
-<p>— Oh ! ravissant, objecta Laurence, je ne la
-trouve pas très jolie, bien qu’elle ait les traits de
-sa mère, et c’est même étonnant qu’une enfant
-puisse être laide, en ressemblant si fort à une personne
-très belle.</p>
-
-<p>— Le cas auquel vous faites allusion n’est point à
-la vérité extraordinaire ; j’ai fait parfois au cours de
-ma longue carrière la même remarque, repartit
-M. Hecquin avec sa loquacité habituelle. Au reste, ces
-ressemblances fugitives qui s’effacent bien souvent
-avec les années ne signifient rien, je puis en donner
-une preuve frappante. Mon beau-frère, ou pour
-parler plus exactement, ma belle-sœur, lorsqu’elle
-mit au monde sa fille aînée, en 1876 ou 77, je crois,
-car cette naissance, si mes souvenirs sont précis,
-précéda de quelques mois celle de mon fils, ma
-belle-sœur, dis-je, fut frappée de la ressemblance
-de cette enfant avec sa propre mère qui fut une des
-plus belles personnes que j’aie connues. Elle s’en
-réjouit, car elle croyait fermement qu’il n’est point
-de qualités plus désirables pour une femme que la
-beauté. C’est une opinion qui annonce de la frivolité
-et que je ne partage pas. En d’autres termes, je
-prétends que la grâce, un caractère aimable, une
-grande bonté d’âme parent le sexe faible mieux que
-la vraie beauté. L’enfant à laquelle je fais allusion,
-ou pour parler plus exactement ma nièce, fut réellement
-éblouissante durant son jeune âge. Mais, en
-grandissant, c’est une chose très remarquable, elle
-accusa une ressemblance de plus en plus frappante
-avec son père, qui n’était point, tant s’en faut, un
-Adonis. Ma nièce, ravissante enfant, fut une femme
-hommasse et sans charmes et, après avoir offert tous
-les traits de sa grand’mère maternelle, devint le
-vivant portrait de son père. J’ose donc affirmer qu’il
-ne faut point se presser de dire qu’une enfant sera
-belle ou laide, ni qu’elle ressemble à personne.</p>
-
-<p>— Sans doute, dit poliment Laurence, en échangeant
-avec Gaston Noret un regard amusé.</p>
-
-<p>Ravi de son approbation, le banquier s’apprêtait
-à lui faire part de quelques autres observations
-aussi judicieuses. Mais André entrait, apportant
-d’heureuses nouvelles : Juliane semblait tout à
-fait remise, elle allait essayer de dormir et
-envoyait ses compliments à ceux qu’elle savait
-réunis. M. Hecquin fut particulièrement touché de
-ce souvenir. Tous les visages étaient radieux. C’est
-alors que Gaston Noret, qui devait être le parrain
-de l’enfant, dont Laurence avait accepté d’être la
-marraine, s’éclipsa d’un air mystérieux. Cinq
-minutes après, il revenait, berçant dans ses bras
-une bouteille de champagne. La femme de chambre
-le suivait avec un plateau chargé de coupes.</p>
-
-<p>— De par mes droits de parrain, s’écria le bohème
-élevant triomphalement son fardeau, de par mes
-droits de parrain, je prie l’honorable société de bien
-vouloir boire avec moi à la santé de la nouvelle rose
-qui vient d’éclore dans le beau jardin du monde.</p>
-
-<p>— Mais, mon cher Noret, remarqua M<sup>lle</sup> Drevain,
-vous anticipez sur les événements, ce n’est qu’au
-baptême qu’on sable le champagne.</p>
-
-<p>— Mademoiselle, repartit le peintre en coupant
-avec dextérité les fils de fer assujettis au col de la
-bouteille, je ne suis qu’un païen. Il me plaît de fêter
-l’entrée de cette enfant dans la bonne vie matérielle
-où déjà elle commence à jouir du sommeil, de la
-satisfaction de ses besoins, du doux lait nourrissant,
-plutôt que son entrée dans la vie de la grâce à
-laquelle on meurt si vite. D’ailleurs, nous recommencerons
-au baptême, il ne faut perdre ici-bas aucune
-occasion de se réjouir. Hourrah !</p>
-
-<p>Le bouchon venait de sauter avec une détonation
-joyeuse et le liquide doré écuma dans les coupes.</p>
-
-<p>— La parole est à la marraine, reprit solennellement
-Gaston Noret. Allons, Laurence. Nous supposons
-que vous avez le pouvoir des fées. Veuillez agir
-comme elles et douer notre filleule des vertus qui
-vous plaisent ou que vous possédez.</p>
-
-<p>— Grand Dieu ! je lui souhaite avant tout de ne
-pas me ressembler, dit Laurence avec quelque
-mélancolie.</p>
-
-<p>— Vraiment, mademoiselle, c’est trop de modestie,
-protesta galamment M. Hecquin ; nous serions
-enchantés d’admirer plus tard chez cette enfant les
-qualités qui vous honorent et que nous respectons
-en vous.</p>
-
-<p>Laurence inclina la tête, en riant de cette politesse
-qui resta d’ailleurs sans écho.</p>
-
-<p>— Hé ! quoi, vous ne trouvez plus rien à dire,
-reprit Gaston Noret, en lui jetant un regard de
-mépris. O marraine peu libérale ! Je prendrai donc
-votre place si vous le permettez. Par la vertu de ce
-champagne, j’accorde à ma filleule le don le plus
-précieux qui soit au monde, n’en déplaise à M. Hecquin :
-la beauté ! Je lui octroie en outre la gaieté.</p>
-
-<p>— Avec la fantaisie, ajouta Laurence, la fantaisie
-est à la gaieté ce que la couleur et le parfum sont à
-la rose, le rythme à la poésie.</p>
-
-<p>— Accordé ! En outre, je voudrais voir se développer
-chez notre jeune Monique ces penchants
-naturels que le vulgaire appelle vices, et moi qualités
-inestimables : la gourmandise, qui se réjouit
-des festins ; la paresse, qui nous fait apprécier la
-sieste, le repos, et nous préserve de l’ennui ; la
-luxure…</p>
-
-<p>— Assez ! s’exclamèrent en même temps M<sup>lle</sup> Drevain
-et Hecquin.</p>
-
-<p>— Me voilà bien, gémit André avec un désespoir
-comique. La honte est entrée dans ma maison, avec
-cette enfant pourvue de tous les vices.</p>
-
-<p>— Par respect pour ce père vénérable, dont l’intelligence
-est obscurcie par les préjugés de l’âge, je
-termine, conclut Gaston Noret, en priant simplement
-les dieux d’être propices à cette enfant et en
-buvant à sa santé…</p>
-
-<p>Les coupes tintèrent en s’entre-choquant. Laurence
-eut bientôt vidé la sienne que Gaston Noret remplit
-de nouveau avec empressement.</p>
-
-<p>— Eh bien ! demanda le peintre, ce vin n’est-il pas
-bon, cette heure douce et joyeuse ? Direz-vous encore
-que la vie est mauvaise, que c’est un triste cadeau
-à faire ?</p>
-
-<p>— Je le dis, je le crois, je le jure et l’atteste,
-riposta Laurence gaiement. Mais comme j’aime la
-vérité, je conviens que ce vin est chose agréable.</p>
-
-<p>— Rendez-lui donc un juste hommage en le
-buvant sans retenue. Il vous fera oublier vos soucis,
-si vous en avez.</p>
-
-<p>— D’innombrables.</p>
-
-<p>— Lesquels ?</p>
-
-<p>— Celui-ci, celui-là, cet autre ! Quand ce ne serait
-que la santé de mon père, dit-elle en s’attristant.</p>
-
-<p>— C’est bien ce que je pensais, s’écria le peintre,
-vous prenez tout du mauvais côté. Pourquoi ne pas
-espérer qu’il guérira, c’est votre devoir, et, d’ailleurs,
-si le colonel est souffrant, André est bien portant,
-Juliane aussi, moi aussi. Pourquoi ne pas vous
-enivrer du spectacle de notre bonne santé ?</p>
-
-<p>Laurence haussa légèrement les épaules et Gaston
-Noret reprit d’un ton convaincu :</p>
-
-<p>— Au fond, vous êtes une égoïste. Je ne vous le
-reproche pas, d’ailleurs, car je le suis aussi, mais
-d’une façon plus sensée. Ainsi, par exemple, je ne
-m’afflige nullement de voir quelqu’un malade ou
-malheureux. Mais je me réjouis pleinement du bonheur
-ou de la bonne santé de mes semblables.</p>
-
-<p>— Ah ! nous ne saurions nous entendre. Vous
-serez toujours fou pour moi et moi, à vos yeux, toujours
-folle.</p>
-
-<p>Et comme ce verbiage commençait à l’ennuyer,
-elle se leva et prit congé.</p>
-
-<p>Lorsqu’un peu plus tard, elle entra chez son père,
-pour lui souhaiter le bonsoir, il l’accueillit par un
-reproche.</p>
-
-<p>— Quelle heure tardive pour rentrer ! Le concert
-est fini depuis longtemps, je pense. Où étiez-vous ?</p>
-
-<p>— Mais, dit-elle, surprise, vous le savez bien, chez
-Juliane, et je venais vous annoncer la naissance du
-bébé.</p>
-
-<p>— Diantre ! je n’y pensais plus ! Est-ce un fils ?</p>
-
-<p>— Non, une fille.</p>
-
-<p>— Bon, dit le colonel, dévorant sa déception,
-c’est aussi bien. Quelle satisfaction aurait pu me
-donner un garçon élevé par André ? Aucune. La
-petite ne sera pas mieux ; mais sur elle, du moins,
-je n’aurai fondé nulle espérance.</p>
-
-<p>La bonne Ursule fut la seule à fêter dans son
-âme et sans oser le dire la naissance de la petite
-Monique.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>IX</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Le mariage ! le mariage !… même
-avec toutes sortes d’inconvénients,
-même avec les plus grands inconvénients,
-même sans amour, le mariage !</p>
-
-<p class="attr">René <span class="sc">Boylesve</span>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Laurence, cependant, tout en aimant Paris, désirait
-le quitter et voir cesser le supplice que son
-père endurait sans patience. Car il n’avait aucune
-place dans cette ville où nul soldat jamais ne le
-saluait plus lorsqu’il passait dans les rues, confondu
-parmi la foule, portant avec le sentiment d’un profond
-déshonneur le morne vêtement civil. Chaque
-jour, les longues promenades, imposées par le professeur
-Noveu, ramenaient infailliblement aux
-Invalides ou près de l’Ecole militaire ce chef inutile,
-rejeté de l’armée, mais qui ne pouvait vivre
-en dehors de son paradis perdu. Dans les premiers
-mois, l’ennui qui le dévorait le rendit sérieusement
-malade. Le colonel Arêle, avec son ingénieuse
-charité, vint au secours de cet être désemparé. Il
-le mit en rapport avec le directeur d’une jeune
-revue nationaliste. Paul Dacellier y publia chaque
-mois un long article de stratégie militaire où il
-étudiait les conditions probables de la future
-guerre, dénonçait l’insuffisance de notre artillerie,
-signalait le danger d’une invasion allemande par la
-Belgique. Le bonheur de servir encore par sa plume
-la cause qu’il aimait uniquement lui rendit quelque
-courage et, quand la fin de son congé approcha,
-Laurence s’étonna de le voir chaque jour mieux
-portant, plus gai, presque doux, transfiguré par
-l’espérance. Au moment où elle se réjouissait
-de cette résurrection, un événement inattendu
-la rejeta dans le malheur. Le ministère fut renversé.
-Le nouveau ministre de la Guerre appela
-auprès de lui, comme chef de cabinet, le colonel
-Douran. Or Dacellier, s’il rentrait dans le service
-actif, se mettait à la merci de son ennemi. Laurence
-eut de grands conciliabules avec Ursule et le colonel
-Arêle. Ils hésitèrent longtemps. Enfin, le danger
-leur parut si grand, qu’encore une fois ils eurent
-recours au professeur Noveu qui, sur leurs instances,
-imposa de nouveau à son malade six mois
-de repos absolu. Mais il lui promit vainement une
-guérison radicale pour prix de sa docilité ; le colonel
-se vit perdu. Le désespoir, agissant sur lui comme
-un poison foudroyant, réveilla sa maladie, et son
-cœur acharné, las d’une si longue lutte, consentit
-à la mort, la désira comme le seul remède qui pût
-guérir sa misère. Seul, son amour pour Laurence
-le retenait encore à la terre. Il s’inquiétait de la
-laisser sans autre appui qu’Ursule dont il appréciait
-le dévouement sans estimer beaucoup le caractère
-falot et faible. Par un préjugé assez commun,
-il croyait fermement que le monde est plein
-d’embûches pour une femme seule et qu’elle n’y
-saurait vivre respectée sans protecteur. André était
-trop insouciant pour veiller sérieusement sur sa
-sœur. La fortune que le colonel devait lui laisser,
-loin de le rassurer, l’effrayait plus encore. Saurait-elle
-gérer ses capitaux ? Ne se laisserait-elle pas,
-par bonté, par ignorance, conseiller par des incapables,
-dépouiller par des hommes d’affaires sans
-probité ? Il désira passionnément assurer son avenir,
-la voir, avant de mourir, mariée, heureuse, aimée.
-Il fit venir Juliane et la supplia de chercher au
-plus vite, parmi ses relations, un parti pour sa
-belle-sœur.</p>
-
-<p>Laurence fut atterrée de ce nouveau caprice. Vainement
-Juliane lui représenta-t-elle que nul joug
-ne pouvait être plus pesant que celui de son père.
-La jeune fille le préférait à l’autorité de l’époux le
-plus bénévole. La tyrannie qui l’oppressait lui laissait
-malgré tout une certaine liberté. Sa chambre
-était un asile sûr où nul ne venait la troubler ; ses
-nuits lui appartenaient. Mariée, elle ne posséderait
-plus aucune retraite où son mari n’eût le droit
-d’entrer à toute heure. Il serait à ses côtés toujours,
-épiant ses pensées, envahissant sa vie, partageant
-son sommeil, son lit, sa chair. Il lui arracherait
-son dernier trésor : la solitude. Et, en
-échange de tant de sacrifices, il ne lui apporterait
-pas même l’amour. Elle se jura de conserver à tout
-prix son indépendance.</p>
-
-<p>Sa volonté devait plier bientôt sous la loi de la
-nécessité. Les difficultés de sa vie s’accrurent, en
-effet, jusqu’à devenir insupportables. Jadis, elle
-avait des moments de répit. L’humeur de son père,
-variable comme le temps, s’apaisait parfois. On
-pouvait alors, par des ménagements infinis et une
-soumission passive, éviter de nouveaux orages.
-Maintenant c’étaient des emportements quotidiens,
-sans aucun motif, de continuelles fureurs. Il devenait
-impossible de satisfaire cet être exaspéré, dont
-la volonté changeait d’heure en heure, qui donnait
-un ordre, l’oubliait et, peu après, s’irritait jusqu’à
-la folie de se voir obéi. Lassés de ses violences, les
-domestiques, au bout d’un mois de service, demandaient
-leur congé. Ursule se trouvait souvent sans
-personnel. Elle suffisait à tout, accomplissait sa
-tâche écrasante sans révolte contre son despote.</p>
-
-<p>L’attitude de Laurence était différente. La tyrannie
-du colonel s’exerçait d’ailleurs plus durement sur
-elle que sur tout autre. Elle était son plus cher
-souci, sa plus grande affection ; mais, par un effet
-bizarre de sa maladie, il ne s’occupait d’elle que
-pour la tourmenter. Il voulait qu’elle fût parfaitement
-élégante, qu’elle renouvelât souvent ses toilettes :
-dès qu’elle lui réclamait de l’argent, il
-fulminait contre sa prodigalité. Il voulait que sa
-vie fût gaie, agréable. Il la contraignait d’accepter
-les invitations de Juliane, priait André de l’accompagner
-au théâtre : lorsqu’elle rentrait, il l’accusait
-de songer à se distraire alors qu’il se mourait.
-Brisée par ces éclats continuels, Laurence passait
-des nuits dans les larmes et le colonel lui reprochait
-comme un crime sa pâleur et ses traits tirés.</p>
-
-<p>La jeune fille avait beau plaindre ce malade et
-l’excuser, elle était trop vive, trop indomptable,
-pour supporter avec patience ses injustices. Elle se
-défendait âprement, le bravait, l’affligeait par des
-paroles blessantes dont elle ne mesurait pas toujours
-la portée. Un soir, après une discussion
-pénible, Paul Dacellier dut s’aliter, terrassé par une
-de ces crises nerveuses durant lesquelles sa raison
-s’égarait. Laurence se sentit responsable de cet accès.
-Dominée par ses remords, elle se précipita vers le
-sacrifice longtemps refusé qui lui semblait maintenant
-nécessaire. Dès le lendemain, elle courut
-chez sa belle-sœur :</p>
-
-<p>— Je cède, Juliane, lui dit-elle. Je suis pour mon
-père une ennemie, un danger. Le devoir et la pitié
-me chassent de la maison ; je n’y ai plus de place.
-Cherchez un mari pour moi, n’importe qui. Je
-prendrai le premier venu.</p>
-
-<p>Juliane aimait à s’occuper des autres, à les protéger,
-à tenir dans ses mains les fils de leurs destinées.
-Aussi accepta-t-elle avec la meilleure grâce
-du monde une mission qui allait lui permettre de
-déployer toute son adresse et son tact mondain.
-Elle ne pensait pas, d’ailleurs, rencontrer de sérieux
-obstacles. La dot de Laurence était belle. Sa mère
-lui avait laissé trois cent mille francs que son père
-devait doubler en la mariant. Cette fortune avait
-de quoi séduire bien des familles, et Juliane, avec
-des airs négligents, ne perdit aucune occasion d’en
-confier le chiffre à ses amies. Bientôt, il ne se passa
-plus de semaine où elle ne donnât, en faveur de
-sa belle-sœur, quelque réception soigneusement
-préparée. Laurence s’y trouvait entourée d’une
-foule de jeunes gens, pauvres pour la plupart, mais
-infiniment distingués et d’une éducation parfaite.
-Ils étaient taillés sur le même modèle, corrects, élégants,
-beaux parfois. Mais ces visages, réguliers
-et mornes, n’avaient pas pour la jeune fille plus de
-vie qu’une gravure de modes ou une photographie
-dont on n’a jamais vu l’original. Elle les oubliait
-tout de suite et ne pouvait les reconnaître ni les
-discerner les uns des autres. Tous ces pantins lui
-posaient, avec la même politesse, les mêmes questions
-insipides. Elle répondait à peine, car l’art qui
-consiste à soutenir une conversation à l’aide de
-phrases toutes faites lui était étranger.</p>
-
-<p>A la fin de ces mortelles soirées, elle aimait à se
-réfugier auprès de Gaston Noret. Lui, au moins,
-était simple et dépourvu de toute pédanterie. Elle
-pouvait lui parler sans s’imposer aucune contrainte.</p>
-
-<p>— Oh ! cher ami, s’écriait-elle, est-il pire supplice
-que de chercher à se marier, de s’exposer
-comme une marchandise dans une vitrine, et
-d’attendre un acheteur ? Avez-vous vu, ce soir, tout
-ce lot d’épouseurs possibles ? Comment pourrai-je
-aimer aucun d’entre eux !</p>
-
-<p>— Hé ! pourquoi pas ? disait le bohème, qui
-l’observait avec une indulgence amusée. L’amour
-n’est que l’accord soudain, inexplicable, de deux
-chairs qui se reconnaissent, on ne sait pourquoi,
-faites l’une pour l’autre. Cet accord peut se produire
-en dehors de toute sympathie.</p>
-
-<p>— Que dites-vous ? J’aimerais mon mari, au
-moment de la volupté seulement, et je le haïrais le
-reste du temps ?</p>
-
-<p>— Mais non, innocente ! car, du jour où vous
-aurez été heureuse entre ses bras, vous l’aimerez
-complètement et toujours.</p>
-
-<p>— Quoi ! En échange d’un instant de plaisir, je
-donnerais mon cœur et mon âme ? Dieu m’épargne
-une pareille honte ! protesta Laurence indignée.</p>
-
-<p>Les paroles du peintre la troublèrent longtemps,
-car elle respectait profondément l’amour et elle
-s’affligeait de le déshonorer en acceptant un mariage
-qu’il n’embellirait pas. Heureusement, aucun
-prétendant ne se déclarait encore. Bien qu’elle
-demeurât silencieuse et glacée en leur présence,
-elle effrayait un peu ces corrects jeunes gens
-attirés par sa dot. Tous avaient un grand souci
-de leur dignité. Ils voulaient bien épouser une
-jeune fille pour sa fortune, mais ils entendaient la
-dominer, trouver en elle une femme passive, malléable,
-absolument nulle. Leur instinct les avertissait
-que Laurence ne réaliserait pas cet idéal.</p>
-
-<p>Voyant qu’aucun de ses projets n’aboutissait,
-Juliane eut recours à M. Hecquin, son conseiller
-ordinaire.</p>
-
-<p>— Laurence est très difficile à caser, dit-elle,
-lorsqu’il l’eut assurée de son dévouement. Elle n’a
-d’autre atout dans son jeu que sa fortune. Elle n’est
-pas jolie, son caractère est bizarre, exagéré, déconcertant.
-Je n’ai jamais pu la plier aux usages
-du monde, lui apprendre à recevoir, à tenir un
-salon. Elle n’a aucune conversation, peu de grâce,
-nulle amabilité. Et sa timidité, qui pourrait faire
-excuser ces défauts, a toutes les apparences de la
-hauteur.</p>
-
-<p>— Je vous trouve sévère, répondit M. Hecquin
-en repliant ses longues jambes, dont il était toujours
-embarrassé. Indépendamment des considérations
-d’amitié qui devaient forcément m’influencer
-en faveur d’une personne qui vous touche de si
-près, indépendamment, dis-je, de toutes ces considérations,
-j’ai pu étudier en toute impartialité votre
-belle-sœur et je trouve que c’est vraiment une
-jeune fille fort avenante. Peut-être, dans le monde,
-est-elle un peu réservée et farouche, mais elle possède
-des qualités solides que j’ai devinées assez
-vite, bien que sa modestie les cache. Car il ne faut
-pas croire que nous autres, banquiers, toujours
-absorbés par nos affaires, nous n’ayons ni le temps,
-ni le goût d’observer autour de nous la société, les
-hommes et même les jeunes filles, ajouta-t-il avec
-un rire satisfait.</p>
-
-<p>— Vraiment, répliqua Juliane, un peu surprise,
-dites-moi donc ce que vous admirez en Laurence.</p>
-
-<p>— Vous m’avez raconté les difficultés de sa vie
-et ses chagrins, reprit M. Hecquin d’un air pénétré.
-N’est-ce point une chose touchante de voir avec quel
-courage elle les supporte, sans qu’un mot de plainte
-lui échappe ? J’admire aussi son intelligence, sa
-vie si peu frivole, toute d’étude et de pensée. Oui,
-elle a un esprit supérieur et même… voyons, je
-cherche l’expression exacte… viril, c’est bien cela,
-viril.</p>
-
-<p>Ce chaleureux panégyrique, prononcé par un
-homme d’ordinaire fort circonspect, étonna beaucoup
-Juliane. Mais, huit jours plus tard, comme elle
-parlait encore de Laurence à son vieil ami, s’informant
-s’il avait découvert pour elle quelque phénix,
-le banquier se troubla, hésita, et murmura enfin
-d’une voix étouffée :</p>
-
-<p>— Croyez-vous que j’aie la moindre chance de me
-faire agréer par votre belle-sœur ?</p>
-
-<p>Puis, ayant prononcé cette phrase étonnante, il
-demeura immobile, les yeux baissés, la main sur le
-cœur, dans l’attitude classique de l’amoureux transi.</p>
-
-<p>Si habituée que fût Juliane à dissimuler ses
-impressions, sa stupéfaction fut si grande qu’elle
-perdit absolument contenance.</p>
-
-<p>— Mon Dieu ! balbutia-t-elle dans son embarras,
-je ne sais… je n’aurais jamais cru…</p>
-
-<p>Et, ne pouvant terminer sa phrase que par une
-impolitesse, elle se tut en rougissant pitoyablement.
-M. Hecquin vint à son aide.</p>
-
-<p>— Vous n’auriez jamais cru qu’à mon âge je puisse
-encore songer à me remarier, dit-il avec une humilité
-touchante et sans lever les yeux. Hélas ! plus je
-vieillis, plus ma solitude me semble dure à supporter.
-N’allez point imaginer que je cherche une
-femme pour me soigner dans mes vieux jours. Je ne
-suis plus jeune, mais mon tempérament reste vigoureux,
-ma santé excellente. Mon pauvre père est
-mort à quatre-vingts ans d’une attaque, sans avoir
-jamais été malade. Tout me porte à croire que je
-m’en irai comme lui, discrètement, sans causer de
-soucis à personne. Comprenez-moi donc : si je souhaite
-posséder une compagne, c’est pour la gâter et
-la chérir. Votre belle-sœur, je l’avoue, par ses malheurs
-et son courage, a gagné mon cœur. Je n’aspire
-qu’à lui donner la vie douce et facile qui lui a manqué
-jusqu’ici. Ses moindres désirs seront pour moi
-des ordres. Je ne la contrarierai jamais, je respecterai
-ses goûts, ses habitudes. Ah ! qu’il me serait
-doux d’avoir cet ange à mon foyer ! conclut-il en
-fixant sur le plafond un regard extatique.</p>
-
-<p>— Peut-être le bonheur de Laurence est-il là, dit
-Juliane, ébranlée par ce discours ; mais en admettant,
-cher monsieur, que ma belle-sœur vous soit
-favorable, il me paraît à peu près impossible d’obtenir
-le consentement du colonel.</p>
-
-<p>— Ah ! qu’à cela ne tienne ! s’écria le banquier
-avec ardeur. L’assentiment de M<sup>lle</sup> Laurence me
-suffit. Je la prendrai sans dot. Je ne demande rien.
-Je suis assez riche pour deux.</p>
-
-<p>« Mais c’est clair, il l’adore, songea Juliane,
-impressionnée par ce désintéressement. Voilà donc
-pourquoi il la trouvait si parfaite. C’est l’aveuglement
-de l’amour ! »</p>
-
-<p>Cette découverte inouïe lui parut à la fois burlesque
-et attendrissante. Elle répondit, avec un sourire
-indulgent :</p>
-
-<p>— Laissez-moi conduire cette affaire et fiez-vous à
-moi.</p>
-
-<p>— Oh ! merci, s’écria M. Hecquin avec transport.
-Vous ne trouvez donc pas trop ridicule le vieil ami
-dont le cœur est resté jeune ? Parlez pour lui, dirigez-le
-et soyez assurée de sa reconnaissance. Vous
-disposez de toute ma vie, ajouta-t-il en lui baisant
-la main dans un grand geste pathétique.</p>
-
-<p>Puis, redressant sa haute taille, l’air un peu
-abattu, mais toujours solennel, il se retira en poussant
-de profonds soupirs.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>X</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>— J’ai fait un vœu.</p>
-
-<p>— Quel vœu ?</p>
-
-<p>— Que nul ne me touche.</p>
-
-<p class="attr">Paul <span class="sc">Claudel</span>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Il était bien rare qu’à l’heure où la nuit fait place
-au matin, Laurence ne reposât point, profondément
-endormie, et elle n’avait vu le point du jour que
-deux ou trois fois dans sa vie. Pourtant l’aurore la
-surprit debout et tout habillée, dans une chambre
-d’hôtel, à Bruxelles, le lendemain de son mariage
-avec M. Hecquin.</p>
-
-<p>Trois mois auparavant, en recevant l’étrange proposition
-que Juliane s’était chargée de lui transmettre,
-le colonel avait manifesté la plus violente
-indignation et déclaré qu’il n’autoriserait jamais
-l’union monstrueuse de sa fille avec un vieillard.
-Sa résistance s’était usée sous l’action du temps et
-de la maladie. Obsédé par la pensée de sa mort prochaine,
-influencé malgré lui par son fils et par sa
-belle-fille, il s’était enfin laissé arracher le consentement
-que Laurence sollicitait avec insistance.</p>
-
-<p>Celle-ci, après le premier moment de surprise,
-n’avait pas tardé à découvrir les avantages d’un tel
-mariage. Si burlesque qu’il lui parût, il la révoltait
-moins que les autres projets d’alliance ébauchés
-par Juliane. En effet, M. Hecquin, trois fois
-millionnaire, ne pouvait, en demandant sa main,
-obéir à un motif intéressé. Il lui offrait, en même
-temps que l’indépendance et le repos, une affection
-douce et profonde. En outre, cet homme, habitué à
-vivre seul, devait se contenter de peu. Il ne la forcerait
-pas à s’occuper de son ménage. Ayant sa situation
-faite, il n’exigerait pas qu’elle servît son ambition
-par des visites et des réceptions fréquentes.
-L’âge de son humble adorateur acheva de l’enchanter.
-Avec l’inexpérience et la naïveté des femmes
-très jeunes, elle s’imagina qu’à cinquante-cinq ans,
-un homme ne pouvait plus avoir ni passion, ni désir.
-A travers les discours amphigouriques du banquier,
-elle crut comprendre qu’il s’engageait à ne jamais
-être son mari que de nom. Dès lors, sa décision fut
-prise.</p>
-
-<p>Ses illusions insensées venaient d’être détruites.
-Ce matin-là, tandis qu’elle marchait continuellement
-de la fenêtre à son lit non défait, elle
-revivait le moment où la veille, après s’être retiré,
-M. Hecquin était revenu dans sa chambre et, profitant
-de sa surprise, de sa consternation, l’avait
-prise entre ses bras. Elle sentait encore sur le coin
-de sa lèvre la brûlure d’un baiser déshonorant : sa
-chair se révoltait encore comme à l’instant où elle
-s’était échappée de l’odieuse étreinte pour s’élancer
-vers la fenêtre et l’ouvrir toute grande. Avait-elle
-dit, comme une héroïne de mélodrame :
-« N’avancez pas, ou je me jette par la fenêtre ? »
-S’était-elle bornée au geste menaçant ? Elle ne s’en
-souvenait plus. Elle ne savait pas combien de temps
-cette scène avait duré, ni à quel moment M. Hecquin,
-piteux et ridicule, s’était retiré sans rien dire.</p>
-
-<p>— Il est bien possible que j’aie tous les torts, se
-disait-elle, — et cette pensée accroissait encore sa
-colère. — Il faut être vraiment folle pour prêter à un
-homme le désintéressement dont j’ai paré M. Hecquin.
-J’ai cru bonnement qu’il serait satisfait de se
-dévouer à moi et ne me demanderait jamais rien en
-échange. Pourtant, s’il n’avait eu que le désir
-d’échapper à la solitude, de trouver une affection
-platonique pour charmer ses vieux jours, il aurait
-pu épouser une femme de son âge, M<sup>lle</sup> Drevain, par
-exemple, oui, c’était indiqué. S’il m’a préférée, c’est
-parce que j’étais jeune. Mais quoi ! si j’ai renoncé
-pour toujours aux plus nobles enivrements de
-l’amour, est-ce pour en accepter les bassesses et les
-ignominies ? Non, jamais. Je déteste cet homme ! Je
-rentrerai à la maison. Pauvre père ! quel mal je vais
-lui faire. Il me reprochera d’avoir brisé ma vie, la
-sienne par un mariage honteux, accepté un jour,
-rompu le lendemain. Que pourrai-je dire pour ma
-défense ? Je n’aurai plus une heure de repos,
-désormais !</p>
-
-<p>Un instant elle défaillit, épouvantée devant l’avenir
-qui l’attendait.</p>
-
-<p>— Si je ne disais rien ? pensait-elle. Peut-être
-M. Hecquin renoncera-t-il à m’imposer un joug qui,
-visiblement, me répugne. Pourtant, si je me tais, il
-peut croire que mon silence est une excuse. Allons,
-pas de compromis, pas de lâcheté. Il faut parler,
-agir, dénouer au plus tôt une situation odieuse.</p>
-
-<p>A huit heures, elle sonna pour demander son
-déjeuner. Peu après, M. Hecquin frappa à sa porte.
-Il entra, correct, poli, lui sourit sans amertume et
-s’informa de la façon dont elle avait passé la nuit.
-Peut-être avait-il conservé quelque illusion, quelque
-espérance ; mais Laurence se hâta de les lui
-arracher.</p>
-
-<p>— Non, je n’ai pas dormi, je ne me suis pas
-couchée, dit-elle avec une précipitation brutale. Il
-me fallait réfléchir à beaucoup de choses. Voici ce
-que j’ai décidé : je prendrai le train tout à l’heure
-pour rentrer dans ma famille, car notre mariage ne
-repose que sur un atroce malentendu. Je ne pensais
-trouver en vous qu’un ami. Vous me l’aviez affirmé
-à plusieurs reprises. Oh ! j’ai peut-être eu tort de
-prendre vos paroles au pied de la lettre, je dois vous
-paraître bien folle. Les jeunes filles sont naïves et
-moi plus que les autres, je m’en aperçois aujourd’hui.
-Tout cela est très fâcheux, j’en conviens, mais
-je vous prie de m’épargner vos reproches, je souffre
-plus que vous.</p>
-
-<p>Sa fureur grandissait. Sa voix se fit plus cassante.</p>
-
-<p>— Oui, reprit-elle, moi seule porterai le ridicule
-et la honte de cette affaire. Voilà ma vie brisée en
-pleine jeunesse, pour toujours, et mon père me
-recevra durement, j’en suis sûre, et personne ne
-m’excusera. Pour vous, cette rupture est sans conséquences.
-A votre âge, vous ne serez pas tenté, je
-pense, de recommencer pareille expérience.</p>
-
-<p>M. Hecquin demeurait impassible. Il écoutait dans
-une attitude songeuse et désintéressée. Toute sa physionomie
-restait fermée, mystérieuse et neutre. Il ne
-rougissait pas. Aucun muscle ne bougeait dans son
-visage. Ses yeux étaient baissés. Les regards flamboyants
-de Laurence venaient se briser inutilement
-contre ce visage rigide aux paupières closes. Elle
-avait l’impression de parler à un bloc de pierre. Et
-lorsqu’elle se tut enfin, épuisée, lorsque l’ivresse
-de la colère ne la soutint plus, elle se mit à
-trembler de tous ses membres.</p>
-
-<p>M. Hecquin réfléchissait profondément.</p>
-
-<p>— Mon enfant, dit-il enfin d’une voix posée, il me
-semble évident que pour juger sainement les choses
-de la vie il faut tout d’abord être en possession de
-son sang-froid. Or, vous avez pour le moment
-entièrement perdu le vôtre et je suis loin de vous
-en faire un crime. Mais moi je suis habitué à me
-maîtriser dans les circonstances les plus pénibles.
-Grâce à un effort de volonté, devenu purement
-mécanique par suite d’un long exercice, je ne perds
-jamais mon calme. Je puis donc affirmer, sans
-crainte d’être démenti, que j’ai toutes les qualités
-nécessaires pour juger le problème qui se présente
-plus lucidement que vous. Il se trouve que le contrat
-intervenu entre nous est entaché de nullité, par
-suite d’une clause interprétée différemment par les
-deux parties contractantes. Est-ce à dire que nous
-devons le rompre avec éclat ? Je ne le pense pas. Il
-me semble que nous pouvons, avec un peu de bonne
-volonté, nous entendre à l’amiable. J’ai eu le tort
-d’oublier mon âge et le vôtre : je me reconnais coupable
-et j’implore de vous l’oubli d’une minute
-d’égarement. Vous êtes trop généreuse pour me
-garder rancune. Ces questions sont trop délicates
-pour que nous les traitions autrement que par allusion.
-J’espère que vous me comprenez. Je me
-résume : je ne réclame plus de vous que votre
-estime, votre confiance ; je vous offre en échange
-un dévouement loyal, une affection désintéressée ;
-en un mot, je m’engage sur l’honneur à n’être
-jamais pour vous qu’un ami. Tout est-il bien ainsi
-et me pardonnez-vous ?</p>
-
-<p>Laurence ne songea point à s’étonner de cette
-magnanimité surhumaine. Ce dénouement imprévu
-et si simple l’étourdit, l’engourdit à la façon d’une
-piqûre de morphine. Toutes les difficultés qui la
-tourmentaient se trouvaient aplanies, elle n’avait
-plus besoin de fuir ni d’affronter la colère de son
-père. Son cœur, tout à l’heure si agité, s’apaisait,
-s’abîmait dans une quiétude indolente que nul
-soupçon ne troublait. Elle serra de bonne grâce la
-main que son mari lui tendait, le laissa sceller d’un
-baiser paternel leur réconciliation. Mais elle n’eut
-pas une parole d’excuse pour cet homme admirable.
-Elle n’éprouva aucun remords de sa conduite envers
-lui. Laurence était facilement dure et injuste pour
-ceux qui ne lui ressemblaient pas. M. Hecquin étant
-vieux et placide, elle le crut incapable de souffrir
-d’une offense et se trouva très généreuse parce qu’elle
-lui avait pardonné.</p>
-
-<p>Pourtant, lorsque après quinze jours de voyage
-elle revint à Paris, ce fut avec une conviction
-sincère qu’elle fit à son père l’éloge du banquier,
-vantant sa complaisance et la bénignité de son
-caractère. Elle se déclara contente de son sort.
-Le colonel, ravi de la revoir, parut au comble de
-la félicité. Il s’apprêtait, d’ailleurs, à se mettre en
-route pour Uriage, afin d’y faire une cure ordonnée
-par le professeur Noveu. Laurence, elle, ne se souciait
-pas de repartir, bien que l’arrière-saison s’annonçât
-comme admirable. Elle s’occupa d’aménager
-l’appartement qu’elle avait choisi rue de Vaugirard,
-rangea ses livres, s’efforça d’amadouer Royale
-Egypte qu’exaspéraient ces changements constants de
-résidence. Sa vie maintenant lui semblait douce et
-acceptable. La tranquillité toute nouvelle dont elle
-jouissait lui permettait de fournir un travail sérieux
-et suivi qui l’absorbait, l’arrachait à ses inquiétudes
-habituelles. Tout le jour, cloîtrée dans une grande
-pièce claire qui donnait sur le Luxembourg et dont
-elle avait fait son studio, elle écrivait des vers
-mystérieux qu’elle ne montrait à personne. Ces
-chants inutiles apaisaient son âme mieux que des
-larmes ou que les exhortations d’un ami. Elle trouvait
-en eux et dans ses lectures son pain quotidien,
-sa force, sa pauvre et magnifique joie. M. Hecquin
-n’insista pas pour qu’elle prît un jour de réception.
-Il la dispensa des visites et des présentations obligatoires,
-en la faisant passer, parmi ses relations, pour
-malade. Pourtant, la voyant toujours lire et écrire,
-il lui proposa de la mettre en rapport avec son
-jeune cousin, le poète Cyril de Clet, dont le nom
-commençait à percer dans les revues d’avant-garde
-et qu’il lui avait présenté le jour de leur mariage.</p>
-
-<p>— Je crois qu’il serait pour vous d’un commerce
-agréable, lui dit-il. Il désire beaucoup vous connaître,
-car je lui ai parlé de vous, de votre culture
-qui, je me plais à le constater, est peu ordinaire
-pour une femme. C’est un esprit supérieur et admirablement
-doué. Je vous apporterai ses livres.</p>
-
-<p>Il remit le lendemain à Laurence les deux recueils
-de vers publiés par Cyril. La jeune femme les ouvrit
-sans empressement, car elle aimait peu la poésie
-moderne. Tout de suite, cependant, le premier livre
-l’étonna. Une jeunesse impétueuse, enivrée d’elle-même
-et de toutes choses, perpétuellement soulevée
-par le délire lyrique, y chantait la beauté du monde.
-Le second livre, au contraire, était d’une étrange
-amertume. Il semblait qu’autour du poète, plein
-d’illusions et d’espérance, la terre se fût, en deux
-années, couverte de ruines. Déjà l’amour ne lui souriait
-plus que d’un sourire funèbre. La volupté
-s’était enfuie. Et sa joie, sa douleur avaient le
-même accent rude, violent, presque barbare. Laurence
-retrouvait dans ces vers l’écho de son propre
-cœur. Elle les lut, les relut bien des fois, mais ne
-témoigna aucun désir de connaître leur auteur.
-M. Hecquin n’insista pas pour le lui présenter.</p>
-
-<p>Jamais époux ne montra plus de déférence
-pour les goûts, le caractère et les habitudes de
-sa moitié. Cette complaisance n’était pas sans mérite.
-L’incapacité absolue de Laurence comme maîtresse
-de maison, le gaspillage domestique qu’autorisait
-sa nonchalance, affectaient vivement cet homme
-économe, ordonné, méthodique. Dès le début de son
-mariage, la jeune femme se refusa catégoriquement
-à tenir un compte de ses dépenses. Elle se bornait à
-serrer dans un tiroir l’argent que son mari touchait
-pour elle ou lui donnait. Puis, lorsque sa caisse était
-vide, elle en avertissait M. Hecquin et le priait de
-la remplir. Ces demandes surprenaient toujours
-désagréablement le banquier. Trop timide pour oser
-faire aucune observation, il se bornait à regarder sa
-femme d’un air morne et consterné qui laissait
-deviner sa réprobation secrète.</p>
-
-<p>— Eh bien ! quoi ? interrogeait Laurence, impatientée,
-mes dépenses sont-elles excessives, dépassent-elles
-nos revenus ? Dites-le. S’il le faut je n’achèterai
-plus rien.</p>
-
-<p>— A quoi pensez-vous, ripostait vivement M. Hecquin.
-Grâce à Dieu, notre fortune est assez grande
-pour subvenir à toutes vos fantaisies. Je vous apporterai
-demain l’argent qui vous est nécessaire.</p>
-
-<p>Car, dès que Laurence élevait la voix ou fronçait
-les sourcils, il pliait devant elle avec servilité. Il
-semblait craindre plus que la mort de lui déplaire,
-sans pourtant lui témoigner aucune affection. Leurs
-rapports cérémonieux étaient ceux de deux voyageurs
-que le hasard réunit un moment à une table
-d’hôte et qui, devant se quitter bientôt, échangent
-seulement des paroles de politesse banale. Après un
-mois de mariage, M. Hecquin, toujours pressé, et
-débordé d’occupations, ne rentra plus déjeuner chez
-lui, car la rue de Vaugirard se trouvait trop éloignée
-de ses bureaux, boulevard Haussmann. Il revenait le
-soir à huit heures, dînait avec sa femme et, le repas
-fini, épuisé de sa journée, se couchait aussitôt. Laurence
-se demandait parfois quelle place elle tenait
-dans cette vie que les affaires absorbaient toute, et
-ne pouvait comprendre pourquoi le banquier l’avait
-épousée. Un dimanche matin, cependant, en lui
-souhaitant le bonjour, il retint sa main dans les
-siennes, la baisa galamment.</p>
-
-<p>— Savez-vous, mon enfant, s’écria-t-il d’un air
-ému, que ce jour est celui de mon anniversaire ? A
-cette date j’ai coutume chaque année de me recueillir
-et d’examiner ma vie. Elle ne m’a longtemps inspiré
-que des réflexions pénibles, presque désespérées.
-Il n’en est plus de même aujourd’hui ; et je tiens à
-vous dire combien je me félicite de l’heureux événement
-qui a fait enfin cesser ma solitude et mis dans
-mon existence l’intérêt de votre jeunesse.</p>
-
-<p>— Ah ! le pauvre homme. Il est content à peu de
-frais, songea Laurence, touchée néanmoins de cette
-déclaration inattendue.</p>
-
-<p>Elle s’efforça pendant quelques jours d’être plus
-aimable ; mais elle n’éprouvait pour son mari ni
-tendresse ni estime.</p>
-
-<p>— J’ai donc un cœur de pierre ? se disait-elle tout
-étonnée. Je devrais admirer sa bonté, sa délicatesse,
-lui être reconnaissante de la liberté qu’il me laisse.
-Mais vraiment, il n’est rien pour moi. Il m’est aussi
-indifférent qu’au premier jour et plus encore.</p>
-
-<p>En effet, il lui fallait faire un effort pour penser
-à lui. Elle le regardait sans le voir, l’écoutait sans
-l’entendre. Bien souvent, le soir, lorsqu’il entrait
-chez elle, en pantoufles, en veston d’intérieur, elle
-se levait, sincèrement surprise, ne pouvant s’expliquer
-sa présence et ayant complètement oublié qu’il
-était son mari.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>XI</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Et, maintes fois, j’ai été presque
-amoureuse de la mort pacifiante.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Keats.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Paul Dacellier était revenu d’Uriage assez bien
-portant. Cette amélioration dura peu et, dès le
-début de l’hiver, sa santé déclina avec une rapidité
-foudroyante. En quelques semaines, il prit l’aspect
-d’un vieillard. Sa faiblesse était telle qu’il pouvait
-à peine se tenir debout. L’après-midi, lorsque le
-temps le permettait, Ursule l’emmenait au Luxembourg.
-Soutenu par elle, appuyé sur une canne, il
-faisait quelques pas dans les allées. Le sentiment
-de sa déchéance physique, les regards de pitié
-que lui jetaient les passants lui étaient si pénibles
-qu’il refusa bientôt de sortir. Jamais la vie ne
-lui avait paru si longue. Il demeurait tout le jour
-prostré dans son fauteuil, oisif, inerte, à demi somnolent,
-jusqu’à l’heure où commençaient pour lui
-les épouvantes de la nuit. Dès que l’ombre tombait,
-il devenait dangereux de le laisser seul. C’est le
-moment que Laurence choisissait pour lui faire sa
-visite quotidienne.</p>
-
-<p>Dacellier aimait toujours sa fille, il eût souffert de
-ne plus la voir. Mais sa présence ne lui apportait
-aucune consolation. Vainement cherchait-elle, lorsqu’elle
-arrivait, un sourire, un rayon de joie sur ce
-visage qui semblait celui d’un condamné au sortir
-des tortures de la question. Le colonel l’accueillait
-toujours avec le même regard d’anxiété morne. Elle
-s’asseyait à ses côtés, lui lisait un journal, sans
-savoir s’il l’écoutait. Ce devoir accompli, elle échangeait
-avec Ursule des propos décousus, incohérents,
-qui trahissaient leur inquiétude. Le bruit de leurs
-voix semblait agréable au malade. Lorsqu’elles se
-taisaient, le croyant endormi, il leur faisait signe de
-continuer leur conversation. Mais il n’y prenait
-aucune part. Le sens de leurs paroles lui échappait.
-Et Laurence, effrayée de sa pâleur et de son immobilité,
-saisissait par moments sa main brûlante pour
-s’assurer qu’il vivait encore.</p>
-
-<p>Chaque soir, l’aspect de son père la frappait plus
-cruellement. Chaque soir, en le quittant, elle tremblait
-de ne plus le retrouver, elle croyait toujours
-l’embrasser pour la dernière fois, car il lui semblait
-que seules les angoisses de l’agonie, l’approche de
-la mort, pouvaient décomposer à ce point une figure
-humaine. Sauf Ursule, nul ne comprenait la pitié
-impuissante, désespérée, dont Laurence souffrait
-jusqu’à l’affolement. Juliane et André n’étaient plus
-reçus par le colonel qui ne voulait voir que sa fille.
-Ils ne pouvaient deviner les progrès de sa maladie.
-M. Hecquin, voyant un jour sa femme revenir de la
-rue Vaneau fort tard et toute bouleversée, parut
-étonné.</p>
-
-<p>— Ma chère enfant, lui dit-il avec condescendance,
-tout me porte à croire que votre inquiétude est excessive,
-pour ne pas dire déraisonnable. Votre père n’est
-pas bien portant, c’est certain, et je comprends que
-cela vous attriste. Mais je parlais encore de lui tout
-à l’heure avec André. Il pense comme moi que son
-état n’a rien d’alarmant et que le colonel retrouverait
-vite la santé, pour peu qu’il ait la volonté de
-guérir.</p>
-
-<p>— Il faudrait pour cela que sa volonté ne
-fût pas malade, riposta Laurence avec emportement.
-D’ailleurs, quelle valeur a l’opinion d’André, je vous
-prie ? Ce garçon bien portant est trop égoïste
-pour s’inquiéter de personne ici-bas, et surtout de
-son père qu’il n’a jamais ni compris, ni aimé.</p>
-
-<p>— Ah ! vraiment, je ne savais pas, murmura
-M. Hecquin, battant prudemment en retraite.</p>
-
-<p>Bien qu’il conservât son optimisme, il n’essaya plus
-de raisonner Laurence. Elle avait beau, le soir, apparaître
-au dîner les yeux rouges, le visage défait : il
-ne voulait plus voir son anxiété, ni sa douleur. Paisible,
-satisfait, il mangeait avec appétit, parlait de
-la pluie, du beau temps, des derniers événements
-politiques. Il ne semblait pas remarquer le silence
-de Laurence, ni même les regards indignés que, par
-moments, elle attachait sur lui.</p>
-
-<p>Cependant, le second congé du colonel allait
-prendre fin. Sa fille et les Arêle le pressaient d’en
-réclamer un autre, illimité. Mais il n’avait plus
-aucun espoir de guérir. Un jour, sans consulter
-personne, il envoya sa démission au ministère de la
-Guerre, rompant le dernier lien qui l’attachât encore
-au monde.</p>
-
-<p>Ce soir-là, M. Hecquin, en rentrant, trouva sa
-femme étendue sur un divan, la tête dans ses bras.
-Elle leva vers lui un visage ruisselant de larmes.
-Il ne parut aucunement ému ni étonné de ce
-désespoir. Depuis quelques mois, elle pleurait si
-souvent !</p>
-
-<p>— Mon enfant, lui dit-il, avec son flegme accoutumé,
-pardonnez-moi de vous troubler. Je n’ai pas
-à vous demander les causes de votre présent chagrin,
-encore moins chercherai-je à examiner avec
-vous si ce chagrin est justifié. Je craindrais de vous
-irriter. Mais je tenais simplement à vous dire que
-j’ai vu aujourd’hui votre belle-sœur Juliane et qu’elle
-m’a chargé de vous souhaiter le bonjour.</p>
-
-<p>S’étant acquitté de cette commission intempestive,
-M. Hecquin se retira, laissant Laurence stupéfaite
-et indignée.</p>
-
-<p>— Non, songeait-elle exaspérée, cet homme abuse,
-je ne saurais lui pardonner d’être à ce point grotesque.
-Ses façons cérémonieuses, ses déclarations
-ridicules cachent une insensibilité monstrueuse, je
-m’en aperçois aujourd’hui. O père ! où retrouverai-je,
-si tu me quittes, un cœur aussi grand que le
-tien ? Toi, au moins, tu n’aurais jamais vu couler
-mes larmes avec cette tranquillité. Peut-être me les
-aurais-tu reprochées, car ton amour est parfois cruel,
-mais c’est un admirable amour. Comme je préfère
-ta violence à la placidité de ce banquier ! Que m’importe
-qu’il soit de caractère facile. J’aurai toujours
-froid près de lui, je me sentirai toujours seule.</p>
-
-<p>Bientôt elle prit l’habitude de dîner rue Vaneau.
-Le banquier, tout d’abord, prit son mal en patience.
-A la longue, il fut scandalisé de trouver sa
-maison toujours vide. Il hasarda une timide remontrance.</p>
-
-<p>— Ma place n’est pas ici quand mon père se meurt,
-lui répondit Laurence.</p>
-
-<p>M. Hecquin se tut. Dès le lendemain, il se réfugia
-chez Juliane qui, chaque soir, lui offrit l’hospitalité.
-Elle flattait sa gourmandise par des repas fins et
-succulents, le soignait, l’encensait, écoutait complaisamment
-ses doléances, approuvait ses griefs. Et
-l’époux humilié ne se lassait pas de blâmer avec elle
-les bizarreries de Laurence, l’exagération de son
-caractère, la violence de ses inquiétudes.</p>
-
-<p>Malheureusement la jeune femme ne se trompait
-pas. Son affection était plus clairvoyante que la
-froide raison de ces gens tranquilles. Le colonel se
-mourait ; mais sa lente agonie pouvait se prolonger.
