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| author | nfenwick <nfenwick@pglaf.org> | 2025-01-22 11:58:54 -0800 |
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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Chez l'illustre Écrivain - -Author: Octave Mirbeau - -Release Date: November 6, 2021 [eBook #66681] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at - https://www.pgdp.net (This file was produced from images - generously made available by The Internet Archive/Canadian - Libraries) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CHEZ L'ILLUSTRE ÉCRIVAIN *** - - - - OCTAVE MIRBEAU - - OEUVRES INÉDITES - - Chez - l’illustre écrivain - - PARIS - ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR - 26, RUE RACINE, 26 - - Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés - pour tous les pays. - - - - -_Il a été tiré, de cet ouvrage, dix exemplaires sur papier de Chine._ - -_Et cent quinze exemplaires sur papier de Hollande, tous numérotés._ - - -ŒUVRES INÉDITES D’OCTAVE MIRBEAU - -VOLUMES DÉJA PARUS: - - _La pipe de cidre._ - _La vache tachetée._ - - - - -Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays. - -Copyright 1919, by ERNEST FLAMMARION. - - - - -Chez l’illustre écrivain - - - - -I - - Une chambre à coucher, très riche et de très mauvais goût. Mobilier - mi-anglais, mi-Louis XVI. - - L’illustre écrivain est couché. Il parcourt avidement les journaux du - matin. - - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _en froissant un journal_.--Et cette canaille de -Mareuil qui dînait chez moi avant-hier, et qui n’a pas trouvé le moyen -de glisser mon nom dans sa chronique... Elle est forte, celle-là!... -Non, mais ils s’imaginent que je les invite pour mon plaisir!... Elle -est forte, celle-là! - - Entre le valet de chambre. - -LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur, c’est encore un reporter. - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! ah! - -LE VALET DE CHAMBRE.--Celui qui vient, toutes les semaines, interviewer -Monsieur! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! oui, cet imbécile!... Ce qu’il va encore me -raser, celui-là!... Faites entrer. - -LE VALET DE CHAMBRE.--Dans la chambre de Monsieur? - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Dans ma chambre, oui!... Il connaît le salon, la -salle à manger, le fumoir, le cabinet de travail... il connaît la -cuisine, les water-closets... il connaît tout, excepté ma chambre... il -faut bien varier le décor. - -LE VALET DE CHAMBRE.--C’est juste! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Dites-moi!... Avant de le faire entrer, -éparpillez, sur les meubles, sur les chaises, sur les tapis, partout... -des cartes de visite, des invitations... les plus chic... adroitement, -négligemment. - -LE VALET DE CHAMBRE.--Comme toujours. - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et puis, vous irez chercher mon nouveau nécessaire -de voyage. - -LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur part?... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Non... Vous le placerez bien en vue... sur la -table, là... grand ouvert, bien entendu... Enfin, le grand jeu! - -LE VALET DE CHAMBRE.--Oui, Monsieur. - - Le valet de chambre dispose tout selon le rite habituel. - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Vous n’avez rien oublié?... Non!... Faites -entrer... - - Entre le reporter. Petit, gringalet, l’œil louche, le dos servile, - infiniment respectueux; il s’arrête sur le seuil de la porte et - salue... - -LE REPORTER.--Mon cher maître!... Veuillez m’excuser si j’ose, de si -grand matin... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _tendant sa main_.--Entrez donc, cher ami, entrez -donc... - -LE REPORTER, _il s’avance timidement, en faisant des courbettes et des -révérences_.--Excusez-moi... seulement, je... mon cher maître! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Mais non! mais non!... Vous êtes chez vous, ici, -vous le savez bien... D’abord, ce n’est pas comme journaliste que je -vous reçois... c’est comme ami... vous êtes un ami... - -LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN...--Mais si... mais si... Vous êtes un ami... Et -vous avez beaucoup de talent. - -LE REPORTER.--Mon cher maître! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Beaucoup de talent... Votre article d’hier, vous -savez, c’est une page! - -LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Mais asseyez-vous donc, cher ami... vous déjeunez -avec moi, n’est-ce pas? - -LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Si, si... vous déjeunez avec moi... sans -cérémonie, n’est-ce pas?... Des œufs brouillés aux truffes... des -perdreaux truffés... des foies de canard sautés aux truffes... une -salade de truffes... - -LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Mon ordinaire!... Je vous traite en ami... Le duc -de Kau m’a promis aussi de venir déjeuner ce matin... Je serais charmé -qu’il vous rencontrât... Il vous aime beaucoup... vous trouve beaucoup -de talent. - -LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--D’ailleurs, tous ceux à qui je parle de vous vous -trouvent beaucoup de talent... - -LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et maintenant, causons... J’aime tant causer avec -vous!... (_Le reporter jette dans la chambre, autour de lui, des regards -obliques, des regards d’huissier._) Vous regardez ma chambre?... Vous ne -connaissiez pas ma chambre? - -LE REPORTER.--Non, mon cher maître. - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Elle vous plaît? - -LE REPORTER.--Elle est admirable, mon cher maître!... C’est une chambre -de prince!... (_Il tire son carnet. Il s’apprête à prendre des notes._) -Vous permettez? - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tant que vous voudrez!... Mais pas comme -journaliste... Comme ami! - -LE REPORTER, _il tâte chaque meuble, chaque bibelot, et les -note_.--C’est admirable!... c’est admirable!... (_Il examine le -nécessaire de voyage._) C’est merveilleux!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Il est amusant, n’est-ce pas?... Il vient de -Londres... C’est tout à fait nouveau... Cent cinquante-deux pièces!... -Par exemple, c’est cher... Cinq mille. - -LE REPORTER.--Cinq mille!... C’est merveilleux!... - - Il note. - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--J’achète tout à Londres, maintenant... mes -chapeaux... mes bottines... mes cravates... mes parapluies... En France, -on n’a pas de chic!... Et puis, c’est amusant!... J’ai cent trois -cravates! - -LE REPORTER.--Cent trois cravates!... C’est merveilleux!... - - Il note. - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Quarante paires de bottines! - -LE REPORTER.--Quarante paires de bottines!... C’est merveilleux!... - - Il note. - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je vous le répète! C’est comme ami que je vous -donne tous ces détails... C’est pour vous, pour vous seul que vous -prenez toutes ces notes! - -LE REPORTER, _scrupuleux_.--Oh! mon cher maître! (_Il s’attarde aux -invitations éparses..._) Ce n’est pas indiscret? - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Non! puisque c’est comme ami! - -LE REPORTER, _il note toutes les invitations_.--Et quels succès vous -devez avoir dans le monde!... C’est merveilleux! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et si vous saviez comme le monde m’ennuie!... J’y -vais... par mépris! - -LE REPORTER, _il examine une boîte recouverte de broderies_.--Et ça?... -C’est merveilleux! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _négligemment_.--Oui, c’est ma boîte à -mouchoirs!... Elle a été brodée, pour moi, par des femmes du monde. - -LE REPORTER, _vivement_.--Peut-on savoir les noms? - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Oh! ça, non! D’ailleurs, tout le monde les connaît -à Paris... On raconte là-dessus des histoires... Vous savez, on exagère -beaucoup... Il n’y a pas le quart de ce que l’on dit! On ne peut être vu -en compagnie d’une femme jolie et connue sans qu’aussitôt... c’est -dégoûtant!... On exagère, je vous assure, on exagère souvent. - -LE REPORTER, _s’enhardissant_.--Ah! dame, mon cher maître, vous -connaissez le proverbe... On ne prête qu’aux riches!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Sans doute!... Mais cela ne regarde personne! Et -s’il plaît à la princesse de... à la duchesse de... à la marquise de... -de venir chez moi... cela ne regarde personne... D’ailleurs, ce sont des -amies, rien que des amies... il n’y a pas ça entre nous, pas ça!... - -LE REPORTER, _sceptique et enthousiaste_.--Il est bien certain que ça ne -regarde personne... Aussi ne pourrait-on pas, mon cher maître, -adroitement, sans citer de noms... ne pourrait-on pas démentir, par -d’habiles allusions... Enfin, vous savez, je suis à votre disposition. - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Nous verrons, quelque jour... Je sais que je puis -compter sur vous... Je vous donnerai peut-être des notes... il faut -attendre une occasion... la publication de mon prochain roman, par -exemple!... Causons d’autre chose... N’aviez-vous pas quelque service à -me demander? - -LE REPORTER.--Justement!... Vous savez qu’il est beaucoup question de -votre prochain roman? - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Vraiment? On en parle déjà beaucoup!... Quel -ennui!... J’ai tant horreur de la publicité... Être célèbre, si vous -saviez comme c’est fatigant! - -LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Si... si... très fatigant! On ne s’appartient -plus... Ah! que de fois j’ai envié d’être obscur... Tout ce bruit autour -de mon nom m’énerve et me rend malade... Ainsi, on parle de mon -roman?... Déjà?... Et qui donc en parle? - -LE REPORTER.--Mais tout le monde, mon cher maître... Mais tous les -journaux, mon cher maître. - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! vraiment!... Comme cela me désole!... Je ne -lis plus les journaux... je ne lis que vos articles. - -LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et pourquoi les journaux en parlent-ils? - -LE REPORTER.--Ils ont raison... N’est-ce pas là un événement -considérable? - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Sans doute. Je crois, en effet, que mon roman sera -un événement considérable... J’ai, cette fois-ci, carrément abordé un -des problèmes les plus compliqués et les plus éternels, et les plus -particuliers aussi, de l’amour... Je ne puis pas en dire davantage, mais -il y a là une thèse originale et brûlante, qui se développe dans des -milieux mondains, ultra-mondains, et qui soulèvera bien des colères!... -Enfin, je crois que, de toutes mes œuvres, c’est l’œuvre la plus forte, -la plus parfaite, la plus définitive... celle que je préfère, pour tout -dire... Mais je suis bien dégoûté, allez!... Croiriez-vous que tous les -pays, que tous les journaux et toutes les revues de tous les pays se -disputent mon roman!... On m’offre des sommes colossales!... J’ai bien -envie de leur jouer, à tous, un bon tour. J’ai bien envie de ne le -publier qu’en volume... un tirage restreint, pour les amis... des amis -comme vous, par exemple! Hein! qu’en pensez-vous? - -LE REPORTER.--Vous ne pouvez pas faire cela!... Vous ne pouvez pas -priver la patrie d’une œuvre de vous, d’un chef-d’œuvre de vous, mon -cher et illustre maître. Ce serait plus qu’une trahison envers la -patrie, ce serait une forfaiture envers l’humanité... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--C’est ce que je me suis dit... Mais quels tracas! -Quelle souffrance pour quelqu’un qui déteste le bruit!... Où donc aller -pour me soustraire à toute cette agitation du succès!... C’est -inconcevable!... partout où je vais, je suis connu. Et ce sont des -fêtes, des invitations, des acclamations... Imagineriez-vous que, -l’année dernière, dans le désert saharien, j’ai dû subir les -persécutions enthousiastes des caravanes arabes!... Même au désert, il -m’est impossible de garder l’incognito!... C’est à devenir fou!... -J’avais songé à fuir, cette année, dans l’Afrique centrale!... Mais qui -me dit que, là encore, je ne serai pas poursuivi, accaparé!... Est-ce -une vie?... Voulez-vous me rendre un grand service? - -LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--J’ai préparé une note, pas trop longue, concernant -mon prochain roman... Vous la publierez, telle quelle, sous votre -signature... - -LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et j’espère qu’après cela on me laissera peut-être -tranquille!... Vous permettez que je m’habille? (_Il se lève et sonne -son valet de chambre._) Passons dans mon cabinet de toilette... Vous -pourrez prendre des notes, si cela vous amuse, mais comme ami, pour -vous. - -LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! - - Ils passent dans le cabinet de toilette. - -LE REPORTER.--C’est merveilleux!... C’est merveilleux!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ça vient de Londres!... - - La conversation continue. - - - - -II - - Même décor que précédemment. L’illustre écrivain s’habille, aidé de - son valet de chambre. - - -LE VALET DE CHAMBRE, _apportant un lot de cravates et les étalant sur le -lit_.--Quelle cravate monsieur mettra-t-il, aujourd’hui? - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Voyons! Quel temps fait-il?... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Heu!... Heu!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Heu! Heu! Ah!... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Du brouillard, encore!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah!... (_Très sérieux, le front plissé... il -examine une à une les cravates..._) Cette rouge-amaranthe? qu’en -penses-tu? - -LE VALET DE CHAMBRE.--Elle ira bien au teint de monsieur! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Crois-tu? - -LE VALET DE CHAMBRE.--Comment est monsieur, ce matin?... L’âme de -monsieur?... Gaie?... Triste?... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Très en forme!... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Alors, c’est parfait!... Puisqu’elle va au teint -et à l’âme de monsieur?... Et que monsieur songe aussi au brouillard... -Le brouillard atténuera la violence de cette cravate. C’est une cravate -pour temps de brume, ou pour lumière voilée d’automne!... D’ailleurs, -que monsieur l’essaie! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _se frappant le front_.--Mais non! Je ne peux pas! -Je déjeune, ce matin, chez le duc de Broglie! - -LE VALET DE CHAMBRE.--C’est vrai... Diable! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Trop voyante... trop crue... trop sportsman!... -Cherche-moi quelque chose de fondu... de discret... d’académique!... -Dans les noirs, par exemple, les bleus sourds... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Je sais... je sais... (_Après avoir comparé les -cravates._) En voici une qui ne tirera pas de feux d’artifice, chez les -ducs!... (_Il la montre._) On dirait d’une phrase de M. Édouard Rod! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Un peu grave... un peu triste!... Mais, c’est ce -qui convient, en effet. Dieu! que le choix d’une cravate est donc -difficile!... Comme il y faut de la prudence... de la diplomatie... de -la psychologie!... Une connaissance exacte et profonde des milieux! Se -cravater, ça n’a l’air de rien... et c’est un des actes les plus -importants de la vie!... (_Il commence à mettre sa cravate._) On ne sait -pas tout ce qu’une cravate, qui n’est point en situation... peut vous -faire de tort!... Aussi... hein!... ce pauvre Byronnet qui a tant de -talent... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur trouve? - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Certainement, je trouve... Pas le talent que nous -aimons... que nous préférons... parbleu!... Enfin du talent, tout de -même!... (_Moue du valet de chambre._) Il a l’éclat... la force... le -don d’évocation. - -LE VALET DE CHAMBRE.--Je ne dis pas non... mais aucune psychologie!... -Et tout est là!... Monsieur sait bien que tout est là!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! dame!... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur reconnaîtra bien avec moi que M. Byronnet -ne sait pas habiller ses personnages... ni même les déshabiller... Ça, -il ne s’en doute pas... ce cher monsieur! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--C’est vrai!... C’est ce qui l’a perdu!... Byronnet -n’a pas ce que j’appelle «le sens de la cravate». - -LE VALET DE CHAMBRE.--Ni le sens de la chaussette... ni le sens du -pantalon... par conséquent ni le sens de la vie!... M. Byronnet n’a le -sens de rien! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Est-ce drôle que lancé, comme il l’est, dans du -monde chic... très chic... il n’ait jamais pu apprendre ça!... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Ce que monsieur appelle si pittoresquement, et si -justement, le sens de la cravate... Ça ne s’apprend pas!... On l’a... ou -on ne l’a pas!... Monsieur l’a, lui!... D’abord, monsieur a tout!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu exagères... - -LE VALET DE CHAMBRE.--J’exagère!... Quand monsieur nous plante un -adultère... ce n’est pas monsieur qui donnerait à son héros... un -caleçon saumon... comme M. Byronnet... (_Il fait de grands gestes._) Un -caleçon saumon!... Mais c’est énorme!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! ce caleçon saumon!... Le fait est que ce fut -plutôt malheureux! - -LE VALET DE CHAMBRE.--Ça n’a été qu’un cri dans le monde de la -psychologie!... Monsieur se rappelle?... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Oh! Oui!... Quelle hérésie!... Ce pauvre -Byronnet!... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Alors, monsieur doit comprendre... Si c’est pour -m’évoquer un amant, en caleçon saumon, que M. Byronnet possède tant -d’éclat, de force, de don d’évocation!... Eh bien, non!... J’ai le -regret de le dire à monsieur... mais cet éclat... cette force... ce don -d’évocation... je m’en fous. - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Voyons... Joseph... voyons!... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Je m’en fous... je m’en fous!... Monsieur connaît -ma franchise... Monsieur sait que je suis incapable de dire autre chose -que ce que je pense... Eh bien, dire du don d’évocation de M. Byronnet -que «je m’en moque», ce ne serait pas assez dire... C’est «je m’en fous» -qui est l’expression véritable! Que monsieur cherche dans son Boissière -s’il y en a une autre!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! tu es un juge sévère, Joseph! - -LE VALET DE CHAMBRE.--C’est la faute de monsieur!... Pourquoi monsieur -est-il toujours aussi impeccable!... Les adultères de monsieur, c’est la -perfection!... Il n’y a rien à y reprendre, ni dessus, ni dessous... Des -chefs-d’œuvre d’exactitude!... Et quand l’exactitude concorde avec -l’émotion... c’est le génie!... Ce qui est vraiment épatant, chez -monsieur, c’est que les cravates, les bottines, les gilets, les -pantalons des personnages de monsieur sont toujours d’accord avec les -sentiments, les passions, et même les pensées qui les animent!... Tandis -que chez M. Byronnet, jamais... jamais un vêtement ne correspond à un -mouvement de l’âme... Les personnages de M. Byronnet... ce sont de pures -marionnettes... Ils n’ont jamais la chemise de leur état d’âme... Ça -n’est pas humain... Or, moi, je l’avoue à monsieur, en littérature, -c’est l’humanité seule qui m’intéresse... Le reste... c’est du -battage!... Et je m’en fous!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Pourtant... voyons, Zola?... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Je m’en fous!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et Flaubert? - -LE VALET DE CHAMBRE.--Je m’en fous!... Il n’y a que monsieur!... -Monsieur, à la bonne heure!... Parlez-moi de monsieur!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu es trop exclusif, Joseph!... - -LE VALET DE CHAMBRE, _très digne_.--Je ne suis que juste, monsieur!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _il a fini de mettre sa cravate, et il se regarde -longtemps dans une glace_.--C’est vrai!... Elle est parfaite!... Elle -est strictement dans la situation!... Ah! Joseph!... Toi aussi, tu as le -sens de la cravate!... - -LE VALET DE CHAMBRE.--C’est notre métier, monsieur, à tous les deux!... - - Un silence. - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _en boutonnant son gilet_.--Joseph!... Sais-tu à -quoi je pense?... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Non, monsieur. - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je pense à quelque chose d’extraordinaire! - -LE VALET DE CHAMBRE.--Ça ne m’étonne pas!... Tout ce que fait monsieur, -tout ce à quoi il pense... est extraordinaire! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Eh bien! je pense à faire une collection de -cravates. Mais une collection psychologique!... Tu comprends! -Imagine-toi des vitrines... anglaises... Dans ces vitrines, des -étiquettes, de jolies étiquettes, où seraient énumérés tous les -différents états d’âme par où peut passer un homme sensible, instruit et -lettré... Et au-dessous de ces étiquettes, des cravates, des cravates... -correspondant, par leurs formes et leurs nuances, à toutes les formes et -à toutes les nuances de ces états d’âme!... Comme ce serait nouveau, -passionnant, vulgarisateur!... Et vois-tu le catalogue de cette -collection illustré par Jacques-Émile Blanche?... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Je vois très bien cela! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et que dirais-tu d’un gros bouquin, d’un bouquin -de science pure et de pure philosophie, que j’intitulerais: _La -Psychologie de la cravate moderne_?... Car j’en ai assez du roman... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur a raison... Le roman, c’est du -battage!... (_L’illustre écrivain est maintenant habillé et Joseph -tourne autour de son maître en vaporisant sur la jaquette un parfum -discret._) Que monsieur aille déjeuner, tranquillement... Je vais -réfléchir à tout cela!... - - - - -III - - Le cabinet de l’illustre écrivain... Meubles anglais... toujours. - L’illustre écrivain, en élégante tenue de chambre, arpente la pièce, - très recueilli, très grave. Joseph est assis devant un bureau, la - plume à la main. - - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Où en étions-nous?... Ah! oui... (_Dictant_)... -«La table resplendissait»... - -LE VALET DE CHAMBRE, _écrivant_.--«Res...plen...dissait.» (_Il pose la -plume._) Je ferai remarquer à Monsieur que, dix lignes plus haut, nous -avons... déjà... un... «resplendissait»... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu es sûr?... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur ne se souvient plus?... Nous avons... -«les épaules de la marquise resplendissaient»... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Diable!... C’est vrai!... Pas de répétition!... -Voyons, voyons... (_Il cherche._) Que le style est donc difficile!... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Si Monsieur mettait tout simplement: «... -Splendissait... La table splendissait?» C’est plus court, plus neuf, -plus plein... plus hardi, et ça évoque davantage. J’ai vu cela, l’autre -jour, dans une revue belge... C’est très bien! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--«La table splendissait...» Ça n’est pas mal, en -effet... «La table splendissait...» On dirait un hémistiche à la -Heredia... «La table splendissait...» Oui, mais je ne peux pas... -L’Académie condamne cette expression... Cela me ferait du tort!... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur croit-il?... L’Académie est comme ces -vieilles femmes qui font les sucrées et qui aiment qu’on les viole!... A -la place de Monsieur, je n’hésiterais pas! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Non!... non!... Voyons!... «La table...» N’écris -pas, je cherche... «la table, avec ses cristaux taillés et ses -argenteries anciennes, éblouissait...» - -LE VALET DE CHAMBRE.--Heu?... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Aveuglait... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Ho!... Ho!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ce n’est pas ça, hein?... - -LE VALET DE CHAMBRE.--C’est pauvre!... Monsieur voudrait-il de ceci... -«Avec ses cristaux à facettes et ses très anciennes argenteries, la -table était un éblouissement...» - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Répète!... - -LE VALET DE CHAMBRE.--«... Avec ses cristaux à facettes... et ses très -anciennes argenteries, la table était un éblouissement...» - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Oui... c’est peut-être mieux!... Essayons... je -dicte: «... Avec ses cristaux à facettes et ses très anciennes -argenteries... la table... était... un éblouissement!» - -LE VALET DE CHAMBRE.--... «E...blou...issement...» Eh bien, mais!... -voilà!... ça peint!... ça évoque!... et l’on voit tout de suite que l’on -n’est pas chez des mufles! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Continuons... y es-tu?... «Courant sur des fils -invisibles, de pâles orchidées...» - -LE VALET DE CHAMBRE.--«Orchidées...» Monsieur tient beaucoup à... «pâles -orchidées?...» - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Mon Dieu!... «Pâles»!... n’est pas mal... «pâles» -est un très joli mot... un mot très mondain! - -LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur n’aimerait pas: «... de mauves -orchidées»? - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _après avoir réfléchi_.--En effet... c’est plus -précis... plus décoratif... et plus élégant... «... courant sur des fils -invisibles... de mauves orchidées...» Je reprends... «... de mauves -orchidées... étalaient...» - -LE VALET DE CHAMBRE.--Étalaient... étalaient!... Voilà, Monsieur, un -terme fort impropre... Des choses qui courent n’étalent pas... Elles -détalent, tout au plus. - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--«... de mauves orchidées, détalaient...» - -LE VALET DE CHAMBRE.--Oh! Monsieur a pris cette plaisanterie au -sérieux... Monsieur est à pouffer!... Monsieur est à se tordre!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _sévère_.--Tu sais, Joseph, je n’aime pas ces -blagues-là!... C’est idiot!... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Que Monsieur ne se fâche pas!... Que Monsieur -veuille bien m’écouter!... J’ai, je crois, une phrase épatante... -ébouriffante!... Que Monsieur juge!... «... De mauves orchidées -enroulaient l’énigme perverse et le troublant péché de leurs fleurs!...» -Ah!... Monsieur est-il content?... Monsieur est épaté!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _admiratif_.--Est-il doué, cet animal-là!... «... -Et le troublant péché de leurs fleurs!...» Il n’y a pas à dire!... c’est -admirable!... «L’énigme perverse et le troublant péché de leurs -fleurs...» Ce n’est rien, c’est simple... Et penser que, depuis trois -ans... je cherche ça!... «Et le troublant péché de leurs fleurs!...» En -deux mots... c’est toute l’orchidée... et c’est toute la femme!... et -c’est tout le mystère de l’amour! Quel tempérament d’écrivain!... Mais -comment sais-tu, toi, un simple domestique? - -LE VALET DE CHAMBRE, _ironique et modeste_.--Je suis l’élève de -Monsieur. - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je te demande comment ces choses-là te viennent à -l’esprit?... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Mon Dieu!... L’autre jour, au déjeuner, Monsieur -regardait une orchidée... et Monsieur disait: «Est-ce assez passionnant, -tout de même!... On dirait d’un sexe!...» - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Vraiment? J’ai dit cela?... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Mais oui... Monsieur a dit cela, tout -naturellement! Cette phrase de Monsieur m’est revenue à la mémoire... -Seulement, «sexe» est un mot brutal, grossier... un mot qui choque... et -qu’on ne saurait tolérer dans la bonne compagnie... J’ai mis ce «péché» -à la place de ce «sexe»... Voilà tout!... C’est aussi obscène et c’est -plus charmant... et c’est meilleur ton!... Ah! Monsieur peut dire qu’il -aura un joli succès, dans le monde, avec cette phrase-là!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je le crois... Je le crois... - -LE VALET DE CHAMBRE.--A la place de Monsieur, je l’essaierais, ce soir -même, au dîner de la baronne Vampirette! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Excellente idée! - -LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur verra se pâmer toutes les femmes de -Monsieur! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Quel triomphe, Joseph!... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Et qu’est-ce qui fera «une gueule?» - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Joseph! De la tenue!... Tu n’es plus dans le -sentiment! - -LE VALET DE CHAMBRE.--Qu’est-ce qui en fera une sale gueule?... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Allons!... Allons!... - -LE VALET DE CHAMBRE.--C’est M. Byronnet!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _réjoui à cette idée_.--Ça!... Je la vois d’ici, la -gueule de Byronnet! - -LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur aussi!... Monsieur se rend bien compte -qu’il n’y a pas un autre mot pour exprimer la chose que fera, ce soir, -M. Byronnet... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! ce Joseph!... Il est étonnant!... On ne peut -pas lui en vouloir. (_On sonne, Joseph se lève._) Je n’y suis pour -personne!... pour personne!... - - Joseph sort. - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _seul. Il relit les feuillets déjà dictés avec des -gestes cadencés. Haut._--«L’énigme perverse... et le troublant péché de -leurs fleurs!...» C’est génial!... (_Joseph rentre._) Eh bien? - -LE VALET DE CHAMBRE.--C’était un ami de Monsieur... un ancien ami des -jours de misère... Un sale type... avec un paletot crasseux, des cheveux -longs... et qui sentait la bière... Il venait, sans doute, taper -Monsieur... Je l’ai mis dehors!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Bien!... Allons, allons... continuons de -travailler... (_Le valet de chambre se rassied devant le bureau... -l’illustre écrivain arpente la pièce, en proie à l’inspiration... -Dictant:_) «Alors la marquise se pencha...» - - - - -IV - - Un petit salon anglais... toujours. Joseph introduit Mme Beauduit. - - Mme Beauduit a 42 ans, un visage flétri, mais des restes de beauté. - Toilette sévère d’entremetteuse, toilette effacée qui peut passer - partout sans être remarquée. - - -JOSEPH.--Entrez donc, madame Beauduit, entrez donc!... - - Il lui offre un siège, à droite de la cheminée, et s’assied lui-même, - à gauche, confortablement, le dos calé et les jambes croisées. - -Mme BEAUDUIT.--Alors, vous croyez qu’il ne rentrera que tard? - -JOSEPH.--Pas avant sept heures... pour s’habiller. Monsieur s’amuse, -aujourd’hui... Monsieur est avec sa comtesse... - -Mme BEAUDUIT.--Sa comtesse?... Quelle comtesse?... Encore une blague, -sans doute? - -JOSEPH.--Parbleu!... La comtesse de Monsieur, c’est tout simplement une -méchante actrice des Variétés, la petite Zaza... Mais vous la connaissez -encore mieux que moi, madame Beauduit!... Monsieur est comme ça!... Il a -un chic étonnant pour transformer en comtesses et en duchesses les -petites actrices et les trottins... Monsieur croit que ça prend!... - -Mme BEAUDUIT.--Oh! ça!... Il a toujours menti!... - -JOSEPH.--Même à moi!... Ce qui est bête!... Monsieur éprouve le besoin -de m’épater! Monsieur est un serin!... Il y a longtemps qu’on l’a dit: -«Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre...» Monsieur est -un serin. - -Mme BEAUDUIT.--Un orgueilleux, surtout! - -JOSEPH.--Un orgueilleux et un serin. Au fond, il n’y a pas plus serin -que Monsieur!... Et son talent?... Oh! la la!... Et il est illustre!... -Non, c’est à se tordre!... - -Mme BEAUDUIT.--Le fait est qu’il a eu de la chance! - -JOSEPH.--Mais, ma chère madame Beauduit, s’il ne nous avait pas -rencontrés tous les deux: vous, à son début dans la vie, pour le sortir -de la misère, le décrasser quelque peu... lui donner un coup de fion... -et conduire ses affaires... moi, pour lui apprendre le style... -qu’est-ce qu’il serait aujourd’hui?... Hein! je vous le demande... -qu’est-ce qu’il serait? Il ne pourrait même pas faire les faits divers -dans un journal de province! - -Mme BEAUDUIT.--C’est vrai!... Ah! j’ai eu du mal! - -JOSEPH.--Et moi, donc?... Si vous croyez que je n’en ai pas encore, pour -le déshabituer de ses allures de rasta... Et comme écrivain!... Tenez, -ce matin encore... en dictant... il donnait au mot: virtualité, le sens -de «force sexuelle, de puissance virile»... Ma parole d’honneur! Il me -dictait ceci: «C’était un homme d’une virtualité considérable!» (_Il -rit._) C’est à ne pas croire, hein? Et c’est tout le temps comme ça!... -Monsieur ignore absolument, totalement, le sens des mots!... -C’est-à-dire que, si je n’étais pas là pour rectifier toutes les bourdes -de Monsieur, ce serait un éclat de rire autour de Monsieur! Ah! non... -Monsieur est trop bête! - -Mme BEAUDUIT, _elle soupire_.--Qu’est-ce que vous voulez, mon pauvre -Joseph!... - -JOSEPH.--Je voudrais au moins que Monsieur ne se moquât pas de nous... -Je trouve que Monsieur en prend trop à son aise avec nous!... Monsieur -n’est pas juste... Monsieur n’est pas reconnaissant... Monsieur a une -très sale âme!... Enfin, quoi!... vous êtes encore une belle femme, ma -chère madame Beauduit... une belle femme, nom d’un chien!... Monsieur -aurait bien pu se contenter de votre amour et ne pas vous lâcher comme -il a fait!... C’est ignoble! - -Mme BEAUDUIT.--Oh! je ne lui en veux pas de ça!... Il y a longtemps que -l’amour n’existe plus entre nous... Qu’il courre, qu’il s’amuse... mon -Dieu, c’est tout naturel... J’ai été la première à lui rendre sa liberté -à ce point de vue-là... Seulement, il aurait pu s’amuser dans un autre -milieu... se faire des maîtresses dans le monde... des maîtresses utiles -et glorieuses... au lieu de se laisser gruger par de sales petites -grues... - -JOSEPH.--Il n’aurait pas demandé mieux... allez!... Mais voilà... il ne -peut pas... Monsieur est mal tourné... mal fichu... Il a beau se mettre -des revers de moire et de velours à ses habits... avoir cent trois -cravates et quarante paires de bottines... et une vitrine pleine de -chapeaux qui viennent de Londres... Monsieur n’en reste pas moins lourd -et gauche. Il n’a pas de race... Il ressemble, dans le fond, à un -couvreur... - -Mme BEAUDUIT.--Il est vigoureux! - -JOSEPH.--Vigoureux!... Autrefois, peut-être! Mais maintenant... un fort -déchet croyez-moi... Et puis, Monsieur ne sait rien dire aux femmes! -Monsieur est stupide avec les femmes du monde. Ça l’éblouit, vous -comprenez... et il perd, avec elles, le peu de moyens qu’il a... Tenez, -madame Beauduit, je vois cela tous les jours, moi!... Quand Monsieur -fait un roman... il reçoit des lettres, des lettres passionnées... -folles. On lui donne des rendez-vous... les invitations pleuvent. Et -puis, rien!... Sitôt qu’elles ont vu Monsieur... qu’elles ont parlé avec -Monsieur... eh bien, elles ont tout de suite assez de Monsieur, les -femmes du monde. Monsieur les dégoûte! Et je comprends ça!... Il n’est -pas tentant, Monsieur! Il n’a pas le moindre esprit... il n’est pas -délicat. Il n’est rien, quoi!... Il n’a rien! Et ses jambes torses... -ses mollets de travers... sa touffe de poils sur les épaules! Et puis, -sous ses beaux vêtements... voyons, madame Beauduit... vous le -connaissez... Il n’est pas déjà si soigné que ça!... vous le savez aussi -bien que moi... la propreté... ça n’est pas le fort de Monsieur!... - -Mme BEAUDUIT.--Ça!... Je croyais que maintenant... - -JOSEPH.--Avec son air flambant, si je vous disais que j’ai toutes les -peines du monde à lui faire prendre un bain... Ah! tenez... à votre -place, je l’enverrais se promener, moi, Monsieur!... Et qu’il s’arrange -tout seul!... ça ne serait pas long, la dégringolade!... - -Mme BEAUDUIT.--Qu’est-ce que vous voulez!... Je ne suis plus jalouse... -Et ça m’intéresse de travailler pour lui... et qu’il me doive son -succès, sa réputation, ses honneurs!... Ce n’est pas lui que j’aime -maintenant... Oh! non... Ce que j’aime, c’est ce que j’ai fait de -lui!... C’est d’avoir imposé au monde, au public, aux lettrés, -l’incroyable mensonge qu’il est!... Aussi, je continue... je vais, je -viens, du matin au soir, je trotte, je trotte pour lui... Je vais -partout... effacée, invisible, mais obstinée. De chez les éditeurs, aux -ministres... des ministres aux journaux, dans tous les coins où je -passe, j’ourdis des trames, je tisse des toiles où les mouches viennent -se prendre, et que je lui donne ensuite à manger, à dévorer!... Et ça me -donne, Joseph, ça me donne des joies plus vives que les joies de -l’amour!... Je m’exalte à me dire que tout cela est mon ouvrage... que -sans moi il ne serait rien... rien!... et que le jour où il me plaira de -retirer cette main, qui seule soutient cet édifice... eh bien, l’édifice -croulera tout entier!... - -JOSEPH.--Ah! madame Beauduit... si j’avais trouvé une femme comme -vous!... - - Il rêve. - -Mme BEAUDUIT, _elle se lève_.--J’ai encore des courses à faire... Il -faut que je m’en aille... Dites-lui que je reviendrai demain matin... -J’ai à lui parler... - -JOSEPH.--Ah! madame Beauduit! Monsieur est indigne de votre génie!... - - Il se lève aussi. - -Mme BEAUDUIT.--Vous lui direz que j’ai vu le ministre, ce matin... Il -m’a formellement promis la rosette, pour le mois de janvier... Et voyez -comme c’est drôle... Il n’en avait plus, le ministre... Il a été obligé -d’en emprunter une à son collègue de l’Instruction publique... On la -retire à un archevêque!... - -JOSEPH.--La rosette!... la rosette!... à lui!... et la rosette d’un -archevêque!... C’est colossal!... Et mes palmes? - -Mme BEAUDUIT.--Vous les aurez aussi!... - -JOSEPH.--Comme tout cela est mélancolique!... - -Mme BEAUDUIT.--Dites-lui aussi que l’éditeur consent à un nouveau -traité... Cinq sous de plus par volume... une prime de cinq mille francs -au cinquantième mille... de quinze mille au centième... Je lui -apporterai demain le traité à signer... Ah! et puis... - -JOSEPH.--Encore quelque chose!... - -Mme BEAUDUIT.--Les frères Laudur lancent un nouveau kina... Ils -l’appellent le Kina de l’Illustre Écrivain! On fait les affiches en ce -moment... A demain, Joseph! - -JOSEPH.--A demain, madame Beauduit!... Vous êtes une femme... -épatante!... - - - - -V - - L’illustre écrivain a fini de s’habiller... Il prend son - porte-cigarettes et son portefeuille qu’il met dans la poche de son - veston; un mouchoir qu’il insère méthodiquement dans la poche de - poitrine... quelques louis sur la cheminée qu’il met dans la poche de - son gilet... Puis, frais, rasé, astiqué, boutonné, parfumé, il se - regarde dans la glace, longuement, avec satisfaction... - - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _au valet de chambre_.--Suis-je bien?... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur brille, tel un phare!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _avec un geste d’ennui_.--Allons!... fais entrer -Mme Beauduit! - -LE VALET DE CHAMBRE.--Bien, monsieur. - - Le valet sort. - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ce qu’elle va me raser encore!... - - Il commence à mettre ses gants. Entre Mme Beauduit. - -Mme BEAUDUIT, _fâchée_.--En voilà, maintenant, du nouveau!... Et -pourquoi m’as-tu fait attendre si longtemps, dans l’antichambre, comme -un ami pauvre ou comme un fournisseur? - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _très sec_.--Je ne pouvais pourtant pas vous -recevoir dans ma chambre, pendant que je m’habillais. Ce n’eût pas été -convenable!... - -Mme BEAUDUIT.--Pas convenable!... Tu ne pouvais pas!... Est-ce que tu es -fou?... Et quand je te recevais, dans mon lit, moi... est-ce que je te -faisais attendre dans l’antichambre, pour que ce fût convenable?... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _agacé_.--Ma chère amie... ces manières... -vraiment!... - -Mme BEAUDUIT.--Ces manières!... Ah! ça, dis donc!... Et voilà que tu me -dis «vous», maintenant! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Il est convenable aujourd’hui que je ne vous -tutoie plus!... Et je vous serai obligé, désormais, de faire de même!... -D’ailleurs, je sors, je suis pressé... Vous avez quelque chose à me -dire? - -Mme BEAUDUIT.--Non... mais, pressé!... Qu’est-ce qui se passe? - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Il se passe que je suis très pressé... Si vous -avez quelque chose à me dire, faites, faites vite!... - -Mme BEAUDUIT, _après un silence et le regardant fixement_.--Canaille!... -Canaille! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _très froid_.--Je ne vous reçois pas pour que vous -veniez m’insulter... Vous savez que je n’aime pas les scènes. - -Mme BEAUDUIT, _même jeu_.--Canaille!... Canaille!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! en voilà assez!... Pas de drame ici... -n’est-ce pas!... J’ai horreur des drames! - -Mme BEAUDUIT, _elle se laisse tomber dans un fauteuil_.--Canaille!... -Canaille!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _il se met à marcher dans la pièce avec -agitation_.--Eh bien!... soit!... Je suis une canaille!... c’est -entendu... je suis une canaille!... Raison de plus pour vous en aller -d’ici... pour vous en aller de ma vie!... Il y a longtemps que vous -auriez dû comprendre que nos relations ne peuvent plus durer!... (_Mme -Beauduit fait des gestes violents, atteste le ciel..._) Non, elles ne -peuvent plus durer!... Mon existence s’est agrandie... s’est -développée... elle est prise par trop de choses délicates et -difficiles... Vous n’y avez plus de place! - -Mme BEAUDUIT.--Est-ce possible d’entendre cela? - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Si vous m’aimiez... si vous m’étiez une femme -dévouée... comment n’avez-vous pas compris cette situation nouvelle?... -Comment n’avez-vous pas senti que vous deviez vous effacer, -disparaître... vous auriez évité cette scène pénible... pour moi!... - -Mme BEAUDUIT, _levant les bras au ciel_.--Mon Dieu!... Mon Dieu!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Car vous me gênez... vous me compromettez... Vous -êtes dans toutes mes affaires et dans tous mes succès... On ne voit que -vous, partout!... Et, partout, on dit de vous: «Cette solliciteuse... -cette raseuse, cette mère au cabas... c’est la vieille maîtresse de -l’Illustre Écrivain!»... Comme c’est gai pour moi, n’est-ce pas?... -Comme ça me donne de la considération!... Comme ça rehausse mon -prestige!... (_Sur un mouvement de Mme Beauduit._) Oui, mon prestige!... -Enfin, voyons, est-ce que vous êtes ma maîtresse, maintenant?... Est-ce -que nous couchons ensemble, maintenant?... (_Il s’anime, s’emporte._) -Mais c’est intolérable à la fin!... Vous me gâchez toute ma vie!... Vous -êtes le point noir de ma célébrité et de ma réputation!... - -Mme BEAUDUIT.--Mon Dieu!... Mon Dieu!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Grâce à vous, cet édifice de ma fortune, que j’ai -eu tant de mal à élever, il peut s’écrouler tout d’un coup!... - -Mme BEAUDUIT.--Ah!... Ah!... Ah!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Comment!... On imprime, partout, dans les journaux -sérieux, que je suis: «L’Illustre Écrivain!...» On raconte que je suis -fêté, adulé dans le monde... Que les femmes les plus élégantes raffolent -de moi... Que les salons les plus difficiles se disputent ma présence... -On m’attribue les adultères les plus glorieux... Je suis à la fois -quelqu’un comme Balzac et comme Brummel... Tout cela, pour qu’un -misérable vienne affirmer, comme hier, dans le _Mouvement_: «Mais non! -C’est de la blague!... Et l’Illustre Écrivain est collé avec une vieille -femme!...» - -Mme BEAUDUIT.--Mon Dieu!... Mon Dieu!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Avez-vous lu cet article?... L’avez-vous lu?... - -Mme BEAUDUIT.--Mon Dieu!... Mon Dieu!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et les insinuations malpropres...? Et les -allusions déshonorantes?... ça vous est égal, à vous!... avouez, -parbleu?... - -Mme BEAUDUIT.--Le misérable! mon Dieu!... le misérable!... Tant -d’infamie! Est-ce possible? - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et si ce bruit se propage... s’il est prouvé que -mes triomphes mondains ne sont rien... qu’il n’y a pas, dans ma vie, ces -aristocratiques adultères, qui me font une auréole de chic, d’élégance -exceptionnelle... comment voulez-vous que l’Académie me nomme?... - -Mme BEAUDUIT, _toujours atterrée_.--Le misérable! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et quand vous auriez inspiré cet article... pour -qu’on dise partout que je vis de vous. Cela ne m’étonnerait pas... cela -serait dans la logique de vos manœuvres... Eh bien, non!... j’en ai -assez de cette persécution... En voilà assez!... - -Mme BEAUDUIT, _elle se lève et marche sur l’illustre écrivain, les -poings crispés_.--Canaille... Canaille... tu me dois tout... tout... -tout!... Ta fortune... tes succès, ta situation dans le monde... tu me -les dois... Ce que tu es... le mensonge... l’effronté, le hideux -mensonge que tu es... c’est moi qui l’ai fait... Qu’étais-tu donc, quand -je suis allée t’arracher aux basses crapules de la vie... à ta sale -brasserie... à ta sale choucroute?... Je t’ai nourri... habillé, -décrassé, façonné... Je t’ai donné de l’argent... Je t’ai donné tout... -tout... tout! Oui... ah!... oui!... on ne voyait que moi, partout!... -Mais partout je te créais... Du petit morceau de boue que tu étais, et -que j’avais ramassé dans les ordures du chemin, je faisais peu à peu une -statue!... Et je n’avais qu’une joie, moi!... celle de te voir t’élever, -t’élever, t’élever!... Misérable!... ma vie, à moi, elle a été tout -entière de dévouement, de désintéressement... d’effacement... J’ai -rogné, comme une avare, sur mes toilettes, sur ma table, sur les -douceurs de mon intérieur, pour te donner, à toi, ce qu’il fallait... Et -j’ai fait ce miracle d’imposer à la critique, au public, à tout le -monde... l’imbécile, le rien... le dessous de rien que tu es! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Permettez!... Ah! permettez!... - -Mme BEAUDUIT.--Et voilà ma récompense!... Eh bien, soit!... Je m’en vais -de ta vie!... Ah! nous allons rire maintenant!... Je te jure que nous -allons rire... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _très noble_.--Vous ne pourrez toujours pas -m’enlever mon talent... - -Mme BEAUDUIT, _avec un rire grinçant_.--Son talent!... son talent!... -Non, mais il croit qu’il a du talent!... Son talent!... Ah! ah! ah!... -Il ne voit même pas la mystification que c’est!... Imbécile!... Eh bien, -je vais leur montrer, moi, ce que c’est que ton talent!... Adieu!... - - Elle sort, furieuse. Le valet de chambre rentre, regarde son maître et - hausse les épaules. Il prend le chapeau de l’Illustre Écrivain qu’il - lisse avec des foulards. - -LE VALET DE CHAMBRE.--Dans la vie littéraire, l’important n’est pas -d’avoir du talent... L’important, c’est d’être classé... Or, Monsieur -est classé... Monsieur n’a donc rien à craindre... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu crois?... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Mais oui... Monsieur est classé comme «notre -éminent et illustre psychologue»... On ne peut rien contre ça!... Et -Monsieur n’écrirait plus de livres... Monsieur ferait de l’architecture -ou du notariat, qu’il serait toujours et pour tout le monde... «notre -éminent et illustre psychologue»... (_Tendant le chapeau._) Qu’est-ce -que vous voulez qu’elle fasse, la malheureuse?... Que Monsieur ne -s’inquiète pas... et qu’il dorme sur ses deux oreilles... Il y a -toujours quelqu’un de plus bête que l’auteur... c’est le public!... Sans -ça!... - - - - -VI - - La chambre de l’illustre Écrivain. L’illustre Écrivain examine tous - les détails de la chambre, rassujettit quelques fleurs dans des vases. - - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je suis inquiet... - -LE VALET DE CHAMBRE.--De quoi Monsieur peut-il être inquiet? - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je suis inquiet de savoir quelle est la femme qui -va venir tout à l’heure... Tu ne t’en doutes pas, toi? - -LE VALET DE CHAMBRE.--Oh!... moi... les femmes qui écrivent et qui -donnent des rendez-vous à des hommes de lettres, je m’en méfie!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Pourquoi? - -LE VALET DE CHAMBRE.--En général, ce sont de très vieilles femmes... et -très laides!... C’est qu’elles n’ont pas trouvé ailleurs!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Allons donc! - -LE VALET DE CHAMBRE.--Avant de servir chez Monsieur, je servais chez M. -Alexandre Dumas fils! En voilà un qui recevait des lettres de femmes -mystérieuses et passionnées!... Ah! on lui donnait aussi des -rendez-vous, à celui-là! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Eh bien? - -LE VALET DE CHAMBRE.--Eh bien... c’étaient toujours de vieux tableaux... -qui avaient déjà écrit et donné des rendez-vous au père Dumas, et qui -n’étaient point déjà si jeunes, de ce temps-là!... Monsieur est un peu -gobeur!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Joseph!... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Ah! les amoureuses des hommes de lettres!... Mais -je les connais!... Elles sont dix dans Paris, toujours les mêmes, et -elles ont au moins six siècles à elles dix!... Elles ont aimé M. de -Chateaubriand... M. de Lamartine... M. Alfred de Vigny... Elles -continuent!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Celles qui aiment les poètes... je ne dis pas!... -Mais celles qui aiment les psychologues... celles-là ne peuvent avoir -que de la jeunesse... de la beauté... et de l’intellectualité!... ce qui -est important, en amour!... - -LE VALET DE CHAMBRE, _sentencieux_.--Quand il n’y a plus que la -psychologie pour exciter les femmes... mauvaise affaire, Monsieur! Et -pour ce qui est de l’intellectualité!... - - Il hausse les épaules. - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu vas, peut-être, nier le charme de -l’intellectualité dans la passion!... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Je ne nie rien... Seulement, je constate que les -femmes ne deviennent intellectuelles que lorsqu’elles n’ont plus de -dents, plus de cheveux, plus rien!... Oh! que Monsieur est jeune, pour -un grand homme!... Que Monsieur est naïf, pour un psychologue!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _il prend quelques lettres sur la cheminée et les -fourre sous le nez de Joseph_.--Enfin, ce n’est pas un parfum de vieille -femme... Hume-le un peu!... Il y a de la jeunesse dans ce parfum, il y a -de l’enthousiasme... il y a... (_Étalant les lettres sous les yeux du -valet de chambre._) Et cette écriture, preste... leste... agile... et -voluptueuse!... Voyons, toi qui te piques de graphologie... est-ce -l’écriture d’une femme qui... aurait aimé Voltaire? - -LE VALET DE CHAMBRE.--Ah! si Monsieur s’en rapporte au parfum et à -l’écriture! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et ces déclarations ardentes... ces phrases -enflammées!... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Enfin, ce que j’en dis, ce n’est pas pour -décourager Monsieur... c’est pour l’avertir... le mettre en garde contre -une surprise possible... probable!... voilà tout... Ce n’est pas moi qui -coucherai avec cette dame, n’est-ce pas?... Du reste... - - Il fait un geste mystérieux. - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Du reste... quoi?... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Du reste... les vieilles femmes ont quelquefois du -bon. Il ne faut pas les dédaigner!... Elles ont de l’expérience... ce -qui remplace la beauté... une science de la volupté, ce qui vaut mieux, -dans certaines circonstances, que la jeunesse... Le grand Balzac, le -prédécesseur de Monsieur, disait qu’on ne devait pas mépriser l’amour -des femmes laides et vieilles... que c’était souvent quelque chose -d’épatant... parce qu’elles... aiment avec reconnaissance!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! tu m’ennuies... Tais-toi! Ton pessimisme -m’agace!... - -LE VALET DE CHAMBRE.--C’est cela!... Que Monsieur rêve à des -princesses... à des duchesses... à des fées... Monsieur aura toujours le -temps de connaître la réalité!... - - Silence... Joseph range quelques meubles... L’illustre Écrivain se - promène dans sa chambre, agité, nerveux. - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Alors, tu penses qu’il vaut mieux que je la -reçoive carrément dans ma chambre à coucher!... Ne trouves-tu pas que -c’est un peu vif?... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Puisque c’est par là que ça doit finir... autant -commencer par là tout de suite!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Oui, mais... si c’est une femme timide... -poétique... sentimentale? Elle pourrait s’effaroucher... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Pauvre petit oiseau!... Monsieur -l’apprivoisera!... Monsieur sait si bien parler aux femmes timides et -troublées!... On dit partout de Monsieur qu’il est un confesseur -d’âmes!... Avec la voix et la séduction de Monsieur, rien n’est -embarrassant!... Ah! Monsieur est un grand franchisseur d’obstacles. -(_Il range quelques bibelots par-ci, par-là._) D’ailleurs, Monsieur n’y -a pas grand mérite!... (_L’Illustre Écrivain se retourne vivement._) -Avec la gloire de Monsieur!... avec le génie de Monsieur!... ça les -hypnotise toutes!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Le fait est que j’en ai dompté quelques-unes. (_Il -regarde la pendule._) Quatre heures!... Mais elle est en retard!... -Sapristi, elle est en retard de cinquante minutes!... D’ailleurs, j’aime -mieux cela!... Si c’était une vieille femme, elle ne serait pas en -retard... elle serait en avance!... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Ça! c’est très juste!... Voilà une observation -psychologique qui fait honneur à Monsieur!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu vois bien! - -LE VALET DE CHAMBRE.--A moins que ce ne soit une blague... et que les -amis de Monsieur n’aient monté à Monsieur un bateau!... Dame!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Es-tu fou?... - -LE VALET DE CHAMBRE.--Ça ne serait pas la première fois!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--C’est idiot, ce que tu dis là!... Et tu avoues -toi-même que mon génie... ma séduction... ma gloire... que je les -hypnotise toutes!... Elle est en retard... certainement... elle est en -retard... Qu’est-ce que cela prouve?... Son mari, si elle est mariée... -Sa mère, si c’est une jeune fille... Est-ce que je sais, moi?... - -LE VALET DE CHAMBRE, _ironique_.--Enfin, attendons... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Dieu! que tu es assommant, avec tes doutes!... -D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi je tolère tes familiarités!... On -n’a pas idée d’un valet de chambre comme toi!... - -LE VALET DE CHAMBRE, _très digne_.--Monsieur ne dit pas ces choses-là -quand Monsieur est embourbé dans le marécage de ses phrases... Monsieur -est bien heureux de m’avoir pour s’en tirer! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _arpentant la chambre, de plus en plus -nerveux_.--C’est bon!... C’est bon!... - -LE VALET DE CHAMBRE, _même jeu_.--Monsieur devrait se rappeler que je -suis pour lui plus qu’un valet de chambre... que je suis un -collaborateur!... Monsieur n’est pas juste! - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--C’est bon!... C’est bon!... Et tais-toi... (_Long -silence._) Quatre heures et demie!... Ces sacrées femmes!... Toujours la -même chose!... Jamais elles ne peuvent venir à l’heure!... (_On sonne._) -Ah! enfin!... C’est elle. (_Au Valet de chambre._) Va donc!... Mais va -donc!... (_Le Valet de chambre sort. L’Illustre Écrivain se met devant -la glace. Il rectifie sa cravate, une mèche de ses cheveux, retrousse -les pointes de ses moustaches, serre sa jaquette._) Comme mon cœur -bat... Je vais la voir... Si c’était!... - - Réapparition de Joseph. - -LE VALET DE CHAMBRE.--C’est le bottier de Monsieur... qui vient -d’apporter sa note!... - -L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _stupéfié_.--Le bottier de Monsieur!... -(_Subitement colère._) Qu’il aille au diable!... - - - - -VII - - -Hier, nous étions quelques-uns, réunis à dîner chez l’Illustre Écrivain. -Le sujet de la conversation, vous l’imaginez. On ne parla que de -l’affaire Dreyfus, car comment parler d’autre chose en ce moment? Et -quel drame dépasse celui-là, en angoisse et en terreur?... Il n’y avait -là que des gens plus ou moins célèbres, et qui font profession de -penser: des intellectuels, comme on dit. Aussi, toutes les sottises, -toutes les monstrueuses sottises qui furent récitées, je renonce à les -raconter. En quelques minutes d’exaltation patriotique, elles eurent -vite atteint à la parfaite, à l’inexprimable beauté où, chaque jour, -nous les voyons s’élever dans la presse. J’ignore quel sera le résultat -de cette tragique et obsédante affaire. Il en est un, pourtant, qui me -semble, dès maintenant, acquis: c’est que le journal n’a plus rien à -envier à la loge du concierge. Le journaliste a fait tellement sien le -potin stupide venimeux et délateur, qu’il en a, à tout jamais, -découronné la face symbolique, la face spécialiste du concierge, gardien -de notre porte et aussi de notre honneur!... Et il n’a pas fallu moins -que le grand cri de conscience poussé par M. Émile Zola, il n’a pas -fallu moins que sa noble et forte parole pour que, dans le flot -d’imbécile boue qui nous submerge, nous nous reprenions à ne pas -complètement désespérer de l’utilité et de la générosité de notre -profession! - -Or, hier, chez l’Illustre Écrivain, la conversation, d’abord éparpillée -parmi tous les convives, qui avaient hâte d’étaler leur bêtise -irréductible et de vomir sur la table ce qu’ils avaient mangé, le matin, -dans les journaux, se fixa bientôt dans un dialogue entre notre hôte et -un jeune poète, qui n’avait pas encore dit un seul mot et qui semblait -regarder tous ces gens, autour de lui, avec l’étonnement pitoyable que -l’on a devant une assemblée de fous. - ---Et vous, dit l’Illustre Écrivain, en s’adressant au jeune poète, vous -n’avez encore exprimé aucune opinion?... Comme tout le monde, vous devez -avoir un sentiment... et même une conviction ferme sur ce drame?... -Voyons, que pensez-vous de Dreyfus? - ---Je le crois innocent!... répondit le poète avec une douceur simple. - -Il y eut des cris, des protestations indignées. Quand ils furent calmés, -un essayiste, normalien, académicien, fort répandu dans les milieux les -plus élégants, demanda, non sans ironie: - ---Vous avez des tuyaux? - ---Non, j’ai deux impressions... Et elles me suffisent! - ---Des impressions! s’écria l’Illustre Écrivain... Est-ce qu’on a le -droit d’avoir des impressions, dans une telle affaire?... Il faut des -certitudes! - ---Quoi d’autre que des impressions avez-vous donc, vous, pour le croire -coupable? - ---Une sentence! prononça l’Illustre Écrivain, sur un ton de mélodrame. - ---Une sentence!... Elle a été rendue par des hommes! - ---Non, par des soldats! - ---Ce sont deux fois des hommes!... - -Une colère monta au visage de l’Illustre Écrivain. Et il dit: - ---Allez-vous donc suspecter le jugement d’un conseil de guerre? - ---Dieu m’en garde!... Mais les juges peuvent s’être trompés... Qu’ils -portent une robe rouge, ou un dolman, il arrive, hélas!... il est arrivé -que des juges se soient trompés!... - ---C’est antinational, ce que vous dites là!... C’est monstrueux!... Même -ici... vous n’avez pas le droit d’exprimer cette opinion!... - ---Pourquoi n’aurais-je pas le droit d’exprimer ce qui est dans mon -esprit et dans mon cœur? - ---Parce que... parce que... la justice est au-dessus de tout. - ---Ai-je jamais dit le contraire... puisque je pense que la justice est -même au-dessus des juges!... - -Le silence se fit aussitôt sur cette phrase prononcée d’une voix triste -et profonde. Ce fut l’Illustre Écrivain qui le rompit, le premier: - ---Enfin, ces deux impressions?... dites-les-nous, poète! - -Et il mit dans ce mot: poète, tout le mépris qu’un psychologue peut -avoir contre un imaginatif et un sensible. - ---Voici!... accepta le poète... Et, pourtant, je me rends bien compte -que vous allez rire de moi... mais ma conscience est au-dessus de vos -rires... - ---Comme la justice est au-dessus des juges, n’est-ce pas? - ---Si vous voulez!... - -Simplement, le poète conta: - ---Quelques jours après la dégradation de celui que vous appelez le -traître Dreyfus, je passais la soirée dans une maison où se trouvait un -personnage qui avait joué un rôle considérable dans cette affaire. -C’était, vous le pensez bien, le héros de cette soirée... On l’entourait -beaucoup... Lui, parlait avec complaisance, et se grisait, peu à peu, de -son succès... A ce moment-là, j’étais, comme tout le monde, absolument -convaincu de la culpabilité du capitaine Dreyfus... Eh bien! à mesure -que le personnage parlait, cette conviction, peu à peu, s’ébranlait. Un -doute possible naissait, grandissait dans mon âme. Il ne disait pourtant -rien qui pût changer cette conviction qui était en moi... Ce qu’il -racontait, c’étaient, plutôt, à tout prendre, des banalités... des -choses dites, mille fois redites... Mais comment vous décrire cela?... A -l’expression de son visage, de sa bouche, de ses yeux, au son de ses -paroles qui tintaient faux... cette autre conviction, absolue, de -l’innocence de Dreyfus, succédait à celle que, dix minutes auparavant, -j’avais de sa culpabilité... Et, quand le personnage eut fini de parler, -j’allai dans le salon voisin où, rencontrant une dame de mes amies, je -lui dis ceci passionnément: «Je viens d’apprendre une chose horrible! -horrible!--Et laquelle?... vous êtes tout bouleversé.--Je viens -d’apprendre que Dreyfus est innocent!--Oh! mon Dieu! Qui vous a dit -cela?--Personne.--Mais d’où vous vient cette idée?--De rien! Mais je -vous jure qu’il est innocent.--Vous êtes fou, mon cher...» Et mon amie -éclata de rire... comme vous!... - -En effet, les rires firent explosion, autour de la table de l’Illustre -Écrivain... Suivant l’expression de l’essayiste, normalien, académicien, -et fort répandu dans les milieux les plus élégants, «on se tordit». -Joseph lui-même, qui, à cet instant précis, présentait à son maître -d’incomparables truffes au champagne, lui murmura très bas, à l’oreille: -«Quels daims que ces poètes!» Mais le jeune poète gardait, au milieu de -ces rires, une physionomie calme et sereine. Il n’en sentait ni -l’insulte, ni le ridicule... La tempête passée, l’Illustre Écrivain -demanda avec une politesse ironique: - ---Et votre seconde impression?... Ah! mon cher, je vous en prie, ne nous -en privez pas!... - -Le jeune poète répondit: - ---A vrai dire... cette seconde impression n’est pas une impression... -C’est quelque chose de plus. C’est une certitude, cette fois, une -certitude humaine... bien que rien ne puisse me donner une certitude -plus profonde, plus absolue, dans son mystère, que l’impression que je -viens de vous confier... Ceci donc s’adresse surtout aux âmes rétives à -la vérité intérieure, comme les vôtres... - -Personne ne se récria. On se disposa même à une joie nouvelle... Il y -avait, dans tous les regards, l’attente, la curiosité d’une -extravagance. Les yeux étaient fixés sur lui comme sur un pitre qui -vient d’entrer en scène, et de qui on espère des tours, des grimaces que -l’on ne connaît pas encore. - ---Allons, parlez! On vous écoute!... - ---Comment voulez-vous? dit le poète avec plus de chaleur dans la voix, -qu’un homme comme M. Scheurer-Kestner, un homme de sa grande pureté de -vie, de sa valeur morale, de sa situation sociale, un homme de son -intelligence, de son héroïsme réfléchi, se soit dévoué à une telle cause -s’il n’avait pas, non seulement la certitude, mais encore les -preuves--les preuves, vous entendez--de l’innocence de l’un et de -l’infamie de l’autre? Que peuvent tous les jugements et toutes les -sentences d’un conseil de guerre contre cette impression mystérieuse et -révélatrice qui me pousse à crier: «Il est innocent! Il est innocent!» -et contre l’absolue, l’impeccable sécurité que me donne cette chose -sacrée: «La conscience d’un honnête homme!» - -Cette fois, ce ne furent plus des rires qui couvrirent ces paroles, mais -des huées et des hurlements. L’Illustre Écrivain écumait. Il imposa le -silence: - ---Et quand même Dreyfus serait innocent? vociféra-t-il... il faudrait -qu’il fût coupable quand même... il faudrait qu’il expiât, toujours... -même le crime d’un autre... C’est une question de vie ou de mort pour la -société et pour les admirables institutions qui nous régissent!... _La -société ne peut pas se tromper... Les conseils de guerre ne peuvent pas -se tromper... L’innocence de Dreyfus serait la fin de tout!_ - -Alors, le poète se leva, et il dit: - ---Je vous parle justice!... Et vous me répondez politique!... Vous êtes -de pauvres petits imbéciles!... - -Et il s’en alla... - - - - -Une bonne affaire. - - -On me remit une carte sur laquelle je lus: - - ANSELME DERVAUX - _Homme de lettres - Chevalier de la Légion d’honneur_ - ---Diable! pensai-je, l’illustre écrivain Dervaux, Dervaux lui-même chez -moi! Qui me vaut cet honneur?... Est-ce que, par hasard?... - -Et, sans me livrer davantage à de flatteuses suppositions, à de -cordiales hypothèses, j’ordonnai qu’on le fît entrer. - -Il entra. - -C’était un jeune homme, gras et blond, moustaches finement retroussées, -monocle impertinent et scrutateur, expression assez bête, le tout -ensemble d’une élégance ultra-rastaquouérique, qui me fut un -éblouissement. Depuis la pointe de ses souliers jusqu’au sommet de son -chapeau, il brillait, irradiait, fulgurait comme un phare. A peine s’il -daigna me saluer ainsi qu’il convient à une Célébrité de cette espèce. -Et, devant que je lui eusse offert un siège, il s’était assis, ou -plutôt, à demi couché sur le canapé, en croisant ses jambes avec une -aisance conquérante, et tapotant du bout de sa canne à béquille d’or le -bout de ses bottines en lesquelles, durant quelques secondes, il se mira -complaisamment. Je ne savais que dire... Il y a des moments où la -véritable admiration, c’est le silence. - ---Monsieur!... commença, enfin, ce véritable artiste, je ne crois pas -avoir à me présenter à vous d’une façon plus détaillée? - ---Certes! approuvai-je respectueusement. - ---Ce serait, n’est-ce pas, une grave impolitesse de ma part que de -supposer un seul instant, de la vôtre, une ignorance de ma -personnalité... ignorance fâcheuse, impardonnable! - ---Parfaitement, Maître! - ---Maître! C’est bien cela... Je vois que vous me connaissez... que vous -connaissez l’illustre Anselme Dervaux... Adultères en tous genres... -fabrique, commission, exportation... Deux cents éditions! - -Je m’inclinai aussi bas que put me le permettre mon échine. - ---Souffrez, pourtant, que je vous rappelle le titre de tous mes -ouvrages. - ---Oh! Maître, inutile... Je les sais par cœur. - ---Cela ne fait rien... Souffrez, je vous prie... - -Et il énuméra: - -_Adultère!_ - -_Un Adultère._ - -_L’Adultère._ - -_Poésie de l’adultère._ - -_Psychologie de l’adultère._ - -_Physiologie de l’adultère._ - -_L’Adultère et la Question sociale._ - -_L’Adultère chrétien._ - -_L’Adultère chez soi._ - -_L’Adultère en voyage._ - -_A travers l’adultère._ - -_Les Contes de l’adultère._ - -_Récits adultères._ - -_Lettres adultères._ - -_Nouveaux récits adultères._ - -_Autres lettres adultères._ - -_Encore l’adultère._ - -_Paysages d’adultère._ - -_Nouveaux paysages d’adultère._ - -_Croquis d’adultères._ - -_Pastels d’adultères._ - -_Eaux-fortes d’adultères._ - -_L’Adultère et les Femmes du monde._ - -_L’Adultère et les Femmes de la bourgeoisie._ - -_L’Adultère chez les Femmes du peuple._ - -_L’Adultère aux champs_ (traduit en tous les patois). - -_Les Chants de l’adultère_ (poésie). - -_L’Adultère chez les jeunes filles._ - -_Les Demi-Adultères._ - -_Son Adultère._ - -_Notre Adultère._ - -_Leur Adultère._ - -_En Adultère._ - -_Par l’Adultère._ - -_Pour l’Adultère:_ - ---Et je n’ai pas trente ans, Monsieur! - ---Prodigieux!... Inouï!... m’écriai-je. - ---Inouï, c’est le mot!... Trente-cinq volumes, Monsieur... Et je n’ai -pas trente ans! - ---Inconcevable! - ---Et ce qui est plus inconcevable encore, c’est tout ce que je -prépare... C’est... - -Il se toucha le front avec la béquille d’or de sa canne: - ---C’est tout ce qui est là!... Car vous devez comprendre que je ne m’en -tiens pas aux généralités que je viens d’énumérer... Ces trente-cinq -volumes, Monsieur, ne sont, pour ainsi dire, que les grandes lignes, le -sommaire de mon œuvre totale... Après la synthèse, l’analyse... Après -les vastes ensembles, le détail minutieux!... On a dit--et je parle des -plus profonds psychologues--que l’adultère était une matière -inépuisable... Eh bien! moi, Monsieur, moi, Anselme Dervaux, je -l’épuiserai. - ---Je vous crois! - ---Je toucherai de ma sonde le fond de ce gisement littéraire et -philosophique. - ---A la bonne heure! - ---Je serai le Barnato de cette mine d’or idéale! - ---Bravo! - ---Successivement, vont paraître des ouvrages admirables, dans lesquels -j’étudie l’adultère chez tous les peuples de la planète--un volume par -peuple--et où je note toutes les différences ethniques, toutes les -particularités rituelles, statistiques et climatologiques de cette -institution universelle... Ainsi, je donnerai: - -_L’Adultère en Angleterre._ - -_L’Adultère en Chine._ - -_L’Adultère en Amérique._ - -_L’Adultère aux Pamires._ - -_L’Adultère et la Triplice._ - -_L’Adultère franco-russe._ - -_L’Adultère aux Minquiers._ - -_Pensons-y toujours, n’en parlons jamais_, ou _L’Adultère en -Alsace-Lorraine_, etc., etc. - -_Géographie générale de l’Adultère avec cartes_, etc., etc. - -Et ce n’est pas tout... Je veux montrer l’adultère jusque dans ses -nuances sociales les plus subtiles et les plus ténues; le montrer, -dis-je, aux prises avec toutes les carrières libérales, avec tous les -métiers... Jour à jour, je donnerai: - -_L’Adultère et la Diplomatie._ - -_L’Adultère et le Barreau._ - -_L’Adultère et la Peinture._ - -_L’Adultère et la Métallurgie._ - -_L’Adultère et la Question des huit heures._ - -_Les Grèves de l’Adultère._ - -_L’Adultère dans les Prisons_, etc., etc. - -Puis viendront des recherches exclusivement scientifiques: - -_L’Adultère et les Parfums._ - -_Le Bichromatisme de l’adultère._ - -_Émotivité de l’adultère._ - -_Les Parasites de l’adultère_ (étude microbiologique). - -_Les Perversions sexuelles et l’adultère_, etc., etc. - -Enfin, Monsieur, je terminerai par une publication formidable et qui -comprendra plus de cinquante volumes in-quarto: _Le Dictionnaire -encyclopédique de l’adultère_. Qu’en dites-vous? - ---Je dis, Monsieur, je dis... - -Mais l’enthousiasme me fermait la bouche, et je ne pus exprimer mon -admiration que par des gestes où la frénésie le disputait à -l’incohérence. - ---Très bien! fit le grand homme... Vous êtes de mon avis... Or, écoutez, -je vous prie, ce que je vais vous dire... Car voilà seulement que -j’entre dans le vif de la question, si j’ose m’exprimer ainsi... Voilà -seulement que j’arrive à ce que je m’étais proposé comme but de ma -visite chez vous... - -Anselme Dervaux posa sa canne à béquille d’or et son chapeau, luisant -comme un astre sur le canapé; il enleva avec des gestes menus ses gants -de peau blanche, brodés de noir, et se dressant brusquement, il marcha, -dans la pièce, autour de mon bureau, l’air méditatif et recueilli. Au -bout de quelques minutes de cet exercice: - ---Écoutez-moi bien, fit-il... et suivez d’un esprit attentif mon -raisonnement... Chacun de mes ouvrages, Monsieur, tire à deux cents -éditions. - ---Deux cents éditions! m’extasiai-je... - ---Oui, deux cents, pas plus... c’est-à-dire, cent et quelques mille -exemplaires... Certes, si je compare ce chiffre au chiffre des autres -tirages, c’est un résultat unique, merveilleux, prodigieux, colossal!... -Tout ce que vous voudrez!... soit!... Mais si je compare ce chiffre au -chiffre total de la population du globe... avouez que c’est maigre... et -qu’il y a beaucoup à faire, qu’il y a tout à faire, pour équilibrer ces -deux chiffres... pour rapprocher ces deux chiffres si distants l’un de -l’autre... - ---Et vous le ferez!... proférai-je avec un accent enflammé de -prophète... - ---Soit!... Écoutez-moi donc!... Nous autres penseurs, nous autres -véritables artistes, nous manquons de puissants moyens de publicité... -Nous n’avons pas la force d’expansion nécessaire aux conquêtes -totalisatrices... Nous tournons toujours--et nos éditeurs avec -nous--dans le même cercle étroit de réclames débiles et tâtonnantes... -On parle des cent mille trompettes de la réclame!... Qu’est-ce, je vous -le demande, que cent mille trompettes, au regard de l’immense espace où -elles doivent être entendues?... Piètre symbole, en vérité, que ces cent -mille trompettes, surtout quand elles n’ont pas la force, comme c’est le -cas maintenant, de projeter la gloire d’un homme hors de leur pavillon -de cuivre insonore et fêlé!... Eh bien! Monsieur, il faut que non -seulement mes ouvrages retentissent sur les pays familiers, mais qu’ils -aillent remuer les sols vierges, et porter la tempête par les mers -inconnues... Il faut les lancer comme on lança, jadis, le canal de Suez, -et comme, aujourd’hui, on lance les mines d’or... Voulez-vous être le -metteur en œuvre de cette colossale affaire, de cette gigantesque -opération?... Aux _mines d’or_, opposons les _mines d’adultère_, et -celles-là auront été depuis longtemps taries que celles-ci trouveront -toujours, dans l’immense imbécillité humaine, d’inépuisables filons... -D’ailleurs, voici mon plan. - -Il tira de sa poche un rouleau de papier qu’il déroula sur mon bureau... - ---Remarquez, je vous prie... - -Anselme Dervaux parla longtemps... Mais je ne l’écoutais plus... - - - - -Un grand écrivain. - - -L’illustre Anselme Dervaux (adultères en tous genres, fabrication, -commission, exportation) pénétra dans les salons en fête, et ce fut -autour de lui comme un bourdonnement de gloire. En avançant, à travers -la foule parée, il perçut comme un écho infiniment répercuté, le titre -de son dernier livre: «_Inassouvie!... Inassouvie!_» Et ce qui lui -renvoyait, de partout, cet écho charmeur, ce n’étaient pas de froids et -inconscients obstacles, mais les épaules frissonnantes et les bouches -pâmées des femmes. Un immense orgueil gonfla son cœur; la peau rougeaude -de son visage se tendit ainsi qu’un drapeau dans une marche de victoire. -Saluant, salué, empêtré dans les traînes, le coude maladroit, la jambe -prétentieuse, arrêté par mille mains gantées de tendres pressions, il -suivit longtemps des rangées parallèles et diagonales de sourires, de -regards ivres, de nuques enthousiastes, de poitrines soulevées... -_Inassouvie! Inassouvie!_ - -Dans son triomphe, ce qui le chagrinait, c’est qu’il était visible que -les hommes se montraient réservés envers lui, et plutôt ironiques. Ils -osaient discuter son allure--une allure de courtaud de boutique,--son -élégance fracassante, le goût déplorable de sa chevelure frisée au petit -fer, l’exagération de ses cravates, ses grosses mains de paysan, et -cette joie vulgaire qu’il ne savait pas contenir, et cet orgueil -lourdement satisfait qui s’harmonisait si bien avec ses emmanchements -canailles de rustre endimanché. Ah! que n’eût-il pas donné pour avoir -l’admiration des hommes et se dire le pair, l’ami de tels prestigieux -clubmen dont il enviait la correction savante et l’aisance flegmatique! -Insolent et grossier avec les femmes, qui l’aimaient de se présenter à -elles sous la double apparence de cette masculinité, il était, envers -les hommes, d’une humilité basse, implorante et, comme dans les comédies -de M. Dumas, il les interpellait par leurs titres--même quand ils n’en -avaient pas: «Monsieur le baron!... Monsieur le vicomte!... Monsieur le -marquis!...» Mais en ce moment, ses oreilles, trop charmées par l’écho: -_Inassouvie! Inassouvie!_ se refusaient à recueillir le son désagréable -des ironies, et ce qu’il y avait de discordant dans cette malveillance -par laquelle il éprouvait toujours l’impression humiliée de n’être pas -chez soi dans ce monde brillant, et de s’y sentir traité comme un intrus -de passage, n’arrivait pas jusqu’à lui. - - * - - * * - -De succès en succès, et d’amours en amours, accablé d’honneurs et -ruisselant d’éloges, l’illustre Anselme Dervaux finit par échouer dans -une sorte de petit boudoir que de lourdes tentures séparaient des -salons. Une lampe à abat-jour rose en éclairait la solitude voluptueuse -et fraîche. Il s’assit sur un fauteuil chargé de coussins et s’éventa -avec son claque. Sa peau ruisselait comme les vieux murs au dégel: ses -poumons congestionnés lui faisaient une respiration difficile et sans -élégance. De mondanité récente, il ne pouvait pas encore s’habituer à la -température surchauffée des salons. Il s’y fanait, il y fondait comme -une plante des champs dans une serre chaude. Et il en résultait un -désordre fâcheux dans sa tenue, des cassures humides au plastron trop -empesé de sa chemise, qu’un peu de repos dans un air moins lourd devrait -vite réparer. Comment donc faisaient ces hommes privilégiés pour -conserver sèche leur peau et intact leur linge dans une atmosphère aussi -étouffante? Est-ce qu’il n’aurait jamais ce merveilleux tempérament de -l’homme du monde que les ascensions thermométriques laissent indifférent -et à qui elles n’enlèvent même pas cette fleur légère de poudre de riz -par quoi un visage vraiment mondain demeure aussi frais, dans une étuve, -que les beaux fruits à la rosée des matins de septembre? «Ma gloire, -toute ma gloire pour ne pas suer!» disait-il en s’épongeant le front, le -cou, avec violence et découragement. - -Au moment où l’illustre Anselme Dervaux formulait mentalement ce vœu -étrange, les tentures s’écartèrent, et Suzanne Hertheimer entra dans le -boudoir en coup de vent. - ---Cher! cher! cher!... cria-t-elle. Vous voir seul, enfin seul!... vous -parler... vous dire... oui, vous dire tout ce qui là, dans ma tête, tout -ce qui est là, dans mon cœur, pour vous!... - ---C’est fort désagréable! interrompit brutalement l’illustre écrivain, -qui, à demi couché sur le fauteuil, les jambes écartées, continuait de -s’éventer avec son claque. Vous me surprenez juste au moment où je ne -voulais pas être dérangé et où je remettais un peu d’ordre dans ma -psychologie... Grâce à vous, voilà encore une soirée perdue pour moi!... - ---Ne me parlez pas ainsi!... supplia Suzanne. Ne soyez pas dur avec -moi... Si vous saviez!... Depuis le jour où vous êtes venu dîner chez -mon père, je ne vis plus... Cette chaise, cette chère chaise où, durant -le repas, vous daignâtes vous asseoir, cette chaise bénie, tout -imprégnée de vous, je l’ai emportée dans ma chambre, et je la baise et -je l’étreins... et je lui parle comme si c’était vous-même... car il me -semble qu’en elle habitent toujours la chaleur fulgurante de votre génie -et l’inoubliable beauté de votre âme... Ah! tellement inoubliable!... -Tenez, cette nuit, toute cette nuit, je l’ai passée à lire -_Inassouvie!_... Que c’est beau! que c’est pervertissant! Ah! cher, où -donc trouvez-vous le secret unique de ces phrases qui me sont comme des -fièvres et comme des poisons?... Chaque page de vous, c’est un gouffre -de douleur et de volupté, un gouffre immense et sans fond où je voudrais -me perdre, disparaître, dans le vertige de vous admirer... Vous êtes la -tentation merveilleuse... la joie sublime du péché... délices et -tortures!... Êtes-vous Satan? Êtes-vous Dieu?... Oh! qui êtes-vous -donc?... Oh! cette Maud!--pourquoi ne m’appelai-je pas Maud aussi?--Oh! -cette Maud en laquelle je me sens revivre toute, ses désirs furieux sont -miens, comme miennes sont ses extases!... Et pourtant je n’étais qu’une -jeune fille... je ne connaissais rien de la vie!... Et comme Maud, votre -Maud, je suis l’inassouvie!... tellement l’inassouvie!... - -Elle se tut un instant, et joignant ses mains, elle regarda l’illustre -Anselme d’un regard somnambulique où s’accumulaient tous les genres -d’ivresses décrits par les psychologues. - ---Ah! qu’il me tarde d’être aussi adultère, la divine adultère de vos -chers livres! soupira-t-elle. - -Elle allait s’agenouiller aux pieds de l’illustre romancier; mais -celui-ci se leva, lui parla durement et la renvoya. - -Resté seul, il se posa devant la glace, répara le désordre de sa -cravate, tendit, d’un coup sec, sur son torse de jeune garçon boucher, -son habit aux revers de moire, qui se fripait, et il se dit: - ---Que de copie perdue, mon Dieu! que de belles réclames gaspillées!... -Si les journaux n’étaient pas si bêtes, ils feraient de toutes ces -jeunes filles toquées et de toutes ces jeunes femmes folles des -critiques littéraires. Je serais mieux servi encore. - -Puis il rentra dans les salons, où, parmi les rangées de sourires, de -regards ivres, de nuques enthousiastes et de poitrines soulevées, le -poursuivit l’écho charmeur: _Inassouvie! Inassouvie!_ - - - - -Littérature. - - -SCÈNE I - - Le Grand Écrivain est encore couché et parcourt son courrier. Joseph, - son valet de chambre, introduit René Dumoulin. - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Comment, c’est toi? - -DUMOULIN.--Ma foi, oui!... Je passais dans ta rue, figure-toi... Et je -me suis dis: «Tiens!... si j’allais dire bonjour à notre Illustre -Écrivain!» - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Bonne idée!... - -DUMOULIN.--Je n’étais pas fâché de te voir en chemise... de voir un -grand homme en chemise... moi qui ne te vois jamais qu’en habit. - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--C’est gentil!... Ah! mon vieux René! - -DUMOULIN.--Et ça va bien? - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Heuh!... Mal à l’estomac, toujours!... Mais -assieds-toi donc, un instant... (_Joseph avance un siège, près du lit._) -Les cigarettes, Joseph... - - Joseph va chercher la boîte de cigarettes. - -DUMOULIN, _prenant une cigarette_.--Mâtin!... bout en or!... c’est pas -une cigarette ça... c’est un porte-crayon!... - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Ce qu’il y a de plus chic, en ce moment, mon cher... -ce qui se fume à Londres... Un cadeau de la comtesse Boniska... - -DUMOULIN.--Ah! ah!... Tu te mets bien!... Ce sacré Grand Écrivain!... -Quel tombeur! - -LE GRAND ÉCRIVAIN, _mollement_.--Mais non!... mais non!... pas ce que tu -crois!... Une amie, simplement... une vieille amie! - -DUMOULIN.--Tu as raison d’être discret, sapristi!... (_Il allume une -cigarette, tire une bouffée, fait la grimace._) Eh bien! tu sais... n’en -déplaise à ta vieille amie... ses cigarettes... elles ont un goût... Tu -permets!... (_Il jette la cigarette dans un cendrier, et en prend une -dans son porte-cigarette._) Moi... c’est curieux... je n’aime que -l’antique caporal... - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Comme tu voudras!... - -DUMOULIN, _s’asseyant_.--Alors, tu as mal à l’estomac? - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Oui! - -DUMOULIN.--Tu dînes trop en ville, mon vieux. - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Mais non... je t’assure... ce n’est pas cela... -(_Mélancolique et dégoûté._) C’est ma vie d’aujourd’hui... les exigences -qu’elle m’impose... les tracas... les servitudes... les obligations, les -complications dont elle est faite... Je ne suis plus libre, moi!... -C’est très joli, la gloire... mais si tu savais comme c’est lourd à -porter! - -DUMOULIN.--Allons donc!... Tu n’as qu’à te laisser vivre... - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Tu crois ça?... Ah! l’on voit bien que tu ne sais -pas ce que c’est que la gloire!... Quelle maîtresse tyrannique et folle, -dont il faut satisfaire à toutes les minutes du jour... et de la nuit... -les caprices les plus déraisonnables, et les plus ridicules -incohérences... Si je te disais que... très souvent... je songe, avec -regret... à notre misérable existence d’autrefois... que j’envie ton -obscurité... Tiens... vois-tu... il va falloir que je réponde à toutes -ces lettres... Et les visites... et les démarches!... (_Il pousse un -long soupir._) Enfin!... ne parlons pas de ça!... Et toi?... - -DUMOULIN.--Oh! moi!... c’est bête ce que je vais te dire... mais tu -l’apprendrais un jour ou l’autre... Voilà!... Hier soir... au Gymnase... -A propos, pourquoi n’y étais-tu pas, hier, au Gymnase? - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Les premières!... C’est si mauvais ton!... - -DUMOULIN.