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-The Project Gutenberg eBook of Chez l'illustre Écrivain, by Octave Mirbeau
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Chez l'illustre Écrivain
-
-Author: Octave Mirbeau
-
-Release Date: November 6, 2021 [eBook #66681]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at
- https://www.pgdp.net (This file was produced from images
- generously made available by The Internet Archive/Canadian
- Libraries)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CHEZ L'ILLUSTRE ÉCRIVAIN ***
-
-
-
- OCTAVE MIRBEAU
-
- OEUVRES INÉDITES
-
- Chez
- l’illustre écrivain
-
- PARIS
- ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
- 26, RUE RACINE, 26
-
- Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés
- pour tous les pays.
-
-
-
-
-_Il a été tiré, de cet ouvrage, dix exemplaires sur papier de Chine._
-
-_Et cent quinze exemplaires sur papier de Hollande, tous numérotés._
-
-
-ŒUVRES INÉDITES D’OCTAVE MIRBEAU
-
-VOLUMES DÉJA PARUS:
-
- _La pipe de cidre._
- _La vache tachetée._
-
-
-
-
-Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.
-
-Copyright 1919, by ERNEST FLAMMARION.
-
-
-
-
-Chez l’illustre écrivain
-
-
-
-
-I
-
- Une chambre à coucher, très riche et de très mauvais goût. Mobilier
- mi-anglais, mi-Louis XVI.
-
- L’illustre écrivain est couché. Il parcourt avidement les journaux du
- matin.
-
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _en froissant un journal_.--Et cette canaille de
-Mareuil qui dînait chez moi avant-hier, et qui n’a pas trouvé le moyen
-de glisser mon nom dans sa chronique... Elle est forte, celle-là!...
-Non, mais ils s’imaginent que je les invite pour mon plaisir!... Elle
-est forte, celle-là!
-
- Entre le valet de chambre.
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur, c’est encore un reporter.
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! ah!
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Celui qui vient, toutes les semaines, interviewer
-Monsieur!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! oui, cet imbécile!... Ce qu’il va encore me
-raser, celui-là!... Faites entrer.
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Dans la chambre de Monsieur?
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Dans ma chambre, oui!... Il connaît le salon, la
-salle à manger, le fumoir, le cabinet de travail... il connaît la
-cuisine, les water-closets... il connaît tout, excepté ma chambre... il
-faut bien varier le décor.
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--C’est juste!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Dites-moi!... Avant de le faire entrer,
-éparpillez, sur les meubles, sur les chaises, sur les tapis, partout...
-des cartes de visite, des invitations... les plus chic... adroitement,
-négligemment.
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Comme toujours.
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et puis, vous irez chercher mon nouveau nécessaire
-de voyage.
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur part?...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Non... Vous le placerez bien en vue... sur la
-table, là... grand ouvert, bien entendu... Enfin, le grand jeu!
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Oui, Monsieur.
-
- Le valet de chambre dispose tout selon le rite habituel.
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Vous n’avez rien oublié?... Non!... Faites
-entrer...
-
- Entre le reporter. Petit, gringalet, l’œil louche, le dos servile,
- infiniment respectueux; il s’arrête sur le seuil de la porte et
- salue...
-
-LE REPORTER.--Mon cher maître!... Veuillez m’excuser si j’ose, de si
-grand matin...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _tendant sa main_.--Entrez donc, cher ami, entrez
-donc...
-
-LE REPORTER, _il s’avance timidement, en faisant des courbettes et des
-révérences_.--Excusez-moi... seulement, je... mon cher maître!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Mais non! mais non!... Vous êtes chez vous, ici,
-vous le savez bien... D’abord, ce n’est pas comme journaliste que je
-vous reçois... c’est comme ami... vous êtes un ami...
-
-LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN...--Mais si... mais si... Vous êtes un ami... Et
-vous avez beaucoup de talent.
-
-LE REPORTER.--Mon cher maître!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Beaucoup de talent... Votre article d’hier, vous
-savez, c’est une page!
-
-LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Mais asseyez-vous donc, cher ami... vous déjeunez
-avec moi, n’est-ce pas?
-
-LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Si, si... vous déjeunez avec moi... sans
-cérémonie, n’est-ce pas?... Des œufs brouillés aux truffes... des
-perdreaux truffés... des foies de canard sautés aux truffes... une
-salade de truffes...
-
-LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Mon ordinaire!... Je vous traite en ami... Le duc
-de Kau m’a promis aussi de venir déjeuner ce matin... Je serais charmé
-qu’il vous rencontrât... Il vous aime beaucoup... vous trouve beaucoup
-de talent.
-
-LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--D’ailleurs, tous ceux à qui je parle de vous vous
-trouvent beaucoup de talent...
-
-LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et maintenant, causons... J’aime tant causer avec
-vous!... (_Le reporter jette dans la chambre, autour de lui, des regards
-obliques, des regards d’huissier._) Vous regardez ma chambre?... Vous ne
-connaissiez pas ma chambre?
-
-LE REPORTER.--Non, mon cher maître.
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Elle vous plaît?
-
-LE REPORTER.--Elle est admirable, mon cher maître!... C’est une chambre
-de prince!... (_Il tire son carnet. Il s’apprête à prendre des notes._)
-Vous permettez?
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tant que vous voudrez!... Mais pas comme
-journaliste... Comme ami!
-
-LE REPORTER, _il tâte chaque meuble, chaque bibelot, et les
-note_.--C’est admirable!... c’est admirable!... (_Il examine le
-nécessaire de voyage._) C’est merveilleux!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Il est amusant, n’est-ce pas?... Il vient de
-Londres... C’est tout à fait nouveau... Cent cinquante-deux pièces!...
-Par exemple, c’est cher... Cinq mille.
-
-LE REPORTER.--Cinq mille!... C’est merveilleux!...
-
- Il note.
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--J’achète tout à Londres, maintenant... mes
-chapeaux... mes bottines... mes cravates... mes parapluies... En France,
-on n’a pas de chic!... Et puis, c’est amusant!... J’ai cent trois
-cravates!
-
-LE REPORTER.--Cent trois cravates!... C’est merveilleux!...
-
- Il note.
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Quarante paires de bottines!
-
-LE REPORTER.--Quarante paires de bottines!... C’est merveilleux!...
-
- Il note.
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je vous le répète! C’est comme ami que je vous
-donne tous ces détails... C’est pour vous, pour vous seul que vous
-prenez toutes ces notes!
-
-LE REPORTER, _scrupuleux_.--Oh! mon cher maître! (_Il s’attarde aux
-invitations éparses..._) Ce n’est pas indiscret?
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Non! puisque c’est comme ami!
-
-LE REPORTER, _il note toutes les invitations_.--Et quels succès vous
-devez avoir dans le monde!... C’est merveilleux!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et si vous saviez comme le monde m’ennuie!... J’y
-vais... par mépris!
-
-LE REPORTER, _il examine une boîte recouverte de broderies_.--Et ça?...
-C’est merveilleux!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _négligemment_.--Oui, c’est ma boîte à
-mouchoirs!... Elle a été brodée, pour moi, par des femmes du monde.
-
-LE REPORTER, _vivement_.--Peut-on savoir les noms?
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Oh! ça, non! D’ailleurs, tout le monde les connaît
-à Paris... On raconte là-dessus des histoires... Vous savez, on exagère
-beaucoup... Il n’y a pas le quart de ce que l’on dit! On ne peut être vu
-en compagnie d’une femme jolie et connue sans qu’aussitôt... c’est
-dégoûtant!... On exagère, je vous assure, on exagère souvent.
-
-LE REPORTER, _s’enhardissant_.--Ah! dame, mon cher maître, vous
-connaissez le proverbe... On ne prête qu’aux riches!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Sans doute!... Mais cela ne regarde personne! Et
-s’il plaît à la princesse de... à la duchesse de... à la marquise de...
-de venir chez moi... cela ne regarde personne... D’ailleurs, ce sont des
-amies, rien que des amies... il n’y a pas ça entre nous, pas ça!...
-
-LE REPORTER, _sceptique et enthousiaste_.--Il est bien certain que ça ne
-regarde personne... Aussi ne pourrait-on pas, mon cher maître,
-adroitement, sans citer de noms... ne pourrait-on pas démentir, par
-d’habiles allusions... Enfin, vous savez, je suis à votre disposition.
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Nous verrons, quelque jour... Je sais que je puis
-compter sur vous... Je vous donnerai peut-être des notes... il faut
-attendre une occasion... la publication de mon prochain roman, par
-exemple!... Causons d’autre chose... N’aviez-vous pas quelque service à
-me demander?
-
-LE REPORTER.--Justement!... Vous savez qu’il est beaucoup question de
-votre prochain roman?
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Vraiment? On en parle déjà beaucoup!... Quel
-ennui!... J’ai tant horreur de la publicité... Être célèbre, si vous
-saviez comme c’est fatigant!
-
-LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Si... si... très fatigant! On ne s’appartient
-plus... Ah! que de fois j’ai envié d’être obscur... Tout ce bruit autour
-de mon nom m’énerve et me rend malade... Ainsi, on parle de mon
-roman?... Déjà?... Et qui donc en parle?
-
-LE REPORTER.--Mais tout le monde, mon cher maître... Mais tous les
-journaux, mon cher maître.
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! vraiment!... Comme cela me désole!... Je ne
-lis plus les journaux... je ne lis que vos articles.
-
-LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et pourquoi les journaux en parlent-ils?
-
-LE REPORTER.--Ils ont raison... N’est-ce pas là un événement
-considérable?
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Sans doute. Je crois, en effet, que mon roman sera
-un événement considérable... J’ai, cette fois-ci, carrément abordé un
-des problèmes les plus compliqués et les plus éternels, et les plus
-particuliers aussi, de l’amour... Je ne puis pas en dire davantage, mais
-il y a là une thèse originale et brûlante, qui se développe dans des
-milieux mondains, ultra-mondains, et qui soulèvera bien des colères!...
-Enfin, je crois que, de toutes mes œuvres, c’est l’œuvre la plus forte,
-la plus parfaite, la plus définitive... celle que je préfère, pour tout
-dire... Mais je suis bien dégoûté, allez!... Croiriez-vous que tous les
-pays, que tous les journaux et toutes les revues de tous les pays se
-disputent mon roman!... On m’offre des sommes colossales!... J’ai bien
-envie de leur jouer, à tous, un bon tour. J’ai bien envie de ne le
-publier qu’en volume... un tirage restreint, pour les amis... des amis
-comme vous, par exemple! Hein! qu’en pensez-vous?
-
-LE REPORTER.--Vous ne pouvez pas faire cela!... Vous ne pouvez pas
-priver la patrie d’une œuvre de vous, d’un chef-d’œuvre de vous, mon
-cher et illustre maître. Ce serait plus qu’une trahison envers la
-patrie, ce serait une forfaiture envers l’humanité...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--C’est ce que je me suis dit... Mais quels tracas!
-Quelle souffrance pour quelqu’un qui déteste le bruit!... Où donc aller
-pour me soustraire à toute cette agitation du succès!... C’est
-inconcevable!... partout où je vais, je suis connu. Et ce sont des
-fêtes, des invitations, des acclamations... Imagineriez-vous que,
-l’année dernière, dans le désert saharien, j’ai dû subir les
-persécutions enthousiastes des caravanes arabes!... Même au désert, il
-m’est impossible de garder l’incognito!... C’est à devenir fou!...
-J’avais songé à fuir, cette année, dans l’Afrique centrale!... Mais qui
-me dit que, là encore, je ne serai pas poursuivi, accaparé!... Est-ce
-une vie?... Voulez-vous me rendre un grand service?
-
-LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--J’ai préparé une note, pas trop longue, concernant
-mon prochain roman... Vous la publierez, telle quelle, sous votre
-signature...
-
-LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et j’espère qu’après cela on me laissera peut-être
-tranquille!... Vous permettez que je m’habille? (_Il se lève et sonne
-son valet de chambre._) Passons dans mon cabinet de toilette... Vous
-pourrez prendre des notes, si cela vous amuse, mais comme ami, pour
-vous.
-
-LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!
-
- Ils passent dans le cabinet de toilette.
-
-LE REPORTER.--C’est merveilleux!... C’est merveilleux!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ça vient de Londres!...
-
- La conversation continue.
-
-
-
-
-II
-
- Même décor que précédemment. L’illustre écrivain s’habille, aidé de
- son valet de chambre.
-
-
-LE VALET DE CHAMBRE, _apportant un lot de cravates et les étalant sur le
-lit_.--Quelle cravate monsieur mettra-t-il, aujourd’hui?
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Voyons! Quel temps fait-il?...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Heu!... Heu!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Heu! Heu! Ah!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Du brouillard, encore!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah!... (_Très sérieux, le front plissé... il
-examine une à une les cravates..._) Cette rouge-amaranthe? qu’en
-penses-tu?
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Elle ira bien au teint de monsieur!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Crois-tu?
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Comment est monsieur, ce matin?... L’âme de
-monsieur?... Gaie?... Triste?...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Très en forme!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Alors, c’est parfait!... Puisqu’elle va au teint
-et à l’âme de monsieur?... Et que monsieur songe aussi au brouillard...
-Le brouillard atténuera la violence de cette cravate. C’est une cravate
-pour temps de brume, ou pour lumière voilée d’automne!... D’ailleurs,
-que monsieur l’essaie!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _se frappant le front_.--Mais non! Je ne peux pas!
-Je déjeune, ce matin, chez le duc de Broglie!
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--C’est vrai... Diable!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Trop voyante... trop crue... trop sportsman!...
-Cherche-moi quelque chose de fondu... de discret... d’académique!...
-Dans les noirs, par exemple, les bleus sourds...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Je sais... je sais... (_Après avoir comparé les
-cravates._) En voici une qui ne tirera pas de feux d’artifice, chez les
-ducs!... (_Il la montre._) On dirait d’une phrase de M. Édouard Rod!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Un peu grave... un peu triste!... Mais, c’est ce
-qui convient, en effet. Dieu! que le choix d’une cravate est donc
-difficile!... Comme il y faut de la prudence... de la diplomatie... de
-la psychologie!... Une connaissance exacte et profonde des milieux! Se
-cravater, ça n’a l’air de rien... et c’est un des actes les plus
-importants de la vie!... (_Il commence à mettre sa cravate._) On ne sait
-pas tout ce qu’une cravate, qui n’est point en situation... peut vous
-faire de tort!... Aussi... hein!... ce pauvre Byronnet qui a tant de
-talent...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur trouve?
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Certainement, je trouve... Pas le talent que nous
-aimons... que nous préférons... parbleu!... Enfin du talent, tout de
-même!... (_Moue du valet de chambre._) Il a l’éclat... la force... le
-don d’évocation.
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Je ne dis pas non... mais aucune psychologie!...
-Et tout est là!... Monsieur sait bien que tout est là!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! dame!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur reconnaîtra bien avec moi que M. Byronnet
-ne sait pas habiller ses personnages... ni même les déshabiller... Ça,
-il ne s’en doute pas... ce cher monsieur!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--C’est vrai!... C’est ce qui l’a perdu!... Byronnet
-n’a pas ce que j’appelle «le sens de la cravate».
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Ni le sens de la chaussette... ni le sens du
-pantalon... par conséquent ni le sens de la vie!... M. Byronnet n’a le
-sens de rien!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Est-ce drôle que lancé, comme il l’est, dans du
-monde chic... très chic... il n’ait jamais pu apprendre ça!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Ce que monsieur appelle si pittoresquement, et si
-justement, le sens de la cravate... Ça ne s’apprend pas!... On l’a... ou
-on ne l’a pas!... Monsieur l’a, lui!... D’abord, monsieur a tout!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu exagères...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--J’exagère!... Quand monsieur nous plante un
-adultère... ce n’est pas monsieur qui donnerait à son héros... un
-caleçon saumon... comme M. Byronnet... (_Il fait de grands gestes._) Un
-caleçon saumon!... Mais c’est énorme!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! ce caleçon saumon!... Le fait est que ce fut
-plutôt malheureux!
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Ça n’a été qu’un cri dans le monde de la
-psychologie!... Monsieur se rappelle?...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Oh! Oui!... Quelle hérésie!... Ce pauvre
-Byronnet!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Alors, monsieur doit comprendre... Si c’est pour
-m’évoquer un amant, en caleçon saumon, que M. Byronnet possède tant
-d’éclat, de force, de don d’évocation!... Eh bien, non!... J’ai le
-regret de le dire à monsieur... mais cet éclat... cette force... ce don
-d’évocation... je m’en fous.
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Voyons... Joseph... voyons!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Je m’en fous... je m’en fous!... Monsieur connaît
-ma franchise... Monsieur sait que je suis incapable de dire autre chose
-que ce que je pense... Eh bien, dire du don d’évocation de M. Byronnet
-que «je m’en moque», ce ne serait pas assez dire... C’est «je m’en fous»
-qui est l’expression véritable! Que monsieur cherche dans son Boissière
-s’il y en a une autre!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! tu es un juge sévère, Joseph!
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--C’est la faute de monsieur!... Pourquoi monsieur
-est-il toujours aussi impeccable!... Les adultères de monsieur, c’est la
-perfection!... Il n’y a rien à y reprendre, ni dessus, ni dessous... Des
-chefs-d’œuvre d’exactitude!... Et quand l’exactitude concorde avec
-l’émotion... c’est le génie!... Ce qui est vraiment épatant, chez
-monsieur, c’est que les cravates, les bottines, les gilets, les
-pantalons des personnages de monsieur sont toujours d’accord avec les
-sentiments, les passions, et même les pensées qui les animent!... Tandis
-que chez M. Byronnet, jamais... jamais un vêtement ne correspond à un
-mouvement de l’âme... Les personnages de M. Byronnet... ce sont de pures
-marionnettes... Ils n’ont jamais la chemise de leur état d’âme... Ça
-n’est pas humain... Or, moi, je l’avoue à monsieur, en littérature,
-c’est l’humanité seule qui m’intéresse... Le reste... c’est du
-battage!... Et je m’en fous!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Pourtant... voyons, Zola?...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Je m’en fous!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et Flaubert?
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Je m’en fous!... Il n’y a que monsieur!...
-Monsieur, à la bonne heure!... Parlez-moi de monsieur!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu es trop exclusif, Joseph!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE, _très digne_.--Je ne suis que juste, monsieur!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _il a fini de mettre sa cravate, et il se regarde
-longtemps dans une glace_.--C’est vrai!... Elle est parfaite!... Elle
-est strictement dans la situation!... Ah! Joseph!... Toi aussi, tu as le
-sens de la cravate!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--C’est notre métier, monsieur, à tous les deux!...
-
- Un silence.
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _en boutonnant son gilet_.--Joseph!... Sais-tu à
-quoi je pense?...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Non, monsieur.
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je pense à quelque chose d’extraordinaire!
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Ça ne m’étonne pas!... Tout ce que fait monsieur,
-tout ce à quoi il pense... est extraordinaire!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Eh bien! je pense à faire une collection de
-cravates. Mais une collection psychologique!... Tu comprends!
-Imagine-toi des vitrines... anglaises... Dans ces vitrines, des
-étiquettes, de jolies étiquettes, où seraient énumérés tous les
-différents états d’âme par où peut passer un homme sensible, instruit et
-lettré... Et au-dessous de ces étiquettes, des cravates, des cravates...
-correspondant, par leurs formes et leurs nuances, à toutes les formes et
-à toutes les nuances de ces états d’âme!... Comme ce serait nouveau,
-passionnant, vulgarisateur!... Et vois-tu le catalogue de cette
-collection illustré par Jacques-Émile Blanche?...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Je vois très bien cela!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et que dirais-tu d’un gros bouquin, d’un bouquin
-de science pure et de pure philosophie, que j’intitulerais: _La
-Psychologie de la cravate moderne_?... Car j’en ai assez du roman...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur a raison... Le roman, c’est du
-battage!... (_L’illustre écrivain est maintenant habillé et Joseph
-tourne autour de son maître en vaporisant sur la jaquette un parfum
-discret._) Que monsieur aille déjeuner, tranquillement... Je vais
-réfléchir à tout cela!...
-
-
-
-
-III
-
- Le cabinet de l’illustre écrivain... Meubles anglais... toujours.
- L’illustre écrivain, en élégante tenue de chambre, arpente la pièce,
- très recueilli, très grave. Joseph est assis devant un bureau, la
- plume à la main.
-
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Où en étions-nous?... Ah! oui... (_Dictant_)...
-«La table resplendissait»...
-
-LE VALET DE CHAMBRE, _écrivant_.--«Res...plen...dissait.» (_Il pose la
-plume._) Je ferai remarquer à Monsieur que, dix lignes plus haut, nous
-avons... déjà... un... «resplendissait»...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu es sûr?...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur ne se souvient plus?... Nous avons...
-«les épaules de la marquise resplendissaient»...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Diable!... C’est vrai!... Pas de répétition!...
-Voyons, voyons... (_Il cherche._) Que le style est donc difficile!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Si Monsieur mettait tout simplement: «...
-Splendissait... La table splendissait?» C’est plus court, plus neuf,
-plus plein... plus hardi, et ça évoque davantage. J’ai vu cela, l’autre
-jour, dans une revue belge... C’est très bien!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--«La table splendissait...» Ça n’est pas mal, en
-effet... «La table splendissait...» On dirait un hémistiche à la
-Heredia... «La table splendissait...» Oui, mais je ne peux pas...
-L’Académie condamne cette expression... Cela me ferait du tort!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur croit-il?... L’Académie est comme ces
-vieilles femmes qui font les sucrées et qui aiment qu’on les viole!... A
-la place de Monsieur, je n’hésiterais pas!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Non!... non!... Voyons!... «La table...» N’écris
-pas, je cherche... «la table, avec ses cristaux taillés et ses
-argenteries anciennes, éblouissait...»
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Heu?...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Aveuglait...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Ho!... Ho!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ce n’est pas ça, hein?...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--C’est pauvre!... Monsieur voudrait-il de ceci...
-«Avec ses cristaux à facettes et ses très anciennes argenteries, la
-table était un éblouissement...»
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Répète!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--«... Avec ses cristaux à facettes... et ses très
-anciennes argenteries, la table était un éblouissement...»
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Oui... c’est peut-être mieux!... Essayons... je
-dicte: «... Avec ses cristaux à facettes et ses très anciennes
-argenteries... la table... était... un éblouissement!»
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--... «E...blou...issement...» Eh bien, mais!...
-voilà!... ça peint!... ça évoque!... et l’on voit tout de suite que l’on
-n’est pas chez des mufles!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Continuons... y es-tu?... «Courant sur des fils
-invisibles, de pâles orchidées...»
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--«Orchidées...» Monsieur tient beaucoup à... «pâles
-orchidées?...»
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Mon Dieu!... «Pâles»!... n’est pas mal... «pâles»
-est un très joli mot... un mot très mondain!
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur n’aimerait pas: «... de mauves
-orchidées»?
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _après avoir réfléchi_.--En effet... c’est plus
-précis... plus décoratif... et plus élégant... «... courant sur des fils
-invisibles... de mauves orchidées...» Je reprends... «... de mauves
-orchidées... étalaient...»
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Étalaient... étalaient!... Voilà, Monsieur, un
-terme fort impropre... Des choses qui courent n’étalent pas... Elles
-détalent, tout au plus.
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--«... de mauves orchidées, détalaient...»
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Oh! Monsieur a pris cette plaisanterie au
-sérieux... Monsieur est à pouffer!... Monsieur est à se tordre!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _sévère_.--Tu sais, Joseph, je n’aime pas ces
-blagues-là!... C’est idiot!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Que Monsieur ne se fâche pas!... Que Monsieur
-veuille bien m’écouter!... J’ai, je crois, une phrase épatante...
-ébouriffante!... Que Monsieur juge!... «... De mauves orchidées
-enroulaient l’énigme perverse et le troublant péché de leurs fleurs!...»
-Ah!... Monsieur est-il content?... Monsieur est épaté!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _admiratif_.--Est-il doué, cet animal-là!... «...
-Et le troublant péché de leurs fleurs!...» Il n’y a pas à dire!... c’est
-admirable!... «L’énigme perverse et le troublant péché de leurs
-fleurs...» Ce n’est rien, c’est simple... Et penser que, depuis trois
-ans... je cherche ça!... «Et le troublant péché de leurs fleurs!...» En
-deux mots... c’est toute l’orchidée... et c’est toute la femme!... et
-c’est tout le mystère de l’amour! Quel tempérament d’écrivain!... Mais
-comment sais-tu, toi, un simple domestique?
-
-LE VALET DE CHAMBRE, _ironique et modeste_.--Je suis l’élève de
-Monsieur.
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je te demande comment ces choses-là te viennent à
-l’esprit?...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Mon Dieu!... L’autre jour, au déjeuner, Monsieur
-regardait une orchidée... et Monsieur disait: «Est-ce assez passionnant,
-tout de même!... On dirait d’un sexe!...»
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Vraiment? J’ai dit cela?...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Mais oui... Monsieur a dit cela, tout
-naturellement! Cette phrase de Monsieur m’est revenue à la mémoire...
-Seulement, «sexe» est un mot brutal, grossier... un mot qui choque... et
-qu’on ne saurait tolérer dans la bonne compagnie... J’ai mis ce «péché»
-à la place de ce «sexe»... Voilà tout!... C’est aussi obscène et c’est
-plus charmant... et c’est meilleur ton!... Ah! Monsieur peut dire qu’il
-aura un joli succès, dans le monde, avec cette phrase-là!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je le crois... Je le crois...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--A la place de Monsieur, je l’essaierais, ce soir
-même, au dîner de la baronne Vampirette!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Excellente idée!
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur verra se pâmer toutes les femmes de
-Monsieur!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Quel triomphe, Joseph!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Et qu’est-ce qui fera «une gueule?»
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Joseph! De la tenue!... Tu n’es plus dans le
-sentiment!
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Qu’est-ce qui en fera une sale gueule?...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Allons!... Allons!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--C’est M. Byronnet!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _réjoui à cette idée_.--Ça!... Je la vois d’ici, la
-gueule de Byronnet!
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur aussi!... Monsieur se rend bien compte
-qu’il n’y a pas un autre mot pour exprimer la chose que fera, ce soir,
-M. Byronnet...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! ce Joseph!... Il est étonnant!... On ne peut
-pas lui en vouloir. (_On sonne, Joseph se lève._) Je n’y suis pour
-personne!... pour personne!...
-
- Joseph sort.
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _seul. Il relit les feuillets déjà dictés avec des
-gestes cadencés. Haut._--«L’énigme perverse... et le troublant péché de
-leurs fleurs!...» C’est génial!... (_Joseph rentre._) Eh bien?
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--C’était un ami de Monsieur... un ancien ami des
-jours de misère... Un sale type... avec un paletot crasseux, des cheveux
-longs... et qui sentait la bière... Il venait, sans doute, taper
-Monsieur... Je l’ai mis dehors!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Bien!... Allons, allons... continuons de
-travailler... (_Le valet de chambre se rassied devant le bureau...
-l’illustre écrivain arpente la pièce, en proie à l’inspiration...
-Dictant:_) «Alors la marquise se pencha...»
-
-
-
-
-IV
-
- Un petit salon anglais... toujours. Joseph introduit Mme Beauduit.
-
- Mme Beauduit a 42 ans, un visage flétri, mais des restes de beauté.
- Toilette sévère d’entremetteuse, toilette effacée qui peut passer
- partout sans être remarquée.
-
-
-JOSEPH.--Entrez donc, madame Beauduit, entrez donc!...
-
- Il lui offre un siège, à droite de la cheminée, et s’assied lui-même,
- à gauche, confortablement, le dos calé et les jambes croisées.
-
-Mme BEAUDUIT.--Alors, vous croyez qu’il ne rentrera que tard?
-
-JOSEPH.--Pas avant sept heures... pour s’habiller. Monsieur s’amuse,
-aujourd’hui... Monsieur est avec sa comtesse...
-
-Mme BEAUDUIT.--Sa comtesse?... Quelle comtesse?... Encore une blague,
-sans doute?
-
-JOSEPH.--Parbleu!... La comtesse de Monsieur, c’est tout simplement une
-méchante actrice des Variétés, la petite Zaza... Mais vous la connaissez
-encore mieux que moi, madame Beauduit!... Monsieur est comme ça!... Il a
-un chic étonnant pour transformer en comtesses et en duchesses les
-petites actrices et les trottins... Monsieur croit que ça prend!...
-
-Mme BEAUDUIT.--Oh! ça!... Il a toujours menti!...
-
-JOSEPH.--Même à moi!... Ce qui est bête!... Monsieur éprouve le besoin
-de m’épater! Monsieur est un serin!... Il y a longtemps qu’on l’a dit:
-«Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre...» Monsieur est
-un serin.
-
-Mme BEAUDUIT.--Un orgueilleux, surtout!
-
-JOSEPH.--Un orgueilleux et un serin. Au fond, il n’y a pas plus serin
-que Monsieur!... Et son talent?... Oh! la la!... Et il est illustre!...
-Non, c’est à se tordre!...
-
-Mme BEAUDUIT.--Le fait est qu’il a eu de la chance!
-
-JOSEPH.--Mais, ma chère madame Beauduit, s’il ne nous avait pas
-rencontrés tous les deux: vous, à son début dans la vie, pour le sortir
-de la misère, le décrasser quelque peu... lui donner un coup de fion...
-et conduire ses affaires... moi, pour lui apprendre le style...
-qu’est-ce qu’il serait aujourd’hui?... Hein! je vous le demande...
-qu’est-ce qu’il serait? Il ne pourrait même pas faire les faits divers
-dans un journal de province!
-
-Mme BEAUDUIT.--C’est vrai!... Ah! j’ai eu du mal!
-
-JOSEPH.--Et moi, donc?... Si vous croyez que je n’en ai pas encore, pour
-le déshabituer de ses allures de rasta... Et comme écrivain!... Tenez,
-ce matin encore... en dictant... il donnait au mot: virtualité, le sens
-de «force sexuelle, de puissance virile»... Ma parole d’honneur! Il me
-dictait ceci: «C’était un homme d’une virtualité considérable!» (_Il
-rit._) C’est à ne pas croire, hein? Et c’est tout le temps comme ça!...
-Monsieur ignore absolument, totalement, le sens des mots!...
-C’est-à-dire que, si je n’étais pas là pour rectifier toutes les bourdes
-de Monsieur, ce serait un éclat de rire autour de Monsieur! Ah! non...
-Monsieur est trop bête!
-
-Mme BEAUDUIT, _elle soupire_.--Qu’est-ce que vous voulez, mon pauvre
-Joseph!...
-
-JOSEPH.--Je voudrais au moins que Monsieur ne se moquât pas de nous...
-Je trouve que Monsieur en prend trop à son aise avec nous!... Monsieur
-n’est pas juste... Monsieur n’est pas reconnaissant... Monsieur a une
-très sale âme!... Enfin, quoi!... vous êtes encore une belle femme, ma
-chère madame Beauduit... une belle femme, nom d’un chien!... Monsieur
-aurait bien pu se contenter de votre amour et ne pas vous lâcher comme
-il a fait!... C’est ignoble!
-
-Mme BEAUDUIT.--Oh! je ne lui en veux pas de ça!... Il y a longtemps que
-l’amour n’existe plus entre nous... Qu’il courre, qu’il s’amuse... mon
-Dieu, c’est tout naturel... J’ai été la première à lui rendre sa liberté
-à ce point de vue-là... Seulement, il aurait pu s’amuser dans un autre
-milieu... se faire des maîtresses dans le monde... des maîtresses utiles
-et glorieuses... au lieu de se laisser gruger par de sales petites
-grues...
-
-JOSEPH.--Il n’aurait pas demandé mieux... allez!... Mais voilà... il ne
-peut pas... Monsieur est mal tourné... mal fichu... Il a beau se mettre
-des revers de moire et de velours à ses habits... avoir cent trois
-cravates et quarante paires de bottines... et une vitrine pleine de
-chapeaux qui viennent de Londres... Monsieur n’en reste pas moins lourd
-et gauche. Il n’a pas de race... Il ressemble, dans le fond, à un
-couvreur...
-
-Mme BEAUDUIT.--Il est vigoureux!
-
-JOSEPH.--Vigoureux!... Autrefois, peut-être! Mais maintenant... un fort
-déchet croyez-moi... Et puis, Monsieur ne sait rien dire aux femmes!
-Monsieur est stupide avec les femmes du monde. Ça l’éblouit, vous
-comprenez... et il perd, avec elles, le peu de moyens qu’il a... Tenez,
-madame Beauduit, je vois cela tous les jours, moi!... Quand Monsieur
-fait un roman... il reçoit des lettres, des lettres passionnées...
-folles. On lui donne des rendez-vous... les invitations pleuvent. Et
-puis, rien!... Sitôt qu’elles ont vu Monsieur... qu’elles ont parlé avec
-Monsieur... eh bien, elles ont tout de suite assez de Monsieur, les
-femmes du monde. Monsieur les dégoûte! Et je comprends ça!... Il n’est
-pas tentant, Monsieur! Il n’a pas le moindre esprit... il n’est pas
-délicat. Il n’est rien, quoi!... Il n’a rien! Et ses jambes torses...
-ses mollets de travers... sa touffe de poils sur les épaules! Et puis,
-sous ses beaux vêtements... voyons, madame Beauduit... vous le
-connaissez... Il n’est pas déjà si soigné que ça!... vous le savez aussi
-bien que moi... la propreté... ça n’est pas le fort de Monsieur!...
-
-Mme BEAUDUIT.--Ça!... Je croyais que maintenant...
-
-JOSEPH.--Avec son air flambant, si je vous disais que j’ai toutes les
-peines du monde à lui faire prendre un bain... Ah! tenez... à votre
-place, je l’enverrais se promener, moi, Monsieur!... Et qu’il s’arrange
-tout seul!... ça ne serait pas long, la dégringolade!...
-
-Mme BEAUDUIT.--Qu’est-ce que vous voulez!... Je ne suis plus jalouse...
-Et ça m’intéresse de travailler pour lui... et qu’il me doive son
-succès, sa réputation, ses honneurs!... Ce n’est pas lui que j’aime
-maintenant... Oh! non... Ce que j’aime, c’est ce que j’ai fait de
-lui!... C’est d’avoir imposé au monde, au public, aux lettrés,
-l’incroyable mensonge qu’il est!... Aussi, je continue... je vais, je
-viens, du matin au soir, je trotte, je trotte pour lui... Je vais
-partout... effacée, invisible, mais obstinée. De chez les éditeurs, aux
-ministres... des ministres aux journaux, dans tous les coins où je
-passe, j’ourdis des trames, je tisse des toiles où les mouches viennent
-se prendre, et que je lui donne ensuite à manger, à dévorer!... Et ça me
-donne, Joseph, ça me donne des joies plus vives que les joies de
-l’amour!... Je m’exalte à me dire que tout cela est mon ouvrage... que
-sans moi il ne serait rien... rien!... et que le jour où il me plaira de
-retirer cette main, qui seule soutient cet édifice... eh bien, l’édifice
-croulera tout entier!...
-
-JOSEPH.--Ah! madame Beauduit... si j’avais trouvé une femme comme
-vous!...
-
- Il rêve.
-
-Mme BEAUDUIT, _elle se lève_.--J’ai encore des courses à faire... Il
-faut que je m’en aille... Dites-lui que je reviendrai demain matin...
-J’ai à lui parler...
-
-JOSEPH.--Ah! madame Beauduit! Monsieur est indigne de votre génie!...
-
- Il se lève aussi.
-
-Mme BEAUDUIT.--Vous lui direz que j’ai vu le ministre, ce matin... Il
-m’a formellement promis la rosette, pour le mois de janvier... Et voyez
-comme c’est drôle... Il n’en avait plus, le ministre... Il a été obligé
-d’en emprunter une à son collègue de l’Instruction publique... On la
-retire à un archevêque!...
-
-JOSEPH.--La rosette!... la rosette!... à lui!... et la rosette d’un
-archevêque!... C’est colossal!... Et mes palmes?
-
-Mme BEAUDUIT.--Vous les aurez aussi!...
-
-JOSEPH.--Comme tout cela est mélancolique!...
-
-Mme BEAUDUIT.--Dites-lui aussi que l’éditeur consent à un nouveau
-traité... Cinq sous de plus par volume... une prime de cinq mille francs
-au cinquantième mille... de quinze mille au centième... Je lui
-apporterai demain le traité à signer... Ah! et puis...
-
-JOSEPH.--Encore quelque chose!...
-
-Mme BEAUDUIT.--Les frères Laudur lancent un nouveau kina... Ils
-l’appellent le Kina de l’Illustre Écrivain! On fait les affiches en ce
-moment... A demain, Joseph!
-
-JOSEPH.--A demain, madame Beauduit!... Vous êtes une femme...
-épatante!...
-
-
-
-
-V
-
- L’illustre écrivain a fini de s’habiller... Il prend son
- porte-cigarettes et son portefeuille qu’il met dans la poche de son
- veston; un mouchoir qu’il insère méthodiquement dans la poche de
- poitrine... quelques louis sur la cheminée qu’il met dans la poche de
- son gilet... Puis, frais, rasé, astiqué, boutonné, parfumé, il se
- regarde dans la glace, longuement, avec satisfaction...
-
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _au valet de chambre_.--Suis-je bien?...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur brille, tel un phare!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _avec un geste d’ennui_.--Allons!... fais entrer
-Mme Beauduit!
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Bien, monsieur.
-
- Le valet sort.
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ce qu’elle va me raser encore!...
-
- Il commence à mettre ses gants. Entre Mme Beauduit.
-
-Mme BEAUDUIT, _fâchée_.--En voilà, maintenant, du nouveau!... Et
-pourquoi m’as-tu fait attendre si longtemps, dans l’antichambre, comme
-un ami pauvre ou comme un fournisseur?
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _très sec_.--Je ne pouvais pourtant pas vous
-recevoir dans ma chambre, pendant que je m’habillais. Ce n’eût pas été
-convenable!...
-
-Mme BEAUDUIT.--Pas convenable!... Tu ne pouvais pas!... Est-ce que tu es
-fou?... Et quand je te recevais, dans mon lit, moi... est-ce que je te
-faisais attendre dans l’antichambre, pour que ce fût convenable?...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _agacé_.--Ma chère amie... ces manières...
-vraiment!...
-
-Mme BEAUDUIT.--Ces manières!... Ah! ça, dis donc!... Et voilà que tu me
-dis «vous», maintenant!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Il est convenable aujourd’hui que je ne vous
-tutoie plus!... Et je vous serai obligé, désormais, de faire de même!...
-D’ailleurs, je sors, je suis pressé... Vous avez quelque chose à me
-dire?
-
-Mme BEAUDUIT.--Non... mais, pressé!... Qu’est-ce qui se passe?
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Il se passe que je suis très pressé... Si vous
-avez quelque chose à me dire, faites, faites vite!...
-
-Mme BEAUDUIT, _après un silence et le regardant fixement_.--Canaille!...
-Canaille!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _très froid_.--Je ne vous reçois pas pour que vous
-veniez m’insulter... Vous savez que je n’aime pas les scènes.
-
-Mme BEAUDUIT, _même jeu_.--Canaille!... Canaille!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! en voilà assez!... Pas de drame ici...
-n’est-ce pas!... J’ai horreur des drames!
-
-Mme BEAUDUIT, _elle se laisse tomber dans un fauteuil_.--Canaille!...
-Canaille!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _il se met à marcher dans la pièce avec
-agitation_.--Eh bien!... soit!... Je suis une canaille!... c’est
-entendu... je suis une canaille!... Raison de plus pour vous en aller
-d’ici... pour vous en aller de ma vie!... Il y a longtemps que vous
-auriez dû comprendre que nos relations ne peuvent plus durer!... (_Mme
-Beauduit fait des gestes violents, atteste le ciel..._) Non, elles ne
-peuvent plus durer!... Mon existence s’est agrandie... s’est
-développée... elle est prise par trop de choses délicates et
-difficiles... Vous n’y avez plus de place!
-
-Mme BEAUDUIT.--Est-ce possible d’entendre cela?
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Si vous m’aimiez... si vous m’étiez une femme
-dévouée... comment n’avez-vous pas compris cette situation nouvelle?...
-Comment n’avez-vous pas senti que vous deviez vous effacer,
-disparaître... vous auriez évité cette scène pénible... pour moi!...
-
-Mme BEAUDUIT, _levant les bras au ciel_.--Mon Dieu!... Mon Dieu!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Car vous me gênez... vous me compromettez... Vous
-êtes dans toutes mes affaires et dans tous mes succès... On ne voit que
-vous, partout!... Et, partout, on dit de vous: «Cette solliciteuse...
-cette raseuse, cette mère au cabas... c’est la vieille maîtresse de
-l’Illustre Écrivain!»... Comme c’est gai pour moi, n’est-ce pas?...
-Comme ça me donne de la considération!... Comme ça rehausse mon
-prestige!... (_Sur un mouvement de Mme Beauduit._) Oui, mon prestige!...
-Enfin, voyons, est-ce que vous êtes ma maîtresse, maintenant?... Est-ce
-que nous couchons ensemble, maintenant?... (_Il s’anime, s’emporte._)
-Mais c’est intolérable à la fin!... Vous me gâchez toute ma vie!... Vous
-êtes le point noir de ma célébrité et de ma réputation!...
-
-Mme BEAUDUIT.--Mon Dieu!... Mon Dieu!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Grâce à vous, cet édifice de ma fortune, que j’ai
-eu tant de mal à élever, il peut s’écrouler tout d’un coup!...
-
-Mme BEAUDUIT.--Ah!... Ah!... Ah!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Comment!... On imprime, partout, dans les journaux
-sérieux, que je suis: «L’Illustre Écrivain!...» On raconte que je suis
-fêté, adulé dans le monde... Que les femmes les plus élégantes raffolent
-de moi... Que les salons les plus difficiles se disputent ma présence...
-On m’attribue les adultères les plus glorieux... Je suis à la fois
-quelqu’un comme Balzac et comme Brummel... Tout cela, pour qu’un
-misérable vienne affirmer, comme hier, dans le _Mouvement_: «Mais non!
-C’est de la blague!... Et l’Illustre Écrivain est collé avec une vieille
-femme!...»
-
-Mme BEAUDUIT.--Mon Dieu!... Mon Dieu!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Avez-vous lu cet article?... L’avez-vous lu?...
-
-Mme BEAUDUIT.--Mon Dieu!... Mon Dieu!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et les insinuations malpropres...? Et les
-allusions déshonorantes?... ça vous est égal, à vous!... avouez,
-parbleu?...
-
-Mme BEAUDUIT.--Le misérable! mon Dieu!... le misérable!... Tant
-d’infamie! Est-ce possible?
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et si ce bruit se propage... s’il est prouvé que
-mes triomphes mondains ne sont rien... qu’il n’y a pas, dans ma vie, ces
-aristocratiques adultères, qui me font une auréole de chic, d’élégance
-exceptionnelle... comment voulez-vous que l’Académie me nomme?...
-
-Mme BEAUDUIT, _toujours atterrée_.--Le misérable!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et quand vous auriez inspiré cet article... pour
-qu’on dise partout que je vis de vous. Cela ne m’étonnerait pas... cela
-serait dans la logique de vos manœuvres... Eh bien, non!... j’en ai
-assez de cette persécution... En voilà assez!...
-
-Mme BEAUDUIT, _elle se lève et marche sur l’illustre écrivain, les
-poings crispés_.--Canaille... Canaille... tu me dois tout... tout...
-tout!... Ta fortune... tes succès, ta situation dans le monde... tu me
-les dois... Ce que tu es... le mensonge... l’effronté, le hideux
-mensonge que tu es... c’est moi qui l’ai fait... Qu’étais-tu donc, quand
-je suis allée t’arracher aux basses crapules de la vie... à ta sale
-brasserie... à ta sale choucroute?... Je t’ai nourri... habillé,
-décrassé, façonné... Je t’ai donné de l’argent... Je t’ai donné tout...
-tout... tout! Oui... ah!... oui!... on ne voyait que moi, partout!...
-Mais partout je te créais... Du petit morceau de boue que tu étais, et
-que j’avais ramassé dans les ordures du chemin, je faisais peu à peu une
-statue!... Et je n’avais qu’une joie, moi!... celle de te voir t’élever,
-t’élever, t’élever!... Misérable!... ma vie, à moi, elle a été tout
-entière de dévouement, de désintéressement... d’effacement... J’ai
-rogné, comme une avare, sur mes toilettes, sur ma table, sur les
-douceurs de mon intérieur, pour te donner, à toi, ce qu’il fallait... Et
-j’ai fait ce miracle d’imposer à la critique, au public, à tout le
-monde... l’imbécile, le rien... le dessous de rien que tu es!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Permettez!... Ah! permettez!...
-
-Mme BEAUDUIT.--Et voilà ma récompense!... Eh bien, soit!... Je m’en vais
-de ta vie!... Ah! nous allons rire maintenant!... Je te jure que nous
-allons rire...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _très noble_.--Vous ne pourrez toujours pas
-m’enlever mon talent...
-
-Mme BEAUDUIT, _avec un rire grinçant_.--Son talent!... son talent!...
-Non, mais il croit qu’il a du talent!... Son talent!... Ah! ah! ah!...
-Il ne voit même pas la mystification que c’est!... Imbécile!... Eh bien,
-je vais leur montrer, moi, ce que c’est que ton talent!... Adieu!...
-
- Elle sort, furieuse. Le valet de chambre rentre, regarde son maître et
- hausse les épaules. Il prend le chapeau de l’Illustre Écrivain qu’il
- lisse avec des foulards.
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Dans la vie littéraire, l’important n’est pas
-d’avoir du talent... L’important, c’est d’être classé... Or, Monsieur
-est classé... Monsieur n’a donc rien à craindre...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu crois?...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Mais oui... Monsieur est classé comme «notre
-éminent et illustre psychologue»... On ne peut rien contre ça!... Et
-Monsieur n’écrirait plus de livres... Monsieur ferait de l’architecture
-ou du notariat, qu’il serait toujours et pour tout le monde... «notre
-éminent et illustre psychologue»... (_Tendant le chapeau._) Qu’est-ce
-que vous voulez qu’elle fasse, la malheureuse?... Que Monsieur ne
-s’inquiète pas... et qu’il dorme sur ses deux oreilles... Il y a
-toujours quelqu’un de plus bête que l’auteur... c’est le public!... Sans
-ça!...
-
-
-
-
-VI
-
- La chambre de l’illustre Écrivain. L’illustre Écrivain examine tous
- les détails de la chambre, rassujettit quelques fleurs dans des vases.
-
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je suis inquiet...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--De quoi Monsieur peut-il être inquiet?
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je suis inquiet de savoir quelle est la femme qui
-va venir tout à l’heure... Tu ne t’en doutes pas, toi?
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Oh!... moi... les femmes qui écrivent et qui
-donnent des rendez-vous à des hommes de lettres, je m’en méfie!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Pourquoi?
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--En général, ce sont de très vieilles femmes... et
-très laides!... C’est qu’elles n’ont pas trouvé ailleurs!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Allons donc!
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Avant de servir chez Monsieur, je servais chez M.
-Alexandre Dumas fils! En voilà un qui recevait des lettres de femmes
-mystérieuses et passionnées!... Ah! on lui donnait aussi des
-rendez-vous, à celui-là!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Eh bien?
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Eh bien... c’étaient toujours de vieux tableaux...
-qui avaient déjà écrit et donné des rendez-vous au père Dumas, et qui
-n’étaient point déjà si jeunes, de ce temps-là!... Monsieur est un peu
-gobeur!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Joseph!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Ah! les amoureuses des hommes de lettres!... Mais
-je les connais!... Elles sont dix dans Paris, toujours les mêmes, et
-elles ont au moins six siècles à elles dix!... Elles ont aimé M. de
-Chateaubriand... M. de Lamartine... M. Alfred de Vigny... Elles
-continuent!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Celles qui aiment les poètes... je ne dis pas!...
-Mais celles qui aiment les psychologues... celles-là ne peuvent avoir
-que de la jeunesse... de la beauté... et de l’intellectualité!... ce qui
-est important, en amour!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE, _sentencieux_.--Quand il n’y a plus que la
-psychologie pour exciter les femmes... mauvaise affaire, Monsieur! Et
-pour ce qui est de l’intellectualité!...
-
- Il hausse les épaules.
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu vas, peut-être, nier le charme de
-l’intellectualité dans la passion!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Je ne nie rien... Seulement, je constate que les
-femmes ne deviennent intellectuelles que lorsqu’elles n’ont plus de
-dents, plus de cheveux, plus rien!... Oh! que Monsieur est jeune, pour
-un grand homme!... Que Monsieur est naïf, pour un psychologue!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _il prend quelques lettres sur la cheminée et les
-fourre sous le nez de Joseph_.--Enfin, ce n’est pas un parfum de vieille
-femme... Hume-le un peu!... Il y a de la jeunesse dans ce parfum, il y a
-de l’enthousiasme... il y a... (_Étalant les lettres sous les yeux du
-valet de chambre._) Et cette écriture, preste... leste... agile... et
-voluptueuse!... Voyons, toi qui te piques de graphologie... est-ce
-l’écriture d’une femme qui... aurait aimé Voltaire?
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Ah! si Monsieur s’en rapporte au parfum et à
-l’écriture!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et ces déclarations ardentes... ces phrases
-enflammées!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Enfin, ce que j’en dis, ce n’est pas pour
-décourager Monsieur... c’est pour l’avertir... le mettre en garde contre
-une surprise possible... probable!... voilà tout... Ce n’est pas moi qui
-coucherai avec cette dame, n’est-ce pas?... Du reste...
-
- Il fait un geste mystérieux.
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Du reste... quoi?...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Du reste... les vieilles femmes ont quelquefois du
-bon. Il ne faut pas les dédaigner!... Elles ont de l’expérience... ce
-qui remplace la beauté... une science de la volupté, ce qui vaut mieux,
-dans certaines circonstances, que la jeunesse... Le grand Balzac, le
-prédécesseur de Monsieur, disait qu’on ne devait pas mépriser l’amour
-des femmes laides et vieilles... que c’était souvent quelque chose
-d’épatant... parce qu’elles... aiment avec reconnaissance!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! tu m’ennuies... Tais-toi! Ton pessimisme
-m’agace!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--C’est cela!... Que Monsieur rêve à des
-princesses... à des duchesses... à des fées... Monsieur aura toujours le
-temps de connaître la réalité!...
-
- Silence... Joseph range quelques meubles... L’illustre Écrivain se
- promène dans sa chambre, agité, nerveux.
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Alors, tu penses qu’il vaut mieux que je la
-reçoive carrément dans ma chambre à coucher!... Ne trouves-tu pas que
-c’est un peu vif?...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Puisque c’est par là que ça doit finir... autant
-commencer par là tout de suite!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Oui, mais... si c’est une femme timide...
-poétique... sentimentale? Elle pourrait s’effaroucher...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Pauvre petit oiseau!... Monsieur
-l’apprivoisera!... Monsieur sait si bien parler aux femmes timides et
-troublées!... On dit partout de Monsieur qu’il est un confesseur
-d’âmes!... Avec la voix et la séduction de Monsieur, rien n’est
-embarrassant!... Ah! Monsieur est un grand franchisseur d’obstacles.
-(_Il range quelques bibelots par-ci, par-là._) D’ailleurs, Monsieur n’y
-a pas grand mérite!... (_L’Illustre Écrivain se retourne vivement._)
-Avec la gloire de Monsieur!... avec le génie de Monsieur!... ça les
-hypnotise toutes!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Le fait est que j’en ai dompté quelques-unes. (_Il
-regarde la pendule._) Quatre heures!... Mais elle est en retard!...
-Sapristi, elle est en retard de cinquante minutes!... D’ailleurs, j’aime
-mieux cela!... Si c’était une vieille femme, elle ne serait pas en
-retard... elle serait en avance!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Ça! c’est très juste!... Voilà une observation
-psychologique qui fait honneur à Monsieur!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu vois bien!
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--A moins que ce ne soit une blague... et que les
-amis de Monsieur n’aient monté à Monsieur un bateau!... Dame!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Es-tu fou?...
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--Ça ne serait pas la première fois!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--C’est idiot, ce que tu dis là!... Et tu avoues
-toi-même que mon génie... ma séduction... ma gloire... que je les
-hypnotise toutes!... Elle est en retard... certainement... elle est en
-retard... Qu’est-ce que cela prouve?... Son mari, si elle est mariée...
-Sa mère, si c’est une jeune fille... Est-ce que je sais, moi?...
-
-LE VALET DE CHAMBRE, _ironique_.--Enfin, attendons...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Dieu! que tu es assommant, avec tes doutes!...
-D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi je tolère tes familiarités!... On
-n’a pas idée d’un valet de chambre comme toi!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE, _très digne_.--Monsieur ne dit pas ces choses-là
-quand Monsieur est embourbé dans le marécage de ses phrases... Monsieur
-est bien heureux de m’avoir pour s’en tirer!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _arpentant la chambre, de plus en plus
-nerveux_.--C’est bon!... C’est bon!...
-
-LE VALET DE CHAMBRE, _même jeu_.--Monsieur devrait se rappeler que je
-suis pour lui plus qu’un valet de chambre... que je suis un
-collaborateur!... Monsieur n’est pas juste!
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--C’est bon!... C’est bon!... Et tais-toi... (_Long
-silence._) Quatre heures et demie!... Ces sacrées femmes!... Toujours la
-même chose!... Jamais elles ne peuvent venir à l’heure!... (_On sonne._)
-Ah! enfin!... C’est elle. (_Au Valet de chambre._) Va donc!... Mais va
-donc!... (_Le Valet de chambre sort. L’Illustre Écrivain se met devant
-la glace. Il rectifie sa cravate, une mèche de ses cheveux, retrousse
-les pointes de ses moustaches, serre sa jaquette._) Comme mon cœur
-bat... Je vais la voir... Si c’était!...
-
- Réapparition de Joseph.
-
-LE VALET DE CHAMBRE.--C’est le bottier de Monsieur... qui vient
-d’apporter sa note!...
-
-L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _stupéfié_.--Le bottier de Monsieur!...
-(_Subitement colère._) Qu’il aille au diable!...
-
-
-
-
-VII
-
-
-Hier, nous étions quelques-uns, réunis à dîner chez l’Illustre Écrivain.
-Le sujet de la conversation, vous l’imaginez. On ne parla que de
-l’affaire Dreyfus, car comment parler d’autre chose en ce moment? Et
-quel drame dépasse celui-là, en angoisse et en terreur?... Il n’y avait
-là que des gens plus ou moins célèbres, et qui font profession de
-penser: des intellectuels, comme on dit. Aussi, toutes les sottises,
-toutes les monstrueuses sottises qui furent récitées, je renonce à les
-raconter. En quelques minutes d’exaltation patriotique, elles eurent
-vite atteint à la parfaite, à l’inexprimable beauté où, chaque jour,
-nous les voyons s’élever dans la presse. J’ignore quel sera le résultat
-de cette tragique et obsédante affaire. Il en est un, pourtant, qui me
-semble, dès maintenant, acquis: c’est que le journal n’a plus rien à
-envier à la loge du concierge. Le journaliste a fait tellement sien le
-potin stupide venimeux et délateur, qu’il en a, à tout jamais,
-découronné la face symbolique, la face spécialiste du concierge, gardien
-de notre porte et aussi de notre honneur!... Et il n’a pas fallu moins
-que le grand cri de conscience poussé par M. Émile Zola, il n’a pas
-fallu moins que sa noble et forte parole pour que, dans le flot
-d’imbécile boue qui nous submerge, nous nous reprenions à ne pas
-complètement désespérer de l’utilité et de la générosité de notre
-profession!
-
-Or, hier, chez l’Illustre Écrivain, la conversation, d’abord éparpillée
-parmi tous les convives, qui avaient hâte d’étaler leur bêtise
-irréductible et de vomir sur la table ce qu’ils avaient mangé, le matin,
-dans les journaux, se fixa bientôt dans un dialogue entre notre hôte et
-un jeune poète, qui n’avait pas encore dit un seul mot et qui semblait
-regarder tous ces gens, autour de lui, avec l’étonnement pitoyable que
-l’on a devant une assemblée de fous.
-
---Et vous, dit l’Illustre Écrivain, en s’adressant au jeune poète, vous
-n’avez encore exprimé aucune opinion?... Comme tout le monde, vous devez
-avoir un sentiment... et même une conviction ferme sur ce drame?...
-Voyons, que pensez-vous de Dreyfus?
-
---Je le crois innocent!... répondit le poète avec une douceur simple.
-
-Il y eut des cris, des protestations indignées. Quand ils furent calmés,
-un essayiste, normalien, académicien, fort répandu dans les milieux les
-plus élégants, demanda, non sans ironie:
-
---Vous avez des tuyaux?
-
---Non, j’ai deux impressions... Et elles me suffisent!
-
---Des impressions! s’écria l’Illustre Écrivain... Est-ce qu’on a le
-droit d’avoir des impressions, dans une telle affaire?... Il faut des
-certitudes!
-
---Quoi d’autre que des impressions avez-vous donc, vous, pour le croire
-coupable?
-
---Une sentence! prononça l’Illustre Écrivain, sur un ton de mélodrame.
-
---Une sentence!... Elle a été rendue par des hommes!
-
---Non, par des soldats!
-
---Ce sont deux fois des hommes!...
-
-Une colère monta au visage de l’Illustre Écrivain. Et il dit:
-
---Allez-vous donc suspecter le jugement d’un conseil de guerre?
-
---Dieu m’en garde!... Mais les juges peuvent s’être trompés... Qu’ils
-portent une robe rouge, ou un dolman, il arrive, hélas!... il est arrivé
-que des juges se soient trompés!...
-
---C’est antinational, ce que vous dites là!... C’est monstrueux!... Même
-ici... vous n’avez pas le droit d’exprimer cette opinion!...
-
---Pourquoi n’aurais-je pas le droit d’exprimer ce qui est dans mon
-esprit et dans mon cœur?
-
---Parce que... parce que... la justice est au-dessus de tout.
-
---Ai-je jamais dit le contraire... puisque je pense que la justice est
-même au-dessus des juges!...
-
-Le silence se fit aussitôt sur cette phrase prononcée d’une voix triste
-et profonde. Ce fut l’Illustre Écrivain qui le rompit, le premier:
-
---Enfin, ces deux impressions?... dites-les-nous, poète!
-
-Et il mit dans ce mot: poète, tout le mépris qu’un psychologue peut
-avoir contre un imaginatif et un sensible.
-
---Voici!... accepta le poète... Et, pourtant, je me rends bien compte
-que vous allez rire de moi... mais ma conscience est au-dessus de vos
-rires...
-
---Comme la justice est au-dessus des juges, n’est-ce pas?
-
---Si vous voulez!...
-
-Simplement, le poète conta:
-
---Quelques jours après la dégradation de celui que vous appelez le
-traître Dreyfus, je passais la soirée dans une maison où se trouvait un
-personnage qui avait joué un rôle considérable dans cette affaire.
-C’était, vous le pensez bien, le héros de cette soirée... On l’entourait
-beaucoup... Lui, parlait avec complaisance, et se grisait, peu à peu, de
-son succès... A ce moment-là, j’étais, comme tout le monde, absolument
-convaincu de la culpabilité du capitaine Dreyfus... Eh bien! à mesure
-que le personnage parlait, cette conviction, peu à peu, s’ébranlait. Un
-doute possible naissait, grandissait dans mon âme. Il ne disait pourtant
-rien qui pût changer cette conviction qui était en moi... Ce qu’il
-racontait, c’étaient, plutôt, à tout prendre, des banalités... des
-choses dites, mille fois redites... Mais comment vous décrire cela?... A
-l’expression de son visage, de sa bouche, de ses yeux, au son de ses
-paroles qui tintaient faux... cette autre conviction, absolue, de
-l’innocence de Dreyfus, succédait à celle que, dix minutes auparavant,
-j’avais de sa culpabilité... Et, quand le personnage eut fini de parler,
-j’allai dans le salon voisin où, rencontrant une dame de mes amies, je
-lui dis ceci passionnément: «Je viens d’apprendre une chose horrible!
-horrible!--Et laquelle?... vous êtes tout bouleversé.--Je viens
-d’apprendre que Dreyfus est innocent!--Oh! mon Dieu! Qui vous a dit
-cela?--Personne.--Mais d’où vous vient cette idée?--De rien! Mais je
-vous jure qu’il est innocent.--Vous êtes fou, mon cher...» Et mon amie
-éclata de rire... comme vous!...
-
-En effet, les rires firent explosion, autour de la table de l’Illustre
-Écrivain... Suivant l’expression de l’essayiste, normalien, académicien,
-et fort répandu dans les milieux les plus élégants, «on se tordit».
-Joseph lui-même, qui, à cet instant précis, présentait à son maître
-d’incomparables truffes au champagne, lui murmura très bas, à l’oreille:
-«Quels daims que ces poètes!» Mais le jeune poète gardait, au milieu de
-ces rires, une physionomie calme et sereine. Il n’en sentait ni
-l’insulte, ni le ridicule... La tempête passée, l’Illustre Écrivain
-demanda avec une politesse ironique:
-
---Et votre seconde impression?... Ah! mon cher, je vous en prie, ne nous
-en privez pas!...
-
-Le jeune poète répondit:
-
---A vrai dire... cette seconde impression n’est pas une impression...
-C’est quelque chose de plus. C’est une certitude, cette fois, une
-certitude humaine... bien que rien ne puisse me donner une certitude
-plus profonde, plus absolue, dans son mystère, que l’impression que je
-viens de vous confier... Ceci donc s’adresse surtout aux âmes rétives à
-la vérité intérieure, comme les vôtres...
-
-Personne ne se récria. On se disposa même à une joie nouvelle... Il y
-avait, dans tous les regards, l’attente, la curiosité d’une
-extravagance. Les yeux étaient fixés sur lui comme sur un pitre qui
-vient d’entrer en scène, et de qui on espère des tours, des grimaces que
-l’on ne connaît pas encore.
-
---Allons, parlez! On vous écoute!...
-
---Comment voulez-vous? dit le poète avec plus de chaleur dans la voix,
-qu’un homme comme M. Scheurer-Kestner, un homme de sa grande pureté de
-vie, de sa valeur morale, de sa situation sociale, un homme de son
-intelligence, de son héroïsme réfléchi, se soit dévoué à une telle cause
-s’il n’avait pas, non seulement la certitude, mais encore les
-preuves--les preuves, vous entendez--de l’innocence de l’un et de
-l’infamie de l’autre? Que peuvent tous les jugements et toutes les
-sentences d’un conseil de guerre contre cette impression mystérieuse et
-révélatrice qui me pousse à crier: «Il est innocent! Il est innocent!»
-et contre l’absolue, l’impeccable sécurité que me donne cette chose
-sacrée: «La conscience d’un honnête homme!»
-
-Cette fois, ce ne furent plus des rires qui couvrirent ces paroles, mais
-des huées et des hurlements. L’Illustre Écrivain écumait. Il imposa le
-silence:
-
---Et quand même Dreyfus serait innocent? vociféra-t-il... il faudrait
-qu’il fût coupable quand même... il faudrait qu’il expiât, toujours...
-même le crime d’un autre... C’est une question de vie ou de mort pour la
-société et pour les admirables institutions qui nous régissent!... _La
-société ne peut pas se tromper... Les conseils de guerre ne peuvent pas
-se tromper... L’innocence de Dreyfus serait la fin de tout!_
-
-Alors, le poète se leva, et il dit:
-
---Je vous parle justice!... Et vous me répondez politique!... Vous êtes
-de pauvres petits imbéciles!...
-
-Et il s’en alla...
-
-
-
-
-Une bonne affaire.
-
-
-On me remit une carte sur laquelle je lus:
-
- ANSELME DERVAUX
- _Homme de lettres
- Chevalier de la Légion d’honneur_
-
---Diable! pensai-je, l’illustre écrivain Dervaux, Dervaux lui-même chez
-moi! Qui me vaut cet honneur?... Est-ce que, par hasard?...
-
-Et, sans me livrer davantage à de flatteuses suppositions, à de
-cordiales hypothèses, j’ordonnai qu’on le fît entrer.
-
-Il entra.
-
-C’était un jeune homme, gras et blond, moustaches finement retroussées,
-monocle impertinent et scrutateur, expression assez bête, le tout
-ensemble d’une élégance ultra-rastaquouérique, qui me fut un
-éblouissement. Depuis la pointe de ses souliers jusqu’au sommet de son
-chapeau, il brillait, irradiait, fulgurait comme un phare. A peine s’il
-daigna me saluer ainsi qu’il convient à une Célébrité de cette espèce.
-Et, devant que je lui eusse offert un siège, il s’était assis, ou
-plutôt, à demi couché sur le canapé, en croisant ses jambes avec une
-aisance conquérante, et tapotant du bout de sa canne à béquille d’or le
-bout de ses bottines en lesquelles, durant quelques secondes, il se mira
-complaisamment. Je ne savais que dire... Il y a des moments où la
-véritable admiration, c’est le silence.
-
---Monsieur!... commença, enfin, ce véritable artiste, je ne crois pas
-avoir à me présenter à vous d’une façon plus détaillée?
-
---Certes! approuvai-je respectueusement.
-
---Ce serait, n’est-ce pas, une grave impolitesse de ma part que de
-supposer un seul instant, de la vôtre, une ignorance de ma
-personnalité... ignorance fâcheuse, impardonnable!
-
---Parfaitement, Maître!
-
---Maître! C’est bien cela... Je vois que vous me connaissez... que vous
-connaissez l’illustre Anselme Dervaux... Adultères en tous genres...
-fabrique, commission, exportation... Deux cents éditions!
-
-Je m’inclinai aussi bas que put me le permettre mon échine.
-
---Souffrez, pourtant, que je vous rappelle le titre de tous mes
-ouvrages.
-
---Oh! Maître, inutile... Je les sais par cœur.
-
---Cela ne fait rien... Souffrez, je vous prie...
-
-Et il énuméra:
-
-_Adultère!_
-
-_Un Adultère._
-
-_L’Adultère._
-
-_Poésie de l’adultère._
-
-_Psychologie de l’adultère._
-
-_Physiologie de l’adultère._
-
-_L’Adultère et la Question sociale._
-
-_L’Adultère chrétien._
-
-_L’Adultère chez soi._
-
-_L’Adultère en voyage._
-
-_A travers l’adultère._
-
-_Les Contes de l’adultère._
-
-_Récits adultères._
-
-_Lettres adultères._
-
-_Nouveaux récits adultères._
-
-_Autres lettres adultères._
-
-_Encore l’adultère._
-
-_Paysages d’adultère._
-
-_Nouveaux paysages d’adultère._
-
-_Croquis d’adultères._
-
-_Pastels d’adultères._
-
-_Eaux-fortes d’adultères._
-
-_L’Adultère et les Femmes du monde._
-
-_L’Adultère et les Femmes de la bourgeoisie._
-
-_L’Adultère chez les Femmes du peuple._
-
-_L’Adultère aux champs_ (traduit en tous les patois).
-
-_Les Chants de l’adultère_ (poésie).
-
-_L’Adultère chez les jeunes filles._
-
-_Les Demi-Adultères._
-
-_Son Adultère._
-
-_Notre Adultère._
-
-_Leur Adultère._
-
-_En Adultère._
-
-_Par l’Adultère._
-
-_Pour l’Adultère:_
-
---Et je n’ai pas trente ans, Monsieur!
-
---Prodigieux!... Inouï!... m’écriai-je.
-
---Inouï, c’est le mot!... Trente-cinq volumes, Monsieur... Et je n’ai
-pas trente ans!
-
---Inconcevable!
-
---Et ce qui est plus inconcevable encore, c’est tout ce que je
-prépare... C’est...
-
-Il se toucha le front avec la béquille d’or de sa canne:
-
---C’est tout ce qui est là!... Car vous devez comprendre que je ne m’en
-tiens pas aux généralités que je viens d’énumérer... Ces trente-cinq
-volumes, Monsieur, ne sont, pour ainsi dire, que les grandes lignes, le
-sommaire de mon œuvre totale... Après la synthèse, l’analyse... Après
-les vastes ensembles, le détail minutieux!... On a dit--et je parle des
-plus profonds psychologues--que l’adultère était une matière
-inépuisable... Eh bien! moi, Monsieur, moi, Anselme Dervaux, je
-l’épuiserai.
-
---Je vous crois!
-
---Je toucherai de ma sonde le fond de ce gisement littéraire et
-philosophique.
-
---A la bonne heure!
-
---Je serai le Barnato de cette mine d’or idéale!
-
---Bravo!
-
---Successivement, vont paraître des ouvrages admirables, dans lesquels
-j’étudie l’adultère chez tous les peuples de la planète--un volume par
-peuple--et où je note toutes les différences ethniques, toutes les
-particularités rituelles, statistiques et climatologiques de cette
-institution universelle... Ainsi, je donnerai:
-
-_L’Adultère en Angleterre._
-
-_L’Adultère en Chine._
-
-_L’Adultère en Amérique._
-
-_L’Adultère aux Pamires._
-
-_L’Adultère et la Triplice._
-
-_L’Adultère franco-russe._
-
-_L’Adultère aux Minquiers._
-
-_Pensons-y toujours, n’en parlons jamais_, ou _L’Adultère en
-Alsace-Lorraine_, etc., etc.
-
-_Géographie générale de l’Adultère avec cartes_, etc., etc.
-
-Et ce n’est pas tout... Je veux montrer l’adultère jusque dans ses
-nuances sociales les plus subtiles et les plus ténues; le montrer,
-dis-je, aux prises avec toutes les carrières libérales, avec tous les
-métiers... Jour à jour, je donnerai:
-
-_L’Adultère et la Diplomatie._
-
-_L’Adultère et le Barreau._
-
-_L’Adultère et la Peinture._
-
-_L’Adultère et la Métallurgie._
-
-_L’Adultère et la Question des huit heures._
-
-_Les Grèves de l’Adultère._
-
-_L’Adultère dans les Prisons_, etc., etc.
-
-Puis viendront des recherches exclusivement scientifiques:
-
-_L’Adultère et les Parfums._
-
-_Le Bichromatisme de l’adultère._
-
-_Émotivité de l’adultère._
-
-_Les Parasites de l’adultère_ (étude microbiologique).
-
-_Les Perversions sexuelles et l’adultère_, etc., etc.
-
-Enfin, Monsieur, je terminerai par une publication formidable et qui
-comprendra plus de cinquante volumes in-quarto: _Le Dictionnaire
-encyclopédique de l’adultère_. Qu’en dites-vous?
-
---Je dis, Monsieur, je dis...
-
-Mais l’enthousiasme me fermait la bouche, et je ne pus exprimer mon
-admiration que par des gestes où la frénésie le disputait à
-l’incohérence.
-
---Très bien! fit le grand homme... Vous êtes de mon avis... Or, écoutez,
-je vous prie, ce que je vais vous dire... Car voilà seulement que
-j’entre dans le vif de la question, si j’ose m’exprimer ainsi... Voilà
-seulement que j’arrive à ce que je m’étais proposé comme but de ma
-visite chez vous...
-
-Anselme Dervaux posa sa canne à béquille d’or et son chapeau, luisant
-comme un astre sur le canapé; il enleva avec des gestes menus ses gants
-de peau blanche, brodés de noir, et se dressant brusquement, il marcha,
-dans la pièce, autour de mon bureau, l’air méditatif et recueilli. Au
-bout de quelques minutes de cet exercice:
-
---Écoutez-moi bien, fit-il... et suivez d’un esprit attentif mon
-raisonnement... Chacun de mes ouvrages, Monsieur, tire à deux cents
-éditions.
-
---Deux cents éditions! m’extasiai-je...
-
---Oui, deux cents, pas plus... c’est-à-dire, cent et quelques mille
-exemplaires... Certes, si je compare ce chiffre au chiffre des autres
-tirages, c’est un résultat unique, merveilleux, prodigieux, colossal!...
-Tout ce que vous voudrez!... soit!... Mais si je compare ce chiffre au
-chiffre total de la population du globe... avouez que c’est maigre... et
-qu’il y a beaucoup à faire, qu’il y a tout à faire, pour équilibrer ces
-deux chiffres... pour rapprocher ces deux chiffres si distants l’un de
-l’autre...
-
---Et vous le ferez!... proférai-je avec un accent enflammé de
-prophète...
-
---Soit!... Écoutez-moi donc!... Nous autres penseurs, nous autres
-véritables artistes, nous manquons de puissants moyens de publicité...
-Nous n’avons pas la force d’expansion nécessaire aux conquêtes
-totalisatrices... Nous tournons toujours--et nos éditeurs avec
-nous--dans le même cercle étroit de réclames débiles et tâtonnantes...
-On parle des cent mille trompettes de la réclame!... Qu’est-ce, je vous
-le demande, que cent mille trompettes, au regard de l’immense espace où
-elles doivent être entendues?... Piètre symbole, en vérité, que ces cent
-mille trompettes, surtout quand elles n’ont pas la force, comme c’est le
-cas maintenant, de projeter la gloire d’un homme hors de leur pavillon
-de cuivre insonore et fêlé!... Eh bien! Monsieur, il faut que non
-seulement mes ouvrages retentissent sur les pays familiers, mais qu’ils
-aillent remuer les sols vierges, et porter la tempête par les mers
-inconnues... Il faut les lancer comme on lança, jadis, le canal de Suez,
-et comme, aujourd’hui, on lance les mines d’or... Voulez-vous être le
-metteur en œuvre de cette colossale affaire, de cette gigantesque
-opération?... Aux _mines d’or_, opposons les _mines d’adultère_, et
-celles-là auront été depuis longtemps taries que celles-ci trouveront
-toujours, dans l’immense imbécillité humaine, d’inépuisables filons...
-D’ailleurs, voici mon plan.
-
-Il tira de sa poche un rouleau de papier qu’il déroula sur mon bureau...
-
---Remarquez, je vous prie...
-
-Anselme Dervaux parla longtemps... Mais je ne l’écoutais plus...
-
-
-
-
-Un grand écrivain.
-
-
-L’illustre Anselme Dervaux (adultères en tous genres, fabrication,
-commission, exportation) pénétra dans les salons en fête, et ce fut
-autour de lui comme un bourdonnement de gloire. En avançant, à travers
-la foule parée, il perçut comme un écho infiniment répercuté, le titre
-de son dernier livre: «_Inassouvie!... Inassouvie!_» Et ce qui lui
-renvoyait, de partout, cet écho charmeur, ce n’étaient pas de froids et
-inconscients obstacles, mais les épaules frissonnantes et les bouches
-pâmées des femmes. Un immense orgueil gonfla son cœur; la peau rougeaude
-de son visage se tendit ainsi qu’un drapeau dans une marche de victoire.
-Saluant, salué, empêtré dans les traînes, le coude maladroit, la jambe
-prétentieuse, arrêté par mille mains gantées de tendres pressions, il
-suivit longtemps des rangées parallèles et diagonales de sourires, de
-regards ivres, de nuques enthousiastes, de poitrines soulevées...
-_Inassouvie! Inassouvie!_
-
-Dans son triomphe, ce qui le chagrinait, c’est qu’il était visible que
-les hommes se montraient réservés envers lui, et plutôt ironiques. Ils
-osaient discuter son allure--une allure de courtaud de boutique,--son
-élégance fracassante, le goût déplorable de sa chevelure frisée au petit
-fer, l’exagération de ses cravates, ses grosses mains de paysan, et
-cette joie vulgaire qu’il ne savait pas contenir, et cet orgueil
-lourdement satisfait qui s’harmonisait si bien avec ses emmanchements
-canailles de rustre endimanché. Ah! que n’eût-il pas donné pour avoir
-l’admiration des hommes et se dire le pair, l’ami de tels prestigieux
-clubmen dont il enviait la correction savante et l’aisance flegmatique!
-Insolent et grossier avec les femmes, qui l’aimaient de se présenter à
-elles sous la double apparence de cette masculinité, il était, envers
-les hommes, d’une humilité basse, implorante et, comme dans les comédies
-de M. Dumas, il les interpellait par leurs titres--même quand ils n’en
-avaient pas: «Monsieur le baron!... Monsieur le vicomte!... Monsieur le
-marquis!...» Mais en ce moment, ses oreilles, trop charmées par l’écho:
-_Inassouvie! Inassouvie!_ se refusaient à recueillir le son désagréable
-des ironies, et ce qu’il y avait de discordant dans cette malveillance
-par laquelle il éprouvait toujours l’impression humiliée de n’être pas
-chez soi dans ce monde brillant, et de s’y sentir traité comme un intrus
-de passage, n’arrivait pas jusqu’à lui.
-
- *
-
- * *
-
-De succès en succès, et d’amours en amours, accablé d’honneurs et
-ruisselant d’éloges, l’illustre Anselme Dervaux finit par échouer dans
-une sorte de petit boudoir que de lourdes tentures séparaient des
-salons. Une lampe à abat-jour rose en éclairait la solitude voluptueuse
-et fraîche. Il s’assit sur un fauteuil chargé de coussins et s’éventa
-avec son claque. Sa peau ruisselait comme les vieux murs au dégel: ses
-poumons congestionnés lui faisaient une respiration difficile et sans
-élégance. De mondanité récente, il ne pouvait pas encore s’habituer à la
-température surchauffée des salons. Il s’y fanait, il y fondait comme
-une plante des champs dans une serre chaude. Et il en résultait un
-désordre fâcheux dans sa tenue, des cassures humides au plastron trop
-empesé de sa chemise, qu’un peu de repos dans un air moins lourd devrait
-vite réparer. Comment donc faisaient ces hommes privilégiés pour
-conserver sèche leur peau et intact leur linge dans une atmosphère aussi
-étouffante? Est-ce qu’il n’aurait jamais ce merveilleux tempérament de
-l’homme du monde que les ascensions thermométriques laissent indifférent
-et à qui elles n’enlèvent même pas cette fleur légère de poudre de riz
-par quoi un visage vraiment mondain demeure aussi frais, dans une étuve,
-que les beaux fruits à la rosée des matins de septembre? «Ma gloire,
-toute ma gloire pour ne pas suer!» disait-il en s’épongeant le front, le
-cou, avec violence et découragement.
-
-Au moment où l’illustre Anselme Dervaux formulait mentalement ce vœu
-étrange, les tentures s’écartèrent, et Suzanne Hertheimer entra dans le
-boudoir en coup de vent.
-
---Cher! cher! cher!... cria-t-elle. Vous voir seul, enfin seul!... vous
-parler... vous dire... oui, vous dire tout ce qui là, dans ma tête, tout
-ce qui est là, dans mon cœur, pour vous!...
-
---C’est fort désagréable! interrompit brutalement l’illustre écrivain,
-qui, à demi couché sur le fauteuil, les jambes écartées, continuait de
-s’éventer avec son claque. Vous me surprenez juste au moment où je ne
-voulais pas être dérangé et où je remettais un peu d’ordre dans ma
-psychologie... Grâce à vous, voilà encore une soirée perdue pour moi!...
-
---Ne me parlez pas ainsi!... supplia Suzanne. Ne soyez pas dur avec
-moi... Si vous saviez!... Depuis le jour où vous êtes venu dîner chez
-mon père, je ne vis plus... Cette chaise, cette chère chaise où, durant
-le repas, vous daignâtes vous asseoir, cette chaise bénie, tout
-imprégnée de vous, je l’ai emportée dans ma chambre, et je la baise et
-je l’étreins... et je lui parle comme si c’était vous-même... car il me
-semble qu’en elle habitent toujours la chaleur fulgurante de votre génie
-et l’inoubliable beauté de votre âme... Ah! tellement inoubliable!...
-Tenez, cette nuit, toute cette nuit, je l’ai passée à lire
-_Inassouvie!_... Que c’est beau! que c’est pervertissant! Ah! cher, où
-donc trouvez-vous le secret unique de ces phrases qui me sont comme des
-fièvres et comme des poisons?... Chaque page de vous, c’est un gouffre
-de douleur et de volupté, un gouffre immense et sans fond où je voudrais
-me perdre, disparaître, dans le vertige de vous admirer... Vous êtes la
-tentation merveilleuse... la joie sublime du péché... délices et
-tortures!... Êtes-vous Satan? Êtes-vous Dieu?... Oh! qui êtes-vous
-donc?... Oh! cette Maud!--pourquoi ne m’appelai-je pas Maud aussi?--Oh!
-cette Maud en laquelle je me sens revivre toute, ses désirs furieux sont
-miens, comme miennes sont ses extases!... Et pourtant je n’étais qu’une
-jeune fille... je ne connaissais rien de la vie!... Et comme Maud, votre
-Maud, je suis l’inassouvie!... tellement l’inassouvie!...
-
-Elle se tut un instant, et joignant ses mains, elle regarda l’illustre
-Anselme d’un regard somnambulique où s’accumulaient tous les genres
-d’ivresses décrits par les psychologues.
-
---Ah! qu’il me tarde d’être aussi adultère, la divine adultère de vos
-chers livres! soupira-t-elle.
-
-Elle allait s’agenouiller aux pieds de l’illustre romancier; mais
-celui-ci se leva, lui parla durement et la renvoya.
-
-Resté seul, il se posa devant la glace, répara le désordre de sa
-cravate, tendit, d’un coup sec, sur son torse de jeune garçon boucher,
-son habit aux revers de moire, qui se fripait, et il se dit:
-
---Que de copie perdue, mon Dieu! que de belles réclames gaspillées!...
-Si les journaux n’étaient pas si bêtes, ils feraient de toutes ces
-jeunes filles toquées et de toutes ces jeunes femmes folles des
-critiques littéraires. Je serais mieux servi encore.
-
-Puis il rentra dans les salons, où, parmi les rangées de sourires, de
-regards ivres, de nuques enthousiastes et de poitrines soulevées, le
-poursuivit l’écho charmeur: _Inassouvie! Inassouvie!_
-
-
-
-
-Littérature.
-
-
-SCÈNE I
-
- Le Grand Écrivain est encore couché et parcourt son courrier. Joseph,
- son valet de chambre, introduit René Dumoulin.
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Comment, c’est toi?
-
-DUMOULIN.--Ma foi, oui!... Je passais dans ta rue, figure-toi... Et je
-me suis dis: «Tiens!... si j’allais dire bonjour à notre Illustre
-Écrivain!»
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Bonne idée!...
-
-DUMOULIN.--Je n’étais pas fâché de te voir en chemise... de voir un
-grand homme en chemise... moi qui ne te vois jamais qu’en habit.
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--C’est gentil!... Ah! mon vieux René!
-
-DUMOULIN.--Et ça va bien?
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Heuh!... Mal à l’estomac, toujours!... Mais
-assieds-toi donc, un instant... (_Joseph avance un siège, près du lit._)
-Les cigarettes, Joseph...
-
- Joseph va chercher la boîte de cigarettes.
-
-DUMOULIN, _prenant une cigarette_.--Mâtin!... bout en or!... c’est pas
-une cigarette ça... c’est un porte-crayon!...
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Ce qu’il y a de plus chic, en ce moment, mon cher...
-ce qui se fume à Londres... Un cadeau de la comtesse Boniska...
-
-DUMOULIN.--Ah! ah!... Tu te mets bien!... Ce sacré Grand Écrivain!...
-Quel tombeur!
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN, _mollement_.--Mais non!... mais non!... pas ce que tu
-crois!... Une amie, simplement... une vieille amie!
-
-DUMOULIN.--Tu as raison d’être discret, sapristi!... (_Il allume une
-cigarette, tire une bouffée, fait la grimace._) Eh bien! tu sais... n’en
-déplaise à ta vieille amie... ses cigarettes... elles ont un goût... Tu
-permets!... (_Il jette la cigarette dans un cendrier, et en prend une
-dans son porte-cigarette._) Moi... c’est curieux... je n’aime que
-l’antique caporal...
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Comme tu voudras!...
-
-DUMOULIN, _s’asseyant_.--Alors, tu as mal à l’estomac?
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Oui!
-
-DUMOULIN.--Tu dînes trop en ville, mon vieux.
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Mais non... je t’assure... ce n’est pas cela...
-(_Mélancolique et dégoûté._) C’est ma vie d’aujourd’hui... les exigences
-qu’elle m’impose... les tracas... les servitudes... les obligations, les
-complications dont elle est faite... Je ne suis plus libre, moi!...
-C’est très joli, la gloire... mais si tu savais comme c’est lourd à
-porter!
-
-DUMOULIN.--Allons donc!... Tu n’as qu’à te laisser vivre...
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Tu crois ça?... Ah! l’on voit bien que tu ne sais
-pas ce que c’est que la gloire!... Quelle maîtresse tyrannique et folle,
-dont il faut satisfaire à toutes les minutes du jour... et de la nuit...
-les caprices les plus déraisonnables, et les plus ridicules
-incohérences... Si je te disais que... très souvent... je songe, avec
-regret... à notre misérable existence d’autrefois... que j’envie ton
-obscurité... Tiens... vois-tu... il va falloir que je réponde à toutes
-ces lettres... Et les visites... et les démarches!... (_Il pousse un
-long soupir._) Enfin!... ne parlons pas de ça!... Et toi?...
-
-DUMOULIN.--Oh! moi!... c’est bête ce que je vais te dire... mais tu
-l’apprendrais un jour ou l’autre... Voilà!... Hier soir... au Gymnase...
-A propos, pourquoi n’y étais-tu pas, hier, au Gymnase?
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Les premières!... C’est si mauvais ton!...
-
-DUMOULIN.--Le fait est!... Donc, hier soir, au Gymnase... dans un
-couloir... Paul Barrot parlait de toi... en termes qui ne m’ont pas
-convenu...
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--De quoi se mêle-t-il!... Que disait-il de moi?
-
-DUMOULIN.--Des bêtises!
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Précise... je t’en prie!
-
-DUMOULIN.--Que tu étais un snob... une canaille... que tu n’avais aucun
-talent... des choses comme ça!
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Charmant!
-
-DUMOULIN.--Je le prie de se taire... parce que... moi... tu sais... les
-amis... Il redouble... je lui flanque une gifle!... (_Un petit
-silence._) Nous nous battons tantôt à l’épée... Alors... je ne sais pas
-pourquoi... j’ai voulu te voir, ce matin... pour te voir seulement, mon
-vieux!...
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN, _très froid_.--C’est très gentil à toi, mon cher
-René, de prendre ma défense... et je t’en remercie... Seulement tu
-aurais dû savoir--et à défaut de le savoir--tu aurais dû sentir qu’il
-n’y a rien que je déteste autant comme d’être mêlé... même indirectement
-à des histoires de duel...
-
-DUMOULIN, _gêné_.--On t’attaquait... je croyais...
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Tu me mets dans une situation ridicule... un peu
-ridicule!... Ah!... je n’aime pas ça!... je n’aime pas ça!... (_Un
-temps._) Mon Dieu... des aventures de femmes... de femmes du monde...
-passe encore!... Mais des rixes de journalistes... des affaires de
-littérature!... Ah! non... non... je n’aime pas ça, du tout!...
-
-DUMOULIN, _piteux_.--Alors... j’ai commis une gaffe?
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Une imprudence, certainement... Et je te serais
-obligé de faire savoir à tout le monde... que je suis absolument
-étranger à votre querelle... Un nom comme le mien... un nom aussi en
-évidence... C’est très délicat, que diable!... Il en faut de la
-prudence... des ménagements... de la diplomatie... C’est aussi difficile
-à gérer... qu’un théâtre!
-
-DUMOULIN.--Ah! tu crois?...
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Mais oui!... (_Un temps._) Je respecte le sentiment
-qui t’a poussé à agir... Je regrette seulement l’opportunité de ton
-action... Comprends-tu?...
-
-DUMOULIN.--Je tâcherai d’arranger ça!... (_Il se lève._) Moi... n’est-ce
-pas?... On attaque un ami... Alors...
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--N’en parlons plus!... (_Un temps._) Ta femme va
-bien?
-
-DUMOULIN.--Merci!... (_Il marche dans la pièce, et aperçoit des
-bouquets._) Eh bien!... En voilà des bouquets!... sapristi!... A
-propos... c’est vrai, ce que j’ai lu ce matin, dans les _Coulisses de
-Paris_?
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Quoi donc?...
-
-DUMOULIN.--Que tu te maries?
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN, _ennuyé_.--Mais non!... Il n’est pas question de
-cela... pour le moment!
-
-DUMOULIN.--Ah! tant mieux!... Parce que, je puis bien te l’avouer...
-cela nous avait fait de la peine, à ma femme et à moi... Nous nous
-disions: «Il se marie... et les journaux sont informés avant nous... ça
-n’est pas gentil...» Tant mieux... sacristi!... Ah! tant mieux!
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--D’ailleurs... rien que ce fait que je dusse
-épouser--comme il est dit dans ce journal--une jeune fille de
-l’aristocratie, juive... Voyons?
-
-DUMOULIN.--Justement... je me disais: «Il épouse dans son monde!»
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Autrefois... peut-être!... Mais... aujourd’hui...
-mon cher... les choses ont bien changé... Je veux précisément faire
-oublier de toutes les manières que j’ai beaucoup fréquenté dans ce
-milieu... beaucoup trop... que je m’y suis compromis, même!...
-
-DUMOULIN.--Allons... bon!... Voilà que tu deviens antisémite, toi aussi?
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Pas absolument... pas combativement... Mais à
-l’heure qu’il est, mon ami, on ne peut plus, décemment, épouser une
-juive.
-
-DUMOULIN.--Et pourquoi?
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Parce que c’est prendre parti... Et, sous aucun
-prétexte, je ne veux prendre parti... publiquement, du moins...
-
-DUMOULIN.--Oh! moi... tu sais... les juives... les protestantes... les
-catholiques... et même... les mahométanes... je m’en moquerais, si
-j’avais le bonheur!
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Toi, parbleu!... Ce n’est pas la même chose... Tu
-n’as pas un nom, toi!... Et puis, le mariage... ce n’est point du
-bonheur... C’est un établissement!
-
-DUMOULIN.--Oui... Enfin!... mettons que je n’ai rien dit... (_Un
-temps._) Allons... Je m’en vais!...
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Tu es bien pressé?
-
-DUMOULIN.--Il faut que je passe à la salle d’armes... un quart
-d’heure!...
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Eh bien! au revoir!... Et bonne chance, tout de
-même, pour tantôt!...
-
-DUMOULIN.--Merci!...
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Je compte sur un petit bleu... tout de suite!
-
-DUMOULIN.--C’est ça! (_Il serre la main du Grand Écrivain._) Au
-revoir!...
-
- Il sort.
-
-
-SCÈNE II
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN, JOSEPH.
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Dès que tu connaîtras le résultat du duel, pense à
-remettre ma carte... cornée... chez Paul Barrot...
-
-JOSEPH.--Bien monsieur...
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Compliments sincères... s’il n’est pas blessé...
-Cordiaux souhaits de prompt rétablissement... s’il l’est...
-
-JOSEPH.--Et s’il est tué?...
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--Ne dis pas de bêtises!
-
-JOSEPH.--Ah! Monsieur la connaît, l’humanité!...
-
-LE GRAND ÉCRIVAIN.--C’est mon métier.
-
-JOSEPH.--Le nôtre, Monsieur!...
-
- On sonne.
-
-
-
-
-Scène de la vie de famille.
-
-
-I
-
- A la campagne, chez M. Isidore Naturel, agronome et banquier. Étendue
- sur une chaise longue, empaquetée de couvertures, de châles, Mme
- Naturel tricote. Grosse femme impotente, figure molle et vulgaire.
- Assise près d’une grande baie vitrée, Germaine, un livre ouvert sur
- ses genoux, songe, les regards tournés au delà du parc, vers la
- campagne... Vingt-cinq ans, corps souple, yeux ardents, visage un peu
- desséché...
-
-Mme NATUREL, _sans lever les yeux de son ouvrage_.--Germaine!
-
-GERMAINE.--Eh bien?
-
-Mme NATUREL.--Pourquoi ne parles-tu plus?
-
-GERMAINE.--C’est sans doute que je n’ai plus rien à dire.
-
-Mme NATUREL.--Tu as assez lu.
-
-GERMAINE.--Je ne lis pas.
-
-Mme NATUREL.--Alors, tu rêves?
-
-GERMAINE.--Je ne rêve pas.
-
-Mme NATUREL, _elle regarde Germaine_.--Tu ne rêves pas, tu ne lis pas,
-tu ne travailles pas... tu ne parles pas. Qu’est-ce que tu fais, alors?
-
-GERMAINE.--Je m’ennuie.
