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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #66709 (https://www.gutenberg.org/ebooks/66709)
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-The Project Gutenberg eBook of L'Arcadie, by Henri Bernardin de
-Saint-Pierre
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: L'Arcadie
- suivie de La pierre d'Abraham
-
-Author: Henri Bernardin de Saint-Pierre
-
-Release Date: November 11, 2021 [eBook #66709]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at
- https://www.pgdp.net (This file was produced from images
- generously made available by the Bibliothèque nationale de
- France (BnF/Gallica))
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ARCADIE ***
-
-
-
-
- BERNARDIN DE SAINT-PIERRE
-
- L’ARCADIE
-
- SUIVIE DE
- LA PIERRE D’ABRAHAM
-
- ÉDITION REVUE
- PAR E. DU CHATENET.
-
-
- LIMOGES
- EUGÈNE ARDANT ET CIE, ÉDITEURS.
-
-
-
-
-Propriété des Éditeurs.
-
-
-
-
-L’ARCADIE
-
-
-Ce livre n’offre que le commencement d’une sorte d’épopée que Bernardin
-de Saint-Pierre n’a pas achevée; ce premier fragment serait mieux nommé
-_les Gaules_. Le lecteur remarquera sans peine le rapport de ces pages
-avec celles du _Télémaque_, qui les a inspirées. Châteaubriand, dans
-_les Martyrs_, a animé de même toute cette mythologie par le contraste
-de ses peintures admirables des hommes et des choses dont le
-christianisme se glorifie.
-
-
-Un peu avant l’équinoxe d’automne, Tirtée, berger d’Arcadie, faisait
-paître son troupeau sur une croupe du mont Lycée qui s’avance le long du
-golfe de Messénie. Il était assis sous des pins, au pied d’une roche,
-d’où il considérait au loin la mer agitée par les vents du midi. Ses
-flots, couleur d’olive, étaient blanchis d’écume qui jaillissait en
-gerbes sur toutes ses grèves. Des bateaux de pêcheurs, paraissant et
-disparaissant tour à tour entre les lames, hasardaient, en s’échouant
-sur le rivage, d’y chercher leur salut, tandis que de gros vaisseaux à
-la voile, tout penchés par la violence du vent, s’en éloignaient dans la
-crainte du naufrage. Au fond du golfe, des troupes de femmes et
-d’enfants levaient les mains au ciel, et jetaient de grands cris à la
-vue du danger que couraient ces pauvres mariniers, et des longues vagues
-qui venaient du large se briser en mugissant sur les rochers de
-Sténiclaros. Les échos du mont Lycée répétaient de toutes parts leurs
-bruits rauques et confus avec tant de vérité, que Tirtée parfois
-tournait la tête, croyant que la tempête était derrière lui, et que la
-mer brisait au haut de la montagne. Mais les cris des foulques et des
-mouettes qui venaient, en battant des ailes, s’y réfugier, et les
-éclairs qui sillonnaient l’horizon, lui faisaient bien voir que la
-sécurité était sur la terre, et que la tourmente était encore plus
-grande au loin qu’elle ne paraissait à sa vue. Tirtée plaignait le sort
-des matelots, et bénissait celui des bergers, semblable en quelque sorte
-à celui des dieux, puisqu’il mettait le calme dans son cœur et la
-tempête sous ses pieds. Pendant qu’il se livrait à la reconnaissance
-envers le ciel, deux hommes d’une belle figure parurent sur le grand
-chemin qui passait au-dessous de lui, vers le bas de la montagne. L’un
-était dans la force de l’âge, et l’autre encore dans sa fleur. Ils
-marchaient à la hâte, comme des voyageurs qui se pressent d’arriver. Dès
-qu’ils furent à la portée de la voix, le plus âgé demanda à Tirtée s’ils
-n’étaient pas sur la route d’Argos. Mais le bruit du vent dans les pins
-l’empêchant de se faire entendre, le plus jeune monta vers ce berger, et
-lui cria:
-
-«Mon père, ne sommes-nous pas sur la route d’Argos?
-
---Mon fils, lui répondit Tirtée, je ne sais point où est Argos. Vous
-êtes en Arcadie, sur le chemin de Tégée; et ces tours que vous voyez
-là-bas, sont celles de Bellémine.»
-
-Pendant qu’ils parlaient, un barbet jeune et folâtre, qui accompagnait
-cet étranger, ayant aperçu dans le troupeau une chèvre toute blanche,
-s’en approcha pour jouer avec elle; mais la chèvre, effrayée à la vue de
-cet animal dont les yeux étaient tout couverts de poils, s’enfuit vers
-le haut de la montagne, où le barbet la poursuivit. Ce jeune homme
-rappela son chien, qui revint aussitôt à ses pieds, baissant la tête et
-remuant la queue; il lui passa une laisse autour du cou; et, priant le
-berger de l’arrêter, il courut lui-même après la chèvre qui s’enfuyait
-toujours: mais son chien le voyant partir, donna une si rude secousse à
-Tirtée, qu’il lui échappa avec la laisse, et se mit à courir si vite sur
-les pas de son maître, que bientôt on ne vit plus ni la chèvre, ni le
-voyageur, ni son chien.
-
-L’étranger, resté sur le grand chemin, se disposait à aller vers son
-compagnon, lorsque le berger lui dit:
-
-«Seigneur, le temps est rude, la nuit s’approche, la forêt et la
-montagne sont pleines de fondrières où vous pourriez vous égarer. Venez
-prendre un peu de repos dans ma cabane, qui n’est pas loin d’ici. Je
-suis bien sûr que ma chèvre, qui est fort privée, y reviendra
-d’elle-même, et y ramènera votre ami, s’il ne la perd point de vue.»
-
-En même temps, il joua de son chalumeau, et le troupeau se mit à
-défiler, par un sentier, vers le haut de la montagne. Un grand bélier
-marchait à la tête de ce troupeau; il était suivi de six chèvres dont
-les mamelles pendaient jusqu’à terre; douze brebis accompagnées de leurs
-agneaux déjà grands, venaient après; une ânesse avec son ânon fermaient
-la marche.
-
-L’étranger suivit Tirtée sans rien dire. Ils montèrent environ six cents
-pas, par une pelouse découverte, parsemée ça et là de genêts et de
-romarins; et comme ils entraient dans la forêt de chênes qui couvre le
-haut du mont Lycée, ils entendirent les aboiements d’un chien; bientôt
-après, ils virent venir au-devant d’eux le barbet, suivi de son maître,
-qui portait la chèvre blanche sur ses épaules. Tirtée dit à ce jeune
-homme:
-
-«Mon fils, quoique cette chèvre soit la plus chérie de mon troupeau,
-j’aimerais mieux l’avoir perdue, que de vous avoir donné la fatigue de
-la reprendre à la course: mais vous vous reposerez, s’il vous plaît,
-cette nuit chez moi; et demain, si vous voulez vous mettre en route, je
-vous montrerai le chemin de Tégée, d’où on vous enseignera celui
-d’Argos. Cependant, seigneurs, si vous m’en croyez l’un et l’autre, vous
-ne partirez point demain d’ici. C’est demain la fête de Jupiter, au mont
-Lycée. On s’y rassemble de toute l’Arcadie et d’une grande partie de la
-Grèce. Si vous y venez avec moi, vous me rendrez plus agréable à Jupiter
-quand je me présenterai à son autel, pour l’adorer, avec des hôtes.»
-
-Le jeune étranger répondit:
-
-«O bon berger! nous acceptons volontiers votre hospitalité pour cette
-nuit; mais demain, dès l’aurore, nous continuerons notre route pour
-Argos. Depuis longtemps nous luttons contre la mer, pour arriver à cette
-ville fameuse dans toute la terre, par ses temples, par ses palais, et
-par la demeure du grand Agamemnon.»
-
-Après avoir ainsi parlé, ils traversèrent une partie de la forêt du mont
-Lycée vers l’orient, et ils descendirent dans un petit vallon abrité des
-vents. Une herbe molle et fraîche couvrait les flancs de ses collines.
-Au fond, coulait un ruisseau appelé Achéloüs, qui allait se jeter dans
-le fleuve Alphée, dont on apercevait au loin, dans la plaine, les îles
-couvertes d’aulnes et de tilleuls. Le tronc d’un vieux saule renversé
-par le temps, servait de pont à l’Achéloüs, et ce pont n’avait pour
-garde-fous que de grands roseaux, qui s’élevaient à sa droite et à sa
-gauche: mais le ruisseau, dont le lit était semé de rochers, était si
-facile à passer à gué, et on faisait si peu d’usage de son pont, que des
-convolvulus le couvraient presque en entier de leurs festons de feuilles
-en cœur et de fleurs en cloches blanches.
-
- * * * * *
-
-A quelque distance de ce pont, était l’habitation de Tirtée. C’était une
-petite maison couverte de chaume, bâtie au milieu d’une pelouse. Deux
-peupliers l’ombrageaient du côté du couchant. Du côté du midi, une vigne
-en entourait la porte et les fenêtres de ses grappes pourprées et de ses
-pampres déjà colorés de feu. Un vieux lierre la tapissait au nord, et
-couvrait de son feuillage toujours vert une partie de l’escalier qui
-conduisait par dehors à l’étage supérieur.
-
- * * * * *
-
-Dès que le troupeau s’approcha de la maison, il se mit à bêler, suivant
-sa coutume. Aussitôt, on vit descendre par l’escalier une jeune fille,
-qui portait sous son bras un vase à traire le lait. Sa robe était de
-laine blanche; ses cheveux châtains étaient retroussés sous un chapeau
-d’écorce de tilleul; elle avait les bras et les pieds nus, et pour
-chaussure, des soques, suivant l’usage des filles d’Arcadie. A sa
-taille, on l’eût prise pour une nymphe de Diane; à son vase, pour la
-naïade du ruisseau; mais à sa timidité, on voyait bien que c’était une
-bergère. Dès qu’elle aperçut des étrangers, elle baissa les yeux et se
-mit à rougir.
-
-Tirtée lui dit:
-
-«Cyanée, ma fille, hâtez-vous de traire vos chèvres et de nous préparer
-à manger, tandis que je ferai chauffer de l’eau pour laver les pieds de
-ces voyageurs que Jupiter nous envoie.»
-
-En attendant, il pria ces étrangers de se reposer au pied de la vigne,
-sur un banc de gazon. Cyanée, s’étant mise à genoux sur la pelouse, tira
-le lait des chèvres qui s’étaient rassemblées autour d’elle, et quand
-elle eut fini, elle conduisit le troupeau dans la bergerie, qui était à
-un bout de la maison. Cependant, Tirtée fit chauffer de l’eau, vint
-laver les pieds de ses hôtes; après quoi il les invita d’entrer.