-Son état, si grave qu’il fût, demeurait stationnaire.
-Il semblait qu’un miracle seul lui permît encore de
-vivre, miracle déconcertant qui perpétuait sa souffrance
-sans la guérir, liait encore étroitement l’un à
-l’autre l’âme aiguillonnée du désir furieux de la
-mort, le corps débile et à demi détruit.</p>
-
-<p>Un soir, Laurence, en entrant chez son père,
-s’étonna de ne plus trouver Consul couché à sa place
-ordinaire devant le feu. Le bon chien, depuis
-quelque temps, devenait aveugle, mais jamais son
-affection pour son maître n’avait été plus touchante.
-Il pleurait lamentablement dès qu’on l’éloignait du
-colonel, ne consentait à manger que près de lui.
-Etendu la nuit au pied de son lit, le jour contre son
-fauteuil, il ne le quittait plus. Lorsque le malade
-était plus souffrant, l’animal, agité, malheureux, se
-relevait à tout instant pour le caresser, témoignait
-une inquiétude étrange et presque humaine.</p>
-
-<p>Dacellier surprit le regard de sa fille, cherchant
-son compagnon fidèle.</p>
-
-<p>— Non, dit-il tristement, Consul n’est plus là, je
-l’ai fait abattre ce matin.</p>
-
-<p>— Oh ! s’écria Laurence, sincèrement affligée, oh !
-pauvre chien, pourquoi ?</p>
-
-<p>— Allez-vous prétendre que j’ai été cruel ? dit le
-colonel avec un morne sourire. Je l’aimais autant
-que vous, mieux que vous. Mais encore quelques
-jours, il allait être tout à fait aveugle, le vétérinaire
-m’avait prévenu. A quoi bon le laisser souffrir ? Il
-est doux de pouvoir sauver de la douleur un être
-animé, fût-il ver de terre ou insecte. Et la mort est
-un bon remède.</p>
-
-<p>Il se tut durant un moment assez court ; car il y
-avait des heures où sa détresse lui montait aux
-lèvres, où son cœur, trop comprimé par le sceau du
-silence, éclatait comme une plaie mal fermée sous
-l’effort du sang.</p>
-
-<p>— Ah ! reprit-il d’une voix basse comme s’il se
-parlait à lui-même, ah ! s’il y a un Dieu, il faut
-convenir qu’il est impitoyable. Nous sommes devant
-lui comme ce pauvre chien était hier devant moi,
-aussi désarmés, aussi faibles. Abattus par la douleur
-à laquelle nous ne comprenons rien, nous implorons
-celui qui peut tout de nous délivrer. Hélas ! il
-ne tue que les heureux, laissant vivre les misérables.
-Il n’est jamais las de nous voir souffrir, et le plus
-étrange, c’est que les humains n’ont pas plus que
-lui pitié de leurs frères. Leurs lois permettent
-bien d’abréger la vie d’une bête qui souffre,
-non celle d’un homme. Si malheureux, si malade
-qu’il soit, le magistrat défend qu’on l’achève ; le
-médecin, ne pouvant le guérir, emploie toute sa
-science à le retenir sur la terre. On lui refuse le
-poison, l’arme qui hâterait sa délivrance.</p>
-
-<p>Laurence couvrit son visage de ses mains avec un
-gémissement sourd. Voilà donc les pensées que son
-père remuait tout le jour. L’obsession du suicide
-était en lui. Il repoussait encore l’abominable tentation.
-Mais déjà sa volonté chancelait. Déjà il revendiquait
-la mort comme un droit. Et, certes, nulle
-loi humaine, nul amour humain n’avaient assez de
-force pour contenir, pour relever cette âme folle et
-désespérée. Il eût fallu le frein de la religion, les
-consolations, les espérances éternelles, l’amour d’un
-Dieu.</p>
-
-<p>Laurence ne pouvait rendre à ce malheureux la
-foi qu’elle avait achevé de perdre depuis son arrivée
-à Paris. Elle voyait pour la première fois, avec une
-indicible épouvante, le dénuement absolu, l’inimaginable
-misère de cet être qu’elle adorait, et n’avait
-rien à lui donner. Toute sa tendresse, toute sa pitié
-ne lui suggérèrent pas une parole capable d’apaiser
-cette révolte. Elle éclata en sanglots déchirants.</p>
-
-<p>Le colonel tressaillit comme un homme éveillé par
-un coup de tonnerre. Son cœur n’était point glacé,
-ni insensible. La flamme de l’amour paternel y brûlait
-encore. Ce malade si faible retrouva des forces
-pour consoler sa fille. Penché sur elle, il caressait
-de ses doigts diaphanes ce front où perlait une sueur
-d’angoisse.</p>
-
-<p>— Eh bien ! murmurait-il, est-ce moi qui vous ai
-fait mal, pauvre enfant ?</p>
-
-<p>— Ah ! s’écria-t-elle, en tordant ses mains désespérément,
-de grâce, ne dites pas que tout est fini
-pour vous, ne dites pas que vous voulez mourir !</p>
-
-<p>— Je ne le dirai pas si cela vous afflige, reprit
-doucement le colonel, et pourtant que fais-je maintenant
-sur la terre, à quoi suis-je bon, pauvre soldat
-sans armée, chef sans insigne et sans honneur ? Je
-n’avais d’autre fonction ici-bas que de servir la
-France. Servir, Laurence ! ce seul bonheur, ce seul
-devoir m’eût éternellement suffi. Mais voici que mes
-forces m’ont trahi, que mon intelligence est morte.
-Je n’ai plus nulle raison de vivre.</p>
-
-<p>— Et moi, sanglota-t-elle, ne pouvez-vous vivre
-pour moi ?</p>
-
-<p>Il fut touché de cette prière. Jamais ce pauvre être
-défiant et sombre ne s’était cru si tendrement chéri.</p>
-
-<p>Le voyant attendri, Laurence lui saisit les mains
-et, avec un accent d’irrésistible supplication, l’implora.</p>
-
-<p>— Promettez-moi que vous ne chercherez pas la
-mort.</p>
-
-<p>— Chut ! chut ! ne parlez pas de cela, balbutia-t-il,
-tout ému. J’ai été cruel pour vous, il faut me pardonner :
-ma raison, mon âme me quittent parfois
-et je reste sans défense, livré à d’étranges démons.</p>
-
-<p>— Père, insista-t-elle encore tout bas en l’embrassant,
-père, promettez-moi que vous ne vous tuerez
-pas.</p>
-
-<p>Il la regarda longuement, comme pour dissiper
-toute incertitude. Et dans ses yeux, elle lut une
-résignation parfaite, un profond amour.</p>
-
-<p>— Oui, Laurence, je vous le jure, dit-il avec gravité.
-S’il me fallait, pour assurer votre bonheur,
-vivre éternellement, j’y consentirais, soyez-en sûre.
-Il n’est aucun sacrifice, aucun effort de courage que
-je ne puisse accomplir pour vous, mon enfant.</p>
-
-<p>Durant toute la soirée, il réussit en effet à surmonter
-sa tristesse habituelle et parut transformé. Ses
-yeux cherchaient sans cesse le regard de sa fille.
-Lorsqu’elle parlait, il l’écoutait attentivement, lui
-répondait avec tendresse. Parfois il souriait même.
-Ursule, stupéfaite et ravie, admirait ce prodige. Le
-visage de Laurence resplendissait de joie. Le miracle
-qui venait de s’opérer si aisément la rassurait pour
-l’avenir. Puisque ses larmes, ses prières avaient
-encore sur son père une telle influence, elle l’arracherait
-à la douleur, à la maladie même, elle le
-guérirait, lui rendrait un semblant de bonheur.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>XII</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse i10">O douleur !</div>
-<div class="verse">Douleur ! Hélas ! misère, misère ! toujours, pour toujours !</div>
-</div>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Schelley.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Bien qu’apaisée, Laurence dormit cette nuit-là d’un
-sommeil pénible, troublé par de continuels cauchemars.
-Elle dormait encore à neuf heures du matin
-et, en rêve, cherchait à secourir son père que déchiraient
-sous ses yeux des bêtes furieuses. L’extrême
-acuité de sa souffrance ne parvenait pas à dissiper
-sa torpeur ; ses yeux ne se rouvraient par instants
-que pour se refermer aussitôt. Comme un naufragé
-qui se débat au milieu des vagues, et tantôt
-remonte à la surface, et tantôt sombre sous la masse
-de l’eau, son âme luttait en vain contre le songe
-atroce qui la ressaisissait sans cesse. Enfin les
-larmes qui ruisselaient sur ses joues la réveillèrent.
-Elle étendit la main et sonna, selon sa coutume,
-pour demander son déjeuner. Nul ne répondit à son
-appel. Au bout d’un moment, étonnée de ne pas
-voir paraître sa femme de chambre, elle s’assit sur
-son lit, regarda sa montre, et, comme elle prêtait
-l’oreille, elle entendit un bruit lointain de conversation.
-Des voix, dont elle ne pouvait distinguer
-le nombre, s’élevaient, se répondaient l’une à l’autre,
-dans un bourdonnement continu, coupé de brusques
-silences ou d’exclamations confuses. Ce murmure,
-assourdi par les portes closes, ne tarda pas à l’inquiéter.
-Elle trembla, comme à l’approche d’un
-danger encore imprécis, courut à sa fenêtre, ouvrit
-les rideaux, cherchant le prompt secours de la
-lumière. Un beau rayon de soleil pur et calme entra
-dans sa chambre, chassant devant lui tous les fantômes
-de la nuit. Sa terreur lui parut étrange,
-presque comique. Comment avait-elle pu s’effrayer
-d’un bruit de voix ? C’étaient, certainement, ses
-domestiques qui, la croyant encore endormie, bavardaient
-dans quelque pièce, oubliant leur service.
-Elle passa un peignoir et sortit de sa chambre pour
-les rappeler à l’ordre.</p>
-
-<p>Quand elle fut dans le corridor, elle perçut plus
-nettement le murmure qui l’avait inquiétée. Plusieurs
-personnes parlaient avec animation, mais ces
-voix lointaines n’avaient rien de joyeux. Laurence
-discernait, dans ce chuchotement sourd et entrecoupé,
-l’accent de la consternation. Puis, tout à coup,
-un bruit sinistre de sanglots lui parvint, confirmant
-ses appréhensions les plus sombres. Elle avait maintenant
-la certitude que le malheur était entré dans
-sa maison. Tremblante, hagarde, elle courait vers
-lui. Arrivée près de la portière qui seule la séparait
-de l’antichambre, elle s’arrêta pour écouter. Une
-voix vacillante, méconnaissable, trempée de larmes,
-disait à ce moment :</p>
-
-<p>— Du sang ! mais oui… il y en avait partout !…
-Oh ! mon Dieu !… une mare de sang !…</p>
-
-<p>Laurence souleva le lourd rideau de velours.
-Sa femme de chambre et sa cuisinière étaient là,
-debout, entourant une autre personne qui pleurait
-lamentablement, courbée en deux. Dans cette
-forme gémissante, Laurence reconnut une toute
-jeune bonne, entrée depuis huit jours seulement chez
-son père. Les trois servantes, en apercevant leur
-maîtresse, poussèrent un cri aigu. Elles reculaient
-éperdues, comme à l’aspect d’un spectre, les mains
-levées, en répétant :</p>
-
-<p>— Ah ! madame !… madame !…</p>
-
-<p>Puis elles se turent. La femme de chambre du
-colonel se remit à pleurer, et ses sanglots retentissaient
-seuls dans l’horrible silence. Laurence marcha
-vers elle, la saisit par le bras, si brutalement
-qu’elle faillit la renverser. Son regard fixe l’interrogeait
-impérieusement. L’enfant, meurtrie par
-l’étreinte, et trop bouleversée pour ménager personne,
-avoua d’un seul coup toute la vérité :</p>
-
-<p>— Ah ! mon Dieu !… dit-elle à travers ses sanglots,
-ah ! mon Dieu ! le pauvre monsieur !… nous
-l’avons retrouvé… au matin… dans son cabinet de
-toilette… étendu dans son sang, la gorge ouverte…
-Il avait encore dans les mains… son rasoir… Il était
-déjà froid ! Plus rien à faire… Pourtant… j’ai couru
-chercher le docteur… Nous l’avons bandé…</p>
-
-<p>Elle eût parlé longtemps encore, avec ce plaisir
-inconscient qu’éprouvent les gens du peuple, même
-les plus sensibles, à raconter en détail une catastrophe
-dont ils ont été les premiers témoins. Mais
-elle vit Laurence chanceler comme un arbre qui va
-s’abattre et se tut, étendant les bras pour la recevoir.
-Son geste fut inutile. L’évanouissement ne vint pas
-au secours de ce pauvre être à la torture. Car la
-douleur n’est dangereuse que pour les heureux, pour
-ceux qui n’ont jamais pleuré, pour les faibles que
-foudroie son premier contact. Ce malheur, si
-grand qu’il fût, n’était point, pour Laurence, inattendu.
-Bien des fois déjà son imagination, ses rêves,
-sa tendresse inquiète, l’avaient avertie qu’il viendrait.
-Bien souvent, elle avait par avance vécu cette
-heure funèbre. Debout, immobile, elle appela vainement
-à son aide l’oubli, la folie, la mort, une douce
-grâce de Dieu. Nulle consolation céleste ne lui fut
-accordée. Nulle voix ne s’éleva pour démentir
-l’affreuse nouvelle. Et comme elle espérait encore
-quelque secours, elle crut voir, elle vit nettement,
-de ses pauvres yeux hallucinés, la figure blême de
-son père au milieu d’un halo de sang. Ce fut une
-souffrance physique, suraiguë, comme celle de la
-chair broyée dans des tenailles. Elle poussa un cri
-discordant et s’enfuit en courant du côté de sa
-chambre.</p>
-
-<p>Elle courait, elle fuyait cette douleur incorporée
-à ses os et qu’elle emportait partout avec elle. Elle
-avait des gestes désordonnés, comme un être dont
-les vêtements ont pris feu, dont la chair déjà brûle
-et qui se tord au milieu des flammes. Les servantes
-vainement s’empressaient autour d’elle, avec une
-compassion sincère. Repoussant leurs soins dérisoires,
-et sans interrompre sa marche, elle cherchait
-à rassembler ses vêtements. Sa femme de
-chambre qui la suivait, l’habilla presque au vol. Dès
-qu’elle fut prête, elle s’élança dehors, la tête baissée,
-pressant son manchon sur sa bouche, étouffant dans
-la fourrure profonde les gémissements qui lui montaient
-du cœur aux lèvres.</p>
-
-<p>En entrant dans l’appartement du colonel, elle
-reçut dans ses bras une forme pitoyable :</p>
-
-<p>— Ma chérie !… ce n’est pas ma faute, bégayait
-Ursule en sanglotant. Oh ! toutes les nuits… j’entendais
-à travers la cloison ses moindres mouvements…
-Dès qu’il souffrait, je m’éveillais. Et… cette
-nuit… Oh, mon Dieu !… J’ai pu dormir… dormir,
-tandis qu’il mourait…</p>
-
-<p>Le contact de cette douleur si poignante et si
-vraie attendrit Laurence, lui arracha enfin un flot
-de larmes salutaires.</p>
-
-<p>— Pauvre Ursule ! murmura-t-elle, n’ayez pas de
-remords… Nul ne pouvait le sauver de lui-même,
-car je l’ai tenté !… Et voyez…</p>
-
-<p>Toutes deux, s’appuyant l’une à l’autre, pleuraient
-leur défaite et l’inutilité de leur amour. Et
-en pleurant, elles s’embrassaient. Ces effusions
-adoucissaient un peu leur commune souffrance.
-Puis, elles se dirigèrent vers la chambre du colonel.
-Laurence chancelait et tremblait de tous ses
-membres. Son imagination lui représentait encore
-l’horrible spectacle évoqué par la femme de
-chambre. Mais, depuis sept heures du matin,
-Ursule avait eu le temps de faire la toilette du
-mort. Dans la chambre aux rideaux fermés
-qu’éclairaient seulement deux bougies placées près
-du lit, il reposait sur les oreillers blancs, les mains
-jointes, un crucifix sur la poitrine. Des bandages
-épais recouvraient sa blessure. Une expression de
-calme extraordinaire et de suave humilité flottait
-sur ce visage, si inquiet, si sombre dans les jours
-de la vie. Les traits, jadis constamment bouleversés,
-étaient maintenant détendus comme par un vague
-sourire. Les paupières semblaient fermées par le
-recueillement sur un regard de lumière et d’amour.
-Peut-être, dans la clarté fulgurante de la dernière
-heure, l’âme avait-elle vu le ciel ouvert et s’était-elle
-envolée, radieuse, imprimant par pitié, sur sa
-forme terrestre, le signe de la paix pour rassurer
-ceux qui l’avaient aimée. Laurence s’émerveillait
-devant cette figure si douce. La pensée que
-son père, après un si long martyre était peut-être
-heureux, ranimait son cœur déchiré. Ursule subissait
-les mêmes impressions consolantes. Elles
-s’avouèrent d’un regard leur tremblante espérance.
-Et toutes deux agenouillées près du lit, souriaient
-à travers leurs larmes en répétant :</p>
-
-<p>— Comme il est beau ! comme il est calme !</p>
-
-<p>L’arrivée de Juliane et d’André les arracha bientôt
-à leur triste extase. Laurence ne put dominer un
-mouvement de recul lorsque son frère l’embrassa
-d’un air gêné, en prononçant quelques paroles
-vaguement compatissantes. En présence de la douleur
-qu’il niait, de la mort qu’il eût voulu pouvoir
-nier aussi, ce grand indifférent, effaré, désemparé,
-se figeait dans une attitude conventionnelle. Sa
-figure portait mal le masque de consternation
-qu’il y avait appliqué à la hâte. Dans cette chambre
-mortuaire, il avait l’aspect choquant et bizarre d’un
-être brusquement arraché à son milieu, jeté dans
-un monde nouveau dont il ne connaît pas les usages,
-où il évolue avec une circonspection maladroite.
-Déjà, fatigué de cette contrainte, il songeait au
-jour très prochain où il lui serait permis d’oublier.</p>
-
-<p>Juliane, au contraire, semblait au désespoir. Elle
-pleurait, elle pleurait si fort, qu’un moment Laurence
-en fut touchée, s’étonna de lui trouver plus
-de cœur et de sensibilité qu’elle ne l’eût supposé.
-Mais la crainte de la réprobation du monde tourmentait
-seule la jeune femme. Un suicide dans sa
-famille n’était point chose avouable, elle se sentait
-humiliée et déshonorée.</p>
-
-<p>— Oh ! chère, sanglotait-elle naïvement, en attirant
-sa belle-sœur dans le salon contigu à la
-chambre du colonel, oh ! chère, quel affreux
-malheur ! Avez-vous songé à recommander aux
-bonnes de ne point trop parler, de ne pas prononcer
-le mot de suicide ? Il faut éviter à tout prix que
-cela se sache.</p>
-
-<p>Laurence lui tourna le dos, sans même lui
-répondre. Alors elle rassembla autour d’elle les
-domestiques, les remercia de leur dévouement,
-s’appliqua à leur démontrer, contre toute évidence,
-que la mort du colonel était due à un accident.</p>
-
-<p>Ce fut elle qui remarqua la première l’absence
-de M. Hecquin. Nul, en effet, n’avait songé à le prévenir.
-Ursule s’était reposée de ce soin sur Laurence.
-Celle-ci, dans le bouleversement de sa douleur,
-avait plus que jamais oublié l’existence de
-son mari. Juliane, scandalisée de cette infraction
-au code de la politesse et des convenances familiales,
-se hâta d’envoyer André boulevard Haussmann.
-M. Hecquin ne se fit pas attendre. Il accourut,
-imposant et gourmé comme un maître des cérémonies.
-En entrant dans la chambre du mort, il fit
-avec ostentation un grand signe de croix. Ses
-longues jambes fléchirent, comme sous l’impulsion
-d’un ressort. Il s’agenouilla, se recueillit un instant.
-Puis, apercevant sa femme, prostrée au pied
-du lit, il alla vers elle, l’embrassa et murmura
-d’une voix étouffée, dont les intonations restaient
-savantes :</p>
-
-<p>— Il était votre père, mon enfant, je l’aimais, par
-voie de conséquences, inéluctablement.</p>
-
-<p>Il embrassa également Ursule et Juliane. Après
-quoi, satisfait de lui, certain d’avoir parfaitement
-accompli son devoir, il s’absorba dans ses pensées.
-Nul ne pouvait deviner, en étudiant sa figure
-rigide, s’il méditait tristement sur la mort ou si,
-déjà, oubliant le spectacle qu’il avait sous les yeux,
-il débrouillait en esprit quelque affaire compliquée,
-ou cherchait à prévoir les prochains cours de la
-Bourse.</p>
-
-<p>A midi enfin, M. Hecquin, Juliane et André,
-épuisés de tant d’émotions, descendirent dans un
-restaurant voisin. Peu après, arriva le colonel Arêle,
-prévenu par dépêche. Sa présence fut pour Laurence
-une consolation. Lui du moins ne cherchait
-pas à adopter une attitude, et nul ne pouvait suspecter
-la sincérité de sa douleur. Ami incomparable,
-il avait perdu son ami ; chrétien, il tremblait sur
-le sort d’une âme qu’il savait si mal préparée à
-paraître devant son juge. Pour la première fois, ce
-grand résigné parut perdre tout courage lorsqu’il
-apprit que Dacellier s’était donné la mort. Il plia,
-il chancela sous cette croix trop lourde. Son regard
-clair et doux s’obscurcit, sa tête s’abaissa sur sa
-poitrine. Ses mains se joignirent dans un geste de
-détresse, refusant ce malheur sans remède et sans
-consolation. Touchée d’un chagrin si poignant,
-Laurence répéta alors à son vieil ami son dernier
-entretien avec son père, et la promesse qu’elle lui
-avait arrachée. Il l’écoutait attentivement et, peu
-à peu, retrouvait l’espérance.</p>
-
-<p>— Dieu soit béni ! dit-il enfin en regardant avec
-tendresse le visage du mort, nous qui le connaissions,
-nous savons que lui, l’honneur même, ne pouvait
-renier un serment. Sa volonté ni sa raison n’ont
-eu aucune part à l’acte qu’il a commis, sans doute,
-dans un moment d’égarement, dans un de ces accès
-où il n’était plus maître de lui. L’Eglise ne lui refusera
-pas la sépulture religieuse, le crime du suicide
-ne pèse pas sur son âme.</p>
-
-<p>— Ah ! gémit Ursule avec ferveur, ni ce crime,
-ni aucune faute. Il a trop durement souffert pour
-n’être pas dès maintenant pardonné.</p>
-
-<p>Le colonel Arêle, plus éclairé, plus strict, hocha
-la tête en soupirant.</p>
-
-<p>— Il convient de beaucoup prier, dit-il simplement.</p>
-
-<p>Et, se tournant vers Laurence, il ajouta, avec un
-accent d’irrésistible supplication :</p>
-
-<p>— Ne voulez-vous point le faire avec moi, chère
-enfant ?</p>
-
-<p>Elle refusa d’un signe doux et inflexible. Jamais
-la religion ne lui avait paru moins consolante, plus
-amère. Elle était convaincue, comme son vieil ami,
-de l’irresponsabilité absolue de son père au moment
-du suicide. Mais, tout de même, il était mort sans
-sacrement, sans réconciliation, après des années de
-révolte. Selon le dogme catholique, son âme, sauvée
-peut-être au dernier moment par un acte d’amour,
-ne pouvait cependant entrer au ciel sans une longue
-expiation. Cette loi si dure épouvantait la jeune
-femme. Elle préférait croire qu’un Dieu sans exigence
-accueillait au delà de la mort les esprits
-délivrés sans leur demander aucun compte, et qu’il
-suffisait, pour avoir droit à toute une éternité
-bienheureuse, d’avoir vécu et cruellement souffert.
-Pourtant, elle ne vit pas sans émotion le colonel
-Arêle, s’agenouiller auprès du lit de son ami, avec
-une expression d’ineffable recueillement. Bientôt,
-attirée comme par un charme tout-puissant, elle
-prit place à ses côtés, s’appuya contre son épaule. Il
-l’entoura de ses bras. Et, tandis qu’il priait, subjuguée
-par une paix plus forte que sa douleur
-même, elle se reposait doucement contre ce cœur
-fidèle.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>XIII</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Où donc sont-ils allés ? On n’a rien à vous dire.</div>
-<div class="verse i5">Ceux qui s’en vont s’en vont.</div>
-</div>
-
-<p class="attr"><span class="sc">V. Hugo.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Dans l’après-midi, Laurence vit avec surprise une
-agitation fébrile s’emparer de toute sa famille.
-André sortait, rentrait à tout instant, commandait
-les lettres de deuil, réglait avec les pompes
-funèbres l’ordonnance des obsèques. Juliane, importante
-et affairée, télégraphiait, téléphonait, courait
-chez sa couturière, chez sa modiste, revenait
-en hâte pour dresser la liste des amis qui devaient
-être prévenus, s’inquiétait de n’oublier personne.
-Ursule l’aidait dans cette tâche, ressaisie peu à peu,
-malgré son chagrin, par les détails matériels de la
-vie. Indifférente à tout, Laurence ne vivait plus que
-pour pleurer et pour souffrir, sans vouloir quitter
-la chambre de son père. Elle restait au pied du lit,
-épiant avec attention cette figure impassible. Son
-immobilité, son silence lui étaient déjà familiers.
-Ce n’était pas la première fois qu’elle cherchait à
-comprendre un impénétrable secret. Maintenant que
-ces lèvres s’étaient fermées pour toujours, l’âme
-envolée lui échappait comme autrefois, pas davantage,
-et le mystère énorme de la mort ne lui semblait
-ni plus profond, ni plus horrible que celui de
-la vie.</p>
-
-<p>Paul Dacellier devait être transporté à Sedan
-et inhumé dans le caveau de sa famille. Mais le
-service religieux fut célébré à Saint-François-Xavier.
-Malgré les prières d’Ursule, effrayée de sa
-prostration, Laurence voulut se traîner jusqu’à
-l’église. Dès l’entrée, elle défaillit, épouvantée par
-le formidable appareil du deuil et de la mort : les
-ornements sombres des prêtres, la nef tendue de
-noir, éclairée par la lueur des cierges, le catafalque
-énorme, écrasant de son poids la dépouille insensible
-qui, jamais plus, ne reverrait le beau soleil
-du monde. Bientôt, sur ce corps anéanti qui s’en
-retournait à la terre, les chants du rite catholique
-planèrent, implorant avec un effroi timide la pitié
-d’un Dieu vengeur. Ce furent d’abord l’<i lang="la" xml:lang="la">Introït</i> et
-le <i>Kyrie</i> qui, dans leur tristesse, gardaient encore
-un accent de confiance et de bénédiction. Puis le
-<i lang="la" xml:lang="la">Dies iræ</i>, implacable, évoqua les terreurs de l’enfer
-et du jugement dernier, arrachant à la paix du
-sépulcre un peuple d’ombres désolées, leur fermant
-toute issue, leur refusant toute espérance. Enfin, une
-voix qui semblait filtrer à travers les portes entr’ouvertes
-de l’éternité, s’éleva, douce et tremblante.
-La supplication du <i lang="la" xml:lang="la">Pie Jesu</i> sanglota longuement
-sous les voûtes, disant la détresse de l’âme solitaire
-tombée sans voile et sans défense entre les mains de
-Dieu. Laurence, torturée par ces chants, entendit à
-ce moment comme un appel qui, d’abord chuchoté à
-son oreille, vint retentir dans son cœur avec une
-violence affreuse. Son amour, sa pitié répondirent
-à ce cri pitoyable par un grand élan vers la mort.
-Impuissante, elle se débattait misérablement dans
-les liens de la vie, désirant les rompre pour
-rejoindre son père, plaider sa cause, l’assister, ou
-partager à jamais son supplice. Dans cette aspiration
-de tout son être vers l’éternité, ses forces lui
-manquèrent. Elle inclina sa tête sur l’épaule
-d’Ursule et la pria de l’emmener au plus vite, car
-elle craignait de s’évanouir. Elle eut encore la force
-d’ordonner par un signe impérieux à Juliane, à
-M. Hecquin, de ne pas la suivre. Et, se raidissant
-pour ne pas donner sa douleur en spectacle à tant
-d’indifférents, elle gagna furtivement, au bras
-d’Ursule, la porte de la sacristie.</p>
-
-<p>La cérémonie s’acheva sans qu’elle reparût.
-M. Hecquin s’inquiéta de son absence. Mais déjà
-les personnes de la famille prenaient place au bout
-de l’église, attendant la foule des amis prêts à
-défiler. Pouvait-il se dérober aux poignées de main
-de ses honorables clients, venus tout exprès pour le
-saluer ? Il trouva bientôt le moyen de concilier ses
-devoirs sociaux avec sa conjugale anxiété. Ayant
-aperçu, derrière lui, son jeune cousin Cyril de
-Clet, il l’appela d’un signe, le pria d’aller voir
-ce que devenait sa femme, et si elle avait besoin de
-secours.</p>
-
-<p>Le jeune homme, en entrant dans la sacristie,
-trouva Laurence assise près d’une grande table
-contre laquelle elle s’appuyait. Ursule, penchée sur
-son épaule, lui faisait respirer des sels. Elle ne
-parlait pas, ne bougeait pas. Par moments cependant,
-un bref sanglot soulevait sa poitrine, faisait
-trembler sa bouche. Son voile était levé. Sa tête
-pliait en arrière, entraînée par le poids du crêpe, et
-jamais Cyril n’avait lu une telle douleur sur un
-visage humain.</p>
-
-<p>— Oh ! murmura Ursule tout éplorée, voyez
-dans quel état elle est, la pauvre enfant ! Et
-elle veut, malgré tout, prendre le train avec nous,
-tout à l’heure. Ce n’est pas possible. Voici trois
-nuits qu’elle passe sans sommeil, trois jours presque
-sans aliment. Elle ne pourra supporter le voyage.
-Dites-le-lui, monsieur, je vous en prie.</p>
-
-<p>Dans son chagrin, la pauvre fille s’adressait à
-Cyril comme à un ami, et lui, violemment ému, se
-penchait vers Laurence, essayait de la convaincre,
-la suppliait de se laisser soigner. Elle l’écoutait
-vaguement, sans bien comprendre le sens de ses
-paroles, mais inconsciemment remuée par le timbre
-de sa voix chaude et affectueuse, par son regard
-plein de pitié. Si jalouse qu’elle fût de cacher
-ses douleurs, cette pitié ne la blessa pas, tant
-elle la sentit profonde, sincère et fraternelle.
-Plongée dans un rêve pénible, ignorant le lieu où
-elle était, si elle vivait encore, elle considérait en
-silence cette belle figure pathétique, inclinée sur son
-désespoir.</p>
-
-<p>— Laurence, de grâce, écoutez-moi, gémissait
-Ursule. Vous ne pouvez faire ce voyage. D’ailleurs,
-à quoi bon partir maintenant. Le train de nuit peut
-vous amener demain à Sedan, assez à temps pour
-assister à l’inhumation. Vous aurez tout l’après-midi
-pour vous reposer, dormir un peu. Allons, ma
-chérie, c’est convenu, soyez raisonnable. Vous restez
-n’est-ce pas ? et je reste avec vous.</p>
-
-<p>— Non ! balbutia Laurence avec effort, suivez…
-là-bas mon père… non, ne le quittez pas… qu’il vous
-ait avec lui… encore…; jusqu’au dernier moment…
-vous et le colonel Arêle… vous seuls l’avez aimé…
-vous deux seulement… et moi !…</p>
-
-<p>Elle cédait cependant, consentait à rentrer chez
-elle, car elle se sentait trop malade pour lutter plus
-longtemps. Ursule, heureuse de sa docilité, voulut
-alors prévenir M. Hecquin. C’était à lui tout
-naturellement qu’incombait la tâche de rester
-auprès de sa femme et de l’accompagner la nuit
-dans son voyage. Mais Laurence refusa cette assistance.</p>
-
-<p>— Non, dit-elle fermement, je ne veux personne.
-J’emmènerai ma femme de chambre, elle suffira.
-Que nul ne s’occupe de moi. Partez tous.</p>
-
-<p>Ursule connaissait trop ce caractère pour oser
-insister. Soumise, elle s’en alla rejoindre la famille,
-après avoir confié sa cousine à Cyril qui s’était offert
-avec empressement pour la reconduire. Restés seuls
-tous deux, ils attendirent un moment dans la
-sacristie que les voitures de deuil se fussent
-éloignées. Puis, lorsque l’église fut vide, ils sortirent.
-Cyril, soutenant Laurence, la fit monter dans
-un fiacre qu’il avait appelé, et, donnant son adresse
-au cocher, il s’assit auprès d’elle. Prostrée sur les
-coussins, la jeune femme, vaincue par la fatigue,
-ne songeait plus à rien, ne souffrait presque plus.
-Cyril ne lui parlait pas respectant sa torpeur. Mais
-il s’occupait d’elle, arrangeait les plis de son voile,
-ouvrait la fenêtre afin qu’elle eût plus d’air, lui
-rendait son flacon de sels que ses mains défaillantes
-laissaient échapper. Il faisait tout cela simplement,
-avec un empressement calme. Même en un tel
-moment, sa présence étrangère ne semblait point
-importune à Laurence.</p>
-
-<p>Lorsqu’il l’eut ramenée dans son studio, où
-tout de suite elle s’étendit en attendant que sa
-femme de chambre eût préparé son lit, il s’assit un
-moment près d’elle, regardant avec une tristesse
-profonde ce visage si affreusement ravagé par les
-larmes.</p>
-
-<p>— M. Hecquin m’a prié de retenir un compartiment
-pour vous, dit-il. Je vais m’en occuper et je
-vous apporterai votre billet ce soir. Mais vraiment,
-il ne faut pas que vous assistiez demain à l’inhumation.
-C’est un moment si cruel !</p>
-
-<p>Elle dit, avec le dur orgueil des désespérés :</p>
-
-<p>— Je puis tout supporter.</p>
-
-<p>— Non, vous ne pouvez pas, reprit-il avec douceur.
-Le coup le plus terrible est porté, c’est vrai,
-mais il vous a laissée plus que jamais faible et
-vulnérable. On supporte le premier choc du malheur,
-on se raidit au moment où la foudre tombe ; et
-puis, brusquement, il suffit, vous le savez, d’un
-chant désolé pour briser tout notre courage.</p>
-
-<p>Elle écoutait, étonnée qu’un être si jeune pût
-avoir déjà une telle science de la douleur. Et elle
-eut tout à coup la vision funèbre du spectacle qui
-l’attendait le lendemain : le cimetière, la tombe
-ouverte, le cercueil dépouillé, descendu par des
-cordes dans ce trou béant, la dalle, retombant pour
-jamais sur l’être qu’elle avait tant aimé. Un frisson
-d’effroi secoua ses épaules et, au même instant,
-Cyril tressaillit légèrement, comme s’il avait lu dans
-ses pensées, vu ce qu’elle voyait.</p>
-
-<p>— Ah ! dit-il avec une intense émotion, vous
-sentez bien, n’est-ce pas, que vous ne pourrez pas
-supporter cela ? Il ne faut pas que vous alliez
-demain jusqu’au cimetière. Ce n’est pas un manque
-de fidélité, croyez-le. Il est permis de ménager parfois
-son propre cœur. Dites-moi que vous n’irez pas.</p>
-
-<p>Elle fut touchée de cette sollicitude délicate et
-pressante. Elle lui céda comme à un ami cher et
-sage, promit ce qu’il lui demandait.</p>
-
-<p>Lorsqu’il l’eut quittée, elle se mit au lit et
-aussitôt s’endormit d’un sommeil de plomb. Elle ne
-s’éveilla qu’à cinq heures du soir, sonna sa femme
-de chambre et apprit que la comtesse de Clet, la
-mère de Cyril, l’attendait depuis trois quarts d’heure
-au salon, mais n’avait pas voulu qu’on la prévînt
-de sa présence. Laurence fut heureuse de cette
-visite : car maintenant que le sommeil avait réparé
-ses forces, que la source de ses larmes était tarie,
-qu’elle se retrouvait vivante, le cœur sec et horriblement
-vide, sa douleur lui semblait plus que
-jamais impossible à supporter. Et elle éprouvait une
-sensation d’étouffement, de morne terreur qu’accroissait
-encore la tombée de la nuit. Elle fit allumer
-toutes les lumières, s’habilla en hâte et, désireuse
-d’échapper à la solitude, courut au salon rejoindre
-M<sup>me</sup> de Clet. Comme elle s’excusait de l’avoir fait
-attendre, la visiteuse, lui serrant les mains, protesta
-avec un accent de chaude sympathie :</p>
-
-<p>— Je ne trouvais pas le temps long, au contraire.
-J’étais si heureuse de penser que vous dormiez, que
-pour un moment vous ne souffriez plus !</p>
-
-<p>Très grande, mince, les cheveux tout blancs, mais
-l’allure jeune encore et infiniment élégante, elle
-avait les mêmes traits que Cyril, les mêmes yeux
-clairs et profonds, et elle attachait sur Laurence un
-regard exactement semblable à celui qui l’avait
-émue le matin : regard de pitié sérieuse, intelligente
-et désolée.</p>
-
-<p>— Je vous apporte les places que mon fils a retenues
-pour vous, reprit M<sup>me</sup> de Clet en s’asseyant.
-Il n’a pu revenir lui-même, car il a été appelé par
-dépêche auprès d’un ami de passage à Paris. J’ai
-voulu vous attendre, parce qu’il ne m’aurait pas
-pardonné de ne pas lui donner ce soir de vos nouvelles.
-Votre grand chagrin l’a vivement touché. Si
-vous saviez avec quelle émotion il m’a parlé de vous !</p>
-
-<p>— Vous voudrez bien le remercier, dit Laurence
-un peu surprise. Je n’oublierai pas ce qu’il a fait
-pour moi ce matin. Le meilleur de mes amis
-n’aurait pu me témoigner plus d’intérêt, ni compassion
-plus délicate.</p>
-
-<p>— Cyril est la bonté même, s’écria M<sup>me</sup> de Clet
-dont le front, tout à coup, rayonna d’orgueil. Nul
-être n’est plus sensible à la douleur des autres et
-il aime à se dépenser autour de ceux qui souffrent.
-Tout jeune, il a vu de près le malheur, car j’ai
-passé par bien des épreuves, mais il était déjà mon
-appui. Je n’avais que lui, je lui confiais mes soucis,
-mes déboires, mes inquiétudes. Il savait me
-consoler, me rassurer. Il me raisonnait avec tant de
-tendresse, une sagesse si étonnante ! Aussi, malgré
-toutes les tempêtes qui ont soufflé sur ma vie, je n’ai
-pas le droit de me plaindre, puisque je possède un
-tel fils.</p>
-
-<p>Elle s’interrompit, confuse, et rougit comme une
-jeune fille. Laurence, qui en ce moment avait
-un immense besoin de s’oublier, de s’intéresser à
-n’importe quoi, l’écoutait avec sympathie. Un sentiment
-profond la touchait toujours et elle admirait
-sincèrement ce grand amour maternel. Rassurée par
-son regard bienveillant, M<sup>me</sup> de Clet reprit avec
-abandon :</p>
-
-<p>— Au reste, vous le connaîtrez vite, mon Cyril,
-car vous nous permettrez bien, je pense, de revenir
-souvent vous voir ? Mon fils le désire comme moi.
-Je sais que votre deuil vous tiendra plus que
-jamais à l’écart du monde, mais nous sommes
-parents par M. Hecquin et vous nous feriez tant de
-peine en nous considérant comme des étrangers !</p>
-
-<p>— Non vraiment, je ne le pourrai plus après ce
-que vous avez fait pour moi, dit Laurence,
-réchauffée malgré elle par le contact de cette
-nature franche et affectueuse.</p>
-
-<p>Elle éprouvait en général une vive défiance pour
-tous ceux dont l’abord est facile, les manières
-expansives, car elle savait quel abîme de sécheresse,
-d’égoïsme, cachaient l’amabilité empressée de
-Juliane, les grâces câlines de Lætitia Heller. Mais
-dans la cordialité des de Clet, on sentait, sans pouvoir
-s’y tromper, l’accent du cœur, l’élan spontané
-de la charité. Laurence, ayant reconduit sa visiteuse,
-grava dans sa mémoire fidèle le souvenir
-de ces deux êtres qui, l’ayant trouvée seule et abandonnée
-à l’heure la plus dure de la vie, avaient su
-toucher sa blessure sans lui faire aucun mal.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>XIV</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Tu m’as laissée, ô père, sur le
-rivage, comme une nef solitaire,
-sans avirons marins !</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Sophocle.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Selon la promesse qu’elle avait faite à Cyril, Laurence
-n’assista pas le lendemain à l’enterrement.
-Mais, tandis que M. Hecquin, Juliane, André, le
-colonel Arêle repartaient pour Paris, elle s’attarda
-durant une semaine à Sedan avec Ursule. Celle-ci
-l’aidait à retrouver, dans la grande demeure familiale
-qui s’était rouverte pour elles, l’ombre de Paul
-Dacellier. Témoin de sa jeunesse, première confidente
-de sa vocation militaire, la pieuse fille pouvait
-encore, après un si long temps, répéter mot pour
-mot tout ce qu’il lui disait jadis, lorsqu’il lui avouait
-ses grands espoirs. Et Laurence ne cessait de pleurer,
-lorsqu’elle comparait les rêves admirables de cet
-enfant avec la destinée mesquine et dérisoire qui lui
-était échue. Pour être vraiment grand aux yeux des
-hommes et à ses propres yeux, il n’avait manqué
-à ce suicidé que l’occasion du sacrifice. Vainement,
-durant des années, il avait attendu son heure, toujours
-prêt à partir, toujours prêt à mourir, toujours
-offert et toujours immolé. Jamais la France n’avait
-fait appel à son courage. La guerre n’était point
-venue délivrer son âme des liens pesants de l’inaction.
-Il avait vieilli tristement sans honneur, serviteur
-inutile, cœur de héros auquel rien d’héroïque
-n’avait été demandé. L’inexorable refus, que le sort
-opposait à son désir, peu à peu l’avait rendu fou.
-Son ardeur, qui ne trouvait point à se dépenser dans
-quelque dévouement sublime, s’était retournée
-contre lui, ruinant son bonheur et sa vie. Et son
-sang enfin avait coulé, non pour un but sacré, non
-pour une grande cause, mais misérablement sous
-ses mains homicides.</p>
-
-<p>Le colonel avait, par son testament, légué sa maison
-de Sedan à Laurence. Ursule lui demanda la
-permission d’y achever sa vie. Et la jeune femme
-ne put la décider à venir s’installer avec elle.</p>
-
-<p>— Non, vraiment, ma chérie, lui dit-elle. Je n’ai
-plus rien à faire à Paris. Je m’y sentirais triste et
-désemparée. Le bonheur de vous être utile aurait seul
-pu m’y retenir, mais ma tâche auprès de vous est
-achevée. Votre sort ne m’inspire plus d’inquiétude.
-Je vous laisse avec un mari qui vous adore, entourée
-d’une famille charmante et dévouée. Car, grâce à
-Dieu, sous l’influence de sa femme qui vous aime
-comme une sœur, votre frère à su vous apprécier
-enfin, et son foyer est devenu pour vous un second
-foyer.</p>
-
-<p>Dans sa naïveté, Ursule se laissait entièrement
-tromper par les apparences. Elle appelait : affection
-de sœur, la politesse mondaine et glacée de
-Juliane ; grand amour, la servilité timide de M. Hecquin.
-Laurence ne chercha pas à la détromper. Elle
-ne lui dit pas qu’elle avait encore besoin de sa tendresse
-et ne trouvait d’appui que dans son humble
-cœur. Trop fière pour réclamer jamais de personne
-aucun secours, elle murmura simplement, cachant
-sa peine :</p>
-
-<p>— Ursule, vous serez bien seule !</p>
-
-<p>— Seule, mais non, chérie, moins que partout
-ailleurs. Ici, j’aurai autour de moi tous mes souvenirs.
-J’irai, comme autrefois, visiter les pauvres, les
-malades. Je tâcherai de faire un peu de bien pour
-acheter la rédemption de votre père.</p>
-
-<p>Pour cette âme pieuse et tendre, la mort ne
-rompait pas les liens des affections humaines. Le
-colonel disparu lui restait présent. Elle pouvait
-encore le servir, se dévouer à lui, et refaisait sa vie
-dans la prière, le regret et le sacrifice. Laurence
-enviait ce chagrin, doux et plein d’espérance. Pour
-elle, la douleur n’avait pas de sens. Elle était comme
-ces êtres qui, trouvant un jour leur maison, leur
-ville détruites, persistent à errer tristement au milieu
-des ruines, sans songer à chercher un autre abri.</p>
-
-<p>Quand, après un court séjour à Paris, Ursule la
-quitta définitivement pour retourner à Sedan, son
-désespoir s’accrut encore. Pour fuir sa maison, ses
-souvenirs et l’obsession d’une même pensée, elle
-sortait presque chaque jour, de préférence lorsqu’il
-pleuvait, car le soleil lui faisait mal. Elle marchait
-longtemps sous l’averse, puis, lorsqu’elle était
-fatiguée, entrait dans une église, le plus souvent
-à Notre-Dame ou à Saint-Germain-l’Auxerrois. Bien
-qu’elle n’y priât pas, elle les trouvait accueillantes
-et douces. La maison de Dieu est un lieu d’asile,
-ouvert à tous, aussi hospitalier pour l’athée que
-pour le croyant. C’est le seul endroit où tout affligé
-puisse se réfugier, s’oublier, pleurer en toute liberté
-sans craindre d’exciter l’étonnement ou la curiosité
-publique. Prostrée dans une chapelle obscure, Laurence
-s’y attardait jusqu’à l’heure de la fermeture.
-Elle sortait à regret, hésitait longtemps encore avant
-de se décider à reprendre le chemin du retour.
-Rien ne l’attirait vers sa demeure. Nul être ne l’y
-attendait, guettant anxieusement son coup de sonnette,
-s’inquiétant d’un retard imprévu. Elle n’avait
-plus sur la terre aucune attache, aucun devoir,
-aucune entrave d’amour.</p>
-
-<p>Lorsque le printemps revint, sa douleur changea
-de nature, prit la forme de l’accablement. Ne pouvant
-supporter l’aspect du ciel radieux, la douceur
-cruelle de l’air, elle ne sortait plus. Tout mouvement,
-toute action, toute parole lui coûtait un effort.
-Bientôt elle ne quitta plus son lit. Elle y dépérissait
-dans un ennui mortel et les médecins ne parvenaient
-pas à combattre la lente consomption qui la dévorait.</p>
-
-<p>Juliane, en cette circonstance, se montra, comme à
-son ordinaire, parfaitement polie. Tous les jours, par
-tous les temps, elle venait passer un court moment
-auprès de sa belle-sœur. Aucune obligation mondaine,
-aucun plaisir ne pouvaient la détourner de ce
-devoir. Elle le faisait remarquer bien haut la première
-et, tout en s’admirant, elle prodiguait à la
-malade des encouragements, des conseils inutiles,
-toujours gracieuse et froide, aimable et sans pitié.</p>
-
-<p>Pas plus que Juliane, Edith Albertaud ne comprenait
-le chagrin de Laurence. Le temps, le mariage
-avaient fait, de cette jeune fille au cœur délicat, la
-plus douce, mais la plus médiocre des bourgeoises.
-Elle considérait d’ailleurs la mort du colonel comme
-une délivrance pour son amie et lorsqu’elle venait
-la voir, après quelques vagues condoléances, elle ne
-lui parlait que de ses soucis pécuniaires, de son
-ménage ou du fils longtemps attendu qu’elle venait
-de mettre au monde.</p>
-
-<p>Plus tendres, les Arêle s’occupaient de Laurence
-avec un inlassable dévouement. Le colonel, chaque
-semaine, venait de Morgins passer une journée avec
-elle. M<sup>me</sup> Arêle, toujours cloîtrée dans sa demeure,
-de loin, par lettres, l’entourait d’une sollicitude
-maternelle. Tous deux, avec raison, s’inquiétaient
-bien moins de sa maladie que de sa misère morale,
-de son cœur désolé. Mais, pour que leur affection lui
-fût vraiment douce, il eût fallu qu’elle partageât leur
-foi. Les questions religieuses creusaient entre elle
-et eux un abîme. Ils avaient beau lui représenter la
-nécessité de prier pour l’être qu’elle pleurait et qu’ils
-croyaient soumis à une longue expiation : Laurence
-cherchait à repousser cette pensée qui l’accablait de
-douleur. Rendus inflexibles par la force de leur
-conviction, ses amis l’y ramenaient malgré elle. En
-dépit de leur charité, ils torturaient la pauvre âme
-qu’ils voulaient éclairer.</p>
-
-<p>Trop malheureuse pour être juste, Laurence les
-accusa d’insensibilité. Elle déclara que les visites
-la fatiguaient, ferma sa porte au colonel Arêle
-et parvint même à décourager l’empressement de
-Juliane. Elle ne put se débarrasser si aisément de
-son mari.</p>
-
-<p>Celui-ci, depuis qu’elle était malade, lui témoignait
-un intérêt inattendu. Absent toute la journée,
-il téléphonait deux ou trois fois pour demander de
-ses nouvelles. Il dînait au pied de son lit et, le repas
-achevé, luttait courageusement contre le sommeil
-pour lui tenir compagnie. Sa conversation excédait
-la jeune femme, car les grands problèmes de la vie
-et de la mort, qui seuls l’occupaient, inquiétaient
-peu cet homme pratique. L’avenir de la Russie était
-pour le moment sa seule préoccupation. Chaque
-soir, il prédisait à sa femme la ruine de l’empire
-des tsars. Distraite, elle le laissait parler sans lui
-répondre. Le banquier finit par s’irriter de ce dédain
-superbe.</p>
-
-<p>— Je vois, ma chère enfant, lui dit-il avec une
-amertume qui la surprit beaucoup, je vois que tous
-mes pronostics vous paraissent incroyables ou fort
-exagérés. Pourtant, je ne vous exprime pas, soyez-en
-sûre, une opinion toute personnelle et préconçue.
-Pas plus tard qu’hier, je rencontrai à la Bourse un
-ami qui, revenant de Russie où il a passé cinq ans,
-a pu me donner sur ce malheureux pays des renseignements
-authentiques. Ses prévisions corroborent
-absolument les miennes. Il attend comme moi une
-révolution inéluctable. Si je m’inquiète si fort de
-tout cela, sachez-le, mon enfant, c’est à cause de
-vous. J’ai su mettre en garde tous mes clients contre
-un danger que je pressens depuis longtemps. Mais
-vous avez dans votre portefeuille trois cent mille
-francs de titres russes, soit le cinquième de votre
-fortune totale. C’est trop, beaucoup trop. Un gouvernement
-révolutionnaire peut renier sa dette et il
-ne vous restera dans les mains qu’une liasse de
-papiers sans valeur.</p>
-
-<p>— Bah ! dit Laurence indifférente, je serai toujours
-assez riche.</p>
-
-<p>M. Hecquin leva les bras au ciel.</p>
-
-<p>— Assez riche ! s’écria-t-il avec un accent de tendre
-indulgence. Une femme qui, comme vous, ignore
-absolument la valeur de l’argent, ne sera jamais
-assez riche. Quand je vous aurai quittée, vous
-serez étonnée de vous trouver souvent gênée. Au
-reste, je ne voudrais pour rien au monde exercer
-sur vous la moindre pression. Mon devoir est de
-veiller sur votre fortune comme sur votre personne
-et de vous avertir de tout danger. Or, je vous le
-répète, l’avenir est noir, vos consolidés russes sont
-en bonne posture, le moment me semble bien choisi
-pour les réaliser.</p>
-
-<p>— Eh bien ! c’est entendu, vous avez raison,
-vendez-les, dit Laurence que cette question ennuyait
-mortellement.</p>
-
-<p>— Moi, les vendre ? mais ma chère, je ne le peux
-pas, s’exclama M. Hecquin, fort surpris. Je puis tout
-juste toucher les chèques que vous me signez chaque
-mois. Là s’arrêtent mes droits. Je n’ai pas qualité,
-bien qu’étant votre époux, pour agir en votre nom.</p>
-
-<p>Le colonel, en effet, avait exigé que le contrat de
-sa fille fût fait sous le régime de la séparation de
-biens et Laurence crut discerner dans ces paroles un
-muet reproche.</p>
-
-<p>— Vous savez bien, dit-elle timidement en tendant
-la main à son mari, que j’ai toute confiance en
-vous.</p>
-
-<p>M. Hecquin soupira :</p>
-
-<p>— Je l’espère, ma chère Laurence !</p>
-
-<p>Ces quelques mots exprimaient un doute qui
-émut la jeune femme. Elle éprouva soudain comme
-un remords, en songeant aux affronts que son père
-et elle n’avaient jamais cessé d’infliger à M. Hecquin.