-
-Mme NATUREL, _elle hausse les épaules_.--Eh bien... écoute-moi... cela
-te distraira... Je suis très inquiète... Avec sa manie d’inviter tous
-les gens qu’il rencontre, qu’est-ce que ton père va encore nous ramener
-de Paris, aujourd’hui?
-
-GERMAINE.--Est-ce que je sais, moi? Comment veux-tu que je le sache?
-
-Mme NATUREL.--Il aurait pu te le dire.
-
-GERMAINE.--Mon père ne me dit jamais rien...
-
-Mme NATUREL.--Dame!... Tu as aussi une façon de le rabrouer!
-
-GERMAINE.--Et puis, mon père sait-il jamais, à dix heures, le matin, ce
-qu’il fera, le soir, à six heures?
-
-Mme NATUREL.--Ça, c’est vrai! (_Un petit silence._) Pourvu, mon Dieu,
-qu’il ne nous ramène pas cinq ou six personnes, comme l’autre jour...
-Quand il se met à inviter, il ne s’arrête plus... et toujours des gens
-qu’on ne connaît pas... Et c’est samedi, aujourd’hui... C’est-à-dire
-qu’il faudra coucher toutes ces personnes-là... et leur prêter des
-chemises de nuit... Ah! quelle affaire! (_Elle soupire._) Et nous avons
-un tout petit dîner, ce soir, les restes d’hier... (_Sur un mouvement de
-Germaine._) Oui... oui... moque-toi de ces détails de maison... Ah! tu
-fais bien de ne pas te marier... Tu aurais un joli ménage. Je ne te
-donnerais pas deux ans pour être ruinée... Du reste, c’est ce qui te
-pend au nez, quand nous ne serons plus là... (_Germaine rit._) Je ne
-sais pas pourquoi tu ris... En vérité, il n’y a là rien de risible!...
-
-GERMAINE.--Veux-tu que je pleure?
-
-Mme NATUREL.--Dame! ça serait plus convenable! Et puis, il n’y a pas
-moyen de parler sérieusement avec toi! (_Un petit silence..._) Est-ce
-ennuyeux que ton père ne m’avertisse jamais quand il ramène quelqu’un!
-Ce serait si simple de téléphoner. J’ai beau le lui recommander tous les
-matins... ah! oui... C’est comme si je chantais! Avec tout cela, j’ai
-bien envie de faire tuer un poulet!
-
-GERMAINE.--Puisque tu sais que mon père ramène toujours quelqu’un... ce
-qui serait le plus simple, c’est que tu eusses toujours un dîner prêt...
-
-Mme NATUREL.--Tu arranges les choses, toi!... L’on voit bien que tu n’as
-pas la charge de la maison et que cela ne te coûte rien!... Et si, par
-hasard, il ne ramenait personne, je serais bien avancée avec mon
-poulet!... Qu’est-ce que je ferais de mon poulet? On a beau être riche,
-ça n’est pas une raison pour gaspiller la nourriture!... Je veux bien
-faire les choses... mais j’ai l’horreur de la gâcherie!
-
-GERMAINE.--Il y a des pauvres!
-
-Mme NATUREL.--Des pauvres!... Ah bien sûr!... Les pauvres, ce n’est pas
-ce qui manque ici... Jamais je n’ai vu un pays pour avoir tant de
-pauvres!... C’est scandaleux!... C’est à ne pas croire!...
-
-GERMAINE.--C’est naturel, pourtant!
-
-Mme NATUREL.--Naturel! Tu trouves ça naturel, toi!... Dis que c’est
-honteux!...
-
-GERMAINE, _elle se lève, marche dans la vaste pièce, s’arrête devant un
-vase de fleurs qu’elle arrange machinalement_.--Quand il y a quelque
-part un homme trop riche, il y a par cela même, autour de lui, des gens
-trop pauvres... Tu as raison, c’est honteux!...
-
-Mme NATUREL.--Nous n’y pouvons rien... Ce n’est pas une raison pour les
-nourrir avec du poulet!... D’abord, s’ils travaillaient, ils seraient
-moins pauvres!
-
-GERMAINE.--S’ils travaillaient?...
-
-Mme NATUREL.--Certainement!...
-
-GERMAINE.--A quoi?...
-
-Mme NATUREL.--Comment, à quoi?...
-
-GERMAINE.--Nous leur avons tout pris... leurs petits champs... leurs
-petites maisons... leurs petits jardins... pour arrondir ce que mon père
-appelle son domaine...
-
-Mme NATUREL, _ironique_.--Voyez-vous ça!...
-
-GERMAINE.--Ceux qui ont pu partir d’ici sont partis... Ceux qui
-restent...
-
- Elle écrase une petite chenille qu’elle vient de trouver sur une
- feuille du bouquet.
-
-Mme NATUREL.--Ton père leur offre du travail à l’année, est-ce vrai?...
-Ils n’en veulent pas. Ils préfèrent mendier. C’est leur affaire... non
-la nôtre!...
-
-GERMAINE.--Mon père leur offre de mourir de faim à l’année... Ils
-préfèrent vivre!...
-
-Mme NATUREL.--Qu’est-ce que tu dis?
-
-GERMAINE.--Je dis: mieux vaut que le feu et la grêle tombent sur un
-pays, qu’un homme trop riche!
-
-Mme NATUREL.--En voilà assez!... Je ne sais qui te met dans la tête de
-telles idées!... M. Garraud, sans doute!...
-
-GERMAINE.--Qu’est-ce que M. Garraud vient faire ici?...
-
-Mme NATUREL.--Un homme qui ne parle jamais!...
-
-GERMAINE.--S’il ne parle jamais... comment veux-tu qu’il me mette des
-idées dans la tête?...
-
-Mme NATUREL.--Je m’entends! Les hommes qui ne parlent jamais en disent
-beaucoup plus que les hommes qui parlent toujours!... D’ailleurs, il ne
-me revient pas, ton monsieur Garraud! Il ferait bien mieux de s’occuper
-de ses engrais... Ah! je ne sais pas où ton père l’a encore déniché,
-celui-là?... (_Un petit silence._) Des engrais!... (_Elle hoche la
-tête._) Ça me paraît une fameuse blague! (_Un silence... Germaine est
-revenue s’asseoir près de la grande baie vitrée._) Quelle heure est-il?
-
-GERMAINE.--Six heures.
-
-Mme NATUREL.--Six heures, déjà!... Et ton père va rentrer!... Avec
-qui?... Le diable le sait, par exemple!... Ma foi, tant pis! Je ne ferai
-pas tuer de poulet. Ils s’arrangeront avec ce qu’il y a... Germaine!...
-
-GERMAINE.--Quoi?
-
-Mme NATUREL.--Il est temps que tu descendes à la cave chercher le vin...
-
-GERMAINE.--Je t’ai déjà dit que je n’irai plus à la cave... Tu as des
-domestiques!
-
-Mme NATUREL.--Des domestiques qui me grugent, qui me volent, oui!...
-Hier encore, il manquait cinq bouteilles dans le tas du milieu!...
-
-GERMAINE.--Si tu leur montrais plus de confiance, ils te voleraient
-peut-être moins... Et puis, que veux-tu qu’ils fassent d’autre dans une
-maison où ils n’entendent jamais parler que de rouler les gens?... Sois
-tranquille... jamais ils ne voleront autant de vin que des personnes que
-je connais ont volé de millions...
-
-Mme NATUREL, _sévère_.--Germaine! (_Elle se lève avec effort._) Je te
-défends de parler de la sorte!... (_Elle pose sur une table le tricot
-qu’elle froisse._) Est-ce encore pour ton père que tu dis cela?
-(_Silence de Germaine qui, les yeux plus vagues, le menton dans la main,
-regarde le paysage, au delà des jardins et du parc._) Ton père a des
-défauts... de grands défauts... Je suis la première à en souffrir et à
-les lui reprocher. Il est vantard, vaniteux, inconsidéré, c’est
-possible!... Il aime à tromper les gens!... Dame! dans les affaires!...
-Mais enfin, ton père est ton père... Ce n’est pas à toi de le juger.
-
-GERMAINE.--A qui donc, alors?
-
-Mme NATUREL.--Qu’est-ce que tu dis?
-
-GERMAINE.--Moi? rien.
-
-Mme NATUREL.--C’est heureux!... Et puis, sa fortune ne doit rien à
-personne, tu entends... à personne!... Il l’a gagnée en travaillant!...
-Et moi qui me tue à faire des tricots pour les pauvres! Hein! A-t-on vu
-cette petite sotte... cette orgueilleuse, cette péronnelle... qui se
-permet de juger ses parents!...
-
-GERMAINE.--Mieux vaut que ce soit moi qui les juge!
-
-Mme NATUREL.--Tais-toi!... C’est odieux!... Tu es une fille dénaturée...
-Si quelqu’un t’entendait, ce serait à ne plus se montrer jamais devant
-personne!... Il ne te manque aussi que d’exciter les domestiques au
-pillage de la maison!... Ah! c’est complet!... Veux-tu aller à la cave,
-oui ou non?
-
-GERMAINE.--Non.
-
-Mme NATUREL.--C’est bien, j’irai moi-même... J’irai, malgré mes
-rhumatismes!...
-
- A petits pas lourds, s’appuyant aux meubles et roulant sur ses grosses
- hanches trop molles, elle sort de la pièce, maugréant et grondant.
-
-
-II
-
-GERMAINE, LE JARDINIER.
-
- Sur la terrasse du château... Germaine se promène le long des
- plates-bandes, un sécateur à la main... De temps en temps, elle
- s’arrête devant un rosier, dont elle coupe les roses mortes et fanées.
- Comme d’habitude, elle est grave, triste et songeuse. Le jour
- d’automne est calme et somptueux; le soleil, déjà bas, dore les grands
- arbres du parc, magnifiquement.
-
- Arrive le jardinier... Il est vêtu de ses habits du dimanche...
- Timidement, il s’approche de Germaine, embarrassé et tournant, d’un
- geste gauche, son chapeau dans ses mains. Couchés sur les marches du
- perron, trois énormes chiens danois dorment... On entend le bruit d’un
- râteau, sur le sable d’une allée, au loin.
-
-GERMAINE, _elle observe le jardinier_.--Eh! bien, Victor, comme vous
-voilà beau!... Vous êtes donc de noce, aujourd’hui?
-
-LE JARDINIER.--De noce!... Ah! mademoiselle Germaine!... C’est bien le
-contraire, allez!
-
-GERMAINE.--Que se passe-t-il?... Il vous arrive un malheur?... Pourquoi
-ces beaux habits et cette figure triste et gênée?
-
-LE JARDINIER, _il fait des efforts pour parler_.--Avec votre permission,
-Mademoiselle Germaine, je viens vous faire mes adieux.
-
-GERMAINE.--Vos adieux!...
-
-LE JARDINIER.--Ben oui!... Ben oui!...
-
-GERMAINE.--Vous nous quittez?... Ça n’est pas possible! Vous, mon brave
-Victor!...
-
-LE JARDINIER.--Pardonnez-moi... J’ai donné mes huit jours à Monsieur, ce
-matin.
-
-GERMAINE.--Allons donc!
-
-LE JARDINIER.--C’est-à-dire, pour être juste, que Monsieur et moi, on se
-les est donnés, en même temps, tous les deux...
-
-GERMAINE.--Ce n’est pas vrai!
-
-LE JARDINIER.--Si fait, Mademoiselle... si fait!... Ah! ça m’a fait
-deuil, vous pensez!...
-
-GERMAINE.--Pourquoi avez-vous donné vos huit jours? Vous ne vous
-plaisiez plus ici?
-
-LE JARDINIER, _timide et les yeux vers la terre_.--Il n’y a pas moyen de
-vivre avec Monsieur!... Monsieur vous cherche des raisons à propos de
-tout et à propos de rien!... Qu’est-ce que vous voulez?... On ne peut
-jamais le contenter!... J’ai patienté longtemps, parce que, bien sûr, ça
-m’ennuyait de quitter Mademoiselle, qui a été, toujours, si bonne pour
-ma femme et pour moi... Mais Monsieur!... Il n’y a plus moyen, il n’y a
-plus moyen! C’était un enfer, ici!
-
-GERMAINE.--Dites-moi ce qui s’est passé entre mon père et vous.
-
-LE JARDINIER.--Mon Dieu!... Il ne s’est, pour ainsi dire, rien passé...
-
-GERMAINE.--Mais encore?
-
-LE JARDINIER.--Comme tous les jours... Mademoiselle sait bien!
-Seulement, à la longue... on se lasse.
-
-GERMAINE.--Parlez-moi avec franchise... Vous pouvez me parler à moi. Ça
-n’est pas la première fois!
-
-LE JARDINIER.--Bien sûr! Bien sûr! Mademoiselle comprend les choses.
-Elle a bon cœur... Elle ne méprise personne. Oui, pour ça!...
-
-GERMAINE.--Allons!
-
-LE JARDINIER.--Eh bien voilà. D’abord, Monsieur est trop exigeant... On
-ne peut jamais savoir ce que veut Monsieur!... Ainsi une supposition:
-quand une planche de légumes est à droite, il voudrait qu’elle soit à
-gauche. Et si elle est à gauche, il tempête pour qu’elle soit à droite.
-Et ainsi de suite!... Monsieur vous ferait quasiment tourner en
-bourrique, sauf vot’ respect, Mademoiselle. Avec Monsieur, ça n’est pas
-du travail!... Pour être des petites gens, on a, tout de même, chacun
-son amour-propre, n’est-ce pas?
-
-GERMAINE.--Vous connaissez bien mon père... Il est parfois un peu
-braque. Il ne fallait pas faire attention à ce qu’il vous disait!
-
-LE JARDINIER.--Pas faire attention! Mais Mademoiselle Germaine, c’est
-que Monsieur vous engueule... faut voir ça!... Pardon, excuse... ça m’a
-échappé!
-
-GERMAINE.--Allez, allez!...
-
-LE JARDINIER.--Et puis... Non, là, vrai!... Monsieur a des idées comme
-personne... Il voudrait que les châtaigniers produisent des melons, et
-les laitues, des abricots... Eh bien, moi, je ne peux pas!...
-
-GERMAINE.--Ni les châtaigniers non plus, ni les laitues!...
-
-LE JARDINIER.--Bien sûr!... On a beau être riche, il y a bien des choses
-qu’on ne peut pas avoir!... La nature est la nature, pour tout le
-monde... (_Un petit silence._) Enfin voilà!
-
-GERMAINE.--Voyons!... Vous avez été peut-être un peu susceptible, et,
-peut-être, vous avez mal pris une observation sans importance que vous
-faisait mon père?...
-
-LE JARDINIER.--Susceptible!... Depuis cinq ans que je sers Monsieur!...
-Ah! Mademoiselle, faut-il au contraire, que j’en aie avalé, sans rien
-dire, des couleuvres!... Car, c’est tous les jours à recommencer!...
-Quand ce n’est pas une chose, c’en est une autre!... (_Silence
-embarrassé._) Rien ne m’ôtera de l’idée que Monsieur m’en voulait
-davantage depuis que l’année dernière, le jour de la fête du pays,
-Monsieur avait voulu faire peindre en tricolore tous les arbres de
-l’avenue!... Ça, c’est vrai, je n’ai pas pu m’empêcher de dire à
-Monsieur ce que je pensais là-dessus... Des chênes pareils, et si
-beaux!... (_Encore un petit silence._) Je sais bien que je n’ai pas
-d’instruction... Pourtant, je connais mon métier, et je l’aime, nom
-d’une pipe!... Mademoiselle était contente de moi, elle?
-
-GERMAINE.--Si j’étais contente de vous?... vous le savez bien, mon
-pauvre Victor!
-
-LE JARDINIER.--Le petit jardin des clématites...
-
-GERMAINE.--Ah! oui! Il était très joli...
-
-LE JARDINIER.--Et le fleuriste?
-
-GERMAINE.--Oui! oui!
-
-LE JARDINIER.--Et la roseraie?
-
-GERMAINE.--Oui!... oui!... Vous m’aviez appris à écussonner les
-rosiers...
-
-LE JARDINIER.--Et vous, Mademoiselle, vous m’aviez appris à faire des
-bouquets!... Et tous nos beaux semis de delphiniums!
-
-GERMAINE.--Oui! oui!...
-
-LE JARDINIER.--C’était du bon travail!... On s’amusait!...
-
-GERMAINE.--Oui!... oui!
-
-LE JARDINIER.--Dieu sait, pourtant si c’était commode!... Car Monsieur
-était chiche de fumier pour le jardin, de terreau et de charbon pour la
-serre... On s’arrangeait comme on pouvait... Enfin, voilà!
-
-GERMAINE.--Vous êtes un brave homme!...
-
-LE JARDINIER.--Eh bien, si Mademoiselle Germaine était contente de
-moi... je partirais d’ici le cœur moins gros...
-
- Il soupire. Un petit silence.
-
-GERMAINE.--Il n’y a peut-être dans tout cela qu’un malentendu...
-Voulez-vous que je parle à mon père?
-
-LE JARDINIER.--Merci, Mademoiselle... Ce qui est fait est fait...
-
-GERMAINE.--Pourtant...
-
-LE JARDINIER.--Demain, ce serait autre chose. Il n’y a pas moyen de
-vivre avec Monsieur!... On se met en quatre pour lui faire plaisir, on
-se tue de travail pour le contenter. C’est toujours mal... D’abord,
-Monsieur m’a déclaré ce matin qu’il ne voulait plus de fleurs ici. Il
-prétend que ça attire les oiseaux et que ça prend la place des plantes
-utiles.
-
-GERMAINE.--Ah!...
-
-LE JARDINIER.--Et puis... (_Timidement_) faut que je dise tout à
-Mademoiselle... (_Résolu._) Mademoiselle sait que ma femme est
-enceinte!...
-
-GERMAINE.--Oui... Eh bien?
-
-LE JARDINIER.--Et qu’elle doit accoucher dans trois jours.
-
-GERMAINE.--Sans doute...
-
-LE JARDINIER.--Eh! bien, Monsieur ne veut pas d’enfants chez lui. «Pas
-d’enfants, pas d’enfants... qu’il m’a dit. Ça abîme les pelouses, ça
-salit les allées... et ça fait peur aux chevaux...» Et il a ajouté: «Je
-t’avais averti. Tu ne dois t’en prendre qu’à ta maladresse...» Le plus
-drôle--Mademoiselle s’en souvient peut-être,--c’est que l’année
-dernière, à ses réunions électorales, Monsieur disait que tous les maux
-du pays venaient de la dépopulation... Tout de même, on en voit de
-raides, par le temps qui court... (_Silence._) Bien sûr qu’on n’a pas
-des enfants par exprès, pour son plaisir... On a déjà bien assez de
-peine de vivre à deux, dans notre condition... Mais quand les enfants
-viennent, on ne peut pourtant par les tuer... C’est-y vrai, ça
-Mademoiselle Germaine?
-
-GERMAINE.--Qu’allez-vous devenir?... Y avez-vous songé?...
-
-LE JARDINIER.--Dame!... Je vais chercher une place... Mais ce n’est
-guère le moment!... En pleine saison comme on est. Elles sont toutes
-prises... Et puis, avec une femme enceinte sur les bras! Ah! il va
-falloir en faire des maisons et des maisons... subir des humiliations,
-des refus, du mauvais temps... Car on ne veut plus, aujourd’hui, que les
-serviteurs aient d’enfants... Ça n’est pas commode, allez... Et l’on a
-bien du mal!...
-
-GERMAINE, _émue et gênée_.--Je ferai pour vous tout ce qui m’est
-possible... Adieu!
-
-LE JARDINIER, _ému aussi_.--Adieu, Mademoiselle Germaine... Mais vous
-n’êtes guère heureuse, non plus, vous...
-
-GERMAINE.--Vous vous trompez, je suis très heureuse.
-
-LE JARDINIER, _il secoue la tête_.--Non, Mademoiselle... Je vous connais
-bien, allez! Quand on a un cœur comme le vôtre, on ne peut pas être
-heureuse ici!...
-
- Par delà le parc, il montre la campagne, le petit village au loin.
-
-GERMAINE.--Et votre femme? La verrai-je?
-
-LE JARDINIER.--Bien sûr... Elle est à la ville... Elle est allée
-chercher une voiture pour emmener nos meubles et nos pauvres frusques...
-
-GERMAINE.--Pourquoi?... Il ne manque pas de voitures ici...
-
-LE JARDINIER.--Ça vaut mieux comme ça... Chacun chez soi... On a sa
-petite fierté...
-
-GERMAINE.--Adieu, alors!... Vous me donnerez de vos nouvelles?
-
-LE JARDINIER.--Oui, Mademoiselle...
-
-GERMAINE.--Adieu!
-
-LE JARDINIER.--Adieu!
-
- Le jardinier s’en va, gauche, pesant, le dos déjà courbé, la nuque
- cuite comme une brique, par le soleil... Germaine, plus grave, plus
- triste, plus songeuse, reprend sa promenade lente, le long des
- plates-bandes... Le château et la terrasse redeviennent silencieux...
- Toujours les trois molosses dorment sur les marches, et l’on n’entend
- plus que le bruit du râteau, sur le sable d’une allée, au loin...
-
-
-
-
-La divine enfance.
-
- Dans le bois, on aperçoit, entre les feuilles, au loin, la maison,
- toute blanche, dans le soleil. C’est l’heure chaude de la journée où
- les oiseaux engourdis se taisent. Nul souffle dans les branches.
-
- JEANNE--dix ans--est assise sur la mousse, le dos appuyé au tronc d’un
- bouleau. Elle est un peu dépeignée, très rose, essoufflée d’avoir
- couru. Son grand chapeau de paille posé près d’elle sur un rejeton
- d’acajou, brille comme une immense fleur d’or, sous l’ombre des
- feuilles.
-
- JEAN--douze ans--est couché à plat ventre en face d’elle. Il arrache
- des mousses d’un air triste.
-
- Ils ne se disent rien... Enfin, Jean se décide à parler.
-
-
-JEAN
-
-Pourquoi que Georges t’a encore embrassée?
-
-JEANNE
-
-Georges, c’est pas vrai!
-
-JEAN
-
-Si, il t’a embrassée, je l’ai vu... Il t’a embrassée sur le cou,
-derrière la porte du salon... Et toi, aussi, tu l’as embrassé... A
-preuve que tu fermais les yeux, en l’embrassant, comme une chatte qu’on
-caresse.
-
-JEANNE
-
-C’est des menteries.
-
-JEAN
-
-Puisque je t’ai vue... Et hier?...
-
-JEANNE
-
-Quoi, hier?
-
-JEAN
-
-Pourquoi que Lucien t’a aussi embrassée, hier?
-
-JEANNE
-
-C’est pas vrai!... Lucien ne m’a pas embrassée.
-
-JEAN
-
-Si, il t’a embrassée... je l’ai vu aussi... il t’a embrassée sur la
-bouche, derrière la serre.
-
-JEANNE
-
-C’est des menteries...
-
-JEAN
-
-Des menteries?... A preuve que, en te retournant, tu as cassé un grand
-lis rouge, et que tu as écrasé des fleurs de capucine.
-
-JEANNE, _effrontée_
-
-Et puis, après?... Est-ce que je n’ai pas le droit d’embrasser Georges,
-Lucien, et d’autres, si cela me plaît!... Qu’est-ce qu’il te prend?...
-
-JEAN
-
-Je ne suis pas content... Ça me fait de la peine!... Jeanne?
-
-JEANNE
-
-Eh bien?...
-
- Elle casse une brindille de bouleau, qu’elle mâchonne, en regardant du
- coin de l’œil, avec un ironique sourire, Jean qui creuse un petit trou
- dans la terre.
-
-JEAN
-
-Alors, pourquoi que tu ne yeux pas que je t’embrasse, moi?
-
-JEANNE
-
-Toi!... C’est pas la même chose!...
-
-JEAN
-
-Pourquoi que c’est pas la même chose?
-
-JEANNE
-
-Pasque...
-
-JEAN
-
-Pasque, quoi?...
-
-JEANNE, _très sérieuse_
-
-Pasque, toi, quand nous serons grands, tu seras mon vrai mari!
-
-JEAN
-
-Ce n’est pas une raison.
-
-JEANNE
-
-Si, c’est une raison...
-
-JEAN
-
-Et quand je serai ton vrai mari, tu voudras bien que je t’embrasse, pas?
-
-JEANNE
-
-Non... Les maris n’embrassent jamais leurs femmes.
-
-JEAN
-
-Ah! bien, vrai?... Pourquoi qu’ils ont des femmes, alors?
-
-JEANNE
-
-Pour avoir des enfants, tiens!...
-
-JEAN
-
-Ah!... Et quand je serai ton vrai mari, tu embrasseras Georges, Lucien?
-
-JEANNE
-
-Bien sûr!... Es-tu drôle, aujourd’hui... Qu’est-ce que tu as?
-
-JEAN
-
-J’ai envie de pleurer...
-
-JEANNE
-
-Que tu es bête!... Voyons!... Est-ce que petite mère embrasse papa?...
-Jamais petite mère n’a embrassé papa... Papa, lui, embrasse Zélie, la
-femme de chambre... Petite mère, elle, embrasse M. de la Ramie... Mais,
-bien sûr! elle l’embrasse dans les cheveux, dans les yeux, sur la
-bouche, partout... Mais, papa, elle ne l’embrasse jamais...
-
-JEAN, _comprenant des choses_
-
-C’est comme papa... il n’embrasse jamais maman...
-
-JEANNE
-
-Puisque je te le dis!... Ça ne se fait pas, ces choses-là, quand on est
-marié!... Ça n’est pas convenable!
-
-JEAN
-
-C’est vrai!... papa embrasse toujours Mme Tournel...
-
-JEANNE
-
-Bien sûr, tiens!... Et ta maman?
-
-JEAN
-
-Maman?... Elle embrasse M. de Néry...
-
-JEANNE
-
-Tu vois bien!...
-
-JEAN
-
-L’autre jour, maman était sur les genoux de M. de Néry... Elle avait
-dégrafé son corsage... Et M. de Néry l’embrassait sur la poitrine...
-C’était gentil!
-
-JEANNE
-
-Bien sûr, que c’est gentil!...
-
- A ce moment, Jean rampe sur la mousse, se rapproche de Jeanne et,
- dressé sur ses coudes, le menton appuyé aux paumes réunies, il la
- regarde, longtemps, dans les yeux...
-
-JEAN
-
-Jeanne!
-
-JEANNE
-
-Quoi?...
-
-JEAN, _d’une voix profonde_
-
-Puisque tu dis que c’est gentil... eh bien!... je voudrais que tu
-dégrafes ton corsage aussi... je voudrais t’embrasser sur la poitrine,
-aussi... comme M. de Néry embrasse maman...
-
-JEANNE
-
-Non... Non...
-
-JEAN
-
-Et si tu dégrafes ton corsage, si je t’embrasse sur la poitrine... je te
-montrerai, après, quelque chose de bien plus beau...
-
-JEANNE
-
-Quoi?... Dis quoi, tout de suite!...
-
-JEAN
-
-Non, après...
-
-JEANNE, _impérieuse_
-
-Tout de suite... tout de suite... tout de suite!...
-
-JEAN
-
-Non, après!...
-
-JEANNE
-
-Tu dis ça pour m’attraper!... Et puis, après tu ne me montreras rien!...
-
-JEAN
-
-Puisque je te le promets, na!... Quelque chose comme Georges, ni Lucien
-ne pourront jamais te montrer d’aussi beau!...
-
-JEANNE, _hésitante_
-
-Oui, oui, tu veux me tromper... Tout ça, c’est des blagues!...
-
-JEAN
-
-Puisque je te jure!...
-
-JEANNE
-
-Eh bien! dis seulement ce que c’est!... Et puis, je ferai comme tu veux!
-
-JEAN
-
-Si c’était Georges ou Lucien qui te demande cela tu le ferais... Moi, je
-ne sais pas pourquoi, tu ne veux jamais rien.
-
-JEANNE
-
-Dis ce que c’est!
-
-JEAN
-
-Après...
-
-JEANNE
-
-Non, avant!...
-
-JEAN
-
-Et, pourtant Georges ni Lucien ne pourraient pas te montrer cela qui est
-si beau... qui est plus beau que... que...
-
-JEANNE, _elle s’irrite_
-
-Eh bien, dis vite... dis... dis!...
-
-JEAN, _avec passion_
-
-Jeanne!... si tu voulais!... un tout petit peu... tiens, grand comme
-ça... grand comme mes lèvres seulement...
-
- Il lui saisit le bout de sa bottine et, se rapprochant encore, plus
- près, il cherche à la couvrir de caresses.
-
-JEANNE, _se dégageant et reployant brusquement ses genoux_
-
-Laisse-moi... Tu me chatouilles... Tu fais mal... Je te déteste!...
-
- Elle se lève, fâchée et très rouge, et se met à courir dans le bois,
- les cheveux au vent... Jean aussi s’est levé et la suit en appelant:
- «Jeanne! Jeanne!...» d’une voix plaintive... Quelques oiseaux
- engourdis dans les branches se réveillent, s’envolent avec des petits
- cris effrayés. Jean et Jeanne disparaissent dans le taillis. A la
- place où ils étaient tout à l’heure, encore marquée de la jeunesse
- impubère de leur corps, le grand chapeau de Jeanne se balance, pareil
- à une immense fleur d’or, sous l’ombre des feuilles.
-
-
-
-
-Sentimentalisme.
-
-
-J’ai eu, cette semaine, une joie charmante. A la campagne où je suis,
-j’ai pour voisine une dame seule, veuve depuis trois ans, encore jeune,
-très jolie. Tous les jours, je passe devant sa propriété qui donne sur
-la route: une maison du siècle dernier, pareille à une orangerie,
-entourée de grands jardins que la forêt protège, de tous les côtés, de
-ses hauts murs verdissants. Jamais, je crois, je n’ai vu tant de fleurs,
-tant de fleurs, et tant de bêtes parmi ces fleurs. Chaque fois que je
-passe, je m’arrête discrètement devant la grille et je regarde cet
-endroit délicieux, si gai, si vivant, et qui m’enchante. Ma voisine ne
-fait pas beaucoup de bruit, et elle sort très peu. Du matin au soir,
-active, souple, elle cultive ses fleurs et elle soigne ses bêtes. Sans
-la connaître, j’éprouve pour elle une très vive sympathie, car tout chez
-elle, en elle, respire le bonheur calme et dit la vie occupée à des
-choses délicates.
-
-Aussi, quelle surprise joyeuse quand, l’autre après-midi, délibérément,
-elle sonna à ma porte et me vint rendre visite.
-
---Excusez-moi, monsieur, me dit-elle. Mais je tenais à vous remercier,
-au nom de toutes mes bêtes, de votre article de dimanche. Je le leur ai
-lu, figurez-vous, et elles m’ont dit: «Il faut aller remercier ce
-monsieur, qui nous veut tant de bien, et qui prend si chaleureusement
-notre défense, contre la brutalité des méchants.»
-
-Je ne savais que dire. Rieuse, ma voisine ajouta:
-
---J’aime tant mes bêtes, que je fais tout ce qu’elles veulent.
-
-Je n’osais lui offrir d’entrer dans ma maison, et je la priai de
-s’asseoir sur un banc, dans le jardin.
-
-J’aurais bien voulu éviter toutes les banalités des entrées en
-relations, et je me torturais l’esprit pour trouver quelque chose de
-rare et qui, tout de suite, fît valoir mon esprit, quand ma voisine,
-après un très court silence, me dit soudain:
-
---Il y a, monsieur, une chose qui m’intrigue fort. Quand, dans la rue,
-je prends la défense d’une bête battue, on m’appelle Anglaise! C’est
-évidemment un outrage qu’on me fait. Mais pourquoi? D’abord je ne suis
-pas Anglaise, je n’ai même pas une goutte de sang anglais dans les
-veines. Et puis... malgré cette horrible guerre du Transvaal, dont je
-rougis pour eux, les Anglais méritent-ils qu’on nous jette leur nom à la
-face comme une offense et comme une ordure? J’avoue qu’individuellement
-j’aime les Anglais, et je ne confonds pas le peuple anglais avec
-l’ignominie de son gouvernement. J’ai toujours admiré, à bon droit, il
-me semble, leur civilisation, leur bel et noble esprit de liberté, de
-justice et de progrès, leur humanité sincère. En dépit de cette guerre,
-dont j’ai horreur, je leur trouve de fortes qualités, et je leur dois
-quelques bonnes impressions. En voulez-vous un exemple? C’était le 7
-décembre dernier. Une très vieille dame de mes amies, Italienne par
-l’origine, Anglaise par le mariage, m’avait demandé d’aller passer
-quelques jours chez elle, à la suite d’un gros chagrin. Mon Dieu, oui,
-on peut être Anglais, et avoir tout de même de gros chagrins, je
-suppose. Un petit changement se fit dans la date précédemment fixée de
-mon voyage. Je l’écrivis à ma vieille amie qui, quoique verte encore et
-alerte, lit souvent à côté et brouille ainsi tout ce qu’on lui dit. Une
-traversée affreuse. Retard du bateau à l’arrivée de New-Haven, du train
-à Victoria, de moi à la gare de Richmund où je devais prendre le train
-pour Hampton-Wick. Une heure d’attente pour douze minutes de trajet.
-
---Voilà encore des choses dont les Anglais n’ont pas le monopole,
-dis-je. Il y a du retard partout.
-
---Oui, répondit gaiement ma voisine, ils en ont aussi en Angleterre.
-
-Et elle continua:
-
---Vous connaissez sans doute cette délicieuse vallée de la Tamise, ces
-prairies si vertes, ces arbres si admirables, ces villas si jolies?
-Mais, l’hiver, à neuf heures et demie du soir, il est difficile de jouir
-de cette beauté. Il pleuvait un peu, une petite pluie fine, que le vent
-fouettait et qui vous pénétrait, à travers les vêtements, jusqu’au
-corps.
-
---Heureuse pluie, songeai-je. Mais je me gardai bien d’exprimer cette
-exclamation, car, à tout prendre, je ne suis pas vaudevilliste et le
-commis voyageur d’autrefois qu’on prétend que je suis...
-
-Ma voisine poursuivait d’une voix de plus en plus prenante:
-
---Bien qu’il ne fallût que dix minutes à peine pour me rendre chez mon
-amie, le chemin me paraissait bien long, et surtout bien désert... Vous
-savez ce que c’est, n’est-ce pas, que les «roads» anglais?... D’un côté
-de celui-là, un grand parc, avec d’immenses arbres noirs; de l’autre,
-des villas dans leurs jardins noyés de silence et de nuit. De-ci, de-là,
-une voie latérale, conduisant au village. Tout cela, bien tranquille,
-trop, même, car il y avait alors la terreur des «Hooligans» et j’en
-avais entendu parler dans le train... Je me presse... je vais... je
-vais... Bien que je ne sois pas peureuse, j’avais tout de même de petits
-frissons... La villa de ma vieille amie était une des petites, la
-deuxième, à gauche, passé l’église catholique... je ne sais si vous la
-voyez d’ici?... Et je me presse encore, sur le chemin interminablement
-désert. Voilà enfin l’église catholique, mon point de repère... Je suis
-arrivée... La première villa est éclairée, mais point la seconde... Je
-sonne pourtant... Rien... Je sonne encore, je sonne longtemps... Rien
-toujours. J’essaie d’ouvrir la grille. Impossible! Je me suis peut-être
-trompée, et sans doute que la maison de ma vieille amie est la
-troisième, car je me rappelle que la première est le presbytère... Je
-sonne à la troisième. Une petite bonne blonde, toute fanfreluchée de
-blanche lingerie vient m’ouvrir.
-
---Mrs Anden?
-
---Ce n’est pas ici...
-
---Pas ici!... Mais je n’y comprends rien... J’ai sonné à côté et
-personne ne m’a répondu!
-
-Un monsieur que je n’avais pas vu encore, intervenait:
-
---C’est que la bonne couche en haut, et qu’elle est déjà couchée... Mais
-entrez donc, madame, je vais voir...
-
-Je m’excuse et j’entre... Que pouvais-je faire?
-
-La maîtresse de la maison m’installe au coin du feu, tandis que son mari
-est parti, et essaie de se faire entendre de la villa voisine. Un salon
-anglais coquet, confortable, très clair, un bon feu dans la cheminée, un
-chat qui ronronne devant, une femme accueillante et gaie qui rit et me
-console de ma mésaventure...
-
-Le mari rentre.
-
---Rien, non plus... dit-il... Ces dames sont peut-être en voyage?...
-
---Non... puisqu’elles m’attendent...
-
---C’est singulier!... Je vais aller demander au prêtre catholique s’il
-les a vues aujourd’hui.
-
-Et il sort à nouveau... La dame m’offre alors de me réconforter; elle
-m’offre de tout, du jambon, du whisky, du cacao... Et je m’indigne
-contre ma vieille amie qui me met dans une position ridicule et fausse,
-d’être prise pour une aventurière.
-
-Le mari revient une seconde fois... Le prêtre n’a pas vu les dames dans
-la journée. Mais il sait que la femme de chambre a porté des fleurs à
-l’église pour la fête du lendemain.
-
---Je ne vois qu’une chose à faire, me dit la dame... Acceptez un lit
-chez nous pour cette nuit.
-
-Confuse, et, en même temps, touchée de cette hospitalité spontanée, si
-simplement offerte, je murmure:
-
---Mais, madame, vous ne savez même pas qui je suis... Je pourrais être
-une voleuse!
-
---Nous n’avons pas peur!... répond la femme.
-
-Et elle ajoute:
-
---On n’a pas besoin de savoir le nom d’une personne dans l’embarras et
-dans la peine. Il suffit de savoir qu’elle est dans la peine, pour être
-juste envers elle!
-
---Allons, dis-je, j’accepte. C’est un véritable conte de Noël en action!
-
-Et ma voisine, s’étant tue quelques secondes, me dit:
-
---Oui, monsieur, j’aime les Anglais, parce qu’il me semble que leur
-justice, en tant qu’individus, va aux humbles, aux petits. Ils n’aiment
-pas voir la souffrance. Et les tribunaux anglais sont admirables en
-ceci, que les bêtes y ont _droit_ à une justice. Les oiseaux sont
-respectés comme les personnes; on entoure de soins les vieux arbres,
-aussi pieusement que s’ils étaient des vieillards qui ont travaillé au
-bien du pays. Alors, pourquoi me jette-t-on à la face cette insulte
-dérisoire: «Anglaise!... va donc, hé!... Anglaise!» quand il m’arrive de
-plaindre un pauvre cheval qu’on roue de coups, ou un chien abandonné,
-qu’on bat sans raison, dans la rue?... Pourquoi?
-
---Nous sommes ainsi, répliquai-je. On vous traite d’Anglaise,
-aujourd’hui. Hier, on vous eût traitée d’Allemande... Demain, on vous
-traitera, peut-être, d’Espagnole ou de Chinoise... Cela satisfait notre
-orgueil national, et c’est sans aucune importance. Anglaise, Allemande,
-Espagnole, Italienne, Chilienne, Chinoise ou Française, vous êtes une
-femme délicieuse... adorable...
-
-Mais ma voisine s’était levée, et gaiement:
-
---Que faut-il que je dise, de votre part, à mes bêtes?...
-
---Que vous êtes une femme exquise... divine... divinement exquise...
-
-Un rire... Et elle était partie!...
-
-
-
-
-Il est sourd!
-
-
-J’ai revu ma voisine. Et, maintenant, je la vois presque tous les jours.
-
-Décidément, elle est encore plus charmante et meilleure que je le
-pensais, lors de notre première entrevue. Extrêmement gaie, nullement
-prude, comme les femmes honnêtes foncièrement, d’une intelligence très
-vive et très souple, d’un esprit très libre, affranchi de tous les
-préjugés, de toutes les superstitions qui déshonorent, habituellement,
-le cerveau de la femme, d’une spontanéité de sensations remarquable,
-amoureuse de la vie sous toutes ses formes, même les plus décriées,
-philosophe et artiste, j’ai rarement, ou plutôt, je n’ai pas encore
-rencontré un être humain, surtout un être de son sexe, avec qui l’on se
-sentît si vite, si complètement en confiance, avec qui l’on se trouvât
-tout de suite de plain-pied. J’ai beau l’observer--car je ne voudrais
-pas être dupe d’elle et de moi--il me semble bien qu’elle n’a aucune de
-ces petites traîtrises, des coquetteries basses, des sentimentalités
-absurdes de la femme. Véritablement, je crois qu’elle possède un cœur
-robuste, simple, loyal et fidèle, comme un homme. Son amour des bêtes
-qui, chez beaucoup de femmes, vous dégoûterait et des femmes et des
-bêtes, est un amour raisonné, presque scientifique. Il n’est pas du tout
-anthropomorphe. Il fait partie, à son plan, de ce culte général, mais
-parfaitement individualiste, par quoi elle aime, par quoi elle célèbre
-toute la vie.
-
-Il faut se défier des impressions qui nous viennent des femmes, surtout
-quand elles sont jolies comme l’est ma jolie voisine. Nous les jugeons
-ordinairement avec notre désir de mâle qui se plaît à les
-surnaturaliser, à leur attribuer toutes sortes de qualités supérieures,
-qu’en réalité elles n’ont point, ce qui est stupide et inharmonieux, car
-elles en ont d’autres qui devraient pleinement nous suffire. Dans
-l’amitié qui pousse un homme vers une femme, il y a toujours autre chose
-que de l’amitié pure. La nature qui sait ce qu’elle fait et qui n’a
-souci que de vie, de toujours plus de vie, a voulu que nous fussions
-bêtes devant la femme, comme une dévote devant un Dieu de miracle, et
-que, en dépit de nous-mêmes, nous nous destinions à être les dupes
-éternelles de ce besoin obscur et farouche de création qui gonfle et
-mêle à travers l’univers, tous les germes, toutes les vivantes cellules
-de la matière animée.
-
-Et même, à ce propos, je voudrais bien savoir quelle conception ma
-voisine se fait de l’amour, si elle répudie toutes les folies mystiques,
-toutes les sottises et tous les crimes sentimentaux par quoi les
-religions, les poésies, les littératures de tous temps et de tous les
-pays, ont dégradé et sali ce grand acte joyeux et terrible de la Vie...
-Je n’ai pas encore osé lui poser, à ce sujet, la moindre question. J’ai
-craint une désillusion, d’abord, et ensuite qu’elle ne vît là une ruse
-sournoise du désir, un moyen détourné de galanterie grossière. Et
-j’ambitionne que nos relations soient pures de tous mensonges, de toutes
-vulgaires actions.
-
-Naturellement, comme il faut bien se connaître, je lui raconte mes
-histoires, elle me dit les siennes, sans réticences; du moins, j’aime à
-le penser.
-
-Aujourd’hui, elle m’a parlé de son enfance et de sa première jeunesse.
-Elle a été élevée en un couvent du Sacré-Cœur, dans une ville morte et
-silencieuse de la province normande. Chose curieuse et rare, cette
-éducation oppressive n’a jamais rien pu contre la franchise et la
-sincérité de sa nature. Elle affirme même qu’elle est sortie du couvent
-plus irrespectueuse, moins croyante qu’elle y était entrée. D’ailleurs,
-elle ne tire de ce phénomène aucune vanité, en faveur de son
-intelligence. La gaieté--son inaltérable gaieté--avec ce qu’elle
-comporte d’insouciance dans le présent et d’espoir dans l’avenir, a tout
-fait. Cette gaieté joyeuse et forte fut l’antiseptique qui la préserva
-de tous les mensonges avec lesquels on pétrit, dans ces maisons-là,
-l’âme des jeunes filles. L’année qui suivit sa sortie du couvent, il lui
-arriva de grands malheurs.
-
-Ses parents perdirent leur fortune et elle perdit, peu après, ses
-parents. Habituée au luxe et à l’affection, elle se trouva, tout d’un
-coup, seule et sans ressources. Désormais, il lui fallait travailler
-pour vivre. Cette perspective, elle l’envisagea sans terreur, car elle
-pouvait utiliser quantité de petits agréments, de petits talents où elle
-excellait: la broderie, la couture, la peinture, la musique. Et qui
-l’empêcherait de donner aux autres des leçons de n’importe quoi:
-d’histoire ou de danse, d’anglais ou de tapisserie?... Après avoir
-vainement cherché, çà et là, un peu de travail chez d’anciens amis de sa
-famille, à Paris dans les magasins, elle résolut de s’adresser aux
-Bonnes Sœurs, aux si Bonnes Sœurs qui l’avaient élevée.
-
---Elles connaissent tant de monde, se disait-elle, elles ont une
-clientèle si étendue et si riche, de si puissantes influences,
-partout... qu’elles me trouveront immédiatement ce que je cherche et ce
-qu’il me faut... C’est évident!
-
-Sur la recommandation de son ancienne préfète des Études, elle se
-présenta, un matin, au Sacré-Cœur de la rue de Varennes, certaine du
-succès et prête à accepter n’importe quel joli et honnête travail qu’on
-lui proposerait... Et voici la scène que ma voisine raconte et mime avec
-un esprit malicieux et souriant...
-
-Elle arrive au couvent. Une religieuse, pas trop vieille, pas trop
-laide, très aimable de manières, très onctueuse de gestes, la figure
-molle et grasse, les lèvres humides de saintes paroles, la reçoit avec
-empressement, avec effusion même.
-
---Cette chère enfant!... lui dit-elle, quand la jeune fille eut terminé
-son récit... Mais c’est une joie... Mais c’est un devoir pour nous de
-vous soutenir, de vous défendre, de vous sauver...
-
-Elle lui prend les mains, les caresse, les tripote dans ses mains
-potelées et un peu moites...
-
---Pauvre cher cœur!... Il y a tant d’embûches dans le monde, quand on
-n’est pas riche... Le diable guette si habilement, sous toutes les
-formes de la tentation et du péché, l’âme ignorante et candide d’une
-jeune fille!... Mais nous sommes là, heureusement...
-
-Et, sans entrer dans des détails plus précis, elle s’informe:
-
---Avez-vous un directeur? Êtes-vous Enfant de Marie?... Pratiquez-vous
-bien vos devoirs religieux?...
-
-Ma voisine ruse, élude toutes ces questions qui la gênent et qui vont se
-multipliant et s’enhardissant jusqu’à violer sa pudeur intime... Alors,
-la bonne mère hoche la tête, très triste, et soupire. Sa voix se fait
-moins douce... ses lèvres se dessèchent.
-
---Ah! dit-elle, je vois que vous avez oublié la Sainte-Vierge, mon
-enfant... et le divin cœur de Jésus... C’est très... très fâcheux...
-Vous comprenez... dans ces conditions, cela devient difficile... plus
-difficile... car nous avons, devant Dieu, des responsabilités...
-Voyons... avez-vous entendu le dernier sermon du Révérend Père du Lac?
-
---Hélas! non, ma mère!...
-
---Non!... s’écrie la religieuse, scandalisée, qui joint ses deux mains
-comme pour une prière d’exorciste... Mais c’est très mal... très mal...
-Et quel dommage pour vous!... Le Père a été si éloquent, si admirable!
-Il a prouvé, d’une manière si claire, qu’il vaut mieux mourir de faim
-plutôt que de commettre un péché mortel! Ah! comme je souffre que vous
-n’ayez pas entendu ce magnifique sermon!
-
-Incapable de tenir plus longtemps son sérieux, la jeune fille demanda
-ironiquement:
-
---Est-ce qu’il était à jeun, cet admirable Père, quand il a dit qu’il
-valait mieux mourir de faim?
-
-Le visage de la chère Mère prend une expression sévère, et, repoussant
-les mains qu’elle caressait, elle se lève, toute droite, un pli au
-front:
-
---Vous êtes bien gaie, grince-t-elle, pour une personne dans votre
-position.
-
-Puis, glacialement:
-
---Enfin... je verrai... je réfléchirai... Nous prierons pour vous...
-Revenez dans une semaine.
-
-Et elle la congédie...
-
-Ma voisine n’était pas très fière de cet accueil... Mais, une fois dans
-la rue, parmi le mouvement et la vie, elle oublie l’inutilité de sa
-démarche et ce que cela va lui valoir de surcroît de misère. Et elle se
-met à rire, si longtemps et si fort, que les passants se retournent et
-pensent, sans doute, qu’elle est folle...
-
-Le travail ne venant toujours pas, elle retourne, la semaine écoulée, au
-couvent... La Mère lui dit:
-
---Je n’ai rien... Nous n’avons rien... Allez voir le Révérend Père X...
-il connaît beaucoup de monde... et il est si bon, si bon, au
-confessionnal!...
-
-La jeune fille fait la grimace. Elle est venue chercher du travail, pas
-un confesseur... Pourtant, elle se décide à descendre au parloir, et
-conte sa petite affaire au Révérend Père X...
-
---Ah! ah! lui dit cet homme pieux... C’est fort touchant... Mais la
-peinture, mon enfant, voilà une chose bien aléatoire... Quant à la
-broderie, je n’ai pas ça... non, non... en vérité, je n’ai pas ça! Mais,
-par exemple, peut-être pourrais-je vous trouver un mari... un bon
-mari... assez riche et très pieux... et bien pensant...
-
-Elle remercie le Jésuite, et déclare qu’elle ne veut tenir un mari que
-d’elle-même. Et, comme il la reconduit:
-
---Vous avez tort, mon enfant... absolument tort... Vous êtes une jolie
-personne... Et un mari, c’est toujours un mari...
-
-Et les jours passent... passent... Elle n’a pas de commandes de
-peinture, ni de broderies à faire, ni de copies, ni de leçons, ni
-rien... Ses derniers sous s’épuisent. Elle a dû vendre ce qui lui
-restait de petits bijoux... Va-t-elle donc en être réduite à la
-mendicité?... Mais sa gaieté la soutient toujours, sa gaieté dissipe
-toutes les terribles images, tous les cauchemars de la détresse...
-Rentrée dans sa chambre d’hôtel meublé, elle chante pour ne pas écouter
-les voix de malheur qui lui disent: «Dans quelques jours, tu seras morte
-de faim!» Et puis, elle calcule, en soi-même: «Si tout le monde me
-repousse... je suis jeune... je suis jolie... j’ai un ardent besoin de
-vivre... Je me vendrai comme j’ai vendu mes bijoux... Tant pis pour les
-bonnes Sœurs et les si bons Pères jésuites, qui l’auront ainsi voulu!»
-
-Pourtant, une troisième fois, elle retourne au couvent... La sainte Mère
-lui offre généreusement un scapulaire, quantité de médailles bénites, et
-un chapelet... un chapelet, si commode, si petit «qu’on peut très
-facilement s’en servir en omnibus»...
-
-Et cette troisième visite est suivie d’une quatrième, laquelle fut
-illustrée de la conversation suivante:
-
---Comme vous êtes pâle, chère enfant!
-
---C’est que j’ai grand’faim, ma Mère!
-
---Je suis sûre que vous n’avez pas fait vos devoirs religieux, ces
-jours-ci?
-
---Hélas! non, ma Mère...
-
---Eh bien! tenez, cela tombe à merveille, mon enfant...
-
---Vous m’ayez trouvé une position, ma Mère?
-
---Il y a justement, ici, mon enfant, un bon Père dominicain... un si bon
-Père dominicain!... Je vais lui demander de vous entendre...
-
---J’aimerais mieux un peu de travail, ma Mère, si peu de travail que ce
-soit...
-
---Sans doute... sans doute... Mais profitez de l’occasion... Elle ne se
-retrouvera peut-être plus jamais... C’est un si bon Père dominicain...
-Et puis... vous pourrez tout lui dire... tout... tout... Il est
-sourd!...
-
-Et ma jolie voisine termine ainsi son récit:
-
---Vous pensez que je ne retournai jamais plus dans ce maudit couvent.
-Deux ans après, j’étais mariée. Or, le jour de mon mariage, je reçus de
-la Révérende Mère une lettre qui commençait ainsi: «Ma chère petite
-protégée...»
-
-Et longtemps, elle rit, comme chante un oiseau sous les branches...
-
-
-
-
-La peur de l’âne.
-
-
-L’autre jour, un homme conduisant un âne par la bride descendait les
-Champs-Élysées, à l’heure élégante. L’âne était tout petit, très svelte
-et joli. Il avait des jambes fines et nerveuses comme celles des
-chevreuils, des yeux expressifs, spirituels, enjoués et d’une telle
-douceur que je voudrais en voir de pareils aux visages des humains. Sa
-robe, lavée, peignée, lustrée, était gris-rose, et une raie d’un noir de
-velours brillant lui courait, comme un ruban, sur le dos... Je les
-rencontrai, l’âne et l’homme, juste en face de la grande trouée que
-forment les nouveaux Palais. A cet endroit, l’avenue est toujours fort
-encombrée par les voitures, et la circulation des piétons très
-difficile, surtout à cause des braves sergents de ville à qui est dévolu
-ce privilège de rendre impossible toute espèce de circulation dans
-Paris... Ce jour-là, l’encombrement était extrême, et, de plus, le pavé
-de bois, glissant, glissant... Le petit âne marchait péniblement, en
-rechignant, au milieu des voitures et des promeneurs, obligé qu’il était
-de se garer, à tout instant, des unes et des autres... Et il glissait
-sur ses sabots mal ferrés... En dépit de son agilité, il manquait de
-tomber à chaque pas.
-
---Allons! fais donc attention! dit l’homme, qui lui parlait comme à une
-personne, mais très doucement, presque en camarade... Tu ne tiens pas
-debout!... On va se moquer de toi, bien sûr... Tu as l’air d’un petit
-âne pochard!...
-
-L’âne secoua ses oreilles, qu’il avait très longues, pour exprimer un
-mécontentement, et une protestation... Et il regarda son maître et son
-regard sembla dire:
-
---Pourquoi aussi me conduis-tu dans cette avenue fourmillante et
-bruyante que tu sais dangereuse aux petits ânes? Et pourquoi mes fers ne
-tiennent-ils pas le pavé? C’est de ta faute. Tu aurais mieux fait de
-prendre par le détour des rues... D’ailleurs, j’ignore où tu me conduis,
-et j’aime savoir ce que je fais...
-
---Allons!... ne bavarde pas... et viens!... Pour un petit âne souple et
-léger comme tu es, descendre les Champs-Élysées, ce n’est pas une
-affaire... Et puis cette avenue est très chic... J’ai voulu que tu voies
-le beau monde!...
-
-Le petit âne examina toute cette foule brillante et parée qui passait,
-dans tous les sens, auprès de lui. Il secoua, d’un mouvement plus
-impatient, ses longues oreilles, et il sembla dire à l’homme:
-
---Je ne le trouve pas beau, moi, ce monde-là!... J’aime mieux les gens
-de mon village... et surtout j’aime mieux les beaux talus des routes, et
-les belles prairies, où je broute les herbes fraîches... Et puis, je
-t’assure que ce pavé glisse... glisse...
-
---Allons! ne fais pas l’entêté... et viens!
-
-Mais l’âne s’était subitement arrêté, les oreilles tombantes, la queue
-agitée...
-
---Viens donc!...
-
-Comme l’âne ne venait pas, l’homme le tira par la bride d’une secousse
-légère.
-
---Sacré petit bougre!... jura-t-il... Voilà encore que tu vas faire tes
-farces!
-
-Et il imprima à la bride une secousse plus forte.
-
-L’âne écarta un peu les jambes de façon à se bien caler sur le pavé,
-allongea le col, et, la tête oblique, les oreilles tout à fait baissées,
-le regard malicieux, il resta immobile. Et il semblait, oui, ma foi, il
-semblait dire:
-
---Tu peux tirer la bride, et encore tirer la bride... Je ne veux plus
-rien savoir!... Et je ne consentirai à marcher que lorsqu’il n’y aura
-plus personne dans l’avenue et que le pavé ne sera plus glissant!...
-
-Quelques promeneurs s’étaient arrêtés. Malgré les voitures, une foule,
-bientôt, se forma autour de l’homme et de l’âne. L’homme était humilié,
-l’âne était ironique... Et la foule s’amusait de l’âne et de l’homme...
-
---Ah! nom d’un chien! cria l’homme... je te dis que tu vas marcher!...
-
-Il allait peut-être le battre, quand l’âne, brusquement, fléchit le
-genou et se laissa tomber, comme un petit âne mort sur le pavé... La
-foule applaudit... Quelques voix crièrent:
-
---Bravo, l’âne! bravo, le petit âne!...
-
-L’homme comprit qu’il ne tirerait rien de son petit âne par la violence.
-Il se mit à lui dire des paroles gentilles, le caressa sur l’échine, sur
-le col... lui souleva la tête:
-
---Allons, petit âne... relève-toi... Ne sois pas méchant... C’est très
-vilain, ce que tu fais là... Et tu me mets dans une situation
-déplorable... Tu vois... à cause de ton entêtement, tout le monde se
-moque de moi, à présent... Tu me rends ridicule, moi qui ne t’ai jamais
-battu... Relève-toi tout seul, comme un petit homme... voyons! je t’en
-prie!
-
-L’âne était étendu tout de son long, le col allongé, les jambes droites,
-confortablement, comme sur une bonne litière. A chaque objurgation de
-son maître, il faisait de menus mouvements de tête, et des regards
-malins passaient entre ses paupières mi-fermées, et tout cela voulait
-dire clairement ceci:
-
---Non... je ne me relèverai pas... Je suis bien mieux ainsi, et c’est
-toi qui l’as voulu, après tout... Pourquoi me relèverais-je? puisque je
-ne peux pas marcher sur ce maudit pavé, pire que du verglas... Dieu! que
-tous ces gens sont laids et ridicules qui me regardent!... Mais je suis
-heureux de les voir tels, car ils renforcent mon mépris pour les hommes
-et pour leurs curiosités stupides... J’attendrai donc ici, avec
-tranquillité, que tu sois raisonnable et que les choses aient changé...
-
-La foule devenait de plus en plus amusée. Elle prenait parti pour le
-petit âne contre l’homme, car c’était, exceptionnellement, une bonne
-foule, qu’animait l’esprit de justice... Et cela enrageait un peu
-l’homme, et cela le blessait dans son lourd amour-propre d’homme, vaincu
-par l’esprit d’une petite bête...
-
-Il se pencha sur l’âne, essaya de le prendre à bras-le-corps, de le
-soulever, de le remettre sur ses jambes. Mais l’âne opposait une inertie
-incoercible à tous les efforts de l’homme. L’âne était, dans les
-maladroites étreintes de l’homme, aussi mol et fuyant, aussi
-inconsistant qu’un chiffon ou qu’une poignée d’étoupe... Dès qu’il se
-sentait un peu soulevé de terre, alors, tous les muscles détendus,
-toutes les articulations désunies, tous les membres ballants, il se
-laissait retomber comme une masse, comme un paquet de matière inerte...
-aux applaudissements de la bonne foule, qui clamait:
-
---Bravo, l’âne!... Bravo, le petit âne!
-
-Haletant, suant, rouge de fatigue et de honte, vingt fois l’homme
-s’acharna. Et vingt fois l’âne s’échappa des bras de l’homme. Dès que
-l’homme, après un violent effort, était parvenu à lui faire toucher
-terre du bout de ses sabots, les sabots aussitôt se dérobaient... Et,
-les genoux fléchissants, l’âne se recouchait sur le pavé... avec une
-lueur ironique dans les yeux...
-
-La foule, de plus en plus intéressée, s’enthousiasma:
-
---Bravo, l’âne!... Bravo, le petit âne!
-
-Mais l’homme, criblé de lazzi et de quolibets, ne s’avoua pas vaincu.
-
---Écoute, fit-il au petit âne!... Écoute bien ce que je vais te dire...
-Si, dans une minute, tu ne t’es relevé tout seul, car je n’en puis plus
-et mes bras sont rompus, et si tu ne reprends pas gentiment ta
-promenade... eh bien... je vais te conduire aussitôt... et te vendre au
-manège des ânes vivants de l’avenue de Suffren.
-
-L’âne dressa les oreilles et souleva la tête.
-
---Qu’est-ce que tu dis?
-
---Je dis, reprit l’homme... que si tu ne m’obéis pas... dès ce soir, tu
-tourneras... tu tourneras, comme un toton, sur la plate-forme du manège
-de M. Helen...
-
-Alors, d’un coup de reins, l’âne, avec une agilité surprenante, se mit
-debout sur ses quatre petites jambes fines et nerveuses, et, d’un pied
-sûr, il reprit sa marche à travers les voitures...
-
---C’était pour rire!... dit-il à l’homme...
-
-Et, bientôt, tous les deux, l’âne et l’homme, disparurent parmi la
-foule...
-
-
-
-
-Tableau parisien.
-
-
-C’était, il y a huit jours, sur le boulevard Saint-Michel, en face du
-lycée Saint-Louis, vers neuf heures du soir. Un lourd camion, chargé de
-pierres de taille, gravissait la rampe, péniblement tiré par cinq
-chevaux. A cet endroit, la montée est rude et difficile. Sans doute
-aussi que le camion, comme cela arrive à tous les camions, était trop
-chargé, car les bêtes, épuisées d’efforts, ruisselantes de sueur,
-s’arrêtèrent. Le charretier cala les roues de la voiture et laissa, un
-instant, souffler ses chevaux, dont les flancs battaient d’un mouvement
-de respiration haletante.
-
---Ah! les rosses... Ah! les carnes!... dit-il. Voilà plus de dix fois
-qu’elles s’arrêtent.
-
-Il aurait pu les battre, mais il n’avait pas l’air méchant. Il passa le
-fouet autour de son cou et il ralluma sa pipe éteinte.
-
-Autour du camion arrêté, s’était formé un petit attroupement de badauds
-qui regardaient ils ne savaient trop quoi, et qui échangeaient des
-observations ou des souvenirs, n’ayant, d’ailleurs, aucun rapport avec
-ce qui se passait. Ils parlaient de la campagne, de chevaux emportés, de
-chiens enragés, de Sarah Bernhardt et de l’Exposition.
-
-Lorsqu’il jugea que les chevaux s’étaient suffisamment reposés, le
-charretier voulut les remettre en marche. Mais leurs muscles s’étaient
-raidis. En vain, sous l’excitation des coups de fouet, les pauvres bêtes
-allongèrent le col, tendirent leurs reins, arc-boutèrent au sol leurs
-sabots. La voiture ne put démarrer.
-
-Une femme dit:
-
---C’est trop lourd! On n’a pas idée de charger des chevaux comme ça!
-
-Un homme dit:
-
---Ah bien!... Si cinq chevaux ne peuvent tirer deux méchants blocs de
-pierre!... Ah! malheur!
-
-Un autre, qui était coiffé d’un large panama, dit:
-
---Encore de la pierre de taille!... Encore des constructions!... Comment
-veut-on qu’il n’y ait pas une crise terrible sur la propriété bâtie?
-
---C’est évident! approuva un troisième monsieur, c’est de la folie!
-
---Nom de nom de nom!... jura le charretier.
-
-Et l’attroupement grossissait. Ce fut bientôt une foule, une foule
-nerveuse, bavarde, composée de tous les échantillons de l’humanité
-parisienne.
-
-Tout à coup, un jeune homme, très élégamment vêtu, que suivait une bande
-d’amis, empoigna le cheval de tête par la bride, en déclarant:
-
---Les chevaux... ça me connaît!... Vous allez voir... Je vais bien les
-faire démarrer, moi!...
-
-Et d’une voix subitement furieuse:
-
---Hue!... carcan...! cria-t-il.
-
-En même temps, levant sa canne, il en asséna de violents coups sur la
-tête de la bête.
-
---Hue donc!... Hue donc! sale rosse!
-
-La bête recula, se cabra un peu, plus offensée, je crois, de la sottise
-du jeune homme que des coups de canne. Philosophe, le charretier
-laissait faire, haussant les épaules, sa casquette complètement
-renversée en arrière, sur la nuque.
-
---Hue donc!... Hue donc!...
-
-Et le jeune homme frappait à tour de bras. Un peu de sang coula d’une
-écorchure sur les naseaux de l’animal, qui reculait toujours mollement,
-ne se défendait pas, habitué qu’il était aux coups, sans doute.
-
-La foule admirait l’audace du jeune homme, l’encourageait et répétait
-avec lui:
-
---Hue donc!... Hue donc!...
-
-Alors une femme interpella le jeune homme:
-
---Je vous prie de cesser, monsieur, dit-elle. Vous n’avez pas le droit
-de battre ainsi des chevaux.
-
---Pas le droit? riposta-t-il. Ah! elle est forte, celle-là!... Pas le
-droit de battre des chevaux!... Elle est bonne!...
-
-La femme s’obstina courageusement:
-
---Non, monsieur, vous n’avez pas le droit. C’est honteux, ce que vous
-faites.
-
---Mêlez-vous de ce qui vous regarde, vous!... Pas le droit?
-
-En se tournant vers la foule:
-
---En voilà une roulure!... s’exclama-t-il. Continue de faire le
-trottoir, c’est ton affaire.
-
-Il y eut quelques rires parmi la foule, d’autant que ces insultes
-s’accompagnaient, en guise de ponctuation, de coups plus violents portés
-au cheval.
-
---Hue donc!... Hue donc!... clamait la foule contre le cheval et contre
-la femme, qu’elle réunissait dans le même mépris et dans la même haine.
-
-La femme ne releva pas l’injure. Elle dit simplement, fermement:
-
---C’est bon! je vais chercher les agents.
-
---Hue!... Hue!...
-
---Prends garde qu’ils ne t’emmènent à Saint-Lazare!...
-
---Mademoiselle, écoutez-moi donc!...
-
-Et le charretier jurait toujours:
-
---Nom de nom de nom!...
-
-Au bout de quelques minutes la femme revint avec deux agents. L’affaire
-expliquée, en dépit de la foule, qui donnait nettement raison au jeune
-homme, ceux-ci lui donnèrent tort. Et, après lui avoir demandé ses nom,
-prénoms, qualité et domicile, ils dressèrent solennellement
-procès-verbal.
-
---Ça, par exemple!... maugréait le jeune homme, si on n’a plus le droit
-de battre les chevaux, maintenant!... Elle est forte!... Bientôt, on ne
-pourra plus tuer les lapins. Et on a la liberté!... Et on est en
-République! Non... elle est violente, celle-là!...
-
-Il invoqua tous les grands principes de liberté. En vain. Après quoi,
-les deux agents firent circuler la foule mécontente et qui protestait,
-elle aussi...
-
---Ah! bien, vrai!... Pour un méchant carcan!... Ç’aurait été un
-patriote, on ne ferait pas tant de manières! On a droit de battre les
-patriotes... mais les chevaux!...
-
-Le jeune homme, avant d’obéir aux injonctions de la police, cria,
-héroïquement, en agitant son chapeau:
-
---Vive la liberté!
-
-Un autre montra le poing au cheval:
-
---Va donc, électeur de Millerand!...
-
-Et le charretier, sans qu’on sût exactement à qui ou à quoi
-s’adressaient ses jurons, jura encore:
-
---Nom de nom de nom!
-
-Quant aux chevaux, immobiles, la tête basse, la crinière brouillée, les
-jarrets meurtris, ils semblaient très humiliés de se savoir inférieurs à
-ce ramassis de sottes et féroces gens qu’était cette foule... Ils se
-disaient mutuellement, avec cette modestie qui les caractérise et les
-rend ignorants de leur force et de leur beauté:
-
---Si les hommes, rois de la nature, sont si stupides et si laids,
-qu’est-ce que nous devons être, nous autres, pauvres chevaux!...
-
-Le jeune homme, suivi de ses amis, auxquels s’étaient joints quelques
-admirateurs spontanés, descendit triomphalement le boulevard. Puis, il
-s’arrêta à la terrasse d’un café. Il était fort excité, et des
-éloquences révolutionnaires bouillonnaient dans son âme.
-
---Ainsi, s’écria-t-il, nous sommes dans un pays de liberté. Et je n’ai
-pas le droit de faire ce qui me plaît!... Battre les bêtes, si c’est mon
-plaisir... et pisser où il me convient... C’est monstrueux!... Toujours
-des restrictions et des entraves au développement des besoins humains!
-Eh bien, moi, je n’appelle pas ça de la liberté. La liberté, c’est
-d’écraser les chiens, battre les chevaux, et pisser partout où l’on
-veut. Voilà ce que c’est que la liberté.
-
---Bravo! bravo! bravo!...
-
---Si j’étais roi de France, ou empereur, ou Président de la République
-française, je rendrais un décret ainsi conçu: «Article premier.--Il est
-permis de pisser partout, partout où l’on veut».
-
---C’est cela, où l’on veut, où l’on veut, répétèrent les amis.
-
-Le jeune homme reprit:
-
---Et il n’y aurait que cet article, dans le décret, car il comporte
-toutes les autres libertés. Voilà comment j’entends la liberté.
-
-Et, au milieu des acclamations enthousiastes, il commanda des bocks.
-
-
-
-
-Les Mémoires de mon ami
-
-
-Mon ami Charles L... est mort, la semaine dernière. Quand je dis que
-Charles L... fut mon ami, c’est beaucoup dire. Notre amitié consistait
-surtout à ne nous voir jamais, ou si rarement! Tous les cinq ou six ans,
-nous nous rencontrions, par hasard, dans une rue, et toujours pressés,
-toujours courant, nous causions cinq minutes, à peine.
-
---Ah! c’est toi!
-
---Quel bon vent?
-
---On ne se voit jamais!
-
---Que veux-tu? C’est la vie!
-
---Il faudrait pourtant se voir un peu, que diable!
-
---Certainement!
-
---De vieux amis comme nous, c’est dégoûtant!
-
---Alors, à bientôt, n’est-ce pas?
-
---A bientôt!
-
-Et nous en avions pour cinq autres années à attendre le nouveau hasard
-d’une nouvelle rencontre!
-
---Ah! c’est toi?
-
---Quel plaisir de se revoir, hein?
-
---Ne m’en parle pas!... Et qu’est-ce que tu fais?
-
---Toujours la même chose!... Et toi?
-
---Moi aussi!... Il faudrait pourtant se voir un peu!
-
---Ça oui, par exemple!
-
---Un de ces jours, hein?
-
---C’est ça! Un de ces jours, mon vieux!
-
---Alors, à un de ces jours!...
-
---Ah! nous en avons des choses à nous dire! Crois-tu?
-
---Depuis le temps!... à un de ces jours!
-
-Et nous étions aussi ignorants, aussi ignorés l’un de l’autre que si
-nous vivions, lui au fond de l’Australie, moi dans les glaces de la
-Laponie.
-
-Tout ce que je savais de lui, du moins, tout ce que je soupçonnais de
-lui, c’est qu’il était un de ces braves gens comme il s’en trouve tant
-dans la vie, un de ces braves gens dont il n’y a pas grand’chose à dire,
-sinon que ce sont des braves gens! Et je n’en dirais rien, aujourd’hui,
-si sa veuve n’était venue me voir, hier. Je ne la connaissais pas.
-C’était une petite bonne femme, sèche et pointue, avec des bandeaux
-gris, et une bouche si mince que, lorsqu’elle la fermait, on ne pouvait
-distinguer à première vue le trait des lèvres.
-
---Ah! monsieur, me dit-elle, c’est un grand malheur pour moi, je vous
-assure!
-
-Sa voix blanche, sans timbre, sans accent, m’étonna.
-
---Quand on a vécu si longtemps ensemble, continua-t-elle... une
-séparation si brusque... on a de la peine à s’y faire!
-
---Je vous crois, madame, et je vous plains infiniment.
-
-Je la priai de s’asseoir. Elle ouvrit son châle, et j’aperçus un gros
-paquet, entouré de papier prune, qu’elle portait sous son bras...
-
---C’est un manuscrit, fit-elle en le posant sur ses genoux...
-
-Elle ne vit pas, sans doute, l’expression de terreur qui se peignit sur
-mon visage, à ce seul nom de manuscrit, car elle poursuivit:
-
---Je l’ai trouvé dans un tiroir, ce matin... Lui aussi, monsieur, il
-écrivait!... Il écrivait ses mémoires!... J’aurais pensé à tout de sa
-part, excepté à cela... Il n’avait pas l’air de quelqu’un qui écrit des
-livres, bien sûr!... Car, enfin, vous qui le connaissiez beaucoup, qui
-étiez son meilleur ami, vous devez savoir qu’il n’était pas fort, le
-pauvre homme!...
-
-Je m’inclinai avec un geste vague, qui pouvait être aussi bien un geste
-d’acquiescement qu’un geste de protestation.
-
---Ah! ce qu’il en a commis des bêtises, dans sa vie, non par
-méchanceté--il n’était pas méchant pour deux sous,--mais parce qu’il
-n’avait pas de jugement... pas d’intelligence!... C’était... enfin...
-quoi, c’était rien du tout!
-
-Et elle soupira:
-
---Ah! je n’ai pas toujours été heureuse avec lui.
-
-Je craignis une scène d’attendrissement, des confidences que je n’étais
-pas en humeur d’écouter... Et, vivement, je ramenai à son point de
-départ la conversation qui menaçait de s’égarer dans les sombres maquis
-du sentiment.
-
---Enfin, demandai-je, que voulez-vous de moi?... Et pourquoi m’apporter
-ce manuscrit?...
-
---Je voudrais, répondit-elle, que vous le lisiez... Mon Dieu! je me
-doute bien que ce n’est guère intéressant... Si c’est sa vie qu’il
-raconte, là-dedans, ça ne doit pas être drôle, drôle!... Pourtant, on ne
-sait jamais!... Et puis, il m’a dit bien des fois que vous étiez son
-meilleur ami. Il avait en vous une confiance infinie... il avait, pour
-vous... une admiration sans bornes!...
-
---Il était bien bon!... maugréai-je...
-
---Et si, par hasard, vous jugiez que cela puisse être publié... Dame,
-après tout!... Dans la position où je suis, ça ne serait pas une
-mauvaise chose... On m’a raconté qu’il y avait des livres qui
-rapportaient des mille et des cents!...
-
-Et, se levant à demi, elle déposa le manuscrit sur ma table.
-
---Je suis très flatté, madame, de la confiance que voulut bien me
-marquer votre mari... Mais vous savez combien on a peu de temps à soi,
-dans la vie... Pourquoi ne liriez-vous pas ce manuscrit vous-même?
-
-La veuve hocha la tête et tristement elle répliqua:
-
---C’est que moi, voyez-vous, je n’ai pas beaucoup de critique... Et
-puis, il faut tout vous dire, jamais je n’ai pu me faire à son
-écriture!...
-
-Il y eut un court silence, durant lequel la veuve caressa d’une main
-embarrassée et timide les effilés de son châle, durant lequel je me
-caressai le front avec le manche d’un grand coupe-papier...
-
---Je me souviens bien, dis-je, gêné moi-même par ce silence... Votre
-mari était caissier dans une maison de commerce!...
-
---Oui, monsieur!...
-
---Est-ce que vous connaissiez ses goûts littéraires... est-ce qu’il en
-parlait devant vous?
-
---Il ne parlait jamais de rien devant moi!... Il ne parlait jamais!...
-
---Ah!
-
-Nouveau silence.
-
---Vous avez des enfants?
-
---Non, monsieur... Heureusement... dans la position où je suis,
-qu’est-ce que j’en ferais?... J’ai déjà bien assez de ce manuscrit.
-
-Je ne crus mieux faire, pour me débarrasser de cette lamentable veuve,
-que de la prier de me laisser ce manuscrit. Je lui promis de le lire et
-de lui en exprimer mon avis, un jour ou l’autre.
-
---Plutôt l’autre!... accentuai-je en la reconduisant...
-
-Quand je fus seul, j’eus un instant l’idée de jeter aux ordures ce
-paquet importun. Pourtant, je le débarrassai du papier goudronné qui le
-recouvrait, et sur la première page, écrits à l’encre rouge, j’aperçus
-ces deux mots: _Mes mémoires_.
-
-Je retournai encore cette page et me mis à lire... mais dès les
-premières phrases je demeurai stupide... C’était tout simplement
-admirable... Le reste de la journée, et toute la nuit, je les passai
-dans la lecture frémissante, angoissante, de ces pages que voici.
-
- * * * * *
-
-Aujourd’hui, je me suis regardé, par hasard, dans une glace. Il y a
-longtemps que cela ne m’était arrivé, car je fuis tous les miroirs,
-toutes les surfaces polies et reflétantes où je pourrais, tout d’un
-coup, me trouver en face de moi-même, car, toujours, j’évite de me voir.
-Parmi tous les spectacles, le spectacle de ma propre personne est celui
-qui me dégoûte le plus.
-
-Aujourd’hui, par hasard, je me suis regardé dans une glace. C’était dans
-la rue, au détour d’une rue, devant une vitrine de magasin... Et je me
-suis rencontré avec moi-même, je me suis croisé avec moi-même, comme on
-se rencontre et comme on se croise avec un inconnu!
-
-Ah! le pauvre visage!... Et qu’il me désole!... Aucun néant, aucune
-mort, aucune cendre, ne peuvent donner l’idée du pauvre visage que je
-suis!
-
-Ma peau est jaune, de ce jaune étiolé, de ce jaune malsain, de ce jaune
-malade qu’ont les plantes enfermées. Pourtant, mes pommettes conservent
-encore, ici et là, quelques zébrures roses, d’un rose aqueux, ce qui
-prouve que si faible, si délayé, si délayé qu’il soit, un peu de sang
-circule en moi. Mes veines ne sont pas encore tout à fait des tuyaux
-vides... Par exemple, mes yeux sont morts; aucune flamme n’y parvient;
-aucune lueur ne brille, aucun reflet ne glisse sur leurs globes
-éteints... Ma bouche est si mince, si desséchées sont mes lèvres qu’on
-dirait que jamais aucune parole ne passa sur elles, aucune parole
-d’amour, d’espérance ou de haine. Elles sont muettes comme une source
-tarie, ou plutôt elles sont pareilles à la margelle d’un puits dans
-lequel il n’y eut jamais d’eau fraîche, dans lequel il n’y eut jamais
-d’eau... Mes doigts me font pitié, me font horreur. A force de manier de
-l’or, de compter de l’or, de peser de l’or, à force d’épingler des
-billets de banque et de ranger des titres dans des coffres de fer, mes
-doigts ressemblent à des griffes, à des serres d’oiseau de proie, même
-lorsqu’ils tiennent une fleur!... Et j’ai la face méfiante, le dos
-courbé, l’allure à la fois indolente et crispée d’un caissier!
-
-D’un caissier!
-
-Et c’est juste!... Quelle autre face, quel autre dos, quelle autre
-allure pourrais-je avoir puisque, depuis vingt-cinq ans, je suis celui,
-en effet, qu’on nomme un caissier? Puisque toute la journée, toutes les
-journées de ces vingt-cinq années, j’ai vu, par le rectangle grillagé
-d’un guichet, j’ai vu se succéder les mêmes figures arides, les mêmes
-figures grimaçantes et les sales passions, et les ignobles désirs, et de
-la vénalité, et du vol, et du crime, toutes les tares bourgeoises et
-tout ce que contient d’égoïsme féroce, de rapacité sournoise, de
-meurtre, de charité et de lâcheté, l’âme du gros capitaliste aussi bien
-que celle du petit rentier, et du prêtre, et du soldat, et de l’artiste,
-et du savant, et du pauvre--ah! le pauvre servile!--tout cela éclairé
-des reflets sinistres de l’or que je leur distribuai!... Et leurs mains,
-toutes leurs mains!... Ah! toutes leurs mains, ah! l’horreur de toutes
-leurs mains sur les petites tablettes des guichets!
-
-Ma destinée aura été vraiment d’une exceptionnelle ironie... Je puis le
-dire, moi seul qui me connais, moi seul qui sais ce que je suis,
-derrière mes lèvres vides et la peau morte de mes yeux, je puis le dire,
-avec un sûr orgueil: Jamais il n’exista un être humain aussi
-enthousiaste, aussi passionné en toutes choses, aussi véritablement et
-profondément vivant que je le fus: mon esprit est un vaste réservoir de
-forces créatrices, de justice et de beauté! Il y avait, il y a encore en
-moi un ardent foyer de pensées violentes et de bouillonnants désirs...
-J’ai connu toutes les audaces, et j’ai rêvé d’accomplir--et j’ai
-accompli, toutes les grandes choses... Non dans le rêve où tout se
-déforme, s’estompe en nuées, se dilue en vapeurs, mais dans la vie!...
-Personne ne fut plus que moi dans la vie, au centre de la vie, personne
-ne fut plus contemporain de soi-même, que moi!... Dans les lettres, dans
-les arts, dans la science, dans la politique, dans la révolution, j’ai
-participé à tout, et j’ai reforgé le monde à la forge inextinguible de
-mon cœur...
-
-Eh bien! je suis ce phénomène inconcevable. Je crois que jamais un homme
-ne se rencontra aussi chétif, aussi effacé, aussi tremblant, aussi
-silencieux que moi... Il n’y a pas, j’en suis sûr, d’exemple d’un homme
-plus dénué que je le suis de moyens physiques capables de donner l’essor
-à tout ce qui se crée et fermente en lui, de donner une forme extérieure
-à ses exaltations! J’ai été l’éternel prisonnier de moi-même, malgré
-moi-même, et pas une minute je n’ai pu me libérer de moi-même, me
-libérer de ma bouche, de mes yeux, de mes doigts, de mon or et de mon
-corps caissier!...
-
-Alors que je bouleverse l’univers, que je fais passer à la refonte
-toutes les questions sociales, que je crée d’immenses poèmes, d’immenses
-philosophies, et des arts redoutables... un fauteuil recouvert de
-moleskine, une table de chêne, des livres, des registres, une clef, des
-titres et de l’or et de grands coffres, et un petit rouleau de papier
-buvard... voilà donc ce que je suis, et dans quel milieu, et parmi quels
-objets, je me meus!...
-
-Je suis semblable à ce bout de terre ingrate et stérile, où pas un brin
-d’herbe, pas une fleur ne poussent, où il n’y a que des cailloux et des
-écorchures lépreuses, et dans les profondeurs de laquelle bouillonnent
-des laves terribles, et couvent des feux formidables qui ne s’éteindront
-jamais, et dont, jamais, personne ne soupçonnera l’effrayante beauté!...
-
-Quand je rentre de mon bureau, le soir, marchant à pas menus, les
-épaules effacées, un peu courbé, un peu cagneux, et de visage si
-impersonnel que j’en deviens invisible, c’est pour moi une chose
-douloureuse, inexprimablement douloureuse de voir qu’aucun être humain
-ne me regarde et ne se doute que je porte en moi toutes les forces
-cosmiques de la nature et toutes les flammes de l’humanité!...
-
-Et quand je rentre à la maison, dans mon appartement si pauvre, si
-froid, si anonyme lui aussi, c’est pour entendre ma femme glapir, d’une
-voix pareille au bruit que fait, dans les fentes d’une porte, l’aigre
-vent de Nord-Ouest.
-
---Qu’est-ce que tu as fait encore?... Pourquoi rentres-tu si tard?...
-Allons, dépêche-toi de descendre à la cave, pour le vin... Tu n’es bon
-qu’à çà!
-
-Oh! cette voix de ma femme, ces cheveux ternes de ma femme, cette bouche
-sans jamais un sourire de ma femme, et ces yeux de mouche charbonneuse
-de ma femme, et ces mains de ma femme, ces mains hideuses et sèches,
-lorsqu’elle prend les cinq cents francs que je rapporte, chaque mois, de
-ces cavernes pleines d’or, où je vis!
-
-Ma femme!
-
-Je ne sais, en vérité, comment et pourquoi je l’épousai. Ou plutôt, je
-le sais. Ce fut par timidité, par faiblesse, et par cette incapacité
-absolue où je suis de dire: non! à quelqu’un, de me défendre contre les
-gens et contre les choses.
-
-Depuis dix ans que j’habitais Paris, tous les dimanches je dînais et
-passais la soirée chez de vieux amis de ma famille, petits commerçants
-dans le quartier du Marais. Cette obligation hebdomadaire m’était un
-supplice, mais, pour rien au monde, je n’y eusse manqué... Ah! ces
-lamentables dimanches!... Et ces vieux amis, combien ils m’étaient à
-charge, combien ils me pesaient sur le crâne! C’étaient de pauvres gens
-d’une stupidité incurable et hargneuse et qui passaient leur temps à se
-plaindre que le commerce n’allait pas!... Certes, jamais, à aucun moment
-de ma vie, je n’ai entendu dire à un commerçant que le commerce allât
-bien... Le commerce ne va jamais bien... Il ne va pas, pour toutes
-sortes de raisons comiques et contraires; il ne va pas, un jour, à cause
-de l’Angleterre, un autre jour, à cause de l’Allemagne; ceux-ci accusent
-les monarchistes d’entraver, par leurs sourdes menées, le commerce;
-ceux-là, les républicains, par leurs divisions... Si les Chambres sont
-réunies, quel malheur pour le commerce! si elles sont en vacances,
-quelle catastrophe!... Ce qui n’empêche pas tous ces braves gens de
-faire fortune, en peu de temps.
-
---Eh bien! comment ça va-t-il? demandais-je, régulièrement, chaque
-dimanche.
-
---Ça va mal! répondaient-ils.
-
---Vraiment?... De quoi souffrez-vous?
-
---Nous ne souffrons pas... mais c’est le commerce qui ne va pas!...
-
-Et, de fait, par une exception fâcheuse, leur commerce, aux vieux amis
-de ma famille, n’allait pas du tout... Il n’allait pas, parce que, outre
-qu’ils étaient trop bêtes, ils étaient aussi trop laids.
-
-On ne se doute pas du rôle déprimant que la laideur joue dans les
-relations sociales. Pour ma part, j’ai toujours remarqué que la laideur
-d’un boutiquier s’étend et déteint sur toute sa boutique, car ce n’est
-pas seulement un objet déterminé que nous venons acheter chez lui, c’est
-une impression humaine qui s’échange, sans que l’on s’en doute, entre
-deux êtres dont l’un veut tromper l’autre et qui doivent lutter
-d’intelligence ou de grâce physique. Quand il entre dans un magasin,
-l’acheteur n’aime pas se trouver en présence de visages répugnants. Il
-en conçoit aussitôt une méfiance, et son humeur devient agressive. Lui
-offrît-on, à un compte excessivement avantageux, les meilleures et les
-plus belles marchandises du monde, il en discute avec acrimonie
-l’authenticité, la valeur et le prix, et, la plupart du temps, il s’en
-va sans avoir rien acheté. Du moins, c’est un sentiment que j’éprouve
-très violent, et dont je reconnais la parfaite justice. Jamais, moi si
-timide, je n’ai pu me décider à prendre un objet des mains d’une
-personne de qui ne me venait aucune émotion esthétique. Je n’en ai pris
-qu’un, hélas!... Et ce fut ma femme!...
-
-Naturellement, les vieux amis de ma famille accusaient tout et tout le
-monde, hormis eux-mêmes, de la triste condition de leur existence
-commerciale et ils eussent été bien étonnés si je leur avais expliqué
-mes théories à ce sujet... Mais vous devez comprendre que je ne leur
-expliquais rien du tout... et que notre intimité si cordiale se bornait
-aux propos strictement indispensables, sans que jamais nous ayons eu à
-échanger le moindre sentiment ou la moindre idée...
-
-Les vieux amis avaient une fille.
-
-Une fille!... Hélas, oui!... Et je me demande encore, parfois, comment
-il a pu se faire que quelque chose, même celle qui était leur fille, ait
-pu naître de ce double néant!...
-
-Elle s’appelait Rosalie!...
-
-Sèche de peau, sèche de cœur, anguleuse et heurtée, les yeux gris comme
-deux boules de cendre, les cheveux rares et ternes, la poitrine
-insexuellement plate, elle avait, à vingt ans, l’aspect délabré d’une
-très vieille ruine; sa laideur était si totale qu’elle était quelque
-chose de plus que de la laideur, rien... rien... rien!... Je ne la
-regardais pas sans terreur, car ce fut le seul être humain qui me
-représenta, exactement, cette chose incompréhensible... comment
-dirai-je!... oui, une chose «qui n’a pas été».
-
-On peut être très laid et très émouvant; on peut être très laid et
-garder, en même temps, une étincelle de cet admirable rayonnement que
-donne la vie; on peut être très laid et avoir, par exemple, une flamme
-dans les yeux, un timbre musical dans la voix, un joli mouvement du
-buste, une jolie flexion des hanches... moins que cela encore, un vague
-frisson, par où le sexe se dévoile, avec toutes ses attirances
-mystérieuses et profondes!... Rien de pareil ne relevait d’une lueur de
-vie, d’une pointe de féminité, l’absolu effacement de la pauvre
-créature... J’ai dit qu’elle était anguleuse... Elle eût pu avoir, par
-conséquent, un accent, un dessin, un modelé, où raccrocher un sentiment
-d’art et d’humanité, car la laideur a quelquefois des beautés
-terribles... Non, pas même cela... Elle était anguleuse sans angles,
-heurtée sans heurts, et si grise et si décolorée que, dans n’importe
-quelle lumière, sur n’importe quel fond, aucun contour n’était
-apparent... Hoffmann nous a conté l’histoire de l’homme qui a perdu son
-ombre... Rosalie était ce personnage plus effarant qui avait perdu ses
-contours... Elle ressemblait à un fusain sur lequel quelqu’un, par
-hasard, aurait frotté la manche...
-
-Et voici ce qui se passa, un dimanche.
-
-Ce dimanche-là, lorsque j’arrivai, à mon heure coutumière, chez les
-vieux amis de ma famille, je ne trouvai que le père. Il était fort
-grave, et plus cérémonieux que d’habitude... et je remarquai qu’il avait
-endossé la longue redingote des grands jours...
-
---Ces dames ne sont pas encore rentrées, me dit-il. Profitons de leur
-absence pour causer sérieusement... En deux mots, voici la chose...
-
-Il me força à m’asseoir dans l’unique fauteuil du salon, et s’assit
-lui-même, en face de moi, sur un pouf de tapisserie, qui représentait,
-ah! je m’en souviens, un chien engueulant une perdrix!...
-
---Voici la chose, répéta-t-il... Depuis longtemps, vous avez fait une
-impression profonde sur le cœur de ma fille... Elle vous aime, quoi!...
-Rosalie n’est pas démonstrative, c’est une personne sérieuse et qui a
-des principes... mais elle a une âme, une âme comme tout le monde!...
-Vous, vous n’êtes pas beau... Vous n’êtes pas un aigle... Mais enfin
-vous avez une bonne place... et puis vous êtes un brave garçon... C’est
-ce qu’il faut, dans un mariage... Sans compter que nous sommes de vieux
-amis... et que, si vous n’aviez pas eu des intentions sur ma fille...
-vous ne seriez pas venu, depuis dix ans, dîner, tous les dimanches, avec
-nous... C’est évident... Donc, il faut vous marier tous les deux... et
-le plus vite possible!... Je ne puis pas donner de dot à Rosalie, parce
-que le commerce ne va pas... Mais je sais que vous n’êtes pas un homme
-intéressé... Vous êtes un brave garçon... D’ailleurs, Rosalie a un
-trousseau, un tas de choses utiles dans un ménage...
-
-Il parla longtemps... Je ne l’écoutais plus, et il se passait en moi des
-choses violentes...
-
-A cette époque, j’étais vierge, vierge de corps... mais non de pensée.
-Au cours de ma chétive et silencieuse jeunesse, j’avais connu les plus
-terribles amours... Oui, dans ma petite chambre froide et toujours
-solitaire, devant ma caisse et mes guichets, j’avais par la pensée, par
-le cerveau, connu jusqu’aux suprêmes exaltations de la chair, tous les
-mystères et toutes les secousses de l’amour... J’avais aimé plus que des
-femmes, des symboles de beauté, de volupté et de magnifique débauche...
-J’avais aimé les Vénus et les Dianes, et les vierges sublimes, et les
-saintes martyres, et les princesses luxurieuses, et les sanglantes
-reines... Tout ce que l’art, la légende et l’histoire avaient incarné
-dans le marbre, dans le rêve et dans la vie, de créatures splendides,
-tout ce qui, jadis, avait vécu d’une vie exceptionnelle, dans la passion
-sublime et dans la sublime impudeur, je l’avais possédé réellement,
-physiquement... Ma bouche s’était collée à toutes les nudités illustres,
-et j’avais soulevé les voiles les plus pudiques, et les plus lourds
-brocarts réservés aux caresses des rois...
-
-Et voilà que tout cela allait disparaître... et que sur tout cela
-l’ombre de Rosalie, l’ombre grise et fétide de Rosalie allait
-s’allonger...