-
-Il faisait déjà nuit: mais une lampe suspendue au plancher, et la flamme
-du foyer placé, suivant l’usage des Grecs, au milieu de l’habitation, en
-éclairaient suffisamment l’intérieur. On y voyait accrochées aux murs,
-des flûtes, des panetières, des houlettes, des formes à faire des
-fromages; et sur des planches attachées aux solives, des corbeilles de
-fruits, et des terrines pleines de lait. Au-dessus de la porte d’entrée,
-était une petite statue de terre de la bonne Cérès; et sur celle de la
-bergerie, la figure du dieu Pan, faite d’une racine d’olivier.
-
-Dès que les voyageurs furent introduits, Cyanée mit la table, et servit
-des choux verts, des pains de froment, un pot rempli de vin, un fromage
-à la crème, des œufs frais, et des secondes figues de l’année, blanches
-et violettes. Elle approcha de la table quatre siéges de bois de chêne.
-Elle couvrit celui de son père d’une peau de loup, qu’il avait tué
-lui-même à la chasse. Ensuite, étant montée à l’étage supérieur, elle en
-descendit avec deux toisons de brebis; mais pendant qu’elle les étendait
-sur les siéges des voyageurs, elle se mit à pleurer. Son père lui dit:
-
-«Ma chère fille, serez-vous toujours inconsolable de la perte de votre
-mère? et ne pourrez-vous jamais rien toucher de tout ce qui a été à son
-usage, sans verser des larmes?»
-
-Cyanée ne répondit rien; mais se tournant vers la muraille, elle
-s’essuya les yeux. Tirtée fit une prière et une libation à Jupiter
-hospitalier; et faisant asseoir ses hôtes, ils se mirent tous à manger
-en gardant un profond silence.
-
-Quand les mets furent desservis, Tirtée dit aux deux voyageurs:
-
-«Mes chers hôtes, si vous fussiez descendus chez quelque autre habitant
-de l’Arcadie, ou si vous fussiez passés ici il y a quelques années, vous
-eussiez été beaucoup mieux reçus. Mais la main de Jupiter m’a frappé.
-J’ai eu sur le coteau voisin un jardin qui me fournissait, dans toutes
-les saisons, des légumes et d’excellents fruits: il est maintenant
-confondu dans la forêt. Ce vallon solitaire retentissait du mugissement
-de mes bœufs. Vous n’eussiez entendu, du matin au soir, dans ma maison,
-que des chants d’allégresse et des cris de joie. J’ai vu, autour de
-cette table, trois garçons et quatre filles. Le plus jeune de mes fils
-était en état de conduire un troupeau de brebis. Ma fille Cyanée
-habillait ses petites sœurs, et leur tenait déjà lieu de mère. Ma femme,
-laborieuse et encore jeune, entretenait toute l’année, autour de moi, la
-gaieté, la paix et l’abondance. Mais la perte de mon fils aîné a
-entraîné celle de presque toute ma famille. Il aimait, comme un jeune
-homme, à faire preuve de sa légèreté, en montant au haut des plus grands
-arbres. Sa mère, à qui de pareils exercices causaient une frayeur
-extrême, l’avait prié plusieurs fois de s’en abstenir. Je lui avais
-prédit qu’il lui en arriverait quelque malheur. Hélas! les dieux m’ont
-puni de mes prédictions indiscrètes, en les accomplissant. Un jour d’été
-que mon fils était dans la forêt à garder les troupeaux avec ses frères,
-le plus jeune d’entre eux eut envie de manger des fruits d’un merisier
-sauvage. Aussitôt, l’aîné monta dans l’arbre pour en cueillir, et quand
-il fut au sommet, qui était très élevé, il aperçut sa mère aux environs,
-qui, le voyant à son tour, jeta un cri d’effroi et se trouva mal. A
-cette vue, la peur ou le repentir saisit mon malheureux fils; il tomba.
-Sa mère, revenue à elle aux cris de ses enfants, accourut vers lui: en
-vain elle essaya de le ranimer dans ses bras; l’infortuné tourna les
-yeux vers elle, prononça son nom et le mien, et expira. La douleur dont
-mon épouse fut saisie la mena en peu de jours au tombeau. La plus tendre
-union régnait entre mes enfants, et égalait leur affection pour leur
-mère. Ils moururent tous du regret de sa perte, et de celle les uns des
-autres. Avec combien de peine n’ai-je pas conservé celle-ci!...»
-
-Ainsi parla Tirtée, et, malgré ses efforts, des pleurs inondèrent ses
-yeux. Cyanée se jeta au cou de son père, et mêlant ses larmes aux
-siennes, elle le pressait dans ses bras sans pouvoir parler. Tirtée lui
-dit:
-
-«Cyanée, ma chère fille, mon unique consolation, cesse de t’affliger.
-Nous les reverrons un jour: ils sont avec les dieux.»
-
-Il dit, et la sérénité reparut sur son visage et sur celui de sa fille.
-Elle versa, d’un air tranquille, du vin dans toutes les coupes; puis,
-prenant un fuseau avec une quenouille chargée de laine, elle vint
-s’asseoir auprès de son père, et se mit à filer en le regardant et en
-s’appuyant sur ses genoux.
-
-Cependant les deux voyageurs fondaient en larmes. Enfin, le plus jeune,
-prenant la parole, dit à Tirtée:
-
-«Quand nous aurions été reçus dans le palais et à la table d’Agamemnon,
-au moment où, couvert de gloire, il reverra sa fille Iphigénie et son
-épouse Clytemnestre, qui soupirent depuis si longtemps après son retour,
-nous n’aurions pu ni voir ni entendre des choses aussi touchantes que
-celles dont nous sommes spectateurs. O bon berger! il faut l’avouer,
-vous avez éprouvé de grands maux; mais si Céphas que vous voyez, qui a
-voyagé, voulait vous entretenir de ceux qui accablent les hommes par
-toute la terre, vous passeriez la nuit à l’entendre et à bénir votre
-sort. Que d’inquiétudes vous sont inconnues au milieu de ces retraites
-paisibles! Vous y vivez libre; la nature fournit à tous vos besoins;
-l’amour paternel vous rend heureux, et une religion douce vous console
-de toutes vos peines.»
-
-Céphas, prenant la parole, dit à son jeune ami:
-
-«Mon fils, racontez-nous vos propres malheurs: Tirtée vous écoutera avec
-plus d’intérêt qu’il ne m’écouterait moi-même. Dans l’âge viril, la
-vertu est souvent le fruit de la raison; mais dans la jeunesse, elle est
-toujours celui du sentiment.»
-
-Tirtée, s’adressant au jeune étranger, lui dit:
-
-«A mon âge, on dort peu. Si vous n’êtes pas trop pressé du sommeil,
-j’aurai bien du plaisir a vous entendre. Je ne suis jamais sorti de mon
-pays; mais j’aime et j’honore les voyageurs. Ils sont sous la protection
-de Mercure et de Jupiter. On apprend toujours quelque chose d’utile avec
-eux. Pour vous, il faut que vous ayez éprouvé de grands chagrins dans
-votre patrie pour avoir quitté si jeune vos parents, avec lesquels il
-est si doux de vivre et de mourir.
-
---Quoiqu’il soit difficile, lui répondit ce jeune homme, de parler
-toujours de soi avec sincérité, vous nous avez fait un si bon accueil,
-que je vous raconterai volontiers toutes mes aventures, bonnes ou
-mauvaises.»
-
-Je m’appelle Amasis. Je sois né à Thèbes en Égypte, d’un père riche. Il
-me fit élever par les prêtres du temple d’Osiris. Ils m’enseignèrent
-toutes les sciences dont l’Égypte s’honore: la langue sacrée, par
-laquelle on communique avec les siècles passés; et la langue grecque,
-qui nous sert à entretenir des relations avec les peuples de l’Europe.
-Mais ce qui est au-dessus des sciences et des langues, ils m’apprirent à
-être juste, à dire la vérité, à ne craindre que les dieux, et à préférer
-à tout la gloire qui s’acquiert par la vertu.
-
-Ce dernier sentiment crût en moi avec l’âge. On ne parlait depuis
-longtemps en Égypte que de la guerre de Troie. Les noms d’Achille,
-d’Hector, et des autres héros, m’empêchaient de dormir. J’aurais acheté
-un seul jour de leur renommée par le sacrifice de toute ma vie. Je
-trouvais heureux mon compatriote Memnon, qui avait péri sous les murs de
-Troie, et pour lequel on construisait à Thèbes un superbe tombeau. Que
-dis-je? j’aurais donné volontiers mon corps pour être changé dans la
-statue d’un héros, pourvu qu’on m’eût exposé sur une colonne à la
-vénération des peuples.
-
-Je résolus donc de m’arracher aux délices de l’Égypte, et aux douceurs
-de la maison paternelle, pour acquérir une grande réputation. Toutes les
-fois que je me présentais devant mon père:
-
-«Envoyez-moi au siége de Troie, lui disais-je, afin que je me fasse un
-nom illustre parmi les hommes. Vous avez mon frère aîné qui reste auprès
-de vous. Si vous vous opposez toujours à mes désirs dans la crainte de
-me perdre, sachez que, si j’échappe à la guerre, je n’échapperai pas au
-chagrin.»
-
-En effet, je dépérissais à vue d’œil; je fuyais toute la société, et
-j’étais si solitaire qu’on m’en avait donné le surnom de Monéros. Mon
-père voulut en vain combattre un sentiment qui était le fruit de
-l’éducation qu’il m’avait donnée.
-
-Un jour il me présenta à Céphas, en m’exhortant à suivre ses conseils.
-Quoique je n’eusse jamais vu Céphas, une sympathie secrète m’attacha
-d’abord à lui. Ce respectable ami ne chercha point à combattre ma
-passion favorite; mais pour l’affaiblir, il lui fit changer d’objet.
-
-«Vous aimez la gloire, me dit-il; c’est ce qu’il y a de plus doux dans
-le monde, puisque les dieux en ont fait leur partage. Mais comment
-comptez-vous l’acquérir au siége de Troie? Quel parti prendrez-vous, des
-Grecs ou des Troyens? la justice est pour la Grèce; la pitié et le
-devoir pour Troie. Vous êtes Asiatique[1]: combattrez-vous en faveur de
-l’Europe contre l’Asie? Porterez-vous les armes contre Priam, ce père et
-ce roi infortuné, près de succomber avec sa famille et son empire, sous
-le fer des Grecs? D’un autre côté, prendrez-vous la défense du ravisseur
-Pâris et de la coupable Hélène, contre Ménélas son époux? Il n’y a point
-de véritable gloire sans justice. Mais quand un homme libre pourrait
-démêler dans les querelles des rois le parti le plus juste, croyez-vous
-que ce serait à le suivre que consiste la plus grande gloire qu’on
-puisse acquérir? Quels que soient les applaudissements que les
-victorieux reçoivent de leurs compatriotes, croyez-moi, le genre humain
-sait bien les mettre un jour à leur place. Il n’a placé qu’au rang des
-héros et des demi-dieux ceux qui n’ont exercé que la justice; comme
-Thésée, Hercule, Pirithoüs, etc... Mais il a élevé au rang des dieux
-ceux qui ont été bienfaisants; tels sont Isis, qui donna des lois aux
-hommes; Osiris, qui leur apprit les arts de la navigation; Apollon, la
-musique; Mercure, le commerce; Pan, à conduire des troupeaux; Bacchus, à
-planter la vigne; Cérès, à faire croître le blé. Je suis né dans les
-Gaules, continua Céphas; c’est un pays naturellement bon et fertile,
-mais qui, faute de civilisation, manque de la plupart des choses
-nécessaires au bonheur. Allons y porter les arts et les plantes utiles
-de l’Égypte, une religion humaine et des lois sociales: nous en
-rapporterons peut-être des choses utiles à votre patrie. Il n’y a point
-de peuple sauvage qui n’ait quelque industrie dont un peuple policé ne
-puisse tirer parti, quelque tradition ancienne, quelque production rare
-et particulière à son climat. C’est ainsi que Jupiter, le père des
-hommes, a voulu lier par un commerce réciproque de bienfaits tous les
-peuples de la terre, pauvres ou riches, barbares ou civilisés. Si nous
-ne trouvons dans les Gaules rien d’utile à l’Égypte, on si nous perdons,
-par quelque accident, les fruits de notre voyage, il nous en restera un
-que ni la mort, ni les tempêtes ne sauraient nous enlever; ce sera le
-plaisir d’avoir fait du bien.»