-Aussi, bien que le colonel lui eût recommandé de ne
-rien changer à la composition de son portefeuille,
-résolut-elle de suivre les conseils de son mari, espérant
-ainsi le flatter et réparer un peu ses torts envers
-lui.</p>
-
-<p>— Je ne suis pas en état de m’occuper de mes
-affaires, dit-elle. N’y aurait-il pas un moyen qui me
-permettrait de remettre entre vos mains tous mes
-intérêts ? C’est ma volonté formelle, ajouta-t-elle, le
-voyant hésiter.</p>
-
-<p>M. Hecquin sourit d’un air heureux.</p>
-
-<p>— Rien de plus simple, puisque vous le voulez,
-dit-il. Vous n’avez qu’à me signer par devant notaire
-une procuration générale qui me donnera le droit
-d’agir en votre nom. Bien entendu, je n’userai de
-cette latitude qu’après avoir soumis à votre approbation
-toutes les opérations que je jugerai nécessaires.
-Et vous reprendrez cette procuration dès que
-votre santé s’améliorera.</p>
-
-<p>— A quoi bon ? je serai toujours trop contente de
-ne plus m’occuper de rien, affirma Laurence.</p>
-
-<p>Le lendemain, M. Hecquin revint déjeuner et prévint
-sa femme que, pour lui épargner toute fatigue,
-il avait, le matin même, convoqué son notaire qui
-devait venir à deux heures de l’après-midi. Laurence
-fut un peu étonnée de cette précipitation. Le banquier
-lui exposa de nouveau les raisons qui le poussaient
-à réaliser au plus vite les titres russes. Heureuse
-de terminer cette affaire, elle signa avec
-empressement la procuration que lui présenta le
-notaire et qu’elle ne voulut même pas lire, malgré
-l’insistance de M. Hecquin. Toute sa fortune, selon
-le désir du colonel, avait été déposée en compte
-ouvert au Crédit universel. Il fut convenu que, pour
-plus de facilité, son mari la retirerait pour la mettre
-dans un coffre à la même banque. Laurence
-approuva cette combinaison sans essayer d’en comprendre
-les avantages. M. Hecquin parut charmé de
-sa docilité. Dès lors il se montra plus gai, plus
-communicatif. La jeune femme se réjouit sincèrement
-d’avoir pu lui accorder, à défaut d’un amour
-impossible, cette preuve d’estime et d’absolue
-confiance.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>XV</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Les gens réservés ont souvent
-plus besoin que les gens expansifs
-d’entendre parler ouvertement de
-leurs sentiments et de leurs douleurs.
-Le plus stoïque est homme
-après tout, et se précipiter avec
-hardiesse et bonne volonté dans
-son âme solitaire, c’est souvent lui
-rendre le plus grand des services.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Currer-Bell.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Durant des mois, Laurence languit encore à
-demi privée de son âme qui, détachée de tout, morte
-au monde, flottait entre le ciel et la terre, tantôt
-prostrée sur une tombe, tantôt tournée vers l’infini,
-scrutant avec une curiosité avide le mystère de
-l’éternité. Peu à peu cependant, elle se lassa de cette
-vaine recherche. Au sortir des régions funèbres où
-elle avait contemplé tant d’épouvantables visions et
-d’effrayants fantômes, les images de la vie, de nouveau,
-lui parurent douces. Elle redevint sensible au
-rythme d’une belle phrase, rouvrit les livres qu’elle
-avait délaissés et, bientôt, recommença à se lever.
-Elle persistait à se confiner dans son appartement.
-Son mari la pressait vainement de partir pour la
-campagne ou la mer, elle s’y refusait obstinément,
-car elle s’indignait de revivre après un tel malheur.</p>
-
-<p>Un après-midi, sa femme de chambre vint
-l’avertir qu’une personne inconnue la demandait,
-insistait pour être reçue, sans vouloir dire son
-nom. Après un instant d’hésitation, Laurence,
-intriguée par ce mystère, donna ordre d’introduire
-la visiteuse. Sa surprise s’accrut lorsqu’elle vit
-entrer dans son bureau une dame corpulente, empanachée,
-couverte de bijoux, dont les traits, ni la
-silhouette, ne lui rappelaient rien.</p>
-
-<p>— Hé ! quoi, mignonne, Laurence, enfant, petite,
-m’avez-vous oubliée, ai-je eu tort de venir ? s’écria
-l’étrangère.</p>
-
-<p>Cette voix haute, métallique, dure, malgré ses
-intonations caressantes, avait eu autrefois trop d’empire
-sur Laurence pour qu’elle méconnût plus longtemps
-M<sup>me</sup> Heller. Celle-ci l’embrassa plusieurs fois
-avec effusion, puis s’installa sur le divan.</p>
-
-<p>— Chère petite amie, quel bonheur de se retrouver,
-dit-elle en portant sans cesse la main à son
-lourd collier de perles. Vous m’aimiez bien autrefois,
-moi aussi. Je ne vous ai pas oubliée. Edith me
-parlait très souvent de vous. Je la vois toujours,
-vous savez, oh ! naturellement en cachette de son
-mari qui ne peut me souffrir. Elle m’a bien des fois
-affirmé que ma visite vous ferait plaisir. C’est pourquoi
-je suis venue.</p>
-
-<p>Laurence regardait avec mélancolie l’idole de sa
-jeunesse, et ne la reconnaissait pas. Trois ans
-avaient suffi pour faire de M<sup>me</sup> Heller une matrone
-épaisse, encore désirable, mais entièrement privée
-du charme souverain que tout Fontainebleau jalousait.
-Son corps alourdi, sanglé dans un corset rigide,
-avait perdu sa mollesse voluptueuse. Dans le visage
-empâté de graisse, seuls les yeux et les dents restaient
-admirables, le teint enluminé n’avait plus
-sa fraîcheur de rose, le nez s’épatait, vulgaire,
-au-dessus de la bouche, dont les lignes divines
-s’écrasaient dans la bouffissure des joues et du
-double menton.</p>
-
-<p>Sans remarquer la stupeur de Laurence, Lætitia
-lui parlait de sa voix coupante. Elle avait appris
-par Edith la mort de Paul Dacellier, le mariage de
-la jeune femme ; elle lui adressa sur le même ton ses
-félicitations et ses condoléances.</p>
-
-<p>Visiblement, ces deux événements lui semblaient
-également heureux. Connaissant le caractère intraitable
-du colonel, elle n’imaginait pas un instant que
-ce tyran ait pu inspirer à sa fille une affection profonde,
-ni lui laisser des regrets déchirants.</p>
-
-<p>Au reste, les joies et les chagrins d’autrui touchaient
-fort peu M<sup>me</sup> Heller. Ses propres aventures,
-ses intrigues, sa belle vie, lui paraissaient seules
-dignes d’intéresser le monde. Elle fut enchantée de
-pouvoir révéler à Laurence mariée tout ce qu’elle
-avait dû jadis cacher à la jeune fille. Elle se mit
-donc à lui raconter avec complaisance les débuts
-de sa liaison avec le comte de Sérannes, leurs rendez-vous,
-leurs ruses, leurs imprudences, puis enfin
-leur fuite et leur installation à Paris, dans un hôtel
-de la rue de Varenne que le jeune comte avait
-acheté pour elle. Là cet amant, passionnément épris,
-pensait mener une existence retirée, embellie par les
-seules délices de l’amour. Tel n’était point le
-rêve de sa froide maîtresse ; elle ne songeait qu’à
-jouir largement de la fortune qui venait de lui être
-offerte. Tout de suite, elle s’était lancée dans un
-tourbillon de plaisirs, dédaignant la tendresse idolâtre
-d’un homme pourtant jeune, spirituel et beau.</p>
-
-<p>Lassé de ses caprices, le comte de Sérannes venait
-de l’abandonner, non sans lui laisser en toute propriété,
-avec des bijoux de haut prix, l’hôtel de la
-rue de Varenne. M<sup>me</sup> Heller comptait vendre cet
-immeuble, et désirait prendre les conseils de M. Hecquin.
-Laurence dut lui promettre de la mettre en
-rapport avec son mari. Rêveuse, elle écoutait cette
-femme, jadis si séduisante, qui, créée pour inspirer
-les plus belles passions, avait stupidement déshonoré
-l’amour. Mais la pauvre Lætitia ne comprit point
-la désapprobation muette qu’exprimait pourtant clairement
-le beau regard fixé sur elle. Ayant avantageusement
-vendu son corps inestimable, elle éprouvait
-la satisfaction tranquille d’une honnête commerçante
-qui a bien réussi dans ses affaires. Comparant
-son aisance à la situation gênée d’Edith, elle
-la blâmait ironiquement d’avoir fait un mariage peu
-brillant. Sans pudeur, sans remords, elle riait bien
-haut de cette destinée manquée par sa faute.</p>
-
-<p>Au reste, la coquette ne soupçonnait même pas sa
-déchéance physique. En quittant Laurence elle lui
-révéla son aveuglement :</p>
-
-<p>— Vous avez maigri, chérie, lui dit-elle avec son
-insouciante légèreté. Je sais que vous venez d’être
-malade. Rien de grave sans doute ? Mais soignez-vous,
-vous êtes très changée. Et moi ? Comment me
-trouvez-vous ? Toujours la même, n’est-ce pas ? Un
-peu engraissée. C’est une chose nécessaire quand
-on atteint un certain âge. C’est le seul moyen
-d’éviter les rides et de conserver sa jeunesse.</p>
-
-<p>— Vous êtes toujours adorable, lui dit Laurence
-avec bonté.</p>
-
-<p>Cette décevante entrevue accrut encore sa misanthropie.
-M. Hecquin s’en affligea. Il s’inquiétait
-maintenant beaucoup de la voir toujours seule.
-Un soir il parut tout joyeux de lui annoncer pour
-le lendemain la visite de son jeune cousin.</p>
-
-<p>Le banquier paraissait aimer beaucoup Cyril de
-Clet. Il parlait aussi avec admiration de la comtesse
-de Clet qui, presque entièrement ruinée par son
-mari et restée veuve de bonne heure, avait dû travailler
-pour élever son fils. Parent éloigné, par sa
-mère, de cette vaillante femme, M. Hecquin, après
-l’avoir perdue de vue pendant quelques années, ne
-l’avait retrouvée qu’au moment où Cyril venait de
-terminer ses études et de sortir, dans un très bon
-rang, de l’Ecole des Chartes. Le banquier s’était
-attaché à lui. Pour lui permettre de suivre sa vocation
-littéraire, il gérait ses modestes capitaux, les
-faisait valoir habilement et parvenait à lui servir
-des intérêts de vingt à trente pour cent. Cyril pouvait
-ainsi travailler en paix, sans s’inquiéter du pain
-quotidien.</p>
-
-<p>Laurence n’oubliait point avec quelle délicate
-charité le jeune poète l’avait secourue dans sa
-détresse. Elle promit donc de le recevoir, car elle
-désirait à la fois lui prouver sa reconnaissance et
-complaire à son mari dont elle commençait à apprécier
-la bonté.</p>
-
-<p>Sa journée du lendemain fut mauvaise. Sans raison,
-son chagrin, un instant apaisé, reprit toute sa
-violence. Cyril la surprit en plein accablement.
-Malgré l’intérêt qu’il lui inspirait, elle eut peur
-de cet être jeune qui, bien qu’il eût souffert,
-n’avait pas, comme elle, perdu toute espérance et
-ne pouvait pas la comprendre. Redoutant les paroles
-banales ou maladroites qu’il allait certainement lui
-dire, elle l’accueillit froidement, répondant avec une
-contrainte visible aux questions courtoises qu’il lui
-posait sur sa santé. Pourtant, quand ses yeux rencontraient
-le regard du jeune homme, elle sentait son
-cœur rigide et comme évanoui sursauter faiblement,
-car c’était là un regard qui savait lire au delà de
-l’apparence, déchiffrer les arcanes cachés de la
-pensée, un regard gênant comme une lumière
-trop vive.</p>
-
-<p>Pour ce poète, en effet, l’âme humaine avait peu
-de mystère, étant l’objet de sa constante étude. Il
-savait que, pour obtenir sa confiance, il faut l’observer
-non point avec la curiosité sèche du savant
-ou de l’analyste, mais avec la charité indulgente
-de l’ami. C’est pourquoi il abordait tout être
-avec cette sympathie chaleureuse dont Laurence
-avait éprouvé la douceur. Déjà, elle n’était plus
-pour lui une étrangère. Dès leur première rencontre,
-il avait remarqué ce visage marqué au sceau
-de la douleur. Ce signe l’avait tout d’abord attiré vers
-elle, forçant sa sympathie. Puis il avait entendu
-M. Hecquin parler du caractère triste, fier et sauvage
-de sa femme ; il l’avait vue malheureuse et il savait
-qu’elle ne se consolait pas. Maintenant, il regardait
-le cadre où elle passait ses journées : une grande
-bibliothèque, quelques sièges, un divan bas où gisait
-sur les coussins, près d’elle, un volume entr’ouvert.
-Devant la fenêtre, un immense bureau encombré de
-papiers. Ce décor sévère, nullement féminin, révélait
-une vie recueillie, toute spirituelle. Cyril s’y trouvait
-à l’aise. Le silence de Laurence, sa froideur
-même avaient pour lui du charme. Il ne voyait dans
-son attitude contrainte que la réserve de la créature
-solitaire, habituée à se passer des hommes. Il voulait
-trouver le chemin de ce cœur farouche et ce n’était
-point après tout si difficile. L’être humain est sans
-défense contre l’être humain son semblable, car il
-l’aime profondément, bien qu’il ait peur de lui, bien
-qu’il s’en défie. Il ne désire que son approbation, son
-estime, ses consolations, son amour.</p>
-
-<p>Il y avait sur une petite table, à côté de Laurence,
-une photographie de Paul Dacellier, en uniforme
-d’officier d’état-major. Le jeune poète l’aperçut et,
-se penchant un peu, se mit à l’examiner avec un
-intérêt grave et respectueux.</p>
-
-<p>— C’est le meilleur portrait qui ait été fait de mon
-père, murmura Laurence en rougissant violemment.
-Bien qu’il soit un peu ancien, je l’aime plus que
-tous les autres.</p>
-
-<p>Cyril prit entre ses mains l’étroite image et la considéra
-plus attentivement encore.</p>
-
-<p>— Je n’ai vu qu’une fois le colonel, dit-il, mais je
-le reconnais. On ne peut oublier ce visage admirable
-et si fier. Oui, la ressemblance est frappante : c’est
-bien la bouche amère et triste… l’emportement de la
-narine… Pourtant le portrait ne peut rendre la beauté
-du regard qui m’avait tant frappé. C’était un regard
-émouvant, celui du chef et de l’entraîneur d’hommes,
-un regard à la fois impérieux, scrutateur et rêveur
-qui vous entrait dans le cœur comme un couteau, et
-puis se détournait, s’envolait au delà du monde pour
-contempler des choses infinies : la victoire, la gloire,
-je pense. Votre père devait n’être occupé que d’elles.</p>
-
-<p>Laurence écoutait, cherchant à dominer cette irrésistible
-émotion qui lui arrachait malgré elle, — oh !
-après quelles luttes, — de rares larmes, arrêtées au
-bord des paupières et sévèrement réprimées. Peu
-d’êtres sur la terre avaient compris son père. Le colonel
-Arêle et Ursule seuls, après sa mort, avaient su
-parler de lui avec amour. Son fils, Juliane, M. Hecquin
-s’étaient tus, lui refusant ces éloges que nous
-devons à tous les disparus. Sur chaque tombe, il y a
-quelque chose à dire, des honneurs à rendre à celui
-qui n’est plus, et que recueille, comme une consolation
-suprême, le cœur que sa perte a brisé. Mais la
-mémoire de Paul Dacellier n’avait reçu que de rares
-hommages, peu de couronnes. Laurence, bien souvent,
-s’était étonnée que quelqu’un d’aussi noble ait
-pu, dans la vie et la mort, rester à ce point méconnu.
-Cyril avait à peine vu le colonel. Pourtant il
-en parlait avec une sorte d’enthousiasme. Il avait
-admiré ce visage si beau pour les yeux de Laurence.
-Elle eût voulu le remercier et ne trouvait aucune
-parole, tant sa surprise était profonde.</p>
-
-<p>— J’ai pu causer un instant avec le colonel, le jour
-de votre mariage, reprit Cyril. Il m’est apparu
-comme le type parfait de l’officier, type admirable,
-mais injustement méconnu de nos jours et voué à la
-plus grande infortune. Créé en effet pour être
-l’homme d’action par excellence, il se trouve condamné
-à rester l’homme chimérique et rêveur que
-nul ne comprend plus. Le poète même, autrefois si
-bafoué, est plus respecté que lui, trop respecté, car
-l’hommage de la foule n’est désirable pour personne.
-Mais l’officier, tourmenté d’héroïsme, alors que nul
-ici-bas n’est plus héroïque, semble un illuminé, un
-fou. Il aime la guerre, le sacrifice, la mort ; il déteste
-les ennemis, les étrangers, alors que nous voulons
-adorer toute l’humanité, alors que nous ne glorifions
-que la paix et la vie. De tout cela, le colonel
-a dû beaucoup souffrir. Je m’explique l’amertume
-de ses paroles lorsqu’il me dit que sa carrière était
-la plus dure qu’on pût choisir.</p>
-
-<p>Ah ! combien cette louange, si juste, si sincère,
-était douce au cœur de Laurence. Il lui semblait
-merveilleux que Cyril, en si peu de temps, ait pu
-comprendre ainsi son père, pénétrer entièrement une
-âme restée secrète pour la plupart des hommes.
-Sa défiance s’était évanouie. Elle voulut que le
-jeune poète connût mieux encore celui qu’il avait
-admiré. Elle se mit à lui parler comme à un ami.
-Elle lui conta toute la vie du colonel. Elle dit comment
-la haine d’un misérable l’avait réduit à
-l’oisiveté, brisant sa carrière et son cœur. Elle dit
-sa longue agonie. Cyril l’écoutait en silence. Soudain,
-les yeux de Laurence se remplirent de
-larmes, un flot de sang empourpra ses joues :</p>
-
-<p>— Vous ne savez pas, dit-elle avec un sanglot, vous
-ne savez pas que mon père s’est tué ?</p>
-
-<p>Pourquoi révélait-elle à un étranger ce tragique
-secret ? Voulait-elle tenter une dernière expérience,
-réclamer une fois encore un secours humain ?
-Cédait-elle au désir de revoir, une fois encore, sur le
-visage du poète, l’expression de pitié si profonde qui,
-un jour, lui avait été douce ? Son attente ne fut pas
-trompée. Son cri, son aveu firent pâlir Cyril, changeant
-sa belle figure. Dans un mouvement d’irrésistible
-affection, il lui saisit la main. Mais il ne disait
-rien ; avant d’oser la plaindre, il prenait en lui sa
-douleur, s’efforçait de souffrir ce qu’elle avait souffert.
-Et il semblait défaillir d’émotion tandis qu’à
-voix basse, entrecoupée, elle évoquait la mort de
-Paul Dacellier.</p>
-
-<p>— Il n’y a pas de consolation pour moi, murmura-t-elle
-en finissant son récit, vous devez le comprendre,
-ni sur la terre, ni au delà.</p>
-
-<p>— Il y a Dieu pourtant, dit-il.</p>
-
-<p>Elle eut un rire désespéré.</p>
-
-<p>— Si je croyais en lui, je ne pourrais plus vivre,
-s’écria-t-elle avec violence. Le Dieu des catholiques
-est un juge implacable. Si j’admets son existence, je
-dois croire que mon père est perdu pour l’éternité,
-puisqu’il a enfreint le plus grand commandement
-qui nous ait été donné, puisqu’il a commis l’acte de
-révolte suprême.</p>
-
-<p>— Oui, mais dans un accès de délire, sans savoir
-ce qu’il faisait, dit doucement Cyril. Qui pourrait
-le condamner ? Vous ne songez pas assez à la miséricorde
-de Dieu, à son amour pour nous. Nul ne
-connaît le mystère de la dernière heure. C’est le
-moment où la sollicitation divine se fait irrésistible.
-J’imagine qu’alors l’âme est assistée par toutes les
-prières des saints, des prêtres, des religieuses qui
-l’aident à opérer sa réconciliation suprême et allègent
-sa dette. D’ailleurs, elle n’est point vraiment
-pauvre, si elle peut offrir pour son salut, à défaut
-d’autres mérites, une grande douleur, et votre père
-avait beaucoup souffert.</p>
-
-<p>— Sans résignation, sans amour, dans une perpétuelle
-révolte, objecta Laurence.</p>
-
-<p>— Qu’en savez-vous ? reprit Cyril avec une autorité
-grandissante. Il vous l’a dit peut-être. Mais quel
-est le malheureux qui n’ait pas, pour la croix qui
-l’accable, une certaine tendresse ? Presque tous les
-infortunés, même lorsqu’ils se croient athées, souffrent
-mystiquement, adorant, comme les chrétiens,
-leur martyre. Vous-même, — il hésitait, car il ne
-savait pas si elle pourrait le comprendre, — n’avez-vous
-pas éprouvé, dans vos pires épreuves, une
-certaine pitié pour les heureux ? Si cela était, vous
-auriez, malgré vous, reconnu la sainteté de la douleur
-et son utilité.</p>
-
-<p>Laurence était devenue toute pâle, car ces paroles
-lui révélaient le mystère de son propre cœur. Jamais,
-en effet, quelle que fût sa peine, elle n’avait envié
-les heureux du monde ; au contraire, elle les plaignait.
-Elle avait pitié de Juliane, de son frère, de
-Gaston Noret. Il lui semblait évident qu’ils perdaient
-leur vie puisqu’ils ne souffraient pas. Peut-être son
-père avait-il partagé cette conviction. Peut-être sa
-révolte apparente cachait-elle une sublime et secrète
-résignation. Peut-être ses longs tourments l’avaient-ils
-purifié, préparé à paraître devant son juge.</p>
-
-<p>Elle accueillit passionnément cette espérance,
-s’étonnant que ce fût Cyril qui la lui rendît. Elle
-observait curieusement cet inconnu qui la comprenait
-mieux qu’un ami, cet être jeune qui semblait
-savoir tant de choses. Elle demanda timidement :</p>
-
-<p>— Est-ce que vous avez la foi ?</p>
-
-<p>Il tressaillit. Son regard exprima tout à coup une
-humilité déchirante.</p>
-
-<p>— J’espère la retrouver un jour tout à fait, murmura-t-il
-tristement.</p>
-
-<p>Laurence se sentait extrêmement troublée. Ainsi la
-religion catholique n’était point pour Cyril, comme
-pour André Dacellier, Gaston Noret, tant d’autres,
-une chose méprisable, un système insoutenable,
-suranné, ridicule, bon tout au plus à bercer quelques
-vieilles femmes. Il n’avait pas vécu cependant,
-comme les Arêle, dans un milieu austère, soigneusement
-fermé où les bruits du monde ne pénétraient
-qu’assourdis. Il était trop jeune, trop ardent, trop
-charmant, pour n’avoir pas subi le joug des passions
-humaines. Elles l’avaient conduit sans doute à rejeter
-les pratiques de la foi chrétienne, mais il semblait
-le regretter amèrement. Son intelligence s’inclinait
-devant le mystère infini et son âme était secrètement
-dévorée par le désir de Dieu.</p>
-
-<p>Cette constatation causa à Laurence un bonheur
-dont elle fut vivement surprise. Elle eût voulu interroger
-plus longuement le jeune poète. Mais ils se
-connaissaient trop peu pour pouvoir, sans manquer
-de pudeur, continuer un entretien si grave. Cyril le
-comprit. Il se leva, s’approcha de la bibliothèque,
-examina les ouvrages qui s’y trouvaient et commença
-d’interroger Laurence sur ses préférences.
-Elle s’étonna bientôt de la ressemblance absolue de
-leurs goûts. Parfois, il ouvrait un livre, y cherchait
-une phrase ou un vers favori : c’étaient ceux qu’elle
-admirait et relisait sans cesse. Elle achevait de
-mémoire le passage qu’il lui citait. Et, pénétrés du
-même plaisir, de la même émotion, ils se regardaient
-avec des yeux exultants et ravis. Laurence
-s’aperçut bientôt que la culture de Cyril était mille
-fois plus étendue, plus complète que la sienne, elle
-fut confondue et charmée, en mesurant l’abîme de
-son ignorance. Lui, au contraire, s’émerveillait,
-n’ayant jamais encore rencontré nulle femme
-nourrie de poésie plus forte et plus sublime.</p>
-
-<p>— Je mets aujourd’hui toute ma bibliothèque à
-votre disposition, dit-il en terminant le petit examen
-qu’il venait de lui faire subir. Il faudra que je vous
-fasse lire Dante, Agrippa d’Aubigné, Milton, toute
-la Bible. Vous avez naturellement le goût des choses
-éternelles et vous saurez comprendre et admirer ce
-que j’aime.</p>
-
-<p>Laurence entrevit un avenir magnifique. Elle avait
-l’esprit curieux, mais peu actif. Depuis des années,
-privée de conseil, elle relisait toujours les mêmes
-auteurs, tournait perpétuellement dans le même
-cercle. Si vraiment Cyril voulait s’intéresser à
-elle, s’il voulait la traiter comme une amie, il pourrait
-la diriger, donner à son intelligence des aliments
-nouveaux, lui révéler des chefs-d’œuvre trop longtemps
-ignorés. Elle lirait pour lui, avec lui, et la
-grande solitude intellectuelle dont elle souffrait
-depuis si longtemps prendrait fin. Mais comme,
-enivrée de cette espérance, elle considérait en silence
-le jeune poète, elle fut tout à coup épouvantée de
-sa beauté.</p>
-
-<p>Beauté merveilleuse en effet, à la fois charnelle et
-spirituelle, expressive et charmante. Si ce visage,
-privé de vie, eût été modelé dans le marbre ou la
-pierre, la pure rectitude des traits, la splendeur du
-front haut et noble, la ligne impétueuse de la chevelure
-blonde rejetée en arrière auraient suffi à le
-rendre admirable pour l’artiste le plus sévère. Aux
-femmes, il devait plaire surtout par des attraits plus
-périssables, par cette jeunesse resplendissante qui
-colorait son teint pâle, et entr’ouvrait mollement,
-sous la soyeuse moustache, la bouche ronde, gonflée,
-voluptueuse, aisément souriante. Laurence admirait
-surtout les belles narines palpitantes qui
-prêtaient à cette physionomie, parfois trop souriante,
-une expression de violence passionnée, d’emportement
-presque sauvage. Pour les yeux, à la fois si
-profonds et si tendres, souvent troublés, toujours
-pleins de lumière, elle en pouvait à peine supporter
-l’insoutenable éclat. Et triste, éblouie jusqu’à la consternation,
-elle contemplait cette figure inoubliable.</p>
-
-<p>— Lui, mon ami ! songeait-elle, quelle folie ! Il
-est trop beau. Il ne doit aimer que lui-même,
-comme Lætitia. Elle aussi avait un abord extraordinairement
-caressant et tendre. Cyril lui ressemble.
-Il est plus intelligent qu’elle, mais sans doute aussi
-perfide. Son regard ment. Sa bonté n’est qu’apparente.
-Ses paroles les plus touchantes, les plus compatissantes
-doivent lui être inspirées par un affreux
-désir de plaire.</p>
-
-<p>Une défiance morose envahit son cœur. Elle se
-souvint des nombreux services que son mari rendait
-depuis des années à la famille de Clet et s’expliqua
-ainsi l’attitude de Cyril. Les attentions dont il
-l’avait comblée s’adressaient sans doute à M. Hecquin,
-envers lequel il acquittait un devoir de politesse
-et de reconnaissance. Cette pensée lui fut amère,
-elle s’affligea de n’avoir pas su se défendre contre
-cet étranger trop aimable. En lui parlant avec un
-si grand abandon de son père, des livres qu’elle
-aimait, elle venait de lui révéler sans pudeur toute
-la misère de sa vie, toute l’ardeur de son âme. Il
-fallait au plus tôt réparer cette faute.</p>
-
-<p>Cyril, qui venait de passer deux heures avec elle
-dans une intimité charmante, la vit redevenir tout
-à coup hostile et glacée. Habitué à vivre près
-des femmes, connaissant leurs faiblesses et leurs
-bizarreries, il comprit sans effort ce caractère
-malheureux, se montra plus affable encore. En quittant
-Laurence, il lui promit de revenir bientôt.</p>
-
-<p>— Inutile, dit-elle, inventant aussitôt un prétexte.
-Je vais partir sans doute très prochainement pour
-la Bretagne.</p>
-
-<p>— Ah ! tant mieux, dit-il affectueusement. Un
-changement d’air vous était nécessaire et c’est toujours
-à la nature qu’il faut demander force et consolation.
-Mais, donnez-moi votre adresse, je vous
-enverrai là-bas des livres qui vous plairont, j’en suis
-sûr.</p>
-
-<p>— Je ne sais pas encore où j’irai, balbutia-t-elle,
-j’hésite entre plusieurs plages.</p>
-
-<p>— Aussitôt que vous serez installée, envoyez-moi
-un mot, insista Cyril.</p>
-
-<p>— J’écris peu, objecta-t-elle évasivement.</p>
-
-<p>— Eh bien ! M. Hecquin me donnera votre
-adresse, reprit-il bonnement, et dès que vous serez
-de retour, je reviendrai vous voir, si vous le permettez.</p>
-
-<p>Son engageante grâce n’eut point raison de Laurence.
-Elle répondit avec une indifférence ennuyée :</p>
-
-<p>— Ce sera tout à fait comme vous voudrez.</p>
-
-<p>Il ne fut pas blessé de son impolitesse, au contraire,
-il s’en amusa. Une gaîté soudaine brilla dans
-son regard. Il ne put retenir un léger éclat de rire.
-Et comme elle le regardait surprise, un peu
-offensée :</p>
-
-<p>— Je ris de votre amabilité parfaite, expliqua-t-il
-avec aisance, amabilité dont je n’ai encore rencontré
-nul exemple et que l’on pourrait comparer justement
-à celle d’une porte de prison. Vous êtes un
-peu décourageante, ajouta-t-il très doucement.</p>
-
-<p>Alors, par un de ces revirements habituels à sa
-nature impulsive, Laurence fut saisie d’une folle
-colère contre elle-même. Elle se reprocha sa froideur,
-comme elle s’était reproché sa confiance. Cyril
-avait été bon et charmant. Spontanément, il
-l’avait recherchée la sachant triste et solitaire.
-Pourtant, sans raison, elle venait de refuser l’amitié
-flatteuse qu’il semblait vouloir lui offrir ; elle l’avait
-traité comme un importun, opposant à ses avances
-un mépris injurieux.</p>
-
-<p>— Il ne faut pas m’en vouloir, dit-elle avec humilité.
-Je serais désolée de vous avoir blessé.</p>
-
-<p>Sa bouche tremblait comme celle d’un enfant qui
-va pleurer. Cyril s’empressa de la rassurer.</p>
-
-<p>— Blessé ! Nullement, chère madame. Vous n’êtes
-pas d’un naturel aimable, mais je suis loin de vous
-en faire un crime. J’aime assez les êtres farouches,
-à condition qu’ils ne le soient pas trop pour moi.</p>
-
-<p>Elle lui tendit la main : son cœur s’épanouit.</p>
-
-<p>— Je vous enverrai mon adresse pour réparer mes
-torts, dit-elle en riant. Et si vous voulez bien m’écrire
-de temps à autre et, plus tard, venir me voir souvent,
-vous me ferez le plus vif plaisir.</p>
-
-<p>— Ah ! mon Dieu, vous savez être exquise quand
-vous le voulez. Je ne l’aurais pas cru, dit-il avec une
-impertinence qui restait caressante.</p>
-
-<p>Son visage était si rayonnant que la jeune
-femme supporta sa raillerie bénigne. Ils se séparèrent
-enchantés l’un de l’autre.</p>
-
-<p>Laurence, qui, le matin, ne songeait nullement à
-s’absenter, le soir même résolut d’accomplir les projets
-de voyage dont elle avait par hasard entretenu
-Cyril. Son cœur avait changé sans qu’elle sût pourquoi.
-La terre ne lui paraissait plus déserte, ni la
-mort enviable. La bienveillance de Cyril pour elle,
-son charme, sa grâce la rattachaient au monde. Elle
-voulait se soigner, chercher la paix, revivre.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">DEUXIÈME PARTIE</h2>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>I</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Vous vous êtes mépris sur moi
-jusqu’ici. Comme vous, je vis de
-pain, je sens le besoin, j’éprouve la
-souffrance et j’ai besoin d’amis.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Shakespeare.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Partie en Bretagne pour y passer l’été, Laurence
-s’attarda durant plus de six mois sur une petite
-plage voisine de Saint-Brieuc où la retinrent d’abord
-la beauté de l’automne et, plus tard, les tempêtes
-d’hiver. Elle ne s’ennuyait pas. Cyril, dès les premiers
-jours, lui avait envoyé des livres. Sur sa
-prière, il se chargea de lui fournir tous les ouvrages
-qu’elle désirait, et cet échange régulier les obligeant
-à s’écrire, lentement, insensiblement, dans la séparation
-et l’absence, ils devinrent amis.</p>
-
-<p>Lorsque Laurence fut de retour à Paris, les de
-Clet entreprirent de l’arracher à sa pesante solitude.
-Ils lui témoignaient une affection empressée, un
-inlassable dévouement. La savaient-ils fatiguée ou
-souffrante, ils accouraient chez elle, s’efforçaient de
-la distraire. Si M. Hecquin s’absentait, ils exigeaient
-qu’elle vînt passer ses soirées chez eux, dans le
-vieil hôtel baroque et charmant qu’ils habitaient
-rue Notre-Dame-des-Champs. Ce voisinage facilitait
-leurs relations et leur intimité grandit vite. Cyril
-parlait quelquefois de l’amour, mais toujours avec
-une immense amertume, et Laurence devina qu’une
-grande passion déchirait sa vie. Sachant qu’il n’était
-pas heureux, elle n’éprouvait plus nulle défiance
-contre cet ami nouveau qui, bien que séduisant,
-fait pour tous les triomphes, lui ressemblait
-par la douleur. De son côté, Cyril s’attachait facilement
-à toute âme tourmentée, à tout grand caractère,
-et Laurence lui devenait chaque jour plus
-chère. Il ne pouvait lire un livre émouvant sans
-désirer le lui faire connaître ; il n’écrivait rien qu’il
-ne lui soumît aussitôt. Mais elle, plus réservée, ne
-parlait jamais d’elle-même, ni de ses mystérieux
-travaux. A force de supplications, d’instances, d’importunités,
-il obtint enfin qu’elle lui laissât lire ses
-vers. A sa grande surprise, il les trouva beaux.
-Comblée de joie par les éloges qu’il lui prodigua,
-heureuse de penser qu’elle écrirait désormais pour
-lui, Laurence décida de publier au plus tôt, à ses
-frais, un premier livre. Cyril revit avec elle son
-manuscrit. Comme elle avait sans cesse besoin de
-le consulter, il venait, au grand scandale de Juliane,
-la voir chaque jour à la fin de l’après-midi, et souvent,
-Laurence, envoyant prévenir M<sup>me</sup> de Clet, le
-retenait à dîner. Il s’asseyait en face d’elle, occupait
-tout naturellement, semblait-il, la place du maître
-de maison, désertée par son titulaire légitime.</p>
-
-<p>M. Hecquin, en effet, ne rentrait plus guère avant
-dix heures du soir. Il se disait débordé d’occupations,
-travaillait à son bureau longtemps encore
-après le départ de ses employés, expédiant sur le
-coin d’une table le repas que lui montait sa
-concierge. Laurence appréciait fort ce mari peu
-gênant qui, chaque soir, entrait dans son studio
-au coup de dix heures, exact comme le coucou
-saugrenu d’une horloge géante, l’embrassait sur
-le front, lui souhaitait une nuit paisible puis, avec
-un bâillement sonore, se retirait d’un pas automatique
-et disparaissait de sa vie.</p>
-
-<p>Un soir, après le départ de Cyril, Laurence se mit
-au travail avec une ardeur inusitée. Elle écrivait
-fiévreusement, assise à sa table, entre une gerbe de
-mimosas et un bouquet de roses sur lesquels elle
-inclinait alternativement son visage. Parfois, elle
-se levait, allumait une cigarette, arpentait la pièce
-en relisant tout haut les vers qu’elle venait
-d’achever. Comme elle errait ainsi de sa table
-à la cheminée, cherchant une rime rebelle, son
-regard s’arrêta sur la pendule. Les deux aiguilles,
-rapprochées, confondues en une seule, marquaient
-minuit. Etonnée de cette heure tardive, elle se
-souvint tout à coup que son mari, ce soir-là,
-n’était point venu l’embrasser comme de coutume.
-Alors les chants passionnés, les rythmes bondissants
-qui sonnaient dans son âme se turent,
-elle n’entendit plus que le tic tac de la pendule.
-Oppressée par un pressentiment lugubre, Laurence
-s’élança dans l’antichambre. Le pardessus de
-M. Hecquin ne pendait pas, comme de coutume,
-au portemanteau ; les verrous et la chaîne de la
-porte d’entrée qu’il assujettissait chaque soir
-n’étaient pas fermés. La jeune femme courut vers
-la chambre de son mari et la trouva vide. Elle
-revint alors chez elle, cherchant une cause qui
-pût expliquer cette absence. Elle n’en trouvait
-qu’un seule vraiment plausible : la mort.</p>
-
-<p>Depuis quelque temps, en effet, M. Hecquin se
-disait fatigué et Laurence avait souvent remarqué
-la pesanteur de sa démarche, la pâleur plombée
-de son teint. Elle se reprochait de n’avoir pas attaché
-plus d’importance à ces symptômes, ni exigé de
-son mari qu’il prît quelque repos. Elle l’imaginait
-terrassé par une attaque, gisant à demi couché sur
-le livre où il vérifiait des colonnes de chiffres. Peut-être,
-au dernier moment, avait-il appelé faiblement
-dans son bureau désert, sans que personne entendît
-sa plainte. Et, sans doute, il avait songé qu’à cette
-même heure sa femme, indifférente, lisait des vers
-avec Cyril. Ah ! toujours elle s’était montrée pour
-lui si froide, si dédaigneuse, que son souvenir
-n’avait pu, à l’instant suprême, lui apporter nulle
-douceur, nul réconfort. Désormais, il était trop tard
-pour qu’elle réparât ses torts envers cet homme qui,
-durant trois ans, avait vécu près d’elle, discret, bienveillant,
-sans que jamais elle réchauffât d’une
-parole affectueuse son cœur timide et méconnu.</p>
-
-<p>Laurence, toute la nuit, s’adressa les pires reproches.
-A l’aube, son angoisse impuissante se changeant
-peu à peu en torpeur, épuisée de fatigue, elle
-s’endormit sur un fauteuil. Sa femme de chambre, en
-entrant comme de coutume, à sept heures et demie
-du matin, pour ouvrir les persiennes, la réveilla.
-Tout de suite, elle bondit au téléphone et demanda
-la communication avec la banque Hecquin. Les
-employés n’étaient point encore arrivés : ce fut
-la concierge qui répondit. L’inquiétude de la jeune
-femme parut la surprendre. La veille, M. Hecquin
-avait eu une journée fort agitée. Il n’était venu
-qu’un instant le matin donner ses ordres à ses
-employés. Puis il était parti précipitamment.
-A huit heures du soir, une auto l’avait ramené
-et attendu devant la porte, tandis qu’il montait
-à son bureau. Il en était redescendu quelques
-minutes après, portant une serviette et une
-valise. La concierge avait pensé qu’il partait
-en voyage. Cette explication semblait plausible.
-M. Hecquin parlait, en effet, depuis quelque
-temps, d’aller à Londres pour affaires. Mais Laurence
-s’étonnait qu’il ne l’eût pas prévenue de son
-départ et elle ne savait que penser. Dans son
-désarroi, elle sentit le besoin de confier à un être
-humain ses inquiétudes et courut chez son frère.
-Surpris de la voir arriver à une heure aussi matinale,
-Juliane et André s’amusèrent beaucoup de son
-anxiété. Ces gens sensés considéraient le malheur,
-l’accident, la mort même comme des faits assez
-rares, presque invraisemblables, auxquels nul ne
-devait croire que contraint par l’évidence. Ils refusèrent
-donc d’admettre que l’absence de M. Hecquin
-pût avoir une cause tragique. Néanmoins, André
-promit de passer dans la matinée boulevard Haussmann
-pour tâcher d’éclaircir le mystère qui tourmentait
-Laurence. Celle-ci rentra chez elle, un peu
-honteuse de ses vaines terreurs. Pour se détendre
-des fatigués de la nuit, elle prit un bain, s’étendit
-dans son lit, dormit un peu. Puis elle continua sa
-toilette, déjeuna. Elle lisait, étendue sur son divan,
-lorsque, vers trois heures de l’après-midi, André
-entra dans la pièce.</p>
-
-<p>Il avait l’aspect d’un homme qui vient de fournir
-une course épuisante pour échapper à la poursuite
-d’ennemis acharnés. Son front ruisselait de sueur.
-Ses cheveux, d’ordinaire séparés en une raie symétrique,
-se hérissaient par mèches inégalés. Haletant,
-il marcha sur sa sœur, la saisit aux poignets,
-la fit lever et, la secouant avec violence, cherchant
-vainement à rattraper sa respiration, il bégaya :</p>
-
-<p>— Combien as-tu confié à ton mari, dis… Quelle
-somme… à peu près… sur toute ta fortune ?…
-Allons, allons… réponds !…</p>
-
-<p>— Je ne sais pas, je ne sais rien, balbutia Laurence
-abasourdie. Je ne m’occupais plus de mes
-affaires. Je lui avais donné une procuration pour
-ouvrir mon coffre et agir en mon nom.</p>
-
-<p>Alors, André la repoussa si brutalement qu’elle
-faillit tomber :</p>
-
-<p>— Bon ! bon ! ricana-t-il, nous sommes tous f…,
-tous ruinés ! Ma fortune et la tienne y passent.
-Hecquin est en fuite… Faillite… Banqueroute… Je
-n’ai plus rien… Ma femme !… Ma fille !…</p>
-
-<p>Cet homme, habituellement si flegmatique, semblait
-à moitié fou. Il marchait dans la pièce d’un
-air égaré, avec des exclamations confuses, des gestes
-désordonnés. Parfois, il prenait sa tête à deux
-mains, comme pour comprimer les pensées qui s’y
-heurtaient douloureusement. Parfois, il tendait le
-poing furieusement vers un ennemi imaginaire ou
-éclatait d’un rire strident, terrible.</p>
-
-<p>Laurence, au contraire, demeurait parfaitement
-calme. Elle n’éprouvait qu’une sensation d’immense
-étonnement devant ce nouveau désastre auquel,
-malgré ses efforts, elle ne comprenait rien encore.
-Il lui fallut déployer une infinie patience pour
-obtenir de son frère quelques explications précises.
-Enfin, il dit ce qu’il savait.</p>
-
-<p>Arrivé le matin vers neuf heures boulevard Haussmann,
-il avait trouvé les bureaux de M. Hecquin
-occupés par la police qui posait les scellés, tandis
-que les employés, consternés, remettaient leurs
-pardessus, s’apprêtaient à se retirer. En questionnant
-les uns et les autres, André avait appris la
-banqueroute et la fuite de son beau-frère, accusé
-d’escroquerie. Tout de suite, il s’était rendu chez
-un avocat de ses amis. Les deux hommes, ensemble,
-avaient couru tout Paris pour obtenir des renseignements
-sur la situation de M. Hecquin. Elle était
-absolument désespérée. Il s’agissait pour lui d’une
-banqueroute frauduleuse, car il avait commis de
-graves abus de confiance en détournant les dépôts
-qui lui avaient été confiés. Le malheureux avait eu
-beau jeu à prétexter un surcroît de travail. A la
-vérité, si depuis plusieurs mois il rentrait si tard à
-son domicile, c’est qu’il menait la vie d’une bête traquée.
-Il ne faisait à la banque que des apparitions
-hâtives et, tout le jour, fuyait ses créanciers, cherchait
-en vain de l’argent. Enfin, la veille, deux
-plaintes, émanant de ses plus riches clients, avaient
-été déposées au parquet. S’il n’avait pu réussir dans
-la nuit à gagner l’étranger, il devait être arrêté
-dans les vingt-quatre heures et jeté en prison.</p>
-
-<p>Dans son inexpérience complète des affaires,
-Laurence ne comprit qu’imparfaitement ce que son
-frère lui expliquait. Cette inculpation d’escroquerie
-contre son mari ne la faisait point douter de son
-intégrité. Elle le crut victime d’un malentendu et
-son cœur s’émut en songeant à cet homme qui, trop
-timide, trop triste pour oser lui avouer sa détresse,
-depuis des mois portait seul, sans aide, d’écrasants
-soucis.</p>
-
-<p>— Ne puis-je empêcher ce désastre ? dit-elle. J’ai
-beau être mariée sous le régime de la séparation de
-biens, je n’en suis pas moins solidaire de ce malheureux.
-S’il n’a point dilapidé toute ma fortune, mon
-devoir est de la sacrifier pour désarmer ses créanciers,
-pour lui permettre de se relever peut-être.</p>
-
-<p>André accueillit cette proposition avec enthousiasme.</p>
-
-<p>— Tu as raison ! s’écria-t-il. Allons tout de suite
-à ton coffre pour voir ce qu’il te reste. Après tout,
-ton mari a dû respecter ta fortune, il t’aimait. Tu
-pourras peut-être, en fournissant une forte caution,
-obtenir le retrait des plaintes. Hecquin n’est pas un
-imbécile, il a de belles relations. Si on le laisse
-libre, si on lui vient en aide, il est capable en
-quelques mois de refaire sa fortune et la nôtre ; on
-a vu des choses plus extraordinaires.</p>
-
-<p>Ce garçon, un moment abattu par le malheur,
-retrouvait déjà son optimisme habituel. Dans l’auto
-qui l’emmenait avec Laurence au Crédit universel,
-il s’abandonna à l’espérance, en escomptant la réussite
-du plan formé par sa sœur. Sa joie fut de
-courte durée. A la banque, Laurence ne put descendre
-à son coffre, sur lequel le parquet avait mis,
-le matin même, opposition. Elle apprit seulement,
-en faisant vérifier les bulletins d’entrée, que M. Hecquin
-avait demandé l’accès du coffre peu de jours
-auparavant.</p>
-
-<p>— Bon, c’est bien, le coffre est vide, point n’est
-besoin d’y regarder, déclara André en sortant, la
-tête basse, du Crédit universel. Comment Hecquin,
-réduit aux abois, t’aurait-il laissé quelque chose !
-Ayant volé tous ses clients, pourquoi t’aurait-il
-épargnée ?</p>
-
-<p>— Volé ! Je pense qu’il n’a jamais volé personne,
-dit sévèrement Laurence, et je te prie de ne pas
-employer de pareils termes devant moi.</p>
-
-<p>Car elle pardonnait sans effort à son mari et
-trouvait généreux de défendre, à l’heure de l’infortune,
-l’homme qu’elle n’avait pas aimé, mais dont
-elle portait le nom. Trop abattu pour lui répondre,
-André la reconduisit rue de Vaugirard. Il ne pouvait
-se résoudre à rentrer chez lui, tant l’effrayait la
-nécessité d’annoncer à Juliane le krach de la banque
-Hecquin et leur ruine. Assis en face de Laurence,
-qui réfléchissait tout en fumant force cigarettes, il
-s’attardait auprès d’elle, avec le vague espoir que
-le temps pourrait modifier sa situation et lui apporter
-un soulagement inattendu. Un coup de sonnette
-vint enfin l’arracher à sa torpeur et fut pour lui un
-événement passionnément intéressant. Il leva la tête,
-écouta les bruits qui venaient de l’antichambre.
-Peut-être s’attendait-il à voir M. Hecquin apparaître,
-triomphant, les bras chargés de titres et de billets
-de banque. Laurence tressaillit comme son frère, car
-l’heure approchait où Cyril avait coutume de lui
-faire sa visite quotidienne.</p>
-
-<p>— André, demanda-t-elle à mi-voix, crois-tu que
-les de Clet soient ruinés, eux aussi, tout à fait ?</p>
-
-<p>— Tout à fait ? comment le saurais-je ? Ils perdent
-de l’argent comme tout le monde, c’est certain.</p>
-
-<p>Laurence détourna la tête. Un moment encore et
-Cyril s’avancerait vers elle, gai, souriant, aimable,
-et il faudrait que, détruisant sa joie du premier
-regard, elle lui apprît un événement qui le réduisait
-peut-être, lui et sa mère, à la plus complète misère.
-Le cœur de Laurence battait à se rompre, au moment
-où elle vit s’ouvrir la porte. Mais ce fut Juliane
-qui entra, gracieuse et sereine dans une toilette
-exquisément printanière.</p>
-
-<p>André s’était levé avec une sourde exclamation et,
-tout tremblant, il reculait devant sa femme comme
-devant le spectre du remords. Laurence, au contraire,
-considérait sans aucune émotion sa belle-sœur.
-Elle la croyait vraiment invulnérable et il lui
-semblait évident que, même sous le coup du malheur,
-cette froide poupée ne saurait cesser de
-parader dans une attitude noble ou charmante.</p>
-
-<p>Déjà, pourtant, Juliane remarquait le trouble de
-son mari. Elle lui posait mille questions, s’affolait
-visiblement. Brusquement, le masque de la mondaine
-tomba, laissant voir à nu l’âme faible, lâche,
-mesquine, incapable de supporter la douleur. Lorsqu’elle
-eut enfin compris, à travers les explications
-embarrassées d’André, qu’il s’agissait pour elle d’une
-ruine totale, elle s’abattit sur le divan, en proie à
-une épouvantable crise de nerfs. Elle se roulait sur
-les coussins avec des mouvements convulsifs, criait,
-sanglotait, déchirait les dentelles de son corsage.
-La correcte Juliane ne fut bientôt plus qu’une
-pauvre épave humaine qui gémissait, les cheveux
-épars, les vêtements en lambeaux, les yeux révulsés.
-Laurence, qui jamais n’avait assisté à pareil spectacle,
-ni soupçonné qu’on pût souffrir avec si peu de
-dignité, la crut vraiment malade ; elle étendit la
-main pour sonner sa femme de chambre et faire
-venir un docteur. Mais Juliane, qui paraissait à
-l’agonie, vit son geste. En un instant, elle fut debout
-et, saisissant le bras de sa belle-sœur :</p>
-
-<p>— Non, non, n’appelez personne, bégaya-t-elle…
-Il ne faut pas qu’on sache. Grand Dieu !… Sauvons
-du moins les apparences.</p>
-
-<p>Laurence faillit éclater de rire, tant cette présence
-d’esprit, succédant à un furieux délire, lui parut
-comique.</p>
-
-<p>Juliane, cependant, n’était point calmée. Bientôt
-toute sa douleur se changea en colère contre son
-mari. Elle se mit à lui reprocher âprement leur
-ruine, s’étonnant qu’il n’eût point prévu la banqueroute
-de M. Hecquin.</p>
-
-<p>André subissait tête basse ses accusations véhémentes.