-
-Le vieil ami de ma famille parlait toujours... Il parlait encore quand
-ces dames rentrèrent... Alors il se leva, et il dit:
-
---Vous ne savez pas!... Charles me demandait la main de Rosalie! Charles
-n’est pas beau et ce n’est pas un aigle... mais je la lui ai donnée tout
-de même... Est-ce vrai, Charles?
-
-J’aurais voulu crier, hurler... prendre une chaise et en asséner des
-coups furieux sur le crâne de ces trois hideux personnages... Je
-répondis:
-
---C’est vrai!...
-
-Et prenant ma main qu’il mit dans celle de Rosalie, il dit encore:
-
---Embrassez-vous, mes enfants!
-
-Durant cette horrible soirée de fiançailles, il ne fut question que du
-«commerce qui ne va pas». En vain j’essayai de rappeler à moi les
-visages glorieux, les bouches voluptueuses, les corps de beauté de mes
-amantes... Elles avaient disparu, et c’étaient le visage gris, la bouche
-grise, le corps effacé de Rosalie, qui les remplaçaient à jamais!...
-
-Mon mariage fut quelque chose d’une ironie merveilleuse et, quand il
-m’arrive parfois d’y reporter mes souvenirs déjà lointains, c’est
-toujours avec une vive gaieté. Cette gaieté, souvent, je me la reproche
-comme un sentiment bas et indigne de moi... Mais je n’en suis pas le
-maître. Je sens tout ce que cette gaieté grinçante a de cruel pour ma
-femme, pour son pauvre visage d’alors, pour sa pauvre intelligence, et
-que si elle est la créature imparfaite, inachevée, ridicule qu’elle est,
-ce ne fut pas de sa faute... Née de ces larves visqueuses, dans ce
-milieu rabaissant et borné, où ne passaient que des caricatures
-d’humanité et des déformations de la vie, comment aurait-elle pu être
-autre qu’elle n’était? Est-ce que du chardon qui pousse entre les
-pierres peut sortir une belle rose éclose et nourrie dans les terreaux
-gras et chauds?... Et puis, est-ce que le chardon n’a pas une beauté,
-une beauté plus forte que la rose, et plus émouvante et plus tragique?
-
-Je conviens qu’il eût été plus généreux à moi, et non seulement
-généreux, mais d’un sens artiste et humain, d’éprouver de la pitié
-envers Rosalie, et par la pitié de l’amour, au lieu de m’exciter contre
-elle à de vulgaires et méchantes moqueries... Car, pour les âmes hautes,
-rien n’est plus touchant, rien n’est plus sacré que les êtres qu’on
-appelle ridicules. On devrait les respecter et les plaindre comme on
-respecte les aveugles et comme on plaint les infirmes... Hélas! qui donc
-plaint les infirmes?... Les bossus, par exemple, ne sont-ils pas l’objet
-des rires de tout le monde?... Ah! je me demande aussi si je n’ai pas
-gaspillé, en cette pauvre bonne mentale qu’était ma femme, si je n’ai
-pas gaspillé, bêtement, d’immenses trésors de joie esthétique et
-d’amour!...
-
-Naturellement, lorsqu’ils apprirent mon mariage, mes parents accoururent
-de leur province, fort agités et troublés. Ils ne le trouvaient pas à
-leur gré, ayant, paraît-il, rêvé pour moi «un établissement meilleur et
-conforme à notre situation sociale»... Même, ils s’indignèrent et
-m’accablèrent de reproches.
-
---A ton âge... caissier dans une bonne maison et de l’avenir devant
-toi... tu vas t’embarrasser d’une petite pimbêche, sotte et laide, et
-qui n’a pas le sou, comme Rosalie! Mais c’est de la folie!... Et
-comment?... Et pourquoi?...
-
-A toutes leurs questions, je répondais:
-
---Je ne sais pas.
-
-Et ils ne pouvaient point me tirer autre chose.
-
-Ah! les soirées mémorables et pénibles, et comiques aussi qui, chaque
-fois, menacèrent de se terminer par une brouille générale, entre tous
-ces vieux amis, dont l’intérêt crispait les âmes féroces!... Oh! les
-discussions aigres, sournoises et colères, toujours les mêmes, où il
-était attesté, d’une part, que le commerce n’allait pas et que je
-n’étais pas un aigle... d’autre part qu’on n’avait jamais vu, chez les
-parents qui mariaient leur fille, une telle ladrerie!... Car les vieux
-amis, en dépit de toutes les récriminations, persistaient à ne pas
-vouloir donner de dot à leur fille... mieux que cela, ils entendaient
-garder le piano, acheté par Rosalie, sur ses petites économies de jeune
-fille...
-
---Et comment voulez-vous que je démeuble mon salon?... criait le père...
-Qu’est-ce que je mettrais dans mon salon, à la place du piano?...
-
-Et ma mère répliquait:
-
---Le piano ne vous appartient pas... Il est à Rosalie...
-
---Rien, ici, n’est à Rosalie...
-
---Vous n’allez pas dépouiller Rosalie, au moment où elle entre en
-ménage!...
-
-Le père s’obstinait:
-
---Il n’est pas juste de dire que le piano appartienne à Rosalie, tout
-entier... Nous avons mis cent cinquante francs, de notre argent, à
-nous!... Nous avons une part... Il ne sortira pas d’ici.
-
---C’est honteux!... Une telle avarice, ça n’a pas de nom!... Vous êtes
-un mauvais père!... Et tout cela, je vous demande un peu, pour un
-piano!...
-
---Mais mon salon?... Alors quoi?... ça ne sera plus un salon!
-
---Hé! je me fiche un peu de votre salon!... Je ne pense qu’à ce qui est
-juste et au bonheur de ces enfants...
-
-Et cela finissait par une crise de larmes, par une crise de nerfs, dans
-laquelle la pauvre Rosalie sanglotait, et pleurait de sa voix blanche:
-
---Mon piano!... Il est à moi!... Je l’ai payé... Je veux mon piano!
-
-C’était ma mère qui, toujours, menait le débat... Elle était tout d’une
-pièce, hargneuse, tyrannique, et très violente. Jamais, en aucun cas,
-elle n’admettait la contradiction... Mon père, lui, hochait la tête,
-approuvait silencieusement par de petits gestes courts et vifs, comme
-s’il attrapait, au passage, des vols de mouches... C’était un excellent
-homme et qui n’avait sur n’importe quoi et sur n’importe qui, aucune
-espèce d’idées... Jamais il ne se fût permis d’aller à l’encontre d’une
-opinion ou d’un désir exprimé par sa femme qui se chargeait de tout,
-dans sa maison, même de la besogne et des attributions qui incombent aux
-hommes. Cela, d’ailleurs, satisfaisait pleinement son inertie physique
-et mentale, et aussi sa peur des responsabilités.
-
-Un jour, durant ces préliminaires interminables qui donnèrent à mon
-mariage de si beaux présages d’union et de bonheur, un jour qu’ils
-étaient, elle, à bout d’arguments, lui, à bout de gestes approbatifs, ma
-mère se tournant vers moi, s’écria:
-
---Et toi?... Pourquoi ne dis-tu rien?... Mais dis donc quelque chose!...
-Tu es là comme une borne!... C’est tout ton avenir qui s’engage, c’est
-toute ta vie qui se discute!... Et tu ne dis rien!... Et tu n’oses pas
-ouvrir la bouche!... Et tu n’es même pas à la conversation!... Et tu
-nous regardes comme des curiosités!... Voyons, dis quelque chose!...
-
-Je ne savais que dire... Tout cela m’écœurait profondément... Je
-répondis:
-
---Ça m’est égal! Tout m’est égal!
-
---Tais-toi, alors! fit ma mère.
-
-Enfin, au bout d’un mois, elle finit par arracher aux vieux amis, outre
-le trousseau, une somme de cinq mille francs, et le piano. Et j’entends
-encore le père de Rosalie balbutier, dans une affreuse grimace, et d’une
-voix de vaincu...
-
---Vous me saignez aux quatre membres... Et qu’est-ce que je ferai de mon
-salon, désormais? Ça n’est pas bien, pour de vieux amis, de nous prendre
-ainsi à la gorge!... surtout quand vous savez que le commerce ne va
-pas!...
-
-Je passe sur la cérémonie du mariage, sur la toilette blanche et sur le
-voile blanc, et la figure si pauvre, si grise, si effacée de Rosalie,
-dans le nuage nuptial... Et je passe aussi, sur le landau et le repas
-dans une gargote de la banlieue!... Ce fut simplement hideux.
-
-Et j’arrive au moment où, pénétrant dans la chambre qui nous avait été
-préparée, je l’aperçus, couchée dans un lit, et sa tête--oh! sa tête
-anxieuse et rêche à la fois--sortant hors des draps!...
-
-J’avais apporté un volume qui, d’ailleurs, ne me quittait jamais...
-C’étaient les _Pensées_, de Pascal. Je déposai le volume sur la table de
-nuit, et, après m’être déshabillé, je me glissai, à mon tour, dans le
-lit, près de Rosalie...
-
-Rosalie, n’avait pas bougé. Elle ne me regardait pas... elle ne
-regardait rien. Elle tremblait un peu, et ses lèvres avaient un petit
-mouvement bizarre, comme en ont les moutons qui ruminent...
-
---Rosalie lui dis-je... savez-vous ce que c’est que l’amour?
-
---Non!... je ne sais pas!... bégaya-t-elle.
-
---Alors, Rosalie, je vous l’apprendrai. Et quand vous connaîtrez ce que
-c’est que l’amour, vous verrez que c’est une chose bien monotone, bien
-ennuyeuse, et, parfois une bien sale chose... Mais auparavant,
-laissez-moi vous lire quelques pages de Pascal... C’est un auteur
-admirable, plein de beautés effrayantes, et que vous ne comprendrez
-jamais...
-
-Je me mis à lire. Durant plus d’une heure, je continuai de lire,
-m’interrompant seulement pour regarder Rosalie et voir l’impression que
-cette lecture faisait sur son âme... Elle avait ses pauvres cheveux
-ternes relevés et noués par un petit ruban bleu sur le sommet de son
-crâne... Oh! ce petit ruban bleu, qu’il était mélancolique!... Une fois,
-je vis les coques maladroites de ce ruban s’agiter comme mues par des
-soubresauts nerveux... Une fois, je vis les yeux de Rosalie se mouiller
-de larmes silencieuses... Une fois, je vis que Rosalie était endormie,
-la bouche ouverte, et soufflant une odeur fade... une odeur de
-pourriture!... Alors, je fermai le livre... Et, moi aussi, je
-m’endormis!
-
-Telle fut la première nuit de nos noces!...
-
-Je crois que j’aurais pu aimer ma femme, et je crois aussi que ma femme
-eût pu m’aimer... Elle n’était pas méchante, elle ne pouvait pas être
-méchante, puisqu’elle n’était rien. Elle pouvait être tout, de la
-passion, de la beauté, du rêve... Il fallait la faire naître à l’amour,
-voilà tout! C’était une pauvre créature embryonnaire, à peine formée, à
-peine vivante, et qui, toujours, avait dormi dans les limbes de la
-création!... Que ne l’ai-je réveillée? Que ne lui ai-je ouvert les yeux
-aux splendeurs de la vie? Le pouvais-je?... Oui, j’ai aujourd’hui cette
-impression et ce remords que je le pouvais. Je le pouvais, car la vie
-était en moi, avec tous ses tumultes, et toutes ses flammes et toutes
-ses passions... Il n’était pas même besoin que je lui parlasse. On ne
-parle pas seulement par la voix; on parle par le regard, par le geste et
-par la caresse. Il m’était facile de la prendre, dans mes mains, argile
-informe, et de la pétrir et de la modeler jusqu’à ce que l’argile devînt
-de la chair... du sang... de la pensée. Jamais son esprit, jamais son
-cœur n’avaient été mis en face d’une beauté et d’une émotion. Je devais
-lui donner mon esprit, et mon cœur, je devais la recevoir dans mon
-esprit et dans mon cœur, comme dans un palais plein de musiques, de
-danses, de fêtes et de fleurs!... Et je l’en ai chassée!
-
-Et pourtant, elle avait pleuré! La nuit de notre mariage, si petite, si
-pauvre, si douloureusement pauvre, avec sa face grise et son petit ruban
-bleu qui nouait ses cheveux de vieille, elle avait pleuré!... C’est donc
-qu’il y avait en elle une source de sensibilité, de souffrance,
-d’amour!...
-
-Pourquoi ne les ai-je pas bues, ces larmes qui n’étaient pas des larmes
-de rage et de dépit, mais des larmes de tendresse, j’en suis sûr, des
-larmes d’imploration silencieuse?... Pourquoi ce corps triste, cette
-chair grenue, qu’un peu de pitié, qu’un peu de joie, qu’un peu de
-confiance eût transfigurées, pourquoi ne les ai-je pas attirées et
-retenues contre mon corps et contre ma chair?... Et pourquoi ne l’ai-je
-pas saisie dans mes bras en lui disant:
-
---Mais non, tu n’es pas une femme effacée et grise, mais non, tu n’es
-pas laide, mais non, tu n’es pas une larve humaine, puisque tu
-pleures!... La souffrance et la joie, et la volupté, ont des pouvoirs
-magiques sur les êtres les plus dénués et les choses les plus
-repoussantes, et elles les transforment en beautés... C’est comme le
-soleil qui met de l’or sur les pires cailloux du chemin et qui change,
-en manteau de pourpre, les haillons sordides du mendiant!... Vois
-l’eau!... Est-ce que l’eau, l’eau des fleuves et des lacs, et l’eau des
-petites sources, sous les branches retombantes, est belle par elle-même,
-par elle seule?... Elle n’est belle que par la lumière, par les frissons
-et les formes mouvantes de la lumière qu’elle reflète... Tu es, chère
-âme, une eau qui n’a rien reflété encore... Et voici, enfin, la lumière,
-je te donne enfin la lumière!...
-
-La vérité est que j’aurais bien voulu lui dire tout cela... Je ne le
-pus... Je vous jure que, depuis qu’elle avait pleuré, je me sentais pour
-elle une immense pitié. Il me fut impossible de la lui exprimer... Je
-suis atteint d’une impuissance singulière... Il se passe en moi des
-choses extraordinaires et tumultueuses, et je suis en état permanent de
-création... J’éprouve les sensations les plus fortes et les plus
-violents enthousiasmes... Il y a des moments où il me semble que je suis
-soulevé de terre, et que j’atteins aux cimes éblouissantes de
-l’absolu... Mais tout cela qui bouillonne en moi, demeure en moi, caché
-en moi, et n’apparaît pas sur ma face et ne franchit jamais l’abîme de
-silence qu’est ma bouche.
-
-Je ne dis donc rien à Rosalie... je ne lui dis jamais rien!
-
-Nous ne parlions pas.
-
-Un soir, pourtant, je lui parlai. C’était quinze jours après notre
-mariage. Je rentrais, comme de coutume, de mon travail. Et je trouvai
-Rosalie un peu pâle, assise dans sa chambre et qui pleurait.
-
---Pourquoi pleures-tu? lui demandai-je... Est-ce qu’on t’a fait de la
-peine?
-
---Non!
-
---Est-ce que tu es malade?
-
---Non!
-
---Alors, pourquoi pleurer?...
-
-Et, tout à coup, se levant, elle se jeta dans mes bras, secouée par ses
-sanglots, comme par une grande fièvre, et elle me dit:
-
---Oh! mon petit homme!... mon petit homme!... mon petit homme!...
-
-Je fus très ému, et vraiment, à cette seconde, Rosalie resplendissait.
-Il y avait dans ses yeux une flamme nouvelle et ardente; la peau de son
-visage rayonnait; ses cheveux brillaient, une chaleur de vie intense
-s’échappait, comme d’un foyer, de son corps, qui se collait au mien.
-
---Allons! allons! lui dis-je, en la forçant à se rasseoir, il ne faut
-pas pleurer, il ne faut jamais pleurer. Et jamais il ne faut m’appeler
-votre petit homme. Je ne suis pas un petit homme...
-
-Elle sanglota longtemps. Et elle s’écriait, entre des spasmes:
-
---Je suis trop malheureuse... Non, je suis trop malheureuse!
-
-Doucement, je lui demandai:
-
---Pourquoi êtes-vous malheureuse... Il vous manque donc quelque
-chose?...
-
-Et elle répondit!
-
---Oui! Il me manque quelque chose... Il me manque quelque chose dans la
-tête, dans le cœur, dans les bras... partout!... Oui, il me manque
-d’être vivante, je vous assure... Et cette vie à laquelle j’aspire,
-cette vie, vous ne voulez pas me la donner!... Je serai donc toujours
-morte?
-
---Allons!... Allons!... lui dis-je... Calmez-vous!... Il est temps que
-nous dînions!...
-
-C’est à partir de ce moment que Rosalie prit vraiment possession de
-notre ménage... Au lieu de rester calme et silencieuse, peu à peu, elle
-devint glapissante et aigre. Elle m’enleva tous mes droits d’homme dans
-la maison, me dépouilla de toute espèce d’autorité. Puis, bientôt, comme
-je ne résistais pas, heureux dans le fond d’esquiver les
-responsabilités, elle ne m’adressa plus la parole que pour me couvrir,
-me harceler de reproches que je ne méritais d’ailleurs pas... J’étais la
-cause de tout ce qui arrivait de fâcheux, la cause de la pluie, de la
-boue, de l’omnibus qu’elle avait raté, du petit bibelot qu’elle avait
-cassé, des incessantes disputes avec la femme de ménage. Et j’avais
-toujours à mes trousses, comme un roquet rageur, sa voix, sa voix
-colère, sa voix qui ne cessait pas une minute de m’envoyer avec les
-reproches habituels, toutes les variétés d’insultes domestiques...
-
-Enfin, elle décida qu’elle aurait l’argent, comme elle avait déjà toutes
-les clefs, même celle de mon armoire à linge et de mon bureau. Et, tous
-les matins, pour me faire sentir mon servage, c’est elle qui me
-distribua les douze sous de mon omnibus...
-
-Que m’importait d’entendre sa voix? Je ne l’écoutais pas. Que
-m’importait de n’avoir pas d’argent? Je n’avais aucun besoin, aucun vice
-antérieur, pas même le goût de la charité!... L’argent me dégoûtait. A
-force de manier l’or et les billets de ma caisse, j’en étais venu à le
-haïr. Il ne me représentait que de sales visages, de sales choses, des
-crimes!
-
-Ma vie n’était ni dans ma maison, ni dans ma femme, ni dans l’argent; ma
-vie était ailleurs: elle était en moi!
-
-Mon temps était donc partagé entre ma maison et mon bureau.
-
-Ma maison!...
-
-En dépit des taquineries et des irascibilités, de jour en jour plus
-agressives, de ma femme, je ne me sentais pas malheureux dans ma maison.
-Doué d’une puissance considérable d’abstraction, j’étais parvenu très
-vite à m’abstraire, non seulement de sa présence morale, mais encore--et
-c’était l’important--de sa présence matérielle. Les gens qui habitent
-près d’une gare s’accoutument rapidement à ne plus entendre les sifflets
-et les roulements des trains... C’est ce qui m’advint, pour ma femme.
-Elle avait beau être laide, je ne la voyais plus; elle avait beau glapir
-ses reproches éternels avec une voix aigre et perçante, je ne
-l’entendais plus. A force de volonté, je m’étais créé une vie intérieure
-si fortement close aux contingences du ménage, et aux extériorités de la
-vie, que je vivais comme si Rosalie n’eût pas été là, sans cesse près de
-moi. Il m’arriva même, habitant la même chambre qu’elle, et couchant
-dans le même lit, d’oublier totalement que je fusse marié, et de
-reprendre mes rêves d’autrefois... Les princesses aux lourdes robes de
-brocart, les vierges pâles dévorées d’amour mystique, les courtisanes
-aux cheveux d’or, à la peau peinte, toutes revinrent me visiter, plus
-splendides, plus hardies, plus savantes en caresses, et je m’embellis à
-nouveau de les aimer, selon leur chair et selon leur âme, éperdument!
-
-Croyez aussi que je ne négligeais pas mon esprit, au bénéfice de mes
-sensualités. Bien au contraire, je le cultivais avec soin... Après le
-dîner, toujours silencieux de ma part et souvent bruyant de la part de
-ma femme, nous passions dans une petite pièce, ridiculement meublée qui
-nous servait de salon. C’est là qu’avait été transporté le piano, le
-piano fameux si disputé lors de notre contrat de mariage. Il y avait
-aussi, sur la cheminée, une pendule, en bronze doré, qui représentait
-les Adieux de Marie Stuart, sous un globe! Mais rien, ni la jardinière
-en bois rustique, ni les chromolithographies qui ornaient les murs, ne
-m’était une offense ou un agacement... Ma femme s’installait, devant un
-petit bureau, en faux bois de rose, où elle faisait ses comptes de la
-journée; ou bien elle raccommodait, avec une patiente vertu, d’ignobles
-chaussettes et de sales torchons. Moi, je m’étalais sur l’unique
-fauteuil--un fauteuil Voltaire recouvert de reps grenat,--et, les bras
-sur les accoudoirs, les jambes écartées, les yeux fixés au plafond, je
-pensais. Oui, en vérité, je pensais! Dédaignant les vaines éruditions,
-je créais des formes spirituelles, j’échafaudais les plus audacieuses
-philosophies, et bien des fois j’obligeai l’histoire, la science, les
-littératures, les morales, les religions et les cosmogonies, à repasser
-dans des matrices vierges... Quand je serai arrivé au chapitre de mes
-idées et opinions, vous verrez tout ce que j’ai détruit, tout ce que
-j’ai reconstruit... c’est quelque chose d’effrayant et qui m’étonne
-souvent.
-
-Quelquefois, ma femme--je continue à lui donner ce nom,--s’irritait de
-ce silence que troublaient seulement, de temps en temps, les bruits de
-la rue, un fiacre qui passait, une boutique qui se fermait, et la trompe
-lointaine d’un tramway. Et, tout d’un coup, fermant avec colère son
-bureau, ou jetant d’un geste rageur son ouvrage dans le panier, elle
-s’écriait:
-
---Est-ce une vie?... Non... non... J’en ai assez à la fin!... Ça
-m’étouffe!... avoir un mari étalé comme un veau dans un fauteuil... et
-qui ne parle jamais!... Mais si tu étais impuissant, si tu étais
-incapable de faire une caresse à une femme, il fallait le dire! Je ne
-puis plus!... je ne puis plus!...
-
-Et comme je ne répondais pas:
-
---Mais dis donc quelque chose!... n’importe quoi! ah misérable!... Il
-n’a même pas l’air de m’entendre!... Et ne jamais sortir... être
-toujours en prison, comme une criminelle!... Voyons: depuis que nous
-sommes mariés, qu’as-tu fait pour moi?... Que suis-je ici?... Pas même
-ta domestique... Quelque chose de moins qu’une chienne!... une
-domestique, on lui parle... une chienne, on la caresse!... Toi... ah!
-toi... mais dis donc un mot... mets-toi en colère... que j’entende ta
-voix!... Rien! Rien!...
-
-Alors, elle marchait dans la petite pièce, bousculant les meubles:
-
---Non... non... ça n’est pas possible de s’ennuyer comme ça!... Je
-m’ennuie... je m’ennuie... je m’ennuie!... Et je sens qu’à force de
-m’ennuyer, tu me feras commettre un crime.
-
-Et elle retombait, accablée, sur sa chaise.
-
-Moi, sans remuer ni mes bras, ni mes jambes, ni mes yeux toujours fixés
-au plafond, je répondais, parfois, d’une voix lente:
-
---Vous vous ennuyez, Rosalie?... C’est de votre faute, et non de la
-mienne. Je n’y puis rien... Moi, je ne m’ennuie jamais, parce que je
-porte le monde en moi... parce que j’ai tout en moi!... Vous, vous
-n’avez rien en vous... que vous-même... Il n’est pas étonnant que vous
-vous ennuyiez!... Mais faites comme je fais... Remontez les siècles et
-bousculez l’histoire... Appelez à vous l’amour, le rêve, la beauté, le
-bonheur... Et vous ne vous ennuierez plus!...
-
-Dans ces moments-là, ses contours effacés devenaient durs... elle avait,
-au coin de la bouche, aux pommettes, sous les paupières, des accents
-crispés, des angles vifs, des coups de crayon noirs; et sa peau grise se
-tachait de plaques rougeâtres... Elle ne disait plus rien, parce qu’elle
-avait trop de choses à dire, parce que les mots soulevaient sa poitrine
-plate, s’engageaient pêle-mêle, en troupes désordonnées, dans sa gorge,
-et fermaient l’orifice de ses lèvres de leurs masses agglutinées... Et
-elle quittait le salon, en coup de vent, claquait les portes; et elle
-s’enfermait dans sa cuisine où, jusqu’à minuit, elle épanchait sa colère
-et ses rancunes en récurant furieusement ses casseroles... Puis, calmée,
-elle revenait se coucher près de moi... près de moi qui, sur des draps
-d’éclatante pourpre, sous des ciels de lit d’or, étreignais mes sublimes
-amantes, avec des cris de volupté; et, souvent, jusqu’à l’aube, pauvre
-petite loque de chair abandonnée, elle pleurait, pleurait, pleurait!...
-Chose curieuse, rien de tout cela ne m’émouvait... Maintenant, je
-n’éprouvais plus, en mon cœur, ce sentiment de remords et de triste
-pitié qui, dans les premiers jours de notre mariage, m’avait, plusieurs
-fois, porté vers elle!...
-
-Chaque dimanche, nous allions dîner chez les parents de Rosalie. Ils
-étaient toujours les mêmes, stupides et vulgaires, et il n’y avait chez
-eux de changé que le salon, où l’enlèvement du piano avait produit un
-vide... Par amour-propre, sans doute, ma femme n’avait pas voulu confier
-à son père, ni à sa mère, ce qui se passait chez nous... Ceux-ci la
-croyaient heureuse, et ils disaient souvent:
-
---On voit bien que c’est toi qui portes les culottes... D’ailleurs,
-c’est juste, car ton mari n’est pas un aigle, et tout est ainsi pour le
-mieux!...
-
-Toutes les semaines, la même scène se reproduisait. Le père, goguenard,
-regardait le ventre, le pauvre ventre plat de sa fille, et il s’écriait:
-
---Eh bien!... Quoi donc!... Ça ne s’arrondit pas encore! Ah! vous y
-mettez le temps, sapristi!...
-
-Et comme Rosalie baissait les yeux:
-
---Eh bien, quoi! expliquait-il... Il n’y a pas de honte!... Moi, avec ta
-mère, le premier mois ça y était!... Mais ce n’est peut-être plus la
-mode aujourd’hui!... Et, ma foi, après tout, ça vaut sans doute
-mieux!... Dans le temps où nous sommes, les enfants, ça coûte cher à
-élever... et ça ne donne guère de satisfaction!... Amusez-vous,
-allez!... Amusez-vous!...
-
---Et le commerce, beau-père? demandais-je pour donner un autre tour à la
-conversation.
-
---Le commerce? mon cher garçon, mais il ne va pas du tout... Jamais il
-n’a été plus mal... Et comment voulez-vous que le commerce aille?...
-Voilà encore qu’on vient de nommer un député socialiste à Pantin!
-
---Et puis, appuyait la belle-mère d’un air méchant... il n’y a plus de
-religion! Il n’y a plus de famille!
-
---Parbleu!... Il n’y a plus rien de rien!... Et qu’est-ce que j’ai lu ce
-matin dans mon journal?... Il paraît que l’Angleterre fait encore des
-siennes!... Elle veut nous prendre je ne sais plus quoi... Est-ce
-vrai?... Comme si son commerce n’allait pas, à l’Angleterre!...
-
-Et quand, pour la centième fois de la soirée, il avait été constaté que
-«le commerce n’allait pas» qu’il ne pouvait pas aller... nous rentrions
-chez nous...
-
-Dans la rue:
-
---Tu vois!... me disait Rosalie... comme c’est flatteur de s’entendre
-dire des choses pareilles par ses parents!... Mais toi, rien ne te
-fait!...
-
-Nous attendions des heures au bureau de l’omnibus... Oh! ces visages,
-dans l’omnibus!... ces visages mornes, tassés et roulant, dans
-l’omnibus!... Et tout ce que contiennent de vide, tout ce que
-contiennent de néant tragique, ces yeux, ces yeux, ces yeux!...
-
-On a pu voir à quel genre de créature humaine appartenait ma femme. Je
-ne veux plus en parler, ni raconter les mille incidents fastidieux et
-presque toujours les mêmes de notre existence conjugale, s’il m’est
-permis d’appeler conjugale une existence qui le fut si peu. D’abord,
-cela m’est pénible, car souvent, du fond de moi-même, il se lève un
-grand remords; ensuite, cela me paraît tout à fait inutile. Pourtant,
-avant de reléguer la figure de ma femme dans l’ombre étanche d’où elle
-n’aurait jamais dû sortir, je voudrais dire deux mots d’un petit drame
-qui vint rompre, un instant, la monotonie de notre si pauvre histoire.
-
-Ma belle-mère, qui était, du reste, de vie chétive, tomba malade et
-mourut.
-
-Elle mourut juste au moment où l’on se décidait à appeler le médecin.
-
---Ce n’est rien!... disait-elle. C’est une indigestion... J’ai sur
-l’estomac comme une boule... Ce n’est rien!
-
-A quoi mon beau-père ajoutait, en manière d’explication rassurante:
-
---Ce sont les haricots de l’autre jour... Moi aussi, je me suis senti
-tout chose après en avoir mangé... Mais ça n’est rien!
-
-On fit boire beaucoup d’eau de mélisse à la malade et, sur le conseil
-d’une voisine qui était sage-femme, on lui administra quelques
-cuillerées d’huile de ricin. Et, comme son état empirait:
-
---Ça n’est rien!... disait-elle en nous regardant d’un regard un peu
-effrayé... Ça n’est rien... Je sens que c’est une boule... là...
-N’est-ce-pas que ça n’est rien?
-
---Mais non!... Mais non!... affirmais-je...
-
---Mais non!... Mais non!... répétait le beau-père avec assurance... Ça
-n’est rien!... Parbleu! ça se voit que ça n’est rien!... Il faut qu’ils
-passent, voilà tout!...
-
-Un soir--c’était un samedi, je me souviens--le visage de ma belle-mère
-s’altéra tout à coup... Ses narines se pincèrent affreusement...
-L’ossature s’accusa, creusant des trous noirs sous les yeux et dans les
-joues... Son regard, qui, déjà, ne voyait plus les mêmes choses que
-nous, devint trouble et vitreux... Elle respirait avec peine, avec
-effort... Sur son front qui se bronzait la sueur roulait en grosses
-gouttes glacées... Et semblant ne plus nous reconnaître, elle balbutiait
-péniblement:
-
---Ça... n’est rien... Partons... pour... la... campagne... pour... la...
-camp...
-
-Elle ne put achever.
-
---Comme c’est long à passer!... observait le beau-père, dont le calme et
-la confiance persistaient. Moi, ça m’est arrivé, une fois, avec des
-escargots!... Ça n’est rien...
-
-Il estima qu’elle devait prendre du rhum, qui est un remède souverain
-pour les indigestions...
-
---Quand elle aura pris du rhum, ce sera fini!
-
-Moi, je voyais la mort près d’elle. Moi, je sentais la mort sur elle...
-
---Elle est très mal!... dis-je gravement. Appelez vite un médecin!
-
---Mais non! mais non! s’obstina le beau-père. Et pourquoi un médecin? Un
-médecin l’effrayerait... Si elle était si mal que vous le dites, elle le
-saurait mieux que nous, bien sûr!... Ça n’est rien!...
-
-Quand elle commença de râler, il commença, enfin, de s’inquiéter.
-
---Je crois, en effet, dit-il, qu’elle ne va pas très bien... Elle a une
-drôle de mine... C’est curieux, tout de même, comme des haricots qui ne
-passent pas font du ravage!
-
-Les haricots ne passèrent pas... Ce fut la belle-mère qui passa... Elle
-passa dans un petit cri rauque, sans convulsions, presque sans remuer...
-Ses doigts, seuls, grattèrent un peu la toile des draps... C’était fini!
-
-Quand il eut été constaté qu’elle était bien morte, le beau-père
-s’écria:
-
---Ah!... par exemple!... C’est trop fort!... C’est trop fort!... Mourir
-d’une indigestion!... pour des haricots qui ne passent pas! Ces
-choses-là n’arrivent qu’à moi!... Pauvre Héloïse!...
-
-Et il s’écroula dans un fauteuil, comme une masse, en proie à une
-douleur profonde et à un non moins profond étonnement, répétant d’une
-voix hachée:
-
---Jamais je ne croirai ça... jamais... je ne croirai ça!... Une
-indigestion de haricots!... C’est trop fort!... Est-ce que vraiment elle
-est morte?... Ça n’est pas possible!...
-
-Dieu sait que la pauvre créature m’était quelque chose de très
-indifférent... Je ne jouissais même plus de ses ridicules... je ne
-m’amusais même plus de la caricature humaine qu’elle n’avait cessé
-d’être durant toute sa vie. Elle avait toujours été pour moi d’une
-inexistence si totale que, bien des fois, en évoquant sa mort possible,
-je n’avais éprouvé aucune émotion, de quelque nature que ce fût... Peu
-m’importait, véritablement, qu’elle fût morte ou vivante, car il me
-semblait qu’elle était morte depuis des siècles!
-
-Et voilà que, dès qu’elle eut exhalé son dernier souffle, je me sentis
-pris d’un grand chagrin et d’un grand remords, chagrin de l’avoir
-perdue, remords de ne l’avoir pas aimée! Est-ce une chose mystérieuse et
-stupide que la mort!... Pourquoi l’aurais-je aimée?... Et pourquoi
-l’aimais-je, maintenant?... Son visage immobile et qui était devenu tout
-petit en se refroidissant, ses yeux fermés, ses mains maigres allongées
-sur le drap, toute cette chose si insupportablement funèbre, si
-inexplicablement douloureuse qu’est un cadavre, même un cadavre de chien
-ou de rat, oui, tout cela qui allait bientôt se diluer, tout cela fit
-que j’eus le cœur serré, comme si je venais de perdre quelqu’un de très
-cher et de très beau... Sans savoir pourquoi, sans chercher à raisonner
-cette impression soudaine, rien que parce qu’elle n’était plus, parce
-qu’elle ne remuait plus, je découvris, en elle, d’émouvantes vertus et
-des beautés prodigieuses... Et je pleurai sur elle, je pleurai
-abondamment... Et, en pleurant sur elle, je pleurai sur moi, qui ne la
-verrais plus, je pleurai sur ma femme et sur mon beau-père, et sur la
-voisine qui était venue faire la toilette de la morte, et je pleurai
-aussi sur la chambre et sur les meubles de la chambre, et sur la vie et
-sur tout, et sur rien!
-
-Je revois le lamentable salon où, tous les trois, tantôt vautrés sur les
-meubles et tantôt jetés dans les bras l’un de l’autre par de brusques
-tendresses, nous passâmes le reste de la nuit à pleurer et à chanter sur
-les modes les plus tristes, les extraordinaires vertus de la morte.
-
---Pauvre Héloïse!... gémissait le beau-père. C’était une femme héroïque
-et qu’on ne connaissait pas... Je n’étais rien sans elle... Et
-maintenant qu’elle est partie, que vais-je devenir?...
-
---Père, père!... sanglotait Rosalie. Petit père chéri!... Quel affreux
-malheur!
-
---Je n’ai plus que vous, mes enfants, je n’ai plus que vous!... Ah! vous
-ne saviez pas ce qu’était Héloïse!... Elle avait un bon sens
-merveilleux... Elle s’entendait au ménage comme pas une... et si
-économe!... Et puis, elle était l’âme de ma maison de commerce! Je n’ai
-plus de ménage, plus de maison de commerce, plus rien, plus rien... Je
-n’ai plus que vous!...
-
---Et quelle belle-mère c’était pour moi!... m’exclamais-je. Quel trésor
-de tendresse! Comme elle nous soutenait! Comme elle renforçait notre
-union de ses chers conseils!... C’est horrible!... horrible!...
-
---Elle était si généreuse!... si dévouée!...
-
---Si intelligente!...
-
---Elle était si belle!...
-
---Elle avait tant d’esprit!
-
---Elle ne pensait qu’aux autres!... Elle s’oubliait toujours!... Et si
-bonne aux pauvres!
-
---Une sainte!...
-
---Mieux qu’une sainte: une femme!
-
---Ah! mon Dieu!...
-
-Nous disions tout cela sans rire, avec des exaltations, des
-enthousiasmes sincères dont le comique me paraît, aujourd’hui, d’une
-irrésistible gaieté, d’une folie à la fois macabre et singulièrement
-exhilarante...
-
-Et ce qui fut plus comique encore, ce fut quand, après l’enterrement de
-l’admirable, héroïque, intelligente, généreuse et dévouée belle-mère, ma
-femme et moi nous rentrâmes dans notre appartement, changés tous les
-deux, et meilleurs, et sublimes, oui, en vérité, sublimes.
-
---Ah! mon cher petit mari, s’écria ma femme, maintenant il faut nous
-aimer... C’est si peu de chose que la vie!
-
---Oui! oui! ma chère petite femme... Aimons-nous... aimons-nous...
-serrons-nous l’un contre l’autre!
-
---Ne nous disputons plus jamais... Soyons indulgents à nos faiblesses, à
-nos défauts... La mort vient si vite!...
-
---Nous nous aimerons toujours...
-
---Nous ne nous quitterons plus jamais.
-
---Nous sortirons toujours ensemble.
-
---Oui! oui! oui...
-
---Ah! vois-tu, on ne se comprend bien qu’au contact du malheur!
-
---Aimons-nous... aimons-nous...
-
-Ce furent des serments solennels. Notre douleur s’adoucissait de tant
-d’extases! Je trouvais ma femme divinement belle, tant l’amour la
-transfigurait!...
-
-Deux jours après, je reprenais ma place sur le fauteuil Voltaire du
-salon; ma femme reprenait sa place devant le petit bureau en faux bois
-de rose. Et elle m’injuriait d’une voix plus aigre encore
-qu’autrefois... Et, plus inerte, plus silencieux, plus lointain que
-jamais, je ne l’écoutais pas.
-
-Je ne l’écoutais plus!...
-
-Avant de poursuivre mon récit, je voudrais remonter en arrière, dans mon
-enfance. Je n’ai pas la prétention de penser que ma vie ait quelque
-intérêt historique ou autre. Et ce n’est pas par orgueil que j’écris ces
-souvenirs. Mais je crois que toute vie, même celle d’un être anonyme et
-obscur comme je fus, a toujours, pour celui qui sait lire, un intérêt
-humain.
-
-Je suis né dans une petite ville de Normandie, sale et triste. Mes
-parents, qui étaient marchands de bois, ne s’occupèrent pas de mon
-éducation. Ils m’avaient créé sans joie; ils m’élevèrent sans amour. Je
-crois avoir dit qu’au point de vue intellectuel et moral, c’étaient de
-pauvres diables. Je ne parlerai pas de mon père, qui était un être
-faible, et sans autorité dans la maison. D’ailleurs, je le vis très peu.
-Il partait le matin dès l’aube, courant les sentes et les adjudications
-de bois, et ne rentrait que le soir, souvent fort tard. Je ne connus,
-pour ainsi dire, que ma mère. Elle ne m’aimait pas; du moins elle
-semblait ne pas m’aimer. Elle n’avait jamais pour moi que des paroles
-aigres; et des paroles elle passait facilement aux taloches. C’était une
-petite femme sèche et très nerveuse qui ne pouvait supporter l’agitation
-d’un enfant. Elle m’obligea au silence et à la solitude. Dès que je
-faisais mine de parler, elle me fermait la bouche par ces mots prononcés
-d’une voix coupante: «Un enfant ne doit jamais parler». De très bonne
-heure, j’appris à vivre en moi, à parler en moi, à jouer en moi. Et
-j’avoue que ce ne me fut pas très douloureux. C’est à cette enfance
-silencieuse que je dois d’avoir acquis cette puissance de pensée
-intérieure, cette faculté de rêve, qui m’a permis de vivre, et de vivre
-souvent des vies merveilleuses.
-
-Mon père gagnait péniblement l’existence du ménage. Il ne faisait pas,
-comme on dit, de très bonnes affaires; il en faisait même souvent de
-mauvaises. Et c’était entre ma mère et lui des disputes continuelles,
-dans lesquelles il s’avouait, tout de suite, vaincu. Quand il rentrait
-de ses longues courses, transi de froid et la faim au ventre, il
-commençait par recevoir sur le dos une grêle de reproches, bien avant
-qu’il eût rien dit.
-
---Qu’est-ce que tu as encore fait aujourd’hui?... Tu t’es encore fait
-mettre dedans, bien sûr!...
-
---Mais, ma bonne, mais, ma bonne...
-
---Il n’y a pas de ma bonne!... C’est dégoûtant d’avoir un mari si
-bête!... un homme stupide qui ne sait qu’apporter la misère dans son
-ménage. Et le petit? que veux-tu que nous en fassions du petit? Je n’ai
-même pas pu lui acheter une paire de chaussures! Quand on est un idiot,
-on n’a pas d’enfant!...
-
---Mais, ma bonne...
-
---On n’a pas d’enfant! C’est une honte, te dis-je!
-
-Ces scènes se reproduisaient presque tous les soirs. Mais mon père en
-avait acquis l’habitude. Elles glissaient sur lui comme les averses sur
-un parapluie. Et, le dos rond, le visage indifférent, il se mettait à
-table et dévorait silencieusement sa soupe.
-
-La plupart du temps, j’étais couché, lorsque mon père rentrait. Mais si,
-par hasard, je ne l’étais pas, c’était même chose pour moi, car il ne
-m’adressait pas la parole, dans la crainte de déplaire à sa femme. Et il
-m’embrassait, pour la forme, d’une bouche que je sentais indifférente et
-lasse. Souvent il ne m’embrassait même pas. Ah! je le vois toujours avec
-sa grosse figure humble et servile et sa barbe malpropre, et sa toque,
-et sa peau de chèvre, qui lui donnaient l’air d’une grosse bête
-débonnaire et domestique!...
-
-Ce fut ma mère qui me donna mes premières leçons... Elle avait la
-prétention de m’apprendre à lire et à écrire. Vous pensez avec quel
-succès! Vous voyez d’ici quel maître calme et patient j’avais en elle.
-Elle voulait que j’eusse répondu à ses questions avant qu’elle ne les
-eût formulées... Elle ne souffrait pas que je réfléchisse un seul
-instant. Aussi, au bout de huit jours, après m’avoir administré sur les
-joues force gifles, et sur les doigts force coups de règle, elle déclara
-que j’étais trop bête pour apprendre quoi que ce soit.
-
---C’est son père tout craché! répétait-elle... On n’en tirera jamais
-rien!...
-
-Elle décida pourtant qu’on m’enverrait à l’école primaire chez les
-Frères. Là, je me montrai un élève studieux, rangé, intelligent, de quoi
-ma mère ne voulait pas convenir. Lorsqu’on lui parlait de moi avec
-éloges, elle s’emportait.
-
---Qu’est-ce que vous me dites?... s’écriait-elle... C’est un enfant
-indécrottable, on n’en peut rien tirer... C’est son père tout craché!
-
-Il y avait, dans la petite ville que nous habitions, une sorte de petit
-collège communal, et dans ce petit collège, une sorte de petit
-professeur qu’on appelait «Monsieur Narcisse». Ce Monsieur Narcisse
-venait souvent chez nous. C’était un petit brun, timide et prétentieux,
-d’une assez jolie figure et que ma mère prenait plaisir à recevoir.
-J’avais remarqué que Monsieur Narcisse était le seul être au monde
-envers qui ma mère se montrât douce et affectueuse. Elle le regardait
-avec admiration, et même avec quelque chose de plus que de l’admiration.
-Sa voix, quand elle lui parlait, devenait subitement pleine de
-tendresse. Cela m’étonnait et, bien que je ne susse pas pourquoi, cela
-me gênait infiniment. Je ne voyais jamais venir Monsieur Narcisse chez
-nous sans une sorte de peine et presque sans une sorte de honte. Je ne
-cherchais pas à expliquer ce sentiment. Je le subissais avec une étrange
-violence. Monsieur Narcisse me tapotait la joue avec amabilité;
-quelquefois, il me prenait sur ses genoux et m’embrassait avec de
-gentilles paroles. Mais, chose curieuse, je sentais très bien que ces
-paroles gentilles et ces caresses n’étaient pas pour moi. D’ailleurs,
-lorsqu’il était là, je ne restais jamais longtemps, et ma mère ne
-tardait pas à me dire:
-
---Allons, mon petit Georges, va jouer dans ta chambre.
-
-Un jour, Monsieur Narcisse me dit:
-
---Est-ce que vous seriez content, mon petit Georges, si je vous
-apprenais le latin et le grec?
-
---Il ne faut pas vous donner cette peine, répliqua ma mère en roulant
-des yeux humides de joie... Georges n’est pas un enfant comme les
-autres. Il n’apprendra jamais rien... C’est son père tout craché!
-
---Mais non, je vous assure, insista Monsieur Narcisse. Moi, je m’en
-charge. Je pourrais venir deux fois par jour... le matin, avant la
-classe... et après midi... Est-ce que cela vous plairait?
-
---Mon Dieu!... comme vous êtes bon!... s’écria ma mère... Mais quelle
-charge ce serait pour vous!
-
---Elle me serait très douce, je vous le jure!...
-
---Vous êtes trop bon, Monsieur Narcisse... vous êtes... en vérité...
-
-Ma mère ne put pas achever, tant elle était émue. Et il y avait dans ses
-petits yeux noirs une flamme étrange... une flamme qui me fit presque
-pleurer... Et, tout à coup:
-
---Non... non... criai-je... Je ne veux pas!...
-
-Et je me mis à fondre en larmes... Monsieur Narcisse essaya de me
-calmer, et j’entendis ma mère qui disait:
-
---Laissez-le donc! Monsieur Narcisse... c’est un petit sot!... Vous n’en
-tirerez rien!... C’est son père tout craché!... Naturellement, il ne
-veut rien faire pour sa famille... Il aime mieux rester une bête toute
-sa vie ou que sa famille dépense des mille et des cents pour son
-éducation.
-
-Enfin, après des explications de toute sorte, malgré ma résistance qui
-avait d’ailleurs faibli sous les regards sévères de ma mère, il fut
-décidé que Monsieur Narcisse serait mon professeur, qu’il m’apprendrait
-le grec, le latin, l’histoire et la tenue des livres--la tenue des
-livres, surtout!...
-
-Une fois qu’il fut parti, ma mère me flanqua, d’abord, une gifle, puis
-une autre, puis une autre, et elle me dit, blanche de colère:
-
---Ah! je t’apprendrai à pleurer et à faire la bête, devant Monsieur
-Narcisse! Et que je te voie le regarder de travers, et le mal recevoir!
-Tu auras à faire à moi, petit imbécile...
-
-Et elle ajouta:
-
---Tu me feras le plaisir d’être levé et prêt, demain, à sept heures,
-pour ta première leçon... Un professeur comme ça...
-
-Il fut, en effet, mon professeur, Monsieur Narcisse... Et vous allez
-voir de quelle manière... et ce qu’il m’enseigna.
-
-Ma chambre communiquait avec celle de mes parents, et n’était séparée de
-celle-ci que par une mince cloison de briques. Elle n’était pas
-luxueuse. Un lit de fer, une petite table de bois blanc, deux chaises de
-paille en composaient le mobilier. Je revois encore le papier qui la
-tapissait, un papier vert sombre, orné de tout petits anges roses qui
-volaient entre des banderoles fleuries. Mais le papier n’était plus
-vert, les anges n’étaient plus roses et les banderoles avaient presque
-disparu. Tout cela avait acquis, par le temps et le manque d’entretien,
-un ton uniformément pisseux, fort désagréable à voir. Sans compter que,
-décollé par l’humidité et mangé par la moisissure, le papier se
-déchirait en maints endroits, et pendait, le long du mur, ainsi qu’une
-peau morte.
-
-Je n’habitais cette chambre que depuis deux ans, à peine. Autrefois,
-elle servait de débarras; et il y avait de tout, de vieux vêtements, de
-vieux harnais, de vieux coffres, des sacs d’avoine et des rats. Moi, je
-couchais dans la chambre de mes parents qui était bien plus belle, car
-il y avait un lit, d’amples rideaux en reps grenat; une peau de renard,
-un peu chauve et bordée de drap rouge, en guise de tapis; une toilette
-d’acajou qui, dans la journée, faisait office de commode, et, sur la
-cheminée, entre deux flambeaux de bronze, une pendule dorée sous un
-globe. Il va sans dire que cela me paraissait le dernier mot du
-confortable et du faste... J’en fus, en quelque sorte, chassé, à la
-suite d’un incident que je n’hésite pas à raconter, à cause de son
-indicible tristesse.
-
-Une nuit, je fus réveillé en sursaut... La lampe brûlait encore sur la
-table de nuit, et répandait dans la pièce une clarté lugubre... Quand on
-sort du sommeil, brusquement, violemment, les bruits, les ombres, les
-objets, même familiers, prennent une intensité et des formes, ou plutôt,
-des déformations extraordinaires. Le cauchemar ou le simple rêve
-subsiste en eux avec toutes ses exagérations et ses incohérences... Que
-s’était-il passé?... Qu’avais-je vu?... Qu’avais-je entendu?... Je ne
-saurais le dire exactement; ce que je sais, c’est que, sous l’impression
-de quelque chose d’anormal qui m’effraya, un craquement du lit, des voix
-rauques, des voix étouffées qui venaient du lit, des voix qui
-ressemblaient à des gémissements et à des râles... je me dressai,
-soudain, hors des draps, et, soudain, d’une voix épouvantée, d’une voix
-qui appelait au secours, je me mis à crier:
-
---Papa qui bat maman!... Papa qui tue maman!
-
-Un gros juron... Puis la lampe s’éteignit... Puis, dans les ténèbres:
-
---Veux-tu bien te taire, animal!... Veux-tu bien dormir, petit
-imbécile!... Qu’est-ce qui lui prend à ce petit imbécile?
-
-C’était la voix de mon père, une voix sourde, un peu haletante, et
-furieuse...
-
---Oh! cet enfant! cet enfant!... ce maudit enfant!
-
-C’était la voix de ma mère.
-
-Et ce fut, ensuite, un assez long silence. Oh! l’angoisse, la terreur,
-l’effarement de ce silence, qui me parut durer des siècles et des
-siècles.
-
-Je m’étais recouché tout tremblant, et je me faisais si petit, si petit
-que j’espérais disparaître, me fondre dans ces draps; et pour ne plus
-rien entendre j’avais accumulé par-dessus ma tête les couvertures.
-
-Pourtant, j’entendis encore ma mère qui disait, tout bas:
-
---Non... non... Plus maintenant!... Il n’est pas rendormi... Je suis
-sûre qu’il n’est pas rendormi!... Il est si sournois... si vicieux...
-avec son air de ne rien voir et de ne rien dire!
-
-Et quelque temps après:
-
---Il est trop grand maintenant!... affirmait mon père... On ne peut plus
-le garder ici... Il faudra qu’il couche dans la chambre à côté...
-
---Tais-toi donc!... Je suis sûre qu’il entend tout ce que nous disons...
-Il faut dormir...
-
---C’est embêtant!
-
---Qu’est-ce que tu veux!... Allons, dors!... Demain, il couchera dans la
-chambre!...
-
---Ces sacrés enfants!...
-
---Mais, dors donc!...
-
-Et, au bout d’un quart d’heure, j’entendis un double ronflement, qui
-emplissait la chambre, redevenue paisible, de sonorités de violoncelle.
-
-Le lendemain, aidée de la femme de ménage, ma mère débarrassait la
-chambre d’à côté. Elle ne me dit rien, ne me fit aucun reproche. Mais
-elle avait un air dur et rancunier. Quand ce fut fini, elle déclara d’un
-ton bref:
-
---Voici ta chambre... Tu y coucheras ce soir!...
-
-Et c’est là que, depuis deux ans, je dormais, je rêvais, je songeais!...
-
- * * * * *
-
-On se souvient que, dès le lendemain de la visite que j’ai racontée,
-Monsieur Narcisse devait venir pour me donner sa première leçon. A sept
-heures, j’étais levé et habillé. Mon père était déjà parti, ma mère
-dormait encore, et la femme de ménage balayait l’escalier. Il faisait à
-peine jour... un petit jour sournois et triste qui rendait plus pauvre,
-plus intolérablement pauvre, ma chambre. Et cependant, la veille, ma
-mère l’avait décorée de nouveaux meubles, à l’intention de mon
-professeur. Elle avait ajouté une sorte de vieux fauteuil, un tapis
-devant la cheminée, et elle avait couvert la table de bois blanc d’un
-antique châle brun mangé de mites.
-
-M. Narcisse entra. En me voyant:
-
---Ah! ah! c’est très bien, c’est très bien! dit-il. Déjà prêt!... c’est
-très bien.
-
-Il posa sur la table une pile de livres qu’il avait apportés, enleva son
-chapeau et son pardessus élimé, puis, se frottant les mains, il répéta:
-
---C’est très bien!... c’est très bien!... Tiens!... j’ai rencontré votre
-père en cabriolet, dans la rue des Trois-Hôtels... Ah! sapristi!... Il
-est matinal aussi, le papa!... c’est très bien!... c’est très bien...
-
-Il prit un livre dans la pile et l’ouvrit:
-
---Ah! ah! fit-il... voici donc la chose. Et nous allons commencer par le
-commencement... Savez-vous ce que c’est que ce livre?
-
---Non, monsieur Narcisse.
-
---Eh bien!... c’est une grammaire latine, mon enfant!... Ah! ah! ah! Et
-voici ce que nous allons faire... Asseyez-vous...
-
-Quand je fus assis, en face de la table, il étala le livre devant moi:
-
---Vous voyez... ceci... _Rosa_, la rose... _Rosæ_ (génitif), de la
-rose... etc. Vous allez m’apprendre cela par cœur... Ce n’est pas
-difficile... et quand vous le saurez vous me le réciterez...
-jusqu’ici!...
-
-Il faisait mouvoir son doigt, en mouvements cadencés, comme un chef
-d’orchestre son bâton, il répéta:
-
---_Rosa_, la rose... _Rosæ_, de la rose... Vous avez compris? Ah! ah!...
-C’est très bien!...
-
-Puis, brusquement:
-
---Et votre mère? me demanda-t-il. Je voudrais bien la voir... J’ai à lui
-parler de choses très... très importantes... Est-ce qu’elle ne va pas
-venir?
-
---Maman n’est pas levée, répondis-je. Je crois que maman dort...
-
---Ah! sapristi... C’est fâcheux...
-
-Mais la porte s’ouvrit à ce moment et ma mère parut.
-
---Ah! monsieur Narcisse! dit-elle simulant une surprise joyeuse...
-Comment!... Vous êtes là?... Comme vous êtes exact!
-
-M. Narcisse s’inclina, et il répondit:
-
---On le serait à moins, madame!...
-
-Ma mère dit encore:
-
---Vous avez entrepris là une tâche bien difficile... monsieur
-Narcisse... Et je crains que vous n’ayez pas beaucoup de satisfaction...
-
---Avec votre concours, madame, répliqua le professeur dont les yeux
-prenaient des expressions d’extase... avec votre concours...
-croyez-moi... nous arriverons au but... Et, à ce propos, j’aurais des
-choses à vous dire... des instructions... des conseils à vous
-demander...
-
---Mais certainement.
-
-Et elle fit entrer dans sa chambre M. Narcisse, qui, avant de
-disparaître derrière la porte, se tournant vers moi, me recommanda.
-
---_Rosa_, la rose... _Rosæ_, de la rose... Apprenez cela par cœur...
-Faites bien attention!
-
---Tu entends!... appuya ma mère, dont le regard, un instant adouci par
-la présence de M. Narcisse, redevint dur et menaçant, en se fixant sur
-moi...
-
-Je restai seul dans la chambre... Quelles choses importantes M. Narcisse
-avait-il donc à confier à ma mère?... Je ne voulus pas y songer... Sans
-prendre garde aux recommandations de cet étrange professeur, je quittai
-la table et j’allai vers la fenêtre... Le jour s’était éclairci... De
-grands nuages bas glissaient, dans le ciel, au-dessus des maisons...
-Dans la rue, des gens passaient, des gens causaient... Et, sans savoir
-pourquoi, j’étais triste, triste à mourir...
-
-Je ne veux pas faire un récit détaillé des rapports trop familiers de ma
-mère avec M. Narcisse. Il serait trop mélancolique pour moi et,
-peut-être même, gênant pour ceux qui liront ces lignes. On n’aime pas
-qu’un fils descende trop profondément dans les intimités de ses parents.
-
-La scène que j’ai contée avec beaucoup de réserve, on en conviendra, se
-reproduisit exactement pareille, durant toute une année, trois fois par
-semaine. Et je finis par comprendre quel était le véritable caractère
-des visites de M. Narcisse. Faut-il l’avouer?... Je n’en souffris pas
-trop, et même je n’en souffris pas du tout, car je leur dus une
-tranquillité relative. En somme, ce fut une trêve dans ma vie. Non
-seulement je n’eus plus à subir les tracasseries journalières et les
-incessants reproches de ma mère, mais encore je remarquai qu’elle
-gagnait en beauté physique, comme elle avait gagné en beauté morale. Ses
-yeux s’étaient adoucis, sa peau, un peu cendreuse, s’était éclairée et
-colorée, sa démarche, ses gestes, avaient pris, peu à peu, de la
-souplesse et de la langueur... Elle se montrait plus soignée de sa
-personne, presque coquette... Et je ressentais de ces changements comme
-un plaisir... Ce qui me frappa aussi, c’est qu’elle devenait
-sentimentale et poétique... Bien des fois je fus étonné de la voir qui
-regardait les choses avec des yeux mouillés... Un soir, je me souviens,
-nous sortîmes après le dîner, mon père, ma mère et moi... C’était un
-soir très doux et plein de lune... Nous gagnâmes, hors la ville, les
-bords de la rivière... Après avoir marché longtemps, ma mère voulut
-s’asseoir sur le tronc d’un tremble abattu et qui barrait le chemin.
-L’eau, tout argentée, coulait lentement entre les rives herbues, avec un
-léger bruit d’harmonica... Une vapeur, bleu et argent, se levait des
-prairies... et le ciel était couleur de violette pâle... Je vois encore
-ma mère avec son châle noir, les pieds dans l’herbe, et qui, le menton
-appuyé aux paumes de ses mains, songeait... Au bout de quelques minutes
-de silence, elle dit:
-
---C’est beau tout de même, une belle nuit!...
-
-Mon père répliqua, en haussant les épaules.
-
---C’est beau!... C’est beau!... Qu’est-ce qu’il y a de beau, dans cette
-nuit? C’est humide... Voilà ce que c’est.
-
---Oh! toi! fit ma mère, avec un accent de souverain mépris.
-
---Et bien! oui, moi... C’est beau pour les rhumatismes!
-
-J’étais auprès de ma mère, sur le banc du tremble... Elle me tenait la
-main avec une sorte de tendresse fiévreuse... Affectant de ne plus
-parler à mon père, elle dit encore...
-
---Et cette lune?... Ça n’est pas ordinaire!... On devrait sortir, tous
-les soirs, dans la campagne!...
-
-Et tout à coup elle m’embrassa, criant entre ses baisers:
-
---N’est-ce pas, mon petit Georges?... n’est-ce pas?
-
-Je ne sais ce qui se passa en moi, et si ce fut la nuit, ou la lune, ou
-ces baisers furieux qui me remuèrent l’âme. Mais je fondis en larmes.
-
---Allons bon! dit mon père... voilà l’autre qui pleure, maintenant!...
-Qu’est-ce que tu as?... Pourquoi pleures-tu?...
-
---Je ne sais pas, bégayai-je... C’est... c’est... la lune!...
-
-Comme mon père, au comble de l’étonnement, se disposait à protester
-contre cette poésie qu’il jugeait ridicule, ma mère l’interrompit sur un
-ton bref.
-
---Tais-toi!... Tu devrais rougir... D’abord, toi, tu ne sens rien!... Tu
-es un gros mastoc!...
-
-Nous rentrâmes silencieusement chez nous...
-
-Quant à M. Narcisse, il était très bon avec moi et il faisait de son
-mieux pour me plaire. Naturellement, occupé de ma mère comme il l’était,
-il n’avait pas le temps de m’instruire sur le latin, mais il m’apportait
-des livres que je lisais, que je dévorais, et bien qu’ils fussent
-presque tous d’une grande stupidité, ils développèrent en moi le goût de
-réfléchir et de penser.
-
-Le jeudi était jour de marché; mon père ne s’absentait pas ce jour-là,
-et M. Narcisse n’avait pas de classe. Bien souvent, il venait me
-chercher et nous allions nous promener tous les deux sur le cours ou
-dans la campagne. J’en étais arrivé à l’aimer véritablement. C’était un
-excellent garçon, très timide, très naïf, et très bête. Oui,
-aujourd’hui, j’ai la sensation qu’il était très bête; mais, à cette
-époque, il m’apparaissait comme quelqu’un de très considérable parce
-qu’il parlait quelquefois de choses que je ne savais pas et que je
-supposais magnifiques. Le plus souvent, il m’interrogeait sur ma mère,
-sur ce qu’elle avait fait, sur ce qu’elle avait dit de lui. Et il
-semblait aussi très préoccupé de l’opinion de mon père à son égard. Mais
-j’avais beau lui affirmer que mon père n’avait pas plus d’opinion sur
-lui que sur n’importe qui ou sur n’importe quoi, il ne voulait pas le
-croire. Et il me répétait toujours:
-
---Si votre père parle de moi avec méchanceté, il faudra me le dire...
-Votre père doit être très violent. Quand je le rencontre dans son
-cabriolet, avec sa peau de chèvre sur le dos, il me fait peur.
-
-Et nous terminions nos promenades en cueillant des bouquets dans les
-champs, de pauvres bouquets que je rapportais à ma mère, qui
-m’embrassait pour toutes ces fleurs cueillies par M. Narcisse.
-
-Le dimanche, M. Narcisse dînait chez nous. Sur le désir de ma mère, il
-m’apprenait à calculer, si bien qu’au bout de peu de temps, surprise de
-mes aptitudes, elle me confiait en quelque sorte la tenue des livres de
-la maison. Ah! ces dimanches, après toute une journée de travail,
-lorsque, le soir, après dîner, nous étions réunis autour de la table où
-nous jouions au bog; où M. Narcisse, qui était très pauvre, n’ayant que
-son maigre traitement, passait par toutes les transes et par toutes les
-joies de la perte ou du gain!... Que tout cela m’apparaît mélancolique,
-aujourd’hui!... Un soir, je me souviens, la guigne s’acharna sur le
-misérable professeur. Il perdit trois francs, ce qui ne s’était pas
-encore vu! Et ces trois francs, c’était mon père qui les avait gagnés...
-Narcisse ne les possédait pas. Il dut s’excuser.
-
---Quand on n’a pas le sou, on ne joue pas! proféra mon père.
-
-Et il s’exprima, en termes presque insultants, sur le compte de M.
-Narcisse.
-
-Alors ma mère, très pâle, intervint.
-
---Ce n’est pas à toi de parler! dit-elle à son mari... Puisque tu
-acceptes, lâchement, que M. Narcisse dirige l’éducation de notre fils
-pour rien...
-
---L’éducation de Georges!... s’exclama mon père. Ah! bien, elle est
-propre!... Qu’est-ce qu’il sait? Qu’est-ce qu’il a appris?
-
---Tu es un misérable!... Et tu vas te taire... ou...
-
-Ma mère s’était levée. Je ne sais quelle menace planait au bout de sa
-main étendue... Mon père se tut.
-
---Je vous demande pardon, monsieur Narcisse, de la brutalité de mon
-mari!... dit ma mère.
-
-Et M. Narcisse, tour à tour très rouge et très pâle, roulant des yeux
-effarés, répétait:
-
---Ce n’est rien... madame... ce n’est rien!...
-
-Nous vécûmes ainsi un an. Et voilà que, tout d’un coup, on apprit que M.
-Narcisse était déplacé. On l’avait nommé professeur de cinquième dans un
-département lointain.
-
-Ma mère fut malade; elle garda le lit pendant quinze jours. Moi aussi,
-j’eus un grand chagrin et je pleurai à la pensée que je ne verrais plus
-M. Narcisse.
-
-Et la vie recommença, âpre, dure; on n’entendait plus dans la maison que
-les cris de colère, les bousculades, les reproches de ma mère contre
-tout le monde... Ses yeux retrouvèrent leur hostilité ancienne; sa peau
-redevint cendreuse et grise... Toute la journée, on la voyait en
-camisole sale, en savates traînantes, dépeignée, s’en prendre à tous et
-à toutes choses, à un malheur qu’elle n’avouait pas. Et jamais plus elle
-ne retourna, le soir, au bord de la rivière, s’enivrer l’âme aux bruits
-charmeurs de l’eau, et aux blancheurs nacrées de la lune...
-
-Durant cette période de ma vie, je n’aimai qu’une chose: les livres.
-Mais que de difficultés pour s’en procurer dans une petite ville morte
-et stupide, où presque personne ne lisait, et où, d’ailleurs, renfermé
-dans ma chambre, toujours, comme je l’étais, je ne connaissais pour
-ainsi dire personne, je ne parlais à personne, qu’à des pauvres,
-lesquels ne lisent jamais rien... Je n’aimai aussi qu’un seul être, et
-il arriva que cet être que j’aimai était un chien.
-
-Un soir, mon père revenant de ses tournées à travers les bois, nous
-ramena un chien. C’était un petit chien à taches jaunes et blanches,
-très laid, très maigre et très craintif. Il avait le poil triste et sale
-et il boitait de la patte de derrière, mais comme il me parut joli dans
-sa laideur, si tant est qu’un chien, ou une bête quelconque, puisse
-jamais être laid. Dans la nature, rien n’est laid que l’homme, du moins
-rien ne nous paraît laid que l’homme, parce que nous savons ce que
-l’homme pense et dit... Et nous trouvons belles les fleurs et les bêtes,
-parce que nous ne comprenons rien à ce qu’elles pensent et à ce qu’elles
-disent. En deux mots, ce chien était un résumé de toutes les races de
-chiens, j’entends les races pauvres et vagabondes. Il appartenait à
-cette catégorie de chiens prolétaires qu’on appelle des loulous.
-
-Lorsqu’il entra dans la salle à manger, où nous étions ma mère et moi,
-mon père avait encore sa peau de bique, et il tenait le chien sous son
-bras gauche... Et c’était une chose étrange. Ayant aperçu ce nouvel
-hôte, ma mère s’écria, consternée:
-
---Qu’est-ce que c’est encore que ça?
-
---Ma foi! c’est un chien! répondit mon père, qui était peu descriptif.
-
-Et, tous les deux, ils s’invectivèrent âcrement.
-
-Moi, pendant ce temps-là, j’observai que le petit chien qui semblait
-avoir très peur de mes parents semblait aussi me regarder avec
-sympathie... oui, avec sympathie, je l’affirme! Il y avait, dans ses
-yeux, vifs, mobiles et graves, quelque chose comme une tendresse pour
-moi, quelque chose comme une prière vers moi... J’en fus ému et charmé,
-et je l’aimai, tout de suite, de sa confiance. Ah! qui connaîtra jamais
-l’âme inconnue des chiens, et ce qu’elle contient de surhumanité
-merveilleuse; mais il ne fallait pas que je songe à prendre sa défense.
-Il eût suffi que j’exprimasse devant ma mère, le désir de faire de ce
-chien un petit compagnon de ma pensée et de mes jeux, pour qu’elle
-s’empressât aussitôt de le chasser.
-
-La dispute dura longtemps, et elle fut très vive. Le chien en suivait
-toutes les phases avec des regards effarés et suppliants, à la fois.
-
-Il fut convenu, pourtant, qu’on le garderait, mon père ayant fait
-remarquer que si notre voisin, l’épicier, qui avait été dévalisé, huit
-jours avant, de toutes ses chandelles et de tout son café, avait eu un
-chien pour l’avertir de la présence des voleurs, il n’eût peut-être pas
-été dévalisé. Il déclara:
-
---Je te dis que ces chiens-là, c’est très bon pour les voleurs et pour
-les rats... Ça éloigne les uns, et ça mange les autres!... Ah!...
-
-Et il ajouta:
-
---Et puis, ça n’est pas gênant dans un ménage!... Ça ne coûte rien de
-nourriture! On n’a pas besoin de leur donner à manger... Ils vont
-chercher leur vie dans les ordures de la rue!...
-
---Oui! siffla ma mère... et chez le boucher aussi!... Tous les mois, on
-vous apporte des notes de côtelettes et de gigots!... Ah! nous avions
-bien besoin de cela!... merci!...
-
-Mon père haussa les épaules, et montrant le petit chien:
-
---Allons donc!... Allons donc!... des gigots!... Qu’est-ce que tu
-chantes? Une petite bête comme ça... avec quoi veux-tu qu’elle prenne
-des gigots!...
-
-Ma mère s’obstinait:
-
---Et s’il pisse sur les meubles?... C’est toi qui les nettoieras,
-hein?...
-
---On le corrigera... D’ailleurs...
-
-D’un ton persuasif, et comme si cela devait couper court à toutes autres
-objections:
-
---D’ailleurs... reprit-il... il s’appelle Bijou!...
-
-Et il le mit à terre, tandis que ma mère soupirait:
-
---Enfin! Il faut en passer par tout ce que tu veux! Jamais tu ne ferais
-rien pour moi... Moi, je ne compte pour rien, ici. Ta domestique, et
-puis voilà tout!... Pourvu que tu trouves la soupe bonne, et ton linge
-propre... Ça te suffit!... Quant à moi!... Un chien... Dans la situation
-où nous sommes! Je vous demande un peu!
-
-Délivré de la peau de bique, Bijou alla, aussitôt, les oreilles
-tombantes et la queue basse, se cacher, sous le buffet, où il demeura,
-toute la soirée, allongé sur le ventre, à regarder d’un regard un peu
-étonné, singulièrement psychologique, les nouveaux maîtres chez qui il
-allait vivre désormais.
-
-J’étais enchanté.
-
-J’allais donc avoir enfin un compagnon, un ami de toutes les heures, un
-être intelligent et bon, et fidèle, avec qui je pourrais causer, en
-toute liberté, en qui je pourrais verser toutes mes confidences, mes
-chagrins, mes ennuis, mes joies... mes joies!... Eh! bien, oui, mes
-joies!... Puisque j’en aurai, maintenant, des joies, et qu’elles me
-viendront de lui.
-
-Ah! comme Bijou me parut supérieur à M. Narcisse, et comme notre amitié
-ne serait troublée par rien de mystérieux et de gênant!...
-
-J’augurai mille choses agréables et infiniment douces et d’une absolue
-sécurité en songeant à cette amitié future, car j’avais remarqué que, de
-son côté, Bijou avait dû faire, avait fait, relativement à moi, des
-réflexions pareilles aux miennes. J’avais remarqué également cette chose
-touchante, et dont je vous garantis, à vous qui lirez ces pages,
-l’exactitude: lorsque, après la discussion qui s’était élevée entre mon
-père et ma mère, il avait été, enfin, décidé qu’on ne chasserait pas
-Bijou, qu’on le garderait à la maison, le petit chien avait dressé les
-oreilles, et remué la queue, en signe de contentement... Il avait tout
-compris, le cher animal!... Et il semblait se dire à soi-même:
-
---Voilà deux êtres grossiers, ridicules, ignorants, avares, qui ne
-m’aimeront jamais--car ils ne peuvent pas savoir ce qu’est le cœur d’un
-chien--qui me battront, peut-être!... Il n’importe, et qu’est-ce que
-cela me fait?... S’il n’y avait qu’eux, parbleu! il est bien sûr que je
-m’en irais à la première occasion!... Oui, mais il n’y a pas qu’eux...
-Il y a aussi un petit garçon... et dans ce petit garçon que voilà, dans
-ce petit garçon silencieux et triste, et bon, bon, bon, j’aurai un ami
-délicieux, un gentil petit ami qui me caressera, qui me parlera, qui me
-contera des histoires, et dont je sens que l’âme est comme la mienne,
-tendre et fidèle... et qui n’est pas bête non plus, et qui trouvera bien
-le moyen de me donner, de temps en temps, des morceaux de sucre... Non,
-non, je n’irai pas voler de la viande chez les bouchers, et je ne
-pisserai pas sur les meubles, et je serai soumis, respectueux avec ces
-deux horribles gens, pour être aimé de ce petit garçon!... Et je
-sauterai sur ses genoux, et je lui lécherai les joues, et je trottinerai
-derrière lui quand il ira dans la campagne ou à travers les rues!... Et
-je mordrai aux jambes les méchants qui le frapperont... Et je serai un
-bon petit chien, comme il est un bon petit enfant!
-
-Je n’avais pas eu tort de prêter à Bijou toutes ces gentilles paroles et
-toutes ces braves intentions. Car, le lendemain matin, étant descendu
-avant ma mère à la cuisine, j’aperçus Bijou qui, dès qu’il m’eut vu,
-vint à moi, la queue joyeuse, et me sauta aux jambes...
-
---Oaou! oaou! oaou!...
-
---Oui! oui!... mon petit Bijou, je te comprends bien. Et nous nous
-amuserons tous les deux!... Et nous nous dirons des choses que nous
-n’avons dites encore à personne, parce que, vois-tu, personne ne
-comprend les petits chiens et les petits enfants.
-
---Aoue! aoue! aoue!
-
-Et prenant Bijou dans mes bras, je l’embrassai, et je lui dis:
-
---Bijou! Bijou! je suis content que tu sois venu... Je ne serai plus
-seul, maintenant, plus jamais seul!...
-
-Ah! qui expliquera jamais ce que c’est qu’un chien.
-
-Quant à moi, je ne l’essaierai point. Pour pénétrer dans l’âme inconnue
-et charmante des bêtes, il faudrait connaître leur langage--car elles
-ont, chacune, un langage avec quoi elles nous parlent et que nous
-n’entendons pas.
-
-Je sens très bien que cette incommunicabilité est une grande sagesse de
-la nature; elle la préserve de mille catastrophes qu’il est facile de
-deviner; elle la sauve, peut-être, de la destruction. Imaginez, ne
-fût-ce qu’un instant, l’œuvre de dévastation que l’homme pourrait
-entreprendre, s’il pouvait inculquer aux bêtes son génie de la mort?...
-Mais c’est en même temps une chose très douloureuse, du moins, une chose
-qui m’est, à moi, très douloureuse. Je ne souffre jamais tant qu’en
-présence d’un cheval, d’une vache, d’un oiseau, d’une chenille, et de ne
-pas savoir ce qu’ils pensent, ce qu’ils désirent, et comment ils pensent
-et désirent. Cette ignorance me gâta, bien des fois, mon amitié pour
-Bijou.
-
-Les physiologistes ont beau fouiller de leurs scalpels les entrailles,
-les organes, les muscles, le cerveau des bêtes, nous ne saurons jamais
-rien d’elles. La grande erreur et le grand orgueil aussi de ceux-là qui
-tentèrent d’étudier le fonctionnement de la vie intellectuelle chez les
-animaux furent de leur attribuer, à l’état embryonnaire, des idées
-humaines. Ils dirent que, se nourrissant et se reproduisant à peu près
-comme l’homme, ils doivent penser comme lui. La vérité est que les bêtes
-doivent penser selon leur forme: les chiens en chien, les chevaux en
-cheval, les oiseaux en oiseau. Et voilà pourquoi nous ne nous
-comprendrons jamais!
-
-Les savants ont tiré de l’infériorité des bêtes, par rapport à nous, cet
-argument que, depuis qu’elles existent, elles font toujours les mêmes
-choses avec les mêmes mouvements, qu’elles n’inventent ni ne
-progressent. Le lapin creuse son terrier de la même façon qu’il y a dix
-mille ans, le chardonneret tresse son nid, l’araignée tisse sa toile, le
-castor construit sa hutte, sans apporter jamais la moindre modification
-dans la forme et dans l’ornement. Toute fantaisie, toute spontanéité
-individuelle, toute liberté critique semblent leur avoir été refusées;
-et ils n’obéissent qu’à des rythmes purement mécaniques, lesquels se
-transmettent avec une précision déconcertante et une régularité servile,
-à toutes les générations de lapins, de chardonnerets, d’araignées et de
-castors. Qui nous dit que ce que nous appelons des rythmes mécaniques ne
-sont pas des lois morales supérieures, et que si les bêtes ne
-progressent pas, c’est qu’elles sont arrivées du premier coup à la
-perfection, tandis que l’homme tâtonne, cherche, change, détruit et
-reconstruit sans être parvenu encore à la stabilité de son intelligence,
-au but de son désir, à l’harmonie de sa forme?
-
-Et puis, refuser de la spontanéité, c’est-à-dire de la volonté, de la
-conscience, aux bêtes, me semble une proposition purement injurieuse et
-parfaitement calomniatrice.
-
-Entre autres faits effarants, angoissants, que je pourrais citer, en
-voici un auquel il me fut donné d’assister, et qui fit sur moi une telle
-impression que, depuis, je ne peux plus voir, sans remords, passer un
-troupeau de bœufs, et qu’il ne m’a plus été possible de manger du
-poulet.
-
-Ma mère avait une amie qui élevait des poules en grande quantité; vous
-pensez bien que ce n’était pas pour son plaisir qu’elle les élevait:
-elle les élevait pour les engraisser, les malheureuses bestioles, et
-pour les vendre. C’était une femme très méchante, et qui n’avait dans
-l’âme aucune générosité. Avoir tenu dans ses mains un être quelconque,
-un être avec un cœur qui bat et des yeux qui regardent, et des veines
-qui charrient la chaleur et la vie, et livrer cet être au couteau!...
-n’est-ce pas une chose monstrueuse?... Mais voilà un genre de réflexion
-que la brave femme ne faisait jamais!...
-
-Un jour, elle s’aperçut, avec stupeur, que sa basse-cour était ravagée
-par la diphtérie. Ses poules mouraient, mouraient, comme les mouches en
-novembre. Tous les matins, on en trouvait deux, cinq, dix, quinze,
-toutes raides, à la crête noire, sur le plancher des poulaillers... Et
-la brave femme se lamentait, Dieu sait comme, et elle pleurait, et elle
-criait:
-
---Les pauvres bêtes!... Les pauvres bêtes!
-
-Mais ce n’était pas sur «les pauvres bêtes» qu’elle pleurait, c’était
-sur elle-même. Sur le conseil d’un hygiéniste, elle commença par
-désinfecter sa basse-cour; puis, elle mit à part, à l’autre bout de sa
-propriété, dans une sorte de petit lazaret, les poules notoirement
-atteintes du mal... Elle les soigna avec un dévouement, ou plutôt, avec
-une ténacité surprenante. Le dévouement suppose de la noblesse, des
-qualités d’âme que n’avait point l’amie de ma mère; la ténacité évoque
-tout de suite un intérêt cupide. En effet, si elle souffrait, si elle se
-désespérait de la maladie de ses poules, ce n’est point qu’elle les
-aimât d’avoir été gentilles, c’est que c’était pour elle pertes d’argent
-ou gains compromis!
-
-Quatre fois par jour, elle se rendait au petit lazaret, avec toute une
-pharmacie compliquée et bruyante... Et c’était une grande pitié,
-vraiment, que de voir ces misérables poules, le dos rond, la plume
-triste et bouffante, la tête basse, rester immobiles, des journées
-entières, à regarder quoi! Elles ressemblaient à ces pauvres malades qui
-se navrent, sur des bancs, dans des jardins d’hospice...
-
-Accroupie au milieu du lazaret, la bonne femme les prenait une à une,
-les tâtait, les auscultait, leur nettoyait la gorge au moyen de longs
-pinceaux trempés dans des huiles antiseptiques... Puis, elle leur
-introduisait de force, dans le gosier, des boulettes de viande poudrées
-de quinquina. Et c’étaient des luttes, des cris, des battements d’ailes,
-un supplice enfin, pour les petites malades. Aussi, lorsqu’elles
-voyaient arriver de loin leur maîtresse, avec son tablier blanc, et sa
-pharmacie, et son panier de torture, elles se mettaient à glousser de
-terreur, à sautiller sur leurs pattes, et elles cherchaient à fuir...
-
-Or, une fois que j’étais chez la bonne femme et que je l’accompagnais au
-lazaret, voici ce que je vis... Oui, en vérité, voici ce que je vis...
-
-Aussitôt qu’elles nous eurent aperçus, la vieille et moi, traversant les
-pelouses et piquant vers le lazaret, trois poules survinrent
-clopin-clopant, se ranger devant leurs augettes remplies de millet, et,
-avec des mines ostentatoires et sournoises, avec des mouvements
-extraordinairement précipités, elles firent semblant de manger,
-avidement... Vous avez bien lu, n’est-ce pas?... Elles ne mangèrent pas:
-elles firent semblant de manger. Et le plus étonnant, c’est que, entre
-chaque coup de bec dans l’augette, elles nous regardaient d’un œil
-malicieux, et elles paraissaient nous dire:
-
---Vous voyez, mes braves gens, que nous sommes guéries, et que vous
-n’avez plus besoin, dorénavant, de nous racler la gorge, et de nous
-introduire ces horribles boulettes qui nous dégoûtent et nous font si
-mal... Admirez comme nous sommes de vaillantes poules, et quel appétit
-est le nôtre... Remportez vos boîtes, vos fioles, vos pinceaux!... Ah!
-ah!...
-
-Et, en effet, je ne m’étais pas trompé. Elles faisaient semblant de
-manger d’un appétit furieux, en tapant du bec, frénétiquement, dans
-l’augette qui, peu à peu, se vidait.
-
-La bonne femme, qui n’était pas une observatrice, fut prise à cette
-supercherie. Elle dit joyeusement:
-
---Ah! mes poules sont guéries!...
-
---Pas du tout!... protestai-je. Elles ne sont pas du tout guéries...
-Regardez-les bien... Elles font semblant de manger, dans le but d’éviter
-vos soins qui les embêtent.
-
---Tu es fou! Des poules!
-
---Mais regardez-les!...
-
---C’est ma foi vrai! s’écria la bonne femme. Ah! les garces!
-
-Et depuis ce jour, je n’ai pu, sans pleurer, voir un poulet à la
-broche... Est-il possible que l’homme ose se nourrir avec de
-l’intelligence, de la volonté, du caprice, de l’ironie, et toutes ces
-choses délicieuses qui sont dans l’âme des bêtes!...
-
-Quant à Bijou, je ne le gardai pas longtemps... Il mourut, par une
-triste nuit, entre mes bras; il mourut pour, en fouillant dans les
-ordures de la rue, avoir avalé un morceau de verre.
-
-Son agonie fut quelque chose d’horrible. Dans mes bras, il avait des
-plaintes, comme un petit enfant, et il me regardait, avec des
-supplications si douloureuses, que je pleurais à chaudes larmes, en
-criant:
-
---Bijou! Bijou! ne meurs pas... Tu me fais trop de peine... Ou si tu
-meurs, ne me regarde pas ainsi!... Bijou! Bijou! mon pauvre Bijou!...
-
-Quand il fut mort, je redevins plus seul que jamais!... Et d’avoir connu
-l’amitié d’une petite bête, la solitude me fut quelque chose de plus
-pesant et de plus atroce.
-
-C’est ainsi que je fus amené, peu à peu, par la privation de tout amour,
-à ne vivre qu’en moi-même, à me créer des figures, des aventures et des
-paysages purement intérieurs. Toute la journée, dans une petite pièce
-sombre qui donnait sur une cour noire et sale, occupé à la tenue des
-livres et à la correspondance commerciale, travaux que je finis par
-rendre absolument mécaniques, je ne sortais jamais plus, dans la ville
-ni dans la campagne. Depuis le départ de M. Narcisse, il n’y avait plus
-de fleurs chez nous, non, même plus de fleurs, sinon le bouquet nuptial
-de ma mère, qui se désagrégeait, sous un globe, dans la salle à
-manger... La sorte de petite grâce, l’espèce de petit parfum que nous
-avait apportés la présence du lamentable professeur, tout cela avait
-disparu... A peine si j’avais la curiosité de regarder dans la rue où
-c’étaient, sans cesse, les mêmes visages, les mêmes choses, les mêmes
-bêtes qui passaient, avec des habitudes chaque jour pareilles et des
-mouvements qui, jamais, ne se renouvelaient!... Les petites villes ont,
-même sur les bêtes, des influences déplorables et des contagions
-d’abrutissement... Quand j’avais des loisirs et des livres, je lisais;
-c’était là mon unique récréation. Mais j’ai déjà dit que je n’avais pas
-souvent de livres!
-
-J’en arrivai très vite, et presque sans souffrir, à m’abstraire de
-toutes choses ambiantes, même des événements quotidiens de la maison,
-même de mon père, de ma mère, de la vieille femme de ménage, des
-clients, qui n’étaient plus pour moi que de vagues ombres, projetées sur
-le carreau de la boutique, ou glissant sur les murs. La conversation de
-mes parents, le soir, leurs querelles, aiguës et glapissantes, leurs
-plaintes, leurs conseils et leurs reproches, tout cela n’avait pas plus
-d’importance dans ma vie muette et fermée aux bruits extérieurs, que le
-bourdonnement des mouches, dans l’arrière-boutique où je travaillais, ou
-que le vent soufflant du dehors, sur les toits de la ville!... Et
-encore, il m’arrivait, parfois, d’écouter le vent... Il avait des
-musiques que j’aimais...
-
-Ayant très peu vu, très peu vécu, mais beaucoup senti déjà, j’avais
-accumulé en moi, retenu en moi assez de formes différentes, assez de
-pensées et de sentiments divers pour me construire une existence
-silencieuse au dehors, violente et grondante au dedans, en somme, pleine
-de beautés plastiques et morales--du moins, je les jugeais telles...
-Cette existence, que je ne puis mieux comparer qu’à un temple dans un
-désert, je la peuplai de toutes sortes de choses et de toutes sortes de
-gens, faits de ce que j’avais saisi au passage, empruntés aussi à ce que
-j’avais lu dans les livres... Et mon imagination achevait le reste...
-Évidemment, cela était souvent incohérent et chimérique. Il y manquait,
-en plus de l’harmonie, la force créatrice de la réalité, mais je m’y
-amusai extrêmement. Et je ne tardai pas à développer en moi, chaque jour
-davantage, par un entraînement continuel, par une espèce de curieux
-automatisme cérébral, cette puissance d’idéation, cette frénésie
-d’évocation si extraordinaire, que mes rêves prenaient, pour ainsi dire,
-une consistance corporelle, une tangibilité organique, où mes sens se
-donnaient l’illusion parfaite de s’exercer, de s’exalter mieux qu’à des
-réalités! J’ai connu, sans me rendre compte de leur mécanisme, et sans y
-aider autrement que par le cerveau, j’ai connu, dès l’âge de treize ans,
-des plaisirs sexuels d’une singulière complication et d’une acuité de
-possession telle, que je ressentais, à les éprouver, d’obscures et
-mortelles terreurs.
-
-Mais je restais chétif, de nature rétrécie, de membres grêles et
-insuffisants, de muscles mous; j’avais, comme aujourd’hui--car je n’ai
-pas vieilli, étant né vieux--la peau étiolée, fripée et toute grise, mes
-veines charriaient un sang pauvre et mal coloré; mes poumons respiraient
-avec effort, comme ceux d’un pulmonique. Toutes ces tares
-physiologiques, je les attribue à cette tension permanente de mon
-cerveau qui, de tous mes organes, était le seul qui fonctionnât... Étant
-toujours assis, je n’ai pour ainsi dire pas grandi, et à seize ans, mon
-dos était voûté ainsi qu’un dos de vieillard...
-
-Hier, en fouillant dans un tas de choses inutiles et depuis longtemps
-mises au rebut, j’ai retrouvé une photographie de moi, faite, à cette
-époque, sur le désir de ma mère, par un photographe ambulant. Pourquoi
-ma mère a-t-elle eu cette idée bizarre de faire fixer mon image
-d’enfant, qui accuse son atroce égoïsme, et ce que sa maternité eut
-d’insensible et d’imprévoyant?... Cette photographie est un peu effacée
-et toute jaune. Mais les traits et l’expression du visage demeurent sur
-le fond disparu. Eh! bien, je n’ai pas changé... Je suis tel que j’étais
-alors... un petit vieux triste et fané. Non, en vérité, je n’ai pas
-vieilli, sinon que mes cheveux, rares d’ailleurs, ont pris une teinte
-ternement blanchâtre, et que mes dents--celles, du moins, que je n’ai
-pas perdues--sont devenues toutes noires et pareilles à des racines
-d’arbuste mort... Et voyez combien il y avait peu de vie physique en
-moi, ce qu’il y avait en moi peu de sève: ma barbe n’a pas poussé!
-Enfant, j’avais l’air d’un vieillard; vieillard, je ressemble à un
-enfant malade!... Et pourtant, quel est l’être humain en qui se soient
-concentrées plus de flammes que dans ce corps chétif que je suis, plus
-de flammes dévoratrices et meurtrières, et qui soit allé, comme moi,
-jusqu’au bout de son désir?...
-
-Chose curieuse, autant mes rêves, dans l’éveil, étaient exubérants et
-magnifiques, autant, dans le sommeil, ils étaient plats, pauvrement et
-douloureusement plats! Je n’avais alors et je n’ai encore maintenant que
-des rêves d’inachèvement, que des rêves d’avortement!... Je ne pouvais
-et je ne puis saisir quoi que ce soit, dans mes rêves, ni rien
-étreindre, ni rien atteindre, ni rien toucher!... Et, par un contraste
-bizarre, ce ne sont, dans ces rêves-là, que des représentations
-vulgaires, des figurations inférieures de la vie!...
-
-Ainsi, me voilà dans une gare... Je dois prendre le train... Le train
-est là, grondant, devant moi... Des gens que je connais et que
-j’accompagne, montent dans les wagons avec aisance... Moi, je ne puis
-pas... Ils m’appellent... Je ne puis pas, je suis cloué au sol... Des
-employés passent et me pressent: «Montez donc!... Montez donc!...» Je ne
-puis pas... Et le train s’ébranle, s’enfuit, disparaît. Les disques
-ricanent de mon impuissance; une horloge électrique se moque de moi...
-Un autre train arrive, puis un autre... Dix, vingt, cinquante, cent
-trains se forment pour moi, s’offrent à moi, successivement... Je ne
-puis pas... Ils s’en vont, l’un après l’autre, sans qu’il m’ait été
-possible d’atteindre, soit le marchepied, soit la poignée de la
-portière... Et je reste, toujours là, les pieds cloués au sol, immobile
-et nu--pourquoi nu?--devant des foules dont je sens peser sur moi les
-mille regards ironiques.
-
-Ou bien, je suis à la chasse... Dans les luzernes et dans les bruyères,
-à chaque pas, se lèvent bruyamment des perdrix... J’épaule mon fusil...
-je tire... Mon fusil ne part pas, mon fusil ne part jamais... J’ai beau
-presser sur la gâchette. En vain! Il ne part pas!... Bien souvent, les
-lièvres s’arrêtent et me regardent curieusement; les perdrix s’arrêtent
-dans leur vol, devenu immobile, et me regardent aussi... Je tire... je
-tire!... Il ne part pas... il n’est jamais parti!
-
-Ou bien encore j’arrive devant un escalier... C’est l’escalier de ma
-maison. Il faut que je rentre chez moi!... J’ai cinq étages à monter...
-Je lève une jambe, puis l’autre... et je ne monte pas!... Je suis retenu
-par une force incoercible, et je ne parviens pas à poser mes pieds sur
-la première marche de l’escalier... Je piétine, je piétine, je m’épuise
-en efforts d’inutile ascension... Mes jambes vont l’une après l’autre,
-avec une rapidité vertigineuse... Et je ne monte pas!... La sueur
-ruisselle sur mon corps, la respiration me manque... Et brusquement, je
-me réveille... le cœur battant, la poitrine oppressée... la fièvre dans
-toutes mes veines où le cauchemar galope...
-
-Tels sont mes rêves, la nuit; tels sont toujours mes rêves!... Pourquoi
-ces rêves, et jamais d’autres?... Y a-t-il donc un symbole dans les
-rêves?