-
- [1] Les anciens mettaient l’Égypte en Asie. (_Note de l’aut._)
-
-Ce discours éclaira tout-à-coup mon esprit d’une lumière divine.
-J’embrassai Céphas, les larmes aux yeux.
-
-«Partons, lui dis-je; allons faire du bien aux hommes; allons imiter les
-dieux.»
-
-Mon père approuva notre projet; et comme je prenais congé de lui, il me
-dit en me serrant dans ses bras:
-
-«Mon fils, vous allez entreprendre la chose la plus difficile qu’il y
-ait au monde, puisque vous allez travailler au bonheur des hommes. Mais,
-si vous pouvez y trouver le vôtre, soyez bien sûr que vous ferez le
-mien.»
-
-Après avoir fait nos adieux, Céphas et moi, nous nous embarquâmes à
-Canope, sur un vaisseau phénicien qui allait chercher des pelleteries
-dans les Gaules, et de l’étain dans les Iles Britanniques. Nous
-emportâmes avec nous des toiles de lin, des modèles de chariots, de
-charrues et de divers métiers; des cruches de vin, des instruments de
-musique, des graines de toute espèce, entre autres celle du chanvre et
-du lin. Nous fîmes attacher dans des caisses, autour de la poupe du
-vaisseau, sur son pont et jusque dans ses cordages, des ceps de vigne
-qui étaient en fleur, et des arbres fruitiers de plusieurs sortes. On
-aurait pris notre vaisseau, couvert de pampres et de feuillages, pour
-celui de Bacchus allant à la conquête des Indes.
-
-Nous mouillâmes d’abord sur les côtes de l’île de Crète, pour y prendre
-des plantes convenables au climat des Gaules. Cette île nourrit une plus
-grande quantité de végétaux que l’Égypte, dont elle est voisine, par la
-variété de ses températures, qui s’étendent depuis les sables chauds de
-ses rivages, jusqu’au pied des neiges qui couvrent le mont Ida, dont le
-sommet se perd dans les nues. Mais ce qui doit être encore bien plus
-cher à ses habitants, elle est gouvernée par les sages lois de Minos.
-
-Un vent favorable nous poussa ensuite de la Crète à la hauteur de
-Mélite[2]. C’est une petite île dont les collines de pierre blanche
-paraissent de loin sur la mer, comme des toiles tendues au soleil. Nous
-y jetâmes l’ancre pour y faire de l’eau, que l’on y conserve très pure
-dans des citernes. Nous y aurions vainement cherché d’autre secours:
-cette île manque de tout, quoique par sa situation entre la Sicile et
-l’Afrique, et par la vaste étendue de son port qui se partage en
-plusieurs bras, elle dût être le centre du commerce entre les peuples de
-l’Europe, de l’Afrique, et même de l’Asie. Ses habitants ne vivent que
-de brigandage. Nous leur fîmes présent de graines de melon et de celles
-du xylon[3]. C’est une herbe qui se plaît dans les lieux les plus
-arides, et dont la bourre sert à faire des toiles très blanches et très
-légères. Quoique Mélite, qui n’est qu’un rocher, ne produise presque
-rien pour la subsistance des hommes et des animaux, on y prend chaque
-année, vers l’équinoxe d’automne[4], une quantité prodigieuse de cailles
-qui s’y reposent en passant d’Europe en Afrique. C’est un spectacle
-curieux de les voir, toutes pesantes qu’elles sont, traverser la mer en
-nombre presque infini. Elles attendent que le vent du nord souffle; et
-dressant en l’air une de leurs ailes, comme une voile, et battant de
-l’autre comme d’une rame, elles rasent les flots, de leurs croupions
-chargés de graisse. Quand elles arrivent dans l’île, elles sont si
-fatiguées qu’on les prend à la main. Un homme en peut ramasser dans une
-journée plus qu’il n’en peut manger dans une année.
-
- [2] Malte.
-
- [3] C’est le coton en herbe; il est originaire d’Égypte; on en fait
- maintenant à Malte de très jolis ouvrages qui servent à faire vivre
- la plupart du peuple, qui y est fort pauvre.
-
- (_Note de l’auteur._)
-
- [4] Les cailles passent encore à Malte à jour nommé et marqué sur
- l’almanach du pays.
-
- (_Idem._)
-
-De Mélite, les vents nous poussèrent jusqu’aux îles d’Enosis, qui sont à
-l’extrémité méridionale de la Sardaigne. Là, ils devinrent contraires,
-et nous obligèrent de mouiller. Ces îles sont des écueils sablonneux qui
-ne produisent rien; mais par une merveille de la providence des dieux,
-qui dans les lieux les plus stériles sait nourrir les hommes de mille
-manières différentes, elle a donné des thons à ces sables, comme elle a
-donné des cailles au rocher de Mélite. Au printemps, les thons qui
-entrent de l’Océan dans la Méditerranée, passent en si grande quantité
-entre la Sardaigne et les îles d’Enosis, que leurs habitants sont
-occupés nuit et jour à les pêcher, à les saler, et à en tirer de
-l’huile. J’ai vu sur leurs rivages des monceaux d’os brûlés de ces
-poissons, plus hauts que cette maison. Mais ce présent de la nature ne
-rend pas les insulaires plus riches. Ils pêchent pour le profit des
-habitants de la Sardaigne. Ainsi nous ne vîmes que des esclaves aux îles
-d’Enosis, et des tyrans à Mélite.
-
-Les vents étant devenus favorables, nous partîmes après avoir fait
-présent aux habitants d’Enosis de quelques ceps de vigne et en avoir
-reçu de jeunes plants de châtaigniers, qu’ils tirent de la Sardaigne, où
-les fruits de ces arbres viennent d’une grosseur considérable.
-
-Pendant le voyage, Céphas me faisait remarquer les aspects variés des
-terres, dont la nature n’a fait aucune semblable en qualité et en forme,
-afin que diverses plantes, divers animaux pussent trouver, dans le même
-climat, des températures différentes. Quand nous n’apercevions que le
-ciel et l’eau, il me faisait observer les hommes. Il me disait:
-
-«Vous voyez ces gens de mer, comme ils sont robustes! Vous les prendriez
-pour des Tritons. L’exercice du corps est l’aliment de la santé. Il
-dissipe une infinité de maladies et de passions qui naissent dans le
-repos des villes. Les dieux ont planté la vie humaine comme les chênes
-de mon pays. Plus ils sont battus des vents, plus ils sont vigoureux. La
-mer, disait-il encore, est une école de toutes les vertus. On y vit dans
-des privations et dans des dangers de toute espèce. On est forcé d’y
-être courageux, sobre, chaste, prudent, patient, vigilant, religieux.
-
---Mais, lui répondis-je, pourquoi la plupart de nos compagnons de voyage
-n’ont-ils aucune de ces qualités-là? Ils sont presque tous intempérants,
-violents, impies, louant ou blâmant sans discernement tout ce qu’ils
-voient faire.
-
---Ce n’est point la mer qui les a corrompus, reprit Céphas. Ils y ont
-apporté leurs passions de la terre. C’est l’amour des richesses, la
-paresse, le désir de se livrer à toutes sortes de désordres quand ils
-sont à terre, qui déterminent un grand nombre d’hommes à voyager sur la
-mer pour s’enrichir; et comme ils ne trouvent qu’avec beaucoup de peines
-les moyens de se satisfaire sur cet élément, vous les voyez toujours
-inquiets, sombres et impatients, parce qu’il n’y a rien de si mauvaise
-humeur que le vice, quand il se trouve dans le chemin de la vertu. Un
-vaisseau est le creuset où s’éprouvent les qualités morales. Le méchant
-y empire et le bon y devient meilleur. Mais la vertu tire parti de tout.
-Profitez de leurs défauts. Vous apprendrez ici à mépriser également
-l’injure et les vains applaudissements, à mettre votre contentement en
-vous-même et à ne prendre que les dieux pour témoins de vos actions.
-Celui qui veut faire du bien aux hommes, doit s’exercer de bonne heure à
-en recevoir du mal. C’est par les travaux du corps, et par l’injustice
-des hommes, que vous fortifierez à la fois votre corps et votre âme.
-C’est ainsi qu’Hercule a acquis le courage et cette force prodigieuse
-qui ont porté sa gloire jusqu’aux astres.»
-
-Je suivais donc, autant que je pouvais, les conseils de mon ami, malgré
-mon extrême jeunesse. Je travaillais à lever les lourdes antennes et à
-manœuvrer les voiles; mais à la moindre raillerie de mes compagnons, qui
-se moquaient de mon inexpérience, j’étais tout déconcerté. Il m’était
-plus facile de m’exercer contre les tempêtes que contre les mépris des
-hommes; tant mon éducation m’avait déjà rendu sensible à l’opinion
-d’autrui.
-
-Nous passâmes le détroit qui sépare l’Afrique de l’Europe, et nous
-vîmes, à droite et à gauche, les deux montagnes Calpé et Abila, qui en
-fortifient l’entrée. Nos matelots phéniciens ne manquèrent pas de nous
-faire observer que leur nation était la première de toutes celles de la
-terre qui avait osé pénétrer dans le vaste Océan, et côtoyer ses rivages
-jusque sous l’Ourse glacée. Ils mirent sa gloire fort au-dessus de celle
-d’Hercule, qui avait planté, disaient-ils, deux colonnes avec cette
-inscription: ON NE VA POINT AU-DELA, comme si le terme de ses travaux
-devait être celui des courses du genre humain. Céphas, qui ne négligeait
-aucune occasion de rappeler les hommes à la justice, et de rendre
-hommage à la mémoire des héros, leur disait:
-
-«J’ai toujours ouï dire qu’il fallait respecter les anciens. Les
-inventeurs en chaque science sont les plus dignes de louange, parce
-qu’ils en ouvrent la carrière aux autres hommes. Il est peu difficile
-ensuite à ceux qui viennent après eux d’aller plus avant. Un enfant,
-monté sur les épaules d’un grand homme, voit plus loin que celui qui le
-porte.»