-Laurence, cependant, tremblait de voir
-arriver Cyril. Et comme elle ne se souciait pas de
-le rendre témoin de ces scènes de famille, elle
-s’éclipsa pour donner ordre à sa femme de chambre
-de lui dire, s’il se présentait, qu’elle avait été forcée
-de sortir, mais qu’elle le priait de repasser après le
-dîner. Quand elle revint, Juliane et André se lamentaient
-toujours, prenaient à témoin l’univers
-qu’avant eux nul mortel n’avait subi pareille disgrâce.
-Tout en écoutant distraitement leurs divagations,
-Laurence évoquait son passé : la longue
-agonie, la mort tragique de son père. Auprès de ce
-qu’elle avait souffert alors, son malheur présent lui
-semblait aisément acceptable. Elle regardait avec un
-froid mépris ces deux êtres qui pleuraient si
-amèrement leur fortune perdue.</p>
-
-<p>Si basse que fût leur douleur, ils souffraient
-cependant. Laurence, se reprochant sa dureté, finit
-par les prendre en pitié. Elle s’approcha de Juliane
-pour lui offrir quelques consolations. Mais la
-jeune femme, que le calme de sa belle-sœur humiliait,
-lui imposa silence dès les premiers mots.</p>
-
-<p>— Epargnez-moi vos exhortations, dit-elle en
-essuyant ses larmes avec rage. Naturellement tout
-cela ne vous fait rien, à vous. Vous êtes une grande
-âme, une âme héroïque, n’est-ce pas ? Vous méprisez
-l’argent ? C’est facile à dire. Attendez la misère !
-Nous verrons ce que deviendra ce beau courage.
-Folle que vous êtes ! Vous devriez pleurer des
-larmes de sang, car vous n’êtes pas seulement ruinée,
-mais déshonorée. Qui voudra jamais revenir dans
-cette maison tarée ? Tous vos amis vous tourneront
-le dos.</p>
-
-<p>— Bah ! dit Laurence en haussant les épaules, je
-ne regretterai pas ceux qui agiront ainsi.</p>
-
-<p>Et elle songea : « Cyril me restera toujours ! »
-Mais Juliane devina sa pensée et, découvrant le
-point vulnérable où elle pouvait la blesser :</p>
-
-<p>— Comptez-vous sur les de Clet ? lui cria-t-elle.
-Malheureuse, ils sont ruinés sans doute et par
-votre mari ! Espérez-vous que l’amitié de Cyril
-résiste à cette épreuve ? Non, non, vous ne le reverrez
-jamais, soyez-en sûre. Il vous fuira d’autant plus
-qu’il est le cousin de M. Hecquin. Jadis, c’était un
-honneur ; maintenant, il s’empressera de renier, en
-rompant avec vous, un lien de parenté vraiment
-trop peu flatteur.</p>
-
-<p>— Vous ne connaissez pas Cyril, murmura Laurence
-avec fierté.</p>
-
-<p>Pourtant sa voix vacillait, pleine de larmes ; son
-regard mal assuré exprimait une détresse poignante.
-Le coup avait porté. Pour la première fois depuis le
-début de cette journée tragique, elle souffrait vraiment.
-Juliane, un moment, savoura sa vengeance.
-Mais toutes ces émotions précipitées, violentes,
-l’avaient exténuée. Elle partit bientôt, faible,
-dolente, soutenue par son mari, auquel elle avait
-consenti enfin à pardonner. Laurence alors sonna sa
-femme de chambre pour s’informer de Cyril. Il
-s’était présenté, un quart d’heure auparavant,
-mais il dînait en ville et ne pourrait revenir
-le soir comme elle l’en avait fait prier. La jeune
-femme désirait vivement qu’il n’apprît pas par
-d’autres que par elle, la fuite de M. Hecquin.
-Un instant elle voulut se rendre chez M<sup>me</sup> de Clet
-et, en l’absence de son fils, lui révéler la vérité.
-Puis elle comprit que Cyril seul pourrait adoucir
-pour sa mère un coup si cruel. D’ailleurs, rien
-ne pressait. Elle pouvait, sans manquer à l’honneur,
-accorder quelques heures de grâce à ces
-deux êtres qui lui étaient si chers. Cette nuit, du
-moins, ils dormiraient tranquilles, heureux encore.
-Laurence songeait à eux avec une tendresse extrême,
-une infinie pitié. Sa propre infortune l’occupait peu.
-Mal préparée à la pauvreté, elle se reconnaissait à
-peu près incapable de gagner sa vie. Mais sa maison
-de Sedan lui restait. Elle savait qu’Ursule, instruite
-de sa gêne, ne consentirait plus à l’habiter.
-Cette demeure vaste et commode se louerait sans
-doute assez bien et son loyer suffirait à assurer sa
-vie. Elle ne pensait pas que la nécessité de réduire
-ses dépenses pût lui sembler pénible. Elle s’imagina
-dans une pièce étroite et triste, mal éclairée, mal
-chauffée, et il lui parut évident qu’elle pourrait y
-vivre résignée, heureuse encore, pourvu que Cyril
-vînt la voir quelquefois.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>II</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Allons, allons, c’était bien le
-traître le plus caché, le plus abrité
-qui vécût jamais.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Shakespeare.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>— Allons, il faudra que je prenne peu à peu
-l’habitude de la pauvreté, songeait Laurence, le lendemain,
-en considérant le plateau d’argent que sa
-femme de chambre venait de poser sur la table et
-que, tout de suite, elle résolut de vendre.</p>
-
-<p>Elle savoura son thé avec un plaisir mêlé de
-regrets, car, n’ayant aucune idée exacte de la valeur
-des choses, elle s’imaginait qu’il lui faudrait bientôt
-renoncer à ce breuvage, probablement trop dispendieux.
-La perspective de ce sacrifice n’ébranla
-pas sa fermeté. Pour s’exercer à l’ascétisme, elle ne
-but même que deux tasses au lieu de trois.</p>
-
-<p>Son déjeuner fini, elle se leva et s’habilla en hâte,
-car elle attendait André qui vint la chercher de
-bonne heure pour la conduire chez son avocat :
-M<sup>e</sup> Minne.</p>
-
-<p>Celui-ci, depuis la veille, avait obtenu de nouveaux
-renseignements sur la situation de M. Hecquin.
-Il apprit à Laurence que son passif dépassait
-six millions. L’actif semblait nul et les créanciers
-ne recevraient probablement aucun dédommagement.</p>
-
-<p>— Il paraît évident, ajouta M<sup>e</sup> Minne, que M. Hecquin
-a pu gagner l’étranger, puisqu’il reste
-introuvable. De cela seulement, madame, vous
-pouvez vous réjouir. Car les fautes qu’il a commises
-relèvent de la cour d’assises et l’enverraient au
-bagne s’il venait à être arrêté.</p>
-
-<p>Malgré cette assertion, Laurence s’abstint encore
-de condamner son mari, tant il lui semblait lâche
-d’accabler un être tombé dans un tel déshonneur.
-Elle murmura tristement :</p>
-
-<p>— Mais enfin, maître, que s’est-il passé ? Expliquez-moi
-comment cet homme honnête, bon et droit,
-dont la vie jusqu’alors obéissait aux plus sévères
-principes, a pu, en quelques mois, devenir cet escroc
-sans scrupule, tromper, dépouiller ses clients, moi-même,
-et garder devant tous cet air tranquille qui
-ne laissait rien deviner ?</p>
-
-<p>M<sup>e</sup> Minne considéra sa cliente avec une pitié un
-peu railleuse :</p>
-
-<p>— Il n’y a qu’une chose, dit-il, vraiment inexplicable,
-fabuleuse, c’est que vous, votre frère et tant
-d’autres, vous ignoriez si absolument le passé de
-M. Hecquin, quand un jour m’a suffi pour le connaître.</p>
-
-<p>Et l’avocat raconta une longue histoire. Elle commençait
-d’une façon toute simple. Fils d’un huissier
-de Nancy, M. Hecquin offrit dans sa jeunesse
-l’exemple de toutes les vertus. Rangé, économe, travailleur,
-il fit à Paris de sérieuses études de droit
-et entra comme représentant dans une grande maison
-d’assurances. Au cours d’une tournée d’inspection
-en province, il sut plaire à la fille unique d’un
-gros commerçant de Lille et l’épousa. La dot de sa
-femme, l’héritage de ses parents, qui moururent peu
-après son mariage, lui constituaient une fortune suffisante.
-Il quitta sa maison d’assurances, fonda un
-journal financier et se jeta dans la spéculation. Doué
-d’un esprit rusé, audacieux, mais borné, il n’avait
-en aucune façon le génie des affaires. Ses succès
-furent toujours éphémères et suivis de revers. Mais
-il eut l’adresse de se faire adorer de sa femme dont
-l’attachement le sauva. Les parents de cette malheureuse,
-ne pouvant la décider au divorce, et toujours
-désarmés par ses larmes, payèrent inlassablement les
-dettes de leur gendre, réparèrent ses fautes, jusqu’au
-jour où M<sup>me</sup> Hecquin mourut de chagrin,
-en laissant à sa famille la charge d’élever son fils.</p>
-
-<p>Ruiné, abandonné de ceux qui l’avaient soutenu
-jusqu’alors, M. Hecquin ne perdit pas courage. Par
-un coup de chance inouï, il réussit à capter la confiance
-de la baronne Tershau, veuve du richissime
-banquier juif. Il devint son intendant, reçut la direction
-de toutes ses affaires et, n’ayant à redouter aucun
-contrôle, puisa sans scrupule dans cette immense
-fortune pour satisfaire sa passion du jeu. Après dix
-ans d’aveuglement, la baronne, avertie par des délations
-de plus en plus nombreuses, de plus en plus
-précises, s’aperçut enfin que son précieux intendant
-lui avait volé plus d’un million. Désarmée par
-les supplications du misérable, elle n’eut pas le courage
-de le livrer à la justice et se contenta de le
-renvoyer. Le fils de M. Hecquin, qui venait de se
-marier, connut les causes de cette rupture. C’est
-alors qu’indigné de l’improbité de son père et redoutant
-une catastrophe plus irréparable, il voulut lui
-faire donner un conseil judiciaire. De là datait l’inimitié
-des deux hommes. M. Hecquin se défendit avec
-une telle adresse qu’il parvint à faire débouter son
-fils de sa demande et conserva toute sa liberté d’action.
-Peu après, il retrouva de nouvelles dupes. Il
-put fonder sa maison de banque, connut des
-périodes de succès éclatants, suivies de revers non
-moins complets. Trois ans auparavant, il traversait
-une terrible crise et, dans tous les milieux financiers,
-on le considérait comme un homme perdu, lorsqu’on
-apprit avec stupeur qu’il allait épouser une jeune
-fille appartenant à une famille parfaitement honorable,
-pourvue d’une fortune solide. Cette nouvelle
-remonta son crédit. Il reparut à la Bourse, mais ce
-ne fut qu’un an après son mariage qu’il se remit à
-tenter de grosses spéculations.</p>
-
-<p>— Naturellement, s’écria Laurence, en interrompant
-M<sup>e</sup> Minne, cette rentrée en scène coïncide
-avec le moment où, après la mort de mon père, il
-m’arracha une procuration générale qui lui laissait
-la libre disposition de ma fortune.</p>
-
-<p>Elle comprenait enfin pourquoi M. Hecquin l’avait
-recherchée, sans se laisser rebuter, ni par la défiance
-non dissimulée de son père, ni par son indifférence,
-ni par le contrat injurieux qu’on lui avait imposé.
-Elle s’expliquait aussi l’attitude de cet époux débonnaire,
-lorsqu’elle avait refusé et à jamais d’être sa
-femme. Pour accepter tant d’affronts et d’humiliations,
-il fallait que le plus lâche amour ou la plus
-sombre cupidité eût étouffé en lui tout orgueil, toute
-dignité même. Laurence, qui s’était étonnée parfois
-de cette patience surhumaine, faute de pouvoir
-soupçonner la duplicité de son mari, avait admis
-l’hypothèse du fol amour. Cette chimère lui parut
-tout à coup si fabuleuse, si burlesque, qu’elle ne put
-s’empêcher de rire. M<sup>e</sup> Minne et André se regardèrent,
-effarés de la voir accepter si gaîment sa tragique
-mésaventure.</p>
-
-<p>— Allons, déclara-t-elle paisiblement sans remarquer
-leur surprise, je ne me croyais pas encore si
-parfaitement stupide et je me suis laissée vraiment
-jouer comme une enfant. Mais tant mieux, tout est
-bien ainsi.</p>
-
-<p>La découverte qu’elle venait de faire lui causait
-en effet une véritable satisfaction. La conduite de
-M. Hecquin, ses forfaits prémédités, justifiaient enfin
-l’instinctive aversion qu’il lui inspirait et qu’elle
-s’était tant de fois reprochée. Le masque bienveillant
-que ce mystérieux personnage avait si longtemps
-porté devant elle venait de tomber, découvrant la
-face répulsive de l’hypocrite sans pitié ni remords.
-Mais du moins, maintenant, elle pouvait sans lâcheté
-le renier, séparer sa cause de la sienne. Quelle que
-fût à présent la destinée de cet homme, elle était
-envers lui libre de toute dette, affranchie de tout
-scrupule.</p>
-
-<p>En rentrant chez elle, Laurence trouva une lettre
-qui portait le timbre de Paris et dont l’adresse,
-tracée par une main étrangère, ne lui rappelait rien.
-Comme elle l’ouvrait distraitement, elle reconnut
-avec stupeur sur les feuillets qui s’en échappèrent
-l’écriture régulière et serrée de M. Hecquin.</p>
-
-<p>La lettre, datée de l’avant-veille, commençait par
-une formule de mélodrame :</p>
-
-<p>« Quand vous recevrez ces lignes, tout sera fini
-pour moi, je paierai ma dette à la société ou si,
-comme je puis encore l’espérer, mon fils, pour sauver
-l’honneur de son nom, veut bien m’avancer quelque
-argent et favoriser ma fuite, je mangerai seul, à
-jamais, l’amer pain de l’exil. »</p>
-
-<p>A cet exorde succédait un long plaidoyer dans
-lequel M. Hecquin rejetait pompeusement la responsabilité
-de ses fautes sur les hommes, sur les événements,
-sur la fatalité. Il implorait cependant en
-quelques phrases rapides le pardon de sa femme.
-Puis, cette formalité remplie, tout aussitôt, redressant
-la tête, il prenait un ton venimeux, accusateur
-et presque triomphant :</p>
-
-<p>« Si quelque chose pouvait adoucir, écrivait-il,
-l’amertume de mes remords à votre endroit, c’est la
-certitude où je suis que, même si vous ne m’aviez
-pas épousé, vous n’auriez pu conserver votre fortune.
-Votre prodigalité, votre ignorance absolue de la
-valeur de l’argent vous eussent de toutes façons
-conduite à la ruine où vient de vous entraîner ma
-mauvaise chance. Peut-être puis-je espérer que ce
-désastre aura sur vous une influence heureuse, corrigera,
-il en est temps, votre effrayante légèreté.
-Vous comprendrez enfin que le but de la vie n’est
-point de lire des vers avec des jeunes gens, de
-fumer des cigarettes ou d’écrire toute la nuit vos
-rêveries de jeune névrosée. Cette existence scandaleuse
-et déréglée va finir. Vous reconnaîtrez peu à
-peu la nécessité de l’économie, le mérite du travail
-et peut-être, un jour, penserez-vous sans trop d’amertume
-au malheureux qui vous aura appris, durement
-il est vrai, la sagesse. »</p>
-
-<p>Laurence, abasourdie, croyait rêver. C’était vraiment
-le monde renversé. Le voleur reprochait à sa
-victime ses dépenses. Le malfaiteur se posait en pontife,
-en apôtre de la vertu. Plus elle relisait cette
-lettre insolente, plus elle y discernait l’accent de la
-vengeance. Et soudain, elle comprit toute la vérité :
-M. Hecquin la haïssait.</p>
-
-<p>Ah ! sans doute, elle avait été pour lui une dupe
-naïve et facile à tromper. Pourtant, contraint par
-prudence d’accepter le contrat imposé par le colonel
-Dacellier, il avait dû attendre plus d’un an, au milieu
-des plus vives angoisses, la fortune convoitée. Pour
-capter sa confiance, il s’était plié au plus patient
-esclavage, respectant toutes ses volontés, approuvant
-servilement tous ses caprices. Il ne pouvait lui pardonner
-ces longs retards, ces humiliations. Mais il la
-détestait surtout à cause de ses dépenses, à cause de
-cet argent si précieux qu’elle lui reprenait par lambeaux
-et employait à ses plaisirs. Que de fois, à la
-veille d’une échéance difficile, n’avait-il pas dû la
-maudire lorsque, lui montrant son tiroir vide, elle
-réclamait pour le lendemain une somme importante,
-s’étonnant qu’il la lui fît toujours attendre. Et la jeune
-femme se rappelait avec un frisson d’épouvante certains
-regards que parfois il attachait sur elle quand
-il lui remettait enfin une liasse de billets de banque,
-regards mornes, presque vitreux, qui s’efforçaient
-de ne rien exprimer, où couvaient cependant, elle
-s’en rendait compte à présent, une inexorable rancune
-et, peut-être, le désir aveugle du meurtre. Mais
-comme elle repassait ainsi, en frémissant d’une terreur
-rétrospective, sa vie commune avec ce monstre,
-on annonça M<sup>me</sup> Heller.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>III</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Un homme qui nous est fidèle
-dans l’adversité est plus doux à
-voir que, sur la mer, la sérénité
-du ciel aux marins.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Euripide.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Les natures basses et vulgaires ne savent pas supporter
-le malheur avec simplicité. Instinctivement,
-la visiteuse avait adopté l’attitude d’une mauvaise
-actrice, jouant le dernier acte d’une tragédie. Elle
-s’avançait d’un pas chancelant, en s’appuyant à tous
-les meubles. Sa main gauche était posée pathétiquement
-sur son cœur. Sa main droite brandissait un
-journal déployé qu’elle tendit à Laurence. Celle-ci
-y lut d’un regard le court entrefilet qui annonçait la
-banqueroute frauduleuse et la fuite de son mari. Sa
-première pensée fut pour Cyril. Elle le plaignait et
-tremblait qu’il ne lui en voulût de son silence involontaire,
-maintenant qu’il savait tout, et non par elle.
-M<sup>me</sup> Heller n’eut point pitié de sa consternation.</p>
-
-<p>— Gardez ce journal, malheureuse, s’écria-t-elle
-avec éclat en s’effondrant dans un fauteuil, gardez-le
-et souvenez-vous que j’y ai trouvé mon arrêt de
-mort. Ah ! Dieu ! Je l’ai ouvert tout à l’heure dans le
-métro, sans défiance. Quel coup de massue ! J’ai
-failli tomber foudroyée. Faites-moi apporter un
-grog, si les caves de votre époux ne sont pas vides
-comme sa caisse. Plus vite !</p>
-
-<p>Elle n’eût pas donné un ordre à un chien sur un
-ton plus impérieux, plus offensant. Pourtant, Laurence
-obéit sans mot dire et sonna sa femme de
-chambre. Elle ne comprenait pas bien pourquoi
-M<sup>me</sup> Heller la traitait si durement, mais elle sentait
-que cette femme était devenue sa mortelle ennemie
-et, abattue par ce nouveau chagrin, elle acceptait
-l’injure, l’affront comme le seul pain qui lui fût
-désormais accordé. Lætitia, cependant, continuant
-sa comédie, soupirait à fendre l’âme, feignait de
-se trouver mal. Puis, ayant dégusté d’un air mourant
-le grog qu’elle avait demandé, elle reprit des forces.
-Son regard éteint redevint dur et menaçant.</p>
-
-<p>— Et maintenant, ma petite, dit-elle en se rapprochant
-de Laurence comme pour épier de plus près
-sa physionomie, vous allez me dire où est votre
-honorable époux.</p>
-
-<p>— Je l’ignore, madame, répondit Laurence avec
-calme, bien que son cœur battît à l’étouffer. Voilà
-tout ce que je sais de lui.</p>
-
-<p>Elle tendit à son interlocutrice la lettre qu’elle
-venait de recevoir. M<sup>me</sup> Heller s’en saisit avidement
-et la lut, d’abord avec un air de surprise, puis avec
-un méchant sourire.</p>
-
-<p>— Cette lettre a été concertée entre votre mari et
-vous, dit-elle d’un ton sentencieux, c’est trop clair !
-Elle vous permet de vous poser en victime et vous
-sert de sauvegarde. Mais je ne me laisserai pas
-prendre à ce grossier subterfuge. Comment croire
-que M. Hecquin ait pu vous tromper, vous rouler,
-comme il s’en vante ? Comment admettre que vous
-n’ayez rien deviné, au moins durant les derniers
-jours ? Acculé à un tel désastre, il devait, dans l’intimité,
-trahir ses préoccupations. Un mari ne peut
-rien cacher à sa femme, surtout quand il est vieux
-et qu’elle est jeune.</p>
-
-<p>— Vraiment, je n’ai rien remarqué, rien compris,
-affirma doucement Laurence. Ses affaires ne m’intéressaient
-pas, et lui moins encore. Mon mari, dites-vous.
-Oh ! il l’était si peu !</p>
-
-<p>Et elle dévoila naïvement à sa visiteuse tout le
-mystère de sa vie conjugale. M<sup>me</sup> Heller, dès les premiers
-mots, l’interrompit :</p>
-
-<p>— Non, vraiment, dit-elle, non, mon cher petit !</p>
-
-<p>Elle continuait d’employer par habitude les termes
-caressants dont elle se servait d’ordinaire mais qui,
-prononcés sur un ton de raillerie féroce, avaient la
-dureté d’un soufflet :</p>
-
-<p>— Non, je vous en prie ! Quand vous écrirez un
-roman, vous pourrez présenter à vos lecteurs un
-ménage vivant en frère et sœur. Vous aurez du
-succès parmi les jeunes filles. Mais n’essayez pas de
-me faire avaler à moi une pareille fable. Oh ! grand
-Dieu ! je connais l’homme, je sais ce qu’est la vie,
-je sais ce qu’est l’amour, je sais ce qu’est le mariage !</p>
-
-<p>Il n’y avait rien à dire à cette femme, si convaincue
-de son infaillibilité. Laurence, d’ailleurs, comprenait
-à quel point son indifférence absolue pour son mari
-et toute l’histoire de leur vie commune, si profondément
-séparée, devaient paraître incroyables. Pourtant,
-il fallait bien s’en tenir à la vérité, affirmer que
-jamais elle n’avait posé une question à M. Hecquin
-sur ses affaires, qu’il s’était enfui de chez elle avant
-qu’elle eût rien soupçonné. M<sup>me</sup> Heller en l’écoutant
-frémissait de rage. Elle lui fit subir un long et cruel
-interrogatoire, la pressant de questions, lui tendant
-mille pièges pour la forcer à se contredire. Enfin,
-ne pouvant obtenir d’elle l’aveu qu’elle sollicitait,
-elle se leva avec fracas, renversant son siège. Sa
-colère, longtemps contenue, éclata, terrible.</p>
-
-<p>— Savez-vous combien je perds ? vociférait-elle.
-Quatre cent mille francs, le prix de mon hôtel !
-M. Hecquin me donnait d’excellents conseils et, peu
-à peu, tous mes capitaux ont passé dans ses mains.
-Le mois dernier encore, je lui ai remis cinquante
-mille francs. Vous connaissiez alors certainement
-l’état de ses affaires, mais vous ne m’avez pas
-avertie, et pour cause. On sait ce qui se passe en des
-cas pareils. La femme, étant prévenue la première,
-passe la première à la caisse. Elle pleure, crie,
-menace. Le mari, pour qu’elle ne le dénonce pas,
-donne tout l’argent dont il peut disposer ; chaque
-jour elle lui arrache un nouveau remboursement,
-aux dépens même de ses meilleurs amis. Allons,
-avouez que j’ai deviné juste. Avouez donc ! Oh ! vous
-me rembourserez, je saurai bien vous y contraindre !</p>
-
-<p>Laurence écoutait sans colère cette furie. Détournant
-les yeux de ce visage crispé dans la grimace
-de la haine, elle évoquait la brillante figure qui
-avait captivé sa jeunesse. Par respect pour son
-ancien amour, elle négligeait de se défendre. Surprise
-de pouvoir conserver tant de calme sous de
-telles insultes, elle s’y crut insensible. Ce fut seulement
-quand M<sup>me</sup> Heller l’eut quittée qu’elle sentit sa
-blessure. La trahison de M. Hecquin, quoique plus
-criminelle, lui avait fait moins de mal, ayant changé
-sa vie sans atteindre son cœur. Mais bien qu’elle fût
-fort détachée de sa chère Lætitia, Laurence conservait
-à son égard une secrète faiblesse et s’en croyait
-aimée. La conduite de cette ancienne amie la laissait
-inconsolable. Elle se retira dans sa chambre et, bien
-qu’il fût à peine six heures, s’apprêta à se mettre
-au lit. Elle se sentait horriblement délaissée et
-comme condamnée à l’opprobre, au mépris du
-monde entier. Nulle amitié, sans doute, si forte
-qu’elle parût, n’était à l’épreuve d’une perte d’argent.
-Ce malheur avilissait, affolait toutes les âmes, les
-entraînait à commettre les pires lâchetés. Le vrai
-coupable absent, il fallait que ses créanciers trouvassent
-une victime qui pût répondre pour lui,
-souffrir pour lui, être humiliée jusqu’à la mort.
-C’était là maintenant le rôle de Laurence. Affaiblie
-par les déceptions de la journée, elle n’osait plus
-espérer trouver grâce devant personne. Après M. Hecquin,
-après M<sup>me</sup> Heller, d’autres amis, les meilleurs
-peut-être, la trahiraient. Elle évitait de prononcer le
-nom qui lui sonnait dans le cœur avec la persistance
-d’un glas. Mais, comme elle s’efforçait de l’oublier,
-sa femme de chambre vint lui dire que Cyril insistait
-pour qu’elle voulût bien le recevoir.</p>
-
-<p>Cette nouvelle fut pour Laurence le coup de grâce.
-Elle ne trouva plus dans son âme une parcelle de
-courage pour supporter encore les tortures d’une
-entrevue avec Cyril. Cédant à un mouvement de
-lâcheté panique, elle chercha tout d’abord un prétexte
-qui lui permît de remettre au lendemain toute explication.
-Mais puisque tôt ou tard il lui faudrait subir
-cette douleur inévitable, nul repos ne lui serait
-accordé tant qu’elle ne l’aurait pas soufferte. Mieux
-valait en finir au plus vite, perdre dans un même
-jour tous ses amis. Elle reprit les vêtements qu’elle
-avait quittés, et s’efforça de rattacher ses cheveux
-dénoués. Elle dut cinq ou six fois recommencer sa
-coiffure. A tout instant, le cœur lui manquait en songeant
-à celui qui l’attendait. Elle savait bien qu’il
-lui épargnerait les insultes directes dont M<sup>me</sup> Heller
-l’avait accablée. Mais déjà il l’avait jugée et
-probablement condamnée. Il venait pour savoir si
-elle était vraiment ruinée, ce qu’on pouvait attendre
-d’elle. Il lui parlerait poliment, mais avec une
-défiance prudente. Il l’étudierait d’un regard chargé
-de soupçons. A cette pensée, elle se sentait saisie d’une
-douleur sans nom. Enfin, elle eut raison de sa
-faiblesse et rien ne trahissait son angoisse et sa peur
-lorsqu’elle entra au salon avec une expression
-de dignité calme et de sévérité glaciale. Sachant
-pourtant combien sa fermeté restait précaire, elle
-regarda seulement Cyril à l’épaule, évitant son
-visage. Mais tout de suite il courut à sa rencontre et
-lui saisit les mains :</p>
-
-<p>— Oh ! Laurence ! ma pauvre Laurence, s’écria-t-il
-d’une voix qui tremblait d’émotion.</p>
-
-<p>Et, se penchant sur elle, il l’embrassa.</p>
-
-<p>Laurence ne s’était préparée qu’aux plus durs
-affronts. La douceur de cet accueil, succédant à la
-certitude d’un universel abandon, lui enleva tout son
-courage. Elle plia sous cette joie inattendue. Ses
-larmes débordèrent : elle s’abattit sur son divan, la
-tête dans ses mains. Cyril, penché sur elle, lui parlait
-avec un accent d’ineffable pitié. Le sens de ses
-paroles lui échappait, mais sa voix lui coulait sur
-le cœur comme une eau divinement fraîche. Bientôt,
-elle cessa de pleurer, saisie par le désir de revoir son
-visage. Lorsqu’elle l’eût contemplé un moment,
-elle se calma, demeura immobile, oubliant sa peine
-dans un muet enchantement, car nulle expression
-de colère, de rancune ou de défiance n’assombrissait
-cette physionomie altérée, mais toujours noble et
-tendre. Le regard que le jeune homme attachait sur
-elle était bien celui d’un ami.</p>
-
-<p>— Oh ! Cyril, gémit-elle, ce n’est pas ma faute. Je
-ne savais pas… Je n’ai rien soupçonné… jamais…
-jamais. Avant-hier, lorsque mon mari m’a quittée,
-j’ignorais tout encore, cela, je vous le jure.</p>
-
-<p>Il l’interrompit avec une sorte de colère.</p>
-
-<p>— Allons, vous êtes folle ! Ai-je besoin de ce serment ?
-Naturellement, les affaires de M. Hecquin
-vous étaient aussi étrangères que l’astronomie. Vous
-viviez près de lui, mais à cent lieues de lui. Jamais
-ménage ne fut plus séparé que le vôtre. Je comprends
-ce qui s’est passé et je n’ai que faire de vos
-explications.</p>
-
-<p>— Ne me trompez pas, dit Laurence amèrement.
-Si vous devez me condamner un jour, que ce soit
-tout de suite. Je dois vous l’avouer : d’autres m’ont
-accusée et m’accuseront encore des pires infamies.
-Déjà, je passe pour avoir été la complice de mon
-mari. Oh ! j’ai été durement jugée par une femme
-qui était cependant ma plus ancienne amie !</p>
-
-<p>— Mais entre nous, Laurence, il n’y a pas de
-trahison ni de malentendu possible, reprit Cyril. Je
-vous connais comme je connais mon âme, et cela
-dès le premier jour où je vous ai vue. Au contraire,
-cet homme… mon cousin… est toujours resté pour
-moi impénétrable, indéchiffrable. Qu’était-il ? Même
-à présent, je ne le comprends pas.</p>
-
-<p>Comme Laurence, dans les premiers moments,
-Cyril n’osait pas juger M. Hecquin. Il croyait lui
-devoir quelque reconnaissance. En effet, sur un
-capital de vingt mille francs, somme dérisoire pour
-un spéculateur de cette envergure, le banquier versait
-depuis des années, à son jeune cousin, des intérêts
-prodigieux. Grâce à lui, le jeune homme,
-affranchi de tout souci pécuniaire, avait pu suivre
-librement sa vocation littéraire. Il pensait que cet
-homme, égaré jusqu’au crime par la passion du jeu,
-l’avait aimé pourtant et lui voulait du bien. Laurence
-ne pouvait partager ses illusions. Elle comprenait
-aisément l’intérêt qui poussait son mari à
-s’acquérir la reconnaissance des de Clet. Dans
-l’odieuse comédie qu’il jouait, il leur réservait à leur
-insu un rôle de premier plan. Leur nom respecté,
-leur honorabilité connue lui servaient de sauvegarde.
-Lorsqu’il cherchait à attirer dans ses filets quelque
-nouvelle dupe, il se targuait à propos d’une parenté
-flatteuse. Et ceux qu’inquiétaient ses discours obscurs
-accordaient leur confiance au cousin de la comtesse
-de Clet. Laurence expliqua longuement à Cyril le
-caractère de M. Hecquin. Elle lui dévoila son passé,
-lui raconta sa vie, ses forfaits. Le jeune homme
-écoutait, stupéfait. Elle dut, pour le convaincre, lui
-montrer l’impudente lettre qu’elle avait reçue du
-misérable. Il put à peine en achever la lecture. La
-perfidie que révélait chaque ligne du texte lui arrachait
-des exclamations d’horreur. Il jeta enfin sur la
-table les papiers que sa main convulsive avait failli
-mille fois mettre en pièces.</p>
-
-<p>— Oh ! Laurence ! je rêve, n’est-ce pas, s’écria-t-il,
-il n’a pas pu vous haïr à ce point ! Sa conduite
-envers vous dépasse toute imagination. De grâce,
-oubliez cela tout de suite, c’est trop horrible !</p>
-
-<p>Pressant les mains de la jeune femme, il la
-regardait d’un air suppliant et semblait presque lui
-demander pardon de tout le mal qu’un autre lui
-avait fait sans qu’il pût l’empêcher. Elle sourit doucement :</p>
-
-<p>— Je n’y pense déjà plus, dit-elle. Une telle
-trahison eût été terrible pour moi si j’avais aimé
-cet homme. Autrement, peu importe. Les douleurs
-de l’amour trompé sont les seules qui me paraissent
-redoutables.</p>
-
-<p>— Il y en a d’autres pourtant, murmura Cyril,
-vous ne savez pas encore ce qu’est la ruine, vous
-ne connaissez pas les maux quotidiens, si mesquins
-et pourtant si cruels qu’elle nous contraint de
-subir. Cette ignorance est le seul bien qui vous
-reste, mais non point pour longtemps.</p>
-
-<p>Il semblait infiniment triste, et Laurence ne pouvait
-détacher les yeux de ce visage, où, dans le crépuscule
-qui tombait, la douleur croissait lentement
-comme une lumière spirituelle, plus vive, plus belle
-que celle du jour.</p>
-
-<p>— Cyril, souffrez-vous beaucoup ? demanda-t-elle
-avec un respect timide. Tout cela pour vous est-il
-irréparable ?</p>
-
-<p>Il était trop simple, trop candide pour songer à
-dissimuler ses tourments :</p>
-
-<p>— Voyez-vous, dit-il, on voudrait pouvoir mépriser
-une perte d’argent, pour moi c’est un profond
-malheur et qui va changer toute ma vie. Il ne nous
-reste qu’une maison à Dijon et une ferme en Bourgogne,
-à peu près sans valeur. Si j’étais seul, j’accepterais
-sans révolte la gêne, la misère même,
-mais la pensée de maman me déchire. Toujours,
-lorsque j’étais enfant, je l’ai vue, harcelée de soucis
-d’argent, travailler, lutter pour moi, sans aucun
-repos. J’aurais voulu qu’après une telle jeunesse elle
-eût du moins une vieillesse heureuse ! Oh ! je m’arrangerai
-pour qu’elle n’ait à souffrir de rien. Par
-exemple, il faudra me consacrer corps et âme au
-journalisme, ou peut-être chercher en dehors des
-lettres une situation lucrative.</p>
-
-<p>— Cyril, vous n’y pensez pas !</p>
-
-<p>Laurence s’était levée toute droite dans son émotion
-et, retombant aussitôt à sa place, elle s’écria
-désespérément :</p>
-
-<p>— Ce n’est pas possible, Cyril, ce serait un crime !
-Vous ne pouvez pas briser ainsi votre carrière, vous
-détourner de votre voie, employer à de basses
-besognes les dons qui sont en vous. Vous n’avez pas
-le droit, Dieu vous ayant créé poète, de devenir un
-marchand ou un fonctionnaire !</p>
-
-<p>Il sourit avec mélancolie.</p>
-
-<p>— Je ne le ferai, croyez-le, qu’à la dernière extrémité ;
-mais voyez-vous, Laurence, il y a des obligations
-ici-bas auxquelles on ne peut pas se dérober
-et qu’il faut peut-être bénir malgré tout.</p>
-
-<p>Son visage exprimait une sorte de ferveur. Ce
-que cet être, si jeune encore et si ardent, aimait
-sans le savoir, peut-être, plus que tout au monde, ce
-n’était point la mystérieuse amie dont il était
-cependant toujours occupé, ni son œuvre, ni ses
-livres pourtant chers, c’était seulement le devoir,
-si repoussant qu’il fût. C’est pourquoi sa vie était
-déjà une vie sacrifiée. C’est pourquoi ceux qui l’aimaient
-devaient abandonner toute espérance de le
-voir heureux. Laurence comprit nettement toutes ces
-choses et des larmes ruisselèrent sur ses joues. Cyril
-abaissa tout à coup son regard sur elle. Il eut une
-exclamation étouffée lorsqu’il la vit pleurer et il prit
-sa main dans la sienne. Alors elle sanglota plus fort.</p>
-
-<p>— Je ne puis supporter cela…, gémit-elle, je ne
-puis supporter de vous voir souffrir et briser votre
-vie, Cyril…, je vous…</p>
-
-<p>Elle s’arrêta. Le mot qui lui venait aux lèvres,
-c’était : « Je vous adore ! » Elle en savoura, étonnée,
-la douceur ; mais elle ne le prononça pas et son
-timide cœur, étonné d’avoir si brutalement, si vite,
-avoué son secret, se referma jalousement sur ce cri
-passionné. Laurence l’oublia tout de suite et n’écouta
-plus que Cyril qui lui parlait, penché sur elle,
-s’efforçant de la calmer.</p>
-
-<p>— Est-ce que vous allez pleurer ainsi sur moi
-longtemps ? disait-il sur un ton de raillerie légère
-qui restait tendre. C’est fort touchant, ma pauvre
-amie, mais absolument insensé, et vous ne pouvez
-vous faire aucune idée de ma confusion.</p>
-
-<p>Il tenait toujours sa main dans la sienne. Peu à
-peu, elle cessa de pleurer. La tête renversée sur le
-dossier de son fauteuil, les paupières closes, elle
-demeurait immobile, ne pensant plus à rien. Elle se
-sentait faible et calme comme après une crise de
-nerfs ou un long évanouissement. Mais, lorsque
-Cyril l’eut quittée et qu’elle retourna dans sa
-chambre, ce fut avec l’impression étrange qu’en
-quelques heures le monde, la vie avaient entièrement
-changé pour elle. Et, comme cherchant à s’expliquer
-ce mystère, elle y rêvait, assise sur le bras
-d’un fauteuil, en nattant distraitement ses cheveux
-dénoués, elle entendit de nouveau retentir dans son
-âme les mots d’adoration fervente qu’elle avait failli
-formuler en présence de Cyril. Tout d’abord, ils
-lui parurent absurdes et fous ; elle voulut en sourire,
-mais ses larmes recommencèrent à couler. Son
-visage, ses bras, tout son corps s’empourprèrent et
-devinrent brûlants comme à la chaleur trop proche
-d’une fournaise. Elle fit quelques pas en chancelant
-à travers la chambre. Et tout à coup, avec la violence
-d’un flot de sang jaillissant d’une artère rompue, un
-nom s’échappa de son cœur, un nom seulement
-qu’elle répéta plusieurs fois tout haut : « Cyril ! »</p>
-
-<p>Alors elle comprit enfin la place que cet ami si
-cher occupait dans sa vie. O lumière subite, ô découverte
-étonnante, elle l’aimait, non point d’un amour
-jeune et fraîchement éclos, mais, au contraire, très
-ancien déjà. Elle l’aimait peut-être depuis cet instant
-où, après la mort de son père, il s’était penché avec
-une émotion si vive sur son âme brisée. Elle s’expliquait
-enfin pourquoi, après une telle douleur, elle
-s’était relevée et lentement rattachée à l’existence.
-C’est lui qui l’avait arrachée aux affres du regret et
-de la solitude. C’est parce qu’il se tenait auprès d’elle
-qu’elle avait de nouveau trouvé belle et charmante
-la terre déserte. C’est à cause de lui qu’elle avait pu
-rire encore, être jeune, aimer ce qu’il aimait.
-Depuis quelques années, elle ne vivait que pour lui.</p>
-
-<p>Elle revint s’étendre sur son lit, ferma les yeux,
-demeura sans mouvement, retenant sa respiration,
-la main appuyée sur son cœur qui semblait vivre
-seul dans son corps immobile. Et ce cœur taciturne
-ayant dit son secret, maintenant déchaîné, sans
-pudeur, sans effroi, chantait son chant triomphal.
-Cette nuit-là, Laurence ne dormit pas, tant sa joie
-était vive. Car maintenant s’apaisait en elle la soif
-dévorante qui consume un être noble, tant qu’il
-n’a pu donner son âme. Maintenant elle avait trouvé
-ce grand amour auquel, à travers toute trahison et
-toute déception, elle n’avait jamais cessé de croire,
-cet amour souverain, plein d’honneur, sans tache,
-beau comme la lumière, durable comme la vérité.
-Ah ! qu’importait qu’il fût triste et sans espérance.
-Les tourments certains qu’il lui apportait n’épouvantaient
-pas son courage. Aux pieds de ce maître
-admirable, elle n’avait plus qu’à se tenir, docile,
-offerte et prête à tout souffrir. Il la guiderait certainement
-vers quelque clarté divine.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>IV</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>— Qu’est cette chose que l’on dit
-des hommes, aimer ?</p>
-
-<p>— La chose la plus douce, ô ma
-fille, et la même chose à la fois
-pleine de peines.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Euripide.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Si cruel qu’il soit de sa nature, l’amour, lorsqu’il
-commence à régner dans une âme, a toujours quelque
-douceur. Il fut tout d’abord pour Laurence un
-asile et un bouclier. Sans le secours inattendu qu’il
-lui prêta, peut-être n’eût-elle jamais pu supporter
-le déprimant et quotidien supplice auquel elle fut
-soumise. En effet, M. Hecquin maintenant était à
-l’abri des poursuites, les journaux déjà s’occupaient
-d’autres scandales. Mais les créanciers
-ne se résignaient pas à ce silence, à cet oubli.
-Ils éprouvaient un besoin affolé d’agir, d’apprendre
-chaque jour une nouvelle quelconque, de se dépenser
-en démarches afin de se dissimuler leur
-impuissance. Las d’errer vainement autour des
-bureaux de M. Hecquin, ils accouraient bientôt
-à son domicile, et, reportant sur sa femme leur
-haine impuissante, ils s’efforçaient de l’effrayer, de
-l’intimider, mêlant à leurs réclamations l’injure et
-la menace. De son côté, M<sup>lle</sup> Drevain, bien qu’elle fût
-de toutes les victimes du banquier la moins atteinte
-et conservât un important immeuble à Paris, rejetait
-âprement sur Laurence la responsabilité de sa ruine
-partielle et ne cessait de la lui reprocher aigrement.
-M<sup>me</sup> Heller, désespérant de retrouver ses capitaux,
-se vendit encore une fois et partit pour Venise avec
-un Américain, tout croulant de vieillesse, que ses
-charmes déclinants fascinaient encore. Sa rancune
-persistait cependant et chaque semaine arrivaient,
-rue de Vaugirard, des lettres anonymes où se reconnaissait
-clairement sinon l’écriture, du moins le
-style de la belle Lætitia.</p>
-
-<p>Soutenue par le souvenir de Cyril, Laurence
-supportait les affronts les plus amers avec une
-impassible dignité et parvenait presque à n’en point
-souffrir.</p>
-
-<p>Une nouvelle épreuve ne tarda pas à la frapper.
-Ursule, déjà gravement malade d’une phlébite au
-moment où elle apprit la ruine de sa jeune cousine,
-fut emportée quelques jours plus tard par une
-embolie. Laurence pleura très sincèrement celle qui
-lui avait servi de mère et dont l’affection si tendre
-avait seule embelli, réchauffé sa jeunesse. Mais
-l’amour est un maître despotique et, dans le cœur
-où il descend, il étouffe toute autre tendresse. Le
-chagrin de Laurence, quoique grand, ne la détacha
-pas de la vie, pour elle désormais si pleine et magnifique.
-Elle connaissait assez Cyril pour savoir que
-plus elle serait abandonnée, pauvre d’amis, pauvre
-d’argent, plus elle lui serait chère, et cette certitude
-l’entraînait à accepter comme un bien l’infortune et
-la peine. Bien qu’il fût à la recherche d’une situation,
-il continuait à venir la voir chaque soir, lui
-rendant par sa présence force et courage. Lorsqu’il
-n’était pas libre, sa mère le remplaçait. Malgré les
-épreuves passées, M<sup>me</sup> de Clet conservait une
-jeunesse de caractère qui touchait à l’enfantillage,
-et sa ruine nouvelle l’affectait peu. Depuis la fuite de
-M. Hecquin, elle faisait venir son beurre et ses
-œufs de Bretagne, et l’économie qu’elle réalisait
-ainsi lui semblait devoir rétablir l’équilibre de son
-budget. Elle s’inquiétait peu du présent, persuadée
-qu’un avenir magnifique attendait Cyril. Douée du
-cœur le plus généreux, elle s’affligeait d’ordinaire
-du malheur des autres plus que de ses propres
-soucis et s’apitoyait fort sur le sort de Laurence.</p>
-
-<p>Au reste, les de Clet n’étaient point seuls à l’aimer,
-à la plaindre. Ses rares amis lui demeuraient
-fidèles. Edith Albertaud et Gaston Noret, la voyant
-toujours prostrée sur son divan, oisive, perdue dans
-l’égarement de l’amour, la crurent anéantie par son
-malheur, s’efforcèrent de lui épargner les courses,
-les démarches auxquelles sa situation l’obligeait. Ils
-lui trouvèrent des acquéreurs pour les meubles
-dont elle fut obligée de se défaire. Ils firent résilier
-le bail de la rue Vaneau et lui cherchèrent une
-demeure.</p>
-
-<p>Laurence, avant tout, désirait rester dans le voisinage
-immédiat de Cyril, afin qu’il pût venir la voir
-aussi souvent qu’autrefois. Un appartement qu’Edith
-avait découvert, rue Vavin, lui plaisait particulièrement,
-mais il coûtait dix-huit cents francs, prix
-excessif pour la jeune femme. Sa maison de
-Sedan venait d’être louée trois mille francs. Elle
-n’avait retrouvé dans son coffre, au Crédit universel,
-que quelques titres nominatifs représentant à peu
-près mille francs de rentes, et elle s’effrayait de
-devoir consacrer la moitié de son revenu à son loyer.
-Le colonel Arêle la tira d’embarras, et, comme elle
-lui exposait ses perplexités :</p>
-
-<p>— Si cet appartement vous convient, n’hésitez pas
-à l’arrêter, lui dit-il, car il est entendu entre ma
-femme et moi que c’est nous désormais qui paierons
-votre loyer.</p>
-
-<p>Laurence voulut refuser. Les Arêle ne possédaient
-qu’une fortune modeste, le colonel venait d’être mis
-à la retraite et elle craignait que cette générosité ne
-les gênât. Son vieil ami parut peiné de ses scrupules.
-Il invoqua le nom de son père. Elle dut céder à sa
-tendre insistance et arrêter l’appartement de la rue
-Vavin.</p>
-
-<p>Elle s’accoutuma sans effort à la médiocrité de sa
-situation. Sa nouvelle demeure, quoique petite, était
-commode et claire. Elle possédait plus de tapis et
-de tentures qu’il n’en fallait pour organiser un
-intérieur harmonieux, capable de plaire à Cyril. La
-concierge de la maison s’occupa de son ménage et
-suffit à assurer son facile service. Matée par la
-nécessité, elle sut vite équilibrer son budget, mais
-il lui fallut renoncer à faire imprimer son livre pour
-lequel Cyril lui chercha vainement un éditeur. Elle
-continua de travailler, avec l’espoir que son effort,
-bien qu’ignoré, ne serait pas à jamais inutile. Et,
-ayant reconnu que le thé et les cigarettes n’étaient
-point choses très coûteuses, elle trouvait la pauvreté
-bénigne, acceptable en somme.</p>
-
-<p>Le temps passa, opérant son œuvre apaisante.
-Elle obtint assez vite la séparation de corps et de
-biens et reprit son nom de jeune fille. De M. Hecquin,
-jamais plus elle n’entendit parler. Cette figure
-sinistre s’effaça de sa vie sans même y laisser un
-souvenir douloureux : elle l’eut bientôt entièrement
-oubliée. Les victimes de son mari renoncèrent à la
-poursuivre de leurs vaines réclamations. Mais au
-moment même où cessait l’orage qui venait de
-saccager son existence, l’amour qui l’avait consolée
-dans toutes ses peines arracha le masque charmant
-qu’il avait pris pour l’asservir, découvrit son
-cruel visage et, prudent bourreau, commença
-d’essayer sur elle ses premiers supplices. Comme
-elle s’applaudissait d’avoir reconstruit sa vie de
-façon à ce que le seul être qui lui fût nécessaire ne
-lui manquât jamais, le sort se plut à tourner en
-dérision ses plans si sages. Le bail des de Clet rue
-Notre-Dame-des-Champs prit fin et le propriétaire
-leur donna congé, car il voulait réparer entièrement
-sa maison et l’habiter lui-même. Cyril chercha
-vainement dans Paris un appartement d’un prix
-modeste, mais assez vaste pourtant pour qu’il pût y
-faire entrer les beaux meubles anciens dont
-M<sup>me</sup> de Clet, malgré ses revers de fortune, n’avait
-jamais voulu se séparer. Après quelques hésitations,
-il décida de se fixer en banlieue et arrêta une maison
-à Bourg-la-Reine. Ce simple nom, lorsqu’il le prononçait
-devant Laurence, prenait pour elle les sonorités
-lointaines de Tokio ou de Calcutta ; elle n’eût
-point souffert davantage si son ami eût été sur le
-point de partir au fond de l’Asie ou pour la lune.
-Parfois, pourtant, sans le savoir, Cyril lui rendait
-quelque courage en affirmant qu’il viendrait tous les
-jours à Paris, qu’il la verrait souvent. Mais aux
-heures mêmes où elle ne redoutait aucun malheur
-précis, Laurence ne pouvait cesser de trembler,
-ayant acquis la certitude que son amour n’aurait
-jamais de fin. En effet, ce qui cause le plus souvent
-la mort d’une belle passion, c’est tantôt l’insuffisance
-du cœur qui la ressent, tantôt l’infériorité de celui
-qui l’inspire. Laurence, connaissant son ardeur, sa
-constance, se savait capable de nourrir pendant toute
-une vie la même flamme, et Cyril ne devait jamais
-lui apporter aucune déception. Elle n’aimait point
-en lui une vaine illusion, un fantôme créé par
-son imagination ou l’ombre de l’amour. Cet être
-parfait et charmant, semblable à elle et pourtant
-plus grand qu’elle, incarnait les rêves les plus
-ambitieux de sa jeunesse. Rien ne pourrait le
-détacher de lui, pas même la douleur, car elle
-l’avait aimé, sachant qu’il ne l’aimait pas.</p>
-
-<p>Aux tourments que lui causaient l’indifférence de
-son ami, et la crainte de le perdre, s’ajouta bientôt
-un mal plus cruel. Elle ne put se défendre d’une
-impuissante jalousie que Cyril, inconsciemment,
-ranimait sans cesse. Il lui lisait, en effet, fidèlement
-tout ce qu’il écrivait. Partout, dans ses poèmes,
-passait le même visage de femme, retentissait le
-même cri de désir véhément, inapaisable. Laurence
-écoutait, toute pâle, ce chant ardent qui ne s’adressait
-pas à elle. Cette torture si fine, si aiguë, peu
-à peu l’enivrait. Avide de souffrir, elle demandait
-à son ami de lui laisser quelques jours les vers qui
-la déchiraient. Elle passait la nuit à les relire, à
-savourer ce lent poison. Toutefois, elle savait que
-Cyril n’avait trouvé dans cet amour que des déceptions
-sans nombre, car bien souvent il se plaignait,
-à elle, amèrement de la femme.</p>
-
-<p>— C’est vraiment l’image vivante du mal et de la
-perfidie, disait-il. Elle est heureuse de mentir, heureuse
-de tromper. Un amour permis ne lui suffirait
-pas. Il lui faut l’adultère et c’est l’adultère qu’elle
-aime en son amant, non point lui. Et puis, comme
-elle est peu sensible et bien équilibrée au fond !