-
-J’en ai dit assez, je pense, sur mon adolescence solitaire, rêveuse et
-triste, pour bien faire comprendre le pauvre être silencieux, ignorant,
-timide et passionné que j’étais, lorsqu’il fut, un beau soir, décidé par
-mes parents que j’irais à Paris. Je dis mes parents et ce n’est exact
-que pour l’un d’eux, car mon père n’approuvait pas ce départ, et il
-invoquait, à l’appui de sa résistance, des raisons comme celle-ci, qu’il
-émettait, du reste, la bouche molle, le regard incertain, avec l’air de
-«s’en fiche», si je puis dire:
-
---Il est bien trop bête, pour aller à Paris... Pour un autre, parbleu!
-Paris serait la fortune!... Ah! si j’avais été à Paris, moi!... Mais
-lui!... Que veux-tu qu’il fasse à Paris!... Jamais il ne se reconnaîtra
-dans les rues de Paris... Ah! le pauvre enfant!...
-
-Ma mère était d’un avis différent... On sentait, dans toutes ses
-paroles, la hâte qu’elle avait de se débarrasser de moi... Pourquoi?
-Est-ce que je la gênais? Est-ce que je la contrariais en quoi que ce
-fût? Cela me fit de la peine, non pour moi, je vous assure, mais pour
-elle... Je n’aimais pas à la surprendre en flagrant délit d’égoïsme et
-de dureté. Aux objections, d’ailleurs, de plus en plus indécises de mon
-père, elle répliquait:
-
---Une place comme ça!... C’est une chance incroyable... une occasion
-unique. Si nous n’en profitons pas, nous l’aurons toujours sur les
-bras!... Que peut-il devenir ici, sinon manger de la nourriture qu’il ne
-gagne même pas!...
-
---Enfin, il t’aide... Il tient tes livres!
-
---Eh bien...! il ne manquerait plus que ça!
-
---Oui, mais, Paris!... Paris!...
-
---Voilà-t-il pas une grande affaire?... Il s’arrangera, donc!...
-
-Or, cette chance, cette occasion unique, cette place obtenue, grâce à je
-ne sais plus quelles recommandations de curés, c’était une place moitié
-de comptable, moitié de copiste, dans une administration dont après
-trois ans je n’ai jamais pu savoir ce qu’elle administrait, et si elle
-était commerciale, industrielle, financière, artistique, politique,
-religieuse, militaire, maritime, coloniale, étant un peu tout cela, et
-bien d’autres choses encore...
-
-Naturellement, ce fut l’avis de ma mère qui prévalut. Quant à moi, selon
-les bonnes traditions de la famille, je n’avais même pas été consulté.
-Bien d’autres eussent été heureux de partir d’une maison où ils
-n’étaient pas aimés, heureux de conquérir leur liberté et de donner à
-leurs rêves de jeunesse l’essor magnifique... Eh bien, cette décision,
-je l’acceptai avec la plus complète indifférence et--cela vous paraîtra,
-peut-être, extraordinaire--sans la moindre curiosité. Là ou ailleurs,
-que m’importait!... Puisque j’avais déjà pris l’habitude de ne pas vivre
-parmi les hommes et parmi les choses... puisque je sentais que je ne
-pourrais vivre qu’en moi-même!
-
-Ce fut ma mère qui m’installa à Paris, n’ayant pas, pour cette délicate
-mission, confiance en mon père, lequel «ne faisait jamais que des
-bêtises, et n’avait pas la moindre idée de ce qu’est l’argent»... Elle
-profita de ce voyage pour renouer connaissance avec ces vieux amis de la
-famille, les braves merciers du Marais, chez qui le commerce n’allait
-pas, et dont, plus tard,--à la suite des circonstances infiniment
-burlesques que j’ai racontées--je devais épouser la fille. Nous fûmes
-bien accueillis. Chacun se remémora un tas de vieilles choses oubliées
-et, dans un attendrissement général, il fut convenu que je viendrais,
-chaque dimanche, dîner en famille, avec ces vieux amis de la famille,
-que diable!...
-
---Et nous le surveillerons! Et nous lui apprendrons ce que c’est que
-l’existence parisienne... Ce sera comme notre enfant... notre deuxième
-enfant!...
-
-Braves gens!... Ah! l’horreur sinistre des braves gens!...
-
-Sur leur indication, ma mère me choisit, pour la somme de quinze francs
-par mois, une chambre, ou plutôt un indicible taudis, dans une ignoble
-maison meublée de la rue Princesse, une petite rue étroite et sombre,
-sans cesse encombrée de lourds camions et où jamais l’air ni la lumière
-n’avaient pénétré... Une prison!... Ma mère dit simplement, après avoir,
-pour la forme, inspecté la chambre:
-
---Ça n’est pas très luxueux... mais c’est bien suffisant pour un jeune
-homme de province... Et puis, là, tu es à égale distance de ton bureau
-et des vieux amis de la famille... Et, surtout, il ne faut pas oublier
-qu’il y a là, tout près, un omnibus pour les jours de pluie... ce qui
-est très commode...
-
-Ma chambre donnait à l’extérieur sur une cour aussi noire, aussi humide,
-mais moins large qu’un puits. Quand on ouvrait l’unique fenêtre, on se
-heurtait à la fenêtre, en face, où pendaient sur des cordes
-d’innommables guenilles... A l’intérieur, elle donnait sur un palier
-effrayant, puant, suintant, et qui, tout de suite, vous donnait l’idée
-du crime... Le soir, une petite veilleuse qui brûlait dans un coin, à
-chaque étage, faisait mouvoir des ombres effarantes... et, sur les murs,
-des rampements d’insectes mous...
-
-Pour voisins, j’avais à droite une espèce d’individu sale et rébarbatif
-qui--je le sus plus tard--vendait dans les rues des plans de Paris, et,
-je crois, aussi, des images défendues, qu’on appelle des cartes
-transparentes; à gauche, j’avais une vieille dame asthmatique, qui
-réparait des tapisseries... Les locataires des autres étages me
-semblèrent, dans le même genre, de condition misérable ou de métier
-louche, appartenant presque tous à cette confrérie extraordinaire,
-mystérieuse et troublante du camelot!... J’avoue que je ne fus pas trop
-rassuré. Lorsque je sortais de la maison ou que j’y rentrais, j’avoue
-que j’avais au cœur un tremblement, un effroi... l’effroi de ces murs,
-de ces escaliers, de toute cette obscurité morne et visqueuse, où les
-rencontres humaines prenaient des aspects sinistres...
-
-Ma mère, sans doute, n’avait rien vu de tout cela. Elle n’avait vu ni
-ces murs, ni ces escaliers, ni ces visages, car je ne puis croire
-qu’elle ait, délibérément et consciemment, choisi ce coupe-gorge pour y
-loger son fils...
-
-Durant les trois premières nuits, bien que j’eusse la prudence, aussitôt
-rentré, de verrouiller ma porte, il me fut impossible de m’endormir. Et
-je regrettai presque ma chambre de là-bas, qui, certes, n’était pas
-somptueuse non plus... et je regrettai aussi la cour si triste où ma
-mère, le matin, venait, sale et débraillée, traînant ses savates et son
-jupon dans l’ordure, étendre ses frusques sur les cordes... Et je
-regrettai, pareillement, la rue si mélancolique où, toujours aux mêmes
-heures, spectres d’hébétude, les mêmes passants passaient!...
-
-C’est dans cette maison de la rue Princesse que, huit jours après mon
-installation, il m’arriva la seule aventure dramatique de ma vie, car
-mon mariage, au fond si tragique, et la mort si irrésistiblement comique
-de ma belle-mère, je ne les considère pas comme des aventures, mais
-seulement comme de menus incidents sans importance ou du moins, comme
-des incidents dont l’importance n’est que pittoresque et anecdotique.
-Vous comprendrez donc que je mette une certaine coquetterie d’émotion,
-et même quelque orgueil, à vous en faire le récit...
-
-Une nuit--il pouvait être deux heures du matin--je venais de
-m’endormir... Je m’endormais très tard, parce que ayant pu me procurer
-des livres je lisais, je lisais, jusqu’à ce que la fatigue me fît tomber
-le livre des mains... Je venais de m’endormir, lorsque je fus réveillé
-en sursaut par un grand cri... Ce cri semblait avoir été poussé dans la
-chambre de gauche qu’habitait la vieille dame aux tapisseries... Je me
-dressai sur mon lit, écoutant... A vrai dire, je n’étais pas très
-étonné... Terrifié?... oui, peut-être... Mais étonné, non!... Ce qui
-m’étonnait, c’est que ce qui arrivait là ne fût pas arrivé plus tôt...
-Qu’était-il donc arrivé? J’écoutai, le cœur battant... Un second cri
-plus faible... puis, comme un bruit de lutte... un heurt de meubles...
-un paquet qu’on traîne... des chaises remuées... des coups sourds... et
-enfin, une voix, une voix de terreur, que je distinguai nettement... une
-voix de femme comme étouffée, et criant: «Au secours!... au secours!...»
-à plusieurs reprises... puis rien!...
-
-Je me levai... A la hâte, je m’habillai dans l’obscurité... Ma peur
-était telle, à ce moment, que pour rien au monde je n’aurais voulu
-allumer une bougie...
-
-Dans la chambre voisine, tous les bruits avaient cessé... Et c’était
-maintenant, dans toute la maison, comme un silence de mort...
-
-Qu’allais-je faire?... J’hésitai longtemps à prendre un parti...
-N’avais-je pas été victime d’une hallucination?... J’écoutai encore...
-Rien... rien!... Rien que le tic-tac de mon cœur qui battait avec
-force... Et ce silence me parut plus effrayant que les bruits, que la
-voix, que les coups sourds!...
-
---Il faut que je sache!... il faut que je sache!... me dis-je.
-
-J’ouvris la porte, et me trouvai sur le palier. La veilleuse était
-éteinte... Une ignoble odeur d’huile brûlée me fit broncher, comme un
-jeune cheval l’odeur d’un cadavre dans la nuit...
-
-Et, perdu dans cette ombre, je me sentais tout tremblant... tout
-tremblant... tout petit... tout petit!... Ah! si petit!...
-
-Je n’osais plus, je ne voulais plus, je ne pouvais plus avancer; la nuit
-du palier pesait sur moi plus lourde, plus écrasante, qu’une chape de
-plomb... Et le silence était si profond que j’entendais, réellement,
-ramper les insectes noirs sur les murs...
-
-Pourtant, le courage ne tarda pas à me revenir; le désir de savoir ce
-qui s’était passé là, de connaître la raison de ces cris, de ces appels,
-de ces chocs sourds, dissipa ou plutôt galvanisa ma terreur... Après
-tout, j’avais peut-être été victime d’une hallucination... Mais je
-voulais en avoir le cœur net, comme disait ma mère chaque fois qu’elle
-se trouvait en présence d’un événement embrouillé, de quelque chose
-qu’elle ne comprenait pas et dont elle avait l’obsession de la
-comprendre... Si je mentionne ce souvenir, qui peut paraître puéril ou
-déplacé en un tel récit, c’est que je me rappelle--comme si je les
-revivais encore,--que, durant ces tragiques minutes, j’avais, en moi, la
-hantise de cette phrase stupide et que je me répétais sans cesse, d’une
-voix intérieure, mais obstinée, ces mots: «Je veux en avoir le cœur net,
-je veux en avoir le cœur net!...»
-
-Je rentrai dans ma chambre où j’allumai--avec combien de peine--une
-bougie... et je sortis, de nouveau, sur le palier.
-
-Alors je vis une chose si effrayante que je reculai encore... Mais ce ne
-fut qu’une faiblesse d’une seconde, et, par un violent effort sur
-moi-même, je la surmontai facilement... Voici ce que je vis.
-
-La porte de droite, la porte de cette chambre qu’habitait la vieille
-dame aux tapisseries, était grande ouverte... Un linge blanchâtre et
-deux pieds en dépassaient le seuil, deux pieds immobiles et nus, deux
-pieds dressés dans la position que doivent avoir les pieds appartenant à
-une personne couchée sur le dos...
-
-Il est rare que les choses--à l’exception des yeux--soient effrayantes
-en soi. Elles ne le sont que par les circonstances qui les entourent, à
-un moment déterminé, et les événements terribles où elles n’ont d’autre
-valeur d’action que d’y avoir--je ne dis pas même participé, mais
-simplement assisté!...
-
-Ce qui m’effrayait dans ces pieds, ce n’étaient pas les pieds eux-mêmes,
-mais les cris, les appels, les chocs que j’avais entendus, et qui leur
-donnaient une signification précise de témoignage? Et puis, il faut bien
-que je le dise... A cet effroi général, s’ajoutait un autre effroi
-particulier; c’est que j’ai toujours eu, non pas, peut-être, la terreur,
-mais l’invincible dégoût des pieds nus. Je ne saurais expliquer
-pourquoi... mais je n’ai jamais pu voir des pieds nus, sans qu’aussitôt
-ils évoquassent en moi les images si singulièrement effarantes,
-cauchemardantes, de l’Embryon... des analogies avec les larves, les
-fœtus... oui, tout le cauchemar angoissant et horrible de l’incomplet,
-de l’inachevé!
-
-Je fus quelque temps à pouvoir détacher mon regard de ces pieds qui,
-d’abord rigides comme des pieds de mort, me parurent ensuite, à force de
-les regarder fixement, doués d’une vie douloureuse... Du moins, il me
-sembla bien--mais il se peut que la lumière dansante de la bougie m’ait
-donné cette illusion--que le gros orteil du pied gauche eut, à plusieurs
-reprises, des mouvements de crispation, et faut-il l’écrire?--des
-grimaces, de véritables grimaces, ainsi qu’un visage... Enfin,
-m’habituant à cette lueur étrangement mouvante de la bougie, qui
-déplaçait et les couleurs et les formes, il me sembla aussi que ce bout
-de linge blanc dont j’ai parlé était tout tacheté de sang...
-
-Décidé à savoir, je me portai en face de la chambre, et, tendant la
-lumière au bout de mon bras allongé, dans l’ombre de la chambre, je vis
-ceci:
-
-Une femme--la vieille femme aux tapisseries,--était couchée sur le
-plancher, la gorge largement fendue par une blessure où le sang se
-caillait en noirs et luisants grumelots. Elle était à peu près nue et
-très pâle de peau... Sur sa pauvre gorge couturée, sur sa poitrine
-maigre, sur ses bras osseux, sur son ventre plissé, dans ses cheveux
-grisonnants, partout du sang... des éclaboussements de sang... Je me
-souviens que sa main baignait, tout entière, dans une mare rouge qui
-s’étalait autour d’elle, sur le plancher...
-
-Je pensai défaillir, mais faisant appel à tout mon courage, à toutes mes
-énergies, je me précipitai sur la vieille femme, je me penchai pour
-voir, pour sentir qu’elle n’était pas morte... qu’elle respirait encore,
-peut-être!... Je tenais le bougeoir dans ma main droite et, en me
-penchant sur la vieille femme, je me rappelle qu’une goutte de cire
-liquide tomba sur son œil grand ouvert, sur son œil terrifié où elle se
-figea, blanchâtre, comme une taie.
-
-Et toujours en moi cette phrase qui ne me quittait pas, et qui,
-maintenant, sautillait en moi, comme un refrain de chanson:
-
---Je veux en avoir le cœur net... je veux en avoir le cœur net!...
-
-Je posai le bougeoir près du corps et je me mis à le tâter en toutes ses
-parties... Les membres étaient encore chauds et souples... Mais le
-ventre se refroidissait et le cœur ne battait plus! La pauvre vieille
-était bien morte, bien morte, bien morte!
-
-Or, je veux vous avouer l’étrange sensation que j’éprouvai à la suite de
-cette constatation... Ce fut presque de la joie... Non, pas de la joie
-tout à fait... mais quelque chose de doux comme un allègement, comme une
-délivrance. J’avais la poitrine libre, les membres plus légers, le
-cerveau tranquille... Je ne ressentais plus de terreur et, en vérité,
-j’étais presque content que la vieille fût morte!... Morte, je n’avais
-plus rien à faire qu’à me dire qu’elle était bien morte; vivante,
-c’était toute une complication: il m’eût fallu tenter de la rappeler
-complètement à la vie... Et je comprenais mon impuissance devant cette
-responsabilité.
-
---Ma foi! me dis-je avec une philosophie admirable, mieux vaut pour elle
-et pour moi qu’elle soit morte!... Et nous en avons tous les deux, elle
-et moi, le cœur net!...
-
-A la lueur très faible de la bougie, je remarquai dans la chambre des
-traces de violence et de lutte: les draps du lit arrachés, deux chaises
-tombées, les tiroirs d’une commode vidés, un globe de verre brisé et
-dont les morceaux brillaient, çà et là, parmi des choses déchiquetées et
-jonchant le carrelage du plancher. Je n’attachai pas, d’abord, à ce
-désordre des objets une idée autre que celle du désordre lui-même... Et,
-à ce moment-là, chose extraordinaire, devant ce cadavre encore chaud, et
-mutilé, devant ce sang répandu, devant ces traces de lutte, il ne me
-vint pas à l’esprit que la vieille avait été assassinée, comme si ces
-choses-là étaient naturelles, qu’elles avaient dû s’accomplir
-d’elles-mêmes et toutes seules!
-
-Je commençai par ramener sur le ventre nu de la vieille femme sa chemise
-roulée, déchirée et sanglante, et, prenant le cadavre dans mes bras, la
-face, la poitrine, les mains barbouillées de sang visqueux, je
-m’ingéniai à le soulever, à le traîner, afin de pouvoir le déposer sur
-le lit... Deux fois, je le laissai retomber avec un bruit sourd...
-Ploc!...
-
---Je veux en avoir le cœur net... je veux en avoir le cœur net!...
-chantait en moi la voix de plus en plus obstinée.
-
-Et, comme, pour la troisième fois, je tentais d’enserrer le cadavre trop
-lourd pour mes bras débiles, une main, tout à coup, se posa sur mon
-épaule, pesamment.
-
-Je poussai un cri et me retournai... Et je vis deux yeux féroces et
-gouailleurs, une barbe sale, une bouche ignoblement tombante, la bouche,
-la barbe, les yeux de mon voisin, le camelot...
-
---Ah!... ah!... fit-il, je t’y pince!...
-
-Puis:
-
---Qu’est-ce que tu fais ici?...
-
-L’étonnement ne me permit pas de parler, l’étonnement, seul, car je
-n’imaginais rien au delà de cette présence, et je n’en redoutais rien
-d’autre que la propre terreur qu’elle dégageait:
-
---Qu’est-ce que tu fais ici?... répéta-t-il.
-
---Je ne sais pas!... balbutiai-je.
-
---Ah! tu ne sais pas!... tu ne sais pas!... Elle est bonne!...
-
-Et il me secouait rudement par les épaules... Et ses yeux avaient des
-lueurs sombres. Il était en chemise, lui aussi, avec les jambes nues,
-des jambes couvertes de poils.
-
---Pourquoi es-tu ici?
-
-Alors, ne sachant ce que je répondais, je répondis sur l’air de la
-chanson, qui chantait en moi:
-
---Je voulais en avoir le cœur net!... Je voulais en avoir le cœur
-net!...
-
---Ah! tu voulais en avoir le cœur net!... Eh bien... attends un peu!...
-
-M’ayant lâché, il sortit, referma la porte... Et j’entendis aussitôt la
-voix qui retentissait dans l’escalier.
-
---A l’assassin!... au secours! au secours!...
-
-Et des portes s’ouvrirent, claquèrent. Et des voix se répondirent,
-d’étage en étage... Et les cris du camelot retentirent, plus forts:
-
---A l’assassin!... au secours!... à l’assassin!...
-
-Hébété, je m’étais laissé tomber, sur le plancher, près du cadavre... Et
-je répétais sur l’air d’une vieille chanson de mon pays:
-
---Je veux en avoir le cœur net!... Je veux en avoir le cœur net!...
-
-Aux appels, aux cris poussés par le camelot dans l’escalier, toute la
-maison s’était réveillée, toute la maison s’était levée. Et la chambre
-de la vieille fut bientôt envahie par une foule de curieux, les uns
-vêtus à la hâte de n’importe quoi, les autres en chemise, tous si
-pittoresquement désordonnés, si expressivement effarés et tremblants,
-que, malgré mon hébétude, je ne pus m’empêcher de remarquer leurs
-comiques silhouettes et d’en jouir--ce ne fut qu’un moment--d’en jouir
-comme d’un spectacle très divertissant. Même, après tant d’années, je
-revois la plupart de ces têtes, lâches, peureuses et cruelles, et ce
-m’est encore une gaieté...
-
-Ils arrivaient successivement dans la chambre, chacun avec un petit
-bougeoir à la main, tendaient le col, demandaient:
-
---Qu’est-ce qu’il y a?... Qu’est-ce qu’il y a?
-
-A toutes les interrogations, le camelot répondait:
-
---Hé! Vous le voyez bien... Il y a qu’elle est morte!... Il y a qu’il
-l’a tuée!...
-
---Oh! mon Dieu!...
-
-Il me désignait d’un doigt formellement accusateur à l’indignation de
-tous... Et pour qu’il ne restât plus un doute dans l’esprit de personne,
-il expliquait avec des gestes rapides:
-
---Je l’ai surpris au moment où il achevait de la tuer... Elle était
-renversée comme ça, sur le plancher... lui, couché sur elle... comme ça,
-il la tenait à la gorge... Et il farfouillait la blessure de son
-couteau, comme ça!... comme ça!...
-
-Il y avait, çà et là, des exclamations d’horreur, et, peut-être, des
-protestations, des doutes...
-
---Mais, regardez-le... s’acharnait le camelot... Regardez sa chemise,
-ses mains, son visage... Ils sont pleins de sang!
-
---C’est vrai!... C’est vrai!...
-
---Oh!... oh!... oh!...
-
-Une femme dit:
-
---C’est presque un enfant!
-
-Un autre dit:
-
---Il n’a pas de barbe encore!...
-
-Une troisième dit simplement, avec de l’admiration:
-
---Ainsi!... Voyez-vous ça!
-
-Alors, le camelot insistait:
-
---Mais regardez-le!... Et son air de bête prise au piège!...
-
---C’est vrai!... C’est vrai!...
-
-Comme je l’ai raconté plus haut, épuisé par mes efforts à le soulever, à
-le traîner, je m’étais laissé tomber près du cadavre... Je ne faisais
-pas un mouvement... Et je considérais tout ce monde, je considérais le
-camelot, sans entendre encore, sans comprendre qu’il m’accusait du
-meurtre de la vieille aux tapisseries... Je n’avais plus aucune idée
-dans la tête... Ma tête était vide, vide, vide!... Et tout cela qui se
-passait autour de moi était si nouveau, si étrangement nouveau, et si
-grimaçant, si incohérent, qu’il ne m’était pas possible d’admettre que
-je ne rêvasse point... Toutes ces figures, je me rappelle, n’avaient
-plus pour moi la moindre consistance corporelle... C’étaient des ombres
-qui se déformaient au moindre souffle du vent entrant par la porte, et
-qui s’évanouissaient pour se reconstituer ensuite, fuligineuses... Je
-les suivais, comme on suit, dans l’air, les fumées, les nuages ou les
-brumes qui montent, le matin, des rivières...
-
-Le camelot, actif et terrible, vint à moi, m’obligea à me lever, et,
-m’empoignant l’épaule d’un geste rude:
-
---Comment l’as-tu tuée?... Pourquoi l’as-tu tuée?... Réponds!...
-
-Comme je restais muet:
-
---Allons! réponds... insista-t-il.
-
-Et il me secouait l’épaule à me briser la clavicule. Il me semblait
-aussi que ma cervelle clapotait dans mon crâne, comme de l’eau remuée...
-J’avais le vertige...
-
---Réponds donc!...
-
-Machinalement, je répondis:
-
---Je ne sais pas... Je ne sais pas!...
-
-Triomphalement, le camelot se tourna vers les curieux, et, les prenant à
-témoin de mes paroles:
-
---Vous voyez! dit-il... Vous entendez!... Il avoue!
-
---Oui!... oui!... oui!...
-
-Je vis des bouches m’invectiver, des yeux me maudire, des poings se
-tendre furieux et menaçants vers moi... Une femme enveloppée d’un châle
-rouge, et qui tenait une petite lampe à pétrole dans sa main, proposa
-qu’on me mît à mort.
-
---Oui!... oui!... oui!...
-
-Le camelot s’interposa:
-
---Non!... Il ne faut pas y toucher... Il faut qu’il meure sur
-l’échafaud... Attendons le commissaire de police... On est allé chercher
-le commissaire de police...
-
-Un vieil homme hochait la tête... Il dit:
-
---Est-ce possible!... Il est si faible... Et les blessures sont si
-horribles... La gorge a été fendue d’un seul coup!...
-
---Mais regarde donc sa chemise sanglante, réitéra le camelot, ses mains
-rouges, son visage tout barbouillé... Et puisqu’il avoue!...
-
---C’est vrai!... c’est vrai!...
-
-Le vieil homme s’obstina:
-
---Je ne dis pas le contraire... Pourtant, il est bien faible... Et il
-paraît idiot!...
-
---Puisqu’il avoue!... Tu l’as bien entendu!...
-
-S’adressant aux curieux:
-
---Vous l’avez bien entendu, tous? demanda-t-il d’une voix forte.
-
---C’est vrai!... c’est vrai!...
-
---Et il n’est ici que depuis huit jours!... Qu’est-ce qu’il est venu
-faire ici?... Pourquoi est-il ici?...
-
---C’est vrai!... C’est vrai!...
-
-Ensuite, on parla de la vieille, de ses vertus, de sa bonté; on vanta sa
-vie pauvre et résignée... C’était une sainte... Pour tuer une pareille
-femme, il ne fallait pas avoir de cœur!... Il fallait avoir l’âme bien
-criminelle!... Quelques-uns pleurèrent...
-
-Combien de temps cette scène dura-t-elle? Je n’en sais rien. Il arriva
-que je n’entendis plus rien... J’étais engourdi... J’avais comme un
-immense besoin de dormir... Et lorsque le commissaire de police entra,
-suivi de plusieurs agents, mon esprit était bien loin de l’hôtel, du
-camelot, du cadavre... Mon esprit était revenu au pays, là-bas, à M.
-Narcisse, à ma mère, à mes longues stations contre les vitres de ma
-chambre...
-
---Comment vous appelez-vous?... me demanda le commissaire.
-
---Je ne sais pas... je ne sais pas!... répondis-je.
-
---Vous ne voulez pas dire comment vous vous appelez?...
-
---Je ne sais pas!...
-
-Le commissaire grogna:
-
---C’est bien!... Hum!...
-
-Puis il me laissa sous la garde des agents, il examina le cadavre,
-inspecta la chambre du crime, puis la mienne, toujours suivi du camelot
-obséquieux et bavard, qui, sans cesse, répétait:
-
---Monsieur le commissaire, voilà comment ça s’est passé...
-
-Le commissaire de police était un petit homme gros et court et qui
-soufflait comme un bœuf. Malgré la gravité de l’affaire, malgré le
-cadavre et le sang il avait une physionomie joviale, un air de pochard
-gai et bon enfant, que le souci de sa responsabilité ne parvenait pas à
-rendre sévère. Il ne me fit pas peur. Au contraire, son agitation
-m’amusa extrêmement. Il entrait, tournait, virevoltait, sortait,
-revenait et ressortait avec un empressement si comique, qu’il
-ressemblait à un fantoche de pantomime. Et le camelot fantoche aussi,
-mais fantoche sinistre, ne le quittait pas d’une semelle, entrait,
-tournait, virevoltait, sortait, revenait et ressortait avec lui,
-toujours bavard et toujours gesticulant. Sur le palier, les gens de
-l’hôtel assistaient curieusement à ces allées et venues, ne perdant pas
-un seul des mouvements du commissaire et du camelot. Et moi, flanqué de
-deux agents indifférents et silencieux, je faisais comme les gens de
-l’hôtel, sans songer un instant que je fusse un des principaux acteurs
-de ce drame. Et je me souvenais que, jadis, étant enfant, j’avais vu,
-dans des baraques de la foire, des scènes pareilles, dont le burlesque
-n’était peut-être pas si intense, et ne diminuait pas, aussi
-complètement, la majesté terrible du crime.
-
-Lorsque le commissaire se fut enfin rendu compte et du meurtre de la
-vieille, et de la disposition des lieux, il ordonna aux curieux de se
-retirer chacun chez soi... Puis, s’adressant au camelot, qui lui
-soufflait dans le dos je ne sais quelles dénonciations:
-
---Qu’est-ce que vous foutez ici, vous? Allez-vous-en!...
-
-Mais le camelot résistait:
-
---Puisque je l’ai vu, monsieur le commissaire! Ma présence ici est
-indispensable. Je suis le seul témoin!... Puisque j’ai tout vu.
-
---Comment vous appelez-vous?
-
---Isidore Borgne, monsieur le commissaire.
-
---Hum! Hum!... Et qu’est-ce que vous faites?
-
---Je suis camelot...
-
---Ah! ah!... Qu’est-ce que vous faites, nom de Dieu?
-
---Je vends des plans de Paris...
-
---C’est bien!... Foutez-moi la paix, maintenant... Et si j’ai besoin de
-vous... je vous ferai appeler...
-
---Mais, monsieur le commissaire!...
-
-Le brave commissaire se fâcha, devant cette insistance, et appelant un
-agent:
-
---Empoignez-moi ce lascar-là, ordonna-t-il... Et surveillez-le!...
-
-Le camelot protesta pour la forme:
-
---Je suis un bon citoyen, moi... Ça ne se passera pas comme ça!...
-
-Et il se remit docilement, mais un peu effaré, aux mains de l’agent...
-
-Lorsque le palier fut déblayé, le commissaire referma la porte de la
-chambre qu’éclairaient maintenant deux bougeoirs, posés sur la cheminée,
-et une lampe à pétrole, sur une petite table encombrée, je me rappelle,
-de chiffons rouges. J’étais toujours flanqué de mes deux agents, et le
-cadavre gisait à mes pieds, sur le plancher où la mare de sang
-s’élargissait... Le magistrat prit une chaise, s’assit en face de moi,
-s’épongea le front, souffla... Et, après m’avoir considéré avec
-attention durant quelques secondes, il dit:
-
---Voyons ça!... voyons ça!... A nous deux, maintenant.
-
-Je n’étais pas ému... Et même, à cette minute tragique, j’avais l’esprit
-très libre... Je dois avouer aussi que le cadavre ne me terrifiait
-plus... Il ne me donnait pas d’autre idée que celle d’un vieux meuble
-brisé, d’un vieux tapis déchiré... Non, en vérité, je n’avais plus la
-sensation que cette chose inerte eût été une personne vivante... Toute
-ma curiosité allait vers le commissaire, vers sa face ronde et
-couperosée, où l’alcool avait déposé des couches de bistre, vers sa
-chaîne de montre qui pendait sur son gros ventre, et vers son pantalon
-qui, tendu sur ses larges cuisses courtes, faisait, aux jarrets ployés,
-des rides crapuleuses... Pas une seconde, en le regardant curieusement,
-comme on regarde une caricature, je ne songeai qu’il y eût, sous ce
-visage vulgaire, en ce grotesque exemplaire d’humanité déformée, qu’il y
-eût une force sociale... plus qu’une force sociale, mais la société tout
-entière, avec ses droits implacables de juger et de punir!...
-
-J’y ai pensé depuis, bien des fois, à cette fiction abominable et
-terrifiante qu’on appelle: la société!... Et bien des fois, je me suis
-demandé par suite de quelles déformations morales, de quelles aberrances
-intellectuelles, ceux à qui la prétendue société délègue ses droits
-arbitraires de juger et de punir, ont-ils, tous, un air de parenté
-physique, une ressemblance matérielle qui fait que depuis plus de deux
-mille ans, toutes les faces de juges sont pareilles, et portent les
-mêmes tares sinistres d’iniquité, de férocité, et de crime!...
-
-Cette observation ne s’applique pas à mon commissaire de police dont le
-visage, au lieu des tares professionnelles, se contentait de montrer des
-tares d’alcoolique, et une laideur rubiconde si joyeuse qu’il ne me vint
-pas à l’idée de trembler devant lui, comme quiconque, innocent ou
-coupable, doit trembler, jusqu’au tréfonds de ses moelles, devant le
-juge qui l’interroge...
-
-J’examinais donc le brave commissaire, et je ne le voyais plus dans la
-chambre où il était assis devant moi, c’est-à-dire, dans sa fonction
-sociale; je le voyais dans sa fonction humaine, c’est-à-dire au petit
-café où il devait, tous les jours, enluminer sa trogne et vernir ses
-joues et perdre, de plus en plus, dans la joie de boire, dans le rêve
-charmant d’être saoul, la cruauté de son métier... Et je l’aimais
-véritablement d’être un ivrogne, car les ivrognes sont de braves gens,
-et, toujours, d’admirables poètes.
-
-Tout à coup, le commissaire me demanda:
-
---Allons, voyons, dites-moi pourquoi vous avez tué cette vieille femme?
-
-Je n’avais pas bien compris cette question, qu’il m’avait posée d’une
-voix soufflante et brouillée. Je dis machinalement:
-
---Je voulais en avoir le cœur net.
-
-Le commissaire s’ébroua comme un cheval.
-
---Comment, le cœur net? fit-il. Le cœur net de quoi? Vous vouliez la
-violer?...
-
---Oh! monsieur le commissaire...
-
---Enfin, expliquez-vous!... Quoi? Qu’est-ce que vous entendez par votre
-cœur net?
-
-Et, sans me donner le temps de répondre, brusquement:
-
---Comment vous appelez-vous?
-
-Je me nommai.
-
---Et qu’est-ce que vous faites ici?
-
-Je le lui dis.
-
---Quel âge avez-vous?
-
---Vingt ans!
-
---Et d’où venez-vous?
-
-Alors, je racontai mon pays, ma mère, monsieur Narcisse, mon petit chien
-Bijou, ma maladie, notre voyage à Paris, et les vieux amis de ma
-famille, et la terreur que j’avais eue, dès le premier jour, dans
-l’escalier de la maison meublée...
-
-Le commissaire ponctuait chaque phrase d’exclamations comme celles-ci:
-«Bon! Bon! Diable!... Diable!» et il soufflait comme une forge!
-
-Lorsque j’eus terminé mon récit:
-
---C’est bien curieux!... fit-il, c’est curieux!... Une jeune femme, mon
-Dieu... que vous l’ayez tuée, je ne l’excuserais pas... mais je le
-comprendrais... Dans la passion, on ne se connaît plus... Va te faire
-fiche! Mais une vieille comme celle-ci!... Ma parole d’honneur, c’est
-trop fort!... Vous êtes donc fou?...
-
---Mais je ne l’ai pas tuée, monsieur le commissaire, criai-je de toutes
-mes forces. Ce n’est pas moi qui l’ai tuée!...
-
---Alors, qu’est-ce que vous me chantez depuis une demi-heure? Qui est-ce
-qui l’a tuée?...
-
---Je ne sais pas!...
-
-Le commissaire se leva, me prit par les épaules, me regarda fixement:
-
---C’est le camelot, hein!... Allons, dites-le!... Mais dites-le donc!...
-
---Mais non... je ne sais pas... je n’ai rien vu... Et c’est pour cela,
-monsieur le commissaire, que je voulais en avoir le cœur net!
-
-Le commissaire réfléchit, puis, prenant une résolution brusque:
-
---Tout cela n’est pas clair! dit-il... Je vais vous mener au Dépôt... Je
-vais mener aussi le camelot au Dépôt... Vous vous débrouillerez devant
-le juge d’instruction.
-
-Et il ordonna aux agents:
-
---Au Dépôt, tout le monde!... Par le flanc droit, arche!...
-
-Je fus donc conduit au Dépôt. Durant la route, le camelot ne cessa de
-protester:
-
---Je suis un citoyen français!... Je me plaindrai à Rochefort!...
-
-Il y avait eu, dans la journée, une rafle de malfaiteurs et de filles
-publiques. Toutes les salles de cette abominable prison étaient
-encombrées, pleines de figures assez sinistres, il est vrai, mais dont
-j’eus plus de pitié que d’horreur. Je n’essaierai pas de dépeindre la
-saleté et la malodeur de ces salles. Cela dépasse toute imagination, et
-je ne crois pas qu’il y ait, dans la langue, des mots assez forts, assez
-vengeurs, pour en donner l’idée. L’impression sur ma personne physique
-fut telle que je faillis m’évanouir. Il me sembla que je venais de
-recevoir, d’un coup, le choc de toutes les maladies mortelles. De fait,
-l’air chargé de miasmes trop lourds était irrespirable. Il s’agglutinait
-à mes bronches comme de la matière solide, âpre et gluante.
-
-Quant à l’impression morale que j’en ressentis, ce fut pire encore.
-Longtemps, je fus accablé comme sous le poids d’une chose trop pesante
-et douloureuse.
-
-Ce qui, dans ce grouillement humain, apparaît plus que le vice et le
-crime, c’est la pauvreté, la détresse infinie où la société peut
-précipiter des êtres vivants et qui ont, si rudimentaires, si déformés
-qu’ils soient, un cerveau et un cœur, de la pensée et de l’amour!... Ces
-deux choses mystérieuses et qui font la créature humaine, il n’est pas
-un regard où je ne les aie reconnues, même aux yeux des plus brutes et
-des plus déchus!... Et ces êtres qui, malgré tout conservent dans les
-ténèbres de leur raison et de leur conscience, une petite lueur, ou
-plutôt un reflet pâle et trouble de cette lueur d’humanité, on les
-traite comme on n’oserait pas traiter des rats ou des cloportes!... Ici,
-dans la promiscuité hideuse de ces salles, tous les âges sont
-confondus... A côté des vagabonds endurcis, des vieux routiers de la
-débauche et du crime, se voient des enfants, de pauvres enfants de douze
-ans, à qui il serait facile, pourtant, d’éviter de pareils contacts et
-qui, bien souvent, gardent, d’une seule journée ou d’une seule nuit
-passée dans cet enfer, une flétrissure éternelle... Ils sont entrés,
-ignorants et aussi purs qu’il est possible à de petits abandonnés de
-l’être, et ils en sortent, souillés dans leur corps, quelquefois, dans
-leur âme, toujours! C’est l’apprentissage, par l’État, par la justice de
-l’État, du bagne et de l’échafaud.
-
-Parmi toutes ces créatures de hasard, parquées plus barbarement que des
-bêtes dans cette geôle immonde du Dépôt, je ne doutai point qu’il s’en
-trouvât beaucoup d’innocents comme je l’étais moi-même, et, d’autres,
-plus douloureux encore, dont le seul crime était que devant tant de
-maisons, tant de magasins gorgés, tant de richesses gaspillées, ils
-n’eussent ni un abri, ni un vêtement, ni un morceau de pain!... Et, à
-l’aspect frémissant de toutes ces misères je me souvins avoir vu, il n’y
-avait pas trois jours, ce drame effrayant... mais combien banal, et de
-tous les jours!
-
-Ce matin-là, à mon heure habituelle, je me rendais, obéissante machine,
-à mon bureau. Il pleuvait... Une de ces petites pluies parisiennes si
-lentes, si tristes et qui vous traversent l’âme, plus encore que le
-vêtement. Dans la rue, pleine de flaques, devant la boutique d’un
-épicier, il y avait un gros tas d’ordures... Les gens allaient et
-venaient, courbés sous des parapluies luisants, et l’eau, jaune et sale,
-gargouillait dans les ruisseaux. Un chien passa qui, ayant flairé le tas
-d’ordures, continua sa route, dédaigneusement, dans sa jugeotte
-impeccable de chien, sans doute: il avait compris qu’il n’y avait rien
-pour lui. Ensuite, une vieille femme, vêtue de guenilles, le visage
-décharné, survint, marchant péniblement sur le trottoir. Ce qui lui
-servait de vêtements ruisselait de pluie, alourdissait encore son allure
-lourde et chancelante... Elle avisa le tas qu’avait méprisé le chien,
-s’arrêta, courba son échine très âgée, et se mit à fouiller dans
-l’ordure avec ses mains. Que cherchait-elle? Comme tous les pauvres
-maudits qui gardent, en eux, l’impossible espoir des trouvailles
-libératrices et qui voient luire la fortune dans les déchets, dans les
-vomissures des maisons, peut-être espérait-elle trouver un objet de prix
-qu’elle aurait pu vendre, ou simplement un morceau de pain qu’elle
-aurait pu manger!... Je la regardais avec une curiosité pitoyable, et la
-pluie qui tombait plus fort, à ce moment, s’acharnait sur sa robe qui,
-collée, laissait voir sa déplorable ossature... Sa main fouillait, comme
-un crochet, l’ordure... Tout à coup, elle agrippa une orange dont la
-moitié était pourrie et couverte de moisissures!... Elle en essuya
-l’ordure sur l’ordure de sa manche et vivement, avec un geste d’affamée,
-elle la porta à sa bouche, et se mit à la manger avidement, voracement,
-gloutonnement... J’eus le cœur étreint par une grande angoisse... Je
-n’avais pas imaginé que les pauvres en fussent arrivés à cette infamie
-de la pauvreté qui leur jetait la bouche aux ordures de la rue!... Je
-tâtai si j’avais quelques sous dans ma poche, et y trouvant une pièce de
-cinq francs, je la donnai à la vieille, les yeux pleins de larmes...
-Alors, la vieille prit la pièce du même geste âpre et farouche avec
-lequel elle avait pris l’orange, sans me remercier, sans même me
-regarder... Et, barbotant dans les flaques, presque légère, elle
-traversa la rue et se précipita dans la boutique d’un marchand de vins
-où, bientôt, elle disparut... Et j’espérai... ah! oui, je vous le jure,
-j’espérai avec ferveur qu’elle se saoulerait et qu’elle achèterait, avec
-ma pièce blanche, un peu d’oubli et un peu de joie!
-
-J’examinai toutes les figures autour de moi... Oui, vraiment, c’étaient
-des figures de crime, parce que c’étaient des figures de faim... Combien
-y avait-il de ces souffrances, des souffrances pires, sans doute, parmi
-tous les guenilleux dont les salles du Dépôt étaient pleines!... Et je
-les aimai d’un immense amour!...
-
-Cette nuit-là, dans cette abjecte prison, où il y avait de tout,
-assassins, vagabonds, voleurs, ivrognes, j’eus la révélation soudaine
-que la société cultive le crime avec une inlassable persévérance et
-qu’elle le cultive par la misère. On dirait que, sans le crime, la
-société ne pourrait pas fonctionner. Oui, en vérité, les lois qu’elle
-édicte et les pénalités qu’elle applique, ne sont que le bouillon de
-culture de la misère... Elle veut des misérables, parce qu’il lui faut
-des criminels pour étayer sa domination, pour organiser son
-exploitation!... Et j’ai compris que celui-là qui, une fois poussé au
-crime par la nécessité de vivre, est tombé dans le crime ne peut plus se
-relever du crime, jamais, jamais. La société l’y enfonce, chaque jour, à
-chaque heure, plus avant, plus profondément... Elle est semblable à ce
-passant, sur la berge d’un fleuve, à ce passant qui, voyant un noyé se
-débattre et l’appeler, lui jetterait des pierres et des pierres, afin
-qu’il disparaisse à jamais dans les ténèbres de l’eau!...
-
-Toute la nuit, je demeurai silencieux, dans un coin de cette salle
-qu’éclairait funèbrement un bec de gaz dont la flamme vacillait sous
-l’orage des voix... Des gens me frôlèrent, des gens me bousculèrent;
-d’impudiques vieillards, avec des yeux de fous, me soufflèrent dans
-l’oreille des mots abominables. Je ne disais rien... je regardais, et
-mon âme, de plus en plus, descendait en des tristesses profondes...
-
-Et le camelot allait et venait, important, bavard, tutoyant tout le
-monde... Il avait retrouvé là de vieilles connaissances... de vieux amis
-de crime...
-
-Ce n’est qu’au matin que, malgré les interrogatoires du commissaire de
-police, j’eus enfin la certitude qu’il avait assassiné la vieille aux
-tapisseries.
-
---Oui, oui! Je comprends maintenant... c’est lui!... c’est lui!...
-
-Et je me dis encore:
-
---Après tout, il a peut-être bien fait de la tuer. Je ne sais pas... Je
-ne le dénoncerai pas... Ah! ma foi, non!... Qu’ils s’arrangent tous les
-deux, la justice et lui!
-
-Je n’avais pas bougé de mon coin, pris, tout entier, par l’imprévu de
-l’aventure et du spectacle si nouveau qui s’offrait à moi. Je puis dire
-que c’était la première fois que je voyais de la misère, de la misère
-totale, et comme il n’en existe réellement qu’à Paris.
-
-En province, dans les petits bourgs et dans la campagne, la misère n’est
-que relative, parce que, riche ou pauvre, tout le monde s’y connaît...
-Et puis, les champs, les forêts, les vieilles masures abandonnées, les
-huttes de cantonnier, les troncs des arbres morts, ont, tout de même, de
-l’hospitalité!... Les vagabonds trouvent des cavernes pour s’y tapir,
-des fruits aux arbres, et dans les maisons, presque toujours, un morceau
-de pain... A Paris, ils ne trouvent rien. Les individus ont trop de
-hâte, trop de fièvres, trop d’affaires, pour songer à être bons. L’État
-fait de la charité une sorte de citadelle inaccessible. Pour y parvenir,
-il faut des mots de passe qu’on ignore, des cartes d’identité, il faut
-passer par des filières administratives, des stations dans les bureaux,
-être électeur, payer des contributions, posséder des certificats de
-bonne vie et mœurs, pour avoir droit à un secours!... A Paris, on ne
-peut se payer le luxe d’être pauvre, qu’à la condition d’être riche!...
-Le Dépôt, c’était véritablement, pour moi, la fissure de lumière par où
-je plongeais jusqu’au fond du gouffre de misère... Et je fus effrayé...
-et je sentis, en mon âme, comme un découragement!
-
-Près de moi, il y avait un homme qui n’avait pas bougé, non plus, de
-toute la nuit. Il était là, quand j’étais entré. Il se tenait assis, sur
-le plancher, le dos appuyé au mur, la tête dans ses mains, et il
-paraissait dormir... Je ne fis pas d’abord attention, étant trop occupé
-de moi-même, et du camelot, et des figures sinistres qui allaient et
-venaient ainsi que des bêtes fauves dans des cages. Ce ne fut que vers
-le matin, lorsque le gaz s’éteignit, qu’il remua un peu ses jambes,
-raidies par l’immobilité, et qu’il recula, contre la muraille, ses
-épaules meurtries et ankylosées... Je le vis alors, je vis son visage,
-si tant est qu’on puisse dire de cette face humaine que ce fût un
-visage: des yeux las et comme voilés, une peau fripée et jaune, une
-courte barbe, terne et rare, qui ressemblait plutôt à une maladie
-dartreuse qu’à une barbe. Lui aussi me vit, du moins il me regarda; il
-me regarda longtemps et fixement, sans que j’eusse la sensation qu’il me
-vît. Malgré son manque d’expression, ce regard exprimait une grande
-douceur, triste et résignée. Cela venait sans doute de ce que le regard
-étrange de cet homme n’exprimait rien, et je remarquai sur ses deux
-prunelles quelque chose de blanchâtre, et de pareil à deux petites
-taies, qui en brisaient l’éclat intérieur.
-
---Je ne te vois pas bien!... me dit-il. Mais tu as l’air tout jeune...
-et tu n’as pas de barbe... Et sûrement tu n’es jamais venu ici!...
-Pourquoi es-tu ici?
-
-Bien que je fusse heureux qu’on m’adressât la parole, et que ma pensée
-eût un contact avec une autre pensée humaine, je répondis, brièvement,
-et de façon à rompre tout entretien:
-
---Je ne sais pas!
-
-L’homme hocha la tête et son dos oscilla contre le mur.
-
---Tu ne sais pas! fit-il... sans doute! On ne sait jamais pourquoi l’on
-est ici! Tu ne veux pas parler?
-
---Si!... je veux bien parler.
-
---Alors, pourquoi me dis-tu des bêtises, avec un air de crainte...
-Est-ce que je te fais peur?...
-
---Non... Tu ne me fais pas peur!...
-
---Alors, pourquoi es-tu ici?...
-
-Je m’enhardis:
-
---Je suis ici... parce que dans la maison que j’habite une vieille femme
-a été assassinée!...
-
---Tous les jours, on assassine des vieilles femmes. Ça n’est pas une
-raison.
-
-Après un silence de quelques secondes, il ajouta:
-
---Tu habites une maison?... Tu as de la chance, toi!... Approche un peu,
-que je te voie mieux. Ton visage est tout brouillé... Quel âge as-tu?
-
---Vingt ans... Et toi?
-
---Oh! moi, je n’ai plus d’âge!... Depuis trois années, les minutes me
-semblent si longues, si éternelles, que je crois bien que j’ai vécu, au
-moins, quarante ans!... Et je n’ai pas de maison non plus, je n’ai
-rien... Que fais-tu?
-
---Je suis employé dans une maison de banque... Et j’aligne, sur des
-pages, des chiffres auxquels je ne comprends rien!...
-
---Tu as de la chance!
-
---Voilà seulement huit jours que je suis à Paris!... Et toi, qu’est-ce
-que tu fais?
-
---Moi, je dors sur les bancs des jardins publics. Mais c’est un métier
-difficile et plein de dangers, j’y renonce. Autrefois, je chantais et je
-disais des vers dans des cabarets de Montmartre... Mais les vers étaient
-trop tristes... et j’étais trop mal vêtu!... On exigeait que j’eusse une
-redingote tombant sur mes talons, un pantalon à la houzarde, une cravate
-à triple torsion... et des cheveux je ne sais comment!... Au bout de
-quelques soirs, on n’a plus voulu de moi... et l’on m’a mis à la
-porte... Comprends-tu?
-
---Je ne comprends pas bien ce que tu dis!... Tu chantais des vers?...
-
---Hé oui!
-
---Des vers de toi?
-
---Bien sûr!
-
---Alors, tu es poète?...
-
---Regarde ma peau fripée, et le creux de mon ventre, et mes guenilles...
-Est-ce que je n’ai pas l’air d’être poète?... Regarde-moi mieux, toi qui
-habites une maison... Je suis presque aveugle... Une nuit que j’avais
-dormi, au bord de la Seine, derrière un tas de pierres, je me suis
-réveillé avec des yeux qui ne voyaient plus!... qui ne voyaient presque
-plus... C’est peut-être la vingtième fois qu’on m’amène ici!... Car je
-suis si pauvre, si indiciblement pauvre, que je n’ai même plus le droit
-de dormir quelque part!... Quand je suis trop fatigué, et que je
-m’étends sur un banc, ou sous l’arche d’un pont, on me ramasse... Il
-paraît que j’ai volé quelque chose à la société!...
-
-Il eut un sourire d’une tristesse charmante, et il reprit:
-
---Aujourd’hui, je passerai devant des juges... Et ils me diront: «Ah!
-c’est encore vous!... Nous n’en pouvons plus de vous condamner». Et ils
-me renverront... Les prisons ne veulent plus de moi... Elles refusent de
-me nourrir... Je ne leur fais pas honneur, n’ayant jamais commis de
-crime!... Qui est-ce qui a tué la vieille femme pour le meurtre de qui
-tu es ici?
-
---Je ne sais pas!... Veux-tu que je te raconte?
-
---Je n’y tiens pas... Cela ne m’intéresse point... Il y a tant de
-vieilles femmes qu’on tue, chaque jour, dans Paris!... Je te demandais
-cela pour dire quelque chose, et aussi parce que je voudrais que ce fût
-moi qui l’aie tuée!...
-
---Toi! pourquoi, toi?...
-
---Parce que j’aurais une maison, une gamelle et, sur le corps, un peu de
-laine chaude... Je rêve du bagne comme d’un palais... On doit y être
-bien!... Mais je suis trop lâche!... La vue d’un couteau me fait
-trembler!... Et je m’évanouis à l’odeur du sang!... Oui! les assassins
-et les voleurs sont des hommes heureux... Ils peuvent vivre!... Moi, qui
-ne puis me résoudre à tuer et à voler, je vais... je vais comme ces
-chiens perdus, fouillant ci, vautrés là... dans le froid, dans le
-vent... dans la pluie, dans la nuit!...
-
-Il fit de sa casquette une sorte de tampon qu’il inséra entre le mur et
-son dos...
-
---Dis donc?...
-
-Comme je n’avais pas répondu:
-
---Dis-donc? répéta-t-il... M’écoutes-tu?...
-
---Oui, je t’écoute... Mais j’ai trop de peine à entendre tes paroles!...
-Tu me fais pleurer!...
-
---Eh bien! écoute encore ceci... après, tu pleureras à ton aise, et moi
-je me rendormirai, car je n’ai pas assez dormi... Dis donc...
-
---Je t’écoute...
-
---Quand nous serons libres, tous les deux, toi et moi... tu me feras une
-petite place dans ta maison.
-
---Je veux bien!
-
---Et puis, tu tueras des gens riches... et si l’on te pince, je dirai
-que c’est moi qui les ai tués!... Comment t’appelles-tu?...
-
-A ce moment, il se fit, dans la salle, un grand tumulte... Des gendarmes
-venaient d’entrer:
-
---Ah! zut!... fit l’homme... On vient peut-être me chercher... J’aurais
-voulu dormir encore!...
-
-Ce n’était ni moi, ni mon compagnon que les gendarmes étaient venus
-prendre... Mon compagnon, alors, se rendormit, et moi je continuai de
-regarder l’affreux drame du Dépôt.
-
-C’est de cette journée que datent la pitié et la révolte qui furent,
-pour ainsi dire, les bases de ma vie morale. Ma faiblesse physique, ma
-timidité intellectuelle n’ont jamais permis à ces deux sentiments de
-s’affirmer dans une forme active, et j’en ai cruellement souffert...
-Mais, voyez combien le cœur de l’homme est rempli d’énigmes et de
-contradictions douloureuses. La créature humaine envers qui j’eusse dû
-montrer le plus de pitié, ma femme, est peut-être la seule envers qui je
-me montrai inexorable. Pas une minute, mon dégoût n’a faibli devant sa
-laideur et devant le ridicule de son âme, qui sont, pourtant, des choses
-émouvantes et bien faites pour remplir d’adoration et de dévouement les
-grands cœurs...
-
-Ah! je ne regrette pas cette journée passée au Dépôt. Elle m’a permis de
-voir de la misère que l’on ne peut même pas soupçonner au dehors. J’ai
-vu de pauvres petits enfants de six, de huit et dix ans, enfermés dans
-des couloirs étroits, obscurs et puants, avec des galvaudeux plus âgés
-et vicieux; j’ai vu des misères sordides, des êtres en loques, hâves,
-décharnés, d’ambulants cadavres, de frissonnants spectres, sortis de
-quels enfers!... Ah! on se le demande. Quand une société enferme dans
-une telle promiscuité de débauches des enfants de six ans avec des
-adolescents déjà corrompus, a-t-elle le droit de se plaindre si elle ne
-récolte, plus tard, que des mendiants, des sodomistes et des
-assassins?... A-t-elle surtout le droit de les punir?...
-
-A Paris, les philosophes de l’optimisme meurtrier ne voient pas la
-misère... Non seulement ils ne la voient pas, ils la nient!...
-
---Nous avons décrété l’abondance générale, disent-ils; le bonheur fait
-partie de notre Constitution... Il est inscrit sur nos monuments, et
-fleurit gaiement à nos fenêtres, enseigne nationale... Il n’est de
-pauvres que ceux qui veulent l’être, que ceux qui, malgré nous,
-s’obstinent à l’être... Ce sont des entêtés!... Par conséquent, qu’ils
-nous laissent tranquilles.
-
-Et comment verraient-ils la misère?... Paris la cache sous son luxe
-menteur, comme une femme cache sous le velours et les dentelles de son
-corsage le cancer qui lui ronge le sein. Pour ne pas entendre les cris
-qui montent des enfers sociaux, Paris étouffe le lamento de la misère
-dans l’orchestre de ses plaisirs... Aucune voix de pauvre diable ne
-traverse, ne peut traverser le bruit continu des fêtes et le remuement
-d’or des affaires...
-
-Et comment verraient-ils la misère?... Savent-ils seulement qu’il
-existe, entassés dans des demeures trop étroites et malsaines, des
-milliers et des milliers d’êtres humains pour qui chaque aspiration
-d’air équivaut à une gorgée de poison, et qui meurent de ce dont vivent
-les autres?... Le triste poète, à ma gauche, dormait maintenant
-profondément... A ma droite, un homme, maigre, au teint plombé, vêtu
-d’un bourgeron de travail, toussait avec de pénibles efforts. Je lui
-demandai pourquoi il était ici et quel était son crime:
-
---C’était la paye hier, répondit-il d’une voix sifflante... Je me suis
-saoulé comme de juste... Et je crois bien que j’ai eu des mots avec un
-agent qui me bousculait... Il me semble que je l’ai appelé: «Vache!...»
-
-D’abord, j’étais saoul et je chantais. Ensuite, pourquoi m’a-t-il
-rudoyé?... Je ne lui disais rien!... Est-ce qu’il est défendu aux
-pauvres de chanter, maintenant?... Ce qui m’embête, c’est la femme et
-les gosses, qui ne savent pas, bien sûr, ce que je suis devenu et qui
-doivent me croire mort! Sans ça, mon Dieu, dormir là ou ailleurs!...
-
---Vous avez l’air malade? lui dis-je. Et vous toussez!
-
---Si je suis malade?... Parbleu!... Comment voulez-vous que je ne sois
-pas malade?... Il faudrait que vous voyiez notre logement!...
-L’atmosphère est tellement viciée où nous vivons, que, chaque matin,
-quand je me réveille, ayant d’ailleurs mal dormi, j’ai toujours la
-sensation d’une petite asphyxie... Ce n’est que dans la rue, en allant à
-mon travail, et après avoir pris deux ou trois verres, que, peu à peu,
-mes poumons parviennent à se décrasser des poisons absorbés pendant la
-nuit... Et vous pensez si j’y vais gaiement, au travail, avec le front
-serré, la gorge sifflante, l’estomac mal en train, les jambes molles!...
-Et comment voulez-vous aussi que les enfants ne soient pas malades!...
-Et la femme, je me demande où elle trouve la force de résister à ce lent
-et continuel empoisonnement. Moi, ça va encore, parce que je me saoule
-de temps en temps, et que de me saouler ça me nettoie la carcasse...
-Mais la femme!... Mais les gosses!... Ils n’ont pas toujours de quoi
-manger à leur faim!... Ça, c’est vrai, que si je buvais moins, ils
-pourraient peut-être manger plus!... Mais, si je ne buvais pas, il y a
-longtemps que je serais mort!... Alors, quoi faire?... Et c’est sans
-remède, voyez-vous, et c’est abominable! Si on avait de l’air,
-encore!... Dans les maisons, ou plutôt dans les taudis où l’on nous
-force à habiter, il n’y en a pas!... Où en prendre?... La porte s’ouvre
-sur un couloir ou sur un palier, empuanti par les émanations des
-cabinets et des plombs... La fenêtre, elle, donne sur une cour profonde,
-humide et noire comme un puits, où flottent, dans l’air déjà
-irrespirable des grandes villes, tous les germes mortels, où
-tourbillonnent tous les pullulements bacillaires que peuvent produire
-les ordures stagnantes et volantes de cent cinquante ménages, parqués en
-d’obscures cellules... J’aime mieux ne pas ouvrir et ne respirer que nos
-ordures à nous, que nos poisons à nous!... Dame! n’est-ce pas?...
-
---Et, alors?...
-
---Alors!... Rien...
-
---Et les pétitions?
-
---Oh! la la!...
-
---Et la révolte?...
-
---J’en ai soupé... On a fait des révolutions en criant: «Du pain!... Du
-pain!...» On pourrait en faire une, en criant: «De l’air!... De
-l’air!...». Mais, comme les révolutions, jusqu’ici, ne nous ont pas
-donné davantage de pain, il faut croire qu’elles ne nous donneraient pas
-davantage d’air pur!... J’aime mieux me saouler, quand je puis!...
-
---Est-ce qu’il n’y a personne qui s’occupe de vous?...
-
---Il y en a quelques-unes... On ne veut pas les entendre... On n’entend
-jamais que ceux qui font les lois... Et toutes les lois sont contre
-nous!... C’est bien simple!... Il faut, à l’homme, pour vivre--pour
-vivre seulement--cent mètres cubes d’air pur, par vingt-quatre heures...
-au-dessous de quoi, c’est l’asphyxie... Or, les logements--nos
-logements--n’ont en moyenne qu’une capacité de trente mètres... et dans
-ces trente mètres sont entassés la famille, le chien, le chat, les
-oiseaux,--car il faut bien des bêtes pour nous aimer,--sans compter les
-fleurs qui exhalent de l’acide carbonique durant toute une nuit de huit
-heures... Ajoutez que, le plus souvent, ces trente mètres ne forment
-qu’une seule pièce, tout à la fois cuisine et chambre à coucher, que la
-cheminée ou le fourneau rebelle, la lampe qui fume, prennent l’oxygène
-utile et rejettent les gaz dangereux... Ajoutez aussi qu’à chaque
-entrebâillement de la porte, entre de l’air qui a passé de chambre en
-chambre, dans toute la maison... de l’air qui est allé sentir les
-alvéoles pulmonaires d’un tuberculeux d’en haut, d’un catarrheux d’en
-bas, qui a passé sur de la diphtérie, de la fièvre typhoïde, de la
-scarlatine. Conclusion: maladie et misère, et finalement mort... J’aime
-mieux me saouler.
-
-Il fut pris d’une quinte de toux qui lui déchira la poitrine... Après
-quoi:
-
---Et vous... me dit-il... vous êtes un enfant de bourgeois... et vous ne
-semblez guère plus heureux que moi!...
-
-Je répondis gravement:
-
---Oh! moi... Depuis que j’ai vu tant de misères, je sens bien que je ne
-serai jamais plus heureux...
-
-Et un immense désespoir entra en moi.
-
-Ce n’est seulement que dans l’après-midi que je fus amené chez le juge
-d’instruction. Le camelot m’y avait précédé. Je le vis dans les couloirs
-du Palais de Justice, qui marchait, la tête basse et la mine navrée,
-entre deux gendarmes. Il était très pâle et fort abattu... Peut-être
-avait-il avoué son crime? Peut-être le seul aspect de ces inexorables
-couloirs lui avait-il mis aux épaules et dans le cœur cet accablement.
-Oh! ces couloirs! Le froid glacial et morne de ces couloirs!... Et ces
-visages de justice, plus froids encore et plus terribles que ces
-murs!... Et ces visages de douleur, sur lesquels la loi a mis ses
-griffes de torture!... Et comme les pas résonnaient cruellement, dans
-ces longs couloirs, entre ces murs nus où l’espérance ne peut accrocher
-ses dernières loques!... Que de dos tristes, de dos vaincus!... Et que
-de bouches de proie aussi, les bouches aux mauvaises paroles, les
-bouches aux mensonges féroces!... Et comme les robes des juges et des
-avocats soufflent, dans leur vol sinistre; un vent qui fait
-frissonner!...
-
-En croisant le camelot, j’eus réellement pitié de lui... Bien sûr, il
-avait tué la vieille femme aux tapisseries... Je ne pouvais plus douter
-de son crime... Mais qu’était cette vieille femme, que faisait-elle, à
-quoi était-elle utile dans la vie?... Je l’avais rencontrée deux fois
-dans l’escalier de l’hôtel. Elle m’avait paru revêche et grognonne, et,
-tout de suite, j’avais détesté ses lèvres sèches et ses deux petits yeux
-cruels... Le camelot, lui, en dépit de certaines tares de misère,
-semblait un joyeux drille... Il avait un air de bonhomie gouailleuse, de
-cynisme bon enfant qui m’était plutôt sympathique... Bien des fois, en
-sortant de sa chambre, il chantait des airs gais, de sautillants
-refrains, indice, après tout, d’une conscience calme et sans haine... En
-tuant la vieille, il avait peut-être des raisons profondes, si
-profondes, qu’il ne les soupçonnait même pas...
-
-J’ai souvent pensé, depuis ces heures troublées, où tant et tant de
-choses avaient surgi en moi et devant moi, j’ai pensé que l’assassinat
-pouvait bien être, comme la tempête, comme les épidémies, une loi
-mystérieuse, une force économique de la nature. La nature, dont nous ne
-connaissons pas, dont nous ne connaîtrons jamais les desseins, élit
-certains hommes, arme certains bras, pour des suppressions nécessaires,
-pour des équilibres vitaux indispensables... Il y a des assassinats que
-je ne m’explique que comme une sorte de volonté cosmique, que comme un
-rétablissement d’harmonie... Aux vivants forts et joyeux, il faut de
-l’espace, comme il en faut aux arbres sains, aux plantes vigoureuses qui
-ne croissent bien et ne montent, dans le soleil, leurs puissantes cimes,
-qu’à condition de dévorer toutes les pauvres, chétives et inutiles
-essences qui leur volent, sans profit pour la vie générale, leur
-nourriture et leurs moyens de développement... Est-ce qu’il n’en serait
-pas pour l’homme ce qu’il en est pour les végétaux?... Et j’ai souvent
-protesté. «Mais non, mais non, disais-je... L’homme a une faculté de
-déplacement, et la terre est grande!... S’il n’est pas bien ici, il peut
-aller ailleurs... Le végétal, lui, est rivé au sol où le retiennent,
-enchaîné et captif, ses racines... Et puis, que sait-on?... Et ne
-faudrait-il pas mieux abattre les gros arbres pour laisser aux petits
-qui meurent à leur ombre, plus d’air, plus de lumière?»
-
-Ce que je savais, par exemple, au moment où je rencontrai, entre les
-gendarmes, le malheureux camelot accablé, c’est que son crime ne
-m’effrayait pas, ne m’effrayait plus... Mieux, je le considérais comme
-une victime inconsciente de la nature... Et si j’avais pu le sauver du
-châtiment, je l’eusse fait avec une grande joie... C’est que je sentais
-naître en moi un sentiment encore confus, un sentiment qui, par la
-suite, fut la philosophie de mon existence et que je puis traduire
-ainsi: «Il faut être toujours pour ce qui vit, contre ce qui est mort».
-
-Quant à moi, fort de mon innocence, ignorant encore ce que l’appareil
-judiciaire recouvre de ruses, de parti pris et de mensonges, je n’avais
-aucune peur... Je m’étais habitué à l’hostilité de ces murs, de ces
-couloirs, de ces visages, et ce fut d’une chair tranquille et d’un cœur
-indifférent que j’entrai chez le juge d’instruction.
-
-C’était un petit homme gras et rose, un peu chauve, sans lunettes, sans
-barbe et dont la main gauche, vulgaire, boulue et courte, était ornée de
-bagues barbares. Un être quelconque, un passant, rien!... Oui, cet homme
-qui jugeait les hommes, qui disposait, à sa volonté, de leur fortune, de
-leur honneur et de leur vie, me parut être cette apparence vague, cette
-ombre anonyme, ce furtif reflet d’humanité, qu’on appelle un passant...
-Ni sur lui, ni en lui, il ne portait aucun signe physique ou moral de sa
-puissance formidable... Il était juge, comme il aurait pu être médecin,
-épicier, notaire ou restaurateur... En vain, je cherchai en lui quelque
-chose par où il dépassât le niveau du contribuable et de l’électeur. Je
-n’y trouvai que les tares ineffaçables de la médiocrité... Il ne me
-troubla pas.
-
-Dès que j’eus été introduit, les gendarmes se retirèrent... Le juge
-écrivait... Il écrivait peut-être un arrêt de mort, et ses gros doigts
-n’avaient pas un frémissement... Tout d’abord, il ne leva pas les yeux
-sur moi... Il était tassé dans un fauteuil à dossier bas, et ce que je
-voyais le mieux de lui, c’étaient son crâne rose sous les poils rares,
-et les bagues de sa main... Je voyais aussi sa paupière gauche, armée de
-longs cils, une paupière plissée qui remuait, comme un petit morceau
-d’étoffe dans un courant d’air... En face de lui, devant une table
-séparée de la sienne par une espèce de cartonnier sur le haut duquel
-étaient posés, sans ordre, des dossiers, un autre personnage quelconque,
-un second passant, la tête couverte de cheveux ébouriffés, se curait les
-oreilles avec un porte-plume... C’était le greffier... Si le juge était
-gras et rose, le greffier était maigre et blafard... La peau de son
-front et de ses joues était pareille à la peau fripée d’un vieux gant...
-Il avait de longues jambes croisées sous la table, de longues jambes
-osseuses que terminaient des pieds énormes, chaussés de bottines dont
-les élastiques trop lâches bâillaient... Il me regarda, mais d’un regard
-si morne que je n’eus pas conscience d’avoir été regardé par quelqu’un
-de vivant... Ses yeux ressemblaient à deux petites lucarnes qui
-n’auraient jamais reflété aucune image, aucun coin de ciel... Quand il
-eut fini de curer ses oreilles, il déposa sa plume dans un plumier et se
-mit à ranger quelques papiers,--interrogatoires falsifiés, dépositions
-altérées--avec des mouvements brusques.
-
-Et tandis que j’attendais, je songeais:
-
---Est-il donc possible que ces deux êtres qui sont là, devant moi, aient
-une maison, une famille, des amis, des passions?... Sont-ils même
-vivants?... Est-ce qu’ils vont au théâtre, à la campagne?... De quelle
-matière grossière sont-ils fabriqués? Au moyen de quel mécanisme
-remuent-ils les bras, les jambes, la tête?... Souvent, dans les foires
-de mon pays, j’ai vu, sous les tentes d’un jeu de massacre, des
-fantoches, gonflés de son ou de crin, qui semblaient vivre, penser,
-aimer, comprendre davantage que ces deux bonshommes-là... Est-ce que
-jamais ils ont parlé d’amour et de rêve à une vierge, à une fleur, à un
-rayon de lune?
-
-J’aurais voulu les toucher, faire jouer leurs articulations, écouter le
-tic-tac de leur poitrine.
-
-Et la pièce était tapissée d’un papier vert, ignoblement vert... et, par
-l’unique fenêtre aux rideaux jaunissants, j’apercevais, sous un ciel
-gris, parmi d’errantes fumées, des toits, des cheminées, toute une
-population difforme de tuyaux, de girouettes, d’appareils en zinc, dont
-les mouvements, les girations, me représentaient quelque chose de
-véritablement plus humain que ces deux hommes, mornes et glacés, ces
-deux figurations d’hommes, qui étaient là, devant moi...
-
-Enfin, le juge ayant cessé d’écrire, appuya d’un doigt gras sur un
-bouton électrique. Un huissier apparut, puis s’en alla chargé de
-papiers... Et puis, l’homme gras et rose voulut bien remarquer ma
-présence... Il me regarda d’un regard fixe et sans pensée, se renversa
-sur le dossier de son fauteuil, inclina sa tête sur sa main chargée de
-bagues, et, d’une voix fluette, acide, il dit:
-
---Qu’est-ce que vous faites ici, vous?
-
-Et, se reprenant, il ajouta:
-
---Ah! ah! Parfaitement, c’est vous.
-
-L’interrogatoire que j’eus à subir fut sans intérêt dramatique, et je ne
-le raconterai pas dans sa forme, pour ne point accumuler trop de détails
-inutiles et monotones dans ce récit.
-
-Tout en marquant son complet mépris de ma chétive personne et de
-l’humilité de ma condition, je dois dire que le juge, gras et rose, ne
-s’acharna pas trop contre moi, du moins contre ma culpabilité. Après un
-quart d’heure de questions humiliantes et de petites tortures
-criminalistes, il finit par me mettre hors de cause dans cette affaire.
-Je compris que je n’étais pas pour cet homme un criminel assez
-retentissant et confortable. Je ne lui faisais pas honneur; je ne
-flattais pas sa vanité de tortionnaire... D’ailleurs, il avait trouvé
-dans le camelot, non pas l’idéal du criminel par qui vous viennent la
-notoriété et l’avancement, mais quelqu’un de plus malheureux que moi, un
-être déjà décrié par sa vie antérieure. Et c’était, pour un défenseur de
-l’ordre et de la société tel que ce juge, une proie meilleure, et par
-quoi son dilettantisme pouvait se réjouir. Et tel fut le peu d’estime
-qu’il avait de moi, qu’il ne jugea même pas utile ou glorieux de me
-confronter avec la victime, ni avec l’assassin... Il me traita, je puis
-le dire, sans considération, et par-dessous la jambe. Le seul point sur
-lequel il s’obstina, ce fut, par des détours perfides et aussi par des
-menaces, de m’arracher une dénonciation précise contre le meurtrier.
-Vaines furent ses tentatives. Par un sentiment de pitié peut-être, et
-peut-être par un simple désir de contradiction, j’osai faire l’éloge du
-camelot, de sa pauvreté, de sa gaieté; de sa complaisance, de ses
-qualités professionnelles que je jugeai admirables... Je ne sais si le
-juge comprit l’ironie, mais il interrompit mon éloquence par un: assez!
-colère et plein de haine. Et, me félicitant d’en être quitte à si bon
-marché, il me renvoya... Le soir, j’étais libre!
-
-Je ne voulus pas rentrer à l’hôtel de la rue Princesse, et j’allai dîner
-chez les vieux amis de ma famille, auxquels je racontai, non sans un
-certain orgueil, l’incident... Et vraiment, à la pensée que j’aurais pu
-être un assassin, et, peut-être, monter sur l’échafaud, les vieux amis
-sentirent naître en eux, au fond d’eux, une véritable admiration pour
-moi... Durant toute cette soirée, je connus ce que c’est que la
-gloire!... Ma future femme ne me quitta pas des yeux. Avec une avidité
-surprenante, et comme si je lui fusse révélé pour la première fois, elle
-regardait mon visage, mes mains, mon pantalon où des taches de sang
-étaient encore visibles... Et elle disait:
-
---Ainsi, vous l’avez vue, morte!
-
---Mais oui.
-
---La gorge ouverte?
-
---Mais oui.
-
---Dans son sang?
-
---Mais oui.
-
---Sur le plancher?
-
---Mais oui!
-
---Ah! ah! ah!... Et vous l’avez prise avec vos mains?
-
---Mais oui.
-
---Portée dans vos bras?
-
---Oui! oui! oui!
-
---Ah!... ah!...
-
-Et les vieux amis ne cessaient de répéter en me considérant avec envie:
-
---C’est quelque chose, ça! Mazette! c’est quelque chose...
-
-Le père dit, en faisant une grimace dont je ne sus pas démêler
-l’expression:
-
---Vous serez demain dans les journaux, peut-être... Si jeune!... Moi,
-j’ai quarante-quatre ans. Et jamais je n’ai été dans les journaux...
-
-Et la mère, d’une voix étrange, où il y avait du regret, des
-protestations contre le sort, une rancune sourde contre l’effacement,
-l’anonymat de son mari, dit aussi:
-
---Et tu n’as jamais été du jury!...
-
-Il me semble que toutes ces choses sont d’hier. Bien que des années et
-des années aient passé sur ces vieux souvenirs, je les ai toujours
-présents à l’esprit. Les brumes de la distance et du temps ne les ont
-point effacés... Ils restent aussi précis, nets et clairs, que si les
-visages et les images qui les fixèrent étaient encore devant moi... Et,
-cependant, j’ai cinquante-huit ans, c’est-à-dire des siècles,
-cinquante-huit siècles, par la façon dont j’ai vécu... Car je n’ai vécu
-que par la pensée, ne donnant aux événements extérieurs et aux hommes
-qui les accomplissent ou qui les font naître, qu’une part minime de mes
-réflexions... A quelles fins et comment, au milieu de tant de
-poussières, tout cela que j’ai raconté s’est-il conservé en moi?... Et
-pourquoi trouvé-je dans le récit de ces petits faits que j’aurais dû
-oublier une sorte de joie amère et puissante?... Je n’en sais trop
-rien!... C’est peut-être comme un désir de vie qui remonte en moi, du
-fond de l’exil de moi-même; c’est peut-être le regret d’avoir tout
-sacrifié à des rêves intérieurs, et de n’avoir pas compris que, seule,
-la vie, même avec ses abjections et ses tares, est douée de beauté,
-puisque c’est dans la vie seule que résident le mouvement et la
-passion!...
-
-Aujourd’hui, il m’est arrivé une chose curieuse... En revenant de mon
-bureau, sans doute sous l’influence latente de ces idées, j’ai
-longuement flâné par les boulevards et par les rues. Je me suis arrêté
-aux boutiques... et j’ai vu un tas d’objets qui servent aux besoins et
-aux plaisirs des hommes, et auxquels je ne comprends rien, tant je suis
-resté confiné aux formes anciennes, et tant j’ai défendu ma porte à ce
-personnage étrange qui s’appelle le Progrès. Et je me suis promis
-dorénavant d’étudier ces étalages, où s’étalent, dans une sorte de
-gloire merveilleuse, toutes les formes de la sensualité!... A la vitrine
-d’un magasin, je me suis aussi attardé devant des photographies... Il y
-en avait beaucoup de femmes qui montraient leurs seins, les dents de
-leurs bouches impures et leurs jambes; il y en avait d’hommes également,
-qui sont, paraît-il, des écrivains célèbres et des artistes renommés:
-physionomies vulgaires, en général, et souvent comiques par la pose
-étudiée, l’arrangement des cravates et des yeux, la mise en valeur de
-certains avantages physiques. Parmi toutes ces photographies, entre une
-danseuse, au geste érotique, et un poète illustre déjà maquillé
-d’immortalité éphémère, tout à coup, j’ai vu la photographie de mon
-juge... C’est bien lui, car son nom est écrit au bas du portrait, sur
-une bande de papier... Bien qu’il soit très vieux, aujourd’hui, c’est à
-peine si sa physionomie a changé. Il est un peu plus chauve, un peu plus
-tassé; ses joues se sont amollies et tombent; et les poches de ses yeux
-se sont davantage boursouflées... Mais le regard est exactement le même,
-ce regard de passant obscur où, jadis, j’avais vainement cherché un
-reflet d’humanité, un enthousiasme, une passion, ou du crime!... Je vois
-qu’il est monté en grade, et qu’il occupe une des plus hautes fonctions
-de la magistrature. Sur combien de têtes d’innocents a-t-il marché, par
-quel dédale d’obscurs couloirs a-t-il passé... devant quelles puissances
-a-t-il courbé son échine si souple en face des grands, si raide en face
-des petits, avant d’avoir atteint ce sommet où plane, maintenant, sa
-robe rouge!... Il m’est impossible de deviner son histoire dans son
-regard qui n’exprime rien... Elle fut sans doute infime et banale, comme
-celle de tous les hommes en place... Car, il s’agit pour tout le monde
-de conquérir, au prix des plus viles actions, des places toujours
-meilleures... Pourquoi accabler ce juge d’un crime que tous commettent,
-et que, moi-même, dans une petite sphère, j’ai commis, comme les autres,
-et dont je n’ai jamais eu de remords?...
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES
-
-
- Chez l’illustre écrivain 1
- Une bonne affaire 53
- Un grand écrivain 61
- Littérature 67
- Scène de la vie de famille 75
- La divine enfance 91
- Sentimentalisme 101
- Il est sourd! 109
- La peur de l’âne 119
- Tableau parisien 125
- Les mémoires de mon ami 133
-
-
-4705.--Paris.--Imp. Hemmerlé et Cie. (8-19)
-
-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CHEZ L'ILLUSTRE ÉCRIVAIN ***
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-<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Octave Mirbeau</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: November 6, 2021 [eBook #66681]</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div>
-
-<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)</div>
-
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CHEZ L'ILLUSTRE ÉCRIVAIN ***</div>
-<p class="c large">OCTAVE MIRBEAU</p>
-
-<p class="c small">ŒUVRES INÉDITES</p>
-
-<h1>Chez<br />
-l’illustre écrivain</h1>
-
-<p class="c"><span class="large">PARIS</span><br />
-ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR<br />
-26, <span class="small">RUE RACINE</span>, 26</p>
-
-<p class="c small">Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés
-pour tous les pays.</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em"><i>Il a été tiré, de cet ouvrage,<br />
-dix exemplaires sur papier de Chine.</i></p>
-
-<p class="c"><i>Et cent quinze exemplaires<br />
-sur papier de Hollande, tous numérotés.</i></p>
-
-
-<p class="c gap">ŒUVRES INÉDITES D’OCTAVE MIRBEAU</p>
-
-<p class="c small">VOLUMES DÉJA PARUS :</p>
-
-<ul>
-<li><i>La pipe de cidre.</i></li>
-<li><i>La vache tachetée.</i></li>
-</ul>
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em small">Droits de traduction et de reproduction réservés
-pour tous les pays.</p>
-
-<p class="c" lang="en" xml:lang="en">Copyright 1919,<br />
-by <span class="sc">Ernest Flammarion</span>.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch1">Chez l’illustre écrivain</h2>
-
-
-
-
-<h3>I</h3>
-
-
-<p class="d">Une chambre à coucher, très riche et de très mauvais
-goût. Mobilier mi-anglais, mi-Louis XVI.</p>
-
-<p class="d">L’illustre écrivain est couché. Il parcourt avidement les
-journaux du matin.</p>
-
-
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>en froissant un journal</i>. — Et
-cette canaille de Mareuil qui dînait chez moi
-avant-hier, et qui n’a pas trouvé le moyen de
-glisser mon nom dans sa chronique… Elle est
-forte, celle-là !… Non, mais ils s’imaginent que
-je les invite pour mon plaisir !… Elle est forte,
-celle-là !</p>
-
-
-<p class="dr">Entre le valet de chambre.</p>
-
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur, c’est encore
-un reporter.</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ah ! ah !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Celui qui vient, toutes
-les semaines, interviewer Monsieur !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ah ! oui, cet imbécile !…
-Ce qu’il va encore me raser, celui-là !… Faites
-entrer.</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Dans la chambre de
-Monsieur ?</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Dans ma chambre,
-oui !… Il connaît le salon, la salle à manger, le
-fumoir, le cabinet de travail… il connaît la cuisine,
-les water-closets… il connaît tout, excepté
-ma chambre… il faut bien varier le décor.</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — C’est juste !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Dites-moi !… Avant de
-le faire entrer, éparpillez, sur les meubles, sur
-les chaises, sur les tapis, partout… des cartes
-de visite, des invitations… les plus chic…
-adroitement, négligemment.</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Comme toujours.</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et puis, vous irez chercher
-mon nouveau nécessaire de voyage.</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur part ?…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Non… Vous le placerez
-bien en vue… sur la table, là… grand ouvert,
-bien entendu… Enfin, le grand jeu !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Oui, Monsieur.</p>
-
-
-<p class="dr">Le valet de chambre dispose tout selon le rite habituel.</p>
-
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Vous n’avez rien
-oublié ?… Non !… Faites entrer…</p>
-
-
-<p class="d">Entre le reporter. Petit, gringalet, l’œil louche, le dos servile,
-infiniment respectueux ; il s’arrête sur le seuil de la
-porte et salue…</p>
-
-
-<p>LE REPORTER. — Mon cher maître !… Veuillez
-m’excuser si j’ose, de si grand matin…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>tendant sa main</i>. — Entrez
-donc, cher ami, entrez donc…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>, <i>il s’avance timidement, en faisant
-des courbettes et des révérences</i>. — Excusez-moi…
-seulement, je… mon cher maître !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Mais non ! mais non !…
-Vous êtes chez vous, ici, vous le savez bien…
-D’abord, ce n’est pas comme journaliste que je
-vous reçois… c’est comme ami… vous êtes un
-ami…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>… — Mais si… mais si…
-Vous êtes un ami… Et vous avez beaucoup de
-talent.</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Mon cher maître !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Beaucoup de talent…
-Votre article d’hier, vous savez, c’est une page !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Mais asseyez-vous donc,
-cher ami… vous déjeunez avec moi, n’est-ce
-pas ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Si, si… vous déjeunez
-avec moi… sans cérémonie, n’est-ce pas ?… Des
-œufs brouillés aux truffes… des perdreaux
-truffés… des foies de canard sautés aux truffes…
-une salade de truffes…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Mon ordinaire !… Je
-vous traite en ami… Le duc de Kau m’a promis
-aussi de venir déjeuner ce matin… Je serais
-charmé qu’il vous rencontrât… Il vous aime
-beaucoup… vous trouve beaucoup de talent.</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — D’ailleurs, tous ceux à
-qui je parle de vous vous trouvent beaucoup de
-talent…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et maintenant, causons…
-J’aime tant causer avec vous !… (<i>Le
-reporter jette dans la chambre, autour de lui, des
-regards obliques, des regards d’huissier.</i>) Vous
-regardez ma chambre ?… Vous ne connaissiez
-pas ma chambre ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Non, mon cher maître.</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Elle vous plaît ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Elle est admirable, mon cher
-maître !… C’est une chambre de prince !… (<i>Il
-tire son carnet. Il s’apprête à prendre des notes.</i>)
-Vous permettez ?</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Tant que vous voudrez !…
-Mais pas comme journaliste… Comme
-ami !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>, <i>il tâte chaque meuble, chaque
-bibelot, et les note</i>. — C’est admirable !… c’est
-admirable !… (<i>Il examine le nécessaire de voyage.</i>)
-C’est merveilleux !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Il est amusant, n’est-ce
-pas ?… Il vient de Londres… C’est tout à fait
-nouveau… Cent cinquante-deux pièces !… Par
-exemple, c’est cher… Cinq mille.</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Cinq mille !… C’est merveilleux !…</p>
-
-
-<p class="dr">Il note.</p>
-
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — J’achète tout à Londres,
-maintenant… mes chapeaux… mes bottines…
-mes cravates… mes parapluies… En France, on
-n’a pas de chic !… Et puis, c’est amusant !…
-J’ai cent trois cravates !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Cent trois cravates !… C’est
-merveilleux !…</p>
-
-
-<p class="dr">Il note.</p>
-
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Quarante paires de
-bottines !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Quarante paires de bottines !…
-C’est merveilleux !…</p>
-
-
-<p class="dr">Il note.</p>
-
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Je vous le répète ! C’est
-comme ami que je vous donne tous ces détails…
-C’est pour vous, pour vous seul que vous prenez
-toutes ces notes !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>, <i>scrupuleux</i>. — Oh ! mon cher
-maître ! (<i>Il s’attarde aux invitations éparses…</i>)
-Ce n’est pas indiscret ?</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Non ! puisque c’est
-comme ami !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>, <i>il note toutes les invitations</i>. — Et
-quels succès vous devez avoir dans le
-monde !… C’est merveilleux !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et si vous saviez comme
-le monde m’ennuie !… J’y vais… par mépris !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>, <i>il examine une boîte recouverte
-de broderies</i>. — Et ça ?… C’est merveilleux !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>négligemment</i>. — Oui, c’est
-ma boîte à mouchoirs !… Elle a été brodée, pour
-moi, par des femmes du monde.</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>, <i>vivement</i>. — Peut-on savoir les
-noms ?</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Oh ! ça, non ! D’ailleurs,
-tout le monde les connaît à Paris… On raconte
-là-dessus des histoires… Vous savez, on exagère
-beaucoup… Il n’y a pas le quart de ce que l’on
-dit ! On ne peut être vu en compagnie d’une
-femme jolie et connue sans qu’aussitôt… c’est
-dégoûtant !… On exagère, je vous assure, on
-exagère souvent.</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>, <i>s’enhardissant</i>. — Ah ! dame,
-mon cher maître, vous connaissez le proverbe…
-On ne prête qu’aux riches !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Sans doute !… Mais cela
-ne regarde personne ! Et s’il plaît à la princesse
-de… à la duchesse de… à la marquise de… de
-venir chez moi… cela ne regarde personne…
-D’ailleurs, ce sont des amies, rien que des amies…
-il n’y a pas ça entre nous, pas ça !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>, <i>sceptique et enthousiaste</i>. — Il est
-bien certain que ça ne regarde personne… Aussi
-ne pourrait-on pas, mon cher maître, adroitement,
-sans citer de noms… ne pourrait-on pas
-démentir, par d’habiles allusions… Enfin, vous
-savez, je suis à votre disposition.</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Nous verrons, quelque
-jour… Je sais que je puis compter sur vous…
-Je vous donnerai peut-être des notes… il faut
-attendre une occasion… la publication de mon
-prochain roman, par exemple !… Causons d’autre
-chose… N’aviez-vous pas quelque service à me
-demander ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Justement !… Vous savez qu’il
-est beaucoup question de votre prochain roman ?</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Vraiment ? On en parle
-déjà beaucoup !… Quel ennui !… J’ai tant horreur
-de la publicité… Être célèbre, si vous saviez
-comme c’est fatigant !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Si… si… très fatigant !
-On ne s’appartient plus… Ah ! que de fois j’ai
-envié d’être obscur… Tout ce bruit autour de
-mon nom m’énerve et me rend malade… Ainsi,
-on parle de mon roman ?… Déjà ?… Et qui donc
-en parle ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Mais tout le monde, mon cher
-maître… Mais tous les journaux, mon cher
-maître.</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ah ! vraiment !…
-Comme cela me désole !… Je ne lis plus les
-journaux… je ne lis que vos articles.</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et pourquoi les journaux
-en parlent-ils ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Ils ont raison… N’est-ce pas
-là un événement considérable ?</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Sans doute. Je crois, en
-effet, que mon roman sera un événement considérable…
-J’ai, cette fois-ci, carrément abordé
-un des problèmes les plus compliqués et les plus
-éternels, et les plus particuliers aussi, de
-l’amour… Je ne puis pas en dire davantage,
-mais il y a là une thèse originale et brûlante,
-qui se développe dans des milieux mondains,
-ultra-mondains, et qui soulèvera bien des colères !…
-Enfin, je crois que, de toutes mes
-œuvres, c’est l’œuvre la plus forte, la plus parfaite,
-la plus définitive… celle que je préfère,
-pour tout dire… Mais je suis bien dégoûté,
-allez !… Croiriez-vous que tous les pays, que
-tous les journaux et toutes les revues de tous les
-pays se disputent mon roman !… On m’offre des
-sommes colossales !… J’ai bien envie de leur
-jouer, à tous, un bon tour. J’ai bien envie de ne
-le publier qu’en volume… un tirage restreint,
-pour les amis… des amis comme vous, par
-exemple ! Hein ! qu’en pensez-vous ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Vous ne pouvez pas faire
-cela !… Vous ne pouvez pas priver la patrie
-d’une œuvre de vous, d’un chef-d’œuvre de
-vous, mon cher et illustre maître. Ce serait plus
-qu’une trahison envers la patrie, ce serait une
-forfaiture envers l’humanité…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — C’est ce que je me suis
-dit… Mais quels tracas ! Quelle souffrance pour
-quelqu’un qui déteste le bruit !… Où donc aller
-pour me soustraire à toute cette agitation du
-succès !… C’est inconcevable !… partout où je
-vais, je suis connu. Et ce sont des fêtes, des invitations,
-des acclamations… Imagineriez-vous
-que, l’année dernière, dans le désert saharien,
-j’ai dû subir les persécutions enthousiastes des
-caravanes arabes !… Même au désert, il m’est
-impossible de garder l’incognito !… C’est à
-devenir fou !… J’avais songé à fuir, cette année,
-dans l’Afrique centrale !… Mais qui me dit que,
-là encore, je ne serai pas poursuivi, accaparé !…
-Est-ce une vie ?… Voulez-vous me rendre un
-grand service ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — J’ai préparé une note,
-pas trop longue, concernant mon prochain
-roman… Vous la publierez, telle quelle, sous
-votre signature…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et j’espère qu’après
-cela on me laissera peut-être tranquille !… Vous
-permettez que je m’habille ? (<i>Il se lève et sonne
-son valet de chambre.</i>) Passons dans mon cabinet
-de toilette… Vous pourrez prendre des notes, si
-cela vous amuse, mais comme ami, pour vous.</p>
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p>
-
-
-<p class="dr">Ils passent dans le cabinet de toilette.</p>
-
-
-<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — C’est merveilleux !… C’est
-merveilleux !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ça vient de Londres !…</p>
-
-
-<p class="dr">La conversation continue.</p>
-
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>II</h3>
-
-
-<p class="d">Même décor que précédemment. L’illustre écrivain s’habille,
-aidé de son valet de chambre.</p>
-
-
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>, <i>apportant un lot de cravates
-et les étalant sur le lit</i>. — Quelle cravate
-monsieur mettra-t-il, aujourd’hui ?</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Voyons ! Quel temps
-fait-il ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Heu !… Heu !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Heu ! Heu ! Ah !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Du brouillard, encore !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ah !… (<i>Très sérieux, le
-front plissé… il examine une à une les cravates…</i>)
-Cette rouge-amaranthe ? qu’en penses-tu ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Elle ira bien au teint
-de monsieur !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Crois-tu ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Comment est monsieur,
-ce matin ?… L’âme de monsieur ?… Gaie ?…
-Triste ?…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Très en forme !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Alors, c’est parfait !…
-Puisqu’elle va au teint et à l’âme de monsieur ?…
-Et que monsieur songe aussi au brouillard… Le
-brouillard atténuera la violence de cette cravate.