-
-Mais Céphas leur parlait en vain: ils ne daignèrent pas rendre le
-moindre honneur à la mémoire du fils d’Alcmène. Pour nous, nous
-vénérâmes les rivages de l’Espagne, où il avait tué Géryon à trois
-corps; nous couronnâmes nos têtes de branches de peuplier, et nous
-versâmes, en son honneur, du vin de Thasos dans les flots.
-
-Bientôt nous découvrîmes les profondes et verdoyantes forêts qui
-couvrent la Gaule Celtique. C’est un fils d’Hercule, appelé Galatès, qui
-donna à ses habitants le surnom de Galates, ou de Gaulois. Sa mère,
-fille d’un roi des Celtes, était d’une grandeur prodigieuse. Elle
-dédaignait de prendre un mari parmi les sujets de son père; mais quand
-Hercule passa dans les Gaules, après la défaite de Géryon, elle ne put
-refuser son cœur et sa main au vainqueur d’un tyran. Nous entrâmes
-ensuite dans le canal qui sépare la Gaule des Iles Britanniques, et en
-peu de jours nous parvînmes à l’embouchure de la Seine, dont les eaux
-vertes se distinguent en tout temps des flots azurés de la mer.
-
-J’étais au comble de la joie. Nous étions près d’arriver. Nos arbres
-étaient frais et couverts de feuilles. Plusieurs d’entre eux, entre
-autres les ceps de vigne, avaient des fruits mûrs. Je pensais au bon
-accueil qu’allaient nous faire des peuples dénués des principaux biens
-de la nature, lorsqu’ils nous verraient débarquer sur leurs rivages avec
-les plus douces productions de l’Égypte et de la Crète. Les seuls
-travaux de l’agriculture suffisent pour fixer les peuples errants et
-vagabonds, et leur ôter le désir de soutenir, par la violence, la vie
-humaine que la nature entretient par tant de bienfaits. Il ne faut qu’un
-grain de blé, me disais-je, pour policer tous les Gaulois par les arts
-que l’agriculture fait naître. Cette seule graine de lin suffit pour les
-vêtir un jour. Ce cep de vigne est suffisant pour répandre à perpétuité
-la gaieté et la joie dans leurs festins. Je sentais alors combien les
-ouvrages de la nature sont supérieurs à ceux des hommes. Ceux-ci
-dépérissent dès qu’ils commencent à paraître; les autres, au contraire,
-portent en eux l’esprit de vie qui les propage. Le temps, qui détruit
-les monuments des arts, ne fait que multiplier ceux de la nature. Je
-voyais dans une seule semence plus de vrais biens renfermés qu’il n’y en
-a en Égypte dans les trésors des rois.
-
-Je me livrais à ces divines et humaines spéculations; et, dans les
-transports de ma joie, j’embrassais Céphas, qui m’avait donné une si
-juste idée des biens des peuples et de la véritable gloire. Cependant,
-mon ami remarqua que le pilote se préparait à remonter la Seine, à
-l’embouchure de laquelle nous étions alors. La nuit s’approchait; le
-vent soufflait de l’occident, et l’horizon était chargé. Céphas dit au
-pilote:
-
-«Je vous conseille de ne point entrer dans le fleuve; mais plutôt de
-jeter l’ancre dans ce port aimé d’Amphitrite que vous voyez sur la
-gauche. Voici ce que j’ai ouï raconter à ce sujet à nos anciens:
-
-»La Seine, fille de Bacchus et nymphe de Cérès, avait suivi dans les
-Gaules la déesse des blés, lorsqu’elle cherchait sa fille Proserpine par
-toute la terre. Quand Cérès eut mis fin à ses courses, la Seine la pria
-de lui donner, en récompense de ses services, ces prairies que vous
-voyez là-bas. La déesse y consentit, et accorda de plus à la fille de
-Bacchus de faire croître des blés partout où elle porterait ses pas.
-Elle laissa donc la Seine sur ces rivages, et lui donna pour compagne et
-pour suivante la nymphe Héva, qui devait veiller près d’elle, de peur
-qu’elle ne fût enlevée par quelque dieu de la mer, comme sa fille
-Proserpine l’avait été par celui des enfers. Un jour que la Seine
-s’amusait à courir sur ces sables en cherchant des coquilles, et qu’elle
-fuyait, en jetant de grands cris, devant les flots de la mer qui
-quelquefois lui mouillaient la plante des pieds, et quelquefois
-l’atteignaient jusqu’aux genoux, Héva sa compagne aperçut sous les ondes
-les cheveux blancs, le visage empourpré et la robe bleue de Neptune. Ce
-dieu venait des Orcades après un grand tremblement de terre, et il
-parcourait les rivages de l’Océan, examinant, avec son trident, si leurs
-fondements n’avaient point été ébranlés. A sa vue, Héva jeta un grand
-cri, et avertit la Seine, qui s’enfuit aussitôt vers les prairies. Mais
-le dieu des mers avait aperçu la nymphe de Cérès, et, touché de sa bonne
-grâce et de sa légèreté, il poussa sur le rivage ses chevaux marins
-après elle. Déjà il était près de l’atteindre, lorsqu’elle invoqua
-Bacchus son père et Cérès sa maîtresse. L’un et l’autre l’exaucèrent:
-dans le temps que Neptune tendait les bras pour la saisir, tout le corps
-de la Seine se fondit en eau; son voile et ses vêtements verts, que les
-vents poussaient devant elle, devinrent des flots couleur d’émeraude;
-elle fut changée en un fleuve de cette couleur, qui se plaît encore à
-parcourir les lieux qu’elle a aimés étant nymphe. Ce qu’il y a de plus
-remarquable, c’est que Neptune, malgré sa métamorphose, n’a cessé d’en
-être amoureux, comme on dit que le fleuve Alphée l’est encore en Sicile
-de la fontaine Aréthuse. Mais si le dieu des mers a conservé son amour
-pour la Seine, la Seine garde encore son aversion pour lui. Deux fois
-par jour, il la poursuit avec de grands mugissements, et chaque fois la
-Seine s’enfuit dans les prairies en remontant vers sa source, contre le
-cours naturel des fleuves. En tout temps, elle sépare ses eaux vertes
-des eaux azurées de Neptune.
-
-»Héva mourut du regret de la perte de sa maîtresse. Mais les Néréides,
-pour la récompenser de sa fidélité, lui élevèrent sur le rivage un
-tombeau de pierres blanches et noires, qu’on aperçoit de fort loin. Par
-un art céleste, elles y enfermèrent même un écho, afin qu’Héva, après sa
-mort, prévînt par l’ouïe, et par la vue les marins des dangers de la
-terre, comme, pendant sa vie, elle avait averti la nymphe de Cérès des
-dangers de la mer. Vous voyez d’ici son tombeau. C’est cette montagne
-escarpée, formée de couches funèbres de pierres blanches et noires. Elle
-porte toujours le nom de Héva[5]. Vous voyez, à ces amas de cailloux
-dont sa base est couverte, les efforts de Neptune irrité pour en ronger
-les fondements; et vous pouvez entendre d’ici les mugissements de la
-montagne qui avertit les gens de mer de prendre garde à eux. Pour
-Amphitrite, touchée du malheur de la Seine, elle pria les Néréides de
-creuser cette petite baie que vous voyez sur votre gauche, à
-l’embouchure du fleuve; et elle voulut qu’elle fût en tout temps un
-havre assuré contre les fureurs de son époux. Entrez-y donc maintenant,
-si vous m’en croyez, pendant qu’il fait jour. Je puis vous certifier que
-j’ai vu souvent le dieu des mers poursuivre la Seine bien avant dans les
-campagnes, et renverser tout ce qui se rencontrait sur son passage.
-Gardez-vous donc de vous trouver sur le chemin de ce dieu.
-
- [5] Il y a en effet, à l’embouchure de la Seine, sur la rive gauche,
- une montagne formée de couches de pierres noires et blanches, qui
- s’appelle la Hève.
-
- (_Note de l’auteur._)
-
---Il faut, répondit le pilote à Céphas, que vous me preniez pour un
-homme bien stupide, de me faire de pareils contes à mon âge. Il y a
-quarante ans que je navigue. J’ai mouillé de nuit et de jour dans la
-Tamise, pleine d’écueils, et dans le Tage, qui est si rapide; j’ai vu
-les cataractes du Nil, qui font un bruit affreux; et jamais je n’ai vu
-ni ouï rien de semblable à ce que vous venez de me raconter. Je ne serai
-pas assez fou de m’arrêter ici à l’ancre, tandis que le vent est
-favorable pour remonter le fleuve. Je passerai la nuit dans son canal,
-et j’y dormirai bien profondément.»
-
-Il dit, et de concert avec les matelots, il fit une huée, comme les
-hommes présomptueux et ignorants ont coutume de faire, quand on leur
-donne des avis dont ils ne comprennent pas le sens.
-
-Céphas alors s’approcha de moi, et me demanda si je savais nager. «Non,
-lui répondis-je. J’ai appris en Égypte tout ce qui pouvait me faire
-honneur parmi les hommes, et presque rien de ce qui pouvait m’être utile
-à moi-même.» Il me dit:
-
-«Ne nous quittons pas: tenons-nous près de ce banc de rameurs, et
-mettons toute notre confiance dans les dieux.»
-
-Cependant, le vaisseau poussé par le vent, et sans doute aussi par la
-vengeance d’Hercule, entra dans le fleuve à pleines voiles. Nous
-évitâmes d’abord trois bancs de sable, qui sont à son embouchure;
-ensuite, nous étant engagés dans son canal, nous ne vîmes plus autour de
-nous qu’une vaste forêt, qui s’étendait jusque sur ses rivages. Nous
-n’apercevions dans ce pays d’autres marques d’habitation que quelques
-fumées qui s’élevaient ça et là au-dessus des arbres. Nous voguâmes
-ainsi jusqu’à ce que, la nuit nous empêchant de rien distinguer, le
-pilote laissa tomber l’ancre.
-
-Le vaisseau, chassé d’un côté par un vent frais, et de l’autre par le
-cours du fleuve, vint en travers dans le canal. Mais, malgré cette
-position dangereuse, nos matelots se mirent à boire et à se réjouir, se
-croyant à l’abri de tout danger parce qu’ils se voyaient entourés de la
-terre de toutes parts. Ils furent ensuite se coucher, sans qu’il en
-restât un seul pour la manœuvre.
-
-Nous étions restés sur le pont, Céphas et moi, assis sur un banc de
-rameurs. Nous bannissions le sommeil de nos yeux, en nous entretenant du
-spectacle majestueux des astres qui roulaient sur nos têtes. Déjà la
-constellation de l’Ourse était au milieu de son cours, lorsque nous
-entendîmes au loin un bruit sourd, mugissant, semblable à celui d’une
-cataracte. Je me levai imprudemment, pour voir ce que ce pouvait être.