--Le fait est!... Donc, hier soir, au Gymnase... dans un -couloir... Paul Barrot parlait de toi... en termes qui ne m’ont pas -convenu... - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--De quoi se mêle-t-il!... Que disait-il de moi? - -DUMOULIN.--Des bêtises! - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Précise... je t’en prie! - -DUMOULIN.--Que tu étais un snob... une canaille... que tu n’avais aucun -talent... des choses comme ça! - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Charmant! - -DUMOULIN.--Je le prie de se taire... parce que... moi... tu sais... les -amis... Il redouble... je lui flanque une gifle!... (_Un petit -silence._) Nous nous battons tantôt à l’épée... Alors... je ne sais pas -pourquoi... j’ai voulu te voir, ce matin... pour te voir seulement, mon -vieux!... - -LE GRAND ÉCRIVAIN, _très froid_.--C’est très gentil à toi, mon cher -René, de prendre ma défense... et je t’en remercie... Seulement tu -aurais dû savoir--et à défaut de le savoir--tu aurais dû sentir qu’il -n’y a rien que je déteste autant comme d’être mêlé... même indirectement -à des histoires de duel... - -DUMOULIN, _gêné_.--On t’attaquait... je croyais... - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Tu me mets dans une situation ridicule... un peu -ridicule!... Ah!... je n’aime pas ça!... je n’aime pas ça!... (_Un -temps._) Mon Dieu... des aventures de femmes... de femmes du monde... -passe encore!... Mais des rixes de journalistes... des affaires de -littérature!... Ah! non... non... je n’aime pas ça, du tout!... - -DUMOULIN, _piteux_.--Alors... j’ai commis une gaffe? - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Une imprudence, certainement... Et je te serais -obligé de faire savoir à tout le monde... que je suis absolument -étranger à votre querelle... Un nom comme le mien... un nom aussi en -évidence... C’est très délicat, que diable!... Il en faut de la -prudence... des ménagements... de la diplomatie... C’est aussi difficile -à gérer... qu’un théâtre! - -DUMOULIN.--Ah! tu crois?... - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Mais oui!... (_Un temps._) Je respecte le sentiment -qui t’a poussé à agir... Je regrette seulement l’opportunité de ton -action... Comprends-tu?... - -DUMOULIN.--Je tâcherai d’arranger ça!... (_Il se lève._) Moi... n’est-ce -pas?... On attaque un ami... Alors... - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--N’en parlons plus!... (_Un temps._) Ta femme va -bien? - -DUMOULIN.--Merci!... (_Il marche dans la pièce, et aperçoit des -bouquets._) Eh bien!... En voilà des bouquets!... sapristi!... A -propos... c’est vrai, ce que j’ai lu ce matin, dans les _Coulisses de -Paris_? - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Quoi donc?... - -DUMOULIN.--Que tu te maries? - -LE GRAND ÉCRIVAIN, _ennuyé_.--Mais non!... Il n’est pas question de -cela... pour le moment! - -DUMOULIN.--Ah! tant mieux!... Parce que, je puis bien te l’avouer... -cela nous avait fait de la peine, à ma femme et à moi... Nous nous -disions: «Il se marie... et les journaux sont informés avant nous... ça -n’est pas gentil...» Tant mieux... sacristi!... Ah! tant mieux! - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--D’ailleurs... rien que ce fait que je dusse -épouser--comme il est dit dans ce journal--une jeune fille de -l’aristocratie, juive... Voyons? - -DUMOULIN.--Justement... je me disais: «Il épouse dans son monde!» - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Autrefois... peut-être!... Mais... aujourd’hui... -mon cher... les choses ont bien changé... Je veux précisément faire -oublier de toutes les manières que j’ai beaucoup fréquenté dans ce -milieu... beaucoup trop... que je m’y suis compromis, même!... - -DUMOULIN.--Allons... bon!... Voilà que tu deviens antisémite, toi aussi? - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Pas absolument... pas combativement... Mais à -l’heure qu’il est, mon ami, on ne peut plus, décemment, épouser une -juive. - -DUMOULIN.--Et pourquoi? - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Parce que c’est prendre parti... Et, sous aucun -prétexte, je ne veux prendre parti... publiquement, du moins... - -DUMOULIN.--Oh! moi... tu sais... les juives... les protestantes... les -catholiques... et même... les mahométanes... je m’en moquerais, si -j’avais le bonheur! - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Toi, parbleu!... Ce n’est pas la même chose... Tu -n’as pas un nom, toi!... Et puis, le mariage... ce n’est point du -bonheur... C’est un établissement! - -DUMOULIN.--Oui... Enfin!... mettons que je n’ai rien dit... (_Un -temps._) Allons... Je m’en vais!... - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Tu es bien pressé? - -DUMOULIN.--Il faut que je passe à la salle d’armes... un quart -d’heure!... - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Eh bien! au revoir!... Et bonne chance, tout de -même, pour tantôt!... - -DUMOULIN.--Merci!... - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Je compte sur un petit bleu... tout de suite! - -DUMOULIN.--C’est ça! (_Il serre la main du Grand Écrivain._) Au -revoir!... - - Il sort. - - -SCÈNE II - -LE GRAND ÉCRIVAIN, JOSEPH. - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Dès que tu connaîtras le résultat du duel, pense à -remettre ma carte... cornée... chez Paul Barrot... - -JOSEPH.--Bien monsieur... - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Compliments sincères... s’il n’est pas blessé... -Cordiaux souhaits de prompt rétablissement... s’il l’est... - -JOSEPH.--Et s’il est tué?... - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--Ne dis pas de bêtises! - -JOSEPH.--Ah! Monsieur la connaît, l’humanité!... - -LE GRAND ÉCRIVAIN.--C’est mon métier. - -JOSEPH.--Le nôtre, Monsieur!... - - On sonne. - - - - -Scène de la vie de famille. - - -I - - A la campagne, chez M. Isidore Naturel, agronome et banquier. Étendue - sur une chaise longue, empaquetée de couvertures, de châles, Mme - Naturel tricote. Grosse femme impotente, figure molle et vulgaire. - Assise près d’une grande baie vitrée, Germaine, un livre ouvert sur - ses genoux, songe, les regards tournés au delà du parc, vers la - campagne... Vingt-cinq ans, corps souple, yeux ardents, visage un peu - desséché... - -Mme NATUREL, _sans lever les yeux de son ouvrage_.--Germaine! - -GERMAINE.--Eh bien? - -Mme NATUREL.--Pourquoi ne parles-tu plus? - -GERMAINE.--C’est sans doute que je n’ai plus rien à dire. - -Mme NATUREL.--Tu as assez lu. - -GERMAINE.--Je ne lis pas. - -Mme NATUREL.--Alors, tu rêves? - -GERMAINE.--Je ne rêve pas. - -Mme NATUREL, _elle regarde Germaine_.--Tu ne rêves pas, tu ne lis pas, -tu ne travailles pas... tu ne parles pas. Qu’est-ce que tu fais, alors? - -GERMAINE.--Je m’ennuie. - -Mme NATUREL, _elle hausse les épaules_.--Eh bien... écoute-moi... cela -te distraira... Je suis très inquiète... Avec sa manie d’inviter tous -les gens qu’il rencontre, qu’est-ce que ton père va encore nous ramener -de Paris, aujourd’hui? - -GERMAINE.--Est-ce que je sais, moi? Comment veux-tu que je le sache? - -Mme NATUREL.--Il aurait pu te le dire. - -GERMAINE.--Mon père ne me dit jamais rien... - -Mme NATUREL.--Dame!... Tu as aussi une façon de le rabrouer! - -GERMAINE.--Et puis, mon père sait-il jamais, à dix heures, le matin, ce -qu’il fera, le soir, à six heures? - -Mme NATUREL.--Ça, c’est vrai! (_Un petit silence._) Pourvu, mon Dieu, -qu’il ne nous ramène pas cinq ou six personnes, comme l’autre jour... -Quand il se met à inviter, il ne s’arrête plus... et toujours des gens -qu’on ne connaît pas... Et c’est samedi, aujourd’hui... C’est-à-dire -qu’il faudra coucher toutes ces personnes-là... et leur prêter des -chemises de nuit... Ah! quelle affaire! (_Elle soupire._) Et nous avons -un tout petit dîner, ce soir, les restes d’hier... (_Sur un mouvement de -Germaine._) Oui... oui... moque-toi de ces détails de maison... Ah! tu -fais bien de ne pas te marier... Tu aurais un joli ménage. Je ne te -donnerais pas deux ans pour être ruinée... Du reste, c’est ce qui te -pend au nez, quand nous ne serons plus là... (_Germaine rit._) Je ne -sais pas pourquoi tu ris... En vérité, il n’y a là rien de risible!... - -GERMAINE.--Veux-tu que je pleure? - -Mme NATUREL.--Dame! ça serait plus convenable! Et puis, il n’y a pas -moyen de parler sérieusement avec toi! (_Un petit silence..._) Est-ce -ennuyeux que ton père ne m’avertisse jamais quand il ramène quelqu’un! -Ce serait si simple de téléphoner. J’ai beau le lui recommander tous les -matins... ah! oui... C’est comme si je chantais! Avec tout cela, j’ai -bien envie de faire tuer un poulet! - -GERMAINE.--Puisque tu sais que mon père ramène toujours quelqu’un... ce -qui serait le plus simple, c’est que tu eusses toujours un dîner prêt... - -Mme NATUREL.--Tu arranges les choses, toi!... L’on voit bien que tu n’as -pas la charge de la maison et que cela ne te coûte rien!... Et si, par -hasard, il ne ramenait personne, je serais bien avancée avec mon -poulet!... Qu’est-ce que je ferais de mon poulet? On a beau être riche, -ça n’est pas une raison pour gaspiller la nourriture!... Je veux bien -faire les choses... mais j’ai l’horreur de la gâcherie! - -GERMAINE.--Il y a des pauvres! - -Mme NATUREL.--Des pauvres!... Ah bien sûr!... Les pauvres, ce n’est pas -ce qui manque ici... Jamais je n’ai vu un pays pour avoir tant de -pauvres!... C’est scandaleux!... C’est à ne pas croire!... - -GERMAINE.--C’est naturel, pourtant! - -Mme NATUREL.--Naturel! Tu trouves ça naturel, toi!... Dis que c’est -honteux!... - -GERMAINE, _elle se lève, marche dans la vaste pièce, s’arrête devant un -vase de fleurs qu’elle arrange machinalement_.--Quand il y a quelque -part un homme trop riche, il y a par cela même, autour de lui, des gens -trop pauvres... Tu as raison, c’est honteux!... - -Mme NATUREL.--Nous n’y pouvons rien... Ce n’est pas une raison pour les -nourrir avec du poulet!... D’abord, s’ils travaillaient, ils seraient -moins pauvres! - -GERMAINE.--S’ils travaillaient?... - -Mme NATUREL.--Certainement!... - -GERMAINE.--A quoi?... - -Mme NATUREL.--Comment, à quoi?... - -GERMAINE.--Nous leur avons tout pris... leurs petits champs... leurs -petites maisons... leurs petits jardins... pour arrondir ce que mon père -appelle son domaine... - -Mme NATUREL, _ironique_.--Voyez-vous ça!... - -GERMAINE.--Ceux qui ont pu partir d’ici sont partis... Ceux qui -restent... - - Elle écrase une petite chenille qu’elle vient de trouver sur une - feuille du bouquet. - -Mme NATUREL.--Ton père leur offre du travail à l’année, est-ce vrai?... -Ils n’en veulent pas. Ils préfèrent mendier. C’est leur affaire... non -la nôtre!... - -GERMAINE.--Mon père leur offre de mourir de faim à l’année... Ils -préfèrent vivre!... - -Mme NATUREL.--Qu’est-ce que tu dis? - -GERMAINE.--Je dis: mieux vaut que le feu et la grêle tombent sur un -pays, qu’un homme trop riche! - -Mme NATUREL.--En voilà assez!... Je ne sais qui te met dans la tête de -telles idées!... M. Garraud, sans doute!... - -GERMAINE.--Qu’est-ce que M. Garraud vient faire ici?... - -Mme NATUREL.--Un homme qui ne parle jamais!... - -GERMAINE.--S’il ne parle jamais... comment veux-tu qu’il me mette des -idées dans la tête?... - -Mme NATUREL.--Je m’entends! Les hommes qui ne parlent jamais en disent -beaucoup plus que les hommes qui parlent toujours!... D’ailleurs, il ne -me revient pas, ton monsieur Garraud! Il ferait bien mieux de s’occuper -de ses engrais... Ah! je ne sais pas où ton père l’a encore déniché, -celui-là?... (_Un petit silence._) Des engrais!... (_Elle hoche la -tête._) Ça me paraît une fameuse blague! (_Un silence... Germaine est -revenue s’asseoir près de la grande baie vitrée._) Quelle heure est-il? - -GERMAINE.--Six heures. - -Mme NATUREL.--Six heures, déjà!... Et ton père va rentrer!... Avec -qui?... Le diable le sait, par exemple!... Ma foi, tant pis! Je ne ferai -pas tuer de poulet. Ils s’arrangeront avec ce qu’il y a... Germaine!... - -GERMAINE.--Quoi? - -Mme NATUREL.--Il est temps que tu descendes à la cave chercher le vin... - -GERMAINE.--Je t’ai déjà dit que je n’irai plus à la cave... Tu as des -domestiques! - -Mme NATUREL.--Des domestiques qui me grugent, qui me volent, oui!... -Hier encore, il manquait cinq bouteilles dans le tas du milieu!... - -GERMAINE.--Si tu leur montrais plus de confiance, ils te voleraient -peut-être moins... Et puis, que veux-tu qu’ils fassent d’autre dans une -maison où ils n’entendent jamais parler que de rouler les gens?... Sois -tranquille... jamais ils ne voleront autant de vin que des personnes que -je connais ont volé de millions... - -Mme NATUREL, _sévère_.--Germaine! (_Elle se lève avec effort._) Je te -défends de parler de la sorte!... (_Elle pose sur une table le tricot -qu’elle froisse._) Est-ce encore pour ton père que tu dis cela? -(_Silence de Germaine qui, les yeux plus vagues, le menton dans la main, -regarde le paysage, au delà des jardins et du parc._) Ton père a des -défauts... de grands défauts... Je suis la première à en souffrir et à -les lui reprocher. Il est vantard, vaniteux, inconsidéré, c’est -possible!... Il aime à tromper les gens!... Dame! dans les affaires!... -Mais enfin, ton père est ton père... Ce n’est pas à toi de le juger. - -GERMAINE.--A qui donc, alors? - -Mme NATUREL.--Qu’est-ce que tu dis? - -GERMAINE.--Moi? rien. - -Mme NATUREL.--C’est heureux!... Et puis, sa fortune ne doit rien à -personne, tu entends... à personne!... Il l’a gagnée en travaillant!... -Et moi qui me tue à faire des tricots pour les pauvres! Hein! A-t-on vu -cette petite sotte... cette orgueilleuse, cette péronnelle... qui se -permet de juger ses parents!... - -GERMAINE.--Mieux vaut que ce soit moi qui les juge! - -Mme NATUREL.--Tais-toi!... C’est odieux!... Tu es une fille dénaturée... -Si quelqu’un t’entendait, ce serait à ne plus se montrer jamais devant -personne!... Il ne te manque aussi que d’exciter les domestiques au -pillage de la maison!... Ah! c’est complet!... Veux-tu aller à la cave, -oui ou non? - -GERMAINE.--Non. - -Mme NATUREL.--C’est bien, j’irai moi-même... J’irai, malgré mes -rhumatismes!... - - A petits pas lourds, s’appuyant aux meubles et roulant sur ses grosses - hanches trop molles, elle sort de la pièce, maugréant et grondant. - - -II - -GERMAINE, LE JARDINIER. - - Sur la terrasse du château... Germaine se promène le long des - plates-bandes, un sécateur à la main... De temps en temps, elle - s’arrête devant un rosier, dont elle coupe les roses mortes et fanées. - Comme d’habitude, elle est grave, triste et songeuse. Le jour - d’automne est calme et somptueux; le soleil, déjà bas, dore les grands - arbres du parc, magnifiquement. - - Arrive le jardinier... Il est vêtu de ses habits du dimanche... - Timidement, il s’approche de Germaine, embarrassé et tournant, d’un - geste gauche, son chapeau dans ses mains. Couchés sur les marches du - perron, trois énormes chiens danois dorment... On entend le bruit d’un - râteau, sur le sable d’une allée, au loin. - -GERMAINE, _elle observe le jardinier_.--Eh! bien, Victor, comme vous -voilà beau!... Vous êtes donc de noce, aujourd’hui? - -LE JARDINIER.--De noce!... Ah! mademoiselle Germaine!... C’est bien le -contraire, allez! - -GERMAINE.--Que se passe-t-il?... Il vous arrive un malheur?... Pourquoi -ces beaux habits et cette figure triste et gênée? - -LE JARDINIER, _il fait des efforts pour parler_.--Avec votre permission, -Mademoiselle Germaine, je viens vous faire mes adieux. - -GERMAINE.--Vos adieux!... - -LE JARDINIER.--Ben oui!... Ben oui!... - -GERMAINE.--Vous nous quittez?... Ça n’est pas possible! Vous, mon brave -Victor!... - -LE JARDINIER.--Pardonnez-moi... J’ai donné mes huit jours à Monsieur, ce -matin. - -GERMAINE.--Allons donc! - -LE JARDINIER.--C’est-à-dire, pour être juste, que Monsieur et moi, on se -les est donnés, en même temps, tous les deux... - -GERMAINE.--Ce n’est pas vrai! - -LE JARDINIER.--Si fait, Mademoiselle... si fait!... Ah! ça m’a fait -deuil, vous pensez!... - -GERMAINE.--Pourquoi avez-vous donné vos huit jours? Vous ne vous -plaisiez plus ici? - -LE JARDINIER, _timide et les yeux vers la terre_.--Il n’y a pas moyen de -vivre avec Monsieur!... Monsieur vous cherche des raisons à propos de -tout et à propos de rien!... Qu’est-ce que vous voulez?... On ne peut -jamais le contenter!... J’ai patienté longtemps, parce que, bien sûr, ça -m’ennuyait de quitter Mademoiselle, qui a été, toujours, si bonne pour -ma femme et pour moi... Mais Monsieur!... Il n’y a plus moyen, il n’y a -plus moyen! C’était un enfer, ici! - -GERMAINE.--Dites-moi ce qui s’est passé entre mon père et vous. - -LE JARDINIER.--Mon Dieu!... Il ne s’est, pour ainsi dire, rien passé... - -GERMAINE.--Mais encore? - -LE JARDINIER.--Comme tous les jours... Mademoiselle sait bien! -Seulement, à la longue... on se lasse. - -GERMAINE.--Parlez-moi avec franchise... Vous pouvez me parler à moi. Ça -n’est pas la première fois! - -LE JARDINIER.--Bien sûr! Bien sûr! Mademoiselle comprend les choses. -Elle a bon cœur... Elle ne méprise personne. Oui, pour ça!... - -GERMAINE.--Allons! - -LE JARDINIER.--Eh bien voilà. D’abord, Monsieur est trop exigeant... On -ne peut jamais savoir ce que veut Monsieur!... Ainsi une supposition: -quand une planche de légumes est à droite, il voudrait qu’elle soit à -gauche. Et si elle est à gauche, il tempête pour qu’elle soit à droite. -Et ainsi de suite!... Monsieur vous ferait quasiment tourner en -bourrique, sauf vot’ respect, Mademoiselle. Avec Monsieur, ça n’est pas -du travail!... Pour être des petites gens, on a, tout de même, chacun -son amour-propre, n’est-ce pas? - -GERMAINE.--Vous connaissez bien mon père... Il est parfois un peu -braque. Il ne fallait pas faire attention à ce qu’il vous disait! - -LE JARDINIER.--Pas faire attention! Mais Mademoiselle Germaine, c’est -que Monsieur vous engueule... faut voir ça!... Pardon, excuse... ça m’a -échappé! - -GERMAINE.--Allez, allez!... - -LE JARDINIER.--Et puis... Non, là, vrai!... Monsieur a des idées comme -personne... Il voudrait que les châtaigniers produisent des melons, et -les laitues, des abricots... Eh bien, moi, je ne peux pas!... - -GERMAINE.--Ni les châtaigniers non plus, ni les laitues!... - -LE JARDINIER.--Bien sûr!... On a beau être riche, il y a bien des choses -qu’on ne peut pas avoir!... La nature est la nature, pour tout le -monde... (_Un petit silence._) Enfin voilà! - -GERMAINE.--Voyons!... Vous avez été peut-être un peu susceptible, et, -peut-être, vous avez mal pris une observation sans importance que vous -faisait mon père?... - -LE JARDINIER.--Susceptible!... Depuis cinq ans que je sers Monsieur!... -Ah! Mademoiselle, faut-il au contraire, que j’en aie avalé, sans rien -dire, des couleuvres!... Car, c’est tous les jours à recommencer!... -Quand ce n’est pas une chose, c’en est une autre!... (_Silence -embarrassé._) Rien ne m’ôtera de l’idée que Monsieur m’en voulait -davantage depuis que l’année dernière, le jour de la fête du pays, -Monsieur avait voulu faire peindre en tricolore tous les arbres de -l’avenue!... Ça, c’est vrai, je n’ai pas pu m’empêcher de dire à -Monsieur ce que je pensais là-dessus... Des chênes pareils, et si -beaux!... (_Encore un petit silence._) Je sais bien que je n’ai pas -d’instruction... Pourtant, je connais mon métier, et je l’aime, nom -d’une pipe!... Mademoiselle était contente de moi, elle? - -GERMAINE.--Si j’étais contente de vous?... vous le savez bien, mon -pauvre Victor! - -LE JARDINIER.--Le petit jardin des clématites... - -GERMAINE.--Ah! oui! Il était très joli... - -LE JARDINIER.--Et le fleuriste? - -GERMAINE.--Oui! oui! - -LE JARDINIER.--Et la roseraie? - -GERMAINE.--Oui!... oui!... Vous m’aviez appris à écussonner les -rosiers... - -LE JARDINIER.--Et vous, Mademoiselle, vous m’aviez appris à faire des -bouquets!... Et tous nos beaux semis de delphiniums! - -GERMAINE.--Oui! oui!... - -LE JARDINIER.--C’était du bon travail!... On s’amusait!... - -GERMAINE.--Oui!... oui! - -LE JARDINIER.--Dieu sait, pourtant si c’était commode!... Car Monsieur -était chiche de fumier pour le jardin, de terreau et de charbon pour la -serre... On s’arrangeait comme on pouvait... Enfin, voilà! - -GERMAINE.--Vous êtes un brave homme!... - -LE JARDINIER.--Eh bien, si Mademoiselle Germaine était contente de -moi... je partirais d’ici le cœur moins gros... - - Il soupire. Un petit silence. - -GERMAINE.--Il n’y a peut-être dans tout cela qu’un malentendu... -Voulez-vous que je parle à mon père? - -LE JARDINIER.--Merci, Mademoiselle... Ce qui est fait est fait... - -GERMAINE.--Pourtant... - -LE JARDINIER.--Demain, ce serait autre chose. Il n’y a pas moyen de -vivre avec Monsieur!... On se met en quatre pour lui faire plaisir, on -se tue de travail pour le contenter. C’est toujours mal... D’abord, -Monsieur m’a déclaré ce matin qu’il ne voulait plus de fleurs ici. Il -prétend que ça attire les oiseaux et que ça prend la place des plantes -utiles. - -GERMAINE.--Ah!... - -LE JARDINIER.--Et puis... (_Timidement_) faut que je dise tout à -Mademoiselle... (_Résolu._) Mademoiselle sait que ma femme est -enceinte!... - -GERMAINE.--Oui... Eh bien? - -LE JARDINIER.--Et qu’elle doit accoucher dans trois jours. - -GERMAINE.--Sans doute... - -LE JARDINIER.--Eh! bien, Monsieur ne veut pas d’enfants chez lui. «Pas -d’enfants, pas d’enfants... qu’il m’a dit. Ça abîme les pelouses, ça -salit les allées... et ça fait peur aux chevaux...» Et il a ajouté: «Je -t’avais averti. Tu ne dois t’en prendre qu’à ta maladresse...» Le plus -drôle--Mademoiselle s’en souvient peut-être,--c’est que l’année -dernière, à ses réunions électorales, Monsieur disait que tous les maux -du pays venaient de la dépopulation... Tout de même, on en voit de -raides, par le temps qui court... (_Silence._) Bien sûr qu’on n’a pas -des enfants par exprès, pour son plaisir... On a déjà bien assez de -peine de vivre à deux, dans notre condition... Mais quand les enfants -viennent, on ne peut pourtant par les tuer... C’est-y vrai, ça -Mademoiselle Germaine? - -GERMAINE.--Qu’allez-vous devenir?... Y avez-vous songé?... - -LE JARDINIER.--Dame!... Je vais chercher une place... Mais ce n’est -guère le moment!... En pleine saison comme on est. Elles sont toutes -prises... Et puis, avec une femme enceinte sur les bras! Ah! il va -falloir en faire des maisons et des maisons... subir des humiliations, -des refus, du mauvais temps... Car on ne veut plus, aujourd’hui, que les -serviteurs aient d’enfants... Ça n’est pas commode, allez... Et l’on a -bien du mal!... - -GERMAINE, _émue et gênée_.--Je ferai pour vous tout ce qui m’est -possible... Adieu! - -LE JARDINIER, _ému aussi_.--Adieu, Mademoiselle Germaine... Mais vous -n’êtes guère heureuse, non plus, vous... - -GERMAINE.--Vous vous trompez, je suis très heureuse. - -LE JARDINIER, _il secoue la tête_.--Non, Mademoiselle... Je vous connais -bien, allez! Quand on a un cœur comme le vôtre, on ne peut pas être -heureuse ici!... - - Par delà le parc, il montre la campagne, le petit village au loin. - -GERMAINE.--Et votre femme? La verrai-je? - -LE JARDINIER.--Bien sûr... Elle est à la ville... Elle est allée -chercher une voiture pour emmener nos meubles et nos pauvres frusques... - -GERMAINE.--Pourquoi?... Il ne manque pas de voitures ici... - -LE JARDINIER.--Ça vaut mieux comme ça... Chacun chez soi... On a sa -petite fierté... - -GERMAINE.--Adieu, alors!... Vous me donnerez de vos nouvelles? - -LE JARDINIER.--Oui, Mademoiselle... - -GERMAINE.--Adieu! - -LE JARDINIER.--Adieu! - - Le jardinier s’en va, gauche, pesant, le dos déjà courbé, la nuque - cuite comme une brique, par le soleil... Germaine, plus grave, plus - triste, plus songeuse, reprend sa promenade lente, le long des - plates-bandes... Le château et la terrasse redeviennent silencieux... - Toujours les trois molosses dorment sur les marches, et l’on n’entend - plus que le bruit du râteau, sur le sable d’une allée, au loin... - - - - -La divine enfance. - - Dans le bois, on aperçoit, entre les feuilles, au loin, la maison, - toute blanche, dans le soleil. C’est l’heure chaude de la journée où - les oiseaux engourdis se taisent. Nul souffle dans les branches. - - JEANNE--dix ans--est assise sur la mousse, le dos appuyé au tronc d’un - bouleau. Elle est un peu dépeignée, très rose, essoufflée d’avoir - couru. Son grand chapeau de paille posé près d’elle sur un rejeton - d’acajou, brille comme une immense fleur d’or, sous l’ombre des - feuilles. - - JEAN--douze ans--est couché à plat ventre en face d’elle. Il arrache - des mousses d’un air triste. - - Ils ne se disent rien... Enfin, Jean se décide à parler. - - -JEAN - -Pourquoi que Georges t’a encore embrassée? - -JEANNE - -Georges, c’est pas vrai! - -JEAN - -Si, il t’a embrassée, je l’ai vu... Il t’a embrassée sur le cou, -derrière la porte du salon... Et toi, aussi, tu l’as embrassé... A -preuve que tu fermais les yeux, en l’embrassant, comme une chatte qu’on -caresse. - -JEANNE - -C’est des menteries. - -JEAN - -Puisque je t’ai vue... Et hier?... - -JEANNE - -Quoi, hier? - -JEAN - -Pourquoi que Lucien t’a aussi embrassée, hier? - -JEANNE - -C’est pas vrai!... Lucien ne m’a pas embrassée. - -JEAN - -Si, il t’a embrassée... je l’ai vu aussi... il t’a embrassée sur la -bouche, derrière la serre. - -JEANNE - -C’est des menteries... - -JEAN - -Des menteries?... A preuve que, en te retournant, tu as cassé un grand -lis rouge, et que tu as écrasé des fleurs de capucine. - -JEANNE, _effrontée_ - -Et puis, après?... Est-ce que je n’ai pas le droit d’embrasser Georges, -Lucien, et d’autres, si cela me plaît!... Qu’est-ce qu’il te prend?... - -JEAN - -Je ne suis pas content... Ça me fait de la peine!... Jeanne? - -JEANNE - -Eh bien?... - - Elle casse une brindille de bouleau, qu’elle mâchonne, en regardant du - coin de l’œil, avec un ironique sourire, Jean qui creuse un petit trou - dans la terre. - -JEAN - -Alors, pourquoi que tu ne yeux pas que je t’embrasse, moi? - -JEANNE - -Toi!... C’est pas la même chose!... - -JEAN - -Pourquoi que c’est pas la même chose? - -JEANNE - -Pasque... - -JEAN - -Pasque, quoi?... - -JEANNE, _très sérieuse_ - -Pasque, toi, quand nous serons grands, tu seras mon vrai mari! - -JEAN - -Ce n’est pas une raison. - -JEANNE - -Si, c’est une raison... - -JEAN - -Et quand je serai ton vrai mari, tu voudras bien que je t’embrasse, pas? - -JEANNE - -Non... Les maris n’embrassent jamais leurs femmes. - -JEAN - -Ah! bien, vrai?... Pourquoi qu’ils ont des femmes, alors? - -JEANNE - -Pour avoir des enfants, tiens!... - -JEAN - -Ah!... Et quand je serai ton vrai mari, tu embrasseras Georges, Lucien? - -JEANNE - -Bien sûr!... Es-tu drôle, aujourd’hui... Qu’est-ce que tu as? - -JEAN - -J’ai envie de pleurer... - -JEANNE - -Que tu es bête!... Voyons!... Est-ce que petite mère embrasse papa?... -Jamais petite mère n’a embrassé papa... Papa, lui, embrasse Zélie, la -femme de chambre... Petite mère, elle, embrasse M. de la Ramie... Mais, -bien sûr! elle l’embrasse dans les cheveux, dans les yeux, sur la -bouche, partout... Mais, papa, elle ne l’embrasse jamais... - -JEAN, _comprenant des choses_ - -C’est comme papa... il n’embrasse jamais maman... - -JEANNE - -Puisque je te le dis!... Ça ne se fait pas, ces choses-là, quand on est -marié!... Ça n’est pas convenable! - -JEAN - -C’est vrai!... papa embrasse toujours Mme Tournel... - -JEANNE - -Bien sûr, tiens!... Et ta maman? - -JEAN - -Maman?... Elle embrasse M. de Néry... - -JEANNE - -Tu vois bien!... - -JEAN - -L’autre jour, maman était sur les genoux de M. de Néry... Elle avait -dégrafé son corsage... Et M. de Néry l’embrassait sur la poitrine... -C’était gentil! - -JEANNE - -Bien sûr, que c’est gentil!... - - A ce moment, Jean rampe sur la mousse, se rapproche de Jeanne et, - dressé sur ses coudes, le menton appuyé aux paumes réunies, il la - regarde, longtemps, dans les yeux... - -JEAN - -Jeanne! - -JEANNE - -Quoi?... - -JEAN, _d’une voix profonde_ - -Puisque tu dis que c’est gentil... eh bien!... je voudrais que tu -dégrafes ton corsage aussi... je voudrais t’embrasser sur la poitrine, -aussi... comme M. de Néry embrasse maman... - -JEANNE - -Non... Non... - -JEAN - -Et si tu dégrafes ton corsage, si je t’embrasse sur la poitrine... je te -montrerai, après, quelque chose de bien plus beau... - -JEANNE - -Quoi?... Dis quoi, tout de suite!... - -JEAN - -Non, après... - -JEANNE, _impérieuse_ - -Tout de suite... tout de suite... tout de suite!... - -JEAN - -Non, après!... - -JEANNE - -Tu dis ça pour m’attraper!... Et puis, après tu ne me montreras rien!... - -JEAN - -Puisque je te le promets, na!... Quelque chose comme Georges, ni Lucien -ne pourront jamais te montrer d’aussi beau!... - -JEANNE, _hésitante_ - -Oui, oui, tu veux me tromper... Tout ça, c’est des blagues!... - -JEAN - -Puisque je te jure!... - -JEANNE - -Eh bien! dis seulement ce que c’est!... Et puis, je ferai comme tu veux! - -JEAN - -Si c’était Georges ou Lucien qui te demande cela tu le ferais... Moi, je -ne sais pas pourquoi, tu ne veux jamais rien. - -JEANNE - -Dis ce que c’est! - -JEAN - -Après... - -JEANNE - -Non, avant!... - -JEAN - -Et, pourtant Georges ni Lucien ne pourraient pas te montrer cela qui est -si beau... qui est plus beau que... que... - -JEANNE, _elle s’irrite_ - -Eh bien, dis vite... dis... dis!... - -JEAN, _avec passion_ - -Jeanne!... si tu voulais!... un tout petit peu... tiens, grand comme -ça... grand comme mes lèvres seulement... - - Il lui saisit le bout de sa bottine et, se rapprochant encore, plus - près, il cherche à la couvrir de caresses. - -JEANNE, _se dégageant et reployant brusquement ses genoux_ - -Laisse-moi... Tu me chatouilles... Tu fais mal... Je te déteste!... - - Elle se lève, fâchée et très rouge, et se met à courir dans le bois, - les cheveux au vent... Jean aussi s’est levé et la suit en appelant: - «Jeanne! Jeanne!...» d’une voix plaintive... Quelques oiseaux - engourdis dans les branches se réveillent, s’envolent avec des petits - cris effrayés. Jean et Jeanne disparaissent dans le taillis. A la - place où ils étaient tout à l’heure, encore marquée de la jeunesse - impubère de leur corps, le grand chapeau de Jeanne se balance, pareil - à une immense fleur d’or, sous l’ombre des feuilles. - - - - -Sentimentalisme. - - -J’ai eu, cette semaine, une joie charmante. A la campagne où je suis, -j’ai pour voisine une dame seule, veuve depuis trois ans, encore jeune, -très jolie. Tous les jours, je passe devant sa propriété qui donne sur -la route: une maison du siècle dernier, pareille à une orangerie, -entourée de grands jardins que la forêt protège, de tous les côtés, de -ses hauts murs verdissants. Jamais, je crois, je n’ai vu tant de fleurs, -tant de fleurs, et tant de bêtes parmi ces fleurs. Chaque fois que je -passe, je m’arrête discrètement devant la grille et je regarde cet -endroit délicieux, si gai, si vivant, et qui m’enchante. Ma voisine ne -fait pas beaucoup de bruit, et elle sort très peu. Du matin au soir, -active, souple, elle cultive ses fleurs et elle soigne ses bêtes. Sans -la connaître, j’éprouve pour elle une très vive sympathie, car tout chez -elle, en elle, respire le bonheur calme et dit la vie occupée à des -choses délicates. - -Aussi, quelle surprise joyeuse quand, l’autre après-midi, délibérément, -elle sonna à ma porte et me vint rendre visite. - ---Excusez-moi, monsieur, me dit-elle. Mais je tenais à vous remercier, -au nom de toutes mes bêtes, de votre article de dimanche. Je le leur ai -lu, figurez-vous, et elles m’ont dit: «Il faut aller remercier ce -monsieur, qui nous veut tant de bien, et qui prend si chaleureusement -notre défense, contre la brutalité des méchants.» - -Je ne savais que dire. Rieuse, ma voisine ajouta: - ---J’aime tant mes bêtes, que je fais tout ce qu’elles veulent. - -Je n’osais lui offrir d’entrer dans ma maison, et je la priai de -s’asseoir sur un banc, dans le jardin. - -J’aurais bien voulu éviter toutes les banalités des entrées en -relations, et je me torturais l’esprit pour trouver quelque chose de -rare et qui, tout de suite, fît valoir mon esprit, quand ma voisine, -après un très court silence, me dit soudain: - ---Il y a, monsieur, une chose qui m’intrigue fort. Quand, dans la rue, -je prends la défense d’une bête battue, on m’appelle Anglaise! C’est -évidemment un outrage qu’on me fait. Mais pourquoi? D’abord je ne suis -pas Anglaise, je n’ai même pas une goutte de sang anglais dans les -veines. Et puis... malgré cette horrible guerre du Transvaal, dont je -rougis pour eux, les Anglais méritent-ils qu’on nous jette leur nom à la -face comme une offense et comme une ordure? J’avoue qu’individuellement -j’aime les Anglais, et je ne confonds pas le peuple anglais avec -l’ignominie de son gouvernement. J’ai toujours admiré, à bon droit, il -me semble, leur civilisation, leur bel et noble esprit de liberté, de -justice et de progrès, leur humanité sincère. En dépit de cette guerre, -dont j’ai horreur, je leur trouve de fortes qualités, et je leur dois -quelques bonnes impressions. En voulez-vous un exemple? C’était le 7 -décembre dernier. Une très vieille dame de mes amies, Italienne par -l’origine, Anglaise par le mariage, m’avait demandé d’aller passer -quelques jours chez elle, à la suite d’un gros chagrin. Mon Dieu, oui, -on peut être Anglais, et avoir tout de même de gros chagrins, je -suppose. Un petit changement se fit dans la date précédemment fixée de -mon voyage. Je l’écrivis à ma vieille amie qui, quoique verte encore et -alerte, lit souvent à côté et brouille ainsi tout ce qu’on lui dit. Une -traversée affreuse. Retard du bateau à l’arrivée de New-Haven, du train -à Victoria, de moi à la gare de Richmund où je devais prendre le train -pour Hampton-Wick. Une heure d’attente pour douze minutes de trajet. - ---Voilà encore des choses dont les Anglais n’ont pas le monopole, -dis-je. Il y a du retard partout. - ---Oui, répondit gaiement ma voisine, ils en ont aussi en Angleterre. - -Et elle continua: - ---Vous connaissez sans doute cette délicieuse vallée de la Tamise, ces -prairies si vertes, ces arbres si admirables, ces villas si jolies? -Mais, l’hiver, à neuf heures et demie du soir, il est difficile de jouir -de cette beauté. Il pleuvait un peu, une petite pluie fine, que le vent -fouettait et qui vous pénétrait, à travers les vêtements, jusqu’au -corps. - ---Heureuse pluie, songeai-je. Mais je me gardai bien d’exprimer cette -exclamation, car, à tout prendre, je ne suis pas vaudevilliste et le -commis voyageur d’autrefois qu’on prétend que je suis... - -Ma voisine poursuivait d’une voix de plus en plus prenante: - ---Bien qu’il ne fallût que dix minutes à peine pour me rendre chez mon -amie, le chemin me paraissait bien long, et surtout bien désert... Vous -savez ce que c’est, n’est-ce pas, que les «roads» anglais?... D’un côté -de celui-là, un grand parc, avec d’immenses arbres noirs; de l’autre, -des villas dans leurs jardins noyés de silence et de nuit. De-ci, de-là, -une voie latérale, conduisant au village. Tout cela, bien tranquille, -trop, même, car il y avait alors la terreur des «Hooligans» et j’en -avais entendu parler dans le train... Je me presse... je vais... je -vais... Bien que je ne sois pas peureuse, j’avais tout de même de petits -frissons... La villa de ma vieille amie était une des petites, la -deuxième, à gauche, passé l’église catholique... je ne sais si vous la -voyez d’ici?... Et je me presse encore, sur le chemin interminablement -désert. Voilà enfin l’église catholique, mon point de repère... Je suis -arrivée... La première villa est éclairée, mais point la seconde... Je -sonne pourtant... Rien... Je sonne encore, je sonne longtemps... Rien -toujours. J’essaie d’ouvrir la grille. Impossible! Je me suis peut-être -trompée, et sans doute que la maison de ma vieille amie est la -troisième, car je me rappelle que la première est le presbytère... Je -sonne à la troisième. Une petite bonne blonde, toute fanfreluchée de -blanche lingerie vient m’ouvrir. - ---Mrs Anden? - ---Ce n’est pas ici... - ---Pas ici!... Mais je n’y comprends rien... J’ai sonné à côté et -personne ne m’a répondu! - -Un monsieur que je n’avais pas vu encore, intervenait: - ---C’est que la bonne couche en haut, et qu’elle est déjà couchée... Mais -entrez donc, madame, je vais voir... - -Je m’excuse et j’entre... Que pouvais-je faire? - -La maîtresse de la maison m’installe au coin du feu, tandis que son mari -est parti, et essaie de se faire entendre de la villa voisine. Un salon -anglais coquet, confortable, très clair, un bon feu dans la cheminée, un -chat qui ronronne devant, une femme accueillante et gaie qui rit et me -console de ma mésaventure... - -Le mari rentre. - ---Rien, non plus... dit-il... Ces dames sont peut-être en voyage?... - ---Non... puisqu’elles m’attendent... - ---C’est singulier!... Je vais aller demander au prêtre catholique s’il -les a vues aujourd’hui. - -Et il sort à nouveau... La dame m’offre alors de me réconforter; elle -m’offre de tout, du jambon, du whisky, du cacao... Et je m’indigne -contre ma vieille amie qui me met dans une position ridicule et fausse, -d’être prise pour une aventurière. - -Le mari revient une seconde fois... Le prêtre n’a pas vu les dames dans -la journée. Mais il sait que la femme de chambre a porté des fleurs à -l’église pour la fête du lendemain. - ---Je ne vois qu’une chose à faire, me dit la dame... Acceptez un lit -chez nous pour cette nuit. - -Confuse, et, en même temps, touchée de cette hospitalité spontanée, si -simplement offerte, je murmure: - ---Mais, madame, vous ne savez même pas qui je suis... Je pourrais être -une voleuse! - ---Nous n’avons pas peur!... répond la femme. - -Et elle ajoute: - ---On n’a pas besoin de savoir le nom d’une personne dans l’embarras et -dans la peine. Il suffit de savoir qu’elle est dans la peine, pour être -juste envers elle! - ---Allons, dis-je, j’accepte. C’est un véritable conte de Noël en action! - -Et ma voisine, s’étant tue quelques secondes, me dit: - ---Oui, monsieur, j’aime les Anglais, parce qu’il me semble que leur -justice, en tant qu’individus, va aux humbles, aux petits. Ils n’aiment -pas voir la souffrance. Et les tribunaux anglais sont admirables en -ceci, que les bêtes y ont _droit_ à une justice. Les oiseaux sont -respectés comme les personnes; on entoure de soins les vieux arbres, -aussi pieusement que s’ils étaient des vieillards qui ont travaillé au -bien du pays. Alors, pourquoi me jette-t-on à la face cette insulte -dérisoire: «Anglaise!... va donc, hé!... Anglaise!» quand il m’arrive de -plaindre un pauvre cheval qu’on roue de coups, ou un chien abandonné, -qu’on bat sans raison, dans la rue?... Pourquoi? - ---Nous sommes ainsi, répliquai-je. On vous traite d’Anglaise, -aujourd’hui. Hier, on vous eût traitée d’Allemande... Demain, on vous -traitera, peut-être, d’Espagnole ou de Chinoise... Cela satisfait notre -orgueil national, et c’est sans aucune importance. Anglaise, Allemande, -Espagnole, Italienne, Chilienne, Chinoise ou Française, vous êtes une -femme délicieuse... adorable... - -Mais ma voisine s’était levée, et gaiement: - ---Que faut-il que je dise, de votre part, à mes bêtes?... - ---Que vous êtes une femme exquise... divine... divinement exquise... - -Un rire... Et elle était partie!... - - - - -Il est sourd! - - -J’ai revu ma voisine. Et, maintenant, je la vois presque tous les jours. - -Décidément, elle est encore plus charmante et meilleure que je le -pensais, lors de notre première entrevue. Extrêmement gaie, nullement -prude, comme les femmes honnêtes foncièrement, d’une intelligence très -vive et très souple, d’un esprit très libre, affranchi de tous les -préjugés, de toutes les superstitions qui déshonorent, habituellement, -le cerveau de la femme, d’une spontanéité de sensations remarquable, -amoureuse de la vie sous toutes ses formes, même les plus décriées, -philosophe et artiste, j’ai rarement, ou plutôt, je n’ai pas encore -rencontré un être humain, surtout un être de son sexe, avec qui l’on se -sentît si vite, si complètement en confiance, avec qui l’on se trouvât -tout de suite de plain-pied. J’ai beau l’observer--car je ne voudrais -pas être dupe d’elle et de moi--il me semble bien qu’elle n’a aucune de -ces petites traîtrises, des coquetteries basses, des sentimentalités -absurdes de la femme. Véritablement, je crois qu’elle possède un cœur -robuste, simple, loyal et fidèle, comme un homme. Son amour des bêtes -qui, chez beaucoup de femmes, vous dégoûterait et des femmes et des -bêtes, est un amour raisonné, presque scientifique. Il n’est pas du tout -anthropomorphe. Il fait partie, à son plan, de ce culte général, mais -parfaitement individualiste, par quoi elle aime, par quoi elle célèbre -toute la vie. - -Il faut se défier des impressions qui nous viennent des femmes, surtout -quand elles sont jolies comme l’est ma jolie voisine. Nous les jugeons -ordinairement avec notre désir de mâle qui se plaît à les -surnaturaliser, à leur attribuer toutes sortes de qualités supérieures, -qu’en réalité elles n’ont point, ce qui est stupide et inharmonieux, car -elles en ont d’autres qui devraient pleinement nous suffire. Dans -l’amitié qui pousse un homme vers une femme, il y a toujours autre chose -que de l’amitié pure. La nature qui sait ce qu’elle fait et qui n’a -souci que de vie, de toujours plus de vie, a voulu que nous fussions -bêtes devant la femme, comme une dévote devant un Dieu de miracle, et -que, en dépit de nous-mêmes, nous nous destinions à être les dupes -éternelles de ce besoin obscur et farouche de création qui gonfle et -mêle à travers l’univers, tous les germes, toutes les vivantes cellules -de la matière animée. - -Et même, à ce propos, je voudrais bien savoir quelle conception ma -voisine se fait de l’amour, si elle répudie toutes les folies mystiques, -toutes les sottises et tous les crimes sentimentaux par quoi les -religions, les poésies, les littératures de tous temps et de tous les -pays, ont dégradé et sali ce grand acte joyeux et terrible de la Vie... -Je n’ai pas encore osé lui poser, à ce sujet, la moindre question. J’ai -craint une désillusion, d’abord, et ensuite qu’elle ne vît là une ruse -sournoise du désir, un moyen détourné de galanterie grossière. Et -j’ambitionne que nos relations soient pures de tous mensonges, de toutes -vulgaires actions. - -Naturellement, comme il faut bien se connaître, je lui raconte mes -histoires, elle me dit les siennes, sans réticences; du moins, j’aime à -le penser. - -Aujourd’hui, elle m’a parlé de son enfance et de sa première jeunesse. -Elle a été élevée en un couvent du Sacré-Cœur, dans une ville morte et -silencieuse de la province normande. Chose curieuse et rare, cette -éducation oppressive n’a jamais rien pu contre la franchise et la -sincérité de sa nature. Elle affirme même qu’elle est sortie du couvent -plus irrespectueuse, moins croyante qu’elle y était entrée. D’ailleurs, -elle ne tire de ce phénomène aucune vanité, en faveur de son -intelligence. La gaieté--son inaltérable gaieté--avec ce qu’elle -comporte d’insouciance dans le présent et d’espoir dans l’avenir, a tout -fait. Cette gaieté joyeuse et forte fut l’antiseptique qui la préserva -de tous les mensonges avec lesquels on pétrit, dans ces maisons-là, -l’âme des jeunes filles. L’année qui suivit sa sortie du couvent, il lui -arriva de grands malheurs. - -Ses parents perdirent leur fortune et elle perdit, peu après, ses -parents. Habituée au luxe et à l’affection, elle se trouva, tout d’un -coup, seule et sans ressources. Désormais, il lui fallait travailler -pour vivre. Cette perspective, elle l’envisagea sans terreur, car elle -pouvait utiliser quantité de petits agréments, de petits talents où elle -excellait: la broderie, la couture, la peinture, la musique. Et qui -l’empêcherait de donner aux autres des leçons de n’importe quoi: -d’histoire ou de danse, d’anglais ou de tapisserie?... Après avoir -vainement cherché, çà et là, un peu de travail chez d’anciens amis de sa -famille, à Paris dans les magasins, elle résolut de s’adresser aux -Bonnes Sœurs, aux si Bonnes Sœurs qui l’avaient élevée. - ---Elles connaissent tant de monde, se disait-elle, elles ont une -clientèle si étendue et si riche, de si puissantes influences, -partout... qu’elles me trouveront immédiatement ce que je cherche et ce -qu’il me faut... C’est évident! - -Sur la recommandation de son ancienne préfète des Études, elle se -présenta, un matin, au Sacré-Cœur de la rue de Varennes, certaine du -succès et prête à accepter n’importe quel joli et honnête travail qu’on -lui proposerait... Et voici la scène que ma voisine raconte et mime avec -un esprit malicieux et souriant... - -Elle arrive au couvent. Une religieuse, pas trop vieille, pas trop -laide, très aimable de manières, très onctueuse de gestes, la figure -molle et grasse, les lèvres humides de saintes paroles, la reçoit avec -empressement, avec effusion même. - ---Cette chère enfant!... lui dit-elle, quand la jeune fille eut terminé -son récit... Mais c’est une joie... Mais c’est un devoir pour nous de -vous soutenir, de vous défendre, de vous sauver... - -Elle lui prend les mains, les caresse, les tripote dans ses mains -potelées et un peu moites... - ---Pauvre cher cœur!... Il y a tant d’embûches dans le monde, quand on -n’est pas riche... Le diable guette si habilement, sous toutes les -formes de la tentation et du péché, l’âme ignorante et candide d’une -jeune fille!... Mais nous sommes là, heureusement... - -Et, sans entrer dans des détails plus précis, elle s’informe: - ---Avez-vous un directeur? Êtes-vous Enfant de Marie?... Pratiquez-vous -bien vos devoirs religieux?... - -Ma voisine ruse, élude toutes ces questions qui la gênent et qui vont se -multipliant et s’enhardissant jusqu’à violer sa pudeur intime... Alors, -la bonne mère hoche la tête, très triste, et soupire. Sa voix se fait -moins douce... ses lèvres se dessèchent. - ---Ah! dit-elle, je vois que vous avez oublié la Sainte-Vierge, mon -enfant... et le divin cœur de Jésus... C’est très... très fâcheux... -Vous comprenez... dans ces conditions, cela devient difficile... plus -difficile... car nous avons, devant Dieu, des responsabilités... -Voyons... avez-vous entendu le dernier sermon du Révérend Père du Lac? - ---Hélas! non, ma mère!... - ---Non!... s’écrie la religieuse, scandalisée, qui joint ses deux mains -comme pour une prière d’exorciste... Mais c’est très mal... très mal... -Et quel dommage pour vous!... Le Père a été si éloquent, si admirable! -Il a prouvé, d’une manière si claire, qu’il vaut mieux mourir de faim -plutôt que de commettre un péché mortel! Ah! comme je souffre que vous -n’ayez pas entendu ce magnifique sermon! - -Incapable de tenir plus longtemps son sérieux, la jeune fille demanda -ironiquement: - ---Est-ce qu’il était à jeun, cet admirable Père, quand il a dit qu’il -valait mieux mourir de faim? - -Le visage de la chère Mère prend une expression sévère, et, repoussant -les mains qu’elle caressait, elle se lève, toute droite, un pli au -front: - ---Vous êtes bien gaie, grince-t-elle, pour une personne dans votre -position. - -Puis, glacialement: - ---Enfin... je verrai... je réfléchirai... Nous prierons pour vous... -Revenez dans une semaine. - -Et elle la congédie... - -Ma voisine n’était pas très fière de cet accueil... Mais, une fois dans -la rue, parmi le mouvement et la vie, elle oublie l’inutilité de sa -démarche et ce que cela va lui valoir de surcroît de misère. Et elle se -met à rire, si longtemps et si fort, que les passants se retournent et -pensent, sans doute, qu’elle est folle... - -Le travail ne venant toujours pas, elle retourne, la semaine écoulée, au -couvent... La Mère lui dit: - ---Je n’ai rien... Nous n’avons rien... Allez voir le Révérend Père X... -il connaît beaucoup de monde... et il est si bon, si bon, au -confessionnal!... - -La jeune fille fait la grimace. Elle est venue chercher du travail, pas -un confesseur... Pourtant, elle se décide à descendre au parloir, et -conte sa petite affaire au Révérend Père X... - ---Ah! ah! lui dit cet homme pieux... C’est fort touchant... Mais la -peinture, mon enfant, voilà une chose bien aléatoire... Quant à la -broderie, je n’ai pas ça... non, non... en vérité, je n’ai pas ça! Mais, -par exemple, peut-être pourrais-je vous trouver un mari... un bon -mari... assez riche et très pieux... et bien pensant... - -Elle remercie le Jésuite, et déclare qu’elle ne veut tenir un mari que -d’elle-même. Et, comme il la reconduit: - ---Vous avez tort, mon enfant... absolument tort... Vous êtes une jolie -personne... Et un mari, c’est toujours un mari... - -Et les jours passent... passent... Elle n’a pas de commandes de -peinture, ni de broderies à faire, ni de copies, ni de leçons, ni -rien... Ses derniers sous s’épuisent. Elle a dû vendre ce qui lui -restait de petits bijoux... Va-t-elle donc en être réduite à la -mendicité?... Mais sa gaieté la soutient toujours, sa gaieté dissipe -toutes les terribles images, tous les cauchemars de la détresse... -Rentrée dans sa chambre d’hôtel meublé, elle chante pour ne pas écouter -les voix de malheur qui lui disent: «Dans quelques jours, tu seras morte -de faim!» Et puis, elle calcule, en soi-même: «Si tout le monde me -repousse... je suis jeune... je suis jolie... j’ai un ardent besoin de -vivre... Je me vendrai comme j’ai vendu mes bijoux... Tant pis pour les -bonnes Sœurs et les si bons Pères jésuites, qui l’auront ainsi voulu!» - -Pourtant, une troisième fois, elle retourne au couvent... La sainte Mère -lui offre généreusement un scapulaire, quantité de médailles bénites, et -un chapelet... un chapelet, si commode, si petit «qu’on peut très -facilement s’en servir en omnibus»... - -Et cette troisième visite est suivie d’une quatrième, laquelle fut -illustrée de la conversation suivante: - ---Comme vous êtes pâle, chère enfant! - ---C’est que j’ai grand’faim, ma Mère! - ---Je suis sûre que vous n’avez pas fait vos devoirs religieux, ces -jours-ci? - ---Hélas! non, ma Mère... - ---Eh bien! tenez, cela tombe à merveille, mon enfant... - ---Vous m’ayez trouvé une position, ma Mère? - ---Il y a justement, ici, mon enfant, un bon Père dominicain... un si bon -Père dominicain!... Je vais lui demander de vous entendre... - ---J’aimerais mieux un peu de travail, ma Mère, si peu de travail que ce -soit... - ---Sans doute... sans doute... Mais profitez de l’occasion... Elle ne se -retrouvera peut-être plus jamais... C’est un si bon Père dominicain... -Et puis... vous pourrez tout lui dire... tout... tout... Il est -sourd!... - -Et ma jolie voisine termine ainsi son récit: - ---Vous pensez que je ne retournai jamais plus dans ce maudit couvent. -Deux ans après, j’étais mariée. Or, le jour de mon mariage, je reçus de -la Révérende Mère une lettre qui commençait ainsi: «Ma chère petite -protégée...» - -Et longtemps, elle rit, comme chante un oiseau sous les branches... - - - - -La peur de l’âne. - - -L’autre jour, un homme conduisant un âne par la bride descendait les -Champs-Élysées, à l’heure élégante. L’âne était tout petit, très svelte -et joli. Il avait des jambes fines et nerveuses comme celles des -chevreuils, des yeux expressifs, spirituels, enjoués et d’une telle -douceur que je voudrais en voir de pareils aux visages des humains. Sa -robe, lavée, peignée, lustrée, était gris-rose, et une raie d’un noir de -velours brillant lui courait, comme un ruban, sur le dos... Je les -rencontrai, l’âne et l’homme, juste en face de la grande trouée que -forment les nouveaux Palais. A cet endroit, l’avenue est toujours fort -encombrée par les voitures, et la circulation des piétons très -difficile, surtout à cause des braves sergents de ville à qui est dévolu -ce privilège de rendre impossible toute espèce de circulation dans -Paris... Ce jour-là, l’encombrement était extrême, et, de plus, le pavé -de bois, glissant, glissant... Le petit âne marchait péniblement, en -rechignant, au milieu des voitures et des promeneurs, obligé qu’il était -de se garer, à tout instant, des unes et des autres... Et il glissait -sur ses sabots mal ferrés... En dépit de son agilité, il manquait de -tomber à chaque pas. - ---Allons! fais donc attention! dit l’homme, qui lui parlait comme à une -personne, mais très doucement, presque en camarade... Tu ne tiens pas -debout!... On va se moquer de toi, bien sûr... Tu as l’air d’un petit -âne pochard!... - -L’âne secoua ses oreilles, qu’il avait très longues, pour exprimer un -mécontentement, et une protestation... Et il regarda son maître et son -regard sembla dire: - ---Pourquoi aussi me conduis-tu dans cette avenue fourmillante et -bruyante que tu sais dangereuse aux petits ânes? Et pourquoi mes fers ne -tiennent-ils pas le pavé? C’est de ta faute. Tu aurais mieux fait de -prendre par le détour des rues... D’ailleurs, j’ignore où tu me conduis, -et j’aime savoir ce que je fais... - ---Allons!... ne bavarde pas... et viens!... Pour un petit âne souple et -léger comme tu es, descendre les Champs-Élysées, ce n’est pas une -affaire... Et puis cette avenue est très chic... J’ai voulu que tu voies -le beau monde!... - -Le petit âne examina toute cette foule brillante et parée qui passait, -dans tous les sens, auprès de lui. Il secoua, d’un mouvement plus -impatient, ses longues oreilles, et il sembla dire à l’homme: - ---Je ne le trouve pas beau, moi, ce monde-là!... J’aime mieux les gens -de mon village... et surtout j’aime mieux les beaux talus des routes, et -les belles prairies, où je broute les herbes fraîches... Et puis, je -t’assure que ce pavé glisse... glisse... - ---Allons! ne fais pas l’entêté... et viens! - -Mais l’âne s’était subitement arrêté, les oreilles tombantes, la queue -agitée... - ---Viens donc!... - -Comme l’âne ne venait pas, l’homme le tira par la bride d’une secousse -légère. - ---Sacré petit bougre!... jura-t-il... Voilà encore que tu vas faire tes -farces! - -Et il imprima à la bride une secousse plus forte. - -L’âne écarta un peu les jambes de façon à se bien caler sur le pavé, -allongea le col, et, la tête oblique, les oreilles tout à fait baissées, -le regard malicieux, il resta immobile. Et il semblait, oui, ma foi, il -semblait dire: - ---Tu peux tirer la bride, et encore tirer la bride... Je ne veux plus -rien savoir!... Et je ne consentirai à marcher que lorsqu’il n’y aura -plus personne dans l’avenue et que le pavé ne sera plus glissant!... - -Quelques promeneurs s’étaient arrêtés. Malgré les voitures, une foule, -bientôt, se forma autour de l’homme et de l’âne. L’homme était humilié, -l’âne était ironique... Et la foule s’amusait de l’âne et de l’homme... - ---Ah! nom d’un chien! cria l’homme... je te dis que tu vas marcher!... - -Il allait peut-être le battre, quand l’âne, brusquement, fléchit le -genou et se laissa tomber, comme un petit âne mort sur le pavé... La -foule applaudit... Quelques voix crièrent: - ---Bravo, l’âne! bravo, le petit âne!... - -L’homme comprit qu’il ne tirerait rien de son petit âne par la violence. -Il se mit à lui dire des paroles gentilles, le caressa sur l’échine, sur -le col... lui souleva la tête: - ---Allons, petit âne... relève-toi... Ne sois pas méchant... C’est très -vilain, ce que tu fais là... Et tu me mets dans une situation -déplorable... Tu vois... à cause de ton entêtement, tout le monde se -moque de moi, à présent... Tu me rends ridicule, moi qui ne t’ai jamais -battu... Relève-toi tout seul, comme un petit homme... voyons! je t’en -prie! - -L’âne était étendu tout de son long, le col allongé, les jambes droites, -confortablement, comme sur une bonne litière. A chaque objurgation de -son maître, il faisait de menus mouvements de tête, et des regards -malins passaient entre ses paupières mi-fermées, et tout cela voulait -dire clairement ceci: - ---Non... je ne me relèverai pas... Je suis bien mieux ainsi, et c’est -toi qui l’as voulu, après tout... Pourquoi me relèverais-je? puisque je -ne peux pas marcher sur ce maudit pavé, pire que du verglas... Dieu! que -tous ces gens sont laids et ridicules qui me regardent!... Mais je suis -heureux de les voir tels, car ils renforcent mon mépris pour les hommes -et pour leurs curiosités stupides... J’attendrai donc ici, avec -tranquillité, que tu sois raisonnable et que les choses aient changé... - -La foule devenait de plus en plus amusée. Elle prenait parti pour le -petit âne contre l’homme, car c’était, exceptionnellement, une bonne -foule, qu’animait l’esprit de justice... Et cela enrageait un peu -l’homme, et cela le blessait dans son lourd amour-propre d’homme, vaincu -par l’esprit d’une petite bête... - -Il se pencha sur l’âne, essaya de le prendre à bras-le-corps, de le -soulever, de le remettre sur ses jambes. Mais l’âne opposait une inertie -incoercible à tous les efforts de l’homme. L’âne était, dans les -maladroites étreintes de l’homme, aussi mol et fuyant, aussi -inconsistant qu’un chiffon ou qu’une poignée d’étoupe... Dès qu’il se -sentait un peu soulevé de terre, alors, tous les muscles détendus, -toutes les articulations désunies, tous les membres ballants, il se -laissait retomber comme une masse, comme un paquet de matière inerte... -aux applaudissements de la bonne foule, qui clamait: - ---Bravo, l’âne!... Bravo, le petit âne! - -Haletant, suant, rouge de fatigue et de honte, vingt fois l’homme -s’acharna. Et vingt fois l’âne s’échappa des bras de l’homme. Dès que -l’homme, après un violent effort, était parvenu à lui faire toucher -terre du bout de ses sabots, les sabots aussitôt se dérobaient... Et, -les genoux fléchissants, l’âne se recouchait sur le pavé... avec une -lueur ironique dans les yeux... - -La foule, de plus en plus intéressée, s’enthousiasma: - ---Bravo, l’âne!... Bravo, le petit âne! - -Mais l’homme, criblé de lazzi et de quolibets, ne s’avoua pas vaincu. - ---Écoute, fit-il au petit âne!... Écoute bien ce que je vais te dire... -Si, dans une minute, tu ne t’es relevé tout seul, car je n’en puis plus -et mes bras sont rompus, et si tu ne reprends pas gentiment ta -promenade... eh bien... je vais te conduire aussitôt... et te vendre au -manège des ânes vivants de l’avenue de Suffren. - -L’âne dressa les oreilles et souleva la tête. - ---Qu’est-ce que tu dis? - ---Je dis, reprit l’homme... que si tu ne m’obéis pas... dès ce soir, tu -tourneras... tu tourneras, comme un toton, sur la plate-forme du manège -de M. Helen... - -Alors, d’un coup de reins, l’âne, avec une agilité surprenante, se mit -debout sur ses quatre petites jambes fines et nerveuses, et, d’un pied -sûr, il reprit sa marche à travers les voitures... - ---C’était pour rire!... dit-il à l’homme... - -Et, bientôt, tous les deux, l’âne et l’homme, disparurent parmi la -foule... - - - - -Tableau parisien. - - -C’était, il y a huit jours, sur le boulevard Saint-Michel, en face du -lycée Saint-Louis, vers neuf heures du soir. Un lourd camion, chargé de -pierres de taille, gravissait la rampe, péniblement tiré par cinq -chevaux. A cet endroit, la montée est rude et difficile. Sans doute -aussi que le camion, comme cela arrive à tous les camions, était trop -chargé, car les bêtes, épuisées d’efforts, ruisselantes de sueur, -s’arrêtèrent. Le charretier cala les roues de la voiture et laissa, un -instant, souffler ses chevaux, dont les flancs battaient d’un mouvement -de respiration haletante. - ---Ah! les rosses... Ah! les carnes!... dit-il. Voilà plus de dix fois -qu’elles s’arrêtent. - -Il aurait pu les battre, mais il n’avait pas l’air méchant. Il passa le -fouet autour de son cou et il ralluma sa pipe éteinte. - -Autour du camion arrêté, s’était formé un petit attroupement de badauds -qui regardaient ils ne savaient trop quoi, et qui échangeaient des -observations ou des souvenirs, n’ayant, d’ailleurs, aucun rapport avec -ce qui se passait. Ils parlaient de la campagne, de chevaux emportés, de -chiens enragés, de Sarah Bernhardt et de l’Exposition. - -Lorsqu’il jugea que les chevaux s’étaient suffisamment reposés, le -charretier voulut les remettre en marche. Mais leurs muscles s’étaient -raidis. En vain, sous l’excitation des coups de fouet, les pauvres bêtes -allongèrent le col, tendirent leurs reins, arc-boutèrent au sol leurs -sabots. La voiture ne put démarrer. - -Une femme dit: - ---C’est trop lourd! On n’a pas idée de charger des chevaux comme ça! - -Un homme dit: - ---Ah bien!... Si cinq chevaux ne peuvent tirer deux méchants blocs de -pierre!... Ah! malheur! - -Un autre, qui était coiffé d’un large panama, dit: - ---Encore de la pierre de taille!... Encore des constructions!... Comment -veut-on qu’il n’y ait pas une crise terrible sur la propriété bâtie? - ---C’est évident! approuva un troisième monsieur, c’est de la folie! - ---Nom de nom de nom!... jura le charretier. - -Et l’attroupement grossissait. Ce fut bientôt une foule, une foule -nerveuse, bavarde, composée de tous les échantillons de l’humanité -parisienne. - -Tout à coup, un jeune homme, très élégamment vêtu, que suivait une bande -d’amis, empoigna le cheval de tête par la bride, en déclarant: - ---Les chevaux... ça me connaît!... Vous allez voir... Je vais bien les -faire démarrer, moi!... - -Et d’une voix subitement furieuse: - ---Hue!... carcan...! cria-t-il. - -En même temps, levant sa canne, il en asséna de violents coups sur la -tête de la bête. - ---Hue donc!... Hue donc! sale rosse! - -La bête recula, se cabra un peu, plus offensée, je crois, de la sottise -du jeune homme que des coups de canne. Philosophe, le charretier -laissait faire, haussant les épaules, sa casquette complètement -renversée en arrière, sur la nuque. - ---Hue donc!... Hue donc!... - -Et le jeune homme frappait à tour de bras. Un peu de sang coula d’une -écorchure sur les naseaux de l’animal, qui reculait toujours mollement, -ne se défendait pas, habitué qu’il était aux coups, sans doute. - -La foule admirait l’audace du jeune homme, l’encourageait et répétait -avec lui: - ---Hue donc!... Hue donc!... - -Alors une femme interpella le jeune homme: - ---Je vous prie de cesser, monsieur, dit-elle. Vous n’avez pas le droit -de battre ainsi des chevaux. - ---Pas le droit? riposta-t-il. Ah! elle est forte, celle-là!... Pas le -droit de battre des chevaux!... Elle est bonne!... - -La femme s’obstina courageusement: - ---Non, monsieur, vous n’avez pas le droit. C’est honteux, ce que vous -faites. - ---Mêlez-vous de ce qui vous regarde, vous!... Pas le droit? - -En se tournant vers la foule: - ---En voilà une roulure!... s’exclama-t-il. Continue de faire le -trottoir, c’est ton affaire. - -Il y eut quelques rires parmi la foule, d’autant que ces insultes -s’accompagnaient, en guise de ponctuation, de coups plus violents portés -au cheval. - ---Hue donc!... Hue donc!... clamait la foule contre le cheval et contre -la femme, qu’elle réunissait dans le même mépris et dans la même haine. - -La femme ne releva pas l’injure. Elle dit simplement, fermement: - ---C’est bon! je vais chercher les agents. - ---Hue!... Hue!... - ---Prends garde qu’ils ne t’emmènent à Saint-Lazare!... - ---Mademoiselle, écoutez-moi donc!... - -Et le charretier jurait toujours: - ---Nom de nom de nom!... - -Au bout de quelques minutes la femme revint avec deux agents. L’affaire -expliquée, en dépit de la foule, qui donnait nettement raison au jeune -homme, ceux-ci lui donnèrent tort. Et, après lui avoir demandé ses nom, -prénoms, qualité et domicile, ils dressèrent solennellement -procès-verbal. - ---Ça, par exemple!... maugréait le jeune homme, si on n’a plus le droit -de battre les chevaux, maintenant!... Elle est forte!... Bientôt, on ne -pourra plus tuer les lapins. Et on a la liberté!... Et on est en -République! Non... elle est violente, celle-là!... - -Il invoqua tous les grands principes de liberté. En vain. Après quoi, -les deux agents firent circuler la foule mécontente et qui protestait, -elle aussi... - ---Ah! bien, vrai!... Pour un méchant carcan!... Ç’aurait été un -patriote, on ne ferait pas tant de manières! On a droit de battre les -patriotes... mais les chevaux!... - -Le jeune homme, avant d’obéir aux injonctions de la police, cria, -héroïquement, en agitant son chapeau: - ---Vive la liberté! - -Un autre montra le poing au cheval: - ---Va donc, électeur de Millerand!... - -Et le charretier, sans qu’on sût exactement à qui ou à quoi -s’adressaient ses jurons, jura encore: - ---Nom de nom de nom! - -Quant aux chevaux, immobiles, la tête basse, la crinière brouillée, les -jarrets meurtris, ils semblaient très humiliés de se savoir inférieurs à -ce ramassis de sottes et féroces gens qu’était cette foule... Ils se -disaient mutuellement, avec cette modestie qui les caractérise et les -rend ignorants de leur force et de leur beauté: - ---Si les hommes, rois de la nature, sont si stupides et si laids, -qu’est-ce que nous devons être, nous autres, pauvres chevaux!... - -Le jeune homme, suivi de ses amis, auxquels s’étaient joints quelques -admirateurs spontanés, descendit triomphalement le boulevard. Puis, il -s’arrêta à la terrasse d’un café. Il était fort excité, et des -éloquences révolutionnaires bouillonnaient dans son âme. - ---Ainsi, s’écria-t-il, nous sommes dans un pays de liberté. Et je n’ai -pas le droit de faire ce qui me plaît!... Battre les bêtes, si c’est mon -plaisir... et pisser où il me convient... C’est monstrueux!... Toujours -des restrictions et des entraves au développement des besoins humains! -Eh bien, moi, je n’appelle pas ça de la liberté. La liberté, c’est -d’écraser les chiens, battre les chevaux, et pisser partout où l’on -veut. Voilà ce que c’est que la liberté. - ---Bravo! bravo! bravo!... - ---Si j’étais roi de France, ou empereur, ou Président de la République -française, je rendrais un décret ainsi conçu: «Article premier.--Il est -permis de pisser partout, partout où l’on veut». - ---C’est cela, où l’on veut, où l’on veut, répétèrent les amis. - -Le jeune homme reprit: - ---Et il n’y aurait que cet article, dans le décret, car il comporte -toutes les autres libertés. Voilà comment j’entends la liberté. - -Et, au milieu des acclamations enthousiastes, il commanda des bocks. - - - - -Les Mémoires de mon ami - - -Mon ami Charles L... est mort, la semaine dernière. Quand je dis que -Charles L... fut mon ami, c’est beaucoup dire. Notre amitié consistait -surtout à ne nous voir jamais, ou si rarement! Tous les cinq ou six ans, -nous nous rencontrions, par hasard, dans une rue, et toujours pressés, -toujours courant, nous causions cinq minutes, à peine. - ---Ah! c’est toi! - ---Quel bon vent? - ---On ne se voit jamais! - ---Que veux-tu? C’est la vie! - ---Il faudrait pourtant se voir un peu, que diable! - ---Certainement! - ---De vieux amis comme nous, c’est dégoûtant! - ---Alors, à bientôt, n’est-ce pas? - ---A bientôt! - -Et nous en avions pour cinq autres années à attendre le nouveau hasard -d’une nouvelle rencontre! - ---Ah! c’est toi? - ---Quel plaisir de se revoir, hein? - ---Ne m’en parle pas!... Et qu’est-ce que tu fais? - ---Toujours la même chose!... Et toi? - ---Moi aussi!... Il faudrait pourtant se voir un peu! - ---Ça oui, par exemple! - ---Un de ces jours, hein? - ---C’est ça! Un de ces jours, mon vieux! - ---Alors, à un de ces jours!... - ---Ah! nous en avons des choses à nous dire! Crois-tu? - ---Depuis le temps!... à un de ces jours! - -Et nous étions aussi ignorants, aussi ignorés l’un de l’autre que si -nous vivions, lui au fond de l’Australie, moi dans les glaces de la -Laponie. - -Tout ce que je savais de lui, du moins, tout ce que je soupçonnais de -lui, c’est qu’il était un de ces braves gens comme il s’en trouve tant -dans la vie, un de ces braves gens dont il n’y a pas grand’chose à dire, -sinon que ce sont des braves gens! Et je n’en dirais rien, aujourd’hui, -si sa veuve n’était venue me voir, hier. Je ne la connaissais pas. -C’était une petite bonne femme, sèche et pointue, avec des bandeaux -gris, et une bouche si mince que, lorsqu’elle la fermait, on ne pouvait -distinguer à première vue le trait des lèvres. - ---Ah! monsieur, me dit-elle, c’est un grand malheur pour moi, je vous -assure! - -Sa voix blanche, sans timbre, sans accent, m’étonna. - ---Quand on a vécu si longtemps ensemble, continua-t-elle... une -séparation si brusque... on a de la peine à s’y faire! - ---Je vous crois, madame, et je vous plains infiniment. - -Je la priai de s’asseoir. Elle ouvrit son châle, et j’aperçus un gros -paquet, entouré de papier prune, qu’elle portait sous son bras... - ---C’est un manuscrit, fit-elle en le posant sur ses genoux... - -Elle ne vit pas, sans doute, l’expression de terreur qui se peignit sur -mon visage, à ce seul nom de manuscrit, car elle poursuivit: - ---Je l’ai trouvé dans un tiroir, ce matin... Lui aussi, monsieur, il -écrivait!... Il écrivait ses mémoires!... J’aurais pensé à tout de sa -part, excepté à cela... Il n’avait pas l’air de quelqu’un qui écrit des -livres, bien sûr!... Car, enfin, vous qui le connaissiez beaucoup, qui -étiez son meilleur ami, vous devez savoir qu’il n’était pas fort, le -pauvre homme!... - -Je m’inclinai avec un geste vague, qui pouvait être aussi bien un geste -d’acquiescement qu’un geste de protestation. - ---Ah! ce qu’il en a commis des bêtises, dans sa vie, non par -méchanceté--il n’était pas méchant pour deux sous,--mais parce qu’il -n’avait pas de jugement... pas d’intelligence!... C’était... enfin... -quoi, c’était rien du tout! - -Et elle soupira: - ---Ah! je n’ai pas toujours été heureuse avec lui. - -Je craignis une scène d’attendrissement, des confidences que je n’étais -pas en humeur d’écouter... Et, vivement, je ramenai à son point de -départ la conversation qui menaçait de s’égarer dans les sombres maquis -du sentiment. - ---Enfin, demandai-je, que voulez-vous de moi?... Et pourquoi m’apporter -ce manuscrit?... - ---Je voudrais, répondit-elle, que vous le lisiez... Mon Dieu! je me -doute bien que ce n’est guère intéressant... Si c’est sa vie qu’il -raconte, là-dedans, ça ne doit pas être drôle, drôle!... Pourtant, on ne -sait jamais!... Et puis, il m’a dit bien des fois que vous étiez son -meilleur ami. Il avait en vous une confiance infinie... il avait, pour -vous... une admiration sans bornes!... - ---Il était bien bon!... maugréai-je... - ---Et si, par hasard, vous jugiez que cela puisse être publié... Dame, -après tout!... Dans la position où je suis, ça ne serait pas une -mauvaise chose... On m’a raconté qu’il y avait des livres qui -rapportaient des mille et des cents!... - -Et, se levant à demi, elle déposa le manuscrit sur ma table. - ---Je suis très flatté, madame, de la confiance que voulut bien me -marquer votre mari... Mais vous savez combien on a peu de temps à soi, -dans la vie... Pourquoi ne liriez-vous pas ce manuscrit vous-même? - -La veuve hocha la tête et tristement elle répliqua: - ---C’est que moi, voyez-vous, je n’ai pas beaucoup de critique... Et -puis, il faut tout vous dire, jamais je n’ai pu me faire à son -écriture!... - -Il y eut un court silence, durant lequel la veuve caressa d’une main -embarrassée et timide les effilés de son châle, durant lequel je me -caressai le front avec le manche d’un grand coupe-papier... - ---Je me souviens bien, dis-je, gêné moi-même par ce silence... Votre -mari était caissier dans une maison de commerce!... - ---Oui, monsieur!... - ---Est-ce que vous connaissiez ses goûts littéraires... est-ce qu’il en -parlait devant vous? - ---Il ne parlait jamais de rien devant moi!... Il ne parlait jamais!... - ---Ah! - -Nouveau silence. - ---Vous avez des enfants? - ---Non, monsieur... Heureusement... dans la position où je suis, -qu’est-ce que j’en ferais?... J’ai déjà bien assez de ce manuscrit. - -Je ne crus mieux faire, pour me débarrasser de cette lamentable veuve, -que de la prier de me laisser ce manuscrit. Je lui promis de le lire et -de lui en exprimer mon avis, un jour ou l’autre. - ---Plutôt l’autre!... accentuai-je en la reconduisant... - -Quand je fus seul, j’eus un instant l’idée de jeter aux ordures ce -paquet importun. Pourtant, je le débarrassai du papier goudronné qui le -recouvrait, et sur la première page, écrits à l’encre rouge, j’aperçus -ces deux mots: _Mes mémoires_. - -Je retournai encore cette page et me mis à lire... mais dès les -premières phrases je demeurai stupide... C’était tout simplement -admirable... Le reste de la journée, et toute la nuit, je les passai -dans la lecture frémissante, angoissante, de ces pages que voici. - - * * * * * - -Aujourd’hui, je me suis regardé, par hasard, dans une glace. Il y a -longtemps que cela ne m’était arrivé, car je fuis tous les miroirs, -toutes les surfaces polies et reflétantes où je pourrais, tout d’un -coup, me trouver en face de moi-même, car, toujours, j’évite de me voir. -Parmi tous les spectacles, le spectacle de ma propre personne est celui -qui me dégoûte le plus. - -Aujourd’hui, par hasard, je me suis regardé dans une glace. C’était dans -la rue, au détour d’une rue, devant une vitrine de magasin... Et je me -suis rencontré avec moi-même, je me suis croisé avec moi-même, comme on -se rencontre et comme on se croise avec un inconnu! - -Ah! le pauvre visage!... Et qu’il me désole!... Aucun néant, aucune -mort, aucune cendre, ne peuvent donner l’idée du pauvre visage que je -suis! - -Ma peau est jaune, de ce jaune étiolé, de ce jaune malsain, de ce jaune -malade qu’ont les plantes enfermées. Pourtant, mes pommettes conservent -encore, ici et là, quelques zébrures roses, d’un rose aqueux, ce qui -prouve que si faible, si délayé, si délayé qu’il soit, un peu de sang -circule en moi. Mes veines ne sont pas encore tout à fait des tuyaux -vides... Par exemple, mes yeux sont morts; aucune flamme n’y parvient; -aucune lueur ne brille, aucun reflet ne glisse sur leurs globes -éteints... Ma bouche est si mince, si desséchées sont mes lèvres qu’on -dirait que jamais aucune parole ne passa sur elles, aucune parole -d’amour, d’espérance ou de haine. Elles sont muettes comme une source -tarie, ou plutôt elles sont pareilles à la margelle d’un puits dans -lequel il n’y eut jamais d’eau fraîche, dans lequel il n’y eut jamais -d’eau... Mes doigts me font pitié, me font horreur. A force de manier de -l’or, de compter de l’or, de peser de l’or, à force d’épingler des -billets de banque et de ranger des titres dans des coffres de fer, mes -doigts ressemblent à des griffes, à des serres d’oiseau de proie, même -lorsqu’ils tiennent une fleur!... Et j’ai la face méfiante, le dos -courbé, l’allure à la fois indolente et crispée d’un caissier! - -D’un caissier! - -Et c’est juste!... Quelle autre face, quel autre dos, quelle autre -allure pourrais-je avoir puisque, depuis vingt-cinq ans, je suis celui, -en effet, qu’on nomme un caissier? Puisque toute la journée, toutes les -journées de ces vingt-cinq années, j’ai vu, par le rectangle grillagé -d’un guichet, j’ai vu se succéder les mêmes figures arides, les mêmes -figures grimaçantes et les sales passions, et les ignobles désirs, et de -la vénalité, et du vol, et du crime, toutes les tares bourgeoises et -tout ce que contient d’égoïsme féroce, de rapacité sournoise, de -meurtre, de charité et de lâcheté, l’âme du gros capitaliste aussi bien -que celle du petit rentier, et du prêtre, et du soldat, et de l’artiste, -et du savant, et du pauvre--ah! le pauvre servile!