-C’est une cravate pour temps de brume, ou pour
-lumière voilée d’automne !… D’ailleurs, que monsieur
-l’essaie !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>se frappant le front</i>. — Mais
-non ! Je ne peux pas ! Je déjeune, ce matin,
-chez le duc de Broglie !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — C’est vrai… Diable !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Trop voyante… trop
-crue… trop sportsman !… Cherche-moi quelque
-chose de fondu… de discret… d’académique !…
-Dans les noirs, par exemple, les bleus sourds…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Je sais… je sais…
-(<i>Après avoir comparé les cravates.</i>) En voici une
-qui ne tirera pas de feux d’artifice, chez les
-ducs !… (<i>Il la montre.</i>) On dirait d’une phrase
-de M. Édouard Rod !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Un peu grave… un peu
-triste !… Mais, c’est ce qui convient, en effet.
-Dieu ! que le choix d’une cravate est donc difficile !…
-Comme il y faut de la prudence… de la
-diplomatie… de la psychologie !… Une connaissance
-exacte et profonde des milieux ! Se cravater,
-ça n’a l’air de rien… et c’est un des actes les
-plus importants de la vie !… (<i>Il commence à mettre
-sa cravate.</i>) On ne sait pas tout ce qu’une cravate,
-qui n’est point en situation… peut vous
-faire de tort !… Aussi… hein !… ce pauvre
-Byronnet qui a tant de talent…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur trouve ?</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Certainement, je trouve…
-Pas le talent que nous aimons… que nous préférons…
-parbleu !… Enfin du talent, tout de
-même !… (<i>Moue du valet de chambre.</i>) Il a l’éclat…
-la force… le don d’évocation.</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Je ne dis pas non…
-mais aucune psychologie !… Et tout est là !…
-Monsieur sait bien que tout est là !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ah ! dame !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur reconnaîtra
-bien avec moi que M. Byronnet ne sait pas
-habiller ses personnages… ni même les déshabiller…
-Ça, il ne s’en doute pas… ce cher monsieur !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — C’est vrai !… C’est ce
-qui l’a perdu !… Byronnet n’a pas ce que j’appelle
-« le sens de la cravate ».</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Ni le sens de la chaussette…
-ni le sens du pantalon… par conséquent
-ni le sens de la vie !… M. Byronnet n’a le sens
-de rien !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Est-ce drôle que lancé,
-comme il l’est, dans du monde chic… très chic…
-il n’ait jamais pu apprendre ça !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Ce que monsieur
-appelle si pittoresquement, et si justement, le
-sens de la cravate… Ça ne s’apprend pas !… On
-l’a… ou on ne l’a pas !… Monsieur l’a, lui !…
-D’abord, monsieur a tout !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Tu exagères…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — J’exagère !… Quand
-monsieur nous plante un adultère… ce n’est pas
-monsieur qui donnerait à son héros… un caleçon
-saumon… comme M. Byronnet… (<i>Il fait de
-grands gestes.</i>) Un caleçon saumon !… Mais c’est
-énorme !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ah ! ce caleçon saumon !…
-Le fait est que ce fut plutôt malheureux !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Ça n’a été qu’un cri
-dans le monde de la psychologie !… Monsieur se
-rappelle ?…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Oh ! Oui !… Quelle hérésie !…
-Ce pauvre Byronnet !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Alors, monsieur doit
-comprendre… Si c’est pour m’évoquer un amant,
-en caleçon saumon, que M. Byronnet possède
-tant d’éclat, de force, de don d’évocation !… Eh
-bien, non !… J’ai le regret de le dire à monsieur…
-mais cet éclat… cette force… ce don
-d’évocation… je m’en fous.</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Voyons… Joseph…
-voyons !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Je m’en fous… je
-m’en fous !… Monsieur connaît ma franchise…
-Monsieur sait que je suis incapable de dire autre
-chose que ce que je pense… Eh bien, dire du don
-d’évocation de M. Byronnet que « je m’en
-moque », ce ne serait pas assez dire… C’est « je
-m’en fous » qui est l’expression véritable ! Que
-monsieur cherche dans son Boissière s’il y en a
-une autre !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ah ! tu es un juge sévère,
-Joseph !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — C’est la faute de monsieur !…
-Pourquoi monsieur est-il toujours aussi
-impeccable !… Les adultères de monsieur, c’est
-la perfection !… Il n’y a rien à y reprendre, ni
-dessus, ni dessous… Des chefs-d’œuvre d’exactitude !…
-Et quand l’exactitude concorde avec
-l’émotion… c’est le génie !… Ce qui est vraiment
-épatant, chez monsieur, c’est que les cravates,
-les bottines, les gilets, les pantalons des personnages
-de monsieur sont toujours d’accord avec
-les sentiments, les passions, et même les pensées
-qui les animent !… Tandis que chez M. Byronnet,
-jamais… jamais un vêtement ne correspond
-à un mouvement de l’âme… Les personnages de
-M. Byronnet… ce sont de pures marionnettes…
-Ils n’ont jamais la chemise de leur état d’âme…
-Ça n’est pas humain… Or, moi, je l’avoue à
-monsieur, en littérature, c’est l’humanité seule
-qui m’intéresse… Le reste… c’est du battage !…
-Et je m’en fous !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Pourtant… voyons,
-Zola ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Je m’en fous !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et Flaubert ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Je m’en fous !… Il n’y
-a que monsieur !… Monsieur, à la bonne heure !…
-Parlez-moi de monsieur !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Tu es trop exclusif,
-Joseph !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>, <i>très digne</i>. — Je ne suis
-que juste, monsieur !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>il a fini de mettre sa cravate,
-et il se regarde longtemps dans une glace</i>. — C’est
-vrai !… Elle est parfaite !… Elle est strictement
-dans la situation !… Ah ! Joseph !… Toi
-aussi, tu as le sens de la cravate !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — C’est notre métier,
-monsieur, à tous les deux !…</p>
-
-
-<p class="dr">Un silence.</p>
-
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>en boutonnant son gilet</i>. — Joseph !…
-Sais-tu à quoi je pense ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Non, monsieur.</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Je pense à quelque chose
-d’extraordinaire !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Ça ne m’étonne pas !…
-Tout ce que fait monsieur, tout ce à quoi il
-pense… est extraordinaire !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Eh bien ! je pense à
-faire une collection de cravates. Mais une collection
-psychologique !… Tu comprends ! Imagine-toi
-des vitrines… anglaises… Dans ces vitrines,
-des étiquettes, de jolies étiquettes, où seraient
-énumérés tous les différents états d’âme par où
-peut passer un homme sensible, instruit et lettré…
-Et au-dessous de ces étiquettes, des cravates,
-des cravates… correspondant, par leurs
-formes et leurs nuances, à toutes les formes et
-à toutes les nuances de ces états d’âme !…
-Comme ce serait nouveau, passionnant, vulgarisateur !…
-Et vois-tu le catalogue de cette collection
-illustré par Jacques-Émile Blanche ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Je vois très bien
-cela !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et que dirais-tu d’un
-gros bouquin, d’un bouquin de science pure et
-de pure philosophie, que j’intitulerais : <i>La Psychologie
-de la cravate moderne</i> ?… Car j’en ai
-assez du roman…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur a raison…
-Le roman, c’est du battage !… (<i>L’illustre écrivain
-est maintenant habillé et Joseph tourne autour de
-son maître en vaporisant sur la jaquette un parfum
-discret.</i>) Que monsieur aille déjeuner, tranquillement…
-Je vais réfléchir à tout cela !…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>III</h3>
-
-
-<p class="d">Le cabinet de l’illustre écrivain… Meubles anglais… toujours.
-L’illustre écrivain, en élégante tenue de chambre,
-arpente la pièce, très recueilli, très grave. Joseph est
-assis devant un bureau, la plume à la main.</p>
-
-
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Où en étions-nous ?…
-Ah ! oui… (<i>Dictant</i>)… « La table resplendissait »…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>, <i>écrivant</i>. — « Res…plen…dissait. »
-(<i>Il pose la plume.</i>) Je ferai remarquer
-à Monsieur que, dix lignes plus haut,
-nous avons… déjà… un… « resplendissait »…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Tu es sûr ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur ne se souvient
-plus ?… Nous avons… « les épaules de la
-marquise resplendissaient »…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Diable !… C’est vrai !…
-Pas de répétition !… Voyons, voyons… (<i>Il
-cherche.</i>) Que le style est donc difficile !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Si Monsieur mettait
-tout simplement : « … Splendissait… La
-table splendissait ? » C’est plus court, plus neuf,
-plus plein… plus hardi, et ça évoque davantage.
-J’ai vu cela, l’autre jour, dans une revue belge…
-C’est très bien !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — « La table splendissait… »
-Ça n’est pas mal, en effet… « La table
-splendissait… » On dirait un hémistiche à la Heredia…
-« La table splendissait… » Oui, mais je ne
-peux pas… L’Académie condamne cette expression…
-Cela me ferait du tort !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur croit-il ?…
-L’Académie est comme ces vieilles femmes qui
-font les sucrées et qui aiment qu’on les viole !…
-A la place de Monsieur, je n’hésiterais pas !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Non !… non !…
-Voyons !… « La table… » N’écris pas, je cherche…
-« la table, avec ses cristaux taillés et ses
-argenteries anciennes, éblouissait… »</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Heu ?…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Aveuglait…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Ho !… Ho !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ce n’est pas ça,
-hein ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — C’est pauvre !…
-Monsieur voudrait-il de ceci… « Avec ses cristaux
-à facettes et ses très anciennes argenteries,
-la table était un éblouissement… »</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Répète !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — « … Avec ses cristaux
-à facettes… et ses très anciennes argenteries,
-la table était un éblouissement… »</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Oui… c’est peut-être
-mieux !… Essayons… je dicte : « … Avec ses
-cristaux à facettes et ses très anciennes argenteries…
-la table… était… un éblouissement ! »</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — … « E…blou…issement… »
-Eh bien, mais !… voilà !… ça peint !…
-ça évoque !… et l’on voit tout de suite que l’on
-n’est pas chez des mufles !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Continuons… y es-tu ?…
-« Courant sur des fils invisibles, de pâles
-orchidées… »</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — « Orchidées… » Monsieur
-tient beaucoup à… « pâles orchidées ?… »</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Mon Dieu !… « Pâles » !…
-n’est pas mal… « pâles » est un très
-joli mot… un mot très mondain !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur n’aimerait
-pas : « … de mauves orchidées » ?</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>après avoir réfléchi</i>. — En
-effet… c’est plus précis… plus décoratif… et
-plus élégant… « … courant sur des fils invisibles…
-de mauves orchidées… » Je reprends…
-« … de mauves orchidées… étalaient… »</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Étalaient… étalaient !…
-Voilà, Monsieur, un terme fort impropre…
-Des choses qui courent n’étalent pas…
-Elles détalent, tout au plus.</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — « … de mauves orchidées,
-détalaient… »</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Oh ! Monsieur a pris
-cette plaisanterie au sérieux… Monsieur est à
-pouffer !… Monsieur est à se tordre !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>sévère</i>. — Tu sais, Joseph,
-je n’aime pas ces blagues-là !… C’est idiot !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Que Monsieur ne se
-fâche pas !… Que Monsieur veuille bien m’écouter !…
-J’ai, je crois, une phrase épatante…
-ébouriffante !… Que Monsieur juge !… « … De
-mauves orchidées enroulaient l’énigme perverse
-et le troublant péché de leurs fleurs !… » Ah !…
-Monsieur est-il content ?… Monsieur est épaté !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>admiratif</i>. — Est-il doué,
-cet animal-là !… « … Et le troublant péché de
-leurs fleurs !… » Il n’y a pas à dire !… c’est
-admirable !… « L’énigme perverse et le troublant
-péché de leurs fleurs… » Ce n’est rien,
-c’est simple… Et penser que, depuis trois ans…
-je cherche ça !… « Et le troublant péché de leurs
-fleurs !… » En deux mots… c’est toute l’orchidée…
-et c’est toute la femme !… et c’est tout le
-mystère de l’amour ! Quel tempérament d’écrivain !…
-Mais comment sais-tu, toi, un simple
-domestique ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>, <i>ironique et modeste</i>. — Je
-suis l’élève de Monsieur.</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Je te demande comment
-ces choses-là te viennent à l’esprit ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Mon Dieu !… L’autre
-jour, au déjeuner, Monsieur regardait une
-orchidée… et Monsieur disait : « Est-ce assez
-passionnant, tout de même !… On dirait d’un
-sexe !… »</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Vraiment ? J’ai dit
-cela ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Mais oui… Monsieur a
-dit cela, tout naturellement ! Cette phrase de
-Monsieur m’est revenue à la mémoire… Seulement,
-« sexe » est un mot brutal, grossier… un
-mot qui choque… et qu’on ne saurait tolérer
-dans la bonne compagnie… J’ai mis ce « péché »
-à la place de ce « sexe »… Voilà tout !… C’est
-aussi obscène et c’est plus charmant… et c’est
-meilleur ton !… Ah ! Monsieur peut dire qu’il
-aura un joli succès, dans le monde, avec cette
-phrase-là !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Je le crois… Je le
-crois…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — A la place de Monsieur,
-je l’essaierais, ce soir même, au dîner de la
-baronne Vampirette !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Excellente idée !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur verra se
-pâmer toutes les femmes de Monsieur !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Quel triomphe, Joseph !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Et qu’est-ce qui fera
-« une gueule ? »</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Joseph ! De la tenue !…
-Tu n’es plus dans le sentiment !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Qu’est-ce qui en fera
-une sale gueule ?…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Allons !… Allons !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — C’est M. Byronnet !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>réjoui à cette idée</i>. — Ça !…
-Je la vois d’ici, la gueule de Byronnet !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur aussi !…
-Monsieur se rend bien compte qu’il n’y a pas
-un autre mot pour exprimer la chose que fera,
-ce soir, M. Byronnet…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ah ! ce Joseph !… Il est
-étonnant !… On ne peut pas lui en vouloir. (<i>On
-sonne, Joseph se lève.</i>) Je n’y suis pour personne !…
-pour personne !…</p>
-
-
-<p class="dr">Joseph sort.</p>
-
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>seul. Il relit les feuillets
-déjà dictés avec des gestes cadencés. Haut.</i> — « L’énigme
-perverse… et le troublant péché de
-leurs fleurs !… » C’est génial !… (<i>Joseph rentre.</i>)
-Eh bien ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — C’était un ami de Monsieur…
-un ancien ami des jours de misère… Un
-sale type… avec un paletot crasseux, des cheveux
-longs… et qui sentait la bière… Il venait,
-sans doute, taper Monsieur… Je l’ai mis dehors !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Bien !… Allons, allons…
-continuons de travailler… (<i>Le valet de
-chambre se rassied devant le bureau… l’illustre
-écrivain arpente la pièce, en proie à l’inspiration…
-Dictant :</i>) « Alors la marquise se pencha… »</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>IV</h3>
-
-
-<p class="d">Un petit salon anglais… toujours. Joseph introduit
-M<sup>me</sup> Beauduit.</p>
-
-<p class="d">M<sup>me</sup> Beauduit a 42 ans, un visage flétri, mais des restes
-de beauté. Toilette sévère d’entremetteuse, toilette effacée
-qui peut passer partout sans être remarquée.</p>
-
-
-
-<p><span class="sc">Joseph</span>. — Entrez donc, madame Beauduit,
-entrez donc !…</p>
-
-
-<p class="d">Il lui offre un siège, à droite de la cheminée, et s’assied
-lui-même, à gauche, confortablement, le dos calé et les
-jambes croisées.</p>
-
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Alors, vous croyez qu’il ne
-rentrera que tard ?</p>
-
-<p><span class="sc">Joseph</span>. — Pas avant sept heures… pour
-s’habiller. Monsieur s’amuse, aujourd’hui…
-Monsieur est avec sa comtesse…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Sa comtesse ?… Quelle comtesse ?…
-Encore une blague, sans doute ?</p>
-
-<p><span class="sc">Joseph</span>. — Parbleu !… La comtesse de Monsieur,
-c’est tout simplement une méchante
-actrice des Variétés, la petite Zaza… Mais vous
-la connaissez encore mieux que moi, madame
-Beauduit !… Monsieur est comme ça !… Il a un
-chic étonnant pour transformer en comtesses et
-en duchesses les petites actrices et les trottins…
-Monsieur croit que ça prend !…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Oh ! ça !… Il a toujours
-menti !…</p>
-
-<p><span class="sc">Joseph</span>. — Même à moi !… Ce qui est bête !…
-Monsieur éprouve le besoin de m’épater ! Monsieur
-est un serin !… Il y a longtemps qu’on l’a
-dit : « Il n’est pas de grand homme pour son
-valet de chambre… » Monsieur est un serin.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Un orgueilleux, surtout !</p>
-
-<p><span class="sc">Joseph</span>. — Un orgueilleux et un serin. Au
-fond, il n’y a pas plus serin que Monsieur !… Et
-son talent ?… Oh ! la la !… Et il est illustre !…
-Non, c’est à se tordre !…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Le fait est qu’il a eu de la
-chance !</p>
-
-<p><span class="sc">Joseph</span>. — Mais, ma chère madame Beauduit,
-s’il ne nous avait pas rencontrés tous les deux :
-vous, à son début dans la vie, pour le sortir de
-la misère, le décrasser quelque peu… lui donner
-un coup de fion… et conduire ses affaires… moi,
-pour lui apprendre le style… qu’est-ce qu’il
-serait aujourd’hui ?… Hein ! je vous le demande…
-qu’est-ce qu’il serait ? Il ne pourrait
-même pas faire les faits divers dans un journal
-de province !</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — C’est vrai !… Ah ! j’ai eu du
-mal !</p>
-
-<p><span class="sc">Joseph</span>. — Et moi, donc ?… Si vous croyez
-que je n’en ai pas encore, pour le déshabituer
-de ses allures de rasta… Et comme écrivain !…
-Tenez, ce matin encore… en dictant… il donnait
-au mot : virtualité, le sens de « force
-sexuelle, de puissance virile »… Ma parole d’honneur !
-Il me dictait ceci : « C’était un homme
-d’une virtualité considérable ! » (<i>Il rit.</i>) C’est à
-ne pas croire, hein ? Et c’est tout le temps comme
-ça !… Monsieur ignore absolument, totalement,
-le sens des mots !… C’est-à-dire que, si je n’étais
-pas là pour rectifier toutes les bourdes de Monsieur,
-ce serait un éclat de rire autour de Monsieur !
-Ah ! non… Monsieur est trop bête !</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>, <i>elle soupire</i>. — Qu’est-ce que
-vous voulez, mon pauvre Joseph !…</p>
-
-<p><span class="sc">Joseph</span>. — Je voudrais au moins que Monsieur
-ne se moquât pas de nous… Je trouve que
-Monsieur en prend trop à son aise avec nous !…
-Monsieur n’est pas juste… Monsieur n’est pas
-reconnaissant… Monsieur a une très sale âme !…
-Enfin, quoi !… vous êtes encore une belle
-femme, ma chère madame Beauduit… une belle
-femme, nom d’un chien !… Monsieur aurait bien
-pu se contenter de votre amour et ne pas vous
-lâcher comme il a fait !… C’est ignoble !</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Oh ! je ne lui en veux pas de
-ça !… Il y a longtemps que l’amour n’existe
-plus entre nous… Qu’il courre, qu’il s’amuse…
-mon Dieu, c’est tout naturel… J’ai été la première
-à lui rendre sa liberté à ce point de
-vue-là… Seulement, il aurait pu s’amuser dans
-un autre milieu… se faire des maîtresses dans
-le monde… des maîtresses utiles et glorieuses…
-au lieu de se laisser gruger par de sales petites
-grues…</p>
-
-<p><span class="sc">Joseph</span>. — Il n’aurait pas demandé mieux…
-allez !… Mais voilà… il ne peut pas… Monsieur
-est mal tourné… mal fichu… Il a beau se mettre
-des revers de moire et de velours à ses habits…
-avoir cent trois cravates et quarante paires de
-bottines… et une vitrine pleine de chapeaux
-qui viennent de Londres… Monsieur n’en reste
-pas moins lourd et gauche. Il n’a pas de race…
-Il ressemble, dans le fond, à un couvreur…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Il est vigoureux !</p>
-
-<p><span class="sc">Joseph</span>. — Vigoureux !… Autrefois, peut-être !
-Mais maintenant… un fort déchet croyez-moi…
-Et puis, Monsieur ne sait rien dire aux femmes !
-Monsieur est stupide avec les femmes du monde.
-Ça l’éblouit, vous comprenez… et il perd, avec
-elles, le peu de moyens qu’il a… Tenez, madame
-Beauduit, je vois cela tous les jours, moi !…
-Quand Monsieur fait un roman… il reçoit des
-lettres, des lettres passionnées… folles. On lui
-donne des rendez-vous… les invitations pleuvent.
-Et puis, rien !… Sitôt qu’elles ont vu
-Monsieur… qu’elles ont parlé avec Monsieur…
-eh bien, elles ont tout de suite assez de Monsieur,
-les femmes du monde. Monsieur les
-dégoûte ! Et je comprends ça !… Il n’est pas tentant,
-Monsieur ! Il n’a pas le moindre esprit… il
-n’est pas délicat. Il n’est rien, quoi !… Il n’a
-rien ! Et ses jambes torses… ses mollets de travers…
-sa touffe de poils sur les épaules ! Et puis,
-sous ses beaux vêtements… voyons, madame
-Beauduit… vous le connaissez… Il n’est pas déjà
-si soigné que ça !… vous le savez aussi bien que
-moi… la propreté… ça n’est pas le fort de
-Monsieur !…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Ça !… Je croyais que maintenant…</p>
-
-<p><span class="sc">Joseph</span>. — Avec son air flambant, si je vous
-disais que j’ai toutes les peines du monde à lui
-faire prendre un bain… Ah ! tenez… à votre
-place, je l’enverrais se promener, moi, Monsieur !…
-Et qu’il s’arrange tout seul !… ça ne serait pas
-long, la dégringolade !…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Qu’est-ce que vous voulez !…
-Je ne suis plus jalouse… Et ça m’intéresse de
-travailler pour lui… et qu’il me doive son
-succès, sa réputation, ses honneurs !… Ce n’est
-pas lui que j’aime maintenant… Oh ! non… Ce
-que j’aime, c’est ce que j’ai fait de lui !… C’est
-d’avoir imposé au monde, au public, aux lettrés,
-l’incroyable mensonge qu’il est !… Aussi, je
-continue… je vais, je viens, du matin au soir,
-je trotte, je trotte pour lui… Je vais partout…
-effacée, invisible, mais obstinée. De chez les
-éditeurs, aux ministres… des ministres aux
-journaux, dans tous les coins où je passe,
-j’ourdis des trames, je tisse des toiles où les
-mouches viennent se prendre, et que je lui
-donne ensuite à manger, à dévorer !… Et ça me
-donne, Joseph, ça me donne des joies plus vives
-que les joies de l’amour !… Je m’exalte à me
-dire que tout cela est mon ouvrage… que sans
-moi il ne serait rien… rien !… et que le jour où
-il me plaira de retirer cette main, qui seule
-soutient cet édifice… eh bien, l’édifice croulera
-tout entier !…</p>
-
-<p><span class="sc">Joseph</span>. — Ah ! madame Beauduit… si j’avais
-trouvé une femme comme vous !…</p>
-
-
-<p class="dr">Il rêve.</p>
-
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>, <i>elle se lève</i>. — J’ai encore des
-courses à faire… Il faut que je m’en aille…
-Dites-lui que je reviendrai demain matin… J’ai
-à lui parler…</p>
-
-<p><span class="sc">Joseph</span>. — Ah ! madame Beauduit ! Monsieur est
-indigne de votre génie !…</p>
-
-
-<p class="dr">Il se lève aussi.</p>
-
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Vous lui direz que j’ai vu le
-ministre, ce matin… Il m’a formellement promis
-la rosette, pour le mois de janvier… Et voyez
-comme c’est drôle… Il n’en avait plus, le
-ministre… Il a été obligé d’en emprunter une à
-son collègue de l’Instruction publique… On la
-retire à un archevêque !…</p>
-
-<p><span class="sc">Joseph</span>. — La rosette !… la rosette !… à lui !…
-et la rosette d’un archevêque !… C’est colossal !…
-Et mes palmes ?</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Vous les aurez aussi !…</p>
-
-<p><span class="sc">Joseph</span>. — Comme tout cela est mélancolique !…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Dites-lui aussi que l’éditeur
-consent à un nouveau traité… Cinq sous de plus
-par volume… une prime de cinq mille francs
-au cinquantième mille… de quinze mille au
-centième… Je lui apporterai demain le traité à
-signer… Ah ! et puis…</p>
-
-<p><span class="sc">Joseph</span>. — Encore quelque chose !…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Les frères Laudur lancent un
-nouveau kina… Ils l’appellent le Kina de l’Illustre
-Écrivain ! On fait les affiches en ce moment…
-A demain, Joseph !</p>
-
-<p><span class="sc">Joseph</span>. — A demain, madame Beauduit !…
-Vous êtes une femme… épatante !…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>V</h3>
-
-
-<p class="d">L’illustre écrivain a fini de s’habiller… Il prend son porte-cigarettes
-et son portefeuille qu’il met dans la poche de
-son veston ; un mouchoir qu’il insère méthodiquement
-dans la poche de poitrine… quelques louis sur la cheminée
-qu’il met dans la poche de son gilet… Puis, frais,
-rasé, astiqué, boutonné, parfumé, il se regarde dans la
-glace, longuement, avec satisfaction…</p>
-
-
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>au valet de chambre</i>. — Suis-je
-bien ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur brille, tel
-un phare !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>avec un geste d’ennui</i>. — Allons !…
-fais entrer M<sup>me</sup> Beauduit !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Bien, monsieur.</p>
-
-
-<p class="dr">Le valet sort.</p>
-
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ce qu’elle va me raser
-encore !…</p>
-
-
-<p class="dr">Il commence à mettre ses gants. Entre M<sup>me</sup> Beauduit.</p>
-
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>, <i>fâchée</i>. — En voilà, maintenant,
-du nouveau !… Et pourquoi m’as-tu fait
-attendre si longtemps, dans l’antichambre, comme
-un ami pauvre ou comme un fournisseur ?</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>très sec</i>. — Je ne pouvais
-pourtant pas vous recevoir dans ma chambre,
-pendant que je m’habillais. Ce n’eût pas été
-convenable !…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Pas convenable !… Tu ne
-pouvais pas !… Est-ce que tu es fou ?… Et quand
-je te recevais, dans mon lit, moi… est-ce que je
-te faisais attendre dans l’antichambre, pour que
-ce fût convenable ?…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>agacé</i>. — Ma chère amie…
-ces manières… vraiment !…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Ces manières !… Ah ! ça, dis
-donc !… Et voilà que tu me dis « vous », maintenant !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Il est convenable aujourd’hui
-que je ne vous tutoie plus !… Et je
-vous serai obligé, désormais, de faire de même !…
-D’ailleurs, je sors, je suis pressé… Vous avez
-quelque chose à me dire ?</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Non… mais, pressé !… Qu’est-ce
-qui se passe ?</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Il se passe que je suis
-très pressé… Si vous avez quelque chose à me
-dire, faites, faites vite !…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>, <i>après un silence et le regardant
-fixement</i>. — Canaille !… Canaille !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>très froid</i>. — Je ne vous
-reçois pas pour que vous veniez m’insulter…
-Vous savez que je n’aime pas les scènes.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>, <i>même jeu</i>. — Canaille !… Canaille !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ah ! en voilà assez !…
-Pas de drame ici… n’est-ce pas !… J’ai horreur
-des drames !</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>, <i>elle se laisse tomber dans un fauteuil</i>. — Canaille !…
-Canaille !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>il se met à marcher dans
-la pièce avec agitation</i>. — Eh bien !… soit !…
-Je suis une canaille !… c’est entendu… je suis
-une canaille !… Raison de plus pour vous en aller
-d’ici… pour vous en aller de ma vie !… Il y a
-longtemps que vous auriez dû comprendre que
-nos relations ne peuvent plus durer !… (<i>M<sup>me</sup> Beauduit
-fait des gestes violents, atteste le ciel…</i>) Non,
-elles ne peuvent plus durer !… Mon existence
-s’est agrandie… s’est développée… elle est prise
-par trop de choses délicates et difficiles… Vous
-n’y avez plus de place !</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Est-ce possible d’entendre
-cela ?</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Si vous m’aimiez… si
-vous m’étiez une femme dévouée… comment
-n’avez-vous pas compris cette situation nouvelle ?…
-Comment n’avez-vous pas senti que vous
-deviez vous effacer, disparaître… vous auriez
-évité cette scène pénible… pour moi !…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>, <i>levant les bras au ciel</i>. — Mon
-Dieu !… Mon Dieu !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Car vous me gênez…
-vous me compromettez… Vous êtes dans toutes
-mes affaires et dans tous mes succès… On ne
-voit que vous, partout !… Et, partout, on dit de
-vous : « Cette solliciteuse… cette raseuse, cette
-mère au cabas… c’est la vieille maîtresse de l’Illustre
-Écrivain ! »… Comme c’est gai pour moi,
-n’est-ce pas ?… Comme ça me donne de la considération !…
-Comme ça rehausse mon prestige !…
-(<i>Sur un mouvement de M<sup>me</sup> Beauduit.</i>)
-Oui, mon prestige !… Enfin, voyons, est-ce que
-vous êtes ma maîtresse, maintenant ?… Est-ce
-que nous couchons ensemble, maintenant ?… (<i>Il
-s’anime, s’emporte.</i>) Mais c’est intolérable à la fin !…
-Vous me gâchez toute ma vie !… Vous êtes le
-point noir de ma célébrité et de ma réputation !…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Mon Dieu !… Mon Dieu !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Grâce à vous, cet édifice
-de ma fortune, que j’ai eu tant de mal à
-élever, il peut s’écrouler tout d’un coup !…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Ah !… Ah !… Ah !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Comment !… On imprime,
-partout, dans les journaux sérieux, que je suis :
-« L’Illustre Écrivain !… » On raconte que je suis
-fêté, adulé dans le monde… Que les femmes les
-plus élégantes raffolent de moi… Que les salons
-les plus difficiles se disputent ma présence… On
-m’attribue les adultères les plus glorieux… Je
-suis à la fois quelqu’un comme Balzac et
-comme Brummel… Tout cela, pour qu’un misérable
-vienne affirmer, comme hier, dans le <i>Mouvement</i> :
-« Mais non ! C’est de la blague !… Et
-l’Illustre Écrivain est collé avec une vieille
-femme !… »</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Mon Dieu !… Mon Dieu !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Avez-vous lu cet article ?…
-L’avez-vous lu ?…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Mon Dieu !… Mon Dieu !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et les insinuations malpropres…?
-Et les allusions déshonorantes ?…
-ça vous est égal, à vous !… avouez, parbleu ?…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Le misérable ! mon Dieu !…
-le misérable !… Tant d’infamie ! Est-ce possible ?</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et si ce bruit se propage…
-s’il est prouvé que mes triomphes mondains
-ne sont rien… qu’il n’y a pas, dans ma
-vie, ces aristocratiques adultères, qui me font
-une auréole de chic, d’élégance exceptionnelle…
-comment voulez-vous que l’Académie me
-nomme ?…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>, <i>toujours atterrée</i>. — Le misérable !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et quand vous auriez
-inspiré cet article… pour qu’on dise partout que
-je vis de vous. Cela ne m’étonnerait pas… cela
-serait dans la logique de vos manœuvres… Eh
-bien, non !… j’en ai assez de cette persécution…
-En voilà assez !…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>, <i>elle se lève et marche sur l’illustre
-écrivain, les poings crispés</i>. — Canaille… Canaille…
-tu me dois tout… tout… tout !… Ta
-fortune… tes succès, ta situation dans le
-monde… tu me les dois… Ce que tu es… le
-mensonge… l’effronté, le hideux mensonge que
-tu es… c’est moi qui l’ai fait… Qu’étais-tu
-donc, quand je suis allée t’arracher aux basses
-crapules de la vie… à ta sale brasserie… à ta
-sale choucroute ?… Je t’ai nourri… habillé,
-décrassé, façonné… Je t’ai donné de l’argent…
-Je t’ai donné tout… tout… tout ! Oui… ah !…
-oui !… on ne voyait que moi, partout !… Mais
-partout je te créais… Du petit morceau de boue
-que tu étais, et que j’avais ramassé dans les
-ordures du chemin, je faisais peu à peu une
-statue !… Et je n’avais qu’une joie, moi !… celle
-de te voir t’élever, t’élever, t’élever !… Misérable !…
-ma vie, à moi, elle a été tout entière
-de dévouement, de désintéressement… d’effacement…
-J’ai rogné, comme une avare, sur mes
-toilettes, sur ma table, sur les douceurs de mon
-intérieur, pour te donner, à toi, ce qu’il fallait…
-Et j’ai fait ce miracle d’imposer à la critique,
-au public, à tout le monde… l’imbécile, le rien…
-le dessous de rien que tu es !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Permettez !… Ah ! permettez !…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Et voilà ma récompense !…
-Eh bien, soit !… Je m’en vais de ta vie !… Ah !
-nous allons rire maintenant !… Je te jure que
-nous allons rire…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>très noble</i>. — Vous ne pourrez
-toujours pas m’enlever mon talent…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>, <i>avec un rire grinçant</i>. — Son
-talent !… son talent !… Non, mais il croit qu’il a
-du talent !… Son talent !… Ah ! ah ! ah !… Il ne
-voit même pas la mystification que c’est !… Imbécile !…
-Eh bien, je vais leur montrer, moi, ce que
-c’est que ton talent !… Adieu !…</p>
-
-
-<p class="d">Elle sort, furieuse. Le valet de chambre rentre, regarde son
-maître et hausse les épaules. Il prend le chapeau de l’Illustre
-Écrivain qu’il lisse avec des foulards.</p>
-
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Dans la vie littéraire,
-l’important n’est pas d’avoir du talent… L’important,
-c’est d’être classé… Or, Monsieur est
-classé… Monsieur n’a donc rien à craindre…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Tu crois ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Mais oui… Monsieur
-est classé comme « notre éminent et illustre
-psychologue »… On ne peut rien contre ça !…
-Et Monsieur n’écrirait plus de livres… Monsieur
-ferait de l’architecture ou du notariat, qu’il serait
-toujours et pour tout le monde… « notre éminent
-et illustre psychologue »… (<i>Tendant le
-chapeau.</i>) Qu’est-ce que vous voulez qu’elle fasse,
-la malheureuse ?… Que Monsieur ne s’inquiète
-pas… et qu’il dorme sur ses deux oreilles… Il y
-a toujours quelqu’un de plus bête que l’auteur…
-c’est le public !… Sans ça !…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VI</h3>
-
-
-<p class="d">La chambre de l’illustre Écrivain. L’illustre Écrivain examine
-tous les détails de la chambre, rassujettit quelques
-fleurs dans des vases.</p>
-
-
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Je suis inquiet…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — De quoi Monsieur
-peut-il être inquiet ?</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Je suis inquiet de savoir
-quelle est la femme qui va venir tout à
-l’heure… Tu ne t’en doutes pas, toi ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Oh !… moi… les
-femmes qui écrivent et qui donnent des rendez-vous
-à des hommes de lettres, je m’en
-méfie !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Pourquoi ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — En général, ce sont de
-très vieilles femmes… et très laides !… C’est
-qu’elles n’ont pas trouvé ailleurs !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Allons donc !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Avant de servir chez
-Monsieur, je servais chez M. Alexandre Dumas
-fils ! En voilà un qui recevait des lettres de
-femmes mystérieuses et passionnées !… Ah ! on
-lui donnait aussi des rendez-vous, à celui-là !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Eh bien ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Eh bien… c’étaient
-toujours de vieux tableaux… qui avaient déjà
-écrit et donné des rendez-vous au père Dumas,
-et qui n’étaient point déjà si jeunes, de ce
-temps-là !… Monsieur est un peu gobeur !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Joseph !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Ah ! les amoureuses
-des hommes de lettres !… Mais je les connais !…
-Elles sont dix dans Paris, toujours les mêmes, et
-elles ont au moins six siècles à elles dix !… Elles
-ont aimé M. de Chateaubriand… M. de Lamartine…
-M. Alfred de Vigny… Elles continuent !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Celles qui aiment les
-poètes… je ne dis pas !… Mais celles qui aiment
-les psychologues… celles-là ne peuvent avoir
-que de la jeunesse… de la beauté… et de l’intellectualité !…
-ce qui est important, en amour !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>, <i>sentencieux</i>. — Quand il
-n’y a plus que la psychologie pour exciter les
-femmes… mauvaise affaire, Monsieur ! Et pour
-ce qui est de l’intellectualité !…</p>
-
-
-<p class="dr">Il hausse les épaules.</p>
-
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Tu vas, peut-être, nier
-le charme de l’intellectualité dans la passion !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Je ne nie rien… Seulement,
-je constate que les femmes ne deviennent
-intellectuelles que lorsqu’elles n’ont plus de
-dents, plus de cheveux, plus rien !… Oh ! que Monsieur
-est jeune, pour un grand homme !… Que
-Monsieur est naïf, pour un psychologue !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>il prend quelques lettres sur
-la cheminée et les fourre sous le nez de Joseph</i>. — Enfin,
-ce n’est pas un parfum de vieille femme…
-Hume-le un peu !… Il y a de la jeunesse dans ce
-parfum, il y a de l’enthousiasme… il y a… (<i>Étalant
-les lettres sous les yeux du valet de chambre.</i>)
-Et cette écriture, preste… leste… agile… et voluptueuse !…
-Voyons, toi qui te piques de graphologie…
-est-ce l’écriture d’une femme qui…
-aurait aimé Voltaire ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Ah ! si Monsieur s’en
-rapporte au parfum et à l’écriture !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et ces déclarations ardentes…
-ces phrases enflammées !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Enfin, ce que j’en dis,
-ce n’est pas pour décourager Monsieur… c’est
-pour l’avertir… le mettre en garde contre une
-surprise possible… probable !… voilà tout… Ce
-n’est pas moi qui coucherai avec cette dame,
-n’est-ce pas ?… Du reste…</p>
-
-
-<p class="dr">Il fait un geste mystérieux.</p>
-
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Du reste… quoi ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Du reste… les vieilles
-femmes ont quelquefois du bon. Il ne faut pas
-les dédaigner !… Elles ont de l’expérience… ce
-qui remplace la beauté… une science de la volupté,
-ce qui vaut mieux, dans certaines circonstances,
-que la jeunesse… Le grand Balzac, le
-prédécesseur de Monsieur, disait qu’on ne devait
-pas mépriser l’amour des femmes laides et
-vieilles… que c’était souvent quelque chose
-d’épatant… parce qu’elles… aiment avec reconnaissance !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ah ! tu m’ennuies…
-Tais-toi ! Ton pessimisme m’agace !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — C’est cela !… Que Monsieur
-rêve à des princesses… à des duchesses…
-à des fées… Monsieur aura toujours le temps de
-connaître la réalité !…</p>
-
-
-<p class="d">Silence… Joseph range quelques meubles… L’illustre
-Écrivain se promène dans sa chambre, agité, nerveux.</p>
-
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Alors, tu penses qu’il
-vaut mieux que je la reçoive carrément dans
-ma chambre à coucher !… Ne trouves-tu pas que
-c’est un peu vif ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Puisque c’est par là
-que ça doit finir… autant commencer par là
-tout de suite !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Oui, mais… si c’est une
-femme timide… poétique… sentimentale ? Elle
-pourrait s’effaroucher…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Pauvre petit oiseau !…
-Monsieur l’apprivoisera !… Monsieur sait si bien
-parler aux femmes timides et troublées !… On
-dit partout de Monsieur qu’il est un confesseur
-d’âmes !… Avec la voix et la séduction de Monsieur,
-rien n’est embarrassant !… Ah ! Monsieur
-est un grand franchisseur d’obstacles. (<i>Il range
-quelques bibelots par-ci, par-là.</i>) D’ailleurs, Monsieur
-n’y a pas grand mérite !… (<i>L’Illustre Écrivain
-se retourne vivement.</i>) Avec la gloire de
-Monsieur !… avec le génie de Monsieur !… ça les
-hypnotise toutes !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Le fait est que j’en ai
-dompté quelques-unes. (<i>Il regarde la pendule.</i>)
-Quatre heures !… Mais elle est en retard !…
-Sapristi, elle est en retard de cinquante minutes !…
-D’ailleurs, j’aime mieux cela !… Si c’était une
-vieille femme, elle ne serait pas en retard… elle
-serait en avance !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Ça ! c’est très juste !…
-Voilà une observation psychologique qui fait
-honneur à Monsieur !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Tu vois bien !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — A moins que ce ne soit
-une blague… et que les amis de Monsieur n’aient
-monté à Monsieur un bateau !… Dame !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Es-tu fou ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Ça ne serait pas la
-première fois !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — C’est idiot, ce que tu dis
-là !… Et tu avoues toi-même que mon génie…
-ma séduction… ma gloire… que je les hypnotise
-toutes !… Elle est en retard… certainement…
-elle est en retard… Qu’est-ce que cela prouve ?…
-Son mari, si elle est mariée… Sa mère, si c’est
-une jeune fille… Est-ce que je sais, moi ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>, <i>ironique</i>. — Enfin, attendons…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Dieu ! que tu es assommant,
-avec tes doutes !… D’ailleurs, je ne sais
-pas pourquoi je tolère tes familiarités !… On n’a
-pas idée d’un valet de chambre comme toi !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>, <i>très digne</i>. — Monsieur ne
-dit pas ces choses-là quand Monsieur est embourbé
-dans le marécage de ses phrases… Monsieur
-est bien heureux de m’avoir pour s’en
-tirer !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>arpentant la chambre, de
-plus en plus nerveux</i>. — C’est bon !… C’est
-bon !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>, <i>même jeu</i>. — Monsieur
-devrait se rappeler que je suis pour lui plus
-qu’un valet de chambre… que je suis un collaborateur !…
-Monsieur n’est pas juste !</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — C’est bon !… C’est
-bon !… Et tais-toi… (<i>Long silence.</i>) Quatre heures
-et demie !… Ces sacrées femmes !… Toujours la
-même chose !… Jamais elles ne peuvent venir à
-l’heure !… (<i>On sonne.</i>) Ah ! enfin !… C’est elle.
-(<i>Au Valet de chambre.</i>) Va donc !… Mais va
-donc !… (<i>Le Valet de chambre sort. L’Illustre
-Écrivain se met devant la glace. Il rectifie sa cravate,
-une mèche de ses cheveux, retrousse les pointes
-de ses moustaches, serre sa jaquette.</i>) Comme mon
-cœur bat… Je vais la voir… Si c’était !…</p>
-
-
-<p class="dr">Réapparition de Joseph.</p>
-
-
-<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — C’est le bottier de
-Monsieur… qui vient d’apporter sa note !…</p>
-
-<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>stupéfié</i>. — Le bottier de
-Monsieur !… (<i>Subitement colère.</i>) Qu’il aille au
-diable !…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VII</h3>
-
-
-<p>Hier, nous étions quelques-uns, réunis à dîner
-chez l’Illustre Écrivain. Le sujet de la conversation,
-vous l’imaginez. On ne parla que de l’affaire
-Dreyfus, car comment parler d’autre chose en
-ce moment ? Et quel drame dépasse celui-là, en
-angoisse et en terreur ?… Il n’y avait là que des
-gens plus ou moins célèbres, et qui font profession
-de penser : des intellectuels, comme on
-dit. Aussi, toutes les sottises, toutes les monstrueuses
-sottises qui furent récitées, je renonce
-à les raconter. En quelques minutes d’exaltation
-patriotique, elles eurent vite atteint à la parfaite,
-à l’inexprimable beauté où, chaque jour, nous
-les voyons s’élever dans la presse. J’ignore quel
-sera le résultat de cette tragique et obsédante
-affaire. Il en est un, pourtant, qui me semble,
-dès maintenant, acquis : c’est que le journal n’a
-plus rien à envier à la loge du concierge. Le
-journaliste a fait tellement sien le potin stupide
-venimeux et délateur, qu’il en a, à tout jamais,
-découronné la face symbolique, la face spécialiste
-du concierge, gardien de notre porte et aussi de
-notre honneur !… Et il n’a pas fallu moins que
-le grand cri de conscience poussé par M. Émile
-Zola, il n’a pas fallu moins que sa noble et forte
-parole pour que, dans le flot d’imbécile boue
-qui nous submerge, nous nous reprenions à ne
-pas complètement désespérer de l’utilité et de la
-générosité de notre profession !</p>
-
-<p>Or, hier, chez l’Illustre Écrivain, la conversation,
-d’abord éparpillée parmi tous les convives,
-qui avaient hâte d’étaler leur bêtise irréductible
-et de vomir sur la table ce qu’ils avaient mangé, le
-matin, dans les journaux, se fixa bientôt dans un
-dialogue entre notre hôte et un jeune poète, qui
-n’avait pas encore dit un seul mot et qui semblait
-regarder tous ces gens, autour de lui, avec
-l’étonnement pitoyable que l’on a devant une
-assemblée de fous.</p>
-
-<p>— Et vous, dit l’Illustre Écrivain, en s’adressant
-au jeune poète, vous n’avez encore exprimé
-aucune opinion ?… Comme tout le monde, vous
-devez avoir un sentiment… et même une conviction
-ferme sur ce drame ?… Voyons, que pensez-vous
-de Dreyfus ?</p>
-
-<p>— Je le crois innocent !… répondit le poète
-avec une douceur simple.</p>
-
-<p>Il y eut des cris, des protestations indignées.
-Quand ils furent calmés, un essayiste, normalien,
-académicien, fort répandu dans les milieux
-les plus élégants, demanda, non sans ironie :</p>
-
-<p>— Vous avez des tuyaux ?</p>
-
-<p>— Non, j’ai deux impressions… Et elles me
-suffisent !</p>
-
-<p>— Des impressions ! s’écria l’Illustre Écrivain…
-Est-ce qu’on a le droit d’avoir des impressions,
-dans une telle affaire ?… Il faut des certitudes !</p>
-
-<p>— Quoi d’autre que des impressions avez-vous
-donc, vous, pour le croire coupable ?</p>
-
-<p>— Une sentence ! prononça l’Illustre Écrivain,
-sur un ton de mélodrame.</p>
-
-<p>— Une sentence !… Elle a été rendue par des
-hommes !</p>
-
-<p>— Non, par des soldats !</p>
-
-<p>— Ce sont deux fois des hommes !…</p>
-
-<p>Une colère monta au visage de l’Illustre Écrivain.
-Et il dit :</p>
-
-<p>— Allez-vous donc suspecter le jugement d’un
-conseil de guerre ?</p>
-
-<p>— Dieu m’en garde !… Mais les juges peuvent
-s’être trompés… Qu’ils portent une robe rouge,
-ou un dolman, il arrive, hélas !… il est arrivé
-que des juges se soient trompés !…</p>
-
-<p>— C’est antinational, ce que vous dites là !…
-C’est monstrueux !… Même ici… vous n’avez pas
-le droit d’exprimer cette opinion !…</p>
-
-<p>— Pourquoi n’aurais-je pas le droit d’exprimer
-ce qui est dans mon esprit et dans mon cœur ?</p>
-
-<p>— Parce que… parce que… la justice est au-dessus
-de tout.</p>
-
-<p>— Ai-je jamais dit le contraire… puisque je pense
-que la justice est même au-dessus des juges !…</p>
-
-<p>Le silence se fit aussitôt sur cette phrase
-prononcée d’une voix triste et profonde. Ce fut
-l’Illustre Écrivain qui le rompit, le premier :</p>
-
-<p>— Enfin, ces deux impressions ?… dites-les-nous,
-poète !</p>
-
-<p>Et il mit dans ce mot : poète, tout le mépris
-qu’un psychologue peut avoir contre un imaginatif
-et un sensible.</p>
-
-<p>— Voici !… accepta le poète… Et, pourtant, je
-me rends bien compte que vous allez rire de moi…
-mais ma conscience est au-dessus de vos rires…</p>
-
-<p>— Comme la justice est au-dessus des juges,
-n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>— Si vous voulez !…</p>
-
-<p>Simplement, le poète conta :</p>
-
-<p>— Quelques jours après la dégradation de
-celui que vous appelez le traître Dreyfus, je
-passais la soirée dans une maison où se trouvait
-un personnage qui avait joué un rôle considérable
-dans cette affaire. C’était, vous le pensez
-bien, le héros de cette soirée… On l’entourait
-beaucoup… Lui, parlait avec complaisance, et
-se grisait, peu à peu, de son succès… A ce
-moment-là, j’étais, comme tout le monde, absolument
-convaincu de la culpabilité du capitaine
-Dreyfus… Eh bien ! à mesure que le personnage
-parlait, cette conviction, peu à peu, s’ébranlait.
-Un doute possible naissait, grandissait dans mon
-âme. Il ne disait pourtant rien qui pût changer
-cette conviction qui était en moi… Ce qu’il
-racontait, c’étaient, plutôt, à tout prendre, des
-banalités… des choses dites, mille fois redites…
-Mais comment vous décrire cela ?… A l’expression
-de son visage, de sa bouche, de ses yeux, au son
-de ses paroles qui tintaient faux… cette autre
-conviction, absolue, de l’innocence de Dreyfus,
-succédait à celle que, dix minutes auparavant,
-j’avais de sa culpabilité… Et, quand le personnage
-eut fini de parler, j’allai dans le salon voisin
-où, rencontrant une dame de mes amies, je lui
-dis ceci passionnément : « Je viens d’apprendre
-une chose horrible ! horrible ! — Et laquelle ?…
-vous êtes tout bouleversé. — Je viens d’apprendre
-que Dreyfus est innocent ! — Oh ! mon
-Dieu ! Qui vous a dit cela ? — Personne. — Mais
-d’où vous vient cette idée ? — De rien ! Mais je
-vous jure qu’il est innocent. — Vous êtes fou,
-mon cher… » Et mon amie éclata de rire…
-comme vous !…</p>
-
-<p>En effet, les rires firent explosion, autour de
-la table de l’Illustre Écrivain… Suivant l’expression
-de l’essayiste, normalien, académicien, et
-fort répandu dans les milieux les plus élégants,
-« on se tordit ». Joseph lui-même, qui, à cet
-instant précis, présentait à son maître d’incomparables
-truffes au champagne, lui murmura très
-bas, à l’oreille : « Quels daims que ces poètes ! »
-Mais le jeune poète gardait, au milieu de ces
-rires, une physionomie calme et sereine. Il n’en
-sentait ni l’insulte, ni le ridicule… La tempête
-passée, l’Illustre Écrivain demanda avec une
-politesse ironique :</p>
-
-<p>— Et votre seconde impression ?… Ah ! mon
-cher, je vous en prie, ne nous en privez pas !…</p>
-
-<p>Le jeune poète répondit :</p>
-
-<p>— A vrai dire… cette seconde impression n’est
-pas une impression… C’est quelque chose de
-plus. C’est une certitude, cette fois, une certitude
-humaine… bien que rien ne puisse me
-donner une certitude plus profonde, plus absolue,
-dans son mystère, que l’impression que je
-viens de vous confier… Ceci donc s’adresse surtout
-aux âmes rétives à la vérité intérieure,
-comme les vôtres…</p>
-
-<p>Personne ne se récria. On se disposa même à
-une joie nouvelle… Il y avait, dans tous les
-regards, l’attente, la curiosité d’une extravagance.
-Les yeux étaient fixés sur lui comme
-sur un pitre qui vient d’entrer en scène, et de
-qui on espère des tours, des grimaces que l’on
-ne connaît pas encore.</p>
-
-<p>— Allons, parlez ! On vous écoute !…</p>
-
-<p>— Comment voulez-vous ? dit le poète avec
-plus de chaleur dans la voix, qu’un homme
-comme M. Scheurer-Kestner, un homme de sa
-grande pureté de vie, de sa valeur morale, de
-sa situation sociale, un homme de son intelligence,
-de son héroïsme réfléchi, se soit dévoué
-à une telle cause s’il n’avait pas, non seulement
-la certitude, mais encore les preuves — les
-preuves, vous entendez — de l’innocence de l’un
-et de l’infamie de l’autre ? Que peuvent tous les
-jugements et toutes les sentences d’un conseil
-de guerre contre cette impression mystérieuse et
-révélatrice qui me pousse à crier : « Il est innocent !
-Il est innocent ! » et contre l’absolue,
-l’impeccable sécurité que me donne cette chose
-sacrée : « La conscience d’un honnête homme ! »</p>
-
-<p>Cette fois, ce ne furent plus des rires qui couvrirent
-ces paroles, mais des huées et des hurlements.
-L’Illustre Écrivain écumait. Il imposa le
-silence :</p>
-
-<p>— Et quand même Dreyfus serait innocent ?
-vociféra-t-il… il faudrait qu’il fût coupable quand
-même… il faudrait qu’il expiât, toujours… même
-le crime d’un autre… C’est une question de vie
-ou de mort pour la société et pour les admirables
-institutions qui nous régissent !… <i>La société ne
-peut pas se tromper… Les conseils de guerre ne
-peuvent pas se tromper… L’innocence de Dreyfus
-serait la fin de tout !</i></p>
-
-<p>Alors, le poète se leva, et il dit :</p>
-
-<p>— Je vous parle justice !… Et vous me
-répondez politique !… Vous êtes de pauvres
-petits imbéciles !…</p>
-
-<p>Et il s’en alla…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch2">Une bonne affaire.</h2>
-
-
-<p>On me remit une carte sur laquelle je lus :</p>
-
-
-<p class="c"><span class="sc">Anselme Dervaux</span><br />
-<i>Homme de lettres<br />
-Chevalier de la Légion d’honneur</i></p>
-
-
-<p>— Diable ! pensai-je, l’illustre écrivain Dervaux,
-Dervaux lui-même chez moi ! Qui me vaut cet
-honneur ?… Est-ce que, par hasard ?…</p>
-
-<p>Et, sans me livrer davantage à de flatteuses
-suppositions, à de cordiales hypothèses, j’ordonnai
-qu’on le fît entrer.</p>
-
-<p>Il entra.</p>
-
-<p>C’était un jeune homme, gras et blond, moustaches
-finement retroussées, monocle impertinent
-et scrutateur, expression assez bête, le
-tout ensemble d’une élégance ultra-rastaquouérique,
-qui me fut un éblouissement. Depuis la
-pointe de ses souliers jusqu’au sommet de son
-chapeau, il brillait, irradiait, fulgurait comme
-un phare. A peine s’il daigna me saluer ainsi
-qu’il convient à une Célébrité de cette espèce.
-Et, devant que je lui eusse offert un siège, il
-s’était assis, ou plutôt, à demi couché sur le
-canapé, en croisant ses jambes avec une aisance
-conquérante, et tapotant du bout de sa canne à
-béquille d’or le bout de ses bottines en lesquelles,
-durant quelques secondes, il se mira
-complaisamment. Je ne savais que dire… Il y a
-des moments où la véritable admiration, c’est le
-silence.</p>
-
-<p>— Monsieur !… commença, enfin, ce véritable
-artiste, je ne crois pas avoir à me présenter à
-vous d’une façon plus détaillée ?</p>
-
-<p>— Certes ! approuvai-je respectueusement.</p>
-
-<p>— Ce serait, n’est-ce pas, une grave impolitesse
-de ma part que de supposer un seul instant,
-de la vôtre, une ignorance de ma personnalité…
-ignorance fâcheuse, impardonnable !</p>
-
-<p>— Parfaitement, Maître !</p>
-
-<p>— Maître ! C’est bien cela… Je vois que vous
-me connaissez… que vous connaissez l’illustre
-Anselme Dervaux… Adultères en tous genres…
-fabrique, commission, exportation… Deux cents
-éditions !</p>
-
-<p>Je m’inclinai aussi bas que put me le permettre
-mon échine.</p>
-
-<p>— Souffrez, pourtant, que je vous rappelle
-le titre de tous mes ouvrages.</p>
-
-<p>— Oh ! Maître, inutile… Je les sais par cœur.</p>
-
-<p>— Cela ne fait rien… Souffrez, je vous prie…</p>
-
-<p>Et il énuméra :</p>
-
-<p><i>Adultère !</i></p>
-
-<p><i>Un Adultère.</i></p>
-
-<p><i>L’Adultère.</i></p>
-
-<p><i>Poésie de l’adultère.</i></p>
-
-<p><i>Psychologie de l’adultère.</i></p>
-
-<p><i>Physiologie de l’adultère.</i></p>
-
-<p><i>L’Adultère et la Question sociale.</i></p>
-
-<p><i>L’Adultère chrétien.</i></p>
-
-<p><i>L’Adultère chez soi.</i></p>
-
-<p><i>L’Adultère en voyage.</i></p>
-
-<p><i>A travers l’adultère.</i></p>
-
-<p><i>Les Contes de l’adultère.</i></p>
-
-<p><i>Récits adultères.</i></p>
-
-<p><i>Lettres adultères.</i></p>
-
-<p><i>Nouveaux récits adultères.</i></p>
-
-<p><i>Autres lettres adultères.</i></p>
-
-<p><i>Encore l’adultère.</i></p>
-
-<p><i>Paysages d’adultère.</i></p>
-
-<p><i>Nouveaux paysages d’adultère.</i></p>
-
-<p><i>Croquis d’adultères.</i></p>
-
-<p><i>Pastels d’adultères.</i></p>
-
-<p><i>Eaux-fortes d’adultères.</i></p>
-
-<p><i>L’Adultère et les Femmes du monde.</i></p>
-
-<p><i>L’Adultère et les Femmes de la bourgeoisie.</i></p>
-
-<p><i>L’Adultère chez les Femmes du peuple.</i></p>
-
-<p><i>L’Adultère aux champs</i> (traduit en tous les patois).</p>
-
-<p><i>Les Chants de l’adultère</i> (poésie).</p>
-
-<p><i>L’Adultère chez les jeunes filles.</i></p>
-
-<p><i>Les Demi-Adultères.</i></p>
-
-<p><i>Son Adultère.</i></p>
-
-<p><i>Notre Adultère.</i></p>
-
-<p><i>Leur Adultère.</i></p>
-
-<p><i>En Adultère.</i></p>
-
-<p><i>Par l’Adultère.</i></p>
-
-<p><i>Pour l’Adultère :</i></p>
-
-<p>— Et je n’ai pas trente ans, Monsieur !</p>
-
-<p>— Prodigieux !… Inouï !… m’écriai-je.</p>
-
-<p>— Inouï, c’est le mot !… Trente-cinq volumes,
-Monsieur… Et je n’ai pas trente ans !</p>
-
-<p>— Inconcevable !</p>
-
-<p>— Et ce qui est plus inconcevable encore,
-c’est tout ce que je prépare… C’est…</p>
-
-<p>Il se toucha le front avec la béquille d’or de
-sa canne :</p>
-
-<p>— C’est tout ce qui est là !… Car vous devez
-comprendre que je ne m’en tiens pas aux généralités
-que je viens d’énumérer… Ces trente-cinq
-volumes, Monsieur, ne sont, pour ainsi dire,
-que les grandes lignes, le sommaire de mon
-œuvre totale… Après la synthèse, l’analyse…
-Après les vastes ensembles, le détail minutieux !…
-On a dit — et je parle des plus profonds
-psychologues — que l’adultère était une
-matière inépuisable… Eh bien ! moi, Monsieur,
-moi, Anselme Dervaux, je l’épuiserai.</p>
-
-<p>— Je vous crois !</p>
-
-<p>— Je toucherai de ma sonde le fond de ce
-gisement littéraire et philosophique.</p>
-
-<p>— A la bonne heure !</p>
-
-<p>— Je serai le Barnato de cette mine d’or
-idéale !</p>
-
-<p>— Bravo !</p>
-
-<p>— Successivement, vont paraître des ouvrages
-admirables, dans lesquels j’étudie l’adultère chez
-tous les peuples de la planète — un volume par
-peuple — et où je note toutes les différences
-ethniques, toutes les particularités rituelles,
-statistiques et climatologiques de cette institution
-universelle… Ainsi, je donnerai :</p>
-
-<p><i>L’Adultère en Angleterre.</i></p>
-
-<p><i>L’Adultère en Chine.</i></p>
-
-<p><i>L’Adultère en Amérique.</i></p>
-
-<p><i>L’Adultère aux Pamires.</i></p>
-
-<p><i>L’Adultère et la Triplice.</i></p>
-
-<p><i>L’Adultère franco-russe.</i></p>
-
-<p><i>L’Adultère aux Minquiers.</i></p>
-
-<p><i>Pensons-y toujours, n’en parlons jamais</i>, ou
-<i>L’Adultère en Alsace-Lorraine</i>, etc., etc.</p>
-
-<p><i>Géographie générale de l’Adultère avec cartes</i>,
-etc., etc.</p>
-
-<p>Et ce n’est pas tout… Je veux montrer l’adultère
-jusque dans ses nuances sociales les plus
-subtiles et les plus ténues ; le montrer, dis-je,
-aux prises avec toutes les carrières libérales,
-avec tous les métiers… Jour à jour, je donnerai :</p>
-
-<p><i>L’Adultère et la Diplomatie.</i></p>
-
-<p><i>L’Adultère et le Barreau.</i></p>
-
-<p><i>L’Adultère et la Peinture.</i></p>
-
-<p><i>L’Adultère et la Métallurgie.</i></p>
-
-<p><i>L’Adultère et la Question des huit heures.</i></p>
-
-<p><i>Les Grèves de l’Adultère.</i></p>
-
-<p><i>L’Adultère dans les Prisons</i>, etc., etc.</p>
-
-<p>Puis viendront des recherches exclusivement
-scientifiques :</p>
-
-<p><i>L’Adultère et les Parfums.</i></p>
-
-<p><i>Le Bichromatisme de l’adultère.</i></p>
-
-<p><i>Émotivité de l’adultère.</i></p>
-
-<p><i>Les Parasites de l’adultère</i> (étude microbiologique).</p>
-
-<p><i>Les Perversions sexuelles et l’adultère</i>, etc., etc.</p>
-
-<p>Enfin, Monsieur, je terminerai par une publication
-formidable et qui comprendra plus de
-cinquante volumes in-quarto : <i>Le Dictionnaire
-encyclopédique de l’adultère</i>. Qu’en dites-vous ?</p>
-
-<p>— Je dis, Monsieur, je dis…</p>
-
-<p>Mais l’enthousiasme me fermait la bouche, et
-je ne pus exprimer mon admiration que par des
-gestes où la frénésie le disputait à l’incohérence.</p>
-
-<p>— Très bien ! fit le grand homme… Vous êtes
-de mon avis… Or, écoutez, je vous prie, ce que
-je vais vous dire… Car voilà seulement que
-j’entre dans le vif de la question, si j’ose
-m’exprimer ainsi… Voilà seulement que j’arrive
-à ce que je m’étais proposé comme but de ma
-visite chez vous…</p>
-
-<p>Anselme Dervaux posa sa canne à béquille d’or
-et son chapeau, luisant comme un astre sur le
-canapé ; il enleva avec des gestes menus ses
-gants de peau blanche, brodés de noir, et se
-dressant brusquement, il marcha, dans la pièce,
-autour de mon bureau, l’air méditatif et recueilli.
-Au bout de quelques minutes de cet exercice :</p>
-
-<p>— Écoutez-moi bien, fit-il… et suivez d’un
-esprit attentif mon raisonnement… Chacun de
-mes ouvrages, Monsieur, tire à deux cents éditions.</p>
-
-<p>— Deux cents éditions ! m’extasiai-je…</p>
-
-<p>— Oui, deux cents, pas plus… c’est-à-dire,
-cent et quelques mille exemplaires… Certes, si
-je compare ce chiffre au chiffre des autres
-tirages, c’est un résultat unique, merveilleux,
-prodigieux, colossal !… Tout ce que vous voudrez !…
-soit !… Mais si je compare ce chiffre au
-chiffre total de la population du globe… avouez
-que c’est maigre… et qu’il y a beaucoup à faire,
-qu’il y a tout à faire, pour équilibrer ces deux
-chiffres… pour rapprocher ces deux chiffres si
-distants l’un de l’autre…</p>
-
-<p>— Et vous le ferez !… proférai-je avec un
-accent enflammé de prophète…</p>
-
-<p>— Soit !… Écoutez-moi donc !… Nous autres
-penseurs, nous autres véritables artistes, nous
-manquons de puissants moyens de publicité…
-Nous n’avons pas la force d’expansion nécessaire
-aux conquêtes totalisatrices… Nous tournons
-toujours — et nos éditeurs avec nous — dans le
-même cercle étroit de réclames débiles et tâtonnantes…
-On parle des cent mille trompettes de
-la réclame !… Qu’est-ce, je vous le demande, que
-cent mille trompettes, au regard de l’immense
-espace où elles doivent être entendues ?… Piètre
-symbole, en vérité, que ces cent mille trompettes,
-surtout quand elles n’ont pas la force,
-comme c’est le cas maintenant, de projeter la
-gloire d’un homme hors de leur pavillon de
-cuivre insonore et fêlé !… Eh bien ! Monsieur, il
-faut que non seulement mes ouvrages retentissent
-sur les pays familiers, mais qu’ils aillent
-remuer les sols vierges, et porter la tempête
-par les mers inconnues… Il faut les lancer comme
-on lança, jadis, le canal de Suez, et comme,
-aujourd’hui, on lance les mines d’or… Voulez-vous
-être le metteur en œuvre de cette colossale
-affaire, de cette gigantesque opération ?… Aux
-<i>mines d’or</i>, opposons les <i>mines d’adultère</i>, et
-celles-là auront été depuis longtemps taries que
-celles-ci trouveront toujours, dans l’immense
-imbécillité humaine, d’inépuisables filons…
-D’ailleurs, voici mon plan.</p>
-
-<p>Il tira de sa poche un rouleau de papier qu’il
-déroula sur mon bureau…</p>
-
-<p>— Remarquez, je vous prie…</p>
-
-<p>Anselme Dervaux parla longtemps… Mais je
-ne l’écoutais plus…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch3">Un grand écrivain.</h2>
-
-
-<p>L’illustre Anselme Dervaux (adultères en tous
-genres, fabrication, commission, exportation)
-pénétra dans les salons en fête, et ce fut autour
-de lui comme un bourdonnement de gloire. En
-avançant, à travers la foule parée, il perçut comme
-un écho infiniment répercuté, le titre de son dernier
-livre : « <i>Inassouvie !… Inassouvie !</i> » Et ce
-qui lui renvoyait, de partout, cet écho charmeur,
-ce n’étaient pas de froids et inconscients
-obstacles, mais les épaules frissonnantes et les
-bouches pâmées des femmes. Un immense
-orgueil gonfla son cœur ; la peau rougeaude de
-son visage se tendit ainsi qu’un drapeau dans
-une marche de victoire. Saluant, salué, empêtré
-dans les traînes, le coude maladroit, la jambe
-prétentieuse, arrêté par mille mains gantées de
-tendres pressions, il suivit longtemps des rangées
-parallèles et diagonales de sourires, de regards
-ivres, de nuques enthousiastes, de poitrines
-soulevées… <i>Inassouvie ! Inassouvie !</i></p>
-
-<p>Dans son triomphe, ce qui le chagrinait, c’est
-qu’il était visible que les hommes se montraient
-réservés envers lui, et plutôt ironiques. Ils
-osaient discuter son allure — une allure de
-courtaud de boutique, — son élégance fracassante,
-le goût déplorable de sa chevelure frisée au petit
-fer, l’exagération de ses cravates, ses grosses
-mains de paysan, et cette joie vulgaire qu’il ne
-savait pas contenir, et cet orgueil lourdement
-satisfait qui s’harmonisait si bien avec ses emmanchements
-canailles de rustre endimanché.
-Ah ! que n’eût-il pas donné pour avoir l’admiration
-des hommes et se dire le pair, l’ami de
-tels prestigieux <span lang="en" xml:lang="en">clubmen</span> dont il enviait la
-correction savante et l’aisance flegmatique ! Insolent
-et grossier avec les femmes, qui l’aimaient
-de se présenter à elles sous la double apparence
-de cette masculinité, il était, envers les
-hommes, d’une humilité basse, implorante et,
-comme dans les comédies de M. Dumas, il les
-interpellait par leurs titres — même quand ils
-n’en avaient pas : « Monsieur le baron !… Monsieur
-le vicomte !… Monsieur le marquis !… »
-Mais en ce moment, ses oreilles, trop charmées
-par l’écho : <i>Inassouvie ! Inassouvie !</i> se refusaient
-à recueillir le son désagréable des ironies, et
-ce qu’il y avait de discordant dans cette
-malveillance par laquelle il éprouvait toujours
-l’impression humiliée de n’être pas chez
-soi dans ce monde brillant, et de s’y sentir
-traité comme un intrus de passage, n’arrivait
-pas jusqu’à lui.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>De succès en succès, et d’amours en amours,
-accablé d’honneurs et ruisselant d’éloges, l’illustre
-Anselme Dervaux finit par échouer dans une
-sorte de petit boudoir que de lourdes tentures
-séparaient des salons. Une lampe à abat-jour
-rose en éclairait la solitude voluptueuse et
-fraîche. Il s’assit sur un fauteuil chargé de coussins
-et s’éventa avec son claque. Sa peau ruisselait
-comme les vieux murs au dégel : ses
-poumons congestionnés lui faisaient une respiration
-difficile et sans élégance. De mondanité
-récente, il ne pouvait pas encore s’habituer à la
-température surchauffée des salons. Il s’y fanait,
-il y fondait comme une plante des champs dans
-une serre chaude. Et il en résultait un désordre
-fâcheux dans sa tenue, des cassures humides au
-plastron trop empesé de sa chemise, qu’un peu
-de repos dans un air moins lourd devrait vite
-réparer. Comment donc faisaient ces hommes
-privilégiés pour conserver sèche leur peau et
-intact leur linge dans une atmosphère aussi
-étouffante ? Est-ce qu’il n’aurait jamais ce merveilleux
-tempérament de l’homme du monde
-que les ascensions thermométriques laissent
-indifférent et à qui elles n’enlèvent même pas
-cette fleur légère de poudre de riz par quoi un
-visage vraiment mondain demeure aussi frais,
-dans une étuve, que les beaux fruits à la rosée
-des matins de septembre ? « Ma gloire, toute ma
-gloire pour ne pas suer ! » disait-il en s’épongeant
-le front, le cou, avec violence et découragement.</p>
-
-<p>Au moment où l’illustre Anselme Dervaux
-formulait mentalement ce vœu étrange, les tentures
-s’écartèrent, et Suzanne Hertheimer entra
-dans le boudoir en coup de vent.</p>
-
-<p>— Cher ! cher ! cher !… cria-t-elle. Vous voir
-seul, enfin seul !… vous parler… vous dire…
-oui, vous dire tout ce qui là, dans ma tête, tout
-ce qui est là, dans mon cœur, pour vous !…</p>
-
-<p>— C’est fort désagréable ! interrompit brutalement
-l’illustre écrivain, qui, à demi couché sur
-le fauteuil, les jambes écartées, continuait de
-s’éventer avec son claque. Vous me surprenez
-juste au moment où je ne voulais pas être
-dérangé et où je remettais un peu d’ordre dans
-ma psychologie… Grâce à vous, voilà encore une
-soirée perdue pour moi !…</p>
-
-<p>— Ne me parlez pas ainsi !… supplia Suzanne.
-Ne soyez pas dur avec moi… Si vous saviez !…
-Depuis le jour où vous êtes venu dîner chez mon
-père, je ne vis plus… Cette chaise, cette chère
-chaise où, durant le repas, vous daignâtes vous
-asseoir, cette chaise bénie, tout imprégnée de
-vous, je l’ai emportée dans ma chambre, et je la
-baise et je l’étreins… et je lui parle comme si
-c’était vous-même… car il me semble qu’en elle
-habitent toujours la chaleur fulgurante de votre
-génie et l’inoubliable beauté de votre âme…
-Ah ! tellement inoubliable !… Tenez, cette nuit,
-toute cette nuit, je l’ai passée à lire <i>Inassouvie !</i>…
-Que c’est beau ! que c’est pervertissant !
-Ah ! cher, où donc trouvez-vous le secret unique
-de ces phrases qui me sont comme des
-fièvres et comme des poisons ?… Chaque page de
-vous, c’est un gouffre de douleur et de volupté,
-un gouffre immense et sans fond où je voudrais
-me perdre, disparaître, dans le vertige de vous
-admirer… Vous êtes la tentation merveilleuse…
-la joie sublime du péché… délices et tortures !…
-Êtes-vous Satan ? Êtes-vous Dieu ?… Oh ! qui
-êtes-vous donc ?… Oh ! cette Maud ! — pourquoi
-ne m’appelai-je pas Maud aussi ? — Oh ! cette
-Maud en laquelle je me sens revivre toute, ses
-désirs furieux sont miens, comme miennes sont
-ses extases !… Et pourtant je n’étais qu’une
-jeune fille… je ne connaissais rien de la vie !…
-Et comme Maud, votre Maud, je suis l’inassouvie !…
-tellement l’inassouvie !…</p>
-
-<p>Elle se tut un instant, et joignant ses mains,
-elle regarda l’illustre Anselme d’un regard somnambulique
-où s’accumulaient tous les genres
-d’ivresses décrits par les psychologues.</p>
-
-<p>— Ah ! qu’il me tarde d’être aussi adultère,
-la divine adultère de vos chers livres ! soupira-t-elle.</p>
-
-<p>Elle allait s’agenouiller aux pieds de l’illustre
-romancier ; mais celui-ci se leva, lui parla durement
-et la renvoya.</p>
-
-<p>Resté seul, il se posa devant la glace, répara
-le désordre de sa cravate, tendit, d’un coup sec,
-sur son torse de jeune garçon boucher, son habit
-aux revers de moire, qui se fripait, et il se
-dit :</p>
-
-<p>— Que de copie perdue, mon Dieu ! que de
-belles réclames gaspillées !… Si les journaux
-n’étaient pas si bêtes, ils feraient de toutes ces
-jeunes filles toquées et de toutes ces jeunes
-femmes folles des critiques littéraires. Je serais
-mieux servi encore.</p>
-
-<p>Puis il rentra dans les salons, où, parmi les
-rangées de sourires, de regards ivres, de nuques
-enthousiastes et de poitrines soulevées, le poursuivit
-l’écho charmeur : <i>Inassouvie ! Inassouvie !</i></p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch4">Littérature.</h2>
-
-
-<h3>SCÈNE I</h3>
-
-
-<p class="d">Le Grand Écrivain est encore couché et parcourt son courrier.
-Joseph, son valet de chambre, introduit René
-Dumoulin.</p>
-
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Comment, c’est toi ?</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Ma foi, oui !… Je passais dans ta
-rue, figure-toi… Et je me suis dis : « Tiens !…
-si j’allais dire bonjour à notre Illustre Écrivain ! »</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Bonne idée !…</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Je n’étais pas fâché de te voir en
-chemise… de voir un grand homme en chemise…
-moi qui ne te vois jamais qu’en habit.</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — C’est gentil !… Ah ! mon
-vieux René !</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Et ça va bien ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Heuh !… Mal à l’estomac,
-toujours !… Mais assieds-toi donc, un instant…
-(<i>Joseph avance un siège, près du lit.</i>) Les cigarettes,
-Joseph…</p>
-
-
-<p class="dr">Joseph va chercher la boîte de cigarettes.</p>
-
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>, <i>prenant une cigarette</i>. — Mâtin !…
-bout en or !… c’est pas une cigarette ça… c’est
-un porte-crayon !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Ce qu’il y a de plus chic,
-en ce moment, mon cher… ce qui se fume à
-Londres… Un cadeau de la comtesse Boniska…</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Ah ! ah !… Tu te mets bien !…
-Ce sacré Grand Écrivain !… Quel tombeur !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>, <i>mollement</i>. — Mais non !…
-mais non !… pas ce que tu crois !… Une amie,
-simplement… une vieille amie !</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Tu as raison d’être discret,
-sapristi !… (<i>Il allume une cigarette, tire une
-bouffée, fait la grimace.</i>) Eh bien ! tu sais… n’en
-déplaise à ta vieille amie… ses cigarettes… elles
-ont un goût… Tu permets !… (<i>Il jette la cigarette
-dans un cendrier, et en prend une dans son
-porte-cigarette.</i>) Moi… c’est curieux… je n’aime
-que l’antique caporal…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Comme tu voudras !…</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>, <i>s’asseyant</i>. — Alors, tu as mal à
-l’estomac ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Oui !</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Tu dînes trop en ville, mon vieux.</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Mais non… je t’assure…
-ce n’est pas cela… (<i>Mélancolique et dégoûté.</i>)
-C’est ma vie d’aujourd’hui… les exigences
-qu’elle m’impose… les tracas… les servitudes…
-les obligations, les complications dont elle est
-faite… Je ne suis plus libre, moi !… C’est très
-joli, la gloire… mais si tu savais comme c’est
-lourd à porter !</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Allons donc !… Tu n’as qu’à te
-laisser vivre…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Tu crois ça ?… Ah !
-l’on voit bien que tu ne sais pas ce que c’est que
-la gloire !… Quelle maîtresse tyrannique et
-folle, dont il faut satisfaire à toutes les minutes
-du jour… et de la nuit… les caprices les plus
-déraisonnables, et les plus ridicules incohérences…
-Si je te disais que… très souvent…
-je songe, avec regret… à notre misérable
-existence d’autrefois… que j’envie ton obscurité…
-Tiens… vois-tu… il va falloir que je
-réponde à toutes ces lettres… Et les visites…
-et les démarches !… (<i>Il pousse un long soupir.</i>)
-Enfin !… ne parlons pas de ça !… Et toi ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Oh ! moi !… c’est bête ce que je
-vais te dire… mais tu l’apprendrais un jour ou
-l’autre… Voilà !… Hier soir… au Gymnase…
-A propos, pourquoi n’y étais-tu pas, hier, au
-Gymnase ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Les premières !… C’est
-si mauvais ton !…</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Le fait est !… Donc, hier soir,
-au Gymnase… dans un couloir… Paul Barrot
-parlait de toi… en termes qui ne m’ont pas
-convenu…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — De quoi se mêle-t-il !…
-Que disait-il de moi ?</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Des bêtises !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Précise… je t’en prie !</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Que tu étais un snob… une canaille…
-que tu n’avais aucun talent… des choses
-comme ça !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Charmant !</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Je le prie de se taire… parce
-que… moi… tu sais… les amis… Il redouble…
-je lui flanque une gifle !… (<i>Un petit silence.</i>)
-Nous nous battons tantôt à l’épée… Alors… je
-ne sais pas pourquoi… j’ai voulu te voir, ce
-matin… pour te voir seulement, mon vieux !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>, <i>très froid</i>. — C’est très
-gentil à toi, mon cher René, de prendre ma
-défense… et je t’en remercie… Seulement tu
-aurais dû savoir — et à défaut de le savoir — tu
-aurais dû sentir qu’il n’y a rien que je déteste
-autant comme d’être mêlé… même indirectement
-à des histoires de duel…</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>, <i>gêné</i>. — On t’attaquait… je croyais…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Tu me mets dans une
-situation ridicule… un peu ridicule !… Ah !…
-je n’aime pas ça !… je n’aime pas ça !… (<i>Un
-temps.</i>) Mon Dieu… des aventures de femmes…
-de femmes du monde… passe encore !… Mais
-des rixes de journalistes… des affaires de littérature !…
-Ah ! non… non… je n’aime pas ça,
-du tout !…</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>, <i>piteux</i>. — Alors… j’ai commis une
-gaffe ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Une imprudence, certainement…
-Et je te serais obligé de faire savoir
-à tout le monde… que je suis absolument
-étranger à votre querelle… Un nom comme le
-mien… un nom aussi en évidence… C’est très
-délicat, que diable !… Il en faut de la prudence…
-des ménagements… de la diplomatie…
-C’est aussi difficile à gérer… qu’un théâtre !</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Ah ! tu crois ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Mais oui !… (<i>Un temps.</i>)
-Je respecte le sentiment qui t’a poussé à agir…
-Je regrette seulement l’opportunité de ton
-action… Comprends-tu ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Je tâcherai d’arranger ça !…
-(<i>Il se lève.</i>) Moi… n’est-ce pas ?… On attaque
-un ami… Alors…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — N’en parlons plus !…
-(<i>Un temps.</i>) Ta femme va bien ?</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Merci !… (<i>Il marche dans la
-pièce, et aperçoit des bouquets.</i>) Eh bien !… En
-voilà des bouquets !… sapristi !… A propos…
-c’est vrai, ce que j’ai lu ce matin, dans les <i>Coulisses
-de Paris</i> ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Quoi donc ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Que tu te maries ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>, <i>ennuyé</i>. — Mais non !… Il
-n’est pas question de cela… pour le moment !</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Ah ! tant mieux !… Parce que,
-je puis bien te l’avouer… cela nous avait fait de
-la peine, à ma femme et à moi… Nous nous
-disions : « Il se marie… et les journaux sont
-informés avant nous… ça n’est pas gentil… »
-Tant mieux… sacristi !… Ah ! tant mieux !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — D’ailleurs… rien que ce
-fait que je dusse épouser — comme il est dit
-dans ce journal — une jeune fille de l’aristocratie,
-juive… Voyons ?</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Justement… je me disais : « Il
-épouse dans son monde ! »</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Autrefois… peut-être !…
-Mais… aujourd’hui… mon cher… les choses
-ont bien changé… Je veux précisément faire
-oublier de toutes les manières que j’ai beaucoup
-fréquenté dans ce milieu… beaucoup trop…
-que je m’y suis compromis, même !…</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Allons… bon !… Voilà que tu
-deviens antisémite, toi aussi ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Pas absolument… pas
-combativement… Mais à l’heure qu’il est, mon
-ami, on ne peut plus, décemment, épouser une
-juive.</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Et pourquoi ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Parce que c’est prendre
-parti… Et, sous aucun prétexte, je ne veux
-prendre parti… publiquement, du moins…</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Oh ! moi… tu sais… les
-juives… les protestantes… les catholiques…
-et même… les mahométanes… je m’en moquerais,
-si j’avais le bonheur !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Toi, parbleu !… Ce
-n’est pas la même chose… Tu n’as pas un
-nom, toi !… Et puis, le mariage… ce n’est point
-du bonheur… C’est un établissement !</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Oui… Enfin !… mettons que
-je n’ai rien dit… (<i>Un temps.</i>) Allons… Je m’en
-vais !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Tu es bien pressé ?</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Il faut que je passe à la salle
-d’armes… un quart d’heure !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Eh bien ! au revoir !…
-Et bonne chance, tout de même, pour tantôt !…</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Merci !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Je compte sur un petit
-bleu… tout de suite !</p>
-
-<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — C’est ça ! (<i>Il serre la main du Grand
-Écrivain.</i>) Au revoir !…</p>
-
-
-<p class="dr">Il sort.</p>
-
-
-
-<h3>SCÈNE II</h3>
-
-<p class="c small">LE GRAND ÉCRIVAIN, JOSEPH.</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Dès que tu connaîtras
-le résultat du duel, pense à remettre ma carte…
-cornée… chez Paul Barrot…</p>
-
-<p><span class="sc">Joseph</span>. — Bien monsieur…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Compliments sincères…
-s’il n’est pas blessé… Cordiaux souhaits de
-prompt rétablissement… s’il l’est…</p>
-
-<p><span class="sc">Joseph</span>. — Et s’il est tué ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Ne dis pas de bêtises !</p>
-
-<p><span class="sc">Joseph</span>. — Ah ! Monsieur la connaît, l’humanité !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — C’est mon métier.</p>
-
-<p><span class="sc">Joseph</span>. — Le nôtre, Monsieur !…</p>
-
-
-<p class="dr">On sonne.</p>
-
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch5">Scène de la vie de famille.</h2>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-
-<p class="d">A la campagne, chez M. Isidore Naturel, agronome et banquier.
-Étendue sur une chaise longue, empaquetée de
-couvertures, de châles, M<sup>me</sup> Naturel tricote. Grosse femme
-impotente, figure molle et vulgaire. Assise près d’une
-grande baie vitrée, Germaine, un livre ouvert sur ses
-genoux, songe, les regards tournés au delà du parc, vers
-la campagne… Vingt-cinq ans, corps souple, yeux ardents,
-visage un peu desséché…</p>
-
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>, <i>sans lever les yeux de son ouvrage</i>. — Germaine !</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Eh bien ?</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Pourquoi ne parles-tu plus ?</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — C’est sans doute que je n’ai plus
-rien à dire.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Tu as assez lu.</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Je ne lis pas.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Alors, tu rêves ?</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Je ne rêve pas.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>, <i>elle regarde Germaine</i>. — Tu ne
-rêves pas, tu ne lis pas, tu ne travailles pas…
-tu ne parles pas. Qu’est-ce que tu fais, alors ?</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Je m’ennuie.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>, <i>elle hausse les épaules</i>. — Eh bien…
-écoute-moi… cela te distraira… Je suis très
-inquiète… Avec sa manie d’inviter tous les gens
-qu’il rencontre, qu’est-ce que ton père va encore
-nous ramener de Paris, aujourd’hui ?</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Est-ce que je sais, moi ? Comment
-veux-tu que je le sache ?</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Il aurait pu te le dire.</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Mon père ne me dit jamais rien…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Dame !… Tu as aussi une
-façon de le rabrouer !</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Et puis, mon père sait-il jamais,
-à dix heures, le matin, ce qu’il fera, le soir, à
-six heures ?</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Ça, c’est vrai ! (<i>Un petit silence.</i>)
-Pourvu, mon Dieu, qu’il ne nous ramène
-pas cinq ou six personnes, comme l’autre jour…
-Quand il se met à inviter, il ne s’arrête plus…
-et toujours des gens qu’on ne connaît pas… Et
-c’est samedi, aujourd’hui… C’est-à-dire qu’il
-faudra coucher toutes ces personnes-là… et leur
-prêter des chemises de nuit… Ah ! quelle affaire !
-(<i>Elle soupire.</i>) Et nous avons un tout petit dîner,
-ce soir, les restes d’hier… (<i>Sur un mouvement
-de Germaine.</i>) Oui… oui… moque-toi de ces
-détails de maison… Ah ! tu fais bien de ne pas
-te marier… Tu aurais un joli ménage. Je ne te
-donnerais pas deux ans pour être ruinée… Du
-reste, c’est ce qui te pend au nez, quand nous ne
-serons plus là… (<i>Germaine rit.</i>) Je ne sais pas
-pourquoi tu ris… En vérité, il n’y a là rien de
-risible !…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Veux-tu que je pleure ?</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Dame ! ça serait plus convenable !
-Et puis, il n’y a pas moyen de parler
-sérieusement avec toi ! (<i>Un petit silence…</i>) Est-ce
-ennuyeux que ton père ne m’avertisse jamais
-quand il ramène quelqu’un ! Ce serait si simple
-de téléphoner. J’ai beau le lui recommander tous
-les matins… ah ! oui… C’est comme si je chantais !
-Avec tout cela, j’ai bien envie de faire tuer
-un poulet !</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Puisque tu sais que mon père
-ramène toujours quelqu’un… ce qui serait le plus
-simple, c’est que tu eusses toujours un dîner
-prêt…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Tu arranges les choses, toi !…
-L’on voit bien que tu n’as pas la charge de la
-maison et que cela ne te coûte rien !… Et si,
-par hasard, il ne ramenait personne, je serais
-bien avancée avec mon poulet !… Qu’est-ce que
-je ferais de mon poulet ? On a beau être riche,
-ça n’est pas une raison pour gaspiller la nourriture !…
-Je veux bien faire les choses… mais j’ai
-l’horreur de la gâcherie !</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Il y a des pauvres !</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Des pauvres !… Ah bien sûr !…
-Les pauvres, ce n’est pas ce qui manque ici…
-Jamais je n’ai vu un pays pour avoir tant de
-pauvres !… C’est scandaleux !… C’est à ne pas
-croire !…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — C’est naturel, pourtant !</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Naturel ! Tu trouves ça naturel,
-toi !… Dis que c’est honteux !…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>, <i>elle se lève, marche dans la vaste pièce,
-s’arrête devant un vase de fleurs qu’elle arrange
-machinalement</i>. — Quand il y a quelque part un
-homme trop riche, il y a par cela même, autour
-de lui, des gens trop pauvres… Tu as raison,
-c’est honteux !…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Nous n’y pouvons rien… Ce
-n’est pas une raison pour les nourrir avec du
-poulet !… D’abord, s’ils travaillaient, ils seraient
-moins pauvres !</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — S’ils travaillaient ?…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Certainement !…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — A quoi ?…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Comment, à quoi ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Nous leur avons tout pris… leurs
-petits champs… leurs petites maisons… leurs
-petits jardins… pour arrondir ce que mon père
-appelle son domaine…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>, <i>ironique</i>. — Voyez-vous ça !…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Ceux qui ont pu partir d’ici sont
-partis… Ceux qui restent…</p>
-
-
-<p class="d">Elle écrase une petite chenille qu’elle vient de trouver sur
-une feuille du bouquet.</p>
-
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Ton père leur offre du travail
-à l’année, est-ce vrai ?… Ils n’en veulent pas. Ils
-préfèrent mendier. C’est leur affaire… non la
-nôtre !…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Mon père leur offre de mourir de
-faim à l’année… Ils préfèrent vivre !…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Qu’est-ce que tu dis ?</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Je dis : mieux vaut que le feu et
-la grêle tombent sur un pays, qu’un homme trop
-riche !</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — En voilà assez !… Je ne sais
-qui te met dans la tête de telles idées !… M. Garraud,
-sans doute !…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Qu’est-ce que M. Garraud vient
-faire ici ?…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Un homme qui ne parle jamais !…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — S’il ne parle jamais… comment
-veux-tu qu’il me mette des idées dans la tête ?…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Je m’entends ! Les hommes qui
-ne parlent jamais en disent beaucoup plus que
-les hommes qui parlent toujours !… D’ailleurs,
-il ne me revient pas, ton monsieur Garraud ! Il
-ferait bien mieux de s’occuper de ses engrais…
-Ah ! je ne sais pas où ton père l’a encore déniché,
-celui-là ?… (<i>Un petit silence.</i>) Des engrais !…
-(<i>Elle hoche la tête.</i>) Ça me paraît une fameuse
-blague ! (<i>Un silence… Germaine est revenue s’asseoir
-près de la grande baie vitrée.</i>) Quelle heure est-il ?</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Six heures.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Six heures, déjà !… Et ton père
-va rentrer !… Avec qui ?… Le diable le sait,
-par exemple !… Ma foi, tant pis ! Je ne ferai pas
-tuer de poulet. Ils s’arrangeront avec ce qu’il y
-a… Germaine !…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Quoi ?</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Il est temps que tu descendes
-à la cave chercher le vin…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Je t’ai déjà dit que je n’irai plus
-à la cave… Tu as des domestiques !</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Des domestiques qui me
-grugent, qui me volent, oui !… Hier encore, il
-manquait cinq bouteilles dans le tas du milieu !…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Si tu leur montrais plus de
-confiance, ils te voleraient peut-être moins… Et
-puis, que veux-tu qu’ils fassent d’autre dans
-une maison où ils n’entendent jamais parler que
-de rouler les gens ?… Sois tranquille… jamais
-ils ne voleront autant de vin que des personnes
-que je connais ont volé de millions…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>, <i>sévère</i>. — Germaine ! (<i>Elle se lève
-avec effort.</i>) Je te défends de parler de la sorte !…
-(<i>Elle pose sur une table le tricot qu’elle froisse.</i>) Est-ce
-encore pour ton père que tu dis cela ? (<i>Silence
-de Germaine qui, les yeux plus vagues, le menton
-dans la main, regarde le paysage, au delà des
-jardins et du parc.</i>) Ton père a des défauts… de
-grands défauts… Je suis la première à en souffrir
-et à les lui reprocher. Il est vantard, vaniteux,
-inconsidéré, c’est possible !… Il aime à tromper
-les gens !… Dame ! dans les affaires !… Mais enfin,
-ton père est ton père… Ce n’est pas à toi de le juger.</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — A qui donc, alors ?</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Qu’est-ce que tu dis ?</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Moi ? rien.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — C’est heureux !… Et puis, sa
-fortune ne doit rien à personne, tu entends… à
-personne !… Il l’a gagnée en travaillant !… Et
-moi qui me tue à faire des tricots pour les
-pauvres ! Hein ! A-t-on vu cette petite sotte…
-cette orgueilleuse, cette péronnelle… qui se permet
-de juger ses parents !…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Mieux vaut que ce soit moi qui les
-juge !</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Tais-toi !… C’est odieux !…
-Tu es une fille dénaturée… Si quelqu’un t’entendait,
-ce serait à ne plus se montrer jamais devant
-personne !… Il ne te manque aussi que d’exciter
-les domestiques au pillage de la maison !… Ah !