-J’aperçus, à la blancheur de son écume, une montagne d’eau[6] qui venait
-à nous du côté de la mer, en se roulant sur elle-même. Elle occupait
-toute la largeur du fleuve, et surmontant ses rivages à droite et à
-gauche, elle se brisait avec un fracas horrible parmi les troncs des
-arbres de la forêt. Dans l’instant, elle fut sur notre vaisseau, et le
-rencontrant en travers, elle le coucha sur le côté: ce mouvement me fit
-tomber dans l’eau. Un moment après, une seconde vague, encore plus
-élevée que la première, fit tourner le vaisseau tout-à-fait. Je me
-souviens qu’alors j’entendis sortir une multitude de cris sourds et
-étouffés de cette carène renversée; mais, voulant appeler moi-même mon
-ami à mon secours, ma bouche se remplit d’eau salée, mes oreilles
-bourdonnèrent, je me sentis emporté avec une extrême rapidité, et
-bientôt après je perdis toute connaissance.
-
- [6] Cette montagne d’eau se produit par les marées qui entrent de la
- mer dans la Seine et la font refluer contre son cours. On l’entend
- venir de fort loin, surtout la nuit. On l’appelle la barre, parce
- qu’elle barre tout le cours de la Seine. Cette barre est
- ordinairement suivie d’une seconde barre encore plus élevée, qui la
- suit à cent toises de distance. Elles courent beaucoup plus vite
- qu’un cheval au galop.
-
- (_Note de l’auteur._)
-
-Je ne sais combien de temps je restai dans l’eau; mais, quand je revins
-à moi, j’aperçus, vers l’occident, l’arc d’Iris dans les cieux; et du
-côté de l’orient, les premiers feux de l’aurore, qui coloraient les
-nuages d’argent et de vermillon. Une troupe de jeunes filles fort
-blanches, demi-vêtues de peaux, m’entouraient. Les unes me présentaient
-des liqueurs dans des coquilles, d’autres m’essuyaient avec des mousses,
-d’autres me soutenaient la tête avec leurs mains. Leurs cheveux blonds,
-leurs joues vermeilles, leurs yeux bleus, et je ne sais quoi de céleste
-que la piété met sur le visage des femmes, me firent croire que j’étais
-dans les cieux, et que j’étais servi par les Heures qui en ouvrent
-chaque jour les portes aux malheureux mortels. Le premier mouvement de
-mon cœur fut de vous chercher, et le second fut de vous demander, ô
-Céphas! Je ne me serais pas cru heureux, même dans l’Olympe, si vous
-eussiez manqué à mon bonheur. Mais mon illusion se dissipa, quand
-j’entendis ces jeunes filles prononcer de leurs bouches de rose un
-langage inconnu et barbare. Je me rappelai alors peu à peu les
-circonstances de mon naufrage. Je me levai. Je voulus vous chercher;
-mais je ne savais où vous retrouver. J’errais aux environs, au milieu
-des bois. J’ignorais si le fleuve où nous avions fait naufrage était
-près ou loin, à ma droite ou à ma gauche; et pour surcroît d’embarras,
-je ne pouvais interroger personne sur sa position.
-
-Après y avoir un peu réfléchi, je remarquai que les herbes étaient
-humides, et le feuillage des arbres d’un vert brillant, d’où je conclus
-qu’il avait plu abondamment la nuit précédente. Je me confirmai dans
-cette idée à la vue de l’eau qui coulait encore en torrents jaunes le
-long des chemins. Je pensai que ces eaux devaient se jeter dans quelque
-ruisseau, et le ruisseau dans le fleuve. J’allais suivre ces
-indications, lorsque des hommes sortis d’une cabane voisine me forcèrent
-d’y entrer d’un ton menaçant. Je m’aperçus alors que je n’étais plus
-libre, et que j’étais esclave chez des peuples où je m’étais flatté
-d’être honoré comme un dieu.
-
-J’en atteste Jupiter, ô Céphas! le déplaisir d’avoir fait naufrage au
-port, de me voir réduit en servitude par ceux que j’étais venu servir de
-si loin, d’être relégué dans une terre barbare où je ne pouvais me faire
-entendre de personne, loin du doux pays de l’Égypte et de mes parents,
-n’égala pas le chagrin de vous avoir perdu. Je me rappelais la sagesse
-de vos conseils; votre confiance dans les dieux, dont vous me faisiez
-sentir la providence au milieu même des plus grands maux; vos
-observations sur les ouvrages de la nature, qui la remplissaient pour
-moi de vie et de bienveillance; le calme où vous saviez tenir toutes mes
-passions; et je sentais, par les nuages qui s’élevaient dans mon cœur,
-que j’avais perdu en vous le premier des biens, et qu’un ami sage est le
-plus grand présent que la bonté des dieux puisse accorder à un homme.
-
-Je ne pensais donc qu’au moyen de vous retrouver, et je me flattais d’y
-réussir en m’enfuyant au milieu de la nuit, si je pouvais seulement me
-rendre au bord de la mer. Je savais bien que je ne pouvais en être fort
-éloigné; mais j’ignorais de quel côté elle était. Il n’y avait point aux
-environs de hauteur d’où je pusse la découvrir. Quelquefois, je montais
-au sommet des plus grands arbres; mais je n’apercevais que la surface de
-la forêt qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Souvent, j’étais attentif au
-vol des oiseaux, pour voir si je n’apercevrais pas quelque oiseau de
-marine venant à terre faire son nid dans la forêt, ou quelque pigeon
-sauvage allant picorer le sel sur le bord de la mer. J’aurais mieux aimé
-mille fois entendre les cris perçants des mauves, lorsqu’elles viennent
-dans les tempêtes se réfugier sur les rochers, que le doux chant des
-rouges-gorges qui annonçaient déjà, dans les feuilles jaunies des bois,
-la fin des beaux jours.
-
-Une nuit que j’étais couché, je crus entendre au loin le bruit que font
-les flots de la mer lorsqu’ils se brisent sur ses rivages; il me sembla
-même que je distinguais le tumulte des eaux de la Seine poursuivie par
-Neptune. Leurs mugissements, qui m’avaient transi d’horreur, me
-comblèrent alors de joie. Je me levai: je sortis de la cabane, et je
-prêtai une oreille attentive; mais bientôt des rumeurs qui venaient de
-diverses parties de l’horizon confondirent tous mes jugements, et je
-reconnus que c’étaient les murmures des vents qui agitaient au loin les
-feuillages des chênes et des hêtres.
-
-Quelquefois j’essayais de faire entendre aux sauvages de ma cabane que
-j’avais perdu un ami. Je mettais la main sur mes yeux, sur ma bouche et
-sur mon cœur; je leur montrais l’horizon; je levais au ciel mes mains
-jointes, et je versais des larmes. Ils comprenaient ce langage muet de
-ma douleur, car ils pleuraient avec moi; mais, par une contradiction
-dont je ne pouvais me rendre raison, ils redoublaient de précaution pour
-m’empêcher de m’éloigner d’eux.
-
-Je m’appliquai donc à apprendre leur langue, afin de les instruire de
-mon sort et de les y rendre sensibles. Ils s’empressaient eux-mêmes de
-m’enseigner les noms des objets que je leur montrais. L’esclavage est
-fort doux chez ces peuples. Ma vie, à la liberté près, ne différait en
-rien de celle de mes maîtres. Tout était commun entre nous, les vivres,
-le toit, et la terre sur laquelle nous couchions enveloppés de peaux.
-Ils avaient même des égards pour ma jeunesse, et ils ne me donnaient à
-supporter que la moindre partie de leurs travaux. En peu de temps, je
-parvins à converser avec eux. Voici ce que j’ai connu de leur
-gouvernement et de leur caractère.
-
-Les Gaules sont peuplées d’un grand nombre de petites nations, dont les
-unes sont gouvernées par des rois, d’autres par des chefs appelés
-iarles, mais soumises toutes au pouvoir des druides, qui les réunissent
-sous une même religion, et les gouvernent avec d’autant plus de facilité
-que mille coutumes différentes les divisent. Les druides ont persuadé à
-ces nations qu’elles descendaient de Pluton, dieu des enfers, qu’ils
-appellent Hæder, ou l’aveugle. C’est pourquoi les Gaulois comptent par
-nuits, et non point par jours, et ils comptent les heures du jour du
-milieu de la nuit, contre la coutume de tous les peuples. Ils adorent
-plusieurs autres dieux aussi terribles que Hæder, tels que Niorder, le
-maître des vents, qui brise les vaisseaux sur leurs côtes, afin,
-disent-ils, de leur en procurer le pillage. Ainsi ils croient que tout
-vaisseau qui périt sur leurs rivages leur est envoyé par Niorder. Ils
-ont de plus Thor ou Theutatès, le dieu de la guerre, armé d’une massue
-qu’il lance du haut des airs: ils lui donnent des gants de fer, et un
-baudrier qui redouble sa fureur quand il en est ceint; Tir, aussi cruel;
-le taciturne Vidar, qui porte des souliers fort épais, avec lesquels il
-peut marcher dans l’air et sur l’eau sans faire de bruit; Heimdall à la
-dent d’or, qui voit le jour et la nuit: il entend le bruit le plus
-léger, même celui que fait l’herbe ou la laine quand elle croît; Uller,
-le dieu de la glace, chaussé de patins; Loke, qui eut trois enfants de
-la géante Angherbode, la messagère de douleur, savoir: le loup Fenris,
-le serpent de Midgard, et l’impitoyable Héla. Héla est la mort. Ils
-disent que son palais est la misère, sa table la famine, sa porte le
-précipice, son vestibule la langueur, son lit la consomption. Ils ont
-encore plusieurs autres dieux, dont les exploits sont aussi féroces que
-les noms: Hérian, Riflindi Svidur, Svidrer, Salsk, qui veulent dire le
-guerrier, le bruyant, l’exterminateur, l’incendiaire, le père du
-carnage. Les druides honorent ces divinités avec des cérémonies
-lugubres, des chants lamentables, et des sacrifices humains. Ce culte
-affreux leur donne tant de pouvoir sur les esprits effrayés des Gaulois,
-qu’ils président à tous leurs conseils, et décident de toutes les
-affaires. Si quelqu’un s’oppose à leurs jugements, ils le privent de la
-communion de leurs mystères; et dès ce moment, il est abandonné de tout
-le monde, même de sa femme et de ses enfants. Mais il est rare qu’on ose
-leur résister; car ils se chargent seuls de l’éducation de la jeunesse,
-afin de lui imprimer de bonne heure, et d’une manière inaltérable, ces
-opinions horribles.