--tout cela éclairé -des reflets sinistres de l’or que je leur distribuai!... Et leurs mains, -toutes leurs mains!... Ah! toutes leurs mains, ah! l’horreur de toutes -leurs mains sur les petites tablettes des guichets! - -Ma destinée aura été vraiment d’une exceptionnelle ironie... Je puis le -dire, moi seul qui me connais, moi seul qui sais ce que je suis, -derrière mes lèvres vides et la peau morte de mes yeux, je puis le dire, -avec un sûr orgueil: Jamais il n’exista un être humain aussi -enthousiaste, aussi passionné en toutes choses, aussi véritablement et -profondément vivant que je le fus: mon esprit est un vaste réservoir de -forces créatrices, de justice et de beauté! Il y avait, il y a encore en -moi un ardent foyer de pensées violentes et de bouillonnants désirs... -J’ai connu toutes les audaces, et j’ai rêvé d’accomplir--et j’ai -accompli, toutes les grandes choses... Non dans le rêve où tout se -déforme, s’estompe en nuées, se dilue en vapeurs, mais dans la vie!... -Personne ne fut plus que moi dans la vie, au centre de la vie, personne -ne fut plus contemporain de soi-même, que moi!... Dans les lettres, dans -les arts, dans la science, dans la politique, dans la révolution, j’ai -participé à tout, et j’ai reforgé le monde à la forge inextinguible de -mon cœur... - -Eh bien! je suis ce phénomène inconcevable. Je crois que jamais un homme -ne se rencontra aussi chétif, aussi effacé, aussi tremblant, aussi -silencieux que moi... Il n’y a pas, j’en suis sûr, d’exemple d’un homme -plus dénué que je le suis de moyens physiques capables de donner l’essor -à tout ce qui se crée et fermente en lui, de donner une forme extérieure -à ses exaltations! J’ai été l’éternel prisonnier de moi-même, malgré -moi-même, et pas une minute je n’ai pu me libérer de moi-même, me -libérer de ma bouche, de mes yeux, de mes doigts, de mon or et de mon -corps caissier!... - -Alors que je bouleverse l’univers, que je fais passer à la refonte -toutes les questions sociales, que je crée d’immenses poèmes, d’immenses -philosophies, et des arts redoutables... un fauteuil recouvert de -moleskine, une table de chêne, des livres, des registres, une clef, des -titres et de l’or et de grands coffres, et un petit rouleau de papier -buvard... voilà donc ce que je suis, et dans quel milieu, et parmi quels -objets, je me meus!... - -Je suis semblable à ce bout de terre ingrate et stérile, où pas un brin -d’herbe, pas une fleur ne poussent, où il n’y a que des cailloux et des -écorchures lépreuses, et dans les profondeurs de laquelle bouillonnent -des laves terribles, et couvent des feux formidables qui ne s’éteindront -jamais, et dont, jamais, personne ne soupçonnera l’effrayante beauté!... - -Quand je rentre de mon bureau, le soir, marchant à pas menus, les -épaules effacées, un peu courbé, un peu cagneux, et de visage si -impersonnel que j’en deviens invisible, c’est pour moi une chose -douloureuse, inexprimablement douloureuse de voir qu’aucun être humain -ne me regarde et ne se doute que je porte en moi toutes les forces -cosmiques de la nature et toutes les flammes de l’humanité!... - -Et quand je rentre à la maison, dans mon appartement si pauvre, si -froid, si anonyme lui aussi, c’est pour entendre ma femme glapir, d’une -voix pareille au bruit que fait, dans les fentes d’une porte, l’aigre -vent de Nord-Ouest. - ---Qu’est-ce que tu as fait encore?... Pourquoi rentres-tu si tard?... -Allons, dépêche-toi de descendre à la cave, pour le vin... Tu n’es bon -qu’à çà! - -Oh! cette voix de ma femme, ces cheveux ternes de ma femme, cette bouche -sans jamais un sourire de ma femme, et ces yeux de mouche charbonneuse -de ma femme, et ces mains de ma femme, ces mains hideuses et sèches, -lorsqu’elle prend les cinq cents francs que je rapporte, chaque mois, de -ces cavernes pleines d’or, où je vis! - -Ma femme! - -Je ne sais, en vérité, comment et pourquoi je l’épousai. Ou plutôt, je -le sais. Ce fut par timidité, par faiblesse, et par cette incapacité -absolue où je suis de dire: non! à quelqu’un, de me défendre contre les -gens et contre les choses. - -Depuis dix ans que j’habitais Paris, tous les dimanches je dînais et -passais la soirée chez de vieux amis de ma famille, petits commerçants -dans le quartier du Marais. Cette obligation hebdomadaire m’était un -supplice, mais, pour rien au monde, je n’y eusse manqué... Ah! ces -lamentables dimanches!... Et ces vieux amis, combien ils m’étaient à -charge, combien ils me pesaient sur le crâne! C’étaient de pauvres gens -d’une stupidité incurable et hargneuse et qui passaient leur temps à se -plaindre que le commerce n’allait pas!... Certes, jamais, à aucun moment -de ma vie, je n’ai entendu dire à un commerçant que le commerce allât -bien... Le commerce ne va jamais bien... Il ne va pas, pour toutes -sortes de raisons comiques et contraires; il ne va pas, un jour, à cause -de l’Angleterre, un autre jour, à cause de l’Allemagne; ceux-ci accusent -les monarchistes d’entraver, par leurs sourdes menées, le commerce; -ceux-là, les républicains, par leurs divisions... Si les Chambres sont -réunies, quel malheur pour le commerce! si elles sont en vacances, -quelle catastrophe!... Ce qui n’empêche pas tous ces braves gens de -faire fortune, en peu de temps. - ---Eh bien! comment ça va-t-il? demandais-je, régulièrement, chaque -dimanche. - ---Ça va mal! répondaient-ils. - ---Vraiment?... De quoi souffrez-vous? - ---Nous ne souffrons pas... mais c’est le commerce qui ne va pas!... - -Et, de fait, par une exception fâcheuse, leur commerce, aux vieux amis -de ma famille, n’allait pas du tout... Il n’allait pas, parce que, outre -qu’ils étaient trop bêtes, ils étaient aussi trop laids. - -On ne se doute pas du rôle déprimant que la laideur joue dans les -relations sociales. Pour ma part, j’ai toujours remarqué que la laideur -d’un boutiquier s’étend et déteint sur toute sa boutique, car ce n’est -pas seulement un objet déterminé que nous venons acheter chez lui, c’est -une impression humaine qui s’échange, sans que l’on s’en doute, entre -deux êtres dont l’un veut tromper l’autre et qui doivent lutter -d’intelligence ou de grâce physique. Quand il entre dans un magasin, -l’acheteur n’aime pas se trouver en présence de visages répugnants. Il -en conçoit aussitôt une méfiance, et son humeur devient agressive. Lui -offrît-on, à un compte excessivement avantageux, les meilleures et les -plus belles marchandises du monde, il en discute avec acrimonie -l’authenticité, la valeur et le prix, et, la plupart du temps, il s’en -va sans avoir rien acheté. Du moins, c’est un sentiment que j’éprouve -très violent, et dont je reconnais la parfaite justice. Jamais, moi si -timide, je n’ai pu me décider à prendre un objet des mains d’une -personne de qui ne me venait aucune émotion esthétique. Je n’en ai pris -qu’un, hélas!... Et ce fut ma femme!... - -Naturellement, les vieux amis de ma famille accusaient tout et tout le -monde, hormis eux-mêmes, de la triste condition de leur existence -commerciale et ils eussent été bien étonnés si je leur avais expliqué -mes théories à ce sujet... Mais vous devez comprendre que je ne leur -expliquais rien du tout... et que notre intimité si cordiale se bornait -aux propos strictement indispensables, sans que jamais nous ayons eu à -échanger le moindre sentiment ou la moindre idée... - -Les vieux amis avaient une fille. - -Une fille!... Hélas, oui!... Et je me demande encore, parfois, comment -il a pu se faire que quelque chose, même celle qui était leur fille, ait -pu naître de ce double néant!... - -Elle s’appelait Rosalie!... - -Sèche de peau, sèche de cœur, anguleuse et heurtée, les yeux gris comme -deux boules de cendre, les cheveux rares et ternes, la poitrine -insexuellement plate, elle avait, à vingt ans, l’aspect délabré d’une -très vieille ruine; sa laideur était si totale qu’elle était quelque -chose de plus que de la laideur, rien... rien... rien!... Je ne la -regardais pas sans terreur, car ce fut le seul être humain qui me -représenta, exactement, cette chose incompréhensible... comment -dirai-je!... oui, une chose «qui n’a pas été». - -On peut être très laid et très émouvant; on peut être très laid et -garder, en même temps, une étincelle de cet admirable rayonnement que -donne la vie; on peut être très laid et avoir, par exemple, une flamme -dans les yeux, un timbre musical dans la voix, un joli mouvement du -buste, une jolie flexion des hanches... moins que cela encore, un vague -frisson, par où le sexe se dévoile, avec toutes ses attirances -mystérieuses et profondes!... Rien de pareil ne relevait d’une lueur de -vie, d’une pointe de féminité, l’absolu effacement de la pauvre -créature... J’ai dit qu’elle était anguleuse... Elle eût pu avoir, par -conséquent, un accent, un dessin, un modelé, où raccrocher un sentiment -d’art et d’humanité, car la laideur a quelquefois des beautés -terribles... Non, pas même cela... Elle était anguleuse sans angles, -heurtée sans heurts, et si grise et si décolorée que, dans n’importe -quelle lumière, sur n’importe quel fond, aucun contour n’était -apparent... Hoffmann nous a conté l’histoire de l’homme qui a perdu son -ombre... Rosalie était ce personnage plus effarant qui avait perdu ses -contours... Elle ressemblait à un fusain sur lequel quelqu’un, par -hasard, aurait frotté la manche... - -Et voici ce qui se passa, un dimanche. - -Ce dimanche-là, lorsque j’arrivai, à mon heure coutumière, chez les -vieux amis de ma famille, je ne trouvai que le père. Il était fort -grave, et plus cérémonieux que d’habitude... et je remarquai qu’il avait -endossé la longue redingote des grands jours... - ---Ces dames ne sont pas encore rentrées, me dit-il. Profitons de leur -absence pour causer sérieusement... En deux mots, voici la chose... - -Il me força à m’asseoir dans l’unique fauteuil du salon, et s’assit -lui-même, en face de moi, sur un pouf de tapisserie, qui représentait, -ah! je m’en souviens, un chien engueulant une perdrix!... - ---Voici la chose, répéta-t-il... Depuis longtemps, vous avez fait une -impression profonde sur le cœur de ma fille... Elle vous aime, quoi!... -Rosalie n’est pas démonstrative, c’est une personne sérieuse et qui a -des principes... mais elle a une âme, une âme comme tout le monde!... -Vous, vous n’êtes pas beau... Vous n’êtes pas un aigle... Mais enfin -vous avez une bonne place... et puis vous êtes un brave garçon... C’est -ce qu’il faut, dans un mariage... Sans compter que nous sommes de vieux -amis... et que, si vous n’aviez pas eu des intentions sur ma fille... -vous ne seriez pas venu, depuis dix ans, dîner, tous les dimanches, avec -nous... C’est évident... Donc, il faut vous marier tous les deux... et -le plus vite possible!... Je ne puis pas donner de dot à Rosalie, parce -que le commerce ne va pas... Mais je sais que vous n’êtes pas un homme -intéressé... Vous êtes un brave garçon... D’ailleurs, Rosalie a un -trousseau, un tas de choses utiles dans un ménage... - -Il parla longtemps... Je ne l’écoutais plus, et il se passait en moi des -choses violentes... - -A cette époque, j’étais vierge, vierge de corps... mais non de pensée. -Au cours de ma chétive et silencieuse jeunesse, j’avais connu les plus -terribles amours... Oui, dans ma petite chambre froide et toujours -solitaire, devant ma caisse et mes guichets, j’avais par la pensée, par -le cerveau, connu jusqu’aux suprêmes exaltations de la chair, tous les -mystères et toutes les secousses de l’amour... J’avais aimé plus que des -femmes, des symboles de beauté, de volupté et de magnifique débauche... -J’avais aimé les Vénus et les Dianes, et les vierges sublimes, et les -saintes martyres, et les princesses luxurieuses, et les sanglantes -reines... Tout ce que l’art, la légende et l’histoire avaient incarné -dans le marbre, dans le rêve et dans la vie, de créatures splendides, -tout ce qui, jadis, avait vécu d’une vie exceptionnelle, dans la passion -sublime et dans la sublime impudeur, je l’avais possédé réellement, -physiquement... Ma bouche s’était collée à toutes les nudités illustres, -et j’avais soulevé les voiles les plus pudiques, et les plus lourds -brocarts réservés aux caresses des rois... - -Et voilà que tout cela allait disparaître... et que sur tout cela -l’ombre de Rosalie, l’ombre grise et fétide de Rosalie allait -s’allonger... - -Le vieil ami de ma famille parlait toujours... Il parlait encore quand -ces dames rentrèrent... Alors il se leva, et il dit: - ---Vous ne savez pas!... Charles me demandait la main de Rosalie! Charles -n’est pas beau et ce n’est pas un aigle... mais je la lui ai donnée tout -de même... Est-ce vrai, Charles? - -J’aurais voulu crier, hurler... prendre une chaise et en asséner des -coups furieux sur le crâne de ces trois hideux personnages... Je -répondis: - ---C’est vrai!... - -Et prenant ma main qu’il mit dans celle de Rosalie, il dit encore: - ---Embrassez-vous, mes enfants! - -Durant cette horrible soirée de fiançailles, il ne fut question que du -«commerce qui ne va pas». En vain j’essayai de rappeler à moi les -visages glorieux, les bouches voluptueuses, les corps de beauté de mes -amantes... Elles avaient disparu, et c’étaient le visage gris, la bouche -grise, le corps effacé de Rosalie, qui les remplaçaient à jamais!... - -Mon mariage fut quelque chose d’une ironie merveilleuse et, quand il -m’arrive parfois d’y reporter mes souvenirs déjà lointains, c’est -toujours avec une vive gaieté. Cette gaieté, souvent, je me la reproche -comme un sentiment bas et indigne de moi... Mais je n’en suis pas le -maître. Je sens tout ce que cette gaieté grinçante a de cruel pour ma -femme, pour son pauvre visage d’alors, pour sa pauvre intelligence, et -que si elle est la créature imparfaite, inachevée, ridicule qu’elle est, -ce ne fut pas de sa faute... Née de ces larves visqueuses, dans ce -milieu rabaissant et borné, où ne passaient que des caricatures -d’humanité et des déformations de la vie, comment aurait-elle pu être -autre qu’elle n’était? Est-ce que du chardon qui pousse entre les -pierres peut sortir une belle rose éclose et nourrie dans les terreaux -gras et chauds?... Et puis, est-ce que le chardon n’a pas une beauté, -une beauté plus forte que la rose, et plus émouvante et plus tragique? - -Je conviens qu’il eût été plus généreux à moi, et non seulement -généreux, mais d’un sens artiste et humain, d’éprouver de la pitié -envers Rosalie, et par la pitié de l’amour, au lieu de m’exciter contre -elle à de vulgaires et méchantes moqueries... Car, pour les âmes hautes, -rien n’est plus touchant, rien n’est plus sacré que les êtres qu’on -appelle ridicules. On devrait les respecter et les plaindre comme on -respecte les aveugles et comme on plaint les infirmes... Hélas! qui donc -plaint les infirmes?... Les bossus, par exemple, ne sont-ils pas l’objet -des rires de tout le monde?... Ah! je me demande aussi si je n’ai pas -gaspillé, en cette pauvre bonne mentale qu’était ma femme, si je n’ai -pas gaspillé, bêtement, d’immenses trésors de joie esthétique et -d’amour!... - -Naturellement, lorsqu’ils apprirent mon mariage, mes parents accoururent -de leur province, fort agités et troublés. Ils ne le trouvaient pas à -leur gré, ayant, paraît-il, rêvé pour moi «un établissement meilleur et -conforme à notre situation sociale»... Même, ils s’indignèrent et -m’accablèrent de reproches. - ---A ton âge... caissier dans une bonne maison et de l’avenir devant -toi... tu vas t’embarrasser d’une petite pimbêche, sotte et laide, et -qui n’a pas le sou, comme Rosalie! Mais c’est de la folie!... Et -comment?... Et pourquoi?... - -A toutes leurs questions, je répondais: - ---Je ne sais pas. - -Et ils ne pouvaient point me tirer autre chose. - -Ah! les soirées mémorables et pénibles, et comiques aussi qui, chaque -fois, menacèrent de se terminer par une brouille générale, entre tous -ces vieux amis, dont l’intérêt crispait les âmes féroces!... Oh! les -discussions aigres, sournoises et colères, toujours les mêmes, où il -était attesté, d’une part, que le commerce n’allait pas et que je -n’étais pas un aigle... d’autre part qu’on n’avait jamais vu, chez les -parents qui mariaient leur fille, une telle ladrerie!... Car les vieux -amis, en dépit de toutes les récriminations, persistaient à ne pas -vouloir donner de dot à leur fille... mieux que cela, ils entendaient -garder le piano, acheté par Rosalie, sur ses petites économies de jeune -fille... - ---Et comment voulez-vous que je démeuble mon salon?... criait le père... -Qu’est-ce que je mettrais dans mon salon, à la place du piano?... - -Et ma mère répliquait: - ---Le piano ne vous appartient pas... Il est à Rosalie... - ---Rien, ici, n’est à Rosalie... - ---Vous n’allez pas dépouiller Rosalie, au moment où elle entre en -ménage!... - -Le père s’obstinait: - ---Il n’est pas juste de dire que le piano appartienne à Rosalie, tout -entier... Nous avons mis cent cinquante francs, de notre argent, à -nous!... Nous avons une part... Il ne sortira pas d’ici. - ---C’est honteux!... Une telle avarice, ça n’a pas de nom!... Vous êtes -un mauvais père!... Et tout cela, je vous demande un peu, pour un -piano!... - ---Mais mon salon?... Alors quoi?... ça ne sera plus un salon! - ---Hé! je me fiche un peu de votre salon!... Je ne pense qu’à ce qui est -juste et au bonheur de ces enfants... - -Et cela finissait par une crise de larmes, par une crise de nerfs, dans -laquelle la pauvre Rosalie sanglotait, et pleurait de sa voix blanche: - ---Mon piano!... Il est à moi!... Je l’ai payé... Je veux mon piano! - -C’était ma mère qui, toujours, menait le débat... Elle était tout d’une -pièce, hargneuse, tyrannique, et très violente. Jamais, en aucun cas, -elle n’admettait la contradiction... Mon père, lui, hochait la tête, -approuvait silencieusement par de petits gestes courts et vifs, comme -s’il attrapait, au passage, des vols de mouches... C’était un excellent -homme et qui n’avait sur n’importe quoi et sur n’importe qui, aucune -espèce d’idées... Jamais il ne se fût permis d’aller à l’encontre d’une -opinion ou d’un désir exprimé par sa femme qui se chargeait de tout, -dans sa maison, même de la besogne et des attributions qui incombent aux -hommes. Cela, d’ailleurs, satisfaisait pleinement son inertie physique -et mentale, et aussi sa peur des responsabilités. - -Un jour, durant ces préliminaires interminables qui donnèrent à mon -mariage de si beaux présages d’union et de bonheur, un jour qu’ils -étaient, elle, à bout d’arguments, lui, à bout de gestes approbatifs, ma -mère se tournant vers moi, s’écria: - ---Et toi?... Pourquoi ne dis-tu rien?... Mais dis donc quelque chose!... -Tu es là comme une borne!... C’est tout ton avenir qui s’engage, c’est -toute ta vie qui se discute!... Et tu ne dis rien!... Et tu n’oses pas -ouvrir la bouche!... Et tu n’es même pas à la conversation!... Et tu -nous regardes comme des curiosités!... Voyons, dis quelque chose!... - -Je ne savais que dire... Tout cela m’écœurait profondément... Je -répondis: - ---Ça m’est égal! Tout m’est égal! - ---Tais-toi, alors! fit ma mère. - -Enfin, au bout d’un mois, elle finit par arracher aux vieux amis, outre -le trousseau, une somme de cinq mille francs, et le piano. Et j’entends -encore le père de Rosalie balbutier, dans une affreuse grimace, et d’une -voix de vaincu... - ---Vous me saignez aux quatre membres... Et qu’est-ce que je ferai de mon -salon, désormais? Ça n’est pas bien, pour de vieux amis, de nous prendre -ainsi à la gorge!... surtout quand vous savez que le commerce ne va -pas!... - -Je passe sur la cérémonie du mariage, sur la toilette blanche et sur le -voile blanc, et la figure si pauvre, si grise, si effacée de Rosalie, -dans le nuage nuptial... Et je passe aussi, sur le landau et le repas -dans une gargote de la banlieue!... Ce fut simplement hideux. - -Et j’arrive au moment où, pénétrant dans la chambre qui nous avait été -préparée, je l’aperçus, couchée dans un lit, et sa tête--oh! sa tête -anxieuse et rêche à la fois--sortant hors des draps!... - -J’avais apporté un volume qui, d’ailleurs, ne me quittait jamais... -C’étaient les _Pensées_, de Pascal. Je déposai le volume sur la table de -nuit, et, après m’être déshabillé, je me glissai, à mon tour, dans le -lit, près de Rosalie... - -Rosalie, n’avait pas bougé. Elle ne me regardait pas... elle ne -regardait rien. Elle tremblait un peu, et ses lèvres avaient un petit -mouvement bizarre, comme en ont les moutons qui ruminent... - ---Rosalie lui dis-je... savez-vous ce que c’est que l’amour? - ---Non!... je ne sais pas!... bégaya-t-elle. - ---Alors, Rosalie, je vous l’apprendrai. Et quand vous connaîtrez ce que -c’est que l’amour, vous verrez que c’est une chose bien monotone, bien -ennuyeuse, et, parfois une bien sale chose... Mais auparavant, -laissez-moi vous lire quelques pages de Pascal... C’est un auteur -admirable, plein de beautés effrayantes, et que vous ne comprendrez -jamais... - -Je me mis à lire. Durant plus d’une heure, je continuai de lire, -m’interrompant seulement pour regarder Rosalie et voir l’impression que -cette lecture faisait sur son âme... Elle avait ses pauvres cheveux -ternes relevés et noués par un petit ruban bleu sur le sommet de son -crâne... Oh! ce petit ruban bleu, qu’il était mélancolique!... Une fois, -je vis les coques maladroites de ce ruban s’agiter comme mues par des -soubresauts nerveux... Une fois, je vis les yeux de Rosalie se mouiller -de larmes silencieuses... Une fois, je vis que Rosalie était endormie, -la bouche ouverte, et soufflant une odeur fade... une odeur de -pourriture!... Alors, je fermai le livre... Et, moi aussi, je -m’endormis! - -Telle fut la première nuit de nos noces!... - -Je crois que j’aurais pu aimer ma femme, et je crois aussi que ma femme -eût pu m’aimer... Elle n’était pas méchante, elle ne pouvait pas être -méchante, puisqu’elle n’était rien. Elle pouvait être tout, de la -passion, de la beauté, du rêve... Il fallait la faire naître à l’amour, -voilà tout! C’était une pauvre créature embryonnaire, à peine formée, à -peine vivante, et qui, toujours, avait dormi dans les limbes de la -création!... Que ne l’ai-je réveillée? Que ne lui ai-je ouvert les yeux -aux splendeurs de la vie? Le pouvais-je?... Oui, j’ai aujourd’hui cette -impression et ce remords que je le pouvais. Je le pouvais, car la vie -était en moi, avec tous ses tumultes, et toutes ses flammes et toutes -ses passions... Il n’était pas même besoin que je lui parlasse. On ne -parle pas seulement par la voix; on parle par le regard, par le geste et -par la caresse. Il m’était facile de la prendre, dans mes mains, argile -informe, et de la pétrir et de la modeler jusqu’à ce que l’argile devînt -de la chair... du sang... de la pensée. Jamais son esprit, jamais son -cœur n’avaient été mis en face d’une beauté et d’une émotion. Je devais -lui donner mon esprit, et mon cœur, je devais la recevoir dans mon -esprit et dans mon cœur, comme dans un palais plein de musiques, de -danses, de fêtes et de fleurs!... Et je l’en ai chassée! - -Et pourtant, elle avait pleuré! La nuit de notre mariage, si petite, si -pauvre, si douloureusement pauvre, avec sa face grise et son petit ruban -bleu qui nouait ses cheveux de vieille, elle avait pleuré!... C’est donc -qu’il y avait en elle une source de sensibilité, de souffrance, -d’amour!... - -Pourquoi ne les ai-je pas bues, ces larmes qui n’étaient pas des larmes -de rage et de dépit, mais des larmes de tendresse, j’en suis sûr, des -larmes d’imploration silencieuse?... Pourquoi ce corps triste, cette -chair grenue, qu’un peu de pitié, qu’un peu de joie, qu’un peu de -confiance eût transfigurées, pourquoi ne les ai-je pas attirées et -retenues contre mon corps et contre ma chair?... Et pourquoi ne l’ai-je -pas saisie dans mes bras en lui disant: - ---Mais non, tu n’es pas une femme effacée et grise, mais non, tu n’es -pas laide, mais non, tu n’es pas une larve humaine, puisque tu -pleures!... La souffrance et la joie, et la volupté, ont des pouvoirs -magiques sur les êtres les plus dénués et les choses les plus -repoussantes, et elles les transforment en beautés... C’est comme le -soleil qui met de l’or sur les pires cailloux du chemin et qui change, -en manteau de pourpre, les haillons sordides du mendiant!... Vois -l’eau!... Est-ce que l’eau, l’eau des fleuves et des lacs, et l’eau des -petites sources, sous les branches retombantes, est belle par elle-même, -par elle seule?... Elle n’est belle que par la lumière, par les frissons -et les formes mouvantes de la lumière qu’elle reflète... Tu es, chère -âme, une eau qui n’a rien reflété encore... Et voici, enfin, la lumière, -je te donne enfin la lumière!... - -La vérité est que j’aurais bien voulu lui dire tout cela... Je ne le -pus... Je vous jure que, depuis qu’elle avait pleuré, je me sentais pour -elle une immense pitié. Il me fut impossible de la lui exprimer... Je -suis atteint d’une impuissance singulière... Il se passe en moi des -choses extraordinaires et tumultueuses, et je suis en état permanent de -création... J’éprouve les sensations les plus fortes et les plus -violents enthousiasmes... Il y a des moments où il me semble que je suis -soulevé de terre, et que j’atteins aux cimes éblouissantes de -l’absolu... Mais tout cela qui bouillonne en moi, demeure en moi, caché -en moi, et n’apparaît pas sur ma face et ne franchit jamais l’abîme de -silence qu’est ma bouche. - -Je ne dis donc rien à Rosalie... je ne lui dis jamais rien! - -Nous ne parlions pas. - -Un soir, pourtant, je lui parlai. C’était quinze jours après notre -mariage. Je rentrais, comme de coutume, de mon travail. Et je trouvai -Rosalie un peu pâle, assise dans sa chambre et qui pleurait. - ---Pourquoi pleures-tu? lui demandai-je... Est-ce qu’on t’a fait de la -peine? - ---Non! - ---Est-ce que tu es malade? - ---Non! - ---Alors, pourquoi pleurer?... - -Et, tout à coup, se levant, elle se jeta dans mes bras, secouée par ses -sanglots, comme par une grande fièvre, et elle me dit: - ---Oh! mon petit homme!... mon petit homme!... mon petit homme!... - -Je fus très ému, et vraiment, à cette seconde, Rosalie resplendissait. -Il y avait dans ses yeux une flamme nouvelle et ardente; la peau de son -visage rayonnait; ses cheveux brillaient, une chaleur de vie intense -s’échappait, comme d’un foyer, de son corps, qui se collait au mien. - ---Allons! allons! lui dis-je, en la forçant à se rasseoir, il ne faut -pas pleurer, il ne faut jamais pleurer. Et jamais il ne faut m’appeler -votre petit homme. Je ne suis pas un petit homme... - -Elle sanglota longtemps. Et elle s’écriait, entre des spasmes: - ---Je suis trop malheureuse... Non, je suis trop malheureuse! - -Doucement, je lui demandai: - ---Pourquoi êtes-vous malheureuse... Il vous manque donc quelque -chose?... - -Et elle répondit! - ---Oui! Il me manque quelque chose... Il me manque quelque chose dans la -tête, dans le cœur, dans les bras... partout!... Oui, il me manque -d’être vivante, je vous assure... Et cette vie à laquelle j’aspire, -cette vie, vous ne voulez pas me la donner!... Je serai donc toujours -morte? - ---Allons!... Allons!... lui dis-je... Calmez-vous!... Il est temps que -nous dînions!... - -C’est à partir de ce moment que Rosalie prit vraiment possession de -notre ménage... Au lieu de rester calme et silencieuse, peu à peu, elle -devint glapissante et aigre. Elle m’enleva tous mes droits d’homme dans -la maison, me dépouilla de toute espèce d’autorité. Puis, bientôt, comme -je ne résistais pas, heureux dans le fond d’esquiver les -responsabilités, elle ne m’adressa plus la parole que pour me couvrir, -me harceler de reproches que je ne méritais d’ailleurs pas... J’étais la -cause de tout ce qui arrivait de fâcheux, la cause de la pluie, de la -boue, de l’omnibus qu’elle avait raté, du petit bibelot qu’elle avait -cassé, des incessantes disputes avec la femme de ménage. Et j’avais -toujours à mes trousses, comme un roquet rageur, sa voix, sa voix -colère, sa voix qui ne cessait pas une minute de m’envoyer avec les -reproches habituels, toutes les variétés d’insultes domestiques... - -Enfin, elle décida qu’elle aurait l’argent, comme elle avait déjà toutes -les clefs, même celle de mon armoire à linge et de mon bureau. Et, tous -les matins, pour me faire sentir mon servage, c’est elle qui me -distribua les douze sous de mon omnibus... - -Que m’importait d’entendre sa voix? Je ne l’écoutais pas. Que -m’importait de n’avoir pas d’argent? Je n’avais aucun besoin, aucun vice -antérieur, pas même le goût de la charité!... L’argent me dégoûtait. A -force de manier l’or et les billets de ma caisse, j’en étais venu à le -haïr. Il ne me représentait que de sales visages, de sales choses, des -crimes! - -Ma vie n’était ni dans ma maison, ni dans ma femme, ni dans l’argent; ma -vie était ailleurs: elle était en moi! - -Mon temps était donc partagé entre ma maison et mon bureau. - -Ma maison!... - -En dépit des taquineries et des irascibilités, de jour en jour plus -agressives, de ma femme, je ne me sentais pas malheureux dans ma maison. -Doué d’une puissance considérable d’abstraction, j’étais parvenu très -vite à m’abstraire, non seulement de sa présence morale, mais encore--et -c’était l’important--de sa présence matérielle. Les gens qui habitent -près d’une gare s’accoutument rapidement à ne plus entendre les sifflets -et les roulements des trains... C’est ce qui m’advint, pour ma femme. -Elle avait beau être laide, je ne la voyais plus; elle avait beau glapir -ses reproches éternels avec une voix aigre et perçante, je ne -l’entendais plus. A force de volonté, je m’étais créé une vie intérieure -si fortement close aux contingences du ménage, et aux extériorités de la -vie, que je vivais comme si Rosalie n’eût pas été là, sans cesse près de -moi. Il m’arriva même, habitant la même chambre qu’elle, et couchant -dans le même lit, d’oublier totalement que je fusse marié, et de -reprendre mes rêves d’autrefois... Les princesses aux lourdes robes de -brocart, les vierges pâles dévorées d’amour mystique, les courtisanes -aux cheveux d’or, à la peau peinte, toutes revinrent me visiter, plus -splendides, plus hardies, plus savantes en caresses, et je m’embellis à -nouveau de les aimer, selon leur chair et selon leur âme, éperdument! - -Croyez aussi que je ne négligeais pas mon esprit, au bénéfice de mes -sensualités. Bien au contraire, je le cultivais avec soin... Après le -dîner, toujours silencieux de ma part et souvent bruyant de la part de -ma femme, nous passions dans une petite pièce, ridiculement meublée qui -nous servait de salon. C’est là qu’avait été transporté le piano, le -piano fameux si disputé lors de notre contrat de mariage. Il y avait -aussi, sur la cheminée, une pendule, en bronze doré, qui représentait -les Adieux de Marie Stuart, sous un globe! Mais rien, ni la jardinière -en bois rustique, ni les chromolithographies qui ornaient les murs, ne -m’était une offense ou un agacement... Ma femme s’installait, devant un -petit bureau, en faux bois de rose, où elle faisait ses comptes de la -journée; ou bien elle raccommodait, avec une patiente vertu, d’ignobles -chaussettes et de sales torchons. Moi, je m’étalais sur l’unique -fauteuil--un fauteuil Voltaire recouvert de reps grenat,--et, les bras -sur les accoudoirs, les jambes écartées, les yeux fixés au plafond, je -pensais. Oui, en vérité, je pensais! Dédaignant les vaines éruditions, -je créais des formes spirituelles, j’échafaudais les plus audacieuses -philosophies, et bien des fois j’obligeai l’histoire, la science, les -littératures, les morales, les religions et les cosmogonies, à repasser -dans des matrices vierges... Quand je serai arrivé au chapitre de mes -idées et opinions, vous verrez tout ce que j’ai détruit, tout ce que -j’ai reconstruit... c’est quelque chose d’effrayant et qui m’étonne -souvent. - -Quelquefois, ma femme--je continue à lui donner ce nom,--s’irritait de -ce silence que troublaient seulement, de temps en temps, les bruits de -la rue, un fiacre qui passait, une boutique qui se fermait, et la trompe -lointaine d’un tramway. Et, tout d’un coup, fermant avec colère son -bureau, ou jetant d’un geste rageur son ouvrage dans le panier, elle -s’écriait: - ---Est-ce une vie?... Non... non... J’en ai assez à la fin!... Ça -m’étouffe!... avoir un mari étalé comme un veau dans un fauteuil... et -qui ne parle jamais!... Mais si tu étais impuissant, si tu étais -incapable de faire une caresse à une femme, il fallait le dire! Je ne -puis plus!... je ne puis plus!... - -Et comme je ne répondais pas: - ---Mais dis donc quelque chose!... n’importe quoi! ah misérable!... Il -n’a même pas l’air de m’entendre!... Et ne jamais sortir... être -toujours en prison, comme une criminelle!... Voyons: depuis que nous -sommes mariés, qu’as-tu fait pour moi?... Que suis-je ici?... Pas même -ta domestique... Quelque chose de moins qu’une chienne!... une -domestique, on lui parle... une chienne, on la caresse!... Toi... ah! -toi... mais dis donc un mot... mets-toi en colère... que j’entende ta -voix!... Rien! Rien!... - -Alors, elle marchait dans la petite pièce, bousculant les meubles: - ---Non... non... ça n’est pas possible de s’ennuyer comme ça!... Je -m’ennuie... je m’ennuie... je m’ennuie!... Et je sens qu’à force de -m’ennuyer, tu me feras commettre un crime. - -Et elle retombait, accablée, sur sa chaise. - -Moi, sans remuer ni mes bras, ni mes jambes, ni mes yeux toujours fixés -au plafond, je répondais, parfois, d’une voix lente: - ---Vous vous ennuyez, Rosalie?... C’est de votre faute, et non de la -mienne. Je n’y puis rien... Moi, je ne m’ennuie jamais, parce que je -porte le monde en moi... parce que j’ai tout en moi!... Vous, vous -n’avez rien en vous... que vous-même... Il n’est pas étonnant que vous -vous ennuyiez!... Mais faites comme je fais... Remontez les siècles et -bousculez l’histoire... Appelez à vous l’amour, le rêve, la beauté, le -bonheur... Et vous ne vous ennuierez plus!... - -Dans ces moments-là, ses contours effacés devenaient durs... elle avait, -au coin de la bouche, aux pommettes, sous les paupières, des accents -crispés, des angles vifs, des coups de crayon noirs; et sa peau grise se -tachait de plaques rougeâtres... Elle ne disait plus rien, parce qu’elle -avait trop de choses à dire, parce que les mots soulevaient sa poitrine -plate, s’engageaient pêle-mêle, en troupes désordonnées, dans sa gorge, -et fermaient l’orifice de ses lèvres de leurs masses agglutinées... Et -elle quittait le salon, en coup de vent, claquait les portes; et elle -s’enfermait dans sa cuisine où, jusqu’à minuit, elle épanchait sa colère -et ses rancunes en récurant furieusement ses casseroles... Puis, calmée, -elle revenait se coucher près de moi... près de moi qui, sur des draps -d’éclatante pourpre, sous des ciels de lit d’or, étreignais mes sublimes -amantes, avec des cris de volupté; et, souvent, jusqu’à l’aube, pauvre -petite loque de chair abandonnée, elle pleurait, pleurait, pleurait!... -Chose curieuse, rien de tout cela ne m’émouvait... Maintenant, je -n’éprouvais plus, en mon cœur, ce sentiment de remords et de triste -pitié qui, dans les premiers jours de notre mariage, m’avait, plusieurs -fois, porté vers elle!... - -Chaque dimanche, nous allions dîner chez les parents de Rosalie. Ils -étaient toujours les mêmes, stupides et vulgaires, et il n’y avait chez -eux de changé que le salon, où l’enlèvement du piano avait produit un -vide... Par amour-propre, sans doute, ma femme n’avait pas voulu confier -à son père, ni à sa mère, ce qui se passait chez nous... Ceux-ci la -croyaient heureuse, et ils disaient souvent: - ---On voit bien que c’est toi qui portes les culottes... D’ailleurs, -c’est juste, car ton mari n’est pas un aigle, et tout est ainsi pour le -mieux!... - -Toutes les semaines, la même scène se reproduisait. Le père, goguenard, -regardait le ventre, le pauvre ventre plat de sa fille, et il s’écriait: - ---Eh bien!... Quoi donc!... Ça ne s’arrondit pas encore! Ah! vous y -mettez le temps, sapristi!... - -Et comme Rosalie baissait les yeux: - ---Eh bien, quoi! expliquait-il... Il n’y a pas de honte!... Moi, avec ta -mère, le premier mois ça y était!... Mais ce n’est peut-être plus la -mode aujourd’hui!... Et, ma foi, après tout, ça vaut sans doute -mieux!... Dans le temps où nous sommes, les enfants, ça coûte cher à -élever... et ça ne donne guère de satisfaction!... Amusez-vous, -allez!... Amusez-vous!... - ---Et le commerce, beau-père? demandais-je pour donner un autre tour à la -conversation. - ---Le commerce? mon cher garçon, mais il ne va pas du tout... Jamais il -n’a été plus mal... Et comment voulez-vous que le commerce aille?... -Voilà encore qu’on vient de nommer un député socialiste à Pantin! - ---Et puis, appuyait la belle-mère d’un air méchant... il n’y a plus de -religion! Il n’y a plus de famille! - ---Parbleu!... Il n’y a plus rien de rien!... Et qu’est-ce que j’ai lu ce -matin dans mon journal?... Il paraît que l’Angleterre fait encore des -siennes!... Elle veut nous prendre je ne sais plus quoi... Est-ce -vrai?... Comme si son commerce n’allait pas, à l’Angleterre!... - -Et quand, pour la centième fois de la soirée, il avait été constaté que -«le commerce n’allait pas» qu’il ne pouvait pas aller... nous rentrions -chez nous... - -Dans la rue: - ---Tu vois!... me disait Rosalie... comme c’est flatteur de s’entendre -dire des choses pareilles par ses parents!... Mais toi, rien ne te -fait!... - -Nous attendions des heures au bureau de l’omnibus... Oh! ces visages, -dans l’omnibus!... ces visages mornes, tassés et roulant, dans -l’omnibus!... Et tout ce que contiennent de vide, tout ce que -contiennent de néant tragique, ces yeux, ces yeux, ces yeux!... - -On a pu voir à quel genre de créature humaine appartenait ma femme. Je -ne veux plus en parler, ni raconter les mille incidents fastidieux et -presque toujours les mêmes de notre existence conjugale, s’il m’est -permis d’appeler conjugale une existence qui le fut si peu. D’abord, -cela m’est pénible, car souvent, du fond de moi-même, il se lève un -grand remords; ensuite, cela me paraît tout à fait inutile. Pourtant, -avant de reléguer la figure de ma femme dans l’ombre étanche d’où elle -n’aurait jamais dû sortir, je voudrais dire deux mots d’un petit drame -qui vint rompre, un instant, la monotonie de notre si pauvre histoire. - -Ma belle-mère, qui était, du reste, de vie chétive, tomba malade et -mourut. - -Elle mourut juste au moment où l’on se décidait à appeler le médecin. - ---Ce n’est rien!... disait-elle. C’est une indigestion... J’ai sur -l’estomac comme une boule... Ce n’est rien! - -A quoi mon beau-père ajoutait, en manière d’explication rassurante: - ---Ce sont les haricots de l’autre jour... Moi aussi, je me suis senti -tout chose après en avoir mangé... Mais ça n’est rien! - -On fit boire beaucoup d’eau de mélisse à la malade et, sur le conseil -d’une voisine qui était sage-femme, on lui administra quelques -cuillerées d’huile de ricin. Et, comme son état empirait: - ---Ça n’est rien!... disait-elle en nous regardant d’un regard un peu -effrayé... Ça n’est rien... Je sens que c’est une boule... là... -N’est-ce-pas que ça n’est rien? - ---Mais non!... Mais non!... affirmais-je... - ---Mais non!... Mais non!... répétait le beau-père avec assurance... Ça -n’est rien!... Parbleu! ça se voit que ça n’est rien!... Il faut qu’ils -passent, voilà tout!... - -Un soir--c’était un samedi, je me souviens--le visage de ma belle-mère -s’altéra tout à coup... Ses narines se pincèrent affreusement... -L’ossature s’accusa, creusant des trous noirs sous les yeux et dans les -joues... Son regard, qui, déjà, ne voyait plus les mêmes choses que -nous, devint trouble et vitreux... Elle respirait avec peine, avec -effort... Sur son front qui se bronzait la sueur roulait en grosses -gouttes glacées... Et semblant ne plus nous reconnaître, elle balbutiait -péniblement: - ---Ça... n’est rien... Partons... pour... la... campagne... pour... la... -camp... - -Elle ne put achever. - ---Comme c’est long à passer!... observait le beau-père, dont le calme et -la confiance persistaient. Moi, ça m’est arrivé, une fois, avec des -escargots!... Ça n’est rien... - -Il estima qu’elle devait prendre du rhum, qui est un remède souverain -pour les indigestions... - ---Quand elle aura pris du rhum, ce sera fini! - -Moi, je voyais la mort près d’elle. Moi, je sentais la mort sur elle... - ---Elle est très mal!... dis-je gravement. Appelez vite un médecin! - ---Mais non! mais non! s’obstina le beau-père. Et pourquoi un médecin? Un -médecin l’effrayerait... Si elle était si mal que vous le dites, elle le -saurait mieux que nous, bien sûr!... Ça n’est rien!... - -Quand elle commença de râler, il commença, enfin, de s’inquiéter. - ---Je crois, en effet, dit-il, qu’elle ne va pas très bien... Elle a une -drôle de mine... C’est curieux, tout de même, comme des haricots qui ne -passent pas font du ravage! - -Les haricots ne passèrent pas... Ce fut la belle-mère qui passa... Elle -passa dans un petit cri rauque, sans convulsions, presque sans remuer... -Ses doigts, seuls, grattèrent un peu la toile des draps... C’était fini! - -Quand il eut été constaté qu’elle était bien morte, le beau-père -s’écria: - ---Ah!... par exemple!... C’est trop fort!... C’est trop fort!... Mourir -d’une indigestion!... pour des haricots qui ne passent pas! Ces -choses-là n’arrivent qu’à moi!... Pauvre Héloïse!... - -Et il s’écroula dans un fauteuil, comme une masse, en proie à une -douleur profonde et à un non moins profond étonnement, répétant d’une -voix hachée: - ---Jamais je ne croirai ça... jamais... je ne croirai ça!... Une -indigestion de haricots!... C’est trop fort!... Est-ce que vraiment elle -est morte?... Ça n’est pas possible!... - -Dieu sait que la pauvre créature m’était quelque chose de très -indifférent... Je ne jouissais même plus de ses ridicules... je ne -m’amusais même plus de la caricature humaine qu’elle n’avait cessé -d’être durant toute sa vie. Elle avait toujours été pour moi d’une -inexistence si totale que, bien des fois, en évoquant sa mort possible, -je n’avais éprouvé aucune émotion, de quelque nature que ce fût... Peu -m’importait, véritablement, qu’elle fût morte ou vivante, car il me -semblait qu’elle était morte depuis des siècles! - -Et voilà que, dès qu’elle eut exhalé son dernier souffle, je me sentis -pris d’un grand chagrin et d’un grand remords, chagrin de l’avoir -perdue, remords de ne l’avoir pas aimée! Est-ce une chose mystérieuse et -stupide que la mort!... Pourquoi l’aurais-je aimée?... Et pourquoi -l’aimais-je, maintenant?... Son visage immobile et qui était devenu tout -petit en se refroidissant, ses yeux fermés, ses mains maigres allongées -sur le drap, toute cette chose si insupportablement funèbre, si -inexplicablement douloureuse qu’est un cadavre, même un cadavre de chien -ou de rat, oui, tout cela qui allait bientôt se diluer, tout cela fit -que j’eus le cœur serré, comme si je venais de perdre quelqu’un de très -cher et de très beau... Sans savoir pourquoi, sans chercher à raisonner -cette impression soudaine, rien que parce qu’elle n’était plus, parce -qu’elle ne remuait plus, je découvris, en elle, d’émouvantes vertus et -des beautés prodigieuses... Et je pleurai sur elle, je pleurai -abondamment... Et, en pleurant sur elle, je pleurai sur moi, qui ne la -verrais plus, je pleurai sur ma femme et sur mon beau-père, et sur la -voisine qui était venue faire la toilette de la morte, et je pleurai -aussi sur la chambre et sur les meubles de la chambre, et sur la vie et -sur tout, et sur rien! - -Je revois le lamentable salon où, tous les trois, tantôt vautrés sur les -meubles et tantôt jetés dans les bras l’un de l’autre par de brusques -tendresses, nous passâmes le reste de la nuit à pleurer et à chanter sur -les modes les plus tristes, les extraordinaires vertus de la morte. - ---Pauvre Héloïse!... gémissait le beau-père. C’était une femme héroïque -et qu’on ne connaissait pas... Je n’étais rien sans elle... Et -maintenant qu’elle est partie, que vais-je devenir?... - ---Père, père!... sanglotait Rosalie. Petit père chéri!... Quel affreux -malheur! - ---Je n’ai plus que vous, mes enfants, je n’ai plus que vous!... Ah! vous -ne saviez pas ce qu’était Héloïse!... Elle avait un bon sens -merveilleux... Elle s’entendait au ménage comme pas une... et si -économe!... Et puis, elle était l’âme de ma maison de commerce! Je n’ai -plus de ménage, plus de maison de commerce, plus rien, plus rien... Je -n’ai plus que vous!... - ---Et quelle belle-mère c’était pour moi!... m’exclamais-je. Quel trésor -de tendresse! Comme elle nous soutenait! Comme elle renforçait notre -union de ses chers conseils!... C’est horrible!... horrible!... - ---Elle était si généreuse!... si dévouée!... - ---Si intelligente!... - ---Elle était si belle!... - ---Elle avait tant d’esprit! - ---Elle ne pensait qu’aux autres!... Elle s’oubliait toujours!... Et si -bonne aux pauvres! - ---Une sainte!... - ---Mieux qu’une sainte: une femme! - ---Ah! mon Dieu!... - -Nous disions tout cela sans rire, avec des exaltations, des -enthousiasmes sincères dont le comique me paraît, aujourd’hui, d’une -irrésistible gaieté, d’une folie à la fois macabre et singulièrement -exhilarante... - -Et ce qui fut plus comique encore, ce fut quand, après l’enterrement de -l’admirable, héroïque, intelligente, généreuse et dévouée belle-mère, ma -femme et moi nous rentrâmes dans notre appartement, changés tous les -deux, et meilleurs, et sublimes, oui, en vérité, sublimes. - ---Ah! mon cher petit mari, s’écria ma femme, maintenant il faut nous -aimer... C’est si peu de chose que la vie! - ---Oui! oui! ma chère petite femme... Aimons-nous... aimons-nous... -serrons-nous l’un contre l’autre! - ---Ne nous disputons plus jamais... Soyons indulgents à nos faiblesses, à -nos défauts... La mort vient si vite!... - ---Nous nous aimerons toujours... - ---Nous ne nous quitterons plus jamais. - ---Nous sortirons toujours ensemble. - ---Oui! oui! oui... - ---Ah! vois-tu, on ne se comprend bien qu’au contact du malheur! - ---Aimons-nous... aimons-nous... - -Ce furent des serments solennels. Notre douleur s’adoucissait de tant -d’extases! Je trouvais ma femme divinement belle, tant l’amour la -transfigurait!... - -Deux jours après, je reprenais ma place sur le fauteuil Voltaire du -salon; ma femme reprenait sa place devant le petit bureau en faux bois -de rose. Et elle m’injuriait d’une voix plus aigre encore -qu’autrefois... Et, plus inerte, plus silencieux, plus lointain que -jamais, je ne l’écoutais pas. - -Je ne l’écoutais plus!... - -Avant de poursuivre mon récit, je voudrais remonter en arrière, dans mon -enfance. Je n’ai pas la prétention de penser que ma vie ait quelque -intérêt historique ou autre. Et ce n’est pas par orgueil que j’écris ces -souvenirs. Mais je crois que toute vie, même celle d’un être anonyme et -obscur comme je fus, a toujours, pour celui qui sait lire, un intérêt -humain. - -Je suis né dans une petite ville de Normandie, sale et triste. Mes -parents, qui étaient marchands de bois, ne s’occupèrent pas de mon -éducation. Ils m’avaient créé sans joie; ils m’élevèrent sans amour. Je -crois avoir dit qu’au point de vue intellectuel et moral, c’étaient de -pauvres diables. Je ne parlerai pas de mon père, qui était un être -faible, et sans autorité dans la maison. D’ailleurs, je le vis très peu. -Il partait le matin dès l’aube, courant les sentes et les adjudications -de bois, et ne rentrait que le soir, souvent fort tard. Je ne connus, -pour ainsi dire, que ma mère. Elle ne m’aimait pas; du moins elle -semblait ne pas m’aimer. Elle n’avait jamais pour moi que des paroles -aigres; et des paroles elle passait facilement aux taloches. C’était une -petite femme sèche et très nerveuse qui ne pouvait supporter l’agitation -d’un enfant. Elle m’obligea au silence et à la solitude. Dès que je -faisais mine de parler, elle me fermait la bouche par ces mots prononcés -d’une voix coupante: «Un enfant ne doit jamais parler». De très bonne -heure, j’appris à vivre en moi, à parler en moi, à jouer en moi. Et -j’avoue que ce ne me fut pas très douloureux. C’est à cette enfance -silencieuse que je dois d’avoir acquis cette puissance de pensée -intérieure, cette faculté de rêve, qui m’a permis de vivre, et de vivre -souvent des vies merveilleuses. - -Mon père gagnait péniblement l’existence du ménage. Il ne faisait pas, -comme on dit, de très bonnes affaires; il en faisait même souvent de -mauvaises. Et c’était entre ma mère et lui des disputes continuelles, -dans lesquelles il s’avouait, tout de suite, vaincu. Quand il rentrait -de ses longues courses, transi de froid et la faim au ventre, il -commençait par recevoir sur le dos une grêle de reproches, bien avant -qu’il eût rien dit. - ---Qu’est-ce que tu as encore fait aujourd’hui?... Tu t’es encore fait -mettre dedans, bien sûr!... - ---Mais, ma bonne, mais, ma bonne... - ---Il n’y a pas de ma bonne!... C’est dégoûtant d’avoir un mari si -bête!... un homme stupide qui ne sait qu’apporter la misère dans son -ménage. Et le petit? que veux-tu que nous en fassions du petit? Je n’ai -même pas pu lui acheter une paire de chaussures! Quand on est un idiot, -on n’a pas d’enfant!... - ---Mais, ma bonne... - ---On n’a pas d’enfant! C’est une honte, te dis-je! - -Ces scènes se reproduisaient presque tous les soirs. Mais mon père en -avait acquis l’habitude. Elles glissaient sur lui comme les averses sur -un parapluie. Et, le dos rond, le visage indifférent, il se mettait à -table et dévorait silencieusement sa soupe. - -La plupart du temps, j’étais couché, lorsque mon père rentrait. Mais si, -par hasard, je ne l’étais pas, c’était même chose pour moi, car il ne -m’adressait pas la parole, dans la crainte de déplaire à sa femme. Et il -m’embrassait, pour la forme, d’une bouche que je sentais indifférente et -lasse. Souvent il ne m’embrassait même pas. Ah! je le vois toujours avec -sa grosse figure humble et servile et sa barbe malpropre, et sa toque, -et sa peau de chèvre, qui lui donnaient l’air d’une grosse bête -débonnaire et domestique!... - -Ce fut ma mère qui me donna mes premières leçons... Elle avait la -prétention de m’apprendre à lire et à écrire. Vous pensez avec quel -succès! Vous voyez d’ici quel maître calme et patient j’avais en elle. -Elle voulait que j’eusse répondu à ses questions avant qu’elle ne les -eût formulées... Elle ne souffrait pas que je réfléchisse un seul -instant. Aussi, au bout de huit jours, après m’avoir administré sur les -joues force gifles, et sur les doigts force coups de règle, elle déclara -que j’étais trop bête pour apprendre quoi que ce soit. - ---C’est son père tout craché! répétait-elle... On n’en tirera jamais -rien!... - -Elle décida pourtant qu’on m’enverrait à l’école primaire chez les -Frères. Là, je me montrai un élève studieux, rangé, intelligent, de quoi -ma mère ne voulait pas convenir. Lorsqu’on lui parlait de moi avec -éloges, elle s’emportait. - ---Qu’est-ce que vous me dites?... s’écriait-elle... C’est un enfant -indécrottable, on n’en peut rien tirer... C’est son père tout craché! - -Il y avait, dans la petite ville que nous habitions, une sorte de petit -collège communal, et dans ce petit collège, une sorte de petit -professeur qu’on appelait «Monsieur Narcisse». Ce Monsieur Narcisse -venait souvent chez nous. C’était un petit brun, timide et prétentieux, -d’une assez jolie figure et que ma mère prenait plaisir à recevoir. -J’avais remarqué que Monsieur Narcisse était le seul être au monde -envers qui ma mère se montrât douce et affectueuse. Elle le regardait -avec admiration, et même avec quelque chose de plus que de l’admiration. -Sa voix, quand elle lui parlait, devenait subitement pleine de -tendresse. Cela m’étonnait et, bien que je ne susse pas pourquoi, cela -me gênait infiniment. Je ne voyais jamais venir Monsieur Narcisse chez -nous sans une sorte de peine et presque sans une sorte de honte. Je ne -cherchais pas à expliquer ce sentiment. Je le subissais avec une étrange -violence. Monsieur Narcisse me tapotait la joue avec amabilité; -quelquefois, il me prenait sur ses genoux et m’embrassait avec de -gentilles paroles. Mais, chose curieuse, je sentais très bien que ces -paroles gentilles et ces caresses n’étaient pas pour moi. D’ailleurs, -lorsqu’il était là, je ne restais jamais longtemps, et ma mère ne -tardait pas à me dire: - ---Allons, mon petit Georges, va jouer dans ta chambre. - -Un jour, Monsieur Narcisse me dit: - ---Est-ce que vous seriez content, mon petit Georges, si je vous -apprenais le latin et le grec? - ---Il ne faut pas vous donner cette peine, répliqua ma mère en roulant -des yeux humides de joie... Georges n’est pas un enfant comme les -autres. Il n’apprendra jamais rien... C’est son père tout craché! - ---Mais non, je vous assure, insista Monsieur Narcisse. Moi, je m’en -charge. Je pourrais venir deux fois par jour... le matin, avant la -classe... et après midi... Est-ce que cela vous plairait? - ---Mon Dieu!... comme vous êtes bon!... s’écria ma mère... Mais quelle -charge ce serait pour vous! - ---Elle me serait très douce, je vous le jure!... - ---Vous êtes trop bon, Monsieur Narcisse... vous êtes... en vérité... - -Ma mère ne put pas achever, tant elle était émue. Et il y avait dans ses -petits yeux noirs une flamme étrange... une flamme qui me fit presque -pleurer... Et, tout à coup: - ---Non... non... criai-je... Je ne veux pas!... - -Et je me mis à fondre en larmes... Monsieur Narcisse essaya de me -calmer, et j’entendis ma mère qui disait: - ---Laissez-le donc! Monsieur Narcisse... c’est un petit sot!... Vous n’en -tirerez rien!... C’est son père tout craché!... Naturellement, il ne -veut rien faire pour sa famille... Il aime mieux rester une bête toute -sa vie ou que sa famille dépense des mille et des cents pour son -éducation. - -Enfin, après des explications de toute sorte, malgré ma résistance qui -avait d’ailleurs faibli sous les regards sévères de ma mère, il fut -décidé que Monsieur Narcisse serait mon professeur, qu’il m’apprendrait -le grec, le latin, l’histoire et la tenue des livres--la tenue des -livres, surtout!... - -Une fois qu’il fut parti, ma mère me flanqua, d’abord, une gifle, puis -une autre, puis une autre, et elle me dit, blanche de colère: - ---Ah! je t’apprendrai à pleurer et à faire la bête, devant Monsieur -Narcisse! Et que je te voie le regarder de travers, et le mal recevoir! -Tu auras à faire à moi, petit imbécile... - -Et elle ajouta: - ---Tu me feras le plaisir d’être levé et prêt, demain, à sept heures, -pour ta première leçon... Un professeur comme ça... - -Il fut, en effet, mon professeur, Monsieur Narcisse... Et vous allez -voir de quelle manière... et ce qu’il m’enseigna. - -Ma chambre communiquait avec celle de mes parents, et n’était séparée de -celle-ci que par une mince cloison de briques. Elle n’était pas -luxueuse. Un lit de fer, une petite table de bois blanc, deux chaises de -paille en composaient le mobilier. Je revois encore le papier qui la -tapissait, un papier vert sombre, orné de tout petits anges roses qui -volaient entre des banderoles fleuries. Mais le papier n’était plus -vert, les anges n’étaient plus roses et les banderoles avaient presque -disparu. Tout cela avait acquis, par le temps et le manque d’entretien, -un ton uniformément pisseux, fort désagréable à voir. Sans compter que, -décollé par l’humidité et mangé par la moisissure, le papier se -déchirait en maints endroits, et pendait, le long du mur, ainsi qu’une -peau morte. - -Je n’habitais cette chambre que depuis deux ans, à peine. Autrefois, -elle servait de débarras; et il y avait de tout, de vieux vêtements, de -vieux harnais, de vieux coffres, des sacs d’avoine et des rats. Moi, je -couchais dans la chambre de mes parents qui était bien plus belle, car -il y avait un lit, d’amples rideaux en reps grenat; une peau de renard, -un peu chauve et bordée de drap rouge, en guise de tapis; une toilette -d’acajou qui, dans la journée, faisait office de commode, et, sur la -cheminée, entre deux flambeaux de bronze, une pendule dorée sous un -globe. Il va sans dire que cela me paraissait le dernier mot du -confortable et du faste... J’en fus, en quelque sorte, chassé, à la -suite d’un incident que je n’hésite pas à raconter, à cause de son -indicible tristesse. - -Une nuit, je fus réveillé en sursaut... La lampe brûlait encore sur la -table de nuit, et répandait dans la pièce une clarté lugubre... Quand on -sort du sommeil, brusquement, violemment, les bruits, les ombres, les -objets, même familiers, prennent une intensité et des formes, ou plutôt, -des déformations extraordinaires. Le cauchemar ou le simple rêve -subsiste en eux avec toutes ses exagérations et ses incohérences... Que -s’était-il passé?... Qu’avais-je vu?... Qu’avais-je entendu?... Je ne -saurais le dire exactement; ce que je sais, c’est que, sous l’impression -de quelque chose d’anormal qui m’effraya, un craquement du lit, des voix -rauques, des voix étouffées qui venaient du lit, des voix qui -ressemblaient à des gémissements et à des râles... je me dressai, -soudain, hors des draps, et, soudain, d’une voix épouvantée, d’une voix -qui appelait au secours, je me mis à crier: - ---Papa qui bat maman!... Papa qui tue maman! - -Un gros juron... Puis la lampe s’éteignit... Puis, dans les ténèbres: - ---Veux-tu bien te taire, animal!... Veux-tu bien dormir, petit -imbécile!... Qu’est-ce qui lui prend à ce petit imbécile? - -C’était la voix de mon père, une voix sourde, un peu haletante, et -furieuse... - ---Oh! cet enfant! cet enfant!... ce maudit enfant! - -C’était la voix de ma mère. - -Et ce fut, ensuite, un assez long silence. Oh! l’angoisse, la terreur, -l’effarement de ce silence, qui me parut durer des siècles et des -siècles. - -Je m’étais recouché tout tremblant, et je me faisais si petit, si petit -que j’espérais disparaître, me fondre dans ces draps; et pour ne plus -rien entendre j’avais accumulé par-dessus ma tête les couvertures. - -Pourtant, j’entendis encore ma mère qui disait, tout bas: - ---Non... non... Plus maintenant!... Il n’est pas rendormi... Je suis -sûre qu’il n’est pas rendormi!... Il est si sournois... si vicieux... -avec son air de ne rien voir et de ne rien dire! - -Et quelque temps après: - ---Il est trop grand maintenant!... affirmait mon père... On ne peut plus -le garder ici... Il faudra qu’il couche dans la chambre à côté... - ---Tais-toi donc!... Je suis sûre qu’il entend tout ce que nous disons... -Il faut dormir... - ---C’est embêtant! - ---Qu’est-ce que tu veux!... Allons, dors!... Demain, il couchera dans la -chambre!... - ---Ces sacrés enfants!... - ---Mais, dors donc!... - -Et, au bout d’un quart d’heure, j’entendis un double ronflement, qui -emplissait la chambre, redevenue paisible, de sonorités de violoncelle. - -Le lendemain, aidée de la femme de ménage, ma mère débarrassait la -chambre d’à côté. Elle ne me dit rien, ne me fit aucun reproche. Mais -elle avait un air dur et rancunier. Quand ce fut fini, elle déclara d’un -ton bref: - ---Voici ta chambre... Tu y coucheras ce soir!... - -Et c’est là que, depuis deux ans, je dormais, je rêvais, je songeais!... - - * * * * * - -On se souvient que, dès le lendemain de la visite que j’ai racontée, -Monsieur Narcisse devait venir pour me donner sa première leçon. A sept -heures, j’étais levé et habillé. Mon père était déjà parti, ma mère -dormait encore, et la femme de ménage balayait l’escalier. Il faisait à -peine jour... un petit jour sournois et triste qui rendait plus pauvre, -plus intolérablement pauvre, ma chambre. Et cependant, la veille, ma -mère l’avait décorée de nouveaux meubles, à l’intention de mon -professeur. Elle avait ajouté une sorte de vieux fauteuil, un tapis -devant la cheminée, et elle avait couvert la table de bois blanc d’un -antique châle brun mangé de mites. - -M. Narcisse entra. En me voyant: - ---Ah! ah! c’est très bien, c’est très bien! dit-il. Déjà prêt!... c’est -très bien. - -Il posa sur la table une pile de livres qu’il avait apportés, enleva son -chapeau et son pardessus élimé, puis, se frottant les mains, il répéta: - ---C’est très bien!... c’est très bien!... Tiens!... j’ai rencontré votre -père en cabriolet, dans la rue des Trois-Hôtels... Ah! sapristi!... Il -est matinal aussi, le papa!... c’est très bien!... c’est très bien... - -Il prit un livre dans la pile et l’ouvrit: - ---Ah! ah! fit-il... voici donc la chose. Et nous allons commencer par le -commencement... Savez-vous ce que c’est que ce livre? - ---Non, monsieur Narcisse. - ---Eh bien!... c’est une grammaire latine, mon enfant!... Ah! ah! ah! Et -voici ce que nous allons faire... Asseyez-vous... - -Quand je fus assis, en face de la table, il étala le livre devant moi: - ---Vous voyez... ceci... _Rosa_, la rose... _Rosæ_ (génitif), de la -rose... etc. Vous allez m’apprendre cela par cœur... Ce n’est pas -difficile... et quand vous le saurez vous me le réciterez... -jusqu’ici!... - -Il faisait mouvoir son doigt, en mouvements cadencés, comme un chef -d’orchestre son bâton, il répéta: - ---_Rosa_, la rose... _Rosæ_, de la rose... Vous avez compris? Ah! ah!... -C’est très bien!... - -Puis, brusquement: - ---Et votre mère? me demanda-t-il. Je voudrais bien la voir... J’ai à lui -parler de choses très... très importantes... Est-ce qu’elle ne va pas -venir? - ---Maman n’est pas levée, répondis-je. Je crois que maman dort... - ---Ah! sapristi... C’est fâcheux... - -Mais la porte s’ouvrit à ce moment et ma mère parut. - ---Ah! monsieur Narcisse! dit-elle simulant une surprise joyeuse... -Comment!... Vous êtes là?... Comme vous êtes exact! - -M. Narcisse s’inclina, et il répondit: - ---On le serait à moins, madame!... - -Ma mère dit encore: - ---Vous avez entrepris là une tâche bien difficile... monsieur -Narcisse... Et je crains que vous n’ayez pas beaucoup de satisfaction... - ---Avec votre concours, madame, répliqua le professeur dont les yeux -prenaient des expressions d’extase... avec votre concours... -croyez-moi... nous arriverons au but... Et, à ce propos, j’aurais des -choses à vous dire... des instructions... des conseils à vous -demander... - ---Mais certainement. - -Et elle fit entrer dans sa chambre M. Narcisse, qui, avant de -disparaître derrière la porte, se tournant vers moi, me recommanda. - ---_Rosa_, la rose... _Rosæ_, de la rose... Apprenez cela par cœur... -Faites bien attention! - ---Tu entends!... appuya ma mère, dont le regard, un instant adouci par -la présence de M. Narcisse, redevint dur et menaçant, en se fixant sur -moi... - -Je restai seul dans la chambre... Quelles choses importantes M. Narcisse -avait-il donc à confier à ma mère?... Je ne voulus pas y songer... Sans -prendre garde aux recommandations de cet étrange professeur, je quittai -la table et j’allai vers la fenêtre... Le jour s’était éclairci... De -grands nuages bas glissaient, dans le ciel, au-dessus des maisons... -Dans la rue, des gens passaient, des gens causaient... Et, sans savoir -pourquoi, j’étais triste, triste à mourir... - -Je ne veux pas faire un récit détaillé des rapports trop familiers de ma -mère avec M. Narcisse. Il serait trop mélancolique pour moi et, -peut-être même, gênant pour ceux qui liront ces lignes. On n’aime pas -qu’un fils descende trop profondément dans les intimités de ses parents. - -La scène que j’ai contée avec beaucoup de réserve, on en conviendra, se -reproduisit exactement pareille, durant toute une année, trois fois par -semaine. Et je finis par comprendre quel était le véritable caractère -des visites de M. Narcisse. Faut-il l’avouer?... Je n’en souffris pas -trop, et même je n’en souffris pas du tout, car je leur dus une -tranquillité relative. En somme, ce fut une trêve dans ma vie. Non -seulement je n’eus plus à subir les tracasseries journalières et les -incessants reproches de ma mère, mais encore je remarquai qu’elle -gagnait en beauté physique, comme elle avait gagné en beauté morale. Ses -yeux s’étaient adoucis, sa peau, un peu cendreuse, s’était éclairée et -colorée, sa démarche, ses gestes, avaient pris, peu à peu, de la -souplesse et de la langueur... Elle se montrait plus soignée de sa -personne, presque coquette... Et je ressentais de ces changements comme -un plaisir... Ce qui me frappa aussi, c’est qu’elle devenait -sentimentale et poétique... Bien des fois je fus étonné de la voir qui -regardait les choses avec des yeux mouillés... Un soir, je me souviens, -nous sortîmes après le dîner, mon père, ma mère et moi... C’était un -soir très doux et plein de lune... Nous gagnâmes, hors la ville, les -bords de la rivière... Après avoir marché longtemps, ma mère voulut -s’asseoir sur le tronc d’un tremble abattu et qui barrait le chemin. -L’eau, tout argentée, coulait lentement entre les rives herbues, avec un -léger bruit d’harmonica... Une vapeur, bleu et argent, se levait des -prairies... et le ciel était couleur de violette pâle... Je vois encore -ma mère avec son châle noir, les pieds dans l’herbe, et qui, le menton -appuyé aux paumes de ses mains, songeait... Au bout de quelques minutes -de silence, elle dit: - ---C’est beau tout de même, une belle nuit!... - -Mon père répliqua, en haussant les épaules. - ---C’est beau!... C’est beau!... Qu’est-ce qu’il y a de beau, dans cette -nuit? C’est humide... Voilà ce que c’est. - ---Oh! toi! fit ma mère, avec un accent de souverain mépris. - ---Et bien! oui, moi... C’est beau pour les rhumatismes! - -J’étais auprès de ma mère, sur le banc du tremble... Elle me tenait la -main avec une sorte de tendresse fiévreuse... Affectant de ne plus -parler à mon père, elle dit encore... - ---Et cette lune?... Ça n’est pas ordinaire!... On devrait sortir, tous -les soirs, dans la campagne!... - -Et tout à coup elle m’embrassa, criant entre ses baisers: - ---N’est-ce pas, mon petit Georges?... n’est-ce pas? - -Je ne sais ce qui se passa en moi, et si ce fut la nuit, ou la lune, ou -ces baisers furieux qui me remuèrent l’âme. Mais je fondis en larmes. - ---Allons bon! dit mon père... voilà l’autre qui pleure, maintenant!... -Qu’est-ce que tu as?... Pourquoi pleures-tu?... - ---Je ne sais pas, bégayai-je... C’est... c’est... la lune!... - -Comme mon père, au comble de l’étonnement, se disposait à protester -contre cette poésie qu’il jugeait ridicule, ma mère l’interrompit sur un -ton bref. - ---Tais-toi!... Tu devrais rougir... D’abord, toi, tu ne sens rien!... Tu -es un gros mastoc!... - -Nous rentrâmes silencieusement chez nous... - -Quant à M. Narcisse, il était très bon avec moi et il faisait de son -mieux pour me plaire. Naturellement, occupé de ma mère comme il l’était, -il n’avait pas le temps de m’instruire sur le latin, mais il m’apportait -des livres que je lisais, que je dévorais, et bien qu’ils fussent -presque tous d’une grande stupidité, ils développèrent en moi le goût de -réfléchir et de penser. - -Le jeudi était jour de marché; mon père ne s’absentait pas ce jour-là, -et M. Narcisse n’avait pas de classe. Bien souvent, il venait me -chercher et nous allions nous promener tous les deux sur le cours ou -dans la campagne. J’en étais arrivé à l’aimer véritablement. C’était un -excellent garçon, très timide, très naïf, et très bête. Oui, -aujourd’hui, j’ai la sensation qu’il était très bête; mais, à cette -époque, il m’apparaissait comme quelqu’un de très considérable parce -qu’il parlait quelquefois de choses que je ne savais pas et que je -supposais magnifiques. Le plus souvent, il m’interrogeait sur ma mère, -sur ce qu’elle avait fait, sur ce qu’elle avait dit de lui. Et il -semblait aussi très préoccupé de l’opinion de mon père à son égard. Mais -j’avais beau lui affirmer que mon père n’avait pas plus d’opinion sur -lui que sur n’importe qui ou sur n’importe quoi, il ne voulait pas le -croire. Et il me répétait toujours: - ---Si votre père parle de moi avec méchanceté, il faudra me le dire... -Votre père doit être très violent. Quand je le rencontre dans son -cabriolet, avec sa peau de chèvre sur le dos, il me fait peur. - -Et nous terminions nos promenades en cueillant des bouquets dans les -champs, de pauvres bouquets que je rapportais à ma mère, qui -m’embrassait pour toutes ces fleurs cueillies par M. Narcisse. - -Le dimanche, M. Narcisse dînait chez nous. Sur le désir de ma mère, il -m’apprenait à calculer, si bien qu’au bout de peu de temps, surprise de -mes aptitudes, elle me confiait en quelque sorte la tenue des livres de -la maison. Ah! ces dimanches, après toute une journée de travail, -lorsque, le soir, après dîner, nous étions réunis autour de la table où -nous jouions au bog; où M. Narcisse, qui était très pauvre, n’ayant que -son maigre traitement, passait par toutes les transes et par toutes les -joies de la perte ou du gain!... Que tout cela m’apparaît mélancolique, -aujourd’hui!... Un soir, je me souviens, la guigne s’acharna sur le -misérable professeur. Il perdit trois francs, ce qui ne s’était pas -encore vu! Et ces trois francs, c’était mon père qui les avait gagnés... -Narcisse ne les possédait pas. Il dut s’excuser. - ---Quand on n’a pas le sou, on ne joue pas! proféra mon père. - -Et il s’exprima, en termes presque insultants, sur le compte de M. -Narcisse. - -Alors ma mère, très pâle, intervint. - ---Ce n’est pas à toi de parler! dit-elle à son mari... Puisque tu -acceptes, lâchement, que M. Narcisse dirige l’éducation de notre fils -pour rien... - ---L’éducation de Georges!... s’exclama mon père. Ah! bien, elle est -propre!... Qu’est-ce qu’il sait? Qu’est-ce qu’il a appris? - ---Tu es un misérable!... Et tu vas te taire... ou... - -Ma mère s’était levée. Je ne sais quelle menace planait au bout de sa -main étendue... Mon père se tut. - ---Je vous demande pardon, monsieur Narcisse, de la brutalité de mon -mari!... dit ma mère. - -Et M. Narcisse, tour à tour très rouge et très pâle, roulant des yeux -effarés, répétait: - ---Ce n’est rien... madame... ce n’est rien!... - -Nous vécûmes ainsi un an. Et voilà que, tout d’un coup, on apprit que M. -Narcisse était déplacé. On l’avait nommé professeur de cinquième dans un -département lointain. - -Ma mère fut malade; elle garda le lit pendant quinze jours. Moi aussi, -j’eus un grand chagrin et je pleurai à la pensée que je ne verrais plus -M. Narcisse. - -Et la vie recommença, âpre, dure; on n’entendait plus dans la maison que -les cris de colère, les bousculades, les reproches de ma mère contre -tout le monde... Ses yeux retrouvèrent leur hostilité ancienne; sa peau -redevint cendreuse et grise... Toute la journée, on la voyait en -camisole sale, en savates traînantes, dépeignée, s’en prendre à tous et -à toutes choses, à un malheur qu’elle n’avouait pas. Et jamais plus elle -ne retourna, le soir, au bord de la rivière, s’enivrer l’âme aux bruits -charmeurs de l’eau, et aux blancheurs nacrées de la lune... - -Durant cette période de ma vie, je n’aimai qu’une chose: les livres. -Mais que de difficultés pour s’en procurer dans une petite ville morte -et stupide, où presque personne ne lisait, et où, d’ailleurs, renfermé -dans ma chambre, toujours, comme je l’étais, je ne connaissais pour -ainsi dire personne, je ne parlais à personne, qu’à des pauvres, -lesquels ne lisent jamais rien... Je n’aimai aussi qu’un seul être, et -il arriva que cet être que j’aimai était un chien. - -Un soir, mon père revenant de ses tournées à travers les bois, nous -ramena un chien. C’était un petit chien à taches jaunes et blanches, -très laid, très maigre et très craintif. Il avait le poil triste et sale -et il boitait de la patte de derrière, mais comme il me parut joli dans -sa laideur, si tant est qu’un chien, ou une bête quelconque, puisse -jamais être laid. Dans la nature, rien n’est laid que l’homme, du moins -rien ne nous paraît laid que l’homme, parce que nous savons ce que -l’homme pense et dit... Et nous trouvons belles les fleurs et les bêtes, -parce que nous ne comprenons rien à ce qu’elles pensent et à ce qu’elles -disent. En deux mots, ce chien était un résumé de toutes les races de -chiens, j’entends les races pauvres et vagabondes. Il appartenait à -cette catégorie de chiens prolétaires qu’on appelle des loulous. - -Lorsqu’il entra dans la salle à manger, où nous étions ma mère et moi, -mon père avait encore sa peau de bique, et il tenait le chien sous son -bras gauche... Et c’était une chose étrange. Ayant aperçu ce nouvel -hôte, ma mère s’écria, consternée: - ---Qu’est-ce que c’est encore que ça? - ---Ma foi! c’est un chien! répondit mon père, qui était peu descriptif. - -Et, tous les deux, ils s’invectivèrent âcrement. - -Moi, pendant ce temps-là, j’observai que le petit chien qui semblait -avoir très peur de mes parents semblait aussi me regarder avec -sympathie... oui, avec sympathie, je l’affirme! Il y avait, dans ses -yeux, vifs, mobiles et graves, quelque chose comme une tendresse pour -moi, quelque chose comme une prière vers moi... J’en fus ému et charmé, -et je l’aimai, tout de suite, de sa confiance. Ah! qui connaîtra jamais -l’âme inconnue des chiens, et ce qu’elle contient de surhumanité -merveilleuse; mais il ne fallait pas que je songe à prendre sa défense. -Il eût suffi que j’exprimasse devant ma mère, le désir de faire de ce -chien un petit compagnon de ma pensée et de mes jeux, pour qu’elle -s’empressât aussitôt de le chasser. - -La dispute dura longtemps, et elle fut très vive. Le chien en suivait -toutes les phases avec des regards effarés et suppliants, à la fois. - -Il fut convenu, pourtant, qu’on le garderait, mon père ayant fait -remarquer que si notre voisin, l’épicier, qui avait été dévalisé, huit -jours avant, de toutes ses chandelles et de tout son café, avait eu un -chien pour l’avertir de la présence des voleurs, il n’eût peut-être pas -été dévalisé. Il déclara: - ---Je te dis que ces chiens-là, c’est très bon pour les voleurs et pour -les rats... Ça éloigne les uns, et ça mange les autres!... Ah!... - -Et il ajouta: - ---Et puis, ça n’est pas gênant dans un ménage!... Ça ne coûte rien de -nourriture! On n’a pas besoin de leur donner à manger... Ils vont -chercher leur vie dans les ordures de la rue!... - ---Oui! siffla ma mère... et chez le boucher aussi!... Tous les mois, on -vous apporte des notes de côtelettes et de gigots!... Ah! nous avions -bien besoin de cela!... merci!... - -Mon père haussa les épaules, et montrant le petit chien: - ---Allons donc!... Allons donc!... des gigots!... Qu’est-ce que tu -chantes? Une petite bête comme ça... avec quoi veux-tu qu’elle prenne -des gigots!... - -Ma mère s’obstinait: - ---Et s’il pisse sur les meubles?... C’est toi qui les nettoieras, -hein?... - ---On le corrigera... D’ailleurs... - -D’un ton persuasif, et comme si cela devait couper court à toutes autres -objections: - ---D’ailleurs... reprit-il... il s’appelle Bijou!... - -Et il le mit à terre, tandis que ma mère soupirait: - ---Enfin! Il faut en passer par tout ce que tu veux! Jamais tu ne ferais -rien pour moi... Moi, je ne compte pour rien, ici. Ta domestique, et -puis voilà tout!... Pourvu que tu trouves la soupe bonne, et ton linge -propre... Ça te suffit!... Quant à moi!... Un chien... Dans la situation -où nous sommes! Je vous demande un peu! - -Délivré de la peau de bique, Bijou alla, aussitôt, les oreilles -tombantes et la queue basse, se cacher, sous le buffet, où il demeura, -toute la soirée, allongé sur le ventre, à regarder d’un regard un peu -étonné, singulièrement psychologique, les nouveaux maîtres chez qui il -allait vivre désormais. - -J’étais enchanté. - -J’allais donc avoir enfin un compagnon, un ami de toutes les heures, un -être intelligent et bon, et fidèle, avec qui je pourrais causer, en -toute liberté, en qui je pourrais verser toutes mes confidences, mes -chagrins, mes ennuis, mes joies... mes joies!... Eh! bien, oui, mes -joies!... Puisque j’en aurai, maintenant, des joies, et qu’elles me -viendront de lui. - -Ah! comme Bijou me parut supérieur à M. Narcisse, et comme notre amitié -ne serait troublée par rien de mystérieux et de gênant!... - -J’augurai mille choses agréables et infiniment douces et d’une absolue -sécurité en songeant à cette amitié future, car j’avais remarqué que, de -son côté, Bijou avait dû faire, avait fait, relativement à moi, des -réflexions pareilles aux miennes. J’avais remarqué également cette chose -touchante, et dont je vous garantis, à vous qui lirez ces pages, -l’exactitude: lorsque, après la discussion qui s’était élevée entre mon -père et ma mère, il avait été, enfin, décidé qu’on ne chasserait pas -Bijou, qu’on le garderait à la maison, le petit chien avait dressé les -oreilles, et remué la queue, en signe de contentement... Il avait tout -compris, le cher animal!... Et il semblait se dire à soi-même: - ---Voilà deux êtres grossiers, ridicules, ignorants, avares, qui ne -m’aimeront jamais--car ils ne peuvent pas savoir ce qu’est le cœur d’un -chien--qui me battront, peut-être!... Il n’importe, et qu’est-ce que -cela me fait?... S’il n’y avait qu’eux, parbleu! il est bien sûr que je -m’en irais à la première occasion!... Oui, mais il n’y a pas qu’eux... -Il y a aussi un petit garçon... et dans ce petit garçon que voilà, dans -ce petit garçon silencieux et triste, et bon, bon, bon, j’aurai un ami -délicieux, un gentil petit ami qui me caressera, qui me parlera, qui me -contera des histoires, et dont je sens que l’âme est comme la mienne, -tendre et fidèle... et qui n’est pas bête non plus, et qui trouvera bien -le moyen de me donner, de temps en temps, des morceaux de sucre... Non, -non, je n’irai pas voler de la viande chez les bouchers, et je ne -pisserai pas sur les meubles, et je serai soumis, respectueux avec ces -deux horribles gens, pour être aimé de ce petit garçon!... Et je -sauterai sur ses genoux, et je lui lécherai les joues, et je trottinerai -derrière lui quand il ira dans la campagne ou à travers les rues!... Et -je mordrai aux jambes les méchants qui le frapperont... Et je serai un -bon petit chien, comme il est un bon petit enfant! - -Je n’avais pas eu tort de prêter à Bijou toutes ces gentilles paroles et -toutes ces braves intentions. Car, le lendemain matin, étant descendu -avant ma mère à la cuisine, j’aperçus Bijou qui, dès qu’il m’eut vu, -vint à moi, la queue joyeuse, et me sauta aux jambes... - ---Oaou! oaou! oaou!... - ---Oui! oui!... mon petit Bijou, je te comprends bien. Et nous nous -amuserons tous les deux!... Et nous nous dirons des choses que nous -n’avons dites encore à personne, parce que, vois-tu, personne ne -comprend les petits chiens et les petits enfants. - ---Aoue! aoue! aoue! - -Et prenant Bijou dans mes bras, je l’embrassai, et je lui dis: - ---Bijou! Bijou! je suis content que tu sois venu... Je ne serai plus -seul, maintenant, plus jamais seul!... - -Ah! qui expliquera jamais ce que c’est qu’un chien. - -Quant à moi, je ne l’essaierai point. Pour pénétrer dans l’âme inconnue -et charmante des bêtes, il faudrait connaître leur langage--car elles -ont, chacune, un langage avec quoi elles nous parlent et que nous -n’entendons pas. - -Je sens très bien que cette incommunicabilité est une grande sagesse de -la nature; elle la préserve de mille catastrophes qu’il est facile de -deviner; elle la sauve, peut-être, de la destruction. Imaginez, ne -fût-ce qu’un instant, l’œuvre de dévastation que l’homme pourrait -entreprendre, s’il pouvait inculquer aux bêtes son génie de la mort?... -Mais c’est en même temps une chose très douloureuse, du moins, une chose -qui m’est, à moi, très douloureuse. Je ne souffre jamais tant qu’en -présence d’un cheval, d’une vache, d’un oiseau, d’une chenille, et de ne -pas savoir ce qu’ils pensent, ce qu’ils désirent, et comment ils pensent -et désirent. Cette ignorance me gâta, bien des fois, mon amitié pour -Bijou. - -Les physiologistes ont beau fouiller de leurs scalpels les entrailles, -les organes, les muscles, le cerveau des bêtes, nous ne saurons jamais -rien d’elles. La grande erreur et le grand orgueil aussi de ceux-là qui -tentèrent d’étudier le fonctionnement de la vie intellectuelle chez les -animaux furent de leur attribuer, à l’état embryonnaire, des idées -humaines. Ils dirent que, se nourrissant et se reproduisant à peu près -comme l’homme, ils doivent penser comme lui. La vérité est que les bêtes -doivent penser selon leur forme: les chiens en chien, les chevaux en -cheval, les oiseaux en oiseau. Et voilà pourquoi nous ne nous -comprendrons jamais! - -Les savants ont tiré de l’infériorité des bêtes, par rapport à nous, cet -argument que, depuis qu’elles existent, elles font toujours les mêmes -choses avec les mêmes mouvements, qu’elles n’inventent ni ne -progressent. Le lapin creuse son terrier de la même façon qu’il y a dix -mille ans, le chardonneret tresse son nid, l’araignée tisse sa toile, le -castor construit sa hutte, sans apporter jamais la moindre modification -dans la forme et dans l’ornement. Toute fantaisie, toute spontanéité -individuelle, toute liberté critique semblent leur avoir été refusées; -et ils n’obéissent qu’à des rythmes purement mécaniques, lesquels se -transmettent avec une précision déconcertante et une régularité servile, -à toutes les générations de lapins, de chardonnerets, d’araignées et de -castors. Qui nous dit que ce que nous appelons des rythmes mécaniques ne -sont pas des lois morales supérieures, et que si les bêtes ne -progressent pas, c’est qu’elles sont arrivées du premier coup à la -perfection, tandis que l’homme tâtonne, cherche, change, détruit et -reconstruit sans être parvenu encore à la stabilité de son intelligence, -au but de son désir, à l’harmonie de sa forme? - -Et puis, refuser de la spontanéité, c’est-à-dire de la volonté, de la -conscience, aux bêtes, me semble une proposition purement injurieuse et -parfaitement calomniatrice. - -Entre autres faits effarants, angoissants, que je pourrais citer, en -voici un auquel il me fut donné d’assister, et qui fit sur moi une telle -impression que, depuis, je ne peux plus voir, sans remords, passer un -troupeau de bœufs, et qu’il ne m’a plus été possible de manger du -poulet. - -Ma mère avait une amie qui élevait des poules en grande quantité; vous -pensez bien que ce n’était pas pour son plaisir qu’elle les élevait: -elle les élevait pour les engraisser, les malheureuses bestioles, et -pour les vendre. C’était une femme très méchante, et qui n’avait dans -l’âme aucune générosité. Avoir tenu dans ses mains un être quelconque, -un être avec un cœur qui bat et des yeux qui regardent, et des veines -qui charrient la chaleur et la vie, et livrer cet être au couteau!... -n’est-ce pas une chose monstrueuse?... Mais voilà un genre de réflexion -que la brave femme ne faisait jamais!... - -Un jour, elle s’aperçut, avec stupeur, que sa basse-cour était ravagée -par la diphtérie. Ses poules mouraient, mouraient, comme les mouches en -novembre. Tous les matins, on en trouvait deux, cinq, dix, quinze, -toutes raides, à la crête noire, sur le plancher des poulaillers... Et -la brave femme se lamentait, Dieu sait comme, et elle pleurait, et elle -criait: - ---Les pauvres bêtes!... Les pauvres bêtes! - -Mais ce n’était pas sur «les pauvres bêtes» qu’elle pleurait, c’était -sur elle-même. Sur le conseil d’un hygiéniste, elle commença par -désinfecter sa basse-cour; puis, elle mit à part, à l’autre bout de sa -propriété, dans une sorte de petit lazaret, les poules notoirement -atteintes du mal... Elle les soigna avec un dévouement, ou plutôt, avec -une ténacité surprenante. Le dévouement suppose de la noblesse, des -qualités d’âme que n’avait point l’amie de ma mère; la ténacité évoque -tout de suite un intérêt cupide. En effet, si elle souffrait, si elle se -désespérait de la maladie de ses poules, ce n’est point qu’elle les -aimât d’avoir été gentilles, c’est que c’était pour elle pertes d’argent -ou gains compromis! - -Quatre fois par jour, elle se rendait au petit lazaret, avec toute une -pharmacie compliquée et bruyante... Et c’était une grande pitié, -vraiment, que de voir ces misérables poules, le dos rond, la plume -triste et bouffante, la tête basse, rester immobiles, des journées -entières, à regarder quoi! Elles ressemblaient à ces pauvres malades qui -se navrent, sur des bancs, dans des jardins d’hospice... - -Accroupie au milieu du lazaret, la bonne femme les prenait une à une, -les tâtait, les auscultait, leur nettoyait la gorge au moyen de longs -pinceaux trempés dans des huiles antiseptiques... Puis, elle leur -introduisait de force, dans le gosier, des boulettes de viande poudrées -de quinquina. Et c’étaient des luttes, des cris, des battements d’ailes, -un supplice enfin, pour les petites malades. Aussi, lorsqu’elles -voyaient arriver de loin leur maîtresse, avec son tablier blanc, et sa -pharmacie, et son panier de torture, elles se mettaient à glousser de -terreur, à sautiller sur leurs pattes, et elles cherchaient à fuir... - -Or, une fois que j’étais chez la bonne femme et que je l’accompagnais au -lazaret, voici ce que je vis... Oui, en vérité, voici ce que je vis... - -Aussitôt qu’elles nous eurent aperçus, la vieille et moi, traversant les -pelouses et piquant vers le lazaret, trois poules survinrent -clopin-clopant, se ranger devant leurs augettes remplies de millet, et, -avec des mines ostentatoires et sournoises, avec des mouvements -extraordinairement précipités, elles firent semblant de manger, -avidement... Vous avez bien lu, n’est-ce pas?... Elles ne mangèrent pas: -elles firent semblant de manger. Et le plus étonnant, c’est que, entre -chaque coup de bec dans l’augette, elles nous regardaient d’un œil -malicieux, et elles paraissaient nous dire: - ---Vous voyez, mes braves gens, que nous sommes guéries, et que vous -n’avez plus besoin, dorénavant, de nous racler la gorge, et de nous -introduire ces horribles boulettes qui nous dégoûtent et nous font si -mal... Admirez comme nous sommes de vaillantes poules, et quel appétit -est le nôtre... Remportez vos boîtes, vos fioles, vos pinceaux!... Ah! -ah!... - -Et, en effet, je ne m’étais pas trompé. Elles faisaient semblant de -manger d’un appétit furieux, en tapant du bec, frénétiquement, dans -l’augette qui, peu à peu, se vidait. - -La bonne femme, qui n’était pas une observatrice, fut prise à cette -supercherie. Elle dit joyeusement: - ---Ah! mes poules sont guéries!... - ---Pas du tout!... protestai-je. Elles ne sont pas du tout guéries... -Regardez-les bien... Elles font semblant de manger, dans le but d’éviter -vos soins qui les embêtent. - ---Tu es fou! Des poules! - ---Mais regardez-les!... - ---C’est ma foi vrai! s’écria la bonne femme. Ah! les garces! - -Et depuis ce jour, je n’ai pu, sans pleurer, voir un poulet à la -broche... Est-il possible que l’homme ose se nourrir avec de -l’intelligence, de la volonté, du caprice, de l’ironie, et toutes ces -choses délicieuses qui sont dans l’âme des bêtes!... - -Quant à Bijou, je ne le gardai pas longtemps... Il mourut, par une -triste nuit, entre mes bras; il mourut pour, en fouillant dans les -ordures de la rue, avoir avalé un morceau de verre. - -Son agonie fut quelque chose d’horrible. Dans mes bras, il avait des -plaintes, comme un petit enfant, et il me regardait, avec des -supplications si douloureuses, que je pleurais à chaudes larmes, en -criant: - ---Bijou! Bijou! ne meurs pas... Tu me fais trop de peine... Ou si tu -meurs, ne me regarde pas ainsi!... Bijou! Bijou! mon pauvre Bijou!... - -Quand il fut mort, je redevins plus seul que jamais!... Et d’avoir connu -l’amitié d’une petite bête, la solitude me fut quelque chose de plus -pesant et de plus atroce. - -C’est ainsi que je fus amené, peu à peu, par la privation de tout amour, -à ne vivre qu’en moi-même, à me créer des figures, des aventures et des -paysages purement intérieurs. Toute la journée, dans une petite pièce -sombre qui donnait sur une cour noire et sale, occupé à la tenue des -livres et à la correspondance commerciale, travaux que je finis par -rendre absolument mécaniques, je ne sortais jamais plus, dans la ville -ni dans la campagne. Depuis le départ de M. Narcisse, il n’y avait plus -de fleurs chez nous, non, même plus de fleurs, sinon le bouquet nuptial -de ma mère, qui se désagrégeait, sous un globe, dans la salle à -manger... La sorte de petite grâce, l’espèce de petit parfum que nous -avait apportés la présence du lamentable professeur, tout cela avait -disparu... A peine si j’avais la curiosité de regarder dans la rue où -c’étaient, sans cesse, les mêmes visages, les mêmes choses, les mêmes -bêtes qui passaient, avec des habitudes chaque jour pareilles et des -mouvements qui, jamais, ne se renouvelaient!... Les petites villes ont, -même sur les bêtes, des influences déplorables et des contagions -d’abrutissement... Quand j’avais des loisirs et des livres, je lisais; -c’était là mon unique récréation. Mais j’ai déjà dit que je n’avais pas -souvent de livres! - -J’en arrivai très vite, et presque sans souffrir, à m’abstraire de -toutes choses ambiantes, même des événements quotidiens de la maison, -même de mon père, de ma mère, de la vieille femme de ménage, des -clients, qui n’étaient plus pour moi que de vagues ombres, projetées sur -le carreau de la boutique, ou glissant sur les murs. La conversation de -mes parents, le soir, leurs querelles, aiguës et glapissantes, leurs -plaintes, leurs conseils et leurs reproches, tout cela n’avait pas plus -d’importance dans ma vie muette et fermée aux bruits extérieurs, que le -bourdonnement des mouches, dans l’arrière-boutique où je travaillais, ou -que le vent soufflant du dehors, sur les toits de la ville!... Et -encore, il m’arrivait, parfois, d’écouter le vent... Il avait des -musiques que j’aimais... - -Ayant très peu vu, très peu vécu, mais beaucoup senti déjà, j’avais -accumulé en moi, retenu en moi assez de formes différentes, assez de -pensées et de sentiments divers pour me construire une existence -silencieuse au dehors, violente et grondante au dedans, en somme, pleine -de beautés plastiques et morales--du moins, je les jugeais telles... -Cette existence, que je ne puis mieux comparer qu’à un temple dans un -désert, je la peuplai de toutes sortes de choses et de toutes sortes de -gens, faits de ce que j’avais saisi au passage, empruntés aussi à ce que -j’avais lu dans les livres... Et mon imagination achevait le reste... -Évidemment, cela était souvent incohérent et chimérique. Il y manquait, -en plus de l’harmonie, la force créatrice de la réalité, mais je m’y -amusai extrêmement. Et je ne tardai pas à développer en moi, chaque jour -davantage, par un entraînement continuel, par une espèce de curieux -automatisme cérébral, cette puissance d’idéation, cette frénésie -d’évocation si extraordinaire, que mes rêves prenaient, pour ainsi dire, -une consistance corporelle, une tangibilité organique, où mes sens se -donnaient l’illusion parfaite de s’exercer, de s’exalter mieux qu’à des -réalités! J’ai connu, sans me rendre compte de leur mécanisme, et sans y -aider autrement que par le cerveau, j’ai connu, dès l’âge de treize ans, -des plaisirs sexuels d’une singulière complication et d’une acuité de -possession telle, que je ressentais, à les éprouver, d’obscures et -mortelles terreurs. - -Mais je restais chétif, de nature rétrécie, de membres grêles et -insuffisants, de muscles mous; j’avais, comme aujourd’hui--car je n’ai -pas vieilli, étant né vieux--la peau étiolée, fripée et toute grise, mes -veines charriaient un sang pauvre et mal coloré; mes poumons respiraient -avec effort, comme ceux d’un pulmonique. Toutes ces tares -physiologiques, je les attribue à cette tension permanente de mon -cerveau qui, de tous mes organes, était le seul qui fonctionnât... Étant -toujours assis, je n’ai pour ainsi dire pas grandi, et à seize ans, mon -dos était voûté ainsi qu’un dos de vieillard... - -Hier, en fouillant dans un tas de choses inutiles et depuis longtemps -mises au rebut, j’ai retrouvé une photographie de moi, faite, à cette -époque, sur le désir de ma mère, par un photographe ambulant. Pourquoi -ma mère a-t-elle eu cette idée bizarre de faire fixer mon image -d’enfant, qui accuse son atroce égoïsme, et ce que sa maternité eut -d’insensible et d’imprévoyant?... Cette photographie est un peu effacée -et toute jaune. Mais les traits et l’expression du visage demeurent sur -le fond disparu. Eh! bien, je n’ai pas changé... Je suis tel que j’étais -alors... un petit vieux triste et fané. Non, en vérité, je n’ai pas -vieilli, sinon que mes cheveux, rares d’ailleurs, ont pris une teinte -ternement blanchâtre, et que mes dents--celles, du moins, que je n’ai -pas perdues--sont devenues toutes noires et pareilles à des racines -d’arbuste mort... Et voyez combien il y avait peu de vie physique en -moi, ce qu’il y avait en moi peu de sève: ma barbe n’a pas poussé! -Enfant, j’avais l’air d’un vieillard; vieillard, je ressemble à un -enfant malade!... Et pourtant, quel est l’être humain en qui se soient -concentrées plus de flammes que dans ce corps chétif que je suis, plus -de flammes dévoratrices et meurtrières, et qui soit allé, comme moi, -jusqu’au bout de son désir?... - -Chose curieuse, autant mes rêves, dans l’éveil, étaient exubérants et -magnifiques, autant, dans le sommeil, ils étaient plats, pauvrement et -douloureusement plats! Je n’avais alors et je n’ai encore maintenant que -des rêves d’inachèvement, que des rêves d’avortement!... Je ne pouvais -et je ne puis saisir quoi que ce soit, dans mes rêves, ni rien -étreindre, ni rien atteindre, ni rien toucher!... Et, par un contraste -bizarre, ce ne sont, dans ces rêves-là, que des représentations -vulgaires, des figurations inférieures de la vie!... - -Ainsi, me voilà dans une gare... Je dois prendre le train... Le train -est là, grondant, devant moi... Des gens que je connais et que -j’accompagne, montent dans les wagons avec aisance... Moi, je ne puis -pas... Ils m’appellent... Je ne puis pas, je suis cloué au sol... Des -employés passent et me pressent: «Montez donc!... Montez donc!...» Je ne -puis pas... Et le train s’ébranle, s’enfuit, disparaît. Les disques -ricanent de mon impuissance; une horloge électrique se moque de moi... -Un autre train arrive, puis un autre... Dix, vingt, cinquante, cent -trains se forment pour moi, s’offrent à moi, successivement... Je ne -puis pas... Ils s’en vont, l’un après l’autre, sans qu’il m’ait été -possible d’atteindre, soit le marchepied, soit la poignée de la -portière... Et je reste, toujours là, les pieds cloués au sol, immobile -et nu--pourquoi nu?