-Entre deux visites, elle court à un rendez-vous.
-Elle est tendre, ardente, abandonnée. Dès qu’elle a
-remis sa voilette, ce n’est plus la même femme :
-elle repousse le dernier baiser qui dérangerait sa
-coiffure. Cette minute déchirante de la séparation
-ne lui arrache pas même un soupir.</p>
-
-<p>Laurence qui toujours souffrait atrocement au
-moment où Cyril se levait pour partir, qui, toutes
-les fois qu’il la quittait, fût-elle certaine de le
-revoir le lendemain, croyait le perdre pour toujours,
-Laurence s’étonnait en regardant le visage de son
-ami. Elle se scandalisait qu’une femme pût être
-assez froide pour se lasser de le contempler, de
-l’adorer dans une ivresse sans fin, et la pensée que
-Cyril n’était point heureux accroissait sa détresse.</p>
-
-<p>— Savez-vous, lui dit un jour Juliane, qui j’ai
-rencontré l’autre jour au vernissage du Salon
-d’automne ? Une personne que je désirais voir depuis
-longtemps, Aurélia Loriel.</p>
-
-<p>Laurence connaissait ce nom. Mariée à un savant
-obscur qui l’aimait aveuglément et lui laissait toute
-liberté, Aurélia Loriel était célèbre à la fois par sa
-beauté et son talent de peintre. Elle immortalisait
-sa grâce en des portraits charmants, où sa silhouette,
-adorablement mince, se détachait sur un fond tourmenté
-de paysages chaotiques. Son visage, toujours
-à demi détourné ou voilé par le pli d’une
-écharpe flottante, parfois masqué par un loup de
-velours, n’était jamais entièrement visible. Il
-semblait qu’elle fût trop orgueilleuse, trop jalouse
-de sa beauté, pour en révéler aux profanes l’entière
-splendeur. Sa personnalité, cependant, n’intéressait
-que médiocrement Laurence, et Juliane fut surprise
-de ne pas lui voir manifester la moindre curiosité.
-Elle ajouta négligemment :</p>
-
-<p>— Cyril n’a point mal choisi !</p>
-
-<p>Comme Laurence l’interrogeait du regard, la
-jeune femme qui, ayant deviné sa passion, jugeait
-nécessaire de lui enlever toute illusion, reprit sans
-méchanceté :</p>
-
-<p>— Vraiment, vous l’ignoriez ?… Aurélia Loriel est
-la maîtresse de Cyril. Tout Paris le sait. Leur liaison
-dure depuis plus de quatre ans, non sans orages. Il
-paraît que cette femme est volage. On prétend
-qu’elle a déjà trompé souvent Cyril, mais elle lui
-revient toujours. Il accepte tout. Il est éperdument
-épris et je le comprends, elle est si belle !</p>
-
-<p>Pourquoi cette révélation venait-elle si tard ? Parce
-qu’un an auparavant, Laurence n’en eût pas souffert
-et que la vie est trop cruelle pour frapper au
-hasard. Elle dose et ménage savamment la douleur,
-afin de lui donner toute l’acuité possible. Dès lors,
-le nom d’Aurélia Loriel retentit jour et nuit dans le
-cœur de Laurence, sonnant le glas funèbre de son
-amour.</p>
-
-<p>Un soir, Gaston Noret vint la chercher. Il
-avait reçu deux invitations pour une première
-représentation des ballets russes et pensait lui
-être agréable en lui offrant la place dont il disposait.
-Laurence s’habilla en toute hâte. Sa réclusion
-lui pesait parfois et elle accueillait avec joie
-cette distraction inattendue. Tout de suite, en effet,
-le charme violent d’une musique à la fois nostalgique
-et barbare l’étourdit, la plongea dans une
-bienheureuse ivresse. Son âme difficile fut entièrement
-comblée par ce spectacle parfait, par le
-tumulte si divinement ordonné de ces danses, folles
-et délicieuses, à la fois si brutales et si spirituelles.</p>
-
-<p>— Mon Dieu ! murmura-t-elle dès le premier
-entr’acte, quand le rideau tomba sur <i>Schéhérazade</i>,
-c’est beau comme un rêve d’opium.</p>
-
-<p>Gaston Noret, fort peu sensible à la musique, ne
-partageait pas son enthousiasme. Il examinait la
-salle et, reconnaissant çà et là quelques personnalités,
-les désignait à sa compagne. Tout à coup, il lui
-toucha le bras et murmura :</p>
-
-<p>— Regardez, là, à gauche, cette personne qui
-vient d’entrer… une des plus jolies femmes de Paris,
-Aurélia Loriel !</p>
-
-<p>Laurence étouffa un cri de douleur et tourna vivement
-la tête. Dans une loge qui touchait à son
-fauteuil d’orchestre, une femme défaisait lentement
-les lourds vêtements et les écharpes qui l’enveloppaient.
-Elle tournait le dos à la salle et l’on ne distinguait
-que sa haute stature et le casque noir de
-ses cheveux. Au moment où son manteau tomba
-d’un seul côté, son corps, jeune et faible, entraîné
-par le poids des fourrures, s’inclina dans un mouvement
-charmant qui mit en valeur la ligne divine
-de son épaule et de son bras gracile. Puis elle se
-redressa, svelte et souple, gainée d’un long fourreau
-de velours noir au-dessus duquel brillait, d’un éclat
-incroyable, sa chair délicate et pâle. Lorsqu’elle
-se fut assise, Laurence la vit face à face, en pleine
-lumière. Son visage était de ceux qu’on peut aimer
-toute une vie.</p>
-
-<p>Aurélia Loriel n’avait à ses côtés aucun ami, nulle
-compagne. Tout de suite le contraste de sa beauté
-et de sa solitude dénonçait son orgueil. Il semblait
-que, se sachant sans égale au monde, cette reine
-farouche eût renoncé par mépris à toute société
-humaine. Figée dans une attitude de statue hautaine,
-elle ne bougeait pas, ne souriait pas. Ses yeux
-magnifiques restaient presque constamment voilés
-sous leurs paupières pesantes et douces. Pourtant,
-pour ceux qui savaient l’observer, son visage,
-quoique aveugle, ne demeurait pas inanimé. Il
-vivait d’une vie brûlante, exprimant tour à tour
-l’orgueil, la perversité, une ardeur brutale, une sorte
-de cruauté aiguë, mais surtout la plus intense
-volupté. Et cette femme, repliée sur elle-même et
-comme perdue dans les délices secrètes qu’elle tirait
-de son propre cœur, semblait promettre à celui qui
-serait digne d’elle un amour admirable, prodigieux,
-sans fin. Nul homme cependant, fût-il son amant,
-ne devait jamais pénétrer entièrement le mystère
-de sa chair et de sa vie profonde. Et Laurence qui,
-avidement, observait sa rivale, comprenant quel
-désir insatiable, acharné, dévorant elle pouvait inspirer,
-Laurence se sentait descendre dans un abîme
-sans lumière.</p>
-
-<p>— C’est fini, songeait-elle, il n’est plus pour moi
-de place sur cette terre où vous vivez, Aurélia
-Loriel ! Vous m’avez chassée de mon paradis, de ce
-cœur où j’aurais voulu m’abriter pour toujours, où
-vous régnez uniquement. Si j’avais eu votre visage,
-c’est moi sans doute que Cyril eût aimée, car j’étais
-en tous points semblable à lui, faite pour lui. Il
-ne m’a manqué pour lui plaire que cette forme
-éblouissante qui vous a été accordée. Mais il vous
-a choisie avec raison : cela est juste et tout est bien.
-Je reconnais humblement ta souveraineté, beauté
-physique, éclat de la chair périssable ! Il est juste
-que tu sois aimée uniquement, que tu triomphes à
-jamais ici-bas. Car, hélas ! les souffrances de l’âme,
-son ardeur, ses luttes sombres, que sont-elles devant
-toi, Beauté !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>V</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>M<sup>me</sup> de Langeais comprit l’horreur
-de la destinée des femmes qui,
-privées de tous les moyens d’action
-que possèdent les hommes, doivent
-attendre quand elles aiment.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Balzac.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>A l’époque fixée, les de Clet quittèrent Paris pour
-s’installer à Bourg-la-Reine. Bientôt la vie de
-Cyril changea complètement. Il dut délaisser la
-poésie, écrire de fastidieux articles, s’initier aux
-besognes du reportage, se tenir à l’affût des actualités.
-Si rares que fussent ses loisirs, il trouvait
-encore le moyen de venir chez Laurence assez régulièrement.
-Mais toujours elle voyait maintenant
-s’interposer entre eux l’image d’Aurélia Loriel.
-Aigrie par la jalousie, elle épiait avec une attention
-amère l’attitude de Cyril, examinait, commentait,
-défigurait ses moindres paroles, prompte à leur
-prêter un sens blessant. Leur intimité était trop
-grande, leurs caractères trop vifs pour qu’ils
-ne fussent point parfois entraînés à se dire
-des choses peu agréables. Laurence avait depuis
-longtemps habitué Cyril à ses caprices, à ses
-rebuffades, à ses brutalités soudaines. D’ordinaire,
-il les supportait en riant, car il aimait son
-humeur changeante et il trouvait du charme à son
-orageuse amitié. Parfois, il se plaisait à riposter,
-rendant coup pour coup et blessure pour blessure.
-Laurence jadis s’amusait de ces joutes qui, maintenant,
-la réduisaient au désespoir. A certains
-moments, lasse de tant souffrir, elle se demandait
-s’il ne serait pas plus sage de fuir loin des de Clet,
-de chercher à oublier, avant que sa passion, fortifiée
-par l’habitude, ne fût devenue inguérissable.
-Obsédée par cette pensée, elle dit un jour à Cyril :</p>
-
-<p>— Je voudrais habiter la campagne. J’aurais
-bien dû, après ma ruine, quitter Paris, rien ne
-m’y retenait vraiment. Tous les gens m’ennuient,
-tout me fait mal. Je serais tellement mieux dans
-quelque petit village ensoleillé du Midi ! J’aurais
-une petite maison, un jardin, des chiens, des chats
-qui suffiraient à mon bonheur.</p>
-
-<p>— Mais, ma petite enfant, vous ne me verriez
-plus, protesta Cyril aimablement.</p>
-
-<p>Cette tendre parole lui était dictée par une affection
-sincère. Laurence crut comprendre qu’il devinait
-son amour. Elle se raidit dans une défense
-désespérée.</p>
-
-<p>— Voilà qui m’est égal, s’écria-t-elle avec insolence.</p>
-
-<p>— A moi aussi, ma chère, je vous l’assure,
-riposta-t-il aussitôt.</p>
-
-<p>Il plaisantait, mais Laurence ne songea pas qu’elle
-avait provoqué cette réponse. « Je ne suis rien
-pour lui, se dit-elle, il me verrait partir sans
-un regret. » Son chagrin fut affreux. Toute femme
-qui n’est point aimée par celui qu’elle aime prend
-en horreur son âme et sa chair et sa vie. Laurence
-devint pour elle-même un objet d’aversion. Elle ne
-se pardonnait pas d’exister, puisqu’elle n’était pas
-nécessaire à Cyril. Alors, elle chercha le moyen de
-lui plaire, de lui être douce et, durant une semaine,
-étudia le rôle qu’elle pouvait jouer encore dans sa
-vie. Bien qu’il ne se plaignît jamais, elle savait qu’il
-n’était point heureux. Jamais homme, en effet,
-n’avait été moins armé pour les luttes auxquelles
-la pauvreté l’obligeait. Chaque jour lui apportait
-quelque déception nouvelle. Mais son plus grand
-chagrin était la perte de sa liberté. Ecrasé par
-l’ennui des besognes quotidiennes, il perdait peu à
-peu tout espoir d’écrire une œuvre vraiment grande,
-toute confiance de jamais la concevoir. Ce fut ce
-doute de soi-même que Laurence voulut soulager.
-Elle relut plusieurs fois les livres de Cyril et,
-lorsqu’il revint, elle sut lui en parler avec un
-enthousiasme chaleureux, une foi communicative.
-Sa louange ranima le cœur humilié du poète. Avec
-une impétuosité enfantine, il s’abandonna de nouveau
-à l’espérance. Ah ! sans doute, la destinée ne
-se montrerait pas toujours si cruelle. Un jour viendrait
-où il obtiendrait peut-être dans quelque revue
-une collaboration régulière et bien rétribuée. Délivré
-alors de ses préoccupations matérielles, il pourrait
-organiser sa vie, écrire des vers, des contes, des
-romans. Son imagination déjà avait ébauché mille
-projets qu’il confia gaîment à Laurence. Elle l’écoutait,
-l’applaudissait, heureuse de voir resplendir ce
-visage qui, depuis quelque temps, n’exprimait plus
-que l’ennui, l’accablement, l’amertume. Leur entretien
-se prolongea durant tout un après-midi. Enfin
-Cyril s’aperçut qu’il faisait nuit. Il se leva d’un
-bond, courut vers la pendule.</p>
-
-<p>— Quoi ! s’écria-t-il effaré, il est six heures, le
-saviez-vous ? J’ai perdu chez vous ma journée
-entière. Adieu… adieu…</p>
-
-<p>Il s’enfuit et Laurence expia cruellement son
-triomphe passager. Que pouvait-elle espérer ? Cyril
-était maintenant l’esclave de la nécessité. Tous ceux
-qui le détournaient de l’action et d’un labeur, pourtant
-odieux, lui rendaient un mauvais service. Les
-heures qu’il passait auprès d’elle étaient des heures
-perdues. Il venait de le lui avouer.</p>
-
-<p>Dès lors, elle fut étrangement timide avec Cyril
-et n’osa plus même jouir de sa présence sans arrière-pensée.
-Malheureuse lorsqu’il la quittait trop vite,
-elle s’effrayait lorsqu’il s’attardait trop longtemps
-à ses côtés. Elle lui rappelait l’heure à chaque instant,
-abrégeant volontairement ces visites, son seul
-bonheur. Son renoncement, cependant, n’était point
-absolu. Elle avait la faiblesse de croire que Cyril
-s’apercevrait de ses sacrifices, qu’il lui en saurait
-gré. Un des grands malheurs de l’amour est son
-avidité perpétuelle. Il veut toujours progresser dans
-l’affection de l’être adoré et, chaque jour, gagner
-quelque victoire. A toute heure, Laurence se trouvait
-en présence de Cyril et suppliait : « De grâce,
-aimez-moi, aimez-moi, non pas uniquement et plus
-que tout au monde, je sais bien que c’est impossible,
-mais aujourd’hui plus qu’hier, demain plus
-qu’aujourd’hui. Voyez, je parle quand je voudrais
-me taire, je ris quand je voudrais pleurer, et, quand
-j’étouffe de tendresse, je ne vous tends pas les bras.
-Tenez-moi compte des tourments que j’endure pour
-vous plaire. »</p>
-
-<p>Cyril, qui ne soupçonnait aucunement son martyre,
-continuait à l’aimer comme par le passé, d’une
-amitié tranquille, profonde, invariable. Mais Laurence
-avait perdu la notion exacte de ce que pouvait
-être l’amitié. Il lui semblait qu’une affection
-qui ne s’augmentait pas de jour en jour devait forcément
-décroître. Elle ne tarda pas à se persuader
-que Cyril l’aimait moins qu’autrefois ; bientôt elle
-douta qu’il l’eût jamais chérie.</p>
-
-<p>La présence de son ami dissipait toujours miraculeusement
-ses vaines alarmes, lui rendait la
-raison. Mais dans l’état de perpétuelle inquiétude
-où elle se consumait, une absence trop prolongée
-prenait à ses yeux un sens tragique, presque
-définitif, car le plus grand tort de tous les vrais
-amants est de ne jamais vouloir admettre que
-les contretemps dont ils souffrent soient l’effet du
-hasard.</p>
-
-<p>Cyril ne restait jamais plus de quinze jours sans
-passer rue Vavin. Un moment vint pourtant où il
-disparut pendant trois semaines. Laurence, anéantie,
-ne tarda pas à lui prêter un plan bien établi. Elle
-pensa qu’excédé de son inutile amitié, il avait décidé
-de se délivrer d’elle. Comme il était trop bien élevé
-pour ne pas entourer sa trahison de ménagements
-infinis, de raffinements horribles, il commençait à
-espacer savamment ses visites. Bientôt elle ne le
-verrait plus que tous les mois, puis tous les deux
-mois, puis trois ou quatre fois par an, puis ce serait
-la séparation complète. A l’avance elle se révolta
-contre ce lent supplice. Si son cœur devait être
-brisé, mieux valait que ce fût d’un seul coup. Elle
-se jura d’accomplir elle-même, en un moment, une
-rupture inévitable.</p>
-
-<p>Sa résolution faiblit bientôt. M<sup>me</sup> de Clet vint la
-voir et lui annonça la visite de Cyril pour le lendemain.</p>
-
-<p>— Il se désole de paraître vous oublier, affirma-t-elle,
-mais il travaille tant qu’il n’a plus la moindre
-liberté.</p>
-
-<p>De nouveau, Laurence, rassurée, s’accusa d’injustice.
-Mais la journée du lendemain ne lui apporta
-que la plus amère déception. Cyril ne vint pas. Le
-supplice de l’attente vaine acheva d’affoler cette
-femme malheureuse. Elle se donna trois jours encore
-avant d’exécuter la résolution qu’elle avait prise. Ce
-court sursis, qui seul la séparait d’une douleur
-presque inévitable et non moins redoutable que la
-mort, s’écoula goutte à goutte, minute par minute,
-dans une épouvantable angoisse. Durant ces trois
-jours, elle n’osa pas sortir un instant. Désemparée,
-incapable de s’intéresser à rien, toute sa vie
-suspendue dans l’attente, elle errait tristement dans
-son appartement, revenait sans cesse dans son antichambre,
-regardait, oisive et les larmes aux yeux, sa
-porte close, écoutait tous les bruits de la maison. Un
-pas entendu dans l’escalier, une sonnerie de timbre
-éveillait toujours dans son âme les mêmes transports
-de joie et d’espérance. Et les déceptions s’ajoutaient
-aux déceptions, se faisaient de plus en plus
-cruelles. A la fin du troisième jour, excédée d’un tel
-martyre, elle écrivit à Cyril ce court billet : « Ami,
-ne venez plus me voir. Je suis obligée de partir
-pour un très long voyage. Peut-être même ne reviendrai-je
-plus jamais. Oubliez-moi. Adieu. »</p>
-
-<p>Laurence discerna vaguement l’absurdité de cette
-lettre, mais elle ne s’en inquiéta pas. Son but unique
-était de signifier à Cyril sa volonté de ne plus le voir.
-Elle avait saisi, pour y parvenir, le premier prétexte
-venu. Peu lui importait qu’il fût vraisemblable. La
-pensée que son ami pouvait la prendre au mot et
-lui obéir docilement la laissait résignée. Elle n’était
-sensible qu’à la douleur du moment. Tout lui semblait
-doux pourvu qu’elle n’eût plus à attendre
-jamais personne, pourvu que prît fin cet espoir, toujours
-trompé, qui, depuis un mois, était sa torture
-quotidienne. Pourtant, redoutant que la nuit ne lui
-enlevât son courage, elle s’habilla et, bien qu’il fût
-tard, courut porter sa lettre à la poste.</p>
-
-<p>Le lendemain, elle partit pour Versailles où les
-Arêle s’étaient retirés depuis la mise à la retraite
-du colonel. Elle allait leur demander l’hospitalité
-pour quelque temps, car elle craignait que Cyril
-ne tentât de la voir et de réclamer une explication.
-S’il se heurtait à une porte close, il se lasserait et
-l’oublierait vite. Elle ne voulait rentrer chez elle
-qu’avec la certitude que tout était fini.</p>
-
-<p>Son amour ombrageux l’avait trompée. Cyril
-ne songeait nullement à l’abandonner. Le motif
-de son absence était tout simple.</p>
-
-<p>Retenu chez lui, durant quelques jours, par une
-forte grippe, il avait négligé de décommander le rendez-vous
-fixé par sa mère à Laurence, parce qu’il
-ignorait avec quelle fièvre elle l’attendait. Sa lettre
-lui causa la plus vive surprise. Il la lut, la relut et
-ne la comprit pas. Comment croire, en effet, à ce
-départ subit, à cette absence sans fin ? Il connaissait
-à merveille la vie de Laurence, ses relations, sa
-famille. Il savait qu’elle n’avait, loin de Paris, ni
-parents, ni amis, aucun intérêt, nulle affaire. Un
-moment, la pensée lui vint qu’elle avait été appelée
-auprès de son mari repentant, malade, mourant peut-être.
-Mais alors, pourquoi ce mystère vis-à-vis de lui,
-auquel habituellement elle ne cachait rien, et pourquoi
-cet adieu, si blessant, si glacé ? Dès le lendemain,
-il se rendit chez elle. La concierge lui confirma
-son départ. Il feignit d’en être étonné, la questionna
-et obtint cette réponse : « Je ne sais pas où Madame
-est allée. Elle n’a pas laissé d’adresse, mais son
-absence ne peut être bien longue, car elle n’a emporté
-qu’une petite valise. »</p>
-
-<p>Ayant acquis la preuve que le long voyage annoncé
-n’était qu’un prétexte absurde, Cyril repartit, plus
-inquiet. Un fait restait certain, inexplicable. Laurence
-ne voulait plus le voir, Laurence le chassait
-de sa vie. Il ne parvenait pas à deviner quels
-griefs insoupçonnés, quelle mortelle injure avaient
-pu détruire ainsi en un moment son affection pour
-lui. Il la savait ombrageuse, violente, mais simple,
-sans détours. Son caractère était mauvais, mais sa
-nature fidèle. Elle pouvait se montrer parfois très
-dure et méchante pour ses amis, elle était incapable
-de les trahir ou de leur tourner le dos sans raison.
-Le soir, quand il fut de retour chez lui, en relisant
-pour la dixième fois la lettre mystérieuse, il comprit
-soudain toute la vérité. A travers les lignes hâtives,
-sèches, blessantes, il entendit avec une netteté
-affreuse le cri déchirant de l’amour. Un moment,
-dans sa stupeur et son chagrin, il voulut repousser
-cette hypothèse. Elle revint s’imposer à lui plus fortement
-encore. Il se rappela mille petits faits significatifs
-et s’étonna d’avoir pu rester si longtemps
-aveugle. L’attitude de Laurence envers lui, depuis
-quelques mois, n’était plus la même. Il s’expliquait
-maintenant sa nervosité chaque jour plus grande,
-sa gaîté forcée, ses tristesses soudaines, ses emportements
-auxquels succédaient bientôt la plus servile
-douceur et cet air d’égarement qu’elle prenait parfois
-lorsqu’il lui disait adieu.</p>
-
-<p>Cyril ne jugeait pas que les malheurs de l’amour
-fussent légers ou dérisoires. Lui-même avait beaucoup
-souffert depuis quatre années que durait sa
-liaison avec Aurélia Loriel et il connaissait les
-ravages qu’opère la passion dans les âmes. Chez
-Laurence, ce mal était d’autant plus grave qu’elle
-n’avait, dans la vie, nul but, nulle occupation, nul
-devoir absorbant, nulle affection précieuse qui pût
-le lui faire oublier. A la pitié que Cyril éprouvait
-pour elle se mêlait un poignant remords. Il
-se reprochait d’avoir le premier recherché son
-amitié. Comment n’avait-il pas compris le danger
-d’une intimité constante avec une femme jeune,
-ardente, solitaire ? Sensible comme elle l’était, pouvait-elle
-ne point s’attacher démesurément à l’ami
-qu’elle voyait sans cesse et qui lui ressemblait si
-fort ? Le cœur tout occupé d’Aurélia Loriel, il s’était
-inconsciemment joué de son cœur vide et brûlant. Il
-avait envahi sa vie sans réclamer son âme, il l’avait
-à la fois choisie et refusée. Trop tendre pour qu’elle
-pût rester indifférente, trop froid pour qu’elle pût
-être heureuse, il l’avait lentement empoisonnée,
-réduite à cette horrible misère qu’elle venait d’avouer
-en s’enfuyant.</p>
-
-<p>Cyril ne se pardonnait pas sa légèreté coupable.
-La certitude d’avoir fait le malheur d’un être qu’il
-chérissait et admirait lui était insupportable. Il cherchait
-le moyen d’alléger un peu cette grande infortune,
-de réparer le mal qu’il avait causé. Laurence
-lui dictait bien un devoir tout simple en lui signifiant
-sa volonté de ne plus le voir. Elle semblait
-sincèrement ne plus désirer que l’oubli et la paix.
-Mais lui souffrait de la quitter ainsi, sans un mot
-d’explication ni d’excuse, de perdre pour toujours
-une affection si belle. Au surplus, il se demandait
-si elle désirait vraiment cette rupture. En lui obéissant
-trop strictement, trop vite, il devinait qu’il
-pouvait la tuer, car il connaissait les contradictions
-de l’amour malheureux. Pendant des jours, ce problème
-le tortura et le souvenir de Laurence ne le
-quitta pas un instant. Elle eût été rassurée, presque
-heureuse, de le savoir ainsi tout occupé de sa
-douleur. Mais elle se croyait déjà entièrement
-oubliée et, réfugiée à Versailles, y traînait tristement
-sa vie.</p>
-
-<p>Les Arêle l’avaient accueillie avec bonté, lorsqu’elle
-était venue leur demander asile en disant
-qu’elle était souffrante et que Paris la fatiguait. Ils
-avaient deviné sans peine qu’elle était sous le coup
-d’un poignant chagrin. Elle avait encore assez de
-volonté pour parler quand il le fallait, pour rire
-quelquefois. Mais ces paroles, ce rire qui sonnaient
-dans sa bouche sans animer aucunement son visage,
-sans que ses yeux perdissent leur expression fixe
-et morne, révélaient sa détresse. Pour échapper à
-toute contrainte, à toute société, elle sortait de bonne
-heure et passait son après-midi au parc où elle errait
-comme une bête mourante. Elle regrettait amèrement
-sa lettre et toute son âme criait vers son ami
-perdu.</p>
-
-<p>— Je ne l’oublierai pas, se disait-elle. Pourquoi
-lui ai-je écrit, pourquoi n’ai-je pas tout accepté ?
-Tout valait mieux que cette rupture et cette absence
-dont je ne puis guérir !</p>
-
-<p>La société des Arêle, quoique discrète, ne tarda pas
-à lui devenir importune ; après quinze jours d’exil,
-elle retourna chez elle. Là, sa douleur prit une intensité
-nouvelle, car l’atmosphère était toute saturée
-d’une chère présence, elle n’y pouvait respirer sans
-absorber du poison. Là, tout lui parlait de Cyril,
-le grand fauteuil qu’il préférait à tous les autres,
-le divan où parfois il s’allongeait avec des nonchalances
-de femme. Sur tous les livres qu’elle ouvrait,
-elle avait vu se pencher son visage. Pas une phrase
-belle et sonore qu’elle n’eût partagée avec lui, connue
-par lui, et dans laquelle elle n’entendît chanter sa
-voix. Elle ferma les yeux, voulut se recueillir, songer
-à la mort, à l’éternité, à la douleur du monde. Mais,
-dans ses pensées mêmes, elle retrouvait l’écho des
-pensées de Cyril. Son âme, comme sa demeure, était
-pleine de lui. Il dominait entièrement son cœur, sa
-volonté, sa raison, son intelligence. En l’aimant, peu à
-peu, elle avait perdu, jusqu’à sa liberté, jusqu’à
-sa solitude.</p>
-
-<p>Voici que vers sept heures retentit le timbre de
-sa porte. Elle alla ouvrir et se trouva en présence de
-Cyril. Passant devant sa maison, il avait vu de la
-lumière à sa fenêtre. Il était monté, voulant à tout
-prix connaître l’état de ce cœur qui l’avait repoussé,
-qui maintenant le regrettait peut-être. A sa vue, le
-visage altéré de Laurence changea, resplendit comme
-celui d’un condamné auquel on apporte sa grâce.
-Elle ne put cacher sa joie flagrante, insensée, délirante.
-Celui-là seul est exigeant qui n’a jamais été
-privé de tout. Peu lui importait maintenant que
-Cyril ne dût jamais l’aimer. Du moins, il refusait la
-rupture offerte, il était revenu sans attendre son
-appel, il attachait du prix à son amitié. Cette certitude
-lui suffisait, son pauvre amour, maté par la
-plus rude misère, ne demandait qu’un peu de pain
-pour vivre. Cyril ne se trompa point au regard extatique
-et humble qu’elle fixait sur lui. Pourtant il
-voulut obtenir d’elle une réponse précise. Retenant
-sa main dans les siennes, il demanda gravement :</p>
-
-<p>— Ai-je eu tort de venir, Laurence ?</p>
-
-<p>Elle répondit, les yeux fermés, acceptant de souffrir
-pour lui toujours :</p>
-
-<p>— Non, Cyril. Pourquoi ? Je vous attendais.</p>
-
-<p>Ils n’eurent point besoin de s’expliquer davantage.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VI</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Je voyais dans ses yeux, parmi les
-fleurs de ce printemps, s’en lever
-une inconnue.</p>
-
-<p>— La vocation de la mort comme
-un lys solennel.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Claudel.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Après ces premières tempêtes de passion, un peu
-de calme revint dans l’âme de Laurence et elle
-s’étonna de souffrir moins qu’elle ne l’avait prévu.
-Cyril fut doux pour cette femme blessée. Il accepta
-comme un grand devoir de soutenir sa vie, puisqu’il
-l’avait troublée. Le temps qui use la pitié légère
-des hommes passa sans diminuer la sienne. Il
-ne se lassa pas de compatir à cette douleur, toujours
-aiguë, toujours renouvelée, qu’il pouvait à son
-gré accroître ou soulager. Amant malheureux, il connaissait
-par expérience toutes les susceptibilités de
-l’amour. Et Laurence n’eut pas besoin de lui exposer
-sa misère. Il sut deviner, prévenir ses moindres faiblesses.
-Quelles que fussent ses occupations, il venait
-la voir chaque semaine. Si un contretemps imprévu
-l’empêchait de se rendre chez elle, il songeait
-à la prévenir pour qu’elle ne l’attendît pas en
-vain. Il veillait attentivement sur ses moindres
-paroles, afin qu’elles lui fussent douces. Il s’affligeait
-lorsqu’il la voyait triste. Elle s’en apercevait, le plaignait
-à son tour. C’était une chose admirable de
-voir les efforts qu’ils faisaient tous deux, pour s’épargner
-l’un à l’autre toute peine, tout remords. Ils y
-parvenaient, en dépit de l’amour malfaisant qui parfois
-égarait jusqu’au désespoir l’âme ombrageuse de
-Laurence et fatiguait de ses exigences inavouées,
-pourtant si claires, le grand cœur de Cyril. L’une
-surmontait sa folie, l’autre sa lassitude, et leur amitié
-restait belle. Elle prenait même de jour en jour un
-caractère plus sérieux, plus profond. Tout homme
-est toujours infiniment touché par les passions qu’il
-inspire et Cyril, malgré lui, fut sensible au plaisir
-d’être aimé. Lorsque, durant une longue semaine,
-son courage s’était usé au contact du monde, il accourait
-avec un réel empressement chez cette femme qui
-l’attendait toujours, à laquelle il était toujours certain
-de plaire. L’atmosphère close où elle vivait le
-reposait, calmait en lui cette mauvaise fièvre qu’on
-gagne auprès des hommes. Il ouvrait sa bibliothèque,
-l’interrogeait sur ses lectures, la priait de lui dire
-des vers. Il oubliait, en l’écoutant, la lutte quotidienne.
-Son visage, assombri par mille soucis poignants,
-se détendait. Il regardait avec délices le décor
-familier de la pièce, l’éclairage gai, le feu ardent.
-Il s’étirait comme un enfant lassé et soupirait : « Ah !
-chère, comme on est bien chez vous ! » Et Laurence,
-le cœur dilaté de joie, ne jugeait plus que sa vie fût
-sans but, sa tendresse inutile.</p>
-
-<p>— Tout est bien ainsi, songeait-elle. L’amour
-dont j’ai soif n’existe pas ; je ne l’ai vu nulle part
-sur la terre. Si j’avais été par la beauté l’égale de
-Cyril, s’il m’avait choisie, quelle possession eût
-jamais pu combler mon désir infini ? Qu’aurais-je
-été pour lui ? Sa femme ? A quoi bon. La vie commune,
-loin de rapprocher les êtres, les sépare. Sa
-maîtresse ? Mais tout amour qui s’épanouit dans le
-désordre est précaire, menacé, fugitif. Mieux vaut
-ne le point connaître que de le perdre. L’amitié,
-qui semble si peu de chose, l’amitié sans ivresse,
-sans joie fulgurante est du moins plus sûre. C’est
-cela qu’il me faut, rien de ce qui passe ne peut me
-suffire.</p>
-
-<p>C’est ainsi que, peu à peu, cette révoltée se résignait
-doucement à son sort. Elle établit sa vie dans
-le désir sans espérance et la douleur sans fin. Ce
-renoncement lui fut presque facile. Nature farouche
-que la souffrance grandissait, que le bonheur eût
-affaiblie, habituée à se nourrir de rêves sans jamais
-rien réaliser, créée pour avoir faim, sans être
-jamais rassasiée, pour la privation, non pour la
-jouissance, elle trouva dans son tourment même
-une sorte de plénitude amère et magnifique.</p>
-
-<p>A la fin de l’hiver, Cyril réussit à vendre la ferme
-qu’il possédait en Bourgogne, réalisant ainsi un capital
-qui pouvait assurer sa vie durant deux ans. Délivré
-de tout souci immédiat, il résolut d’abandonner le
-journalisme pour achever un roman où il espérait
-donner toute la mesure de son talent. Laurence
-bénéficia de ce changement de vie. Plus libre, Cyril
-vint la voir plus souvent. Il lui lisait les chapitres
-de son livre, lui exposait ses plans, mais non plus
-avec la confiance et l’enthousiasme d’autrefois.
-Laurence s’étonnait de le voir chaque jour plus
-sombre. Parfois, indirectement, il lui avouait la
-cause de son tourment secret.</p>
-
-<p>— Voyez-vous, disait-il, quand on est jeune, on
-rejette volontiers toute loi, toute règle. On croit
-que la passion seule est belle, on lui cède avec transport.
-A la vérité, pour une âme un peu élevée, il
-n’y a pas de bonheur possible dans le désordre.</p>
-
-<p>Le lien de l’habitude et d’une longue douleur
-l’attachait encore fortement à sa maîtresse, à cette
-femme si douce, si perfide, qui, en l’aimant, n’avait
-cessé de le tromper et qu’il avait tenue dans ses bras
-sans jamais la connaître. Mais cette chaîne, longtemps
-adorée, lui devenait odieuse. Il ne pouvait
-plus supporter le joug d’un amour que, de jour en
-jour, il trouvait plus coupable. Les épreuves qu’il
-avait traversées inclinaient son âme vers le renoncement
-et l’ascétisme, hâtaient son retour à la foi
-catholique.</p>
-
-<p>— Le problème le plus troublant du monde, c’est
-celui de la douleur, disait-il à Laurence. Or, la douleur
-ne perd son horreur que si nous admettons le
-péché originel, la doctrine de l’expiation et de la
-rédemption. La loi du massacre qui régit l’univers,
-les hommes, les bêtes, reste toujours terrible. La
-religion donne une explication insuffisante. En
-dehors d’elle, tout n’est que confusion, ténèbres,
-angoisse sans fin. D’ailleurs, nous ne demandons
-pas tant de raisons aux hommes pour nous soumettre
-à leurs lois, ni à une femme pour l’aimer
-et lui sacrifier notre vie. Nous ne sommes exigeants
-qu’envers Dieu. De Lui, nous ne voulons que des
-paroles absolument claires. Dans son œuvre
-immense et multiple, nous voulons tout comprendre.
-En réalité, le seul obstacle entre lui et
-nous, ce sont nos passions, nos fautes. Si notre
-cœur était pur, nous irions à lui aisément.</p>
-
-<p>Laurence écoutait Cyril avec respect. A force
-de méditer sur la vie et la mort et de chercher
-sans rien trouver, elle avait, peu à peu, en reconnaissant
-l’infirmité de son intelligence, acquis une
-certitude admirable. Elle croyait qu’à toute âme
-sincère, mais faible, souvent égarée, Dieu envoie
-quelque jour un guide sûr pour l’entraîner vers la
-lumière et lui montrer le droit chemin. Si les prophètes
-ont disparu du monde, la présence des
-grands hommes, de ceux qu’on appelle dans les
-siècles des siècles les héros, les génies, les prédestinés,
-demeure un étonnant miracle auquel on ne
-réfléchit pas assez. Visiblement, certains êtres,
-investis d’une éminente dignité, en communication
-directe avec le mystère infini, continuent perpétuellement
-ici-bas le rôle des apôtres. Ils portent la
-responsabilité d’un grand nombre d’âmes. Ils ont
-pour mission de chercher, de trouver la voie du
-salut pour la révéler à leurs frères. Ceux-ci n’ont
-d’autres devoirs que de les reconnaître pour maîtres.
-Cyril était pour Laurence ce guide parfait, inspiré,
-qu’elle était prête à suivre. La vérité qui comblait
-ce cœur de feu, cette impérieuse intelligence, ne
-pouvait la laisser inassouvie. Sa conversion entraînerait
-la sienne. Elle n’attendait plus qu’un mot
-de lui. Et la soif dévorante, l’insatiable faim de
-l’amour accroissaient en elle le désir des choses
-éternelles.</p>
-
-<p>— Aimer Cyril toute une vie, songeait-elle souvent,
-ce n’est point assez, ce n’est rien si la mort
-doit nous séparer, s’il n’est point ma fin, mon bien
-suprême, ma récompense, mon paradis.</p>
-
-<p>Cette pensée parfois la faisait fondre en larmes.
-La religion lui semblait alors très douce, parce
-qu’elle promet à ceux qui se sont aimés sur la terre
-une réunion éternelle.</p>
-
-<p>Un jour, elle fut particulièrement frappée de la
-tristesse de Cyril. Il s’attarda longtemps chez elle.
-Son visage, que la moindre émotion altérait comme
-celui d’une femme, était extrêmement pâle et défait.
-Les livres qu’il ouvrit de préférence furent l’<i>Imitation</i>,
-les <i>Oraisons funèbres</i>. Comme elle l’interrogeait
-pour connaître les causes de sa mélancolie,
-il avoua avec un sourire douloureux :</p>
-
-<p>— Voyez-vous, chère, un événement vient de se
-produire dans ma vie, un événement simple et pourtant
-tragique : ma jeunesse est finie. Certes ! je
-ne devrais pas la regretter. C’est un grand mal
-que l’amour, un mal horrible et pourtant si cher
-que, lorsqu’il vient à manquer, on est comme quelqu’un
-qui tombe, toujours, toujours plus bas. J’ai
-soutenu une cruelle lutte, j’en sors victorieux, mais
-brisé.</p>
-
-<p>Laurence comprit clairement ce qu’il voulait dire
-et que sa rupture avec Aurélia Loriel était chose
-accomplie. Elle ne songea pas à s’en réjouir. La
-fin de cette liaison ne marquait pas la fin de sa douleur.
-Elle savait que le cœur de Cyril, flétri, usé
-par cette longue passion, ne refleurirait pas, du
-moins avant longtemps, du moins jamais pour elle.
-Cachant sa peine, elle dit :</p>
-
-<p>— Ne soyez pas triste, Cyril, il vous reste le travail,
-lui seul console.</p>
-
-<p>— Oui, reprit-il en soupirant, je l’ai cru longtemps,
-j’ai cru que le seul bonheur ou la seule tentative
-d’édifier une œuvre vraiment belle pouvait
-suffire à l’homme. Maintenant, c’est étrange, cela
-me paraît vain aussi. Et, d’ailleurs, il me semble
-que je vais être réclamé par un autre devoir.</p>
-
-<p>Son regard avait pris une solennité dont s’effraya
-Laurence. Elle eut le pressentiment brusque que la
-pauvre félicité dont elle se contentait allait finir,
-que Cyril lui serait bientôt arraché.</p>
-
-<p>— Quel devoir ? expliquez-vous mieux, balbutia-t-elle
-avec angoisse.</p>
-
-<p>Il vit sa consternation, se reprocha de l’affliger.</p>
-
-<p>— Allons, ne vous inquiétez pas, reprit-il vivement,
-ce n’est qu’une impression vague, sans consistance.
-Si elle me domine, c’est malgré moi. Je ne
-puis pas lutter contre elle parce que je suis horriblement
-las, Laurence. Pardonnez-moi, n’est-ce
-pas, je ne sais pas ce que je dis.</p>
-
-<p>D’ordinaire, il cachait ses pires tourments sous
-un air d’enjouement. C’était la première fois que,
-devant elle, il se montrait si abattu, si faible.
-Elle comprit enfin la fatigue qui, constamment, pèse
-sur l’être que sa grâce, sa noblesse, sa grandeur
-élèvent au-dessus des autres hommes. Il attire naturellement
-à lui, étant la lumière du monde, les
-naufragés de l’existence. Tous viennent à lui, réclamant
-âprement son aide, sa tendresse, une part
-de sa vie, parfois sa vie tout entière. La beauté est
-un don nuisible lorsqu’elle n’est pas accompagnée
-et défendue par l’égoïsme, car on l’admire universellement,
-mais nul n’a pitié d’elle. Celui qui la possède
-doit à toute heure être la joie, la consolation
-de ses frères. Le droit de souffrir lui est contesté.
-Sa douleur fait scandale, sa plainte n’est pas
-écoutée. Il est l’ami de tous et reste sans amis.
-Cyril avait subi cette cruelle loi. Il ne recevait nul
-secours de personne. Sa mère l’avait trop tôt associé
-à tous ses soucis, se déchargeant sur lui d’un fardeau
-qu’elle ne savait pas porter seule. Aurélia
-Loriel ne l’avait pas aimé. Laurence même, qui
-réclamait sans cesse ses soins, sa présence, n’avait
-pas toujours eu compassion de son cœur troublé.
-Il était si habitué à tout donner sans rien attendre
-que déjà il s’efforçait de la distraire, se remettait
-à lui parler gaiement, mais elle l’interrompit :</p>
-
-<p>— Cyril, dit-elle passionnément, vous pouvez
-cesser de feindre devant moi.</p>
-
-<p>Il lui tendit la main dans un geste d’irrésistible
-affection. Puis son visage se décomposa plus encore.
-Il inclina la tête, ferma les yeux. Et Laurence
-demeurait immobile, recueillie, portant avec un
-ineffable amour le poids de cette grande douleur.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VII</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Mais l’avenir est inconnu. Il se
-tient devant l’homme, semblable à
-l’épais brouillard d’automne qui
-s’élève des marais. Les oiseaux le
-traversent éperdument sans se reconnaître.
-La colombe sans voir
-l’épervier, l’épervier sans voir la
-colombe, et pas un d’eux ne sait s’il
-est près ou loin de sa fin.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">N. Gogol.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Le lendemain, Juliane devait partir par le train
-de nuit pour Les Sables-d’Olonne où sa tante,
-M<sup>lle</sup> Drevain, l’emmenait chaque année passer
-quelques semaines. Laurence sortit vers six heures
-afin d’aller, selon la règle, faire ses adieux à sa
-belle-sœur et lui souhaiter un heureux voyage. On
-était à la fin de juillet. L’été se montrait, cette
-année, fort capricieux. Le soleil se cachait sous une
-couche épaisse de nuages, le vent était vif, aigre et
-froid. Les rues avaient leur aspect ordinaire. Ni les
-passants qui circulaient sans hâte, ni, dans le
-tramway, les rares personnes qui, à ses côtés,
-lisaient les journaux du soir, n’attirèrent l’attention
-de Laurence, absorbée dans sa tristesse. Les
-choses extérieures l’intéressaient peu. Son propre
-avenir seul la préoccupait. Depuis la veille,
-elle se sentait à nouveau menacée dans son amour.
-Elle connaissait assez Cyril pour savoir qu’assagi,
-désireux de se convertir, de rentrer dans l’ordre, il
-chercherait immanquablement dans le mariage un
-refuge contre les entraînements toujours possibles
-de la passion. Elle songea tout à coup que,
-devant Dieu comme devant les hommes, elle était
-libre. Son union avec M. Hecquin, non consommée,
-pouvait être rompue, même en cour de Rome. Rien
-ne s’opposait à ce qu’elle fût un jour l’épouse, la
-compagne, l’amie auprès de laquelle Cyril, las de
-toute aventure, voudrait vieillir. Cette pensée lui
-fit horreur, car l’affection tranquille et sage de ce
-cœur apaisé était, pour son âme exigeante, un don
-trop dérisoire. D’ailleurs, il fallait à Cyril une
-femme dont la fortune fût suffisante pour l’affranchir
-des soucis pécuniaires qui paralysaient son
-génie. Alors, il reprendrait le goût du travail, il
-édifierait à loisir une œuvre noble et forte qu’il
-oublierait parfois dans les joies du foyer. Comme
-tant d’hommes avant lui, il trouverait dans les voies
-communes, à défaut du bonheur, l’équilibre et la
-paix. Laurence, qui désirait pour lui ce calme
-destin, craignait cependant de le perdre entièrement.
-Car, dans cette vie ainsi changée, quelle serait sa
-place ?</p>
-
-<p>C’est une grande folie pour toute créature que de
-s’inquiéter à l’avance d’un malheur qui peut lui
-être épargné. A chaque jour suffit sa peine, et celle
-qui s’approche est si grande, qu’auprès d’elle
-les autres paraîtront bénignes et délectables. Ce
-jour, semblable à beaucoup d’autres, apporte à la
-terre une épreuve qui le rendra pour toujours inoubliable.
-Derrière ces nuages lourds et bas, l’ange
-de la mort plane au-dessus du monde. Encore un
-moment, et Laurence entendra le morne bruit de
-ses ailes pesantes.</p>
-
-<p>En arrivant chez sa belle-sœur, elle fut fort surprise
-de la trouver occupée à défaire ses malles.
-Jamais Juliane n’avait eu l’air plus important. Elle
-embrassa longuement Laurence et, lui montrant
-d’un geste dramatique ses caisses béantes, ses préparatifs
-abandonnés :</p>
-
-<p>— J’ajourne mon départ, dit-elle avec emphase.
-L’heure est grave. Ma place est près de mon mari
-et nul ne peut plus songer qu’aux destinées de la
-France.</p>
-
-<p>Puis, remarquant la stupeur de Laurence :</p>
-
-<p>— Hé ! quoi, reprit-elle, vous n’avez pas lu les
-journaux ?</p>
-
-<p>Trois ou quatre feuilles du soir s’étalaient sur la
-table. Laurence en saisit une et tout de suite deux
-lignes écrites en gros caractères lui sautèrent aux
-yeux : « L’ultimatum de l’Autriche à la Serbie
-menace d’entraîner une guerre européenne. » Elle
-hocha la tête, incrédule. Elle ne comprenait pas
-comment l’assassinat d’un prince autrichien pouvait
-contraindre son pays à prendre les armes. Et
-il lui semblait sage de n’attacher aucune importance
-à ces complications politiques qui se reproduisaient
-périodiquement depuis tant d’années, pour
-se résoudre toujours de façon pacifique.</p>
-
-<p>— Ne vous y trompez pas, ma chère, nous courons
-à l’abîme. Cette fois la guerre est imminente,
-inévitable, déclara Juliane avec une écrasante autorité.</p>
-
-<p>Elle s’assit sur le coin d’une chaise, dans une
-attitude rigide et disgracieuse, comme une femme
-au cœur fort qui, lorsque la nécessité l’exige,
-renonce vite à toute coquetterie, à toute mollesse.</p>
-
-<p>— Depuis le mois de janvier, reprit-elle, j’avais
-entendu dire par beaucoup d’amis clairvoyants et
-bien informés que l’année ne s’achèverait pas sans
-nous apporter une guerre. En cachette d’André,
-dont la situation s’est améliorée, j’ai mis ces derniers
-temps quelque argent de côté : les événements
-ne me prendront pas au dépourvu.</p>
-
-<p>Après avoir loué sa prudence, elle vanta son
-héroïsme. Elle parla du départ de son mari et se
-déclara prête à supporter fermement cette douleur,
-afin de relever par son exemple le courage de toutes
-ses amies, de toutes les femmes françaises. Ayant
-acquis ses diplômes d’infirmière, elle comptait,
-aussitôt que la guerre serait déclarée, s’engager
-dans un hôpital. Caressant tendrement sa fille
-qui jouait à ses pieds, elle regretta que ses devoirs
-envers cette enfant ne lui permissent pas de solliciter
-un poste dans les ambulances du front. Sans
-relâche, les grands mots de « patrie, honneur,
-dévouement, sacrifice » sonnaient dans sa bouche.
-Le rôle d’héroïne qu’elle s’apprêtait à jouer l’enivrait
-visiblement. Laurence ne songea pas à sourire de ce
-burlesque orgueil. Il lui semblait que, lentement,
-par une invisible blessure, tout le sang de son cœur
-s’écoulait goutte à goutte. Hagarde, les yeux éteints,
-joignant les mains pour ne pas trembler, serrant
-ses lèvres décolorées pour ne pas claquer des dents,
-elle défaillait en face du seul malheur qu’elle n’eût
-jamais prévu : la mort de Cyril.</p>
-
-<p>Vers six heures, André rentra, tranquille et gai
-comme de coutume. Lorsque sa femme lui parla de
-la guerre, il éclata de rire. Il s’étonna qu’elle voulût
-différer son départ. Tous deux discutèrent longtemps.
-Juliane débitait de grandes phrases toutes
-faites. André ripostait par mille boutades et saillies
-plus spirituelles que convaincantes. Laurence les
-écoutait. Leurs arguments lui paraissaient également
-faux et vides. Entre l’optimisme entêté de son frère
-et le pessimisme enthousiaste et voulu de Juliane,
-elle ne savait que penser.</p>
-
-<p>Une nouvelle semaine commença. Minute par
-minute, heure par heure, les jours passèrent, si
-sombres, si chargés d’angoisse, qu’ils semblaient
-avoir chacun la valeur d’une année. Nul événement
-décisif, nulle parole définitive ne venait
-mettre fin à l’attente formidable du monde. Laurence
-cessa tout travail, délaissa ses livres. D’heure
-en heure, elle achetait les journaux qui paraissaient,
-les lisait d’un bout à l’autre. Le reste du
-temps, elle errait dans les rues, où tout l’effrayait.
-Si elle apercevait au coin d’une avenue, au seuil
-d’une gare, quelques soldats rassemblés, elle
-croyait voir un régiment entier partant déjà pour
-l’Est. La trompe d’une auto passant à grande allure,
-la simple cloche d’une église prenaient pour ses
-oreilles les sonorités terribles du tocsin ou d’une
-fanfare guerrière. Malade, à demi folle, elle ne
-pouvait prendre aucun aliment, ne se soutenait
-plus qu’avec du thé et du café, dormait à
-peine. Pourtant son corps, galvanisé par la douleur,
-ne ressentait nulle fatigue. Elle allait, elle
-marchait tout le jour, image vivante de l’inquiétude
-errante. Elle visitait ses amis, cherchant vainement
-auprès d’eux quelque réconfort. Son frère seul
-s’entêtait dans son optimisme. Il pressait sa femme
-de partir en vacances. Juliane, plus lucide, s’y refusait
-obstinément, et M<sup>lle</sup> Drevain, éperdue, tremblant
-pour sa fortune et sa vie, annonçait à qui voulait
-l’entendre la ruine de l’Europe et la fin du
-monde.</p>
-
-<p>Le vendredi, Laurence se rendit à Versailles. Elle
-pensait trouver auprès des Arêle quelque consolation.