-
-Quant aux iarles ou nobles, ils ont droit de vie et de mort sur leurs
-vassaux. Ceux qui vivent sous des rois leur payent la moitié du tribut
-qu’ils lèvent sur les peuples. D’autres les gouvernent entièrement à
-leur profit. Les plus riches donnent des festins aux plus pauvres de
-leur classe, qui les accompagnent à la guerre, et font vœu de mourir
-avec eux. Ils sont très braves. S’ils rencontrent à la chasse un ours,
-le principal d’entre eux met bas ses flèches, attaque seul l’animal, et
-le tue d’un coup de couteau. Si le feu prend à leur maison, ils ne la
-quittent point qu’ils ne voient tomber sur eux les solives enflammées.
-D’autres, sur le bord de la mer, s’opposent, la lance ou l’épée à la
-main, aux vagues qui se brisent sur le rivage. Ils mettent la valeur à
-résister, non-seulement aux ennemis et aux bêtes féroces, mais même aux
-éléments. La valeur leur tient lieu de justice. Ils ne décident leurs
-différends que par les armes, et regardent la raison comme la ressource
-de ceux qui n’ont point de courage. Ces deux classes de citoyens, dont
-l’une emploie la ruse et l’autre la force, pour se faire craindre, se
-balancent entre elles; mais elles se réunissent pour tyranniser le
-peuple, qu’elles traitent avec un souverain mépris. Jamais un homme du
-peuple ne peut parvenir, chez les Gaulois, à remplir aucune charge
-publique. Il semble que cette nation n’est faite que pour les prêtres et
-pour les grands. Au lieu d’être consolée par les uns et protégée par les
-autres, comme la justice le requiert, les druides ne l’effrayent que
-pour que les iarles l’oppriment.
-
-On ne trouverait cependant nulle part des hommes qui aient de meilleures
-qualités que les Gaulois. Ils sont fort ingénieux, et ils excellent dans
-plusieurs genres d’industrie qu’on ne trouve point ailleurs. Ils
-couvrent d’étain des plaques de fer, avec tant d’art, qu’on les
-prendrait pour des plaques d’argent. Ils assemblent des pièces de bois
-avec une si grande justesse, qu’ils en forment des vases capables de
-contenir toutes sortes de liqueurs. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est
-qu’ils savent y faire bouillir l’eau sans les brûler. Ils font rougir
-des cailloux au feu, et les jettent dans l’eau contenue dans le vase de
-bois, jusqu’à ce qu’elle prenne le degré de chaleur qu’ils veulent lui
-donner. Ils savent encore allumer du feu sans se servir d’acier ni de
-caillou, en frottant ensemble du bois de lierre et de laurier. Les
-qualités de leur cœur surpassent encore celles de leur esprit. Ils sont
-très hospitaliers. Celui qui a peu, le partage de bon cœur avec celui
-qui n’a rien. Ils aiment leurs enfants avec tant de passion, que jamais
-ils ne les maltraitent. Ils se contentent de les ramener à leur devoir
-par des remontrances. Il résulte de cette conduite qu’en tout temps la
-plus tendre affection unit tous les membres de leurs familles, et que
-les jeunes gens y écoutent, avec le plus grand respect, les conseils des
-vieillards.
-
-Les femmes jouissent en général du plus grand pouvoir. Les chefs
-n’entreprennent rien sans les consulter. Elles décident de la paix et de
-la guerre. Elles voient plus sainement qu’eux dans les affaires
-publiques, et prévoient, avec beaucoup de justesse, les événements
-futurs. Le peuple, frappé de leur trouver souvent plus de discernement
-qu’à ses chefs, se plaît à leur attribuer quelque chose de divin.
-
-Ils méprisent les laboureurs, et ils négligent par conséquent
-l’agriculture, qui est la base de la félicité publique. Quand nous
-arrivâmes dans leur pays, ils ne cultivaient que les grains qui peuvent
-croître dans le cours d’un été, comme les fèves, les lentilles,
-l’avoine, le petit mil, le seigle et l’orge. On n’y trouvait que bien
-peu de froment. Cependant la terre y est très féconde en productions
-naturelles. Il y a beaucoup de pâturages excellents le long des
-rivières. Les forêts y sont élevées, et remplies de toutes sortes
-d’arbres fruitiers sauvages. Comme ils manquent souvent de vivres, ils
-m’employaient à en chercher dans les champs et dans les bois. Je
-trouvais, dans les prairies, des gousses d’ail, des racines de daucus et
-de filipendule. Je revenais quelquefois tout chargé de baies de
-myrtilles, de faînes de hêtres, de prunes, de poires, de pommes, que
-j’avais cueillies dans la forêt. Ils faisaient cuire ces fruits, dont la
-plupart ne peuvent se manger crus, tant ils sont âpres. Mais il s’y
-trouve des arbres qui en produisent d’un goût excellent. J’y ai souvent
-admiré des pommiers chargés de fruits d’une couleur si éclatante, qu’on
-les eût pris pour les plus belles fleurs.
-
-L’hiver vint, et je ne saurais vous exprimer quel fut mon étonnement,
-lorsque je vis, pour la première fois de ma vie, le ciel se dissoudre en
-plumes blanches, comme celles des oiseaux, l’eau des fontaines se
-changer en pierre, et les arbres se dépouiller entièrement de leurs
-feuillages. Je n’avais jamais rien vu de semblable en Égypte. Je crus
-que les Gaulois ne tarderaient pas à mourir, comme les plantes et les
-éléments de leur pays; et, sans doute la rigueur de l’air n’aurait pas
-manqué de me faire mourir moi-même, s’ils n’avaient pris le plus grand
-soin de me vêtir de fourrures. Mais qu’il est aisé à un homme sans
-expérience de se tromper! Je ne connaissais pas les ressources de la
-nature pour chaque saison, comme pour chaque climat. L’hiver est pour
-ces peuples septentrionaux le temps des festins et de l’abondance. Les
-oiseaux de rivière, les élans, les taureaux sauvages, les lièvres, les
-cerfs, les sangliers abondent alors dans leurs forêts, et s’approchent
-de leurs cabanes. On en tue des quantités prodigieuses. Je ne fus pas
-moins surpris quand je vis le printemps revenir, et étaler dans ces
-lieux désolés une magnificence que je ne lui avais jamais vue sur les
-bords mêmes du Nil. Les rubus, les framboisiers, les églantiers, les
-fraisiers, les primevères, les violettes, et beaucoup d’autres fleurs
-inconnues à l’Égypte, bordaient les lisières verdoyantes des forêts.
-Quelques-unes, comme les chèvre-feuilles, grimpaient sur les troncs des
-chênes, et suspendaient à leurs rameaux leurs guirlandes parfumées. Les
-rivages, les rochers, les montagnes, les bois, tout était revêtu d’une
-pompe à la fois magnifique et sauvage. Un si touchant spectacle redoubla
-ma mélancolie. Heureux, me disais-je, si parmi tant de plantes, j’en
-voyais s’élever une seule de celles que j’ai apportées de l’Égypte! Ne
-fût-ce que l’humble plante du lin, elle me rappellerait ma patrie
-pendant ma vie; en mourant, je choisirais près d’elle mon tombeau; elle
-apprendrait un jour à Céphas où reposent les os de son ami, et aux
-Gaulois le nom et les voyages d’Amasis.
-
-Un jour, pendant que je cherchais à dissiper ma mélancolie, en voyant
-danser de jeunes filles sur l’herbe nouvelle, une d’entre elles quitta
-la troupe des danseuses, et s’en vint pleurer sur moi: puis,
-tout-à-coup, elle se joignit à ses compagnes, et continua de danser en
-jouant et folâtrant avec elles. Je pris ce passage subit de la joie à la
-douleur, et de la douleur à la joie dans cette jeune fille, pour un
-effet de l’inconstance naturelle à ce peuple, et je ne m’en mettais pas
-beaucoup en peine, lorsque je vis sortir de la forêt un vieillard à
-barbe rousse, revêtu d’une robe de peaux de belette. Il portait à sa
-main une branche de gui, et à sa ceinture un couteau de caillou. Il
-était suivi d’une troupe de jeunes gens à la fleur de l’âge, vêtus de
-baudriers faits des mêmes peaux, et tenant dans leurs mains des courges
-vides, des chalumeaux de fer, des cornes de bœufs, et d’autres
-instruments de leur musique barbare.
-
-Dès que ce vieillard parut, toutes les danses cessèrent, tous les
-visages s’attristèrent, et tout le monde s’éloigna de moi. Mon maître
-même et sa famille se retirèrent dans leur cabane. Ce méchant vieillard
-alors s’approcha de moi, me passa une corde de cuir autour du cou, et,
-ses satellites me forçant de le suivre, ils m’entraînèrent tout éperdu,
-comme des loups qui emportent un mouton. Ils me conduisirent à travers
-la forêt jusqu’aux bords de la Seine: là, leur chef m’arrosa de l’eau du
-fleuve; ensuite, il me fit entrer dans un grand bateau d’écorce de
-bouleau, où il s’embarqua lui-même avec toute sa troupe.
-
-Nous remontâmes la Seine pendant huit jours, en gardant un profond
-silence. Le neuvième, nous arrivâmes dans une petite ville bâtie au
-milieu d’une île. Ils me débarquèrent vis-à-vis, sur la rive droite du
-fleuve, et ils me conduisirent dans une grande cabane sans fenêtres, qui
-était éclairée par des torches de sapin. Ils m’attachèrent au milieu de
-la cabane à un poteau; et ces jeunes gens, qui me gardaient jour et
-nuit, armés de haches de caillou, ne cessaient de sauter autour de moi,
-en soufflant de toutes leurs forces dans leurs cornes de bœufs et leurs
-fifres de fer.
-
-Ils accompagnaient leur affreuse musique de ces horribles paroles,
-qu’ils chantaient en chœur:
-
-«O Nioder! ô Riflindi! ô Svidrer! ô Héla! ô Héla! dieux du carnage et
-des tempêtes, nous vous apportons de la chair. Recevez le sang de cette
-victime, de cet enfant de la mort. O Nioder! ô Riflindi! ô Svidrer! ô
-Héla! ô Héla!»
-
-En prononçant ces mots épouvantables, ils avaient les yeux tournés dans
-la tête, et la bouche écumante. Enfin, ces fanatiques, accablés de
-lassitude, s’endormirent, à l’exception de l’un d’entre eux, appelé
-Omfi. Ce nom, dans la langue celtique, veut dire bienfaisant. Omfi,
-touché de pitié, s’approcha de moi:
-
-«Jeune infortuné, me dit-il, une guerre cruelle s’est élevée entre les
-peuples de la Grande-Bretagne et ceux des Gaules. Les Bretons prétendent
-être les maîtres de la mer qui nous sépare de leur île. Nous avons déjà
-perdu contre eux deux batailles navales. Le collége des druides de
-Chartres a décidé qu’il fallait des victimes humaines pour se rendre
-favorable Mars, dont le temple est près d’ici. Le chef des druides, qui
-a des espions par toutes les Gaules, a appris que la tempête t’avait
-jeté sur nos côtes: il a été te chercher lui-même. Il est vieux et sans
-pitié. Il porte les noms de deux de nos dieux les plus redoutables. Il
-s’appelle Tor-Tir. Mets donc ta confiance dans les dieux de ton pays,
-car ceux des Gaules demandent ton sang.»