-c’est complet !… Veux-tu aller à la cave, oui ou
-non ?</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Non.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — C’est bien, j’irai moi-même…
-J’irai, malgré mes rhumatismes !…</p>
-
-
-<p class="d">A petits pas lourds, s’appuyant aux meubles et roulant
-sur ses grosses hanches trop molles, elle sort de la
-pièce, maugréant et grondant.</p>
-
-
-
-<h3>II</h3>
-
-<p class="c small">GERMAINE, LE JARDINIER.</p>
-
-
-<p class="d">Sur la terrasse du château… Germaine se promène le long
-des plates-bandes, un sécateur à la main… De temps
-en temps, elle s’arrête devant un rosier, dont elle coupe
-les roses mortes et fanées. Comme d’habitude, elle est
-grave, triste et songeuse. Le jour d’automne est calme et
-somptueux ; le soleil, déjà bas, dore les grands arbres du
-parc, magnifiquement.</p>
-
-<p class="d">Arrive le jardinier… Il est vêtu de ses habits du dimanche…
-Timidement, il s’approche de Germaine, embarrassé
-et tournant, d’un geste gauche, son chapeau dans
-ses mains. Couchés sur les marches du perron, trois
-énormes chiens danois dorment… On entend le bruit d’un
-râteau, sur le sable d’une allée, au loin.</p>
-
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>, <i>elle observe le jardinier</i>. — Eh ! bien,
-Victor, comme vous voilà beau !… Vous êtes
-donc de noce, aujourd’hui ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — De noce !… Ah ! mademoiselle
-Germaine !… C’est bien le contraire, allez !</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Que se passe-t-il ?… Il vous arrive
-un malheur ?… Pourquoi ces beaux habits et
-cette figure triste et gênée ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>, <i>il fait des efforts pour parler</i>. — Avec
-votre permission, Mademoiselle Germaine,
-je viens vous faire mes adieux.</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Vos adieux !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Ben oui !… Ben oui !…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Vous nous quittez ?… Ça n’est
-pas possible ! Vous, mon brave Victor !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Pardonnez-moi… J’ai donné
-mes huit jours à Monsieur, ce matin.</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Allons donc !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — C’est-à-dire, pour être juste,
-que Monsieur et moi, on se les est donnés, en
-même temps, tous les deux…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Ce n’est pas vrai !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Si fait, Mademoiselle… si
-fait !… Ah ! ça m’a fait deuil, vous pensez !…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Pourquoi avez-vous donné vos
-huit jours ? Vous ne vous plaisiez plus ici ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>, <i>timide et les yeux vers la terre</i>. — Il
-n’y a pas moyen de vivre avec Monsieur !…
-Monsieur vous cherche des raisons à propos de
-tout et à propos de rien !… Qu’est-ce que vous
-voulez ?… On ne peut jamais le contenter !… J’ai
-patienté longtemps, parce que, bien sûr, ça
-m’ennuyait de quitter Mademoiselle, qui a été,
-toujours, si bonne pour ma femme et pour
-moi… Mais Monsieur !… Il n’y a plus moyen, il
-n’y a plus moyen ! C’était un enfer, ici !</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Dites-moi ce qui s’est passé entre
-mon père et vous.</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Mon Dieu !… Il ne s’est, pour
-ainsi dire, rien passé…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Mais encore ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Comme tous les jours… Mademoiselle
-sait bien ! Seulement, à la longue… on
-se lasse.</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Parlez-moi avec franchise… Vous
-pouvez me parler à moi. Ça n’est pas la première
-fois !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Bien sûr ! Bien sûr ! Mademoiselle
-comprend les choses. Elle a bon
-cœur… Elle ne méprise personne. Oui, pour ça !…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Allons !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Eh bien voilà. D’abord, Monsieur
-est trop exigeant… On ne peut jamais
-savoir ce que veut Monsieur !… Ainsi une supposition :
-quand une planche de légumes est à
-droite, il voudrait qu’elle soit à gauche. Et si
-elle est à gauche, il tempête pour qu’elle soit à
-droite. Et ainsi de suite !… Monsieur vous ferait
-quasiment tourner en bourrique, sauf vot’ respect,
-Mademoiselle. Avec Monsieur, ça n’est pas
-du travail !… Pour être des petites gens, on a,
-tout de même, chacun son amour-propre, n’est-ce
-pas ?</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Vous connaissez bien mon père…
-Il est parfois un peu braque. Il ne fallait pas
-faire attention à ce qu’il vous disait !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Pas faire attention ! Mais
-Mademoiselle Germaine, c’est que Monsieur vous
-engueule… faut voir ça !… Pardon, excuse… ça
-m’a échappé !</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Allez, allez !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Et puis… Non, là, vrai !…
-Monsieur a des idées comme personne… Il voudrait
-que les châtaigniers produisent des melons,
-et les laitues, des abricots… Eh bien, moi, je
-ne peux pas !…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Ni les châtaigniers non plus, ni
-les laitues !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Bien sûr !… On a beau être
-riche, il y a bien des choses qu’on ne peut pas
-avoir !… La nature est la nature, pour tout le
-monde… (<i>Un petit silence.</i>) Enfin voilà !</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Voyons !… Vous avez été peut-être
-un peu susceptible, et, peut-être, vous avez
-mal pris une observation sans importance que
-vous faisait mon père ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Susceptible !… Depuis cinq
-ans que je sers Monsieur !… Ah ! Mademoiselle,
-faut-il au contraire, que j’en aie avalé, sans rien
-dire, des couleuvres !… Car, c’est tous les jours
-à recommencer !… Quand ce n’est pas une chose,
-c’en est une autre !… (<i>Silence embarrassé.</i>) Rien
-ne m’ôtera de l’idée que Monsieur m’en voulait
-davantage depuis que l’année dernière, le jour de
-la fête du pays, Monsieur avait voulu faire
-peindre en tricolore tous les arbres de l’avenue !…
-Ça, c’est vrai, je n’ai pas pu m’empêcher de dire à
-Monsieur ce que je pensais là-dessus… Des
-chênes pareils, et si beaux !… (<i>Encore un petit
-silence.</i>) Je sais bien que je n’ai pas d’instruction…
-Pourtant, je connais mon métier, et je
-l’aime, nom d’une pipe !… Mademoiselle était
-contente de moi, elle ?</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Si j’étais contente de vous ?…
-vous le savez bien, mon pauvre Victor !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Le petit jardin des clématites…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Ah ! oui ! Il était très joli…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Et le fleuriste ?</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Oui ! oui !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Et la roseraie ?</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Oui !… oui !… Vous m’aviez
-appris à écussonner les rosiers…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Et vous, Mademoiselle, vous
-m’aviez appris à faire des bouquets !… Et tous
-nos beaux semis de delphiniums !</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Oui ! oui !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — C’était du bon travail !… On
-s’amusait !…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Oui !… oui !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Dieu sait, pourtant si c’était
-commode !… Car Monsieur était chiche de fumier
-pour le jardin, de terreau et de charbon pour la
-serre… On s’arrangeait comme on pouvait…
-Enfin, voilà !</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Vous êtes un brave homme !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Eh bien, si Mademoiselle
-Germaine était contente de moi… je partirais
-d’ici le cœur moins gros…</p>
-
-
-<p class="dr">Il soupire. Un petit silence.</p>
-
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Il n’y a peut-être dans tout cela
-qu’un malentendu… Voulez-vous que je parle à
-mon père ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Merci, Mademoiselle… Ce qui
-est fait est fait…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Pourtant…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Demain, ce serait autre chose.
-Il n’y a pas moyen de vivre avec Monsieur !…
-On se met en quatre pour lui faire plaisir, on se
-tue de travail pour le contenter. C’est toujours
-mal… D’abord, Monsieur m’a déclaré ce matin
-qu’il ne voulait plus de fleurs ici. Il prétend que ça
-attire les oiseaux et que ça prend la place des
-plantes utiles.</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Ah !…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Et puis… (<i>Timidement</i>) faut
-que je dise tout à Mademoiselle… (<i>Résolu.</i>)
-Mademoiselle sait que ma femme est enceinte !…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Oui… Eh bien ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Et qu’elle doit accoucher dans
-trois jours.</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Sans doute…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Eh ! bien, Monsieur ne veut
-pas d’enfants chez lui. « Pas d’enfants, pas d’enfants…
-qu’il m’a dit. Ça abîme les pelouses, ça
-salit les allées… et ça fait peur aux chevaux… »
-Et il a ajouté : « Je t’avais averti. Tu ne dois
-t’en prendre qu’à ta maladresse… » Le plus drôle — Mademoiselle
-s’en souvient peut-être, — c’est
-que l’année dernière, à ses réunions électorales,
-Monsieur disait que tous les maux du pays
-venaient de la dépopulation… Tout de même, on
-en voit de raides, par le temps qui court…
-(<i>Silence.</i>) Bien sûr qu’on n’a pas des enfants
-par exprès, pour son plaisir… On a déjà bien
-assez de peine de vivre à deux, dans notre condition…
-Mais quand les enfants viennent, on ne
-peut pourtant par les tuer… C’est-y vrai, ça
-Mademoiselle Germaine ?</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Qu’allez-vous devenir ?… Y avez-vous
-songé ?…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Dame !… Je vais chercher
-une place… Mais ce n’est guère le moment !…
-En pleine saison comme on est. Elles sont toutes
-prises… Et puis, avec une femme enceinte sur les
-bras ! Ah ! il va falloir en faire des maisons et
-des maisons… subir des humiliations, des refus, du
-mauvais temps… Car on ne veut plus, aujourd’hui,
-que les serviteurs aient d’enfants… Ça n’est
-pas commode, allez… Et l’on a bien du mal !…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>, <i>émue et gênée</i>. — Je ferai pour vous
-tout ce qui m’est possible… Adieu !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>, <i>ému aussi</i>. — Adieu, Mademoiselle
-Germaine… Mais vous n’êtes guère
-heureuse, non plus, vous…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Vous vous trompez, je suis très
-heureuse.</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>, <i>il secoue la tête</i>. — Non, Mademoiselle…
-Je vous connais bien, allez ! Quand
-on a un cœur comme le vôtre, on ne peut pas
-être heureuse ici !…</p>
-
-
-<p class="d">Par delà le parc, il montre la campagne,
-le petit village au loin.</p>
-
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Et votre femme ? La verrai-je ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Bien sûr… Elle est à la ville…
-Elle est allée chercher une voiture pour emmener
-nos meubles et nos pauvres frusques…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Pourquoi ?… Il ne manque pas
-de voitures ici…</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Ça vaut mieux comme ça…
-Chacun chez soi… On a sa petite fierté…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Adieu, alors !… Vous me donnerez
-de vos nouvelles ?</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Oui, Mademoiselle…</p>
-
-<p><span class="sc">Germaine</span>. — Adieu !</p>
-
-<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Adieu !</p>
-
-
-<p class="d">Le jardinier s’en va, gauche, pesant, le dos déjà courbé, la
-nuque cuite comme une brique, par le soleil… Germaine,
-plus grave, plus triste, plus songeuse, reprend sa promenade
-lente, le long des plates-bandes… Le château et la
-terrasse redeviennent silencieux… Toujours les trois
-molosses dorment sur les marches, et l’on n’entend plus
-que le bruit du râteau, sur le sable d’une allée, au
-loin…</p>
-
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch6">La divine enfance.</h2>
-
-
-<p class="d">Dans le bois, on aperçoit, entre les feuilles, au loin, la
-maison, toute blanche, dans le soleil. C’est l’heure
-chaude de la journée où les oiseaux engourdis se taisent.
-Nul souffle dans les branches.</p>
-
-<p class="pi"><span class="small">JEANNE</span> — dix ans — est assise sur la mousse, le dos
-appuyé au tronc d’un bouleau. Elle est un peu dépeignée,
-très rose, essoufflée d’avoir couru. Son grand chapeau
-de paille posé près d’elle sur un rejeton d’acajou,
-brille comme une immense fleur d’or, sous l’ombre des
-feuilles.</p>
-
-<p class="pi"><span class="small">JEAN</span> — douze ans — est couché à plat ventre en face
-d’elle. Il arrache des mousses d’un air triste.</p>
-
-<p class="pi">Ils ne se disent rien… Enfin, Jean se décide à parler.</p>
-
-
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Pourquoi que Georges t’a encore embrassée ?</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>Georges, c’est pas vrai !</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Si, il t’a embrassée, je l’ai vu… Il t’a embrassée
-sur le cou, derrière la porte du salon… Et
-toi, aussi, tu l’as embrassé… A preuve que tu
-fermais les yeux, en l’embrassant, comme une
-chatte qu’on caresse.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>C’est des menteries.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Puisque je t’ai vue… Et hier ?…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>Quoi, hier ?</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Pourquoi que Lucien t’a aussi embrassée,
-hier ?</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>C’est pas vrai !… Lucien ne m’a pas embrassée.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Si, il t’a embrassée… je l’ai vu aussi… il t’a
-embrassée sur la bouche, derrière la serre.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>C’est des menteries…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Des menteries ?… A preuve que, en te retournant,
-tu as cassé un grand lis rouge, et que tu
-as écrasé des fleurs de capucine.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span>, <i>effrontée</i></p>
-
-<p>Et puis, après ?… Est-ce que je n’ai pas le
-droit d’embrasser Georges, Lucien, et d’autres,
-si cela me plaît !… Qu’est-ce qu’il te prend ?…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Je ne suis pas content… Ça me fait de la
-peine !… Jeanne ?</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>Eh bien ?…</p>
-
-
-<p class="d">Elle casse une brindille de bouleau, qu’elle mâchonne,
-en regardant du coin de l’œil, avec un ironique sourire,
-Jean qui creuse un petit trou dans la terre.</p>
-
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Alors, pourquoi que tu ne yeux pas que je
-t’embrasse, moi ?</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>Toi !… C’est pas la même chose !…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Pourquoi que c’est pas la même chose ?</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>Pasque…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Pasque, quoi ?…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span>, <i>très sérieuse</i></p>
-
-<p>Pasque, toi, quand nous serons grands, tu
-seras mon vrai mari !</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Ce n’est pas une raison.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>Si, c’est une raison…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Et quand je serai ton vrai mari, tu voudras
-bien que je t’embrasse, pas ?</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>Non… Les maris n’embrassent jamais leurs
-femmes.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Ah ! bien, vrai ?… Pourquoi qu’ils ont des
-femmes, alors ?</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>Pour avoir des enfants, tiens !…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Ah !… Et quand je serai ton vrai mari, tu
-embrasseras Georges, Lucien ?</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>Bien sûr !… Es-tu drôle, aujourd’hui…
-Qu’est-ce que tu as ?</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>J’ai envie de pleurer…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>Que tu es bête !… Voyons !… Est-ce que petite
-mère embrasse papa ?… Jamais petite mère n’a
-embrassé papa… Papa, lui, embrasse Zélie, la
-femme de chambre… Petite mère, elle, embrasse
-M. de la Ramie… Mais, bien sûr ! elle l’embrasse
-dans les cheveux, dans les yeux, sur la bouche,
-partout… Mais, papa, elle ne l’embrasse jamais…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span>, <i>comprenant des choses</i></p>
-
-<p>C’est comme papa… il n’embrasse jamais maman…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>Puisque je te le dis !… Ça ne se fait pas, ces
-choses-là, quand on est marié !… Ça n’est pas
-convenable !</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>C’est vrai !… papa embrasse toujours M<sup>me</sup> Tournel…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>Bien sûr, tiens !… Et ta maman ?</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Maman ?… Elle embrasse M. de Néry…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>Tu vois bien !…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>L’autre jour, maman était sur les genoux de
-M. de Néry… Elle avait dégrafé son corsage…
-Et M. de Néry l’embrassait sur la poitrine…
-C’était gentil !</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>Bien sûr, que c’est gentil !…</p>
-
-
-<p class="d">A ce moment, Jean rampe sur la mousse, se rapproche de
-Jeanne et, dressé sur ses coudes, le menton appuyé aux
-paumes réunies, il la regarde, longtemps, dans les yeux…</p>
-
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Jeanne !</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>Quoi ?…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span>, <i>d’une voix profonde</i></p>
-
-<p>Puisque tu dis que c’est gentil… eh bien !…
-je voudrais que tu dégrafes ton corsage aussi…
-je voudrais t’embrasser sur la poitrine, aussi…
-comme M. de Néry embrasse maman…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>Non… Non…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Et si tu dégrafes ton corsage, si je t’embrasse
-sur la poitrine… je te montrerai, après, quelque
-chose de bien plus beau…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>Quoi ?… Dis quoi, tout de suite !…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Non, après…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span>, <i>impérieuse</i></p>
-
-<p>Tout de suite… tout de suite… tout de
-suite !…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Non, après !…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>Tu dis ça pour m’attraper !… Et puis, après
-tu ne me montreras rien !…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Puisque je te le promets, na !… Quelque
-chose comme Georges, ni Lucien ne pourront
-jamais te montrer d’aussi beau !…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span>, <i>hésitante</i></p>
-
-<p>Oui, oui, tu veux me tromper… Tout ça, c’est
-des blagues !…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Puisque je te jure !…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>Eh bien ! dis seulement ce que c’est !… Et
-puis, je ferai comme tu veux !</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Si c’était Georges ou Lucien qui te demande
-cela tu le ferais… Moi, je ne sais pas pourquoi,
-tu ne veux jamais rien.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>Dis ce que c’est !</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Après…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p>
-
-<p>Non, avant !…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p>
-
-<p>Et, pourtant Georges ni Lucien ne pourraient
-pas te montrer cela qui est si beau… qui est
-plus beau que… que…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span>, <i>elle s’irrite</i></p>
-
-<p>Eh bien, dis vite… dis… dis !…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">JEAN</span>, <i>avec passion</i></p>
-
-<p>Jeanne !… si tu voulais !… un tout petit peu…
-tiens, grand comme ça… grand comme mes
-lèvres seulement…</p>
-
-
-<p class="d">Il lui saisit le bout de sa bottine et, se rapprochant encore,
-plus près, il cherche à la couvrir de caresses.</p>
-
-
-<p class="c"><span class="small">JEANNE</span>, <i>se dégageant et reployant brusquement
-ses genoux</i></p>
-
-<p>Laisse-moi… Tu me chatouilles… Tu fais
-mal… Je te déteste !…</p>
-
-
-<p class="d">Elle se lève, fâchée et très rouge, et se met à courir dans
-le bois, les cheveux au vent… Jean aussi s’est levé et la
-suit en appelant : « Jeanne ! Jeanne !… » d’une voix
-plaintive… Quelques oiseaux engourdis dans les branches
-se réveillent, s’envolent avec des petits cris effrayés. Jean
-et Jeanne disparaissent dans le taillis. A la place où ils
-étaient tout à l’heure, encore marquée de la jeunesse
-impubère de leur corps, le grand chapeau de Jeanne se
-balance, pareil à une immense fleur d’or, sous l’ombre
-des feuilles.</p>
-
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch7">Sentimentalisme.</h2>
-
-
-<p>J’ai eu, cette semaine, une joie charmante.
-A la campagne où je suis, j’ai pour voisine une
-dame seule, veuve depuis trois ans, encore jeune,
-très jolie. Tous les jours, je passe devant sa
-propriété qui donne sur la route : une maison du
-siècle dernier, pareille à une orangerie, entourée
-de grands jardins que la forêt protège, de tous
-les côtés, de ses hauts murs verdissants. Jamais,
-je crois, je n’ai vu tant de fleurs, tant de fleurs,
-et tant de bêtes parmi ces fleurs. Chaque fois
-que je passe, je m’arrête discrètement devant la
-grille et je regarde cet endroit délicieux, si gai,
-si vivant, et qui m’enchante. Ma voisine ne fait
-pas beaucoup de bruit, et elle sort très peu. Du
-matin au soir, active, souple, elle cultive ses
-fleurs et elle soigne ses bêtes. Sans la connaître,
-j’éprouve pour elle une très vive sympathie, car
-tout chez elle, en elle, respire le bonheur calme
-et dit la vie occupée à des choses délicates.</p>
-
-<p>Aussi, quelle surprise joyeuse quand, l’autre
-après-midi, délibérément, elle sonna à ma porte
-et me vint rendre visite.</p>
-
-<p>— Excusez-moi, monsieur, me dit-elle. Mais
-je tenais à vous remercier, au nom de toutes mes
-bêtes, de votre article de dimanche. Je le leur ai
-lu, figurez-vous, et elles m’ont dit : « Il faut
-aller remercier ce monsieur, qui nous veut tant
-de bien, et qui prend si chaleureusement notre
-défense, contre la brutalité des méchants. »</p>
-
-<p>Je ne savais que dire. Rieuse, ma voisine
-ajouta :</p>
-
-<p>— J’aime tant mes bêtes, que je fais tout ce
-qu’elles veulent.</p>
-
-<p>Je n’osais lui offrir d’entrer dans ma maison,
-et je la priai de s’asseoir sur un banc, dans le
-jardin.</p>
-
-<p>J’aurais bien voulu éviter toutes les banalités
-des entrées en relations, et je me torturais l’esprit
-pour trouver quelque chose de rare et qui,
-tout de suite, fît valoir mon esprit, quand ma
-voisine, après un très court silence, me dit soudain :</p>
-
-<p>— Il y a, monsieur, une chose qui m’intrigue
-fort. Quand, dans la rue, je prends la défense
-d’une bête battue, on m’appelle Anglaise ! C’est
-évidemment un outrage qu’on me fait. Mais
-pourquoi ? D’abord je ne suis pas Anglaise, je
-n’ai même pas une goutte de sang anglais dans
-les veines. Et puis… malgré cette horrible guerre
-du Transvaal, dont je rougis pour eux, les Anglais
-méritent-ils qu’on nous jette leur nom à la
-face comme une offense et comme une ordure ?
-J’avoue qu’individuellement j’aime les Anglais,
-et je ne confonds pas le peuple anglais avec
-l’ignominie de son gouvernement. J’ai toujours
-admiré, à bon droit, il me semble, leur civilisation,
-leur bel et noble esprit de liberté, de justice
-et de progrès, leur humanité sincère. En
-dépit de cette guerre, dont j’ai horreur, je leur
-trouve de fortes qualités, et je leur dois quelques
-bonnes impressions. En voulez-vous un
-exemple ? C’était le 7 décembre dernier. Une
-très vieille dame de mes amies, Italienne par
-l’origine, Anglaise par le mariage, m’avait demandé
-d’aller passer quelques jours chez elle, à
-la suite d’un gros chagrin. Mon Dieu, oui, on
-peut être Anglais, et avoir tout de même de gros
-chagrins, je suppose. Un petit changement se fit
-dans la date précédemment fixée de mon voyage.
-Je l’écrivis à ma vieille amie qui, quoique verte
-encore et alerte, lit souvent à côté et brouille ainsi
-tout ce qu’on lui dit. Une traversée affreuse.
-Retard du bateau à l’arrivée de New-Haven, du
-train à Victoria, de moi à la gare de Richmund
-où je devais prendre le train pour Hampton-Wick.
-Une heure d’attente pour douze minutes
-de trajet.</p>
-
-<p>— Voilà encore des choses dont les Anglais
-n’ont pas le monopole, dis-je. Il y a du retard partout.</p>
-
-<p>— Oui, répondit gaiement ma voisine, ils en
-ont aussi en Angleterre.</p>
-
-<p>Et elle continua :</p>
-
-<p>— Vous connaissez sans doute cette délicieuse
-vallée de la Tamise, ces prairies si vertes, ces
-arbres si admirables, ces villas si jolies ? Mais,
-l’hiver, à neuf heures et demie du soir, il est difficile
-de jouir de cette beauté. Il pleuvait un
-peu, une petite pluie fine, que le vent fouettait
-et qui vous pénétrait, à travers les vêtements,
-jusqu’au corps.</p>
-
-<p>— Heureuse pluie, songeai-je. Mais je me
-gardai bien d’exprimer cette exclamation, car,
-à tout prendre, je ne suis pas vaudevilliste et le
-commis voyageur d’autrefois qu’on prétend que
-je suis…</p>
-
-<p>Ma voisine poursuivait d’une voix de plus en
-plus prenante :</p>
-
-<p>— Bien qu’il ne fallût que dix minutes à
-peine pour me rendre chez mon amie, le chemin
-me paraissait bien long, et surtout bien
-désert… Vous savez ce que c’est, n’est-ce pas,
-que les « <span lang="en" xml:lang="en">roads</span> » anglais ?… D’un côté de celui-là,
-un grand parc, avec d’immenses arbres noirs ;
-de l’autre, des villas dans leurs jardins noyés de
-silence et de nuit. De-ci, de-là, une voie latérale,
-conduisant au village. Tout cela, bien tranquille,
-trop, même, car il y avait alors la terreur des
-« Hooligans » et j’en avais entendu parler dans
-le train… Je me presse… je vais… je vais… Bien
-que je ne sois pas peureuse, j’avais tout de même
-de petits frissons… La villa de ma vieille amie
-était une des petites, la deuxième, à gauche,
-passé l’église catholique… je ne sais si vous la
-voyez d’ici ?… Et je me presse encore, sur le
-chemin interminablement désert. Voilà enfin
-l’église catholique, mon point de repère… Je
-suis arrivée… La première villa est éclairée,
-mais point la seconde… Je sonne pourtant…
-Rien… Je sonne encore, je sonne longtemps…
-Rien toujours. J’essaie d’ouvrir la grille. Impossible !
-Je me suis peut-être trompée, et sans
-doute que la maison de ma vieille amie est la
-troisième, car je me rappelle que la première est
-le presbytère… Je sonne à la troisième. Une
-petite bonne blonde, toute fanfreluchée de blanche
-lingerie vient m’ouvrir.</p>
-
-<p>— Mrs Anden ?</p>
-
-<p>— Ce n’est pas ici…</p>
-
-<p>— Pas ici !… Mais je n’y comprends rien…
-J’ai sonné à côté et personne ne m’a répondu !</p>
-
-<p>Un monsieur que je n’avais pas vu encore,
-intervenait :</p>
-
-<p>— C’est que la bonne couche en haut, et
-qu’elle est déjà couchée… Mais entrez donc,
-madame, je vais voir…</p>
-
-<p>Je m’excuse et j’entre… Que pouvais-je
-faire ?</p>
-
-<p>La maîtresse de la maison m’installe au coin
-du feu, tandis que son mari est parti, et essaie
-de se faire entendre de la villa voisine. Un salon
-anglais coquet, confortable, très clair, un bon
-feu dans la cheminée, un chat qui ronronne
-devant, une femme accueillante et gaie qui rit et
-me console de ma mésaventure…</p>
-
-<p>Le mari rentre.</p>
-
-<p>— Rien, non plus… dit-il… Ces dames sont
-peut-être en voyage ?…</p>
-
-<p>— Non… puisqu’elles m’attendent…</p>
-
-<p>— C’est singulier !… Je vais aller demander
-au prêtre catholique s’il les a vues aujourd’hui.</p>
-
-<p>Et il sort à nouveau… La dame m’offre alors
-de me réconforter ; elle m’offre de tout, du jambon,
-du whisky, du cacao… Et je m’indigne
-contre ma vieille amie qui me met dans une
-position ridicule et fausse, d’être prise pour une
-aventurière.</p>
-
-<p>Le mari revient une seconde fois… Le prêtre
-n’a pas vu les dames dans la journée. Mais il
-sait que la femme de chambre a porté des fleurs
-à l’église pour la fête du lendemain.</p>
-
-<p>— Je ne vois qu’une chose à faire, me dit la
-dame… Acceptez un lit chez nous pour cette nuit.</p>
-
-<p>Confuse, et, en même temps, touchée de cette
-hospitalité spontanée, si simplement offerte, je
-murmure :</p>
-
-<p>— Mais, madame, vous ne savez même pas qui
-je suis… Je pourrais être une voleuse !</p>
-
-<p>— Nous n’avons pas peur !… répond la femme.</p>
-
-<p>Et elle ajoute :</p>
-
-<p>— On n’a pas besoin de savoir le nom d’une
-personne dans l’embarras et dans la peine. Il
-suffit de savoir qu’elle est dans la peine, pour
-être juste envers elle !</p>
-
-<p>— Allons, dis-je, j’accepte. C’est un véritable
-conte de Noël en action !</p>
-
-<p>Et ma voisine, s’étant tue quelques secondes,
-me dit :</p>
-
-<p>— Oui, monsieur, j’aime les Anglais, parce
-qu’il me semble que leur justice, en tant qu’individus,
-va aux humbles, aux petits. Ils n’aiment
-pas voir la souffrance. Et les tribunaux
-anglais sont admirables en ceci, que les bêtes y
-ont <i>droit</i> à une justice. Les oiseaux sont respectés
-comme les personnes ; on entoure de soins les
-vieux arbres, aussi pieusement que s’ils étaient
-des vieillards qui ont travaillé au bien du pays.
-Alors, pourquoi me jette-t-on à la face cette
-insulte dérisoire : « Anglaise !… va donc, hé !…
-Anglaise ! » quand il m’arrive de plaindre un
-pauvre cheval qu’on roue de coups, ou un chien
-abandonné, qu’on bat sans raison, dans la rue ?…
-Pourquoi ?</p>
-
-<p>— Nous sommes ainsi, répliquai-je. On vous
-traite d’Anglaise, aujourd’hui. Hier, on vous eût
-traitée d’Allemande… Demain, on vous traitera,
-peut-être, d’Espagnole ou de Chinoise… Cela satisfait
-notre orgueil national, et c’est sans aucune
-importance. Anglaise, Allemande, Espagnole,
-Italienne, Chilienne, Chinoise ou Française,
-vous êtes une femme délicieuse… adorable…</p>
-
-<p>Mais ma voisine s’était levée, et gaiement :</p>
-
-<p>— Que faut-il que je dise, de votre part, à
-mes bêtes ?…</p>
-
-<p>— Que vous êtes une femme exquise… divine…
-divinement exquise…</p>
-
-<p>Un rire… Et elle était partie !…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch8">Il est sourd !</h2>
-
-
-<p>J’ai revu ma voisine. Et, maintenant, je la vois
-presque tous les jours.</p>
-
-<p>Décidément, elle est encore plus charmante et
-meilleure que je le pensais, lors de notre première
-entrevue. Extrêmement gaie, nullement prude,
-comme les femmes honnêtes foncièrement, d’une
-intelligence très vive et très souple, d’un esprit
-très libre, affranchi de tous les préjugés, de toutes
-les superstitions qui déshonorent, habituellement,
-le cerveau de la femme, d’une spontanéité de
-sensations remarquable, amoureuse de la vie
-sous toutes ses formes, même les plus décriées,
-philosophe et artiste, j’ai rarement, ou plutôt,
-je n’ai pas encore rencontré un être humain,
-surtout un être de son sexe, avec qui l’on se
-sentît si vite, si complètement en confiance, avec
-qui l’on se trouvât tout de suite de plain-pied.
-J’ai beau l’observer — car je ne voudrais pas
-être dupe d’elle et de moi — il me semble bien
-qu’elle n’a aucune de ces petites traîtrises, des
-coquetteries basses, des sentimentalités absurdes
-de la femme. Véritablement, je crois qu’elle
-possède un cœur robuste, simple, loyal et fidèle,
-comme un homme. Son amour des bêtes qui,
-chez beaucoup de femmes, vous dégoûterait et
-des femmes et des bêtes, est un amour raisonné,
-presque scientifique. Il n’est pas du tout anthropomorphe.
-Il fait partie, à son plan, de ce culte
-général, mais parfaitement individualiste, par
-quoi elle aime, par quoi elle célèbre toute la vie.</p>
-
-<p>Il faut se défier des impressions qui nous
-viennent des femmes, surtout quand elles sont
-jolies comme l’est ma jolie voisine. Nous les
-jugeons ordinairement avec notre désir de mâle
-qui se plaît à les surnaturaliser, à leur attribuer
-toutes sortes de qualités supérieures, qu’en réalité
-elles n’ont point, ce qui est stupide et inharmonieux,
-car elles en ont d’autres qui devraient
-pleinement nous suffire. Dans l’amitié qui pousse
-un homme vers une femme, il y a toujours autre
-chose que de l’amitié pure. La nature qui sait ce
-qu’elle fait et qui n’a souci que de vie, de toujours
-plus de vie, a voulu que nous fussions
-bêtes devant la femme, comme une dévote devant
-un Dieu de miracle, et que, en dépit de nous-mêmes,
-nous nous destinions à être les dupes
-éternelles de ce besoin obscur et farouche de
-création qui gonfle et mêle à travers l’univers,
-tous les germes, toutes les vivantes cellules de la
-matière animée.</p>
-
-<p>Et même, à ce propos, je voudrais bien savoir
-quelle conception ma voisine se fait de l’amour,
-si elle répudie toutes les folies mystiques, toutes
-les sottises et tous les crimes sentimentaux par
-quoi les religions, les poésies, les littératures de
-tous temps et de tous les pays, ont dégradé et
-sali ce grand acte joyeux et terrible de la Vie…
-Je n’ai pas encore osé lui poser, à ce sujet, la
-moindre question. J’ai craint une désillusion,
-d’abord, et ensuite qu’elle ne vît là une ruse
-sournoise du désir, un moyen détourné de galanterie
-grossière. Et j’ambitionne que nos relations
-soient pures de tous mensonges, de toutes vulgaires
-actions.</p>
-
-<p>Naturellement, comme il faut bien se connaître,
-je lui raconte mes histoires, elle me dit les
-siennes, sans réticences ; du moins, j’aime à le
-penser.</p>
-
-<p>Aujourd’hui, elle m’a parlé de son enfance et
-de sa première jeunesse. Elle a été élevée en un
-couvent du Sacré-Cœur, dans une ville morte et
-silencieuse de la province normande. Chose
-curieuse et rare, cette éducation oppressive n’a
-jamais rien pu contre la franchise et la sincérité
-de sa nature. Elle affirme même qu’elle est sortie
-du couvent plus irrespectueuse, moins croyante
-qu’elle y était entrée. D’ailleurs, elle ne tire de
-ce phénomène aucune vanité, en faveur de son
-intelligence. La gaieté — son inaltérable gaieté — avec
-ce qu’elle comporte d’insouciance dans
-le présent et d’espoir dans l’avenir, a tout fait.
-Cette gaieté joyeuse et forte fut l’antiseptique
-qui la préserva de tous les mensonges avec lesquels
-on pétrit, dans ces maisons-là, l’âme des
-jeunes filles. L’année qui suivit sa sortie du
-couvent, il lui arriva de grands malheurs.</p>
-
-<p>Ses parents perdirent leur fortune et elle perdit,
-peu après, ses parents. Habituée au luxe et
-à l’affection, elle se trouva, tout d’un coup, seule
-et sans ressources. Désormais, il lui fallait travailler
-pour vivre. Cette perspective, elle
-l’envisagea sans terreur, car elle pouvait utiliser
-quantité de petits agréments, de petits talents
-où elle excellait : la broderie, la couture, la
-peinture, la musique. Et qui l’empêcherait de
-donner aux autres des leçons de n’importe quoi :
-d’histoire ou de danse, d’anglais ou de tapisserie ?…
-Après avoir vainement cherché, çà et là,
-un peu de travail chez d’anciens amis de sa
-famille, à Paris dans les magasins, elle résolut
-de s’adresser aux Bonnes Sœurs, aux si Bonnes
-Sœurs qui l’avaient élevée.</p>
-
-<p>— Elles connaissent tant de monde, se disait-elle,
-elles ont une clientèle si étendue et si riche,
-de si puissantes influences, partout… qu’elles me
-trouveront immédiatement ce que je cherche et
-ce qu’il me faut… C’est évident !</p>
-
-<p>Sur la recommandation de son ancienne
-préfète des Études, elle se présenta, un matin,
-au Sacré-Cœur de la rue de Varennes, certaine
-du succès et prête à accepter n’importe quel joli
-et honnête travail qu’on lui proposerait… Et
-voici la scène que ma voisine raconte et mime
-avec un esprit malicieux et souriant…</p>
-
-<p>Elle arrive au couvent. Une religieuse, pas
-trop vieille, pas trop laide, très aimable de
-manières, très onctueuse de gestes, la figure
-molle et grasse, les lèvres humides de saintes
-paroles, la reçoit avec empressement, avec
-effusion même.</p>
-
-<p>— Cette chère enfant !… lui dit-elle, quand
-la jeune fille eut terminé son récit… Mais c’est
-une joie… Mais c’est un devoir pour nous de
-vous soutenir, de vous défendre, de vous
-sauver…</p>
-
-<p>Elle lui prend les mains, les caresse, les tripote
-dans ses mains potelées et un peu moites…</p>
-
-<p>— Pauvre cher cœur !… Il y a tant d’embûches
-dans le monde, quand on n’est pas riche… Le
-diable guette si habilement, sous toutes les formes
-de la tentation et du péché, l’âme ignorante et
-candide d’une jeune fille !… Mais nous sommes
-là, heureusement…</p>
-
-<p>Et, sans entrer dans des détails plus précis,
-elle s’informe :</p>
-
-<p>— Avez-vous un directeur ? Êtes-vous Enfant
-de Marie ?… Pratiquez-vous bien vos devoirs
-religieux ?…</p>
-
-<p>Ma voisine ruse, élude toutes ces questions
-qui la gênent et qui vont se multipliant et
-s’enhardissant jusqu’à violer sa pudeur intime…
-Alors, la bonne mère hoche la tête, très triste,
-et soupire. Sa voix se fait moins douce… ses
-lèvres se dessèchent.</p>
-
-<p>— Ah ! dit-elle, je vois que vous avez oublié
-la Sainte-Vierge, mon enfant… et le divin cœur
-de Jésus… C’est très… très fâcheux… Vous
-comprenez… dans ces conditions, cela devient
-difficile… plus difficile… car nous avons, devant
-Dieu, des responsabilités… Voyons… avez-vous
-entendu le dernier sermon du Révérend Père
-du Lac ?</p>
-
-<p>— Hélas ! non, ma mère !…</p>
-
-<p>— Non !… s’écrie la religieuse, scandalisée,
-qui joint ses deux mains comme pour une prière
-d’exorciste… Mais c’est très mal… très mal… Et
-quel dommage pour vous !… Le Père a été si
-éloquent, si admirable ! Il a prouvé, d’une
-manière si claire, qu’il vaut mieux mourir de
-faim plutôt que de commettre un péché mortel !
-Ah ! comme je souffre que vous n’ayez pas
-entendu ce magnifique sermon !</p>
-
-<p>Incapable de tenir plus longtemps son sérieux,
-la jeune fille demanda ironiquement :</p>
-
-<p>— Est-ce qu’il était à jeun, cet admirable
-Père, quand il a dit qu’il valait mieux mourir
-de faim ?</p>
-
-<p>Le visage de la chère Mère prend une expression
-sévère, et, repoussant les mains qu’elle caressait,
-elle se lève, toute droite, un pli au front :</p>
-
-<p>— Vous êtes bien gaie, grince-t-elle, pour une
-personne dans votre position.</p>
-
-<p>Puis, glacialement :</p>
-
-<p>— Enfin… je verrai… je réfléchirai… Nous
-prierons pour vous… Revenez dans une semaine.</p>
-
-<p>Et elle la congédie…</p>
-
-<p>Ma voisine n’était pas très fière de cet accueil…
-Mais, une fois dans la rue, parmi le mouvement
-et la vie, elle oublie l’inutilité de sa démarche
-et ce que cela va lui valoir de surcroît de misère.
-Et elle se met à rire, si longtemps et si fort,
-que les passants se retournent et pensent, sans
-doute, qu’elle est folle…</p>
-
-<p>Le travail ne venant toujours pas, elle retourne,
-la semaine écoulée, au couvent… La Mère lui dit :</p>
-
-<p>— Je n’ai rien… Nous n’avons rien… Allez
-voir le Révérend Père X… il connaît beaucoup
-de monde… et il est si bon, si bon, au confessionnal !…</p>
-
-<p>La jeune fille fait la grimace. Elle est venue
-chercher du travail, pas un confesseur… Pourtant,
-elle se décide à descendre au parloir, et
-conte sa petite affaire au Révérend Père X…</p>
-
-<p>— Ah ! ah ! lui dit cet homme pieux… C’est
-fort touchant… Mais la peinture, mon enfant,
-voilà une chose bien aléatoire… Quant à la broderie,
-je n’ai pas ça… non, non… en vérité, je
-n’ai pas ça ! Mais, par exemple, peut-être pourrais-je
-vous trouver un mari… un bon mari…
-assez riche et très pieux… et bien pensant…</p>
-
-<p>Elle remercie le Jésuite, et déclare qu’elle ne
-veut tenir un mari que d’elle-même. Et, comme
-il la reconduit :</p>
-
-<p>— Vous avez tort, mon enfant… absolument
-tort… Vous êtes une jolie personne… Et un mari,
-c’est toujours un mari…</p>
-
-<p>Et les jours passent… passent… Elle n’a pas
-de commandes de peinture, ni de broderies à
-faire, ni de copies, ni de leçons, ni rien… Ses
-derniers sous s’épuisent. Elle a dû vendre ce qui
-lui restait de petits bijoux… Va-t-elle donc en
-être réduite à la mendicité ?… Mais sa gaieté la
-soutient toujours, sa gaieté dissipe toutes les
-terribles images, tous les cauchemars de la
-détresse… Rentrée dans sa chambre d’hôtel meublé,
-elle chante pour ne pas écouter les voix de
-malheur qui lui disent : « Dans quelques jours,
-tu seras morte de faim ! » Et puis, elle calcule,
-en soi-même : « Si tout le monde me repousse…
-je suis jeune… je suis jolie… j’ai un ardent
-besoin de vivre… Je me vendrai comme j’ai
-vendu mes bijoux… Tant pis pour les bonnes
-Sœurs et les si bons Pères jésuites, qui l’auront
-ainsi voulu ! »</p>
-
-<p>Pourtant, une troisième fois, elle retourne au
-couvent… La sainte Mère lui offre généreusement
-un scapulaire, quantité de médailles bénites, et
-un chapelet… un chapelet, si commode, si petit
-« qu’on peut très facilement s’en servir en
-omnibus »…</p>
-
-<p>Et cette troisième visite est suivie d’une
-quatrième, laquelle fut illustrée de la conversation
-suivante :</p>
-
-<p>— Comme vous êtes pâle, chère enfant !</p>
-
-<p>— C’est que j’ai grand’faim, ma Mère !</p>
-
-<p>— Je suis sûre que vous n’avez pas fait vos
-devoirs religieux, ces jours-ci ?</p>
-
-<p>— Hélas ! non, ma Mère…</p>
-
-<p>— Eh bien ! tenez, cela tombe à merveille, mon
-enfant…</p>
-
-<p>— Vous m’ayez trouvé une position, ma Mère ?</p>
-
-<p>— Il y a justement, ici, mon enfant, un bon
-Père dominicain… un si bon Père dominicain !…
-Je vais lui demander de vous entendre…</p>
-
-<p>— J’aimerais mieux un peu de travail, ma
-Mère, si peu de travail que ce soit…</p>
-
-<p>— Sans doute… sans doute… Mais profitez
-de l’occasion… Elle ne se retrouvera peut-être
-plus jamais… C’est un si bon Père dominicain…
-Et puis… vous pourrez tout lui dire… tout…
-tout… Il est sourd !…</p>
-
-<p>Et ma jolie voisine termine ainsi son récit :</p>
-
-<p>— Vous pensez que je ne retournai jamais
-plus dans ce maudit couvent. Deux ans après,
-j’étais mariée. Or, le jour de mon mariage, je
-reçus de la Révérende Mère une lettre qui commençait
-ainsi : « Ma chère petite protégée… »</p>
-
-<p>Et longtemps, elle rit, comme chante un
-oiseau sous les branches…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch9">La peur de l’âne.</h2>
-
-
-<p>L’autre jour, un homme conduisant un âne
-par la bride descendait les Champs-Élysées, à
-l’heure élégante. L’âne était tout petit, très
-svelte et joli. Il avait des jambes fines et nerveuses
-comme celles des chevreuils, des yeux
-expressifs, spirituels, enjoués et d’une telle
-douceur que je voudrais en voir de pareils aux
-visages des humains. Sa robe, lavée, peignée,
-lustrée, était gris-rose, et une raie d’un noir de
-velours brillant lui courait, comme un ruban,
-sur le dos… Je les rencontrai, l’âne et l’homme,
-juste en face de la grande trouée que forment
-les nouveaux Palais. A cet endroit, l’avenue est
-toujours fort encombrée par les voitures, et la
-circulation des piétons très difficile, surtout à
-cause des braves sergents de ville à qui est
-dévolu ce privilège de rendre impossible toute
-espèce de circulation dans Paris… Ce jour-là,
-l’encombrement était extrême, et, de plus, le
-pavé de bois, glissant, glissant… Le petit âne marchait
-péniblement, en rechignant, au milieu des
-voitures et des promeneurs, obligé qu’il était de se
-garer, à tout instant, des unes et des autres… Et
-il glissait sur ses sabots mal ferrés… En dépit de
-son agilité, il manquait de tomber à chaque pas.</p>
-
-<p>— Allons ! fais donc attention ! dit l’homme,
-qui lui parlait comme à une personne, mais très
-doucement, presque en camarade… Tu ne tiens
-pas debout !… On va se moquer de toi, bien
-sûr… Tu as l’air d’un petit âne pochard !…</p>
-
-<p>L’âne secoua ses oreilles, qu’il avait très longues,
-pour exprimer un mécontentement, et
-une protestation… Et il regarda son maître et
-son regard sembla dire :</p>
-
-<p>— Pourquoi aussi me conduis-tu dans cette
-avenue fourmillante et bruyante que tu sais
-dangereuse aux petits ânes ? Et pourquoi mes
-fers ne tiennent-ils pas le pavé ? C’est de ta
-faute. Tu aurais mieux fait de prendre par le
-détour des rues… D’ailleurs, j’ignore où tu me
-conduis, et j’aime savoir ce que je fais…</p>
-
-<p>— Allons !… ne bavarde pas… et viens !…
-Pour un petit âne souple et léger comme tu es,
-descendre les Champs-Élysées, ce n’est pas une
-affaire… Et puis cette avenue est très chic…
-J’ai voulu que tu voies le beau monde !…</p>
-
-<p>Le petit âne examina toute cette foule brillante
-et parée qui passait, dans tous les sens, auprès de
-lui. Il secoua, d’un mouvement plus impatient,
-ses longues oreilles, et il sembla dire à l’homme :</p>
-
-<p>— Je ne le trouve pas beau, moi, ce
-monde-là !… J’aime mieux les gens de mon village…
-et surtout j’aime mieux les beaux talus
-des routes, et les belles prairies, où je broute
-les herbes fraîches… Et puis, je t’assure que ce
-pavé glisse… glisse…</p>
-
-<p>— Allons ! ne fais pas l’entêté… et viens !</p>
-
-<p>Mais l’âne s’était subitement arrêté, les
-oreilles tombantes, la queue agitée…</p>
-
-<p>— Viens donc !…</p>
-
-<p>Comme l’âne ne venait pas, l’homme le tira
-par la bride d’une secousse légère.</p>
-
-<p>— Sacré petit bougre !… jura-t-il… Voilà
-encore que tu vas faire tes farces !</p>
-
-<p>Et il imprima à la bride une secousse plus forte.</p>
-
-<p>L’âne écarta un peu les jambes de façon à se
-bien caler sur le pavé, allongea le col, et, la
-tête oblique, les oreilles tout à fait baissées, le
-regard malicieux, il resta immobile. Et il semblait,
-oui, ma foi, il semblait dire :</p>
-
-<p>— Tu peux tirer la bride, et encore tirer la
-bride… Je ne veux plus rien savoir !… Et je ne
-consentirai à marcher que lorsqu’il n’y aura plus
-personne dans l’avenue et que le pavé ne sera
-plus glissant !…</p>
-
-<p>Quelques promeneurs s’étaient arrêtés. Malgré
-les voitures, une foule, bientôt, se forma autour
-de l’homme et de l’âne. L’homme était humilié,
-l’âne était ironique… Et la foule s’amusait de
-l’âne et de l’homme…</p>
-
-<p>— Ah ! nom d’un chien ! cria l’homme… je te
-dis que tu vas marcher !…</p>
-
-<p>Il allait peut-être le battre, quand l’âne, brusquement,
-fléchit le genou et se laissa tomber,
-comme un petit âne mort sur le pavé… La foule
-applaudit… Quelques voix crièrent :</p>
-
-<p>— Bravo, l’âne ! bravo, le petit âne !…</p>
-
-<p>L’homme comprit qu’il ne tirerait rien de son
-petit âne par la violence. Il se mit à lui dire des
-paroles gentilles, le caressa sur l’échine, sur le
-col… lui souleva la tête :</p>
-
-<p>— Allons, petit âne… relève-toi… Ne sois pas
-méchant… C’est très vilain, ce que tu fais là…
-Et tu me mets dans une situation déplorable…
-Tu vois… à cause de ton entêtement, tout le
-monde se moque de moi, à présent… Tu me
-rends ridicule, moi qui ne t’ai jamais battu…
-Relève-toi tout seul, comme un petit homme…
-voyons ! je t’en prie !</p>
-
-<p>L’âne était étendu tout de son long, le col
-allongé, les jambes droites, confortablement,
-comme sur une bonne litière. A chaque objurgation
-de son maître, il faisait de menus mouvements
-de tête, et des regards malins passaient
-entre ses paupières mi-fermées, et tout cela
-voulait dire clairement ceci :</p>
-
-<p>— Non… je ne me relèverai pas… Je suis
-bien mieux ainsi, et c’est toi qui l’as voulu,
-après tout… Pourquoi me relèverais-je ? puisque
-je ne peux pas marcher sur ce maudit pavé, pire
-que du verglas… Dieu ! que tous ces gens sont
-laids et ridicules qui me regardent !… Mais je
-suis heureux de les voir tels, car ils renforcent
-mon mépris pour les hommes et pour leurs
-curiosités stupides… J’attendrai donc ici, avec
-tranquillité, que tu sois raisonnable et que les
-choses aient changé…</p>
-
-<p>La foule devenait de plus en plus amusée.
-Elle prenait parti pour le petit âne contre
-l’homme, car c’était, exceptionnellement, une
-bonne foule, qu’animait l’esprit de justice… Et
-cela enrageait un peu l’homme, et cela le blessait
-dans son lourd amour-propre d’homme,
-vaincu par l’esprit d’une petite bête…</p>
-
-<p>Il se pencha sur l’âne, essaya de le prendre à
-bras-le-corps, de le soulever, de le remettre sur
-ses jambes. Mais l’âne opposait une inertie
-incoercible à tous les efforts de l’homme. L’âne
-était, dans les maladroites étreintes de l’homme,
-aussi mol et fuyant, aussi inconsistant qu’un
-chiffon ou qu’une poignée d’étoupe… Dès qu’il
-se sentait un peu soulevé de terre, alors, tous
-les muscles détendus, toutes les articulations
-désunies, tous les membres ballants, il se laissait
-retomber comme une masse, comme un paquet
-de matière inerte… aux applaudissements de la
-bonne foule, qui clamait :</p>
-
-<p>— Bravo, l’âne !… Bravo, le petit âne !</p>
-
-<p>Haletant, suant, rouge de fatigue et de honte,
-vingt fois l’homme s’acharna. Et vingt fois l’âne
-s’échappa des bras de l’homme. Dès que
-l’homme, après un violent effort, était parvenu
-à lui faire toucher terre du bout de ses sabots,
-les sabots aussitôt se dérobaient… Et, les
-genoux fléchissants, l’âne se recouchait sur
-le pavé… avec une lueur ironique dans les
-yeux…</p>
-
-<p>La foule, de plus en plus intéressée, s’enthousiasma :</p>
-
-<p>— Bravo, l’âne !… Bravo, le petit âne !</p>
-
-<p>Mais l’homme, criblé de lazzi et de quolibets,
-ne s’avoua pas vaincu.</p>
-
-<p>— Écoute, fit-il au petit âne !… Écoute bien
-ce que je vais te dire… Si, dans une minute,
-tu ne t’es relevé tout seul, car je n’en puis plus
-et mes bras sont rompus, et si tu ne reprends
-pas gentiment ta promenade… eh bien… je vais
-te conduire aussitôt… et te vendre au manège
-des ânes vivants de l’avenue de Suffren.</p>
-
-<p>L’âne dressa les oreilles et souleva la tête.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que tu dis ?</p>
-
-<p>— Je dis, reprit l’homme… que si tu ne
-m’obéis pas… dès ce soir, tu tourneras… tu
-tourneras, comme un toton, sur la plate-forme
-du manège de M. Helen…</p>
-
-<p>Alors, d’un coup de reins, l’âne, avec une
-agilité surprenante, se mit debout sur ses quatre
-petites jambes fines et nerveuses, et, d’un pied
-sûr, il reprit sa marche à travers les voitures…</p>
-
-<p>— C’était pour rire !… dit-il à l’homme…</p>
-
-<p>Et, bientôt, tous les deux, l’âne et l’homme,
-disparurent parmi la foule…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch10">Tableau parisien.</h2>
-
-
-<p>C’était, il y a huit jours, sur le boulevard
-Saint-Michel, en face du lycée Saint-Louis, vers
-neuf heures du soir. Un lourd camion, chargé
-de pierres de taille, gravissait la rampe, péniblement
-tiré par cinq chevaux. A cet endroit, la
-montée est rude et difficile. Sans doute aussi que
-le camion, comme cela arrive à tous les camions,
-était trop chargé, car les bêtes, épuisées d’efforts,
-ruisselantes de sueur, s’arrêtèrent. Le charretier
-cala les roues de la voiture et laissa, un instant,
-souffler ses chevaux, dont les flancs battaient
-d’un mouvement de respiration haletante.</p>
-
-<p>— Ah ! les rosses… Ah ! les carnes !… dit-il.
-Voilà plus de dix fois qu’elles s’arrêtent.</p>
-
-<p>Il aurait pu les battre, mais il n’avait pas l’air
-méchant. Il passa le fouet autour de son cou et
-il ralluma sa pipe éteinte.</p>
-
-<p>Autour du camion arrêté, s’était formé un
-petit attroupement de badauds qui regardaient
-ils ne savaient trop quoi, et qui échangeaient
-des observations ou des souvenirs, n’ayant,
-d’ailleurs, aucun rapport avec ce qui se passait.
-Ils parlaient de la campagne, de chevaux
-emportés, de chiens enragés, de Sarah Bernhardt
-et de l’Exposition.</p>
-
-<p>Lorsqu’il jugea que les chevaux s’étaient suffisamment
-reposés, le charretier voulut les
-remettre en marche. Mais leurs muscles s’étaient
-raidis. En vain, sous l’excitation des coups de
-fouet, les pauvres bêtes allongèrent le col, tendirent
-leurs reins, arc-boutèrent au sol leurs
-sabots. La voiture ne put démarrer.</p>
-
-<p>Une femme dit :</p>
-
-<p>— C’est trop lourd ! On n’a pas idée de charger
-des chevaux comme ça !</p>
-
-<p>Un homme dit :</p>
-
-<p>— Ah bien !… Si cinq chevaux ne peuvent
-tirer deux méchants blocs de pierre !… Ah !
-malheur !</p>
-
-<p>Un autre, qui était coiffé d’un large panama,
-dit :</p>
-
-<p>— Encore de la pierre de taille !… Encore des
-constructions !… Comment veut-on qu’il n’y ait
-pas une crise terrible sur la propriété bâtie ?</p>
-
-<p>— C’est évident ! approuva un troisième monsieur,
-c’est de la folie !</p>
-
-<p>— Nom de nom de nom !… jura le charretier.</p>
-
-<p>Et l’attroupement grossissait. Ce fut bientôt
-une foule, une foule nerveuse, bavarde, composée
-de tous les échantillons de l’humanité parisienne.</p>
-
-<p>Tout à coup, un jeune homme, très élégamment
-vêtu, que suivait une bande d’amis, empoigna
-le cheval de tête par la bride, en
-déclarant :</p>
-
-<p>— Les chevaux… ça me connaît !… Vous allez
-voir… Je vais bien les faire démarrer, moi !…</p>
-
-<p>Et d’une voix subitement furieuse :</p>
-
-<p>— Hue !… carcan…! cria-t-il.</p>
-
-<p>En même temps, levant sa canne, il en asséna
-de violents coups sur la tête de la bête.</p>
-
-<p>— Hue donc !… Hue donc ! sale rosse !</p>
-
-<p>La bête recula, se cabra un peu, plus offensée,
-je crois, de la sottise du jeune homme que des
-coups de canne. Philosophe, le charretier laissait
-faire, haussant les épaules, sa casquette complètement
-renversée en arrière, sur la nuque.</p>
-
-<p>— Hue donc !… Hue donc !…</p>
-
-<p>Et le jeune homme frappait à tour de bras. Un
-peu de sang coula d’une écorchure sur les
-naseaux de l’animal, qui reculait toujours mollement,
-ne se défendait pas, habitué qu’il était
-aux coups, sans doute.</p>
-
-<p>La foule admirait l’audace du jeune homme,
-l’encourageait et répétait avec lui :</p>
-
-<p>— Hue donc !… Hue donc !…</p>
-
-<p>Alors une femme interpella le jeune homme :</p>
-
-<p>— Je vous prie de cesser, monsieur, dit-elle.
-Vous n’avez pas le droit de battre ainsi des
-chevaux.</p>
-
-<p>— Pas le droit ? riposta-t-il. Ah ! elle est forte,
-celle-là !… Pas le droit de battre des chevaux !…
-Elle est bonne !…</p>
-
-<p>La femme s’obstina courageusement :</p>
-
-<p>— Non, monsieur, vous n’avez pas le droit.
-C’est honteux, ce que vous faites.</p>
-
-<p>— Mêlez-vous de ce qui vous regarde, vous !…
-Pas le droit ?</p>
-
-<p>En se tournant vers la foule :</p>
-
-<p>— En voilà une roulure !… s’exclama-t-il.
-Continue de faire le trottoir, c’est ton affaire.</p>
-
-<p>Il y eut quelques rires parmi la foule, d’autant
-que ces insultes s’accompagnaient, en guise de
-ponctuation, de coups plus violents portés au
-cheval.</p>
-
-<p>— Hue donc !… Hue donc !… clamait la foule
-contre le cheval et contre la femme, qu’elle
-réunissait dans le même mépris et dans la même
-haine.</p>
-
-<p>La femme ne releva pas l’injure. Elle dit
-simplement, fermement :</p>
-
-<p>— C’est bon ! je vais chercher les agents.</p>
-
-<p>— Hue !… Hue !…</p>
-
-<p>— Prends garde qu’ils ne t’emmènent à Saint-Lazare !…</p>
-
-<p>— Mademoiselle, écoutez-moi donc !…</p>
-
-<p>Et le charretier jurait toujours :</p>
-
-<p>— Nom de nom de nom !…</p>
-
-<p>Au bout de quelques minutes la femme revint
-avec deux agents. L’affaire expliquée, en dépit
-de la foule, qui donnait nettement raison au
-jeune homme, ceux-ci lui donnèrent tort. Et,
-après lui avoir demandé ses nom, prénoms, qualité
-et domicile, ils dressèrent solennellement
-procès-verbal.</p>
-
-<p>— Ça, par exemple !… maugréait le jeune
-homme, si on n’a plus le droit de battre les chevaux,
-maintenant !… Elle est forte !… Bientôt,
-on ne pourra plus tuer les lapins. Et on a la
-liberté !… Et on est en République ! Non… elle
-est violente, celle-là !…</p>
-
-<p>Il invoqua tous les grands principes de liberté.
-En vain. Après quoi, les deux agents firent circuler
-la foule mécontente et qui protestait, elle
-aussi…</p>
-
-<p>— Ah ! bien, vrai !… Pour un méchant
-carcan !… Ç’aurait été un patriote, on ne ferait
-pas tant de manières ! On a droit de battre les
-patriotes… mais les chevaux !…</p>
-
-<p>Le jeune homme, avant d’obéir aux injonctions
-de la police, cria, héroïquement, en agitant
-son chapeau :</p>
-
-<p>— Vive la liberté !</p>
-
-<p>Un autre montra le poing au cheval :</p>
-
-<p>— Va donc, électeur de Millerand !…</p>
-
-<p>Et le charretier, sans qu’on sût exactement à
-qui ou à quoi s’adressaient ses jurons, jura
-encore :</p>
-
-<p>— Nom de nom de nom !</p>
-
-<p>Quant aux chevaux, immobiles, la tête basse,
-la crinière brouillée, les jarrets meurtris, ils
-semblaient très humiliés de se savoir inférieurs
-à ce ramassis de sottes et féroces gens qu’était
-cette foule… Ils se disaient mutuellement, avec
-cette modestie qui les caractérise et les rend
-ignorants de leur force et de leur beauté :</p>
-
-<p>— Si les hommes, rois de la nature, sont si
-stupides et si laids, qu’est-ce que nous devons
-être, nous autres, pauvres chevaux !…</p>
-
-<p>Le jeune homme, suivi de ses amis, auxquels
-s’étaient joints quelques admirateurs spontanés,
-descendit triomphalement le boulevard. Puis, il
-s’arrêta à la terrasse d’un café. Il était fort
-excité, et des éloquences révolutionnaires bouillonnaient
-dans son âme.</p>
-
-<p>— Ainsi, s’écria-t-il, nous sommes dans un
-pays de liberté. Et je n’ai pas le droit de faire ce
-qui me plaît !… Battre les bêtes, si c’est mon
-plaisir… et pisser où il me convient… C’est
-monstrueux !… Toujours des restrictions et des
-entraves au développement des besoins humains !
-Eh bien, moi, je n’appelle pas ça de la liberté.
-La liberté, c’est d’écraser les chiens, battre les
-chevaux, et pisser partout où l’on veut. Voilà ce
-que c’est que la liberté.</p>
-
-<p>— Bravo ! bravo ! bravo !…</p>
-
-<p>— Si j’étais roi de France, ou empereur, ou
-Président de la République française, je rendrais
-un décret ainsi conçu : « Article premier. — Il
-est permis de pisser partout, partout où l’on
-veut ».</p>
-
-<p>— C’est cela, où l’on veut, où l’on veut, répétèrent
-les amis.</p>
-
-<p>Le jeune homme reprit :</p>
-
-<p>— Et il n’y aurait que cet article, dans le décret,
-car il comporte toutes les autres libertés. Voilà
-comment j’entends la liberté.</p>
-
-<p>Et, au milieu des acclamations enthousiastes,
-il commanda des bocks.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch11">Les Mémoires de mon ami</h2>
-
-
-<p>Mon ami Charles L… est mort, la semaine
-dernière. Quand je dis que Charles L… fut mon
-ami, c’est beaucoup dire. Notre amitié consistait
-surtout à ne nous voir jamais, ou si rarement !
-Tous les cinq ou six ans, nous nous rencontrions,
-par hasard, dans une rue, et toujours pressés,
-toujours courant, nous causions cinq minutes, à
-peine.</p>
-
-<p>— Ah ! c’est toi !</p>
-
-<p>— Quel bon vent ?</p>
-
-<p>— On ne se voit jamais !</p>
-
-<p>— Que veux-tu ? C’est la vie !</p>
-
-<p>— Il faudrait pourtant se voir un peu, que
-diable !</p>
-
-<p>— Certainement !</p>
-
-<p>— De vieux amis comme nous, c’est dégoûtant !</p>
-
-<p>— Alors, à bientôt, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>— A bientôt !</p>
-
-<p>Et nous en avions pour cinq autres années à
-attendre le nouveau hasard d’une nouvelle rencontre !</p>
-
-<p>— Ah ! c’est toi ?</p>
-
-<p>— Quel plaisir de se revoir, hein ?</p>
-
-<p>— Ne m’en parle pas !… Et qu’est-ce que tu fais ?</p>
-
-<p>— Toujours la même chose !… Et toi ?</p>
-
-<p>— Moi aussi !… Il faudrait pourtant se voir
-un peu !</p>
-
-<p>— Ça oui, par exemple !</p>
-
-<p>— Un de ces jours, hein ?</p>
-
-<p>— C’est ça ! Un de ces jours, mon vieux !</p>
-
-<p>— Alors, à un de ces jours !…</p>
-
-<p>— Ah ! nous en avons des choses à nous dire !
-Crois-tu ?</p>
-
-<p>— Depuis le temps !… à un de ces jours !</p>
-
-<p>Et nous étions aussi ignorants, aussi ignorés
-l’un de l’autre que si nous vivions, lui au fond
-de l’Australie, moi dans les glaces de la Laponie.</p>
-
-<p>Tout ce que je savais de lui, du moins, tout ce
-que je soupçonnais de lui, c’est qu’il était un de
-ces braves gens comme il s’en trouve tant dans
-la vie, un de ces braves gens dont il n’y a pas
-grand’chose à dire, sinon que ce sont des braves
-gens ! Et je n’en dirais rien, aujourd’hui, si sa
-veuve n’était venue me voir, hier. Je ne la connaissais
-pas. C’était une petite bonne femme,
-sèche et pointue, avec des bandeaux gris, et une
-bouche si mince que, lorsqu’elle la fermait, on
-ne pouvait distinguer à première vue le trait des
-lèvres.</p>
-
-<p>— Ah ! monsieur, me dit-elle, c’est un grand
-malheur pour moi, je vous assure !</p>
-
-<p>Sa voix blanche, sans timbre, sans accent,
-m’étonna.</p>
-
-<p>— Quand on a vécu si longtemps ensemble,
-continua-t-elle… une séparation si brusque… on
-a de la peine à s’y faire !</p>
-
-<p>— Je vous crois, madame, et je vous plains
-infiniment.</p>
-
-<p>Je la priai de s’asseoir. Elle ouvrit son châle,
-et j’aperçus un gros paquet, entouré de papier
-prune, qu’elle portait sous son bras…</p>
-
-<p>— C’est un manuscrit, fit-elle en le posant sur
-ses genoux…</p>
-
-<p>Elle ne vit pas, sans doute, l’expression de terreur
-qui se peignit sur mon visage, à ce seul
-nom de manuscrit, car elle poursuivit :</p>
-
-<p>— Je l’ai trouvé dans un tiroir, ce matin…
-Lui aussi, monsieur, il écrivait !… Il écrivait ses
-mémoires !… J’aurais pensé à tout de sa part,
-excepté à cela… Il n’avait pas l’air de quelqu’un
-qui écrit des livres, bien sûr !… Car, enfin,
-vous qui le connaissiez beaucoup, qui étiez son
-meilleur ami, vous devez savoir qu’il n’était pas
-fort, le pauvre homme !…</p>
-
-<p>Je m’inclinai avec un geste vague, qui pouvait
-être aussi bien un geste d’acquiescement
-qu’un geste de protestation.</p>
-
-<p>— Ah ! ce qu’il en a commis des bêtises, dans
-sa vie, non par méchanceté — il n’était pas
-méchant pour deux sous, — mais parce qu’il
-n’avait pas de jugement… pas d’intelligence !…
-C’était… enfin… quoi, c’était rien du tout !</p>
-
-<p>Et elle soupira :</p>
-
-<p>— Ah ! je n’ai pas toujours été heureuse avec lui.</p>
-
-<p>Je craignis une scène d’attendrissement, des
-confidences que je n’étais pas en humeur
-d’écouter… Et, vivement, je ramenai à son point
-de départ la conversation qui menaçait de
-s’égarer dans les sombres maquis du sentiment.</p>
-
-<p>— Enfin, demandai-je, que voulez-vous de
-moi ?… Et pourquoi m’apporter ce manuscrit ?…</p>
-
-<p>— Je voudrais, répondit-elle, que vous le
-lisiez… Mon Dieu ! je me doute bien que ce n’est
-guère intéressant… Si c’est sa vie qu’il raconte,
-là-dedans, ça ne doit pas être drôle, drôle !…
-Pourtant, on ne sait jamais !… Et puis, il m’a
-dit bien des fois que vous étiez son meilleur ami.
-Il avait en vous une confiance infinie… il avait,
-pour vous… une admiration sans bornes !…</p>
-
-<p>— Il était bien bon !… maugréai-je…</p>
-
-<p>— Et si, par hasard, vous jugiez que cela
-puisse être publié… Dame, après tout !… Dans
-la position où je suis, ça ne serait pas une mauvaise
-chose… On m’a raconté qu’il y avait des
-livres qui rapportaient des mille et des cents !…</p>
-
-<p>Et, se levant à demi, elle déposa le manuscrit
-sur ma table.</p>
-
-<p>— Je suis très flatté, madame, de la confiance
-que voulut bien me marquer votre mari… Mais
-vous savez combien on a peu de temps à soi,
-dans la vie… Pourquoi ne liriez-vous pas ce
-manuscrit vous-même ?</p>
-
-<p>La veuve hocha la tête et tristement elle
-répliqua :</p>
-
-<p>— C’est que moi, voyez-vous, je n’ai pas beaucoup
-de critique… Et puis, il faut tout vous
-dire, jamais je n’ai pu me faire à son écriture !…</p>
-
-<p>Il y eut un court silence, durant lequel la
-veuve caressa d’une main embarrassée et timide
-les effilés de son châle, durant lequel je me
-caressai le front avec le manche d’un grand
-coupe-papier…</p>
-
-<p>— Je me souviens bien, dis-je, gêné moi-même
-par ce silence… Votre mari était caissier
-dans une maison de commerce !…</p>
-
-<p>— Oui, monsieur !…</p>
-
-<p>— Est-ce que vous connaissiez ses goûts littéraires…
-est-ce qu’il en parlait devant vous ?</p>
-
-<p>— Il ne parlait jamais de rien devant moi !…
-Il ne parlait jamais !…</p>
-
-<p>— Ah !</p>
-
-<p>Nouveau silence.</p>
-
-<p>— Vous avez des enfants ?</p>
-
-<p>— Non, monsieur… Heureusement… dans la
-position où je suis, qu’est-ce que j’en ferais ?…
-J’ai déjà bien assez de ce manuscrit.</p>
-
-<p>Je ne crus mieux faire, pour me débarrasser
-de cette lamentable veuve, que de la prier de
-me laisser ce manuscrit. Je lui promis de le lire
-et de lui en exprimer mon avis, un jour ou
-l’autre.</p>
-
-<p>— Plutôt l’autre !… accentuai-je en la reconduisant…</p>
-
-<p>Quand je fus seul, j’eus un instant l’idée de
-jeter aux ordures ce paquet importun. Pourtant,
-je le débarrassai du papier goudronné qui le
-recouvrait, et sur la première page, écrits à
-l’encre rouge, j’aperçus ces deux mots : <i>Mes
-mémoires</i>.</p>
-
-<p>Je retournai encore cette page et me mis à
-lire… mais dès les premières phrases je demeurai
-stupide… C’était tout simplement admirable…
-Le reste de la journée, et toute la nuit, je les
-passai dans la lecture frémissante, angoissante,
-de ces pages que voici.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Aujourd’hui, je me suis regardé, par hasard,
-dans une glace. Il y a longtemps que cela ne
-m’était arrivé, car je fuis tous les miroirs, toutes
-les surfaces polies et reflétantes où je pourrais,
-tout d’un coup, me trouver en face de moi-même,
-car, toujours, j’évite de me voir. Parmi
-tous les spectacles, le spectacle de ma propre
-personne est celui qui me dégoûte le plus.</p>
-
-<p>Aujourd’hui, par hasard, je me suis regardé
-dans une glace. C’était dans la rue, au détour
-d’une rue, devant une vitrine de magasin… Et
-je me suis rencontré avec moi-même, je me suis
-croisé avec moi-même, comme on se rencontre
-et comme on se croise avec un inconnu !</p>
-
-<p>Ah ! le pauvre visage !… Et qu’il me désole !…
-Aucun néant, aucune mort, aucune cendre, ne
-peuvent donner l’idée du pauvre visage que je suis !</p>
-
-<p>Ma peau est jaune, de ce jaune étiolé, de ce
-jaune malsain, de ce jaune malade qu’ont les
-plantes enfermées. Pourtant, mes pommettes
-conservent encore, ici et là, quelques zébrures
-roses, d’un rose aqueux, ce qui prouve que si
-faible, si délayé, si délayé qu’il soit, un peu de
-sang circule en moi. Mes veines ne sont pas
-encore tout à fait des tuyaux vides… Par
-exemple, mes yeux sont morts ; aucune flamme
-n’y parvient ; aucune lueur ne brille, aucun reflet
-ne glisse sur leurs globes éteints… Ma bouche
-est si mince, si desséchées sont mes lèvres qu’on
-dirait que jamais aucune parole ne passa sur
-elles, aucune parole d’amour, d’espérance ou de
-haine. Elles sont muettes comme une source
-tarie, ou plutôt elles sont pareilles à la margelle
-d’un puits dans lequel il n’y eut jamais d’eau
-fraîche, dans lequel il n’y eut jamais d’eau…
-Mes doigts me font pitié, me font horreur. A
-force de manier de l’or, de compter de l’or, de
-peser de l’or, à force d’épingler des billets de
-banque et de ranger des titres dans des coffres
-de fer, mes doigts ressemblent à des griffes, à
-des serres d’oiseau de proie, même lorsqu’ils
-tiennent une fleur !… Et j’ai la face méfiante, le
-dos courbé, l’allure à la fois indolente et crispée
-d’un caissier !</p>
-
-<p>D’un caissier !</p>
-
-<p>Et c’est juste !… Quelle autre face, quel autre
-dos, quelle autre allure pourrais-je avoir puisque,
-depuis vingt-cinq ans, je suis celui, en effet,
-qu’on nomme un caissier ? Puisque toute la
-journée, toutes les journées de ces vingt-cinq
-années, j’ai vu, par le rectangle grillagé d’un
-guichet, j’ai vu se succéder les mêmes figures
-arides, les mêmes figures grimaçantes et les
-sales passions, et les ignobles désirs, et de la
-vénalité, et du vol, et du crime, toutes les tares
-bourgeoises et tout ce que contient d’égoïsme
-féroce, de rapacité sournoise, de meurtre, de
-charité et de lâcheté, l’âme du gros capitaliste
-aussi bien que celle du petit rentier, et du
-prêtre, et du soldat, et de l’artiste, et du savant,
-et du pauvre — ah ! le pauvre servile ! — tout
-cela éclairé des reflets sinistres de l’or que je
-leur distribuai !… Et leurs mains, toutes leurs
-mains !… Ah ! toutes leurs mains, ah ! l’horreur
-de toutes leurs mains sur les petites tablettes
-des guichets !</p>
-
-<p>Ma destinée aura été vraiment d’une exceptionnelle
-ironie… Je puis le dire, moi seul qui
-me connais, moi seul qui sais ce que je suis,
-derrière mes lèvres vides et la peau morte de
-mes yeux, je puis le dire, avec un sûr orgueil :
-Jamais il n’exista un être humain aussi enthousiaste,
-aussi passionné en toutes choses, aussi
-véritablement et profondément vivant que je le
-fus : mon esprit est un vaste réservoir de forces
-créatrices, de justice et de beauté ! Il y avait,
-il y a encore en moi un ardent foyer de pensées
-violentes et de bouillonnants désirs… J’ai connu
-toutes les audaces, et j’ai rêvé d’accomplir — et
-j’ai accompli, toutes les grandes choses… Non
-dans le rêve où tout se déforme, s’estompe en
-nuées, se dilue en vapeurs, mais dans la vie !…
-Personne ne fut plus que moi dans la vie, au
-centre de la vie, personne ne fut plus contemporain
-de soi-même, que moi !… Dans les lettres,
-dans les arts, dans la science, dans la politique,
-dans la révolution, j’ai participé à tout, et j’ai
-reforgé le monde à la forge inextinguible de
-mon cœur…</p>
-
-<p>Eh bien ! je suis ce phénomène inconcevable.
-Je crois que jamais un homme ne se rencontra
-aussi chétif, aussi effacé, aussi tremblant, aussi
-silencieux que moi… Il n’y a pas, j’en suis sûr,
-d’exemple d’un homme plus dénué que je le
-suis de moyens physiques capables de donner
-l’essor à tout ce qui se crée et fermente en lui,
-de donner une forme extérieure à ses exaltations !
-J’ai été l’éternel prisonnier de moi-même,
-malgré moi-même, et pas une minute je n’ai pu
-me libérer de moi-même, me libérer de ma
-bouche, de mes yeux, de mes doigts, de mon or
-et de mon corps caissier !…</p>
-
-<p>Alors que je bouleverse l’univers, que je fais
-passer à la refonte toutes les questions sociales,
-que je crée d’immenses poèmes, d’immenses
-philosophies, et des arts redoutables… un fauteuil
-recouvert de moleskine, une table de
-chêne, des livres, des registres, une clef, des
-titres et de l’or et de grands coffres, et un petit
-rouleau de papier buvard… voilà donc ce que je
-suis, et dans quel milieu, et parmi quels objets,
-je me meus !…</p>
-
-<p>Je suis semblable à ce bout de terre ingrate et
-stérile, où pas un brin d’herbe, pas une fleur ne
-poussent, où il n’y a que des cailloux et des
-écorchures lépreuses, et dans les profondeurs
-de laquelle bouillonnent des laves terribles, et
-couvent des feux formidables qui ne s’éteindront
-jamais, et dont, jamais, personne ne soupçonnera
-l’effrayante beauté !…</p>
-
-<p>Quand je rentre de mon bureau, le soir, marchant
-à pas menus, les épaules effacées, un peu
-courbé, un peu cagneux, et de visage si impersonnel
-que j’en deviens invisible, c’est pour
-moi une chose douloureuse, inexprimablement
-douloureuse de voir qu’aucun être humain ne
-me regarde et ne se doute que je porte en moi
-toutes les forces cosmiques de la nature et toutes
-les flammes de l’humanité !…</p>
-
-<p>Et quand je rentre à la maison, dans mon
-appartement si pauvre, si froid, si anonyme lui
-aussi, c’est pour entendre ma femme glapir,
-d’une voix pareille au bruit que fait, dans les
-fentes d’une porte, l’aigre vent de Nord-Ouest.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que tu as fait encore ?… Pourquoi
-rentres-tu si tard ?… Allons, dépêche-toi de
-descendre à la cave, pour le vin… Tu n’es bon
-qu’à çà !</p>
-
-<p>Oh ! cette voix de ma femme, ces cheveux
-ternes de ma femme, cette bouche sans jamais
-un sourire de ma femme, et ces yeux de mouche
-charbonneuse de ma femme, et ces mains de
-ma femme, ces mains hideuses et sèches, lorsqu’elle
-prend les cinq cents francs que je rapporte,
-chaque mois, de ces cavernes pleines
-d’or, où je vis !</p>
-
-<p>Ma femme !</p>
-
-<p>Je ne sais, en vérité, comment et pourquoi je
-l’épousai. Ou plutôt, je le sais. Ce fut par timidité,
-par faiblesse, et par cette incapacité absolue
-où je suis de dire : non ! à quelqu’un, de me
-défendre contre les gens et contre les choses.</p>
-
-<p>Depuis dix ans que j’habitais Paris, tous les
-dimanches je dînais et passais la soirée chez de
-vieux amis de ma famille, petits commerçants
-dans le quartier du Marais. Cette obligation hebdomadaire
-m’était un supplice, mais, pour rien
-au monde, je n’y eusse manqué… Ah ! ces
-lamentables dimanches !… Et ces vieux amis,
-combien ils m’étaient à charge, combien ils me
-pesaient sur le crâne ! C’étaient de pauvres gens
-d’une stupidité incurable et hargneuse et qui
-passaient leur temps à se plaindre que le commerce
-n’allait pas !… Certes, jamais, à aucun
-moment de ma vie, je n’ai entendu dire à un
-commerçant que le commerce allât bien… Le
-commerce ne va jamais bien… Il ne va pas, pour
-toutes sortes de raisons comiques et contraires ;
-il ne va pas, un jour, à cause de l’Angleterre, un
-autre jour, à cause de l’Allemagne ; ceux-ci
-accusent les monarchistes d’entraver, par leurs
-sourdes menées, le commerce ; ceux-là, les républicains,
-par leurs divisions… Si les Chambres
-sont réunies, quel malheur pour le commerce !
-si elles sont en vacances, quelle catastrophe !…
-Ce qui n’empêche pas tous ces braves gens de
-faire fortune, en peu de temps.</p>
-
-<p>— Eh bien ! comment ça va-t-il ? demandais-je,
-régulièrement, chaque dimanche.</p>
-
-<p>— Ça va mal ! répondaient-ils.</p>
-
-<p>— Vraiment ?… De quoi souffrez-vous ?</p>
-
-<p>— Nous ne souffrons pas… mais c’est le commerce
-qui ne va pas !…</p>
-
-<p>Et, de fait, par une exception fâcheuse, leur
-commerce, aux vieux amis de ma famille, n’allait
-pas du tout… Il n’allait pas, parce que, outre
-qu’ils étaient trop bêtes, ils étaient aussi trop
-laids.</p>
-
-<p>On ne se doute pas du rôle déprimant que la
-laideur joue dans les relations sociales. Pour ma
-part, j’ai toujours remarqué que la laideur d’un
-boutiquier s’étend et déteint sur toute sa boutique,
-car ce n’est pas seulement un objet déterminé
-que nous venons acheter chez lui, c’est une
-impression humaine qui s’échange, sans que l’on
-s’en doute, entre deux êtres dont l’un veut tromper
-l’autre et qui doivent lutter d’intelligence
-ou de grâce physique. Quand il entre dans un
-magasin, l’acheteur n’aime pas se trouver en présence
-de visages répugnants. Il en conçoit aussitôt
-une méfiance, et son humeur devient agressive.
-Lui offrît-on, à un compte excessivement
-avantageux, les meilleures et les plus belles marchandises
-du monde, il en discute avec acrimonie
-l’authenticité, la valeur et le prix, et, la
-plupart du temps, il s’en va sans avoir rien
-acheté. Du moins, c’est un sentiment que
-j’éprouve très violent, et dont je reconnais la
-parfaite justice. Jamais, moi si timide, je n’ai
-pu me décider à prendre un objet des mains
-d’une personne de qui ne me venait aucune émotion
-esthétique. Je n’en ai pris qu’un, hélas !…
-Et ce fut ma femme !…</p>
-
-<p>Naturellement, les vieux amis de ma famille
-accusaient tout et tout le monde, hormis eux-mêmes,
-de la triste condition de leur existence
-commerciale et ils eussent été bien étonnés si je
-leur avais expliqué mes théories à ce sujet…
-Mais vous devez comprendre que je ne leur expliquais
-rien du tout… et que notre intimité si
-cordiale se bornait aux propos strictement indispensables,
-sans que jamais nous ayons eu à
-échanger le moindre sentiment ou la moindre
-idée…</p>
-
-<p>Les vieux amis avaient une fille.</p>
-
-<p>Une fille !… Hélas, oui !… Et je me demande
-encore, parfois, comment il a pu se faire que
-quelque chose, même celle qui était leur fille,
-ait pu naître de ce double néant !…</p>
-
-<p>Elle s’appelait Rosalie !…</p>
-
-<p>Sèche de peau, sèche de cœur, anguleuse et
-heurtée, les yeux gris comme deux boules de
-cendre, les cheveux rares et ternes, la poitrine
-insexuellement plate, elle avait, à vingt ans,
-l’aspect délabré d’une très vieille ruine ; sa laideur
-était si totale qu’elle était quelque chose
-de plus que de la laideur, rien… rien… rien !…
-Je ne la regardais pas sans terreur, car ce fut le
-seul être humain qui me représenta, exactement,
-cette chose incompréhensible… comment
-dirai-je !… oui, une chose « qui n’a pas été ».</p>
-
-<p>On peut être très laid et très émouvant ; on
-peut être très laid et garder, en même temps,
-une étincelle de cet admirable rayonnement que
-donne la vie ; on peut être très laid et avoir, par
-exemple, une flamme dans les yeux, un timbre
-musical dans la voix, un joli mouvement du
-buste, une jolie flexion des hanches… moins que
-cela encore, un vague frisson, par où le sexe se
-dévoile, avec toutes ses attirances mystérieuses
-et profondes !… Rien de pareil ne relevait d’une
-lueur de vie, d’une pointe de féminité, l’absolu
-effacement de la pauvre créature… J’ai dit qu’elle
-était anguleuse… Elle eût pu avoir, par conséquent,
-un accent, un dessin, un modelé, où raccrocher
-un sentiment d’art et d’humanité, car la
-laideur a quelquefois des beautés terribles…
-Non, pas même cela… Elle était anguleuse sans
-angles, heurtée sans heurts, et si grise et si
-décolorée que, dans n’importe quelle lumière,
-sur n’importe quel fond, aucun contour n’était
-apparent… Hoffmann nous a conté l’histoire de
-l’homme qui a perdu son ombre… Rosalie était
-ce personnage plus effarant qui avait perdu ses
-contours… Elle ressemblait à un fusain sur
-lequel quelqu’un, par hasard, aurait frotté la
-manche…</p>
-
-<p>Et voici ce qui se passa, un dimanche.</p>
-
-<p>Ce dimanche-là, lorsque j’arrivai, à mon heure
-coutumière, chez les vieux amis de ma famille,
-je ne trouvai que le père. Il était fort grave, et
-plus cérémonieux que d’habitude… et je remarquai
-qu’il avait endossé la longue redingote des
-grands jours…</p>
-
-<p>— Ces dames ne sont pas encore rentrées, me
-dit-il. Profitons de leur absence pour causer
-sérieusement… En deux mots, voici la chose…</p>
-
-<p>Il me força à m’asseoir dans l’unique fauteuil
-du salon, et s’assit lui-même, en face de moi,
-sur un pouf de tapisserie, qui représentait, ah !
-je m’en souviens, un chien engueulant une
-perdrix !…</p>
-
-<p>— Voici la chose, répéta-t-il… Depuis longtemps,
-vous avez fait une impression profonde
-sur le cœur de ma fille… Elle vous aime, quoi !…
-Rosalie n’est pas démonstrative, c’est une personne
-sérieuse et qui a des principes… mais
-elle a une âme, une âme comme tout le monde !…
-Vous, vous n’êtes pas beau… Vous n’êtes pas
-un aigle… Mais enfin vous avez une bonne
-place… et puis vous êtes un brave garçon…
-C’est ce qu’il faut, dans un mariage… Sans
-compter que nous sommes de vieux amis… et
-que, si vous n’aviez pas eu des intentions sur ma
-fille… vous ne seriez pas venu, depuis dix ans,
-dîner, tous les dimanches, avec nous… C’est
-évident… Donc, il faut vous marier tous les
-deux… et le plus vite possible !… Je ne puis
-pas donner de dot à Rosalie, parce que le commerce
-ne va pas… Mais je sais que vous n’êtes
-pas un homme intéressé… Vous êtes un brave
-garçon… D’ailleurs, Rosalie a un trousseau, un
-tas de choses utiles dans un ménage…</p>
-
-<p>Il parla longtemps… Je ne l’écoutais plus, et
-il se passait en moi des choses violentes…</p>
-
-<p>A cette époque, j’étais vierge, vierge de
-corps… mais non de pensée. Au cours de ma
-chétive et silencieuse jeunesse, j’avais connu
-les plus terribles amours… Oui, dans ma petite
-chambre froide et toujours solitaire, devant ma
-caisse et mes guichets, j’avais par la pensée, par
-le cerveau, connu jusqu’aux suprêmes exaltations
-de la chair, tous les mystères et toutes les
-secousses de l’amour… J’avais aimé plus que
-des femmes, des symboles de beauté, de volupté
-et de magnifique débauche… J’avais aimé les
-Vénus et les Dianes, et les vierges sublimes, et
-les saintes martyres, et les princesses luxurieuses,
-et les sanglantes reines… Tout ce que
-l’art, la légende et l’histoire avaient incarné
-dans le marbre, dans le rêve et dans la vie, de
-créatures splendides, tout ce qui, jadis, avait
-vécu d’une vie exceptionnelle, dans la passion
-sublime et dans la sublime impudeur, je l’avais
-possédé réellement, physiquement… Ma bouche
-s’était collée à toutes les nudités illustres, et
-j’avais soulevé les voiles les plus pudiques, et les
-plus lourds brocarts réservés aux caresses des rois…</p>
-
-<p>Et voilà que tout cela allait disparaître… et
-que sur tout cela l’ombre de Rosalie, l’ombre
-grise et fétide de Rosalie allait s’allonger…</p>
-
-<p>Le vieil ami de ma famille parlait toujours…
-Il parlait encore quand ces dames rentrèrent…
-Alors il se leva, et il dit :</p>
-
-<p>— Vous ne savez pas !… Charles me demandait
-la main de Rosalie ! Charles n’est pas beau
-et ce n’est pas un aigle… mais je la lui ai donnée
-tout de même… Est-ce vrai, Charles ?</p>
-
-<p>J’aurais voulu crier, hurler… prendre une
-chaise et en asséner des coups furieux sur le
-crâne de ces trois hideux personnages… Je
-répondis :</p>
-
-<p>— C’est vrai !…</p>
-
-<p>Et prenant ma main qu’il mit dans celle de
-Rosalie, il dit encore :</p>
-
-<p>— Embrassez-vous, mes enfants !</p>
-
-<p>Durant cette horrible soirée de fiançailles, il ne
-fut question que du « commerce qui ne va pas ».
-En vain j’essayai de rappeler à moi les visages
-glorieux, les bouches voluptueuses, les corps de
-beauté de mes amantes… Elles avaient disparu,
-et c’étaient le visage gris, la bouche grise, le
-corps effacé de Rosalie, qui les remplaçaient à
-jamais !…</p>
-
-<p>Mon mariage fut quelque chose d’une ironie
-merveilleuse et, quand il m’arrive parfois d’y
-reporter mes souvenirs déjà lointains, c’est toujours
-avec une vive gaieté. Cette gaieté, souvent,
-je me la reproche comme un sentiment bas et
-indigne de moi… Mais je n’en suis pas le maître.