-Peut-être, dans les ténèbres où elle se débattait,
-ces fermes chrétiens discernaient-ils une petite
-lueur, une dernière chance. Peut-être allaient-ils
-la rassurer. Elle l’espérait, mais le colonel, cloué
-dans son fauteuil par une violente attaque de
-goutte, ne se dissimulait aucunement la gravité de
-l’heure. Tout de suite, après l’avoir embrassée,
-il lui dit avec un triste sourire :</p>
-
-<p>— Eh bien ! chère enfant, la voilà donc venue
-cette guerre que votre père a tant désirée. Dieu sauve
-la France ! Je ne suis plus qu’un vieil homme inutile.
-Je ne pourrai reprendre du service comme je
-l’aurais voulu. Mes trois fils tiendront ma place. Ce
-sont de braves enfants.</p>
-
-<p>Des larmes roulaient dans ses yeux clairs. Son
-cœur paternel souffrait. Mais cette souffrance même
-accroissait sa douceur et sa charité. Inspiré par une
-pitié divine, cet être si sage lut soudain dans le cœur
-de Laurence. Remarquant l’effrayante altération de
-son visage, il devina son secret. Si sensible qu’elle
-fût, ce n’était pas la seule pensée de la douleur des
-autres qui pouvait la plonger dans une telle détresse.
-Il fallait qu’elle fût frappée dans son affection la
-plus chère.</p>
-
-<p>— Courage, enfant, lui dit-il avec tendresse. Ce
-monde, prêt à tomber en ruines, heureusement n’est
-point le seul. Un autre existe où toutes les peines
-seront changées en joie. L’essentiel est de faire son
-devoir, d’accepter, d’offrir tout ce qu’on a, de se
-confier en la divine justice qui, un jour, nous rendra
-tout ce qu’elle nous arrache. Ceux que nous aimons
-sont au Créateur avant d’être à nous. J’ai offert mes
-trois fils. Que la volonté de Dieu soit faite.</p>
-
-<p>En sortant de chez les Arêle, Laurence acheta un
-journal du soir, et le parcourut sans y trouver de
-nouvelles plus graves. Mais, parmi la foule qui stationnait
-à la gare, des rumeurs alarmantes circulaient,
-assombrissant tous les visages. Laurence,
-glissant de groupe en groupe, recueillait des renseignements,
-inexacts peut-être, mais significatifs. On
-se répétait que tel régiment de cavalerie avait quitté
-Versailles la veille pour rejoindre, dans l’Est,
-les troupes de couverture. On affirmait que tel industriel
-allemand était parti secrètement, rappelé dans
-son pays par l’ordre de mobilisation. Dans le train,
-ouvriers et bourgeois s’entretenaient familièrement.
-Les distances sociales s’abolissaient déjà. Ils n’étaient
-plus que les défenseurs d’une même terre, les
-hommes d’une même classe, marqués pour un même
-destin. Ils parlaient de leur prochain départ avec une
-gaieté simple, un souriant courage : « Moi je dois
-rejoindre le premier jour de la mobilisation, moi le
-second, moi le cinquième. » Acceptant la guerre
-comme un fait accompli, tranquillement ils supputaient
-les chances de victoire. Ils évitaient d’évoquer
-le foyer qu’ils allaient quitter, les êtres chers auxquels
-ils allaient dire adieu. Mais ils n’osaient pas
-regarder les épouses, les mères qui, silencieusement,
-pleuraient en les écoutant.</p>
-
-<p>A Chaville, au moment où le train, après s’être
-arrêté, s’ébranlait de nouveau, une des portières du
-wagon encombré s’ouvrit avec force, livrant passage
-à un colonel d’artillerie, jeune encore, bien pris
-dans son uniforme, svelte de corps, beau de visage.
-Ce fut comme l’apparition subite d’un drapeau
-déployé dans le vent ou d’une épée flamboyante
-brandie en plein soleil. Les regards aussitôt se
-fixèrent sur lui. Un long murmure, une sorte d’acclamation
-sourde et passionnée monta de toutes les poitrines
-vers cette image vivante de la patrie. A sa vue,
-les hommes se dressèrent, se raidirent dans leurs
-vêtements civils, portant leur main à leur casquette,
-à leur chapeau et, devant ce chef dont ils
-se sentaient déjà les soldats, ébauchèrent un salut
-militaire qu’il leur rendit en pâlissant. Par ce geste
-instinctif, unanime, à la fois si simple et si éloquent,
-ils offraient d’un élan leur vie et leur jeunesse à la
-France menacée. Gagnées par leur générosité contagieuse,
-les femmes, à leur tour, essuyant leurs
-larmes, joignant les doigts, avec une sorte de dévotion,
-semblaient, elles aussi, offrir une immolation
-plus profonde. En cet instant, il n’y avait dans les
-plus humbles cœurs qu’héroïsme brûlant, charité
-merveilleuse. Nul être qui restât solitaire, nulle souffrance
-qui ne fût comprise de tous, honorée, bénie.
-Et, bouleversée par ce spectacle, Laurence concevait
-combien, au milieu des pires épreuves, la vie resterait
-belle et magnifique si toujours les hommes
-savaient, oubliant leurs soucis mesquins, leurs vils
-intérêts, s’aimer les uns les autres, créer autour
-d’eux cette atmosphère si noble, si fervente, où
-l’âme la plus triste, en ce jour désolé, se sentait
-presque heureuse de tant souffrir.</p>
-
-<p>Un télégramme attendait Laurence chez elle. Cyril
-lui annonçait sa visite pour le lendemain, marquant
-ainsi l’heure des adieux.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VIII</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Qu’il s’agisse d’ascétisme, d’ermitage
-ou du ciel, je veux être avec
-toi.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Le Ramayana.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Durant toute la nuit, durant toute la matinée du
-lendemain, Laurence s’efforça de se préparer à l’entrevue
-suprême après laquelle il ne lui resterait plus
-rien au monde. Mais déjà elle s’oubliait pour
-plaindre Cyril et ne songer qu’à sa misère. Dans
-quelques jours, dans quelques heures peut-être, il
-allait quitter sa mère, sa maison, ses livres, tout ce
-qu’il avait aimé. Il ne serait plus qu’un soldat parmi
-tant d’autres, sans foyer, sans amis, sans asile. Il
-n’aurait plus d’autres devoirs que celui de tuer,
-d’autre but que la tombe. Du moins, puisqu’elle ne
-pouvait le suivre, l’assister, Laurence se jura de ne
-pas l’affaiblir par ses larmes. Mais les affres, les
-transes de cette dure semaine avaient, sur son
-corps amaigri, sur ses traits dévastés, accompli
-des ravages difficiles à cacher. Une maladie de six
-mois ne l’eût pas changée davantage. Lorsque Cyril,
-à deux heures de l’après-midi, la trouva sur son
-divan, lorsqu’elle tourna vers lui sa pâle figure
-où seuls les yeux agrandis démesurément vivaient,
-brûlaient d’une effroyable angoisse, il ne put retenir
-une exclamation. Il l’enveloppa de ses bras et posa
-vivement la main sur ce visage exsangue, comme
-pour en voiler l’insoutenable douleur.</p>
-
-<p>Ils s’assirent. Leurs mains étaient unies, Laurence
-appuyait sa tête renversée sur l’épaule de
-son ami. Il la regardait maintenant fixement,
-et elle n’essayait pas de fuir ce regard attentif.
-L’approche de la mort, qui simplifie toutes choses,
-la délivrait d’une longue contrainte. Son amour
-était si triste, si parfait, si pur, si pauvre, si
-amer, qu’elle pouvait enfin l’avouer. Puisque cette
-heure était la dernière, elle pouvait sans honte
-laisser Cyril lire dans son cœur plein de lui. Par
-moments, elle se soulevait un peu pour l’embrasser.
-Puis, de nouveau, sans rien dire, elle le contemplait
-comme un enfant qui meurt contemple le soleil et ce
-monde merveilleux qui lui échappe avant qu’il l’ait
-connu. Dans ce silence pesant, plein d’adieux,
-de visions lugubres, son âme perdait ses forces. Elle
-le comprit et se hâta se prononcer au hasard
-quelques paroles.</p>
-
-<p>— Cyril, il n’est plus permis d’espérer, n’est-ce
-pas ? La guerre est inévitable ?</p>
-
-<p>Il n’essaya pas de la tromper. Il avait pitié d’elle,
-mais un peu comme un homme a pitié d’un homme,
-son égal en courage. Il répondit simplement :</p>
-
-<p>— Sans doute. L’ordre de mobilisation sera probablement
-affiché cet après-midi. Je partirai le
-second jour, dimanche ou lundi. Le plus tôt sera le
-mieux. Je suis prêt et cette attente est pénible.</p>
-
-<p>Son regard exprimait une résignation sombre et
-fervente, une sorte d’acceptation passionnée. Mais
-son visage décomposé portait les traces d’une longue
-lutte. Pour la plupart des hommes, la plus terrible
-épreuve est relativement bénigne, tant est grand
-leur aveuglement. Ils ne la voient pas quand elle les
-menace, ils l’oublient dès qu’elle a passé. Au moment
-même où elle les frappe, étourdis par ses coups, ils
-ne la comprennent qu’imparfaitement. Pour un
-esprit profond, pour une imagination puissante, le
-malheur garde ses proportions réelles, infinies, et le
-vif regard de Cyril savait sonder ses plus lointaines
-perspectives. Durant ces six jours, il avait à l’avance
-vécu toute la guerre. Il avait saigné dans sa chair
-avec tous les blessés. Il s’était incarné dans tous les
-cœurs. Sa jeunesse avait baisé la mort sur la bouche.
-Bien portant, aimé, tranquille encore dans sa maison,
-il avait subi l’abandon, le délaissement absolu,
-l’horreur de l’agonie solitaire. Vivant, il était descendu
-dans la tombe. En cet instant, il portait à la
-fois la douleur du moment, celle de l’avenir, sa
-propre croix, celle des autres. Son courage ne s’appuyait
-sur aucune illusion. Et Laurence sentit sa
-main trembler dans la sienne. Elle dit avec effort :</p>
-
-<p>— Où vous envoie-t-on d’abord ?</p>
-
-<p>— A Chaumont, rejoindre le dépôt de mon régiment.</p>
-
-<p>— Vous y resterez quelque temps, vous ne serez
-pas engagé tout de suite ?</p>
-
-<p>— Je ne le pense pas. A moins qu’on ait trop
-besoin d’hommes, les réservistes referont probablement
-une période d’entraînement pour s’habituer à
-porter le sac, pour se plier aux longues marches, aux
-fatigues du métier.</p>
-
-<p>Elle regarda tristement en face d’elle, à travers la
-vitre, le ciel orageux.</p>
-
-<p>— Il va pleuvoir, dit-elle en soupirant. Oh ! Cyril,
-je ne pensais pas que ce fût un bonheur d’avoir
-seulement une maison, un abri contre les intempéries
-des saisons, un lit pour dormir. Pourtant voici
-que tous ces faibles biens vous sont arrachés. Mais
-peut-être ne pourrez-vous supporter une telle misère ?
-Si vous tombiez malade, ce serait, n’est-il pas vrai,
-un grand bonheur, car alors, vous nous reviendriez ?</p>
-
-<p>Il eut un mouvement de révolte devant cet espoir
-coupable qu’elle avouait ingénument. Mais il se
-souvint qu’elle l’aimait, et il reprit avec tendresse :</p>
-
-<p>— Vous ne devez pas faire ce souhait, ce serait pour
-moi une humiliation trop grande. Dès maintenant,
-je n’aurai plus aucun repos avant d’être
-là-bas, près des frontières, souffrant et combattant
-avec les hommes de ma génération et de ma race,
-partageant leurs fatigues, leurs dangers. Cela seul
-me semble enviable.</p>
-
-<p>Elle ne s’étonna point de ce langage. A la place de
-Cyril, elle eût parlé comme lui. Mais pouvait-elle
-accepter pour son bien-aimé ce qu’elle eût accepté
-pour elle ?</p>
-
-<p>— C’est injuste, gémit-elle. Poète, vous aviez été
-créé pour nous dire de nobles paroles, pour nous
-expliquer toutes choses. C’est une amère dérision de
-vous envoyer parmi tant d’autres soldats vers la
-mort. Des êtres comme vous devraient être épargnés,
-soustraits par un consentement unanime au danger
-commun. Dix mille vies ne paieraient pas la vôtre.</p>
-
-<p>Encore une fois, il retint un mouvement d’irritation.
-Il avait le cœur plus généreux qu’elle et tandis
-que, tout occupée de lui, elle ne songeait qu’à le
-plaindre, lui déjà, saisi par la grande solidarité
-humaine, s’inclinait pieusement sur la douleur de
-tous.</p>
-
-<p>— Quelle folie ! je ne suis rien, ma chère Laurence,
-dit-il avec un sourire triste. Au reste, je ne
-voudrais pas qu’une supériorité prétendue me conférât
-le droit honteux d’économiser mon sang, de
-ménager ma vie. C’est une chose admirable que tant
-d’êtres soient jugés dignes d’un même sacrifice,
-réclamés pour un même holocauste. Tous les
-hommes sont égaux devant la souffrance et la mort.
-Ceux qui, aujourd’hui, comme moi, s’apprêtent à
-partir, n’avaient pas plus que moi désiré la guerre.
-Leur acceptation vaut la mienne. Songez à eux, Laurence,
-et vous pleurerez moins sur moi. La pitié
-semble d’abord devoir nous désarmer, mais elle est
-une source de force, c’est à elle que je dois mon
-courage.</p>
-
-<p>A ce moment, son regard rencontra celui de
-Laurence. Une émotion soudaine fit vaciller ses
-traits. Doucement, il appuya son visage sur cette
-pâle figure qui semblait lui reprocher sa paix précaire.</p>
-
-<p>— Ne me croyez pas insensible, murmura-t-il.
-Il y a une chose que je puis à peine supporter, c’est
-la douleur où je vais laisser les deux êtres qui me
-sont les plus chers au monde : maman et vous,
-Laurence !</p>
-
-<p>Elle avait fermé les yeux. Elle était plongée dans
-la nuit, mais non plus seule. Elle sentait la chaleur
-de cette joue contre la sienne et de ce corps entre
-ses bras, tandis que des paroles inespérées comblaient
-enfin le vide de son cœur. Sa longue
-attente, sa fidélité, sa patience n’avaient pas été
-vaines. Cyril ne l’avait pas choisie dans le transport
-de sa jeunesse pour en faire sa bien-aimée, son
-idole ; mais, tout de même, elle était sa pauvre
-enfant. Il porterait à jamais la responsabilité du
-mal incurable, dévorant, qui la brûlait jusque dans
-la moelle des os. Sous la fulgurante lumière du
-malheur, il venait de voir le visage nu et sanglant
-de son amour. Il s’en souviendrait dans l’absence,
-dans les pires tourments, au fond de la tombe, au
-ciel même. Par son martyre, elle l’avait conquis et
-rien ne pourrait plus dénouer le lien dont elle l’avait
-enlacé. L’heure des adieux les rapprochait, soudait
-leurs âmes l’une à l’autre, mystiquement, pour toujours.
-C’est pourquoi Laurence endurait sans révolte
-sa secrète agonie ; car elle savait que c’était le plus
-grand bonheur de sa vie, ce déchirement, cette douleur !</p>
-
-<p>Maintenant, elle écoutait des paroles plus tendres
-encore, et qui confirmaient ses pensées :</p>
-
-<p>— Chère, disait Cyril, n’est-ce point étrange ? Il
-faut être au seuil de la tombe pour comprendre,
-parmi les biens qui nous échappent, lesquels étaient
-vraiment précieux, pour savoir ce que nous avons
-réellement aimé. Alors, tout ce qui n’était qu’apparences
-trompeuses, illusions, mirages formés par la
-passion, s’évanouit. Des figures que nous croyions
-adorer, qui nous hantaient nuit et jour, s’estompent,
-disparaissent, et d’autres prennent un
-éclat que rien n’effacera jamais. Le saviez-vous, Laurence ?
-Nulle ne fut plus semblable à moi, plus près
-de moi que vous, si près que parfois je vous
-voyais à peine, que je ne sentais pas toujours
-votre présence. Vous étiez en moi comme ma pensée,
-comme le sang de mon cœur. Et l’amitié qui nous
-liait était plus grande que tout amour. Au moment
-où tout me manque, elle subsiste seule. Je puis vous
-dire adieu, vous ne me quitterez jamais et je vous
-emporterai partout avec moi.</p>
-
-<p>Il avait relevé la tête. Elle posa les deux mains sur
-son visage, et elle le regardait, sans rien dire, avec
-une expression de joie hagarde qui lui fit mal.</p>
-
-<p>— Hélas ! dit-il en soupirant, il eût mieux valu
-pour vous que nous ne nous fussions pas rencontrés
-ici-bas.</p>
-
-<p>Elle protesta passionnément :</p>
-
-<p>— Je ne regrette rien, cet amour m’était nécessaire.</p>
-
-<p>— Pourtant, s’écria-t-il, voyez le mal que je vous
-fais, voyez où je vous entraîne !</p>
-
-<p>Mais elle ne maudit pas la douleur où sa passion
-trouvait sa réalisation, son achèvement, sa plénitude.</p>
-
-<p>— Oui, dit-elle, dans une région désolée, comme
-aux confins du monde. Il n’y a plus autour de nous
-que des décombres, devant nous des ténèbres, mais
-qu’importe puisque je suis à vos côtés !</p>
-
-<p>Alors, la voyant si forte, il voulut l’éprouver plus
-encore, la mettre en présence du malheur qu’il
-redoutait pour elle. Il dit, la regardant bien en face :</p>
-
-<p>— Cependant, si je meurs, Laurence ?</p>
-
-<p>Elle reçut le coup sans faiblir. Elle avait prévu
-cela aussi. Ses yeux noircirent comme la mer au
-moment où le vent s’élève. Elle murmura, farouche :</p>
-
-<p>— Je ne vivrai pas après vous !</p>
-
-<p>Il tressaillit et son visage devint sévère.</p>
-
-<p>— Que signifie cette parole ? s’écria-t-il. Vous ne
-voulez pas dire que vous vous donnerez la mort ?
-Si vous me connaissez, vous savez que ce serait à
-mes yeux un crime que je ne pourrais vous
-pardonner !</p>
-
-<p>Elle eut un rire déchirant :</p>
-
-<p>— Comme vous êtes dur !</p>
-
-<p>Son cœur fut écrasé par une indicible épouvante.
-Elle comprit enfin, pour la première fois, à
-quel point elle dépendait de Cyril. Jamais, même
-dans le transport du désespoir, elle ne pourrait, fût-il
-couché dans la tombe, accepter la pensée de lui
-déplaire, ni accomplir un acte qu’il condamnait.
-D’un mot, il venait de lui fermer toute issue. Il
-l’emprisonnait dans la vie. Il la chargeait d’une
-douleur sans fin, d’un joug qu’elle n’oserait plus
-rompre. Elle palpitait comme une bête traquée qui
-cherche à s’échapper. Plaintivement, elle dit,
-essayant d’éluder sa question précise :</p>
-
-<p>— Je ne pourrai pas vivre après vous, je le sais,
-je le sens. Il me sera accordé de mourir, tout naturellement
-de votre mort.</p>
-
-<p>— Mais vous ne chercherez point à hâter votre
-heure ? Jurez-le-moi, Laurence, je le veux, il le faut.</p>
-
-<p>Ils demeurèrent l’un en face de l’autre, comme
-dans un silencieux combat. Le regard de Cyril exprimait
-une autorité pressante, inexorable. Celui de
-Laurence une supplication affolée, une peur panique.
-Mais peu à peu ses yeux se firent plus doux, plus
-humbles. Elle cédait dans le déchirement horrible
-de tout son être. Ce fut le point culminant de son
-amour, l’instant où Cyril, en quelque sorte, lui
-arracha son âme. Sans résistance, elle subit ce rapt
-profond, cette âpre violence. Elle se laissa dépouiller
-de tout, elle donna tout ce qui lui restait, abdiquant
-à la fois sa liberté, sa volonté, sa dernière espérance.
-Sa tête roula sur l’épaule de son ami. Dans
-un gémissement d’agonie, elle balbutia le serment
-qu’il exigeait d’elle, et il la tint entre ses bras,
-inerte, entièrement rompue par ce suprême effort.</p>
-
-<p>Alors il se fit infiniment tendre et, tandis que,
-silencieuse et foudroyée, elle savourait l’amer calice
-dont il venait de l’empoisonner, il essaya de relever
-son courage.</p>
-
-<p>— Croyez-le, dit-il. Cette heure, si sombre qu’elle
-soit, est une heure sanctifiante. C’est comme si,
-dans la forêt où nous risquions de nous perdre, une
-main bienfaisante avait détruit toutes les routes
-pour n’en laisser qu’une seule, celle qui mène au
-vrai but du voyage, vers l’éternité, vers Dieu. Tout
-est simple, clair et facile, parce que le monde
-autour de nous tombe en ruines et nous n’y sommes
-plus que pour une heure, « en étrangers et en
-pèlerins ». Déjà nous nous étonnons d’avoir désiré
-ses biens périssables. Pourquoi tant de soucis, de
-travaux inutiles ? En dehors de ce qu’il accomplit
-pour Dieu, tout ce que fait l’homme ici-bas, tout ce
-qu’il aime n’est que néant, vanité, illusion, fumée.</p>
-
-<p>— Des êtres tels que vous ne sont pas que fumée,
-s’écria passionnément Laurence. Je ne me trompais
-pas en vous aimant. Oh ! Cyril, vous me suffisiez
-pleinement et vous m’auriez toujours suffi !</p>
-
-<p>— Jusqu’à la mort seulement, reprit-il d’une voix
-plus forte et presque solennelle. Si vous supprimez
-Dieu, je ne suis, pour votre amour même,
-qu’une statue d’argile animée, prête à se dissoudre
-au moindre souffle du vent. Dieu seul peut me
-donner une âme indestructible participant à son
-éternelle existence et je n’ai pas de réalité hors de
-lui.</p>
-
-<p>Elle couvrit ses yeux de sa main, comme éblouie
-par une lumière trop vive, et elle murmura sourdement :</p>
-
-<p>— S’il est vrai que lui seul peut vous rendre à
-moi, que veut-il de moi ?</p>
-
-<p>— Il vous veut simplement, reprit Cyril avec une
-douceur persuasive. Il vous veut, comme il me voulait,
-Laurence. Oh ! j’ai été préparé d’une manière
-miraculeuse à cette épreuve. Depuis un an, je sentais
-en moi comme un appel, une sollicitation pressante,
-une main toujours sur moi et qui m’arrachait tout.
-Je résistais, malgré moi, sauvagement. L’homme a
-peur de ce qui est grand : il se refuse instinctivement
-à l’amour infini, comme la femme à celui
-qu’elle adore. Mais voici le dernier coup de la grâce.
-Le temps n’est plus à moi. La mort est toute proche.
-Il n’y a plus d’hésitation possible. Naturellement, je
-ne partirai pas sans avoir mis en ordre ma conscience,
-sans m’être réconcilié avec Dieu. Je voudrais
-que vous le fissiez aussi, Laurence ; car alors
-je ne vous laisserais plus seule.</p>
-
-<p>De nouveau, elle céda et promit ce qu’il lui demandait.
-Quelle que fût la route où il s’engageait,
-il fallait bien qu’elle le suivît. Il ne pouvait rien
-aimer qu’elle n’aimât comme lui, rien croire qu’elle
-ne crût aussitôt.</p>
-
-<p>— Cyril, est-ce tout ? dit-elle avidement. N’avez-vous
-plus rien à réclamer de moi ?</p>
-
-<p>— Plus rien, soupira-t-il, voici que je vous ai
-tout repris. Je vous confie encore ce que j’ai de plus
-cher. Maman, comme vous reste seule. Qu’une
-même douleur vous unisse. Demeurez avec elle et
-priez pour moi.</p>
-
-<p>Elle accepta, docile, les devoirs qu’il lui laissait.
-Alors, ayant ainsi en quelque sorte terminé son
-testament, il se leva. C’était l’heure des adieux. Laurence
-avait beau l’enlacer de ses faibles bras, elle ne
-pouvait plus le retenir qu’une minute encore.</p>
-
-<p>— Au revoir, disait-elle, les yeux levés vers ce
-vivant visage où déjà elle croyait voir l’ombre de la
-mort. Au revoir ! Ne me dites pas d’autre mot. Je
-souffrirai tout ce qu’il faudra souffrir. Je vivrai tant
-qu’il faudra vivre, afin de mériter qu’un jour vous
-me soyez rendu. Mais, Cyril, souvenez-vous de moi,
-même au delà du monde, que je puisse vous reconnaître
-et vous aimer encore. Vous m’appellerez,
-n’est-ce pas, ami cher ? Vous m’appellerez et je vous
-répondrai. Vous me prendrez en vous, pour toujours,
-pour toujours.</p>
-
-<p>Il détourna la tête pour cacher ses larmes, car
-il défaillait d’émotion en la voyant accueillir avec
-une telle ferveur la dernière espérance qu’il lui avait
-offerte. Si tendre que soit un homme, tout l’amour
-qu’il a jamais pu concevoir est cent fois dépassé par
-l’amour de la femme, cet amour acharné, inextinguible,
-que n’effraient ni la séparation, ni la mort
-même, et qui martyrisé, condamné ici-bas, se tourne
-avidement vers l’éternité, la sommant de réaliser
-son rêve. Bien qu’il fût affligé de constater que, dans
-la religion même, Laurence ne cherchait, ne désirait
-que lui, Cyril fut vaincu par son cri passionné :</p>
-
-<p>— Au revoir donc, dit-il gravement, concluant le
-pacte que lui proposait cette pauvre âme en peine.
-Au revoir de toutes façons, sur cette terre, ou au delà.</p>
-
-<p>Ils étaient parvenus sur un sommet trop escarpé,
-trop pur. Laurence eut un soudain vertige. Elle
-faiblit pour la première fois. Sa douleur, longtemps
-contenue, rompit les bornes où l’enfermaient
-sa volonté et sa raison. Elle se mit à délirer.</p>
-
-<p>— Non, non, gémissait-elle en roulant sur l’épaule
-de Cyril sa tête échevelée ; non, je vous ai trompé,
-je ne puis m’élever si haut. Que m’importent l’au-delà,
-le ciel ? Sais-je seulement si je pourrai vous
-retrouver ? Si triste qu’il soit, ce monde, lorsque vous
-êtes avec moi, devient mon paradis. Restez encore
-quelques heures. Ne me dites plus rien. Que votre
-main soit dans la mienne, votre cœur près du mien,
-et ma joie sera telle que, peut-être, elle pourra me
-tuer. Alors vous m’abandonnerez et je reposerai
-tranquille. Mais ne me quittez pas ainsi vivante. Oh !
-restez, restez avec moi !</p>
-
-<p>Elle s’accrochait à lui, convulsivement, avec un
-regard horrible. Il était aussi pâle, aussi bouleversé
-qu’elle.</p>
-
-<p>— Laurence, mon amie, mon enfant, murmura-t-il
-d’une voix tremblante, pardonnez-moi. J’ai été cruel
-pour vous, je le sais bien. Mais il fallait qu’entre
-nous tout fût dit. Je devais vous préparer au plus
-grand malheur, vous dicter toutes mes volontés, afin
-que vous soyez avec moi, toujours. Pourtant, je puis
-être épargné. Priez pour moi, espérez, et votre
-attente ne sera pas trompée.</p>
-
-<p>Elle souffrait trop pour le croire ; mais elle comprit
-soudain le mal qu’elle lui faisait. Par pitié pour
-lui, elle réussit à feindre une confiance qu’elle n’avait
-point. Calmée, elle dit avec un sourire héroïque :</p>
-
-<p>— C’est vrai, vous reviendrez, Cyril, je le sais,
-j’en suis sûre !</p>
-
-<p>Elle le reconduisit jusqu’au seuil de la porte. Ils
-s’embrassèrent encore. Puis Cyril commença de descendre
-l’escalier. Appuyée à la rampe, Laurence
-regardait, sans une larme, ce beau visage, admirable
-lumière, qui, lentement, déclinait sur sa vie. Jusqu’au
-dernier moment, elle lui sourit, calme, sereine,
-réprimant avec force les cris déchirants de son cœur.
-Enfin, lorsque tout fut fini, lorsqu’elle eut refermé
-la porte, elle chancela comme au bord d’un abîme.
-Ses yeux, quoique grands ouverts, ne voyaient
-plus rien qu’une nuée informe. Et il lui sembla
-que son âme n’était plus qu’un faible souffle
-entre ses dents, tout prêt à s’exhaler. Elle eut
-soudain la conviction absolue qu’il lui suffirait de
-consentir à la mort pour cesser aussitôt d’exister.
-Mais si grand que fût son mal, elle souhaitait qu’il
-se prolongeât. De toute sa volonté, elle retenait
-impérieusement, passionnément, sa vie défaillante.
-Les promesses faites à Cyril l’enchaînaient à la terre.
-Il lui fallait les accomplir et sauver, dans ce grand
-désastre, l’honneur de son amour.</p>
-
-<p>Elle descendit dans la rue et se dirigea vers
-Saint-Sulpice. En débouchant sur la place, elle
-aperçut un groupe compact qui stationnait devant
-la mairie. Tous les passants, se détournant de leur
-route, venaient grossir ce rassemblement d’où, par
-moments, une femme se détachait, s’enfuyait précipitamment,
-couvrant de ses mains son visage. Cette
-foule était calme et regardait silencieusement une
-petite affiche d’aspect inoffensif. Laurence, à son
-tour, s’en approcha et lut les deux lignes concises
-qui ordonnaient la mobilisation générale des armées
-de terre et de mer. Alors, pour la première fois
-depuis une semaine, ses larmes jaillirent. Elle
-s’éloigna, courbée en deux, les épaules secouées
-de sanglots. Elle entra dans l’église de Saint-Sulpice,
-s’arrêta près d’un confessionnal. Et là
-elle attendit, pleurant à fendre l’âme, que le
-moment fût venu de se réconcilier avec le Dieu que
-Cyril lui avait rendu et devant lequel il s’agenouillait
-aussi, dans une église voisine, à la même heure,
-sans qu’elle le sût.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>IX</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Quel que soit le malheur qui nous
-arrive, la plupart du temps nous
-l’endurons et nous attendons qu’il
-finisse.</p>
-
-<p class="attr">Samuel <span class="sc">Butler</span>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Le surlendemain, Laurence se rendit à Bourg-la-Reine.
-Cyril était parti le matin même. L’heure
-des adieux pour sa mère durait encore. Elle la prolongeait,
-l’éternisait, l’évoquait sans cesse en pleurant.
-De nombreux amis l’entouraient qui, tous, la
-plaignaient sincèrement. Mais plus que leurs
-paroles et leurs consolations, l’émouvaient le visage
-altéré de Laurence, son silence, sa consternation.
-Cyril lui avait trop tendrement recommandé la
-jeune femme pour qu’elle ne devinât pas, la
-voyant si triste, son amour secret. Déjà un lien aussi
-fort que celui du sang unissait l’une à l’autre ces
-deux abandonnées. Sans avoir besoin de s’expliquer,
-elles savaient qu’elles allaient désormais souffrir,
-attendre ensemble, sans que rien jamais pût les
-séparer. Quand tous les visiteurs se furent retirés,
-Laurence s’attarda longtemps dans le salon où
-la présence de Cyril semblait flotter encore. La
-société de M<sup>me</sup> de Clet lui était douce. Elle avait le
-regard de son fils, la même nature ouverte, chaleureuse,
-quoique plus superficielle. Son cœur était
-moins sombre, moins meurtri que celui du poète.
-Alors qu’il s’était soumis au malheur docilement,
-complètement, sans imaginer que le sort pût lui
-faire grâce, elle gardait une espérance acharnée.
-Cyril reviendrait, elle en était sûre. Elle allait tant
-prier pour lui ! Son amour agissant, de loin
-le défendrait. Quelques mois d’inquiétudes, de
-craintes, et ce cauchemar prendrait fin, faisant
-place à l’ivresse du retour et de la réunion. Peu
-à peu, Laurence se laissait pénétrer par la même
-certitude. Tous les hommes, en effet, ne pouvaient
-être tués. Peut-être qu’au-dessus de ce cataclysme,
-une justice indéfectible subsisterait. Peut-être Dieu
-rappellerait-il à lui seulement les inutiles, les lâches,
-purgeant la terre et laissant vivre les meilleurs, les
-plus grands, les mieux aimés : Cyril.</p>
-
-<p>Le sixième jour de la mobilisation, André Dacellier
-partit, sans enthousiasme excessif, mais pourtant
-sans répugnance. Depuis longtemps, sous
-l’influence de sa femme, si correcte, si « bien pensante »,
-son antimilitarisme entêté de jeune homme,
-heureux de s’insurger contre les idées de son père,
-s’était changé en neutralité insouciante, absence
-méprisante de toute opinion politique. Entraîné
-malgré lui par l’élan magnifique d’un peuple
-entier, las d’un long asservissement, il admit
-sans effort la nécessité de combattre, de vaincre
-l’Allemagne, pour assurer à jamais la paix du
-monde. Contraint d’abandonner son foyer, ses
-travaux, de rompre avec toutes ses habitudes, il
-trouva, dans sa légèreté, la force que d’autres, plus
-nobles, puisaient dans l’amour du devoir et du
-sacrifice. Il appartenait à la race trop nombreuse
-des êtres qui, exempts de passion, incapables
-de s’attacher sérieusement à rien, s’accommodent
-aisément de tout. Puisqu’il devait faire la guerre,
-il s’y intéressait comme à son métier de journaliste.
-Au reste, dans cette catastrophe, aveugle
-et borné toujours, il ne voyait nulle part la douleur.
-On l’eût fait sourire en lui parlant des
-cœurs brisés par la séparation. Il quittait sans
-émoi sa femme et sa fille. Pas un instant il ne
-songea qu’il pourrait ne pas revenir. Laurence
-méprisa ce courage qui prenait sa source dans un
-optimisme chimérique, dans l’égoïsme et la frivolité
-de l’âme.</p>
-
-<p>A son tour, Gaston Noret vint lui faire ses adieux.
-Il était extrêmement gai et trouvait la vie magnifique.
-La guerre l’amusait comme une aventure
-pittoresque, imprévue, folle. Il brûlait du désir de
-combattre. Pas plus qu’André, il ne se croyait
-menacé dans sa vie. Narguant le danger, il se
-confiait joyeusement à sa bonne étoile, à la chance
-qui, jamais, jusqu’alors, ne l’avait trahi.</p>
-
-<p>Juliane, dès que son mari fut parti, se fit engager
-comme infirmière-major dans un hôpital de Paris.
-Son activité nouvelle, le sentiment de son importance,
-les grandes phrases qu’elle débitait sur le
-sacrifice et la patrie compensaient, pour cette
-créature vaniteuse, l’absence et les dangers d’André.
-M<sup>lle</sup> Drevain, un peu rassurée, s’occupait activement
-d’entasser chez elle des provisions de toutes sortes
-en prévision d’un siège ou d’une disette. Edith Albertaud
-avait eu la chance de garder son mari, placé
-à la tête d’un hôpital militaire. Absorbée par ses
-nombreux devoirs, heureuse de voir son foyer
-préservé, elle ne songeait pas à la douleur des
-autres.</p>
-
-<p>Lorsqu’elle quittait M<sup>me</sup> de Clet, Laurence ne se
-plaisait que dans la société des Arêle. Ceux-là, vraiment,
-savaient souffrir. Si dans cette grande
-épreuve, ils ne proféraient pas une plainte, leur
-sérénité n’avait pas pour cause l’indifférence. Déjà
-leurs deux fils aînés, les jésuites, étaient rentrés en
-France. Le plus jeune revenait du Maroc avec son
-régiment. Ils allaient trembler jour et nuit pour ces
-trois existences. Si sainte que fût M<sup>me</sup> Arêle, elle
-n’en restait pas moins la plus tendre, la plus craintive
-des mères. Sans cesse, elle s’inquiétait, ne songeait
-qu’aux soldats. Les yeux fixés sur le ciel maintenant
-rayonnant et implacable, elle disait à Laurence
-en soupirant : « Pauvres enfants, comme ils
-doivent être fatigués, marchant en plein soleil sur
-les routes brûlantes. Et cette nuit, avez-vous entendu
-l’orage, la pluie diluvienne ? Ils ont été trempés, ils
-ont eu froid peut-être ! » Laurence, pour qui toutes
-les variations atmosphériques prenaient les proportions
-d’une tragédie et qui, sans cesse, implorait les
-éléments, le soleil, la pluie, la foudre de ne point
-faire mal à son bien-aimé, Laurence s’associait de
-toute son âme à cette anxiété maternelle. Elle fut
-heureuse d’offrir à ses vieux amis une immense
-consolation en leur annonçant son retour à la foi.
-Leurs visages resplendirent de joie lorsqu’ils
-apprirent qu’elle avait communié. Ils l’embrassèrent
-avec des larmes, louant Dieu, bénissant l’épreuve
-même qui les frappait. Elle leur avoua que Cyril
-avait été l’instrument de sa conversion et les
-supplia de prier pour lui. Ils comprirent son amour.
-Ce furent eux alors qui s’efforcèrent de la rassurer,
-de l’aider à porter cette croix trop lourde sous
-laquelle ils la voyaient plier. Ils furent aussi heureux
-qu’elle lorsque Cyril écrivit qu’il restait à
-Chaumont, où il devrait probablement subir une
-longue période d’entraînement avant d’être envoyé
-au front.</p>
-
-<p>La guerre commençait. Après quelques succès
-éphémères, remportés par nos troupes en Alsace,
-la bataille s’engagea bientôt, formidable, en Belgique,
-et notre armée, vaincue, recula. Cette défaite
-de Charleroi fut pour Laurence un coup terrible.
-Nos premières victoires ne l’avaient émue que dans
-sa piété filiale, lui faisant regretter que son père ne
-fût plus là, à l’heure où se réalisait son rêve, où il
-eût goûté la plénitude du bonheur ; mais elle comprit
-soudain ce qu’est l’amour de la patrie, lorsqu’elle
-sentit la France, ouverte sans défense, devant
-l’envahisseur. Il lui semblait maintenant que c’était
-son cœur même que les Allemands foulaient aux
-pieds avec notre sol. Ils entraient chez nous, vainqueurs.
-Bien que les journaux n’avouassent pas
-encore la vérité, ni l’étendue de nos désastres, on
-devinait leur avance progressive. Dans le silence
-épouvanté du monde, on entendait le bruit de leur
-marche lourde. Et, un matin, parut le sinistre
-communiqué officiel annonçant que notre armée,
-dans son recul, avait atteint la Somme. Dès lors,
-de jour en jour, les nouvelles se firent plus précises,
-plus mauvaises. Les Allemands ne semblaient rencontrer
-aucun obstacle. Nos villes du Nord et de
-l’Est tombaient, l’une après l’autre, sans résistance.
-Ils avançaient, ils avançaient, ils étaient victorieux
-toujours, ils avaient dépassé Reims, dépassé Saint-Quentin,
-ils atteignaient Compiègne. Demain, ils
-seraient sous les murs de Paris. La ville, dans ce
-grand danger, restait affreusement calme. Mais
-une foule silencieuse et consternée se pressait
-dans les banques, devant les commissariats de
-police, s’écrasait aux abords des gares. Peu à peu,
-les quartiers les plus animés se vidaient. Les magasins
-étaient déserts, les appartements se fermaient.
-On sentait partout, l’angoisse, la panique, l’affolement
-sombre de la défaite. Jamais Laurence n’avait
-trouvé Paris plus beau qu’en ces jours de deuil. Il
-semblait vivre maintenant ainsi qu’un être humain.
-On croyait presque entendre monter de ses pierres
-un murmure continu, une plainte. Ses jardins
-mornes, ses avenues, ses places, ses monuments
-prirent soudain un aspect pathétique, devinrent
-émouvants comme un visage, comme la face d’un
-père insulté qui, rassemblant autour de lui ses
-enfants, les conjure de venger son offense. Bien
-souvent, Laurence, accoudée sur les quais près du
-Louvre, regardant la courbe gracieuse de la Seine,
-ses rives nobles et charmantes, et, au loin, Notre-Dame,
-adorait, dans ce paysage insensible, l’image
-de la patrie. Lorsque Cyril, comme elle éperdu
-de douleur, écrivait, se plaignant de son inaction,
-exprimant le désir d’être au plus tôt engagé dans
-la lutte, elle l’approuvait de toute son âme, acceptant
-qu’il partît, acceptant de trembler pour lui, avide à
-présent de souffrir sans répit.</p>
-
-<p>Cyril, cependant, avait ordonné à sa mère de
-quitter Paris. Laurence, qui ne voulait pas se
-séparer d’elle, la suivit à Orléans où une amie de
-M<sup>me</sup> de Clet leur offrit un local provisoire. L’attente
-continua. Mais, peu à peu, comme avertis par
-un secret pressentiment, les cœurs se rassuraient,
-s’abandonnaient à l’espérance. Les journaux demeuraient
-vagues et circonspects. Soudain les nouvelles
-officieuses et imprécises, qui circulent toujours en
-des temps troublés, devinrent merveilleuses. On se
-répétait que les Allemands n’avançaient plus. On
-affirmait que l’aile droite de von Kluck avait été
-tournée, son armée détruite, son état-major fait prisonnier.
-Enfin, un matin, le communiqué officiel
-annonça la victoire de la Marne et la déroute allemande.
-Ce fut un jour de joie inouïe, joie grave et
-contenue, mais qui éclatait sur tous les visages et
-faisait se jeter les uns vers les autres, avec une effusion
-subite, des gens qui se connaissaient à peine,
-habitants du même hôtel, réfugiés d’une même ville,
-d’une même province.</p>
-
-<p>Laurence crut s’éveiller d’un long cauchemar.
-Elle respirait avec ivresse l’air allègre de la
-victoire et ne craignait plus rien. Elle savait
-Cyril à l’abri. Nos soldats avançaient. Peut-être
-allaient-ils, en quelques jours, délivrer la France,
-entrer à leur tour en Allemagne. La paix pouvait
-suivre ces éclatants triomphes. Tous les espoirs
-semblaient permis. Le lendemain, une nouvelle
-affreuse vint assombrir le cœur de la jeune femme.
-Le colonel Arêle, par dépêche, lui apprit la mort
-de son fils, le jeune lieutenant qui, sous les ordres
-de Maunoury, avait été tué sur l’Ourcq.</p>
-
-<p>Laurence quitta aussitôt Orléans. Elle aimait trop
-tendrement les Arêle pour consentir à demeurer loin
-d’eux lorsqu’ils souffraient. Avant qu’elle les eût
-rejoints, un nouveau malheur les frappa. Ils
-apprirent le décès de leur second fils. Enrôlé
-parmi les brancardiers, il avait été blessé mortellement,
-par un éclat d’obus, au moment où il relevait
-un blessé sur le champ de bataille. Si forte que fût
-leur âme, ils défaillaient sous ce double coup, sous
-ces deux glaives enfoncés dans la même blessure.
-M<sup>me</sup> Arêle, déjà affaiblie par une longue maladie,
-n’était plus que l’ombre d’elle-même, l’image de la
-douleur inconsolable. Le colonel semblait un chêne
-foudroyé. Voûté, vieilli, méconnaissable, les cheveux
-tout blancs, il ne trouvait plus de paroles pour
-bénir sa souffrance. Seul son regard bleu, si candide
-et si triste, attestait sa résignation. L’infortune de
-ces deux vieillards navra Laurence. Sans doute,
-leurs fils étaient morts noblement, en accomplissant
-le devoir auquel ils s’étaient consacrés : le prêtre
-dans un acte de charité, l’officier en pleine victoire,
-après s’être couvert de gloire dans l’attaque des positions
-ennemies. Déjà ce père, cette mère désolés
-pouvaient chercher au ciel leurs deux héros, mais
-tout de même, ils étaient seuls. Ils avaient mis leur
-espoir dans leur plus jeune fils, unique lien qui les
-rattachât encore à la terre. Lui seul, en se mariant
-plus tard, aurait pu leur donner une famille, des
-enfants. Sa mort achevait de les dépouiller. Ils
-avaient tout offert, tout sacrifié, tout perdu. Ils
-vieilliraient sans aucune consolation humaine,
-privés des affections les plus légitimes. Et Laurence
-se révoltait devant une telle détresse.</p>
-
-<p>— Ah ! colonel, disait-elle en sanglotant, c’est
-trop, c’est trop injuste. Pourquoi, lorsque tant
-d’êtres misérables et vils sont épargnés, vos deux
-fils, si nobles, si parfaits, si purs, ont-ils été repris ?
-Pourquoi une si lourde croix vous est-elle envoyée,
-à vous dont la vie fut sans tache et que Dieu devrait
-tant chérir ?</p>
-
-<p>Alors il se souvint qu’elle aussi tremblait pour son
-amour, qu’elle pouvait demain, dans quelques jours,
-voir sa vie détruite par la mort de Cyril. Il comprit
-la nécessité d’être pour elle un exemple. Ce devoir
-lui rendit quelque force, tarit ses larmes. Il répondit
-avec douceur :</p>
-
-<p>— Mon enfant, ce serait trop simple d’aimer
-Dieu, si cela devait, non seulement nous acquérir
-la récompense éternelle, mais encore le bonheur
-ici-bas. C’est dans le sacrifice et l’arrachement du
-cœur que notre foi a quelque prix. Je remercie le
-Seigneur puisqu’il me permet de lui prouver ma
-fidélité, et je le bénis, surtout s’il me frappe à la
-place de ceux que le malheur écarterait de ses
-autels.</p>
-
-<p>En prononçant ces paroles, il posa la main sur
-le front de Laurence dans un geste de protection ;
-car déjà, dans sa charité, il offrait sa douleur
-pour elle et pour Cyril. Mais elle se disait tout
-bas : « S’il n’a pu sauver ses fils, pourra-t-il
-sauver mon ami ? A quoi bon espérer ? Puisque les
-prières des plus saints ne sont pas exaucées, que
-vaudront les miennes ? » Et, plus que jamais, elle
-tremblait en songeant à son bien-aimé.</p>
-
-<p>L’hiver commençait. Les grandes espérances soulevées
-par la victoire de la Marne ne s’étaient pas
-réalisées. Le mauvais temps arrêta bientôt les opérations.
-Les deux armées se terrèrent dans les tranchées,
-s’immobilisèrent dans une lutte terne et sans
-événements. Alors prit fin le bel élan qui, magnifiant
-toutes les âmes, les avait précipitées vers le
-sacrifice. Le temps eut raison de ce courage humain,
-si faible, si aisément abattu lorsqu’il n’est pas soutenu
-par une conscience intègre, dirigé par une
-volonté exceptionnelle. De nouveau, pour la foule
-immense des médiocres, la vie, le repos, la jouissance
-reprirent leurs attraits, un instant méprisés.
-Les moins nobles cœurs firent défection. André
-Dacellier, qui s’était battu bravement sur l’Yser,
-fut blessé au bras en novembre. Après un court
-séjour dans un hôpital de Rennes, il revint à Paris,
-en congé de convalescence. Ce congé se prolongea,
-s’éternisa. Juliane, en effet, tout en conservant sa
-belle attitude et son héroïsme affecté, commençait
-à ne plus voir dans les dangers de sa patrie que son
-intérêt personnel. Ses économies étaient presque
-entièrement épuisées et la jeune femme, qui n’avait
-pas prévu une guerre si longue, s’effrayait des privations
-qu’il lui faudrait subir, si son mari, continuant
-à se battre, ne pouvait plus gagner d’argent.
-Elle usa des puissantes influences dont elle disposait
-pour le faire mettre à l’abri. Bientôt, André
-annonça à tous ses amis que ses chefs le trouvaient
-de constitution trop faible pour affronter un hiver
-dans les tranchées. Peu après, il fut versé dans
-l’armée auxiliaire et placé au contrôle postal des
-dépêches. Ce poste de tout repos, qui le laissait à
-Paris, lui permit de reprendre sa profession de
-journaliste.</p>
-
-<p>En décembre, Gaston Noret revint à son tour pour
-soigner une bronchite. Ce garçon, fort et bien portant,
-se déclarait poitrinaire. Il avait fait toute la
-retraite de Charleroi, connu la pire misère. L’expérience
-lui semblait suffisante. Sa curiosité était
-satisfaite. La vie morne et désolée des tranchées
-lui inspirait une profonde horreur. Il eut l’habileté
-de se faire réformer. Beaucoup d’hommes, appartenant
-à toutes les classes de la société, artistes, bourgeois,
-ouvriers, fortement protégés ou servis seulement
-par la chance, suivaient ces exemples et
-s’embusquaient sans honte. Mais Cyril, avec beaucoup
-d’autres, demeurait ferme et ne trahissait pas.
-A la fin de janvier, il quitta Chaumont et fut
-envoyé sur le front. Cet être, si sensible à la
-douleur humaine, vécut en face de la mort,
-parmi les cadavres abandonnés, les blessés expirants.
-Ce spectacle et l’humidité des tranchées éprouvèrent
-si fortement sa santé qu’il dut, à plusieurs
-reprises, séjourner à l’hôpital. Mais il se déclarait
-bien portant et luttait avec acharnement contre cette
-faiblesse dont quelques-uns se prévalaient pour se
-mettre à l’abri. Il refusa un congé de convalescence
-qui lui fut proposé. Les prières de sa mère ne
-purent le fléchir. Il l’aimait, moins cependant que
-la France humiliée, moins que les soldats, ses frères
-d’armes, dont il voulait partager jusqu’au bout la
-misère. Une charité plus forte que ses affections les
-plus légitimes le retenait parmi ces malheureux,
-et sa foi, chaque jour plus vive, le soutenait d’une
-façon évidente, miraculeuse.</p>
-
-<p>Laurence s’étonnait un peu que Cyril, si vite, ait
-pu trouver la paix, alors qu’elle la cherchait toujours.
-Mais seuls les prédestinés avancent rapidement
-dans les voies mystiques. Pour les natures
-ordinaires, les conversions sont lentes, pénibles. Ce
-n’est pas sans de grands efforts qu’une âme, longtemps
-égarée, se rapproche de Dieu. Il lui fait payer
-chèrement son reniement et sa révolte. Après l’avoir
-appelée, il se cache et se tait. Elle interroge et rien
-ne lui répond. Son ardeur, ses supplications se
-brisent sur le vide et l’énorme silence. Laurence
-avait dépensé toutes ses forces dans l’amour humain,
-il ne lui restait plus assez de courage pour supporter
-le martyre de la conversion. Affaiblie par ses
-angoisses et sa folle passion, elle trouvait chaque
-jour plus obscur le grand drame où s’usait sa vie.
-Elle pensait seulement qu’un jour son ami revenu
-lui expliquerait toutes choses, et elle continuait de
-prier, pour lui plaire et pour le sauver.</p>
-
-<p>L’hiver passa sans autres événements que des
-attaques partielles et sans résultats. Paris était
-morne, tranquille, endormi comme une ville provinciale.
-Peu à peu chacun reprenait ses occupations,
-ses quotidiennes habitudes. Si beaucoup d’hommes
-étaient absents, ils écrivaient régulièrement. Leurs
-femmes, leurs mères se laissaient lentement gagner
-par une sécurité trompeuse. La guerre continuait,
-mais ceux qui, restant à l’arrière, ne la voyaient
-pas, l’oubliaient. Nul ne s’inquiétait plus des combats
-que nos soldats continuaient à livrer chaque
-jour sur quelque point du front et qui semblaient
-à tous mesquins et sans danger. On finissait par
-croire que les obus, les balles tombaient dans l’eau,
-ne blessaient que la terre, s’évaporaient sans causer
-aucun mal. Les cœurs humains, si tendres, si tristes
-qu’ils soient, ne peuvent vivre dans une constante
-appréhension. Laurence elle-même n’échappa pas
-entièrement à cette loi commune. Ses anxiétés furent
-affreuses dans les premiers jours où elle sut Cyril
-exposé. Elle ne cessait de trembler pour lui. A toute
-heure, à toute minute, elle se demandait avec
-épouvante : « Vit-il encore ? N’est-ce point en ce
-moment qu’il est frappé ? » Puis, son imagination
-fatiguée se lassa de lui représenter sans
-cesse l’horreur des tranchées, la mort de celui
-qu’elle aimait. Son âme réclama un peu de repos
-et de joie, accueillit avec une sorte d’ivresse les
-consolations de la religion. Maintenant, elle écoutait
-avidement les Arêle lorsqu’ils lui parlaient des
-miracles opérés par la toute-puissance de la prière.