-
-Il me fut impossible de répondre à Omfi, tant j’étais saisi de frayeur!
-je le remerciai seulement en inclinant la tête; et aussitôt il s’éloigna
-de moi, de peur d’être aperçu de ses compagnons.
-
-Je me rappelai dans ce moment la raison qui avait obligé les Gaulois qui
-m’avaient fait esclave de m’empêcher de m’écarter de leur demeure: ils
-craignaient que je ne tombasse entre les mains des druides; mais je
-n’avais pu vaincre ma fatale destinée. Ma perte maintenant me paraissait
-si certaine que je ne croyais pas que Jupiter même pût me délivrer de la
-gueule de ces tigres affamés de mon sang. Je ne me rappelais plus, ô
-Céphas, ce que vous m’aviez dit tant de fois, que les dieux
-n’abandonnent jamais l’innocence. Je ne me ressouvenais plus même qu’ils
-m’avaient sauvé du naufrage. Le danger présent fait oublier les
-délivrances passées. Quelquefois, je pensais qu’ils ne m’avaient
-préservé des flots que pour me livrer à une mort mille fois plus
-cruelle.
-
-Cependant, j’adressais mes prières à Jupiter, et je goûtais une sorte de
-repos à m’abandonner à cette Providence infinie qui gouverne l’univers,
-lorsque les portes de ma cabane s’ouvrirent tout-à-coup, et une troupe
-nombreuse de prêtres entra, ayant Tor-Tir à leur tête, tenant toujours à
-sa main une branche de gui de chêne. Aussitôt, la jeunesse barbare qui
-m’entourait se réveilla, et recommença ses chansons et ses danses
-funèbres. Tor-Tir vint à moi, il me posa sur la tête une couronne d’if,
-et une poignée de farine de fèves; ensuite, il me mit un bâillon dans la
-bouche, et m’ayant délié de mon poteau, il m’attacha les mains derrière
-le dos. Alors, tout son cortége se mit en marche au bruit de ses
-lugubres instruments, et deux druides, me soutenant par les bras, me
-conduisirent au lieu du sacrifice.
-
- * * * * *
-
-Ici Tirtée, s’apercevant que le fuseau de Cyanée lui échappait des
-mains, et qu’elle pâlissait, lui dit:
-
-«Ma fille, il est temps de vous aller reposer. Songez que vous devez
-vous lever demain avant l’aurore, pour aller à la fête du mont Lycée, où
-vous devez offrir, avec vos compagnes, les dons des bergers sur les
-autels de Jupiter.»
-
-Cyanée toute tremblante lui répondit:
-
-«Mon père, j’ai tout préparé pour la fête de demain. Les couronnes de
-fleurs, les gâteaux de froment, les vases de lait, tout est prêt. Mais
-il n’est pas tard: la lune n’éclaire pas le fond du vallon; les coqs
-n’ont pas encore chanté; il n’est pas minuit. Permettez-moi, je vous en
-supplie, de rester jusqu’à la fin de cette histoire. Mon père, je suis
-auprès de vous; je n’aurai pas peur.»
-
-Tirtée regarda sa fille en souriant; et s’excusant à Amasis de l’avoir
-interrompu, il le pria de continuer.
-
- * * * * *
-
-Nous sortîmes de la cabane, reprit Amasis, au milieu d’une nuit obscure,
-à la lueur enfumée des torches de sapin. Nous traversâmes d’abord un
-vaste champ de pierres, où l’on voyait çà et là des squelettes de
-chevaux et de chiens fichés sur des pieux. De là nous arrivâmes à
-l’entrée d’une grande caverne, creusée dans le flanc d’un rocher tout
-blanc[7]. Des caillots d’un sang noir, répandu aux environs, exhalaient
-une odeur infecte, et annonçaient que c’était le temple de Mars. Dans
-l’intérieur de cet affreux repaire étaient rangés, le long des murs, des
-têtes et des ossements humains; et au milieu, sur une pièce de roc,
-s’élevait jusqu’à la voûte une statue de fer représentant le dieu Mars.
-Elle était si difforme, qu’elle ressemblait plutôt à un bloc de fer
-rouillé qu’au dieu de la guerre. On y distinguait cependant sa massue
-hérissée de pointes, ses gants garnis de têtes de clou, et son horrible
-baudrier où était figurée la mort. A ses pieds était assis le roi du
-pays, ayant autour de lui les principaux de l’État. Une foule immense de
-peuple répandue au-dedans et au-dehors de la caverne gardait un morne
-silence saisi de respect, de religion et d’effroi.
-
- [7] C’est Montmartre. (_Note de l’auteur._)
-
-Tor-Tir leur adressant la parole à tous, leur dit:
-
-«O roi, et vous, iarles, rassemblés pour la défense des Gaules, ne
-croyez pas triompher de vos ennemis sans le secours du dieu des
-batailles. Vos pertes vous ont fait voir ce qu’il en coûte de négliger
-son culte redoutable. Le sang donné aux dieux épargne celui que versent
-les mortels. Les dieux ne font naître les hommes que pour les faire
-mourir. Oh! que vous êtes heureux que le choix de la victime ne soit pas
-tombé sur l’un d’entre vous! Lorsque je cherchais en moi-même quelle
-tête parmi nous leur serait agréable, prêt à leur offrir la mienne pour
-le bien de la patrie, Niorder, le dieu des mers, m’apparut dans les
-sombres forêts de Chartres; il était tout dégouttant de l’onde marine.
-Il me dit d’une voix bruyante comme celle des tempêtes: J’envoie, pour
-le salut des Gaules, un étranger sans parents et sans amis. Je l’ai jeté
-moi-même sur les rivages de l’Occident. Son sang plaira aux dieux
-infernaux. Ainsi parla Niorder. Niorder vous aime, ô enfants de Pluton!»
-
-A peine Tor-Tir avait achevé ces mots effroyables, qu’un Gaulois assis
-auprès du roi s’élança jusqu’à moi; c’était Céphas.
-
-«O Amasis! ô mon cher Amasis! s’écria-t-il. O cruels compatriotes! vous
-allez immoler un homme venu des bords du Nil pour vous apporter les
-biens les plus précieux de la Grèce et de l’Égypte? Vous commencerez
-donc par moi, qui lui en donnai le premier désir, et qui le touchai de
-pitié pour vous, si cruels envers lui.»
-
-En disant ces mots, il me serrait dans ses bras et me baignait de ses
-larmes. Pour moi, je pleurais et je sanglotais, sans pouvoir lui
-exprimer autrement les témoignages de ma joie. Aussitôt la caverne
-retentit de murmures et de gémissements. Les jeunes druides pleurèrent
-et laissèrent tomber de leurs mains les instruments de mon sacrifice.
-Cependant, personne de l’assemblée n’osait encore me délivrer des mains
-des sacrificateurs, lorsque les femmes se jetant au milieu d’eux,
-m’arrachèrent mes liens, mon bâillon et ma couronne funèbre. Ainsi ce
-fut pour la seconde fois que je dus la vie aux femmes dans les Gaules.
-
-Le roi me prenant dans ses bras, me dit:
-
-«Quoi! c’est vous, malheureux étranger, que Céphas regrettait sans
-cesse! O dieux ennemis de ma patrie, ne nous envoyez-vous des
-bienfaiteurs que pour les immoler!»
-
-Alors, il s’adressa aux chefs des nations, et leur parla avec tant de
-force des droits de l’humanité, que d’un commun accord ils jurèrent de
-ne plus réduire à l’esclavage ceux que les tempêtes jetteraient sur
-leurs côtes, de ne sacrifier à l’avenir aucun homme innocent, et de
-n’offrir à Mars que le sang des coupables. Tor-Tir irrité, voulut en
-vain s’opposer à cette loi: il se retira en menaçant le roi et tous les
-Gaulois de la vengeance prochaine des dieux.
-
-Cependant le roi, accompagné de mon ami, me conduisit, au milieu des
-acclamations du peuple, dans sa ville, située dans l’île voisine.
-Jusqu’au moment de notre arrivée dans l’île, j’avais été si troublé, que
-je n’avais été capable d’aucune réflexion. Chaque espèce de circonstance
-nouvelle de mon malheur resserrait mon cœur et obscurcissait mon esprit.
-Mais dès que j’eus repris l’usage de mes sens, et que je vins à
-envisager le péril extrême auquel je venais d’échapper, je m’évanouis.
-Oh! que l’homme est faible dans la joie! il n’est fort qu’à la douleur.
-Céphas me fit revenir, à la manière des Gaulois, en m’agitant la tête et
-en soufflant sur mon visage.
-
-Dès qu’il vit que j’avais recouvré l’usage de mes sens, il me prit les
-mains dans les siennes et me dit:
-
-«O mon ami, que vous m’avez coûté de larmes! Dès que les flots de
-l’Océan, qui renversèrent notre vaisseau, nous eurent séparés, je me
-trouvai jeté, je ne sais comment, sur la rive gauche de la Seine. Mon
-premier soin fut de vous chercher. J’allumai des feux sur le rivage; je
-vous appelai; j’engageai plusieurs de mes compatriotes, accourus à mes
-cris, de visiter dans leurs barques les bords du fleuve, pour voir s’ils
-ne vous trouveraient pas: tous nos soins furent inutiles. Le jour vint,
-et me montra notre vaisseau renversé, la carène en haut, tout près du
-rivage où j’étais. Jamais il ne me vint dans la pensée que vous eussiez
-pu aborder sur le rivage opposé, dans le Belgium ma patrie. Ce ne fut
-que le troisième jour, que vous croyant noyé, je me déterminai à y
-passer pour y voir mes parents. La plupart étaient morts depuis mon
-absence: ceux qui restaient me comblèrent d’amitiés; mais un frère même
-ne me dédommage pas de la perte d’un ami. Je retournai presque aussitôt
-de l’autre côté du fleuve. On y déchargeait notre malheureux vaisseau,
-où rien n’avait péri que les hommes. Je cherchais votre corps sur le
-rivage de la mer, et je le redemandais le soir, le matin et au milieu de
-la nuit, aux nymphes de l’Océan, afin de vous élever un tombeau près de
-celui d’Héva. J’aurais passé, je crois, ma vie dans ces vaines
-recherches, si le roi qui règne sur les bords de ce fleuve, informé
-qu’un vaisseau phénicien avait péri dans ses domaines, n’en avait
-réclamé les effets, qui lui appartenaient suivant les lois des Gaules.
-Je fis donc rassembler tout ce que nous avions apporté de l’Égypte,
-jusqu’aux arbres mêmes, qui n’avaient pas été endommagés par l’eau, et
-je me rendis avec ces débris auprès de ce prince. Bénissons donc la
-providence des dieux, qui nous a réunis et qui a rendu vos maux encore
-plus utiles à ma patrie que vos présents. Si vous n’eussiez pas fait
-naufrage sur nos côtes, on n’y eût pas aboli la coutume barbare de
-condamner à l’esclavage ceux qui y périssent; et si vous n’eussiez pas
-été condamné à être sacrifié, je ne vous aurais peut-être jamais revu,
-et le sang des innocents fumerait encore sur les autels du dieu Mars.»