--devant des foules dont je sens peser sur moi les -mille regards ironiques. - -Ou bien, je suis à la chasse... Dans les luzernes et dans les bruyères, -à chaque pas, se lèvent bruyamment des perdrix... J’épaule mon fusil... -je tire... Mon fusil ne part pas, mon fusil ne part jamais... J’ai beau -presser sur la gâchette. En vain! Il ne part pas!... Bien souvent, les -lièvres s’arrêtent et me regardent curieusement; les perdrix s’arrêtent -dans leur vol, devenu immobile, et me regardent aussi... Je tire... je -tire!... Il ne part pas... il n’est jamais parti! - -Ou bien encore j’arrive devant un escalier... C’est l’escalier de ma -maison. Il faut que je rentre chez moi!... J’ai cinq étages à monter... -Je lève une jambe, puis l’autre... et je ne monte pas!... Je suis retenu -par une force incoercible, et je ne parviens pas à poser mes pieds sur -la première marche de l’escalier... Je piétine, je piétine, je m’épuise -en efforts d’inutile ascension... Mes jambes vont l’une après l’autre, -avec une rapidité vertigineuse... Et je ne monte pas!... La sueur -ruisselle sur mon corps, la respiration me manque... Et brusquement, je -me réveille... le cœur battant, la poitrine oppressée... la fièvre dans -toutes mes veines où le cauchemar galope... - -Tels sont mes rêves, la nuit; tels sont toujours mes rêves!... Pourquoi -ces rêves, et jamais d’autres?... Y a-t-il donc un symbole dans les -rêves? - -J’en ai dit assez, je pense, sur mon adolescence solitaire, rêveuse et -triste, pour bien faire comprendre le pauvre être silencieux, ignorant, -timide et passionné que j’étais, lorsqu’il fut, un beau soir, décidé par -mes parents que j’irais à Paris. Je dis mes parents et ce n’est exact -que pour l’un d’eux, car mon père n’approuvait pas ce départ, et il -invoquait, à l’appui de sa résistance, des raisons comme celle-ci, qu’il -émettait, du reste, la bouche molle, le regard incertain, avec l’air de -«s’en fiche», si je puis dire: - ---Il est bien trop bête, pour aller à Paris... Pour un autre, parbleu! -Paris serait la fortune!... Ah! si j’avais été à Paris, moi!... Mais -lui!... Que veux-tu qu’il fasse à Paris!... Jamais il ne se reconnaîtra -dans les rues de Paris... Ah! le pauvre enfant!... - -Ma mère était d’un avis différent... On sentait, dans toutes ses -paroles, la hâte qu’elle avait de se débarrasser de moi... Pourquoi? -Est-ce que je la gênais? Est-ce que je la contrariais en quoi que ce -fût? Cela me fit de la peine, non pour moi, je vous assure, mais pour -elle... Je n’aimais pas à la surprendre en flagrant délit d’égoïsme et -de dureté. Aux objections, d’ailleurs, de plus en plus indécises de mon -père, elle répliquait: - ---Une place comme ça!... C’est une chance incroyable... une occasion -unique. Si nous n’en profitons pas, nous l’aurons toujours sur les -bras!... Que peut-il devenir ici, sinon manger de la nourriture qu’il ne -gagne même pas!... - ---Enfin, il t’aide... Il tient tes livres! - ---Eh bien...! il ne manquerait plus que ça! - ---Oui, mais, Paris!... Paris!... - ---Voilà-t-il pas une grande affaire?... Il s’arrangera, donc!... - -Or, cette chance, cette occasion unique, cette place obtenue, grâce à je -ne sais plus quelles recommandations de curés, c’était une place moitié -de comptable, moitié de copiste, dans une administration dont après -trois ans je n’ai jamais pu savoir ce qu’elle administrait, et si elle -était commerciale, industrielle, financière, artistique, politique, -religieuse, militaire, maritime, coloniale, étant un peu tout cela, et -bien d’autres choses encore... - -Naturellement, ce fut l’avis de ma mère qui prévalut. Quant à moi, selon -les bonnes traditions de la famille, je n’avais même pas été consulté. -Bien d’autres eussent été heureux de partir d’une maison où ils -n’étaient pas aimés, heureux de conquérir leur liberté et de donner à -leurs rêves de jeunesse l’essor magnifique... Eh bien, cette décision, -je l’acceptai avec la plus complète indifférence et--cela vous paraîtra, -peut-être, extraordinaire--sans la moindre curiosité. Là ou ailleurs, -que m’importait!... Puisque j’avais déjà pris l’habitude de ne pas vivre -parmi les hommes et parmi les choses... puisque je sentais que je ne -pourrais vivre qu’en moi-même! - -Ce fut ma mère qui m’installa à Paris, n’ayant pas, pour cette délicate -mission, confiance en mon père, lequel «ne faisait jamais que des -bêtises, et n’avait pas la moindre idée de ce qu’est l’argent»... Elle -profita de ce voyage pour renouer connaissance avec ces vieux amis de la -famille, les braves merciers du Marais, chez qui le commerce n’allait -pas, et dont, plus tard,--à la suite des circonstances infiniment -burlesques que j’ai racontées--je devais épouser la fille. Nous fûmes -bien accueillis. Chacun se remémora un tas de vieilles choses oubliées -et, dans un attendrissement général, il fut convenu que je viendrais, -chaque dimanche, dîner en famille, avec ces vieux amis de la famille, -que diable!... - ---Et nous le surveillerons! Et nous lui apprendrons ce que c’est que -l’existence parisienne... Ce sera comme notre enfant... notre deuxième -enfant!... - -Braves gens!... Ah! l’horreur sinistre des braves gens!... - -Sur leur indication, ma mère me choisit, pour la somme de quinze francs -par mois, une chambre, ou plutôt un indicible taudis, dans une ignoble -maison meublée de la rue Princesse, une petite rue étroite et sombre, -sans cesse encombrée de lourds camions et où jamais l’air ni la lumière -n’avaient pénétré... Une prison!... Ma mère dit simplement, après avoir, -pour la forme, inspecté la chambre: - ---Ça n’est pas très luxueux... mais c’est bien suffisant pour un jeune -homme de province... Et puis, là, tu es à égale distance de ton bureau -et des vieux amis de la famille... Et, surtout, il ne faut pas oublier -qu’il y a là, tout près, un omnibus pour les jours de pluie... ce qui -est très commode... - -Ma chambre donnait à l’extérieur sur une cour aussi noire, aussi humide, -mais moins large qu’un puits. Quand on ouvrait l’unique fenêtre, on se -heurtait à la fenêtre, en face, où pendaient sur des cordes -d’innommables guenilles... A l’intérieur, elle donnait sur un palier -effrayant, puant, suintant, et qui, tout de suite, vous donnait l’idée -du crime... Le soir, une petite veilleuse qui brûlait dans un coin, à -chaque étage, faisait mouvoir des ombres effarantes... et, sur les murs, -des rampements d’insectes mous... - -Pour voisins, j’avais à droite une espèce d’individu sale et rébarbatif -qui--je le sus plus tard--vendait dans les rues des plans de Paris, et, -je crois, aussi, des images défendues, qu’on appelle des cartes -transparentes; à gauche, j’avais une vieille dame asthmatique, qui -réparait des tapisseries... Les locataires des autres étages me -semblèrent, dans le même genre, de condition misérable ou de métier -louche, appartenant presque tous à cette confrérie extraordinaire, -mystérieuse et troublante du camelot!... J’avoue que je ne fus pas trop -rassuré. Lorsque je sortais de la maison ou que j’y rentrais, j’avoue -que j’avais au cœur un tremblement, un effroi... l’effroi de ces murs, -de ces escaliers, de toute cette obscurité morne et visqueuse, où les -rencontres humaines prenaient des aspects sinistres... - -Ma mère, sans doute, n’avait rien vu de tout cela. Elle n’avait vu ni -ces murs, ni ces escaliers, ni ces visages, car je ne puis croire -qu’elle ait, délibérément et consciemment, choisi ce coupe-gorge pour y -loger son fils... - -Durant les trois premières nuits, bien que j’eusse la prudence, aussitôt -rentré, de verrouiller ma porte, il me fut impossible de m’endormir. Et -je regrettai presque ma chambre de là-bas, qui, certes, n’était pas -somptueuse non plus... et je regrettai aussi la cour si triste où ma -mère, le matin, venait, sale et débraillée, traînant ses savates et son -jupon dans l’ordure, étendre ses frusques sur les cordes... Et je -regrettai, pareillement, la rue si mélancolique où, toujours aux mêmes -heures, spectres d’hébétude, les mêmes passants passaient!... - -C’est dans cette maison de la rue Princesse que, huit jours après mon -installation, il m’arriva la seule aventure dramatique de ma vie, car -mon mariage, au fond si tragique, et la mort si irrésistiblement comique -de ma belle-mère, je ne les considère pas comme des aventures, mais -seulement comme de menus incidents sans importance ou du moins, comme -des incidents dont l’importance n’est que pittoresque et anecdotique. -Vous comprendrez donc que je mette une certaine coquetterie d’émotion, -et même quelque orgueil, à vous en faire le récit... - -Une nuit--il pouvait être deux heures du matin--je venais de -m’endormir... Je m’endormais très tard, parce que ayant pu me procurer -des livres je lisais, je lisais, jusqu’à ce que la fatigue me fît tomber -le livre des mains... Je venais de m’endormir, lorsque je fus réveillé -en sursaut par un grand cri... Ce cri semblait avoir été poussé dans la -chambre de gauche qu’habitait la vieille dame aux tapisseries... Je me -dressai sur mon lit, écoutant... A vrai dire, je n’étais pas très -étonné... Terrifié?... oui, peut-être... Mais étonné, non!... Ce qui -m’étonnait, c’est que ce qui arrivait là ne fût pas arrivé plus tôt... -Qu’était-il donc arrivé? J’écoutai, le cœur battant... Un second cri -plus faible... puis, comme un bruit de lutte... un heurt de meubles... -un paquet qu’on traîne... des chaises remuées... des coups sourds... et -enfin, une voix, une voix de terreur, que je distinguai nettement... une -voix de femme comme étouffée, et criant: «Au secours!... au secours!...» -à plusieurs reprises... puis rien!... - -Je me levai... A la hâte, je m’habillai dans l’obscurité... Ma peur -était telle, à ce moment, que pour rien au monde je n’aurais voulu -allumer une bougie... - -Dans la chambre voisine, tous les bruits avaient cessé... Et c’était -maintenant, dans toute la maison, comme un silence de mort... - -Qu’allais-je faire?... J’hésitai longtemps à prendre un parti... -N’avais-je pas été victime d’une hallucination?... J’écoutai encore... -Rien... rien!... Rien que le tic-tac de mon cœur qui battait avec -force... Et ce silence me parut plus effrayant que les bruits, que la -voix, que les coups sourds!... - ---Il faut que je sache!... il faut que je sache!... me dis-je. - -J’ouvris la porte, et me trouvai sur le palier. La veilleuse était -éteinte... Une ignoble odeur d’huile brûlée me fit broncher, comme un -jeune cheval l’odeur d’un cadavre dans la nuit... - -Et, perdu dans cette ombre, je me sentais tout tremblant... tout -tremblant... tout petit... tout petit!... Ah! si petit!... - -Je n’osais plus, je ne voulais plus, je ne pouvais plus avancer; la nuit -du palier pesait sur moi plus lourde, plus écrasante, qu’une chape de -plomb... Et le silence était si profond que j’entendais, réellement, -ramper les insectes noirs sur les murs... - -Pourtant, le courage ne tarda pas à me revenir; le désir de savoir ce -qui s’était passé là, de connaître la raison de ces cris, de ces appels, -de ces chocs sourds, dissipa ou plutôt galvanisa ma terreur... Après -tout, j’avais peut-être été victime d’une hallucination... Mais je -voulais en avoir le cœur net, comme disait ma mère chaque fois qu’elle -se trouvait en présence d’un événement embrouillé, de quelque chose -qu’elle ne comprenait pas et dont elle avait l’obsession de la -comprendre... Si je mentionne ce souvenir, qui peut paraître puéril ou -déplacé en un tel récit, c’est que je me rappelle--comme si je les -revivais encore,--que, durant ces tragiques minutes, j’avais, en moi, la -hantise de cette phrase stupide et que je me répétais sans cesse, d’une -voix intérieure, mais obstinée, ces mots: «Je veux en avoir le cœur net, -je veux en avoir le cœur net!...» - -Je rentrai dans ma chambre où j’allumai--avec combien de peine--une -bougie... et je sortis, de nouveau, sur le palier. - -Alors je vis une chose si effrayante que je reculai encore... Mais ce ne -fut qu’une faiblesse d’une seconde, et, par un violent effort sur -moi-même, je la surmontai facilement... Voici ce que je vis. - -La porte de droite, la porte de cette chambre qu’habitait la vieille -dame aux tapisseries, était grande ouverte... Un linge blanchâtre et -deux pieds en dépassaient le seuil, deux pieds immobiles et nus, deux -pieds dressés dans la position que doivent avoir les pieds appartenant à -une personne couchée sur le dos... - -Il est rare que les choses--à l’exception des yeux--soient effrayantes -en soi. Elles ne le sont que par les circonstances qui les entourent, à -un moment déterminé, et les événements terribles où elles n’ont d’autre -valeur d’action que d’y avoir--je ne dis pas même participé, mais -simplement assisté!... - -Ce qui m’effrayait dans ces pieds, ce n’étaient pas les pieds eux-mêmes, -mais les cris, les appels, les chocs que j’avais entendus, et qui leur -donnaient une signification précise de témoignage? Et puis, il faut bien -que je le dise... A cet effroi général, s’ajoutait un autre effroi -particulier; c’est que j’ai toujours eu, non pas, peut-être, la terreur, -mais l’invincible dégoût des pieds nus. Je ne saurais expliquer -pourquoi... mais je n’ai jamais pu voir des pieds nus, sans qu’aussitôt -ils évoquassent en moi les images si singulièrement effarantes, -cauchemardantes, de l’Embryon... des analogies avec les larves, les -fœtus... oui, tout le cauchemar angoissant et horrible de l’incomplet, -de l’inachevé! - -Je fus quelque temps à pouvoir détacher mon regard de ces pieds qui, -d’abord rigides comme des pieds de mort, me parurent ensuite, à force de -les regarder fixement, doués d’une vie douloureuse... Du moins, il me -sembla bien--mais il se peut que la lumière dansante de la bougie m’ait -donné cette illusion--que le gros orteil du pied gauche eut, à plusieurs -reprises, des mouvements de crispation, et faut-il l’écrire?--des -grimaces, de véritables grimaces, ainsi qu’un visage... Enfin, -m’habituant à cette lueur étrangement mouvante de la bougie, qui -déplaçait et les couleurs et les formes, il me sembla aussi que ce bout -de linge blanc dont j’ai parlé était tout tacheté de sang... - -Décidé à savoir, je me portai en face de la chambre, et, tendant la -lumière au bout de mon bras allongé, dans l’ombre de la chambre, je vis -ceci: - -Une femme--la vieille femme aux tapisseries,--était couchée sur le -plancher, la gorge largement fendue par une blessure où le sang se -caillait en noirs et luisants grumelots. Elle était à peu près nue et -très pâle de peau... Sur sa pauvre gorge couturée, sur sa poitrine -maigre, sur ses bras osseux, sur son ventre plissé, dans ses cheveux -grisonnants, partout du sang... des éclaboussements de sang... Je me -souviens que sa main baignait, tout entière, dans une mare rouge qui -s’étalait autour d’elle, sur le plancher... - -Je pensai défaillir, mais faisant appel à tout mon courage, à toutes mes -énergies, je me précipitai sur la vieille femme, je me penchai pour -voir, pour sentir qu’elle n’était pas morte... qu’elle respirait encore, -peut-être!... Je tenais le bougeoir dans ma main droite et, en me -penchant sur la vieille femme, je me rappelle qu’une goutte de cire -liquide tomba sur son œil grand ouvert, sur son œil terrifié où elle se -figea, blanchâtre, comme une taie. - -Et toujours en moi cette phrase qui ne me quittait pas, et qui, -maintenant, sautillait en moi, comme un refrain de chanson: - ---Je veux en avoir le cœur net... je veux en avoir le cœur net!... - -Je posai le bougeoir près du corps et je me mis à le tâter en toutes ses -parties... Les membres étaient encore chauds et souples... Mais le -ventre se refroidissait et le cœur ne battait plus! La pauvre vieille -était bien morte, bien morte, bien morte! - -Or, je veux vous avouer l’étrange sensation que j’éprouvai à la suite de -cette constatation... Ce fut presque de la joie... Non, pas de la joie -tout à fait... mais quelque chose de doux comme un allègement, comme une -délivrance. J’avais la poitrine libre, les membres plus légers, le -cerveau tranquille... Je ne ressentais plus de terreur et, en vérité, -j’étais presque content que la vieille fût morte!... Morte, je n’avais -plus rien à faire qu’à me dire qu’elle était bien morte; vivante, -c’était toute une complication: il m’eût fallu tenter de la rappeler -complètement à la vie... Et je comprenais mon impuissance devant cette -responsabilité. - ---Ma foi! me dis-je avec une philosophie admirable, mieux vaut pour elle -et pour moi qu’elle soit morte!... Et nous en avons tous les deux, elle -et moi, le cœur net!... - -A la lueur très faible de la bougie, je remarquai dans la chambre des -traces de violence et de lutte: les draps du lit arrachés, deux chaises -tombées, les tiroirs d’une commode vidés, un globe de verre brisé et -dont les morceaux brillaient, çà et là, parmi des choses déchiquetées et -jonchant le carrelage du plancher. Je n’attachai pas, d’abord, à ce -désordre des objets une idée autre que celle du désordre lui-même... Et, -à ce moment-là, chose extraordinaire, devant ce cadavre encore chaud, et -mutilé, devant ce sang répandu, devant ces traces de lutte, il ne me -vint pas à l’esprit que la vieille avait été assassinée, comme si ces -choses-là étaient naturelles, qu’elles avaient dû s’accomplir -d’elles-mêmes et toutes seules! - -Je commençai par ramener sur le ventre nu de la vieille femme sa chemise -roulée, déchirée et sanglante, et, prenant le cadavre dans mes bras, la -face, la poitrine, les mains barbouillées de sang visqueux, je -m’ingéniai à le soulever, à le traîner, afin de pouvoir le déposer sur -le lit... Deux fois, je le laissai retomber avec un bruit sourd... -Ploc!... - ---Je veux en avoir le cœur net... je veux en avoir le cœur net!... -chantait en moi la voix de plus en plus obstinée. - -Et, comme, pour la troisième fois, je tentais d’enserrer le cadavre trop -lourd pour mes bras débiles, une main, tout à coup, se posa sur mon -épaule, pesamment. - -Je poussai un cri et me retournai... Et je vis deux yeux féroces et -gouailleurs, une barbe sale, une bouche ignoblement tombante, la bouche, -la barbe, les yeux de mon voisin, le camelot... - ---Ah!... ah!... fit-il, je t’y pince!... - -Puis: - ---Qu’est-ce que tu fais ici?... - -L’étonnement ne me permit pas de parler, l’étonnement, seul, car je -n’imaginais rien au delà de cette présence, et je n’en redoutais rien -d’autre que la propre terreur qu’elle dégageait: - ---Qu’est-ce que tu fais ici?... répéta-t-il. - ---Je ne sais pas!... balbutiai-je. - ---Ah! tu ne sais pas!... tu ne sais pas!... Elle est bonne!... - -Et il me secouait rudement par les épaules... Et ses yeux avaient des -lueurs sombres. Il était en chemise, lui aussi, avec les jambes nues, -des jambes couvertes de poils. - ---Pourquoi es-tu ici? - -Alors, ne sachant ce que je répondais, je répondis sur l’air de la -chanson, qui chantait en moi: - ---Je voulais en avoir le cœur net!... Je voulais en avoir le cœur -net!... - ---Ah! tu voulais en avoir le cœur net!... Eh bien... attends un peu!... - -M’ayant lâché, il sortit, referma la porte... Et j’entendis aussitôt la -voix qui retentissait dans l’escalier. - ---A l’assassin!... au secours! au secours!... - -Et des portes s’ouvrirent, claquèrent. Et des voix se répondirent, -d’étage en étage... Et les cris du camelot retentirent, plus forts: - ---A l’assassin!... au secours!... à l’assassin!... - -Hébété, je m’étais laissé tomber, sur le plancher, près du cadavre... Et -je répétais sur l’air d’une vieille chanson de mon pays: - ---Je veux en avoir le cœur net!... Je veux en avoir le cœur net!... - -Aux appels, aux cris poussés par le camelot dans l’escalier, toute la -maison s’était réveillée, toute la maison s’était levée. Et la chambre -de la vieille fut bientôt envahie par une foule de curieux, les uns -vêtus à la hâte de n’importe quoi, les autres en chemise, tous si -pittoresquement désordonnés, si expressivement effarés et tremblants, -que, malgré mon hébétude, je ne pus m’empêcher de remarquer leurs -comiques silhouettes et d’en jouir--ce ne fut qu’un moment--d’en jouir -comme d’un spectacle très divertissant. Même, après tant d’années, je -revois la plupart de ces têtes, lâches, peureuses et cruelles, et ce -m’est encore une gaieté... - -Ils arrivaient successivement dans la chambre, chacun avec un petit -bougeoir à la main, tendaient le col, demandaient: - ---Qu’est-ce qu’il y a?... Qu’est-ce qu’il y a? - -A toutes les interrogations, le camelot répondait: - ---Hé! Vous le voyez bien... Il y a qu’elle est morte!... Il y a qu’il -l’a tuée!... - ---Oh! mon Dieu!... - -Il me désignait d’un doigt formellement accusateur à l’indignation de -tous... Et pour qu’il ne restât plus un doute dans l’esprit de personne, -il expliquait avec des gestes rapides: - ---Je l’ai surpris au moment où il achevait de la tuer... Elle était -renversée comme ça, sur le plancher... lui, couché sur elle... comme ça, -il la tenait à la gorge... Et il farfouillait la blessure de son -couteau, comme ça!... comme ça!... - -Il y avait, çà et là, des exclamations d’horreur, et, peut-être, des -protestations, des doutes... - ---Mais, regardez-le... s’acharnait le camelot... Regardez sa chemise, -ses mains, son visage... Ils sont pleins de sang! - ---C’est vrai!... C’est vrai!... - ---Oh!... oh!... oh!... - -Une femme dit: - ---C’est presque un enfant! - -Un autre dit: - ---Il n’a pas de barbe encore!... - -Une troisième dit simplement, avec de l’admiration: - ---Ainsi!... Voyez-vous ça! - -Alors, le camelot insistait: - ---Mais regardez-le!... Et son air de bête prise au piège!... - ---C’est vrai!... C’est vrai!... - -Comme je l’ai raconté plus haut, épuisé par mes efforts à le soulever, à -le traîner, je m’étais laissé tomber près du cadavre... Je ne faisais -pas un mouvement... Et je considérais tout ce monde, je considérais le -camelot, sans entendre encore, sans comprendre qu’il m’accusait du -meurtre de la vieille aux tapisseries... Je n’avais plus aucune idée -dans la tête... Ma tête était vide, vide, vide!... Et tout cela qui se -passait autour de moi était si nouveau, si étrangement nouveau, et si -grimaçant, si incohérent, qu’il ne m’était pas possible d’admettre que -je ne rêvasse point... Toutes ces figures, je me rappelle, n’avaient -plus pour moi la moindre consistance corporelle... C’étaient des ombres -qui se déformaient au moindre souffle du vent entrant par la porte, et -qui s’évanouissaient pour se reconstituer ensuite, fuligineuses... Je -les suivais, comme on suit, dans l’air, les fumées, les nuages ou les -brumes qui montent, le matin, des rivières... - -Le camelot, actif et terrible, vint à moi, m’obligea à me lever, et, -m’empoignant l’épaule d’un geste rude: - ---Comment l’as-tu tuée?... Pourquoi l’as-tu tuée?... Réponds!... - -Comme je restais muet: - ---Allons! réponds... insista-t-il. - -Et il me secouait l’épaule à me briser la clavicule. Il me semblait -aussi que ma cervelle clapotait dans mon crâne, comme de l’eau remuée... -J’avais le vertige... - ---Réponds donc!... - -Machinalement, je répondis: - ---Je ne sais pas... Je ne sais pas!... - -Triomphalement, le camelot se tourna vers les curieux, et, les prenant à -témoin de mes paroles: - ---Vous voyez! dit-il... Vous entendez!... Il avoue! - ---Oui!... oui!... oui!... - -Je vis des bouches m’invectiver, des yeux me maudire, des poings se -tendre furieux et menaçants vers moi... Une femme enveloppée d’un châle -rouge, et qui tenait une petite lampe à pétrole dans sa main, proposa -qu’on me mît à mort. - ---Oui!... oui!... oui!... - -Le camelot s’interposa: - ---Non!... Il ne faut pas y toucher... Il faut qu’il meure sur -l’échafaud... Attendons le commissaire de police... On est allé chercher -le commissaire de police... - -Un vieil homme hochait la tête... Il dit: - ---Est-ce possible!... Il est si faible... Et les blessures sont si -horribles... La gorge a été fendue d’un seul coup!... - ---Mais regarde donc sa chemise sanglante, réitéra le camelot, ses mains -rouges, son visage tout barbouillé... Et puisqu’il avoue!... - ---C’est vrai!... c’est vrai!... - -Le vieil homme s’obstina: - ---Je ne dis pas le contraire... Pourtant, il est bien faible... Et il -paraît idiot!... - ---Puisqu’il avoue!... Tu l’as bien entendu!... - -S’adressant aux curieux: - ---Vous l’avez bien entendu, tous? demanda-t-il d’une voix forte. - ---C’est vrai!... c’est vrai!... - ---Et il n’est ici que depuis huit jours!... Qu’est-ce qu’il est venu -faire ici?... Pourquoi est-il ici?... - ---C’est vrai!... C’est vrai!... - -Ensuite, on parla de la vieille, de ses vertus, de sa bonté; on vanta sa -vie pauvre et résignée... C’était une sainte... Pour tuer une pareille -femme, il ne fallait pas avoir de cœur!... Il fallait avoir l’âme bien -criminelle!... Quelques-uns pleurèrent... - -Combien de temps cette scène dura-t-elle? Je n’en sais rien. Il arriva -que je n’entendis plus rien... J’étais engourdi... J’avais comme un -immense besoin de dormir... Et lorsque le commissaire de police entra, -suivi de plusieurs agents, mon esprit était bien loin de l’hôtel, du -camelot, du cadavre... Mon esprit était revenu au pays, là-bas, à M. -Narcisse, à ma mère, à mes longues stations contre les vitres de ma -chambre... - ---Comment vous appelez-vous?... me demanda le commissaire. - ---Je ne sais pas... je ne sais pas!... répondis-je. - ---Vous ne voulez pas dire comment vous vous appelez?... - ---Je ne sais pas!... - -Le commissaire grogna: - ---C’est bien!... Hum!... - -Puis il me laissa sous la garde des agents, il examina le cadavre, -inspecta la chambre du crime, puis la mienne, toujours suivi du camelot -obséquieux et bavard, qui, sans cesse, répétait: - ---Monsieur le commissaire, voilà comment ça s’est passé... - -Le commissaire de police était un petit homme gros et court et qui -soufflait comme un bœuf. Malgré la gravité de l’affaire, malgré le -cadavre et le sang il avait une physionomie joviale, un air de pochard -gai et bon enfant, que le souci de sa responsabilité ne parvenait pas à -rendre sévère. Il ne me fit pas peur. Au contraire, son agitation -m’amusa extrêmement. Il entrait, tournait, virevoltait, sortait, -revenait et ressortait avec un empressement si comique, qu’il -ressemblait à un fantoche de pantomime. Et le camelot fantoche aussi, -mais fantoche sinistre, ne le quittait pas d’une semelle, entrait, -tournait, virevoltait, sortait, revenait et ressortait avec lui, -toujours bavard et toujours gesticulant. Sur le palier, les gens de -l’hôtel assistaient curieusement à ces allées et venues, ne perdant pas -un seul des mouvements du commissaire et du camelot. Et moi, flanqué de -deux agents indifférents et silencieux, je faisais comme les gens de -l’hôtel, sans songer un instant que je fusse un des principaux acteurs -de ce drame. Et je me souvenais que, jadis, étant enfant, j’avais vu, -dans des baraques de la foire, des scènes pareilles, dont le burlesque -n’était peut-être pas si intense, et ne diminuait pas, aussi -complètement, la majesté terrible du crime. - -Lorsque le commissaire se fut enfin rendu compte et du meurtre de la -vieille, et de la disposition des lieux, il ordonna aux curieux de se -retirer chacun chez soi... Puis, s’adressant au camelot, qui lui -soufflait dans le dos je ne sais quelles dénonciations: - ---Qu’est-ce que vous foutez ici, vous? Allez-vous-en!... - -Mais le camelot résistait: - ---Puisque je l’ai vu, monsieur le commissaire! Ma présence ici est -indispensable. Je suis le seul témoin!... Puisque j’ai tout vu. - ---Comment vous appelez-vous? - ---Isidore Borgne, monsieur le commissaire. - ---Hum! Hum!... Et qu’est-ce que vous faites? - ---Je suis camelot... - ---Ah! ah!... Qu’est-ce que vous faites, nom de Dieu? - ---Je vends des plans de Paris... - ---C’est bien!... Foutez-moi la paix, maintenant... Et si j’ai besoin de -vous... je vous ferai appeler... - ---Mais, monsieur le commissaire!... - -Le brave commissaire se fâcha, devant cette insistance, et appelant un -agent: - ---Empoignez-moi ce lascar-là, ordonna-t-il... Et surveillez-le!... - -Le camelot protesta pour la forme: - ---Je suis un bon citoyen, moi... Ça ne se passera pas comme ça!... - -Et il se remit docilement, mais un peu effaré, aux mains de l’agent... - -Lorsque le palier fut déblayé, le commissaire referma la porte de la -chambre qu’éclairaient maintenant deux bougeoirs, posés sur la cheminée, -et une lampe à pétrole, sur une petite table encombrée, je me rappelle, -de chiffons rouges. J’étais toujours flanqué de mes deux agents, et le -cadavre gisait à mes pieds, sur le plancher où la mare de sang -s’élargissait... Le magistrat prit une chaise, s’assit en face de moi, -s’épongea le front, souffla... Et, après m’avoir considéré avec -attention durant quelques secondes, il dit: - ---Voyons ça!... voyons ça!... A nous deux, maintenant. - -Je n’étais pas ému... Et même, à cette minute tragique, j’avais l’esprit -très libre... Je dois avouer aussi que le cadavre ne me terrifiait -plus... Il ne me donnait pas d’autre idée que celle d’un vieux meuble -brisé, d’un vieux tapis déchiré... Non, en vérité, je n’avais plus la -sensation que cette chose inerte eût été une personne vivante... Toute -ma curiosité allait vers le commissaire, vers sa face ronde et -couperosée, où l’alcool avait déposé des couches de bistre, vers sa -chaîne de montre qui pendait sur son gros ventre, et vers son pantalon -qui, tendu sur ses larges cuisses courtes, faisait, aux jarrets ployés, -des rides crapuleuses... Pas une seconde, en le regardant curieusement, -comme on regarde une caricature, je ne songeai qu’il y eût, sous ce -visage vulgaire, en ce grotesque exemplaire d’humanité déformée, qu’il y -eût une force sociale... plus qu’une force sociale, mais la société tout -entière, avec ses droits implacables de juger et de punir!... - -J’y ai pensé depuis, bien des fois, à cette fiction abominable et -terrifiante qu’on appelle: la société!... Et bien des fois, je me suis -demandé par suite de quelles déformations morales, de quelles aberrances -intellectuelles, ceux à qui la prétendue société délègue ses droits -arbitraires de juger et de punir, ont-ils, tous, un air de parenté -physique, une ressemblance matérielle qui fait que depuis plus de deux -mille ans, toutes les faces de juges sont pareilles, et portent les -mêmes tares sinistres d’iniquité, de férocité, et de crime!... - -Cette observation ne s’applique pas à mon commissaire de police dont le -visage, au lieu des tares professionnelles, se contentait de montrer des -tares d’alcoolique, et une laideur rubiconde si joyeuse qu’il ne me vint -pas à l’idée de trembler devant lui, comme quiconque, innocent ou -coupable, doit trembler, jusqu’au tréfonds de ses moelles, devant le -juge qui l’interroge... - -J’examinais donc le brave commissaire, et je ne le voyais plus dans la -chambre où il était assis devant moi, c’est-à-dire, dans sa fonction -sociale; je le voyais dans sa fonction humaine, c’est-à-dire au petit -café où il devait, tous les jours, enluminer sa trogne et vernir ses -joues et perdre, de plus en plus, dans la joie de boire, dans le rêve -charmant d’être saoul, la cruauté de son métier... Et je l’aimais -véritablement d’être un ivrogne, car les ivrognes sont de braves gens, -et, toujours, d’admirables poètes. - -Tout à coup, le commissaire me demanda: - ---Allons, voyons, dites-moi pourquoi vous avez tué cette vieille femme? - -Je n’avais pas bien compris cette question, qu’il m’avait posée d’une -voix soufflante et brouillée. Je dis machinalement: - ---Je voulais en avoir le cœur net. - -Le commissaire s’ébroua comme un cheval. - ---Comment, le cœur net? fit-il. Le cœur net de quoi? Vous vouliez la -violer?... - ---Oh! monsieur le commissaire... - ---Enfin, expliquez-vous!... Quoi? Qu’est-ce que vous entendez par votre -cœur net? - -Et, sans me donner le temps de répondre, brusquement: - ---Comment vous appelez-vous? - -Je me nommai. - ---Et qu’est-ce que vous faites ici? - -Je le lui dis. - ---Quel âge avez-vous? - ---Vingt ans! - ---Et d’où venez-vous? - -Alors, je racontai mon pays, ma mère, monsieur Narcisse, mon petit chien -Bijou, ma maladie, notre voyage à Paris, et les vieux amis de ma -famille, et la terreur que j’avais eue, dès le premier jour, dans -l’escalier de la maison meublée... - -Le commissaire ponctuait chaque phrase d’exclamations comme celles-ci: -«Bon! Bon! Diable!... Diable!» et il soufflait comme une forge! - -Lorsque j’eus terminé mon récit: - ---C’est bien curieux!... fit-il, c’est curieux!... Une jeune femme, mon -Dieu... que vous l’ayez tuée, je ne l’excuserais pas... mais je le -comprendrais... Dans la passion, on ne se connaît plus... Va te faire -fiche! Mais une vieille comme celle-ci!... Ma parole d’honneur, c’est -trop fort!... Vous êtes donc fou?... - ---Mais je ne l’ai pas tuée, monsieur le commissaire, criai-je de toutes -mes forces. Ce n’est pas moi qui l’ai tuée!... - ---Alors, qu’est-ce que vous me chantez depuis une demi-heure? Qui est-ce -qui l’a tuée?... - ---Je ne sais pas!... - -Le commissaire se leva, me prit par les épaules, me regarda fixement: - ---C’est le camelot, hein!... Allons, dites-le!... Mais dites-le donc!... - ---Mais non... je ne sais pas... je n’ai rien vu... Et c’est pour cela, -monsieur le commissaire, que je voulais en avoir le cœur net! - -Le commissaire réfléchit, puis, prenant une résolution brusque: - ---Tout cela n’est pas clair! dit-il... Je vais vous mener au Dépôt... Je -vais mener aussi le camelot au Dépôt... Vous vous débrouillerez devant -le juge d’instruction. - -Et il ordonna aux agents: - ---Au Dépôt, tout le monde!... Par le flanc droit, arche!... - -Je fus donc conduit au Dépôt. Durant la route, le camelot ne cessa de -protester: - ---Je suis un citoyen français!... Je me plaindrai à Rochefort!... - -Il y avait eu, dans la journée, une rafle de malfaiteurs et de filles -publiques. Toutes les salles de cette abominable prison étaient -encombrées, pleines de figures assez sinistres, il est vrai, mais dont -j’eus plus de pitié que d’horreur. Je n’essaierai pas de dépeindre la -saleté et la malodeur de ces salles. Cela dépasse toute imagination, et -je ne crois pas qu’il y ait, dans la langue, des mots assez forts, assez -vengeurs, pour en donner l’idée. L’impression sur ma personne physique -fut telle que je faillis m’évanouir. Il me sembla que je venais de -recevoir, d’un coup, le choc de toutes les maladies mortelles. De fait, -l’air chargé de miasmes trop lourds était irrespirable. Il s’agglutinait -à mes bronches comme de la matière solide, âpre et gluante. - -Quant à l’impression morale que j’en ressentis, ce fut pire encore. -Longtemps, je fus accablé comme sous le poids d’une chose trop pesante -et douloureuse. - -Ce qui, dans ce grouillement humain, apparaît plus que le vice et le -crime, c’est la pauvreté, la détresse infinie où la société peut -précipiter des êtres vivants et qui ont, si rudimentaires, si déformés -qu’ils soient, un cerveau et un cœur, de la pensée et de l’amour!... Ces -deux choses mystérieuses et qui font la créature humaine, il n’est pas -un regard où je ne les aie reconnues, même aux yeux des plus brutes et -des plus déchus!... Et ces êtres qui, malgré tout conservent dans les -ténèbres de leur raison et de leur conscience, une petite lueur, ou -plutôt un reflet pâle et trouble de cette lueur d’humanité, on les -traite comme on n’oserait pas traiter des rats ou des cloportes!... Ici, -dans la promiscuité hideuse de ces salles, tous les âges sont -confondus... A côté des vagabonds endurcis, des vieux routiers de la -débauche et du crime, se voient des enfants, de pauvres enfants de douze -ans, à qui il serait facile, pourtant, d’éviter de pareils contacts et -qui, bien souvent, gardent, d’une seule journée ou d’une seule nuit -passée dans cet enfer, une flétrissure éternelle... Ils sont entrés, -ignorants et aussi purs qu’il est possible à de petits abandonnés de -l’être, et ils en sortent, souillés dans leur corps, quelquefois, dans -leur âme, toujours! C’est l’apprentissage, par l’État, par la justice de -l’État, du bagne et de l’échafaud. - -Parmi toutes ces créatures de hasard, parquées plus barbarement que des -bêtes dans cette geôle immonde du Dépôt, je ne doutai point qu’il s’en -trouvât beaucoup d’innocents comme je l’étais moi-même, et, d’autres, -plus douloureux encore, dont le seul crime était que devant tant de -maisons, tant de magasins gorgés, tant de richesses gaspillées, ils -n’eussent ni un abri, ni un vêtement, ni un morceau de pain!... Et, à -l’aspect frémissant de toutes ces misères je me souvins avoir vu, il n’y -avait pas trois jours, ce drame effrayant... mais combien banal, et de -tous les jours! - -Ce matin-là, à mon heure habituelle, je me rendais, obéissante machine, -à mon bureau. Il pleuvait... Une de ces petites pluies parisiennes si -lentes, si tristes et qui vous traversent l’âme, plus encore que le -vêtement. Dans la rue, pleine de flaques, devant la boutique d’un -épicier, il y avait un gros tas d’ordures... Les gens allaient et -venaient, courbés sous des parapluies luisants, et l’eau, jaune et sale, -gargouillait dans les ruisseaux. Un chien passa qui, ayant flairé le tas -d’ordures, continua sa route, dédaigneusement, dans sa jugeotte -impeccable de chien, sans doute: il avait compris qu’il n’y avait rien -pour lui. Ensuite, une vieille femme, vêtue de guenilles, le visage -décharné, survint, marchant péniblement sur le trottoir. Ce qui lui -servait de vêtements ruisselait de pluie, alourdissait encore son allure -lourde et chancelante... Elle avisa le tas qu’avait méprisé le chien, -s’arrêta, courba son échine très âgée, et se mit à fouiller dans -l’ordure avec ses mains. Que cherchait-elle? Comme tous les pauvres -maudits qui gardent, en eux, l’impossible espoir des trouvailles -libératrices et qui voient luire la fortune dans les déchets, dans les -vomissures des maisons, peut-être espérait-elle trouver un objet de prix -qu’elle aurait pu vendre, ou simplement un morceau de pain qu’elle -aurait pu manger!... Je la regardais avec une curiosité pitoyable, et la -pluie qui tombait plus fort, à ce moment, s’acharnait sur sa robe qui, -collée, laissait voir sa déplorable ossature... Sa main fouillait, comme -un crochet, l’ordure... Tout à coup, elle agrippa une orange dont la -moitié était pourrie et couverte de moisissures!... Elle en essuya -l’ordure sur l’ordure de sa manche et vivement, avec un geste d’affamée, -elle la porta à sa bouche, et se mit à la manger avidement, voracement, -gloutonnement... J’eus le cœur étreint par une grande angoisse... Je -n’avais pas imaginé que les pauvres en fussent arrivés à cette infamie -de la pauvreté qui leur jetait la bouche aux ordures de la rue!... Je -tâtai si j’avais quelques sous dans ma poche, et y trouvant une pièce de -cinq francs, je la donnai à la vieille, les yeux pleins de larmes... -Alors, la vieille prit la pièce du même geste âpre et farouche avec -lequel elle avait pris l’orange, sans me remercier, sans même me -regarder... Et, barbotant dans les flaques, presque légère, elle -traversa la rue et se précipita dans la boutique d’un marchand de vins -où, bientôt, elle disparut... Et j’espérai... ah! oui, je vous le jure, -j’espérai avec ferveur qu’elle se saoulerait et qu’elle achèterait, avec -ma pièce blanche, un peu d’oubli et un peu de joie! - -J’examinai toutes les figures autour de moi... Oui, vraiment, c’étaient -des figures de crime, parce que c’étaient des figures de faim... Combien -y avait-il de ces souffrances, des souffrances pires, sans doute, parmi -tous les guenilleux dont les salles du Dépôt étaient pleines!... Et je -les aimai d’un immense amour!... - -Cette nuit-là, dans cette abjecte prison, où il y avait de tout, -assassins, vagabonds, voleurs, ivrognes, j’eus la révélation soudaine -que la société cultive le crime avec une inlassable persévérance et -qu’elle le cultive par la misère. On dirait que, sans le crime, la -société ne pourrait pas fonctionner. Oui, en vérité, les lois qu’elle -édicte et les pénalités qu’elle applique, ne sont que le bouillon de -culture de la misère... Elle veut des misérables, parce qu’il lui faut -des criminels pour étayer sa domination, pour organiser son -exploitation!... Et j’ai compris que celui-là qui, une fois poussé au -crime par la nécessité de vivre, est tombé dans le crime ne peut plus se -relever du crime, jamais, jamais. La société l’y enfonce, chaque jour, à -chaque heure, plus avant, plus profondément... Elle est semblable à ce -passant, sur la berge d’un fleuve, à ce passant qui, voyant un noyé se -débattre et l’appeler, lui jetterait des pierres et des pierres, afin -qu’il disparaisse à jamais dans les ténèbres de l’eau!... - -Toute la nuit, je demeurai silencieux, dans un coin de cette salle -qu’éclairait funèbrement un bec de gaz dont la flamme vacillait sous -l’orage des voix... Des gens me frôlèrent, des gens me bousculèrent; -d’impudiques vieillards, avec des yeux de fous, me soufflèrent dans -l’oreille des mots abominables. Je ne disais rien... je regardais, et -mon âme, de plus en plus, descendait en des tristesses profondes... - -Et le camelot allait et venait, important, bavard, tutoyant tout le -monde... Il avait retrouvé là de vieilles connaissances... de vieux amis -de crime... - -Ce n’est qu’au matin que, malgré les interrogatoires du commissaire de -police, j’eus enfin la certitude qu’il avait assassiné la vieille aux -tapisseries. - ---Oui, oui! Je comprends maintenant... c’est lui!... c’est lui!... - -Et je me dis encore: - ---Après tout, il a peut-être bien fait de la tuer. Je ne sais pas... Je -ne le dénoncerai pas... Ah! ma foi, non!... Qu’ils s’arrangent tous les -deux, la justice et lui! - -Je n’avais pas bougé de mon coin, pris, tout entier, par l’imprévu de -l’aventure et du spectacle si nouveau qui s’offrait à moi. Je puis dire -que c’était la première fois que je voyais de la misère, de la misère -totale, et comme il n’en existe réellement qu’à Paris. - -En province, dans les petits bourgs et dans la campagne, la misère n’est -que relative, parce que, riche ou pauvre, tout le monde s’y connaît... -Et puis, les champs, les forêts, les vieilles masures abandonnées, les -huttes de cantonnier, les troncs des arbres morts, ont, tout de même, de -l’hospitalité!... Les vagabonds trouvent des cavernes pour s’y tapir, -des fruits aux arbres, et dans les maisons, presque toujours, un morceau -de pain... A Paris, ils ne trouvent rien. Les individus ont trop de -hâte, trop de fièvres, trop d’affaires, pour songer à être bons. L’État -fait de la charité une sorte de citadelle inaccessible. Pour y parvenir, -il faut des mots de passe qu’on ignore, des cartes d’identité, il faut -passer par des filières administratives, des stations dans les bureaux, -être électeur, payer des contributions, posséder des certificats de -bonne vie et mœurs, pour avoir droit à un secours!... A Paris, on ne -peut se payer le luxe d’être pauvre, qu’à la condition d’être riche!... -Le Dépôt, c’était véritablement, pour moi, la fissure de lumière par où -je plongeais jusqu’au fond du gouffre de misère... Et je fus effrayé... -et je sentis, en mon âme, comme un découragement! - -Près de moi, il y avait un homme qui n’avait pas bougé, non plus, de -toute la nuit. Il était là, quand j’étais entré. Il se tenait assis, sur -le plancher, le dos appuyé au mur, la tête dans ses mains, et il -paraissait dormir... Je ne fis pas d’abord attention, étant trop occupé -de moi-même, et du camelot, et des figures sinistres qui allaient et -venaient ainsi que des bêtes fauves dans des cages. Ce ne fut que vers -le matin, lorsque le gaz s’éteignit, qu’il remua un peu ses jambes, -raidies par l’immobilité, et qu’il recula, contre la muraille, ses -épaules meurtries et ankylosées... Je le vis alors, je vis son visage, -si tant est qu’on puisse dire de cette face humaine que ce fût un -visage: des yeux las et comme voilés, une peau fripée et jaune, une -courte barbe, terne et rare, qui ressemblait plutôt à une maladie -dartreuse qu’à une barbe. Lui aussi me vit, du moins il me regarda; il -me regarda longtemps et fixement, sans que j’eusse la sensation qu’il me -vît. Malgré son manque d’expression, ce regard exprimait une grande -douceur, triste et résignée. Cela venait sans doute de ce que le regard -étrange de cet homme n’exprimait rien, et je remarquai sur ses deux -prunelles quelque chose de blanchâtre, et de pareil à deux petites -taies, qui en brisaient l’éclat intérieur. - ---Je ne te vois pas bien!... me dit-il. Mais tu as l’air tout jeune... -et tu n’as pas de barbe... Et sûrement tu n’es jamais venu ici!... -Pourquoi es-tu ici? - -Bien que je fusse heureux qu’on m’adressât la parole, et que ma pensée -eût un contact avec une autre pensée humaine, je répondis, brièvement, -et de façon à rompre tout entretien: - ---Je ne sais pas! - -L’homme hocha la tête et son dos oscilla contre le mur. - ---Tu ne sais pas! fit-il... sans doute! On ne sait jamais pourquoi l’on -est ici! Tu ne veux pas parler? - ---Si!... je veux bien parler. - ---Alors, pourquoi me dis-tu des bêtises, avec un air de crainte... -Est-ce que je te fais peur?... - ---Non... Tu ne me fais pas peur!... - ---Alors, pourquoi es-tu ici?... - -Je m’enhardis: - ---Je suis ici... parce que dans la maison que j’habite une vieille femme -a été assassinée!... - ---Tous les jours, on assassine des vieilles femmes. Ça n’est pas une -raison. - -Après un silence de quelques secondes, il ajouta: - ---Tu habites une maison?... Tu as de la chance, toi!... Approche un peu, -que je te voie mieux. Ton visage est tout brouillé... Quel âge as-tu? - ---Vingt ans... Et toi? - ---Oh! moi, je n’ai plus d’âge!... Depuis trois années, les minutes me -semblent si longues, si éternelles, que je crois bien que j’ai vécu, au -moins, quarante ans!... Et je n’ai pas de maison non plus, je n’ai -rien... Que fais-tu? - ---Je suis employé dans une maison de banque... Et j’aligne, sur des -pages, des chiffres auxquels je ne comprends rien!... - ---Tu as de la chance! - ---Voilà seulement huit jours que je suis à Paris!... Et toi, qu’est-ce -que tu fais? - ---Moi, je dors sur les bancs des jardins publics. Mais c’est un métier -difficile et plein de dangers, j’y renonce. Autrefois, je chantais et je -disais des vers dans des cabarets de Montmartre... Mais les vers étaient -trop tristes... et j’étais trop mal vêtu!... On exigeait que j’eusse une -redingote tombant sur mes talons, un pantalon à la houzarde, une cravate -à triple torsion... et des cheveux je ne sais comment!... Au bout de -quelques soirs, on n’a plus voulu de moi... et l’on m’a mis à la -porte... Comprends-tu? - ---Je ne comprends pas bien ce que tu dis!... Tu chantais des vers?... - ---Hé oui! - ---Des vers de toi? - ---Bien sûr! - ---Alors, tu es poète?... - ---Regarde ma peau fripée, et le creux de mon ventre, et mes guenilles... -Est-ce que je n’ai pas l’air d’être poète?... Regarde-moi mieux, toi qui -habites une maison... Je suis presque aveugle... Une nuit que j’avais -dormi, au bord de la Seine, derrière un tas de pierres, je me suis -réveillé avec des yeux qui ne voyaient plus!... qui ne voyaient presque -plus... C’est peut-être la vingtième fois qu’on m’amène ici!... Car je -suis si pauvre, si indiciblement pauvre, que je n’ai même plus le droit -de dormir quelque part!... Quand je suis trop fatigué, et que je -m’étends sur un banc, ou sous l’arche d’un pont, on me ramasse... Il -paraît que j’ai volé quelque chose à la société!... - -Il eut un sourire d’une tristesse charmante, et il reprit: - ---Aujourd’hui, je passerai devant des juges... Et ils me diront: «Ah! -c’est encore vous!... Nous n’en pouvons plus de vous condamner». Et ils -me renverront... Les prisons ne veulent plus de moi... Elles refusent de -me nourrir... Je ne leur fais pas honneur, n’ayant jamais commis de -crime!... Qui est-ce qui a tué la vieille femme pour le meurtre de qui -tu es ici? - ---Je ne sais pas!... Veux-tu que je te raconte? - ---Je n’y tiens pas... Cela ne m’intéresse point... Il y a tant de -vieilles femmes qu’on tue, chaque jour, dans Paris!... Je te demandais -cela pour dire quelque chose, et aussi parce que je voudrais que ce fût -moi qui l’aie tuée!... - ---Toi! pourquoi, toi?... - ---Parce que j’aurais une maison, une gamelle et, sur le corps, un peu de -laine chaude... Je rêve du bagne comme d’un palais... On doit y être -bien!... Mais je suis trop lâche!... La vue d’un couteau me fait -trembler!... Et je m’évanouis à l’odeur du sang!... Oui! les assassins -et les voleurs sont des hommes heureux... Ils peuvent vivre!... Moi, qui -ne puis me résoudre à tuer et à voler, je vais... je vais comme ces -chiens perdus, fouillant ci, vautrés là... dans le froid, dans le -vent... dans la pluie, dans la nuit!... - -Il fit de sa casquette une sorte de tampon qu’il inséra entre le mur et -son dos... - ---Dis donc?... - -Comme je n’avais pas répondu: - ---Dis-donc? répéta-t-il... M’écoutes-tu?... - ---Oui, je t’écoute... Mais j’ai trop de peine à entendre tes paroles!... -Tu me fais pleurer!... - ---Eh bien! écoute encore ceci... après, tu pleureras à ton aise, et moi -je me rendormirai, car je n’ai pas assez dormi... Dis donc... - ---Je t’écoute... - ---Quand nous serons libres, tous les deux, toi et moi... tu me feras une -petite place dans ta maison. - ---Je veux bien! - ---Et puis, tu tueras des gens riches... et si l’on te pince, je dirai -que c’est moi qui les ai tués!... Comment t’appelles-tu?... - -A ce moment, il se fit, dans la salle, un grand tumulte... Des gendarmes -venaient d’entrer: - ---Ah! zut!... fit l’homme... On vient peut-être me chercher... J’aurais -voulu dormir encore!... - -Ce n’était ni moi, ni mon compagnon que les gendarmes étaient venus -prendre... Mon compagnon, alors, se rendormit, et moi je continuai de -regarder l’affreux drame du Dépôt. - -C’est de cette journée que datent la pitié et la révolte qui furent, -pour ainsi dire, les bases de ma vie morale. Ma faiblesse physique, ma -timidité intellectuelle n’ont jamais permis à ces deux sentiments de -s’affirmer dans une forme active, et j’en ai cruellement souffert... -Mais, voyez combien le cœur de l’homme est rempli d’énigmes et de -contradictions douloureuses. La créature humaine envers qui j’eusse dû -montrer le plus de pitié, ma femme, est peut-être la seule envers qui je -me montrai inexorable. Pas une minute, mon dégoût n’a faibli devant sa -laideur et devant le ridicule de son âme, qui sont, pourtant, des choses -émouvantes et bien faites pour remplir d’adoration et de dévouement les -grands cœurs... - -Ah! je ne regrette pas cette journée passée au Dépôt. Elle m’a permis de -voir de la misère que l’on ne peut même pas soupçonner au dehors. J’ai -vu de pauvres petits enfants de six, de huit et dix ans, enfermés dans -des couloirs étroits, obscurs et puants, avec des galvaudeux plus âgés -et vicieux; j’ai vu des misères sordides, des êtres en loques, hâves, -décharnés, d’ambulants cadavres, de frissonnants spectres, sortis de -quels enfers!... Ah! on se le demande. Quand une société enferme dans -une telle promiscuité de débauches des enfants de six ans avec des -adolescents déjà corrompus, a-t-elle le droit de se plaindre si elle ne -récolte, plus tard, que des mendiants, des sodomistes et des -assassins?... A-t-elle surtout le droit de les punir?... - -A Paris, les philosophes de l’optimisme meurtrier ne voient pas la -misère... Non seulement ils ne la voient pas, ils la nient!... - ---Nous avons décrété l’abondance générale, disent-ils; le bonheur fait -partie de notre Constitution... Il est inscrit sur nos monuments, et -fleurit gaiement à nos fenêtres, enseigne nationale... Il n’est de -pauvres que ceux qui veulent l’être, que ceux qui, malgré nous, -s’obstinent à l’être... Ce sont des entêtés!... Par conséquent, qu’ils -nous laissent tranquilles. - -Et comment verraient-ils la misère?... Paris la cache sous son luxe -menteur, comme une femme cache sous le velours et les dentelles de son -corsage le cancer qui lui ronge le sein. Pour ne pas entendre les cris -qui montent des enfers sociaux, Paris étouffe le lamento de la misère -dans l’orchestre de ses plaisirs... Aucune voix de pauvre diable ne -traverse, ne peut traverser le bruit continu des fêtes et le remuement -d’or des affaires... - -Et comment verraient-ils la misère?... Savent-ils seulement qu’il -existe, entassés dans des demeures trop étroites et malsaines, des -milliers et des milliers d’êtres humains pour qui chaque aspiration -d’air équivaut à une gorgée de poison, et qui meurent de ce dont vivent -les autres?... Le triste poète, à ma gauche, dormait maintenant -profondément... A ma droite, un homme, maigre, au teint plombé, vêtu -d’un bourgeron de travail, toussait avec de pénibles efforts. Je lui -demandai pourquoi il était ici et quel était son crime: - ---C’était la paye hier, répondit-il d’une voix sifflante... Je me suis -saoulé comme de juste... Et je crois bien que j’ai eu des mots avec un -agent qui me bousculait... Il me semble que je l’ai appelé: «Vache!...» - -D’abord, j’étais saoul et je chantais. Ensuite, pourquoi m’a-t-il -rudoyé?... Je ne lui disais rien!... Est-ce qu’il est défendu aux -pauvres de chanter, maintenant?... Ce qui m’embête, c’est la femme et -les gosses, qui ne savent pas, bien sûr, ce que je suis devenu et qui -doivent me croire mort! Sans ça, mon Dieu, dormir là ou ailleurs!... - ---Vous avez l’air malade? lui dis-je. Et vous toussez! - ---Si je suis malade?... Parbleu!... Comment voulez-vous que je ne sois -pas malade?... Il faudrait que vous voyiez notre logement!... -L’atmosphère est tellement viciée où nous vivons, que, chaque matin, -quand je me réveille, ayant d’ailleurs mal dormi, j’ai toujours la -sensation d’une petite asphyxie... Ce n’est que dans la rue, en allant à -mon travail, et après avoir pris deux ou trois verres, que, peu à peu, -mes poumons parviennent à se décrasser des poisons absorbés pendant la -nuit... Et vous pensez si j’y vais gaiement, au travail, avec le front -serré, la gorge sifflante, l’estomac mal en train, les jambes molles!... -Et comment voulez-vous aussi que les enfants ne soient pas malades!... -Et la femme, je me demande où elle trouve la force de résister à ce lent -et continuel empoisonnement. Moi, ça va encore, parce que je me saoule -de temps en temps, et que de me saouler ça me nettoie la carcasse... -Mais la femme!... Mais les gosses!... Ils n’ont pas toujours de quoi -manger à leur faim!... Ça, c’est vrai, que si je buvais moins, ils -pourraient peut-être manger plus!... Mais, si je ne buvais pas, il y a -longtemps que je serais mort!... Alors, quoi faire?... Et c’est sans -remède, voyez-vous, et c’est abominable! Si on avait de l’air, -encore!... Dans les maisons, ou plutôt dans les taudis où l’on nous -force à habiter, il n’y en a pas!... Où en prendre?... La porte s’ouvre -sur un couloir ou sur un palier, empuanti par les émanations des -cabinets et des plombs... La fenêtre, elle, donne sur une cour profonde, -humide et noire comme un puits, où flottent, dans l’air déjà -irrespirable des grandes villes, tous les germes mortels, où -tourbillonnent tous les pullulements bacillaires que peuvent produire -les ordures stagnantes et volantes de cent cinquante ménages, parqués en -d’obscures cellules... J’aime mieux ne pas ouvrir et ne respirer que nos -ordures à nous, que nos poisons à nous!... Dame! n’est-ce pas?... - ---Et, alors?... - ---Alors!... Rien... - ---Et les pétitions? - ---Oh! la la!... - ---Et la révolte?... - ---J’en ai soupé... On a fait des révolutions en criant: «Du pain!... Du -pain!...» On pourrait en faire une, en criant: «De l’air!... De -l’air!...». Mais, comme les révolutions, jusqu’ici, ne nous ont pas -donné davantage de pain, il faut croire qu’elles ne nous donneraient pas -davantage d’air pur!... J’aime mieux me saouler, quand je puis!... - ---Est-ce qu’il n’y a personne qui s’occupe de vous?... - ---Il y en a quelques-unes... On ne veut pas les entendre... On n’entend -jamais que ceux qui font les lois... Et toutes les lois sont contre -nous!... C’est bien simple!... Il faut, à l’homme, pour vivre--pour -vivre seulement--cent mètres cubes d’air pur, par vingt-quatre heures... -au-dessous de quoi, c’est l’asphyxie... Or, les logements--nos -logements--n’ont en moyenne qu’une capacité de trente mètres... et dans -ces trente mètres sont entassés la famille, le chien, le chat, les -oiseaux,--car il faut bien des bêtes pour nous aimer,--sans compter les -fleurs qui exhalent de l’acide carbonique durant toute une nuit de huit -heures... Ajoutez que, le plus souvent, ces trente mètres ne forment -qu’une seule pièce, tout à la fois cuisine et chambre à coucher, que la -cheminée ou le fourneau rebelle, la lampe qui fume, prennent l’oxygène -utile et rejettent les gaz dangereux... Ajoutez aussi qu’à chaque -entrebâillement de la porte, entre de l’air qui a passé de chambre en -chambre, dans toute la maison... de l’air qui est allé sentir les -alvéoles pulmonaires d’un tuberculeux d’en haut, d’un catarrheux d’en -bas, qui a passé sur de la diphtérie, de la fièvre typhoïde, de la -scarlatine. Conclusion: maladie et misère, et finalement mort... J’aime -mieux me saouler. - -Il fut pris d’une quinte de toux qui lui déchira la poitrine... Après -quoi: - ---Et vous... me dit-il... vous êtes un enfant de bourgeois... et vous ne -semblez guère plus heureux que moi!... - -Je répondis gravement: - ---Oh! moi... Depuis que j’ai vu tant de misères, je sens bien que je ne -serai jamais plus heureux... - -Et un immense désespoir entra en moi. - -Ce n’est seulement que dans l’après-midi que je fus amené chez le juge -d’instruction. Le camelot m’y avait précédé. Je le vis dans les couloirs -du Palais de Justice, qui marchait, la tête basse et la mine navrée, -entre deux gendarmes. Il était très pâle et fort abattu... Peut-être -avait-il avoué son crime? Peut-être le seul aspect de ces inexorables -couloirs lui avait-il mis aux épaules et dans le cœur cet accablement. -Oh! ces couloirs! Le froid glacial et morne de ces couloirs!... Et ces -visages de justice, plus froids encore et plus terribles que ces -murs!... Et ces visages de douleur, sur lesquels la loi a mis ses -griffes de torture!... Et comme les pas résonnaient cruellement, dans -ces longs couloirs, entre ces murs nus où l’espérance ne peut accrocher -ses dernières loques!... Que de dos tristes, de dos vaincus!... Et que -de bouches de proie aussi, les bouches aux mauvaises paroles, les -bouches aux mensonges féroces!... Et comme les robes des juges et des -avocats soufflent, dans leur vol sinistre; un vent qui fait -frissonner!... - -En croisant le camelot, j’eus réellement pitié de lui... Bien sûr, il -avait tué la vieille femme aux tapisseries... Je ne pouvais plus douter -de son crime... Mais qu’était cette vieille femme, que faisait-elle, à -quoi était-elle utile dans la vie?... Je l’avais rencontrée deux fois -dans l’escalier de l’hôtel. Elle m’avait paru revêche et grognonne, et, -tout de suite, j’avais détesté ses lèvres sèches et ses deux petits yeux -cruels... Le camelot, lui, en dépit de certaines tares de misère, -semblait un joyeux drille... Il avait un air de bonhomie gouailleuse, de -cynisme bon enfant qui m’était plutôt sympathique... Bien des fois, en -sortant de sa chambre, il chantait des airs gais, de sautillants -refrains, indice, après tout, d’une conscience calme et sans haine... En -tuant la vieille, il avait peut-être des raisons profondes, si -profondes, qu’il ne les soupçonnait même pas... - -J’ai souvent pensé, depuis ces heures troublées, où tant et tant de -choses avaient surgi en moi et devant moi, j’ai pensé que l’assassinat -pouvait bien être, comme la tempête, comme les épidémies, une loi -mystérieuse, une force économique de la nature. La nature, dont nous ne -connaissons pas, dont nous ne connaîtrons jamais les desseins, élit -certains hommes, arme certains bras, pour des suppressions nécessaires, -pour des équilibres vitaux indispensables... Il y a des assassinats que -je ne m’explique que comme une sorte de volonté cosmique, que comme un -rétablissement d’harmonie... Aux vivants forts et joyeux, il faut de -l’espace, comme il en faut aux arbres sains, aux plantes vigoureuses qui -ne croissent bien et ne montent, dans le soleil, leurs puissantes cimes, -qu’à condition de dévorer toutes les pauvres, chétives et inutiles -essences qui leur volent, sans profit pour la vie générale, leur -nourriture et leurs moyens de développement... Est-ce qu’il n’en serait -pas pour l’homme ce qu’il en est pour les végétaux?... Et j’ai souvent -protesté. «Mais non, mais non, disais-je... L’homme a une faculté de -déplacement, et la terre est grande!... S’il n’est pas bien ici, il peut -aller ailleurs... Le végétal, lui, est rivé au sol où le retiennent, -enchaîné et captif, ses racines... Et puis, que sait-on?... Et ne -faudrait-il pas mieux abattre les gros arbres pour laisser aux petits -qui meurent à leur ombre, plus d’air, plus de lumière?» - -Ce que je savais, par exemple, au moment où je rencontrai, entre les -gendarmes, le malheureux camelot accablé, c’est que son crime ne -m’effrayait pas, ne m’effrayait plus... Mieux, je le considérais comme -une victime inconsciente de la nature... Et si j’avais pu le sauver du -châtiment, je l’eusse fait avec une grande joie... C’est que je sentais -naître en moi un sentiment encore confus, un sentiment qui, par la -suite, fut la philosophie de mon existence et que je puis traduire -ainsi: «Il faut être toujours pour ce qui vit, contre ce qui est mort». - -Quant à moi, fort de mon innocence, ignorant encore ce que l’appareil -judiciaire recouvre de ruses, de parti pris et de mensonges, je n’avais -aucune peur... Je m’étais habitué à l’hostilité de ces murs, de ces -couloirs, de ces visages, et ce fut d’une chair tranquille et d’un cœur -indifférent que j’entrai chez le juge d’instruction. - -C’était un petit homme gras et rose, un peu chauve, sans lunettes, sans -barbe et dont la main gauche, vulgaire, boulue et courte, était ornée de -bagues barbares. Un être quelconque, un passant, rien!... Oui, cet homme -qui jugeait les hommes, qui disposait, à sa volonté, de leur fortune, de -leur honneur et de leur vie, me parut être cette apparence vague, cette -ombre anonyme, ce furtif reflet d’humanité, qu’on appelle un passant... -Ni sur lui, ni en lui, il ne portait aucun signe physique ou moral de sa -puissance formidable... Il était juge, comme il aurait pu être médecin, -épicier, notaire ou restaurateur... En vain, je cherchai en lui quelque -chose par où il dépassât le niveau du contribuable et de l’électeur. Je -n’y trouvai que les tares ineffaçables de la médiocrité... Il ne me -troubla pas. - -Dès que j’eus été introduit, les gendarmes se retirèrent... Le juge -écrivait... Il écrivait peut-être un arrêt de mort, et ses gros doigts -n’avaient pas un frémissement... Tout d’abord, il ne leva pas les yeux -sur moi... Il était tassé dans un fauteuil à dossier bas, et ce que je -voyais le mieux de lui, c’étaient son crâne rose sous les poils rares, -et les bagues de sa main... Je voyais aussi sa paupière gauche, armée de -longs cils, une paupière plissée qui remuait, comme un petit morceau -d’étoffe dans un courant d’air... En face de lui, devant une table -séparée de la sienne par une espèce de cartonnier sur le haut duquel -étaient posés, sans ordre, des dossiers, un autre personnage quelconque, -un second passant, la tête couverte de cheveux ébouriffés, se curait les -oreilles avec un porte-plume... C’était le greffier... Si le juge était -gras et rose, le greffier était maigre et blafard... La peau de son -front et de ses joues était pareille à la peau fripée d’un vieux gant... -Il avait de longues jambes croisées sous la table, de longues jambes -osseuses que terminaient des pieds énormes, chaussés de bottines dont -les élastiques trop lâches bâillaient... Il me regarda, mais d’un regard -si morne que je n’eus pas conscience d’avoir été regardé par quelqu’un -de vivant... Ses yeux ressemblaient à deux petites lucarnes qui -n’auraient jamais reflété aucune image, aucun coin de ciel... Quand il -eut fini de curer ses oreilles, il déposa sa plume dans un plumier et se -mit à ranger quelques papiers,--interrogatoires falsifiés, dépositions -altérées--avec des mouvements brusques. - -Et tandis que j’attendais, je songeais: - ---Est-il donc possible que ces deux êtres qui sont là, devant moi, aient -une maison, une famille, des amis, des passions?... Sont-ils même -vivants?... Est-ce qu’ils vont au théâtre, à la campagne?... De quelle -matière grossière sont-ils fabriqués? Au moyen de quel mécanisme -remuent-ils les bras, les jambes, la tête?... Souvent, dans les foires -de mon pays, j’ai vu, sous les tentes d’un jeu de massacre, des -fantoches, gonflés de son ou de crin, qui semblaient vivre, penser, -aimer, comprendre davantage que ces deux bonshommes-là... Est-ce que -jamais ils ont parlé d’amour et de rêve à une vierge, à une fleur, à un -rayon de lune? - -J’aurais voulu les toucher, faire jouer leurs articulations, écouter le -tic-tac de leur poitrine. - -Et la pièce était tapissée d’un papier vert, ignoblement vert... et, par -l’unique fenêtre aux rideaux jaunissants, j’apercevais, sous un ciel -gris, parmi d’errantes fumées, des toits, des cheminées, toute une -population difforme de tuyaux, de girouettes, d’appareils en zinc, dont -les mouvements, les girations, me représentaient quelque chose de -véritablement plus humain que ces deux hommes, mornes et glacés, ces -deux figurations d’hommes, qui étaient là, devant moi... - -Enfin, le juge ayant cessé d’écrire, appuya d’un doigt gras sur un -bouton électrique. Un huissier apparut, puis s’en alla chargé de -papiers... Et puis, l’homme gras et rose voulut bien remarquer ma -présence... Il me regarda d’un regard fixe et sans pensée, se renversa -sur le dossier de son fauteuil, inclina sa tête sur sa main chargée de -bagues, et, d’une voix fluette, acide, il dit: - ---Qu’est-ce que vous faites ici, vous? - -Et, se reprenant, il ajouta: - ---Ah! ah! Parfaitement, c’est vous. - -L’interrogatoire que j’eus à subir fut sans intérêt dramatique, et je ne -le raconterai pas dans sa forme, pour ne point accumuler trop de détails -inutiles et monotones dans ce récit. - -Tout en marquant son complet mépris de ma chétive personne et de -l’humilité de ma condition, je dois dire que le juge, gras et rose, ne -s’acharna pas trop contre moi, du moins contre ma culpabilité. Après un -quart d’heure de questions humiliantes et de petites tortures -criminalistes, il finit par me mettre hors de cause dans cette affaire. -Je compris que je n’étais pas pour cet homme un criminel assez -retentissant et confortable. Je ne lui faisais pas honneur; je ne -flattais pas sa vanité de tortionnaire... D’ailleurs, il avait trouvé -dans le camelot, non pas l’idéal du criminel par qui vous viennent la -notoriété et l’avancement, mais quelqu’un de plus malheureux que moi, un -être déjà décrié par sa vie antérieure. Et c’était, pour un défenseur de -l’ordre et de la société tel que ce juge, une proie meilleure, et par -quoi son dilettantisme pouvait se réjouir. Et tel fut le peu d’estime -qu’il avait de moi, qu’il ne jugea même pas utile ou glorieux de me -confronter avec la victime, ni avec l’assassin... Il me traita, je puis -le dire, sans considération, et par-dessous la jambe. Le seul point sur -lequel il s’obstina, ce fut, par des détours perfides et aussi par des -menaces, de m’arracher une dénonciation précise contre le meurtrier. -Vaines furent ses tentatives. Par un sentiment de pitié peut-être, et -peut-être par un simple désir de contradiction, j’osai faire l’éloge du -camelot, de sa pauvreté, de sa gaieté; de sa complaisance, de ses -qualités professionnelles que je jugeai admirables... Je ne sais si le -juge comprit l’ironie, mais il interrompit mon éloquence par un: assez! -colère et plein de haine. Et, me félicitant d’en être quitte à si bon -marché, il me renvoya... Le soir, j’étais libre! - -Je ne voulus pas rentrer à l’hôtel de la rue Princesse, et j’allai dîner -chez les vieux amis de ma famille, auxquels je racontai, non sans un -certain orgueil, l’incident... Et vraiment, à la pensée que j’aurais pu -être un assassin, et, peut-être, monter sur l’échafaud, les vieux amis -sentirent naître en eux, au fond d’eux, une véritable admiration pour -moi... Durant toute cette soirée, je connus ce que c’est que la -gloire!... Ma future femme ne me quitta pas des yeux. Avec une avidité -surprenante, et comme si je lui fusse révélé pour la première fois, elle -regardait mon visage, mes mains, mon pantalon où des taches de sang -étaient encore visibles... Et elle disait: - ---Ainsi, vous l’avez vue, morte! - ---Mais oui. - ---La gorge ouverte? - ---Mais oui. - ---Dans son sang? - ---Mais oui. - ---Sur le plancher? - ---Mais oui! - ---Ah! ah! ah!... Et vous l’avez prise avec vos mains? - ---Mais oui. - ---Portée dans vos bras? - ---Oui! oui! oui! - ---Ah!... ah!... - -Et les vieux amis ne cessaient de répéter en me considérant avec envie: - ---C’est quelque chose, ça! Mazette! c’est quelque chose... - -Le père dit, en faisant une grimace dont je ne sus pas démêler -l’expression: - ---Vous serez demain dans les journaux, peut-être... Si jeune!... Moi, -j’ai quarante-quatre ans. Et jamais je n’ai été dans les journaux... - -Et la mère, d’une voix étrange, où il y avait du regret, des -protestations contre le sort, une rancune sourde contre l’effacement, -l’anonymat de son mari, dit aussi: - ---Et tu n’as jamais été du jury!... - -Il me semble que toutes ces choses sont d’hier. Bien que des années et -des années aient passé sur ces vieux souvenirs, je les ai toujours -présents à l’esprit. Les brumes de la distance et du temps ne les ont -point effacés... Ils restent aussi précis, nets et clairs, que si les -visages et les images qui les fixèrent étaient encore devant moi... Et, -cependant, j’ai cinquante-huit ans, c’est-à-dire des siècles, -cinquante-huit siècles, par la façon dont j’ai vécu... Car je n’ai vécu -que par la pensée, ne donnant aux événements extérieurs et aux hommes -qui les accomplissent ou qui les font naître, qu’une part minime de mes -réflexions... A quelles fins et comment, au milieu de tant de -poussières, tout cela que j’ai raconté s’est-il conservé en moi?... Et -pourquoi trouvé-je dans le récit de ces petits faits que j’aurais dû -oublier une sorte de joie amère et puissante?... Je n’en sais trop -rien!... C’est peut-être comme un désir de vie qui remonte en moi, du -fond de l’exil de moi-même; c’est peut-être le regret d’avoir tout -sacrifié à des rêves intérieurs, et de n’avoir pas compris que, seule, -la vie, même avec ses abjections et ses tares, est douée de beauté, -puisque c’est dans la vie seule que résident le mouvement et la -passion!... - -Aujourd’hui, il m’est arrivé une chose curieuse... En revenant de mon -bureau, sans doute sous l’influence latente de ces idées, j’ai -longuement flâné par les boulevards et par les rues. Je me suis arrêté -aux boutiques... et j’ai vu un tas d’objets qui servent aux besoins et -aux plaisirs des hommes, et auxquels je ne comprends rien, tant je suis -resté confiné aux formes anciennes, et tant j’ai défendu ma porte à ce -personnage étrange qui s’appelle le Progrès. Et je me suis promis -dorénavant d’étudier ces étalages, où s’étalent, dans une sorte de -gloire merveilleuse, toutes les formes de la sensualité!... A la vitrine -d’un magasin, je me suis aussi attardé devant des photographies... Il y -en avait beaucoup de femmes qui montraient leurs seins, les dents de -leurs bouches impures et leurs jambes; il y en avait d’hommes également, -qui sont, paraît-il, des écrivains célèbres et des artistes renommés: -physionomies vulgaires, en général, et souvent comiques par la pose -étudiée, l’arrangement des cravates et des yeux, la mise en valeur de -certains avantages physiques. Parmi toutes ces photographies, entre une -danseuse, au geste érotique, et un poète illustre déjà maquillé -d’immortalité éphémère, tout à coup, j’ai vu la photographie de mon -juge... C’est bien lui, car son nom est écrit au bas du portrait, sur -une bande de papier... Bien qu’il soit très vieux, aujourd’hui, c’est à -peine si sa physionomie a changé. Il est un peu plus chauve, un peu plus -tassé; ses joues se sont amollies et tombent; et les poches de ses yeux -se sont davantage boursouflées... Mais le regard est exactement le même, -ce regard de passant obscur où, jadis, j’avais vainement cherché un -reflet d’humanité, un enthousiasme, une passion, ou du crime!... Je vois -qu’il est monté en grade, et qu’il occupe une des plus hautes fonctions -de la magistrature. Sur combien de têtes d’innocents a-t-il marché, par -quel dédale d’obscurs couloirs a-t-il passé... devant quelles puissances -a-t-il courbé son échine si souple en face des grands, si raide en face -des petits, avant d’avoir atteint ce sommet où plane, maintenant, sa -robe rouge!... Il m’est impossible de deviner son histoire dans son -regard qui n’exprime rien... Elle fut sans doute infime et banale, comme -celle de tous les hommes en place... Car, il s’agit pour tout le monde -de conquérir, au prix des plus viles actions, des places toujours -meilleures... Pourquoi accabler ce juge d’un crime que tous commettent, -et que, moi-même, dans une petite sphère, j’ai commis, comme les autres, -et dont je n’ai jamais eu de remords?... - - - - -TABLE DES MATIÈRES - - - Chez l’illustre écrivain 1 - Une bonne affaire 53 - Un grand écrivain 61 - Littérature 67 - Scène de la vie de famille 75 - La divine enfance 91 - Sentimentalisme 101 - Il est sourd! 109 - La peur de l’âne 119 - Tableau parisien 125 - Les mémoires de mon ami 133 - - -4705.--Paris.--Imp. Hemmerlé et Cie. (8-19) - - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CHEZ L'ILLUSTRE ÉCRIVAIN *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. 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Mobilier mi-anglais, mi-Louis XVI.</p> - -<p class="d">L’illustre écrivain est couché. Il parcourt avidement les -journaux du matin.</p> - - - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>en froissant un journal</i>. — Et -cette canaille de Mareuil qui dînait chez moi -avant-hier, et qui n’a pas trouvé le moyen de -glisser mon nom dans sa chronique… Elle est -forte, celle-là !… Non, mais ils s’imaginent que -je les invite pour mon plaisir !… Elle est forte, -celle-là !</p> - - -<p class="dr">Entre le valet de chambre.</p> - - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur, c’est encore -un reporter.</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ah ! ah !</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Celui qui vient, toutes -les semaines, interviewer Monsieur !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ah ! oui, cet imbécile !… -Ce qu’il va encore me raser, celui-là !… Faites -entrer.</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Dans la chambre de -Monsieur ?</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Dans ma chambre, -oui !… Il connaît le salon, la salle à manger, le -fumoir, le cabinet de travail… il connaît la cuisine, -les water-closets… il connaît tout, excepté -ma chambre… il faut bien varier le décor.</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — C’est juste !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Dites-moi !… Avant de -le faire entrer, éparpillez, sur les meubles, sur -les chaises, sur les tapis, partout… des cartes -de visite, des invitations… les plus chic… -adroitement, négligemment.</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Comme toujours.</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et puis, vous irez chercher -mon nouveau nécessaire de voyage.</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur part ?…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Non… Vous le placerez -bien en vue… sur la table, là… grand ouvert, -bien entendu… Enfin, le grand jeu !</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Oui, Monsieur.</p> - - -<p class="dr">Le valet de chambre dispose tout selon le rite habituel.</p> - - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Vous n’avez rien -oublié ?… Non !… Faites entrer…</p> - - -<p class="d">Entre le reporter. Petit, gringalet, l’œil louche, le dos servile, -infiniment respectueux ; il s’arrête sur le seuil de la -porte et salue…</p> - - -<p>LE REPORTER. — Mon cher maître !… Veuillez -m’excuser si j’ose, de si grand matin…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>tendant sa main</i>. — Entrez -donc, cher ami, entrez donc…</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>, <i>il s’avance timidement, en faisant -des courbettes et des révérences</i>. — Excusez-moi… -seulement, je… mon cher maître !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Mais non ! mais non !… -Vous êtes chez vous, ici, vous le savez bien… -D’abord, ce n’est pas comme journaliste que je -vous reçois… c’est comme ami… vous êtes un -ami…</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>… — Mais si… mais si… -Vous êtes un ami… Et vous avez beaucoup de -talent.</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Mon cher maître !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Beaucoup de talent… -Votre article d’hier, vous savez, c’est une page !</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Mais asseyez-vous donc, -cher ami… vous déjeunez avec moi, n’est-ce -pas ?</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Si, si… vous déjeunez -avec moi… sans cérémonie, n’est-ce pas ?… Des -œufs brouillés aux truffes… des perdreaux -truffés… des foies de canard sautés aux truffes… -une salade de truffes…</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Mon ordinaire !… Je -vous traite en ami… Le duc de Kau m’a promis -aussi de venir déjeuner ce matin… Je serais -charmé qu’il vous rencontrât… Il vous aime -beaucoup… vous trouve beaucoup de talent.</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — D’ailleurs, tous ceux à -qui je parle de vous vous trouvent beaucoup de -talent…</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et maintenant, causons… -J’aime tant causer avec vous !… (<i>Le -reporter jette dans la chambre, autour de lui, des -regards obliques, des regards d’huissier.</i>) Vous -regardez ma chambre ?… Vous ne connaissiez -pas ma chambre ?</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Non, mon cher maître.</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Elle vous plaît ?</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Elle est admirable, mon cher -maître !… C’est une chambre de prince !… (<i>Il -tire son carnet. Il s’apprête à prendre des notes.</i>) -Vous permettez ?</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Tant que vous voudrez !… -Mais pas comme journaliste… Comme -ami !</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>, <i>il tâte chaque meuble, chaque -bibelot, et les note</i>. — C’est admirable !… c’est -admirable !… (<i>Il examine le nécessaire de voyage.</i>) -C’est merveilleux !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Il est amusant, n’est-ce -pas ?… Il vient de Londres… C’est tout à fait -nouveau… Cent cinquante-deux pièces !… Par -exemple, c’est cher… Cinq mille.</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Cinq mille !… C’est merveilleux !…</p> - - -<p class="dr">Il note.</p> - - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — J’achète tout à Londres, -maintenant… mes chapeaux… mes bottines… -mes cravates… mes parapluies… En France, on -n’a pas de chic !… Et puis, c’est amusant !… -J’ai cent trois cravates !</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Cent trois cravates !… C’est -merveilleux !…</p> - - -<p class="dr">Il note.</p> - - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Quarante paires de -bottines !</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Quarante paires de bottines !… -C’est merveilleux !…</p> - - -<p class="dr">Il note.</p> - - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Je vous le répète ! C’est -comme ami que je vous donne tous ces détails… -C’est pour vous, pour vous seul que vous prenez -toutes ces notes !</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>, <i>scrupuleux</i>. — Oh ! mon cher -maître ! (<i>Il s’attarde aux invitations éparses…</i>) -Ce n’est pas indiscret ?</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Non ! puisque c’est -comme ami !</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>, <i>il note toutes les invitations</i>. — Et -quels succès vous devez avoir dans le -monde !… C’est merveilleux !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et si vous saviez comme -le monde m’ennuie !… J’y vais… par mépris !</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>, <i>il examine une boîte recouverte -de broderies</i>. — Et ça ?… C’est merveilleux !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>négligemment</i>. — Oui, c’est -ma boîte à mouchoirs !… Elle a été brodée, pour -moi, par des femmes du monde.</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>, <i>vivement</i>. — Peut-on savoir les -noms ?</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Oh ! ça, non ! D’ailleurs, -tout le monde les connaît à Paris… On raconte -là-dessus des histoires… Vous savez, on exagère -beaucoup… Il n’y a pas le quart de ce que l’on -dit ! On ne peut être vu en compagnie d’une -femme jolie et connue sans qu’aussitôt… c’est -dégoûtant !… On exagère, je vous assure, on -exagère souvent.</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>, <i>s’enhardissant</i>. — Ah ! dame, -mon cher maître, vous connaissez le proverbe… -On ne prête qu’aux riches !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Sans doute !… Mais cela -ne regarde personne ! Et s’il plaît à la princesse -de… à la duchesse de… à la marquise de… de -venir chez moi… cela ne regarde personne… -D’ailleurs, ce sont des amies, rien que des amies… -il n’y a pas ça entre nous, pas ça !…</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>, <i>sceptique et enthousiaste</i>. — Il est -bien certain que ça ne regarde personne… Aussi -ne pourrait-on pas, mon cher maître, adroitement, -sans citer de noms… ne pourrait-on pas -démentir, par d’habiles allusions… Enfin, vous -savez, je suis à votre disposition.</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Nous verrons, quelque -jour… Je sais que je puis compter sur vous… -Je vous donnerai peut-être des notes… il faut -attendre une occasion… la publication de mon -prochain roman, par exemple !… Causons d’autre -chose… N’aviez-vous pas quelque service à me -demander ?</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Justement !… Vous savez qu’il -est beaucoup question de votre prochain roman ?</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Vraiment ? On en parle -déjà beaucoup !… Quel ennui !… J’ai tant horreur -de la publicité… Être célèbre, si vous saviez -comme c’est fatigant !</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Si… si… très fatigant ! -On ne s’appartient plus… Ah ! que de fois j’ai -envié d’être obscur… Tout ce bruit autour de -mon nom m’énerve et me rend malade… Ainsi, -on parle de mon roman ?… Déjà ?… Et qui donc -en parle ?</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Mais tout le monde, mon cher -maître… Mais tous les journaux, mon cher -maître.</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ah ! vraiment !… -Comme cela me désole !… Je ne lis plus les -journaux… je ne lis que vos articles.</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et pourquoi les journaux -en parlent-ils ?</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Ils ont raison… N’est-ce pas -là un événement considérable ?</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Sans doute. Je crois, en -effet, que mon roman sera un événement considérable… -J’ai, cette fois-ci, carrément abordé -un des problèmes les plus compliqués et les plus -éternels, et les plus particuliers aussi, de -l’amour… Je ne puis pas en dire davantage, -mais il y a là une thèse originale et brûlante, -qui se développe dans des milieux mondains, -ultra-mondains, et qui soulèvera bien des colères !… -Enfin, je crois que, de toutes mes -œuvres, c’est l’œuvre la plus forte, la plus parfaite, -la plus définitive… celle que je préfère, -pour tout dire… Mais je suis bien dégoûté, -allez !… Croiriez-vous que tous les pays, que -tous les journaux et toutes les revues de tous les -pays se disputent mon roman !… On m’offre des -sommes colossales !… J’ai bien envie de leur -jouer, à tous, un bon tour. J’ai bien envie de ne -le publier qu’en volume… un tirage restreint, -pour les amis… des amis comme vous, par -exemple ! Hein ! qu’en pensez-vous ?</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Vous ne pouvez pas faire -cela !… Vous ne pouvez pas priver la patrie -d’une œuvre de vous, d’un chef-d’œuvre de -vous, mon cher et illustre maître. Ce serait plus -qu’une trahison envers la patrie, ce serait une -forfaiture envers l’humanité…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — C’est ce que je me suis -dit… Mais quels tracas ! Quelle souffrance pour -quelqu’un qui déteste le bruit !… Où donc aller -pour me soustraire à toute cette agitation du -succès !