-Sa ferveur s’accrut. Elle s’attacha passionnément à
-l’espérance. Le fait que Cyril, pendant huit mois, ne
-prit part à aucune attaque lui parut manifestement
-providentiel. Elle se persuada que Dieu, exauçant
-ses prières, le tiendrait toujours à l’écart des grandes
-batailles. Mais que devint-elle, lorsqu’au mois de
-septembre commença l’offensive de Champagne et
-que Cyril fut bientôt au plus fort de la mêlée ? Il se
-battait nuit et jour, presque sans relâche. Ses lettres
-parvenaient encore, brèves et pleines d’une horrible
-tristesse. Son régiment était décimé, ses amis
-le quittaient un à un, fauchés par la mort, blessés
-ou prisonniers. Il les pleurait amèrement. Son
-cœur brûlait du désir d’imiter ces héros qu’il voyait
-chaque jour tomber auprès de lui. Il devait s’exposer
-beaucoup, car il fut, à deux reprises, cité à
-l’ordre du jour. Cependant Laurence, au milieu de
-ses angoisses, sentait redoubler sa confiance, puisque,
-malgré tant de périls, Cyril vivait. La mort
-l’environnait en vain. La protection divine était évidente.
-Parce qu’il avait offert sa vie généreusement,
-Dieu la refusait, le sauvait malgré lui, le couvrait
-de son aile. Une lettre du poète acheva de rassurer
-la jeune femme : « Ayez confiance, écrivait-il. J’ai
-vu la mort de près. Je viens d’y échapper par
-miracle. Continuez à prier pour moi. » Laurence se
-jeta à genoux. Son cœur débordait de joie et de
-reconnaissance. Elle ne craignait plus rien. Comme
-elle se relevait, un coup de sonnette retentit à sa
-porte. Elle reçut des mains d’un petit télégraphiste
-un pneumatique et reconnut l’écriture de
-M<sup>me</sup> de Clet. Sans doute, celle-ci, qui l’attendait le
-même jour à Bourg-la-Reine, décommandait le
-rendez-vous pris la veille. Laurence ouvrit l’enveloppe
-et, sur le mince papier, elle lut quelques mots
-seulement, écrits en caractères tremblés, désordonnés,
-presque illisibles : « Cyril tué. Venez, oh !
-venez vite ! »</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>X</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Il était presque tenté de croire
-que le linceul n’enveloppait que les
-gens vieux et infirmes et ne cachait
-jamais sous ses plis funèbres la
-beauté jeune et gracieuse.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Dickens.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Parmi les désastres imprévus qui consternent la
-terre, il n’est point de plus sombre ni de plus surprenant
-prodige que la mort d’un être jeune et, si
-fréquemment qu’il se reproduise, l’imagination ne
-le peut concevoir, le tient pour impossible. Debout,
-Laurence considérait avec une attention extrême le
-court billet qu’elle venait de lire. Elle n’éprouvait
-aucune émotion, nulle peine. Son visage ne s’était
-point altéré, son cœur ne battait pas plus vite, et,
-par moments, elle secouait la tête comme quelqu’un
-qui nie. D’abord, son instinct seul refusa de croire
-à la tragique nouvelle. Puis sa raison la réfuta
-par des arguments victorieux. La lettre de Cyril,
-reçue une heure plus tôt, restait ouverte sur la table,
-protestait comme une voix humaine. Sans doute,
-elle datait de quatre jours et les obus tombaient
-à toute minute. Mais n’aurait-il pas fallu à la mort,
-si prompte qu’elle soit, un long temps, des efforts
-répétés pour glacer cette vie brûlante, pour détruire
-ce cœur de poète, vaste comme le monde ? D’ailleurs,
-comment admettre que le malheur ait pu frapper
-Cyril sans atteindre Laurence, ni retentir, si faiblement
-que ce fût, dans son âme ? Cette hypothèse
-lui arracha un sourire de défi. Tel est
-l’égarement de l’amour. On le croit sage et inspiré,
-on l’appelle divinateur. A la vérité, il ressemble
-à un enfant malade qui toujours délire, se
-trompe et ne sait rien. Grand par son seul désir,
-mais aveugle, borné, impuissant, effrayé par une
-ombre, ravi par la plus vague illusion, il tremble
-quand rien ne le menace et follement espère quand
-il est condamné.</p>
-
-<p>« Cyril tué. » Ces deux mots, cependant, quelqu’un
-avait pu les unir, convaincre M<sup>me</sup> de Clet de
-leur réalité, la contraindre à les répéter. Laurence
-eut beau froisser le mince papier où ils étaient
-gravés comme une sentence inexorable, ils continuèrent
-d’exister, retentissant à ses oreilles comme
-le tintement grêle d’une cloche lointaine. Elle
-s’habilla en toute hâte et sortit de chez elle.
-Pour aller plus vite, elle appela un taxi et
-donna au chauffeur l’adresse de M<sup>me</sup> de Clet. Assise
-dans la voiture qui roulait à travers les rues
-tranquilles, elle réfléchissait. Ses yeux ne voyaient
-que des choses riantes : la jeune verdure des arbres,
-l’azur transpercé de part en part par les flèches du
-soleil. C’était un bel après-midi de septembre, lumineux
-et pâle, dont l’aspect, invinciblement, la rassurait.
-Elle savait pourtant qu’à cette heure des combats
-meurtriers se livraient sous ce ciel sans altérer sa
-sérénité calme. Pourquoi croyait-elle que la nature,
-féroce pour tous, était cependant incapable de la
-tromper ? Pourquoi pensait-elle que la même lumière
-qui éclaire impassiblement tant de désastres,
-aurait refusé de luire sur sa seule douleur ? « Cyril
-tué !… non, c’est faux, répétait-elle avec confiance,
-la preuve en est dans ta beauté, ô noble jour !
-Si tu souris si doucement, c’est parce qu’il lève
-encore vers toi son cher visage. Terre bienveillante,
-tu n’oserais pas refleurir si tu portais, dans
-tes profondeurs sombres, son corps brisé, son cœur
-anéanti. Soleil intègre, toi qui vois tout, tu ne brillerais
-pas ainsi sans honte si tu contemplais à la
-fois, en même temps que ma forme vivante, celle
-de mon amour au tombeau. »</p>
-
-<p>La maison de M<sup>me</sup> de Clet se dressait toute blanche
-au milieu de son jardin fleuri, véritable fouillis de
-dahlias et de roses. La lumière de ce beau jour
-l’entourait sans la pénétrer, se brisait contre sa
-façade aveugle dont toutes les persiennes étaient
-hermétiquement fermées. Il semblait évident que
-cette demeure abritait un cœur désespéré qu’elle
-cherchait à défendre contre la joie insultante du
-dehors. Laurence n’entendit pas, comme de coutume,
-des aboiements tumultueux de chiens répondre à
-son coup de sonnette, ni même des pas s’approcher.
-La porte s’ouvrit sans bruit, et la vieille servante,
-qui pleurait et chuchotait tout bas, referma
-précipitamment le lourd battant de chêne, barrant
-la route à l’importun soleil. L’obscurité remplissait
-les pièces closes, admirablement rangées, dont toutes
-les portes restaient ouvertes et qui paraissaient inhabitées
-depuis très longtemps. Laurence, les yeux
-encore éblouis, avançait en tâtonnant à travers ces
-ténèbres. Elle parvint enfin au cabinet de travail
-de Cyril. Là, dans la même pénombre, M<sup>me</sup> de Clet,
-déjà vêtue de noir, gisait dans un fauteuil et lui
-tendait les bras avec un long sanglot. Laurence s’était
-jetée vers cette forme désolée. Des larmes coulaient
-sur ses joues. Pourtant elle pleurait seulement de
-pitié pour l’erreur tragique de cette mère. Elle ne
-croyait pas à la mort de Cyril. Elle attendait que son
-émotion fût calmée pour rompre la trame de mensonge
-jetée comme un filet sombre sur leur vie. Mais
-après l’avoir embrassée, après s’être plainte à elle
-avec des mots incohérents, des gémissements entrecoupés,
-M<sup>me</sup> de Clet prit sur ses genoux une lettre
-ouverte qu’elle lut tout haut, d’une voix vacillante
-et sans timbre. Cette lettre, écrite par un
-prêtre, aumônier au régiment de Cyril, était courte.
-Elle commençait par des condoléances et de pieuses
-exhortations. Puis elle racontait en quelques lignes
-le fait simple et terrible. Trois jours auparavant,
-vers quatre heures de l’après-midi, pendant un court
-combat, Cyril avait été blessé d’une balle en pleine
-poitrine. Transporté mourant au poste de secours, il
-gardait cependant toute sa connaissance. L’aumônier
-avait pu lui donner une dernière absolution, prononcer
-près de lui quelques prières auxquelles,
-n’ayant pas la force de parler, il répondait par
-signes. S’étant éloigné pour assister d’autres blessés,
-le prêtre n’avait revu Cyril qu’au moment
-où celui-ci venait d’expirer. Il décrivait la paix
-ineffable de ce beau visage endormi, louait cette âme
-admirable qui, plus d’une fois, s’était ouverte à lui
-et qu’il voyait au ciel. Sa lettre s’achevait par quelques
-mots d’espoir et la promesse d’une réunion éternelle.
-Mais qu’importait à M<sup>me</sup> de Clet. Elle ne voulait
-point être consolée. La tête renversée sur le dossier
-de son fauteuil, elle sanglotait. De ses lèvres
-entr’ouvertes s’échappait sans cesse là même plainte
-monotone : « Il est mort, il est mort ! » Et ce cri, cent
-fois répété, frappant le cœur de Laurence à la
-même place, y faisait pénétrer la vérité. Le cher
-visage, qui partout et toujours l’accompagnait, tout
-à l’heure encore si radieux, graduellement se décolorait,
-s’estompait dans l’air vide. Elle le cherchait
-et ne le trouvait plus. Tout son amour, luttant avec
-la réalité inexorable, ne réussissait pas à lui rendre
-la vie. Soudain, comme sous un subit éclat de foudre,
-Cyril lui apparut, couché sur un lit d’ambulance,
-inerte, les yeux clos, le sceau de la mort
-sur la face, tandis qu’autour de lui, comme un décor
-maintenant inutile, le monde chancelait, se défaisait,
-tombait en ruines…</p>
-
-<p>Elle pleura durant des jours et des nuits, comme
-si elle n’avait plus d’autre but, ni d’autre fonction
-sur la terre. La source de ses larmes semblait intarissable.
-Elle pleurait tout naturellement comme on
-respire, jusque dans son sommeil, et plus encore
-quand elle s’éveillait, car la vie n’offrait plus à son
-imagination, comme à sa mémoire, que des images
-sombres : deuils et regrets dans le passé, vide, solitude
-absolue dans l’avenir. Son chagrin cependant
-n’était pas égoïste. Elle se penchait, avec une immense
-pitié, sur la douleur de M<sup>me</sup> de Clet. Celle-ci, dans
-son désespoir, aimait à sentir son triste cœur souffrir
-auprès du sien : « Oh ! Laurence, je n’ai plus que
-vous, lui disait-elle souvent, vous seule adoucissez
-ma peine, jurez-moi que vous ne me quitterez
-jamais. » Avant qu’elle la réclamât, la jeune femme
-lui avait secrètement voué toute sa vie.</p>
-
-<p>Chaque jour, elle se rendait à Bourg-la-Reine.
-M<sup>me</sup> de Clet lui communiquait les lettres que lui écrivaient
-en grand nombre les chefs ou les camarades
-de son fils. L’un d’eux, blessé en même temps que
-lui, avait seul assisté à ses derniers moments dont il
-fit pieusement le récit. Laurence apprit qu’à l’heure
-suprême, quand, ayant déjà l’aspect d’un cadavre,
-il semblait insensible à tout, Cyril avait voulu parler.
-Si grand fut son effort qu’on vit des larmes filtrer
-sous ses paupières closes. A plusieurs reprises,
-distinctement, il avait prononcé deux noms : celui
-de sa mère et celui de Laurence. Ce fut pour
-cette dernière une immense consolation. La certitude
-que Cyril, en mourant, pensait encore à elle, assouvit
-pour quelque temps l’exigence de sa passion. Ce seul
-nom, prononcé par lui, était comme un lien entre
-eux, un signe qu’il la réclamait pour partager son
-éternité. Maintenant, lorsque son âme appelait l’âme
-envolée, du fond de la tombe et des ténèbres infinies,
-ce cri d’amour lui répondait. Elle l’écoutait le jour et
-la nuit sans parvenir à en épuiser la douceur. Cette
-parole était pour elle un merveilleux trésor, l’honneur
-de sa vie brisée.</p>
-
-<p>Peu après, l’aumônier envoya à M<sup>me</sup> de Clet un
-pli cacheté que Cyril lui avait confié pour le
-mettre en sûreté avant l’attaque. Ce pli contenait
-deux lettres : l’une pour M<sup>me</sup> de Clet, l’autre pour
-Laurence. La première était pleine de tendres recommandations,
-de conseils, d’exhortations. La seconde
-demeura secrète. Laurence ne voulut pas l’ouvrir.
-Elle sentait encore nettement à ses côtés la présence
-de Cyril. Les paroles, les beaux exemples
-qu’il lui avait laissés, si récents, si réels encore,
-affermissaient son courage. Un jour viendrait où
-ce souvenir même perdrait sa force et, peu à peu,
-l’abandonnerait. Elle avait devant elle une longue
-vie à vivre. Cette lettre était la dernière consolation,
-le seul secours qu’elle pût désormais
-attendre. Elle la réserva pour des heures plus désolées.
-Elle l’enferma dans un étroit sachet et la porta
-toujours contre son cœur.</p>
-
-<p>Les premiers moments, en effet, ne furent pas les
-plus durs. La douleur dans son paroxysme a quelque
-chose de doux et de sacré. Elle soutient en même
-temps qu’elle accable. Elle détache l’âme de toutes
-les vanités du monde, l’emporte sur des cimes
-pleines de lumière où Dieu lui parle familièrement.
-Tout est simple pour celui qui pleure, comme pour
-celui qui va mourir. Délivré de toute espérance
-humaine, n’attendant plus rien de la terre, il écoute
-la rumeur de l’infini, il regarde si attentivement l’invisible
-que la face nue de la vérité lui apparaît dans
-toute sa splendeur. Durant assez longtemps, Laurence,
-dans la stupeur de sa tristesse, fut profondément
-calme et résignée. Son chagrin était une sorte
-d’extase où Cyril l’assistait constamment, la consolait
-par la promesse d’une réunion éternelle qui lui
-semblait étonnamment proche. Cet état d’attente passionnée
-dura peu. Ses larmes bientôt tarirent ; son
-âme aride rentra dans sa prison de chair. La vie,
-retombant devant son regard comme un voile bariolé
-de couleurs affreuses, lui masqua le ciel entr’ouvert.</p>
-
-<p>Alors la religion cessa de la soutenir. Toute ferveur
-l’abandonna. Elle n’avait, en effet, prié avec
-ardeur que dans le désir acharné de sauver
-Cyril. N’ayant point été exaucée, elle douta de
-la Providence. Lorsque ses confesseurs ou les
-Arêle lui parlaient de la bonté divine, elle secouait
-la tête avec un morne sourire, évoquant ce moment
-où elle jetait vers le ciel de si joyeuses actions
-de grâce, le remerciant d’avoir préservé son bien-aimé,
-alors qu’il était déjà mort. Elle eut la
-faiblesse de juger Dieu ainsi qu’un être humain, de
-lui garder presque rancune, comme à l’ami qui vient
-de vous trahir. Maintenant, même à l’église, au
-lieu de lui offrir simplement sa douleur, elle la lui
-présentait orgueilleusement, le cœur plein de murmures
-et de reniements. Mais lorsque sa révolte
-était trop vive, trop complète, Cyril intervenait.
-Ombre charmante et souveraine, il revenait hanter
-ses rêves, ses pensées. Vaincue par la peur de lui
-déplaire, Laurence tombait à genoux. L’ayant perdu
-pour toute la vie, elle craignait de le perdre encore
-pour l’éternité. Alors elle cessait de se plaindre et
-priait pour qu’il lui fût rendu. L’amour qui la
-rapprochait de Dieu l’en éloignait en même temps.
-Courbée au pied des autels, elle n’appelait que Cyril
-et ne songeait qu’à lui.</p>
-
-<p>L’été passa, puis l’hiver. Elle essaya de vivre. Elle
-se remit à écrire, sans but, sans suite, sans art,
-simplement pour soulager parfois son cœur trop
-lourd. Elle ne croyait plus à l’utilité du travail, à la
-nécessité de l’effort, depuis qu’elle avait vu tant de
-nobles destinées avorter misérablement, tant d’êtres
-investis d’une mission définie descendre au tombeau
-sans l’avoir pu remplir, depuis que Cyril, poète
-admirable, était mort sans achever son œuvre et
-presque sans honneur. Peu à peu elle rouvrit les
-livres qu’il avait aimés. Elle en lut d’autres qu’il ne
-connaîtrait jamais. Alors, quand une phrase éblouissante
-inondait son âme de lumière, elle tournait la
-tête, cherchant instinctivement l’ami perdu. Elle
-pleurait parce qu’il n’était plus là pour s’émouvoir
-et s’enthousiasmer avec elle. Les plus beaux vers
-et la splendeur du monde, quand le printemps
-revint, la déchiraient, car toute beauté pour la
-femme est un amer poison, du moment que, solitaire,
-elle ne peut l’offrir à l’amour.</p>
-
-<p>Le plus terrible fut le moment où sa jeunesse, qui
-longtemps avait paru foudroyée, une fois encore se
-réveilla et, secouant le joug du regret, du malheur,
-réclama impérieusement un peu de joie. Souvent,
-vaincue par la langueur d’un beau jour,
-Laurence se laissait enivrer par de dangereuses
-illusions. Alors, son imagination puissante, habile,
-bien exercée, l’entourait de prestiges, d’enchantements,
-et lui rendait Cyril vivant. Elle le voyait
-comme autrefois, se pencher sur ses livres. Par
-moments, elle sentait nettement sa main sur la
-sienne et la chaleur de son visage contre le sien. Elle
-évoquait le passé : leurs longues causeries, leurs
-rires, les adieux. Puis elle inventait d’autres scènes
-impossibles, le retour de Cyril, de longs voyages
-avec lui, une existence, parfois triste et pleine de
-tourments, où jamais pourtant il ne la quittait. Ces
-rêves enfin se dissipaient, la laissant anéantie. Il lui
-fallait de nouveau céder Cyril à la mort, rendre tous
-les bonheurs un instant retrouvés, rentrer dans sa
-solitude. Pour échapper à l’obsession de ces chimères,
-elle s’efforça de ne plus songer qu’à la
-minute présente, de vivre comme un être éphémère
-qui, né le matin, doit mourir le soir, qui n’a
-pas de passé et n’aura pas d’avenir. Ses habitudes
-changèrent. Elle s’occupait de son ménage, se pliait
-à des besognes matérielles longtemps dédaignées,
-rangeait, s’agitait. Lorsqu’elle allait passer quelques
-jours chez les Arêle, à Versailles, jamais plus on
-ne la voyait s’asseoir au parc, goûter dans le repos le
-charme d’une heure radieuse. Elle allait toujours,
-elle marchait comme quelqu’un qui fuit. Le soir,
-lorsque étendue dans son lit, elle attendait de tomber
-dans l’oubli du sommeil, sa pensée s’en allait errer,
-dans la forêt de Fontainebleau, parcourir les sentiers
-familiers, saluer les arbres amis. Car sa jeunesse,
-pourtant si douloureuse, lui apparaissait comme une
-époque paisible et délicieuse. C’était le seul temps
-de sa vie qu’elle pût évoquer sans souffrance.</p>
-
-<p>Chaque jour, l’injustice féroce de la destinée lui
-apparaissait avec plus d’évidence. La douleur, la
-mort choisissaient, pour les frapper avec une partialité
-terrible, les plus vertueux, les meilleurs, épargnant
-au contraire respectueusement les méchants,
-les médiocres. Elle ne pouvait dominer son indignation
-lorsqu’elle lisait dans les journaux le
-nom de son ancien ennemi, Douran, âme basse
-mais brillant officier, qui maintenant, général et
-commandant d’armée, se couvrait de gloire depuis
-le début de la guerre. La France, si unie lors de la
-mobilisation, se divisait en deux camps bien distincts :
-le camp des victimes et celui des habiles
-auxquels seuls profitait la douleur des premiers. Un
-jour, Gaston Noret vint annoncer à Laurence son
-prochain mariage. Il épousait une jeune fille fort
-jolie, richement dotée, qui oubliait pour lui un
-fiancé mort à Charleroi.</p>
-
-<p>— Ceux qui se font tuer sont de fameuses poires,
-ricanait le bohème avec sa franchise cynique.</p>
-
-<p>Laurence ne voulut plus le voir. Elle le haïssait
-pour cette parole et, parce qu’il vivait heureux, préservé
-de tout danger par un rempart de héros :</p>
-
-<p>— C’est pour ces lâches que Cyril est mort, se
-disait-elle.</p>
-
-<p>— Non, mon enfant, c’est pour vous, lui répondaient
-les Arêle lorsqu’elle exhalait devant eux sa
-révolte. Le Christ seul est mort pour le monde
-entier. Tout homme, si grand qu’il soit, ne meurt
-que pour un petit nombre d’amis. Parce que vous
-étiez très près de Cyril et qu’il vous aimait, il a
-désiré sans nul doute que son exemple, son sacrifice,
-servent à votre salut. Suivez donc sa trace humblement,
-sans regarder autour de vous, ne méconnaissez
-pas son amour. N’aurait-il éclairé et racheté que
-votre âme, son sang n’eût point coulé en vain.</p>
-
-<p>Laurence alors s’attendrissait, comprenait de nouveau
-le sens divin de la douleur. Elle retrouvait
-toujours auprès des Arêle un peu de courage et de
-paix. Bientôt, cette consolation même lui fut retirée.
-Ses amis, en effet, vieillissaient beaucoup. Le
-colonel eut une attaque d’apoplexie qui lui laissa
-un embarras de la parole et une grande fatigue cérébrale.
-M<sup>me</sup> Arêle déclinait aussi visiblement. La
-maladie et la douleur, peu à peu, les retranchaient
-du monde, opposaient un invincible obstacle à l’ardeur
-de leur charité. S’ils ne cessaient pas de prier
-pour ceux qui leur étaient chers, ils ne pouvaient
-plus les aider effectivement par leurs encouragements,
-leurs exhortations, leurs conseils. Ils
-n’avaient plus la force de soutenir une conversation
-suivie. Laurence, lorsqu’elle venait les voir, ne
-restait qu’un instant, n’osait plus leur parler de ses
-chagrins. Elle les embrassait, leur souriait, les quittait
-vite. Elle les aimait et s’en savait aimée. Mais,
-comme tant d’autres, ces deux figures séraphiques
-s’effaçaient de sa vie.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>XI</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>J’ai été mis en oubli dans les
-cœurs comme un mort ; on m’a
-traité comme un vase brisé.</p>
-
-<p class="attr">Ps. XXX, 12.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Dans son abandon, Laurence s’attachait à M<sup>me</sup> de
-Clet chaque jour davantage. La différence d’âge qui
-les séparait ne leur permettait pas de se comprendre
-entièrement. Quoique frappées par la
-même épreuve, elles n’avaient pas la même façon
-de souffrir. M<sup>me</sup> de Clet, qui ne s’était jamais
-éloignée de la religion, y trouvait tout naturellement
-sa force et sa consolation. Son âme simple et
-enthousiaste se jetait en Dieu avec une impétuosité
-toujours nouvelle. Sa foi était inébranlable,
-sa ferveur ne connaissait ni sécheresse, ni
-déclin. Laurence, toujours torturée par le doute,
-s’étonnait d’une ardeur si constante. Mais quand le
-désespoir la glaçait jusque dans la moelle des os, elle
-se réchauffait avec délices près de ce cœur toujours
-brûlant. C’était maintenant M<sup>me</sup> de Clet qui la soutenait,
-la réconfortait, lui parlait d’espérance. Elle
-l’adorait, l’appelait sa fille chérie. Elle avait, pour
-lui témoigner son affection, des effusions qui bouleversaient
-la jeune femme.</p>
-
-<p>— Je n’ai pas le droit de me plaindre, lui disait-elle
-souvent. Dieu est bon puisqu’il m’a donné en
-vous un tel trésor. Oh ! sans doute, j’ai hâte de
-rejoindre au ciel mon Cyril. Pourtant, vous m’enchaînez
-à la terre. Oui, pour vous, à cause de vous,
-je désire vivre quelques années encore.</p>
-
-<p>Laurence s’émerveillait d’une telle tendresse. La
-pensée qu’une créature humaine l’aimait et avait
-besoin d’elle lui rendait la vie supportable encore.
-Chaque semaine, elle allait passer deux ou trois
-après-midi à Bourg-la-Reine. M<sup>me</sup> de Clet lui racontait
-l’enfance de Cyril, lui redisait ses moindres
-paroles. Elles relisaient ensemble ses lettres. Son
-souvenir, qui prenait pour Laurence une acuité si
-douloureuse alors qu’elle était seule, lui était infiniment
-doux quand M<sup>me</sup> de Clet l’évoquait avec elle.
-Ces longues conversations, ces réunions lui devenaient
-absolument nécessaires. Elle s’attristait souvent
-en songeant que sa vieille amie, vraisemblablement,
-mourrait avant elle, qu’il lui faudrait
-la perdre et la pleurer.</p>
-
-<p>Le temps passait. Nul n’espérait plus revoir jamais
-la paix. Privée du revenu que lui rapportait sa maison
-de Sedan, Laurence se trouvait aux prises avec
-les plus grandes difficultés pécuniaires. Les Arêle,
-toujours généreux, lui servaient et venaient de lui
-assurer par testament une rente annuelle de trois
-mille francs. Son loyer, trop élevé, absorbait les deux
-tiers de cette somme. Et elle avait, tout en vivant
-avec économie, entamé fortement son petit capital.
-La guerre menaçant de durer toujours, il lui fallait
-trouver un moyen de se suffire avec ses minces
-ressources. Juliane parvint à résoudre ce problème,
-en apparence insoluble. Quoique dépourvue de toute
-bonté réelle, elle était naturellement obligeante. Laurence,
-d’ailleurs, à plusieurs reprises, lui avait prêté
-de l’argent qu’elle n’avait pu lui rendre. Cette dette
-et le respect inné de la solidarité familiale stimulèrent
-sa froide charité. Dans la maison qu’elle habitait,
-avenue d’Orléans, au rez-de-chaussée, un petit
-logement de garçon, composé de deux pièces agréables
-et claires et d’un cabinet de toilette, se trouvait
-libre. Cette bonbonnière se louait huit cents francs
-par an. Mais l’absence de toute cuisine semblait la
-rendre inhabitable pour une femme. Juliane leva
-cet obstacle, en proposant à sa belle-sœur de prendre
-ses repas chez elle, moyennant une pension extrêmement
-modique. Cette combinaison, qui devait
-mêler si intimement sa vie à celle de deux êtres
-qu’elle ne pouvait aimer, épouvanta Laurence. Elle
-se soumit pourtant à la nécessité et donna congé de
-son appartement.</p>
-
-<p>De son côté, M<sup>me</sup> de Clet cherchait à déménager.
-Elle avait pris en horreur sa grande maison de
-Bourg-la-Reine, où elle retrouvait partout de trop
-déchirants souvenirs. Le peu d’argent que Cyril lui
-avait laissé était épuisé. Trop pauvre pour conserver
-une bonne, elle ne pouvait habiter sans danger une
-demeure absolument isolée. Pour accroître un peu
-son revenu, elle se décida à vendre une grande
-partie des meubles anciens et rares qu’elle avait toujours
-conservés à travers tous les avatars de sa fortune.
-Des amis dévoués les lui achetèrent à l’avance
-et les payèrent un bon prix. Elle se reconstitua ainsi
-un certain capital dont les intérêts, joints aux loyers
-que lui rapportait son immeuble de Dijon, devaient
-la préserver du besoin.</p>
-
-<p>— Je veux rentrer à Paris, disait-elle à Laurence,
-vivre tout près de vous et je serai heureuse.</p>
-
-<p>Elles visitèrent ensemble des appartements. A
-l’avance, M<sup>me</sup> de Clet se déclarait sans exigence.
-« Une cabane me suffira, affirmait-elle, si je puis
-vous voir facilement, ma chère Laurence. » Dès
-qu’elle entrait dans les logis étroits, que ses ressources
-lui permettaient seuls d’aborder, sa résignation
-se changeait en révolte. Elle ressortait précipitamment.</p>
-
-<p>— Oh ! oh ! quelle affreuse cage, s’écriait-elle avec
-dégoût, j’y mourrais au bout de trois jours. Malgré
-ma pauvreté, il me faut, pour rester en bonne santé,
-de l’air, de l’espace, des pièces peu nombreuses mais
-grandes, un jardin. Cherchons hors de Paris, les
-environs immédiats sont bien desservis, je viendrai
-facilement vous voir.</p>
-
-<p>Elles trouvèrent en banlieue des rez-de-chaussée
-avec jardin. Ils étaient extrêmement vastes et délabrés.
-M<sup>me</sup> de Clet les visitait en frissonnant.</p>
-
-<p>— Brr…, disait-elle, comme je sentirai doublement
-ma solitude dans ces grandes baraques !</p>
-
-<p>Laurence excusait ces contradictions, comprenant
-qu’il est permis à tout être affligé de ne pas savoir
-ce qu’il veut. Elle cherchait avec patience une combinaison
-qui pût satisfaire entièrement M<sup>me</sup> de Clet.</p>
-
-<p>— Au fond, lui dit un jour celle-ci, ce qu’il
-m’aurait fallu, c’est la province ou la campagne.
-Tenez, j’ai reçu hier une lettre d’une ancienne
-amie qui a perdu comme moi son fils unique. Elle
-s’est retirée dans un couvent à Lourdes. Elle est complètement
-indépendante, mais non point seule. Les
-dames pensionnaires sont charmantes. Je pourrais
-avoir une grande chambre, exposée au midi, la
-jouissance d’un parc immense, une nourriture succulente,
-tout cela pour huit francs par jour. C’est
-presque incroyable. On dit qu’à Paris, bientôt, les
-restrictions vont devenir terribles. Là-bas, nulle
-privation à craindre : pas besoin de chauffage, le
-climat est divin. Le couvent possède des vaches,
-des poules. On a du lait à volonté, des œufs
-d’une fraîcheur exquise. Et quelle atmosphère
-religieuse, on est à la source des grâces, ajouta-t-elle,
-confondant dans un même enthousiasme ces divers
-avantages matériels et spirituels.</p>
-
-<p>— Sans doute, approuva complaisamment Laurence,
-ce couvent eût été le rêve peut-être pour nous
-deux.</p>
-
-<p>Mais sa pauvreté l’enchaînait au foyer de son frère
-et il était entendu que M<sup>me</sup> de Clet ne pouvait la
-quitter. Elle s’étonnait un peu de voir celle-ci entretenir
-une correspondance suivie avec son amie de
-Lourdes et réclamer sans cesse de nouveaux renseignements.
-Elle la pressait d’arrêter avenue du Maine
-un appartement petit, mais qui lui semblait acceptable.
-M<sup>me</sup> de Clet ajournait sans cesse sa décision.
-Un après-midi elle accueillit Laurence avec une tendresse
-plus vive encore que de coutume.</p>
-
-<p>— Ah ! je vais vous faire de la peine, lui dit-elle
-tristement, mais sans aucun embarras. Pourtant vous
-m’approuverez, j’en suis sûre. Figurez-vous que j’ai
-reçu une lettre de Lourdes hier. On m’avertissait
-qu’il restait une seule belle chambre dans le couvent,
-qu’elle était demandée par trois personnes, que si je
-la voulais, il fallait l’arrêter immédiatement par
-dépêche. Que faire ? Vous êtes témoin que je ne
-trouve rien à Paris ni en banlieue. Laisser échapper
-cette chambre et tant d’avantages, c’était de la folie
-peut-être. J’aurais voulu courir chez vous, vous consulter,
-il était trop tard. J’ai passé toute ma nuit à
-prier, à pleurer, demandant à Dieu, à Cyril, de me
-guider. Le matin venu, je n’ai plus hésité, j’ai télégraphié
-pour arrêter la chambre, Ah ! si je ne
-vous avais pas, Laurence, je partirais joyeuse, sans
-rien regretter, mais c’est un affreux chagrin pour
-moi de vous quitter, même momentanément.</p>
-
-<p>Laurence demeura un instant immobile, silencieuse
-et comme foudroyée.</p>
-
-<p>— Momentanément, dit-elle enfin, répétant avec
-effort ce mot qui l’avait particulièrement frappée.
-Momentanément ? Vous voulez dire pour toujours ?
-C’est une séparation absolue, définitive.</p>
-
-<p>— Je mourrais, si je croyais cela, s’écria M<sup>me</sup> de
-Clet. Vous viendrez me voir chaque année, ou
-c’est moi qui viendrai.</p>
-
-<p>La jeune femme la regardait avec stupeur. Elle
-savait que leurs ressources respectives ne leur permettraient
-jamais d’entreprendre de tels voyages.
-Elle trouva des arguments d’une indéniable évidence
-pour démontrer que toute réunion leur
-serait désormais impossible. Mais M<sup>me</sup> de Clet refusa
-de se laisser convaincre. Elle sourit et leva les yeux
-au ciel d’un air inspiré.</p>
-
-<p>— Dieu nous aidera, dit-elle ; il ne m’enverrait
-pas là-bas si vous ne deviez m’y rejoindre. Pour
-nous réunir, il fera naître des occasions inattendues,
-nous donnera l’argent nécessaire. Je le lui
-demanderai tellement qu’il m’exaucera, j’en suis
-sûre. Si je n’avais pas cette certitude, je ne partirais
-pas !</p>
-
-<p>Elle ne mentait pas. C’était une âme parfaitement
-noble, incapable de perfidie, mais qui, volontiers,
-se nourrissait d’illusions, prenant ses désirs
-pour la réalité. Dominée par son enthousiasme
-pour Lourdes, elle supprimait avec la plus sincère
-mauvaise foi le seul obstacle qui l’eût empêchée de
-partir. Elle devinait obscurément qu’un climat
-agréable, un beau site, une atmosphère saine et
-paisible, un certain bien-être physique, l’absence de
-tout souci matériel, mieux que la plus solide amitié,
-rendent la vie supportable. Cependant, son instinct
-seul la poussait à choisir la meilleure part, à rechercher
-des avantages que sa raison dédaignait. Elle
-n’avait fait aucun calcul égoïste. Elle sacrifiait Laurence
-et ne le savait pas. Mais celle-ci, incapable de
-comprendre cette absolue candeur, se crut victime
-d’une monstrueuse hypocrisie.</p>
-
-<p>— Hélas ! songeait-elle indignée, tant de protestations
-cachaient donc tant d’indifférence ? Elle ne
-pouvait vivre sans moi. Mon affection était son seul
-bonheur et mon cœur son asile. Pourtant elle
-m’abandonne. C’est une abominable trahison, la
-plus noire du monde.</p>
-
-<p>Son chagrin fut si violent que, dès le lendemain,
-elle tomba malade. Elle dut rester toute une semaine
-au lit avec une forte fièvre. M<sup>me</sup> de Clet vint la voir
-tous les jours. Un après-midi, la trouvant mieux,
-elle fondit en larmes :</p>
-
-<p>— Oh ! Laurence, que j’ai souffert durant ces huit
-jours, dit-elle. Les mères, voyez-vous, s’inquiètent
-toujours follement pour leurs enfants. Je vous ai
-crue perdue !</p>
-
-<p>« Elle m’aime, songea Laurence abasourdie. Je
-ne comprends rien à ces cœurs mortels. Elle m’aime,
-c’est indéniable, mais à sa manière. Tout le monde
-aime à sa manière qui n’est jamais la bonne. Sans
-doute j’ai dû parfois décevoir les autres autant qu’ils
-m’ont déçue. Il faut être indulgente. »</p>
-
-<p>Elle témoignait toujours à M<sup>me</sup> de Clet la même
-tendresse. Mais l’effort qu’elle devait faire pour lui
-cacher sa peine l’accablait de fatigue. Cette amitié,
-autrefois si consolante, devint son supplice. Il lui
-fallait dépenser tout ce qui lui restait d’énergie,
-de force d’âme dans ses visites à Bourg-la-Reine.
-Le reste du temps, elle passait ses journées dans
-son lit, se nourrissait à peine, n’ayant plus le courage
-de préparer ses repas. Sa santé s’altéra et sa
-faiblesse accrut encore sa sensibilité. Devant les
-autres, elle parvenait encore à se dominer. Seule,
-un bruit inattendu, une porte claquant brusquement,
-la moindre douleur physique, lorsque par
-hasard elle se heurtait à quelque meuble, lui arrachaient
-des larmes. La mort de Royale Egypte, qui
-s’éteignit un matin sans souffrance, lui fit une peine
-affreuse.</p>
-
-<p>— Comme la vie est chose précaire ! se dit-elle.
-Après tout, il vaut mieux que M<sup>me</sup> de Clet s’en aille.
-Je ne la verrai pas mourir.</p>
-
-<p>Le départ de M<sup>me</sup> de Clet pour Lourdes coïncida
-avec le déménagement de Laurence qui dut
-subir à la fois toutes les ruptures. Elle dit adieu
-à sa jeunesse, à son passé en quittant l’appartement
-où elle avait vécu près de Cyril, malheureuse
-et pourtant comblée, des heures qui
-restaient sa seule richesse. Il lui fallut passer
-sans transition, de cette atmosphère triste mais
-recueillie et pleine d’amour, dans un foyer sans
-chaleur ni tendresse. Les deux premiers repas
-pris chez son frère lui furent horriblement pénibles.
-Etrangère parmi ces gens satisfaits, elle
-écoutait avec un sentiment de glacial isolement les
-phrases pompeuses de Juliane, les plaisanteries
-d’André, les réflexions extraordinaires de leur
-fillette, enfant trop précoce, déjà mondaine et précieuse
-comme sa mère. Laurence passa une mauvaise
-nuit et, le lendemain, se leva de bonne heure
-pour aller conduire M<sup>me</sup> de Clet à la gare.</p>
-
-<p>On était au mois de février 1917. Depuis plusieurs
-semaines, chaque nuit la température descendait à
-dix-sept et dix-huit degrés au-dessous de zéro. Ce
-matin-là, le froid était plus pénétrant encore que de
-coutume. Un vent coupant et âpre neutralisait les
-efforts nonchalants du soleil pâle et tout empaqueté
-de brumes.</p>
-
-<p>— Certes, je serai mieux à Lourdes par un hiver
-pareil, disait M<sup>me</sup> de Clet, frissonnant sous son lourd
-manteau de voyage. Il y a entre les Pyrénées et
-Paris une grande différence de température, on me
-l’écrit encore ce matin. Là-bas, durant le jour, on
-se croirait en été ; les nuits seules sont froides. Mais,
-Laurence, loin de vous, j’aurai toujours le cœur
-glacé.</p>
-
-<p>— On ne saurait tout avoir, répondit doucement
-Laurence.</p>
-
-<p>Elle parlait sans aucune amertume. Elle désirait
-sincèrement que toute déception fût épargnée à
-M<sup>me</sup> de Clet.</p>
-
-<p>— Car maintenant, songeait-elle, quoi qu’il arrive,
-je ne pourrai plus rien pour elle. Cyril, ce n’est
-pas ma faute ! Vous me l’aviez laissée, j’aurais
-voulu lui être douce. C’est elle qui m’abandonne.</p>
-
-<p>Arrivées à la gare, bien avant l’heure du départ,
-les deux femmes s’installèrent dans un compartiment
-vide. M<sup>me</sup> de Clet avait pris dans ses mains
-les mains de Laurence et, d’une voix émue,
-elle lui disait les choses les plus tendres, les
-plus touchantes. La jeune femme, accablée, répondait
-à peine. Elle ne s’expliquait pas comment
-un être qui l’aimait si sincèrement pouvait volontairement
-la quitter pour toujours. A vrai dire, ce
-départ était en grande partie son œuvre. Elle n’avait
-rien fait pour l’empêcher, elle n’avait pas tenté de
-combattre les influences auxquelles M<sup>me</sup> de Clet
-obéissait inconsciemment. La vie est une lutte
-acharnée où, pour ne point tomber dans le dernier
-malheur, il nous faut constamment nous défendre
-contre nos meilleurs amis mêmes, incapables qu’ils
-sont de deviner nos moindres chagrins. Ah ! si en
-cet instant, à cette heure pourtant tardive, Laurence
-avait avoué sa peine ; si, invoquant le nom de Cyril,
-elle avait supplié sa mère, disant : « Ne me quittez
-pas, de grâce, je n’ai plus que vous moi aussi, et
-je ne puis vivre à jamais seule au milieu d’étrangers ! »
-Si elle avait parlé, peut-être M<sup>me</sup> de Clet,
-comprenant enfin le mal qu’elle lui faisait, fût-elle
-descendue du train pour la suivre, renonçant à ses
-projets. Les cœurs humains ne sont pas inexorables.
-Ils se sacrifient volontiers à ceux qui les implorent.
-Les faibles trouvent partout aide et protection. Mais
-ceux qui, trop fiers pour se plaindre, dissimulent
-leur souffrance secrète, ceux-là ne rencontrent, la
-plupart du temps, nul secours. Parce qu’ils sont
-forts, on les charge de toutes les croix et, se détournant
-d’eux, on les fuit, on les abandonne à leur
-courage.</p>
-
-<p>Cependant, l’heure du départ approchait. Laurence
-descendit du train sur le quai. Penchée à la
-portière du wagon, M<sup>me</sup> de Clet, tout en larmes, lui
-parlait :</p>
-
-<p>— Soignez-vous bien pour moi, disait-elle, souvenez-vous
-que j’ai besoin de vous pour vivre.
-Oh ! quelque chose me dit que nous nous reverrons
-bientôt. Ecrivez-moi souvent. Je le ferai, moi,
-tous les jours. Au revoir, n’est-ce pas, au revoir !</p>
-
-<p>Au moment où le train s’ébranlait, son regard,
-tout à coup, devint tellement semblable à celui de
-Cyril que Laurence couvrit ses yeux de sa main
-avec un gémissement. Une fois encore, son nom,
-prononcé par une voix connue, lui entra dans
-le cœur comme une flèche douce et empoisonnée.
-Puis brusquement les cris des employés, les
-sifflements aigus de la vapeur, le grincement des
-roues du train sur les rails formèrent autour d’elle
-la grande rumeur de l’adieu. Lorsqu’elle rouvrit les
-yeux, la voie devant elle était vide. Sur le quai,
-les rares personnes venues pour accompagner
-quelque voyageur se hâtaient vers la sortie. Elle
-les suivit machinalement, chancelant comme un
-aveugle que son guide a quitté et qui, pour la première
-fois, cherche tout seul sa route au milieu des
-ténèbres.</p>
-
-<p>Elle voulut rentrer chez elle à pied, cherchant
-instinctivement dans le mouvement et la marche
-un étourdissement salutaire. Il y avait ce matin-là
-beaucoup de monde par les rues, car, malgré le
-froid, ce temps sec invitait à la promenade. Laurence,
-au milieu de cette foule, sentait plus cruellement
-sa solitude et sa détresse. Elle regardait avec
-une attention extrême tous ces passants, s’étonnant
-de voir tant de visages si calmes, si indifférents,
-parfois même dilatés par le rire, quand chaque
-jour tant d’hommes mouraient au front, quand la
-vie était si tragique. Par moments, il lui semblait
-que ces inconnus la dévisageaient avec curiosité,
-remarquaient sa démarche chancelante, ses traits
-défaits, ses yeux hagards. Alors, elle se redressait,
-s’efforçait de prendre une attitude ferme, raidissant
-tous les muscles de son visage.</p>
-
-<p>— Quelle contrainte, songeait-elle, et comme on
-est mal pour souffrir au milieu des hommes ! Même
-dans les temps de calamité publique, la douleur
-sera toujours pour eux un étonnement et un scandale.
-Tout être malheureux est retranché du monde,
-sa place est parmi les bêtes, dans le désert, dans
-la forêt !</p>
-
-<p>La forêt ! Longtemps après qu’elle l’eut prononcé,
-ce mot retentissait encore dans son cœur. Dominant
-la rumeur de la rue, il bruissait, il frémissait, imitant
-à lui seul le murmure des arbres. Elle
-se souvint des années passées près d’eux, à
-Fontainebleau ; du serment qu’elle leur avait fait.
-Elle espéra en eux. Il lui semblait que seuls ils
-sauraient encore lui rendre un peu de paix. En cette
-heure où tout lui manquait, la forêt lui apparaissait
-comme son unique asile, car la nature ne peut
-ni trahir, ni mourir. Sa splendeur est sans déclin,
-sa douceur éternelle. Laurence, les yeux demi-fermés,
-ne voyant déjà plus que futaies, branches
-entrelacées, rochers noirs, marchait plus lentement,
-obsédée par le désir de la fuite et du voyage.</p>
-
-<p>Soudain, au coin d’une rue, la devanture d’un
-bijoutier attira ses regards. Un instant, elle s’immobilisa,
-réfléchissant devant ces objets scintillants.
-Puis, s’étant dégantée, elle entra délibérément dans
-le magasin et, lorsqu’elle sortit, elle ne portait plus
-au doigt une bague en diamants et rubis que son
-père lui avait donnée, mais elle serrait dans son petit
-sac quelques billets de banque.</p>
-
-<p>En arrivant au seuil de sa maison, elle croisa
-son frère qui rentrait :</p>
-
-<p>— Eh bien ! dit-il en lui serrant la main, comment
-va ? Froidement ! Quelle bise ! Un rude temps
-pour ceux du front. On dit que quelques morts ont
-eu les pieds gelés cette nuit dans leurs tombes.</p>
-
-<p>Il avait pris, depuis le début de la guerre, le goût
-des plaisanteries macabres. Laurence eut horreur
-de lui. Elle se détourna, disant :</p>
-
-<p>— Je suis un peu souffrante, préviens ta femme.
-Je ne déjeunerai pas.</p>
-
-<p>Lorsque Juliane, un peu plus tard, descendit
-pour prendre de ses nouvelles, elle achevait de préparer
-son sac de voyage et annonça à sa belle-sœur
-son départ pour Fontainebleau.</p>
-
-<p>— Comment, s’écria Juliane suffoquée, vous
-partez, aujourd’hui, par ce froid… sans aucun
-motif ? Voyons, ma chère, c’est insensé ! Avez-vous
-tant d’argent pour le jeter ainsi par les fenêtres ?
-Et qui finira votre installation ?</p>
-
-<p>Elle désignait d’un geste accusateur les objets
-qui, déballés hâtivement par les déménageurs, s’entassaient
-sur le parquet dans un désordre inextricable.</p>
-
-<p>— Bah ! dit Laurence avec indifférence, j’ai toute
-ma vie pour ranger cela et je reviendrai dans deux
-jours. L’argent nécessaire, je l’ai trouvé. Il faut que
-je parte au plus tôt.</p>
-
-<p>— Vous êtes attendue, sans doute ? interrogea
-Juliane ironiquement.</p>
-
-<p>Laurence acquiesça d’un signe de tête.</p>
-
-<p>— C’est vrai, dit-elle rêveusement. J’ai pris jadis
-avec les arbres un rendez-vous auquel je ne puis
-manquer.</p>
-
-<p>Juliane éclata de rire.</p>
-
-<p>— Avec les arbres ! Vous avez quelque chose
-d’urgent à leur dire ?</p>
-
-<p>Laurence demeurait insensible à ces railleries.
-Elle murmura très bas, avec une expression douce
-et hagarde :</p>
-
-<p>— En effet… oui… quelque chose d’urgent… je
-vais leur redemander mon âme.</p>
-
-<p>Cette fois, Juliane, calmée brusquement, la crut
-folle. Elle prit le ton condescendant d’une grande
-sœur, gourmandant une enfant déraisonnable.</p>
-
-<p>— Oui, je comprends, dit-elle. M<sup>me</sup> de Clet est
-partie ce matin. Vous avez de la peine. Mais, ma
-pauvre petite, la vie nous envoie chaque jour une
-épreuve nouvelle qu’il convient de supporter stoïquement.
-L’accomplissement du devoir quotidien, si
-mesquin soit-il, est le meilleur remède aux pires
-chagrins. Tenez, nous allons ranger tout cela à nous
-deux. Ne pensez plus à vos chimères. Ce soir vous
-serez déjà mieux.</p>
-
-<p>Laurence secoua la tête.</p>
-
-<p>— Non, Juliane, c’est là-bas seulement que je puis
-guérir. Ne me grondez pas. Laissez-moi partir.
-Merci, vous êtes bonne. Oh ! vous l’avez toujours
-été pour moi.</p>
-
-<p>Dans un geste de subit abandon, inclinant sa tête
-sur l’épaule de sa belle-sœur, elle l’embrassa. Et
-son visage était si triste que Juliane, émue malgré
-sa sécheresse, se retira sans dire un mot.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>XII</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Et, l’esprit égaré, il s’en alla,
-emportant son supplice et son cœur
-furieux.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Homère.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Partie à l’aventure, Laurence dut attendre pendant
-trois heures à la gare de Lyon avant de trouver
-un train qui se forma péniblement, partit avec un
-retard considérable, et, non content de s’arrêter à
-chaque station, stoppa plusieurs fois en pleine campagne,
-flânant et se traînant, comme s’il n’avait
-aucun but, aucun espoir d’arriver jamais nulle part.
-La jeune femme n’atteignit Fontainebleau qu’à
-neuf heures du soir, et là, seuls l’accueillirent, au
-sortir de la gare, la nuit triste et le rude hiver.</p>
-
-<p>Une voiture mal suspendue, grinçante, cahotante,
-traînée par un cheval défaillant, l’emmena à travers
-les rues noires vers le centre de la ville. Appuyée
-sur les durs coussins qui sentaient le moisi et la
-pourriture, Laurence se réjouissait d’avoir froid.
-Elle ne pensait à rien, ne souffrait plus. Son corps
-grelottant, sa chair misérable, désiraient comme le
-bonheur suprême un asile, un feu, la douceur d’une
-chambre claire et chaude.</p>
-
-<p>Mais l’hôtel où elle descendit ne lui offrit
-pas, dès l’abord, le bien-être matériel qu’elle
-espérait goûter. On croyait, en y entrant, passer
-d’une rue éventée à une rue plus froide encore. Le
-charbon manquait, cette année-là, dans toute la
-France et le calorifère n’était pas allumé. Dans ces
-murs délabrés de maison provinciale, stagnait un
-air plus âpre encore que celui du dehors. Une servante,
-emmitouflée de châles épais, conduisit la
-voyageuse dans une chambre morne où Laurence
-but sans plaisir un thé tiède, grignota quelques
-gâteaux qui semblaient vieux de plusieurs siècles.