-Je sens tout ce que cette gaieté grinçante a de cruel
-pour ma femme, pour son pauvre visage d’alors,
-pour sa pauvre intelligence, et que si elle est la
-créature imparfaite, inachevée, ridicule qu’elle
-est, ce ne fut pas de sa faute… Née de ces larves
-visqueuses, dans ce milieu rabaissant et borné,
-où ne passaient que des caricatures d’humanité
-et des déformations de la vie, comment aurait-elle
-pu être autre qu’elle n’était ? Est-ce
-que du chardon qui pousse entre les pierres
-peut sortir une belle rose éclose et nourrie
-dans les terreaux gras et chauds ?… Et puis,
-est-ce que le chardon n’a pas une beauté, une
-beauté plus forte que la rose, et plus émouvante
-et plus tragique ?</p>
-
-<p>Je conviens qu’il eût été plus généreux à moi,
-et non seulement généreux, mais d’un sens
-artiste et humain, d’éprouver de la pitié envers
-Rosalie, et par la pitié de l’amour, au lieu de
-m’exciter contre elle à de vulgaires et méchantes
-moqueries… Car, pour les âmes hautes, rien
-n’est plus touchant, rien n’est plus sacré que les
-êtres qu’on appelle ridicules. On devrait les
-respecter et les plaindre comme on respecte les
-aveugles et comme on plaint les infirmes…
-Hélas ! qui donc plaint les infirmes ?… Les
-bossus, par exemple, ne sont-ils pas l’objet des
-rires de tout le monde ?… Ah ! je me demande
-aussi si je n’ai pas gaspillé, en cette pauvre
-bonne mentale qu’était ma femme, si je n’ai pas
-gaspillé, bêtement, d’immenses trésors de joie
-esthétique et d’amour !…</p>
-
-<p>Naturellement, lorsqu’ils apprirent mon mariage,
-mes parents accoururent de leur province,
-fort agités et troublés. Ils ne le trouvaient pas à
-leur gré, ayant, paraît-il, rêvé pour moi « un
-établissement meilleur et conforme à notre situation
-sociale »… Même, ils s’indignèrent et m’accablèrent
-de reproches.</p>
-
-<p>— A ton âge… caissier dans une bonne maison
-et de l’avenir devant toi… tu vas t’embarrasser
-d’une petite pimbêche, sotte et laide, et qui n’a pas
-le sou, comme Rosalie ! Mais c’est de la folie !…
-Et comment ?… Et pourquoi ?…</p>
-
-<p>A toutes leurs questions, je répondais :</p>
-
-<p>— Je ne sais pas.</p>
-
-<p>Et ils ne pouvaient point me tirer autre chose.</p>
-
-<p>Ah ! les soirées mémorables et pénibles, et
-comiques aussi qui, chaque fois, menacèrent de
-se terminer par une brouille générale, entre tous
-ces vieux amis, dont l’intérêt crispait les âmes
-féroces !… Oh ! les discussions aigres, sournoises
-et colères, toujours les mêmes, où il était attesté,
-d’une part, que le commerce n’allait pas et que
-je n’étais pas un aigle… d’autre part qu’on
-n’avait jamais vu, chez les parents qui mariaient
-leur fille, une telle ladrerie !… Car les vieux
-amis, en dépit de toutes les récriminations, persistaient
-à ne pas vouloir donner de dot à leur
-fille… mieux que cela, ils entendaient garder
-le piano, acheté par Rosalie, sur ses petites économies
-de jeune fille…</p>
-
-<p>— Et comment voulez-vous que je démeuble
-mon salon ?… criait le père… Qu’est-ce que je
-mettrais dans mon salon, à la place du
-piano ?…</p>
-
-<p>Et ma mère répliquait :</p>
-
-<p>— Le piano ne vous appartient pas… Il est à
-Rosalie…</p>
-
-<p>— Rien, ici, n’est à Rosalie…</p>
-
-<p>— Vous n’allez pas dépouiller Rosalie, au moment
-où elle entre en ménage !…</p>
-
-<p>Le père s’obstinait :</p>
-
-<p>— Il n’est pas juste de dire que le piano
-appartienne à Rosalie, tout entier… Nous avons
-mis cent cinquante francs, de notre argent, à
-nous !… Nous avons une part… Il ne sortira
-pas d’ici.</p>
-
-<p>— C’est honteux !… Une telle avarice, ça n’a
-pas de nom !… Vous êtes un mauvais père !…
-Et tout cela, je vous demande un peu, pour un
-piano !…</p>
-
-<p>— Mais mon salon ?… Alors quoi ?… ça ne
-sera plus un salon !</p>
-
-<p>— Hé ! je me fiche un peu de votre salon !…
-Je ne pense qu’à ce qui est juste et au bonheur
-de ces enfants…</p>
-
-<p>Et cela finissait par une crise de larmes, par
-une crise de nerfs, dans laquelle la pauvre Rosalie
-sanglotait, et pleurait de sa voix blanche :</p>
-
-<p>— Mon piano !… Il est à moi !… Je l’ai
-payé… Je veux mon piano !</p>
-
-<p>C’était ma mère qui, toujours, menait le
-débat… Elle était tout d’une pièce, hargneuse,
-tyrannique, et très violente. Jamais, en aucun
-cas, elle n’admettait la contradiction… Mon père,
-lui, hochait la tête, approuvait silencieusement
-par de petits gestes courts et vifs, comme s’il attrapait,
-au passage, des vols de mouches… C’était
-un excellent homme et qui n’avait sur n’importe
-quoi et sur n’importe qui, aucune espèce
-d’idées… Jamais il ne se fût permis d’aller à
-l’encontre d’une opinion ou d’un désir exprimé
-par sa femme qui se chargeait de tout, dans sa
-maison, même de la besogne et des attributions
-qui incombent aux hommes. Cela, d’ailleurs,
-satisfaisait pleinement son inertie physique et
-mentale, et aussi sa peur des responsabilités.</p>
-
-<p>Un jour, durant ces préliminaires interminables
-qui donnèrent à mon mariage de si beaux
-présages d’union et de bonheur, un jour qu’ils
-étaient, elle, à bout d’arguments, lui, à bout de
-gestes approbatifs, ma mère se tournant vers
-moi, s’écria :</p>
-
-<p>— Et toi ?… Pourquoi ne dis-tu rien ?… Mais
-dis donc quelque chose !… Tu es là comme une
-borne !… C’est tout ton avenir qui s’engage, c’est
-toute ta vie qui se discute !… Et tu ne dis rien !…
-Et tu n’oses pas ouvrir la bouche !… Et tu n’es
-même pas à la conversation !… Et tu nous
-regardes comme des curiosités !… Voyons, dis
-quelque chose !…</p>
-
-<p>Je ne savais que dire… Tout cela m’écœurait
-profondément… Je répondis :</p>
-
-<p>— Ça m’est égal ! Tout m’est égal !</p>
-
-<p>— Tais-toi, alors ! fit ma mère.</p>
-
-<p>Enfin, au bout d’un mois, elle finit par arracher
-aux vieux amis, outre le trousseau, une
-somme de cinq mille francs, et le piano. Et j’entends
-encore le père de Rosalie balbutier, dans
-une affreuse grimace, et d’une voix de vaincu…</p>
-
-<p>— Vous me saignez aux quatre membres… Et
-qu’est-ce que je ferai de mon salon, désormais ?
-Ça n’est pas bien, pour de vieux amis, de nous
-prendre ainsi à la gorge !… surtout quand vous
-savez que le commerce ne va pas !…</p>
-
-<p>Je passe sur la cérémonie du mariage, sur la
-toilette blanche et sur le voile blanc, et la
-figure si pauvre, si grise, si effacée de Rosalie,
-dans le nuage nuptial… Et je passe aussi, sur
-le landau et le repas dans une gargote de la banlieue !…
-Ce fut simplement hideux.</p>
-
-<p>Et j’arrive au moment où, pénétrant dans la
-chambre qui nous avait été préparée, je l’aperçus,
-couchée dans un lit, et sa tête — oh ! sa tête
-anxieuse et rêche à la fois — sortant hors des
-draps !…</p>
-
-<p>J’avais apporté un volume qui, d’ailleurs, ne
-me quittait jamais… C’étaient les <i>Pensées</i>, de
-Pascal. Je déposai le volume sur la table de
-nuit, et, après m’être déshabillé, je me glissai,
-à mon tour, dans le lit, près de Rosalie…</p>
-
-<p>Rosalie, n’avait pas bougé. Elle ne me regardait
-pas… elle ne regardait rien. Elle tremblait
-un peu, et ses lèvres avaient un petit mouvement
-bizarre, comme en ont les moutons qui
-ruminent…</p>
-
-<p>— Rosalie lui dis-je… savez-vous ce que c’est
-que l’amour ?</p>
-
-<p>— Non !… je ne sais pas !… bégaya-t-elle.</p>
-
-<p>— Alors, Rosalie, je vous l’apprendrai. Et
-quand vous connaîtrez ce que c’est que l’amour,
-vous verrez que c’est une chose bien monotone,
-bien ennuyeuse, et, parfois une bien sale
-chose… Mais auparavant, laissez-moi vous lire
-quelques pages de Pascal… C’est un auteur
-admirable, plein de beautés effrayantes, et que
-vous ne comprendrez jamais…</p>
-
-<p>Je me mis à lire. Durant plus d’une heure, je
-continuai de lire, m’interrompant seulement
-pour regarder Rosalie et voir l’impression que
-cette lecture faisait sur son âme… Elle avait
-ses pauvres cheveux ternes relevés et noués par
-un petit ruban bleu sur le sommet de son crâne…
-Oh ! ce petit ruban bleu, qu’il était mélancolique !…
-Une fois, je vis les coques maladroites
-de ce ruban s’agiter comme mues par des soubresauts
-nerveux… Une fois, je vis les yeux de
-Rosalie se mouiller de larmes silencieuses… Une
-fois, je vis que Rosalie était endormie, la bouche
-ouverte, et soufflant une odeur fade… une
-odeur de pourriture !… Alors, je fermai le
-livre… Et, moi aussi, je m’endormis !</p>
-
-<p>Telle fut la première nuit de nos noces !…</p>
-
-<p>Je crois que j’aurais pu aimer ma femme,
-et je crois aussi que ma femme eût pu m’aimer…
-Elle n’était pas méchante, elle ne
-pouvait pas être méchante, puisqu’elle n’était
-rien. Elle pouvait être tout, de la passion, de la
-beauté, du rêve… Il fallait la faire naître à
-l’amour, voilà tout ! C’était une pauvre créature
-embryonnaire, à peine formée, à peine vivante,
-et qui, toujours, avait dormi dans les limbes de
-la création !… Que ne l’ai-je réveillée ? Que ne
-lui ai-je ouvert les yeux aux splendeurs de la
-vie ? Le pouvais-je ?… Oui, j’ai aujourd’hui cette
-impression et ce remords que je le pouvais. Je le
-pouvais, car la vie était en moi, avec tous ses
-tumultes, et toutes ses flammes et toutes ses
-passions… Il n’était pas même besoin que je lui
-parlasse. On ne parle pas seulement par la voix ;
-on parle par le regard, par le geste et par la
-caresse. Il m’était facile de la prendre, dans mes
-mains, argile informe, et de la pétrir et de la
-modeler jusqu’à ce que l’argile devînt de la
-chair… du sang… de la pensée. Jamais son
-esprit, jamais son cœur n’avaient été mis en face
-d’une beauté et d’une émotion. Je devais lui
-donner mon esprit, et mon cœur, je devais la
-recevoir dans mon esprit et dans mon cœur, comme
-dans un palais plein de musiques, de danses, de
-fêtes et de fleurs !… Et je l’en ai chassée !</p>
-
-<p>Et pourtant, elle avait pleuré ! La nuit de notre
-mariage, si petite, si pauvre, si douloureusement
-pauvre, avec sa face grise et son petit ruban
-bleu qui nouait ses cheveux de vieille, elle avait
-pleuré !… C’est donc qu’il y avait en elle une
-source de sensibilité, de souffrance, d’amour !…</p>
-
-<p>Pourquoi ne les ai-je pas bues, ces larmes qui
-n’étaient pas des larmes de rage et de dépit,
-mais des larmes de tendresse, j’en suis sûr, des
-larmes d’imploration silencieuse ?… Pourquoi ce
-corps triste, cette chair grenue, qu’un peu de
-pitié, qu’un peu de joie, qu’un peu de confiance
-eût transfigurées, pourquoi ne les ai-je pas attirées
-et retenues contre mon corps et contre ma
-chair ?… Et pourquoi ne l’ai-je pas saisie dans
-mes bras en lui disant :</p>
-
-<p>— Mais non, tu n’es pas une femme effacée
-et grise, mais non, tu n’es pas laide, mais non,
-tu n’es pas une larve humaine, puisque tu
-pleures !… La souffrance et la joie, et la volupté,
-ont des pouvoirs magiques sur les êtres les plus
-dénués et les choses les plus repoussantes, et
-elles les transforment en beautés… C’est comme
-le soleil qui met de l’or sur les pires cailloux du
-chemin et qui change, en manteau de pourpre,
-les haillons sordides du mendiant !… Vois
-l’eau !… Est-ce que l’eau, l’eau des fleuves et des
-lacs, et l’eau des petites sources, sous les branches
-retombantes, est belle par elle-même, par
-elle seule ?… Elle n’est belle que par la lumière,
-par les frissons et les formes mouvantes de la
-lumière qu’elle reflète… Tu es, chère âme, une
-eau qui n’a rien reflété encore… Et voici, enfin,
-la lumière, je te donne enfin la lumière !…</p>
-
-<p>La vérité est que j’aurais bien voulu lui dire
-tout cela… Je ne le pus… Je vous jure que,
-depuis qu’elle avait pleuré, je me sentais pour
-elle une immense pitié. Il me fut impossible de
-la lui exprimer… Je suis atteint d’une impuissance
-singulière… Il se passe en moi des choses
-extraordinaires et tumultueuses, et je suis en
-état permanent de création… J’éprouve les sensations
-les plus fortes et les plus violents enthousiasmes…
-Il y a des moments où il me semble
-que je suis soulevé de terre, et que j’atteins aux
-cimes éblouissantes de l’absolu… Mais tout cela
-qui bouillonne en moi, demeure en moi, caché
-en moi, et n’apparaît pas sur ma face et ne franchit
-jamais l’abîme de silence qu’est ma bouche.</p>
-
-<p>Je ne dis donc rien à Rosalie… je ne lui dis
-jamais rien !</p>
-
-<p>Nous ne parlions pas.</p>
-
-<p>Un soir, pourtant, je lui parlai. C’était quinze
-jours après notre mariage. Je rentrais, comme
-de coutume, de mon travail. Et je trouvai Rosalie
-un peu pâle, assise dans sa chambre et qui
-pleurait.</p>
-
-<p>— Pourquoi pleures-tu ? lui demandai-je…
-Est-ce qu’on t’a fait de la peine ?</p>
-
-<p>— Non !</p>
-
-<p>— Est-ce que tu es malade ?</p>
-
-<p>— Non !</p>
-
-<p>— Alors, pourquoi pleurer ?…</p>
-
-<p>Et, tout à coup, se levant, elle se jeta dans
-mes bras, secouée par ses sanglots, comme par
-une grande fièvre, et elle me dit :</p>
-
-<p>— Oh ! mon petit homme !… mon petit
-homme !… mon petit homme !…</p>
-
-<p>Je fus très ému, et vraiment, à cette seconde,
-Rosalie resplendissait. Il y avait dans ses yeux
-une flamme nouvelle et ardente ; la peau de son
-visage rayonnait ; ses cheveux brillaient, une
-chaleur de vie intense s’échappait, comme d’un
-foyer, de son corps, qui se collait au mien.</p>
-
-<p>— Allons ! allons ! lui dis-je, en la forçant à se
-rasseoir, il ne faut pas pleurer, il ne faut jamais
-pleurer. Et jamais il ne faut m’appeler votre
-petit homme. Je ne suis pas un petit homme…</p>
-
-<p>Elle sanglota longtemps. Et elle s’écriait,
-entre des spasmes :</p>
-
-<p>— Je suis trop malheureuse… Non, je suis
-trop malheureuse !</p>
-
-<p>Doucement, je lui demandai :</p>
-
-<p>— Pourquoi êtes-vous malheureuse… Il vous
-manque donc quelque chose ?…</p>
-
-<p>Et elle répondit !</p>
-
-<p>— Oui ! Il me manque quelque chose… Il me
-manque quelque chose dans la tête, dans le
-cœur, dans les bras… partout !… Oui, il me
-manque d’être vivante, je vous assure… Et cette
-vie à laquelle j’aspire, cette vie, vous ne voulez
-pas me la donner !… Je serai donc toujours morte ?</p>
-
-<p>— Allons !… Allons !… lui dis-je… Calmez-vous !…
-Il est temps que nous dînions !…</p>
-
-<p>C’est à partir de ce moment que Rosalie prit
-vraiment possession de notre ménage… Au lieu
-de rester calme et silencieuse, peu à peu, elle
-devint glapissante et aigre. Elle m’enleva tous mes
-droits d’homme dans la maison, me dépouilla de
-toute espèce d’autorité. Puis, bientôt, comme je
-ne résistais pas, heureux dans le fond d’esquiver
-les responsabilités, elle ne m’adressa plus la
-parole que pour me couvrir, me harceler de
-reproches que je ne méritais d’ailleurs pas…
-J’étais la cause de tout ce qui arrivait de fâcheux,
-la cause de la pluie, de la boue, de l’omnibus
-qu’elle avait raté, du petit bibelot qu’elle avait
-cassé, des incessantes disputes avec la femme de
-ménage. Et j’avais toujours à mes trousses,
-comme un roquet rageur, sa voix, sa voix colère,
-sa voix qui ne cessait pas une minute de m’envoyer
-avec les reproches habituels, toutes les
-variétés d’insultes domestiques…</p>
-
-<p>Enfin, elle décida qu’elle aurait l’argent,
-comme elle avait déjà toutes les clefs, même
-celle de mon armoire à linge et de mon bureau.
-Et, tous les matins, pour me faire sentir mon
-servage, c’est elle qui me distribua les douze
-sous de mon omnibus…</p>
-
-<p>Que m’importait d’entendre sa voix ? Je ne
-l’écoutais pas. Que m’importait de n’avoir pas
-d’argent ? Je n’avais aucun besoin, aucun vice
-antérieur, pas même le goût de la charité !…
-L’argent me dégoûtait. A force de manier l’or et
-les billets de ma caisse, j’en étais venu à le haïr.
-Il ne me représentait que de sales visages, de
-sales choses, des crimes !</p>
-
-<p>Ma vie n’était ni dans ma maison, ni dans ma
-femme, ni dans l’argent ; ma vie était ailleurs :
-elle était en moi !</p>
-
-<p>Mon temps était donc partagé entre ma maison
-et mon bureau.</p>
-
-<p>Ma maison !…</p>
-
-<p>En dépit des taquineries et des irascibilités,
-de jour en jour plus agressives, de ma femme,
-je ne me sentais pas malheureux dans ma maison.
-Doué d’une puissance considérable d’abstraction,
-j’étais parvenu très vite à m’abstraire,
-non seulement de sa présence morale, mais
-encore — et c’était l’important — de sa présence
-matérielle. Les gens qui habitent près
-d’une gare s’accoutument rapidement à ne plus
-entendre les sifflets et les roulements des trains…
-C’est ce qui m’advint, pour ma femme. Elle
-avait beau être laide, je ne la voyais plus ; elle
-avait beau glapir ses reproches éternels avec
-une voix aigre et perçante, je ne l’entendais
-plus. A force de volonté, je m’étais créé une vie
-intérieure si fortement close aux contingences
-du ménage, et aux extériorités de la vie, que je
-vivais comme si Rosalie n’eût pas été là, sans
-cesse près de moi. Il m’arriva même, habitant la
-même chambre qu’elle, et couchant dans le
-même lit, d’oublier totalement que je fusse
-marié, et de reprendre mes rêves d’autrefois…
-Les princesses aux lourdes robes de brocart, les
-vierges pâles dévorées d’amour mystique, les
-courtisanes aux cheveux d’or, à la peau peinte,
-toutes revinrent me visiter, plus splendides, plus
-hardies, plus savantes en caresses, et je m’embellis
-à nouveau de les aimer, selon leur chair et
-selon leur âme, éperdument !</p>
-
-<p>Croyez aussi que je ne négligeais pas mon
-esprit, au bénéfice de mes sensualités. Bien au
-contraire, je le cultivais avec soin… Après le
-dîner, toujours silencieux de ma part et souvent
-bruyant de la part de ma femme, nous passions
-dans une petite pièce, ridiculement meublée qui
-nous servait de salon. C’est là qu’avait été
-transporté le piano, le piano fameux si disputé
-lors de notre contrat de mariage. Il y avait
-aussi, sur la cheminée, une pendule, en bronze
-doré, qui représentait les Adieux de Marie
-Stuart, sous un globe ! Mais rien, ni la jardinière
-en bois rustique, ni les chromolithographies qui
-ornaient les murs, ne m’était une offense ou un
-agacement… Ma femme s’installait, devant un
-petit bureau, en faux bois de rose, où elle faisait
-ses comptes de la journée ; ou bien elle
-raccommodait, avec une patiente vertu, d’ignobles
-chaussettes et de sales torchons. Moi, je
-m’étalais sur l’unique fauteuil — un fauteuil
-Voltaire recouvert de reps grenat, — et, les bras
-sur les accoudoirs, les jambes écartées, les yeux
-fixés au plafond, je pensais. Oui, en vérité, je
-pensais ! Dédaignant les vaines éruditions, je
-créais des formes spirituelles, j’échafaudais les
-plus audacieuses philosophies, et bien des fois
-j’obligeai l’histoire, la science, les littératures,
-les morales, les religions et les cosmogonies, à
-repasser dans des matrices vierges… Quand je
-serai arrivé au chapitre de mes idées et opinions,
-vous verrez tout ce que j’ai détruit, tout
-ce que j’ai reconstruit… c’est quelque chose d’effrayant
-et qui m’étonne souvent.</p>
-
-<p>Quelquefois, ma femme — je continue à lui
-donner ce nom, — s’irritait de ce silence que
-troublaient seulement, de temps en temps, les
-bruits de la rue, un fiacre qui passait, une boutique
-qui se fermait, et la trompe lointaine d’un
-tramway. Et, tout d’un coup, fermant avec
-colère son bureau, ou jetant d’un geste rageur
-son ouvrage dans le panier, elle s’écriait :</p>
-
-<p>— Est-ce une vie ?… Non… non… J’en ai
-assez à la fin !… Ça m’étouffe !… avoir un mari
-étalé comme un veau dans un fauteuil… et qui
-ne parle jamais !… Mais si tu étais impuissant,
-si tu étais incapable de faire une caresse à une
-femme, il fallait le dire ! Je ne puis plus !… je
-ne puis plus !…</p>
-
-<p>Et comme je ne répondais pas :</p>
-
-<p>— Mais dis donc quelque chose !… n’importe
-quoi ! ah misérable !… Il n’a même pas l’air de
-m’entendre !… Et ne jamais sortir… être toujours
-en prison, comme une criminelle !… Voyons :
-depuis que nous sommes mariés, qu’as-tu fait
-pour moi ?… Que suis-je ici ?… Pas même ta
-domestique… Quelque chose de moins qu’une
-chienne !… une domestique, on lui parle… une
-chienne, on la caresse !… Toi… ah ! toi… mais
-dis donc un mot… mets-toi en colère… que j’entende
-ta voix !… Rien ! Rien !…</p>
-
-<p>Alors, elle marchait dans la petite pièce,
-bousculant les meubles :</p>
-
-<p>— Non… non… ça n’est pas possible de
-s’ennuyer comme ça !… Je m’ennuie… je m’ennuie…
-je m’ennuie !… Et je sens qu’à force de
-m’ennuyer, tu me feras commettre un crime.</p>
-
-<p>Et elle retombait, accablée, sur sa chaise.</p>
-
-<p>Moi, sans remuer ni mes bras, ni mes jambes,
-ni mes yeux toujours fixés au plafond, je répondais,
-parfois, d’une voix lente :</p>
-
-<p>— Vous vous ennuyez, Rosalie ?… C’est de
-votre faute, et non de la mienne. Je n’y puis
-rien… Moi, je ne m’ennuie jamais, parce que je
-porte le monde en moi… parce que j’ai tout en
-moi !… Vous, vous n’avez rien en vous… que
-vous-même… Il n’est pas étonnant que vous vous
-ennuyiez !… Mais faites comme je fais… Remontez
-les siècles et bousculez l’histoire… Appelez
-à vous l’amour, le rêve, la beauté, le bonheur…
-Et vous ne vous ennuierez plus !…</p>
-
-<p>Dans ces moments-là, ses contours effacés
-devenaient durs… elle avait, au coin de la
-bouche, aux pommettes, sous les paupières, des
-accents crispés, des angles vifs, des coups de
-crayon noirs ; et sa peau grise se tachait de
-plaques rougeâtres… Elle ne disait plus rien,
-parce qu’elle avait trop de choses à dire, parce
-que les mots soulevaient sa poitrine plate,
-s’engageaient pêle-mêle, en troupes désordonnées,
-dans sa gorge, et fermaient l’orifice de
-ses lèvres de leurs masses agglutinées… Et elle
-quittait le salon, en coup de vent, claquait les
-portes ; et elle s’enfermait dans sa cuisine où,
-jusqu’à minuit, elle épanchait sa colère et ses
-rancunes en récurant furieusement ses casseroles…
-Puis, calmée, elle revenait se coucher
-près de moi… près de moi qui, sur des draps
-d’éclatante pourpre, sous des ciels de lit d’or,
-étreignais mes sublimes amantes, avec des cris
-de volupté ; et, souvent, jusqu’à l’aube, pauvre
-petite loque de chair abandonnée, elle pleurait,
-pleurait, pleurait !… Chose curieuse, rien de
-tout cela ne m’émouvait… Maintenant, je
-n’éprouvais plus, en mon cœur, ce sentiment de
-remords et de triste pitié qui, dans les premiers
-jours de notre mariage, m’avait, plusieurs fois,
-porté vers elle !…</p>
-
-<p>Chaque dimanche, nous allions dîner chez les
-parents de Rosalie. Ils étaient toujours les mêmes,
-stupides et vulgaires, et il n’y avait chez eux de
-changé que le salon, où l’enlèvement du piano
-avait produit un vide… Par amour-propre,
-sans doute, ma femme n’avait pas voulu confier
-à son père, ni à sa mère, ce qui se passait chez
-nous… Ceux-ci la croyaient heureuse, et ils
-disaient souvent :</p>
-
-<p>— On voit bien que c’est toi qui portes les
-culottes… D’ailleurs, c’est juste, car ton mari
-n’est pas un aigle, et tout est ainsi pour le
-mieux !…</p>
-
-<p>Toutes les semaines, la même scène se reproduisait.
-Le père, goguenard, regardait le
-ventre, le pauvre ventre plat de sa fille, et il
-s’écriait :</p>
-
-<p>— Eh bien !… Quoi donc !… Ça ne s’arrondit
-pas encore ! Ah ! vous y mettez le temps,
-sapristi !…</p>
-
-<p>Et comme Rosalie baissait les yeux :</p>
-
-<p>— Eh bien, quoi ! expliquait-il… Il n’y a pas
-de honte !… Moi, avec ta mère, le premier mois
-ça y était !… Mais ce n’est peut-être plus la
-mode aujourd’hui !… Et, ma foi, après tout, ça
-vaut sans doute mieux !… Dans le temps où
-nous sommes, les enfants, ça coûte cher à élever…
-et ça ne donne guère de satisfaction !…
-Amusez-vous, allez !… Amusez-vous !…</p>
-
-<p>— Et le commerce, beau-père ? demandais-je
-pour donner un autre tour à la conversation.</p>
-
-<p>— Le commerce ? mon cher garçon, mais il ne
-va pas du tout… Jamais il n’a été plus mal…
-Et comment voulez-vous que le commerce aille ?…
-Voilà encore qu’on vient de nommer un député
-socialiste à Pantin !</p>
-
-<p>— Et puis, appuyait la belle-mère d’un air
-méchant… il n’y a plus de religion ! Il n’y a
-plus de famille !</p>
-
-<p>— Parbleu !… Il n’y a plus rien de rien !…
-Et qu’est-ce que j’ai lu ce matin dans mon journal ?…
-Il paraît que l’Angleterre fait encore des
-siennes !… Elle veut nous prendre je ne sais plus
-quoi… Est-ce vrai ?… Comme si son commerce
-n’allait pas, à l’Angleterre !…</p>
-
-<p>Et quand, pour la centième fois de la soirée,
-il avait été constaté que « le commerce n’allait
-pas » qu’il ne pouvait pas aller… nous rentrions
-chez nous…</p>
-
-<p>Dans la rue :</p>
-
-<p>— Tu vois !… me disait Rosalie… comme
-c’est flatteur de s’entendre dire des choses
-pareilles par ses parents !… Mais toi, rien ne te
-fait !…</p>
-
-<p>Nous attendions des heures au bureau de
-l’omnibus… Oh ! ces visages, dans l’omnibus !…
-ces visages mornes, tassés et roulant, dans
-l’omnibus !… Et tout ce que contiennent de
-vide, tout ce que contiennent de néant tragique,
-ces yeux, ces yeux, ces yeux !…</p>
-
-<p>On a pu voir à quel genre de créature humaine
-appartenait ma femme. Je ne veux plus en parler,
-ni raconter les mille incidents fastidieux et
-presque toujours les mêmes de notre existence
-conjugale, s’il m’est permis d’appeler conjugale
-une existence qui le fut si peu. D’abord, cela
-m’est pénible, car souvent, du fond de moi-même,
-il se lève un grand remords ; ensuite,
-cela me paraît tout à fait inutile. Pourtant, avant
-de reléguer la figure de ma femme dans l’ombre
-étanche d’où elle n’aurait jamais dû sortir, je
-voudrais dire deux mots d’un petit drame qui
-vint rompre, un instant, la monotonie de notre
-si pauvre histoire.</p>
-
-<p>Ma belle-mère, qui était, du reste, de vie chétive,
-tomba malade et mourut.</p>
-
-<p>Elle mourut juste au moment où l’on se décidait
-à appeler le médecin.</p>
-
-<p>— Ce n’est rien !… disait-elle. C’est une indigestion…
-J’ai sur l’estomac comme une boule…
-Ce n’est rien !</p>
-
-<p>A quoi mon beau-père ajoutait, en manière
-d’explication rassurante :</p>
-
-<p>— Ce sont les haricots de l’autre jour… Moi
-aussi, je me suis senti tout chose après en avoir
-mangé… Mais ça n’est rien !</p>
-
-<p>On fit boire beaucoup d’eau de mélisse à la
-malade et, sur le conseil d’une voisine qui était
-sage-femme, on lui administra quelques cuillerées
-d’huile de ricin. Et, comme son état empirait :</p>
-
-<p>— Ça n’est rien !… disait-elle en nous regardant
-d’un regard un peu effrayé… Ça n’est rien…
-Je sens que c’est une boule… là… N’est-ce-pas
-que ça n’est rien ?</p>
-
-<p>— Mais non !… Mais non !… affirmais-je…</p>
-
-<p>— Mais non !… Mais non !… répétait le beau-père
-avec assurance… Ça n’est rien !… Parbleu !
-ça se voit que ça n’est rien !… Il faut qu’ils
-passent, voilà tout !…</p>
-
-<p>Un soir — c’était un samedi, je me souviens — le
-visage de ma belle-mère s’altéra tout à
-coup… Ses narines se pincèrent affreusement…
-L’ossature s’accusa, creusant des trous noirs sous
-les yeux et dans les joues… Son regard, qui,
-déjà, ne voyait plus les mêmes choses que nous,
-devint trouble et vitreux… Elle respirait avec
-peine, avec effort… Sur son front qui se bronzait
-la sueur roulait en grosses gouttes glacées… Et
-semblant ne plus nous reconnaître, elle balbutiait
-péniblement :</p>
-
-<p>— Ça… n’est rien… Partons… pour… la…
-campagne… pour… la… camp…</p>
-
-<p>Elle ne put achever.</p>
-
-<p>— Comme c’est long à passer !… observait le
-beau-père, dont le calme et la confiance persistaient.
-Moi, ça m’est arrivé, une fois, avec des
-escargots !… Ça n’est rien…</p>
-
-<p>Il estima qu’elle devait prendre du rhum, qui
-est un remède souverain pour les indigestions…</p>
-
-<p>— Quand elle aura pris du rhum, ce sera
-fini !</p>
-
-<p>Moi, je voyais la mort près d’elle. Moi, je
-sentais la mort sur elle…</p>
-
-<p>— Elle est très mal !… dis-je gravement.
-Appelez vite un médecin !</p>
-
-<p>— Mais non ! mais non ! s’obstina le beau-père.
-Et pourquoi un médecin ? Un médecin l’effrayerait…
-Si elle était si mal que vous le dites, elle
-le saurait mieux que nous, bien sûr !… Ça n’est
-rien !…</p>
-
-<p>Quand elle commença de râler, il commença,
-enfin, de s’inquiéter.</p>
-
-<p>— Je crois, en effet, dit-il, qu’elle ne va pas
-très bien… Elle a une drôle de mine… C’est
-curieux, tout de même, comme des haricots qui
-ne passent pas font du ravage !</p>
-
-<p>Les haricots ne passèrent pas… Ce fut la belle-mère
-qui passa… Elle passa dans un petit cri
-rauque, sans convulsions, presque sans remuer…
-Ses doigts, seuls, grattèrent un peu la toile des
-draps… C’était fini !</p>
-
-<p>Quand il eut été constaté qu’elle était bien
-morte, le beau-père s’écria :</p>
-
-<p>— Ah !… par exemple !… C’est trop fort !…
-C’est trop fort !… Mourir d’une indigestion !…
-pour des haricots qui ne passent pas ! Ces
-choses-là n’arrivent qu’à moi !… Pauvre Héloïse !…</p>
-
-<p>Et il s’écroula dans un fauteuil, comme une
-masse, en proie à une douleur profonde et à un
-non moins profond étonnement, répétant d’une
-voix hachée :</p>
-
-<p>— Jamais je ne croirai ça… jamais… je ne
-croirai ça !… Une indigestion de haricots !…
-C’est trop fort !… Est-ce que vraiment elle est
-morte ?… Ça n’est pas possible !…</p>
-
-<p>Dieu sait que la pauvre créature m’était
-quelque chose de très indifférent… Je ne jouissais
-même plus de ses ridicules… je ne m’amusais
-même plus de la caricature humaine qu’elle
-n’avait cessé d’être durant toute sa vie. Elle
-avait toujours été pour moi d’une inexistence si
-totale que, bien des fois, en évoquant sa mort
-possible, je n’avais éprouvé aucune émotion, de
-quelque nature que ce fût… Peu m’importait,
-véritablement, qu’elle fût morte ou vivante, car
-il me semblait qu’elle était morte depuis des
-siècles !</p>
-
-<p>Et voilà que, dès qu’elle eut exhalé son dernier
-souffle, je me sentis pris d’un grand chagrin
-et d’un grand remords, chagrin de l’avoir
-perdue, remords de ne l’avoir pas aimée ! Est-ce
-une chose mystérieuse et stupide que la mort !…
-Pourquoi l’aurais-je aimée ?… Et pourquoi l’aimais-je,
-maintenant ?… Son visage immobile et
-qui était devenu tout petit en se refroidissant,
-ses yeux fermés, ses mains maigres allongées
-sur le drap, toute cette chose si insupportablement
-funèbre, si inexplicablement douloureuse
-qu’est un cadavre, même un cadavre de chien ou
-de rat, oui, tout cela qui allait bientôt se diluer,
-tout cela fit que j’eus le cœur serré, comme si
-je venais de perdre quelqu’un de très cher et de
-très beau… Sans savoir pourquoi, sans chercher
-à raisonner cette impression soudaine, rien que
-parce qu’elle n’était plus, parce qu’elle ne
-remuait plus, je découvris, en elle, d’émouvantes
-vertus et des beautés prodigieuses… Et je
-pleurai sur elle, je pleurai abondamment… Et,
-en pleurant sur elle, je pleurai sur moi, qui ne
-la verrais plus, je pleurai sur ma femme et sur
-mon beau-père, et sur la voisine qui était venue
-faire la toilette de la morte, et je pleurai aussi
-sur la chambre et sur les meubles de la chambre,
-et sur la vie et sur tout, et sur rien !</p>
-
-<p>Je revois le lamentable salon où, tous les trois,
-tantôt vautrés sur les meubles et tantôt jetés
-dans les bras l’un de l’autre par de brusques
-tendresses, nous passâmes le reste de la nuit à
-pleurer et à chanter sur les modes les plus
-tristes, les extraordinaires vertus de la morte.</p>
-
-<p>— Pauvre Héloïse !… gémissait le beau-père.
-C’était une femme héroïque et qu’on ne connaissait
-pas… Je n’étais rien sans elle… Et maintenant
-qu’elle est partie, que vais-je devenir ?…</p>
-
-<p>— Père, père !… sanglotait Rosalie. Petit
-père chéri !… Quel affreux malheur !</p>
-
-<p>— Je n’ai plus que vous, mes enfants, je n’ai
-plus que vous !… Ah ! vous ne saviez pas ce
-qu’était Héloïse !… Elle avait un bon sens merveilleux…
-Elle s’entendait au ménage comme
-pas une… et si économe !… Et puis, elle était
-l’âme de ma maison de commerce ! Je n’ai plus
-de ménage, plus de maison de commerce, plus
-rien, plus rien… Je n’ai plus que vous !…</p>
-
-<p>— Et quelle belle-mère c’était pour moi !…
-m’exclamais-je. Quel trésor de tendresse ! Comme
-elle nous soutenait ! Comme elle renforçait notre
-union de ses chers conseils !… C’est horrible !…
-horrible !…</p>
-
-<p>— Elle était si généreuse !… si dévouée !…</p>
-
-<p>— Si intelligente !…</p>
-
-<p>— Elle était si belle !…</p>
-
-<p>— Elle avait tant d’esprit !</p>
-
-<p>— Elle ne pensait qu’aux autres !… Elle
-s’oubliait toujours !… Et si bonne aux pauvres !</p>
-
-<p>— Une sainte !…</p>
-
-<p>— Mieux qu’une sainte : une femme !</p>
-
-<p>— Ah ! mon Dieu !…</p>
-
-<p>Nous disions tout cela sans rire, avec des
-exaltations, des enthousiasmes sincères dont le
-comique me paraît, aujourd’hui, d’une irrésistible
-gaieté, d’une folie à la fois macabre et singulièrement
-exhilarante…</p>
-
-<p>Et ce qui fut plus comique encore, ce fut
-quand, après l’enterrement de l’admirable,
-héroïque, intelligente, généreuse et dévouée
-belle-mère, ma femme et moi nous rentrâmes
-dans notre appartement, changés tous les deux,
-et meilleurs, et sublimes, oui, en vérité, sublimes.</p>
-
-<p>— Ah ! mon cher petit mari, s’écria ma femme,
-maintenant il faut nous aimer… C’est si peu de
-chose que la vie !</p>
-
-<p>— Oui ! oui ! ma chère petite femme… Aimons-nous…
-aimons-nous… serrons-nous l’un contre
-l’autre !</p>
-
-<p>— Ne nous disputons plus jamais… Soyons
-indulgents à nos faiblesses, à nos défauts… La
-mort vient si vite !…</p>
-
-<p>— Nous nous aimerons toujours…</p>
-
-<p>— Nous ne nous quitterons plus jamais.</p>
-
-<p>— Nous sortirons toujours ensemble.</p>
-
-<p>— Oui ! oui ! oui…</p>
-
-<p>— Ah ! vois-tu, on ne se comprend bien qu’au
-contact du malheur !</p>
-
-<p>— Aimons-nous… aimons-nous…</p>
-
-<p>Ce furent des serments solennels. Notre douleur
-s’adoucissait de tant d’extases ! Je trouvais
-ma femme divinement belle, tant l’amour la
-transfigurait !…</p>
-
-<p>Deux jours après, je reprenais ma place sur le
-fauteuil Voltaire du salon ; ma femme reprenait
-sa place devant le petit bureau en faux bois de
-rose. Et elle m’injuriait d’une voix plus aigre
-encore qu’autrefois… Et, plus inerte, plus
-silencieux, plus lointain que jamais, je ne
-l’écoutais pas.</p>
-
-<p>Je ne l’écoutais plus !…</p>
-
-<p>Avant de poursuivre mon récit, je voudrais
-remonter en arrière, dans mon enfance. Je n’ai
-pas la prétention de penser que ma vie ait
-quelque intérêt historique ou autre. Et ce n’est
-pas par orgueil que j’écris ces souvenirs. Mais
-je crois que toute vie, même celle d’un être
-anonyme et obscur comme je fus, a toujours,
-pour celui qui sait lire, un intérêt humain.</p>
-
-<p>Je suis né dans une petite ville de Normandie,
-sale et triste. Mes parents, qui étaient marchands
-de bois, ne s’occupèrent pas de mon éducation.
-Ils m’avaient créé sans joie ; ils m’élevèrent sans
-amour. Je crois avoir dit qu’au point de vue
-intellectuel et moral, c’étaient de pauvres diables.
-Je ne parlerai pas de mon père, qui était
-un être faible, et sans autorité dans la maison.
-D’ailleurs, je le vis très peu. Il partait le matin
-dès l’aube, courant les sentes et les adjudications
-de bois, et ne rentrait que le soir, souvent fort
-tard. Je ne connus, pour ainsi dire, que ma
-mère. Elle ne m’aimait pas ; du moins elle semblait
-ne pas m’aimer. Elle n’avait jamais pour
-moi que des paroles aigres ; et des paroles elle
-passait facilement aux taloches. C’était une
-petite femme sèche et très nerveuse qui ne pouvait
-supporter l’agitation d’un enfant. Elle
-m’obligea au silence et à la solitude. Dès que je
-faisais mine de parler, elle me fermait la bouche
-par ces mots prononcés d’une voix coupante :
-« Un enfant ne doit jamais parler ». De très
-bonne heure, j’appris à vivre en moi, à parler en
-moi, à jouer en moi. Et j’avoue que ce ne me
-fut pas très douloureux. C’est à cette enfance
-silencieuse que je dois d’avoir acquis cette puissance
-de pensée intérieure, cette faculté de rêve,
-qui m’a permis de vivre, et de vivre souvent
-des vies merveilleuses.</p>
-
-<p>Mon père gagnait péniblement l’existence du
-ménage. Il ne faisait pas, comme on dit, de très
-bonnes affaires ; il en faisait même souvent de
-mauvaises. Et c’était entre ma mère et lui des
-disputes continuelles, dans lesquelles il s’avouait,
-tout de suite, vaincu. Quand il rentrait de ses
-longues courses, transi de froid et la faim au
-ventre, il commençait par recevoir sur le dos
-une grêle de reproches, bien avant qu’il eût
-rien dit.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que tu as encore fait aujourd’hui ?…
-Tu t’es encore fait mettre dedans, bien
-sûr !…</p>
-
-<p>— Mais, ma bonne, mais, ma bonne…</p>
-
-<p>— Il n’y a pas de ma bonne !… C’est dégoûtant
-d’avoir un mari si bête !… un homme stupide
-qui ne sait qu’apporter la misère dans son
-ménage. Et le petit ? que veux-tu que nous en
-fassions du petit ? Je n’ai même pas pu lui
-acheter une paire de chaussures ! Quand on est
-un idiot, on n’a pas d’enfant !…</p>
-
-<p>— Mais, ma bonne…</p>
-
-<p>— On n’a pas d’enfant ! C’est une honte, te
-dis-je !</p>
-
-<p>Ces scènes se reproduisaient presque tous les
-soirs. Mais mon père en avait acquis l’habitude.
-Elles glissaient sur lui comme les averses sur un
-parapluie. Et, le dos rond, le visage indifférent,
-il se mettait à table et dévorait silencieusement
-sa soupe.</p>
-
-<p>La plupart du temps, j’étais couché, lorsque
-mon père rentrait. Mais si, par hasard, je ne
-l’étais pas, c’était même chose pour moi, car il
-ne m’adressait pas la parole, dans la crainte de
-déplaire à sa femme. Et il m’embrassait, pour la
-forme, d’une bouche que je sentais indifférente
-et lasse. Souvent il ne m’embrassait même pas.
-Ah ! je le vois toujours avec sa grosse figure
-humble et servile et sa barbe malpropre, et sa
-toque, et sa peau de chèvre, qui lui donnaient
-l’air d’une grosse bête débonnaire et domestique !…</p>
-
-<p>Ce fut ma mère qui me donna mes premières
-leçons… Elle avait la prétention de m’apprendre
-à lire et à écrire. Vous pensez avec quel succès !
-Vous voyez d’ici quel maître calme et patient
-j’avais en elle. Elle voulait que j’eusse répondu
-à ses questions avant qu’elle ne les eût formulées…
-Elle ne souffrait pas que je réfléchisse un
-seul instant. Aussi, au bout de huit jours, après
-m’avoir administré sur les joues force gifles, et
-sur les doigts force coups de règle, elle déclara
-que j’étais trop bête pour apprendre quoi que
-ce soit.</p>
-
-<p>— C’est son père tout craché ! répétait-elle…
-On n’en tirera jamais rien !…</p>
-
-<p>Elle décida pourtant qu’on m’enverrait à
-l’école primaire chez les Frères. Là, je me montrai
-un élève studieux, rangé, intelligent, de
-quoi ma mère ne voulait pas convenir. Lorsqu’on
-lui parlait de moi avec éloges, elle s’emportait.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que vous me dites ?… s’écriait-elle…
-C’est un enfant indécrottable, on n’en peut
-rien tirer… C’est son père tout craché !</p>
-
-<p>Il y avait, dans la petite ville que nous habitions,
-une sorte de petit collège communal, et
-dans ce petit collège, une sorte de petit professeur
-qu’on appelait « Monsieur Narcisse ». Ce
-Monsieur Narcisse venait souvent chez nous.
-C’était un petit brun, timide et prétentieux,
-d’une assez jolie figure et que ma mère prenait
-plaisir à recevoir. J’avais remarqué que Monsieur
-Narcisse était le seul être au monde envers qui
-ma mère se montrât douce et affectueuse. Elle
-le regardait avec admiration, et même avec
-quelque chose de plus que de l’admiration. Sa
-voix, quand elle lui parlait, devenait subitement
-pleine de tendresse. Cela m’étonnait et, bien que
-je ne susse pas pourquoi, cela me gênait infiniment.
-Je ne voyais jamais venir Monsieur Narcisse
-chez nous sans une sorte de peine et
-presque sans une sorte de honte. Je ne cherchais
-pas à expliquer ce sentiment. Je le subissais
-avec une étrange violence. Monsieur Narcisse
-me tapotait la joue avec amabilité ; quelquefois,
-il me prenait sur ses genoux et m’embrassait
-avec de gentilles paroles. Mais, chose curieuse,
-je sentais très bien que ces paroles gentilles et
-ces caresses n’étaient pas pour moi. D’ailleurs,
-lorsqu’il était là, je ne restais jamais longtemps,
-et ma mère ne tardait pas à me dire :</p>
-
-<p>— Allons, mon petit Georges, va jouer dans
-ta chambre.</p>
-
-<p>Un jour, Monsieur Narcisse me dit :</p>
-
-<p>— Est-ce que vous seriez content, mon petit
-Georges, si je vous apprenais le latin et le grec ?</p>
-
-<p>— Il ne faut pas vous donner cette peine,
-répliqua ma mère en roulant des yeux humides
-de joie… Georges n’est pas un enfant comme les
-autres. Il n’apprendra jamais rien… C’est son
-père tout craché !</p>
-
-<p>— Mais non, je vous assure, insista Monsieur
-Narcisse. Moi, je m’en charge. Je pourrais venir
-deux fois par jour… le matin, avant la classe…
-et après midi… Est-ce que cela vous plairait ?</p>
-
-<p>— Mon Dieu !… comme vous êtes bon !…
-s’écria ma mère… Mais quelle charge ce serait
-pour vous !</p>
-
-<p>— Elle me serait très douce, je vous le
-jure !…</p>
-
-<p>— Vous êtes trop bon, Monsieur Narcisse…
-vous êtes… en vérité…</p>
-
-<p>Ma mère ne put pas achever, tant elle était
-émue. Et il y avait dans ses petits yeux noirs
-une flamme étrange… une flamme qui me fit
-presque pleurer… Et, tout à coup :</p>
-
-<p>— Non… non… criai-je… Je ne veux
-pas !…</p>
-
-<p>Et je me mis à fondre en larmes… Monsieur
-Narcisse essaya de me calmer, et j’entendis ma
-mère qui disait :</p>
-
-<p>— Laissez-le donc ! Monsieur Narcisse… c’est
-un petit sot !… Vous n’en tirerez rien !… C’est
-son père tout craché !… Naturellement, il ne veut
-rien faire pour sa famille… Il aime mieux rester
-une bête toute sa vie ou que sa famille dépense
-des mille et des cents pour son éducation.</p>
-
-<p>Enfin, après des explications de toute sorte,
-malgré ma résistance qui avait d’ailleurs faibli
-sous les regards sévères de ma mère, il fut décidé
-que Monsieur Narcisse serait mon professeur,
-qu’il m’apprendrait le grec, le latin, l’histoire et
-la tenue des livres — la tenue des livres, surtout !…</p>
-
-<p>Une fois qu’il fut parti, ma mère me flanqua,
-d’abord, une gifle, puis une autre, puis une autre,
-et elle me dit, blanche de colère :</p>
-
-<p>— Ah ! je t’apprendrai à pleurer et à faire la
-bête, devant Monsieur Narcisse ! Et que je te voie
-le regarder de travers, et le mal recevoir ! Tu
-auras à faire à moi, petit imbécile…</p>
-
-<p>Et elle ajouta :</p>
-
-<p>— Tu me feras le plaisir d’être levé et prêt,
-demain, à sept heures, pour ta première leçon…
-Un professeur comme ça…</p>
-
-<p>Il fut, en effet, mon professeur, Monsieur Narcisse…
-Et vous allez voir de quelle manière… et
-ce qu’il m’enseigna.</p>
-
-<p>Ma chambre communiquait avec celle de mes
-parents, et n’était séparée de celle-ci que par une
-mince cloison de briques. Elle n’était pas luxueuse.
-Un lit de fer, une petite table de bois blanc,
-deux chaises de paille en composaient le mobilier.
-Je revois encore le papier qui la tapissait,
-un papier vert sombre, orné de tout petits anges
-roses qui volaient entre des banderoles fleuries.
-Mais le papier n’était plus vert, les anges n’étaient
-plus roses et les banderoles avaient presque disparu.
-Tout cela avait acquis, par le temps et le
-manque d’entretien, un ton uniformément pisseux,
-fort désagréable à voir. Sans compter que,
-décollé par l’humidité et mangé par la moisissure,
-le papier se déchirait en maints endroits, et
-pendait, le long du mur, ainsi qu’une peau morte.</p>
-
-<p>Je n’habitais cette chambre que depuis deux ans,
-à peine. Autrefois, elle servait de débarras ; et il y
-avait de tout, de vieux vêtements, de vieux
-harnais, de vieux coffres, des sacs d’avoine et
-des rats. Moi, je couchais dans la chambre de
-mes parents qui était bien plus belle, car il y
-avait un lit, d’amples rideaux en reps grenat ; une
-peau de renard, un peu chauve et bordée de
-drap rouge, en guise de tapis ; une toilette
-d’acajou qui, dans la journée, faisait office de
-commode, et, sur la cheminée, entre deux flambeaux
-de bronze, une pendule dorée sous un
-globe. Il va sans dire que cela me paraissait le
-dernier mot du confortable et du faste… J’en
-fus, en quelque sorte, chassé, à la suite d’un
-incident que je n’hésite pas à raconter, à cause
-de son indicible tristesse.</p>
-
-<p>Une nuit, je fus réveillé en sursaut… La lampe
-brûlait encore sur la table de nuit, et répandait
-dans la pièce une clarté lugubre… Quand on
-sort du sommeil, brusquement, violemment, les
-bruits, les ombres, les objets, même familiers,
-prennent une intensité et des formes, ou plutôt,
-des déformations extraordinaires. Le cauchemar
-ou le simple rêve subsiste en eux avec toutes ses
-exagérations et ses incohérences… Que s’était-il
-passé ?… Qu’avais-je vu ?… Qu’avais-je entendu ?…
-Je ne saurais le dire exactement ; ce que
-je sais, c’est que, sous l’impression de quelque
-chose d’anormal qui m’effraya, un craquement
-du lit, des voix rauques, des voix étouffées qui
-venaient du lit, des voix qui ressemblaient à des
-gémissements et à des râles… je me dressai,
-soudain, hors des draps, et, soudain, d’une voix
-épouvantée, d’une voix qui appelait au secours,
-je me mis à crier :</p>
-
-<p>— Papa qui bat maman !… Papa qui tue
-maman !</p>
-
-<p>Un gros juron… Puis la lampe s’éteignit…
-Puis, dans les ténèbres :</p>
-
-<p>— Veux-tu bien te taire, animal !… Veux-tu
-bien dormir, petit imbécile !… Qu’est-ce qui lui
-prend à ce petit imbécile ?</p>
-
-<p>C’était la voix de mon père, une voix sourde,
-un peu haletante, et furieuse…</p>
-
-<p>— Oh ! cet enfant ! cet enfant !… ce maudit
-enfant !</p>
-
-<p>C’était la voix de ma mère.</p>
-
-<p>Et ce fut, ensuite, un assez long silence. Oh !
-l’angoisse, la terreur, l’effarement de ce silence,
-qui me parut durer des siècles et des siècles.</p>
-
-<p>Je m’étais recouché tout tremblant, et je me
-faisais si petit, si petit que j’espérais disparaître,
-me fondre dans ces draps ; et pour ne plus rien
-entendre j’avais accumulé par-dessus ma tête les
-couvertures.</p>
-
-<p>Pourtant, j’entendis encore ma mère qui disait,
-tout bas :</p>
-
-<p>— Non… non… Plus maintenant !… Il n’est
-pas rendormi… Je suis sûre qu’il n’est pas rendormi !…
-Il est si sournois… si vicieux… avec
-son air de ne rien voir et de ne rien dire !</p>
-
-<p>Et quelque temps après :</p>
-
-<p>— Il est trop grand maintenant !… affirmait
-mon père… On ne peut plus le garder ici… Il
-faudra qu’il couche dans la chambre à côté…</p>
-
-<p>— Tais-toi donc !… Je suis sûre qu’il entend
-tout ce que nous disons… Il faut dormir…</p>
-
-<p>— C’est embêtant !</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que tu veux !… Allons, dors !…
-Demain, il couchera dans la chambre !…</p>
-
-<p>— Ces sacrés enfants !…</p>
-
-<p>— Mais, dors donc !…</p>
-
-<p>Et, au bout d’un quart d’heure, j’entendis un
-double ronflement, qui emplissait la chambre,
-redevenue paisible, de sonorités de violoncelle.</p>
-
-<p>Le lendemain, aidée de la femme de ménage,
-ma mère débarrassait la chambre d’à côté. Elle
-ne me dit rien, ne me fit aucun reproche. Mais
-elle avait un air dur et rancunier. Quand ce fut
-fini, elle déclara d’un ton bref :</p>
-
-<p>— Voici ta chambre… Tu y coucheras ce
-soir !…</p>
-
-<p>Et c’est là que, depuis deux ans, je dormais,
-je rêvais, je songeais !…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>On se souvient que, dès le lendemain de la
-visite que j’ai racontée, Monsieur Narcisse devait
-venir pour me donner sa première leçon. A
-sept heures, j’étais levé et habillé. Mon père
-était déjà parti, ma mère dormait encore, et la
-femme de ménage balayait l’escalier. Il faisait à
-peine jour… un petit jour sournois et triste qui
-rendait plus pauvre, plus intolérablement
-pauvre, ma chambre. Et cependant, la veille, ma
-mère l’avait décorée de nouveaux meubles, à
-l’intention de mon professeur. Elle avait ajouté
-une sorte de vieux fauteuil, un tapis devant la
-cheminée, et elle avait couvert la table de bois
-blanc d’un antique châle brun mangé de mites.</p>
-
-<p>M. Narcisse entra. En me voyant :</p>
-
-<p>— Ah ! ah ! c’est très bien, c’est très bien !
-dit-il. Déjà prêt !… c’est très bien.</p>
-
-<p>Il posa sur la table une pile de livres qu’il
-avait apportés, enleva son chapeau et son pardessus
-élimé, puis, se frottant les mains, il
-répéta :</p>
-
-<p>— C’est très bien !… c’est très bien !…
-Tiens !… j’ai rencontré votre père en cabriolet,
-dans la rue des Trois-Hôtels… Ah ! sapristi !… Il
-est matinal aussi, le papa !… c’est très bien !…
-c’est très bien…</p>
-
-<p>Il prit un livre dans la pile et l’ouvrit :</p>
-
-<p>— Ah ! ah ! fit-il… voici donc la chose. Et nous
-allons commencer par le commencement… Savez-vous
-ce que c’est que ce livre ?</p>
-
-<p>— Non, monsieur Narcisse.</p>
-
-<p>— Eh bien !… c’est une grammaire latine, mon
-enfant !… Ah ! ah ! ah ! Et voici ce que nous
-allons faire… Asseyez-vous…</p>
-
-<p>Quand je fus assis, en face de la table, il étala
-le livre devant moi :</p>
-
-<p>— Vous voyez… ceci… <i lang="la" xml:lang="la">Rosa</i>, la rose… <i lang="la" xml:lang="la">Rosæ</i>
-(génitif), de la rose… etc. Vous allez m’apprendre
-cela par cœur… Ce n’est pas difficile… et quand
-vous le saurez vous me le réciterez… jusqu’ici !…</p>
-
-<p>Il faisait mouvoir son doigt, en mouvements
-cadencés, comme un chef d’orchestre son bâton,
-il répéta :</p>
-
-<p>— <i lang="la" xml:lang="la">Rosa</i>, la rose… <i lang="la" xml:lang="la">Rosæ</i>, de la rose… Vous
-avez compris ? Ah ! ah !… C’est très bien !…</p>
-
-<p>Puis, brusquement :</p>
-
-<p>— Et votre mère ? me demanda-t-il. Je voudrais
-bien la voir… J’ai à lui parler de choses
-très… très importantes… Est-ce qu’elle ne va
-pas venir ?</p>
-
-<p>— Maman n’est pas levée, répondis-je. Je crois
-que maman dort…</p>
-
-<p>— Ah ! sapristi… C’est fâcheux…</p>
-
-<p>Mais la porte s’ouvrit à ce moment et ma mère
-parut.</p>
-
-<p>— Ah ! monsieur Narcisse ! dit-elle simulant
-une surprise joyeuse… Comment !… Vous êtes
-là ?… Comme vous êtes exact !</p>
-
-<p>M. Narcisse s’inclina, et il répondit :</p>
-
-<p>— On le serait à moins, madame !…</p>
-
-<p>Ma mère dit encore :</p>
-
-<p>— Vous avez entrepris là une tâche bien difficile…
-monsieur Narcisse… Et je crains que vous
-n’ayez pas beaucoup de satisfaction…</p>
-
-<p>— Avec votre concours, madame, répliqua le
-professeur dont les yeux prenaient des expressions
-d’extase… avec votre concours… croyez-moi…
-nous arriverons au but… Et, à ce propos,
-j’aurais des choses à vous dire… des instructions…
-des conseils à vous demander…</p>
-
-<p>— Mais certainement.</p>
-
-<p>Et elle fit entrer dans sa chambre M. Narcisse,
-qui, avant de disparaître derrière la porte, se
-tournant vers moi, me recommanda.</p>
-
-<p>— <i lang="la" xml:lang="la">Rosa</i>, la rose… <i lang="la" xml:lang="la">Rosæ</i>, de la rose… Apprenez
-cela par cœur… Faites bien attention !</p>
-
-<p>— Tu entends !… appuya ma mère, dont le
-regard, un instant adouci par la présence de
-M. Narcisse, redevint dur et menaçant, en se
-fixant sur moi…</p>
-
-<p>Je restai seul dans la chambre… Quelles choses
-importantes M. Narcisse avait-il donc à confier à
-ma mère ?… Je ne voulus pas y songer… Sans
-prendre garde aux recommandations de cet
-étrange professeur, je quittai la table et j’allai
-vers la fenêtre… Le jour s’était éclairci… De
-grands nuages bas glissaient, dans le ciel, au-dessus
-des maisons… Dans la rue, des gens passaient,
-des gens causaient… Et, sans savoir
-pourquoi, j’étais triste, triste à mourir…</p>
-
-<p>Je ne veux pas faire un récit détaillé des rapports
-trop familiers de ma mère avec M. Narcisse. Il
-serait trop mélancolique pour moi et, peut-être
-même, gênant pour ceux qui liront ces lignes.
-On n’aime pas qu’un fils descende trop profondément
-dans les intimités de ses parents.</p>
-
-<p>La scène que j’ai contée avec beaucoup de
-réserve, on en conviendra, se reproduisit exactement
-pareille, durant toute une année, trois fois
-par semaine. Et je finis par comprendre quel
-était le véritable caractère des visites de M. Narcisse.
-Faut-il l’avouer ?… Je n’en souffris pas
-trop, et même je n’en souffris pas du tout, car
-je leur dus une tranquillité relative. En somme,
-ce fut une trêve dans ma vie. Non seulement je
-n’eus plus à subir les tracasseries journalières et
-les incessants reproches de ma mère, mais encore
-je remarquai qu’elle gagnait en beauté physique,
-comme elle avait gagné en beauté morale. Ses
-yeux s’étaient adoucis, sa peau, un peu cendreuse,
-s’était éclairée et colorée, sa démarche,
-ses gestes, avaient pris, peu à peu, de la souplesse
-et de la langueur… Elle se montrait plus
-soignée de sa personne, presque coquette… Et
-je ressentais de ces changements comme un
-plaisir… Ce qui me frappa aussi, c’est qu’elle
-devenait sentimentale et poétique… Bien des
-fois je fus étonné de la voir qui regardait les
-choses avec des yeux mouillés… Un soir, je me
-souviens, nous sortîmes après le dîner, mon
-père, ma mère et moi… C’était un soir très doux
-et plein de lune… Nous gagnâmes, hors la ville,
-les bords de la rivière… Après avoir marché
-longtemps, ma mère voulut s’asseoir sur le tronc
-d’un tremble abattu et qui barrait le chemin.
-L’eau, tout argentée, coulait lentement entre les
-rives herbues, avec un léger bruit d’harmonica…
-Une vapeur, bleu et argent, se levait des prairies…
-et le ciel était couleur de violette pâle…
-Je vois encore ma mère avec son châle noir, les
-pieds dans l’herbe, et qui, le menton appuyé
-aux paumes de ses mains, songeait… Au bout
-de quelques minutes de silence, elle dit :</p>
-
-<p>— C’est beau tout de même, une belle nuit !…</p>
-
-<p>Mon père répliqua, en haussant les épaules.</p>
-
-<p>— C’est beau !… C’est beau !… Qu’est-ce qu’il
-y a de beau, dans cette nuit ? C’est humide…
-Voilà ce que c’est.</p>
-
-<p>— Oh ! toi ! fit ma mère, avec un accent de
-souverain mépris.</p>
-
-<p>— Et bien ! oui, moi… C’est beau pour les
-rhumatismes !</p>
-
-<p>J’étais auprès de ma mère, sur le banc du
-tremble… Elle me tenait la main avec une sorte
-de tendresse fiévreuse… Affectant de ne plus
-parler à mon père, elle dit encore…</p>
-
-<p>— Et cette lune ?… Ça n’est pas ordinaire !…
-On devrait sortir, tous les soirs, dans la campagne !…</p>
-
-<p>Et tout à coup elle m’embrassa, criant entre ses
-baisers :</p>
-
-<p>— N’est-ce pas, mon petit Georges ?… n’est-ce
-pas ?</p>
-
-<p>Je ne sais ce qui se passa en moi, et si ce fut
-la nuit, ou la lune, ou ces baisers furieux qui
-me remuèrent l’âme. Mais je fondis en larmes.</p>
-
-<p>— Allons bon ! dit mon père… voilà l’autre
-qui pleure, maintenant !… Qu’est-ce que tu as ?…
-Pourquoi pleures-tu ?…</p>
-
-<p>— Je ne sais pas, bégayai-je… C’est… c’est…
-la lune !…</p>
-
-<p>Comme mon père, au comble de l’étonnement,
-se disposait à protester contre cette poésie qu’il
-jugeait ridicule, ma mère l’interrompit sur un
-ton bref.</p>
-
-<p>— Tais-toi !… Tu devrais rougir… D’abord,
-toi, tu ne sens rien !… Tu es un gros mastoc !…</p>
-
-<p>Nous rentrâmes silencieusement chez nous…</p>
-
-<p>Quant à M. Narcisse, il était très bon avec moi
-et il faisait de son mieux pour me plaire. Naturellement,
-occupé de ma mère comme il l’était, il
-n’avait pas le temps de m’instruire sur le latin,
-mais il m’apportait des livres que je lisais, que
-je dévorais, et bien qu’ils fussent presque tous
-d’une grande stupidité, ils développèrent en moi
-le goût de réfléchir et de penser.</p>
-
-<p>Le jeudi était jour de marché ; mon père ne
-s’absentait pas ce jour-là, et M. Narcisse n’avait
-pas de classe. Bien souvent, il venait me chercher
-et nous allions nous promener tous les
-deux sur le cours ou dans la campagne. J’en
-étais arrivé à l’aimer véritablement. C’était un
-excellent garçon, très timide, très naïf, et très
-bête. Oui, aujourd’hui, j’ai la sensation qu’il
-était très bête ; mais, à cette époque, il m’apparaissait
-comme quelqu’un de très considérable
-parce qu’il parlait quelquefois de choses que je
-ne savais pas et que je supposais magnifiques.
-Le plus souvent, il m’interrogeait sur ma mère,
-sur ce qu’elle avait fait, sur ce qu’elle avait dit
-de lui. Et il semblait aussi très préoccupé de
-l’opinion de mon père à son égard. Mais j’avais
-beau lui affirmer que mon père n’avait pas plus
-d’opinion sur lui que sur n’importe qui ou sur
-n’importe quoi, il ne voulait pas le croire. Et il
-me répétait toujours :</p>
-
-<p>— Si votre père parle de moi avec méchanceté,
-il faudra me le dire… Votre père doit être très
-violent. Quand je le rencontre dans son cabriolet,
-avec sa peau de chèvre sur le dos, il me fait peur.</p>
-
-<p>Et nous terminions nos promenades en cueillant
-des bouquets dans les champs, de pauvres
-bouquets que je rapportais à ma mère, qui
-m’embrassait pour toutes ces fleurs cueillies par
-M. Narcisse.</p>
-
-<p>Le dimanche, M. Narcisse dînait chez nous. Sur
-le désir de ma mère, il m’apprenait à calculer,
-si bien qu’au bout de peu de temps, surprise de
-mes aptitudes, elle me confiait en quelque sorte
-la tenue des livres de la maison. Ah ! ces dimanches,
-après toute une journée de travail, lorsque,
-le soir, après dîner, nous étions réunis autour
-de la table où nous jouions au bog ; où M. Narcisse,
-qui était très pauvre, n’ayant que son
-maigre traitement, passait par toutes les transes
-et par toutes les joies de la perte ou du gain !…
-Que tout cela m’apparaît mélancolique, aujourd’hui !…
-Un soir, je me souviens, la guigne
-s’acharna sur le misérable professeur. Il perdit
-trois francs, ce qui ne s’était pas encore vu ! Et
-ces trois francs, c’était mon père qui les avait
-gagnés… Narcisse ne les possédait pas. Il dut
-s’excuser.</p>
-
-<p>— Quand on n’a pas le sou, on ne joue pas !
-proféra mon père.</p>
-
-<p>Et il s’exprima, en termes presque insultants,
-sur le compte de M. Narcisse.</p>
-
-<p>Alors ma mère, très pâle, intervint.</p>
-
-<p>— Ce n’est pas à toi de parler ! dit-elle à son
-mari… Puisque tu acceptes, lâchement, que
-M. Narcisse dirige l’éducation de notre fils pour
-rien…</p>
-
-<p>— L’éducation de Georges !… s’exclama mon
-père. Ah ! bien, elle est propre !… Qu’est-ce qu’il
-sait ? Qu’est-ce qu’il a appris ?</p>
-
-<p>— Tu es un misérable !… Et tu vas te taire…
-ou…</p>
-
-<p>Ma mère s’était levée. Je ne sais quelle menace
-planait au bout de sa main étendue… Mon père
-se tut.</p>
-
-<p>— Je vous demande pardon, monsieur Narcisse,
-de la brutalité de mon mari !… dit ma
-mère.</p>
-
-<p>Et M. Narcisse, tour à tour très rouge et très
-pâle, roulant des yeux effarés, répétait :</p>
-
-<p>— Ce n’est rien… madame… ce n’est rien !…</p>
-
-<p>Nous vécûmes ainsi un an. Et voilà que, tout
-d’un coup, on apprit que M. Narcisse était
-déplacé. On l’avait nommé professeur de cinquième
-dans un département lointain.</p>
-
-<p>Ma mère fut malade ; elle garda le lit pendant
-quinze jours. Moi aussi, j’eus un grand chagrin
-et je pleurai à la pensée que je ne verrais plus
-M. Narcisse.</p>
-
-<p>Et la vie recommença, âpre, dure ; on n’entendait
-plus dans la maison que les cris de colère,
-les bousculades, les reproches de ma mère
-contre tout le monde… Ses yeux retrouvèrent
-leur hostilité ancienne ; sa peau redevint cendreuse
-et grise… Toute la journée, on la voyait
-en camisole sale, en savates traînantes, dépeignée,
-s’en prendre à tous et à toutes choses, à
-un malheur qu’elle n’avouait pas. Et jamais plus
-elle ne retourna, le soir, au bord de la rivière,
-s’enivrer l’âme aux bruits charmeurs de l’eau, et
-aux blancheurs nacrées de la lune…</p>
-
-<p>Durant cette période de ma vie, je n’aimai
-qu’une chose : les livres. Mais que de difficultés
-pour s’en procurer dans une petite ville morte
-et stupide, où presque personne ne lisait, et où,
-d’ailleurs, renfermé dans ma chambre, toujours,
-comme je l’étais, je ne connaissais pour ainsi
-dire personne, je ne parlais à personne, qu’à des
-pauvres, lesquels ne lisent jamais rien… Je
-n’aimai aussi qu’un seul être, et il arriva que cet
-être que j’aimai était un chien.</p>
-
-<p>Un soir, mon père revenant de ses tournées à
-travers les bois, nous ramena un chien. C’était
-un petit chien à taches jaunes et blanches, très
-laid, très maigre et très craintif. Il avait le poil
-triste et sale et il boitait de la patte de derrière,
-mais comme il me parut joli dans sa laideur, si
-tant est qu’un chien, ou une bête quelconque,
-puisse jamais être laid. Dans la nature, rien n’est
-laid que l’homme, du moins rien ne nous paraît
-laid que l’homme, parce que nous savons ce que
-l’homme pense et dit… Et nous trouvons belles les
-fleurs et les bêtes, parce que nous ne comprenons
-rien à ce qu’elles pensent et à ce qu’elles disent. En
-deux mots, ce chien était un résumé de toutes
-les races de chiens, j’entends les races pauvres
-et vagabondes. Il appartenait à cette catégorie
-de chiens prolétaires qu’on appelle des loulous.</p>
-
-<p>Lorsqu’il entra dans la salle à manger, où
-nous étions ma mère et moi, mon père avait
-encore sa peau de bique, et il tenait le chien
-sous son bras gauche… Et c’était une chose
-étrange. Ayant aperçu ce nouvel hôte, ma mère
-s’écria, consternée :</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que c’est encore que ça ?</p>
-
-<p>— Ma foi ! c’est un chien ! répondit mon père,
-qui était peu descriptif.</p>
-
-<p>Et, tous les deux, ils s’invectivèrent âcrement.</p>
-
-<p>Moi, pendant ce temps-là, j’observai que le
-petit chien qui semblait avoir très peur de mes
-parents semblait aussi me regarder avec sympathie…
-oui, avec sympathie, je l’affirme ! Il y
-avait, dans ses yeux, vifs, mobiles et graves,
-quelque chose comme une tendresse pour moi,
-quelque chose comme une prière vers moi… J’en
-fus ému et charmé, et je l’aimai, tout de suite,
-de sa confiance. Ah ! qui connaîtra jamais l’âme
-inconnue des chiens, et ce qu’elle contient de
-surhumanité merveilleuse ; mais il ne fallait pas
-que je songe à prendre sa défense. Il eût suffi
-que j’exprimasse devant ma mère, le désir de
-faire de ce chien un petit compagnon de ma
-pensée et de mes jeux, pour qu’elle s’empressât
-aussitôt de le chasser.</p>
-
-<p>La dispute dura longtemps, et elle fut très
-vive. Le chien en suivait toutes les phases avec
-des regards effarés et suppliants, à la fois.</p>
-
-<p>Il fut convenu, pourtant, qu’on le garderait,
-mon père ayant fait remarquer que si notre
-voisin, l’épicier, qui avait été dévalisé, huit
-jours avant, de toutes ses chandelles et de tout
-son café, avait eu un chien pour l’avertir de la
-présence des voleurs, il n’eût peut-être pas été
-dévalisé. Il déclara :</p>
-
-<p>— Je te dis que ces chiens-là, c’est très bon
-pour les voleurs et pour les rats… Ça éloigne les
-uns, et ça mange les autres !… Ah !…</p>
-
-<p>Et il ajouta :</p>
-
-<p>— Et puis, ça n’est pas gênant dans un
-ménage !… Ça ne coûte rien de nourriture ! On
-n’a pas besoin de leur donner à manger… Ils vont
-chercher leur vie dans les ordures de la rue !…</p>
-
-<p>— Oui ! siffla ma mère… et chez le boucher
-aussi !… Tous les mois, on vous apporte des
-notes de côtelettes et de gigots !… Ah ! nous
-avions bien besoin de cela !… merci !…</p>
-
-<p>Mon père haussa les épaules, et montrant le
-petit chien :</p>
-
-<p>— Allons donc !… Allons donc !… des gigots !…
-Qu’est-ce que tu chantes ? Une petite bête comme
-ça… avec quoi veux-tu qu’elle prenne des
-gigots !…</p>
-
-<p>Ma mère s’obstinait :</p>
-
-<p>— Et s’il pisse sur les meubles ?… C’est toi
-qui les nettoieras, hein ?…</p>
-
-<p>— On le corrigera… D’ailleurs…</p>
-
-<p>D’un ton persuasif, et comme si cela devait
-couper court à toutes autres objections :</p>
-
-<p>— D’ailleurs… reprit-il… il s’appelle Bijou !…</p>
-
-<p>Et il le mit à terre, tandis que ma mère soupirait :</p>
-
-<p>— Enfin ! Il faut en passer par tout ce que tu
-veux ! Jamais tu ne ferais rien pour moi… Moi,
-je ne compte pour rien, ici. Ta domestique, et
-puis voilà tout !… Pourvu que tu trouves la
-soupe bonne, et ton linge propre… Ça te suffit !…
-Quant à moi !… Un chien… Dans la situation où
-nous sommes ! Je vous demande un peu !</p>
-
-<p>Délivré de la peau de bique, Bijou alla,
-aussitôt, les oreilles tombantes et la queue basse,
-se cacher, sous le buffet, où il demeura, toute la
-soirée, allongé sur le ventre, à regarder d’un
-regard un peu étonné, singulièrement psychologique,
-les nouveaux maîtres chez qui il allait
-vivre désormais.</p>
-
-<p>J’étais enchanté.</p>
-
-<p>J’allais donc avoir enfin un compagnon, un
-ami de toutes les heures, un être intelligent et
-bon, et fidèle, avec qui je pourrais causer, en
-toute liberté, en qui je pourrais verser toutes
-mes confidences, mes chagrins, mes ennuis, mes
-joies… mes joies !… Eh ! bien, oui, mes joies !…
-Puisque j’en aurai, maintenant, des joies, et
-qu’elles me viendront de lui.</p>
-
-<p>Ah ! comme Bijou me parut supérieur à
-M. Narcisse, et comme notre amitié ne serait
-troublée par rien de mystérieux et de gênant !…</p>
-
-<p>J’augurai mille choses agréables et infiniment
-douces et d’une absolue sécurité en songeant à
-cette amitié future, car j’avais remarqué que, de
-son côté, Bijou avait dû faire, avait fait, relativement
-à moi, des réflexions pareilles aux
-miennes. J’avais remarqué également cette
-chose touchante, et dont je vous garantis, à
-vous qui lirez ces pages, l’exactitude : lorsque,
-après la discussion qui s’était élevée entre mon
-père et ma mère, il avait été, enfin, décidé qu’on
-ne chasserait pas Bijou, qu’on le garderait à la
-maison, le petit chien avait dressé les oreilles,
-et remué la queue, en signe de contentement…
-Il avait tout compris, le cher animal !… Et il
-semblait se dire à soi-même :</p>
-
-<p>— Voilà deux êtres grossiers, ridicules, ignorants,
-avares, qui ne m’aimeront jamais — car
-ils ne peuvent pas savoir ce qu’est le cœur d’un
-chien — qui me battront, peut-être !… Il n’importe,
-et qu’est-ce que cela me fait ?… S’il n’y
-avait qu’eux, parbleu ! il est bien sûr que je m’en
-irais à la première occasion !… Oui, mais il n’y
-a pas qu’eux… Il y a aussi un petit garçon… et
-dans ce petit garçon que voilà, dans ce petit
-garçon silencieux et triste, et bon, bon, bon,
-j’aurai un ami délicieux, un gentil petit ami qui
-me caressera, qui me parlera, qui me contera
-des histoires, et dont je sens que l’âme est
-comme la mienne, tendre et fidèle… et qui n’est
-pas bête non plus, et qui trouvera bien le moyen
-de me donner, de temps en temps, des morceaux
-de sucre… Non, non, je n’irai pas voler de la
-viande chez les bouchers, et je ne pisserai pas
-sur les meubles, et je serai soumis, respectueux
-avec ces deux horribles gens, pour être aimé de
-ce petit garçon !… Et je sauterai sur ses genoux,
-et je lui lécherai les joues, et je trottinerai derrière
-lui quand il ira dans la campagne ou à
-travers les rues !… Et je mordrai aux jambes
-les méchants qui le frapperont… Et je serai un
-bon petit chien, comme il est un bon petit
-enfant !</p>
-
-<p>Je n’avais pas eu tort de prêter à Bijou toutes
-ces gentilles paroles et toutes ces braves intentions.
-Car, le lendemain matin, étant descendu
-avant ma mère à la cuisine, j’aperçus Bijou qui,
-dès qu’il m’eut vu, vint à moi, la queue joyeuse,
-et me sauta aux jambes…</p>
-
-<p>— Oaou ! oaou ! oaou !…</p>
-
-<p>— Oui ! oui !… mon petit Bijou, je te comprends
-bien. Et nous nous amuserons tous les
-deux !… Et nous nous dirons des choses que
-nous n’avons dites encore à personne, parce que,
-vois-tu, personne ne comprend les petits chiens
-et les petits enfants.</p>
-
-<p>— Aoue ! aoue ! aoue !</p>
-
-<p>Et prenant Bijou dans mes bras, je l’embrassai,
-et je lui dis :</p>
-
-<p>— Bijou ! Bijou ! je suis content que tu sois
-venu… Je ne serai plus seul, maintenant, plus
-jamais seul !…</p>
-
-<p>Ah ! qui expliquera jamais ce que c’est qu’un
-chien.</p>
-
-<p>Quant à moi, je ne l’essaierai point. Pour
-pénétrer dans l’âme inconnue et charmante des
-bêtes, il faudrait connaître leur langage — car
-elles ont, chacune, un langage avec quoi elles
-nous parlent et que nous n’entendons pas.</p>
-
-<p>Je sens très bien que cette incommunicabilité
-est une grande sagesse de la nature ; elle la préserve
-de mille catastrophes qu’il est facile de
-deviner ; elle la sauve, peut-être, de la destruction.
-Imaginez, ne fût-ce qu’un instant, l’œuvre
-de dévastation que l’homme pourrait entreprendre,
-s’il pouvait inculquer aux bêtes son
-génie de la mort ?… Mais c’est en même temps
-une chose très douloureuse, du moins, une chose
-qui m’est, à moi, très douloureuse. Je ne souffre
-jamais tant qu’en présence d’un cheval, d’une
-vache, d’un oiseau, d’une chenille, et de ne pas
-savoir ce qu’ils pensent, ce qu’ils désirent, et
-comment ils pensent et désirent. Cette ignorance
-me gâta, bien des fois, mon amitié pour
-Bijou.</p>
-
-<p>Les physiologistes ont beau fouiller de leurs
-scalpels les entrailles, les organes, les muscles,
-le cerveau des bêtes, nous ne saurons jamais
-rien d’elles. La grande erreur et le grand orgueil
-aussi de ceux-là qui tentèrent d’étudier le fonctionnement
-de la vie intellectuelle chez les animaux
-furent de leur attribuer, à l’état embryonnaire,
-des idées humaines. Ils dirent que, se
-nourrissant et se reproduisant à peu près comme
-l’homme, ils doivent penser comme lui. La vérité
-est que les bêtes doivent penser selon leur
-forme : les chiens en chien, les chevaux en
-cheval, les oiseaux en oiseau. Et voilà pourquoi
-nous ne nous comprendrons jamais !</p>
-
-<p>Les savants ont tiré de l’infériorité des bêtes,
-par rapport à nous, cet argument que, depuis
-qu’elles existent, elles font toujours les mêmes
-choses avec les mêmes mouvements, qu’elles
-n’inventent ni ne progressent. Le lapin creuse
-son terrier de la même façon qu’il y a dix mille
-ans, le chardonneret tresse son nid, l’araignée
-tisse sa toile, le castor construit sa hutte, sans
-apporter jamais la moindre modification dans la
-forme et dans l’ornement. Toute fantaisie, toute
-spontanéité individuelle, toute liberté critique
-semblent leur avoir été refusées ; et ils n’obéissent
-qu’à des rythmes purement mécaniques,
-lesquels se transmettent avec une précision
-déconcertante et une régularité servile, à toutes
-les générations de lapins, de chardonnerets,
-d’araignées et de castors. Qui nous dit que ce
-que nous appelons des rythmes mécaniques ne
-sont pas des lois morales supérieures, et que si
-les bêtes ne progressent pas, c’est qu’elles sont
-arrivées du premier coup à la perfection, tandis
-que l’homme tâtonne, cherche, change, détruit
-et reconstruit sans être parvenu encore à la stabilité
-de son intelligence, au but de son désir, à
-l’harmonie de sa forme ?</p>
-
-<p>Et puis, refuser de la spontanéité, c’est-à-dire
-de la volonté, de la conscience, aux bêtes, me
-semble une proposition purement injurieuse et
-parfaitement calomniatrice.</p>
-
-<p>Entre autres faits effarants, angoissants, que
-je pourrais citer, en voici un auquel il me fut
-donné d’assister, et qui fit sur moi une telle
-impression que, depuis, je ne peux plus voir,
-sans remords, passer un troupeau de bœufs, et
-qu’il ne m’a plus été possible de manger du
-poulet.</p>
-
-<p>Ma mère avait une amie qui élevait des poules
-en grande quantité ; vous pensez bien que ce
-n’était pas pour son plaisir qu’elle les élevait :
-elle les élevait pour les engraisser, les malheureuses
-bestioles, et pour les vendre. C’était une
-femme très méchante, et qui n’avait dans l’âme
-aucune générosité. Avoir tenu dans ses mains un
-être quelconque, un être avec un cœur qui bat
-et des yeux qui regardent, et des veines qui
-charrient la chaleur et la vie, et livrer cet être
-au couteau !… n’est-ce pas une chose monstrueuse ?…
-Mais voilà un genre de réflexion que
-la brave femme ne faisait jamais !…</p>
-
-<p>Un jour, elle s’aperçut, avec stupeur, que sa
-basse-cour était ravagée par la diphtérie. Ses
-poules mouraient, mouraient, comme les mouches
-en novembre. Tous les matins, on en trouvait
-deux, cinq, dix, quinze, toutes raides, à la
-crête noire, sur le plancher des poulaillers…
-Et la brave femme se lamentait, Dieu sait
-comme, et elle pleurait, et elle criait :</p>
-
-<p>— Les pauvres bêtes !… Les pauvres bêtes !</p>
-
-<p>Mais ce n’était pas sur « les pauvres bêtes »
-qu’elle pleurait, c’était sur elle-même. Sur le
-conseil d’un hygiéniste, elle commença par
-désinfecter sa basse-cour ; puis, elle mit à part,
-à l’autre bout de sa propriété, dans une sorte de
-petit lazaret, les poules notoirement atteintes du
-mal… Elle les soigna avec un dévouement, ou
-plutôt, avec une ténacité surprenante. Le dévouement
-suppose de la noblesse, des qualités
-d’âme que n’avait point l’amie de ma mère ; la
-ténacité évoque tout de suite un intérêt cupide.
-En effet, si elle souffrait, si elle se désespérait
-de la maladie de ses poules, ce n’est point
-qu’elle les aimât d’avoir été gentilles, c’est que
-c’était pour elle pertes d’argent ou gains compromis !</p>
-
-<p>Quatre fois par jour, elle se rendait au petit
-lazaret, avec toute une pharmacie compliquée
-et bruyante… Et c’était une grande pitié, vraiment,
-que de voir ces misérables poules, le dos
-rond, la plume triste et bouffante, la tête basse,
-rester immobiles, des journées entières, à regarder
-quoi ! Elles ressemblaient à ces pauvres
-malades qui se navrent, sur des bancs, dans des
-jardins d’hospice…</p>
-
-<p>Accroupie au milieu du lazaret, la bonne
-femme les prenait une à une, les tâtait, les auscultait,
-leur nettoyait la gorge au moyen de
-longs pinceaux trempés dans des huiles antiseptiques…
-Puis, elle leur introduisait de force,
-dans le gosier, des boulettes de viande poudrées
-de quinquina. Et c’étaient des luttes, des cris,
-des battements d’ailes, un supplice enfin, pour les
-petites malades. Aussi, lorsqu’elles voyaient
-arriver de loin leur maîtresse, avec son tablier
-blanc, et sa pharmacie, et son panier de torture,
-elles se mettaient à glousser de terreur, à
-sautiller sur leurs pattes, et elles cherchaient à
-fuir…</p>
-
-<p>Or, une fois que j’étais chez la bonne femme
-et que je l’accompagnais au lazaret, voici ce que
-je vis… Oui, en vérité, voici ce que je vis…</p>
-
-<p>Aussitôt qu’elles nous eurent aperçus, la
-vieille et moi, traversant les pelouses et piquant
-vers le lazaret, trois poules survinrent clopin-clopant,
-se ranger devant leurs augettes remplies
-de millet, et, avec des mines ostentatoires
-et sournoises, avec des mouvements extraordinairement
-précipités, elles firent semblant de
-manger, avidement… Vous avez bien lu, n’est-ce
-pas ?… Elles ne mangèrent pas : elles firent
-semblant de manger. Et le plus étonnant, c’est
-que, entre chaque coup de bec dans l’augette,
-elles nous regardaient d’un œil malicieux, et
-elles paraissaient nous dire :</p>
-
-<p>— Vous voyez, mes braves gens, que nous
-sommes guéries, et que vous n’avez plus besoin,
-dorénavant, de nous racler la gorge, et de nous
-introduire ces horribles boulettes qui nous
-dégoûtent et nous font si mal… Admirez comme
-nous sommes de vaillantes poules, et quel appétit
-est le nôtre… Remportez vos boîtes, vos fioles,
-vos pinceaux !… Ah ! ah !…</p>
-
-<p>Et, en effet, je ne m’étais pas trompé. Elles
-faisaient semblant de manger d’un appétit
-furieux, en tapant du bec, frénétiquement, dans
-l’augette qui, peu à peu, se vidait.</p>
-
-<p>La bonne femme, qui n’était pas une observatrice,
-fut prise à cette supercherie. Elle dit
-joyeusement :</p>
-
-<p>— Ah ! mes poules sont guéries !…</p>
-
-<p>— Pas du tout !… protestai-je. Elles ne sont
-pas du tout guéries… Regardez-les bien… Elles
-font semblant de manger, dans le but d’éviter
-vos soins qui les embêtent.</p>
-
-<p>— Tu es fou ! Des poules !</p>
-
-<p>— Mais regardez-les !…</p>
-
-<p>— C’est ma foi vrai ! s’écria la bonne femme.
-Ah ! les garces !</p>
-
-<p>Et depuis ce jour, je n’ai pu, sans pleurer,
-voir un poulet à la broche… Est-il possible que
-l’homme ose se nourrir avec de l’intelligence, de
-la volonté, du caprice, de l’ironie, et toutes ces
-choses délicieuses qui sont dans l’âme des
-bêtes !…</p>
-
-<p>Quant à Bijou, je ne le gardai pas longtemps…
-Il mourut, par une triste nuit, entre mes
-bras ; il mourut pour, en fouillant dans les ordures
-de la rue, avoir avalé un morceau de verre.</p>
-
-<p>Son agonie fut quelque chose d’horrible. Dans
-mes bras, il avait des plaintes, comme un petit
-enfant, et il me regardait, avec des supplications
-si douloureuses, que je pleurais à chaudes
-larmes, en criant :</p>
-
-<p>— Bijou ! Bijou ! ne meurs pas… Tu me fais
-trop de peine… Ou si tu meurs, ne me regarde
-pas ainsi !… Bijou ! Bijou ! mon pauvre Bijou !…</p>
-
-<p>Quand il fut mort, je redevins plus seul que
-jamais !… Et d’avoir connu l’amitié d’une petite
-bête, la solitude me fut quelque chose de plus
-pesant et de plus atroce.</p>
-
-<p>C’est ainsi que je fus amené, peu à peu, par
-la privation de tout amour, à ne vivre qu’en
-moi-même, à me créer des figures, des aventures
-et des paysages purement intérieurs. Toute la
-journée, dans une petite pièce sombre qui donnait
-sur une cour noire et sale, occupé à la tenue
-des livres et à la correspondance commerciale,
-travaux que je finis par rendre absolument mécaniques,
-je ne sortais jamais plus, dans la ville
-ni dans la campagne. Depuis le départ de M. Narcisse,
-il n’y avait plus de fleurs chez nous, non,
-même plus de fleurs, sinon le bouquet nuptial de
-ma mère, qui se désagrégeait, sous un globe,
-dans la salle à manger… La sorte de petite
-grâce, l’espèce de petit parfum que nous avait
-apportés la présence du lamentable professeur,
-tout cela avait disparu… A peine si j’avais la
-curiosité de regarder dans la rue où c’étaient,
-sans cesse, les mêmes visages, les mêmes choses,
-les mêmes bêtes qui passaient, avec des habitudes
-chaque jour pareilles et des mouvements
-qui, jamais, ne se renouvelaient !… Les petites
-villes ont, même sur les bêtes, des influences
-déplorables et des contagions d’abrutissement…
-Quand j’avais des loisirs et des livres, je lisais ;
-c’était là mon unique récréation. Mais j’ai déjà
-dit que je n’avais pas souvent de livres !</p>
-
-<p>J’en arrivai très vite, et presque sans souffrir,
-à m’abstraire de toutes choses ambiantes, même
-des événements quotidiens de la maison, même
-de mon père, de ma mère, de la vieille femme
-de ménage, des clients, qui n’étaient plus pour
-moi que de vagues ombres, projetées sur le
-carreau de la boutique, ou glissant sur les murs.