… C’est inconcevable !… partout où je -vais, je suis connu. Et ce sont des fêtes, des invitations, -des acclamations… Imagineriez-vous -que, l’année dernière, dans le désert saharien, -j’ai dû subir les persécutions enthousiastes des -caravanes arabes !… Même au désert, il m’est -impossible de garder l’incognito !… C’est à -devenir fou !… J’avais songé à fuir, cette année, -dans l’Afrique centrale !… Mais qui me dit que, -là encore, je ne serai pas poursuivi, accaparé !… -Est-ce une vie ?… Voulez-vous me rendre un -grand service ?</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — J’ai préparé une note, -pas trop longue, concernant mon prochain -roman… Vous la publierez, telle quelle, sous -votre signature…</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et j’espère qu’après -cela on me laissera peut-être tranquille !… Vous -permettez que je m’habille ? (<i>Il se lève et sonne -son valet de chambre.</i>) Passons dans mon cabinet -de toilette… Vous pourrez prendre des notes, si -cela vous amuse, mais comme ami, pour vous.</p> - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — Oh ! mon cher maître !</p> - - -<p class="dr">Ils passent dans le cabinet de toilette.</p> - - -<p><span class="sc">Le Reporter</span>. — C’est merveilleux !… C’est -merveilleux !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ça vient de Londres !…</p> - - -<p class="dr">La conversation continue.</p> - - -<div class="chapter"></div> - -<h3>II</h3> - - -<p class="d">Même décor que précédemment. L’illustre écrivain s’habille, -aidé de son valet de chambre.</p> - - - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>, <i>apportant un lot de cravates -et les étalant sur le lit</i>. — Quelle cravate -monsieur mettra-t-il, aujourd’hui ?</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Voyons ! Quel temps -fait-il ?…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Heu !… Heu !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Heu ! Heu ! Ah !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Du brouillard, encore !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ah !… (<i>Très sérieux, le -front plissé… il examine une à une les cravates…</i>) -Cette rouge-amaranthe ? qu’en penses-tu ?</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Elle ira bien au teint -de monsieur !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Crois-tu ?</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Comment est monsieur, -ce matin ?… L’âme de monsieur ?… Gaie ?… -Triste ?…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Très en forme !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Alors, c’est parfait !… -Puisqu’elle va au teint et à l’âme de monsieur ?… -Et que monsieur songe aussi au brouillard… Le -brouillard atténuera la violence de cette cravate. -C’est une cravate pour temps de brume, ou pour -lumière voilée d’automne !… D’ailleurs, que monsieur -l’essaie !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>se frappant le front</i>. — Mais -non ! Je ne peux pas ! Je déjeune, ce matin, -chez le duc de Broglie !</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — C’est vrai… Diable !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Trop voyante… trop -crue… trop sportsman !… Cherche-moi quelque -chose de fondu… de discret… d’académique !… -Dans les noirs, par exemple, les bleus sourds…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Je sais… je sais… -(<i>Après avoir comparé les cravates.</i>) En voici une -qui ne tirera pas de feux d’artifice, chez les -ducs !… (<i>Il la montre.</i>) On dirait d’une phrase -de M. Édouard Rod !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Un peu grave… un peu -triste !… Mais, c’est ce qui convient, en effet. -Dieu ! que le choix d’une cravate est donc difficile !… -Comme il y faut de la prudence… de la -diplomatie… de la psychologie !… Une connaissance -exacte et profonde des milieux ! Se cravater, -ça n’a l’air de rien… et c’est un des actes les -plus importants de la vie !… (<i>Il commence à mettre -sa cravate.</i>) On ne sait pas tout ce qu’une cravate, -qui n’est point en situation… peut vous -faire de tort !… Aussi… hein !… ce pauvre -Byronnet qui a tant de talent…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur trouve ?</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Certainement, je trouve… -Pas le talent que nous aimons… que nous préférons… -parbleu !… Enfin du talent, tout de -même !… (<i>Moue du valet de chambre.</i>) Il a l’éclat… -la force… le don d’évocation.</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Je ne dis pas non… -mais aucune psychologie !… Et tout est là !… -Monsieur sait bien que tout est là !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ah ! dame !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur reconnaîtra -bien avec moi que M. Byronnet ne sait pas -habiller ses personnages… ni même les déshabiller… -Ça, il ne s’en doute pas… ce cher monsieur !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — C’est vrai !… C’est ce -qui l’a perdu !… Byronnet n’a pas ce que j’appelle -« le sens de la cravate ».</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Ni le sens de la chaussette… -ni le sens du pantalon… par conséquent -ni le sens de la vie !… M. Byronnet n’a le sens -de rien !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Est-ce drôle que lancé, -comme il l’est, dans du monde chic… très chic… -il n’ait jamais pu apprendre ça !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Ce que monsieur -appelle si pittoresquement, et si justement, le -sens de la cravate… Ça ne s’apprend pas !… On -l’a… ou on ne l’a pas !… Monsieur l’a, lui !… -D’abord, monsieur a tout !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Tu exagères…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — J’exagère !… Quand -monsieur nous plante un adultère… ce n’est pas -monsieur qui donnerait à son héros… un caleçon -saumon… comme M. Byronnet… (<i>Il fait de -grands gestes.</i>) Un caleçon saumon !… Mais c’est -énorme !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ah ! ce caleçon saumon !… -Le fait est que ce fut plutôt malheureux !</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Ça n’a été qu’un cri -dans le monde de la psychologie !… Monsieur se -rappelle ?…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Oh ! Oui !… Quelle hérésie !… -Ce pauvre Byronnet !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Alors, monsieur doit -comprendre… Si c’est pour m’évoquer un amant, -en caleçon saumon, que M. Byronnet possède -tant d’éclat, de force, de don d’évocation !… Eh -bien, non !… J’ai le regret de le dire à monsieur… -mais cet éclat… cette force… ce don -d’évocation… je m’en fous.</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Voyons… Joseph… -voyons !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Je m’en fous… je -m’en fous !… Monsieur connaît ma franchise… -Monsieur sait que je suis incapable de dire autre -chose que ce que je pense… Eh bien, dire du don -d’évocation de M. Byronnet que « je m’en -moque », ce ne serait pas assez dire… C’est « je -m’en fous » qui est l’expression véritable ! Que -monsieur cherche dans son Boissière s’il y en a -une autre !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ah ! tu es un juge sévère, -Joseph !</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — C’est la faute de monsieur !… -Pourquoi monsieur est-il toujours aussi -impeccable !… Les adultères de monsieur, c’est -la perfection !… Il n’y a rien à y reprendre, ni -dessus, ni dessous… Des chefs-d’œuvre d’exactitude !… -Et quand l’exactitude concorde avec -l’émotion… c’est le génie !… Ce qui est vraiment -épatant, chez monsieur, c’est que les cravates, -les bottines, les gilets, les pantalons des personnages -de monsieur sont toujours d’accord avec -les sentiments, les passions, et même les pensées -qui les animent !… Tandis que chez M. Byronnet, -jamais… jamais un vêtement ne correspond -à un mouvement de l’âme… Les personnages de -M. Byronnet… ce sont de pures marionnettes… -Ils n’ont jamais la chemise de leur état d’âme… -Ça n’est pas humain… Or, moi, je l’avoue à -monsieur, en littérature, c’est l’humanité seule -qui m’intéresse… Le reste… c’est du battage !… -Et je m’en fous !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Pourtant… voyons, -Zola ?…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Je m’en fous !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et Flaubert ?</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Je m’en fous !… Il n’y -a que monsieur !… Monsieur, à la bonne heure !… -Parlez-moi de monsieur !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Tu es trop exclusif, -Joseph !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>, <i>très digne</i>. — Je ne suis -que juste, monsieur !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>il a fini de mettre sa cravate, -et il se regarde longtemps dans une glace</i>. — C’est -vrai !… Elle est parfaite !… Elle est strictement -dans la situation !… Ah ! Joseph !… Toi -aussi, tu as le sens de la cravate !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — C’est notre métier, -monsieur, à tous les deux !…</p> - - -<p class="dr">Un silence.</p> - - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>en boutonnant son gilet</i>. — Joseph !… -Sais-tu à quoi je pense ?…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Non, monsieur.</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Je pense à quelque chose -d’extraordinaire !</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Ça ne m’étonne pas !… -Tout ce que fait monsieur, tout ce à quoi il -pense… est extraordinaire !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Eh bien ! je pense à -faire une collection de cravates. Mais une collection -psychologique !… Tu comprends ! Imagine-toi -des vitrines… anglaises… Dans ces vitrines, -des étiquettes, de jolies étiquettes, où seraient -énumérés tous les différents états d’âme par où -peut passer un homme sensible, instruit et lettré… -Et au-dessous de ces étiquettes, des cravates, -des cravates… correspondant, par leurs -formes et leurs nuances, à toutes les formes et -à toutes les nuances de ces états d’âme !… -Comme ce serait nouveau, passionnant, vulgarisateur !… -Et vois-tu le catalogue de cette collection -illustré par Jacques-Émile Blanche ?…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Je vois très bien -cela !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et que dirais-tu d’un -gros bouquin, d’un bouquin de science pure et -de pure philosophie, que j’intitulerais : <i>La Psychologie -de la cravate moderne</i> ?… Car j’en ai -assez du roman…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur a raison… -Le roman, c’est du battage !… (<i>L’illustre écrivain -est maintenant habillé et Joseph tourne autour de -son maître en vaporisant sur la jaquette un parfum -discret.</i>) Que monsieur aille déjeuner, tranquillement… -Je vais réfléchir à tout cela !…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>III</h3> - - -<p class="d">Le cabinet de l’illustre écrivain… Meubles anglais… toujours. -L’illustre écrivain, en élégante tenue de chambre, -arpente la pièce, très recueilli, très grave. Joseph est -assis devant un bureau, la plume à la main.</p> - - - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Où en étions-nous ?… -Ah ! oui… (<i>Dictant</i>)… « La table resplendissait »…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>, <i>écrivant</i>. — « Res…plen…dissait. » -(<i>Il pose la plume.</i>) Je ferai remarquer -à Monsieur que, dix lignes plus haut, -nous avons… déjà… un… « resplendissait »…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Tu es sûr ?…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur ne se souvient -plus ?… Nous avons… « les épaules de la -marquise resplendissaient »…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Diable !… C’est vrai !… -Pas de répétition !… Voyons, voyons… (<i>Il -cherche.</i>) Que le style est donc difficile !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Si Monsieur mettait -tout simplement : « … Splendissait… La -table splendissait ? » C’est plus court, plus neuf, -plus plein… plus hardi, et ça évoque davantage. -J’ai vu cela, l’autre jour, dans une revue belge… -C’est très bien !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — « La table splendissait… » -Ça n’est pas mal, en effet… « La table -splendissait… » On dirait un hémistiche à la Heredia… -« La table splendissait… » Oui, mais je ne -peux pas… L’Académie condamne cette expression… -Cela me ferait du tort !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur croit-il ?… -L’Académie est comme ces vieilles femmes qui -font les sucrées et qui aiment qu’on les viole !… -A la place de Monsieur, je n’hésiterais pas !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Non !… non !… -Voyons !… « La table… » N’écris pas, je cherche… -« la table, avec ses cristaux taillés et ses -argenteries anciennes, éblouissait… »</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Heu ?…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Aveuglait…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Ho !… Ho !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ce n’est pas ça, -hein ?…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — C’est pauvre !… -Monsieur voudrait-il de ceci… « Avec ses cristaux -à facettes et ses très anciennes argenteries, -la table était un éblouissement… »</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Répète !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — « … Avec ses cristaux -à facettes… et ses très anciennes argenteries, -la table était un éblouissement… »</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Oui… c’est peut-être -mieux !… Essayons… je dicte : « … Avec ses -cristaux à facettes et ses très anciennes argenteries… -la table… était… un éblouissement ! »</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — … « E…blou…issement… » -Eh bien, mais !… voilà !… ça peint !… -ça évoque !… et l’on voit tout de suite que l’on -n’est pas chez des mufles !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Continuons… y es-tu ?… -« Courant sur des fils invisibles, de pâles -orchidées… »</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — « Orchidées… » Monsieur -tient beaucoup à… « pâles orchidées ?… »</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Mon Dieu !… « Pâles » !… -n’est pas mal… « pâles » est un très -joli mot… un mot très mondain !</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur n’aimerait -pas : « … de mauves orchidées » ?</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>après avoir réfléchi</i>. — En -effet… c’est plus précis… plus décoratif… et -plus élégant… « … courant sur des fils invisibles… -de mauves orchidées… » Je reprends… -« … de mauves orchidées… étalaient… »</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Étalaient… étalaient !… -Voilà, Monsieur, un terme fort impropre… -Des choses qui courent n’étalent pas… -Elles détalent, tout au plus.</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — « … de mauves orchidées, -détalaient… »</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Oh ! Monsieur a pris -cette plaisanterie au sérieux… Monsieur est à -pouffer !… Monsieur est à se tordre !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>sévère</i>. — Tu sais, Joseph, -je n’aime pas ces blagues-là !… C’est idiot !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Que Monsieur ne se -fâche pas !… Que Monsieur veuille bien m’écouter !… -J’ai, je crois, une phrase épatante… -ébouriffante !… Que Monsieur juge !… « … De -mauves orchidées enroulaient l’énigme perverse -et le troublant péché de leurs fleurs !… » Ah !… -Monsieur est-il content ?… Monsieur est épaté !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>admiratif</i>. — Est-il doué, -cet animal-là !… « … Et le troublant péché de -leurs fleurs !… » Il n’y a pas à dire !… c’est -admirable !… « L’énigme perverse et le troublant -péché de leurs fleurs… » Ce n’est rien, -c’est simple… Et penser que, depuis trois ans… -je cherche ça !… « Et le troublant péché de leurs -fleurs !… » En deux mots… c’est toute l’orchidée… -et c’est toute la femme !… et c’est tout le -mystère de l’amour ! Quel tempérament d’écrivain !… -Mais comment sais-tu, toi, un simple -domestique ?</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>, <i>ironique et modeste</i>. — Je -suis l’élève de Monsieur.</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Je te demande comment -ces choses-là te viennent à l’esprit ?…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Mon Dieu !… L’autre -jour, au déjeuner, Monsieur regardait une -orchidée… et Monsieur disait : « Est-ce assez -passionnant, tout de même !… On dirait d’un -sexe !… »</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Vraiment ? J’ai dit -cela ?…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Mais oui… Monsieur a -dit cela, tout naturellement ! Cette phrase de -Monsieur m’est revenue à la mémoire… Seulement, -« sexe » est un mot brutal, grossier… un -mot qui choque… et qu’on ne saurait tolérer -dans la bonne compagnie… J’ai mis ce « péché » -à la place de ce « sexe »… Voilà tout !… C’est -aussi obscène et c’est plus charmant… et c’est -meilleur ton !… Ah ! Monsieur peut dire qu’il -aura un joli succès, dans le monde, avec cette -phrase-là !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Je le crois… Je le -crois…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — A la place de Monsieur, -je l’essaierais, ce soir même, au dîner de la -baronne Vampirette !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Excellente idée !</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur verra se -pâmer toutes les femmes de Monsieur !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Quel triomphe, Joseph !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Et qu’est-ce qui fera -« une gueule ? »</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Joseph ! De la tenue !… -Tu n’es plus dans le sentiment !</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Qu’est-ce qui en fera -une sale gueule ?…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Allons !… Allons !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — C’est M. Byronnet !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>réjoui à cette idée</i>. — Ça !… -Je la vois d’ici, la gueule de Byronnet !</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur aussi !… -Monsieur se rend bien compte qu’il n’y a pas -un autre mot pour exprimer la chose que fera, -ce soir, M. Byronnet…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ah ! ce Joseph !… Il est -étonnant !… On ne peut pas lui en vouloir. (<i>On -sonne, Joseph se lève.</i>) Je n’y suis pour personne !… -pour personne !…</p> - - -<p class="dr">Joseph sort.</p> - - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>seul. Il relit les feuillets -déjà dictés avec des gestes cadencés. Haut.</i> — « L’énigme -perverse… et le troublant péché de -leurs fleurs !… » C’est génial !… (<i>Joseph rentre.</i>) -Eh bien ?</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — C’était un ami de Monsieur… -un ancien ami des jours de misère… Un -sale type… avec un paletot crasseux, des cheveux -longs… et qui sentait la bière… Il venait, -sans doute, taper Monsieur… Je l’ai mis dehors !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Bien !… Allons, allons… -continuons de travailler… (<i>Le valet de -chambre se rassied devant le bureau… l’illustre -écrivain arpente la pièce, en proie à l’inspiration… -Dictant :</i>) « Alors la marquise se pencha… »</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>IV</h3> - - -<p class="d">Un petit salon anglais… toujours. Joseph introduit -M<sup>me</sup> Beauduit.</p> - -<p class="d">M<sup>me</sup> Beauduit a 42 ans, un visage flétri, mais des restes -de beauté. Toilette sévère d’entremetteuse, toilette effacée -qui peut passer partout sans être remarquée.</p> - - - -<p><span class="sc">Joseph</span>. — Entrez donc, madame Beauduit, -entrez donc !…</p> - - -<p class="d">Il lui offre un siège, à droite de la cheminée, et s’assied -lui-même, à gauche, confortablement, le dos calé et les -jambes croisées.</p> - - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Alors, vous croyez qu’il ne -rentrera que tard ?</p> - -<p><span class="sc">Joseph</span>. — Pas avant sept heures… pour -s’habiller. Monsieur s’amuse, aujourd’hui… -Monsieur est avec sa comtesse…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Sa comtesse ?… Quelle comtesse ?… -Encore une blague, sans doute ?</p> - -<p><span class="sc">Joseph</span>. — Parbleu !… La comtesse de Monsieur, -c’est tout simplement une méchante -actrice des Variétés, la petite Zaza… Mais vous -la connaissez encore mieux que moi, madame -Beauduit !… Monsieur est comme ça !… Il a un -chic étonnant pour transformer en comtesses et -en duchesses les petites actrices et les trottins… -Monsieur croit que ça prend !…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Oh ! ça !… Il a toujours -menti !…</p> - -<p><span class="sc">Joseph</span>. — Même à moi !… Ce qui est bête !… -Monsieur éprouve le besoin de m’épater ! Monsieur -est un serin !… Il y a longtemps qu’on l’a -dit : « Il n’est pas de grand homme pour son -valet de chambre… » Monsieur est un serin.</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Un orgueilleux, surtout !</p> - -<p><span class="sc">Joseph</span>. — Un orgueilleux et un serin. Au -fond, il n’y a pas plus serin que Monsieur !… Et -son talent ?… Oh ! la la !… Et il est illustre !… -Non, c’est à se tordre !…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Le fait est qu’il a eu de la -chance !</p> - -<p><span class="sc">Joseph</span>. — Mais, ma chère madame Beauduit, -s’il ne nous avait pas rencontrés tous les deux : -vous, à son début dans la vie, pour le sortir de -la misère, le décrasser quelque peu… lui donner -un coup de fion… et conduire ses affaires… moi, -pour lui apprendre le style… qu’est-ce qu’il -serait aujourd’hui ?… Hein ! je vous le demande… -qu’est-ce qu’il serait ? Il ne pourrait -même pas faire les faits divers dans un journal -de province !</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — C’est vrai !… Ah ! j’ai eu du -mal !</p> - -<p><span class="sc">Joseph</span>. — Et moi, donc ?… Si vous croyez -que je n’en ai pas encore, pour le déshabituer -de ses allures de rasta… Et comme écrivain !… -Tenez, ce matin encore… en dictant… il donnait -au mot : virtualité, le sens de « force -sexuelle, de puissance virile »… Ma parole d’honneur ! -Il me dictait ceci : « C’était un homme -d’une virtualité considérable ! » (<i>Il rit.</i>) C’est à -ne pas croire, hein ? Et c’est tout le temps comme -ça !… Monsieur ignore absolument, totalement, -le sens des mots !… C’est-à-dire que, si je n’étais -pas là pour rectifier toutes les bourdes de Monsieur, -ce serait un éclat de rire autour de Monsieur ! -Ah ! non… Monsieur est trop bête !</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>, <i>elle soupire</i>. — Qu’est-ce que -vous voulez, mon pauvre Joseph !…</p> - -<p><span class="sc">Joseph</span>. — Je voudrais au moins que Monsieur -ne se moquât pas de nous… Je trouve que -Monsieur en prend trop à son aise avec nous !… -Monsieur n’est pas juste… Monsieur n’est pas -reconnaissant… Monsieur a une très sale âme !… -Enfin, quoi !… vous êtes encore une belle -femme, ma chère madame Beauduit… une belle -femme, nom d’un chien !… Monsieur aurait bien -pu se contenter de votre amour et ne pas vous -lâcher comme il a fait !… C’est ignoble !</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Oh ! je ne lui en veux pas de -ça !… Il y a longtemps que l’amour n’existe -plus entre nous… Qu’il courre, qu’il s’amuse… -mon Dieu, c’est tout naturel… J’ai été la première -à lui rendre sa liberté à ce point de -vue-là… Seulement, il aurait pu s’amuser dans -un autre milieu… se faire des maîtresses dans -le monde… des maîtresses utiles et glorieuses… -au lieu de se laisser gruger par de sales petites -grues…</p> - -<p><span class="sc">Joseph</span>. — Il n’aurait pas demandé mieux… -allez !… Mais voilà… il ne peut pas… Monsieur -est mal tourné… mal fichu… Il a beau se mettre -des revers de moire et de velours à ses habits… -avoir cent trois cravates et quarante paires de -bottines… et une vitrine pleine de chapeaux -qui viennent de Londres… Monsieur n’en reste -pas moins lourd et gauche. Il n’a pas de race… -Il ressemble, dans le fond, à un couvreur…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Il est vigoureux !</p> - -<p><span class="sc">Joseph</span>. — Vigoureux !… Autrefois, peut-être ! -Mais maintenant… un fort déchet croyez-moi… -Et puis, Monsieur ne sait rien dire aux femmes ! -Monsieur est stupide avec les femmes du monde. -Ça l’éblouit, vous comprenez… et il perd, avec -elles, le peu de moyens qu’il a… Tenez, madame -Beauduit, je vois cela tous les jours, moi !… -Quand Monsieur fait un roman… il reçoit des -lettres, des lettres passionnées… folles. On lui -donne des rendez-vous… les invitations pleuvent. -Et puis, rien !… Sitôt qu’elles ont vu -Monsieur… qu’elles ont parlé avec Monsieur… -eh bien, elles ont tout de suite assez de Monsieur, -les femmes du monde. Monsieur les -dégoûte ! Et je comprends ça !… Il n’est pas tentant, -Monsieur ! Il n’a pas le moindre esprit… il -n’est pas délicat. Il n’est rien, quoi !… Il n’a -rien ! Et ses jambes torses… ses mollets de travers… -sa touffe de poils sur les épaules ! Et puis, -sous ses beaux vêtements… voyons, madame -Beauduit… vous le connaissez… Il n’est pas déjà -si soigné que ça !… vous le savez aussi bien que -moi… la propreté… ça n’est pas le fort de -Monsieur !…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Ça !… Je croyais que maintenant…</p> - -<p><span class="sc">Joseph</span>. — Avec son air flambant, si je vous -disais que j’ai toutes les peines du monde à lui -faire prendre un bain… Ah ! tenez… à votre -place, je l’enverrais se promener, moi, Monsieur !… -Et qu’il s’arrange tout seul !… ça ne serait pas -long, la dégringolade !…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Qu’est-ce que vous voulez !… -Je ne suis plus jalouse… Et ça m’intéresse de -travailler pour lui… et qu’il me doive son -succès, sa réputation, ses honneurs !… Ce n’est -pas lui que j’aime maintenant… Oh ! non… Ce -que j’aime, c’est ce que j’ai fait de lui !… C’est -d’avoir imposé au monde, au public, aux lettrés, -l’incroyable mensonge qu’il est !… Aussi, je -continue… je vais, je viens, du matin au soir, -je trotte, je trotte pour lui… Je vais partout… -effacée, invisible, mais obstinée. De chez les -éditeurs, aux ministres… des ministres aux -journaux, dans tous les coins où je passe, -j’ourdis des trames, je tisse des toiles où les -mouches viennent se prendre, et que je lui -donne ensuite à manger, à dévorer !… Et ça me -donne, Joseph, ça me donne des joies plus vives -que les joies de l’amour !… Je m’exalte à me -dire que tout cela est mon ouvrage… que sans -moi il ne serait rien… rien !… et que le jour où -il me plaira de retirer cette main, qui seule -soutient cet édifice… eh bien, l’édifice croulera -tout entier !…</p> - -<p><span class="sc">Joseph</span>. — Ah ! madame Beauduit… si j’avais -trouvé une femme comme vous !…</p> - - -<p class="dr">Il rêve.</p> - - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>, <i>elle se lève</i>. — J’ai encore des -courses à faire… Il faut que je m’en aille… -Dites-lui que je reviendrai demain matin… J’ai -à lui parler…</p> - -<p><span class="sc">Joseph</span>. — Ah ! madame Beauduit ! Monsieur est -indigne de votre génie !…</p> - - -<p class="dr">Il se lève aussi.</p> - - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Vous lui direz que j’ai vu le -ministre, ce matin… Il m’a formellement promis -la rosette, pour le mois de janvier… Et voyez -comme c’est drôle… Il n’en avait plus, le -ministre… Il a été obligé d’en emprunter une à -son collègue de l’Instruction publique… On la -retire à un archevêque !…</p> - -<p><span class="sc">Joseph</span>. — La rosette !… la rosette !… à lui !… -et la rosette d’un archevêque !… C’est colossal !… -Et mes palmes ?</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Vous les aurez aussi !…</p> - -<p><span class="sc">Joseph</span>. — Comme tout cela est mélancolique !…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Dites-lui aussi que l’éditeur -consent à un nouveau traité… Cinq sous de plus -par volume… une prime de cinq mille francs -au cinquantième mille… de quinze mille au -centième… Je lui apporterai demain le traité à -signer… Ah ! et puis…</p> - -<p><span class="sc">Joseph</span>. — Encore quelque chose !…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Les frères Laudur lancent un -nouveau kina… Ils l’appellent le Kina de l’Illustre -Écrivain ! On fait les affiches en ce moment… -A demain, Joseph !</p> - -<p><span class="sc">Joseph</span>. — A demain, madame Beauduit !… -Vous êtes une femme… épatante !…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>V</h3> - - -<p class="d">L’illustre écrivain a fini de s’habiller… Il prend son porte-cigarettes -et son portefeuille qu’il met dans la poche de -son veston ; un mouchoir qu’il insère méthodiquement -dans la poche de poitrine… quelques louis sur la cheminée -qu’il met dans la poche de son gilet… Puis, frais, -rasé, astiqué, boutonné, parfumé, il se regarde dans la -glace, longuement, avec satisfaction…</p> - - - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>au valet de chambre</i>. — Suis-je -bien ?…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Monsieur brille, tel -un phare !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>avec un geste d’ennui</i>. — Allons !… -fais entrer M<sup>me</sup> Beauduit !</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Bien, monsieur.</p> - - -<p class="dr">Le valet sort.</p> - - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ce qu’elle va me raser -encore !…</p> - - -<p class="dr">Il commence à mettre ses gants. Entre M<sup>me</sup> Beauduit.</p> - - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>, <i>fâchée</i>. — En voilà, maintenant, -du nouveau !… Et pourquoi m’as-tu fait -attendre si longtemps, dans l’antichambre, comme -un ami pauvre ou comme un fournisseur ?</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>très sec</i>. — Je ne pouvais -pourtant pas vous recevoir dans ma chambre, -pendant que je m’habillais. Ce n’eût pas été -convenable !…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Pas convenable !… Tu ne -pouvais pas !… Est-ce que tu es fou ?… Et quand -je te recevais, dans mon lit, moi… est-ce que je -te faisais attendre dans l’antichambre, pour que -ce fût convenable ?…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>agacé</i>. — Ma chère amie… -ces manières… vraiment !…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Ces manières !… Ah ! ça, dis -donc !… Et voilà que tu me dis « vous », maintenant !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Il est convenable aujourd’hui -que je ne vous tutoie plus !… Et je -vous serai obligé, désormais, de faire de même !… -D’ailleurs, je sors, je suis pressé… Vous avez -quelque chose à me dire ?</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Non… mais, pressé !… Qu’est-ce -qui se passe ?</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Il se passe que je suis -très pressé… Si vous avez quelque chose à me -dire, faites, faites vite !…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>, <i>après un silence et le regardant -fixement</i>. — Canaille !… Canaille !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>très froid</i>. — Je ne vous -reçois pas pour que vous veniez m’insulter… -Vous savez que je n’aime pas les scènes.</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>, <i>même jeu</i>. — Canaille !… Canaille !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ah ! en voilà assez !… -Pas de drame ici… n’est-ce pas !… J’ai horreur -des drames !</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>, <i>elle se laisse tomber dans un fauteuil</i>. — Canaille !… -Canaille !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>il se met à marcher dans -la pièce avec agitation</i>. — Eh bien !… soit !… -Je suis une canaille !… c’est entendu… je suis -une canaille !… Raison de plus pour vous en aller -d’ici… pour vous en aller de ma vie !… Il y a -longtemps que vous auriez dû comprendre que -nos relations ne peuvent plus durer !… (<i>M<sup>me</sup> Beauduit -fait des gestes violents, atteste le ciel…</i>) Non, -elles ne peuvent plus durer !… Mon existence -s’est agrandie… s’est développée… elle est prise -par trop de choses délicates et difficiles… Vous -n’y avez plus de place !</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Est-ce possible d’entendre -cela ?</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Si vous m’aimiez… si -vous m’étiez une femme dévouée… comment -n’avez-vous pas compris cette situation nouvelle ?… -Comment n’avez-vous pas senti que vous -deviez vous effacer, disparaître… vous auriez -évité cette scène pénible… pour moi !…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>, <i>levant les bras au ciel</i>. — Mon -Dieu !… Mon Dieu !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Car vous me gênez… -vous me compromettez… Vous êtes dans toutes -mes affaires et dans tous mes succès… On ne -voit que vous, partout !… Et, partout, on dit de -vous : « Cette solliciteuse… cette raseuse, cette -mère au cabas… c’est la vieille maîtresse de l’Illustre -Écrivain ! »… Comme c’est gai pour moi, -n’est-ce pas ?… Comme ça me donne de la considération !… -Comme ça rehausse mon prestige !… -(<i>Sur un mouvement de M<sup>me</sup> Beauduit.</i>) -Oui, mon prestige !… Enfin, voyons, est-ce que -vous êtes ma maîtresse, maintenant ?… Est-ce -que nous couchons ensemble, maintenant ?… (<i>Il -s’anime, s’emporte.</i>) Mais c’est intolérable à la fin !… -Vous me gâchez toute ma vie !… Vous êtes le -point noir de ma célébrité et de ma réputation !…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Mon Dieu !… Mon Dieu !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Grâce à vous, cet édifice -de ma fortune, que j’ai eu tant de mal à -élever, il peut s’écrouler tout d’un coup !…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Ah !… Ah !… Ah !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Comment !… On imprime, -partout, dans les journaux sérieux, que je suis : -« L’Illustre Écrivain !… » On raconte que je suis -fêté, adulé dans le monde… Que les femmes les -plus élégantes raffolent de moi… Que les salons -les plus difficiles se disputent ma présence… On -m’attribue les adultères les plus glorieux… Je -suis à la fois quelqu’un comme Balzac et -comme Brummel… Tout cela, pour qu’un misérable -vienne affirmer, comme hier, dans le <i>Mouvement</i> : -« Mais non ! C’est de la blague !… Et -l’Illustre Écrivain est collé avec une vieille -femme !… »</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Mon Dieu !… Mon Dieu !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Avez-vous lu cet article ?… -L’avez-vous lu ?…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Mon Dieu !… Mon Dieu !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et les insinuations malpropres…? -Et les allusions déshonorantes ?… -ça vous est égal, à vous !… avouez, parbleu ?…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Le misérable ! mon Dieu !… -le misérable !… Tant d’infamie ! Est-ce possible ?</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et si ce bruit se propage… -s’il est prouvé que mes triomphes mondains -ne sont rien… qu’il n’y a pas, dans ma -vie, ces aristocratiques adultères, qui me font -une auréole de chic, d’élégance exceptionnelle… -comment voulez-vous que l’Académie me -nomme ?…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>, <i>toujours atterrée</i>. — Le misérable !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et quand vous auriez -inspiré cet article… pour qu’on dise partout que -je vis de vous. Cela ne m’étonnerait pas… cela -serait dans la logique de vos manœuvres… Eh -bien, non !… j’en ai assez de cette persécution… -En voilà assez !…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>, <i>elle se lève et marche sur l’illustre -écrivain, les poings crispés</i>. — Canaille… Canaille… -tu me dois tout… tout… tout !… Ta -fortune… tes succès, ta situation dans le -monde… tu me les dois… Ce que tu es… le -mensonge… l’effronté, le hideux mensonge que -tu es… c’est moi qui l’ai fait… Qu’étais-tu -donc, quand je suis allée t’arracher aux basses -crapules de la vie… à ta sale brasserie… à ta -sale choucroute ?… Je t’ai nourri… habillé, -décrassé, façonné… Je t’ai donné de l’argent… -Je t’ai donné tout… tout… tout ! Oui… ah !… -oui !… on ne voyait que moi, partout !… Mais -partout je te créais… Du petit morceau de boue -que tu étais, et que j’avais ramassé dans les -ordures du chemin, je faisais peu à peu une -statue !… Et je n’avais qu’une joie, moi !… celle -de te voir t’élever, t’élever, t’élever !… Misérable !… -ma vie, à moi, elle a été tout entière -de dévouement, de désintéressement… d’effacement… -J’ai rogné, comme une avare, sur mes -toilettes, sur ma table, sur les douceurs de mon -intérieur, pour te donner, à toi, ce qu’il fallait… -Et j’ai fait ce miracle d’imposer à la critique, -au public, à tout le monde… l’imbécile, le rien… -le dessous de rien que tu es !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Permettez !… Ah ! permettez !…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>. — Et voilà ma récompense !… -Eh bien, soit !… Je m’en vais de ta vie !… Ah ! -nous allons rire maintenant !… Je te jure que -nous allons rire…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>très noble</i>. — Vous ne pourrez -toujours pas m’enlever mon talent…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Beauduit</span>, <i>avec un rire grinçant</i>. — Son -talent !… son talent !… Non, mais il croit qu’il a -du talent !… Son talent !… Ah ! ah ! ah !… Il ne -voit même pas la mystification que c’est !… Imbécile !… -Eh bien, je vais leur montrer, moi, ce que -c’est que ton talent !… Adieu !…</p> - - -<p class="d">Elle sort, furieuse. Le valet de chambre rentre, regarde son -maître et hausse les épaules. Il prend le chapeau de l’Illustre -Écrivain qu’il lisse avec des foulards.</p> - - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Dans la vie littéraire, -l’important n’est pas d’avoir du talent… L’important, -c’est d’être classé… Or, Monsieur est -classé… Monsieur n’a donc rien à craindre…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Tu crois ?…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Mais oui… Monsieur -est classé comme « notre éminent et illustre -psychologue »… On ne peut rien contre ça !… -Et Monsieur n’écrirait plus de livres… Monsieur -ferait de l’architecture ou du notariat, qu’il serait -toujours et pour tout le monde… « notre éminent -et illustre psychologue »… (<i>Tendant le -chapeau.</i>) Qu’est-ce que vous voulez qu’elle fasse, -la malheureuse ?… Que Monsieur ne s’inquiète -pas… et qu’il dorme sur ses deux oreilles… Il y -a toujours quelqu’un de plus bête que l’auteur… -c’est le public !… Sans ça !…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VI</h3> - - -<p class="d">La chambre de l’illustre Écrivain. L’illustre Écrivain examine -tous les détails de la chambre, rassujettit quelques -fleurs dans des vases.</p> - - - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Je suis inquiet…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — De quoi Monsieur -peut-il être inquiet ?</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Je suis inquiet de savoir -quelle est la femme qui va venir tout à -l’heure… Tu ne t’en doutes pas, toi ?</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Oh !… moi… les -femmes qui écrivent et qui donnent des rendez-vous -à des hommes de lettres, je m’en -méfie !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Pourquoi ?</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — En général, ce sont de -très vieilles femmes… et très laides !… C’est -qu’elles n’ont pas trouvé ailleurs !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Allons donc !</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Avant de servir chez -Monsieur, je servais chez M. Alexandre Dumas -fils ! En voilà un qui recevait des lettres de -femmes mystérieuses et passionnées !… Ah ! on -lui donnait aussi des rendez-vous, à celui-là !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Eh bien ?</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Eh bien… c’étaient -toujours de vieux tableaux… qui avaient déjà -écrit et donné des rendez-vous au père Dumas, -et qui n’étaient point déjà si jeunes, de ce -temps-là !… Monsieur est un peu gobeur !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Joseph !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Ah ! les amoureuses -des hommes de lettres !… Mais je les connais !… -Elles sont dix dans Paris, toujours les mêmes, et -elles ont au moins six siècles à elles dix !… Elles -ont aimé M. de Chateaubriand… M. de Lamartine… -M. Alfred de Vigny… Elles continuent !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Celles qui aiment les -poètes… je ne dis pas !… Mais celles qui aiment -les psychologues… celles-là ne peuvent avoir -que de la jeunesse… de la beauté… et de l’intellectualité !… -ce qui est important, en amour !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>, <i>sentencieux</i>. — Quand il -n’y a plus que la psychologie pour exciter les -femmes… mauvaise affaire, Monsieur ! Et pour -ce qui est de l’intellectualité !…</p> - - -<p class="dr">Il hausse les épaules.</p> - - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Tu vas, peut-être, nier -le charme de l’intellectualité dans la passion !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Je ne nie rien… Seulement, -je constate que les femmes ne deviennent -intellectuelles que lorsqu’elles n’ont plus de -dents, plus de cheveux, plus rien !… Oh ! que Monsieur -est jeune, pour un grand homme !… Que -Monsieur est naïf, pour un psychologue !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>il prend quelques lettres sur -la cheminée et les fourre sous le nez de Joseph</i>. — Enfin, -ce n’est pas un parfum de vieille femme… -Hume-le un peu !… Il y a de la jeunesse dans ce -parfum, il y a de l’enthousiasme… il y a… (<i>Étalant -les lettres sous les yeux du valet de chambre.</i>) -Et cette écriture, preste… leste… agile… et voluptueuse !… -Voyons, toi qui te piques de graphologie… -est-ce l’écriture d’une femme qui… -aurait aimé Voltaire ?</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Ah ! si Monsieur s’en -rapporte au parfum et à l’écriture !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Et ces déclarations ardentes… -ces phrases enflammées !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Enfin, ce que j’en dis, -ce n’est pas pour décourager Monsieur… c’est -pour l’avertir… le mettre en garde contre une -surprise possible… probable !… voilà tout… Ce -n’est pas moi qui coucherai avec cette dame, -n’est-ce pas ?… Du reste…</p> - - -<p class="dr">Il fait un geste mystérieux.</p> - - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Du reste… quoi ?…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Du reste… les vieilles -femmes ont quelquefois du bon. Il ne faut pas -les dédaigner !… Elles ont de l’expérience… ce -qui remplace la beauté… une science de la volupté, -ce qui vaut mieux, dans certaines circonstances, -que la jeunesse… Le grand Balzac, le -prédécesseur de Monsieur, disait qu’on ne devait -pas mépriser l’amour des femmes laides et -vieilles… que c’était souvent quelque chose -d’épatant… parce qu’elles… aiment avec reconnaissance !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Ah ! tu m’ennuies… -Tais-toi ! Ton pessimisme m’agace !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — C’est cela !… Que Monsieur -rêve à des princesses… à des duchesses… -à des fées… Monsieur aura toujours le temps de -connaître la réalité !…</p> - - -<p class="d">Silence… Joseph range quelques meubles… L’illustre -Écrivain se promène dans sa chambre, agité, nerveux.</p> - - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Alors, tu penses qu’il -vaut mieux que je la reçoive carrément dans -ma chambre à coucher !… Ne trouves-tu pas que -c’est un peu vif ?…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Puisque c’est par là -que ça doit finir… autant commencer par là -tout de suite !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Oui, mais… si c’est une -femme timide… poétique… sentimentale ? Elle -pourrait s’effaroucher…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Pauvre petit oiseau !… -Monsieur l’apprivoisera !… Monsieur sait si bien -parler aux femmes timides et troublées !… On -dit partout de Monsieur qu’il est un confesseur -d’âmes !… Avec la voix et la séduction de Monsieur, -rien n’est embarrassant !… Ah ! Monsieur -est un grand franchisseur d’obstacles. (<i>Il range -quelques bibelots par-ci, par-là.</i>) D’ailleurs, Monsieur -n’y a pas grand mérite !… (<i>L’Illustre Écrivain -se retourne vivement.</i>) Avec la gloire de -Monsieur !… avec le génie de Monsieur !… ça les -hypnotise toutes !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Le fait est que j’en ai -dompté quelques-unes. (<i>Il regarde la pendule.</i>) -Quatre heures !… Mais elle est en retard !… -Sapristi, elle est en retard de cinquante minutes !… -D’ailleurs, j’aime mieux cela !… Si c’était une -vieille femme, elle ne serait pas en retard… elle -serait en avance !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Ça ! c’est très juste !… -Voilà une observation psychologique qui fait -honneur à Monsieur !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Tu vois bien !</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — A moins que ce ne soit -une blague… et que les amis de Monsieur n’aient -monté à Monsieur un bateau !… Dame !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Es-tu fou ?…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — Ça ne serait pas la -première fois !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — C’est idiot, ce que tu dis -là !… Et tu avoues toi-même que mon génie… -ma séduction… ma gloire… que je les hypnotise -toutes !… Elle est en retard… certainement… -elle est en retard… Qu’est-ce que cela prouve ?… -Son mari, si elle est mariée… Sa mère, si c’est -une jeune fille… Est-ce que je sais, moi ?…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>, <i>ironique</i>. — Enfin, attendons…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — Dieu ! que tu es assommant, -avec tes doutes !… D’ailleurs, je ne sais -pas pourquoi je tolère tes familiarités !… On n’a -pas idée d’un valet de chambre comme toi !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>, <i>très digne</i>. — Monsieur ne -dit pas ces choses-là quand Monsieur est embourbé -dans le marécage de ses phrases… Monsieur -est bien heureux de m’avoir pour s’en -tirer !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>arpentant la chambre, de -plus en plus nerveux</i>. — C’est bon !… C’est -bon !…</p> - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>, <i>même jeu</i>. — Monsieur -devrait se rappeler que je suis pour lui plus -qu’un valet de chambre… que je suis un collaborateur !… -Monsieur n’est pas juste !</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>. — C’est bon !… C’est -bon !… Et tais-toi… (<i>Long silence.</i>) Quatre heures -et demie !… Ces sacrées femmes !… Toujours la -même chose !… Jamais elles ne peuvent venir à -l’heure !… (<i>On sonne.</i>) Ah ! enfin !… C’est elle. -(<i>Au Valet de chambre.</i>) Va donc !… Mais va -donc !… (<i>Le Valet de chambre sort. L’Illustre -Écrivain se met devant la glace. Il rectifie sa cravate, -une mèche de ses cheveux, retrousse les pointes -de ses moustaches, serre sa jaquette.</i>) Comme mon -cœur bat… Je vais la voir… Si c’était !…</p> - - -<p class="dr">Réapparition de Joseph.</p> - - -<p><span class="sc">Le Valet de chambre</span>. — C’est le bottier de -Monsieur… qui vient d’apporter sa note !…</p> - -<p><span class="sc">L’illustre Écrivain</span>, <i>stupéfié</i>. — Le bottier de -Monsieur !… (<i>Subitement colère.</i>) Qu’il aille au -diable !…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VII</h3> - - -<p>Hier, nous étions quelques-uns, réunis à dîner -chez l’Illustre Écrivain. Le sujet de la conversation, -vous l’imaginez. On ne parla que de l’affaire -Dreyfus, car comment parler d’autre chose en -ce moment ? Et quel drame dépasse celui-là, en -angoisse et en terreur ?… Il n’y avait là que des -gens plus ou moins célèbres, et qui font profession -de penser : des intellectuels, comme on -dit. Aussi, toutes les sottises, toutes les monstrueuses -sottises qui furent récitées, je renonce -à les raconter. En quelques minutes d’exaltation -patriotique, elles eurent vite atteint à la parfaite, -à l’inexprimable beauté où, chaque jour, nous -les voyons s’élever dans la presse. J’ignore quel -sera le résultat de cette tragique et obsédante -affaire. Il en est un, pourtant, qui me semble, -dès maintenant, acquis : c’est que le journal n’a -plus rien à envier à la loge du concierge. Le -journaliste a fait tellement sien le potin stupide -venimeux et délateur, qu’il en a, à tout jamais, -découronné la face symbolique, la face spécialiste -du concierge, gardien de notre porte et aussi de -notre honneur !… Et il n’a pas fallu moins que -le grand cri de conscience poussé par M. Émile -Zola, il n’a pas fallu moins que sa noble et forte -parole pour que, dans le flot d’imbécile boue -qui nous submerge, nous nous reprenions à ne -pas complètement désespérer de l’utilité et de la -générosité de notre profession !</p> - -<p>Or, hier, chez l’Illustre Écrivain, la conversation, -d’abord éparpillée parmi tous les convives, -qui avaient hâte d’étaler leur bêtise irréductible -et de vomir sur la table ce qu’ils avaient mangé, le -matin, dans les journaux, se fixa bientôt dans un -dialogue entre notre hôte et un jeune poète, qui -n’avait pas encore dit un seul mot et qui semblait -regarder tous ces gens, autour de lui, avec -l’étonnement pitoyable que l’on a devant une -assemblée de fous.</p> - -<p>— Et vous, dit l’Illustre Écrivain, en s’adressant -au jeune poète, vous n’avez encore exprimé -aucune opinion ?… Comme tout le monde, vous -devez avoir un sentiment… et même une conviction -ferme sur ce drame ?… Voyons, que pensez-vous -de Dreyfus ?</p> - -<p>— Je le crois innocent !… répondit le poète -avec une douceur simple.</p> - -<p>Il y eut des cris, des protestations indignées. -Quand ils furent calmés, un essayiste, normalien, -académicien, fort répandu dans les milieux -les plus élégants, demanda, non sans ironie :</p> - -<p>— Vous avez des tuyaux ?</p> - -<p>— Non, j’ai deux impressions… Et elles me -suffisent !</p> - -<p>— Des impressions ! s’écria l’Illustre Écrivain… -Est-ce qu’on a le droit d’avoir des impressions, -dans une telle affaire ?… Il faut des certitudes !</p> - -<p>— Quoi d’autre que des impressions avez-vous -donc, vous, pour le croire coupable ?</p> - -<p>— Une sentence ! prononça l’Illustre Écrivain, -sur un ton de mélodrame.</p> - -<p>— Une sentence !… Elle a été rendue par des -hommes !</p> - -<p>— Non, par des soldats !</p> - -<p>— Ce sont deux fois des hommes !…</p> - -<p>Une colère monta au visage de l’Illustre Écrivain. -Et il dit :</p> - -<p>— Allez-vous donc suspecter le jugement d’un -conseil de guerre ?</p> - -<p>— Dieu m’en garde !… Mais les juges peuvent -s’être trompés… Qu’ils portent une robe rouge, -ou un dolman, il arrive, hélas !… il est arrivé -que des juges se soient trompés !…</p> - -<p>— C’est antinational, ce que vous dites là !… -C’est monstrueux !… Même ici… vous n’avez pas -le droit d’exprimer cette opinion !…</p> - -<p>— Pourquoi n’aurais-je pas le droit d’exprimer -ce qui est dans mon esprit et dans mon cœur ?</p> - -<p>— Parce que… parce que… la justice est au-dessus -de tout.</p> - -<p>— Ai-je jamais dit le contraire… puisque je pense -que la justice est même au-dessus des juges !…</p> - -<p>Le silence se fit aussitôt sur cette phrase -prononcée d’une voix triste et profonde. Ce fut -l’Illustre Écrivain qui le rompit, le premier :</p> - -<p>— Enfin, ces deux impressions ?… dites-les-nous, -poète !</p> - -<p>Et il mit dans ce mot : poète, tout le mépris -qu’un psychologue peut avoir contre un imaginatif -et un sensible.</p> - -<p>— Voici !… accepta le poète… Et, pourtant, je -me rends bien compte que vous allez rire de moi… -mais ma conscience est au-dessus de vos rires…</p> - -<p>— Comme la justice est au-dessus des juges, -n’est-ce pas ?</p> - -<p>— Si vous voulez !…</p> - -<p>Simplement, le poète conta :</p> - -<p>— Quelques jours après la dégradation de -celui que vous appelez le traître Dreyfus, je -passais la soirée dans une maison où se trouvait -un personnage qui avait joué un rôle considérable -dans cette affaire. C’était, vous le pensez -bien, le héros de cette soirée… On l’entourait -beaucoup… Lui, parlait avec complaisance, et -se grisait, peu à peu, de son succès… A ce -moment-là, j’étais, comme tout le monde, absolument -convaincu de la culpabilité du capitaine -Dreyfus… Eh bien ! à mesure que le personnage -parlait, cette conviction, peu à peu, s’ébranlait. -Un doute possible naissait, grandissait dans mon -âme. Il ne disait pourtant rien qui pût changer -cette conviction qui était en moi… Ce qu’il -racontait, c’étaient, plutôt, à tout prendre, des -banalités… des choses dites, mille fois redites… -Mais comment vous décrire cela ?… A l’expression -de son visage, de sa bouche, de ses yeux, au son -de ses paroles qui tintaient faux… cette autre -conviction, absolue, de l’innocence de Dreyfus, -succédait à celle que, dix minutes auparavant, -j’avais de sa culpabilité… Et, quand le personnage -eut fini de parler, j’allai dans le salon voisin -où, rencontrant une dame de mes amies, je lui -dis ceci passionnément : « Je viens d’apprendre -une chose horrible ! horrible ! — Et laquelle ?… -vous êtes tout bouleversé. — Je viens d’apprendre -que Dreyfus est innocent ! — Oh ! mon -Dieu ! Qui vous a dit cela ? — Personne. — Mais -d’où vous vient cette idée ? — De rien ! Mais je -vous jure qu’il est innocent. — Vous êtes fou, -mon cher… » Et mon amie éclata de rire… -comme vous !…</p> - -<p>En effet, les rires firent explosion, autour de -la table de l’Illustre Écrivain… Suivant l’expression -de l’essayiste, normalien, académicien, et -fort répandu dans les milieux les plus élégants, -« on se tordit ». Joseph lui-même, qui, à cet -instant précis, présentait à son maître d’incomparables -truffes au champagne, lui murmura très -bas, à l’oreille : « Quels daims que ces poètes ! » -Mais le jeune poète gardait, au milieu de ces -rires, une physionomie calme et sereine. Il n’en -sentait ni l’insulte, ni le ridicule… La tempête -passée, l’Illustre Écrivain demanda avec une -politesse ironique :</p> - -<p>— Et votre seconde impression ?… Ah ! mon -cher, je vous en prie, ne nous en privez pas !…</p> - -<p>Le jeune poète répondit :</p> - -<p>— A vrai dire… cette seconde impression n’est -pas une impression… C’est quelque chose de -plus. C’est une certitude, cette fois, une certitude -humaine… bien que rien ne puisse me -donner une certitude plus profonde, plus absolue, -dans son mystère, que l’impression que je -viens de vous confier… Ceci donc s’adresse surtout -aux âmes rétives à la vérité intérieure, -comme les vôtres…</p> - -<p>Personne ne se récria. On se disposa même à -une joie nouvelle… Il y avait, dans tous les -regards, l’attente, la curiosité d’une extravagance. -Les yeux étaient fixés sur lui comme -sur un pitre qui vient d’entrer en scène, et de -qui on espère des tours, des grimaces que l’on -ne connaît pas encore.</p> - -<p>— Allons, parlez ! On vous écoute !…</p> - -<p>— Comment voulez-vous ? dit le poète avec -plus de chaleur dans la voix, qu’un homme -comme M. Scheurer-Kestner, un homme de sa -grande pureté de vie, de sa valeur morale, de -sa situation sociale, un homme de son intelligence, -de son héroïsme réfléchi, se soit dévoué -à une telle cause s’il n’avait pas, non seulement -la certitude, mais encore les preuves — les -preuves, vous entendez — de l’innocence de l’un -et de l’infamie de l’autre ? Que peuvent tous les -jugements et toutes les sentences d’un conseil -de guerre contre cette impression mystérieuse et -révélatrice qui me pousse à crier : « Il est innocent ! -Il est innocent ! » et contre l’absolue, -l’impeccable sécurité que me donne cette chose -sacrée : « La conscience d’un honnête homme ! »</p> - -<p>Cette fois, ce ne furent plus des rires qui couvrirent -ces paroles, mais des huées et des hurlements. -L’Illustre Écrivain écumait. Il imposa le -silence :</p> - -<p>— Et quand même Dreyfus serait innocent ? -vociféra-t-il… il faudrait qu’il fût coupable quand -même… il faudrait qu’il expiât, toujours… même -le crime d’un autre… C’est une question de vie -ou de mort pour la société et pour les admirables -institutions qui nous régissent !… <i>La société ne -peut pas se tromper… Les conseils de guerre ne -peuvent pas se tromper… L’innocence de Dreyfus -serait la fin de tout !</i></p> - -<p>Alors, le poète se leva, et il dit :</p> - -<p>— Je vous parle justice !… Et vous me -répondez politique !… Vous êtes de pauvres -petits imbéciles !…</p> - -<p>Et il s’en alla…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch2">Une bonne affaire.</h2> - - -<p>On me remit une carte sur laquelle je lus :</p> - - -<p class="c"><span class="sc">Anselme Dervaux</span><br /> -<i>Homme de lettres<br /> -Chevalier de la Légion d’honneur</i></p> - - -<p>— Diable ! pensai-je, l’illustre écrivain Dervaux, -Dervaux lui-même chez moi ! Qui me vaut cet -honneur ?… Est-ce que, par hasard ?…</p> - -<p>Et, sans me livrer davantage à de flatteuses -suppositions, à de cordiales hypothèses, j’ordonnai -qu’on le fît entrer.</p> - -<p>Il entra.</p> - -<p>C’était un jeune homme, gras et blond, moustaches -finement retroussées, monocle impertinent -et scrutateur, expression assez bête, le -tout ensemble d’une élégance ultra-rastaquouérique, -qui me fut un éblouissement. Depuis la -pointe de ses souliers jusqu’au sommet de son -chapeau, il brillait, irradiait, fulgurait comme -un phare. A peine s’il daigna me saluer ainsi -qu’il convient à une Célébrité de cette espèce. -Et, devant que je lui eusse offert un siège, il -s’était assis, ou plutôt, à demi couché sur le -canapé, en croisant ses jambes avec une aisance -conquérante, et tapotant du bout de sa canne à -béquille d’or le bout de ses bottines en lesquelles, -durant quelques secondes, il se mira -complaisamment. Je ne savais que dire… Il y a -des moments où la véritable admiration, c’est le -silence.</p> - -<p>— Monsieur !… commença, enfin, ce véritable -artiste, je ne crois pas avoir à me présenter à -vous d’une façon plus détaillée ?</p> - -<p>— Certes ! approuvai-je respectueusement.</p> - -<p>— Ce serait, n’est-ce pas, une grave impolitesse -de ma part que de supposer un seul instant, -de la vôtre, une ignorance de ma personnalité… -ignorance fâcheuse, impardonnable !</p> - -<p>— Parfaitement, Maître !</p> - -<p>— Maître ! C’est bien cela… Je vois que vous -me connaissez… que vous connaissez l’illustre -Anselme Dervaux… Adultères en tous genres… -fabrique, commission, exportation… Deux cents -éditions !</p> - -<p>Je m’inclinai aussi bas que put me le permettre -mon échine.</p> - -<p>— Souffrez, pourtant, que je vous rappelle -le titre de tous mes ouvrages.</p> - -<p>— Oh ! Maître, inutile… Je les sais par cœur.</p> - -<p>— Cela ne fait rien… Souffrez, je vous prie…</p> - -<p>Et il énuméra :</p> - -<p><i>Adultère !</i></p> - -<p><i>Un Adultère.</i></p> - -<p><i>L’Adultère.</i></p> - -<p><i>Poésie de l’adultère.</i></p> - -<p><i>Psychologie de l’adultère.</i></p> - -<p><i>Physiologie de l’adultère.</i></p> - -<p><i>L’Adultère et la Question sociale.</i></p> - -<p><i>L’Adultère chrétien.</i></p> - -<p><i>L’Adultère chez soi.</i></p> - -<p><i>L’Adultère en voyage.</i></p> - -<p><i>A travers l’adultère.</i></p> - -<p><i>Les Contes de l’adultère.</i></p> - -<p><i>Récits adultères.</i></p> - -<p><i>Lettres adultères.</i></p> - -<p><i>Nouveaux récits adultères.</i></p> - -<p><i>Autres lettres adultères.</i></p> - -<p><i>Encore l’adultère.</i></p> - -<p><i>Paysages d’adultère.</i></p> - -<p><i>Nouveaux paysages d’adultère.</i></p> - -<p><i>Croquis d’adultères.</i></p> - -<p><i>Pastels d’adultères.</i></p> - -<p><i>Eaux-fortes d’adultères.</i></p> - -<p><i>L’Adultère et les Femmes du monde.</i></p> - -<p><i>L’Adultère et les Femmes de la bourgeoisie.</i></p> - -<p><i>L’Adultère chez les Femmes du peuple.</i></p> - -<p><i>L’Adultère aux champs</i> (traduit en tous les patois).</p> - -<p><i>Les Chants de l’adultère</i> (poésie).</p> - -<p><i>L’Adultère chez les jeunes filles.</i></p> - -<p><i>Les Demi-Adultères.</i></p> - -<p><i>Son Adultère.</i></p> - -<p><i>Notre Adultère.</i></p> - -<p><i>Leur Adultère.</i></p> - -<p><i>En Adultère.</i></p> - -<p><i>Par l’Adultère.</i></p> - -<p><i>Pour l’Adultère :</i></p> - -<p>— Et je n’ai pas trente ans, Monsieur !</p> - -<p>— Prodigieux !… Inouï !… m’écriai-je.</p> - -<p>— Inouï, c’est le mot !… Trente-cinq volumes, -Monsieur… Et je n’ai pas trente ans !</p> - -<p>— Inconcevable !</p> - -<p>— Et ce qui est plus inconcevable encore, -c’est tout ce que je prépare… C’est…</p> - -<p>Il se toucha le front avec la béquille d’or de -sa canne :</p> - -<p>— C’est tout ce qui est là !… Car vous devez -comprendre que je ne m’en tiens pas aux généralités -que je viens d’énumérer… Ces trente-cinq -volumes, Monsieur, ne sont, pour ainsi dire, -que les grandes lignes, le sommaire de mon -œuvre totale… Après la synthèse, l’analyse… -Après les vastes ensembles, le détail minutieux !… -On a dit — et je parle des plus profonds -psychologues — que l’adultère était une -matière inépuisable… Eh bien ! moi, Monsieur, -moi, Anselme Dervaux, je l’épuiserai.</p> - -<p>— Je vous crois !</p> - -<p>— Je toucherai de ma sonde le fond de ce -gisement littéraire et philosophique.</p> - -<p>— A la bonne heure !</p> - -<p>— Je serai le Barnato de cette mine d’or -idéale !</p> - -<p>— Bravo !</p> - -<p>— Successivement, vont paraître des ouvrages -admirables, dans lesquels j’étudie l’adultère chez -tous les peuples de la planète — un volume par -peuple — et où je note toutes les différences -ethniques, toutes les particularités rituelles, -statistiques et climatologiques de cette institution -universelle… Ainsi, je donnerai :</p> - -<p><i>L’Adultère en Angleterre.</i></p> - -<p><i>L’Adultère en Chine.</i></p> - -<p><i>L’Adultère en Amérique.</i></p> - -<p><i>L’Adultère aux Pamires.</i></p> - -<p><i>L’Adultère et la Triplice.</i></p> - -<p><i>L’Adultère franco-russe.</i></p> - -<p><i>L’Adultère aux Minquiers.</i></p> - -<p><i>Pensons-y toujours, n’en parlons jamais</i>, ou -<i>L’Adultère en Alsace-Lorraine</i>, etc., etc.</p> - -<p><i>Géographie générale de l’Adultère avec cartes</i>, -etc., etc.</p> - -<p>Et ce n’est pas tout… Je veux montrer l’adultère -jusque dans ses nuances sociales les plus -subtiles et les plus ténues ; le montrer, dis-je, -aux prises avec toutes les carrières libérales, -avec tous les métiers… Jour à jour, je donnerai :</p> - -<p><i>L’Adultère et la Diplomatie.</i></p> - -<p><i>L’Adultère et le Barreau.</i></p> - -<p><i>L’Adultère et la Peinture.</i></p> - -<p><i>L’Adultère et la Métallurgie.</i></p> - -<p><i>L’Adultère et la Question des huit heures.</i></p> - -<p><i>Les Grèves de l’Adultère.</i></p> - -<p><i>L’Adultère dans les Prisons</i>, etc., etc.</p> - -<p>Puis viendront des recherches exclusivement -scientifiques :</p> - -<p><i>L’Adultère et les Parfums.</i></p> - -<p><i>Le Bichromatisme de l’adultère.</i></p> - -<p><i>Émotivité de l’adultère.</i></p> - -<p><i>Les Parasites de l’adultère</i> (étude microbiologique).</p> - -<p><i>Les Perversions sexuelles et l’adultère</i>, etc., etc.</p> - -<p>Enfin, Monsieur, je terminerai par une publication -formidable et qui comprendra plus de -cinquante volumes in-quarto : <i>Le Dictionnaire -encyclopédique de l’adultère</i>. Qu’en dites-vous ?</p> - -<p>— Je dis, Monsieur, je dis…</p> - -<p>Mais l’enthousiasme me fermait la bouche, et -je ne pus exprimer mon admiration que par des -gestes où la frénésie le disputait à l’incohérence.</p> - -<p>— Très bien ! fit le grand homme… Vous êtes -de mon avis… Or, écoutez, je vous prie, ce que -je vais vous dire… Car voilà seulement que -j’entre dans le vif de la question, si j’ose -m’exprimer ainsi… Voilà seulement que j’arrive -à ce que je m’étais proposé comme but de ma -visite chez vous…</p> - -<p>Anselme Dervaux posa sa canne à béquille d’or -et son chapeau, luisant comme un astre sur le -canapé ; il enleva avec des gestes menus ses -gants de peau blanche, brodés de noir, et se -dressant brusquement, il marcha, dans la pièce, -autour de mon bureau, l’air méditatif et recueilli. -Au bout de quelques minutes de cet exercice :</p> - -<p>— Écoutez-moi bien, fit-il… et suivez d’un -esprit attentif mon raisonnement… Chacun de -mes ouvrages, Monsieur, tire à deux cents éditions.</p> - -<p>— Deux cents éditions ! m’extasiai-je…</p> - -<p>— Oui, deux cents, pas plus… c’est-à-dire, -cent et quelques mille exemplaires… Certes, si -je compare ce chiffre au chiffre des autres -tirages, c’est un résultat unique, merveilleux, -prodigieux, colossal !… Tout ce que vous voudrez !… -soit !… Mais si je compare ce chiffre au -chiffre total de la population du globe… avouez -que c’est maigre… et qu’il y a beaucoup à faire, -qu’il y a tout à faire, pour équilibrer ces deux -chiffres… pour rapprocher ces deux chiffres si -distants l’un de l’autre…</p> - -<p>— Et vous le ferez !… proférai-je avec un -accent enflammé de prophète…</p> - -<p>— Soit !… Écoutez-moi donc !… Nous autres -penseurs, nous autres véritables artistes, nous -manquons de puissants moyens de publicité… -Nous n’avons pas la force d’expansion nécessaire -aux conquêtes totalisatrices… Nous tournons -toujours — et nos éditeurs avec nous — dans le -même cercle étroit de réclames débiles et tâtonnantes… -On parle des cent mille trompettes de -la réclame !… Qu’est-ce, je vous le demande, que -cent mille trompettes, au regard de l’immense -espace où elles doivent être entendues ?… Piètre -symbole, en vérité, que ces cent mille trompettes, -surtout quand elles n’ont pas la force, -comme c’est le cas maintenant, de projeter la -gloire d’un homme hors de leur pavillon de -cuivre insonore et fêlé !… Eh bien ! Monsieur, il -faut que non seulement mes ouvrages retentissent -sur les pays familiers, mais qu’ils aillent -remuer les sols vierges, et porter la tempête -par les mers inconnues… Il faut les lancer comme -on lança, jadis, le canal de Suez, et comme, -aujourd’hui, on lance les mines d’or… Voulez-vous -être le metteur en œuvre de cette colossale -affaire, de cette gigantesque opération ?… Aux -<i>mines d’or</i>, opposons les <i>mines d’adultère</i>, et -celles-là auront été depuis longtemps taries que -celles-ci trouveront toujours, dans l’immense -imbécillité humaine, d’inépuisables filons… -D’ailleurs, voici mon plan.</p> - -<p>Il tira de sa poche un rouleau de papier qu’il -déroula sur mon bureau…</p> - -<p>— Remarquez, je vous prie…</p> - -<p>Anselme Dervaux parla longtemps… Mais je -ne l’écoutais plus…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch3">Un grand écrivain.</h2> - - -<p>L’illustre Anselme Dervaux (adultères en tous -genres, fabrication, commission, exportation) -pénétra dans les salons en fête, et ce fut autour -de lui comme un bourdonnement de gloire. En -avançant, à travers la foule parée, il perçut comme -un écho infiniment répercuté, le titre de son dernier -livre : « <i>Inassouvie !… Inassouvie !</i> » Et ce -qui lui renvoyait, de partout, cet écho charmeur, -ce n’étaient pas de froids et inconscients -obstacles, mais les épaules frissonnantes et les -bouches pâmées des femmes. Un immense -orgueil gonfla son cœur ; la peau rougeaude de -son visage se tendit ainsi qu’un drapeau dans -une marche de victoire. Saluant, salué, empêtré -dans les traînes, le coude maladroit, la jambe -prétentieuse, arrêté par mille mains gantées de -tendres pressions, il suivit longtemps des rangées -parallèles et diagonales de sourires, de regards -ivres, de nuques enthousiastes, de poitrines -soulevées… <i>Inassouvie ! Inassouvie !</i></p> - -<p>Dans son triomphe, ce qui le chagrinait, c’est -qu’il était visible que les hommes se montraient -réservés envers lui, et plutôt ironiques. Ils -osaient discuter son allure — une allure de -courtaud de boutique, — son élégance fracassante, -le goût déplorable de sa chevelure frisée au petit -fer, l’exagération de ses cravates, ses grosses -mains de paysan, et cette joie vulgaire qu’il ne -savait pas contenir, et cet orgueil lourdement -satisfait qui s’harmonisait si bien avec ses emmanchements -canailles de rustre endimanché. -Ah ! que n’eût-il pas donné pour avoir l’admiration -des hommes et se dire le pair, l’ami de -tels prestigieux <span lang="en" xml:lang="en">clubmen</span> dont il enviait la -correction savante et l’aisance flegmatique ! Insolent -et grossier avec les femmes, qui l’aimaient -de se présenter à elles sous la double apparence -de cette masculinité, il était, envers les -hommes, d’une humilité basse, implorante et, -comme dans les comédies de M. Dumas, il les -interpellait par leurs titres — même quand ils -n’en avaient pas : « Monsieur le baron !… Monsieur -le vicomte !… Monsieur le marquis !… » -Mais en ce moment, ses oreilles, trop charmées -par l’écho : <i>Inassouvie ! Inassouvie !</i> se refusaient -à recueillir le son désagréable des ironies, et -ce qu’il y avait de discordant dans cette -malveillance par laquelle il éprouvait toujours -l’impression humiliée de n’être pas chez -soi dans ce monde brillant, et de s’y sentir -traité comme un intrus de passage, n’arrivait -pas jusqu’à lui.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>De succès en succès, et d’amours en amours, -accablé d’honneurs et ruisselant d’éloges, l’illustre -Anselme Dervaux finit par échouer dans une -sorte de petit boudoir que de lourdes tentures -séparaient des salons. Une lampe à abat-jour -rose en éclairait la solitude voluptueuse et -fraîche. Il s’assit sur un fauteuil chargé de coussins -et s’éventa avec son claque. Sa peau ruisselait -comme les vieux murs au dégel : ses -poumons congestionnés lui faisaient une respiration -difficile et sans élégance. De mondanité -récente, il ne pouvait pas encore s’habituer à la -température surchauffée des salons. Il s’y fanait, -il y fondait comme une plante des champs dans -une serre chaude. Et il en résultait un désordre -fâcheux dans sa tenue, des cassures humides au -plastron trop empesé de sa chemise, qu’un peu -de repos dans un air moins lourd devrait vite -réparer. Comment donc faisaient ces hommes -privilégiés pour conserver sèche leur peau et -intact leur linge dans une atmosphère aussi -étouffante ? Est-ce qu’il n’aurait jamais ce merveilleux -tempérament de l’homme du monde -que les ascensions thermométriques laissent -indifférent et à qui elles n’enlèvent même pas -cette fleur légère de poudre de riz par quoi un -visage vraiment mondain demeure aussi frais, -dans une étuve, que les beaux fruits à la rosée -des matins de septembre ? « Ma gloire, toute ma -gloire pour ne pas suer ! » disait-il en s’épongeant -le front, le cou, avec violence et découragement.</p> - -<p>Au moment où l’illustre Anselme Dervaux -formulait mentalement ce vœu étrange, les tentures -s’écartèrent, et Suzanne Hertheimer entra -dans le boudoir en coup de vent.</p> - -<p>— Cher ! cher ! cher !… cria-t-elle. Vous voir -seul, enfin seul !… vous parler… vous dire… -oui, vous dire tout ce qui là, dans ma tête, tout -ce qui est là, dans mon cœur, pour vous !…</p> - -<p>— C’est fort désagréable ! interrompit brutalement -l’illustre écrivain, qui, à demi couché sur -le fauteuil, les jambes écartées, continuait de -s’éventer avec son claque. Vous me surprenez -juste au moment où je ne voulais pas être -dérangé et où je remettais un peu d’ordre dans -ma psychologie… Grâce à vous, voilà encore une -soirée perdue pour moi !…</p> - -<p>— Ne me parlez pas ainsi !… supplia Suzanne. -Ne soyez pas dur avec moi… Si vous saviez !… -Depuis le jour où vous êtes venu dîner chez mon -père, je ne vis plus… Cette chaise, cette chère -chaise où, durant le repas, vous daignâtes vous -asseoir, cette chaise bénie, tout imprégnée de -vous, je l’ai emportée dans ma chambre, et je la -baise et je l’étreins… et je lui parle comme si -c’était vous-même… car il me semble qu’en elle -habitent toujours la chaleur fulgurante de votre -génie et l’inoubliable beauté de votre âme… -Ah ! tellement inoubliable !… Tenez, cette nuit, -toute cette nuit, je l’ai passée à lire <i>Inassouvie !</i>… -Que c’est beau ! que c’est pervertissant ! -Ah ! cher, où donc trouvez-vous le secret unique -de ces phrases qui me sont comme des -fièvres et comme des poisons ?… Chaque page de -vous, c’est un gouffre de douleur et de volupté, -un gouffre immense et sans fond où je voudrais -me perdre, disparaître, dans le vertige de vous -admirer… Vous êtes la tentation merveilleuse… -la joie sublime du péché… délices et tortures !… -Êtes-vous Satan ? Êtes-vous Dieu ?… Oh ! qui -êtes-vous donc ?… Oh ! cette Maud ! — pourquoi -ne m’appelai-je pas Maud aussi ? — Oh ! cette -Maud en laquelle je me sens revivre toute, ses -désirs furieux sont miens, comme miennes sont -ses extases !… Et pourtant je n’étais qu’une -jeune fille… je ne connaissais rien de la vie !… -Et comme Maud, votre Maud, je suis l’inassouvie !… -tellement l’inassouvie !…</p> - -<p>Elle se tut un instant, et joignant ses mains, -elle regarda l’illustre Anselme d’un regard somnambulique -où s’accumulaient tous les genres -d’ivresses décrits par les psychologues.</p> - -<p>— Ah ! qu’il me tarde d’être aussi adultère, -la divine adultère de vos chers livres ! soupira-t-elle.</p> - -<p>Elle allait s’agenouiller aux pieds de l’illustre -romancier ; mais celui-ci se leva, lui parla durement -et la renvoya.</p> - -<p>Resté seul, il se posa devant la glace, répara -le désordre de sa cravate, tendit, d’un coup sec, -sur son torse de jeune garçon boucher, son habit -aux revers de moire, qui se fripait, et il se -dit :</p> - -<p>— Que de copie perdue, mon Dieu ! que de -belles réclames gaspillées !… Si les journaux -n’étaient pas si bêtes, ils feraient de toutes ces -jeunes filles toquées et de toutes ces jeunes -femmes folles des critiques littéraires. Je serais -mieux servi encore.</p> - -<p>Puis il rentra dans les salons, où, parmi les -rangées de sourires, de regards ivres, de nuques -enthousiastes et de poitrines soulevées, le poursuivit -l’écho charmeur : <i>Inassouvie ! Inassouvie !</i></p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch4">Littérature.</h2> - - -<h3>SCÈNE I</h3> - - -<p class="d">Le Grand Écrivain est encore couché et parcourt son courrier. -Joseph, son valet de chambre, introduit René -Dumoulin.</p> - - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Comment, c’est toi ?</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Ma foi, oui !… Je passais dans ta -rue, figure-toi… Et je me suis dis : « Tiens !… -si j’allais dire bonjour à notre Illustre Écrivain ! »</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Bonne idée !…</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Je n’étais pas fâché de te voir en -chemise… de voir un grand homme en chemise… -moi qui ne te vois jamais qu’en habit.</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — C’est gentil !… Ah ! mon -vieux René !</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Et ça va bien ?</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Heuh !… Mal à l’estomac, -toujours !… Mais assieds-toi donc, un instant… -(<i>Joseph avance un siège, près du lit.</i>) Les cigarettes, -Joseph…</p> - - -<p class="dr">Joseph va chercher la boîte de cigarettes.</p> - - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>, <i>prenant une cigarette</i>. — Mâtin !… -bout en or !… c’est pas une cigarette ça… c’est -un porte-crayon !…</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Ce qu’il y a de plus chic, -en ce moment, mon cher… ce qui se fume à -Londres… Un cadeau de la comtesse Boniska…</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Ah ! ah !… Tu te mets bien !… -Ce sacré Grand Écrivain !… Quel tombeur !</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>, <i>mollement</i>. — Mais non !… -mais non !… pas ce que tu crois !… Une amie, -simplement… une vieille amie !</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Tu as raison d’être discret, -sapristi !… (<i>Il allume une cigarette, tire une -bouffée, fait la grimace.</i>) Eh bien ! tu sais… n’en -déplaise à ta vieille amie… ses cigarettes… elles -ont un goût… Tu permets !… (<i>Il jette la cigarette -dans un cendrier, et en prend une dans son -porte-cigarette.</i>) Moi… c’est curieux… je n’aime -que l’antique caporal…</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Comme tu voudras !…</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>, <i>s’asseyant</i>. — Alors, tu as mal à -l’estomac ?</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Oui !</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Tu dînes trop en ville, mon vieux.</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Mais non… je t’assure… -ce n’est pas cela… (<i>Mélancolique et dégoûté.</i>) -C’est ma vie d’aujourd’hui… les exigences -qu’elle m’impose… les tracas… les servitudes… -les obligations, les complications dont elle est -faite… Je ne suis plus libre, moi !… C’est très -joli, la gloire… mais si tu savais comme c’est -lourd à porter !</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Allons donc !… Tu n’as qu’à te -laisser vivre…</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Tu crois ça ?… Ah ! -l’on voit bien que tu ne sais pas ce que c’est que -la gloire !… Quelle maîtresse tyrannique et -folle, dont il faut satisfaire à toutes les minutes -du jour… et de la nuit… les caprices les plus -déraisonnables, et les plus ridicules incohérences… -Si je te disais que… très souvent… -je songe, avec regret… à notre misérable -existence d’autrefois… que j’envie ton obscurité… -Tiens… vois-tu… il va falloir que je -réponde à toutes ces lettres… Et les visites… -et les démarches !… (<i>Il pousse un long soupir.</i>) -Enfin !… ne parlons pas de ça !… Et toi ?…</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Oh ! moi !… c’est bête ce que je -vais te dire… mais tu l’apprendrais un jour ou -l’autre… Voilà !… Hier soir… au Gymnase… -A propos, pourquoi n’y étais-tu pas, hier, au -Gymnase ?</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Les premières !… C’est -si mauvais ton !…</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Le fait est !… Donc, hier soir, -au Gymnase… dans un couloir… Paul Barrot -parlait de toi… en termes qui ne m’ont pas -convenu…</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — De quoi se mêle-t-il !… -Que disait-il de moi ?</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Des bêtises !</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Précise… je t’en prie !</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Que tu étais un snob… une canaille… -que tu n’avais aucun talent… des choses -comme ça !</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Charmant !</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Je le prie de se taire… parce -que… moi… tu sais… les amis… Il redouble… -je lui flanque une gifle !… (<i>Un petit silence.</i>) -Nous nous battons tantôt à l’épée… Alors… je -ne sais pas pourquoi… j’ai voulu te voir, ce -matin… pour te voir seulement, mon vieux !…</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>, <i>très froid</i>. — C’est très -gentil à toi, mon cher René, de prendre ma -défense… et je t’en remercie… Seulement tu -aurais dû savoir — et à défaut de le savoir — tu -aurais dû sentir qu’il n’y a rien que je déteste -autant comme d’être mêlé… même indirectement -à des histoires de duel…</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>, <i>gêné</i>. — On t’attaquait… je croyais…</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Tu me mets dans une -situation ridicule… un peu ridicule !… Ah !… -je n’aime pas ça !… je n’aime pas ça !… (<i>Un -temps.</i>) Mon Dieu… des aventures de femmes… -de femmes du monde… passe encore !… Mais -des rixes de journalistes… des affaires de littérature !… -Ah ! non… non… je n’aime pas ça, -du tout !…</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>, <i>piteux</i>. — Alors… j’ai commis une -gaffe ?</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Une imprudence, certainement… -Et je te serais obligé de faire savoir -à tout le monde… que je suis absolument -étranger à votre querelle… Un nom comme le -mien… un nom aussi en évidence… C’est très -délicat, que diable !… Il en faut de la prudence… -des ménagements… de la diplomatie… -C’est aussi difficile à gérer… qu’un théâtre !</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Ah ! tu crois ?…</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Mais oui !… (<i>Un temps.</i>) -Je respecte le sentiment qui t’a poussé à agir… -Je regrette seulement l’opportunité de ton -action… Comprends-tu ?…</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Je tâcherai d’arranger ça !… -(<i>Il se lève.</i>) Moi… n’est-ce pas ?… On attaque -un ami… Alors…</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — N’en parlons plus !… -(<i>Un temps.</i>) Ta femme va bien ?</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Merci !… (<i>Il marche dans la -pièce, et aperçoit des bouquets.</i>) Eh bien !… En -voilà des bouquets !… sapristi !… A propos… -c’est vrai, ce que j’ai lu ce matin, dans les <i>Coulisses -de Paris</i> ?</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Quoi donc ?…</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Que tu te maries ?</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>, <i>ennuyé</i>. — Mais non !… Il -n’est pas question de cela… pour le moment !</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Ah ! tant mieux !… Parce que, -je puis bien te l’avouer… cela nous avait fait de -la peine, à ma femme et à moi… Nous nous -disions : « Il se marie… et les journaux sont -informés avant nous… ça n’est pas gentil… » -Tant mieux… sacristi !… Ah ! tant mieux !</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — D’ailleurs… rien que ce -fait que je dusse épouser — comme il est dit -dans ce journal — une jeune fille de l’aristocratie, -juive… Voyons ?</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Justement… je me disais : « Il -épouse dans son monde ! »</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Autrefois… peut-être !… -Mais… aujourd’hui… mon cher… les choses -ont bien changé… Je veux précisément faire -oublier de toutes les manières que j’ai beaucoup -fréquenté dans ce milieu… beaucoup trop… -que je m’y suis compromis, même !…</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Allons… bon !… Voilà que tu -deviens antisémite, toi aussi ?</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Pas absolument… pas -combativement… Mais à l’heure qu’il est, mon -ami, on ne peut plus, décemment, épouser une -juive.</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Et pourquoi ?</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Parce que c’est prendre -parti… Et, sous aucun prétexte, je ne veux -prendre parti… publiquement, du moins…</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Oh ! moi… tu sais… les -juives… les protestantes… les catholiques… -et même… les mahométanes… je m’en moquerais, -si j’avais le bonheur !</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Toi, parbleu !… Ce -n’est pas la même chose… Tu n’as pas un -nom, toi !… Et puis, le mariage… ce n’est point -du bonheur… C’est un établissement !</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Oui… Enfin !… mettons que -je n’ai rien dit… (<i>Un temps.</i>) Allons… Je m’en -vais !…</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Tu es bien pressé ?</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Il faut que je passe à la salle -d’armes… un quart d’heure !…</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Eh bien ! au revoir !… -Et bonne chance, tout de même, pour tantôt !…</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — Merci !…</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Je compte sur un petit -bleu… tout de suite !</p> - -<p><span class="sc">Dumoulin</span>. — C’est ça ! (<i>Il serre la main du Grand -Écrivain.</i>) Au revoir !