-Puis, tout de suite, elle se déshabilla, se glissa dans
-des draps humides et s’endormit d’un sommeil de
-plomb.</p>
-
-<p>Lorsqu’elle se réveilla le lendemain matin, elle
-aperçut, derrière ses volets clos, une clarté étrange
-qui n’était pas celle du soleil. La femme de chambre,
-en lui apportant son déjeuner, lui apprit que la
-neige était tombée durant la nuit et, ouvrant les
-persiennes, découvrit un pan de toit étincelant sous
-un ciel sombre. Puis elle entassa dans la cheminée
-une pyramide de bûches minces et alluma un feu
-ardent dont toute la chambre fut égayée. Laurence,
-pour avoir moins froid, quitta son lit, s’enveloppa de
-son manteau, s’installa au coin de l’âtre, contemplant,
-avec le sourire ébloui d’une enfant malheureuse,
-la belle flamme dansante. Elle but à petites
-gorgées, lentement, son thé du matin. Quand elle
-fut réchauffée, réconfortée, elle s’approcha de la
-fenêtre et souleva le rideau.</p>
-
-<p>En face d’elle, la neige s’allongeait comme un
-tapis sur les toits, ceignait d’un cordon diamanté
-les balustrades des croisées, parait somptueusement
-la laideur ordinaire des maisons. En bas,
-sur la chaussée, sur les trottoirs, passaient sans interruption
-des camions militaires, une foule bariolée
-d’officiers, d’infirmières, de soldats aux uniformes
-variés. Malgré cette animation inusitée, sous ce
-voile éblouissant, Laurence reconnaissait parfaitement
-la rue Grande, la vieille rue provinciale,
-étroite, encaissée entre des façades inégales et
-de noirs magasins. Devant ce décor familier où rien
-n’avait changé, elle mesurait mieux l’immense transformation
-opérée en elle et qui n’était pas l’œuvre
-unique du temps. Pour l’accabler et la vieillir ainsi,
-il avait fallu la douleur de l’amour, la seule qui
-flétrisse une âme féminine, la marque pour toujours,
-car les autres peines, si vives qu’elles soient, n’altèrent
-pas la jeunesse. Huit ans auparavant, en quittant
-Fontainebleau, Laurence gardait encore, en
-dépit des épreuves subies, un courage intact, une
-ardeur frémissante, la possibilité d’être heureuse.
-Elle ne connaissait pas Cyril. Elle espérait en lui
-sans l’avoir jamais vu. Et, en un instant, il lui était
-devenu plus nécessaire que tout au monde. Il avait
-décuplé pour elle la valeur des années, lui apportant
-chaque jour des émotions nouvelles, des chagrins
-inoubliables. Il était descendu dans sa mémoire
-plus profondément qu’aucun souvenir, remplaçant
-tout ce qu’elle avait aimé. C’est parce qu’il l’avait
-quittée qu’elle était seule, errante, et partout étrangère.
-Appuyée sur lui, ou certaine qu’il était encore
-sur la terre, elle eût goûté quelque douceur à chercher
-dans la ville les traces de son passé. Mais, puisqu’il
-n’était plus là pour la consoler de tout, pourrait-elle
-supporter ce sombre pèlerinage, évoquer
-tant de deuils, sans lui irréparables ? Que retrouverait-elle
-dans sa course inutile à travers des
-ruines ? Seulement les ombres de son père et d’Ursule,
-une maison dont le seuil lui était interdit ;
-seulement des indifférents, incapables de comprendre
-son malheur, des ennemis qui s’en réjouiraient ;
-peut-être Lucie Jaffin, l’œil au guet, toujours
-prête à se réjouir de la douleur des autres. Laurence
-frissonnait en songeant à cet affreux visage. Elle
-avait peur des vivants, peur des fantômes, peur de
-tout ce qui pouvait ranimer la douleur qu’elle supportait
-si mal et qu’apaiserait, croyait-elle, miraculeusement
-la forêt.</p>
-
-<p>Elle décida de ne pas sortir encore, s’habilla lentement,
-puis, s’étant agenouillée, fit sa prière. Mais
-les formules habituelles avaient fui sa mémoire et
-seul lui montait aux lèvres un verset connu, un
-grand cri de détresse : « Mon Dieu, jetez vos regards
-sur moi ; prenez pitié de moi, car je suis seul et
-pauvre ! »</p>
-
-<p>L’heure du déjeuner la surprit, inerte, rêvant
-devant son feu. Elle descendit et s’installa près d’un
-poêle en faïence qui chauffait imparfaitement la
-grande salle à manger. L’odeur des mets lui était
-agréable, jusqu’au moment où, s’étant servie avec
-plaisir, elle portait à sa bouche la nourriture tout
-d’abord désirée. Alors une nausée subite la faisait
-défaillir ; elle repoussait son assiette avec dégoût,
-attendait impatiemment le plat suivant pour éprouver
-encore la même répulsion. Autour d’elle, rapprochés
-du feu le plus possible, une vingtaine de
-convives déjeunaient. C’étaient, pour la plupart, des
-militaires de tous grades. Quelques-uns s’isolaient
-avec une femme, épouse, mère, sœur ou maîtresse,
-à des tables particulières. Les autres, groupés à la
-table d’hôte, riaient très haut, parlaient fort. Parfois
-ils prononçaient gaiement des noms tragiques : Charleroi,
-Verdun, Les Eparges. Ils avaient tous été au
-front, couru de grands dangers, reçu de graves blessures.
-Pourtant ils étaient sains et saufs. Laurence,
-songeant à Cyril mort, regardait avec une
-amère jalousie ces vivants. Elle prit à la fin du repas
-deux tasses de café, puis, ranimée par ce brûlant
-breuvage, elle sortit de l’hôtel et, tout droit, par la
-rue Grande et le boulevard de Paris, gagna la forêt.</p>
-
-<p>Elle ne l’avait jamais vue sous cet aspect polaire,
-car, durant les hivers peu rigoureux où elle habitait
-Fontainebleau, la neige n’était jamais tombée
-que pour fondre presque aussitôt. Aujourd’hui, sa
-nappe étincelante, légère mais durcie par la gelée,
-recouvrait la terre. Son éclat éclipsait aisément
-celui du ciel terne et toute la clarté du jour
-semblait venir du sol, de ce blanc tapis scintillant
-qui s’étendait à l’infini.</p>
-
-<p>Autrefois, quand elle avait vingt ans, Laurence
-se fût vite familiarisée avec le blanc désert où elle
-venait d’entrer. Elle eût partagé sans effort le recueillement
-ascétique des arbres, semblables à des moines
-sous leurs blancs capuchons. Désarmée par ses adorations
-ferventes, la grande magicienne, qui avait
-changé la forêt, eût, d’un coup de baguette, aboli
-dans sa mémoire le souvenir, endormi son âme jeune
-et libre encore, prompte à subir toute influence.
-Maintenant, nulle autre beauté que celle d’un visage
-ne devait plus la subjuguer. La douleur l’entourait
-comme une muraille. Les fantômes de ses amis
-perdus la gardaient, l’isolaient, la retranchaient du
-monde, lui voilaient la splendeur des choses extérieures.
-Nulle communion ne pouvait s’établir
-entre la nature, pétrifiée par l’hiver, et ce cœur fermé
-par le sceau de l’amour.</p>
-
-<p>Sans comprendre les causes de cette mésintelligence,
-elle accusait les bois hostiles qui semblaient
-s’ouvrir à regret devant elle, tandis que,
-refaisant instinctivement sa dernière promenade,
-elle montait par la route du Bouquet-du-Roi vers la
-Cathédrale :</p>
-
-<p>— Ne me reconnaissez-vous point, disait-elle,
-beaux arbres, mes confidents ? N’aurez-vous point
-pour moi un geste d’accueil ou de pitié, me
-refuserez-vous tout asile ? En si peu de temps,
-ingrats, m’avez-vous oubliée ? Ou bien, durs et
-bornés, n’avez-vous, ainsi que les hommes, qu’insultes
-et dédains pour les naufragés de la vie ? Vous
-les victorieux, vous les triomphateurs qui, toujours
-debout, résistez aux vents, aux orages, à l’hiver, ne
-cédant qu’à la foudre, chers arbres, n’ayez pas
-horreur de moi, à cause de mes larmes, car ce n’est
-pas une mince douleur qui a pu détruire mon courage,
-jadis formé par vous. J’ai été dépouillée de
-tout : rien ne m’a été laissé de tous les biens qui
-m’étaient nécessaires. Un moment je me suis trouvée
-riche, presque heureuse. Je m’appuyais sur des
-vivants tendres et forts. Je les retenais d’une étreinte
-puissante et que je croyais éternelle, mais ils m’ont
-été arrachés. Mon père, Ursule, Cyril ! Tous perdus !
-Une amie cependant m’était restée, une seule ! C’était
-trop encore. Elle m’a abandonnée. O forêt ! selon
-mon serment, n’ayant plus rien, je viens à toi.
-Reçois-moi, berce-moi sur ton sein maternel. Donne-moi
-la force et la paix. Dis-moi pourquoi j’ai tant
-souffert.</p>
-
-<p>Et une réponse lui parvint, précise et simple :
-« Parce que tu as donné tout ton cœur à la
-créature périssable, cherchant en elle tes seules
-délices, alors que l’amour humain n’aboutit qu’à la
-trahison. »</p>
-
-<p>Dans le grand silence qui pesait sur la forêt, cette
-sentence retentit longtemps, comme si, successivement,
-chaque arbre, s’éveillant d’un profond sommeil,
-se plaisait à la répéter. Et Laurence méditait
-cette explication qui lui révélait enfin complètement
-l’horreur de la vie. Oui, c’était vrai, l’amour humain,
-maudit et condamné, se trouvait réduit à tromper
-sans cesse, à se briser contre l’infranchissable solitude
-où languit, malheureux et inaccessible, tout être
-mortel. Elle-même, si acharnée, si fidèle en ses
-affections, n’avait-elle pas dû, l’un après l’autre,
-abandonner ceux qu’elle aimait ? En dépit de ses
-efforts, elle n’avait pu sauver son père de la douleur,
-ni le défendre contre la folie. Ursule était morte loin
-d’elle et, peu à peu, reprise par la force de la jeunesse,
-elle les avait oubliés pour Cyril. A lui, du
-moins, elle s’était crue liée indissolublement. Elle
-défiait l’espace et le temps de les séparer jamais.
-Elle aurait juré que sa vie dépendait de la sienne,
-qu’aucune douleur ne pouvait le frapper sans retentir
-aussitôt dans son cœur. Pourtant, au moment où
-la mitraille le renversait mourant sur un champ
-de bataille, nul pressentiment ne l’avait avertie.
-Elle demeurait tranquille, tandis que, sur un
-lit d’hôpital, soldat inutile et brisé dont on se
-détournait déjà, il avait prononcé son nom avec des
-larmes. Cette heure, qui pour lui était la dernière,
-l’heure tragique, suprême, pleine de visions et de
-fantômes, pour elle avait été simple, douce, pareille
-aux autres. Peut-être regardait-elle en souriant la
-lumière d’un beau jour, à l’instant même où il sombrait
-dans la nuit éternelle. Sans qu’elle l’assistât
-d’une prière, d’un cri de pitié, il avait subi les
-grandes épouvantes de l’agonie. Lui, son idole et
-son amour, il était, comme tous les hommes avant
-lui, entré seul dans la mort.</p>
-
-<p>Et soudain une autre pensée l’accabla :</p>
-
-<p>— Si moi, qui n’avais que Cyril au monde et qui
-toujours étais en peine de lui, je n’ai pu deviner ses
-souffrances, savoir qu’il me quittait, être avec lui
-toujours, au moins par la pensée, comment lui, du
-haut du ciel, pourrait-il encore me suivre, me
-rester fidèle ? N’est-il pas séparé de moi par des
-abîmes de joie ? Tandis que j’erre, perdue, dans
-ces déserts de neige, n’est-il pas au centre du feu,
-retranché dans la paix incommunicable ? Peut-il se
-souvenir de mon visage devant la face de Dieu ?
-Non, il m’oublie. Il m’a trahie avec les astres et les
-anges.</p>
-
-<p>Alors, elle précipita sa marche. Elle allait, elle
-courait presque, portant en elle, ainsi qu’un aiguillon
-furieux, son amour indigné. Son cœur n’exhalait
-que reproches, blasphèmes, accusations. Séparée de
-tout et de Cyril même, elle songeait avec un indicible
-désespoir à cette âme exultante au ciel.</p>
-
-<p>Elle parvint enfin au carrefour des Cépées. Là,
-quittant la grande route, elle s’enfonça sous les
-piliers de la Cathédrale. Ce lieu jadis si beau, si
-riant, quand le vent de septembre chantait sous
-ses hautes nefs, était maintenant méconnaissable.
-Le ciel bas, couleur d’encre, pesait sur les arbres
-qui, raidis dans un gigantesque effort, semblaient
-soutenir avec peine ses nuées croulantes. L’horizon
-menaçant fermait de draperies mortuaires ce temple
-sinistre où, sur la blancheur crue de la neige, ressortaient,
-avec un relief funèbre, les troncs humides
-et sombres des hêtres. Dans cet étrange paysage,
-tout était blanc ou noir et rien n’avait gardé les
-couleurs de la vie. Laurence se crut parvenue au
-dernier cercle de l’enfer. Elle avançait avec l’espoir
-de revoir enfin la terre brune et familière, une
-feuille, peut-être un pan de ciel bleu. Mais devant
-elle, à l’infini, s’entr’ouvraient les mêmes étendues
-glacées. Partout le ciel était fermé, la terre maudite.
-Partout elle se sentait poursuivie, cernée par
-la solitude.</p>
-
-<p>Soudain, dans l’effort qu’elle fit pour franchir un
-talus glissant, quelque chose se déplaça sous son
-corsage avec le bruit léger d’un papier qu’on froisse.
-La lettre de Cyril reposait toujours sur sa poitrine.
-Elle n’avait pas tout perdu ! Ce dernier trésor lui
-restait encore.</p>
-
-<p>— Vais-je l’ouvrir ? songeait-elle. Vais-je épuiser
-d’un seul coup ma dernière richesse ? Pourquoi
-différer plus longtemps ? N’ai-je pas atteint le point
-culminant du malheur ? Si rien ne me vient en aide,
-j’ai peur de ne pas pouvoir vivre, fût-ce une heure.
-Je ne puis tarder davantage.</p>
-
-<p>Elle descendait à ce moment un sentier, étroit et
-raide, qui menait dans une partie de la forêt où les
-futaies étaient moins élevées. Dans un carrefour
-gisait le tronc d’un arbre abattu. Laurence balaya
-de la main la neige qui le couvrait et s’y assit. Ce
-repos lui fut doux. Elle tira de son corsage la lettre
-de Cyril, l’ouvrit et lut :</p>
-
-<p>« Mon régiment est au repos pour quelques jours.
-Je profite d’un instant de calme pour vous écrire,
-car j’ai comme un pressentiment que ma vie me
-sera bientôt demandée et votre sort me cause la plus
-déchirante inquiétude. Laurence, pauvre enfant,
-que deviendrez-vous si je meurs ? Je sais que vous
-vivrez, — vous me l’avez promis, — mais probablement
-dans un absolu désespoir. Il faut qu’au
-moins quelques paroles de moi vous parviennent
-encore. Je suis extrêmement changé, et vous n’avez
-pas changé avec moi. Vous êtes toujours dans les
-tourments et l’ombre épaisse, moi je suis parvenu
-à la sérénité. Mon cœur, si longtemps
-inquiet, si longtemps déchiré, s’est enfin apaisé,
-parce que j’ai trouvé la vérité, l’ineffable amour,
-parce que Dieu est toujours avec moi. Dieu,
-Laurence ! Comme ce nom seul est doux, suffisant.
-Je voudrais qu’il vous ravisse, ainsi qu’il
-me ravit. Je voudrais vous léguer ma foi, partager
-avec vous le trésor de ma paix, car je me sens responsable
-de votre âme qui s’est si passionnément
-donnée à moi. Je tremble que la douleur de ma
-mort ne vous éloigne de Dieu au lieu de vous en
-rapprocher. Laissez-moi vous éclairer, vous guider,
-vous montrer une erreur dont vous ne soupçonnez
-aucunement la gravité : vous m’aimez d’un amour
-démesuré, infini, dont je ne suis pas digne. Tout ce
-qui en vous désire la beauté sans ombre, l’amour
-sans déclin, le parfait, l’éternel, se trompe en
-s’adressant à moi. Vous me prenez pour la lumière
-et je ne suis qu’un reflet de l’auguste soleil, une étincelle
-de l’incorruptible flamme. Je ne suis, comme
-tout être et toute chose, qu’un ouvrage et un signe
-de Dieu. Ne vous arrêtez pas à moi, Laurence,
-passez outre. Allez à Lui ; c’est Lui que vous aimez
-en moi sans le savoir.</p>
-
-<p>« Je vous connais, vous êtes si folle que vous m’accuserez
-peut-être d’insensibilité, disant : « Il a refusé
-mon âme ! » Comprenez-moi. Aller à Dieu, ce n’est
-pas rompre tous les liens qui nous attachent aux
-créatures, mais les renouer plutôt d’une manière
-plus forte, plus durable. Je ne vous demande pas de
-m’oublier, bien au contraire. Je pense que votre
-place doit être à mes côtés, toujours unie à
-moi, et, comme autrefois sur la terre dans des
-livres périssables, lisant avec moi dans le livre
-éternel. Je n’imagine pas qu’au ciel même nous
-puissions être pleinement heureux, si nous n’y
-devions retrouver, pour les mieux aimer, nos amis
-les plus chers. Je pars le premier. Pourtant, là
-où je vais, je vous aiderai encore. Quels que soient
-parfois votre abandon, votre détresse, même si je
-me tais quand vous m’appellerez, ne doutez pas de
-moi. Sachez que je suis avec vous, que je vous
-attends et que je désire ardemment votre âme. Le
-mal que je vous ai fait, je veux vous en demander
-pardon à jamais. La douleur que je vous ai
-apportée, je veux la consoler durant l’éternité. Il
-n’y aura pas de repos absolu pour moi ; tant que
-vous ne m’aurez pas rejoint, tant que je ne verrai
-pas sourire dans la lumière votre visage heureux. »</p>
-
-<p>Le ciel s’était obscurci plus encore et la neige
-commençait à tomber abondamment. Laurence
-ne s’en apercevait pas. Courbée en deux, le front
-dans ses mains, elle relisait la précieuse lettre
-qui, comme par miracle, répondait à ses questions,
-dissipait ses doutes, rassurait pour toujours son
-amour anxieux. Quand elle la sut par cœur, elle se
-leva. Tout haut, lentement, distinctement, comme
-pour prendre à témoin le ciel et la terre de son
-triomphe, elle dit : « Il m’aime encore ! »</p>
-
-<p>Ces simples mots, comme une formule magique,
-la réconcilièrent avec l’univers. La forêt, tout à
-l’heure hostile, lui apparut comme un lieu enchanté,
-Elle venait d’ailleurs de changer encore. La neige,
-qui tombait à flots, raccourcissait les perspectives,
-fondait et brouillait les lignes du sévère
-paysage. Ses flocons légers flottaient, erraient
-longuement dans l’air avant de toucher le sol ou
-de se poser sur un arbre. Ils couvraient les plus
-minces branches d’une frondaison étincelante et délicate.
-Laurence se crut dans un verger, au printemps,
-quand le vent d’orage arrache aux arbres
-et jette de tous côtés des tourbillons de pétales.
-A travers cette blancheur mouvante, elle avançait,
-non plus comme un être maudit qui cherche
-en tremblant un asile incertain, mais comme une
-enfant bien-aimée au milieu du jardin paternel où
-tout a fleuri pour elle.</p>
-
-<p>— Il m’aime encore, songeait-elle, mieux qu’autrefois,
-pour toujours. Il m’aime. Oui ! je dois en croire
-sa parole et cette certitude en moi, plus douce
-qu’aucun serment. Pourquoi souffrir et regretter
-les jours passés ? La vie, médiocre et malfaisante,
-tissait autour de nous sa trame d’erreurs et de
-malentendus. Les mots humains sans cesse nous
-trahissaient, nous imposaient leurs réticences. A
-tous moments, il me quittait. Mais la mort, au lieu
-de séparer, rapproche. En le perdant, je l’ai trouvé.</p>
-
-<p>Longtemps, elle marcha ainsi, exhalant vers
-Cyril ce cri passionné qui, sans cesse, retentissait
-en elle. Enfin, elle s’arrêta, comme pour attendre
-une réponse, et quelques termes de la lettre lui
-revinrent à la mémoire, pareils à un refus doux
-et inexorable : « Vous m’aimez d’un amour
-démesuré dont je ne suis pas digne. Ne vous
-arrêtez pas à moi, Laurence, passez outre. Allez à
-Dieu, c’est Lui que vous aimez en moi sans le
-savoir. »</p>
-
-<p>Elle réfléchissait, étonnée, un peu triste.</p>
-
-<p>— Dieu, dites-vous, songeait-elle. Eh quoi ! Cyril,
-vous n’étiez pas l’amour ? Dieu, dites-vous ! C’est
-bien. Je sais qu’en dehors de Lui rien n’existe, qu’il
-est le but de tout désir, que sans lui le cœur le plus
-riche connaît la privation. Mais je l’ai appelé en
-vain, et j’ai eu peur de son silence, peur de son
-nom formidable. Hélas ! pour aller vers Lui, dites,
-quelle est la route ? Celle de la douleur sans
-doute, puisque tout s’obtient par la douleur et la
-patience, l’être infini comme l’être humain. O Cyril,
-je ne vous ai conquis que par un long martyre. Je
-vous ai tant attendu, tant cherché, ami cher ! Je ne
-refuserai pas de le chercher et de l’attendre, Lui,
-mon Dieu !</p>
-
-<p>Maintenant, l’extase où elle avait été plongée se
-dissipait. Après avoir touché le ciel, elle se retrouvait
-sur la terre avec la certitude d’un long exil. De
-nouveau, le poids de la vie l’accablait. Elle comprenait
-que, pour gagner la récompense éternelle, il
-lui faudrait beaucoup souffrir encore. Son premier
-devoir était de retourner parmi les hommes, d’abord
-à Fontainebleau, puis à Paris pour y subir son destin,
-pour reprendre la croix qu’elle avait rejetée et
-qu’elle acceptait de nouveau humblement. Alors,
-ayant fini sa course errante, trouvé ce qu’elle cherchait :
-son courage et son âme, elle regarda autour
-d’elle, essaya de s’orienter.</p>
-
-<p>Ce n’était pas une tâche aisée. Elle se trouvait
-dans cette partie de la forêt qui s’étend entre Barbison
-et Franchard et que sillonnent des sentiers
-pareils, réunis symétriquement, de place en place,
-par des carrefours semblables. Là, même en
-été, quand le soleil par sa position offre un point
-de repère, le promeneur doit consulter sa carte
-pour ne point s’égarer. Les écriteaux ne peuvent renseigner
-que ceux auxquels les moindres chemins
-sont depuis longtemps familiers. Mais Laurence qui,
-dans les environs directs de Fontainebleau, eût
-retrouvé sa route au milieu des ténèbres, connaissait
-moins bien cet endroit, déjà lointain, que
-l’absence et la neige achevaient de lui rendre
-étranger. Pourtant, gagnant le carrefour le plus
-proche, qui était celui de Bois d’Hyver, elle en fit
-le tour en consultant les écriteaux. Le premier,
-fendu par quelque bourrasque, n’était plus qu’un
-tronçon inutile. Elle déchiffra les autres un
-à un, lisant : « Route des Ventes Alexandre »,
-« Carrefour du Chêne des Marais », « Route du Bois
-d’Hyver », « Carrefour des Monts Girard ». Ces
-noms ne lui rappelaient rien. Elle s’efforça de
-rassembler ses souvenirs ; mais son esprit, tourné
-passionnément vers les choses éternelles, éprouvait
-une extrême difficulté à s’intéresser aux réalités
-terrestres. A quoi bon, d’ailleurs, chercher un
-raccourci pour rentrer dans la ville ? N’était-il pas
-plus simple de reprendre les chemins qu’elle avait
-suivis ? Si capricieux qu’eût été son itinéraire,
-n’avait-elle pas, pour la guider, un signe sûr :
-la trace de ses pas que la neige, en tombant, n’avait
-pas encore effacée entièrement ?</p>
-
-<p>Il était douteux cependant qu’elle pût refaire une
-marche de cinq à six kilomètres à travers la neige
-épaissie où elle n’avançait plus qu’avec de pénibles
-efforts. Après deux jours passés presque sans nourriture,
-cette longue course dans la forêt glaciale la
-laissait épuisée. Maintenant que ni le désespoir, ni
-l’indignation ne la soutenaient plus, elle éprouvait
-une immense fatigue et s’avouait qu’elle avait faim
-et froid. L’humidité de son manteau mouillé pénétrait
-ses vêtements, gagnait son corps transi. Ses
-chaussures trop légères, trempées, déformées et durcies
-par la neige, blessaient ses pieds douloureux.
-Elle n’avait pas fait cinquante pas dans la direction
-du retour, qu’elle s’arrêtait défaillante, s’appuyant
-à un jeune arbre comme à l’épaule d’un ami.</p>
-
-<p>Sur les bois, pesait un silence ineffable. Sans
-aucun bruit, la neige continuait à tomber, si douce,
-si douce, et pourtant si dangereuse. Sur tout ce qui
-se trouvait soumis à son empire, elle opérait tranquillement
-ses maléfices ordinaires, étouffant dans
-la nature tout vestige de vie, dans l’âme humaine
-toute énergie, toute volonté. Comment songer encore
-à la nécessité de l’action ou de la lutte, dans ce
-paysage irréel où tout semblait mirage, ombre vaine,
-illusions, prestiges du sommeil ? Le ciel restait
-caché, la terre invisible. Les arbres, à travers le
-tourbillon blanc qui les environnait, étaient pareils
-à des colonnes de fumée. Fantôme parmi ces fantômes,
-Laurence s’attardait, pensant que ce repos
-lui serait salutaire, qu’il serait toujours temps de
-reprendre sa route. Elle ne songeait pas que l’heure
-s’avançait, que les journées de février sont courtes,
-que chaque minute, en s’écoulant, mettait en péril
-sa vie.</p>
-
-<p>Si profonde était sa rêverie, si grande sa distraction,
-qu’elle ne s’étonna pas d’entendre, dans ce
-désert, s’élever une voix humaine, un chant qui tout
-d’abord lointain se rapprochait, se précisait, et par
-lequel elle se laissait bercer. Il lui fallut faire un
-effort de réflexion pour comprendre que c’était une
-chose étrange, inespérée, extraordinaire, réelle
-cependant, car ses sens ne l’abusaient pas. Il s’agissait
-bien d’une voix humaine, d’une voix masculine,
-jeune et retentissante, qui chantait une chanson
-de marche. Laurence aperçut bientôt, assez loin sur
-la gauche, à travers la neige, une silhouette encore
-indistincte que les arbres cachaient par moments,
-mais qui reparaissait bientôt et seule marchait,
-remuait, vivait dans la forêt morte. L’inconnu, un
-garde forestier, avançait rapidement, réglant ses pas
-sur le rythme de sa chanson. Il tenait à la main un
-gourdin qu’il faisait tournoyer autour de lui et dont
-il frappait parfois un arbre qui résonnait sourdement
-sous le coup.</p>
-
-<p>Laurence se dit que la présence de cet homme
-était pour elle une grande chance. Il connaissait les
-bois. Il allait lui indiquer sa route. Il l’accompagnerait,
-l’aidant à marcher si sa faiblesse était trop
-grande. Franchard ne devait pas être très éloigné.
-Il la conduirait jusqu’à la maison forestière où elle
-trouverait un abri pour la nuit, un lit, un peu de
-nourriture, du feu. Malgré sa fatigue, elle ne désirait
-pas ces biens si enviables et elle regardait avec indifférence
-approcher son sauveur.</p>
-
-<p>Bientôt, il parvint à un carrefour où le sentier
-qu’il suivait croisait celui où s’attardait Laurence.
-Il eût pu, en tournant la tête, l’apercevoir. L’abandonnée
-avait prévu ce geste qui lui semblait si
-naturel et que pourtant il ne fit pas. Rien, en effet,
-ne l’avertissait qu’une créature humaine souffrait si
-près de lui. Talonné par le froid, par l’heure tardive,
-il traversa le rond-point obliquement sans s’arrêter
-et s’engagea dans un chemin qui montait sur la
-droite. Pour attirer son attention, il eût fallu que
-Laurence courût vers lui sans attendre, l’appelât
-d’un cri assez fort pour dominer sa chanson. Mais
-elle était parvenue à cet état d’épuisement où l’être
-le plus énergique ne peut plus rien pour lui-même.
-Il faut alors, pour le sauver, qu’on le secoure de
-force. C’est l’état du soldat malade, blessé, fourbu
-par vingt combats et qui peut tout juste mourir à la
-place qui lui fut assignée, mais non point se porter
-en avant, ni même fuir. Laurence voulut appeler :
-ses lèvres n’émirent qu’un gémissement faible. Elle
-voulut marcher : il lui sembla qu’elle était prisonnière
-de l’arbre qui la soutenait. Elle demeurait captive,
-engourdie, retenue de tous côtés à son appui par
-les liens d’une enlaçante tristesse. Déjà le garde
-s’éloignait. Dominée par une invincible torpeur, elle
-vit sa silhouette diminuer, disparaître à travers les
-arbres. Sans faire aucun mouvement, aucune tentative
-pour la saisir, elle laissa passer la chance
-offerte, et cette chance était la dernière.</p>
-
-<p>En effet, maints signes annonçaient la fin du jour.
-L’après-midi sans éclat, semblable à un long crépuscule,
-avait jusqu’au dernier moment dissimulé l’approche
-de la nuit. Maintenant, de minute en minute,
-l’horizon se rétrécissait. La neige, tout à l’heure si
-blanche, si éblouissante, prenait une pâleur terne et
-grise. Soudain Laurence comprit, qu’égarée ainsi
-dans la forêt où la nuit allait la surprendre, par ce
-froid implacable, elle était en danger de mort. La
-peur, comme un coup de fouet, ranima sa volonté
-défaillante, dissipa l’inconcevable enchantement qui
-la retenait captive. Elle bondit, s’élança sur les
-traces du garde, dont elle venait d’entendre encore,
-vaguement, très loin, la voix affaiblie. Elle gravit
-le sentier qu’il avait suivi, courant péniblement
-dans la neige qui lui montait presque jusqu’aux
-genoux. Elle appela. Son cri désespéré se perdit
-dans l’air sans écho, dans l’énorme silence. Elle
-parvint enfin en haut de la côte, espérant follement
-y découvrir une maison, une silhouette
-humaine et n’y trouva rien que des arbres, le sentier
-qui se continuait, barré par l’ombre. Elle appela
-une fois encore, de toutes ses forces, de toute sa vie.
-Rien ne lui répondit. Le garde était déjà très loin
-sans doute. Quelle folie d’avoir perdu à le poursuivre
-un temps précieux ! Dix minutes de marche
-encore dans cette direction, elle eût trouvé la
-grande route, un peu plus loin Franchard. Mais
-elle ne le savait pas. Craignant de s’égarer plus
-encore, elle redescendit le sentier, chercha de nouveau
-au carrefour les traces de ses pas. La neige
-les avait en partie recouvertes. L’ombre achevait de
-les rendre indistinctes. Ce signe ne pourrait la guider
-longtemps. Mais sans plus calculer, prenant un sentier
-au hasard, espérant quelque secours impossible,
-elle allait, elle courait, fuyant cette nuit envahissante
-qui, de toutes parts, l’enlaçait comme un filet
-qui se resserre. Ses pieds blessés saignaient ; chaque
-pas lui causait des douleurs inouïes. D’affreux vertiges,
-par moments, troublaient sa vue, la faisaient
-dévier du sentier parmi les arbres où s’embarrassait
-sa marche. La neige ne tombait plus, mais le froid, se
-faisant plus âpre, la mordait au visage comme une
-bête. Elle ne pensait plus à rien, elle marchait et
-fuyait. L’instinct de la jeunesse et de la vie, seul,
-agissait en elle, luttait furieusement contre sa propre
-chair, sa fatigue, sa faiblesse, contre la nature ennemie,
-la mort. Une première fois, ses forces la
-trahirent. Elle tomba. Le blanc tapis qui pliait
-mollement sous son corps lui parut doux ainsi
-qu’un lit de repos. Un sursaut de terreur la remit
-debout. Elle fit quelques pas encore. Tout à coup,
-il lui sembla que les arbres remuaient, se mettaient
-à tourner autour d’elle une sorte de ronde, d’abord
-lente, puis vertigineuse. Pour essayer de rompre ce
-cercle infernal, elle se jetait de côté et d’autre, à
-droite, à gauche, en avant, en arrière. Ce fut là son
-dernier effort. Et elle s’abattit sur la neige, pauvre
-proie longtemps traquée, qu’avaient enfin saisie,
-pour l’immoler, la forêt, l’hiver et la nuit.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>XIII</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Lors aussi s’évanouira la peur
-démesurée, et l’amour désordonné
-mourra.</p>
-
-<p class="attr"><i>Imitation</i>, 3, <small>XXXVII</small>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>L’ombre était maintenant complètement tombée.
-Nulle étoile, ni le plus mince rayon de lune ne perçaient
-les épais nuages. Seule, la persistante blancheur
-de la neige luisait faiblement dans l’obscurité
-morne. Le vent commençait à s’élever, avec une
-rumeur pareille à celle de la mer montante. Les
-ténèbres qui délivrent la nature comme l’être
-humain des contraintes imposées par le jour,
-invitaient toute douleur à délirer, et la forêt, sortant
-de sa stupeur, ouvrant enfin ses mille bouches, se
-plaignait longuement sur le cœur de la nuit.</p>
-
-<p>La tête appuyée à son bras, comme un enfant qui
-dort, Laurence gisait sur le sentier, entre deux rangées
-d’arbres noirs, gardiens inexorables auxquels
-elle n’échapperait plus qu’en échappant à la vie. Par
-moments, elle regardait, au-dessus de leurs cimes
-mouvantes, le vide du ciel sans étoiles, cet espace
-inconnu, où bientôt s’allumeraient pour elle les
-lumières éclatantes, invisibles encore à son œil de
-chair. Mais, le plus souvent, sa paupière restait close.
-Elle ne souffrait pas. Le froid l’engourdissait lentement,
-d’une manière presque insensible. Son corps,
-épuisé par la marche et la faim, cédait à la mort
-sans révolte, avec une sorte de volupté. Pourtant,
-elle demeurait absolument lucide. Comme un voyageur,
-prêt à partir, loin, par delà les mers, fait
-une dernière fois le tour de sa maison, saluant ses
-souvenirs heureux ou tristes et rassemblant ce qu’il
-doit emporter, ainsi son âme parcourait le cercle
-de sa vie, cherchant parmi bien des ruines, une
-perle sans prix : cette vérité, cette sagesse qu’acquiert
-ici-bas, à force de peine, toute créature, la
-seule chose qui lui reste à son dernier jour et soit
-une richesse au seuil de la tombe.</p>
-
-<p>En ce monde, où tout est mystère, l’homme
-n’a point d’autre guide que l’homme, son semblable,
-duquel lui vient toute douleur et toute science.
-Chaque être qu’il rencontre, noble ou abject, ami
-ou ennemi est un signe de Dieu, un point de repère,
-écueil ou phare, placé sur la route obscure qui va
-du provisoire à l’éternel. C’est pourquoi, à cette
-heure dernière, Laurence, les yeux fermés, s’efforçait
-d’évoquer, non point les circonstances de sa vie,
-mais, un à un, les personnages, héros ou comparses,
-qui, avec elle, en avaient joué le grand drame.</p>
-
-<p>Lentement, des profondeurs de son passé, elle
-vit surgir une foule de figures familières qui s’avançaient,
-par groupes, et qu’elle examinait avec une
-attention extrême, comme les pages d’un livre
-obscur et sacré, cent fois relu, mais encore imparfaitement
-compris.</p>
-
-<p>D’abord parurent des fantômes hostiles : Lucie
-Jaffin, Douran, Hecquin, M<sup>me</sup> Heller, tous ceux qui
-l’avaient persécutée, déçue, trahie, lui révélant la
-laideur du monde.</p>
-
-<p>Puis vinrent des figures falotes : Juliane, André,
-Gaston Noret, tous ces médiocres, sans vertu, ni
-méchanceté, sans grandeur, ni bassesse, pauvres
-êtres dont un grain de sable comblait le cœur étroit,
-dont le bonheur mesquin dégoûtait du bonheur.</p>
-
-<p>Mais bientôt, parmi cette foule confuse qui passait
-et repassait dans sa mémoire, Laurence distingua des
-visages plus chers. Silencieusement, avec un geste
-de bénédiction, les ombres de ceux qu’elle avait
-aimés l’entourèrent. Ombres pathétiques, qui toutes
-avaient subi un cruel martyre : Ursule, pauvre âme,
-consumée de charité, immolée au bonheur d’un seul
-être qu’elle n’avait pu sauver ; Paul Dacellier, cœur
-sans repos, dévoré par le feu d’un inextinguible
-désir non réalisé ; les Arêle, si doux, si purs, et
-pourtant si durement éprouvés, vivants encore, mais
-déjà morts avec leurs fils perdus.</p>
-
-<p>Pourquoi Laurence, à cette heure plus encore
-qu’autrefois, éprouvait-elle, pour ces infortunés, l’admiration
-fervente, complète, un peu jalouse qui,
-d’ordinaire, s’adresse aux seuls heureux ? D’où venait
-que leurs vies manquées lui paraissaient plus enviables
-qu’aucune autre, leur voie rude préférable aux
-plus faciles chemins ? Ces vaincus de la vie gardaient
-pour elle un aspect triomphant, l’assurance
-et le calme des victorieux. Manifestement, ils possédaient
-une sagesse supérieure à celle du monde. Une
-force était en eux, une lumière qu’elle avait devinée,
-reconnue toute jeune. Ils lui avaient appris que
-nul n’est grand ici-bas que par la foi, la douleur ou
-l’amour.</p>
-
-<p>— Cela, je le savais, songeait-elle, évoquant une
-ombre plus chère encore, mais sans vous, Cyril,
-j’aurais pu l’oublier, m’égarer pour toujours. Vous
-avez été mon père et ma mère, mon guide, ma force,
-mon ami. Chacune de vos paroles illuminait pour
-moi le monde et les plus ténébreux mystères.
-Par vous, j’ai vécu votre vie et la mienne,
-vous ayant donné mon âme. Vous m’avez détachée
-de tout et de vous-même, cruellement parfois,
-pour me livrer à Dieu. Par vous, j’ai connu la privation
-suprême, le désir sans repos et la soif et la
-faim. A travers les affres, les miracles de l’amour
-humain, vous m’avez conduite à l’amour infini.</p>
-
-<p>Elle atteignait le but de son voyage, l’instant où
-nul guide humain n’est plus nécessaire, où la créature
-expirante, soumise à l’action directe de la
-grâce, doit sans intermédiaire chercher son créateur.
-Laurence prit congé des figures qui l’avaient
-visitée, leur adressant à toutes, amies ou ennemies,
-un sourire de tendresse ou de pardon. Elles s’éteignirent
-une à une, la laissant seule dans l’ombre.
-Mais cette ombre était comme un voile épais posé
-sur un divin visage. Une approche invisible remplissait
-déjà cette solitude. Laurence était comme
-une femme dans les ténèbres, enfermée sans le
-savoir, avec son bien-aimé, et avant qu’il lui
-parle, avant qu’il la touche, elle a deviné sa présence,
-elle a crié son nom.</p>
-
-<p>— Dieu, Dieu, mon Dieu ! gémit-elle.</p>
-
-<p>En même temps, il lui sembla qu’un glaive fulgurant
-pénétrait en elle, venait frapper dans les
-dernières profondeurs de son cœur un point que la
-douleur humaine n’avait encore jamais blessé. Et
-les larmes qui lui échappèrent lui parurent les premières
-qu’elle eût jamais versées, tant leur saveur
-était à la fois âcre et douce. Elle voulut, dans un
-geste familier, porter la main à ses paupières
-humides. Mais déjà elle ne pouvait plus faire aucun
-mouvement. Le froid paralysait ses membres. La
-neige durcie enserrait étroitement son corps, le soudait
-à la terre maternelle. Dans cette chair anéantie
-que dévorait la mort, l’âme seule vivait d’une vie
-puissante. Comblée par une présence ineffable, elle
-chantait passionnément.</p>
-
-<p>— Seigneur, c’est donc vous, disait-elle, qu’ai-je
-à présent besoin d’explications ? Puis-je nier l’existence
-du feu dont je sens sur moi la brûlure ? C’est
-vous, être infini, mystérieux, inexplicable, que rien
-en moi ne comprend, que tout en moi, au premier
-signe, salue et reconnaît, silence plus éloquent que
-toute parole, face cachée plus belle qu’aucune figure
-vivante. Les formes, les visages humains qui vous
-révélaient à moi vous cachaient en même temps.
-Maintenant qu’ils se sont évanouis, je vous vois, je
-vous trouve enfin ; amour sans déclin, amour éternel,
-vous que j’ai à la fois constamment fui et
-cherché.</p>
-
-<p>Comme une jeune fille, amenée en présence du
-roi dont elle va devenir l’épouse, apercevant pour
-la première fois son auguste visage, frémit et se
-désespère parce qu’elle n’est point assez belle, ainsi
-Laurence, le cœur pénétré d’une humilité déchirante,
-repassant toute son existence, évoquant son
-reniement, sa longue révolte, sa résistance au
-seul amour, pleurait ses dernières larmes que
-le vent gelait sur sa face. Mais comme elle s’affligeait
-d’être pauvre de toute vertu, de tout mérite,
-soudain, avec une ineffable joie, elle se souvint
-d’avoir beaucoup souffert. Aussitôt l’énigme de sa
-vie lui fut expliquée. Sa destinée, pleine de
-tempêtes et de tragédies sombres, lui apparut
-comme une voie unie et droite qui conduisait à la
-lumière.</p>
-
-<p>— Bénie sois-tu, dit-elle, ô parfaite infortune, car
-je comprends enfin l’œuvre éclatante que tu accomplissais
-en moi. Tu me fus accordée par grâce, afin
-que je n’arrive pas les mains vides devant mon
-juge. Du moins, à défaut d’autres présents, je puis
-vous les offrir, Seigneur, toutes ces douleurs que
-j’ai parfois maudites, ne sachant pas qu’elles étaient
-ma richesse, ma sauvegarde, ma force ! Recevez-moi
-à cause d’elles, car elles m’ont préservée
-des souillures du bonheur et lentement purifiée
-pour vous. Acceptez donc, ainsi qu’un holocauste,
-non voulu, précieux pourtant, ma jeunesse désolée,
-ma constante solitude, la trahison de tous
-ceux en qui j’ai eu foi, la mort de ceux que
-j’ai aimés. Acceptez mon amour pour Cyril, le
-long désir toujours trompé, l’attente toujours vaine,
-la grande rupture de mon cœur au jour des
-adieux. Acceptez enfin, ô mon Dieu, avec tout
-le passé, le présent, ces quelques minutes qui me
-séparent encore de vous. Souvenez-vous, Bonté
-suprême, que j’ai cru en vous indomptablement à
-cette heure où vous m’aviez livrée à toutes les puissances
-des ténèbres. Je vous offre mon abandon,
-ma misère complète, cette épouvante où j’entre
-sans aucune assistance.</p>
-
-<p>Cyril, cependant, ne l’avait pas quittée. Comme
-elle formulait cette plainte, elle le revit encore.
-Il semblait tendre les mains vers elle dans un geste
-de pitié secourable. Elle le contempla tendrement et
-lui dit adieu.</p>
-
-<p>— Ecarte-toi, supplia-t-elle, afin que pendant cette
-minute, la dernière qui me soit accordée pour souffrir
-et pour mériter, j’endure toute la douleur possible.
-Ecarte-toi, laisse-moi mourir seule.</p>
-
-<p>La chère ombre docilement s’évanouit. Laurence
-acheva sa prière :</p>
-
-<p>— Mais ce dernier bien qui me restait encore, cette
-image trop adorée, Seigneur, je veux vous la sacrifier
-aussi, vous offrant jusqu’au souvenir de Cyril,
-car je sais que pour vous plaire, il faut être absolument
-nue et pauvre. O Dieu ! roi des déshérités,
-amant de ceux qui n’ont plus rien, vous qui pour
-me conquérir m’avez tout repris et tout arraché,
-vous, dont j’ai subi toute ma vie la jalousie et la
-violence, consumez en moi mon dernier amour, afin
-que je sois devant vous comme un gouffre vide, un
-abîme béant qui souffre et qui désire !</p>
-
-<p>Quand elle se fut ainsi dépouillée de tout, reniant
-ses affections humaines afin de les retrouver purifiées,
-son cœur entra dans la paix. Autour d’elle, l’air
-retentissait de bruits confus, craquements, sifflements
-aigus, lugubres plaintes. Sur le fond immobile
-de l’ombre, les hêtres et les chênes, fantômes
-menaçants ou plaintifs, se tordaient furieusement
-sous l’effort des rafales. Plus abandonnée qu’une
-bête sauvage, Laurence gisait dans cette horreur,
-dans cet effroi, avec, pour dernier lit, la terre,
-pour témoins, les arbres délirants, pour prières, la
-grande lamentation du vent. Pourtant, ayant rouvert
-les yeux, elle regardait avec tendresse la neige qui
-devait être son linceul, la forêt qui, l’ayant perdue
-par ses ruses, assistait implacable à son agonie. Il
-n’était pas jusqu’à la bise glacée sous laquelle frémissait
-encore sa chair misérable qu’elle n’essayât de
-bénir. Elle à qui le plus beau soleil avait été amer
-et le printemps ennemi, elle pardonnait à cette nuit
-pleine de terreurs qui la tuait cruellement.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Mais adieu, toi que nous avons suivie jusqu’à
-cette heure où ta vie s’achève, où Dieu t’a saisie
-dans sa main, où tu reposes, assouvie et comblée,
-plus jeune qu’au jour de ta naissance, ta longue
-peine réparée par un instant d’amour. Déjà ton
-âme, dont la mort lentement rompt les liens, à demi
-sortie du monde, entrevoit la lumière, savoure la
-plénitude de la foi. Ton extase demeure pour nous
-impénétrable. La douleur seule nous a confié tous
-ses secrets. Nous pouvons chanter l’inquiétude
-humaine, l’espérance trompée, la passion vaine, les
-tourments de l’attente et du désir. La joie, qui est
-chose divine, dont parfois l’aile nous effleure, nous
-a toujours caché son visage exultant. Nous qui
-vivons, nous qui souffrons, nous qui luttons dans
-les ténèbres, nous qu’un souffle d’air trouble et
-change, que saurions-nous dire de l’esprit sauvé
-auquel nul ne ravira plus la vérité conquise, la victoire
-obtenue ? Nous ne comprenons point ce qu’est
-la délivrance, moins encore la certitude ou la
-stabilité ; et, pour la paix, nous avons entendu
-parler d’elle, mais nous ne connaissons que son
-nom.</p>
-
-
-<p class="c gap xsmall">Paris. — Imp. <span class="sc">Paul Dupont</span> (Cl.). — 6.4.24</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em b">Dernières Publications de la Librairie BERNARD GRASSET<br />
-<span class="small">61, Rue des Saints-Pères, PARIS</span></p>
-
-
-<table summary="" class="small">
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>CLAUDE ANET</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Ariane, jeune fille russe</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Feuilles persanes</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>ÉMILE BAUMANN</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">L’Anneau d’or des grands mystiques</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>ALPHONSE DE CHATEAUBRIANT</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Monsieur des Lourdines, <i>roman</i></td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>MARTIN CHAUFFIER</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Patrice ou l’indifférent</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>ÉMILE CLERMONT</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Laure, <i>roman</i></td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>AUGUSTE COMTE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Pensées et Préceptes</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>PIERRE DOMINIQUE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Notre-Dame de la Sagesse</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c g"><div>(GRAND PRIX BALZAC)</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>ÉDOUARD ESTAUNIÉ</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">L’Infirme aux mains de lumière, <i>roman</i></td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>COMTE DE GOBINEAU</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Souvenirs de Voyage</td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>BALTASAR GRACIAN</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">L’Homme de cour</td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>PAUL GSELL</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Propos d’Anatole France</td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>DANIEL HALÉVY</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Vauban</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>LOUIS HÉMON</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Maria Chapdelaine, <i>roman</i></td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Colin-Maillard</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>ALBERT MALAURIE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">La Femme de Judas</td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>FRANÇOIS MAURIAC</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Le Baiser au Lépreux, <i>roman</i></td>
-<td class="bot r"><div>5.<span class="cent">»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Genitrix, <i>roman</i></td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>ANDRÉ MAUROIS</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Ariel ou la Vie de Shelley</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>HENRY DE MONTHERLANT</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Le Paradis à l’ombre des épées</td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>PAUL MORAND</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Lewis et Irène</td>
-<td class="bot r"><div>6.<span class="cent">75</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>PAUL RÉGNIER</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">La Vivante Paix</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c g"><div>(GRAND PRIX BALZAC)</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>JEAN DE PIERREFEU</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Plutarque a menti</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>RODIN</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">L’Art, <i>édition illustrée</i></td>
-<td class="bot r"><div>20.<span class="cent">»</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>ANDRÉ THÉRIVE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Le plus grand péché</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c g"><div>(GRAND PRIX BALZAC)</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>ALBERT THIBAUDET</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Les Princes lorrains</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>ALBERT TOUCHARD</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">La mort du Loup</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap"><b>COLLECTION “LE ROMAN”</b><br />
-<i>Publiée sous la direction d’EDMOND JALOUX</i></p>
-
-<p class="c b small">Prix de chaque volume in-16 double-couronne : 6 fr. 75</p>
-
-<ul class="small">
-<li>Cl. Anet. — <i>Quand la terre trembla</i>.</li>
-<li>B. Crémieux. — <i>Le Premier de la Classe</i>.</li>
-<li>Pierre Custot. — <i>Sturly</i>.</li>
-<li>E. Ducoté. — <i>Monsieur de Cancaval</i>.</li>
-<li>Fr. Fosca. — <i>Monsieur Quatorze</i>.</li>
-<li>Jean Giraudoux. — <i>Siegfried et le Limousin</i> (GRAND PRIX BALZAC).</li>
-<li>Maximilienne Heller. — <i>La Mer rouge</i>.</li>
-<li>Georges Imann. — <i>Les Nocturnes</i>.</li>
-<li>  —  <i>L’Enjoué</i>.</li>
-<li>  —  <i>Le fils Chèbre</i>.</li>
-<li>René Jouglet. — <i>L’enfant abandonné</i>.</li>
-<li>Léon Lafage. — <i>Les Abeilles mortes</i>.</li>
-<li>Maurice Larrouy. — <i>Rafaël Gatouna</i>.</li>
-<li>  —  <i>Gatouna et l’Amour</i>.</li>
-<li>Louis Léon-Martin. — <i>Tuvache</i>.</li>
-<li>François Mauriac. — <i>Le fleuve de feu</i>.</li>
-<li>André Maurois. — <i>Les Discours du Docteur O’Grady</i>.</li>
-<li>Jeanne Maxime-David. — <i>La Victoire des Dieux lares</i>.</li>
-<li>Marcel Ormoy. — <i>La Conquête</i>.</li>
-<li>M. Piéchaud. — <i>La Dernière auberge</i>.</li>
-<li>Jacques Sindral. — <i>La Ville éphémère</i>.</li>
-<li>  —  <i>Attirance de la mort</i>.</li>
-<li>Noël Sabord. — <i>Le Buisson d’épines</i>.</li>
-<li>A. Thérive. — <i>Le Voyage de M. Renan</i>.</li>
-<li>Horace van Offel. — <i>Les deux Ingénus</i>.</li>
-</ul>
-<table summary="" class="small">
-<tr><td class="drap">Emile Baumann</td>
-<td class="drap2"><i>Job le Prédestiné</i> (GRAND PRIX BALZAC)</td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Jean Gaument et Camille Cé</td>
-<td class="drap2"><i>La Grand’Route des Hommes</i></td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Henry de Montherlant</td>
-<td class="drap2"><i>Le Songe</i></td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Alphonse de Chateaubriant</td>
-<td class="drap2"><i>La Brière</i></td>
-<td class="bot r"><div>7.<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap xsmall">Imp. E. Durand, 18, rue Séguier, Paris</p>
-
-
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIVANTE PAIX ***</div>
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
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-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
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-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
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-<div style='display:block; margin:1em 0'>
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-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
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-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
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-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
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-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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-</div>
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