-La conversation de mes parents, le soir, leurs
-querelles, aiguës et glapissantes, leurs plaintes,
-leurs conseils et leurs reproches, tout cela n’avait
-pas plus d’importance dans ma vie muette et
-fermée aux bruits extérieurs, que le bourdonnement
-des mouches, dans l’arrière-boutique où
-je travaillais, ou que le vent soufflant du dehors,
-sur les toits de la ville !… Et encore, il m’arrivait,
-parfois, d’écouter le vent… Il avait des
-musiques que j’aimais…</p>
-
-<p>Ayant très peu vu, très peu vécu, mais beaucoup
-senti déjà, j’avais accumulé en moi, retenu
-en moi assez de formes différentes, assez de
-pensées et de sentiments divers pour me construire
-une existence silencieuse au dehors, violente
-et grondante au dedans, en somme, pleine
-de beautés plastiques et morales — du moins, je
-les jugeais telles… Cette existence, que je ne
-puis mieux comparer qu’à un temple dans un
-désert, je la peuplai de toutes sortes de choses
-et de toutes sortes de gens, faits de ce que j’avais
-saisi au passage, empruntés aussi à ce que j’avais
-lu dans les livres… Et mon imagination achevait
-le reste… Évidemment, cela était souvent incohérent
-et chimérique. Il y manquait, en plus de
-l’harmonie, la force créatrice de la réalité, mais
-je m’y amusai extrêmement. Et je ne tardai pas
-à développer en moi, chaque jour davantage, par
-un entraînement continuel, par une espèce de
-curieux automatisme cérébral, cette puissance
-d’idéation, cette frénésie d’évocation si extraordinaire,
-que mes rêves prenaient, pour ainsi dire,
-une consistance corporelle, une tangibilité organique,
-où mes sens se donnaient l’illusion parfaite
-de s’exercer, de s’exalter mieux qu’à des
-réalités ! J’ai connu, sans me rendre compte de
-leur mécanisme, et sans y aider autrement que
-par le cerveau, j’ai connu, dès l’âge de treize ans,
-des plaisirs sexuels d’une singulière complication
-et d’une acuité de possession telle, que je
-ressentais, à les éprouver, d’obscures et mortelles
-terreurs.</p>
-
-<p>Mais je restais chétif, de nature rétrécie, de
-membres grêles et insuffisants, de muscles mous ;
-j’avais, comme aujourd’hui — car je n’ai pas
-vieilli, étant né vieux — la peau étiolée, fripée
-et toute grise, mes veines charriaient un sang
-pauvre et mal coloré ; mes poumons respiraient
-avec effort, comme ceux d’un pulmonique. Toutes
-ces tares physiologiques, je les attribue à cette
-tension permanente de mon cerveau qui, de tous
-mes organes, était le seul qui fonctionnât… Étant
-toujours assis, je n’ai pour ainsi dire pas grandi,
-et à seize ans, mon dos était voûté ainsi qu’un
-dos de vieillard…</p>
-
-<p>Hier, en fouillant dans un tas de choses inutiles
-et depuis longtemps mises au rebut, j’ai
-retrouvé une photographie de moi, faite, à cette
-époque, sur le désir de ma mère, par un photographe
-ambulant. Pourquoi ma mère a-t-elle eu
-cette idée bizarre de faire fixer mon image d’enfant,
-qui accuse son atroce égoïsme, et ce que
-sa maternité eut d’insensible et d’imprévoyant ?…
-Cette photographie est un peu effacée et toute
-jaune. Mais les traits et l’expression du visage
-demeurent sur le fond disparu. Eh ! bien, je n’ai
-pas changé… Je suis tel que j’étais alors… un
-petit vieux triste et fané. Non, en vérité, je n’ai
-pas vieilli, sinon que mes cheveux, rares d’ailleurs,
-ont pris une teinte ternement blanchâtre,
-et que mes dents — celles, du moins, que je
-n’ai pas perdues — sont devenues toutes noires
-et pareilles à des racines d’arbuste mort… Et
-voyez combien il y avait peu de vie physique en
-moi, ce qu’il y avait en moi peu de sève : ma
-barbe n’a pas poussé ! Enfant, j’avais l’air d’un
-vieillard ; vieillard, je ressemble à un enfant
-malade !… Et pourtant, quel est l’être humain
-en qui se soient concentrées plus de flammes que
-dans ce corps chétif que je suis, plus de flammes
-dévoratrices et meurtrières, et qui soit allé,
-comme moi, jusqu’au bout de son désir ?…</p>
-
-<p>Chose curieuse, autant mes rêves, dans l’éveil,
-étaient exubérants et magnifiques, autant, dans
-le sommeil, ils étaient plats, pauvrement et douloureusement
-plats ! Je n’avais alors et je n’ai
-encore maintenant que des rêves d’inachèvement,
-que des rêves d’avortement !… Je ne pouvais
-et je ne puis saisir quoi que ce soit, dans
-mes rêves, ni rien étreindre, ni rien atteindre,
-ni rien toucher !… Et, par un contraste bizarre,
-ce ne sont, dans ces rêves-là, que des représentations
-vulgaires, des figurations inférieures de
-la vie !…</p>
-
-<p>Ainsi, me voilà dans une gare… Je dois
-prendre le train… Le train est là, grondant,
-devant moi… Des gens que je connais et que
-j’accompagne, montent dans les wagons avec
-aisance… Moi, je ne puis pas… Ils m’appellent…
-Je ne puis pas, je suis cloué au sol… Des employés
-passent et me pressent : « Montez donc !…
-Montez donc !… » Je ne puis pas… Et le train
-s’ébranle, s’enfuit, disparaît. Les disques ricanent
-de mon impuissance ; une horloge électrique se
-moque de moi… Un autre train arrive, puis un
-autre… Dix, vingt, cinquante, cent trains se
-forment pour moi, s’offrent à moi, successivement…
-Je ne puis pas… Ils s’en vont, l’un après
-l’autre, sans qu’il m’ait été possible d’atteindre,
-soit le marchepied, soit la poignée de la portière…
-Et je reste, toujours là, les pieds cloués
-au sol, immobile et nu — pourquoi nu ? — devant
-des foules dont je sens peser sur moi les
-mille regards ironiques.</p>
-
-<p>Ou bien, je suis à la chasse… Dans les luzernes
-et dans les bruyères, à chaque pas, se
-lèvent bruyamment des perdrix… J’épaule mon
-fusil… je tire… Mon fusil ne part pas, mon fusil
-ne part jamais… J’ai beau presser sur la gâchette.
-En vain ! Il ne part pas !… Bien souvent,
-les lièvres s’arrêtent et me regardent curieusement ;
-les perdrix s’arrêtent dans leur vol, devenu
-immobile, et me regardent aussi… Je tire… je
-tire !… Il ne part pas… il n’est jamais parti !</p>
-
-<p>Ou bien encore j’arrive devant un escalier…
-C’est l’escalier de ma maison. Il faut que je
-rentre chez moi !… J’ai cinq étages à monter…
-Je lève une jambe, puis l’autre… et je ne monte
-pas !… Je suis retenu par une force incoercible,
-et je ne parviens pas à poser mes pieds sur la
-première marche de l’escalier… Je piétine, je
-piétine, je m’épuise en efforts d’inutile ascension…
-Mes jambes vont l’une après l’autre, avec
-une rapidité vertigineuse… Et je ne monte pas !…
-La sueur ruisselle sur mon corps, la respiration
-me manque… Et brusquement, je me réveille…
-le cœur battant, la poitrine oppressée… la fièvre
-dans toutes mes veines où le cauchemar galope…</p>
-
-<p>Tels sont mes rêves, la nuit ; tels sont toujours
-mes rêves !… Pourquoi ces rêves, et jamais
-d’autres ?… Y a-t-il donc un symbole dans les
-rêves ?</p>
-
-<p>J’en ai dit assez, je pense, sur mon adolescence
-solitaire, rêveuse et triste, pour bien faire comprendre
-le pauvre être silencieux, ignorant, timide
-et passionné que j’étais, lorsqu’il fut, un
-beau soir, décidé par mes parents que j’irais à
-Paris. Je dis mes parents et ce n’est exact que
-pour l’un d’eux, car mon père n’approuvait pas
-ce départ, et il invoquait, à l’appui de sa résistance,
-des raisons comme celle-ci, qu’il émettait,
-du reste, la bouche molle, le regard incertain,
-avec l’air de « s’en fiche », si je puis dire :</p>
-
-<p>— Il est bien trop bête, pour aller à Paris…
-Pour un autre, parbleu ! Paris serait la fortune !…
-Ah ! si j’avais été à Paris, moi !… Mais lui !…
-Que veux-tu qu’il fasse à Paris !… Jamais il ne
-se reconnaîtra dans les rues de Paris… Ah ! le
-pauvre enfant !…</p>
-
-<p>Ma mère était d’un avis différent… On sentait,
-dans toutes ses paroles, la hâte qu’elle avait de
-se débarrasser de moi… Pourquoi ? Est-ce que
-je la gênais ? Est-ce que je la contrariais en quoi
-que ce fût ? Cela me fit de la peine, non pour
-moi, je vous assure, mais pour elle… Je n’aimais
-pas à la surprendre en flagrant délit d’égoïsme
-et de dureté. Aux objections, d’ailleurs, de plus
-en plus indécises de mon père, elle répliquait :</p>
-
-<p>— Une place comme ça !… C’est une chance
-incroyable… une occasion unique. Si nous n’en
-profitons pas, nous l’aurons toujours sur les
-bras !… Que peut-il devenir ici, sinon manger
-de la nourriture qu’il ne gagne même pas !…</p>
-
-<p>— Enfin, il t’aide… Il tient tes livres !</p>
-
-<p>— Eh bien…! il ne manquerait plus que
-ça !</p>
-
-<p>— Oui, mais, Paris !… Paris !…</p>
-
-<p>— Voilà-t-il pas une grande affaire ?… Il
-s’arrangera, donc !…</p>
-
-<p>Or, cette chance, cette occasion unique, cette
-place obtenue, grâce à je ne sais plus quelles
-recommandations de curés, c’était une place
-moitié de comptable, moitié de copiste, dans une
-administration dont après trois ans je n’ai
-jamais pu savoir ce qu’elle administrait, et si
-elle était commerciale, industrielle, financière,
-artistique, politique, religieuse, militaire, maritime,
-coloniale, étant un peu tout cela, et bien
-d’autres choses encore…</p>
-
-<p>Naturellement, ce fut l’avis de ma mère qui
-prévalut. Quant à moi, selon les bonnes traditions
-de la famille, je n’avais même pas été consulté.
-Bien d’autres eussent été heureux de
-partir d’une maison où ils n’étaient pas aimés,
-heureux de conquérir leur liberté et de donner
-à leurs rêves de jeunesse l’essor magnifique…
-Eh bien, cette décision, je l’acceptai avec la plus
-complète indifférence et — cela vous paraîtra,
-peut-être, extraordinaire — sans la moindre
-curiosité. Là ou ailleurs, que m’importait !…
-Puisque j’avais déjà pris l’habitude de ne pas
-vivre parmi les hommes et parmi les choses…
-puisque je sentais que je ne pourrais vivre qu’en
-moi-même !</p>
-
-<p>Ce fut ma mère qui m’installa à Paris, n’ayant
-pas, pour cette délicate mission, confiance en
-mon père, lequel « ne faisait jamais que des
-bêtises, et n’avait pas la moindre idée de ce
-qu’est l’argent »… Elle profita de ce voyage
-pour renouer connaissance avec ces vieux amis
-de la famille, les braves merciers du Marais,
-chez qui le commerce n’allait pas, et dont, plus
-tard, — à la suite des circonstances infiniment
-burlesques que j’ai racontées — je devais épouser
-la fille. Nous fûmes bien accueillis. Chacun
-se remémora un tas de vieilles choses oubliées
-et, dans un attendrissement général, il fut convenu
-que je viendrais, chaque dimanche, dîner
-en famille, avec ces vieux amis de la famille,
-que diable !…</p>
-
-<p>— Et nous le surveillerons ! Et nous lui apprendrons
-ce que c’est que l’existence parisienne…
-Ce sera comme notre enfant… notre deuxième
-enfant !…</p>
-
-<p>Braves gens !… Ah ! l’horreur sinistre des
-braves gens !…</p>
-
-<p>Sur leur indication, ma mère me choisit, pour
-la somme de quinze francs par mois, une chambre,
-ou plutôt un indicible taudis, dans une
-ignoble maison meublée de la rue Princesse, une
-petite rue étroite et sombre, sans cesse encombrée
-de lourds camions et où jamais l’air ni la
-lumière n’avaient pénétré… Une prison !… Ma
-mère dit simplement, après avoir, pour la forme,
-inspecté la chambre :</p>
-
-<p>— Ça n’est pas très luxueux… mais c’est bien
-suffisant pour un jeune homme de province…
-Et puis, là, tu es à égale distance de ton bureau
-et des vieux amis de la famille… Et, surtout,
-il ne faut pas oublier qu’il y a là, tout près, un
-omnibus pour les jours de pluie… ce qui est
-très commode…</p>
-
-<p>Ma chambre donnait à l’extérieur sur une
-cour aussi noire, aussi humide, mais moins large
-qu’un puits. Quand on ouvrait l’unique fenêtre,
-on se heurtait à la fenêtre, en face, où pendaient
-sur des cordes d’innommables guenilles… A l’intérieur,
-elle donnait sur un palier effrayant,
-puant, suintant, et qui, tout de suite, vous
-donnait l’idée du crime… Le soir, une petite
-veilleuse qui brûlait dans un coin, à chaque
-étage, faisait mouvoir des ombres effarantes…
-et, sur les murs, des rampements d’insectes
-mous…</p>
-
-<p>Pour voisins, j’avais à droite une espèce d’individu
-sale et rébarbatif qui — je le sus plus tard — vendait
-dans les rues des plans de Paris, et,
-je crois, aussi, des images défendues, qu’on
-appelle des cartes transparentes ; à gauche,
-j’avais une vieille dame asthmatique, qui réparait
-des tapisseries… Les locataires des autres
-étages me semblèrent, dans le même genre, de
-condition misérable ou de métier louche, appartenant
-presque tous à cette confrérie extraordinaire,
-mystérieuse et troublante du camelot !…
-J’avoue que je ne fus pas trop rassuré. Lorsque je
-sortais de la maison ou que j’y rentrais, j’avoue
-que j’avais au cœur un tremblement, un effroi…
-l’effroi de ces murs, de ces escaliers, de toute
-cette obscurité morne et visqueuse, où les rencontres
-humaines prenaient des aspects sinistres…</p>
-
-<p>Ma mère, sans doute, n’avait rien vu de tout
-cela. Elle n’avait vu ni ces murs, ni ces escaliers,
-ni ces visages, car je ne puis croire qu’elle ait,
-délibérément et consciemment, choisi ce coupe-gorge
-pour y loger son fils…</p>
-
-<p>Durant les trois premières nuits, bien que
-j’eusse la prudence, aussitôt rentré, de verrouiller
-ma porte, il me fut impossible de m’endormir.
-Et je regrettai presque ma chambre de là-bas,
-qui, certes, n’était pas somptueuse non plus…
-et je regrettai aussi la cour si triste où ma mère,
-le matin, venait, sale et débraillée, traînant ses
-savates et son jupon dans l’ordure, étendre ses
-frusques sur les cordes… Et je regrettai, pareillement,
-la rue si mélancolique où, toujours aux
-mêmes heures, spectres d’hébétude, les mêmes
-passants passaient !…</p>
-
-<p>C’est dans cette maison de la rue Princesse
-que, huit jours après mon installation, il m’arriva
-la seule aventure dramatique de ma vie,
-car mon mariage, au fond si tragique, et la
-mort si irrésistiblement comique de ma belle-mère,
-je ne les considère pas comme des aventures,
-mais seulement comme de menus incidents
-sans importance ou du moins, comme
-des incidents dont l’importance n’est que pittoresque
-et anecdotique. Vous comprendrez donc
-que je mette une certaine coquetterie d’émotion,
-et même quelque orgueil, à vous en faire le
-récit…</p>
-
-<p>Une nuit — il pouvait être deux heures du
-matin — je venais de m’endormir… Je m’endormais
-très tard, parce que ayant pu me procurer
-des livres je lisais, je lisais, jusqu’à ce que
-la fatigue me fît tomber le livre des mains… Je
-venais de m’endormir, lorsque je fus réveillé en
-sursaut par un grand cri… Ce cri semblait avoir
-été poussé dans la chambre de gauche qu’habitait
-la vieille dame aux tapisseries… Je me
-dressai sur mon lit, écoutant… A vrai dire, je
-n’étais pas très étonné… Terrifié ?… oui, peut-être…
-Mais étonné, non !… Ce qui m’étonnait,
-c’est que ce qui arrivait là ne fût pas arrivé
-plus tôt… Qu’était-il donc arrivé ? J’écoutai, le
-cœur battant… Un second cri plus faible…
-puis, comme un bruit de lutte… un heurt de
-meubles… un paquet qu’on traîne… des chaises
-remuées… des coups sourds… et enfin, une
-voix, une voix de terreur, que je distinguai
-nettement… une voix de femme comme étouffée,
-et criant : « Au secours !… au secours !… »
-à plusieurs reprises… puis rien !…</p>
-
-<p>Je me levai… A la hâte, je m’habillai dans
-l’obscurité… Ma peur était telle, à ce moment,
-que pour rien au monde je n’aurais voulu
-allumer une bougie…</p>
-
-<p>Dans la chambre voisine, tous les bruits
-avaient cessé… Et c’était maintenant, dans
-toute la maison, comme un silence de mort…</p>
-
-<p>Qu’allais-je faire ?… J’hésitai longtemps à
-prendre un parti… N’avais-je pas été victime
-d’une hallucination ?… J’écoutai encore…
-Rien… rien !… Rien que le tic-tac de mon cœur
-qui battait avec force… Et ce silence me parut
-plus effrayant que les bruits, que la voix, que
-les coups sourds !…</p>
-
-<p>— Il faut que je sache !… il faut que je
-sache !… me dis-je.</p>
-
-<p>J’ouvris la porte, et me trouvai sur le palier.
-La veilleuse était éteinte… Une ignoble odeur
-d’huile brûlée me fit broncher, comme un jeune
-cheval l’odeur d’un cadavre dans la nuit…</p>
-
-<p>Et, perdu dans cette ombre, je me sentais tout
-tremblant… tout tremblant… tout petit… tout
-petit !… Ah ! si petit !…</p>
-
-<p>Je n’osais plus, je ne voulais plus, je ne pouvais
-plus avancer ; la nuit du palier pesait sur
-moi plus lourde, plus écrasante, qu’une chape
-de plomb… Et le silence était si profond que
-j’entendais, réellement, ramper les insectes
-noirs sur les murs…</p>
-
-<p>Pourtant, le courage ne tarda pas à me revenir ;
-le désir de savoir ce qui s’était passé là, de
-connaître la raison de ces cris, de ces appels, de
-ces chocs sourds, dissipa ou plutôt galvanisa ma
-terreur… Après tout, j’avais peut-être été victime
-d’une hallucination… Mais je voulais en avoir
-le cœur net, comme disait ma mère chaque fois
-qu’elle se trouvait en présence d’un événement
-embrouillé, de quelque chose qu’elle ne comprenait
-pas et dont elle avait l’obsession de la
-comprendre… Si je mentionne ce souvenir, qui
-peut paraître puéril ou déplacé en un tel récit,
-c’est que je me rappelle — comme si je les revivais
-encore, — que, durant ces tragiques minutes,
-j’avais, en moi, la hantise de cette phrase
-stupide et que je me répétais sans cesse, d’une
-voix intérieure, mais obstinée, ces mots : « Je
-veux en avoir le cœur net, je veux en avoir le
-cœur net !… »</p>
-
-<p>Je rentrai dans ma chambre où j’allumai — avec
-combien de peine — une bougie… et je
-sortis, de nouveau, sur le palier.</p>
-
-<p>Alors je vis une chose si effrayante que je
-reculai encore… Mais ce ne fut qu’une faiblesse
-d’une seconde, et, par un violent effort sur moi-même,
-je la surmontai facilement… Voici ce
-que je vis.</p>
-
-<p>La porte de droite, la porte de cette chambre
-qu’habitait la vieille dame aux tapisseries, était
-grande ouverte… Un linge blanchâtre et deux
-pieds en dépassaient le seuil, deux pieds immobiles
-et nus, deux pieds dressés dans la position
-que doivent avoir les pieds appartenant à une
-personne couchée sur le dos…</p>
-
-<p>Il est rare que les choses — à l’exception des
-yeux — soient effrayantes en soi. Elles ne le sont
-que par les circonstances qui les entourent, à un
-moment déterminé, et les événements terribles
-où elles n’ont d’autre valeur d’action que d’y
-avoir — je ne dis pas même participé, mais simplement
-assisté !…</p>
-
-<p>Ce qui m’effrayait dans ces pieds, ce n’étaient
-pas les pieds eux-mêmes, mais les cris, les
-appels, les chocs que j’avais entendus, et qui
-leur donnaient une signification précise de
-témoignage ? Et puis, il faut bien que je le
-dise… A cet effroi général, s’ajoutait un autre
-effroi particulier ; c’est que j’ai toujours eu, non
-pas, peut-être, la terreur, mais l’invincible
-dégoût des pieds nus. Je ne saurais expliquer
-pourquoi… mais je n’ai jamais pu voir des pieds
-nus, sans qu’aussitôt ils évoquassent en moi les
-images si singulièrement effarantes, cauchemardantes,
-de l’Embryon… des analogies avec les
-larves, les fœtus… oui, tout le cauchemar
-angoissant et horrible de l’incomplet, de l’inachevé !</p>
-
-<p>Je fus quelque temps à pouvoir détacher mon
-regard de ces pieds qui, d’abord rigides comme
-des pieds de mort, me parurent ensuite, à force
-de les regarder fixement, doués d’une vie douloureuse…
-Du moins, il me sembla bien — mais
-il se peut que la lumière dansante de la bougie
-m’ait donné cette illusion — que le gros orteil
-du pied gauche eut, à plusieurs reprises, des
-mouvements de crispation, et faut-il l’écrire ? — des
-grimaces, de véritables grimaces, ainsi qu’un
-visage… Enfin, m’habituant à cette lueur étrangement
-mouvante de la bougie, qui déplaçait et
-les couleurs et les formes, il me sembla aussi
-que ce bout de linge blanc dont j’ai parlé était
-tout tacheté de sang…</p>
-
-<p>Décidé à savoir, je me portai en face de la
-chambre, et, tendant la lumière au bout de mon
-bras allongé, dans l’ombre de la chambre, je vis
-ceci :</p>
-
-<p>Une femme — la vieille femme aux tapisseries, — était
-couchée sur le plancher, la gorge
-largement fendue par une blessure où le sang se
-caillait en noirs et luisants grumelots. Elle était
-à peu près nue et très pâle de peau… Sur sa
-pauvre gorge couturée, sur sa poitrine maigre,
-sur ses bras osseux, sur son ventre plissé, dans ses
-cheveux grisonnants, partout du sang… des
-éclaboussements de sang… Je me souviens
-que sa main baignait, tout entière, dans une
-mare rouge qui s’étalait autour d’elle, sur
-le plancher…</p>
-
-<p>Je pensai défaillir, mais faisant appel à tout
-mon courage, à toutes mes énergies, je me précipitai
-sur la vieille femme, je me penchai pour
-voir, pour sentir qu’elle n’était pas morte…
-qu’elle respirait encore, peut-être !… Je tenais le
-bougeoir dans ma main droite et, en me penchant
-sur la vieille femme, je me rappelle qu’une
-goutte de cire liquide tomba sur son œil grand
-ouvert, sur son œil terrifié où elle se figea, blanchâtre,
-comme une taie.</p>
-
-<p>Et toujours en moi cette phrase qui ne me
-quittait pas, et qui, maintenant, sautillait en
-moi, comme un refrain de chanson :</p>
-
-<p>— Je veux en avoir le cœur net… je veux en
-avoir le cœur net !…</p>
-
-<p>Je posai le bougeoir près du corps et je me
-mis à le tâter en toutes ses parties… Les membres
-étaient encore chauds et souples… Mais le ventre
-se refroidissait et le cœur ne battait plus ! La
-pauvre vieille était bien morte, bien morte,
-bien morte !</p>
-
-<p>Or, je veux vous avouer l’étrange sensation
-que j’éprouvai à la suite de cette constatation…
-Ce fut presque de la joie… Non, pas de la joie
-tout à fait… mais quelque chose de doux comme
-un allègement, comme une délivrance. J’avais
-la poitrine libre, les membres plus légers,
-le cerveau tranquille… Je ne ressentais plus
-de terreur et, en vérité, j’étais presque
-content que la vieille fût morte !… Morte,
-je n’avais plus rien à faire qu’à me dire
-qu’elle était bien morte ; vivante, c’était toute
-une complication : il m’eût fallu tenter de la
-rappeler complètement à la vie… Et je comprenais
-mon impuissance devant cette responsabilité.</p>
-
-<p>— Ma foi ! me dis-je avec une philosophie
-admirable, mieux vaut pour elle et pour moi
-qu’elle soit morte !… Et nous en avons tous les
-deux, elle et moi, le cœur net !…</p>
-
-<p>A la lueur très faible de la bougie, je remarquai
-dans la chambre des traces de violence et de
-lutte : les draps du lit arrachés, deux chaises
-tombées, les tiroirs d’une commode vidés, un
-globe de verre brisé et dont les morceaux brillaient,
-çà et là, parmi des choses déchiquetées
-et jonchant le carrelage du plancher. Je n’attachai
-pas, d’abord, à ce désordre des objets une
-idée autre que celle du désordre lui-même…
-Et, à ce moment-là, chose extraordinaire, devant
-ce cadavre encore chaud, et mutilé, devant
-ce sang répandu, devant ces traces de lutte, il
-ne me vint pas à l’esprit que la vieille avait été
-assassinée, comme si ces choses-là étaient naturelles,
-qu’elles avaient dû s’accomplir d’elles-mêmes
-et toutes seules !</p>
-
-<p>Je commençai par ramener sur le ventre nu
-de la vieille femme sa chemise roulée, déchirée
-et sanglante, et, prenant le cadavre dans mes
-bras, la face, la poitrine, les mains barbouillées
-de sang visqueux, je m’ingéniai à le soulever, à
-le traîner, afin de pouvoir le déposer sur le lit…
-Deux fois, je le laissai retomber avec un bruit
-sourd… Ploc !…</p>
-
-<p>— Je veux en avoir le cœur net… je veux en
-avoir le cœur net !… chantait en moi la voix de
-plus en plus obstinée.</p>
-
-<p>Et, comme, pour la troisième fois, je tentais
-d’enserrer le cadavre trop lourd pour mes bras
-débiles, une main, tout à coup, se posa sur mon
-épaule, pesamment.</p>
-
-<p>Je poussai un cri et me retournai… Et je vis
-deux yeux féroces et gouailleurs, une barbe sale,
-une bouche ignoblement tombante, la bouche,
-la barbe, les yeux de mon voisin, le camelot…</p>
-
-<p>— Ah !… ah !… fit-il, je t’y pince !…</p>
-
-<p>Puis :</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que tu fais ici ?…</p>
-
-<p>L’étonnement ne me permit pas de parler,
-l’étonnement, seul, car je n’imaginais rien au
-delà de cette présence, et je n’en redoutais rien
-d’autre que la propre terreur qu’elle dégageait :</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que tu fais ici ?… répéta-t-il.</p>
-
-<p>— Je ne sais pas !… balbutiai-je.</p>
-
-<p>— Ah ! tu ne sais pas !… tu ne sais pas !…
-Elle est bonne !…</p>
-
-<p>Et il me secouait rudement par les épaules…
-Et ses yeux avaient des lueurs sombres. Il était
-en chemise, lui aussi, avec les jambes nues, des
-jambes couvertes de poils.</p>
-
-<p>— Pourquoi es-tu ici ?</p>
-
-<p>Alors, ne sachant ce que je répondais, je
-répondis sur l’air de la chanson, qui chantait en
-moi :</p>
-
-<p>— Je voulais en avoir le cœur net !… Je voulais
-en avoir le cœur net !…</p>
-
-<p>— Ah ! tu voulais en avoir le cœur net !… Eh
-bien… attends un peu !…</p>
-
-<p>M’ayant lâché, il sortit, referma la porte… Et
-j’entendis aussitôt la voix qui retentissait dans
-l’escalier.</p>
-
-<p>— A l’assassin !… au secours ! au secours !…</p>
-
-<p>Et des portes s’ouvrirent, claquèrent. Et des
-voix se répondirent, d’étage en étage… Et les
-cris du camelot retentirent, plus forts :</p>
-
-<p>— A l’assassin !… au secours !… à l’assassin !…</p>
-
-<p>Hébété, je m’étais laissé tomber, sur le plancher,
-près du cadavre… Et je répétais sur l’air
-d’une vieille chanson de mon pays :</p>
-
-<p>— Je veux en avoir le cœur net !… Je veux
-en avoir le cœur net !…</p>
-
-<p>Aux appels, aux cris poussés par le camelot
-dans l’escalier, toute la maison s’était réveillée,
-toute la maison s’était levée. Et la chambre de
-la vieille fut bientôt envahie par une foule de
-curieux, les uns vêtus à la hâte de n’importe
-quoi, les autres en chemise, tous si pittoresquement
-désordonnés, si expressivement effarés et
-tremblants, que, malgré mon hébétude, je ne
-pus m’empêcher de remarquer leurs comiques
-silhouettes et d’en jouir — ce ne fut qu’un moment — d’en
-jouir comme d’un spectacle très
-divertissant. Même, après tant d’années, je revois
-la plupart de ces têtes, lâches, peureuses et
-cruelles, et ce m’est encore une gaieté…</p>
-
-<p>Ils arrivaient successivement dans la chambre,
-chacun avec un petit bougeoir à la main, tendaient
-le col, demandaient :</p>
-
-<p>— Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce qu’il y a ?</p>
-
-<p>A toutes les interrogations, le camelot répondait :</p>
-
-<p>— Hé ! Vous le voyez bien… Il y a qu’elle est
-morte !… Il y a qu’il l’a tuée !…</p>
-
-<p>— Oh ! mon Dieu !…</p>
-
-<p>Il me désignait d’un doigt formellement accusateur
-à l’indignation de tous… Et pour qu’il ne
-restât plus un doute dans l’esprit de personne,
-il expliquait avec des gestes rapides :</p>
-
-<p>— Je l’ai surpris au moment où il achevait de
-la tuer… Elle était renversée comme ça, sur le
-plancher… lui, couché sur elle… comme ça, il la
-tenait à la gorge… Et il farfouillait la blessure
-de son couteau, comme ça !… comme ça !…</p>
-
-<p>Il y avait, çà et là, des exclamations d’horreur,
-et, peut-être, des protestations, des doutes…</p>
-
-<p>— Mais, regardez-le… s’acharnait le camelot…
-Regardez sa chemise, ses mains, son visage…
-Ils sont pleins de sang !</p>
-
-<p>— C’est vrai !… C’est vrai !…</p>
-
-<p>— Oh !… oh !… oh !…</p>
-
-<p>Une femme dit :</p>
-
-<p>— C’est presque un enfant !</p>
-
-<p>Un autre dit :</p>
-
-<p>— Il n’a pas de barbe encore !…</p>
-
-<p>Une troisième dit simplement, avec de l’admiration :</p>
-
-<p>— Ainsi !… Voyez-vous ça !</p>
-
-<p>Alors, le camelot insistait :</p>
-
-<p>— Mais regardez-le !… Et son air de bête prise
-au piège !…</p>
-
-<p>— C’est vrai !… C’est vrai !…</p>
-
-<p>Comme je l’ai raconté plus haut, épuisé par
-mes efforts à le soulever, à le traîner, je m’étais
-laissé tomber près du cadavre… Je ne faisais pas
-un mouvement… Et je considérais tout ce monde,
-je considérais le camelot, sans entendre encore,
-sans comprendre qu’il m’accusait du meurtre de
-la vieille aux tapisseries… Je n’avais plus aucune
-idée dans la tête… Ma tête était vide, vide, vide !…
-Et tout cela qui se passait autour de moi était si
-nouveau, si étrangement nouveau, et si grimaçant,
-si incohérent, qu’il ne m’était pas possible
-d’admettre que je ne rêvasse point… Toutes ces
-figures, je me rappelle, n’avaient plus pour moi
-la moindre consistance corporelle… C’étaient des
-ombres qui se déformaient au moindre souffle
-du vent entrant par la porte, et qui s’évanouissaient
-pour se reconstituer ensuite, fuligineuses…
-Je les suivais, comme on suit, dans
-l’air, les fumées, les nuages ou les brumes qui
-montent, le matin, des rivières…</p>
-
-<p>Le camelot, actif et terrible, vint à moi,
-m’obligea à me lever, et, m’empoignant l’épaule
-d’un geste rude :</p>
-
-<p>— Comment l’as-tu tuée ?… Pourquoi l’as-tu
-tuée ?… Réponds !…</p>
-
-<p>Comme je restais muet :</p>
-
-<p>— Allons ! réponds… insista-t-il.</p>
-
-<p>Et il me secouait l’épaule à me briser la clavicule.
-Il me semblait aussi que ma cervelle clapotait
-dans mon crâne, comme de l’eau remuée…
-J’avais le vertige…</p>
-
-<p>— Réponds donc !…</p>
-
-<p>Machinalement, je répondis :</p>
-
-<p>— Je ne sais pas… Je ne sais pas !…</p>
-
-<p>Triomphalement, le camelot se tourna vers les
-curieux, et, les prenant à témoin de mes paroles :</p>
-
-<p>— Vous voyez ! dit-il… Vous entendez !… Il
-avoue !</p>
-
-<p>— Oui !… oui !… oui !…</p>
-
-<p>Je vis des bouches m’invectiver, des yeux me
-maudire, des poings se tendre furieux et menaçants
-vers moi… Une femme enveloppée d’un
-châle rouge, et qui tenait une petite lampe à
-pétrole dans sa main, proposa qu’on me mît à
-mort.</p>
-
-<p>— Oui !… oui !… oui !…</p>
-
-<p>Le camelot s’interposa :</p>
-
-<p>— Non !… Il ne faut pas y toucher… Il faut
-qu’il meure sur l’échafaud… Attendons le commissaire
-de police… On est allé chercher le
-commissaire de police…</p>
-
-<p>Un vieil homme hochait la tête… Il dit :</p>
-
-<p>— Est-ce possible !… Il est si faible… Et
-les blessures sont si horribles… La gorge a été
-fendue d’un seul coup !…</p>
-
-<p>— Mais regarde donc sa chemise sanglante,
-réitéra le camelot, ses mains rouges, son visage
-tout barbouillé… Et puisqu’il avoue !…</p>
-
-<p>— C’est vrai !… c’est vrai !…</p>
-
-<p>Le vieil homme s’obstina :</p>
-
-<p>— Je ne dis pas le contraire… Pourtant, il
-est bien faible… Et il paraît idiot !…</p>
-
-<p>— Puisqu’il avoue !… Tu l’as bien entendu !…</p>
-
-<p>S’adressant aux curieux :</p>
-
-<p>— Vous l’avez bien entendu, tous ? demanda-t-il
-d’une voix forte.</p>
-
-<p>— C’est vrai !… c’est vrai !…</p>
-
-<p>— Et il n’est ici que depuis huit jours !…
-Qu’est-ce qu’il est venu faire ici ?… Pourquoi
-est-il ici ?…</p>
-
-<p>— C’est vrai !… C’est vrai !…</p>
-
-<p>Ensuite, on parla de la vieille, de ses vertus,
-de sa bonté ; on vanta sa vie pauvre et résignée…
-C’était une sainte… Pour tuer une
-pareille femme, il ne fallait pas avoir de
-cœur !… Il fallait avoir l’âme bien criminelle !…
-Quelques-uns pleurèrent…</p>
-
-<p>Combien de temps cette scène dura-t-elle ? Je
-n’en sais rien. Il arriva que je n’entendis plus
-rien… J’étais engourdi… J’avais comme un
-immense besoin de dormir… Et lorsque le commissaire
-de police entra, suivi de plusieurs
-agents, mon esprit était bien loin de l’hôtel, du
-camelot, du cadavre… Mon esprit était revenu
-au pays, là-bas, à M. Narcisse, à ma mère, à mes
-longues stations contre les vitres de ma chambre…</p>
-
-<p>— Comment vous appelez-vous ?… me demanda
-le commissaire.</p>
-
-<p>— Je ne sais pas… je ne sais pas !… répondis-je.</p>
-
-<p>— Vous ne voulez pas dire comment vous vous
-appelez ?…</p>
-
-<p>— Je ne sais pas !…</p>
-
-<p>Le commissaire grogna :</p>
-
-<p>— C’est bien !… Hum !…</p>
-
-<p>Puis il me laissa sous la garde des agents, il
-examina le cadavre, inspecta la chambre du
-crime, puis la mienne, toujours suivi du camelot
-obséquieux et bavard, qui, sans cesse, répétait :</p>
-
-<p>— Monsieur le commissaire, voilà comment ça
-s’est passé…</p>
-
-<p>Le commissaire de police était un petit
-homme gros et court et qui soufflait comme un
-bœuf. Malgré la gravité de l’affaire, malgré le
-cadavre et le sang il avait une physionomie
-joviale, un air de pochard gai et bon enfant,
-que le souci de sa responsabilité ne parvenait
-pas à rendre sévère. Il ne me fit pas peur. Au
-contraire, son agitation m’amusa extrêmement.
-Il entrait, tournait, virevoltait, sortait, revenait
-et ressortait avec un empressement si comique,
-qu’il ressemblait à un fantoche de pantomime.
-Et le camelot fantoche aussi, mais fantoche
-sinistre, ne le quittait pas d’une semelle, entrait,
-tournait, virevoltait, sortait, revenait et ressortait
-avec lui, toujours bavard et toujours gesticulant.
-Sur le palier, les gens de l’hôtel assistaient
-curieusement à ces allées et venues, ne
-perdant pas un seul des mouvements du commissaire
-et du camelot. Et moi, flanqué de deux
-agents indifférents et silencieux, je faisais comme
-les gens de l’hôtel, sans songer un instant que je
-fusse un des principaux acteurs de ce drame.
-Et je me souvenais que, jadis, étant enfant,
-j’avais vu, dans des baraques de la foire, des
-scènes pareilles, dont le burlesque n’était peut-être
-pas si intense, et ne diminuait pas, aussi
-complètement, la majesté terrible du crime.</p>
-
-<p>Lorsque le commissaire se fut enfin rendu
-compte et du meurtre de la vieille, et de la disposition
-des lieux, il ordonna aux curieux de se
-retirer chacun chez soi… Puis, s’adressant au
-camelot, qui lui soufflait dans le dos je ne sais
-quelles dénonciations :</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que vous foutez ici, vous ? Allez-vous-en !…</p>
-
-<p>Mais le camelot résistait :</p>
-
-<p>— Puisque je l’ai vu, monsieur le commissaire !
-Ma présence ici est indispensable. Je suis
-le seul témoin !… Puisque j’ai tout vu.</p>
-
-<p>— Comment vous appelez-vous ?</p>
-
-<p>— Isidore Borgne, monsieur le commissaire.</p>
-
-<p>— Hum ! Hum !… Et qu’est-ce que vous faites ?</p>
-
-<p>— Je suis camelot…</p>
-
-<p>— Ah ! ah !… Qu’est-ce que vous faites, nom
-de Dieu ?</p>
-
-<p>— Je vends des plans de Paris…</p>
-
-<p>— C’est bien !… Foutez-moi la paix, maintenant…
-Et si j’ai besoin de vous… je vous ferai
-appeler…</p>
-
-<p>— Mais, monsieur le commissaire !…</p>
-
-<p>Le brave commissaire se fâcha, devant cette
-insistance, et appelant un agent :</p>
-
-<p>— Empoignez-moi ce lascar-là, ordonna-t-il…
-Et surveillez-le !…</p>
-
-<p>Le camelot protesta pour la forme :</p>
-
-<p>— Je suis un bon citoyen, moi… Ça ne se
-passera pas comme ça !…</p>
-
-<p>Et il se remit docilement, mais un peu effaré,
-aux mains de l’agent…</p>
-
-<p>Lorsque le palier fut déblayé, le commissaire
-referma la porte de la chambre qu’éclairaient
-maintenant deux bougeoirs, posés sur la cheminée,
-et une lampe à pétrole, sur une petite
-table encombrée, je me rappelle, de chiffons
-rouges. J’étais toujours flanqué de mes deux
-agents, et le cadavre gisait à mes pieds, sur le
-plancher où la mare de sang s’élargissait… Le
-magistrat prit une chaise, s’assit en face de moi,
-s’épongea le front, souffla… Et, après m’avoir
-considéré avec attention durant quelques
-secondes, il dit :</p>
-
-<p>— Voyons ça !… voyons ça !… A nous deux,
-maintenant.</p>
-
-<p>Je n’étais pas ému… Et même, à cette minute
-tragique, j’avais l’esprit très libre… Je dois
-avouer aussi que le cadavre ne me terrifiait
-plus… Il ne me donnait pas d’autre idée que
-celle d’un vieux meuble brisé, d’un vieux tapis
-déchiré… Non, en vérité, je n’avais plus la sensation
-que cette chose inerte eût été une personne
-vivante… Toute ma curiosité allait vers
-le commissaire, vers sa face ronde et couperosée,
-où l’alcool avait déposé des couches de
-bistre, vers sa chaîne de montre qui pendait sur
-son gros ventre, et vers son pantalon qui, tendu
-sur ses larges cuisses courtes, faisait, aux jarrets
-ployés, des rides crapuleuses… Pas une
-seconde, en le regardant curieusement, comme
-on regarde une caricature, je ne songeai qu’il y
-eût, sous ce visage vulgaire, en ce grotesque
-exemplaire d’humanité déformée, qu’il y eût une
-force sociale… plus qu’une force sociale, mais la
-société tout entière, avec ses droits implacables
-de juger et de punir !…</p>
-
-<p>J’y ai pensé depuis, bien des fois, à cette
-fiction abominable et terrifiante qu’on appelle :
-la société !… Et bien des fois, je me suis
-demandé par suite de quelles déformations
-morales, de quelles aberrances intellectuelles,
-ceux à qui la prétendue société délègue ses
-droits arbitraires de juger et de punir, ont-ils,
-tous, un air de parenté physique, une ressemblance
-matérielle qui fait que depuis plus de
-deux mille ans, toutes les faces de juges sont
-pareilles, et portent les mêmes tares sinistres
-d’iniquité, de férocité, et de crime !…</p>
-
-<p>Cette observation ne s’applique pas à mon
-commissaire de police dont le visage, au lieu
-des tares professionnelles, se contentait de
-montrer des tares d’alcoolique, et une laideur
-rubiconde si joyeuse qu’il ne me vint pas à
-l’idée de trembler devant lui, comme quiconque,
-innocent ou coupable, doit trembler, jusqu’au
-tréfonds de ses moelles, devant le juge qui l’interroge…</p>
-
-<p>J’examinais donc le brave commissaire, et je
-ne le voyais plus dans la chambre où il était
-assis devant moi, c’est-à-dire, dans sa fonction
-sociale ; je le voyais dans sa fonction humaine,
-c’est-à-dire au petit café où il devait, tous les
-jours, enluminer sa trogne et vernir ses joues et
-perdre, de plus en plus, dans la joie de boire,
-dans le rêve charmant d’être saoul, la cruauté
-de son métier… Et je l’aimais véritablement
-d’être un ivrogne, car les ivrognes sont de
-braves gens, et, toujours, d’admirables poètes.</p>
-
-<p>Tout à coup, le commissaire me demanda :</p>
-
-<p>— Allons, voyons, dites-moi pourquoi vous
-avez tué cette vieille femme ?</p>
-
-<p>Je n’avais pas bien compris cette question,
-qu’il m’avait posée d’une voix soufflante et
-brouillée. Je dis machinalement :</p>
-
-<p>— Je voulais en avoir le cœur net.</p>
-
-<p>Le commissaire s’ébroua comme un cheval.</p>
-
-<p>— Comment, le cœur net ? fit-il. Le cœur net
-de quoi ? Vous vouliez la violer ?…</p>
-
-<p>— Oh ! monsieur le commissaire…</p>
-
-<p>— Enfin, expliquez-vous !… Quoi ? Qu’est-ce
-que vous entendez par votre cœur net ?</p>
-
-<p>Et, sans me donner le temps de répondre,
-brusquement :</p>
-
-<p>— Comment vous appelez-vous ?</p>
-
-<p>Je me nommai.</p>
-
-<p>— Et qu’est-ce que vous faites ici ?</p>
-
-<p>Je le lui dis.</p>
-
-<p>— Quel âge avez-vous ?</p>
-
-<p>— Vingt ans !</p>
-
-<p>— Et d’où venez-vous ?</p>
-
-<p>Alors, je racontai mon pays, ma mère, monsieur
-Narcisse, mon petit chien Bijou, ma
-maladie, notre voyage à Paris, et les vieux amis
-de ma famille, et la terreur que j’avais eue, dès
-le premier jour, dans l’escalier de la maison
-meublée…</p>
-
-<p>Le commissaire ponctuait chaque phrase
-d’exclamations comme celles-ci : « Bon ! Bon !
-Diable !… Diable ! » et il soufflait comme une
-forge !</p>
-
-<p>Lorsque j’eus terminé mon récit :</p>
-
-<p>— C’est bien curieux !… fit-il, c’est curieux !…
-Une jeune femme, mon Dieu… que vous l’ayez
-tuée, je ne l’excuserais pas… mais je le comprendrais…
-Dans la passion, on ne se connaît
-plus… Va te faire fiche ! Mais une vieille comme
-celle-ci !… Ma parole d’honneur, c’est trop
-fort !… Vous êtes donc fou ?…</p>
-
-<p>— Mais je ne l’ai pas tuée, monsieur le commissaire,
-criai-je de toutes mes forces. Ce n’est
-pas moi qui l’ai tuée !…</p>
-
-<p>— Alors, qu’est-ce que vous me chantez depuis
-une demi-heure ? Qui est-ce qui l’a tuée ?…</p>
-
-<p>— Je ne sais pas !…</p>
-
-<p>Le commissaire se leva, me prit par les
-épaules, me regarda fixement :</p>
-
-<p>— C’est le camelot, hein !… Allons, dites-le !…
-Mais dites-le donc !…</p>
-
-<p>— Mais non… je ne sais pas… je n’ai rien
-vu… Et c’est pour cela, monsieur le commissaire,
-que je voulais en avoir le cœur net !</p>
-
-<p>Le commissaire réfléchit, puis, prenant une
-résolution brusque :</p>
-
-<p>— Tout cela n’est pas clair ! dit-il… Je vais
-vous mener au Dépôt… Je vais mener aussi le
-camelot au Dépôt… Vous vous débrouillerez
-devant le juge d’instruction.</p>
-
-<p>Et il ordonna aux agents :</p>
-
-<p>— Au Dépôt, tout le monde !… Par le flanc
-droit, arche !…</p>
-
-<p>Je fus donc conduit au Dépôt. Durant la route,
-le camelot ne cessa de protester :</p>
-
-<p>— Je suis un citoyen français !… Je me
-plaindrai à Rochefort !…</p>
-
-<p>Il y avait eu, dans la journée, une rafle de
-malfaiteurs et de filles publiques. Toutes les
-salles de cette abominable prison étaient encombrées,
-pleines de figures assez sinistres, il est
-vrai, mais dont j’eus plus de pitié que d’horreur.
-Je n’essaierai pas de dépeindre la saleté et la
-malodeur de ces salles. Cela dépasse toute imagination,
-et je ne crois pas qu’il y ait, dans la
-langue, des mots assez forts, assez vengeurs,
-pour en donner l’idée. L’impression sur ma personne
-physique fut telle que je faillis m’évanouir.
-Il me sembla que je venais de recevoir, d’un
-coup, le choc de toutes les maladies mortelles.
-De fait, l’air chargé de miasmes trop lourds
-était irrespirable. Il s’agglutinait à mes bronches
-comme de la matière solide, âpre et gluante.</p>
-
-<p>Quant à l’impression morale que j’en ressentis,
-ce fut pire encore. Longtemps, je fus accablé
-comme sous le poids d’une chose trop pesante
-et douloureuse.</p>
-
-<p>Ce qui, dans ce grouillement humain, apparaît
-plus que le vice et le crime, c’est la pauvreté, la
-détresse infinie où la société peut précipiter des
-êtres vivants et qui ont, si rudimentaires, si
-déformés qu’ils soient, un cerveau et un cœur,
-de la pensée et de l’amour !… Ces deux choses
-mystérieuses et qui font la créature humaine,
-il n’est pas un regard où je ne les aie reconnues,
-même aux yeux des plus brutes et des plus
-déchus !… Et ces êtres qui, malgré tout conservent
-dans les ténèbres de leur raison et de
-leur conscience, une petite lueur, ou plutôt un
-reflet pâle et trouble de cette lueur d’humanité,
-on les traite comme on n’oserait pas traiter des
-rats ou des cloportes !… Ici, dans la promiscuité
-hideuse de ces salles, tous les âges sont confondus…
-A côté des vagabonds endurcis, des
-vieux routiers de la débauche et du crime, se
-voient des enfants, de pauvres enfants de douze
-ans, à qui il serait facile, pourtant, d’éviter de
-pareils contacts et qui, bien souvent, gardent,
-d’une seule journée ou d’une seule nuit passée
-dans cet enfer, une flétrissure éternelle… Ils sont
-entrés, ignorants et aussi purs qu’il est possible
-à de petits abandonnés de l’être, et ils en sortent,
-souillés dans leur corps, quelquefois, dans
-leur âme, toujours ! C’est l’apprentissage, par
-l’État, par la justice de l’État, du bagne et de
-l’échafaud.</p>
-
-<p>Parmi toutes ces créatures de hasard, parquées
-plus barbarement que des bêtes dans cette geôle
-immonde du Dépôt, je ne doutai point qu’il s’en
-trouvât beaucoup d’innocents comme je l’étais
-moi-même, et, d’autres, plus douloureux encore,
-dont le seul crime était que devant tant de
-maisons, tant de magasins gorgés, tant de
-richesses gaspillées, ils n’eussent ni un abri, ni
-un vêtement, ni un morceau de pain !… Et, à
-l’aspect frémissant de toutes ces misères je me
-souvins avoir vu, il n’y avait pas trois jours, ce
-drame effrayant… mais combien banal, et de
-tous les jours !</p>
-
-<p>Ce matin-là, à mon heure habituelle, je me
-rendais, obéissante machine, à mon bureau. Il
-pleuvait… Une de ces petites pluies parisiennes
-si lentes, si tristes et qui vous traversent l’âme,
-plus encore que le vêtement. Dans la rue,
-pleine de flaques, devant la boutique d’un épicier,
-il y avait un gros tas d’ordures… Les gens
-allaient et venaient, courbés sous des parapluies
-luisants, et l’eau, jaune et sale, gargouillait dans
-les ruisseaux. Un chien passa qui, ayant flairé le
-tas d’ordures, continua sa route, dédaigneusement,
-dans sa jugeotte impeccable de chien,
-sans doute : il avait compris qu’il n’y avait rien
-pour lui. Ensuite, une vieille femme, vêtue de
-guenilles, le visage décharné, survint, marchant
-péniblement sur le trottoir. Ce qui lui servait
-de vêtements ruisselait de pluie, alourdissait
-encore son allure lourde et chancelante… Elle
-avisa le tas qu’avait méprisé le chien, s’arrêta,
-courba son échine très âgée, et se mit à fouiller
-dans l’ordure avec ses mains. Que cherchait-elle ?
-Comme tous les pauvres maudits qui gardent,
-en eux, l’impossible espoir des trouvailles libératrices
-et qui voient luire la fortune dans les
-déchets, dans les vomissures des maisons, peut-être
-espérait-elle trouver un objet de prix qu’elle
-aurait pu vendre, ou simplement un morceau
-de pain qu’elle aurait pu manger !… Je la
-regardais avec une curiosité pitoyable, et la
-pluie qui tombait plus fort, à ce moment,
-s’acharnait sur sa robe qui, collée, laissait voir
-sa déplorable ossature… Sa main fouillait,
-comme un crochet, l’ordure… Tout à coup, elle
-agrippa une orange dont la moitié était pourrie
-et couverte de moisissures !… Elle en essuya
-l’ordure sur l’ordure de sa manche et vivement,
-avec un geste d’affamée, elle la porta à sa
-bouche, et se mit à la manger avidement, voracement,
-gloutonnement… J’eus le cœur étreint
-par une grande angoisse… Je n’avais pas imaginé
-que les pauvres en fussent arrivés à cette
-infamie de la pauvreté qui leur jetait la bouche
-aux ordures de la rue !… Je tâtai si j’avais
-quelques sous dans ma poche, et y trouvant une
-pièce de cinq francs, je la donnai à la vieille,
-les yeux pleins de larmes… Alors, la vieille prit
-la pièce du même geste âpre et farouche avec
-lequel elle avait pris l’orange, sans me remercier,
-sans même me regarder… Et, barbotant dans
-les flaques, presque légère, elle traversa la rue et
-se précipita dans la boutique d’un marchand de
-vins où, bientôt, elle disparut… Et j’espérai…
-ah ! oui, je vous le jure, j’espérai avec ferveur
-qu’elle se saoulerait et qu’elle achèterait, avec ma
-pièce blanche, un peu d’oubli et un peu de joie !</p>
-
-<p>J’examinai toutes les figures autour de moi…
-Oui, vraiment, c’étaient des figures de crime,
-parce que c’étaient des figures de faim… Combien
-y avait-il de ces souffrances, des souffrances
-pires, sans doute, parmi tous les guenilleux dont
-les salles du Dépôt étaient pleines !… Et je les
-aimai d’un immense amour !…</p>
-
-<p>Cette nuit-là, dans cette abjecte prison, où il y
-avait de tout, assassins, vagabonds, voleurs,
-ivrognes, j’eus la révélation soudaine que la
-société cultive le crime avec une inlassable persévérance
-et qu’elle le cultive par la misère. On
-dirait que, sans le crime, la société ne pourrait
-pas fonctionner. Oui, en vérité, les lois qu’elle
-édicte et les pénalités qu’elle applique, ne sont
-que le bouillon de culture de la misère… Elle
-veut des misérables, parce qu’il lui faut des
-criminels pour étayer sa domination, pour
-organiser son exploitation !… Et j’ai compris
-que celui-là qui, une fois poussé au crime par
-la nécessité de vivre, est tombé dans le crime
-ne peut plus se relever du crime, jamais, jamais.
-La société l’y enfonce, chaque jour, à chaque
-heure, plus avant, plus profondément… Elle est
-semblable à ce passant, sur la berge d’un
-fleuve, à ce passant qui, voyant un noyé se
-débattre et l’appeler, lui jetterait des pierres et
-des pierres, afin qu’il disparaisse à jamais dans
-les ténèbres de l’eau !…</p>
-
-<p>Toute la nuit, je demeurai silencieux, dans un
-coin de cette salle qu’éclairait funèbrement un
-bec de gaz dont la flamme vacillait sous l’orage
-des voix… Des gens me frôlèrent, des gens me
-bousculèrent ; d’impudiques vieillards, avec des
-yeux de fous, me soufflèrent dans l’oreille des
-mots abominables. Je ne disais rien… je regardais,
-et mon âme, de plus en plus, descendait
-en des tristesses profondes…</p>
-
-<p>Et le camelot allait et venait, important,
-bavard, tutoyant tout le monde… Il avait
-retrouvé là de vieilles connaissances… de vieux
-amis de crime…</p>
-
-<p>Ce n’est qu’au matin que, malgré les interrogatoires
-du commissaire de police, j’eus enfin la certitude
-qu’il avait assassiné la vieille aux tapisseries.</p>
-
-<p>— Oui, oui ! Je comprends maintenant… c’est
-lui !… c’est lui !…</p>
-
-<p>Et je me dis encore :</p>
-
-<p>— Après tout, il a peut-être bien fait de la
-tuer. Je ne sais pas… Je ne le dénoncerai pas…
-Ah ! ma foi, non !… Qu’ils s’arrangent tous les
-deux, la justice et lui !</p>
-
-<p>Je n’avais pas bougé de mon coin, pris, tout
-entier, par l’imprévu de l’aventure et du spectacle
-si nouveau qui s’offrait à moi. Je puis dire
-que c’était la première fois que je voyais de la
-misère, de la misère totale, et comme il n’en
-existe réellement qu’à Paris.</p>
-
-<p>En province, dans les petits bourgs et dans la
-campagne, la misère n’est que relative, parce
-que, riche ou pauvre, tout le monde s’y connaît…
-Et puis, les champs, les forêts, les vieilles
-masures abandonnées, les huttes de cantonnier,
-les troncs des arbres morts, ont, tout de même,
-de l’hospitalité !… Les vagabonds trouvent des
-cavernes pour s’y tapir, des fruits aux arbres,
-et dans les maisons, presque toujours, un morceau
-de pain… A Paris, ils ne trouvent rien.
-Les individus ont trop de hâte, trop de fièvres,
-trop d’affaires, pour songer à être bons. L’État
-fait de la charité une sorte de citadelle inaccessible.
-Pour y parvenir, il faut des mots de passe
-qu’on ignore, des cartes d’identité, il faut passer
-par des filières administratives, des stations dans
-les bureaux, être électeur, payer des contributions,
-posséder des certificats de bonne vie et
-mœurs, pour avoir droit à un secours !… A
-Paris, on ne peut se payer le luxe d’être
-pauvre, qu’à la condition d’être riche !… Le
-Dépôt, c’était véritablement, pour moi, la fissure
-de lumière par où je plongeais jusqu’au fond du
-gouffre de misère… Et je fus effrayé… et je
-sentis, en mon âme, comme un découragement !</p>
-
-<p>Près de moi, il y avait un homme qui n’avait
-pas bougé, non plus, de toute la nuit. Il était là,
-quand j’étais entré. Il se tenait assis, sur le plancher,
-le dos appuyé au mur, la tête dans ses
-mains, et il paraissait dormir… Je ne fis pas
-d’abord attention, étant trop occupé de moi-même,
-et du camelot, et des figures sinistres
-qui allaient et venaient ainsi que des bêtes
-fauves dans des cages. Ce ne fut que vers le
-matin, lorsque le gaz s’éteignit, qu’il remua un
-peu ses jambes, raidies par l’immobilité, et
-qu’il recula, contre la muraille, ses épaules
-meurtries et ankylosées… Je le vis alors, je vis
-son visage, si tant est qu’on puisse dire de cette
-face humaine que ce fût un visage : des yeux
-las et comme voilés, une peau fripée et jaune,
-une courte barbe, terne et rare, qui ressemblait
-plutôt à une maladie dartreuse qu’à une barbe.
-Lui aussi me vit, du moins il me regarda ; il
-me regarda longtemps et fixement, sans que
-j’eusse la sensation qu’il me vît. Malgré son
-manque d’expression, ce regard exprimait une
-grande douceur, triste et résignée. Cela venait
-sans doute de ce que le regard étrange de cet
-homme n’exprimait rien, et je remarquai sur
-ses deux prunelles quelque chose de blanchâtre,
-et de pareil à deux petites taies, qui en brisaient
-l’éclat intérieur.</p>
-
-<p>— Je ne te vois pas bien !… me dit-il. Mais
-tu as l’air tout jeune… et tu n’as pas de barbe…
-Et sûrement tu n’es jamais venu ici !… Pourquoi
-es-tu ici ?</p>
-
-<p>Bien que je fusse heureux qu’on m’adressât
-la parole, et que ma pensée eût un contact avec
-une autre pensée humaine, je répondis, brièvement,
-et de façon à rompre tout entretien :</p>
-
-<p>— Je ne sais pas !</p>
-
-<p>L’homme hocha la tête et son dos oscilla
-contre le mur.</p>
-
-<p>— Tu ne sais pas ! fit-il… sans doute ! On ne
-sait jamais pourquoi l’on est ici ! Tu ne veux pas
-parler ?</p>
-
-<p>— Si !… je veux bien parler.</p>
-
-<p>— Alors, pourquoi me dis-tu des bêtises,
-avec un air de crainte… Est-ce que je te fais
-peur ?…</p>
-
-<p>— Non… Tu ne me fais pas peur !…</p>
-
-<p>— Alors, pourquoi es-tu ici ?…</p>
-
-<p>Je m’enhardis :</p>
-
-<p>— Je suis ici… parce que dans la maison que
-j’habite une vieille femme a été assassinée !…</p>
-
-<p>— Tous les jours, on assassine des vieilles
-femmes. Ça n’est pas une raison.</p>
-
-<p>Après un silence de quelques secondes, il
-ajouta :</p>
-
-<p>— Tu habites une maison ?… Tu as de la
-chance, toi !… Approche un peu, que je te voie
-mieux. Ton visage est tout brouillé… Quel
-âge as-tu ?</p>
-
-<p>— Vingt ans… Et toi ?</p>
-
-<p>— Oh ! moi, je n’ai plus d’âge !… Depuis trois
-années, les minutes me semblent si longues, si
-éternelles, que je crois bien que j’ai vécu, au
-moins, quarante ans !… Et je n’ai pas de maison
-non plus, je n’ai rien… Que fais-tu ?</p>
-
-<p>— Je suis employé dans une maison de
-banque… Et j’aligne, sur des pages, des chiffres
-auxquels je ne comprends rien !…</p>
-
-<p>— Tu as de la chance !</p>
-
-<p>— Voilà seulement huit jours que je suis à
-Paris !… Et toi, qu’est-ce que tu fais ?</p>
-
-<p>— Moi, je dors sur les bancs des jardins
-publics. Mais c’est un métier difficile et plein de
-dangers, j’y renonce. Autrefois, je chantais et je
-disais des vers dans des cabarets de Montmartre…
-Mais les vers étaient trop tristes…
-et j’étais trop mal vêtu !… On exigeait que
-j’eusse une redingote tombant sur mes talons,
-un pantalon à la houzarde, une cravate à triple
-torsion… et des cheveux je ne sais comment !…
-Au bout de quelques soirs, on n’a plus voulu de
-moi… et l’on m’a mis à la porte… Comprends-tu ?</p>
-
-<p>— Je ne comprends pas bien ce que tu dis !…
-Tu chantais des vers ?…</p>
-
-<p>— Hé oui !</p>
-
-<p>— Des vers de toi ?</p>
-
-<p>— Bien sûr !</p>
-
-<p>— Alors, tu es poète ?…</p>
-
-<p>— Regarde ma peau fripée, et le creux de mon
-ventre, et mes guenilles… Est-ce que je n’ai
-pas l’air d’être poète ?… Regarde-moi mieux,
-toi qui habites une maison… Je suis presque
-aveugle… Une nuit que j’avais dormi, au bord
-de la Seine, derrière un tas de pierres, je me suis
-réveillé avec des yeux qui ne voyaient plus !…
-qui ne voyaient presque plus… C’est peut-être
-la vingtième fois qu’on m’amène ici !… Car je
-suis si pauvre, si indiciblement pauvre, que je
-n’ai même plus le droit de dormir quelque
-part !… Quand je suis trop fatigué, et que je
-m’étends sur un banc, ou sous l’arche d’un pont,
-on me ramasse… Il paraît que j’ai volé quelque
-chose à la société !…</p>
-
-<p>Il eut un sourire d’une tristesse charmante,
-et il reprit :</p>
-
-<p>— Aujourd’hui, je passerai devant des juges…
-Et ils me diront : « Ah ! c’est encore vous !…
-Nous n’en pouvons plus de vous condamner ».
-Et ils me renverront… Les prisons ne veulent
-plus de moi… Elles refusent de me nourrir…
-Je ne leur fais pas honneur, n’ayant jamais
-commis de crime !… Qui est-ce qui a tué la
-vieille femme pour le meurtre de qui tu es ici ?</p>
-
-<p>— Je ne sais pas !… Veux-tu que je te raconte ?</p>
-
-<p>— Je n’y tiens pas… Cela ne m’intéresse
-point… Il y a tant de vieilles femmes qu’on tue,
-chaque jour, dans Paris !… Je te demandais cela
-pour dire quelque chose, et aussi parce que je
-voudrais que ce fût moi qui l’aie tuée !…</p>
-
-<p>— Toi ! pourquoi, toi ?…</p>
-
-<p>— Parce que j’aurais une maison, une gamelle
-et, sur le corps, un peu de laine chaude…
-Je rêve du bagne comme d’un palais… On doit
-y être bien !… Mais je suis trop lâche !… La vue
-d’un couteau me fait trembler !… Et je m’évanouis
-à l’odeur du sang !… Oui ! les assassins et
-les voleurs sont des hommes heureux… Ils peuvent
-vivre !… Moi, qui ne puis me résoudre à
-tuer et à voler, je vais… je vais comme ces
-chiens perdus, fouillant ci, vautrés là… dans
-le froid, dans le vent… dans la pluie, dans la
-nuit !…</p>
-
-<p>Il fit de sa casquette une sorte de tampon qu’il
-inséra entre le mur et son dos…</p>
-
-<p>— Dis donc ?…</p>
-
-<p>Comme je n’avais pas répondu :</p>
-
-<p>— Dis-donc ? répéta-t-il… M’écoutes-tu ?…</p>
-
-<p>— Oui, je t’écoute… Mais j’ai trop de peine à
-entendre tes paroles !… Tu me fais pleurer !…</p>
-
-<p>— Eh bien ! écoute encore ceci… après, tu
-pleureras à ton aise, et moi je me rendormirai,
-car je n’ai pas assez dormi… Dis donc…</p>
-
-<p>— Je t’écoute…</p>
-
-<p>— Quand nous serons libres, tous les deux,
-toi et moi… tu me feras une petite place dans
-ta maison.</p>
-
-<p>— Je veux bien !</p>
-
-<p>— Et puis, tu tueras des gens riches… et si
-l’on te pince, je dirai que c’est moi qui les ai
-tués !… Comment t’appelles-tu ?…</p>
-
-<p>A ce moment, il se fit, dans la salle, un
-grand tumulte… Des gendarmes venaient
-d’entrer :</p>
-
-<p>— Ah ! zut !… fit l’homme… On vient peut-être
-me chercher… J’aurais voulu dormir
-encore !…</p>
-
-<p>Ce n’était ni moi, ni mon compagnon que les
-gendarmes étaient venus prendre… Mon compagnon,
-alors, se rendormit, et moi je continuai de
-regarder l’affreux drame du Dépôt.</p>
-
-<p>C’est de cette journée que datent la pitié et la
-révolte qui furent, pour ainsi dire, les bases de
-ma vie morale. Ma faiblesse physique, ma timidité
-intellectuelle n’ont jamais permis à ces
-deux sentiments de s’affirmer dans une forme
-active, et j’en ai cruellement souffert… Mais,
-voyez combien le cœur de l’homme est rempli
-d’énigmes et de contradictions douloureuses. La
-créature humaine envers qui j’eusse dû montrer
-le plus de pitié, ma femme, est peut-être la seule
-envers qui je me montrai inexorable. Pas une
-minute, mon dégoût n’a faibli devant sa laideur
-et devant le ridicule de son âme, qui sont, pourtant,
-des choses émouvantes et bien faites pour
-remplir d’adoration et de dévouement les grands
-cœurs…</p>
-
-<p>Ah ! je ne regrette pas cette journée passée au
-Dépôt. Elle m’a permis de voir de la misère que
-l’on ne peut même pas soupçonner au dehors.
-J’ai vu de pauvres petits enfants de six, de huit
-et dix ans, enfermés dans des couloirs étroits,
-obscurs et puants, avec des galvaudeux plus
-âgés et vicieux ; j’ai vu des misères sordides, des
-êtres en loques, hâves, décharnés, d’ambulants
-cadavres, de frissonnants spectres, sortis de
-quels enfers !… Ah ! on se le demande. Quand
-une société enferme dans une telle promiscuité
-de débauches des enfants de six ans avec des
-adolescents déjà corrompus, a-t-elle le droit de
-se plaindre si elle ne récolte, plus tard, que des
-mendiants, des sodomistes et des assassins ?…
-A-t-elle surtout le droit de les punir ?…</p>
-
-<p>A Paris, les philosophes de l’optimisme meurtrier
-ne voient pas la misère… Non seulement
-ils ne la voient pas, ils la nient !…</p>
-
-<p>— Nous avons décrété l’abondance générale,
-disent-ils ; le bonheur fait partie de notre Constitution…
-Il est inscrit sur nos monuments, et
-fleurit gaiement à nos fenêtres, enseigne nationale…
-Il n’est de pauvres que ceux qui veulent
-l’être, que ceux qui, malgré nous, s’obstinent à
-l’être… Ce sont des entêtés !… Par conséquent,
-qu’ils nous laissent tranquilles.</p>
-
-<p>Et comment verraient-ils la misère ?… Paris la
-cache sous son luxe menteur, comme une femme
-cache sous le velours et les dentelles de son
-corsage le cancer qui lui ronge le sein. Pour ne
-pas entendre les cris qui montent des enfers
-sociaux, Paris étouffe le lamento de la misère
-dans l’orchestre de ses plaisirs… Aucune voix de
-pauvre diable ne traverse, ne peut traverser le
-bruit continu des fêtes et le remuement d’or des
-affaires…</p>
-
-<p>Et comment verraient-ils la misère ?… Savent-ils
-seulement qu’il existe, entassés dans des
-demeures trop étroites et malsaines, des milliers
-et des milliers d’êtres humains pour qui chaque
-aspiration d’air équivaut à une gorgée de poison,
-et qui meurent de ce dont vivent les autres ?…
-Le triste poète, à ma gauche, dormait maintenant
-profondément… A ma droite, un homme,
-maigre, au teint plombé, vêtu d’un bourgeron de
-travail, toussait avec de pénibles efforts. Je lui
-demandai pourquoi il était ici et quel était son
-crime :</p>
-
-<p>— C’était la paye hier, répondit-il d’une voix
-sifflante… Je me suis saoulé comme de juste…
-Et je crois bien que j’ai eu des mots avec un
-agent qui me bousculait… Il me semble que je
-l’ai appelé : « Vache !… »</p>
-
-<p>D’abord, j’étais saoul et je chantais. Ensuite,
-pourquoi m’a-t-il rudoyé ?… Je ne lui disais
-rien !… Est-ce qu’il est défendu aux pauvres de
-chanter, maintenant ?… Ce qui m’embête, c’est
-la femme et les gosses, qui ne savent pas, bien
-sûr, ce que je suis devenu et qui doivent me
-croire mort ! Sans ça, mon Dieu, dormir là ou
-ailleurs !…</p>
-
-<p>— Vous avez l’air malade ? lui dis-je. Et vous
-toussez !</p>
-
-<p>— Si je suis malade ?… Parbleu !… Comment
-voulez-vous que je ne sois pas malade ?… Il faudrait
-que vous voyiez notre logement !… L’atmosphère
-est tellement viciée où nous vivons, que,
-chaque matin, quand je me réveille, ayant d’ailleurs
-mal dormi, j’ai toujours la sensation d’une
-petite asphyxie… Ce n’est que dans la rue, en
-allant à mon travail, et après avoir pris deux ou
-trois verres, que, peu à peu, mes poumons parviennent
-à se décrasser des poisons absorbés
-pendant la nuit… Et vous pensez si j’y vais
-gaiement, au travail, avec le front serré, la
-gorge sifflante, l’estomac mal en train, les jambes
-molles !… Et comment voulez-vous aussi
-que les enfants ne soient pas malades !… Et la
-femme, je me demande où elle trouve la force de
-résister à ce lent et continuel empoisonnement.
-Moi, ça va encore, parce que je me saoule de temps
-en temps, et que de me saouler ça me nettoie la
-carcasse… Mais la femme !… Mais les gosses !…
-Ils n’ont pas toujours de quoi manger à leur
-faim !… Ça, c’est vrai, que si je buvais moins,
-ils pourraient peut-être manger plus !… Mais, si
-je ne buvais pas, il y a longtemps que je serais
-mort !… Alors, quoi faire ?… Et c’est sans
-remède, voyez-vous, et c’est abominable ! Si on
-avait de l’air, encore !… Dans les maisons, ou
-plutôt dans les taudis où l’on nous force à habiter,
-il n’y en a pas !… Où en prendre ?… La
-porte s’ouvre sur un couloir ou sur un palier,
-empuanti par les émanations des cabinets et des
-plombs… La fenêtre, elle, donne sur une cour
-profonde, humide et noire comme un puits, où
-flottent, dans l’air déjà irrespirable des grandes
-villes, tous les germes mortels, où tourbillonnent
-tous les pullulements bacillaires que peuvent
-produire les ordures stagnantes et volantes de
-cent cinquante ménages, parqués en d’obscures
-cellules… J’aime mieux ne pas ouvrir et ne respirer
-que nos ordures à nous, que nos poisons à
-nous !… Dame ! n’est-ce pas ?…</p>
-
-<p>— Et, alors ?…</p>
-
-<p>— Alors !… Rien…</p>
-
-<p>— Et les pétitions ?</p>
-
-<p>— Oh ! la la !…</p>
-
-<p>— Et la révolte ?…</p>
-
-<p>— J’en ai soupé… On a fait des révolutions en
-criant : « Du pain !… Du pain !… » On pourrait
-en faire une, en criant : « De l’air !… De
-l’air !… ». Mais, comme les révolutions, jusqu’ici,
-ne nous ont pas donné davantage de pain, il faut
-croire qu’elles ne nous donneraient pas davantage
-d’air pur !… J’aime mieux me saouler,
-quand je puis !…</p>
-
-<p>— Est-ce qu’il n’y a personne qui s’occupe de
-vous ?…</p>
-
-<p>— Il y en a quelques-unes… On ne veut pas
-les entendre… On n’entend jamais que ceux qui
-font les lois… Et toutes les lois sont contre
-nous !… C’est bien simple !… Il faut, à l’homme,
-pour vivre — pour vivre seulement — cent
-mètres cubes d’air pur, par vingt-quatre heures…
-au-dessous de quoi, c’est l’asphyxie… Or, les
-logements — nos logements — n’ont en moyenne
-qu’une capacité de trente mètres… et dans ces
-trente mètres sont entassés la famille, le chien,
-le chat, les oiseaux, — car il faut bien des
-bêtes pour nous aimer, — sans compter les
-fleurs qui exhalent de l’acide carbonique durant
-toute une nuit de huit heures… Ajoutez que,
-le plus souvent, ces trente mètres ne forment
-qu’une seule pièce, tout à la fois cuisine et
-chambre à coucher, que la cheminée ou le
-fourneau rebelle, la lampe qui fume, prennent
-l’oxygène utile et rejettent les gaz dangereux…
-Ajoutez aussi qu’à chaque entrebâillement
-de la porte, entre de l’air qui a passé de
-chambre en chambre, dans toute la maison… de
-l’air qui est allé sentir les alvéoles pulmonaires
-d’un tuberculeux d’en haut, d’un catarrheux
-d’en bas, qui a passé sur de la diphtérie, de la
-fièvre typhoïde, de la scarlatine. Conclusion :
-maladie et misère, et finalement mort… J’aime
-mieux me saouler.</p>
-
-<p>Il fut pris d’une quinte de toux qui lui déchira
-la poitrine… Après quoi :</p>
-
-<p>— Et vous… me dit-il… vous êtes un enfant
-de bourgeois… et vous ne semblez guère plus
-heureux que moi !…</p>
-
-<p>Je répondis gravement :</p>
-
-<p>— Oh ! moi… Depuis que j’ai vu tant de misères,
-je sens bien que je ne serai jamais plus heureux…</p>
-
-<p>Et un immense désespoir entra en moi.</p>
-
-<p>Ce n’est seulement que dans l’après-midi que
-je fus amené chez le juge d’instruction. Le camelot
-m’y avait précédé. Je le vis dans les couloirs
-du Palais de Justice, qui marchait, la tête basse
-et la mine navrée, entre deux gendarmes. Il
-était très pâle et fort abattu… Peut-être avait-il
-avoué son crime ? Peut-être le seul aspect de
-ces inexorables couloirs lui avait-il mis aux
-épaules et dans le cœur cet accablement. Oh !
-ces couloirs ! Le froid glacial et morne de ces
-couloirs !… Et ces visages de justice, plus
-froids encore et plus terribles que ces murs !…
-Et ces visages de douleur, sur lesquels la loi a
-mis ses griffes de torture !… Et comme les pas
-résonnaient cruellement, dans ces longs couloirs,
-entre ces murs nus où l’espérance ne peut
-accrocher ses dernières loques !… Que de dos
-tristes, de dos vaincus !… Et que de bouches de
-proie aussi, les bouches aux mauvaises paroles,
-les bouches aux mensonges féroces !… Et
-comme les robes des juges et des avocats soufflent,
-dans leur vol sinistre ; un vent qui fait
-frissonner !…</p>
-
-<p>En croisant le camelot, j’eus réellement pitié
-de lui… Bien sûr, il avait tué la vieille femme
-aux tapisseries… Je ne pouvais plus douter de
-son crime… Mais qu’était cette vieille femme,
-que faisait-elle, à quoi était-elle utile dans la
-vie ?… Je l’avais rencontrée deux fois dans
-l’escalier de l’hôtel. Elle m’avait paru revêche
-et grognonne, et, tout de suite, j’avais détesté
-ses lèvres sèches et ses deux petits yeux cruels…
-Le camelot, lui, en dépit de certaines tares de
-misère, semblait un joyeux drille… Il avait un
-air de bonhomie gouailleuse, de cynisme bon
-enfant qui m’était plutôt sympathique… Bien
-des fois, en sortant de sa chambre, il chantait
-des airs gais, de sautillants refrains, indice,
-après tout, d’une conscience calme et sans
-haine… En tuant la vieille, il avait peut-être
-des raisons profondes, si profondes, qu’il ne les
-soupçonnait même pas…</p>
-
-<p>J’ai souvent pensé, depuis ces heures troublées,
-où tant et tant de choses avaient surgi en moi et
-devant moi, j’ai pensé que l’assassinat pouvait
-bien être, comme la tempête, comme les épidémies,
-une loi mystérieuse, une force économique
-de la nature. La nature, dont nous ne connaissons
-pas, dont nous ne connaîtrons jamais les
-desseins, élit certains hommes, arme certains
-bras, pour des suppressions nécessaires, pour
-des équilibres vitaux indispensables… Il y a
-des assassinats que je ne m’explique que comme
-une sorte de volonté cosmique, que comme un
-rétablissement d’harmonie… Aux vivants forts
-et joyeux, il faut de l’espace, comme il en faut
-aux arbres sains, aux plantes vigoureuses qui ne
-croissent bien et ne montent, dans le soleil,
-leurs puissantes cimes, qu’à condition de dévorer
-toutes les pauvres, chétives et inutiles essences
-qui leur volent, sans profit pour la vie générale,
-leur nourriture et leurs moyens de développement…
-Est-ce qu’il n’en serait pas pour
-l’homme ce qu’il en est pour les végétaux ?…
-Et j’ai souvent protesté. « Mais non, mais non,
-disais-je… L’homme a une faculté de déplacement,
-et la terre est grande !… S’il n’est pas
-bien ici, il peut aller ailleurs… Le végétal, lui,
-est rivé au sol où le retiennent, enchaîné et
-captif, ses racines… Et puis, que sait-on ?…
-Et ne faudrait-il pas mieux abattre les gros
-arbres pour laisser aux petits qui meurent à
-leur ombre, plus d’air, plus de lumière ? »</p>
-
-<p>Ce que je savais, par exemple, au moment où
-je rencontrai, entre les gendarmes, le malheureux
-camelot accablé, c’est que son crime ne
-m’effrayait pas, ne m’effrayait plus… Mieux, je
-le considérais comme une victime inconsciente
-de la nature… Et si j’avais pu le sauver du
-châtiment, je l’eusse fait avec une grande joie…
-C’est que je sentais naître en moi un sentiment
-encore confus, un sentiment qui, par la suite,
-fut la philosophie de mon existence et que je
-puis traduire ainsi : « Il faut être toujours pour
-ce qui vit, contre ce qui est mort ».</p>
-
-<p>Quant à moi, fort de mon innocence, ignorant
-encore ce que l’appareil judiciaire recouvre de
-ruses, de parti pris et de mensonges, je n’avais
-aucune peur… Je m’étais habitué à l’hostilité
-de ces murs, de ces couloirs, de ces visages, et
-ce fut d’une chair tranquille et d’un cœur indifférent
-que j’entrai chez le juge d’instruction.</p>
-
-<p>C’était un petit homme gras et rose, un peu
-chauve, sans lunettes, sans barbe et dont la
-main gauche, vulgaire, boulue et courte, était
-ornée de bagues barbares. Un être quelconque,
-un passant, rien !… Oui, cet homme qui jugeait
-les hommes, qui disposait, à sa volonté, de leur
-fortune, de leur honneur et de leur vie, me
-parut être cette apparence vague, cette ombre
-anonyme, ce furtif reflet d’humanité, qu’on
-appelle un passant… Ni sur lui, ni en lui, il ne
-portait aucun signe physique ou moral de sa
-puissance formidable… Il était juge, comme il
-aurait pu être médecin, épicier, notaire ou
-restaurateur… En vain, je cherchai en lui quelque
-chose par où il dépassât le niveau du contribuable
-et de l’électeur. Je n’y trouvai que
-les tares ineffaçables de la médiocrité… Il ne
-me troubla pas.</p>
-
-<p>Dès que j’eus été introduit, les gendarmes se
-retirèrent… Le juge écrivait… Il écrivait peut-être
-un arrêt de mort, et ses gros doigts n’avaient
-pas un frémissement… Tout d’abord, il ne
-leva pas les yeux sur moi… Il était tassé dans
-un fauteuil à dossier bas, et ce que je voyais le
-mieux de lui, c’étaient son crâne rose sous les
-poils rares, et les bagues de sa main… Je voyais
-aussi sa paupière gauche, armée de longs cils,
-une paupière plissée qui remuait, comme un
-petit morceau d’étoffe dans un courant d’air…
-En face de lui, devant une table séparée de la
-sienne par une espèce de cartonnier sur le haut
-duquel étaient posés, sans ordre, des dossiers,
-un autre personnage quelconque, un second passant,
-la tête couverte de cheveux ébouriffés, se
-curait les oreilles avec un porte-plume…
-C’était le greffier… Si le juge était gras et rose,
-le greffier était maigre et blafard… La peau de
-son front et de ses joues était pareille à la peau
-fripée d’un vieux gant… Il avait de longues
-jambes croisées sous la table, de longues jambes
-osseuses que terminaient des pieds énormes,
-chaussés de bottines dont les élastiques trop
-lâches bâillaient… Il me regarda, mais d’un
-regard si morne que je n’eus pas conscience
-d’avoir été regardé par quelqu’un de vivant…
-Ses yeux ressemblaient à deux petites lucarnes
-qui n’auraient jamais reflété aucune image,
-aucun coin de ciel… Quand il eut fini de curer
-ses oreilles, il déposa sa plume dans un plumier
-et se mit à ranger quelques papiers, — interrogatoires
-falsifiés, dépositions altérées — avec
-des mouvements brusques.</p>
-
-<p>Et tandis que j’attendais, je songeais :</p>
-
-<p>— Est-il donc possible que ces deux êtres qui
-sont là, devant moi, aient une maison, une
-famille, des amis, des passions ?… Sont-ils
-même vivants ?… Est-ce qu’ils vont au théâtre,
-à la campagne ?… De quelle matière grossière
-sont-ils fabriqués ? Au moyen de quel mécanisme
-remuent-ils les bras, les jambes, la tête ?…
-Souvent, dans les foires de mon pays, j’ai vu,
-sous les tentes d’un jeu de massacre, des fantoches,
-gonflés de son ou de crin, qui semblaient
-vivre, penser, aimer, comprendre davantage
-que ces deux bonshommes-là… Est-ce que
-jamais ils ont parlé d’amour et de rêve à une
-vierge, à une fleur, à un rayon de lune ?</p>
-
-<p>J’aurais voulu les toucher, faire jouer leurs
-articulations, écouter le tic-tac de leur poitrine.</p>
-
-<p>Et la pièce était tapissée d’un papier vert,
-ignoblement vert… et, par l’unique fenêtre aux
-rideaux jaunissants, j’apercevais, sous un ciel
-gris, parmi d’errantes fumées, des toits, des
-cheminées, toute une population difforme de
-tuyaux, de girouettes, d’appareils en zinc, dont
-les mouvements, les girations, me représentaient
-quelque chose de véritablement plus
-humain que ces deux hommes, mornes et glacés,
-ces deux figurations d’hommes, qui étaient là,
-devant moi…</p>
-
-<p>Enfin, le juge ayant cessé d’écrire, appuya
-d’un doigt gras sur un bouton électrique. Un
-huissier apparut, puis s’en alla chargé de
-papiers… Et puis, l’homme gras et rose voulut
-bien remarquer ma présence… Il me regarda
-d’un regard fixe et sans pensée, se renversa sur
-le dossier de son fauteuil, inclina sa tête sur sa
-main chargée de bagues, et, d’une voix fluette,
-acide, il dit :</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que vous faites ici, vous ?</p>
-
-<p>Et, se reprenant, il ajouta :</p>
-
-<p>— Ah ! ah ! Parfaitement, c’est vous.</p>
-
-<p>L’interrogatoire que j’eus à subir fut sans
-intérêt dramatique, et je ne le raconterai pas
-dans sa forme, pour ne point accumuler trop de
-détails inutiles et monotones dans ce récit.</p>
-
-<p>Tout en marquant son complet mépris de ma
-chétive personne et de l’humilité de ma condition,
-je dois dire que le juge, gras et rose, ne
-s’acharna pas trop contre moi, du moins contre
-ma culpabilité. Après un quart d’heure de questions
-humiliantes et de petites tortures criminalistes,
-il finit par me mettre hors de cause dans
-cette affaire. Je compris que je n’étais pas pour
-cet homme un criminel assez retentissant et confortable.
-Je ne lui faisais pas honneur ; je ne
-flattais pas sa vanité de tortionnaire… D’ailleurs,
-il avait trouvé dans le camelot, non pas
-l’idéal du criminel par qui vous viennent la
-notoriété et l’avancement, mais quelqu’un de
-plus malheureux que moi, un être déjà décrié
-par sa vie antérieure. Et c’était, pour un défenseur
-de l’ordre et de la société tel que ce juge,
-une proie meilleure, et par quoi son dilettantisme
-pouvait se réjouir. Et tel fut le peu
-d’estime qu’il avait de moi, qu’il ne jugea même
-pas utile ou glorieux de me confronter avec la
-victime, ni avec l’assassin… Il me traita, je
-puis le dire, sans considération, et par-dessous
-la jambe. Le seul point sur lequel il s’obstina,
-ce fut, par des détours perfides et aussi par des
-menaces, de m’arracher une dénonciation précise
-contre le meurtrier. Vaines furent ses tentatives.
-Par un sentiment de pitié peut-être, et
-peut-être par un simple désir de contradiction,
-j’osai faire l’éloge du camelot, de sa pauvreté,
-de sa gaieté ; de sa complaisance, de ses qualités
-professionnelles que je jugeai admirables… Je
-ne sais si le juge comprit l’ironie, mais il interrompit
-mon éloquence par un : assez ! colère et
-plein de haine. Et, me félicitant d’en être quitte
-à si bon marché, il me renvoya… Le soir, j’étais
-libre !</p>
-
-<p>Je ne voulus pas rentrer à l’hôtel de la rue
-Princesse, et j’allai dîner chez les vieux amis de
-ma famille, auxquels je racontai, non sans un
-certain orgueil, l’incident… Et vraiment, à la
-pensée que j’aurais pu être un assassin, et, peut-être,
-monter sur l’échafaud, les vieux amis sentirent
-naître en eux, au fond d’eux, une véritable
-admiration pour moi… Durant toute cette
-soirée, je connus ce que c’est que la gloire !…
-Ma future femme ne me quitta pas des yeux.
-Avec une avidité surprenante, et comme si je
-lui fusse révélé pour la première fois, elle regardait
-mon visage, mes mains, mon pantalon où
-des taches de sang étaient encore visibles… Et
-elle disait :</p>
-
-<p>— Ainsi, vous l’avez vue, morte !</p>
-
-<p>— Mais oui.</p>
-
-<p>— La gorge ouverte ?</p>
-
-<p>— Mais oui.</p>
-
-<p>— Dans son sang ?</p>
-
-<p>— Mais oui.</p>
-
-<p>— Sur le plancher ?</p>
-
-<p>— Mais oui !</p>
-
-<p>— Ah ! ah ! ah !… Et vous l’avez prise avec
-vos mains ?</p>
-
-<p>— Mais oui.</p>
-
-<p>— Portée dans vos bras ?</p>
-
-<p>— Oui ! oui ! oui !</p>
-
-<p>— Ah !… ah !…</p>
-
-<p>Et les vieux amis ne cessaient de répéter en
-me considérant avec envie :</p>
-
-<p>— C’est quelque chose, ça ! Mazette ! c’est
-quelque chose…</p>
-
-<p>Le père dit, en faisant une grimace dont je ne
-sus pas démêler l’expression :</p>
-
-<p>— Vous serez demain dans les journaux, peut-être…
-Si jeune !… Moi, j’ai quarante-quatre
-ans. Et jamais je n’ai été dans les journaux…</p>
-
-<p>Et la mère, d’une voix étrange, où il y avait
-du regret, des protestations contre le sort, une
-rancune sourde contre l’effacement, l’anonymat
-de son mari, dit aussi :</p>
-
-<p>— Et tu n’as jamais été du jury !…</p>
-
-<p>Il me semble que toutes ces choses sont d’hier.
-Bien que des années et des années aient passé
-sur ces vieux souvenirs, je les ai toujours présents
-à l’esprit. Les brumes de la distance et du
-temps ne les ont point effacés… Ils restent aussi
-précis, nets et clairs, que si les visages et les
-images qui les fixèrent étaient encore devant
-moi… Et, cependant, j’ai cinquante-huit ans,
-c’est-à-dire des siècles, cinquante-huit siècles,
-par la façon dont j’ai vécu… Car je n’ai vécu
-que par la pensée, ne donnant aux événements
-extérieurs et aux hommes qui les accomplissent
-ou qui les font naître, qu’une part minime de
-mes réflexions… A quelles fins et comment,
-au milieu de tant de poussières, tout cela que j’ai
-raconté s’est-il conservé en moi ?… Et pourquoi
-trouvé-je dans le récit de ces petits faits que
-j’aurais dû oublier une sorte de joie amère et
-puissante ?… Je n’en sais trop rien !… C’est
-peut-être comme un désir de vie qui remonte en
-moi, du fond de l’exil de moi-même ; c’est peut-être
-le regret d’avoir tout sacrifié à des rêves
-intérieurs, et de n’avoir pas compris que, seule,
-la vie, même avec ses abjections et ses tares, est
-douée de beauté, puisque c’est dans la vie seule
-que résident le mouvement et la passion !…</p>
-
-<p>Aujourd’hui, il m’est arrivé une chose
-curieuse… En revenant de mon bureau, sans
-doute sous l’influence latente de ces idées, j’ai
-longuement flâné par les boulevards et par les
-rues. Je me suis arrêté aux boutiques… et j’ai
-vu un tas d’objets qui servent aux besoins et
-aux plaisirs des hommes, et auxquels je ne
-comprends rien, tant je suis resté confiné aux
-formes anciennes, et tant j’ai défendu ma porte
-à ce personnage étrange qui s’appelle le Progrès.
-Et je me suis promis dorénavant d’étudier
-ces étalages, où s’étalent, dans une sorte de
-gloire merveilleuse, toutes les formes de la
-sensualité !… A la vitrine d’un magasin, je me
-suis aussi attardé devant des photographies…
-Il y en avait beaucoup de femmes qui montraient
-leurs seins, les dents de leurs bouches impures
-et leurs jambes ; il y en avait d’hommes également,
-qui sont, paraît-il, des écrivains célèbres
-et des artistes renommés : physionomies vulgaires,
-en général, et souvent comiques par la
-pose étudiée, l’arrangement des cravates et des
-yeux, la mise en valeur de certains avantages
-physiques. Parmi toutes ces photographies,
-entre une danseuse, au geste érotique, et un
-poète illustre déjà maquillé d’immortalité éphémère,
-tout à coup, j’ai vu la photographie de
-mon juge… C’est bien lui, car son nom est
-écrit au bas du portrait, sur une bande de
-papier… Bien qu’il soit très vieux, aujourd’hui,
-c’est à peine si sa physionomie a changé. Il est
-un peu plus chauve, un peu plus tassé ; ses joues
-se sont amollies et tombent ; et les poches de
-ses yeux se sont davantage boursouflées… Mais
-le regard est exactement le même, ce regard de
-passant obscur où, jadis, j’avais vainement
-cherché un reflet d’humanité, un enthousiasme,
-une passion, ou du crime !… Je vois qu’il est
-monté en grade, et qu’il occupe une des plus
-hautes fonctions de la magistrature. Sur combien
-de têtes d’innocents a-t-il marché, par quel
-dédale d’obscurs couloirs a-t-il passé… devant
-quelles puissances a-t-il courbé son échine si
-souple en face des grands, si raide en face des
-petits, avant d’avoir atteint ce sommet où plane,
-maintenant, sa robe rouge !… Il m’est impossible
-de deviner son histoire dans son regard
-qui n’exprime rien… Elle fut sans doute infime
-et banale, comme celle de tous les hommes en
-place… Car, il s’agit pour tout le monde de
-conquérir, au prix des plus viles actions, des
-places toujours meilleures… Pourquoi accabler
-ce juge d’un crime que tous commettent, et
-que, moi-même, dans une petite sphère, j’ai
-commis, comme les autres, et dont je n’ai
-jamais eu de remords ?…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td class="drap">Chez l’illustre écrivain</td>
-<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch1">1</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Une bonne affaire</td>
-<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch2">53</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Un grand écrivain</td>
-<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch3">61</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Littérature</td>
-<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch4">67</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Scène de la vie de famille</td>
-<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch5">75</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">La divine enfance</td>
-<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch6">91</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Sentimentalisme</td>
-<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch7">101</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Il est sourd !</td>
-<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch8">109</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">La peur de l’âne</td>
-<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch9">119</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Tableau parisien</td>
-<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch10">125</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Les mémoires de mon ami</td>
-<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch11">133</a></div></td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap small">4705. — Paris. — Imp. Hemmerlé et C<sup>ie</sup>. (8-19)</p>
-
-
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CHEZ L'ILLUSTRE ÉCRIVAIN ***</div>
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
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-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
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-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
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-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
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-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
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-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
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-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
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-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
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-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
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-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
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-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
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-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
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-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
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-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
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-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
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-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
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-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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