…</p> - - -<p class="dr">Il sort.</p> - - - -<h3>SCÈNE II</h3> - -<p class="c small">LE GRAND ÉCRIVAIN, JOSEPH.</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Dès que tu connaîtras -le résultat du duel, pense à remettre ma carte… -cornée… chez Paul Barrot…</p> - -<p><span class="sc">Joseph</span>. — Bien monsieur…</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Compliments sincères… -s’il n’est pas blessé… Cordiaux souhaits de -prompt rétablissement… s’il l’est…</p> - -<p><span class="sc">Joseph</span>. — Et s’il est tué ?…</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — Ne dis pas de bêtises !</p> - -<p><span class="sc">Joseph</span>. — Ah ! Monsieur la connaît, l’humanité !…</p> - -<p><span class="sc">Le Grand Écrivain</span>. — C’est mon métier.</p> - -<p><span class="sc">Joseph</span>. — Le nôtre, Monsieur !…</p> - - -<p class="dr">On sonne.</p> - - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch5">Scène de la vie de famille.</h2> - - -<h3>I</h3> - - -<p class="d">A la campagne, chez M. Isidore Naturel, agronome et banquier. -Étendue sur une chaise longue, empaquetée de -couvertures, de châles, M<sup>me</sup> Naturel tricote. Grosse femme -impotente, figure molle et vulgaire. Assise près d’une -grande baie vitrée, Germaine, un livre ouvert sur ses -genoux, songe, les regards tournés au delà du parc, vers -la campagne… Vingt-cinq ans, corps souple, yeux ardents, -visage un peu desséché…</p> - - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>, <i>sans lever les yeux de son ouvrage</i>. — Germaine !</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Eh bien ?</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Pourquoi ne parles-tu plus ?</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — C’est sans doute que je n’ai plus -rien à dire.</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Tu as assez lu.</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Je ne lis pas.</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Alors, tu rêves ?</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Je ne rêve pas.</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>, <i>elle regarde Germaine</i>. — Tu ne -rêves pas, tu ne lis pas, tu ne travailles pas… -tu ne parles pas. Qu’est-ce que tu fais, alors ?</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Je m’ennuie.</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>, <i>elle hausse les épaules</i>. — Eh bien… -écoute-moi… cela te distraira… Je suis très -inquiète… Avec sa manie d’inviter tous les gens -qu’il rencontre, qu’est-ce que ton père va encore -nous ramener de Paris, aujourd’hui ?</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Est-ce que je sais, moi ? Comment -veux-tu que je le sache ?</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Il aurait pu te le dire.</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Mon père ne me dit jamais rien…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Dame !… Tu as aussi une -façon de le rabrouer !</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Et puis, mon père sait-il jamais, -à dix heures, le matin, ce qu’il fera, le soir, à -six heures ?</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Ça, c’est vrai ! (<i>Un petit silence.</i>) -Pourvu, mon Dieu, qu’il ne nous ramène -pas cinq ou six personnes, comme l’autre jour… -Quand il se met à inviter, il ne s’arrête plus… -et toujours des gens qu’on ne connaît pas… Et -c’est samedi, aujourd’hui… C’est-à-dire qu’il -faudra coucher toutes ces personnes-là… et leur -prêter des chemises de nuit… Ah ! quelle affaire ! -(<i>Elle soupire.</i>) Et nous avons un tout petit dîner, -ce soir, les restes d’hier… (<i>Sur un mouvement -de Germaine.</i>) Oui… oui… moque-toi de ces -détails de maison… Ah ! tu fais bien de ne pas -te marier… Tu aurais un joli ménage. Je ne te -donnerais pas deux ans pour être ruinée… Du -reste, c’est ce qui te pend au nez, quand nous ne -serons plus là… (<i>Germaine rit.</i>) Je ne sais pas -pourquoi tu ris… En vérité, il n’y a là rien de -risible !…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Veux-tu que je pleure ?</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Dame ! ça serait plus convenable ! -Et puis, il n’y a pas moyen de parler -sérieusement avec toi ! (<i>Un petit silence…</i>) Est-ce -ennuyeux que ton père ne m’avertisse jamais -quand il ramène quelqu’un ! Ce serait si simple -de téléphoner. J’ai beau le lui recommander tous -les matins… ah ! oui… C’est comme si je chantais ! -Avec tout cela, j’ai bien envie de faire tuer -un poulet !</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Puisque tu sais que mon père -ramène toujours quelqu’un… ce qui serait le plus -simple, c’est que tu eusses toujours un dîner -prêt…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Tu arranges les choses, toi !… -L’on voit bien que tu n’as pas la charge de la -maison et que cela ne te coûte rien !… Et si, -par hasard, il ne ramenait personne, je serais -bien avancée avec mon poulet !… Qu’est-ce que -je ferais de mon poulet ? On a beau être riche, -ça n’est pas une raison pour gaspiller la nourriture !… -Je veux bien faire les choses… mais j’ai -l’horreur de la gâcherie !</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Il y a des pauvres !</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Des pauvres !… Ah bien sûr !… -Les pauvres, ce n’est pas ce qui manque ici… -Jamais je n’ai vu un pays pour avoir tant de -pauvres !… C’est scandaleux !… C’est à ne pas -croire !…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — C’est naturel, pourtant !</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Naturel ! Tu trouves ça naturel, -toi !… Dis que c’est honteux !…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>, <i>elle se lève, marche dans la vaste pièce, -s’arrête devant un vase de fleurs qu’elle arrange -machinalement</i>. — Quand il y a quelque part un -homme trop riche, il y a par cela même, autour -de lui, des gens trop pauvres… Tu as raison, -c’est honteux !…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Nous n’y pouvons rien… Ce -n’est pas une raison pour les nourrir avec du -poulet !… D’abord, s’ils travaillaient, ils seraient -moins pauvres !</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — S’ils travaillaient ?…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Certainement !…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — A quoi ?…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Comment, à quoi ?…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Nous leur avons tout pris… leurs -petits champs… leurs petites maisons… leurs -petits jardins… pour arrondir ce que mon père -appelle son domaine…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>, <i>ironique</i>. — Voyez-vous ça !…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Ceux qui ont pu partir d’ici sont -partis… Ceux qui restent…</p> - - -<p class="d">Elle écrase une petite chenille qu’elle vient de trouver sur -une feuille du bouquet.</p> - - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Ton père leur offre du travail -à l’année, est-ce vrai ?… Ils n’en veulent pas. Ils -préfèrent mendier. C’est leur affaire… non la -nôtre !…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Mon père leur offre de mourir de -faim à l’année… Ils préfèrent vivre !…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Qu’est-ce que tu dis ?</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Je dis : mieux vaut que le feu et -la grêle tombent sur un pays, qu’un homme trop -riche !</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — En voilà assez !… Je ne sais -qui te met dans la tête de telles idées !… M. Garraud, -sans doute !…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Qu’est-ce que M. Garraud vient -faire ici ?…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Un homme qui ne parle jamais !…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — S’il ne parle jamais… comment -veux-tu qu’il me mette des idées dans la tête ?…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Je m’entends ! Les hommes qui -ne parlent jamais en disent beaucoup plus que -les hommes qui parlent toujours !… D’ailleurs, -il ne me revient pas, ton monsieur Garraud ! Il -ferait bien mieux de s’occuper de ses engrais… -Ah ! je ne sais pas où ton père l’a encore déniché, -celui-là ?… (<i>Un petit silence.</i>) Des engrais !… -(<i>Elle hoche la tête.</i>) Ça me paraît une fameuse -blague ! (<i>Un silence… Germaine est revenue s’asseoir -près de la grande baie vitrée.</i>) Quelle heure est-il ?</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Six heures.</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Six heures, déjà !… Et ton père -va rentrer !… Avec qui ?… Le diable le sait, -par exemple !… Ma foi, tant pis ! Je ne ferai pas -tuer de poulet. Ils s’arrangeront avec ce qu’il y -a… Germaine !…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Quoi ?</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Il est temps que tu descendes -à la cave chercher le vin…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Je t’ai déjà dit que je n’irai plus -à la cave… Tu as des domestiques !</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Des domestiques qui me -grugent, qui me volent, oui !… Hier encore, il -manquait cinq bouteilles dans le tas du milieu !…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Si tu leur montrais plus de -confiance, ils te voleraient peut-être moins… Et -puis, que veux-tu qu’ils fassent d’autre dans -une maison où ils n’entendent jamais parler que -de rouler les gens ?… Sois tranquille… jamais -ils ne voleront autant de vin que des personnes -que je connais ont volé de millions…</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>, <i>sévère</i>. — Germaine ! (<i>Elle se lève -avec effort.</i>) Je te défends de parler de la sorte !… -(<i>Elle pose sur une table le tricot qu’elle froisse.</i>) Est-ce -encore pour ton père que tu dis cela ? (<i>Silence -de Germaine qui, les yeux plus vagues, le menton -dans la main, regarde le paysage, au delà des -jardins et du parc.</i>) Ton père a des défauts… de -grands défauts… Je suis la première à en souffrir -et à les lui reprocher. Il est vantard, vaniteux, -inconsidéré, c’est possible !… Il aime à tromper -les gens !… Dame ! dans les affaires !… Mais enfin, -ton père est ton père… Ce n’est pas à toi de le juger.</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — A qui donc, alors ?</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Qu’est-ce que tu dis ?</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Moi ? rien.</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — C’est heureux !… Et puis, sa -fortune ne doit rien à personne, tu entends… à -personne !… Il l’a gagnée en travaillant !… Et -moi qui me tue à faire des tricots pour les -pauvres ! Hein ! A-t-on vu cette petite sotte… -cette orgueilleuse, cette péronnelle… qui se permet -de juger ses parents !…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Mieux vaut que ce soit moi qui les -juge !</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — Tais-toi !… C’est odieux !… -Tu es une fille dénaturée… Si quelqu’un t’entendait, -ce serait à ne plus se montrer jamais devant -personne !… Il ne te manque aussi que d’exciter -les domestiques au pillage de la maison !… Ah ! -c’est complet !… Veux-tu aller à la cave, oui ou -non ?</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Non.</p> - -<p>M<sup>me</sup> <span class="sc">Naturel</span>. — C’est bien, j’irai moi-même… -J’irai, malgré mes rhumatismes !…</p> - - -<p class="d">A petits pas lourds, s’appuyant aux meubles et roulant -sur ses grosses hanches trop molles, elle sort de la -pièce, maugréant et grondant.</p> - - - -<h3>II</h3> - -<p class="c small">GERMAINE, LE JARDINIER.</p> - - -<p class="d">Sur la terrasse du château… Germaine se promène le long -des plates-bandes, un sécateur à la main… De temps -en temps, elle s’arrête devant un rosier, dont elle coupe -les roses mortes et fanées. Comme d’habitude, elle est -grave, triste et songeuse. Le jour d’automne est calme et -somptueux ; le soleil, déjà bas, dore les grands arbres du -parc, magnifiquement.</p> - -<p class="d">Arrive le jardinier… Il est vêtu de ses habits du dimanche… -Timidement, il s’approche de Germaine, embarrassé -et tournant, d’un geste gauche, son chapeau dans -ses mains. Couchés sur les marches du perron, trois -énormes chiens danois dorment… On entend le bruit d’un -râteau, sur le sable d’une allée, au loin.</p> - - -<p><span class="sc">Germaine</span>, <i>elle observe le jardinier</i>. — Eh ! bien, -Victor, comme vous voilà beau !… Vous êtes -donc de noce, aujourd’hui ?</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — De noce !… Ah ! mademoiselle -Germaine !… C’est bien le contraire, allez !</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Que se passe-t-il ?… Il vous arrive -un malheur ?… Pourquoi ces beaux habits et -cette figure triste et gênée ?</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>, <i>il fait des efforts pour parler</i>. — Avec -votre permission, Mademoiselle Germaine, -je viens vous faire mes adieux.</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Vos adieux !…</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Ben oui !… Ben oui !…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Vous nous quittez ?… Ça n’est -pas possible ! Vous, mon brave Victor !…</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Pardonnez-moi… J’ai donné -mes huit jours à Monsieur, ce matin.</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Allons donc !</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — C’est-à-dire, pour être juste, -que Monsieur et moi, on se les est donnés, en -même temps, tous les deux…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Ce n’est pas vrai !</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Si fait, Mademoiselle… si -fait !… Ah ! ça m’a fait deuil, vous pensez !…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Pourquoi avez-vous donné vos -huit jours ? Vous ne vous plaisiez plus ici ?</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>, <i>timide et les yeux vers la terre</i>. — Il -n’y a pas moyen de vivre avec Monsieur !… -Monsieur vous cherche des raisons à propos de -tout et à propos de rien !… Qu’est-ce que vous -voulez ?… On ne peut jamais le contenter !… J’ai -patienté longtemps, parce que, bien sûr, ça -m’ennuyait de quitter Mademoiselle, qui a été, -toujours, si bonne pour ma femme et pour -moi… Mais Monsieur !… Il n’y a plus moyen, il -n’y a plus moyen ! C’était un enfer, ici !</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Dites-moi ce qui s’est passé entre -mon père et vous.</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Mon Dieu !… Il ne s’est, pour -ainsi dire, rien passé…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Mais encore ?</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Comme tous les jours… Mademoiselle -sait bien ! Seulement, à la longue… on -se lasse.</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Parlez-moi avec franchise… Vous -pouvez me parler à moi. Ça n’est pas la première -fois !</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Bien sûr ! Bien sûr ! Mademoiselle -comprend les choses. Elle a bon -cœur… Elle ne méprise personne. Oui, pour ça !…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Allons !</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Eh bien voilà. D’abord, Monsieur -est trop exigeant… On ne peut jamais -savoir ce que veut Monsieur !… Ainsi une supposition : -quand une planche de légumes est à -droite, il voudrait qu’elle soit à gauche. Et si -elle est à gauche, il tempête pour qu’elle soit à -droite. Et ainsi de suite !… Monsieur vous ferait -quasiment tourner en bourrique, sauf vot’ respect, -Mademoiselle. Avec Monsieur, ça n’est pas -du travail !… Pour être des petites gens, on a, -tout de même, chacun son amour-propre, n’est-ce -pas ?</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Vous connaissez bien mon père… -Il est parfois un peu braque. Il ne fallait pas -faire attention à ce qu’il vous disait !</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Pas faire attention ! Mais -Mademoiselle Germaine, c’est que Monsieur vous -engueule… faut voir ça !… Pardon, excuse… ça -m’a échappé !</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Allez, allez !…</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Et puis… Non, là, vrai !… -Monsieur a des idées comme personne… Il voudrait -que les châtaigniers produisent des melons, -et les laitues, des abricots… Eh bien, moi, je -ne peux pas !…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Ni les châtaigniers non plus, ni -les laitues !…</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Bien sûr !… On a beau être -riche, il y a bien des choses qu’on ne peut pas -avoir !… La nature est la nature, pour tout le -monde… (<i>Un petit silence.</i>) Enfin voilà !</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Voyons !… Vous avez été peut-être -un peu susceptible, et, peut-être, vous avez -mal pris une observation sans importance que -vous faisait mon père ?…</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Susceptible !… Depuis cinq -ans que je sers Monsieur !… Ah ! Mademoiselle, -faut-il au contraire, que j’en aie avalé, sans rien -dire, des couleuvres !… Car, c’est tous les jours -à recommencer !… Quand ce n’est pas une chose, -c’en est une autre !… (<i>Silence embarrassé.</i>) Rien -ne m’ôtera de l’idée que Monsieur m’en voulait -davantage depuis que l’année dernière, le jour de -la fête du pays, Monsieur avait voulu faire -peindre en tricolore tous les arbres de l’avenue !… -Ça, c’est vrai, je n’ai pas pu m’empêcher de dire à -Monsieur ce que je pensais là-dessus… Des -chênes pareils, et si beaux !… (<i>Encore un petit -silence.</i>) Je sais bien que je n’ai pas d’instruction… -Pourtant, je connais mon métier, et je -l’aime, nom d’une pipe !… Mademoiselle était -contente de moi, elle ?</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Si j’étais contente de vous ?… -vous le savez bien, mon pauvre Victor !</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Le petit jardin des clématites…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Ah ! oui ! Il était très joli…</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Et le fleuriste ?</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Oui ! oui !</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Et la roseraie ?</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Oui !… oui !… Vous m’aviez -appris à écussonner les rosiers…</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Et vous, Mademoiselle, vous -m’aviez appris à faire des bouquets !… Et tous -nos beaux semis de delphiniums !</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Oui ! oui !…</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — C’était du bon travail !… On -s’amusait !…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Oui !… oui !</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Dieu sait, pourtant si c’était -commode !… Car Monsieur était chiche de fumier -pour le jardin, de terreau et de charbon pour la -serre… On s’arrangeait comme on pouvait… -Enfin, voilà !</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Vous êtes un brave homme !…</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Eh bien, si Mademoiselle -Germaine était contente de moi… je partirais -d’ici le cœur moins gros…</p> - - -<p class="dr">Il soupire. Un petit silence.</p> - - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Il n’y a peut-être dans tout cela -qu’un malentendu… Voulez-vous que je parle à -mon père ?</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Merci, Mademoiselle… Ce qui -est fait est fait…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Pourtant…</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Demain, ce serait autre chose. -Il n’y a pas moyen de vivre avec Monsieur !… -On se met en quatre pour lui faire plaisir, on se -tue de travail pour le contenter. C’est toujours -mal… D’abord, Monsieur m’a déclaré ce matin -qu’il ne voulait plus de fleurs ici. Il prétend que ça -attire les oiseaux et que ça prend la place des -plantes utiles.</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Ah !…</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Et puis… (<i>Timidement</i>) faut -que je dise tout à Mademoiselle… (<i>Résolu.</i>) -Mademoiselle sait que ma femme est enceinte !…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Oui… Eh bien ?</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Et qu’elle doit accoucher dans -trois jours.</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Sans doute…</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Eh ! bien, Monsieur ne veut -pas d’enfants chez lui. « Pas d’enfants, pas d’enfants… -qu’il m’a dit. Ça abîme les pelouses, ça -salit les allées… et ça fait peur aux chevaux… » -Et il a ajouté : « Je t’avais averti. Tu ne dois -t’en prendre qu’à ta maladresse… » Le plus drôle — Mademoiselle -s’en souvient peut-être, — c’est -que l’année dernière, à ses réunions électorales, -Monsieur disait que tous les maux du pays -venaient de la dépopulation… Tout de même, on -en voit de raides, par le temps qui court… -(<i>Silence.</i>) Bien sûr qu’on n’a pas des enfants -par exprès, pour son plaisir… On a déjà bien -assez de peine de vivre à deux, dans notre condition… -Mais quand les enfants viennent, on ne -peut pourtant par les tuer… C’est-y vrai, ça -Mademoiselle Germaine ?</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Qu’allez-vous devenir ?… Y avez-vous -songé ?…</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Dame !… Je vais chercher -une place… Mais ce n’est guère le moment !… -En pleine saison comme on est. Elles sont toutes -prises… Et puis, avec une femme enceinte sur les -bras ! Ah ! il va falloir en faire des maisons et -des maisons… subir des humiliations, des refus, du -mauvais temps… Car on ne veut plus, aujourd’hui, -que les serviteurs aient d’enfants… Ça n’est -pas commode, allez… Et l’on a bien du mal !…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>, <i>émue et gênée</i>. — Je ferai pour vous -tout ce qui m’est possible… Adieu !</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>, <i>ému aussi</i>. — Adieu, Mademoiselle -Germaine… Mais vous n’êtes guère -heureuse, non plus, vous…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Vous vous trompez, je suis très -heureuse.</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>, <i>il secoue la tête</i>. — Non, Mademoiselle… -Je vous connais bien, allez ! Quand -on a un cœur comme le vôtre, on ne peut pas -être heureuse ici !…</p> - - -<p class="d">Par delà le parc, il montre la campagne, -le petit village au loin.</p> - - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Et votre femme ? La verrai-je ?</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Bien sûr… Elle est à la ville… -Elle est allée chercher une voiture pour emmener -nos meubles et nos pauvres frusques…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Pourquoi ?… Il ne manque pas -de voitures ici…</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Ça vaut mieux comme ça… -Chacun chez soi… On a sa petite fierté…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Adieu, alors !… Vous me donnerez -de vos nouvelles ?</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Oui, Mademoiselle…</p> - -<p><span class="sc">Germaine</span>. — Adieu !</p> - -<p><span class="sc">Le Jardinier</span>. — Adieu !</p> - - -<p class="d">Le jardinier s’en va, gauche, pesant, le dos déjà courbé, la -nuque cuite comme une brique, par le soleil… Germaine, -plus grave, plus triste, plus songeuse, reprend sa promenade -lente, le long des plates-bandes… Le château et la -terrasse redeviennent silencieux… Toujours les trois -molosses dorment sur les marches, et l’on n’entend plus -que le bruit du râteau, sur le sable d’une allée, au -loin…</p> - - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch6">La divine enfance.</h2> - - -<p class="d">Dans le bois, on aperçoit, entre les feuilles, au loin, la -maison, toute blanche, dans le soleil. C’est l’heure -chaude de la journée où les oiseaux engourdis se taisent. -Nul souffle dans les branches.</p> - -<p class="pi"><span class="small">JEANNE</span> — dix ans — est assise sur la mousse, le dos -appuyé au tronc d’un bouleau. Elle est un peu dépeignée, -très rose, essoufflée d’avoir couru. Son grand chapeau -de paille posé près d’elle sur un rejeton d’acajou, -brille comme une immense fleur d’or, sous l’ombre des -feuilles.</p> - -<p class="pi"><span class="small">JEAN</span> — douze ans — est couché à plat ventre en face -d’elle. Il arrache des mousses d’un air triste.</p> - -<p class="pi">Ils ne se disent rien… Enfin, Jean se décide à parler.</p> - - - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Pourquoi que Georges t’a encore embrassée ?</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>Georges, c’est pas vrai !</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Si, il t’a embrassée, je l’ai vu… Il t’a embrassée -sur le cou, derrière la porte du salon… Et -toi, aussi, tu l’as embrassé… A preuve que tu -fermais les yeux, en l’embrassant, comme une -chatte qu’on caresse.</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>C’est des menteries.</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Puisque je t’ai vue… Et hier ?…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>Quoi, hier ?</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Pourquoi que Lucien t’a aussi embrassée, -hier ?</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>C’est pas vrai !… Lucien ne m’a pas embrassée.</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Si, il t’a embrassée… je l’ai vu aussi… il t’a -embrassée sur la bouche, derrière la serre.</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>C’est des menteries…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Des menteries ?… A preuve que, en te retournant, -tu as cassé un grand lis rouge, et que tu -as écrasé des fleurs de capucine.</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span>, <i>effrontée</i></p> - -<p>Et puis, après ?… Est-ce que je n’ai pas le -droit d’embrasser Georges, Lucien, et d’autres, -si cela me plaît !… Qu’est-ce qu’il te prend ?…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Je ne suis pas content… Ça me fait de la -peine !… Jeanne ?</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>Eh bien ?…</p> - - -<p class="d">Elle casse une brindille de bouleau, qu’elle mâchonne, -en regardant du coin de l’œil, avec un ironique sourire, -Jean qui creuse un petit trou dans la terre.</p> - - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Alors, pourquoi que tu ne yeux pas que je -t’embrasse, moi ?</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>Toi !… C’est pas la même chose !…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Pourquoi que c’est pas la même chose ?</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>Pasque…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Pasque, quoi ?…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span>, <i>très sérieuse</i></p> - -<p>Pasque, toi, quand nous serons grands, tu -seras mon vrai mari !</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Ce n’est pas une raison.</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>Si, c’est une raison…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Et quand je serai ton vrai mari, tu voudras -bien que je t’embrasse, pas ?</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>Non… Les maris n’embrassent jamais leurs -femmes.</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Ah ! bien, vrai ?… Pourquoi qu’ils ont des -femmes, alors ?</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>Pour avoir des enfants, tiens !…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Ah !… Et quand je serai ton vrai mari, tu -embrasseras Georges, Lucien ?</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>Bien sûr !… Es-tu drôle, aujourd’hui… -Qu’est-ce que tu as ?</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>J’ai envie de pleurer…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>Que tu es bête !… Voyons !… Est-ce que petite -mère embrasse papa ?… Jamais petite mère n’a -embrassé papa… Papa, lui, embrasse Zélie, la -femme de chambre… Petite mère, elle, embrasse -M. de la Ramie… Mais, bien sûr ! elle l’embrasse -dans les cheveux, dans les yeux, sur la bouche, -partout… Mais, papa, elle ne l’embrasse jamais…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span>, <i>comprenant des choses</i></p> - -<p>C’est comme papa… il n’embrasse jamais maman…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>Puisque je te le dis !… Ça ne se fait pas, ces -choses-là, quand on est marié !… Ça n’est pas -convenable !</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>C’est vrai !… papa embrasse toujours M<sup>me</sup> Tournel…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>Bien sûr, tiens !… Et ta maman ?</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Maman ?… Elle embrasse M. de Néry…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>Tu vois bien !…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>L’autre jour, maman était sur les genoux de -M. de Néry… Elle avait dégrafé son corsage… -Et M. de Néry l’embrassait sur la poitrine… -C’était gentil !</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>Bien sûr, que c’est gentil !…</p> - - -<p class="d">A ce moment, Jean rampe sur la mousse, se rapproche de -Jeanne et, dressé sur ses coudes, le menton appuyé aux -paumes réunies, il la regarde, longtemps, dans les yeux…</p> - - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Jeanne !</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>Quoi ?…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span>, <i>d’une voix profonde</i></p> - -<p>Puisque tu dis que c’est gentil… eh bien !… -je voudrais que tu dégrafes ton corsage aussi… -je voudrais t’embrasser sur la poitrine, aussi… -comme M. de Néry embrasse maman…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>Non… Non…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Et si tu dégrafes ton corsage, si je t’embrasse -sur la poitrine… je te montrerai, après, quelque -chose de bien plus beau…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>Quoi ?… Dis quoi, tout de suite !…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Non, après…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span>, <i>impérieuse</i></p> - -<p>Tout de suite… tout de suite… tout de -suite !…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Non, après !…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>Tu dis ça pour m’attraper !… Et puis, après -tu ne me montreras rien !…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Puisque je te le promets, na !… Quelque -chose comme Georges, ni Lucien ne pourront -jamais te montrer d’aussi beau !…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span>, <i>hésitante</i></p> - -<p>Oui, oui, tu veux me tromper… Tout ça, c’est -des blagues !…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Puisque je te jure !…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>Eh bien ! dis seulement ce que c’est !… Et -puis, je ferai comme tu veux !</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Si c’était Georges ou Lucien qui te demande -cela tu le ferais… Moi, je ne sais pas pourquoi, -tu ne veux jamais rien.</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>Dis ce que c’est !</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Après…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span></p> - -<p>Non, avant !…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span></p> - -<p>Et, pourtant Georges ni Lucien ne pourraient -pas te montrer cela qui est si beau… qui est -plus beau que… que…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span>, <i>elle s’irrite</i></p> - -<p>Eh bien, dis vite… dis… dis !…</p> - -<p class="c"><span class="small">JEAN</span>, <i>avec passion</i></p> - -<p>Jeanne !… si tu voulais !… un tout petit peu… -tiens, grand comme ça… grand comme mes -lèvres seulement…</p> - - -<p class="d">Il lui saisit le bout de sa bottine et, se rapprochant encore, -plus près, il cherche à la couvrir de caresses.</p> - - -<p class="c"><span class="small">JEANNE</span>, <i>se dégageant et reployant brusquement -ses genoux</i></p> - -<p>Laisse-moi… Tu me chatouilles… Tu fais -mal… Je te déteste !…</p> - - -<p class="d">Elle se lève, fâchée et très rouge, et se met à courir dans -le bois, les cheveux au vent… Jean aussi s’est levé et la -suit en appelant : « Jeanne ! Jeanne !… » d’une voix -plaintive… Quelques oiseaux engourdis dans les branches -se réveillent, s’envolent avec des petits cris effrayés. Jean -et Jeanne disparaissent dans le taillis. A la place où ils -étaient tout à l’heure, encore marquée de la jeunesse -impubère de leur corps, le grand chapeau de Jeanne se -balance, pareil à une immense fleur d’or, sous l’ombre -des feuilles.</p> - - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch7">Sentimentalisme.</h2> - - -<p>J’ai eu, cette semaine, une joie charmante. -A la campagne où je suis, j’ai pour voisine une -dame seule, veuve depuis trois ans, encore jeune, -très jolie. Tous les jours, je passe devant sa -propriété qui donne sur la route : une maison du -siècle dernier, pareille à une orangerie, entourée -de grands jardins que la forêt protège, de tous -les côtés, de ses hauts murs verdissants. Jamais, -je crois, je n’ai vu tant de fleurs, tant de fleurs, -et tant de bêtes parmi ces fleurs. Chaque fois -que je passe, je m’arrête discrètement devant la -grille et je regarde cet endroit délicieux, si gai, -si vivant, et qui m’enchante. Ma voisine ne fait -pas beaucoup de bruit, et elle sort très peu. Du -matin au soir, active, souple, elle cultive ses -fleurs et elle soigne ses bêtes. Sans la connaître, -j’éprouve pour elle une très vive sympathie, car -tout chez elle, en elle, respire le bonheur calme -et dit la vie occupée à des choses délicates.</p> - -<p>Aussi, quelle surprise joyeuse quand, l’autre -après-midi, délibérément, elle sonna à ma porte -et me vint rendre visite.</p> - -<p>— Excusez-moi, monsieur, me dit-elle. Mais -je tenais à vous remercier, au nom de toutes mes -bêtes, de votre article de dimanche. Je le leur ai -lu, figurez-vous, et elles m’ont dit : « Il faut -aller remercier ce monsieur, qui nous veut tant -de bien, et qui prend si chaleureusement notre -défense, contre la brutalité des méchants. »</p> - -<p>Je ne savais que dire. Rieuse, ma voisine -ajouta :</p> - -<p>— J’aime tant mes bêtes, que je fais tout ce -qu’elles veulent.</p> - -<p>Je n’osais lui offrir d’entrer dans ma maison, -et je la priai de s’asseoir sur un banc, dans le -jardin.</p> - -<p>J’aurais bien voulu éviter toutes les banalités -des entrées en relations, et je me torturais l’esprit -pour trouver quelque chose de rare et qui, -tout de suite, fît valoir mon esprit, quand ma -voisine, après un très court silence, me dit soudain :</p> - -<p>— Il y a, monsieur, une chose qui m’intrigue -fort. Quand, dans la rue, je prends la défense -d’une bête battue, on m’appelle Anglaise ! C’est -évidemment un outrage qu’on me fait. Mais -pourquoi ? D’abord je ne suis pas Anglaise, je -n’ai même pas une goutte de sang anglais dans -les veines. Et puis… malgré cette horrible guerre -du Transvaal, dont je rougis pour eux, les Anglais -méritent-ils qu’on nous jette leur nom à la -face comme une offense et comme une ordure ? -J’avoue qu’individuellement j’aime les Anglais, -et je ne confonds pas le peuple anglais avec -l’ignominie de son gouvernement. J’ai toujours -admiré, à bon droit, il me semble, leur civilisation, -leur bel et noble esprit de liberté, de justice -et de progrès, leur humanité sincère. En -dépit de cette guerre, dont j’ai horreur, je leur -trouve de fortes qualités, et je leur dois quelques -bonnes impressions. En voulez-vous un -exemple ? C’était le 7 décembre dernier. Une -très vieille dame de mes amies, Italienne par -l’origine, Anglaise par le mariage, m’avait demandé -d’aller passer quelques jours chez elle, à -la suite d’un gros chagrin. Mon Dieu, oui, on -peut être Anglais, et avoir tout de même de gros -chagrins, je suppose. Un petit changement se fit -dans la date précédemment fixée de mon voyage. -Je l’écrivis à ma vieille amie qui, quoique verte -encore et alerte, lit souvent à côté et brouille ainsi -tout ce qu’on lui dit. Une traversée affreuse. -Retard du bateau à l’arrivée de New-Haven, du -train à Victoria, de moi à la gare de Richmund -où je devais prendre le train pour Hampton-Wick. -Une heure d’attente pour douze minutes -de trajet.</p> - -<p>— Voilà encore des choses dont les Anglais -n’ont pas le monopole, dis-je. Il y a du retard partout.</p> - -<p>— Oui, répondit gaiement ma voisine, ils en -ont aussi en Angleterre.</p> - -<p>Et elle continua :</p> - -<p>— Vous connaissez sans doute cette délicieuse -vallée de la Tamise, ces prairies si vertes, ces -arbres si admirables, ces villas si jolies ? Mais, -l’hiver, à neuf heures et demie du soir, il est difficile -de jouir de cette beauté. Il pleuvait un -peu, une petite pluie fine, que le vent fouettait -et qui vous pénétrait, à travers les vêtements, -jusqu’au corps.</p> - -<p>— Heureuse pluie, songeai-je. Mais je me -gardai bien d’exprimer cette exclamation, car, -à tout prendre, je ne suis pas vaudevilliste et le -commis voyageur d’autrefois qu’on prétend que -je suis…</p> - -<p>Ma voisine poursuivait d’une voix de plus en -plus prenante :</p> - -<p>— Bien qu’il ne fallût que dix minutes à -peine pour me rendre chez mon amie, le chemin -me paraissait bien long, et surtout bien -désert… Vous savez ce que c’est, n’est-ce pas, -que les « <span lang="en" xml:lang="en">roads</span> » anglais ?… D’un côté de celui-là, -un grand parc, avec d’immenses arbres noirs ; -de l’autre, des villas dans leurs jardins noyés de -silence et de nuit. De-ci, de-là, une voie latérale, -conduisant au village. Tout cela, bien tranquille, -trop, même, car il y avait alors la terreur des -« Hooligans » et j’en avais entendu parler dans -le train… Je me presse… je vais… je vais… Bien -que je ne sois pas peureuse, j’avais tout de même -de petits frissons… La villa de ma vieille amie -était une des petites, la deuxième, à gauche, -passé l’église catholique… je ne sais si vous la -voyez d’ici ?… Et je me presse encore, sur le -chemin interminablement désert. Voilà enfin -l’église catholique, mon point de repère… Je -suis arrivée… La première villa est éclairée, -mais point la seconde… Je sonne pourtant… -Rien… Je sonne encore, je sonne longtemps… -Rien toujours. J’essaie d’ouvrir la grille. Impossible ! -Je me suis peut-être trompée, et sans -doute que la maison de ma vieille amie est la -troisième, car je me rappelle que la première est -le presbytère… Je sonne à la troisième. Une -petite bonne blonde, toute fanfreluchée de blanche -lingerie vient m’ouvrir.</p> - -<p>— Mrs Anden ?</p> - -<p>— Ce n’est pas ici…</p> - -<p>— Pas ici !… Mais je n’y comprends rien… -J’ai sonné à côté et personne ne m’a répondu !</p> - -<p>Un monsieur que je n’avais pas vu encore, -intervenait :</p> - -<p>— C’est que la bonne couche en haut, et -qu’elle est déjà couchée… Mais entrez donc, -madame, je vais voir…</p> - -<p>Je m’excuse et j’entre… Que pouvais-je -faire ?</p> - -<p>La maîtresse de la maison m’installe au coin -du feu, tandis que son mari est parti, et essaie -de se faire entendre de la villa voisine. Un salon -anglais coquet, confortable, très clair, un bon -feu dans la cheminée, un chat qui ronronne -devant, une femme accueillante et gaie qui rit et -me console de ma mésaventure…</p> - -<p>Le mari rentre.</p> - -<p>— Rien, non plus… dit-il… Ces dames sont -peut-être en voyage ?…</p> - -<p>— Non… puisqu’elles m’attendent…</p> - -<p>— C’est singulier !… Je vais aller demander -au prêtre catholique s’il les a vues aujourd’hui.</p> - -<p>Et il sort à nouveau… La dame m’offre alors -de me réconforter ; elle m’offre de tout, du jambon, -du whisky, du cacao… Et je m’indigne -contre ma vieille amie qui me met dans une -position ridicule et fausse, d’être prise pour une -aventurière.</p> - -<p>Le mari revient une seconde fois… Le prêtre -n’a pas vu les dames dans la journée. Mais il -sait que la femme de chambre a porté des fleurs -à l’église pour la fête du lendemain.</p> - -<p>— Je ne vois qu’une chose à faire, me dit la -dame… Acceptez un lit chez nous pour cette nuit.</p> - -<p>Confuse, et, en même temps, touchée de cette -hospitalité spontanée, si simplement offerte, je -murmure :</p> - -<p>— Mais, madame, vous ne savez même pas qui -je suis… Je pourrais être une voleuse !</p> - -<p>— Nous n’avons pas peur !… répond la femme.</p> - -<p>Et elle ajoute :</p> - -<p>— On n’a pas besoin de savoir le nom d’une -personne dans l’embarras et dans la peine. Il -suffit de savoir qu’elle est dans la peine, pour -être juste envers elle !</p> - -<p>— Allons, dis-je, j’accepte. C’est un véritable -conte de Noël en action !</p> - -<p>Et ma voisine, s’étant tue quelques secondes, -me dit :</p> - -<p>— Oui, monsieur, j’aime les Anglais, parce -qu’il me semble que leur justice, en tant qu’individus, -va aux humbles, aux petits. Ils n’aiment -pas voir la souffrance. Et les tribunaux -anglais sont admirables en ceci, que les bêtes y -ont <i>droit</i> à une justice. Les oiseaux sont respectés -comme les personnes ; on entoure de soins les -vieux arbres, aussi pieusement que s’ils étaient -des vieillards qui ont travaillé au bien du pays. -Alors, pourquoi me jette-t-on à la face cette -insulte dérisoire : « Anglaise !… va donc, hé !… -Anglaise ! » quand il m’arrive de plaindre un -pauvre cheval qu’on roue de coups, ou un chien -abandonné, qu’on bat sans raison, dans la rue ?… -Pourquoi ?</p> - -<p>— Nous sommes ainsi, répliquai-je. On vous -traite d’Anglaise, aujourd’hui. Hier, on vous eût -traitée d’Allemande… Demain, on vous traitera, -peut-être, d’Espagnole ou de Chinoise… Cela satisfait -notre orgueil national, et c’est sans aucune -importance. Anglaise, Allemande, Espagnole, -Italienne, Chilienne, Chinoise ou Française, -vous êtes une femme délicieuse… adorable…</p> - -<p>Mais ma voisine s’était levée, et gaiement :</p> - -<p>— Que faut-il que je dise, de votre part, à -mes bêtes ?…</p> - -<p>— Que vous êtes une femme exquise… divine… -divinement exquise…</p> - -<p>Un rire… Et elle était partie !…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch8">Il est sourd !</h2> - - -<p>J’ai revu ma voisine. Et, maintenant, je la vois -presque tous les jours.</p> - -<p>Décidément, elle est encore plus charmante et -meilleure que je le pensais, lors de notre première -entrevue. Extrêmement gaie, nullement prude, -comme les femmes honnêtes foncièrement, d’une -intelligence très vive et très souple, d’un esprit -très libre, affranchi de tous les préjugés, de toutes -les superstitions qui déshonorent, habituellement, -le cerveau de la femme, d’une spontanéité de -sensations remarquable, amoureuse de la vie -sous toutes ses formes, même les plus décriées, -philosophe et artiste, j’ai rarement, ou plutôt, -je n’ai pas encore rencontré un être humain, -surtout un être de son sexe, avec qui l’on se -sentît si vite, si complètement en confiance, avec -qui l’on se trouvât tout de suite de plain-pied. -J’ai beau l’observer — car je ne voudrais pas -être dupe d’elle et de moi — il me semble bien -qu’elle n’a aucune de ces petites traîtrises, des -coquetteries basses, des sentimentalités absurdes -de la femme. Véritablement, je crois qu’elle -possède un cœur robuste, simple, loyal et fidèle, -comme un homme. Son amour des bêtes qui, -chez beaucoup de femmes, vous dégoûterait et -des femmes et des bêtes, est un amour raisonné, -presque scientifique. Il n’est pas du tout anthropomorphe. -Il fait partie, à son plan, de ce culte -général, mais parfaitement individualiste, par -quoi elle aime, par quoi elle célèbre toute la vie.</p> - -<p>Il faut se défier des impressions qui nous -viennent des femmes, surtout quand elles sont -jolies comme l’est ma jolie voisine. Nous les -jugeons ordinairement avec notre désir de mâle -qui se plaît à les surnaturaliser, à leur attribuer -toutes sortes de qualités supérieures, qu’en réalité -elles n’ont point, ce qui est stupide et inharmonieux, -car elles en ont d’autres qui devraient -pleinement nous suffire. Dans l’amitié qui pousse -un homme vers une femme, il y a toujours autre -chose que de l’amitié pure. La nature qui sait ce -qu’elle fait et qui n’a souci que de vie, de toujours -plus de vie, a voulu que nous fussions -bêtes devant la femme, comme une dévote devant -un Dieu de miracle, et que, en dépit de nous-mêmes, -nous nous destinions à être les dupes -éternelles de ce besoin obscur et farouche de -création qui gonfle et mêle à travers l’univers, -tous les germes, toutes les vivantes cellules de la -matière animée.</p> - -<p>Et même, à ce propos, je voudrais bien savoir -quelle conception ma voisine se fait de l’amour, -si elle répudie toutes les folies mystiques, toutes -les sottises et tous les crimes sentimentaux par -quoi les religions, les poésies, les littératures de -tous temps et de tous les pays, ont dégradé et -sali ce grand acte joyeux et terrible de la Vie… -Je n’ai pas encore osé lui poser, à ce sujet, la -moindre question. J’ai craint une désillusion, -d’abord, et ensuite qu’elle ne vît là une ruse -sournoise du désir, un moyen détourné de galanterie -grossière. Et j’ambitionne que nos relations -soient pures de tous mensonges, de toutes vulgaires -actions.</p> - -<p>Naturellement, comme il faut bien se connaître, -je lui raconte mes histoires, elle me dit les -siennes, sans réticences ; du moins, j’aime à le -penser.</p> - -<p>Aujourd’hui, elle m’a parlé de son enfance et -de sa première jeunesse. Elle a été élevée en un -couvent du Sacré-Cœur, dans une ville morte et -silencieuse de la province normande. Chose -curieuse et rare, cette éducation oppressive n’a -jamais rien pu contre la franchise et la sincérité -de sa nature. Elle affirme même qu’elle est sortie -du couvent plus irrespectueuse, moins croyante -qu’elle y était entrée. D’ailleurs, elle ne tire de -ce phénomène aucune vanité, en faveur de son -intelligence. La gaieté — son inaltérable gaieté — avec -ce qu’elle comporte d’insouciance dans -le présent et d’espoir dans l’avenir, a tout fait. -Cette gaieté joyeuse et forte fut l’antiseptique -qui la préserva de tous les mensonges avec lesquels -on pétrit, dans ces maisons-là, l’âme des -jeunes filles. L’année qui suivit sa sortie du -couvent, il lui arriva de grands malheurs.</p> - -<p>Ses parents perdirent leur fortune et elle perdit, -peu après, ses parents. Habituée au luxe et -à l’affection, elle se trouva, tout d’un coup, seule -et sans ressources. Désormais, il lui fallait travailler -pour vivre. Cette perspective, elle -l’envisagea sans terreur, car elle pouvait utiliser -quantité de petits agréments, de petits talents -où elle excellait : la broderie, la couture, la -peinture, la musique. Et qui l’empêcherait de -donner aux autres des leçons de n’importe quoi : -d’histoire ou de danse, d’anglais ou de tapisserie ?… -Après avoir vainement cherché, çà et là, -un peu de travail chez d’anciens amis de sa -famille, à Paris dans les magasins, elle résolut -de s’adresser aux Bonnes Sœurs, aux si Bonnes -Sœurs qui l’avaient élevée.</p> - -<p>— Elles connaissent tant de monde, se disait-elle, -elles ont une clientèle si étendue et si riche, -de si puissantes influences, partout… qu’elles me -trouveront immédiatement ce que je cherche et -ce qu’il me faut… C’est évident !</p> - -<p>Sur la recommandation de son ancienne -préfète des Études, elle se présenta, un matin, -au Sacré-Cœur de la rue de Varennes, certaine -du succès et prête à accepter n’importe quel joli -et honnête travail qu’on lui proposerait… Et -voici la scène que ma voisine raconte et mime -avec un esprit malicieux et souriant…</p> - -<p>Elle arrive au couvent. Une religieuse, pas -trop vieille, pas trop laide, très aimable de -manières, très onctueuse de gestes, la figure -molle et grasse, les lèvres humides de saintes -paroles, la reçoit avec empressement, avec -effusion même.</p> - -<p>— Cette chère enfant !… lui dit-elle, quand -la jeune fille eut terminé son récit… Mais c’est -une joie… Mais c’est un devoir pour nous de -vous soutenir, de vous défendre, de vous -sauver…</p> - -<p>Elle lui prend les mains, les caresse, les tripote -dans ses mains potelées et un peu moites…</p> - -<p>— Pauvre cher cœur !… Il y a tant d’embûches -dans le monde, quand on n’est pas riche… Le -diable guette si habilement, sous toutes les formes -de la tentation et du péché, l’âme ignorante et -candide d’une jeune fille !… Mais nous sommes -là, heureusement…</p> - -<p>Et, sans entrer dans des détails plus précis, -elle s’informe :</p> - -<p>— Avez-vous un directeur ? Êtes-vous Enfant -de Marie ?… Pratiquez-vous bien vos devoirs -religieux ?…</p> - -<p>Ma voisine ruse, élude toutes ces questions -qui la gênent et qui vont se multipliant et -s’enhardissant jusqu’à violer sa pudeur intime… -Alors, la bonne mère hoche la tête, très triste, -et soupire. Sa voix se fait moins douce… ses -lèvres se dessèchent.</p> - -<p>— Ah ! dit-elle, je vois que vous avez oublié -la Sainte-Vierge, mon enfant… et le divin cœur -de Jésus… C’est très… très fâcheux… Vous -comprenez… dans ces conditions, cela devient -difficile… plus difficile… car nous avons, devant -Dieu, des responsabilités… Voyons… avez-vous -entendu le dernier sermon du Révérend Père -du Lac ?</p> - -<p>— Hélas ! non, ma mère !…</p> - -<p>— Non !… s’écrie la religieuse, scandalisée, -qui joint ses deux mains comme pour une prière -d’exorciste… Mais c’est très mal… très mal… Et -quel dommage pour vous !… Le Père a été si -éloquent, si admirable ! Il a prouvé, d’une -manière si claire, qu’il vaut mieux mourir de -faim plutôt que de commettre un péché mortel ! -Ah ! comme je souffre que vous n’ayez pas -entendu ce magnifique sermon !</p> - -<p>Incapable de tenir plus longtemps son sérieux, -la jeune fille demanda ironiquement :</p> - -<p>— Est-ce qu’il était à jeun, cet admirable -Père, quand il a dit qu’il valait mieux mourir -de faim ?</p> - -<p>Le visage de la chère Mère prend une expression -sévère, et, repoussant les mains qu’elle caressait, -elle se lève, toute droite, un pli au front :</p> - -<p>— Vous êtes bien gaie, grince-t-elle, pour une -personne dans votre position.</p> - -<p>Puis, glacialement :</p> - -<p>— Enfin… je verrai… je réfléchirai… Nous -prierons pour vous… Revenez dans une semaine.</p> - -<p>Et elle la congédie…</p> - -<p>Ma voisine n’était pas très fière de cet accueil… -Mais, une fois dans la rue, parmi le mouvement -et la vie, elle oublie l’inutilité de sa démarche -et ce que cela va lui valoir de surcroît de misère. -Et elle se met à rire, si longtemps et si fort, -que les passants se retournent et pensent, sans -doute, qu’elle est folle…</p> - -<p>Le travail ne venant toujours pas, elle retourne, -la semaine écoulée, au couvent… La Mère lui dit :</p> - -<p>— Je n’ai rien… Nous n’avons rien… Allez -voir le Révérend Père X… il connaît beaucoup -de monde… et il est si bon, si bon, au confessionnal !…</p> - -<p>La jeune fille fait la grimace. Elle est venue -chercher du travail, pas un confesseur… Pourtant, -elle se décide à descendre au parloir, et -conte sa petite affaire au Révérend Père X…</p> - -<p>— Ah ! ah ! lui dit cet homme pieux… C’est -fort touchant… Mais la peinture, mon enfant, -voilà une chose bien aléatoire… Quant à la broderie, -je n’ai pas ça… non, non… en vérité, je -n’ai pas ça ! Mais, par exemple, peut-être pourrais-je -vous trouver un mari… un bon mari… -assez riche et très pieux… et bien pensant…</p> - -<p>Elle remercie le Jésuite, et déclare qu’elle ne -veut tenir un mari que d’elle-même. Et, comme -il la reconduit :</p> - -<p>— Vous avez tort, mon enfant… absolument -tort… Vous êtes une jolie personne… Et un mari, -c’est toujours un mari…</p> - -<p>Et les jours passent… passent… Elle n’a pas -de commandes de peinture, ni de broderies à -faire, ni de copies, ni de leçons, ni rien… Ses -derniers sous s’épuisent. Elle a dû vendre ce qui -lui restait de petits bijoux… Va-t-elle donc en -être réduite à la mendicité ?… Mais sa gaieté la -soutient toujours, sa gaieté dissipe toutes les -terribles images, tous les cauchemars de la -détresse… Rentrée dans sa chambre d’hôtel meublé, -elle chante pour ne pas écouter les voix de -malheur qui lui disent : « Dans quelques jours, -tu seras morte de faim ! » Et puis, elle calcule, -en soi-même : « Si tout le monde me repousse… -je suis jeune… je suis jolie… j’ai un ardent -besoin de vivre… Je me vendrai comme j’ai -vendu mes bijoux… Tant pis pour les bonnes -Sœurs et les si bons Pères jésuites, qui l’auront -ainsi voulu ! »</p> - -<p>Pourtant, une troisième fois, elle retourne au -couvent… La sainte Mère lui offre généreusement -un scapulaire, quantité de médailles bénites, et -un chapelet… un chapelet, si commode, si petit -« qu’on peut très facilement s’en servir en -omnibus »…</p> - -<p>Et cette troisième visite est suivie d’une -quatrième, laquelle fut illustrée de la conversation -suivante :</p> - -<p>— Comme vous êtes pâle, chère enfant !</p> - -<p>— C’est que j’ai grand’faim, ma Mère !</p> - -<p>— Je suis sûre que vous n’avez pas fait vos -devoirs religieux, ces jours-ci ?</p> - -<p>— Hélas ! non, ma Mère…</p> - -<p>— Eh bien ! tenez, cela tombe à merveille, mon -enfant…</p> - -<p>— Vous m’ayez trouvé une position, ma Mère ?</p> - -<p>— Il y a justement, ici, mon enfant, un bon -Père dominicain… un si bon Père dominicain !… -Je vais lui demander de vous entendre…</p> - -<p>— J’aimerais mieux un peu de travail, ma -Mère, si peu de travail que ce soit…</p> - -<p>— Sans doute… sans doute… Mais profitez -de l’occasion… Elle ne se retrouvera peut-être -plus jamais… C’est un si bon Père dominicain… -Et puis… vous pourrez tout lui dire… tout… -tout… Il est sourd !…</p> - -<p>Et ma jolie voisine termine ainsi son récit :</p> - -<p>— Vous pensez que je ne retournai jamais -plus dans ce maudit couvent. Deux ans après, -j’étais mariée. Or, le jour de mon mariage, je -reçus de la Révérende Mère une lettre qui commençait -ainsi : « Ma chère petite protégée… »</p> - -<p>Et longtemps, elle rit, comme chante un -oiseau sous les branches…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch9">La peur de l’âne.</h2> - - -<p>L’autre jour, un homme conduisant un âne -par la bride descendait les Champs-Élysées, à -l’heure élégante. L’âne était tout petit, très -svelte et joli. Il avait des jambes fines et nerveuses -comme celles des chevreuils, des yeux -expressifs, spirituels, enjoués et d’une telle -douceur que je voudrais en voir de pareils aux -visages des humains. Sa robe, lavée, peignée, -lustrée, était gris-rose, et une raie d’un noir de -velours brillant lui courait, comme un ruban, -sur le dos… Je les rencontrai, l’âne et l’homme, -juste en face de la grande trouée que forment -les nouveaux Palais. A cet endroit, l’avenue est -toujours fort encombrée par les voitures, et la -circulation des piétons très difficile, surtout à -cause des braves sergents de ville à qui est -dévolu ce privilège de rendre impossible toute -espèce de circulation dans Paris… Ce jour-là, -l’encombrement était extrême, et, de plus, le -pavé de bois, glissant, glissant… Le petit âne marchait -péniblement, en rechignant, au milieu des -voitures et des promeneurs, obligé qu’il était de se -garer, à tout instant, des unes et des autres… Et -il glissait sur ses sabots mal ferrés… En dépit de -son agilité, il manquait de tomber à chaque pas.</p> - -<p>— Allons ! fais donc attention ! dit l’homme, -qui lui parlait comme à une personne, mais très -doucement, presque en camarade… Tu ne tiens -pas debout !… On va se moquer de toi, bien -sûr… Tu as l’air d’un petit âne pochard !…</p> - -<p>L’âne secoua ses oreilles, qu’il avait très longues, -pour exprimer un mécontentement, et -une protestation… Et il regarda son maître et -son regard sembla dire :</p> - -<p>— Pourquoi aussi me conduis-tu dans cette -avenue fourmillante et bruyante que tu sais -dangereuse aux petits ânes ? Et pourquoi mes -fers ne tiennent-ils pas le pavé ? C’est de ta -faute. Tu aurais mieux fait de prendre par le -détour des rues… D’ailleurs, j’ignore où tu me -conduis, et j’aime savoir ce que je fais…</p> - -<p>— Allons !… ne bavarde pas… et viens !… -Pour un petit âne souple et léger comme tu es, -descendre les Champs-Élysées, ce n’est pas une -affaire… Et puis cette avenue est très chic… -J’ai voulu que tu voies le beau monde !…</p> - -<p>Le petit âne examina toute cette foule brillante -et parée qui passait, dans tous les sens, auprès de -lui. Il secoua, d’un mouvement plus impatient, -ses longues oreilles, et il sembla dire à l’homme :</p> - -<p>— Je ne le trouve pas beau, moi, ce -monde-là !… J’aime mieux les gens de mon village… -et surtout j’aime mieux les beaux talus -des routes, et les belles prairies, où je broute -les herbes fraîches… Et puis, je t’assure que ce -pavé glisse… glisse…</p> - -<p>— Allons ! ne fais pas l’entêté… et viens !</p> - -<p>Mais l’âne s’était subitement arrêté, les -oreilles tombantes, la queue agitée…</p> - -<p>— Viens donc !…</p> - -<p>Comme l’âne ne venait pas, l’homme le tira -par la bride d’une secousse légère.</p> - -<p>— Sacré petit bougre !… jura-t-il… Voilà -encore que tu vas faire tes farces !</p> - -<p>Et il imprima à la bride une secousse plus forte.</p> - -<p>L’âne écarta un peu les jambes de façon à se -bien caler sur le pavé, allongea le col, et, la -tête oblique, les oreilles tout à fait baissées, le -regard malicieux, il resta immobile. Et il semblait, -oui, ma foi, il semblait dire :</p> - -<p>— Tu peux tirer la bride, et encore tirer la -bride… Je ne veux plus rien savoir !… Et je ne -consentirai à marcher que lorsqu’il n’y aura plus -personne dans l’avenue et que le pavé ne sera -plus glissant !…</p> - -<p>Quelques promeneurs s’étaient arrêtés. Malgré -les voitures, une foule, bientôt, se forma autour -de l’homme et de l’âne. L’homme était humilié, -l’âne était ironique… Et la foule s’amusait de -l’âne et de l’homme…</p> - -<p>— Ah ! nom d’un chien ! cria l’homme… je te -dis que tu vas marcher !…</p> - -<p>Il allait peut-être le battre, quand l’âne, brusquement, -fléchit le genou et se laissa tomber, -comme un petit âne mort sur le pavé… La foule -applaudit… Quelques voix crièrent :</p> - -<p>— Bravo, l’âne ! bravo, le petit âne !…</p> - -<p>L’homme comprit qu’il ne tirerait rien de son -petit âne par la violence. Il se mit à lui dire des -paroles gentilles, le caressa sur l’échine, sur le -col… lui souleva la tête :</p> - -<p>— Allons, petit âne… relève-toi… Ne sois pas -méchant… C’est très vilain, ce que tu fais là… -Et tu me mets dans une situation déplorable… -Tu vois… à cause de ton entêtement, tout le -monde se moque de moi, à présent… Tu me -rends ridicule, moi qui ne t’ai jamais battu… -Relève-toi tout seul, comme un petit homme… -voyons ! je t’en prie !</p> - -<p>L’âne était étendu tout de son long, le col -allongé, les jambes droites, confortablement, -comme sur une bonne litière. A chaque objurgation -de son maître, il faisait de menus mouvements -de tête, et des regards malins passaient -entre ses paupières mi-fermées, et tout cela -voulait dire clairement ceci :</p> - -<p>— Non… je ne me relèverai pas… Je suis -bien mieux ainsi, et c’est toi qui l’as voulu, -après tout… Pourquoi me relèverais-je ? puisque -je ne peux pas marcher sur ce maudit pavé, pire -que du verglas… Dieu ! que tous ces gens sont -laids et ridicules qui me regardent !… Mais je -suis heureux de les voir tels, car ils renforcent -mon mépris pour les hommes et pour leurs -curiosités stupides… J’attendrai donc ici, avec -tranquillité, que tu sois raisonnable et que les -choses aient changé…</p> - -<p>La foule devenait de plus en plus amusée. -Elle prenait parti pour le petit âne contre -l’homme, car c’était, exceptionnellement, une -bonne foule, qu’animait l’esprit de justice… Et -cela enrageait un peu l’homme, et cela le blessait -dans son lourd amour-propre d’homme, -vaincu par l’esprit d’une petite bête…</p> - -<p>Il se pencha sur l’âne, essaya de le prendre à -bras-le-corps, de le soulever, de le remettre sur -ses jambes. Mais l’âne opposait une inertie -incoercible à tous les efforts de l’homme. L’âne -était, dans les maladroites étreintes de l’homme, -aussi mol et fuyant, aussi inconsistant qu’un -chiffon ou qu’une poignée d’étoupe… Dès qu’il -se sentait un peu soulevé de terre, alors, tous -les muscles détendus, toutes les articulations -désunies, tous les membres ballants, il se laissait -retomber comme une masse, comme un paquet -de matière inerte… aux applaudissements de la -bonne foule, qui clamait :</p> - -<p>— Bravo, l’âne !… Bravo, le petit âne !</p> - -<p>Haletant, suant, rouge de fatigue et de honte, -vingt fois l’homme s’acharna. Et vingt fois l’âne -s’échappa des bras de l’homme. Dès que -l’homme, après un violent effort, était parvenu -à lui faire toucher terre du bout de ses sabots, -les sabots aussitôt se dérobaient… Et, les -genoux fléchissants, l’âne se recouchait sur -le pavé… avec une lueur ironique dans les -yeux…</p> - -<p>La foule, de plus en plus intéressée, s’enthousiasma :</p> - -<p>— Bravo, l’âne !… Bravo, le petit âne !</p> - -<p>Mais l’homme, criblé de lazzi et de quolibets, -ne s’avoua pas vaincu.</p> - -<p>— Écoute, fit-il au petit âne !… Écoute bien -ce que je vais te dire… Si, dans une minute, -tu ne t’es relevé tout seul, car je n’en puis plus -et mes bras sont rompus, et si tu ne reprends -pas gentiment ta promenade… eh bien… je vais -te conduire aussitôt… et te vendre au manège -des ânes vivants de l’avenue de Suffren.</p> - -<p>L’âne dressa les oreilles et souleva la tête.</p> - -<p>— Qu’est-ce que tu dis ?</p> - -<p>— Je dis, reprit l’homme… que si tu ne -m’obéis pas… dès ce soir, tu tourneras… tu -tourneras, comme un toton, sur la plate-forme -du manège de M. Helen…</p> - -<p>Alors, d’un coup de reins, l’âne, avec une -agilité surprenante, se mit debout sur ses quatre -petites jambes fines et nerveuses, et, d’un pied -sûr, il reprit sa marche à travers les voitures…</p> - -<p>— C’était pour rire !… dit-il à l’homme…</p> - -<p>Et, bientôt, tous les deux, l’âne et l’homme, -disparurent parmi la foule…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch10">Tableau parisien.</h2> - - -<p>C’était, il y a huit jours, sur le boulevard -Saint-Michel, en face du lycée Saint-Louis, vers -neuf heures du soir. Un lourd camion, chargé -de pierres de taille, gravissait la rampe, péniblement -tiré par cinq chevaux. A cet endroit, la -montée est rude et difficile. Sans doute aussi que -le camion, comme cela arrive à tous les camions, -était trop chargé, car les bêtes, épuisées d’efforts, -ruisselantes de sueur, s’arrêtèrent. Le charretier -cala les roues de la voiture et laissa, un instant, -souffler ses chevaux, dont les flancs battaient -d’un mouvement de respiration haletante.</p> - -<p>— Ah ! les rosses… Ah ! les carnes !… dit-il. -Voilà plus de dix fois qu’elles s’arrêtent.</p> - -<p>Il aurait pu les battre, mais il n’avait pas l’air -méchant. Il passa le fouet autour de son cou et -il ralluma sa pipe éteinte.</p> - -<p>Autour du camion arrêté, s’était formé un -petit attroupement de badauds qui regardaient -ils ne savaient trop quoi, et qui échangeaient -des observations ou des souvenirs, n’ayant, -d’ailleurs, aucun rapport avec ce qui se passait. -Ils parlaient de la campagne, de chevaux -emportés, de chiens enragés, de Sarah Bernhardt -et de l’Exposition.</p> - -<p>Lorsqu’il jugea que les chevaux s’étaient suffisamment -reposés, le charretier voulut les -remettre en marche. Mais leurs muscles s’étaient -raidis. En vain, sous l’excitation des coups de -fouet, les pauvres bêtes allongèrent le col, tendirent -leurs reins, arc-boutèrent au sol leurs -sabots. La voiture ne put démarrer.</p> - -<p>Une femme dit :</p> - -<p>— C’est trop lourd ! On n’a pas idée de charger -des chevaux comme ça !</p> - -<p>Un homme dit :</p> - -<p>— Ah bien !… Si cinq chevaux ne peuvent -tirer deux méchants blocs de pierre !… Ah ! -malheur !</p> - -<p>Un autre, qui était coiffé d’un large panama, -dit :</p> - -<p>— Encore de la pierre de taille !… Encore des -constructions !… Comment veut-on qu’il n’y ait -pas une crise terrible sur la propriété bâtie ?</p> - -<p>— C’est évident ! approuva un troisième monsieur, -c’est de la folie !</p> - -<p>— Nom de nom de nom !… jura le charretier.</p> - -<p>Et l’attroupement grossissait. Ce fut bientôt -une foule, une foule nerveuse, bavarde, composée -de tous les échantillons de l’humanité parisienne.</p> - -<p>Tout à coup, un jeune homme, très élégamment -vêtu, que suivait une bande d’amis, empoigna -le cheval de tête par la bride, en -déclarant :</p> - -<p>— Les chevaux… ça me connaît !… Vous allez -voir… Je vais bien les faire démarrer, moi !…</p> - -<p>Et d’une voix subitement furieuse :</p> - -<p>— Hue !… carcan…! cria-t-il.</p> - -<p>En même temps, levant sa canne, il en asséna -de violents coups sur la tête de la bête.</p> - -<p>— Hue donc !… Hue donc ! sale rosse !</p> - -<p>La bête recula, se cabra un peu, plus offensée, -je crois, de la sottise du jeune homme que des -coups de canne. Philosophe, le charretier laissait -faire, haussant les épaules, sa casquette complètement -renversée en arrière, sur la nuque.</p> - -<p>— Hue donc !… Hue donc !…</p> - -<p>Et le jeune homme frappait à tour de bras. Un -peu de sang coula d’une écorchure sur les -naseaux de l’animal, qui reculait toujours mollement, -ne se défendait pas, habitué qu’il était -aux coups, sans doute.</p> - -<p>La foule admirait l’audace du jeune homme, -l’encourageait et répétait avec lui :</p> - -<p>— Hue donc !… Hue donc !…</p> - -<p>Alors une femme interpella le jeune homme :</p> - -<p>— Je vous prie de cesser, monsieur, dit-elle. -Vous n’avez pas le droit de battre ainsi des -chevaux.</p> - -<p>— Pas le droit ? riposta-t-il. Ah ! elle est forte, -celle-là !… Pas le droit de battre des chevaux !… -Elle est bonne !…</p> - -<p>La femme s’obstina courageusement :</p> - -<p>— Non, monsieur, vous n’avez pas le droit. -C’est honteux, ce que vous faites.</p> - -<p>— Mêlez-vous de ce qui vous regarde, vous !… -Pas le droit ?</p> - -<p>En se tournant vers la foule :</p> - -<p>— En voilà une roulure !… s’exclama-t-il. -Continue de faire le trottoir, c’est ton affaire.</p> - -<p>Il y eut quelques rires parmi la foule, d’autant -que ces insultes s’accompagnaient, en guise de -ponctuation, de coups plus violents portés au -cheval.</p> - -<p>— Hue donc !… Hue donc !… clamait la foule -contre le cheval et contre la femme, qu’elle -réunissait dans le même mépris et dans la même -haine.</p> - -<p>La femme ne releva pas l’injure. Elle dit -simplement, fermement :</p> - -<p>— C’est bon ! je vais chercher les agents.</p> - -<p>— Hue !… Hue !…</p> - -<p>— Prends garde qu’ils ne t’emmènent à Saint-Lazare !…</p> - -<p>— Mademoiselle, écoutez-moi donc !…</p> - -<p>Et le charretier jurait toujours :</p> - -<p>— Nom de nom de nom !…</p> - -<p>Au bout de quelques minutes la femme revint -avec deux agents. L’affaire expliquée, en dépit -de la foule, qui donnait nettement raison au -jeune homme, ceux-ci lui donnèrent tort. Et, -après lui avoir demandé ses nom, prénoms, qualité -et domicile, ils dressèrent solennellement -procès-verbal.</p> - -<p>— Ça, par exemple !… maugréait le jeune -homme, si on n’a plus le droit de battre les chevaux, -maintenant !… Elle est forte !… Bientôt, -on ne pourra plus tuer les lapins. Et on a la -liberté !… Et on est en République ! Non… elle -est violente, celle-là !…</p> - -<p>Il invoqua tous les grands principes de liberté. -En vain. Après quoi, les deux agents firent circuler -la foule mécontente et qui protestait, elle -aussi…</p> - -<p>— Ah ! bien, vrai !… Pour un méchant -carcan !… Ç’aurait été un patriote, on ne ferait -pas tant de manières ! On a droit de battre les -patriotes… mais les chevaux !…</p> - -<p>Le jeune homme, avant d’obéir aux injonctions -de la police, cria, héroïquement, en agitant -son chapeau :</p> - -<p>— Vive la liberté !</p> - -<p>Un autre montra le poing au cheval :</p> - -<p>— Va donc, électeur de Millerand !…</p> - -<p>Et le charretier, sans qu’on sût exactement à -qui ou à quoi s’adressaient ses jurons, jura -encore :</p> - -<p>— Nom de nom de nom !</p> - -<p>Quant aux chevaux, immobiles, la tête basse, -la crinière brouillée, les jarrets meurtris, ils -semblaient très humiliés de se savoir inférieurs -à ce ramassis de sottes et féroces gens qu’était -cette foule… Ils se disaient mutuellement, avec -cette modestie qui les caractérise et les rend -ignorants de leur force et de leur beauté :</p> - -<p>— Si les hommes, rois de la nature, sont si -stupides et si laids, qu’est-ce que nous devons -être, nous autres, pauvres chevaux !…</p> - -<p>Le jeune homme, suivi de ses amis, auxquels -s’étaient joints quelques admirateurs spontanés, -descendit triomphalement le boulevard. Puis, il -s’arrêta à la terrasse d’un café. Il était fort -excité, et des éloquences révolutionnaires bouillonnaient -dans son âme.</p> - -<p>— Ainsi, s’écria-t-il, nous sommes dans un -pays de liberté. Et je n’ai pas le droit de faire ce -qui me plaît !… Battre les bêtes, si c’est mon -plaisir… et pisser où il me convient… C’est -monstrueux !… Toujours des restrictions et des -entraves au développement des besoins humains ! -Eh bien, moi, je n’appelle pas ça de la liberté. -La liberté, c’est d’écraser les chiens, battre les -chevaux, et pisser partout où l’on veut. Voilà ce -que c’est que la liberté.</p> - -<p>— Bravo ! bravo ! bravo !…</p> - -<p>— Si j’étais roi de France, ou empereur, ou -Président de la République française, je rendrais -un décret ainsi conçu : « Article premier. — Il -est permis de pisser partout, partout où l’on -veut ».</p> - -<p>— C’est cela, où l’on veut, où l’on veut, répétèrent -les amis.</p> - -<p>Le jeune homme reprit :</p> - -<p>— Et il n’y aurait que cet article, dans le décret, -car il comporte toutes les autres libertés. Voilà -comment j’entends la liberté.</p> - -<p>Et, au milieu des acclamations enthousiastes, -il commanda des bocks.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch11">Les Mémoires de mon ami</h2> - - -<p>Mon ami Charles L… est mort, la semaine -dernière. Quand je dis que Charles L… fut mon -ami, c’est beaucoup dire. Notre amitié consistait -surtout à ne nous voir jamais, ou si rarement ! -Tous les cinq ou six ans, nous nous rencontrions, -par hasard, dans une rue, et toujours pressés, -toujours courant, nous causions cinq minutes, à -peine.</p> - -<p>— Ah ! c’est toi !</p> - -<p>— Quel bon vent ?</p> - -<p>— On ne se voit jamais !</p> - -<p>— Que veux-tu ? C’est la vie !</p> - -<p>— Il faudrait pourtant se voir un peu, que -diable !</p> - -<p>— Certainement !</p> - -<p>— De vieux amis comme nous, c’est dégoûtant !</p> - -<p>— Alors, à bientôt, n’est-ce pas ?</p> - -<p>— A bientôt !</p> - -<p>Et nous en avions pour cinq autres années à -attendre le nouveau hasard d’une nouvelle rencontre !</p> - -<p>— Ah ! c’est toi ?</p> - -<p>— Quel plaisir de se revoir, hein ?</p> - -<p>— Ne m’en parle pas !… Et qu’est-ce que tu fais ?</p> - -<p>— Toujours la même chose !… Et toi ?</p> - -<p>— Moi aussi !… Il faudrait pourtant se voir -un peu !</p> - -<p>— Ça oui, par exemple !</p> - -<p>— Un de ces jours, hein ?</p> - -<p>— C’est ça ! Un de ces jours, mon vieux !</p> - -<p>— Alors, à un de ces jours !…</p> - -<p>— Ah ! nous en avons des choses à nous dire ! -Crois-tu ?</p> - -<p>— Depuis le temps !… à un de ces jours !</p> - -<p>Et nous étions aussi ignorants, aussi ignorés -l’un de l’autre que si nous vivions, lui au fond -de l’Australie, moi dans les glaces de la Laponie.</p> - -<p>Tout ce que je savais de lui, du moins, tout ce -que je soupçonnais de lui, c’est qu’il était un de -ces braves gens comme il s’en trouve tant dans -la vie, un de ces braves gens dont il n’y a pas -grand’chose à dire, sinon que ce sont des braves -gens ! Et je n’en dirais rien, aujourd’hui, si sa -veuve n’était venue me voir, hier. Je ne la connaissais -pas. C’était une petite bonne femme, -sèche et pointue, avec des bandeaux gris, et une -bouche si mince que, lorsqu’elle la fermait, on -ne pouvait distinguer à première vue le trait des -lèvres.</p> - -<p>— Ah ! monsieur, me dit-elle, c’est un grand -malheur pour moi, je vous assure !</p> - -<p>Sa voix blanche, sans timbre, sans accent, -m’étonna.</p> - -<p>— Quand on a vécu si longtemps ensemble, -continua-t-elle… une séparation si brusque… on -a de la peine à s’y faire !</p> - -<p>— Je vous crois, madame, et je vous plains -infiniment.</p> - -<p>Je la priai de s’asseoir. Elle ouvrit son châle, -et j’aperçus un gros paquet, entouré de papier -prune, qu’elle portait sous son bras…</p> - -<p>— C’est un manuscrit, fit-elle en le posant sur -ses genoux…</p> - -<p>Elle ne vit pas, sans doute, l’expression de terreur -qui se peignit sur mon visage, à ce seul -nom de manuscrit, car elle poursuivit :</p> - -<p>— Je l’ai trouvé dans un tiroir, ce matin… -Lui aussi, monsieur, il écrivait !… Il écrivait ses -mémoires !… J’aurais pensé à tout de sa part, -excepté à cela… Il n’avait pas l’air de quelqu’un -qui écrit des livres, bien sûr !… Car, enfin, -vous qui le connaissiez beaucoup, qui étiez son -meilleur ami, vous devez savoir qu’il n’était pas -fort, le pauvre homme !…</p> - -<p>Je m’inclinai avec un geste vague, qui pouvait -être aussi bien un geste d’acquiescement -qu’un geste de protestation.</p> - -<p>— Ah ! ce qu’il en a commis des bêtises, dans -sa vie, non par méchanceté — il n’était pas -méchant pour deux sous, — mais parce qu’il -n’avait pas de jugement… pas d’intelligence !… -C’était… enfin… quoi, c’était rien du tout !</p> - -<p>Et elle soupira :</p> - -<p>— Ah ! je n’ai pas toujours été heureuse avec lui.</p> - -<p>Je craignis une scène d’attendrissement, des -confidences que je n’étais pas en humeur -d’écouter… Et, vivement, je ramenai à son point -de départ la conversation qui menaçait de -s’égarer dans les sombres maquis du sentiment.</p> - -<p>— Enfin, demandai-je, que voulez-vous de -moi ?… Et pourquoi m’apporter ce manuscrit ?…</p> - -<p>— Je voudrais, répondit-elle, que vous le -lisiez… Mon Dieu ! je me doute bien que ce n’est -guère intéressant… Si c’est sa vie qu’il raconte, -là-dedans, ça ne doit pas être drôle, drôle !… -Pourtant, on ne sait jamais !… Et puis, il m’a -dit bien des fois que vous étiez son meilleur ami. -Il avait en vous une confiance infinie… il avait, -pour vous… une admiration sans bornes !…</p> - -<p>— Il était bien bon !… maugréai-je…</p> - -<p>— Et si, par hasard, vous jugiez que cela -puisse être publié… Dame, après tout !… Dans -la position où je suis, ça ne serait pas une mauvaise -chose… On m’a raconté qu’il y avait des -livres qui rapportaient des mille et des cents !…</p> - -<p>Et, se levant à demi, elle déposa le manuscrit -sur ma table.</p> - -<p>— Je suis très flatté, madame, de la confiance -que voulut bien me marquer votre mari… Mais -vous savez combien on a peu de temps à soi, -dans la vie… Pourquoi ne liriez-vous pas ce -manuscrit vous-même ?</p> - -<p>La veuve hocha la tête et tristement elle -répliqua :</p> - -<p>— C’est que moi, voyez-vous, je n’ai pas beaucoup -de critique… Et puis, il faut tout vous -dire, jamais je n’ai pu me faire à son écriture !…</p> - -<p>Il y eut un court silence, durant lequel la -veuve caressa d’une main embarrassée et timide -les effilés de son châle, durant lequel je me -caressai le front avec le manche d’un grand -coupe-papier…</p> - -<p>— Je me souviens bien, dis-je, gêné moi-même -par ce silence… Votre mari était caissier -dans une maison de commerce !…</p> - -<p>— Oui, monsieur !…</p> - -<p>— Est-ce que vous connaissiez ses goûts littéraires… -est-ce qu’il en parlait devant vous ?</p> - -<p>— Il ne parlait jamais de rien devant moi !… -Il ne parlait jamais !…</p> - -<p>— Ah !</p> - -<p>Nouveau silence.</p> - -<p>— Vous avez des enfants ?</p> - -<p>— Non, monsieur… Heureusement… dans la -position où je suis, qu’est-ce que j’en ferais ?… -J’ai déjà bien assez de ce manuscrit.</p> - -<p>Je ne crus mieux faire, pour me débarrasser -de cette lamentable veuve, que de la prier de -me laisser ce manuscrit. Je lui promis de le lire -et de lui en exprimer mon avis, un jour ou -l’autre.</p> - -<p>— Plutôt l’autre !… accentuai-je en la reconduisant…</p> - -<p>Quand je fus seul, j’eus un instant l’idée de -jeter aux ordures ce paquet importun. Pourtant, -je le débarrassai du papier goudronné qui le -recouvrait, et sur la première page, écrits à -l’encre rouge, j’aperçus ces deux mots : <i>Mes -mémoires</i>.</p> - -<p>Je retournai encore cette page et me mis à -lire… mais dès les premières phrases je demeurai -stupide… C’était tout simplement admirable… -Le reste de la journée, et toute la nuit, je les -passai dans la lecture frémissante, angoissante, -de ces pages que voici.</p> - -<hr /> - - -<p>Aujourd’hui, je me suis regardé, par hasard, -dans une glace. Il y a longtemps que cela ne -m’était arrivé, car je fuis tous les miroirs, toutes -les surfaces polies et reflétantes où je pourrais, -tout d’un coup, me trouver en face de moi-même, -car, toujours, j’évite de me voir. Parmi -tous les spectacles, le spectacle de ma propre -personne est celui qui me dégoûte le plus.</p> - -<p>Aujourd’hui, par hasard, je me suis regardé -dans une glace. C’était dans la rue, au détour -d’une rue, devant une vitrine de magasin… Et -je me suis rencontré avec moi-même, je me suis -croisé avec moi-même, comme on se rencontre -et comme on se croise avec un inconnu !</p> - -<p>Ah ! le pauvre visage !… Et qu’il me désole !… -Aucun néant, aucune mort, aucune cendre, ne -peuvent donner l’idée du pauvre visage que je suis !</p> - -<p>Ma peau est jaune, de ce jaune étiolé, de ce -jaune malsain, de ce jaune malade qu’ont les -plantes enfermées. Pourtant, mes pommettes -conservent encore, ici et là, quelques zébrures -roses, d’un rose aqueux, ce qui prouve que si -faible, si délayé, si délayé qu’il soit, un peu de -sang circule en moi. Mes veines ne sont pas -encore tout à fait des tuyaux vides… Par -exemple, mes yeux sont morts ; aucune flamme -n’y parvient ; aucune lueur ne brille, aucun reflet -ne glisse sur leurs globes éteints… Ma bouche -est si mince, si desséchées sont mes lèvres qu’on -dirait que jamais aucune parole ne passa sur -elles, aucune parole d’amour, d’espérance ou de -haine. Elles sont muettes comme une source -tarie, ou plutôt elles sont pareilles à la margelle -d’un puits dans lequel il n’y eut jamais d’eau -fraîche, dans lequel il n’y eut jamais d’eau… -Mes doigts me font pitié, me font horreur. A -force de manier de l’or, de compter de l’or, de -peser de l’or, à force d’épingler des billets de -banque et de ranger des titres dans des coffres -de fer, mes doigts ressemblent à des griffes, à -des serres d’oiseau de proie, même lorsqu’ils -tiennent une fleur !… Et j’ai la face méfiante, le -dos courbé, l’allure à la fois indolente et crispée -d’un caissier !</p> - -<p>D’un caissier !</p> - -<p>Et c’est juste !… Quelle autre face, quel autre -dos, quelle autre allure pourrais-je avoir puisque, -depuis vingt-cinq ans, je suis celui, en effet, -qu’on nomme un caissier ? Puisque toute la -journée, toutes les journées de ces vingt-cinq -années, j’ai vu, par le rectangle grillagé d’un -guichet, j’ai vu se succéder les mêmes figures -arides, les mêmes figures grimaçantes et les -sales passions, et les ignobles désirs, et de la -vénalité, et du vol, et du crime, toutes les tares -bourgeoises et tout ce que contient d’égoïsme -féroce, de rapacité sournoise, de meurtre, de -charité et de lâcheté, l’âme du gros capitaliste -aussi bien que celle du petit rentier, et du -prêtre, et du soldat, et de l’artiste, et du savant, -et du pauvre — ah ! le pauvre servile ! — tout -cela éclairé des reflets sinistres de l’or que je -leur distribuai !… Et leurs mains, toutes leurs -mains !… Ah ! toutes leurs mains, ah ! l’horreur -de toutes leurs mains sur les petites tablettes -des guichets !</p> - -<p>Ma destinée aura été vraiment d’une exceptionnelle -ironie… Je puis le dire, moi seul qui -me connais, moi seul qui sais ce que je suis, -derrière mes lèvres vides et la peau morte de -mes yeux, je puis le dire, avec un sûr orgueil : -Jamais il n’exista un être humain aussi enthousiaste, -aussi passionné en toutes choses, aussi -véritablement et profondément vivant que je le -fus : mon esprit est un vaste réservoir de forces -créatrices, de justice et de beauté ! Il y avait, -il y a encore en moi un ardent foyer de pensées -violentes et de bouillonnants désirs… J’ai connu -toutes les audaces, et j’ai rêvé d’accomplir — et -j’ai accompli, toutes les grandes choses… Non -dans le rêve où tout se déforme, s’estompe en -nuées, se dilue en vapeurs, mais dans la vie !… -Personne ne fut plus que moi dans la vie, au -centre de la vie, personne ne fut plus contemporain -de soi-même, que moi !… Dans les lettres, -dans les arts, dans la science, dans la politique, -dans la révolution, j’ai participé à tout, et j’ai -reforgé le monde à la forge inextinguible de -mon cœur…</p> - -<p>Eh bien ! je suis ce phénomène inconcevable. -Je crois que jamais un homme ne se rencontra -aussi chétif, aussi effacé, aussi tremblant, aussi -silencieux que moi… Il n’y a pas, j’en suis sûr, -d’exemple d’un homme plus dénué que je le -suis de moyens physiques capables de donner -l’essor à tout ce qui se crée et fermente en lui, -de donner une forme extérieure à ses exaltations ! -J’ai été l’éternel prisonnier de moi-même, -malgré moi-même, et pas une minute je n’ai pu -me libérer de moi-même, me libérer de ma -bouche, de mes yeux, de mes doigts, de mon or -et de mon corps caissier !…</p> - -<p>Alors que je bouleverse l’univers, que je fais -passer à la refonte toutes les questions sociales, -que je crée d’immenses poèmes, d’immenses -philosophies, et des arts redoutables… un fauteuil -recouvert de moleskine, une table de -chêne, des livres, des registres, une clef, des -titres et de l’or et de grands coffres, et un petit -rouleau de papier buvard… voilà donc ce que je -suis, et dans quel milieu, et parmi quels objets, -je me meus !…</p> - -<p>Je suis semblable à ce bout de terre ingrate et -stérile, où pas un brin d’herbe, pas une fleur ne -poussent, où il n’y a que des cailloux et des -écorchures lépreuses, et dans les profondeurs -de laquelle bouillonnent des laves terribles, et -couvent des feux formidables qui ne s’éteindront -jamais, et dont, jamais, personne ne soupçonnera -l’effrayante beauté !…</p> - -<p>Quand je rentre de mon bureau, le soir, marchant -à pas menus, les épaules effacées, un peu -courbé, un peu cagneux, et de visage si impersonnel -que j’en deviens invisible, c’est pour -moi une chose douloureuse, inexprimablement -douloureuse de voir qu’aucun être humain ne -me regarde et ne se doute que je porte en moi -toutes les forces cosmiques de la nature et toutes -les flammes de l’humanité !…</p> - -<p>Et quand je rentre à la maison, dans mon -appartement si pauvre, si froid, si anonyme lui -aussi, c’est pour entendre ma femme glapir, -d’une voix pareille au bruit que fait, dans les -fentes d’une porte, l’aigre vent de Nord-Ouest.</p> - -<p>— Qu’est-ce que tu as fait encore ?… Pourquoi -rentres-tu si tard ?… Allons, dépêche-toi de -descendre à la cave, pour le vin… Tu n’es bon -qu’à çà !</p> - -<p>Oh ! cette voix de ma femme, ces cheveux -ternes de ma femme, cette bouche sans jamais -un sourire de ma femme, et ces yeux de mouche -charbonneuse de ma femme, et ces mains de -ma femme, ces mains hideuses et sèches, lorsqu’elle -prend les cinq cents francs que je rapporte, -chaque mois, de ces cavernes pleines -d’or, où je vis !</p> - -<p>Ma femme !</p> - -<p>Je ne sais, en vérité, comment et pourquoi je -l’épousai. Ou plutôt, je le sais. Ce fut par timidité, -par faiblesse, et par cette incapacité absolue -où je suis de dire : non ! à quelqu’un, de me -défendre contre les gens et contre les choses.</p> - -<p>Depuis dix ans que j’habitais Paris, tous les -dimanches je dînais et passais la soirée chez de -vieux amis de ma famille, petits commerçants -dans le quartier du Marais. Cette obligation hebdomadaire -m’était un supplice, mais, pour rien -au monde, je n’y eusse manqué… Ah ! ces -lamentables dimanches !… Et ces vieux amis, -combien ils m’étaient à charge, combien ils me -pesaient sur le crâne ! C’étaient de pauvres gens -d’une stupidité incurable et hargneuse et qui -passaient leur temps à se plaindre que le commerce -n’allait pas !… Certes, jamais, à aucun -moment de ma vie, je n’ai entendu dire à un -commerçant que le commerce allât bien… Le -commerce ne va jamais bien… Il ne va pas, pour -toutes sortes de raisons comiques et contraires ; -il ne va pas, un jour, à cause de l’Angleterre, un -autre jour, à cause de l’Allemagne ; ceux-ci -accusent les monarchistes d’entraver, par leurs -sourdes menées, le commerce ; ceux-là, les républicains, -par leurs divisions… Si les Chambres -sont réunies, quel malheur pour le commerce ! -si elles sont en vacances, quelle catastrophe !… -Ce qui n’empêche pas tous ces braves gens de -faire fortune, en peu de temps.</p> - -<p>— Eh bien ! comment ça va-t-il ? demandais-je, -régulièrement, chaque dimanche.</p> - -<p>— Ça va mal ! répondaient-ils.</p> - -<p>— Vraiment ?… De quoi souffrez-vous ?</p> - -<p>— Nous ne souffrons pas… mais c’est le commerce -qui ne va pas !…</p> - -<p>Et, de fait, par une exception fâcheuse, leur -commerce, aux vieux amis de ma famille, n’allait -pas du tout… Il n’allait pas, parce que, outre -qu’ils étaient trop bêtes, ils étaient aussi trop -laids.</p> - -<p>On ne se doute pas du rôle déprimant que la -laideur joue dans les relations sociales. Pour ma -part, j’ai toujours remarqué que la laideur d’un -boutiquier s’étend et déteint sur toute sa boutique, -car ce n’est pas seulement un objet déterminé -que nous venons acheter chez lui, c’est une -impression humaine qui s’échange, sans que l’on -s’en doute, entre deux êtres dont l’un veut tromper -l’autre et qui doivent lutter d’intelligence -ou de grâce physique. Quand il entre dans un -magasin, l’acheteur n’aime pas se trouver en présence -de visages répugnants. Il en conçoit aussitôt -une méfiance, et son humeur devient agressive. -Lui offrît-on, à un compte excessivement -avantageux, les meilleures et les plus belles marchandises -du monde, il en discute avec acrimonie -l’authenticité, la valeur et le prix, et, la -plupart du temps, il s’en va sans avoir rien -acheté. Du moins, c’est un sentiment que -j’éprouve très violent, et dont je reconnais la -parfaite justice. Jamais, moi si timide, je n’ai -pu me décider à prendre un objet des mains -d’une personne de qui ne me venait aucune émotion -esthétique. Je n’en ai pris qu’un, hélas !… -Et ce fut ma femme !…</p> - -<p>Naturellement, les vieux amis de ma famille -accusaient tout et tout le monde, hormis eux-mêmes, -de la triste condition de leur existence -commerciale et ils eussent été bien étonnés si je -leur avais expliqué mes théories à ce sujet… -Mais vous devez comprendre que je ne leur expliquais -rien du tout… et que notre intimité si -cordiale se bornait aux propos strictement indispensables, -sans que jamais nous ayons eu à -échanger le moindre sentiment ou la moindre -idée…</p> - -<p>Les vieux amis avaient une fille.</p> - -<p>Une fille !… Hélas, oui !… Et je me demande -encore, parfois, comment il a pu se faire que -quelque chose, même celle qui était leur fille, -ait pu naître de ce double néant !…</p> - -<p>Elle s’appelait Rosalie !…</p> - -<p>Sèche de peau, sèche de cœur, anguleuse et -heurtée, les yeux gris comme deux boules de -cendre, les cheveux rares et ternes, la poitrine -insexuellement plate, elle avait, à vingt ans, -l’aspect délabré d’une très vieille ruine ; sa laideur -était si totale qu’elle était quelque chose -de plus que de la laideur, rien… rien… rien !… -Je ne la regardais pas sans terreur, car ce fut le -seul être humain qui me représenta, exactement, -cette chose incompréhensible… comment -dirai-je !… oui, une chose « qui n’a pas été ».</p> - -<p>On peut être très laid et très émouvant ; on -peut être très laid et garder, en même temps, -une étincelle de cet admirable rayonnement que -donne la vie ; on peut être très laid et avoir, par -exemple, une flamme dans les yeux, un timbre -musical dans la voix, un joli mouvement du -buste, une jolie flexion des hanches… moins que -cela encore, un vague frisson, par où le sexe se -dévoile, avec toutes ses attirances mystérieuses -et profondes !… Rien de pareil ne relevait d’une -lueur de vie, d’une pointe de féminité, l’absolu -effacement de la pauvre créature… J’ai dit qu’elle -était anguleuse… Elle eût pu avoir, par conséquent, -un accent, un dessin, un modelé, où raccrocher -un sentiment d’art et d’humanité, car la -laideur a quelquefois des beautés terribles… -Non, pas même cela… Elle était anguleuse sans -angles, heurtée sans heurts, et si grise et si -décolorée que, dans n’importe quelle lumière, -sur n’importe quel fond, aucun contour n’était -apparent… Hoffmann nous a conté l’histoire de -l’homme qui a perdu son ombre… Rosalie était -ce personnage plus effarant qui avait perdu ses -contours… Elle ressemblait à un fusain sur -lequel quelqu’un, par hasard, aurait frotté la -manche…</p> - -<p>Et voici ce qui se passa, un dimanche.</p> - -<p>Ce dimanche-là, lorsque j’arrivai, à mon heure -coutumière, chez les vieux amis de ma famille, -je ne trouvai que le père. Il était fort grave, et -plus cérémonieux que d’habitude… et je remarquai -qu’il avait endossé la longue redingote des -grands jours…</p> - -<p>— Ces dames ne sont pas encore rentrées, me -dit-il. Profitons de leur absence pour causer -sérieusement… En deux mots, voici la chose…</p> - -<p>Il me força à m’asseoir dans l’unique fauteuil -du salon, et s’assit lui-même, en face de moi, -sur un pouf de tapisserie, qui représentait, ah ! -je m’en souviens, un chien engueulant une -perdrix !…</p> - -<p>— Voici la chose, répéta-t-il… Depuis longtemps, -vous avez fait une impression profonde -sur le cœur de ma fille… Elle vous aime, quoi !… -Rosalie n’est pas démonstrative, c’est une personne -sérieuse et qui a des principes… mais -elle a une âme, une âme comme tout le monde !… -Vous, vous n’êtes pas beau… Vous n’êtes pas -un aigle… Mais enfin vous avez une bonne -place… et puis vous êtes un brave garçon… -C’est ce qu’il faut, dans un mariage… Sans -compter que nous sommes de vieux amis… et -que, si vous n’aviez pas eu des intentions sur ma -fille… vous ne seriez pas venu, depuis dix ans, -dîner, tous les dimanches, avec nous… C’est -évident… Donc, il faut vous marier tous les -deux… et le plus vite possible !… Je ne puis -pas donner de dot à Rosalie, parce que le commerce -ne va pas… Mais je sais que vous n’êtes -pas un homme intéressé… Vous êtes un brave -garçon… D’ailleurs, Rosalie a un trousseau, un -tas de choses utiles dans un ménage…</p> - -<p>Il parla longtemps… Je ne l’écoutais plus, et -il se passait en moi des choses violentes…</p> - -<p>A cette époque, j’étais vierge, vierge de -corps… mais non de pensée. Au cours de ma -chétive et silencieuse jeunesse, j’avais connu -les plus terribles amours… Oui, dans ma petite -chambre froide et toujours solitaire, devant ma -caisse et mes guichets, j’avais par la pensée, par -le cerveau, connu jusqu’aux suprêmes exaltations -de la chair, tous les mystères et toutes les -secousses de l’amour… J’avais aimé plus que -des femmes, des symboles de beauté, de volupté -et de magnifique débauche… J’avais aimé les -Vénus et les Dianes, et les vierges sublimes, et -les saintes martyres, et les princesses luxurieuses, -et les sanglantes reines… Tout ce que -l’art, la légende et l’histoire avaient incarné -dans le marbre, dans le rêve et dans la vie, de -créatures splendides, tout ce qui, jadis, avait -vécu d’une vie exceptionnelle, dans la passion -sublime et dans la sublime impudeur, je l’avais -possédé réellement, physiquement… Ma bouche -s’était collée à toutes les nudités illustres, et -j’avais soulevé les voiles les plus pudiques, et les -plus lourds brocarts réservés aux caresses des rois…</p> - -<p>Et voilà que tout cela allait disparaître… et -que sur tout cela l’ombre de Rosalie, l’ombre -grise et fétide de Rosalie allait s’allonger…</p> - -<p>Le vieil ami de ma famille parlait toujours… -Il parlait encore quand ces dames rentrèrent… -Alors il se leva, et il dit :</p> - -<p>— Vous ne savez pas !… Charles me demandait -la main de Rosalie ! Charles n’est pas beau -et ce n’est pas un aigle… mais je la lui ai donnée -tout de même… Est-ce vrai, Charles ?</p> - -<p>J’aurais voulu crier, hurler… prendre une -chaise et en asséner des coups furieux sur le -crâne de ces trois hideux personnages… Je -répondis :</p> - -<p>— C’est vrai !…</p> - -<p>Et prenant ma main qu’il mit dans celle de -Rosalie, il dit encore :</p> - -<p>— Embrassez-vous, mes enfants !</p> - -<p>Durant cette horrible soirée de fiançailles, il ne -fut question que du « commerce qui ne va pas ». -En vain j’essayai de rappeler à moi les visages -glorieux, les bouches voluptueuses, les corps de -beauté de mes amantes… Elles avaient disparu, -et c’étaient le visage gris, la bouche grise, le -corps effacé de Rosalie, qui les remplaçaient à -jamais !…</p> - -<p>Mon mariage fut quelque chose d’une ironie -merveilleuse et, quand il m’arrive parfois d’y -reporter mes souvenirs déjà lointains, c’est toujours -avec une vive gaieté. Cette gaieté, souvent, -je me la reproche comme un sentiment bas et -indigne de moi… Mais je n’en suis pas le maître. -Je sens tout ce que cette gaieté grinçante a de cruel -pour ma femme, pour son pauvre visage d’alors, -pour sa pauvre intelligence, et que si elle est la -créature imparfaite, inachevée, ridicule qu’elle -est, ce ne fut pas de sa faute… Née de ces larves -visqueuses, dans ce milieu rabaissant et borné, -où ne passaient que des caricatures d’humanité -et des déformations de la vie, comment aurait-elle -pu être autre qu’elle n’était ? Est-ce -que du chardon qui pousse entre les pierres -peut sortir une belle rose éclose et nourrie -dans les terreaux gras et chauds ?… Et puis, -est-ce que le chardon n’a pas une beauté, une -beauté plus forte que la rose, et plus émouvante -et plus tragique ?</p> - -<p>Je conviens qu’il eût été plus généreux à moi, -et non seulement généreux, mais d’un sens -artiste et humain, d’éprouver de la pitié envers -Rosalie, et par la pitié de l’amour, au lieu de -m’exciter contre elle à de vulgaires et méchantes -moqueries… Car, pour les âmes hautes, rien -n’est plus touchant, rien n’est plus sacré que les -êtres qu’on appelle ridicules. On devrait les -respecter et les plaindre comme on respecte les -aveugles et comme on plaint les infirmes… -Hélas ! qui donc plaint les infirmes ?… Les -bossus, par exemple, ne sont-ils pas l’objet des -rires de tout le monde ?… Ah ! je me demande -aussi si je n’ai pas gaspillé, en cette pauvre -bonne mentale qu’était ma femme, si je n’ai pas -gaspillé, bêtement, d’immenses trésors de joie -esthétique et d’amour !…</p> - -<p>Naturellement, lorsqu’ils apprirent mon mariage, -mes parents accoururent de leur province, -fort agités et troublés. Ils ne le trouvaient pas à -leur gré, ayant, paraît-il, rêvé pour moi « un -établissement meilleur et conforme à notre situation -sociale »… Même, ils s’indignèrent et m’accablèrent -de reproches.</p> - -<p>— A ton âge… caissier dans une bonne maison -et de l’avenir devant toi… tu vas t’embarrasser -d’une petite pimbêche, sotte et laide, et qui n’a pas -le sou, comme Rosalie ! Mais c’est de la folie !… -Et comment ?… Et pourquoi ?…</p> - -<p>A toutes leurs questions, je répondais :</p> - -<p>— Je ne sais pas.</p> - -<p>Et ils ne pouvaient point me tirer autre chose.</p> - -<p>Ah ! les soirées mémorables et pénibles, et -comiques aussi qui, chaque fois, menacèrent de -se terminer par une brouille générale, entre tous -ces vieux amis, dont l’intérêt crispait les âmes -féroces !… Oh ! les discussions aigres, sournoises -et colères, toujours les mêmes, où il était attesté, -d’une part, que le commerce n’allait pas et que -je n’étais pas un aigle… d’autre part qu’on -n’avait jamais vu, chez les parents qui mariaient -leur fille, une telle ladrerie !… Car les vieux -amis, en dépit de toutes les récriminations, persistaient -à ne pas vouloir donner de dot à leur -fille… mieux que cela, ils entendaient garder -le piano, acheté par Rosalie, sur ses petites économies -de jeune fille…</p> - -<p>— Et comment voulez-vous que je démeuble -mon salon ?… criait le père… Qu’est-ce que je -mettrais dans mon salon, à la place du -piano ?…</p> - -<p>Et ma mère répliquait :</p> - -<p>— Le piano ne vous appartient pas… Il est à -Rosalie…</p> - -<p>— Rien, ici, n’est à Rosalie…</p> - -<p>— Vous n’allez pas dépouiller Rosalie, au moment -où elle entre en ménage !…</p> - -<p>Le père s’obstinait :</p> - -<p>— Il n’est pas juste de dire que le piano -appartienne à Rosalie, tout entier… Nous avons -mis cent cinquante francs, de notre argent, à -nous !… Nous avons une part… Il ne sortira -pas d’ici.</p> - -<p>— C’est honteux !… Une telle avarice, ça n’a -pas de nom !… Vous êtes un mauvais père !… -Et tout cela, je vous demande un peu, pour un -piano !…</p> - -<p>— Mais mon salon ?… Alors quoi ?… ça ne -sera plus un salon !</p> - -<p>— Hé ! je me fiche un peu de votre salon !… -Je ne pense qu’à ce qui est juste et au bonheur -de ces enfants…</p> - -<p>Et cela finissait par une crise de larmes, par -une crise de nerfs, dans laquelle la pauvre Rosalie -sanglotait, et pleurait de sa voix blanche :</p> - -<p>— Mon piano !… Il est à moi !… Je l’ai -payé… Je veux mon piano !</p> - -<p>C’était ma mère qui, toujours, menait le -débat… Elle était tout d’une pièce, hargneuse, -tyrannique, et très violente. Jamais, en aucun -cas, elle n’admettait la contradiction… Mon père, -lui, hochait la tête, approuvait silencieusement -par de petits gestes courts et vifs, comme s’il attrapait, -au passage, des vols de mouches… C’était -un excellent homme et qui n’avait sur n’importe -quoi et sur n’importe qui, aucune espèce -d’idées… Jamais il ne se fût permis d’aller à -l’encontre d’une opinion ou d’un désir exprimé -par sa femme qui se chargeait de tout, dans sa -maison, même de la besogne et des attributions -qui incombent aux hommes. Cela, d’ailleurs, -satisfaisait pleinement son inertie physique et -mentale, et aussi sa peur des responsabilités.</p> - -<p>Un jour, durant ces préliminaires interminables -qui donnèrent à mon mariage de si beaux -présages d’union et de bonheur, un jour qu’ils -étaient, elle, à bout d’arguments, lui, à bout de -gestes approbatifs, ma mère se tournant vers -moi, s’écria :</p> - -<p>— Et toi ?… Pourquoi ne dis-tu rien ?… Mais -dis donc quelque chose !… Tu es là comme une -borne !… C’est tout ton avenir qui s’engage, c’est -toute ta vie qui se discute !… Et tu ne dis rien !… -Et tu n’oses pas ouvrir la bouche !… Et tu n’es -même pas à la conversation !… Et tu nous -regardes comme des curiosités !… Voyons, dis -quelque chose !…</p> - -<p>Je ne savais que dire… Tout cela m’écœurait -profondément… Je répondis :</p> - -<p>— Ça m’est égal ! Tout m’est égal !</p> - -<p>— Tais-toi, alors ! fit ma mère.</p> - -<p>Enfin, au bout d’un mois, elle finit par arracher -aux vieux amis, outre le trousseau, une -somme de cinq mille francs, et le piano. Et j’entends -encore le père de Rosalie balbutier, dans -une affreuse grimace, et d’une voix de vaincu…</p> - -<p>— Vous me saignez aux quatre membres… Et -qu’est-ce que je ferai de mon salon, désormais ? -Ça n’est pas bien, pour de vieux amis, de nous -prendre ainsi à la gorge !… surtout quand vous -savez que le commerce ne va pas !…</p> - -<p>Je passe sur la cérémonie du mariage, sur la -toilette blanche et sur le voile blanc, et la -figure si pauvre, si grise, si effacée de Rosalie, -dans le nuage nuptial… Et je passe aussi, sur -le landau et le repas dans une gargote de la banlieue !… -Ce fut simplement hideux.</p> - -<p>Et j’arrive au moment où, pénétrant dans la -chambre qui nous avait été préparée, je l’aperçus, -couchée dans un lit, et sa tête — oh ! sa tête -anxieuse et rêche à la fois — sortant hors des -draps !…</p> - -<p>J’avais apporté un volume qui, d’ailleurs, ne -me quittait jamais… C’étaient les <i>Pensées</i>, de -Pascal. Je déposai le volume sur la table de -nuit, et, après m’être déshabillé, je me glissai, -à mon tour, dans le lit, près de Rosalie…</p> - -<p>Rosalie, n’avait pas bougé. Elle ne me regardait -pas… elle ne regardait rien. Elle tremblait -un peu, et ses lèvres avaient un petit mouvement -bizarre, comme en ont les moutons qui -ruminent…</p> - -<p>— Rosalie lui dis-je… savez-vous ce que c’est -que l’amour ?</p> - -<p>— Non !… je ne sais pas !… bégaya-t-elle.</p> - -<p>— Alors, Rosalie, je vous l’apprendrai. Et -quand vous connaîtrez ce que c’est que l’amour, -vous verrez que c’est une chose bien monotone, -bien ennuyeuse, et, parfois une bien sale -chose… Mais auparavant, laissez-moi vous lire -quelques pages de Pascal… C’est un auteur -admirable, plein de beautés effrayantes, et que -vous ne comprendrez jamais…</p> - -<p>Je me mis à lire. Durant plus d’une heure, je -continuai de lire, m’interrompant seulement -pour regarder Rosalie et voir l’impression que -cette lecture faisait sur son âme… Elle avait -ses pauvres cheveux ternes relevés et noués par -un petit ruban bleu sur le sommet de son crâne… -Oh ! ce petit ruban bleu, qu’il était mélancolique !… -Une fois, je vis les coques maladroites -de ce ruban s’agiter comme mues par des soubresauts -nerveux… Une fois, je vis les yeux de -Rosalie se mouiller de larmes silencieuses… Une -fois, je vis que Rosalie était endormie, la bouche -ouverte, et soufflant une odeur fade… une -odeur de pourriture !… Alors, je fermai le -livre… Et, moi aussi, je m’endormis !</p> - -<p>Telle fut la première nuit de nos noces !…</p> - -<p>Je crois que j’aurais pu aimer ma femme, -et je crois aussi que ma femme eût pu m’aimer… -Elle n’était pas méchante, elle ne -pouvait pas être méchante, puisqu’elle n’était -rien. Elle pouvait être tout, de la passion, de la -beauté, du rêve… Il fallait la faire naître à -l’amour, voilà tout ! C’était une pauvre créature -embryonnaire, à peine formée, à peine vivante, -et qui, toujours, avait dormi dans les limbes de -la création !… Que ne l’ai-je réveillée ? Que ne -lui ai-je ouvert les yeux aux splendeurs de la -vie ? Le pouvais-je ?… Oui, j’ai aujourd’hui cette -impression et ce remords que je le pouvais. Je le -pouvais, car la vie était en moi, avec tous ses -tumultes, et toutes ses flammes et toutes ses -passions… Il n’était pas même besoin que je lui -parlasse. On ne parle pas seulement par la voix ; -on parle par le regard, par le geste et par la -caresse. Il m’était facile de la prendre, dans mes -mains, argile informe, et de la pétrir et de la -modeler jusqu’à ce que l’argile devînt de la -chair… du sang… de la pensée. Jamais son -esprit, jamais son cœur n’avaient été mis en face -d’une beauté et d’une émotion. Je devais lui -donner mon esprit, et mon cœur, je devais la -recevoir dans mon esprit et dans mon cœur, comme -dans un palais plein de musiques, de danses, de -fêtes et de fleurs !… Et je l’en ai chassée !</p> - -<p>Et pourtant, elle avait pleuré ! La nuit de notre -mariage, si petite, si pauvre, si douloureusement -pauvre, avec sa face grise et son petit ruban -bleu qui nouait ses cheveux de vieille, elle avait -pleuré !… C’est donc qu’il y avait en elle une -source de sensibilité, de souffrance, d’amour !…</p> - -<p>Pourquoi ne les ai-je pas bues, ces larmes qui -n’étaient pas des larmes de rage et de dépit, -mais des larmes de tendresse, j’en suis sûr, des -larmes d’imploration silencieuse ?… Pourquoi ce -corps triste, cette chair grenue, qu’un peu de -pitié, qu’un peu de joie, qu’un peu de confiance -eût transfigurées, pourquoi ne les ai-je pas attirées -et retenues contre mon corps et contre ma -chair ?… Et pourquoi ne l’ai-je pas saisie dans -mes bras en lui disant :</p> - -<p>— Mais non, tu n’es pas une femme effacée -et grise, mais non, tu n’es pas laide, mais non, -tu n’es pas une larve humaine, puisque tu -pleures !… La souffrance et la joie, et la volupté, -ont des pouvoirs magiques sur les êtres les plus -dénués et les choses les plus repoussantes, et -elles les transforment en beautés… C’est comme -le soleil qui met de l’or sur les pires cailloux du -chemin et qui change, en manteau de pourpre, -les haillons sordides du mendiant !… Vois -l’eau !… Est-ce que l’eau, l’eau des fleuves et des -lacs, et l’eau des petites sources, sous les branches -retombantes, est belle par elle-même, par -elle seule ?… Elle n’est belle que par la lumière, -par les frissons et les formes mouvantes de la -lumière qu’elle reflète… Tu es, chère âme, une -eau qui n’a rien reflété encore… Et voici, enfin, -la lumière, je te donne enfin la lumière !…</p> - -<p>La vérité est que j’aurais bien voulu lui dire -tout cela… Je ne le pus… Je vous jure que, -depuis qu’elle avait pleuré, je me sentais pour -elle une immense pitié. Il me fut impossible de -la lui exprimer… Je suis atteint d’une impuissance -singulière… Il se passe en moi des choses -extraordinaires et tumultueuses, et je suis en -état permanent de création… J’éprouve les sensations -les plus fortes et les plus violents enthousiasmes… -Il y a des moments où il me semble -que je suis soulevé de terre, et que j’atteins aux -cimes éblouissantes de l’absolu… Mais tout cela -qui bouillonne en moi, demeure en moi, caché -en moi, et n’apparaît pas sur ma face et ne franchit -jamais l’abîme de silence qu’est ma bouche.</p> - -<p>Je ne dis donc rien à Rosalie… je ne lui dis -jamais rien !</p> - -<p>Nous ne parlions pas.</p> - -<p>Un soir, pourtant, je lui parlai. C’était quinze -jours après notre mariage. Je rentrais, comme -de coutume, de mon travail. Et je trouvai Rosalie -un peu pâle, assise dans sa chambre et qui -pleurait.</p> - -<p>— Pourquoi pleures-tu ? lui demandai-je… -Est-ce qu’on t’a fait de la peine ?</p> - -<p>— Non !</p> - -<p>— Est-ce que tu es malade ?</p> - -<p>— Non !</p> - -<p>— Alors, pourquoi pleurer ?…</p> - -<p>Et, tout à coup, se levant, elle se jeta dans -mes bras, secouée par ses sanglots, comme par -une grande fièvre, et elle me dit :</p> - -<p>— Oh ! mon petit homme !… mon petit -homme !… mon petit homme !…</p> - -<p>Je fus très ému, et vraiment, à cette seconde, -Rosalie resplendissait. Il y avait dans ses yeux -une flamme nouvelle et ardente ; la peau de son -visage rayonnait ; ses cheveux brillaient, une -chaleur de vie intense s’échappait, comme d’un -foyer, de son corps, qui se collait au mien.</p> - -<p>— Allons ! allons ! lui dis-je, en la forçant à se -rasseoir, il ne faut pas pleurer, il ne faut jamais -pleurer. Et jamais il ne faut m’appeler votre -petit homme. Je ne suis pas un petit homme…</p> - -<p>Elle sanglota longtemps. Et elle s’écriait, -entre des spasmes :</p> - -<p>— Je suis trop malheureuse… Non, je suis -trop malheureuse !</p> - -<p>Doucement, je lui demandai :</p> - -<p>— Pourquoi êtes-vous malheureuse… Il vous -manque donc quelque chose ?…</p> - -<p>Et elle répondit !</p> - -<p>— Oui ! Il me manque quelque chose… Il me -manque quelque chose dans la tête, dans le -cœur, dans les bras… partout !… Oui, il me -manque d’être vivante, je vous assure… Et cette -vie à laquelle j’aspire, cette vie, vous ne voulez -pas me la donner !… Je serai donc toujours morte ?</p> - -<p>— Allons !… Allons !… lui dis-je… Calmez-vous !… -Il est temps que nous dînions !…</p> - -<p>C’est à partir de ce moment que Rosalie prit -vraiment possession de notre ménage… Au lieu -de rester calme et silencieuse, peu à peu, elle -devint glapissante et aigre. Elle m’enleva tous mes -droits d’homme dans la maison, me dépouilla de -toute espèce d’autorité. Puis, bientôt, comme je -ne résistais pas, heureux dans le fond d’esquiver -les responsabilités, elle ne m’adressa plus la -parole que pour me couvrir, me harceler de -reproches que je ne méritais d’ailleurs pas… -J’étais la cause de tout ce qui arrivait de fâcheux, -la cause de la pluie, de la boue, de l’omnibus -qu’elle avait raté, du petit bibelot qu’elle avait -cassé, des incessantes disputes avec la femme de -ménage. Et j’avais toujours à mes trousses, -comme un roquet rageur, sa voix, sa voix colère, -sa voix qui ne cessait pas une minute de m’envoyer -avec les reproches habituels, toutes les -variétés d’insultes domestiques…</p> - -<p>Enfin, elle décida qu’elle aurait l’argent, -comme elle avait déjà toutes les clefs, même -celle de mon armoire à linge et de mon bureau. -Et, tous les matins, pour me faire sentir mon -servage, c’est elle qui me distribua les douze -sous de mon omnibus…</p> - -<p>Que m’importait d’entendre sa voix ? Je ne -l’écoutais pas. Que m’importait de n’avoir pas -d’argent ? Je n’avais aucun besoin, aucun vice -antérieur, pas même le goût de la charité !… -L’argent me dégoûtait. A force de manier l’or et -les billets de ma caisse, j’en étais venu à le haïr. -Il ne me représentait que de sales visages, de -sales choses, des crimes !</p> - -<p>Ma vie n’était ni dans ma maison, ni dans ma -femme, ni dans l’argent ; ma vie était ailleurs : -elle était en moi !</p> - -<p>Mon temps était donc partagé entre ma maison -et mon bureau.</p> - -<p>Ma maison !…</p> - -<p>En dépit des taquineries et des irascibilités, -de jour en jour plus agressives, de ma femme, -je ne me sentais pas malheureux dans ma maison. -Doué d’une puissance considérable d’abstraction, -j’étais parvenu très vite à m’abstraire, -non seulement de sa présence morale, mais -encore — et c’était l’important — de sa présence -matérielle. Les gens qui habitent près -d’une gare s’accoutument rapidement à ne plus -entendre les sifflets et les roulements des trains… -C’est ce qui m’advint, pour ma femme. Elle -avait beau être laide, je ne la voyais plus ; elle -avait beau glapir ses reproches éternels avec -une voix aigre et perçante, je ne l’entendais -plus. A force de volonté, je m’étais créé une vie -intérieure si fortement close aux contingences -du ménage, et aux extériorités de la vie, que je -vivais comme si Rosalie n’eût pas été là, sans -cesse près de moi. Il m’arriva même, habitant la -même chambre qu’elle, et couchant dans le -même lit, d’oublier totalement que je fusse -marié, et de reprendre mes rêves d’autrefois… -Les princesses aux lourdes robes de brocart, les -vierges pâles dévorées d’amour mystique, les -courtisanes aux cheveux d’or, à la peau peinte, -toutes revinrent me visiter, plus splendides, plus -hardies, plus savantes en caresses, et je m’embellis -à nouveau de les aimer, selon leur chair et -selon leur âme, éperdument !</p> - -<p>Croyez aussi que je ne négligeais pas mon -esprit, au bénéfice de mes sensualités. Bien au -contraire, je le cultivais avec soin… Après le -dîner, toujours silencieux de ma part et souvent -bruyant de la part de ma femme, nous passions -dans une petite pièce, ridiculement meublée qui -nous servait de salon. C’est là qu’avait été -transporté le piano, le piano fameux si disputé -lors de notre contrat de mariage. Il y avait -aussi, sur la cheminée, une pendule, en bronze -doré, qui représentait les Adieux de Marie -Stuart, sous un globe ! Mais rien, ni la jardinière -en bois rustique, ni les chromolithographies qui -ornaient les murs, ne m’était une offense ou un -agacement… Ma femme s’installait, devant un -petit bureau, en faux bois de rose, où elle faisait -ses comptes de la journée ; ou bien elle -raccommodait, avec une patiente vertu, d’ignobles -chaussettes et de sales torchons. Moi, je -m’étalais sur l’unique fauteuil — un fauteuil -Voltaire recouvert de reps grenat, — et, les bras -sur les accoudoirs, les jambes écartées, les yeux -fixés au plafond, je pensais. Oui, en vérité, je -pensais ! Dédaignant les vaines éruditions, je -créais des formes spirituelles, j’échafaudais les -plus audacieuses philosophies, et bien des fois -j’obligeai l’histoire, la science, les littératures, -les morales, les religions et les cosmogonies, à -repasser dans des matrices vierges… Quand je -serai arrivé au chapitre de mes idées et opinions, -vous verrez tout ce que j’ai détruit, tout -ce que j’ai reconstruit… c’est quelque chose d’effrayant -et qui m’étonne souvent.</p> - -<p>Quelquefois, ma femme — je continue à lui -donner ce nom, — s’irritait de ce silence que -troublaient seulement, de temps en temps, les -bruits de la rue, un fiacre qui passait, une boutique -qui se fermait, et la trompe lointaine d’un -tramway. Et, tout d’un coup, fermant avec -colère son bureau, ou jetant d’un geste rageur -son ouvrage dans le panier, elle s’écriait :</p> - -<p>— Est-ce une vie ?… Non… non… J’en ai -assez à la fin !… Ça m’étouffe !… avoir un mari -étalé comme un veau dans un fauteuil… et qui -ne parle jamais !… Mais si tu étais impuissant, -si tu étais incapable de faire une caresse à une -femme, il fallait le dire ! Je ne puis plus !… je -ne puis plus !…</p> - -<p>Et comme je ne répondais pas :</p> - -<p>— Mais dis donc quelque chose !… n’importe -quoi ! ah misérable !… Il n’a même pas l’air de -m’entendre !… Et ne jamais sortir… être toujours -en prison, comme une criminelle !… Voyons : -depuis que nous sommes mariés, qu’as-tu fait -pour moi ?… Que suis-je ici ?… Pas même ta -domestique… Quelque chose de moins qu’une -chienne !… une domestique, on lui parle… une -chienne, on la caresse !… Toi… ah ! toi… mais -dis donc un mot… mets-toi en colère… que j’entende -ta voix !… Rien ! Rien !…</p> - -<p>Alors, elle marchait dans la petite pièce, -bousculant les meubles :</p> - -<p>— Non… non… ça n’est pas possible de -s’ennuyer comme ça !… Je m’ennuie… je m’ennuie… -je m’ennuie !… Et je sens qu’à force de -m’ennuyer, tu me feras commettre un crime.</p> - -<p>Et elle retombait, accablée, sur sa chaise.</p> - -<p>Moi, sans remuer ni mes bras, ni mes jambes, -ni mes yeux toujours fixés au plafond, je répondais, -parfois, d’une voix lente :</p> - -<p>— Vous vous ennuyez, Rosalie ?… C’est de -votre faute, et non de la mienne. Je n’y puis -rien… Moi, je ne m’ennuie jamais, parce que je -porte le monde en moi… parce que j’ai tout en -moi !… Vous, vous n’avez rien en vous… que -vous-même… Il n’est pas étonnant que vous vous -ennuyiez !… Mais faites comme je fais… Remontez -les siècles et bousculez l’histoire… Appelez -à vous l’amour, le rêve, la beauté, le bonheur… -Et vous ne vous ennuierez plus !…</p> - -<p>Dans ces moments-là, ses contours effacés -devenaient durs… elle avait, au coin de la -bouche, aux pommettes, sous les paupières, des -accents crispés, des angles vifs, des coups de -crayon noirs ; et sa peau grise se tachait de -plaques rougeâtres… Elle ne disait plus rien, -parce qu’elle avait trop de choses à dire, parce -que les mots soulevaient sa poitrine plate, -s’engageaient pêle-mêle, en troupes désordonnées, -dans sa gorge, et fermaient l’orifice de -ses lèvres de leurs masses agglutinées… Et elle -quittait le salon, en coup de vent, claquait les -portes ; et elle s’enfermait dans sa cuisine où, -jusqu’à minuit, elle épanchait sa colère et ses -rancunes en récurant furieusement ses casseroles… -Puis, calmée, elle revenait se coucher -près de moi… près de moi qui, sur des draps -d’éclatante pourpre, sous des ciels de lit d’or, -étreignais mes sublimes amantes, avec des cris -de volupté ; et, souvent, jusqu’à l’aube, pauvre -petite loque de chair abandonnée, elle pleurait, -pleurait, pleurait !… Chose curieuse, rien de -tout cela ne m’émouvait… Maintenant, je -n’éprouvais plus, en mon cœur, ce sentiment de -remords et de triste pitié qui, dans les premiers -jours de notre mariage, m’avait, plusieurs fois, -porté vers elle !…</p> - -<p>Chaque dimanche, nous allions dîner chez les -parents de Rosalie. Ils étaient toujours les mêmes, -stupides et vulgaires, et il n’y avait chez eux de -changé que le salon, où l’enlèvement du piano -avait produit un vide… Par amour-propre, -sans doute, ma femme n’avait pas voulu confier -à son père, ni à sa mère, ce qui se passait chez -nous… Ceux-ci la croyaient heureuse, et ils -disaient souvent :</p> - -<p>— On voit bien que c’est toi qui portes les -culottes… D’ailleurs, c’est juste, car ton mari -n’est pas un aigle, et tout est ainsi pour le -mieux !…</p> - -<p>Toutes les semaines, la même scène se reproduisait. -Le père, goguenard, regardait le -ventre, le pauvre ventre plat de sa fille, et il -s’écriait :</p> - -<p>— Eh bien !… Quoi donc !… Ça ne s’arrondit -pas encore ! Ah ! vous y mettez le temps, -sapristi !…</p> - -<p>Et comme Rosalie baissait les yeux :</p> - -<p>— Eh bien, quoi ! expliquait-il… Il n’y a pas -de honte !… Moi, avec ta mère, le premier mois -ça y était !… Mais ce n’est peut-être plus la -mode aujourd’hui !… Et, ma foi, après tout, ça -vaut sans doute mieux !… Dans le temps où -nous sommes, les enfants, ça coûte cher à élever… -et ça ne donne guère de satisfaction !… -Amusez-vous, allez !… Amusez-vous !…</p> - -<p>— Et le commerce, beau-père ? demandais-je -pour donner un autre tour à la conversation.</p> - -<p>— Le commerce ? mon cher garçon, mais il ne -va pas du tout… Jamais il n’a été plus mal… -Et comment voulez-vous que le commerce aille ?… -Voilà encore qu’on vient de nommer un député -socialiste à Pantin !</p> - -<p>— Et puis, appuyait la belle-mère d’un air -méchant… il n’y a plus de religion ! Il n’y a -plus de famille !</p> - -<p>— Parbleu !… Il n’y a plus rien de rien !… -Et qu’est-ce que j’ai lu ce matin dans mon journal ?… -Il paraît que l’Angleterre fait encore des -siennes !… Elle veut nous prendre je ne sais plus -quoi… Est-ce vrai ?… Comme si son commerce -n’allait pas, à l’Angleterre !…</p> - -<p>Et quand, pour la centième fois de la soirée, -il avait été constaté que « le commerce n’allait -pas » qu’il ne pouvait pas aller… nous rentrions -chez nous…</p> - -<p>Dans la rue :</p> - -<p>— Tu vois !… me disait Rosalie… comme -c’est flatteur de s’entendre dire des choses -pareilles par ses parents !… Mais toi, rien ne te -fait !…</p> - -<p>Nous attendions des heures au bureau de -l’omnibus… Oh ! ces visages, dans l’omnibus !… -ces visages mornes, tassés et roulant, dans -l’omnibus !… Et tout ce que contiennent de -vide, tout ce que contiennent de néant tragique, -ces yeux, ces yeux, ces yeux !…</p> - -<p>On a pu voir à quel genre de créature humaine -appartenait ma femme. Je ne veux plus en parler, -ni raconter les mille incidents fastidieux et -presque toujours les mêmes de notre existence -conjugale, s’il m’est permis d’appeler conjugale -une existence qui le fut si peu. D’abord, cela -m’est pénible, car souvent, du fond de moi-même, -il se lève un grand remords ; ensuite, -cela me paraît tout à fait inutile. Pourtant, avant -de reléguer la figure de ma femme dans l’ombre -étanche d’où elle n’aurait jamais dû sortir, je -voudrais dire deux mots d’un petit drame qui -vint rompre, un instant, la monotonie de notre -si pauvre histoire.</p> - -<p>Ma belle-mère, qui était, du reste, de vie chétive, -tomba malade et mourut.</p> - -<p>Elle mourut juste au moment où l’on se décidait -à appeler le médecin.</p> - -<p>— Ce n’est rien !… disait-elle. C’est une indigestion… -J’ai sur l’estomac comme une boule… -Ce n’est rien !</p> - -<p>A quoi mon beau-père ajoutait, en manière -d’explication rassurante :</p> - -<p>— Ce sont les haricots de l’autre jour… Moi -aussi, je me suis senti tout chose après en avoir -mangé… Mais ça n’est rien !</p> - -<p>On fit boire beaucoup d’eau de mélisse à la -malade et, sur le conseil d’une voisine qui était -sage-femme, on lui administra quelques cuillerées -d’huile de ricin. Et, comme son état empirait :</p> - -<p>— Ça n’est rien !… disait-elle en nous regardant -d’un regard un peu effrayé… Ça n’est rien… -Je sens que c’est une boule… là… N’est-ce-pas -que ça n’est rien ?</p> - -<p>— Mais non !… Mais non !… affirmais-je…</p> - -<p>— Mais non !… Mais non !… répétait le beau-père -avec assurance… Ça n’est rien !… Parbleu ! -ça se voit que ça n’est rien !… Il faut qu’ils -passent, voilà tout !…</p> - -<p>Un soir — c’était un samedi, je me souviens — le -visage de ma belle-mère s’altéra tout à -coup… Ses narines se pincèrent affreusement… -L’ossature s’accusa, creusant des trous noirs sous -les yeux et dans les joues… Son regard, qui, -déjà, ne voyait plus les mêmes choses que nous, -devint trouble et vitreux… Elle respirait avec -peine, avec effort… Sur son front qui se bronzait -la sueur roulait en grosses gouttes glacées… Et -semblant ne plus nous reconnaître, elle balbutiait -péniblement :</p> - -<p>— Ça… n’est rien… Partons… pour… la… -campagne… pour… la… camp…</p> - -<p>Elle ne put achever.</p> - -<p>— Comme c’est long à passer !… observait le -beau-père, dont le calme et la confiance persistaient. -Moi, ça m’est arrivé, une fois, avec des -escargots !… Ça n’est rien…</p> - -<p>Il estima qu’elle devait prendre du rhum, qui -est un remède souverain pour les indigestions…</p> - -<p>— Quand elle aura pris du rhum, ce sera -fini !</p> - -<p>Moi, je voyais la mort près d’elle. Moi, je -sentais la mort sur elle…</p> - -<p>— Elle est très mal !… dis-je gravement. -Appelez vite un médecin !</p> - -<p>— Mais non ! mais non ! s’obstina le beau-père. -Et pourquoi un médecin ? Un médecin l’effrayerait… -Si elle était si mal que vous le dites, elle -le saurait mieux que nous, bien sûr !… Ça n’est -rien !…</p> - -<p>Quand elle commença de râler, il commença, -enfin, de s’inquiéter.</p> - -<p>— Je crois, en effet, dit-il, qu’elle ne va pas -très bien… Elle a une drôle de mine… C’est -curieux, tout de même, comme des haricots qui -ne passent pas font du ravage !</p> - -<p>Les haricots ne passèrent pas… Ce fut la belle-mère -qui passa… Elle passa dans un petit cri -rauque, sans convulsions, presque sans remuer… -Ses doigts, seuls, grattèrent un peu la toile des -draps… C’était fini !</p> - -<p>Quand il eut été constaté qu’elle était bien -morte, le beau-père s’écria :</p> - -<p>— Ah !… par exemple !… C’est trop fort !… -C’est trop fort !… Mourir d’une indigestion !… -pour des haricots qui ne passent pas ! Ces -choses-là n’arrivent qu’à moi !… Pauvre Héloïse !…</p> - -<p>Et il s’écroula dans un fauteuil, comme une -masse, en proie à une douleur profonde et à un -non moins profond étonnement, répétant d’une -voix hachée :</p> - -<p>— Jamais je ne croirai ça… jamais… je ne -croirai ça !… Une indigestion de haricots !… -C’est trop fort !… Est-ce que vraiment elle est -morte ?… Ça n’est pas possible !…</p> - -<p>Dieu sait que la pauvre créature m’était -quelque chose de très indifférent… Je ne jouissais -même plus de ses ridicules… je ne m’amusais -même plus de la caricature humaine qu’elle -n’avait cessé d’être durant toute sa vie. Elle -avait toujours été pour moi d’une inexistence si -totale que, bien des fois, en évoquant sa mort -possible, je n’avais éprouvé aucune émotion, de -quelque nature que ce fût… Peu m’importait, -véritablement, qu’elle fût morte ou vivante, car -il me semblait qu’elle était morte depuis des -siècles !</p> - -<p>Et voilà que, dès qu’elle eut exhalé son dernier -souffle, je me sentis pris d’un grand chagrin -et d’un grand remords, chagrin de l’avoir -perdue, remords de ne l’avoir pas aimée ! Est-ce -une chose mystérieuse et stupide que la mort !… -Pourquoi l’aurais-je aimée ?… Et pourquoi l’aimais-je, -maintenant ?… Son visage immobile et -qui était devenu tout petit en se refroidissant, -ses yeux fermés, ses mains maigres allongées -sur le drap, toute cette chose si insupportablement -funèbre, si inexplicablement douloureuse -qu’est un cadavre, même un cadavre de chien ou -de rat, oui, tout cela qui allait bientôt se diluer, -tout cela fit que j’eus le cœur serré, comme si -je venais de perdre quelqu’un de très cher et de -très beau… Sans savoir pourquoi, sans chercher -à raisonner cette impression soudaine, rien que -parce qu’elle n’était plus, parce qu’elle ne -remuait plus, je découvris, en elle, d’émouvantes -vertus et des beautés prodigieuses… Et je -pleurai sur elle, je pleurai abondamment… Et, -en pleurant sur elle, je pleurai sur moi, qui ne -la verrais plus, je pleurai sur ma femme et sur -mon beau-père, et sur la voisine qui était venue -faire la toilette de la morte, et je pleurai aussi -sur la chambre et sur les meubles de la chambre, -et sur la vie et sur tout, et sur rien !</p> - -<p>Je revois le lamentable salon où, tous les trois, -tantôt vautrés sur les meubles et tantôt jetés -dans les bras l’un de l’autre par de brusques -tendresses, nous passâmes le reste de la nuit à -pleurer et à chanter sur les modes les plus -tristes, les extraordinaires vertus de la morte.</p> - -<p>— Pauvre Héloïse !… gémissait le beau-père. -C’était une femme héroïque et qu’on ne connaissait -pas… Je n’étais rien sans elle… Et maintenant -qu’elle est partie, que vais-je devenir ?…</p> - -<p>— Père, père !… sanglotait Rosalie. Petit -père chéri !… Quel affreux malheur !</p> - -<p>— Je n’ai plus que vous, mes enfants, je n’ai -plus que vous !… Ah ! vous ne saviez pas ce -qu’était Héloïse !… Elle avait un bon sens merveilleux… -Elle s’entendait au ménage comme -pas une… et si économe !… Et puis, elle était -l’âme de ma maison de commerce ! Je n’ai plus -de ménage, plus de maison de commerce, plus -rien, plus rien… Je n’ai plus que vous !…</p> - -<p>— Et quelle belle-mère c’était pour moi !… -m’exclamais-je. Quel trésor de tendresse ! Comme -elle nous soutenait ! Comme elle renforçait notre -union de ses chers conseils !… C’est horrible !… -horrible !…</p> - -<p>— Elle était si généreuse !… si dévouée !…</p> - -<p>— Si intelligente !…</p> - -<p>— Elle était si belle !…</p> - -<p>— Elle avait tant d’esprit !</p> - -<p>— Elle ne pensait qu’aux autres !… Elle -s’oubliait toujours !… Et si bonne aux pauvres !</p> - -<p>— Une sainte !…</p> - -<p>— Mieux qu’une sainte : une femme !</p> - -<p>— Ah ! mon Dieu !…</p> - -<p>Nous disions tout cela sans rire, avec des -exaltations, des enthousiasmes sincères dont le -comique me paraît, aujourd’hui, d’une irrésistible -gaieté, d’une folie à la fois macabre et singulièrement -exhilarante…</p> - -<p>Et ce qui fut plus comique encore, ce fut -quand, après l’enterrement de l’admirable, -héroïque, intelligente, généreuse et dévouée -belle-mère, ma femme et moi nous rentrâmes -dans notre appartement, changés tous les deux, -et meilleurs, et sublimes, oui, en vérité, sublimes.</p> - -<p>— Ah ! mon cher petit mari, s’écria ma femme, -maintenant il faut nous aimer… C’est si peu de -chose que la vie !</p> - -<p>— Oui ! oui ! ma chère petite femme… Aimons-nous… -aimons-nous… serrons-nous l’un contre -l’autre !</p> - -<p>— Ne nous disputons plus jamais… Soyons -indulgents à nos faiblesses, à nos défauts… La -mort vient si vite !…</p> - -<p>— Nous nous aimerons toujours…</p> - -<p>— Nous ne nous quitterons plus jamais.</p> - -<p>— Nous sortirons toujours ensemble.</p> - -<p>— Oui ! oui ! oui…</p> - -<p>— Ah ! vois-tu, on ne se comprend bien qu’au -contact du malheur !</p> - -<p>— Aimons-nous… aimons-nous…</p> - -<p>Ce furent des serments solennels. Notre douleur -s’adoucissait de tant d’extases ! Je trouvais -ma femme divinement belle, tant l’amour la -transfigurait !…</p> - -<p>Deux jours après, je reprenais ma place sur le -fauteuil Voltaire du salon ; ma femme reprenait -sa place devant le petit bureau en faux bois de -rose. Et elle m’injuriait d’une voix plus aigre -encore qu’autrefois… Et, plus inerte, plus -silencieux, plus lointain que jamais, je ne -l’écoutais pas.</p> - -<p>Je ne l’écoutais plus !…</p> - -<p>Avant de poursuivre mon récit, je voudrais -remonter en arrière, dans mon enfance. Je n’ai -pas la prétention de penser que ma vie ait -quelque intérêt historique ou autre. Et ce n’est -pas par orgueil que j’écris ces souvenirs. Mais -je crois que toute vie, même celle d’un être -anonyme et obscur comme je fus, a toujours, -pour celui qui sait lire, un intérêt humain.</p> - -<p>Je suis né dans une petite ville de Normandie, -sale et triste. Mes parents, qui étaient marchands -de bois, ne s’occupèrent pas de mon éducation. -Ils m’avaient créé sans joie ; ils m’élevèrent sans -amour. Je crois avoir dit qu’au point de vue -intellectuel et moral, c’étaient de pauvres diables. -Je ne parlerai pas de mon père, qui était -un être faible, et sans autorité dans la maison. -D’ailleurs, je le vis très peu. Il partait le matin -dès l’aube, courant les sentes et les adjudications -de bois, et ne rentrait que le soir, souvent fort -tard. Je ne connus, pour ainsi dire, que ma -mère. Elle ne m’aimait pas ; du moins elle semblait -ne pas m’aimer. Elle n’avait jamais pour -moi que des paroles aigres ; et des paroles elle -passait facilement aux taloches. C’était une -petite femme sèche et très nerveuse qui ne pouvait -supporter l’agitation d’un enfant. Elle -m’obligea au silence et à la solitude. Dès que je -faisais mine de parler, elle me fermait la bouche -par ces mots prononcés d’une voix coupante : -« Un enfant ne doit jamais parler ». De très -bonne heure, j’appris à vivre en moi, à parler en -moi, à jouer en moi. Et j’avoue que ce ne me -fut pas très douloureux. C’est à cette enfance -silencieuse que je dois d’avoir acquis cette puissance -de pensée intérieure, cette faculté de rêve, -qui m’a permis de vivre, et de vivre souvent -des vies merveilleuses.</p> - -<p>Mon père gagnait péniblement l’existence du -ménage. Il ne faisait pas, comme on dit, de très -bonnes affaires ; il en faisait même souvent de -mauvaises. Et c’était entre ma mère et lui des -disputes continuelles, dans lesquelles il s’avouait, -tout de suite, vaincu. Quand il rentrait de ses -longues courses, transi de froid et la faim au -ventre, il commençait par recevoir sur le dos -une grêle de reproches, bien avant qu’il eût -rien dit.</p> - -<p>— Qu’est-ce que tu as encore fait aujourd’hui ?… -Tu t’es encore fait mettre dedans, bien -sûr !…</p> - -<p>— Mais, ma bonne, mais, ma bonne…</p> - -<p>— Il n’y a pas de ma bonne !… C’est dégoûtant -d’avoir un mari si bête !… un homme stupide -qui ne sait qu’apporter la misère dans son -ménage. Et le petit ? que veux-tu que nous en -fassions du petit ? Je n’ai même pas pu lui -acheter une paire de chaussures ! Quand on est -un idiot, on n’a pas d’enfant !…</p> - -<p>— Mais, ma bonne…</p> - -<p>— On n’a pas d’enfant ! C’est une honte, te -dis-je !</p> - -<p>Ces scènes se reproduisaient presque tous les -soirs. Mais mon père en avait acquis l’habitude. -Elles glissaient sur lui comme les averses sur un -parapluie. Et, le dos rond, le visage indifférent, -il se mettait à table et dévorait silencieusement -sa soupe.</p> - -<p>La plupart du temps, j’étais couché, lorsque -mon père rentrait. Mais si, par hasard, je ne -l’étais pas, c’était même chose pour moi, car il -ne m’adressait pas la parole, dans la crainte de -déplaire à sa femme. Et il m’embrassait, pour la -forme, d’une bouche que je sentais indifférente -et lasse. Souvent il ne m’embrassait même pas. -Ah ! je le vois toujours avec sa grosse figure -humble et servile et sa barbe malpropre, et sa -toque, et sa peau de chèvre, qui lui donnaient -l’air d’une grosse bête débonnaire et domestique !…</p> - -<p>Ce fut ma mère qui me donna mes premières -leçons… Elle avait la prétention de m’apprendre -à lire et à écrire. Vous pensez avec quel succès ! -Vous voyez d’ici quel maître calme et patient -j’avais en elle. Elle voulait que j’eusse répondu -à ses questions avant qu’elle ne les eût formulées… -Elle ne souffrait pas que je réfléchisse un -seul instant. Aussi, au bout de huit jours, après -m’avoir administré sur les joues force gifles, et -sur les doigts force coups de règle, elle déclara -que j’étais trop bête pour apprendre quoi que -ce soit.</p> - -<p>— C’est son père tout craché ! répétait-elle… -On n’en tirera jamais rien !…</p> - -<p>Elle décida pourtant qu’on m’enverrait à -l’école primaire chez les Frères. Là, je me montrai -un élève studieux, rangé, intelligent, de -quoi ma mère ne voulait pas convenir. Lorsqu’on -lui parlait de moi avec éloges, elle s’emportait.</p> - -<p>— Qu’est-ce que vous me dites ?… s’écriait-elle… -C’est un enfant indécrottable, on n’en peut -rien tirer… C’est son père tout craché !</p> - -<p>Il y avait, dans la petite ville que nous habitions, -une sorte de petit collège communal, et -dans ce petit collège, une sorte de petit professeur -qu’on appelait « Monsieur Narcisse ». Ce -Monsieur Narcisse venait souvent chez nous. -C’était un petit brun, timide et prétentieux, -d’une assez jolie figure et que ma mère prenait -plaisir à recevoir. J’avais remarqué que Monsieur -Narcisse était le seul être au monde envers qui -ma mère se montrât douce et affectueuse. Elle -le regardait avec admiration, et même avec -quelque chose de plus que de l’admiration. Sa -voix, quand elle lui parlait, devenait subitement -pleine de tendresse. Cela m’étonnait et, bien que -je ne susse pas pourquoi, cela me gênait infiniment. -Je ne voyais jamais venir Monsieur Narcisse -chez nous sans une sorte de peine et -presque sans une sorte de honte. Je ne cherchais -pas à expliquer ce sentiment. Je le subissais -avec une étrange violence. Monsieur Narcisse -me tapotait la joue avec amabilité ; quelquefois, -il me prenait sur ses genoux et m’embrassait -avec de gentilles paroles. Mais, chose curieuse, -je sentais très bien que ces paroles gentilles et -ces caresses n’étaient pas pour moi. D’ailleurs, -lorsqu’il était là, je ne restais jamais longtemps, -et ma mère ne tardait pas à me dire :</p> - -<p>— Allons, mon petit Georges, va jouer dans -ta chambre.</p> - -<p>Un jour, Monsieur Narcisse me dit :</p> - -<p>— Est-ce que vous seriez content, mon petit -Georges, si je vous apprenais le latin et le grec ?</p> - -<p>— Il ne faut pas vous donner cette peine, -répliqua ma mère en roulant des yeux humides -de joie… Georges n’est pas un enfant comme les -autres. Il n’apprendra jamais rien… C’est son -père tout craché !</p> - -<p>— Mais non, je vous assure, insista Monsieur -Narcisse. Moi, je m’en charge. Je pourrais venir -deux fois par jour… le matin, avant la classe… -et après midi… Est-ce que cela vous plairait ?</p> - -<p>— Mon Dieu !… comme vous êtes bon !… -s’écria ma mère… Mais quelle charge ce serait -pour vous !</p> - -<p>— Elle me serait très douce, je vous le -jure !…</p> - -<p>— Vous êtes trop bon, Monsieur Narcisse… -vous êtes… en vérité…</p> - -<p>Ma mère ne put pas achever, tant elle était -émue. Et il y avait dans ses petits yeux noirs -une flamme étrange… une flamme qui me fit -presque pleurer… Et, tout à coup :</p> - -<p>— Non… non… criai-je… Je ne veux -pas !…</p> - -<p>Et je me mis à fondre en larmes… Monsieur -Narcisse essaya de me calmer, et j’entendis ma -mère qui disait :</p> - -<p>— Laissez-le donc ! Monsieur Narcisse… c’est -un petit sot !… Vous n’en tirerez rien !… C’est -son père tout craché !… Naturellement, il ne veut -rien faire pour sa famille… Il aime mieux rester -une bête toute sa vie ou que sa famille dépense -des mille et des cents pour son éducation.</p> - -<p>Enfin, après des explications de toute sorte, -malgré ma résistance qui avait d’ailleurs faibli -sous les regards sévères de ma mère, il fut décidé -que Monsieur Narcisse serait mon professeur, -qu’il m’apprendrait le grec, le latin, l’histoire et -la tenue des livres — la tenue des livres, surtout !…</p> - -<p>Une fois qu’il fut parti, ma mère me flanqua, -d’abord, une gifle, puis une autre, puis une autre, -et elle me dit, blanche de colère :</p> - -<p>— Ah ! je t’apprendrai à pleurer et à faire la -bête, devant Monsieur Narcisse ! Et que je te voie -le regarder de travers, et le mal recevoir ! Tu -auras à faire à moi, petit imbécile…</p> - -<p>Et elle ajouta :</p> - -<p>— Tu me feras le plaisir d’être levé et prêt, -demain, à sept heures, pour ta première leçon… -Un professeur comme ça…</p> - -<p>Il fut, en effet, mon professeur, Monsieur Narcisse… -Et vous allez voir de quelle manière… et -ce qu’il m’enseigna.</p> - -<p>Ma chambre communiquait avec celle de mes -parents, et n’était séparée de celle-ci que par une -mince cloison de briques. Elle n’était pas luxueuse. -Un lit de fer, une petite table de bois blanc, -deux chaises de paille en composaient le mobilier. -Je revois encore le papier qui la tapissait, -un papier vert sombre, orné de tout petits anges -roses qui volaient entre des banderoles fleuries. -Mais le papier n’était plus vert, les anges n’étaient -plus roses et les banderoles avaient presque disparu. -Tout cela avait acquis, par le temps et le -manque d’entretien, un ton uniformément pisseux, -fort désagréable à voir. Sans compter que, -décollé par l’humidité et mangé par la moisissure, -le papier se déchirait en maints endroits, et -pendait, le long du mur, ainsi qu’une peau morte.</p> - -<p>Je n’habitais cette chambre que depuis deux ans, -à peine. Autrefois, elle servait de débarras ; et il y -avait de tout, de vieux vêtements, de vieux -harnais, de vieux coffres, des sacs d’avoine et -des rats. Moi, je couchais dans la chambre de -mes parents qui était bien plus belle, car il y -avait un lit, d’amples rideaux en reps grenat ; une -peau de renard, un peu chauve et bordée de -drap rouge, en guise de tapis ; une toilette -d’acajou qui, dans la journée, faisait office de -commode, et, sur la cheminée, entre deux flambeaux -de bronze, une pendule dorée sous un -globe. Il va sans dire que cela me paraissait le -dernier mot du confortable et du faste… J’en -fus, en quelque sorte, chassé, à la suite d’un -incident que je n’hésite pas à raconter, à cause -de son indicible tristesse.</p> - -<p>Une nuit, je fus réveillé en sursaut… La lampe -brûlait encore sur la table de nuit, et répandait -dans la pièce une clarté lugubre… Quand on -sort du sommeil, brusquement, violemment, les -bruits, les ombres, les objets, même familiers, -prennent une intensité et des formes, ou plutôt, -des déformations extraordinaires. Le cauchemar -ou le simple rêve subsiste en eux avec toutes ses -exagérations et ses incohérences… Que s’était-il -passé ?… Qu’avais-je vu ?… Qu’avais-je entendu ?… -Je ne saurais le dire exactement ; ce que -je sais, c’est que, sous l’impression de quelque -chose d’anormal qui m’effraya, un craquement -du lit, des voix rauques, des voix étouffées qui -venaient du lit, des voix qui ressemblaient à des -gémissements et à des râles… je me dressai, -soudain, hors des draps, et, soudain, d’une voix -épouvantée, d’une voix qui appelait au secours, -je me mis à crier :</p> - -<p>— Papa qui bat maman !… Papa qui tue -maman !</p> - -<p>Un gros juron… Puis la lampe s’éteignit… -Puis, dans les ténèbres :</p> - -<p>— Veux-tu bien te taire, animal !… Veux-tu -bien dormir, petit imbécile !… Qu’est-ce qui lui -prend à ce petit imbécile ?</p> - -<p>C’était la voix de mon père, une voix sourde, -un peu haletante, et furieuse…</p> - -<p>— Oh ! cet enfant ! cet enfant !… ce maudit -enfant !</p> - -<p>C’était la voix de ma mère.</p> - -<p>Et ce fut, ensuite, un assez long silence. Oh ! -l’angoisse, la terreur, l’effarement de ce silence, -qui me parut durer des siècles et des siècles.</p> - -<p>Je m’étais recouché tout tremblant, et je me -faisais si petit, si petit que j’espérais disparaître, -me fondre dans ces draps ; et pour ne plus rien -entendre j’avais accumulé par-dessus ma tête les -couvertures.</p> - -<p>Pourtant, j’entendis encore ma mère qui disait, -tout bas :</p> - -<p>— Non… non… Plus maintenant !… Il n’est -pas rendormi… Je suis sûre qu’il n’est pas rendormi !… -Il est si sournois… si vicieux… avec -son air de ne rien voir et de ne rien dire !</p> - -<p>Et quelque temps après :</p> - -<p>— Il est trop grand maintenant !… affirmait -mon père… On ne peut plus le garder ici… Il -faudra qu’il couche dans la chambre à côté…</p> - -<p>— Tais-toi donc !… Je suis sûre qu’il entend -tout ce que nous disons… Il faut dormir…</p> - -<p>— C’est embêtant !</p> - -<p>— Qu’est-ce que tu veux !… Allons, dors !… -Demain, il couchera dans la chambre !…</p> - -<p>— Ces sacrés enfants !…</p> - -<p>— Mais, dors donc !…</p> - -<p>Et, au bout d’un quart d’heure, j’entendis un -double ronflement, qui emplissait la chambre, -redevenue paisible, de sonorités de violoncelle.</p> - -<p>Le lendemain, aidée de la femme de ménage, -ma mère débarrassait la chambre d’à côté. Elle -ne me dit rien, ne me fit aucun reproche. Mais -elle avait un air dur et rancunier. Quand ce fut -fini, elle déclara d’un ton bref :</p> - -<p>— Voici ta chambre… Tu y coucheras ce -soir !…</p> - -<p>Et c’est là que, depuis deux ans, je dormais, -je rêvais, je songeais !…</p> - -<hr /> - - -<p>On se souvient que, dès le lendemain de la -visite que j’ai racontée, Monsieur Narcisse devait -venir pour me donner sa première leçon. A -sept heures, j’étais levé et habillé. Mon père -était déjà parti, ma mère dormait encore, et la -femme de ménage balayait l’escalier. Il faisait à -peine jour… un petit jour sournois et triste qui -rendait plus pauvre, plus intolérablement -pauvre, ma chambre. Et cependant, la veille, ma -mère l’avait décorée de nouveaux meubles, à -l’intention de mon professeur. Elle avait ajouté -une sorte de vieux fauteuil, un tapis devant la -cheminée, et elle avait couvert la table de bois -blanc d’un antique châle brun mangé de mites.</p> - -<p>M. Narcisse entra. En me voyant :</p> - -<p>— Ah ! ah ! c’est très bien, c’est très bien ! -dit-il. Déjà prêt !… c’est très bien.</p> - -<p>Il posa sur la table une pile de livres qu’il -avait apportés, enleva son chapeau et son pardessus -élimé, puis, se frottant les mains, il -répéta :</p> - -<p>— C’est très bien !… c’est très bien !… -Tiens !… j’ai rencontré votre père en cabriolet, -dans la rue des Trois-Hôtels… Ah ! sapristi !… Il -est matinal aussi, le papa !… c’est très bien !… -c’est très bien…</p> - -<p>Il prit un livre dans la pile et l’ouvrit :</p> - -<p>— Ah ! ah ! fit-il… voici donc la chose. Et nous -allons commencer par le commencement… Savez-vous -ce que c’est que ce livre ?</p> - -<p>— Non, monsieur Narcisse.</p> - -<p>— Eh bien !… c’est une grammaire latine, mon -enfant !… Ah ! ah ! ah ! Et voici ce que nous -allons faire… Asseyez-vous…</p> - -<p>Quand je fus assis, en face de la table, il étala -le livre devant moi :</p> - -<p>— Vous voyez… ceci… <i lang="la" xml:lang="la">Rosa</i>, la rose… <i lang="la" xml:lang="la">Rosæ</i> -(génitif), de la rose… etc. Vous allez m’apprendre -cela par cœur… Ce n’est pas difficile… et quand -vous le saurez vous me le réciterez… jusqu’ici !…</p> - -<p>Il faisait mouvoir son doigt, en mouvements -cadencés, comme un chef d’orchestre son bâton, -il répéta :</p> - -<p>— <i lang="la" xml:lang="la">Rosa</i>, la rose… <i lang="la" xml:lang="la">Rosæ</i>, de la rose… Vous -avez compris ? Ah ! ah !… C’est très bien !…</p> - -<p>Puis, brusquement :</p> - -<p>— Et votre mère ? me demanda-t-il. Je voudrais -bien la voir… J’ai à lui parler de choses -très… très importantes… Est-ce qu’elle ne va -pas venir ?</p> - -<p>— Maman n’est pas levée, répondis-je. Je crois -que maman dort…</p> - -<p>— Ah ! sapristi… C’est fâcheux…</p> - -<p>Mais la porte s’ouvrit à ce moment et ma mère -parut.</p> - -<p>— Ah ! monsieur Narcisse ! dit-elle simulant -une surprise joyeuse… Comment !… Vous êtes -là ?… Comme vous êtes exact !</p> - -<p>M. Narcisse s’inclina, et il répondit :</p> - -<p>— On le serait à moins, madame !…</p> - -<p>Ma mère dit encore :</p> - -<p>— Vous avez entrepris là une tâche bien difficile… -monsieur Narcisse… Et je crains que vous -n’ayez pas beaucoup de satisfaction…</p> - -<p>— Avec votre concours, madame, répliqua le -professeur dont les yeux prenaient des expressions -d’extase… avec votre concours… croyez-moi… -nous arriverons au but… Et, à ce propos, -j’aurais des choses à vous dire… des instructions… -des conseils à vous demander…</p> - -<p>— Mais certainement.</p> - -<p>Et elle fit entrer dans sa chambre M. Narcisse, -qui, avant de disparaître derrière la porte, se -tournant vers moi, me recommanda.</p> - -<p>— <i lang="la" xml:lang="la">Rosa</i>, la rose… <i lang="la" xml:lang="la">Rosæ</i>, de la rose… Apprenez -cela par cœur… Faites bien attention !</p> - -<p>— Tu entends !… appuya ma mère, dont le -regard, un instant adouci par la présence de -M. Narcisse, redevint dur et menaçant, en se -fixant sur moi…</p> - -<p>Je restai seul dans la chambre… Quelles choses -importantes M. Narcisse avait-il donc à confier à -ma mère ?… Je ne voulus pas y songer… Sans -prendre garde aux recommandations de cet -étrange professeur, je quittai la table et j’allai -vers la fenêtre… Le jour s’était éclairci… De -grands nuages bas glissaient, dans le ciel, au-dessus -des maisons… Dans la rue, des gens passaient, -des gens causaient… Et, sans savoir -pourquoi, j’étais triste, triste à mourir…</p> - -<p>Je ne veux pas faire un récit détaillé des rapports -trop familiers de ma mère avec M. Narcisse. Il -serait trop mélancolique pour moi et, peut-être -même, gênant pour ceux qui liront ces lignes. -On n’aime pas qu’un fils descende trop profondément -dans les intimités de ses parents.</p> - -<p>La scène que j’ai contée avec beaucoup de -réserve, on en conviendra, se reproduisit exactement -pareille, durant toute une année, trois fois -par semaine. Et je finis par comprendre quel -était le véritable caractère des visites de M. Narcisse. -Faut-il l’avouer ?… Je n’en souffris pas -trop, et même je n’en souffris pas du tout, car -je leur dus une tranquillité relative. En somme, -ce fut une trêve dans ma vie. Non seulement je -n’eus plus à subir les tracasseries journalières et -les incessants reproches de ma mère, mais encore -je remarquai qu’elle gagnait en beauté physique, -comme elle avait gagné en beauté morale. Ses -yeux s’étaient adoucis, sa peau, un peu cendreuse, -s’était éclairée et colorée, sa démarche, -ses gestes, avaient pris, peu à peu, de la souplesse -et de la langueur… Elle se montrait plus -soignée de sa personne, presque coquette… Et -je ressentais de ces changements comme un -plaisir… Ce qui me frappa aussi, c’est qu’elle -devenait sentimentale et poétique… Bien des -fois je fus étonné de la voir qui regardait les -choses avec des yeux mouillés… Un soir, je me -souviens, nous sortîmes après le dîner, mon -père, ma mère et moi… C’était un soir très doux -et plein de lune… Nous gagnâmes, hors la ville, -les bords de la rivière… Après avoir marché -longtemps, ma mère voulut s’asseoir sur le tronc -d’un tremble abattu et qui barrait le chemin. -L’eau, tout argentée, coulait lentement entre les -rives herbues, avec un léger bruit d’harmonica… -Une vapeur, bleu et argent, se levait des prairies… -et le ciel était couleur de violette pâle… -Je vois encore ma mère avec son châle noir, les -pieds dans l’herbe, et qui, le menton appuyé -aux paumes de ses mains, songeait… Au bout -de quelques minutes de silence, elle dit :</p> - -<p>— C’est beau tout de même, une belle nuit !…</p> - -<p>Mon père répliqua, en haussant les épaules.</p> - -<p>— C’est beau !… C’est beau !… Qu’est-ce qu’il -y a de beau, dans cette nuit ? C’est humide… -Voilà ce que c’est.</p> - -<p>— Oh ! toi ! fit ma mère, avec un accent de -souverain mépris.</p> - -<p>— Et bien ! oui, moi… C’est beau pour les -rhumatismes !</p> - -<p>J’étais auprès de ma mère, sur le banc du -tremble… Elle me tenait la main avec une sorte -de tendresse fiévreuse… Affectant de ne plus -parler à mon père, elle dit encore…</p> - -<p>— Et cette lune ?… Ça n’est pas ordinaire !… -On devrait sortir, tous les soirs, dans la campagne !…</p> - -<p>Et tout à coup elle m’embrassa, criant entre ses -baisers :</p> - -<p>— N’est-ce pas, mon petit Georges ?… n’est-ce -pas ?</p> - -<p>Je ne sais ce qui se passa en moi, et si ce fut -la nuit, ou la lune, ou ces baisers furieux qui -me remuèrent l’âme. Mais je fondis en larmes.</p> - -<p>— Allons bon ! dit mon père… voilà l’autre -qui pleure, maintenant !… Qu’est-ce que tu as ?… -Pourquoi pleures-tu ?…</p> - -<p>— Je ne sais pas, bégayai-je… C’est… c’est… -la lune !…</p> - -<p>Comme mon père, au comble de l’étonnement, -se disposait à protester contre cette poésie qu’il -jugeait ridicule, ma mère l’interrompit sur un -ton bref.</p> - -<p>— Tais-toi !… Tu devrais rougir… D’abord, -toi, tu ne sens rien !… Tu es un gros mastoc !…</p> - -<p>Nous rentrâmes silencieusement chez nous…</p> - -<p>Quant à M. Narcisse, il était très bon avec moi -et il faisait de son mieux pour me plaire. Naturellement, -occupé de ma mère comme il l’était, il -n’avait pas le temps de m’instruire sur le latin, -mais il m’apportait des livres que je lisais, que -je dévorais, et bien qu’ils fussent presque tous -d’une grande stupidité, ils développèrent en moi -le goût de réfléchir et de penser.</p> - -<p>Le jeudi était jour de marché ; mon père ne -s’absentait pas ce jour-là, et M. Narcisse n’avait -pas de classe. Bien souvent, il venait me chercher -et nous allions nous promener tous les -deux sur le cours ou dans la campagne. J’en -étais arrivé à l’aimer véritablement. C’était un -excellent garçon, très timide, très naïf, et très -bête. Oui, aujourd’hui, j’ai la sensation qu’il -était très bête ; mais, à cette époque, il m’apparaissait -comme quelqu’un de très considérable -parce qu’il parlait quelquefois de choses que je -ne savais pas et que je supposais magnifiques. -Le plus souvent, il m’interrogeait sur ma mère, -sur ce qu’elle avait fait, sur ce qu’elle avait dit -de lui. Et il semblait aussi très préoccupé de -l’opinion de mon père à son égard. Mais j’avais -beau lui affirmer que mon père n’avait pas plus -d’opinion sur lui que sur n’importe qui ou sur -n’importe quoi, il ne voulait pas le croire. Et il -me répétait toujours :</p> - -<p>— Si votre père parle de moi avec méchanceté, -il faudra me le dire… Votre père doit être très -violent. Quand je le rencontre dans son cabriolet, -avec sa peau de chèvre sur le dos, il me fait peur.</p> - -<p>Et nous terminions nos promenades en cueillant -des bouquets dans les champs, de pauvres -bouquets que je rapportais à ma mère, qui -m’embrassait pour toutes ces fleurs cueillies par -M. Narcisse.</p> - -<p>Le dimanche, M. Narcisse dînait chez nous. Sur -le désir de ma mère, il m’apprenait à calculer, -si bien qu’au bout de peu de temps, surprise de -mes aptitudes, elle me confiait en quelque sorte -la tenue des livres de la maison. Ah ! ces dimanches, -après toute une journée de travail, lorsque, -le soir, après dîner, nous étions réunis autour -de la table où nous jouions au bog ; où M. Narcisse, -qui était très pauvre, n’ayant que son -maigre traitement, passait par toutes les transes -et par toutes les joies de la perte ou du gain !… -Que tout cela m’apparaît mélancolique, aujourd’hui !… -Un soir, je me souviens, la guigne -s’acharna sur le misérable professeur. Il perdit -trois francs, ce qui ne s’était pas encore vu ! Et -ces trois francs, c’était mon père qui les avait -gagnés… Narcisse ne les possédait pas. Il dut -s’excuser.</p> - -<p>— Quand on n’a pas le sou, on ne joue pas ! -proféra mon père.</p> - -<p>Et il s’exprima, en termes presque insultants, -sur le compte de M. Narcisse.</p> - -<p>Alors ma mère, très pâle, intervint.</p> - -<p>— Ce n’est pas à toi de parler ! dit-elle à son -mari… Puisque tu acceptes, lâchement, que -M. Narcisse dirige l’éducation de notre fils pour -rien…</p> - -<p>— L’éducation de Georges !… s’exclama mon -père. Ah ! bien, elle est propre !… Qu’est-ce qu’il -sait ? Qu’est-ce qu’il a appris ?</p> - -<p>— Tu es un misérable !… Et tu vas te taire… -ou…</p> - -<p>Ma mère s’était levée. Je ne sais quelle menace -planait au bout de sa main étendue… Mon père -se tut.</p> - -<p>— Je vous demande pardon, monsieur Narcisse, -de la brutalité de mon mari !… dit ma -mère.</p> - -<p>Et M. Narcisse, tour à tour très rouge et très -pâle, roulant des yeux effarés, répétait :</p> - -<p>— Ce n’est rien… madame… ce n’est rien !…</p> - -<p>Nous vécûmes ainsi un an. Et voilà que, tout -d’un coup, on apprit que M. Narcisse était -déplacé. On l’avait nommé professeur de cinquième -dans un département lointain.</p> - -<p>Ma mère fut malade ; elle garda le lit pendant -quinze jours. Moi aussi, j’eus un grand chagrin -et je pleurai à la pensée que je ne verrais plus -M. Narcisse.</p> - -<p>Et la vie recommença, âpre, dure ; on n’entendait -plus dans la maison que les cris de colère, -les bousculades, les reproches de ma mère -contre tout le monde… Ses yeux retrouvèrent -leur hostilité ancienne ; sa peau redevint cendreuse -et grise… Toute la journée, on la voyait -en camisole sale, en savates traînantes, dépeignée, -s’en prendre à tous et à toutes choses, à -un malheur qu’elle n’avouait pas. Et jamais plus -elle ne retourna, le soir, au bord de la rivière, -s’enivrer l’âme aux bruits charmeurs de l’eau, et -aux blancheurs nacrées de la lune…</p> - -<p>Durant cette période de ma vie, je n’aimai -qu’une chose : les livres. Mais que de difficultés -pour s’en procurer dans une petite ville morte -et stupide, où presque personne ne lisait, et où, -d’ailleurs, renfermé dans ma chambre, toujours, -comme je l’étais, je ne connaissais pour ainsi -dire personne, je ne parlais à personne, qu’à des -pauvres, lesquels ne lisent jamais rien… Je -n’aimai aussi qu’un seul être, et il arriva que cet -être que j’aimai était un chien.</p> - -<p>Un soir, mon père revenant de ses tournées à -travers les bois, nous ramena un chien. C’était -un petit chien à taches jaunes et blanches, très -laid, très maigre et très craintif. Il avait le poil -triste et sale et il boitait de la patte de derrière, -mais comme il me parut joli dans sa laideur, si -tant est qu’un chien, ou une bête quelconque, -puisse jamais être laid. Dans la nature, rien n’est -laid que l’homme, du moins rien ne nous paraît -laid que l’homme, parce que nous savons ce que -l’homme pense et dit… Et nous trouvons belles les -fleurs et les bêtes, parce que nous ne comprenons -rien à ce qu’elles pensent et à ce qu’elles disent. En -deux mots, ce chien était un résumé de toutes -les races de chiens, j’entends les races pauvres -et vagabondes. Il appartenait à cette catégorie -de chiens prolétaires qu’on appelle des loulous.</p> - -<p>Lorsqu’il entra dans la salle à manger, où -nous étions ma mère et moi, mon père avait -encore sa peau de bique, et il tenait le chien -sous son bras gauche… Et c’était une chose -étrange. Ayant aperçu ce nouvel hôte, ma mère -s’écria, consternée :</p> - -<p>— Qu’est-ce que c’est encore que ça ?</p> - -<p>— Ma foi ! c’est un chien ! répondit mon père, -qui était peu descriptif.</p> - -<p>Et, tous les deux, ils s’invectivèrent âcrement.</p> - -<p>Moi, pendant ce temps-là, j’observai que le -petit chien qui semblait avoir très peur de mes -parents semblait aussi me regarder avec sympathie… -oui, avec sympathie, je l’affirme ! Il y -avait, dans ses yeux, vifs, mobiles et graves, -quelque chose comme une tendresse pour moi, -quelque chose comme une prière vers moi… J’en -fus ému et charmé, et je l’aimai, tout de suite, -de sa confiance. Ah ! qui connaîtra jamais l’âme -inconnue des chiens, et ce qu’elle contient de -surhumanité merveilleuse ; mais il ne fallait pas -que je songe à prendre sa défense. Il eût suffi -que j’exprimasse devant ma mère, le désir de -faire de ce chien un petit compagnon de ma -pensée et de mes jeux, pour qu’elle s’empressât -aussitôt de le chasser.</p> - -<p>La dispute dura longtemps, et elle fut très -vive. Le chien en suivait toutes les phases avec -des regards effarés et suppliants, à la fois.</p> - -<p>Il fut convenu, pourtant, qu’on le garderait, -mon père ayant fait remarquer que si notre -voisin, l’épicier, qui avait été dévalisé, huit -jours avant, de toutes ses chandelles et de tout -son café, avait eu un chien pour l’avertir de la -présence des voleurs, il n’eût peut-être pas été -dévalisé. Il déclara :</p> - -<p>— Je te dis que ces chiens-là, c’est très bon -pour les voleurs et pour les rats… Ça éloigne les -uns, et ça mange les autres !… Ah !…</p> - -<p>Et il ajouta :</p> - -<p>— Et puis, ça n’est pas gênant dans un -ménage !… Ça ne coûte rien de nourriture ! On -n’a pas besoin de leur donner à manger… Ils vont -chercher leur vie dans les ordures de la rue !…</p> - -<p>— Oui ! siffla ma mère… et chez le boucher -aussi !… Tous les mois, on vous apporte des -notes de côtelettes et de gigots !… Ah ! nous -avions bien besoin de cela !… merci !…</p> - -<p>Mon père haussa les épaules, et montrant le -petit chien :</p> - -<p>— Allons donc !… Allons donc !… des gigots !… -Qu’est-ce que tu chantes ? Une petite bête comme -ça… avec quoi veux-tu qu’elle prenne des -gigots !…</p> - -<p>Ma mère s’obstinait :</p> - -<p>— Et s’il pisse sur les meubles ?… C’est toi -qui les nettoieras, hein ?…</p> - -<p>— On le corrigera… D’ailleurs…</p> - -<p>D’un ton persuasif, et comme si cela devait -couper court à toutes autres objections :</p> - -<p>— D’ailleurs… reprit-il… il s’appelle Bijou !…</p> - -<p>Et il le mit à terre, tandis que ma mère soupirait :</p> - -<p>— Enfin ! Il faut en passer par tout ce que tu -veux ! Jamais tu ne ferais rien pour moi… Moi, -je ne compte pour rien, ici. Ta domestique, et -puis voilà tout !… Pourvu que tu trouves la -soupe bonne, et ton linge propre… Ça te suffit !… -Quant à moi !… Un chien… Dans la situation où -nous sommes ! Je vous demande un peu !</p> - -<p>Délivré de la peau de bique, Bijou alla, -aussitôt, les oreilles tombantes et la queue basse, -se cacher, sous le buffet, où il demeura, toute la -soirée, allongé sur le ventre, à regarder d’un -regard un peu étonné, singulièrement psychologique, -les nouveaux maîtres chez qui il allait -vivre désormais.</p> - -<p>J’étais enchanté.</p> - -<p>J’allais donc avoir enfin un compagnon, un -ami de toutes les heures, un être intelligent et -bon, et fidèle, avec qui je pourrais causer, en -toute liberté, en qui je pourrais verser toutes -mes confidences, mes chagrins, mes ennuis, mes -joies… mes joies !… Eh ! bien, oui, mes joies !… -Puisque j’en aurai, maintenant, des joies, et -qu’elles me viendront de lui.</p> - -<p>Ah ! comme Bijou me parut supérieur à -M. Narcisse, et comme notre amitié ne serait -troublée par rien de mystérieux et de gênant !…</p> - -<p>J’augurai mille choses agréables et infiniment -douces et d’une absolue sécurité en songeant à -cette amitié future, car j’avais remarqué que, de -son côté, Bijou avait dû faire, avait fait, relativement -à moi, des réflexions pareilles aux -miennes. J’avais remarqué également cette -chose touchante, et dont je vous garantis, à -vous qui lirez ces pages, l’exactitude : lorsque, -après la discussion qui s’était élevée entre mon -père et ma mère, il avait été, enfin, décidé qu’on -ne chasserait pas Bijou, qu’on le garderait à la -maison, le petit chien avait dressé les oreilles, -et remué la queue, en signe de contentement… -Il avait tout compris, le cher animal !… Et il -semblait se dire à soi-même :</p> - -<p>— Voilà deux êtres grossiers, ridicules, ignorants, -avares, qui ne m’aimeront jamais — car -ils ne peuvent pas savoir ce qu’est le cœur d’un -chien — qui me battront, peut-être !… Il n’importe, -et qu’est-ce que cela me fait ?… S’il n’y -avait qu’eux, parbleu ! il est bien sûr que je m’en -irais à la première occasion !… Oui, mais il n’y -a pas qu’eux… Il y a aussi un petit garçon… et -dans ce petit garçon que voilà, dans ce petit -garçon silencieux et triste, et bon, bon, bon, -j’aurai un ami délicieux, un gentil petit ami qui -me caressera, qui me parlera, qui me contera -des histoires, et dont je sens que l’âme est -comme la mienne, tendre et fidèle… et qui n’est -pas bête non plus, et qui trouvera bien le moyen -de me donner, de temps en temps, des morceaux -de sucre… Non, non, je n’irai pas voler de la -viande chez les bouchers, et je ne pisserai pas -sur les meubles, et je serai soumis, respectueux -avec ces deux horribles gens, pour être aimé de -ce petit garçon !… Et je sauterai sur ses genoux, -et je lui lécherai les joues, et je trottinerai derrière -lui quand il ira dans la campagne ou à -travers les rues !… Et je mordrai aux jambes -les méchants qui le frapperont… Et je serai un -bon petit chien, comme il est un bon petit -enfant !</p> - -<p>Je n’avais pas eu tort de prêter à Bijou toutes -ces gentilles paroles et toutes ces braves intentions. -Car, le lendemain matin, étant descendu -avant ma mère à la cuisine, j’aperçus Bijou qui, -dès qu’il m’eut vu, vint à moi, la queue joyeuse, -et me sauta aux jambes…</p> - -<p>— Oaou ! oaou ! oaou !…</p> - -<p>— Oui ! oui !… mon petit Bijou, je te comprends -bien. Et nous nous amuserons tous les -deux !… Et nous nous dirons des choses que -nous n’avons dites encore à personne, parce que, -vois-tu, personne ne comprend les petits chiens -et les petits enfants.</p> - -<p>— Aoue ! aoue ! aoue !</p> - -<p>Et prenant Bijou dans mes bras, je l’embrassai, -et je lui dis :</p> - -<p>— Bijou ! Bijou ! je suis content que tu sois -venu… Je ne serai plus seul, maintenant, plus -jamais seul !…</p> - -<p>Ah ! qui expliquera jamais ce que c’est qu’un -chien.</p> - -<p>Quant à moi, je ne l’essaierai point. Pour -pénétrer dans l’âme inconnue et charmante des -bêtes, il faudrait connaître leur langage — car -elles ont, chacune, un langage avec quoi elles -nous parlent et que nous n’entendons pas.</p> - -<p>Je sens très bien que cette incommunicabilité -est une grande sagesse de la nature ; elle la préserve -de mille catastrophes qu’il est facile de -deviner ; elle la sauve, peut-être, de la destruction. -Imaginez, ne fût-ce qu’un instant, l’œuvre -de dévastation que l’homme pourrait entreprendre, -s’il pouvait inculquer aux bêtes son -génie de la mort ?… Mais c’est en même temps -une chose très douloureuse, du moins, une chose -qui m’est, à moi, très douloureuse. Je ne souffre -jamais tant qu’en présence d’un cheval, d’une -vache, d’un oiseau, d’une chenille, et de ne pas -savoir ce qu’ils pensent, ce qu’ils désirent, et -comment ils pensent et désirent. Cette ignorance -me gâta, bien des fois, mon amitié pour -Bijou.</p> - -<p>Les physiologistes ont beau fouiller de leurs -scalpels les entrailles, les organes, les muscles, -le cerveau des bêtes, nous ne saurons jamais -rien d’elles. La grande erreur et le grand orgueil -aussi de ceux-là qui tentèrent d’étudier le fonctionnement -de la vie intellectuelle chez les animaux -furent de leur attribuer, à l’état embryonnaire, -des idées humaines. Ils dirent que, se -nourrissant et se reproduisant à peu près comme -l’homme, ils doivent penser comme lui. La vérité -est que les bêtes doivent penser selon leur -forme : les chiens en chien, les chevaux en -cheval, les oiseaux en oiseau. Et voilà pourquoi -nous ne nous comprendrons jamais !</p> - -<p>Les savants ont tiré de l’infériorité des bêtes, -par rapport à nous, cet argument que, depuis -qu’elles existent, elles font toujours les mêmes -choses avec les mêmes mouvements, qu’elles -n’inventent ni ne progressent. Le lapin creuse -son terrier de la même façon qu’il y a dix mille -ans, le chardonneret tresse son nid, l’araignée -tisse sa toile, le castor construit sa hutte, sans -apporter jamais la moindre modification dans la -forme et dans l’ornement. Toute fantaisie, toute -spontanéité individuelle, toute liberté critique -semblent leur avoir été refusées ; et ils n’obéissent -qu’à des rythmes purement mécaniques, -lesquels se transmettent avec une précision -déconcertante et une régularité servile, à toutes -les générations de lapins, de chardonnerets, -d’araignées et de castors. Qui nous dit que ce -que nous appelons des rythmes mécaniques ne -sont pas des lois morales supérieures, et que si -les bêtes ne progressent pas, c’est qu’elles sont -arrivées du premier coup à la perfection, tandis -que l’homme tâtonne, cherche, change, détruit -et reconstruit sans être parvenu encore à la stabilité -de son intelligence, au but de son désir, à -l’harmonie de sa forme ?</p> - -<p>Et puis, refuser de la spontanéité, c’est-à-dire -de la volonté, de la conscience, aux bêtes, me -semble une proposition purement injurieuse et -parfaitement calomniatrice.</p> - -<p>Entre autres faits effarants, angoissants, que -je pourrais citer, en voici un auquel il me fut -donné d’assister, et qui fit sur moi une telle -impression que, depuis, je ne peux plus voir, -sans remords, passer un troupeau de bœufs, et -qu’il ne m’a plus été possible de manger du -poulet.</p> - -<p>Ma mère avait une amie qui élevait des poules -en grande quantité ; vous pensez bien que ce -n’était pas pour son plaisir qu’elle les élevait : -elle les élevait pour les engraisser, les malheureuses -bestioles, et pour les vendre. C’était une -femme très méchante, et qui n’avait dans l’âme -aucune générosité. Avoir tenu dans ses mains un -être quelconque, un être avec un cœur qui bat -et des yeux qui regardent, et des veines qui -charrient la chaleur et la vie, et livrer cet être -au couteau !… n’est-ce pas une chose monstrueuse ?… -Mais voilà un genre de réflexion que -la brave femme ne faisait jamais !…</p> - -<p>Un jour, elle s’aperçut, avec stupeur, que sa -basse-cour était ravagée par la diphtérie. Ses -poules mouraient, mouraient, comme les mouches -en novembre. Tous les matins, on en trouvait -deux, cinq, dix, quinze, toutes raides, à la -crête noire, sur le plancher des poulaillers… -Et la brave femme se lamentait, Dieu sait -comme, et elle pleurait, et elle criait :</p> - -<p>— Les pauvres bêtes !… Les pauvres bêtes !</p> - -<p>Mais ce n’était pas sur « les pauvres bêtes » -qu’elle pleurait, c’était sur elle-même. Sur le -conseil d’un hygiéniste, elle commença par -désinfecter sa basse-cour ; puis, elle mit à part, -à l’autre bout de sa propriété, dans une sorte de -petit lazaret, les poules notoirement atteintes du -mal… Elle les soigna avec un dévouement, ou -plutôt, avec une ténacité surprenante. Le dévouement -suppose de la noblesse, des qualités -d’âme que n’avait point l’amie de ma mère ; la -ténacité évoque tout de suite un intérêt cupide. -En effet, si elle souffrait, si elle se désespérait -de la maladie de ses poules, ce n’est point -qu’elle les aimât d’avoir été gentilles, c’est que -c’était pour elle pertes d’argent ou gains compromis !</p> - -<p>Quatre fois par jour, elle se rendait au petit -lazaret, avec toute une pharmacie compliquée -et bruyante… Et c’était une grande pitié, vraiment, -que de voir ces misérables poules, le dos -rond, la plume triste et bouffante, la tête basse, -rester immobiles, des journées entières, à regarder -quoi ! Elles ressemblaient à ces pauvres -malades qui se navrent, sur des bancs, dans des -jardins d’hospice…</p> - -<p>Accroupie au milieu du lazaret, la bonne -femme les prenait une à une, les tâtait, les auscultait, -leur nettoyait la gorge au moyen de -longs pinceaux trempés dans des huiles antiseptiques… -Puis, elle leur introduisait de force, -dans le gosier, des boulettes de viande poudrées -de quinquina. Et c’étaient des luttes, des cris, -des battements d’ailes, un supplice enfin, pour les -petites malades. Aussi, lorsqu’elles voyaient -arriver de loin leur maîtresse, avec son tablier -blanc, et sa pharmacie, et son panier de torture, -elles se mettaient à glousser de terreur, à -sautiller sur leurs pattes, et elles cherchaient à -fuir…</p> - -<p>Or, une fois que j’étais chez la bonne femme -et que je l’accompagnais au lazaret, voici ce que -je vis… Oui, en vérité, voici ce que je vis…</p> - -<p>Aussitôt qu’elles nous eurent aperçus, la -vieille et moi, traversant les pelouses et piquant -vers le lazaret, trois poules survinrent clopin-clopant, -se ranger devant leurs augettes remplies -de millet, et, avec des mines ostentatoires -et sournoises, avec des mouvements extraordinairement -précipités, elles firent semblant de -manger, avidement… Vous avez bien lu, n’est-ce -pas ?… Elles ne mangèrent pas : elles firent -semblant de manger. Et le plus étonnant, c’est -que, entre chaque coup de bec dans l’augette, -elles nous regardaient d’un œil malicieux, et -elles paraissaient nous dire :</p> - -<p>— Vous voyez, mes braves gens, que nous -sommes guéries, et que vous n’avez plus besoin, -dorénavant, de nous racler la gorge, et de nous -introduire ces horribles boulettes qui nous -dégoûtent et nous font si mal… Admirez comme -nous sommes de vaillantes poules, et quel appétit -est le nôtre… Remportez vos boîtes, vos fioles, -vos pinceaux !… Ah ! ah !…</p> - -<p>Et, en effet, je ne m’étais pas trompé. Elles -faisaient semblant de manger d’un appétit -furieux, en tapant du bec, frénétiquement, dans -l’augette qui, peu à peu, se vidait.</p> - -<p>La bonne femme, qui n’était pas une observatrice, -fut prise à cette supercherie. Elle dit -joyeusement :</p> - -<p>— Ah ! mes poules sont guéries !…</p> - -<p>— Pas du tout !… protestai-je. Elles ne sont -pas du tout guéries… Regardez-les bien… Elles -font semblant de manger, dans le but d’éviter -vos soins qui les embêtent.</p> - -<p>— Tu es fou ! Des poules !</p> - -<p>— Mais regardez-les !…</p> - -<p>— C’est ma foi vrai ! s’écria la bonne femme. -Ah ! les garces !</p> - -<p>Et depuis ce jour, je n’ai pu, sans pleurer, -voir un poulet à la broche… Est-il possible que -l’homme ose se nourrir avec de l’intelligence, de -la volonté, du caprice, de l’ironie, et toutes ces -choses délicieuses qui sont dans l’âme des -bêtes !…</p> - -<p>Quant à Bijou, je ne le gardai pas longtemps… -Il mourut, par une triste nuit, entre mes -bras ; il mourut pour, en fouillant dans les ordures -de la rue, avoir avalé un morceau de verre.</p> - -<p>Son agonie fut quelque chose d’horrible. Dans -mes bras, il avait des plaintes, comme un petit -enfant, et il me regardait, avec des supplications -si douloureuses, que je pleurais à chaudes -larmes, en criant :</p> - -<p>— Bijou ! Bijou ! ne meurs pas… Tu me fais -trop de peine… Ou si tu meurs, ne me regarde -pas ainsi !… Bijou ! Bijou ! mon pauvre Bijou !…</p> - -<p>Quand il fut mort, je redevins plus seul que -jamais !… Et d’avoir connu l’amitié d’une petite -bête, la solitude me fut quelque chose de plus -pesant et de plus atroce.</p> - -<p>C’est ainsi que je fus amené, peu à peu, par -la privation de tout amour, à ne vivre qu’en -moi-même, à me créer des figures, des aventures -et des paysages purement intérieurs. Toute la -journée, dans une petite pièce sombre qui donnait -sur une cour noire et sale, occupé à la tenue -des livres et à la correspondance commerciale, -travaux que je finis par rendre absolument mécaniques, -je ne sortais jamais plus, dans la ville -ni dans la campagne. Depuis le départ de M. Narcisse, -il n’y avait plus de fleurs chez nous, non, -même plus de fleurs, sinon le bouquet nuptial de -ma mère, qui se désagrégeait, sous un globe, -dans la salle à manger… La sorte de petite -grâce, l’espèce de petit parfum que nous avait -apportés la présence du lamentable professeur, -tout cela avait disparu… A peine si j’avais la -curiosité de regarder dans la rue où c’étaient, -sans cesse, les mêmes visages, les mêmes choses, -les mêmes bêtes qui passaient, avec des habitudes -chaque jour pareilles et des mouvements -qui, jamais, ne se renouvelaient !… Les petites -villes ont, même sur les bêtes, des influences -déplorables et des contagions d’abrutissement… -Quand j’avais des loisirs et des livres, je lisais ; -c’était là mon unique récréation. Mais j’ai déjà -dit que je n’avais pas souvent de livres !</p> - -<p>J’en arrivai très vite, et presque sans souffrir, -à m’abstraire de toutes choses ambiantes, même -des événements quotidiens de la maison, même -de mon père, de ma mère, de la vieille femme -de ménage, des clients, qui n’étaient plus pour -moi que de vagues ombres, projetées sur le -carreau de la boutique, ou glissant sur les murs. -La conversation de mes parents, le soir, leurs -querelles, aiguës et glapissantes, leurs plaintes, -leurs conseils et leurs reproches, tout cela n’avait -pas plus d’importance dans ma vie muette et -fermée aux bruits extérieurs, que le bourdonnement -des mouches, dans l’arrière-boutique où -je travaillais, ou que le vent soufflant du dehors, -sur les toits de la ville !… Et encore, il m’arrivait, -parfois, d’écouter le vent… Il avait des -musiques que j’aimais…</p> - -<p>Ayant très peu vu, très peu vécu, mais beaucoup -senti déjà, j’avais accumulé en moi, retenu -en moi assez de formes différentes, assez de -pensées et de sentiments divers pour me construire -une existence silencieuse au dehors, violente -et grondante au dedans, en somme, pleine -de beautés plastiques et morales — du moins, je -les jugeais telles… Cette existence, que je ne -puis mieux comparer qu’à un temple dans un -désert, je la peuplai de toutes sortes de choses -et de toutes sortes de gens, faits de ce que j’avais -saisi au passage, empruntés aussi à ce que j’avais -lu dans les livres… Et mon imagination achevait -le reste… Évidemment, cela était souvent incohérent -et chimérique. Il y manquait, en plus de -l’harmonie, la force créatrice de la réalité, mais -je m’y amusai extrêmement. Et je ne tardai pas -à développer en moi, chaque jour davantage, par -un entraînement continuel, par une espèce de -curieux automatisme cérébral, cette puissance -d’idéation, cette frénésie d’évocation si extraordinaire, -que mes rêves prenaient, pour ainsi dire, -une consistance corporelle, une tangibilité organique, -où mes sens se donnaient l’illusion parfaite -de s’exercer, de s’exalter mieux qu’à des -réalités ! J’ai connu, sans me rendre compte de -leur mécanisme, et sans y aider autrement que -par le cerveau, j’ai connu, dès l’âge de treize ans, -des plaisirs sexuels d’une singulière complication -et d’une acuité de possession telle, que je -ressentais, à les éprouver, d’obscures et mortelles -terreurs.</p> - -<p>Mais je restais chétif, de nature rétrécie, de -membres grêles et insuffisants, de muscles mous ; -j’avais, comme aujourd’hui — car je n’ai pas -vieilli, étant né vieux — la peau étiolée, fripée -et toute grise, mes veines charriaient un sang -pauvre et mal coloré ; mes poumons respiraient -avec effort, comme ceux d’un pulmonique. Toutes -ces tares physiologiques, je les attribue à cette -tension permanente de mon cerveau qui, de tous -mes organes, était le seul qui fonctionnât… Étant -toujours assis, je n’ai pour ainsi dire pas grandi, -et à seize ans, mon dos était voûté ainsi qu’un -dos de vieillard…</p> - -<p>Hier, en fouillant dans un tas de choses inutiles -et depuis longtemps mises au rebut, j’ai -retrouvé une photographie de moi, faite, à cette -époque, sur le désir de ma mère, par un photographe -ambulant. Pourquoi ma mère a-t-elle eu -cette idée bizarre de faire fixer mon image d’enfant, -qui accuse son atroce égoïsme, et ce que -sa maternité eut d’insensible et d’imprévoyant ?… -Cette photographie est un peu effacée et toute -jaune. Mais les traits et l’expression du visage -demeurent sur le fond disparu. Eh ! bien, je n’ai -pas changé… Je suis tel que j’étais alors… un -petit vieux triste et fané. Non, en vérité, je n’ai -pas vieilli, sinon que mes cheveux, rares d’ailleurs, -ont pris une teinte ternement blanchâtre, -et que mes dents — celles, du moins, que je -n’ai pas perdues — sont devenues toutes noires -et pareilles à des racines d’arbuste mort… Et -voyez combien il y avait peu de vie physique en -moi, ce qu’il y avait en moi peu de sève : ma -barbe n’a pas poussé ! Enfant, j’avais l’air d’un -vieillard ; vieillard, je ressemble à un enfant -malade !… Et pourtant, quel est l’être humain -en qui se soient concentrées plus de flammes que -dans ce corps chétif que je suis, plus de flammes -dévoratrices et meurtrières, et qui soit allé, -comme moi, jusqu’au bout de son désir ?…</p> - -<p>Chose curieuse, autant mes rêves, dans l’éveil, -étaient exubérants et magnifiques, autant, dans -le sommeil, ils étaient plats, pauvrement et douloureusement -plats ! Je n’avais alors et je n’ai -encore maintenant que des rêves d’inachèvement, -que des rêves d’avortement !… Je ne pouvais -et je ne puis saisir quoi que ce soit, dans -mes rêves, ni rien étreindre, ni rien atteindre, -ni rien toucher !… Et, par un contraste bizarre, -ce ne sont, dans ces rêves-là, que des représentations -vulgaires, des figurations inférieures de -la vie !…</p> - -<p>Ainsi, me voilà dans une gare… Je dois -prendre le train… Le train est là, grondant, -devant moi… Des gens que je connais et que -j’accompagne, montent dans les wagons avec -aisance… Moi, je ne puis pas… Ils m’appellent… -Je ne puis pas, je suis cloué au sol… Des employés -passent et me pressent : « Montez donc !… -Montez donc !… » Je ne puis pas… Et le train -s’ébranle, s’enfuit, disparaît. Les disques ricanent -de mon impuissance ; une horloge électrique se -moque de moi… Un autre train arrive, puis un -autre… Dix, vingt, cinquante, cent trains se -forment pour moi, s’offrent à moi, successivement… -Je ne puis pas… Ils s’en vont, l’un après -l’autre, sans qu’il m’ait été possible d’atteindre, -soit le marchepied, soit la poignée de la portière… -Et je reste, toujours là, les pieds cloués -au sol, immobile et nu — pourquoi nu ? — devant -des foules dont je sens peser sur moi les -mille regards ironiques.</p> - -<p>Ou bien, je suis à la chasse… Dans les luzernes -et dans les bruyères, à chaque pas, se -lèvent bruyamment des perdrix… J’épaule mon -fusil… je tire… Mon fusil ne part pas, mon fusil -ne part jamais… J’ai beau presser sur la gâchette. -En vain ! Il ne part pas !… Bien souvent, -les lièvres s’arrêtent et me regardent curieusement ; -les perdrix s’arrêtent dans leur vol, devenu -immobile, et me regardent aussi… Je tire… je -tire !… Il ne part pas… il n’est jamais parti !</p> - -<p>Ou bien encore j’arrive devant un escalier… -C’est l’escalier de ma maison. Il faut que je -rentre chez moi !… J’ai cinq étages à monter… -Je lève une jambe, puis l’autre… et je ne monte -pas !… Je suis retenu par une force incoercible, -et je ne parviens pas à poser mes pieds sur la -première marche de l’escalier… Je piétine, je -piétine, je m’épuise en efforts d’inutile ascension… -Mes jambes vont l’une après l’autre, avec -une rapidité vertigineuse… Et je ne monte pas !… -La sueur ruisselle sur mon corps, la respiration -me manque… Et brusquement, je me réveille… -le cœur battant, la poitrine oppressée… la fièvre -dans toutes mes veines où le cauchemar galope…</p> - -<p>Tels sont mes rêves, la nuit ; tels sont toujours -mes rêves !… Pourquoi ces rêves, et jamais -d’autres ?… Y a-t-il donc un symbole dans les -rêves ?</p> - -<p>J’en ai dit assez, je pense, sur mon adolescence -solitaire, rêveuse et triste, pour bien faire comprendre -le pauvre être silencieux, ignorant, timide -et passionné que j’étais, lorsqu’il fut, un -beau soir, décidé par mes parents que j’irais à -Paris. Je dis mes parents et ce n’est exact que -pour l’un d’eux, car mon père n’approuvait pas -ce départ, et il invoquait, à l’appui de sa résistance, -des raisons comme celle-ci, qu’il émettait, -du reste, la bouche molle, le regard incertain, -avec l’air de « s’en fiche », si je puis dire :</p> - -<p>— Il est bien trop bête, pour aller à Paris… -Pour un autre, parbleu ! Paris serait la fortune !… -Ah ! si j’avais été à Paris, moi !… Mais lui !… -Que veux-tu qu’il fasse à Paris !… Jamais il ne -se reconnaîtra dans les rues de Paris… Ah ! le -pauvre enfant !…</p> - -<p>Ma mère était d’un avis différent… On sentait, -dans toutes ses paroles, la hâte qu’elle avait de -se débarrasser de moi… Pourquoi ? Est-ce que -je la gênais ? Est-ce que je la contrariais en quoi -que ce fût ? Cela me fit de la peine, non pour -moi, je vous assure, mais pour elle… Je n’aimais -pas à la surprendre en flagrant délit d’égoïsme -et de dureté. Aux objections, d’ailleurs, de plus -en plus indécises de mon père, elle répliquait :</p> - -<p>— Une place comme ça !… C’est une chance -incroyable… une occasion unique. Si nous n’en -profitons pas, nous l’aurons toujours sur les -bras !… Que peut-il devenir ici, sinon manger -de la nourriture qu’il ne gagne même pas !…</p> - -<p>— Enfin, il t’aide… Il tient tes livres !</p> - -<p>— Eh bien…! il ne manquerait plus que -ça !</p> - -<p>— Oui, mais, Paris !… Paris !…</p> - -<p>— Voilà-t-il pas une grande affaire ?… Il -s’arrangera, donc !…</p> - -<p>Or, cette chance, cette occasion unique, cette -place obtenue, grâce à je ne sais plus quelles -recommandations de curés, c’était une place -moitié de comptable, moitié de copiste, dans une -administration dont après trois ans je n’ai -jamais pu savoir ce qu’elle administrait, et si -elle était commerciale, industrielle, financière, -artistique, politique, religieuse, militaire, maritime, -coloniale, étant un peu tout cela, et bien -d’autres choses encore…</p> - -<p>Naturellement, ce fut l’avis de ma mère qui -prévalut. Quant à moi, selon les bonnes traditions -de la famille, je n’avais même pas été consulté. -Bien d’autres eussent été heureux de -partir d’une maison où ils n’étaient pas aimés, -heureux de conquérir leur liberté et de donner -à leurs rêves de jeunesse l’essor magnifique… -Eh bien, cette décision, je l’acceptai avec la plus -complète indifférence et — cela vous paraîtra, -peut-être, extraordinaire — sans la moindre -curiosité. Là ou ailleurs, que m’importait !… -Puisque j’avais déjà pris l’habitude de ne pas -vivre parmi les hommes et parmi les choses… -puisque je sentais que je ne pourrais vivre qu’en -moi-même !</p> - -<p>Ce fut ma mère qui m’installa à Paris, n’ayant -pas, pour cette délicate mission, confiance en -mon père, lequel « ne faisait jamais que des -bêtises, et n’avait pas la moindre idée de ce -qu’est l’argent »… Elle profita de ce voyage -pour renouer connaissance avec ces vieux amis -de la famille, les braves merciers du Marais, -chez qui le commerce n’allait pas, et dont, plus -tard, — à la suite des circonstances infiniment -burlesques que j’ai racontées — je devais épouser -la fille. Nous fûmes bien accueillis. Chacun -se remémora un tas de vieilles choses oubliées -et, dans un attendrissement général, il fut convenu -que je viendrais, chaque dimanche, dîner -en famille, avec ces vieux amis de la famille, -que diable !…</p> - -<p>— Et nous le surveillerons ! Et nous lui apprendrons -ce que c’est que l’existence parisienne… -Ce sera comme notre enfant… notre deuxième -enfant !…</p> - -<p>Braves gens !… Ah ! l’horreur sinistre des -braves gens !…</p> - -<p>Sur leur indication, ma mère me choisit, pour -la somme de quinze francs par mois, une chambre, -ou plutôt un indicible taudis, dans une -ignoble maison meublée de la rue Princesse, une -petite rue étroite et sombre, sans cesse encombrée -de lourds camions et où jamais l’air ni la -lumière n’avaient pénétré… Une prison !… Ma -mère dit simplement, après avoir, pour la forme, -inspecté la chambre :</p> - -<p>— Ça n’est pas très luxueux… mais c’est bien -suffisant pour un jeune homme de province… -Et puis, là, tu es à égale distance de ton bureau -et des vieux amis de la famille… Et, surtout, -il ne faut pas oublier qu’il y a là, tout près, un -omnibus pour les jours de pluie… ce qui est -très commode…</p> - -<p>Ma chambre donnait à l’extérieur sur une -cour aussi noire, aussi humide, mais moins large -qu’un puits. Quand on ouvrait l’unique fenêtre, -on se heurtait à la fenêtre, en face, où pendaient -sur des cordes d’innommables guenilles… A l’intérieur, -elle donnait sur un palier effrayant, -puant, suintant, et qui, tout de suite, vous -donnait l’idée du crime… Le soir, une petite -veilleuse qui brûlait dans un coin, à chaque -étage, faisait mouvoir des ombres effarantes… -et, sur les murs, des rampements d’insectes -mous…</p> - -<p>Pour voisins, j’avais à droite une espèce d’individu -sale et rébarbatif qui — je le sus plus tard — vendait -dans les rues des plans de Paris, et, -je crois, aussi, des images défendues, qu’on -appelle des cartes transparentes ; à gauche, -j’avais une vieille dame asthmatique, qui réparait -des tapisseries… Les locataires des autres -étages me semblèrent, dans le même genre, de -condition misérable ou de métier louche, appartenant -presque tous à cette confrérie extraordinaire, -mystérieuse et troublante du camelot !… -J’avoue que je ne fus pas trop rassuré. Lorsque je -sortais de la maison ou que j’y rentrais, j’avoue -que j’avais au cœur un tremblement, un effroi… -l’effroi de ces murs, de ces escaliers, de toute -cette obscurité morne et visqueuse, où les rencontres -humaines prenaient des aspects sinistres…</p> - -<p>Ma mère, sans doute, n’avait rien vu de tout -cela. Elle n’avait vu ni ces murs, ni ces escaliers, -ni ces visages, car je ne puis croire qu’elle ait, -délibérément et consciemment, choisi ce coupe-gorge -pour y loger son fils…</p> - -<p>Durant les trois premières nuits, bien que -j’eusse la prudence, aussitôt rentré, de verrouiller -ma porte, il me fut impossible de m’endormir. -Et je regrettai presque ma chambre de là-bas, -qui, certes, n’était pas somptueuse non plus… -et je regrettai aussi la cour si triste où ma mère, -le matin, venait, sale et débraillée, traînant ses -savates et son jupon dans l’ordure, étendre ses -frusques sur les cordes… Et je regrettai, pareillement, -la rue si mélancolique où, toujours aux -mêmes heures, spectres d’hébétude, les mêmes -passants passaient !…</p> - -<p>C’est dans cette maison de la rue Princesse -que, huit jours après mon installation, il m’arriva -la seule aventure dramatique de ma vie, -car mon mariage, au fond si tragique, et la -mort si irrésistiblement comique de ma belle-mère, -je ne les considère pas comme des aventures, -mais seulement comme de menus incidents -sans importance ou du moins, comme -des incidents dont l’importance n’est que pittoresque -et anecdotique. Vous comprendrez donc -que je mette une certaine coquetterie d’émotion, -et même quelque orgueil, à vous en faire le -récit…</p> - -<p>Une nuit — il pouvait être deux heures du -matin — je venais de m’endormir… Je m’endormais -très tard, parce que ayant pu me procurer -des livres je lisais, je lisais, jusqu’à ce que -la fatigue me fît tomber le livre des mains… Je -venais de m’endormir, lorsque je fus réveillé en -sursaut par un grand cri… Ce cri semblait avoir -été poussé dans la chambre de gauche qu’habitait -la vieille dame aux tapisseries… Je me -dressai sur mon lit, écoutant… A vrai dire, je -n’étais pas très étonné… Terrifié ?… oui, peut-être… -Mais étonné, non !… Ce qui m’étonnait, -c’est que ce qui arrivait là ne fût pas arrivé -plus tôt… Qu’était-il donc arrivé ? J’écoutai, le -cœur battant… Un second cri plus faible… -puis, comme un bruit de lutte… un heurt de -meubles… un paquet qu’on traîne… des chaises -remuées… des coups sourds… et enfin, une -voix, une voix de terreur, que je distinguai -nettement… une voix de femme comme étouffée, -et criant : « Au secours !… au secours !… » -à plusieurs reprises… puis rien !…</p> - -<p>Je me levai… A la hâte, je m’habillai dans -l’obscurité… Ma peur était telle, à ce moment, -que pour rien au monde je n’aurais voulu -allumer une bougie…</p> - -<p>Dans la chambre voisine, tous les bruits -avaient cessé… Et c’était maintenant, dans -toute la maison, comme un silence de mort…</p> - -<p>Qu’allais-je faire ?… J’hésitai longtemps à -prendre un parti… N’avais-je pas été victime -d’une hallucination ?… J’écoutai encore… -Rien… rien !… Rien que le tic-tac de mon cœur -qui battait avec force… Et ce silence me parut -plus effrayant que les bruits, que la voix, que -les coups sourds !…</p> - -<p>— Il faut que je sache !… il faut que je -sache !… me dis-je.</p> - -<p>J’ouvris la porte, et me trouvai sur le palier. -La veilleuse était éteinte… Une ignoble odeur -d’huile brûlée me fit broncher, comme un jeune -cheval l’odeur d’un cadavre dans la nuit…</p> - -<p>Et, perdu dans cette ombre, je me sentais tout -tremblant… tout tremblant… tout petit… tout -petit !… Ah ! si petit !…</p> - -<p>Je n’osais plus, je ne voulais plus, je ne pouvais -plus avancer ; la nuit du palier pesait sur -moi plus lourde, plus écrasante, qu’une chape -de plomb… Et le silence était si profond que -j’entendais, réellement, ramper les insectes -noirs sur les murs…</p> - -<p>Pourtant, le courage ne tarda pas à me revenir ; -le désir de savoir ce qui s’était passé là, de -connaître la raison de ces cris, de ces appels, de -ces chocs sourds, dissipa ou plutôt galvanisa ma -terreur… Après tout, j’avais peut-être été victime -d’une hallucination… Mais je voulais en avoir -le cœur net, comme disait ma mère chaque fois -qu’elle se trouvait en présence d’un événement -embrouillé, de quelque chose qu’elle ne comprenait -pas et dont elle avait l’obsession de la -comprendre… Si je mentionne ce souvenir, qui -peut paraître puéril ou déplacé en un tel récit, -c’est que je me rappelle — comme si je les revivais -encore, — que, durant ces tragiques minutes, -j’avais, en moi, la hantise de cette phrase -stupide et que je me répétais sans cesse, d’une -voix intérieure, mais obstinée, ces mots : « Je -veux en avoir le cœur net, je veux en avoir le -cœur net !… »</p> - -<p>Je rentrai dans ma chambre où j’allumai — avec -combien de peine — une bougie… et je -sortis, de nouveau, sur le palier.</p> - -<p>Alors je vis une chose si effrayante que je -reculai encore… Mais ce ne fut qu’une faiblesse -d’une seconde, et, par un violent effort sur moi-même, -je la surmontai facilement… Voici ce -que je vis.</p> - -<p>La porte de droite, la porte de cette chambre -qu’habitait la vieille dame aux tapisseries, était -grande ouverte… Un linge blanchâtre et deux -pieds en dépassaient le seuil, deux pieds immobiles -et nus, deux pieds dressés dans la position -que doivent avoir les pieds appartenant à une -personne couchée sur le dos…</p> - -<p>Il est rare que les choses — à l’exception des -yeux — soient effrayantes en soi. Elles ne le sont -que par les circonstances qui les entourent, à un -moment déterminé, et les événements terribles -où elles n’ont d’autre valeur d’action que d’y -avoir — je ne dis pas même participé, mais simplement -assisté !…</p> - -<p>Ce qui m’effrayait dans ces pieds, ce n’étaient -pas les pieds eux-mêmes, mais les cris, les -appels, les chocs que j’avais entendus, et qui -leur donnaient une signification précise de -témoignage ? Et puis, il faut bien que je le -dise… A cet effroi général, s’ajoutait un autre -effroi particulier ; c’est que j’ai toujours eu, non -pas, peut-être, la terreur, mais l’invincible -dégoût des pieds nus. Je ne saurais expliquer -pourquoi… mais je n’ai jamais pu voir des pieds -nus, sans qu’aussitôt ils évoquassent en moi les -images si singulièrement effarantes, cauchemardantes, -de l’Embryon… des analogies avec les -larves, les fœtus… oui, tout le cauchemar -angoissant et horrible de l’incomplet, de l’inachevé !</p> - -<p>Je fus quelque temps à pouvoir détacher mon -regard de ces pieds qui, d’abord rigides comme -des pieds de mort, me parurent ensuite, à force -de les regarder fixement, doués d’une vie douloureuse… -Du moins, il me sembla bien — mais -il se peut que la lumière dansante de la bougie -m’ait donné cette illusion — que le gros orteil -du pied gauche eut, à plusieurs reprises, des -mouvements de crispation, et faut-il l’écrire ? — des -grimaces, de véritables grimaces, ainsi qu’un -visage… Enfin, m’habituant à cette lueur étrangement -mouvante de la bougie, qui déplaçait et -les couleurs et les formes, il me sembla aussi -que ce bout de linge blanc dont j’ai parlé était -tout tacheté de sang…</p> - -<p>Décidé à savoir, je me portai en face de la -chambre, et, tendant la lumière au bout de mon -bras allongé, dans l’ombre de la chambre, je vis -ceci :</p> - -<p>Une femme — la vieille femme aux tapisseries, — était -couchée sur le plancher, la gorge -largement fendue par une blessure où le sang se -caillait en noirs et luisants grumelots. Elle était -à peu près nue et très pâle de peau… Sur sa -pauvre gorge couturée, sur sa poitrine maigre, -sur ses bras osseux, sur son ventre plissé, dans ses -cheveux grisonnants, partout du sang… des -éclaboussements de sang… Je me souviens -que sa main baignait, tout entière, dans une -mare rouge qui s’étalait autour d’elle, sur -le plancher…</p> - -<p>Je pensai défaillir, mais faisant appel à tout -mon courage, à toutes mes énergies, je me précipitai -sur la vieille femme, je me penchai pour -voir, pour sentir qu’elle n’était pas morte… -qu’elle respirait encore, peut-être !… Je tenais le -bougeoir dans ma main droite et, en me penchant -sur la vieille femme, je me rappelle qu’une -goutte de cire liquide tomba sur son œil grand -ouvert, sur son œil terrifié où elle se figea, blanchâtre, -comme une taie.</p> - -<p>Et toujours en moi cette phrase qui ne me -quittait pas, et qui, maintenant, sautillait en -moi, comme un refrain de chanson :</p> - -<p>— Je veux en avoir le cœur net… je veux en -avoir le cœur net !…</p> - -<p>Je posai le bougeoir près du corps et je me -mis à le tâter en toutes ses parties… Les membres -étaient encore chauds et souples… Mais le ventre -se refroidissait et le cœur ne battait plus ! La -pauvre vieille était bien morte, bien morte, -bien morte !</p> - -<p>Or, je veux vous avouer l’étrange sensation -que j’éprouvai à la suite de cette constatation… -Ce fut presque de la joie… Non, pas de la joie -tout à fait… mais quelque chose de doux comme -un allègement, comme une délivrance. J’avais -la poitrine libre, les membres plus légers, -le cerveau tranquille… Je ne ressentais plus -de terreur et, en vérité, j’étais presque -content que la vieille fût morte !… Morte, -je n’avais plus rien à faire qu’à me dire -qu’elle était bien morte ; vivante, c’était toute -une complication : il m’eût fallu tenter de la -rappeler complètement à la vie… Et je comprenais -mon impuissance devant cette responsabilité.</p> - -<p>— Ma foi ! me dis-je avec une philosophie -admirable, mieux vaut pour elle et pour moi -qu’elle soit morte !… Et nous en avons tous les -deux, elle et moi, le cœur net !…</p> - -<p>A la lueur très faible de la bougie, je remarquai -dans la chambre des traces de violence et de -lutte : les draps du lit arrachés, deux chaises -tombées, les tiroirs d’une commode vidés, un -globe de verre brisé et dont les morceaux brillaient, -çà et là, parmi des choses déchiquetées -et jonchant le carrelage du plancher. Je n’attachai -pas, d’abord, à ce désordre des objets une -idée autre que celle du désordre lui-même… -Et, à ce moment-là, chose extraordinaire, devant -ce cadavre encore chaud, et mutilé, devant -ce sang répandu, devant ces traces de lutte, il -ne me vint pas à l’esprit que la vieille avait été -assassinée, comme si ces choses-là étaient naturelles, -qu’elles avaient dû s’accomplir d’elles-mêmes -et toutes seules !</p> - -<p>Je commençai par ramener sur le ventre nu -de la vieille femme sa chemise roulée, déchirée -et sanglante, et, prenant le cadavre dans mes -bras, la face, la poitrine, les mains barbouillées -de sang visqueux, je m’ingéniai à le soulever, à -le traîner, afin de pouvoir le déposer sur le lit… -Deux fois, je le laissai retomber avec un bruit -sourd… Ploc !…</p> - -<p>— Je veux en avoir le cœur net… je veux en -avoir le cœur net !… chantait en moi la voix de -plus en plus obstinée.</p> - -<p>Et, comme, pour la troisième fois, je tentais -d’enserrer le cadavre trop lourd pour mes bras -débiles, une main, tout à coup, se posa sur mon -épaule, pesamment.</p> - -<p>Je poussai un cri et me retournai… Et je vis -deux yeux féroces et gouailleurs, une barbe sale, -une bouche ignoblement tombante, la bouche, -la barbe, les yeux de mon voisin, le camelot…</p> - -<p>— Ah !… ah !… fit-il, je t’y pince !…</p> - -<p>Puis :</p> - -<p>— Qu’est-ce que tu fais ici ?…</p> - -<p>L’étonnement ne me permit pas de parler, -l’étonnement, seul, car je n’imaginais rien au -delà de cette présence, et je n’en redoutais rien -d’autre que la propre terreur qu’elle dégageait :</p> - -<p>— Qu’est-ce que tu fais ici ?… répéta-t-il.</p> - -<p>— Je ne sais pas !… balbutiai-je.</p> - -<p>— Ah ! tu ne sais pas !… tu ne sais pas !… -Elle est bonne !…</p> - -<p>Et il me secouait rudement par les épaules… -Et ses yeux avaient des lueurs sombres. Il était -en chemise, lui aussi, avec les jambes nues, des -jambes couvertes de poils.</p> - -<p>— Pourquoi es-tu ici ?</p> - -<p>Alors, ne sachant ce que je répondais, je -répondis sur l’air de la chanson, qui chantait en -moi :</p> - -<p>— Je voulais en avoir le cœur net !… Je voulais -en avoir le cœur net !…</p> - -<p>— Ah ! tu voulais en avoir le cœur net !… Eh -bien… attends un peu !…</p> - -<p>M’ayant lâché, il sortit, referma la porte… Et -j’entendis aussitôt la voix qui retentissait dans -l’escalier.</p> - -<p>— A l’assassin !… au secours ! au secours !…</p> - -<p>Et des portes s’ouvrirent, claquèrent. Et des -voix se répondirent, d’étage en étage… Et les -cris du camelot retentirent, plus forts :</p> - -<p>— A l’assassin !… au secours !… à l’assassin !…</p> - -<p>Hébété, je m’étais laissé tomber, sur le plancher, -près du cadavre… Et je répétais sur l’air -d’une vieille chanson de mon pays :</p> - -<p>— Je veux en avoir le cœur net !… Je veux -en avoir le cœur net !…</p> - -<p>Aux appels, aux cris poussés par le camelot -dans l’escalier, toute la maison s’était réveillée, -toute la maison s’était levée. Et la chambre de -la vieille fut bientôt envahie par une foule de -curieux, les uns vêtus à la hâte de n’importe -quoi, les autres en chemise, tous si pittoresquement -désordonnés, si expressivement effarés et -tremblants, que, malgré mon hébétude, je ne -pus m’empêcher de remarquer leurs comiques -silhouettes et d’en jouir — ce ne fut qu’un moment — d’en -jouir comme d’un spectacle très -divertissant. Même, après tant d’années, je revois -la plupart de ces têtes, lâches, peureuses et -cruelles, et ce m’est encore une gaieté…</p> - -<p>Ils arrivaient successivement dans la chambre, -chacun avec un petit bougeoir à la main, tendaient -le col, demandaient :</p> - -<p>— Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce qu’il y a ?</p> - -<p>A toutes les interrogations, le camelot répondait :</p> - -<p>— Hé ! Vous le voyez bien… Il y a qu’elle est -morte !… Il y a qu’il l’a tuée !…</p> - -<p>— Oh ! mon Dieu !…</p> - -<p>Il me désignait d’un doigt formellement accusateur -à l’indignation de tous… Et pour qu’il ne -restât plus un doute dans l’esprit de personne, -il expliquait avec des gestes rapides :</p> - -<p>— Je l’ai surpris au moment où il achevait de -la tuer… Elle était renversée comme ça, sur le -plancher… lui, couché sur elle… comme ça, il la -tenait à la gorge… Et il farfouillait la blessure -de son couteau, comme ça !… comme ça !…</p> - -<p>Il y avait, çà et là, des exclamations d’horreur, -et, peut-être, des protestations, des doutes…</p> - -<p>— Mais, regardez-le… s’acharnait le camelot… -Regardez sa chemise, ses mains, son visage… -Ils sont pleins de sang !</p> - -<p>— C’est vrai !… C’est vrai !…</p> - -<p>— Oh !… oh !… oh !…</p> - -<p>Une femme dit :</p> - -<p>— C’est presque un enfant !</p> - -<p>Un autre dit :</p> - -<p>— Il n’a pas de barbe encore !…</p> - -<p>Une troisième dit simplement, avec de l’admiration :</p> - -<p>— Ainsi !… Voyez-vous ça !</p> - -<p>Alors, le camelot insistait :</p> - -<p>— Mais regardez-le !… Et son air de bête prise -au piège !…</p> - -<p>— C’est vrai !… C’est vrai !…</p> - -<p>Comme je l’ai raconté plus haut, épuisé par -mes efforts à le soulever, à le traîner, je m’étais -laissé tomber près du cadavre… Je ne faisais pas -un mouvement… Et je considérais tout ce monde, -je considérais le camelot, sans entendre encore, -sans comprendre qu’il m’accusait du meurtre de -la vieille aux tapisseries… Je n’avais plus aucune -idée dans la tête… Ma tête était vide, vide, vide !… -Et tout cela qui se passait autour de moi était si -nouveau, si étrangement nouveau, et si grimaçant, -si incohérent, qu’il ne m’était pas possible -d’admettre que je ne rêvasse point… Toutes ces -figures, je me rappelle, n’avaient plus pour moi -la moindre consistance corporelle… C’étaient des -ombres qui se déformaient au moindre souffle -du vent entrant par la porte, et qui s’évanouissaient -pour se reconstituer ensuite, fuligineuses… -Je les suivais, comme on suit, dans -l’air, les fumées, les nuages ou les brumes qui -montent, le matin, des rivières…</p> - -<p>Le camelot, actif et terrible, vint à moi, -m’obligea à me lever, et, m’empoignant l’épaule -d’un geste rude :</p> - -<p>— Comment l’as-tu tuée ?… Pourquoi l’as-tu -tuée ?… Réponds !…</p> - -<p>Comme je restais muet :</p> - -<p>— Allons ! réponds… insista-t-il.</p> - -<p>Et il me secouait l’épaule à me briser la clavicule. -Il me semblait aussi que ma cervelle clapotait -dans mon crâne, comme de l’eau remuée… -J’avais le vertige…</p> - -<p>— Réponds donc !…</p> - -<p>Machinalement, je répondis :</p> - -<p>— Je ne sais pas… Je ne sais pas !…</p> - -<p>Triomphalement, le camelot se tourna vers les -curieux, et, les prenant à témoin de mes paroles :</p> - -<p>— Vous voyez ! dit-il… Vous entendez !… Il -avoue !</p> - -<p>— Oui !… oui !… oui !…</p> - -<p>Je vis des bouches m’invectiver, des yeux me -maudire, des poings se tendre furieux et menaçants -vers moi… Une femme enveloppée d’un -châle rouge, et qui tenait une petite lampe à -pétrole dans sa main, proposa qu’on me mît à -mort.</p> - -<p>— Oui !… oui !… oui !…</p> - -<p>Le camelot s’interposa :</p> - -<p>— Non !… Il ne faut pas y toucher… Il faut -qu’il meure sur l’échafaud… Attendons le commissaire -de police… On est allé chercher le -commissaire de police…</p> - -<p>Un vieil homme hochait la tête… Il dit :</p> - -<p>— Est-ce possible !… Il est si faible… Et -les blessures sont si horribles… La gorge a été -fendue d’un seul coup !…</p> - -<p>— Mais regarde donc sa chemise sanglante, -réitéra le camelot, ses mains rouges, son visage -tout barbouillé… Et puisqu’il avoue !…</p> - -<p>— C’est vrai !… c’est vrai !…</p> - -<p>Le vieil homme s’obstina :</p> - -<p>— Je ne dis pas le contraire… Pourtant, il -est bien faible… Et il paraît idiot !…</p> - -<p>— Puisqu’il avoue !… Tu l’as bien entendu !…</p> - -<p>S’adressant aux curieux :</p> - -<p>— Vous l’avez bien entendu, tous ? demanda-t-il -d’une voix forte.</p> - -<p>— C’est vrai !… c’est vrai !…</p> - -<p>— Et il n’est ici que depuis huit jours !… -Qu’est-ce qu’il est venu faire ici ?… Pourquoi -est-il ici ?…</p> - -<p>— C’est vrai !… C’est vrai !…</p> - -<p>Ensuite, on parla de la vieille, de ses vertus, -de sa bonté ; on vanta sa vie pauvre et résignée… -C’était une sainte… Pour tuer une -pareille femme, il ne fallait pas avoir de -cœur !… Il fallait avoir l’âme bien criminelle !… -Quelques-uns pleurèrent…</p> - -<p>Combien de temps cette scène dura-t-elle ? Je -n’en sais rien. Il arriva que je n’entendis plus -rien… J’étais engourdi… J’avais comme un -immense besoin de dormir… Et lorsque le commissaire -de police entra, suivi de plusieurs -agents, mon esprit était bien loin de l’hôtel, du -camelot, du cadavre… Mon esprit était revenu -au pays, là-bas, à M. Narcisse, à ma mère, à mes -longues stations contre les vitres de ma chambre…</p> - -<p>— Comment vous appelez-vous ?… me demanda -le commissaire.</p> - -<p>— Je ne sais pas… je ne sais pas !… répondis-je.</p> - -<p>— Vous ne voulez pas dire comment vous vous -appelez ?…</p> - -<p>— Je ne sais pas !…</p> - -<p>Le commissaire grogna :</p> - -<p>— C’est bien !… Hum !…</p> - -<p>Puis il me laissa sous la garde des agents, il -examina le cadavre, inspecta la chambre du -crime, puis la mienne, toujours suivi du camelot -obséquieux et bavard, qui, sans cesse, répétait :</p> - -<p>— Monsieur le commissaire, voilà comment ça -s’est passé…</p> - -<p>Le commissaire de police était un petit -homme gros et court et qui soufflait comme un -bœuf. Malgré la gravité de l’affaire, malgré le -cadavre et le sang il avait une physionomie -joviale, un air de pochard gai et bon enfant, -que le souci de sa responsabilité ne parvenait -pas à rendre sévère. Il ne me fit pas peur. Au -contraire, son agitation m’amusa extrêmement. -Il entrait, tournait, virevoltait, sortait, revenait -et ressortait avec un empressement si comique, -qu’il ressemblait à un fantoche de pantomime. -Et le camelot fantoche aussi, mais fantoche -sinistre, ne le quittait pas d’une semelle, entrait, -tournait, virevoltait, sortait, revenait et ressortait -avec lui, toujours bavard et toujours gesticulant. -Sur le palier, les gens de l’hôtel assistaient -curieusement à ces allées et venues, ne -perdant pas un seul des mouvements du commissaire -et du camelot. Et moi, flanqué de deux -agents indifférents et silencieux, je faisais comme -les gens de l’hôtel, sans songer un instant que je -fusse un des principaux acteurs de ce drame. -Et je me souvenais que, jadis, étant enfant, -j’avais vu, dans des baraques de la foire, des -scènes pareilles, dont le burlesque n’était peut-être -pas si intense, et ne diminuait pas, aussi -complètement, la majesté terrible du crime.</p> - -<p>Lorsque le commissaire se fut enfin rendu -compte et du meurtre de la vieille, et de la disposition -des lieux, il ordonna aux curieux de se -retirer chacun chez soi… Puis, s’adressant au -camelot, qui lui soufflait dans le dos je ne sais -quelles dénonciations :</p> - -<p>— Qu’est-ce que vous foutez ici, vous ? Allez-vous-en !…</p> - -<p>Mais le camelot résistait :</p> - -<p>— Puisque je l’ai vu, monsieur le commissaire ! -Ma présence ici est indispensable. Je suis -le seul témoin !… Puisque j’ai tout vu.</p> - -<p>— Comment vous appelez-vous ?</p> - -<p>— Isidore Borgne, monsieur le commissaire.</p> - -<p>— Hum ! Hum !… Et qu’est-ce que vous faites ?</p> - -<p>— Je suis camelot…</p> - -<p>— Ah ! ah !… Qu’est-ce que vous faites, nom -de Dieu ?</p> - -<p>— Je vends des plans de Paris…</p> - -<p>— C’est bien !… Foutez-moi la paix, maintenant… -Et si j’ai besoin de vous… je vous ferai -appeler…</p> - -<p>— Mais, monsieur le commissaire !…</p> - -<p>Le brave commissaire se fâcha, devant cette -insistance, et appelant un agent :</p> - -<p>— Empoignez-moi ce lascar-là, ordonna-t-il… -Et surveillez-le !…</p> - -<p>Le camelot protesta pour la forme :</p> - -<p>— Je suis un bon citoyen, moi… Ça ne se -passera pas comme ça !…</p> - -<p>Et il se remit docilement, mais un peu effaré, -aux mains de l’agent…</p> - -<p>Lorsque le palier fut déblayé, le commissaire -referma la porte de la chambre qu’éclairaient -maintenant deux bougeoirs, posés sur la cheminée, -et une lampe à pétrole, sur une petite -table encombrée, je me rappelle, de chiffons -rouges. J’étais toujours flanqué de mes deux -agents, et le cadavre gisait à mes pieds, sur le -plancher où la mare de sang s’élargissait… Le -magistrat prit une chaise, s’assit en face de moi, -s’épongea le front, souffla… Et, après m’avoir -considéré avec attention durant quelques -secondes, il dit :</p> - -<p>— Voyons ça !… voyons ça !… A nous deux, -maintenant.</p> - -<p>Je n’étais pas ému… Et même, à cette minute -tragique, j’avais l’esprit très libre… Je dois -avouer aussi que le cadavre ne me terrifiait -plus… Il ne me donnait pas d’autre idée que -celle d’un vieux meuble brisé, d’un vieux tapis -déchiré… Non, en vérité, je n’avais plus la sensation -que cette chose inerte eût été une personne -vivante… Toute ma curiosité allait vers -le commissaire, vers sa face ronde et couperosée, -où l’alcool avait déposé des couches de -bistre, vers sa chaîne de montre qui pendait sur -son gros ventre, et vers son pantalon qui, tendu -sur ses larges cuisses courtes, faisait, aux jarrets -ployés, des rides crapuleuses… Pas une -seconde, en le regardant curieusement, comme -on regarde une caricature, je ne songeai qu’il y -eût, sous ce visage vulgaire, en ce grotesque -exemplaire d’humanité déformée, qu’il y eût une -force sociale… plus qu’une force sociale, mais la -société tout entière, avec ses droits implacables -de juger et de punir !…</p> - -<p>J’y ai pensé depuis, bien des fois, à cette -fiction abominable et terrifiante qu’on appelle : -la société !… Et bien des fois, je me suis -demandé par suite de quelles déformations -morales, de quelles aberrances intellectuelles, -ceux à qui la prétendue société délègue ses -droits arbitraires de juger et de punir, ont-ils, -tous, un air de parenté physique, une ressemblance -matérielle qui fait que depuis plus de -deux mille ans, toutes les faces de juges sont -pareilles, et portent les mêmes tares sinistres -d’iniquité, de férocité, et de crime !…</p> - -<p>Cette observation ne s’applique pas à mon -commissaire de police dont le visage, au lieu -des tares professionnelles, se contentait de -montrer des tares d’alcoolique, et une laideur -rubiconde si joyeuse qu’il ne me vint pas à -l’idée de trembler devant lui, comme quiconque, -innocent ou coupable, doit trembler, jusqu’au -tréfonds de ses moelles, devant le juge qui l’interroge…</p> - -<p>J’examinais donc le brave commissaire, et je -ne le voyais plus dans la chambre où il était -assis devant moi, c’est-à-dire, dans sa fonction -sociale ; je le voyais dans sa fonction humaine, -c’est-à-dire au petit café où il devait, tous les -jours, enluminer sa trogne et vernir ses joues et -perdre, de plus en plus, dans la joie de boire, -dans le rêve charmant d’être saoul, la cruauté -de son métier… Et je l’aimais véritablement -d’être un ivrogne, car les ivrognes sont de -braves gens, et, toujours, d’admirables poètes.</p> - -<p>Tout à coup, le commissaire me demanda :</p> - -<p>— Allons, voyons, dites-moi pourquoi vous -avez tué cette vieille femme ?</p> - -<p>Je n’avais pas bien compris cette question, -qu’il m’avait posée d’une voix soufflante et -brouillée. Je dis machinalement :</p> - -<p>— Je voulais en avoir le cœur net.</p> - -<p>Le commissaire s’ébroua comme un cheval.</p> - -<p>— Comment, le cœur net ? fit-il. Le cœur net -de quoi ? Vous vouliez la violer ?…</p> - -<p>— Oh ! monsieur le commissaire…</p> - -<p>— Enfin, expliquez-vous !… Quoi ? Qu’est-ce -que vous entendez par votre cœur net ?</p> - -<p>Et, sans me donner le temps de répondre, -brusquement :</p> - -<p>— Comment vous appelez-vous ?</p> - -<p>Je me nommai.</p> - -<p>— Et qu’est-ce que vous faites ici ?</p> - -<p>Je le lui dis.</p> - -<p>— Quel âge avez-vous ?</p> - -<p>— Vingt ans !</p> - -<p>— Et d’où venez-vous ?</p> - -<p>Alors, je racontai mon pays, ma mère, monsieur -Narcisse, mon petit chien Bijou, ma -maladie, notre voyage à Paris, et les vieux amis -de ma famille, et la terreur que j’avais eue, dès -le premier jour, dans l’escalier de la maison -meublée…</p> - -<p>Le commissaire ponctuait chaque phrase -d’exclamations comme celles-ci : « Bon ! Bon ! -Diable !… Diable ! » et il soufflait comme une -forge !</p> - -<p>Lorsque j’eus terminé mon récit :</p> - -<p>— C’est bien curieux !… fit-il, c’est curieux !… -Une jeune femme, mon Dieu… que vous l’ayez -tuée, je ne l’excuserais pas… mais je le comprendrais… -Dans la passion, on ne se connaît -plus… Va te faire fiche ! Mais une vieille comme -celle-ci !… Ma parole d’honneur, c’est trop -fort !… Vous êtes donc fou ?…</p> - -<p>— Mais je ne l’ai pas tuée, monsieur le commissaire, -criai-je de toutes mes forces. Ce n’est -pas moi qui l’ai tuée !…</p> - -<p>— Alors, qu’est-ce que vous me chantez depuis -une demi-heure ? Qui est-ce qui l’a tuée ?…</p> - -<p>— Je ne sais pas !…</p> - -<p>Le commissaire se leva, me prit par les -épaules, me regarda fixement :</p> - -<p>— C’est le camelot, hein !… Allons, dites-le !… -Mais dites-le donc !…</p> - -<p>— Mais non… je ne sais pas… je n’ai rien -vu… Et c’est pour cela, monsieur le commissaire, -que je voulais en avoir le cœur net !</p> - -<p>Le commissaire réfléchit, puis, prenant une -résolution brusque :</p> - -<p>— Tout cela n’est pas clair ! dit-il… Je vais -vous mener au Dépôt… Je vais mener aussi le -camelot au Dépôt… Vous vous débrouillerez -devant le juge d’instruction.</p> - -<p>Et il ordonna aux agents :</p> - -<p>— Au Dépôt, tout le monde !… Par le flanc -droit, arche !…</p> - -<p>Je fus donc conduit au Dépôt. Durant la route, -le camelot ne cessa de protester :</p> - -<p>— Je suis un citoyen français !… Je me -plaindrai à Rochefort !…</p> - -<p>Il y avait eu, dans la journée, une rafle de -malfaiteurs et de filles publiques. Toutes les -salles de cette abominable prison étaient encombrées, -pleines de figures assez sinistres, il est -vrai, mais dont j’eus plus de pitié que d’horreur. -Je n’essaierai pas de dépeindre la saleté et la -malodeur de ces salles. Cela dépasse toute imagination, -et je ne crois pas qu’il y ait, dans la -langue, des mots assez forts, assez vengeurs, -pour en donner l’idée. L’impression sur ma personne -physique fut telle que je faillis m’évanouir. -Il me sembla que je venais de recevoir, d’un -coup, le choc de toutes les maladies mortelles. -De fait, l’air chargé de miasmes trop lourds -était irrespirable. Il s’agglutinait à mes bronches -comme de la matière solide, âpre et gluante.</p> - -<p>Quant à l’impression morale que j’en ressentis, -ce fut pire encore. Longtemps, je fus accablé -comme sous le poids d’une chose trop pesante -et douloureuse.</p> - -<p>Ce qui, dans ce grouillement humain, apparaît -plus que le vice et le crime, c’est la pauvreté, la -détresse infinie où la société peut précipiter des -êtres vivants et qui ont, si rudimentaires, si -déformés qu’ils soient, un cerveau et un cœur, -de la pensée et de l’amour !… Ces deux choses -mystérieuses et qui font la créature humaine, -il n’est pas un regard où je ne les aie reconnues, -même aux yeux des plus brutes et des plus -déchus !… Et ces êtres qui, malgré tout conservent -dans les ténèbres de leur raison et de -leur conscience, une petite lueur, ou plutôt un -reflet pâle et trouble de cette lueur d’humanité, -on les traite comme on n’oserait pas traiter des -rats ou des cloportes !… Ici, dans la promiscuité -hideuse de ces salles, tous les âges sont confondus… -A côté des vagabonds endurcis, des -vieux routiers de la débauche et du crime, se -voient des enfants, de pauvres enfants de douze -ans, à qui il serait facile, pourtant, d’éviter de -pareils contacts et qui, bien souvent, gardent, -d’une seule journée ou d’une seule nuit passée -dans cet enfer, une flétrissure éternelle… Ils sont -entrés, ignorants et aussi purs qu’il est possible -à de petits abandonnés de l’être, et ils en sortent, -souillés dans leur corps, quelquefois, dans -leur âme, toujours ! C’est l’apprentissage, par -l’État, par la justice de l’État, du bagne et de -l’échafaud.</p> - -<p>Parmi toutes ces créatures de hasard, parquées -plus barbarement que des bêtes dans cette geôle -immonde du Dépôt, je ne doutai point qu’il s’en -trouvât beaucoup d’innocents comme je l’étais -moi-même, et, d’autres, plus douloureux encore, -dont le seul crime était que devant tant de -maisons, tant de magasins gorgés, tant de -richesses gaspillées, ils n’eussent ni un abri, ni -un vêtement, ni un morceau de pain !… Et, à -l’aspect frémissant de toutes ces misères je me -souvins avoir vu, il n’y avait pas trois jours, ce -drame effrayant… mais combien banal, et de -tous les jours !</p> - -<p>Ce matin-là, à mon heure habituelle, je me -rendais, obéissante machine, à mon bureau. Il -pleuvait… Une de ces petites pluies parisiennes -si lentes, si tristes et qui vous traversent l’âme, -plus encore que le vêtement. Dans la rue, -pleine de flaques, devant la boutique d’un épicier, -il y avait un gros tas d’ordures… Les gens -allaient et venaient, courbés sous des parapluies -luisants, et l’eau, jaune et sale, gargouillait dans -les ruisseaux. Un chien passa qui, ayant flairé le -tas d’ordures, continua sa route, dédaigneusement, -dans sa jugeotte impeccable de chien, -sans doute : il avait compris qu’il n’y avait rien -pour lui. Ensuite, une vieille femme, vêtue de -guenilles, le visage décharné, survint, marchant -péniblement sur le trottoir. Ce qui lui servait -de vêtements ruisselait de pluie, alourdissait -encore son allure lourde et chancelante… Elle -avisa le tas qu’avait méprisé le chien, s’arrêta, -courba son échine très âgée, et se mit à fouiller -dans l’ordure avec ses mains. Que cherchait-elle ? -Comme tous les pauvres maudits qui gardent, -en eux, l’impossible espoir des trouvailles libératrices -et qui voient luire la fortune dans les -déchets, dans les vomissures des maisons, peut-être -espérait-elle trouver un objet de prix qu’elle -aurait pu vendre, ou simplement un morceau -de pain qu’elle aurait pu manger !… Je la -regardais avec une curiosité pitoyable, et la -pluie qui tombait plus fort, à ce moment, -s’acharnait sur sa robe qui, collée, laissait voir -sa déplorable ossature… Sa main fouillait, -comme un crochet, l’ordure… Tout à coup, elle -agrippa une orange dont la moitié était pourrie -et couverte de moisissures !… Elle en essuya -l’ordure sur l’ordure de sa manche et vivement, -avec un geste d’affamée, elle la porta à sa -bouche, et se mit à la manger avidement, voracement, -gloutonnement… J’eus le cœur étreint -par une grande angoisse… Je n’avais pas imaginé -que les pauvres en fussent arrivés à cette -infamie de la pauvreté qui leur jetait la bouche -aux ordures de la rue !… Je tâtai si j’avais -quelques sous dans ma poche, et y trouvant une -pièce de cinq francs, je la donnai à la vieille, -les yeux pleins de larmes… Alors, la vieille prit -la pièce du même geste âpre et farouche avec -lequel elle avait pris l’orange, sans me remercier, -sans même me regarder… Et, barbotant dans -les flaques, presque légère, elle traversa la rue et -se précipita dans la boutique d’un marchand de -vins où, bientôt, elle disparut… Et j’espérai… -ah ! oui, je vous le jure, j’espérai avec ferveur -qu’elle se saoulerait et qu’elle achèterait, avec ma -pièce blanche, un peu d’oubli et un peu de joie !</p> - -<p>J’examinai toutes les figures autour de moi… -Oui, vraiment, c’étaient des figures de crime, -parce que c’étaient des figures de faim… Combien -y avait-il de ces souffrances, des souffrances -pires, sans doute, parmi tous les guenilleux dont -les salles du Dépôt étaient pleines !… Et je les -aimai d’un immense amour !…</p> - -<p>Cette nuit-là, dans cette abjecte prison, où il y -avait de tout, assassins, vagabonds, voleurs, -ivrognes, j’eus la révélation soudaine que la -société cultive le crime avec une inlassable persévérance -et qu’elle le cultive par la misère. On -dirait que, sans le crime, la société ne pourrait -pas fonctionner. Oui, en vérité, les lois qu’elle -édicte et les pénalités qu’elle applique, ne sont -que le bouillon de culture de la misère… Elle -veut des misérables, parce qu’il lui faut des -criminels pour étayer sa domination, pour -organiser son exploitation !… Et j’ai compris -que celui-là qui, une fois poussé au crime par -la nécessité de vivre, est tombé dans le crime -ne peut plus se relever du crime, jamais, jamais. -La société l’y enfonce, chaque jour, à chaque -heure, plus avant, plus profondément… Elle est -semblable à ce passant, sur la berge d’un -fleuve, à ce passant qui, voyant un noyé se -débattre et l’appeler, lui jetterait des pierres et -des pierres, afin qu’il disparaisse à jamais dans -les ténèbres de l’eau !…</p> - -<p>Toute la nuit, je demeurai silencieux, dans un -coin de cette salle qu’éclairait funèbrement un -bec de gaz dont la flamme vacillait sous l’orage -des voix… Des gens me frôlèrent, des gens me -bousculèrent ; d’impudiques vieillards, avec des -yeux de fous, me soufflèrent dans l’oreille des -mots abominables. Je ne disais rien… je regardais, -et mon âme, de plus en plus, descendait -en des tristesses profondes…</p> - -<p>Et le camelot allait et venait, important, -bavard, tutoyant tout le monde… Il avait -retrouvé là de vieilles connaissances… de vieux -amis de crime…</p> - -<p>Ce n’est qu’au matin que, malgré les interrogatoires -du commissaire de police, j’eus enfin la certitude -qu’il avait assassiné la vieille aux tapisseries.</p> - -<p>— Oui, oui ! Je comprends maintenant… c’est -lui !… c’est lui !…</p> - -<p>Et je me dis encore :</p> - -<p>— Après tout, il a peut-être bien fait de la -tuer. Je ne sais pas… Je ne le dénoncerai pas… -Ah ! ma foi, non !… Qu’ils s’arrangent tous les -deux, la justice et lui !</p> - -<p>Je n’avais pas bougé de mon coin, pris, tout -entier, par l’imprévu de l’aventure et du spectacle -si nouveau qui s’offrait à moi. Je puis dire -que c’était la première fois que je voyais de la -misère, de la misère totale, et comme il n’en -existe réellement qu’à Paris.</p> - -<p>En province, dans les petits bourgs et dans la -campagne, la misère n’est que relative, parce -que, riche ou pauvre, tout le monde s’y connaît… -Et puis, les champs, les forêts, les vieilles -masures abandonnées, les huttes de cantonnier, -les troncs des arbres morts, ont, tout de même, -de l’hospitalité !… Les vagabonds trouvent des -cavernes pour s’y tapir, des fruits aux arbres, -et dans les maisons, presque toujours, un morceau -de pain… A Paris, ils ne trouvent rien. -Les individus ont trop de hâte, trop de fièvres, -trop d’affaires, pour songer à être bons. L’État -fait de la charité une sorte de citadelle inaccessible. -Pour y parvenir, il faut des mots de passe -qu’on ignore, des cartes d’identité, il faut passer -par des filières administratives, des stations dans -les bureaux, être électeur, payer des contributions, -posséder des certificats de bonne vie et -mœurs, pour avoir droit à un secours !… A -Paris, on ne peut se payer le luxe d’être -pauvre, qu’à la condition d’être riche !… Le -Dépôt, c’était véritablement, pour moi, la fissure -de lumière par où je plongeais jusqu’au fond du -gouffre de misère… Et je fus effrayé… et je -sentis, en mon âme, comme un découragement !</p> - -<p>Près de moi, il y avait un homme qui n’avait -pas bougé, non plus, de toute la nuit. Il était là, -quand j’étais entré. Il se tenait assis, sur le plancher, -le dos appuyé au mur, la tête dans ses -mains, et il paraissait dormir… Je ne fis pas -d’abord attention, étant trop occupé de moi-même, -et du camelot, et des figures sinistres -qui allaient et venaient ainsi que des bêtes -fauves dans des cages. Ce ne fut que vers le -matin, lorsque le gaz s’éteignit, qu’il remua un -peu ses jambes, raidies par l’immobilité, et -qu’il recula, contre la muraille, ses épaules -meurtries et ankylosées… Je le vis alors, je vis -son visage, si tant est qu’on puisse dire de cette -face humaine que ce fût un visage : des yeux -las et comme voilés, une peau fripée et jaune, -une courte barbe, terne et rare, qui ressemblait -plutôt à une maladie dartreuse qu’à une barbe. -Lui aussi me vit, du moins il me regarda ; il -me regarda longtemps et fixement, sans que -j’eusse la sensation qu’il me vît. Malgré son -manque d’expression, ce regard exprimait une -grande douceur, triste et résignée. Cela venait -sans doute de ce que le regard étrange de cet -homme n’exprimait rien, et je remarquai sur -ses deux prunelles quelque chose de blanchâtre, -et de pareil à deux petites taies, qui en brisaient -l’éclat intérieur.</p> - -<p>— Je ne te vois pas bien !… me dit-il. Mais -tu as l’air tout jeune… et tu n’as pas de barbe… -Et sûrement tu n’es jamais venu ici !… Pourquoi -es-tu ici ?</p> - -<p>Bien que je fusse heureux qu’on m’adressât -la parole, et que ma pensée eût un contact avec -une autre pensée humaine, je répondis, brièvement, -et de façon à rompre tout entretien :</p> - -<p>— Je ne sais pas !</p> - -<p>L’homme hocha la tête et son dos oscilla -contre le mur.</p> - -<p>— Tu ne sais pas ! fit-il… sans doute ! On ne -sait jamais pourquoi l’on est ici ! Tu ne veux pas -parler ?</p> - -<p>— Si !… je veux bien parler.</p> - -<p>— Alors, pourquoi me dis-tu des bêtises, -avec un air de crainte… Est-ce que je te fais -peur ?…</p> - -<p>— Non… Tu ne me fais pas peur !…</p> - -<p>— Alors, pourquoi es-tu ici ?…</p> - -<p>Je m’enhardis :</p> - -<p>— Je suis ici… parce que dans la maison que -j’habite une vieille femme a été assassinée !…</p> - -<p>— Tous les jours, on assassine des vieilles -femmes. Ça n’est pas une raison.</p> - -<p>Après un silence de quelques secondes, il -ajouta :</p> - -<p>— Tu habites une maison ?… Tu as de la -chance, toi !… Approche un peu, que je te voie -mieux. Ton visage est tout brouillé… Quel -âge as-tu ?</p> - -<p>— Vingt ans… Et toi ?</p> - -<p>— Oh ! moi, je n’ai plus d’âge !… Depuis trois -années, les minutes me semblent si longues, si -éternelles, que je crois bien que j’ai vécu, au -moins, quarante ans !… Et je n’ai pas de maison -non plus, je n’ai rien… Que fais-tu ?</p> - -<p>— Je suis employé dans une maison de -banque… Et j’aligne, sur des pages, des chiffres -auxquels je ne comprends rien !…</p> - -<p>— Tu as de la chance !</p> - -<p>— Voilà seulement huit jours que je suis à -Paris !… Et toi, qu’est-ce que tu fais ?</p> - -<p>— Moi, je dors sur les bancs des jardins -publics. Mais c’est un métier difficile et plein de -dangers, j’y renonce. Autrefois, je chantais et je -disais des vers dans des cabarets de Montmartre… -Mais les vers étaient trop tristes… -et j’étais trop mal vêtu !… On exigeait que -j’eusse une redingote tombant sur mes talons, -un pantalon à la houzarde, une cravate à triple -torsion… et des cheveux je ne sais comment !… -Au bout de quelques soirs, on n’a plus voulu de -moi… et l’on m’a mis à la porte… Comprends-tu ?</p> - -<p>— Je ne comprends pas bien ce que tu dis !… -Tu chantais des vers ?…</p> - -<p>— Hé oui !</p> - -<p>— Des vers de toi ?</p> - -<p>— Bien sûr !</p> - -<p>— Alors, tu es poète ?…</p> - -<p>— Regarde ma peau fripée, et le creux de mon -ventre, et mes guenilles… Est-ce que je n’ai -pas l’air d’être poète ?… Regarde-moi mieux, -toi qui habites une maison… Je suis presque -aveugle… Une nuit que j’avais dormi, au bord -de la Seine, derrière un tas de pierres, je me suis -réveillé avec des yeux qui ne voyaient plus !… -qui ne voyaient presque plus… C’est peut-être -la vingtième fois qu’on m’amène ici !… Car je -suis si pauvre, si indiciblement pauvre, que je -n’ai même plus le droit de dormir quelque -part !… Quand je suis trop fatigué, et que je -m’étends sur un banc, ou sous l’arche d’un pont, -on me ramasse… Il paraît que j’ai volé quelque -chose à la société !…</p> - -<p>Il eut un sourire d’une tristesse charmante, -et il reprit :</p> - -<p>— Aujourd’hui, je passerai devant des juges… -Et ils me diront : « Ah ! c’est encore vous !… -Nous n’en pouvons plus de vous condamner ». -Et ils me renverront… Les prisons ne veulent -plus de moi… Elles refusent de me nourrir… -Je ne leur fais pas honneur, n’ayant jamais -commis de crime !… Qui est-ce qui a tué la -vieille femme pour le meurtre de qui tu es ici ?</p> - -<p>— Je ne sais pas !… Veux-tu que je te raconte ?</p> - -<p>— Je n’y tiens pas… Cela ne m’intéresse -point… Il y a tant de vieilles femmes qu’on tue, -chaque jour, dans Paris !… Je te demandais cela -pour dire quelque chose, et aussi parce que je -voudrais que ce fût moi qui l’aie tuée !…</p> - -<p>— Toi ! pourquoi, toi ?…</p> - -<p>— Parce que j’aurais une maison, une gamelle -et, sur le corps, un peu de laine chaude… -Je rêve du bagne comme d’un palais… On doit -y être bien !… Mais je suis trop lâche !… La vue -d’un couteau me fait trembler !… Et je m’évanouis -à l’odeur du sang !… Oui ! les assassins et -les voleurs sont des hommes heureux… Ils peuvent -vivre !… Moi, qui ne puis me résoudre à -tuer et à voler, je vais… je vais comme ces -chiens perdus, fouillant ci, vautrés là… dans -le froid, dans le vent… dans la pluie, dans la -nuit !…</p> - -<p>Il fit de sa casquette une sorte de tampon qu’il -inséra entre le mur et son dos…</p> - -<p>— Dis donc ?…</p> - -<p>Comme je n’avais pas répondu :</p> - -<p>— Dis-donc ? répéta-t-il… M’écoutes-tu ?…</p> - -<p>— Oui, je t’écoute… Mais j’ai trop de peine à -entendre tes paroles !… Tu me fais pleurer !…</p> - -<p>— Eh bien ! écoute encore ceci… après, tu -pleureras à ton aise, et moi je me rendormirai, -car je n’ai pas assez dormi… Dis donc…</p> - -<p>— Je t’écoute…</p> - -<p>— Quand nous serons libres, tous les deux, -toi et moi… tu me feras une petite place dans -ta maison.</p> - -<p>— Je veux bien !</p> - -<p>— Et puis, tu tueras des gens riches… et si -l’on te pince, je dirai que c’est moi qui les ai -tués !… Comment t’appelles-tu ?…</p> - -<p>A ce moment, il se fit, dans la salle, un -grand tumulte… Des gendarmes venaient -d’entrer :</p> - -<p>— Ah ! zut !… fit l’homme… On vient peut-être -me chercher… J’aurais voulu dormir -encore !…</p> - -<p>Ce n’était ni moi, ni mon compagnon que les -gendarmes étaient venus prendre… Mon compagnon, -alors, se rendormit, et moi je continuai de -regarder l’affreux drame du Dépôt.</p> - -<p>C’est de cette journée que datent la pitié et la -révolte qui furent, pour ainsi dire, les bases de -ma vie morale. Ma faiblesse physique, ma timidité -intellectuelle n’ont jamais permis à ces -deux sentiments de s’affirmer dans une forme -active, et j’en ai cruellement souffert… Mais, -voyez combien le cœur de l’homme est rempli -d’énigmes et de contradictions douloureuses. La -créature humaine envers qui j’eusse dû montrer -le plus de pitié, ma femme, est peut-être la seule -envers qui je me montrai inexorable. Pas une -minute, mon dégoût n’a faibli devant sa laideur -et devant le ridicule de son âme, qui sont, pourtant, -des choses émouvantes et bien faites pour -remplir d’adoration et de dévouement les grands -cœurs…</p> - -<p>Ah ! je ne regrette pas cette journée passée au -Dépôt. Elle m’a permis de voir de la misère que -l’on ne peut même pas soupçonner au dehors. -J’ai vu de pauvres petits enfants de six, de huit -et dix ans, enfermés dans des couloirs étroits, -obscurs et puants, avec des galvaudeux plus -âgés et vicieux ; j’ai vu des misères sordides, des -êtres en loques, hâves, décharnés, d’ambulants -cadavres, de frissonnants spectres, sortis de -quels enfers !… Ah ! on se le demande. Quand -une société enferme dans une telle promiscuité -de débauches des enfants de six ans avec des -adolescents déjà corrompus, a-t-elle le droit de -se plaindre si elle ne récolte, plus tard, que des -mendiants, des sodomistes et des assassins ?… -A-t-elle surtout le droit de les punir ?…</p> - -<p>A Paris, les philosophes de l’optimisme meurtrier -ne voient pas la misère… Non seulement -ils ne la voient pas, ils la nient !…</p> - -<p>— Nous avons décrété l’abondance générale, -disent-ils ; le bonheur fait partie de notre Constitution… -Il est inscrit sur nos monuments, et -fleurit gaiement à nos fenêtres, enseigne nationale… -Il n’est de pauvres que ceux qui veulent -l’être, que ceux qui, malgré nous, s’obstinent à -l’être… Ce sont des entêtés !… Par conséquent, -qu’ils nous laissent tranquilles.</p> - -<p>Et comment verraient-ils la misère ?… Paris la -cache sous son luxe menteur, comme une femme -cache sous le velours et les dentelles de son -corsage le cancer qui lui ronge le sein. Pour ne -pas entendre les cris qui montent des enfers -sociaux, Paris étouffe le lamento de la misère -dans l’orchestre de ses plaisirs… Aucune voix de -pauvre diable ne traverse, ne peut traverser le -bruit continu des fêtes et le remuement d’or des -affaires…</p> - -<p>Et comment verraient-ils la misère ?… Savent-ils -seulement qu’il existe, entassés dans des -demeures trop étroites et malsaines, des milliers -et des milliers d’êtres humains pour qui chaque -aspiration d’air équivaut à une gorgée de poison, -et qui meurent de ce dont vivent les autres ?… -Le triste poète, à ma gauche, dormait maintenant -profondément… A ma droite, un homme, -maigre, au teint plombé, vêtu d’un bourgeron de -travail, toussait avec de pénibles efforts. Je lui -demandai pourquoi il était ici et quel était son -crime :</p> - -<p>— C’était la paye hier, répondit-il d’une voix -sifflante… Je me suis saoulé comme de juste… -Et je crois bien que j’ai eu des mots avec un -agent qui me bousculait… Il me semble que je -l’ai appelé : « Vache !… »</p> - -<p>D’abord, j’étais saoul et je chantais. Ensuite, -pourquoi m’a-t-il rudoyé ?… Je ne lui disais -rien !… Est-ce qu’il est défendu aux pauvres de -chanter, maintenant ?… Ce qui m’embête, c’est -la femme et les gosses, qui ne savent pas, bien -sûr, ce que je suis devenu et qui doivent me -croire mort ! Sans ça, mon Dieu, dormir là ou -ailleurs !…</p> - -<p>— Vous avez l’air malade ? lui dis-je. Et vous -toussez !</p> - -<p>— Si je suis malade ?… Parbleu !… Comment -voulez-vous que je ne sois pas malade ?… Il faudrait -que vous voyiez notre logement !… L’atmosphère -est tellement viciée où nous vivons, que, -chaque matin, quand je me réveille, ayant d’ailleurs -mal dormi, j’ai toujours la sensation d’une -petite asphyxie… Ce n’est que dans la rue, en -allant à mon travail, et après avoir pris deux ou -trois verres, que, peu à peu, mes poumons parviennent -à se décrasser des poisons absorbés -pendant la nuit… Et vous pensez si j’y vais -gaiement, au travail, avec le front serré, la -gorge sifflante, l’estomac mal en train, les jambes -molles !… Et comment voulez-vous aussi -que les enfants ne soient pas malades !… Et la -femme, je me demande où elle trouve la force de -résister à ce lent et continuel empoisonnement. -Moi, ça va encore, parce que je me saoule de temps -en temps, et que de me saouler ça me nettoie la -carcasse… Mais la femme !… Mais les gosses !… -Ils n’ont pas toujours de quoi manger à leur -faim !… Ça, c’est vrai, que si je buvais moins, -ils pourraient peut-être manger plus !… Mais, si -je ne buvais pas, il y a longtemps que je serais -mort !… Alors, quoi faire ?… Et c’est sans -remède, voyez-vous, et c’est abominable ! Si on -avait de l’air, encore !… Dans les maisons, ou -plutôt dans les taudis où l’on nous force à habiter, -il n’y en a pas !… Où en prendre ?… La -porte s’ouvre sur un couloir ou sur un palier, -empuanti par les émanations des cabinets et des -plombs… La fenêtre, elle, donne sur une cour -profonde, humide et noire comme un puits, où -flottent, dans l’air déjà irrespirable des grandes -villes, tous les germes mortels, où tourbillonnent -tous les pullulements bacillaires que peuvent -produire les ordures stagnantes et volantes de -cent cinquante ménages, parqués en d’obscures -cellules… J’aime mieux ne pas ouvrir et ne respirer -que nos ordures à nous, que nos poisons à -nous !… Dame ! n’est-ce pas ?…</p> - -<p>— Et, alors ?…</p> - -<p>— Alors !… Rien…</p> - -<p>— Et les pétitions ?</p> - -<p>— Oh ! la la !…</p> - -<p>— Et la révolte ?…</p> - -<p>— J’en ai soupé… On a fait des révolutions en -criant : « Du pain !… Du pain !… » On pourrait -en faire une, en criant : « De l’air !… De -l’air !… ». Mais, comme les révolutions, jusqu’ici, -ne nous ont pas donné davantage de pain, il faut -croire qu’elles ne nous donneraient pas davantage -d’air pur !… J’aime mieux me saouler, -quand je puis !…</p> - -<p>— Est-ce qu’il n’y a personne qui s’occupe de -vous ?…</p> - -<p>— Il y en a quelques-unes… On ne veut pas -les entendre… On n’entend jamais que ceux qui -font les lois… Et toutes les lois sont contre -nous !… C’est bien simple !… Il faut, à l’homme, -pour vivre — pour vivre seulement — cent -mètres cubes d’air pur, par vingt-quatre heures… -au-dessous de quoi, c’est l’asphyxie… Or, les -logements — nos logements — n’ont en moyenne -qu’une capacité de trente mètres… et dans ces -trente mètres sont entassés la famille, le chien, -le chat, les oiseaux, — car il faut bien des -bêtes pour nous aimer, — sans compter les -fleurs qui exhalent de l’acide carbonique durant -toute une nuit de huit heures… Ajoutez que, -le plus souvent, ces trente mètres ne forment -qu’une seule pièce, tout à la fois cuisine et -chambre à coucher, que la cheminée ou le -fourneau rebelle, la lampe qui fume, prennent -l’oxygène utile et rejettent les gaz dangereux… -Ajoutez aussi qu’à chaque entrebâillement -de la porte, entre de l’air qui a passé de -chambre en chambre, dans toute la maison… de -l’air qui est allé sentir les alvéoles pulmonaires -d’un tuberculeux d’en haut, d’un catarrheux -d’en bas, qui a passé sur de la diphtérie, de la -fièvre typhoïde, de la scarlatine. Conclusion : -maladie et misère, et finalement mort… J’aime -mieux me saouler.</p> - -<p>Il fut pris d’une quinte de toux qui lui déchira -la poitrine… Après quoi :</p> - -<p>— Et vous… me dit-il… vous êtes un enfant -de bourgeois… et vous ne semblez guère plus -heureux que moi !…</p> - -<p>Je répondis gravement :</p> - -<p>— Oh ! moi… Depuis que j’ai vu tant de misères, -je sens bien que je ne serai jamais plus heureux…</p> - -<p>Et un immense désespoir entra en moi.</p> - -<p>Ce n’est seulement que dans l’après-midi que -je fus amené chez le juge d’instruction. Le camelot -m’y avait précédé. Je le vis dans les couloirs -du Palais de Justice, qui marchait, la tête basse -et la mine navrée, entre deux gendarmes. Il -était très pâle et fort abattu… Peut-être avait-il -avoué son crime ? Peut-être le seul aspect de -ces inexorables couloirs lui avait-il mis aux -épaules et dans le cœur cet accablement. Oh ! -ces couloirs ! Le froid glacial et morne de ces -couloirs !… Et ces visages de justice, plus -froids encore et plus terribles que ces murs !… -Et ces visages de douleur, sur lesquels la loi a -mis ses griffes de torture !… Et comme les pas -résonnaient cruellement, dans ces longs couloirs, -entre ces murs nus où l’espérance ne peut -accrocher ses dernières loques !… Que de dos -tristes, de dos vaincus !… Et que de bouches de -proie aussi, les bouches aux mauvaises paroles, -les bouches aux mensonges féroces !… Et -comme les robes des juges et des avocats soufflent, -dans leur vol sinistre ; un vent qui fait -frissonner !…</p> - -<p>En croisant le camelot, j’eus réellement pitié -de lui… Bien sûr, il avait tué la vieille femme -aux tapisseries… Je ne pouvais plus douter de -son crime… Mais qu’était cette vieille femme, -que faisait-elle, à quoi était-elle utile dans la -vie ?… Je l’avais rencontrée deux fois dans -l’escalier de l’hôtel. Elle m’avait paru revêche -et grognonne, et, tout de suite, j’avais détesté -ses lèvres sèches et ses deux petits yeux cruels… -Le camelot, lui, en dépit de certaines tares de -misère, semblait un joyeux drille… Il avait un -air de bonhomie gouailleuse, de cynisme bon -enfant qui m’était plutôt sympathique… Bien -des fois, en sortant de sa chambre, il chantait -des airs gais, de sautillants refrains, indice, -après tout, d’une conscience calme et sans -haine… En tuant la vieille, il avait peut-être -des raisons profondes, si profondes, qu’il ne les -soupçonnait même pas…</p> - -<p>J’ai souvent pensé, depuis ces heures troublées, -où tant et tant de choses avaient surgi en moi et -devant moi, j’ai pensé que l’assassinat pouvait -bien être, comme la tempête, comme les épidémies, -une loi mystérieuse, une force économique -de la nature. La nature, dont nous ne connaissons -pas, dont nous ne connaîtrons jamais les -desseins, élit certains hommes, arme certains -bras, pour des suppressions nécessaires, pour -des équilibres vitaux indispensables… Il y a -des assassinats que je ne m’explique que comme -une sorte de volonté cosmique, que comme un -rétablissement d’harmonie… Aux vivants forts -et joyeux, il faut de l’espace, comme il en faut -aux arbres sains, aux plantes vigoureuses qui ne -croissent bien et ne montent, dans le soleil, -leurs puissantes cimes, qu’à condition de dévorer -toutes les pauvres, chétives et inutiles essences -qui leur volent, sans profit pour la vie générale, -leur nourriture et leurs moyens de développement… -Est-ce qu’il n’en serait pas pour -l’homme ce qu’il en est pour les végétaux ?… -Et j’ai souvent protesté. « Mais non, mais non, -disais-je… L’homme a une faculté de déplacement, -et la terre est grande !… S’il n’est pas -bien ici, il peut aller ailleurs… Le végétal, lui, -est rivé au sol où le retiennent, enchaîné et -captif, ses racines… Et puis, que sait-on ?… -Et ne faudrait-il pas mieux abattre les gros -arbres pour laisser aux petits qui meurent à -leur ombre, plus d’air, plus de lumière ? »</p> - -<p>Ce que je savais, par exemple, au moment où -je rencontrai, entre les gendarmes, le malheureux -camelot accablé, c’est que son crime ne -m’effrayait pas, ne m’effrayait plus… Mieux, je -le considérais comme une victime inconsciente -de la nature… Et si j’avais pu le sauver du -châtiment, je l’eusse fait avec une grande joie… -C’est que je sentais naître en moi un sentiment -encore confus, un sentiment qui, par la suite, -fut la philosophie de mon existence et que je -puis traduire ainsi : « Il faut être toujours pour -ce qui vit, contre ce qui est mort ».</p> - -<p>Quant à moi, fort de mon innocence, ignorant -encore ce que l’appareil judiciaire recouvre de -ruses, de parti pris et de mensonges, je n’avais -aucune peur… Je m’étais habitué à l’hostilité -de ces murs, de ces couloirs, de ces visages, et -ce fut d’une chair tranquille et d’un cœur indifférent -que j’entrai chez le juge d’instruction.</p> - -<p>C’était un petit homme gras et rose, un peu -chauve, sans lunettes, sans barbe et dont la -main gauche, vulgaire, boulue et courte, était -ornée de bagues barbares. Un être quelconque, -un passant, rien !… Oui, cet homme qui jugeait -les hommes, qui disposait, à sa volonté, de leur -fortune, de leur honneur et de leur vie, me -parut être cette apparence vague, cette ombre -anonyme, ce furtif reflet d’humanité, qu’on -appelle un passant… Ni sur lui, ni en lui, il ne -portait aucun signe physique ou moral de sa -puissance formidable… Il était juge, comme il -aurait pu être médecin, épicier, notaire ou -restaurateur… En vain, je cherchai en lui quelque -chose par où il dépassât le niveau du contribuable -et de l’électeur. Je n’y trouvai que -les tares ineffaçables de la médiocrité… Il ne -me troubla pas.</p> - -<p>Dès que j’eus été introduit, les gendarmes se -retirèrent… Le juge écrivait… Il écrivait peut-être -un arrêt de mort, et ses gros doigts n’avaient -pas un frémissement… Tout d’abord, il ne -leva pas les yeux sur moi… Il était tassé dans -un fauteuil à dossier bas, et ce que je voyais le -mieux de lui, c’étaient son crâne rose sous les -poils rares, et les bagues de sa main… Je voyais -aussi sa paupière gauche, armée de longs cils, -une paupière plissée qui remuait, comme un -petit morceau d’étoffe dans un courant d’air… -En face de lui, devant une table séparée de la -sienne par une espèce de cartonnier sur le haut -duquel étaient posés, sans ordre, des dossiers, -un autre personnage quelconque, un second passant, -la tête couverte de cheveux ébouriffés, se -curait les oreilles avec un porte-plume… -C’était le greffier… Si le juge était gras et rose, -le greffier était maigre et blafard… La peau de -son front et de ses joues était pareille à la peau -fripée d’un vieux gant… Il avait de longues -jambes croisées sous la table, de longues jambes -osseuses que terminaient des pieds énormes, -chaussés de bottines dont les élastiques trop -lâches bâillaient… Il me regarda, mais d’un -regard si morne que je n’eus pas conscience -d’avoir été regardé par quelqu’un de vivant… -Ses yeux ressemblaient à deux petites lucarnes -qui n’auraient jamais reflété aucune image, -aucun coin de ciel… Quand il eut fini de curer -ses oreilles, il déposa sa plume dans un plumier -et se mit à ranger quelques papiers, — interrogatoires -falsifiés, dépositions altérées — avec -des mouvements brusques.</p> - -<p>Et tandis que j’attendais, je songeais :</p> - -<p>— Est-il donc possible que ces deux êtres qui -sont là, devant moi, aient une maison, une -famille, des amis, des passions ?… Sont-ils -même vivants ?… Est-ce qu’ils vont au théâtre, -à la campagne ?… De quelle matière grossière -sont-ils fabriqués ? Au moyen de quel mécanisme -remuent-ils les bras, les jambes, la tête ?… -Souvent, dans les foires de mon pays, j’ai vu, -sous les tentes d’un jeu de massacre, des fantoches, -gonflés de son ou de crin, qui semblaient -vivre, penser, aimer, comprendre davantage -que ces deux bonshommes-là… Est-ce que -jamais ils ont parlé d’amour et de rêve à une -vierge, à une fleur, à un rayon de lune ?</p> - -<p>J’aurais voulu les toucher, faire jouer leurs -articulations, écouter le tic-tac de leur poitrine.</p> - -<p>Et la pièce était tapissée d’un papier vert, -ignoblement vert… et, par l’unique fenêtre aux -rideaux jaunissants, j’apercevais, sous un ciel -gris, parmi d’errantes fumées, des toits, des -cheminées, toute une population difforme de -tuyaux, de girouettes, d’appareils en zinc, dont -les mouvements, les girations, me représentaient -quelque chose de véritablement plus -humain que ces deux hommes, mornes et glacés, -ces deux figurations d’hommes, qui étaient là, -devant moi…</p> - -<p>Enfin, le juge ayant cessé d’écrire, appuya -d’un doigt gras sur un bouton électrique. Un -huissier apparut, puis s’en alla chargé de -papiers… Et puis, l’homme gras et rose voulut -bien remarquer ma présence… Il me regarda -d’un regard fixe et sans pensée, se renversa sur -le dossier de son fauteuil, inclina sa tête sur sa -main chargée de bagues, et, d’une voix fluette, -acide, il dit :</p> - -<p>— Qu’est-ce que vous faites ici, vous ?</p> - -<p>Et, se reprenant, il ajouta :</p> - -<p>— Ah ! ah ! Parfaitement, c’est vous.</p> - -<p>L’interrogatoire que j’eus à subir fut sans -intérêt dramatique, et je ne le raconterai pas -dans sa forme, pour ne point accumuler trop de -détails inutiles et monotones dans ce récit.</p> - -<p>Tout en marquant son complet mépris de ma -chétive personne et de l’humilité de ma condition, -je dois dire que le juge, gras et rose, ne -s’acharna pas trop contre moi, du moins contre -ma culpabilité. Après un quart d’heure de questions -humiliantes et de petites tortures criminalistes, -il finit par me mettre hors de cause dans -cette affaire. Je compris que je n’étais pas pour -cet homme un criminel assez retentissant et confortable. -Je ne lui faisais pas honneur ; je ne -flattais pas sa vanité de tortionnaire… D’ailleurs, -il avait trouvé dans le camelot, non pas -l’idéal du criminel par qui vous viennent la -notoriété et l’avancement, mais quelqu’un de -plus malheureux que moi, un être déjà décrié -par sa vie antérieure. Et c’était, pour un défenseur -de l’ordre et de la société tel que ce juge, -une proie meilleure, et par quoi son dilettantisme -pouvait se réjouir. Et tel fut le peu -d’estime qu’il avait de moi, qu’il ne jugea même -pas utile ou glorieux de me confronter avec la -victime, ni avec l’assassin… Il me traita, je -puis le dire, sans considération, et par-dessous -la jambe. Le seul point sur lequel il s’obstina, -ce fut, par des détours perfides et aussi par des -menaces, de m’arracher une dénonciation précise -contre le meurtrier. Vaines furent ses tentatives. -Par un sentiment de pitié peut-être, et -peut-être par un simple désir de contradiction, -j’osai faire l’éloge du camelot, de sa pauvreté, -de sa gaieté ; de sa complaisance, de ses qualités -professionnelles que je jugeai admirables… Je -ne sais si le juge comprit l’ironie, mais il interrompit -mon éloquence par un : assez ! colère et -plein de haine. Et, me félicitant d’en être quitte -à si bon marché, il me renvoya… Le soir, j’étais -libre !</p> - -<p>Je ne voulus pas rentrer à l’hôtel de la rue -Princesse, et j’allai dîner chez les vieux amis de -ma famille, auxquels je racontai, non sans un -certain orgueil, l’incident… Et vraiment, à la -pensée que j’aurais pu être un assassin, et, peut-être, -monter sur l’échafaud, les vieux amis sentirent -naître en eux, au fond d’eux, une véritable -admiration pour moi… Durant toute cette -soirée, je connus ce que c’est que la gloire !… -Ma future femme ne me quitta pas des yeux. -Avec une avidité surprenante, et comme si je -lui fusse révélé pour la première fois, elle regardait -mon visage, mes mains, mon pantalon où -des taches de sang étaient encore visibles… Et -elle disait :</p> - -<p>— Ainsi, vous l’avez vue, morte !</p> - -<p>— Mais oui.</p> - -<p>— La gorge ouverte ?</p> - -<p>— Mais oui.</p> - -<p>— Dans son sang ?</p> - -<p>— Mais oui.</p> - -<p>— Sur le plancher ?</p> - -<p>— Mais oui !</p> - -<p>— Ah ! ah ! ah !… Et vous l’avez prise avec -vos mains ?</p> - -<p>— Mais oui.</p> - -<p>— Portée dans vos bras ?</p> - -<p>— Oui ! oui ! oui !</p> - -<p>— Ah !… ah !…</p> - -<p>Et les vieux amis ne cessaient de répéter en -me considérant avec envie :</p> - -<p>— C’est quelque chose, ça ! Mazette ! c’est -quelque chose…</p> - -<p>Le père dit, en faisant une grimace dont je ne -sus pas démêler l’expression :</p> - -<p>— Vous serez demain dans les journaux, peut-être… -Si jeune !… Moi, j’ai quarante-quatre -ans. Et jamais je n’ai été dans les journaux…</p> - -<p>Et la mère, d’une voix étrange, où il y avait -du regret, des protestations contre le sort, une -rancune sourde contre l’effacement, l’anonymat -de son mari, dit aussi :</p> - -<p>— Et tu n’as jamais été du jury !…</p> - -<p>Il me semble que toutes ces choses sont d’hier. -Bien que des années et des années aient passé -sur ces vieux souvenirs, je les ai toujours présents -à l’esprit. Les brumes de la distance et du -temps ne les ont point effacés… Ils restent aussi -précis, nets et clairs, que si les visages et les -images qui les fixèrent étaient encore devant -moi… Et, cependant, j’ai cinquante-huit ans, -c’est-à-dire des siècles, cinquante-huit siècles, -par la façon dont j’ai vécu… Car je n’ai vécu -que par la pensée, ne donnant aux événements -extérieurs et aux hommes qui les accomplissent -ou qui les font naître, qu’une part minime de -mes réflexions… A quelles fins et comment, -au milieu de tant de poussières, tout cela que j’ai -raconté s’est-il conservé en moi ?… Et pourquoi -trouvé-je dans le récit de ces petits faits que -j’aurais dû oublier une sorte de joie amère et -puissante ?… Je n’en sais trop rien !… C’est -peut-être comme un désir de vie qui remonte en -moi, du fond de l’exil de moi-même ; c’est peut-être -le regret d’avoir tout sacrifié à des rêves -intérieurs, et de n’avoir pas compris que, seule, -la vie, même avec ses abjections et ses tares, est -douée de beauté, puisque c’est dans la vie seule -que résident le mouvement et la passion !…</p> - -<p>Aujourd’hui, il m’est arrivé une chose -curieuse… En revenant de mon bureau, sans -doute sous l’influence latente de ces idées, j’ai -longuement flâné par les boulevards et par les -rues. Je me suis arrêté aux boutiques… et j’ai -vu un tas d’objets qui servent aux besoins et -aux plaisirs des hommes, et auxquels je ne -comprends rien, tant je suis resté confiné aux -formes anciennes, et tant j’ai défendu ma porte -à ce personnage étrange qui s’appelle le Progrès. -Et je me suis promis dorénavant d’étudier -ces étalages, où s’étalent, dans une sorte de -gloire merveilleuse, toutes les formes de la -sensualité !… A la vitrine d’un magasin, je me -suis aussi attardé devant des photographies… -Il y en avait beaucoup de femmes qui montraient -leurs seins, les dents de leurs bouches impures -et leurs jambes ; il y en avait d’hommes également, -qui sont, paraît-il, des écrivains célèbres -et des artistes renommés : physionomies vulgaires, -en général, et souvent comiques par la -pose étudiée, l’arrangement des cravates et des -yeux, la mise en valeur de certains avantages -physiques. Parmi toutes ces photographies, -entre une danseuse, au geste érotique, et un -poète illustre déjà maquillé d’immortalité éphémère, -tout à coup, j’ai vu la photographie de -mon juge… C’est bien lui, car son nom est -écrit au bas du portrait, sur une bande de -papier… Bien qu’il soit très vieux, aujourd’hui, -c’est à peine si sa physionomie a changé. Il est -un peu plus chauve, un peu plus tassé ; ses joues -se sont amollies et tombent ; et les poches de -ses yeux se sont davantage boursouflées… Mais -le regard est exactement le même, ce regard de -passant obscur où, jadis, j’avais vainement -cherché un reflet d’humanité, un enthousiasme, -une passion, ou du crime !… Je vois qu’il est -monté en grade, et qu’il occupe une des plus -hautes fonctions de la magistrature. Sur combien -de têtes d’innocents a-t-il marché, par quel -dédale d’obscurs couloirs a-t-il passé… devant -quelles puissances a-t-il courbé son échine si -souple en face des grands, si raide en face des -petits, avant d’avoir atteint ce sommet où plane, -maintenant, sa robe rouge !… Il m’est impossible -de deviner son histoire dans son regard -qui n’exprime rien… Elle fut sans doute infime -et banale, comme celle de tous les hommes en -place… Car, il s’agit pour tout le monde de -conquérir, au prix des plus viles actions, des -places toujours meilleures… Pourquoi accabler -ce juge d’un crime que tous commettent, et -que, moi-même, dans une petite sphère, j’ai -commis, comme les autres, et dont je n’ai -jamais eu de remords ?…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2> - - -<table summary=""> -<tr><td class="drap">Chez l’illustre écrivain</td> -<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch1">1</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap">Une bonne affaire</td> -<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch2">53</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap">Un grand écrivain</td> -<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch3">61</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap">Littérature</td> -<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch4">67</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap">Scène de la vie de famille</td> -<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch5">75</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap">La divine enfance</td> -<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch6">91</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap">Sentimentalisme</td> -<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch7">101</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap">Il est sourd !</td> -<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch8">109</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap">La peur de l’âne</td> -<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch9">119</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap">Tableau parisien</td> -<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch10">125</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap">Les mémoires de mon ami</td> -<td class="bot"><div class="r"><a href="#ch11">133</a></div></td></tr> -</table> - -<p class="c gap small">4705. — Paris. — Imp. Hemmerlé et C<sup>ie</sup>. (8-19)</p> - - -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CHEZ L'ILLUSTRE ÉCRIVAIN ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ -concept and trademark. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin:0.83em 0; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE<br /> -<span style='font-size:smaller'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE<br /> -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</span> -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. 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Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. 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