-
-Ainsi parla Céphas. Pour le roi, il n’oublia rien de ce qui pouvait me
-faire oublier le souvenir de mes malheurs. Il s’appelait Bardus. Il
-était déjà avancé en âge, et il portait, comme son peuple, la barbe et
-les cheveux longs. Son palais était bâti de troncs de sapins, couchés
-les uns sur les autres. Il n’y avait pour porte que de grands cuirs de
-bœufs qui en fermaient les ouvertures. Personne n’y faisait la garde,
-car il n’avait rien à craindre de ses sujets; mais il avait employé
-toute son industrie pour fortifier sa ville contre les ennemis du
-dehors. Il l’avait entourée de murs faits de troncs d’arbres, entremêlés
-de mottes de gazon, avec des tours de pierre aux angles et aux portes.
-Il y avait au haut de ces tours des sentinelles qui veillaient jour et
-nuit. Le roi Bardus avait eu cette île de la nymphe Lutétia, sa mère,
-dont elle portait le nom. Elle n’était d’abord couverte que d’arbres, et
-Bardus n’avait pas un seul sujet. Il s’occupait à tordre, sur le bord de
-son île, des câbles d’écorce de tilleul, et à creuser des aulnes pour en
-faire des bateaux. Il vendait les ouvrages de ses mains aux mariniers
-qui descendaient ou remontaient la Seine. Pendant qu’il travaillait, il
-chantait les avantages de l’industrie et du commerce, qui lient tous les
-hommes. Les bateliers s’arrêtaient souvent pour écouter ses chansons.
-Ils les répétaient et les répandaient dans toutes les Gaules. Bientôt il
-vint des gens s’établir dans son île, pour l’entendre chanter, et pour y
-vivre avec plus de sûreté. Ses richesses s’accrurent avec ses sujets.
-L’île se couvrit de maisons, les forêts voisines se défrichèrent, et des
-troupeaux nombreux peuplèrent bientôt les deux rivages voisins. C’est
-ainsi que ce bon roi s’était formé un empire sans violence. Mais lorsque
-son île n’était pas encore entourée de murs, et qu’il songeait déjà à en
-faire le centre du commerce dans toutes les Gaules, la guerre pensa en
-exterminer les habitants.
-
-Un jour, un grand nombre de guerriers qui remontaient la Seine en canots
-d’écorce d’orme, débarquèrent sur son rivage septentrional, tout
-vis-à-vis de Lutétia. Ils avaient à leur tête le iarle Carnut, troisième
-fils de Tendal, prince du Nord. Carnut venait de ravager toutes les
-côtes de la mer Hyperborée, où il avait jeté l’épouvante et la
-désolation. Il était favorisé en secret, dans les Gaules, par les
-druides, qui, comme tous les hommes faibles, inclinent toujours pour
-ceux qui se rendent redoutables. Dès que Carnut eut mis pied à terre, il
-vint trouver le roi Bardus et lui dit:
-
-«Combattons, toi et moi, à la tête de nos guerriers: le plus faible
-obéira au plus fort; car la première loi de la nature est que tout cède
-à la force.»
-
-Le roi Bardus lui répondit:
-
-«O Carnut! s’il ne s’agissait que d’exposer ma vie pour défendre mon
-peuple, je le ferais très volontiers: mais je n’exposerais pas la vie de
-mon peuple, quand il s’agirait de sauver la mienne. C’est la bonté et
-non la force, qui doit choisir les rois. La bonté seule gouverne le
-monde, et elle emploie, pour le gouverner, l’intelligence et la force,
-qui lui sont subordonnées, comme toutes les puissances de l’univers.
-Vaillant fils de Tendal, puisque tu veux gouverner les hommes, voyons
-qui de toi ou de moi est le plus capable de leur faire du bien. Voilà de
-pauvres Gaulois tout nus. Sans reproche, je les ai plusieurs fois vêtus
-et nourris, en me refusant à moi-même des habits et des aliments. Voyons
-si tu sauras pourvoir à leurs besoins.»
-
-Carnut accepta le défi. C’était en automne. Il fut à la chasse avec ses
-guerriers; il tua beaucoup de chevreuils, de cerfs, de sangliers et
-d’élans. Il donna ensuite, avec la chair de ces animaux, un grand festin
-à tout le peuple de Lutétia, et vêtit de leurs peaux ceux des habitants
-qui étaient nus. Le roi Bardus lui dit:
-
-«Fils de Tendal, tu es un grand chasseur: tu nourriras le peuple dans la
-saison de la chasse; mais au printemps et en été, il mourra de faim.
-Pour moi, avec mes blés, la laine de mes brebis et le lait de mes
-troupeaux, je peux l’entretenir toute l’année.»
-
-Carnut ne répondit rien; mais il resta campé avec ses guerriers sur le
-bord du fleuve, sans vouloir se retirer.
-
-Bardus voyant son obstination, fut le trouver à son tour et lui proposa
-un autre défi.
-
-«La valeur, lui dit-il, convient à un chef de guerre; mais la patience
-est encore plus nécessaire aux rois. Puisque tu veux régner, voyons qui
-de nous deux portera le plus longtemps cette longue solive.»
-
-C’était le tronc d’un chêne de trente ans. Carnut le prit sur son dos;
-mais impatient, il le jeta promptement par terre. Bardus le chargea sur
-ses épaules, et le porta, sans remuer, jusqu’après le coucher du soleil,
-et bien avant dans la nuit.
-
-Cependant, Carnut et ses guerriers ne s’en allaient point. Ils passèrent
-ainsi tout l’hiver, occupés de la chasse. Le printemps venu, ils
-menaçaient de détruire une ville naissante qui refusait de leur obéir;
-et ils étaient d’autant plus à craindre, qu’ils manquaient alors de
-nourriture. Bardus ne savait comment s’en défaire, car ils étaient les
-plus forts. En vain il consultait les plus anciens de son peuple;
-personne ne pouvait lui donner de conseils. Enfin il exposa son embarras
-à sa mère Lutétia, qui était fort âgée, mais qui avait un grand sens.
-
-Lutétia lui dit:
-
-«Mon fils, vous avez quantité d’histoires anciennes et curieuses que je
-vous ai apprises dès votre enfance; vous excellez à les chanter: défiez
-le fils de Tendal aux chansons.»
-
-Bardus fut trouver Carnut et lui dit:
-
-«Fils de Tendal, il ne suffit pas à un roi de nourrir ses sujets, et
-d’être ferme et constant dans les travaux; il doit savoir bannir de
-leurs pensées les opinions qui les rendent malheureux: car ce sont les
-opinions qui font agir les hommes, et qui les rendent bons ou méchants.
-Voyons qui de toi ou de moi régnera sur leurs esprits. Ce ne fut point
-par des combats qu’Hercule se fit suivre dans les Gaules, mais par des
-chants divins qui sortaient de sa bouche comme des chaînes d’or,
-enchaînaient les oreilles de ceux qui l’écoutaient, et les forçaient à
-le suivre.»
-
-Carnut accepta avec joie ce troisième défi. Il chanta les combats des
-dieux du Nord sur les glaces; les tempêtes de Niorder sur les mers; les
-ruses de Vidar dans les airs; les ravages de Thor sur la terre, et
-l’empire de Hæder dans les enfers. Il y joignit le récit de ses propres
-victoires; et ses chants firent passer une grande fureur dans le cœur de
-ses guerriers, qui paraissaient prêts à tout détruire.
-
-Pour le roi Bardus, voici ce qu’il chanta:
-
-«Je chante l’aube du matin; les premiers rayons de l’aurore qui ont lui
-sur les Gaules, empire de Pluton; les bienfaits de Cérès, et le malheur
-de l’enfant Loïs. Écoutez mes chants, esprits des fleuves, et
-répétez-les aux esprits des montagnes bleues.
-
-»Cérès venait de chercher par toute la terre sa fille Proserpine. Elle
-retournait dans la Sicile, où elle était adorée. Elle traversait les
-Gaules sauvages, leurs montagnes sans chemins, leurs vallées désertes et
-leurs sombres forêts, lorsqu’elle se trouva arrêtée par les eaux de la
-Seine, sa nymphe, changée en fleuve.
-
-»Sur la rive opposée de la Seine se baignait alors un bel enfant aux
-cheveux blonds, appelé Loïs. Il aimait à nager dans ses eaux
-transparentes, et à courir tout nu sur ses pelouses solitaires. Dès
-qu’il aperçut une femme, il fut se cacher sous une touffe de roseaux.
-
-»Mon bel enfant, lui cria Cérès en soupirant, venez à moi, mon bel
-enfant! A la voix d’une femme affligée, Loïs sort des roseaux. Il met en
-rougissant sa peau d’agneau, suspendue à un saule. Il traverse la Seine
-sur un banc de sable, et, présentant la main à Cérès, il lui montre un
-chemin au milieu des eaux.
-
-»Cérès, ayant passé le fleuve, donne à l’enfant Loïs un gâteau, une
-gerbe d’épis et un baiser; puis lui apprend comme le pain se fait avec
-le blé, et comment le blé vient dans les champs. Grand merci, belle
-étrangère, lui dit Loïs; je vais porter à ma mère vos leçons et vos doux
-présents.
-
-»La mère de Loïs partage avec son enfant et son époux le gâteau et le
-baiser. Le père, ravi, cultive un champ, sème le blé. Bientôt la terre
-se couvre d’une moisson dorée, et le bruit se répand dans les Gaules
-qu’une déesse a apporté une plante céleste aux Gaulois.
-
-»Près de là, vivait un druide. Il avait l’inspection des forêts. Il
-distribuait aux Gaulois, pour leur nourriture, les faînes des hêtres et
-les glands des chênes. Quand il vit une terre labourée et une moisson:
-Que deviendra ma puissance, dit-il, si les hommes vivent de froment?
-
-»Il appelle Loïs. Mon bel ami, lui dit-il, où étiez-vous quand vous
-vîtes l’étrangère aux beaux épis? Loïs, sans malice, le conduit sur les
-bords de la Seine. J’étais, dit-il, sous ce saule argenté; je courais
-sur ces blanches marguerites; je fus me cacher sous ces roseaux, car
-j’étais nu. Le traître druide sourit: il saisit Loïs, et le noie au fond
-des eaux.
-
-»La mère de Loïs ne revoit plus son fils. Elle s’en va dans les bois et
-elle s’écrie: Où êtes-vous, Loïs, Loïs, mon cher enfant? Les seuls échos
-répètent Loïs, Loïs, mon cher enfant! Elle court tout éperdue le long de
-la Seine. Elle aperçoit sur son rivage une blancheur: Il n’est pas loin,
-dit-elle; voilà ses fleurs chéries, voilà ses blanches marguerites.
-Hélas! c’était Loïs, Loïs son cher enfant!
-
-»Elle pleure, elle gémit, elle soupire; elle prend dans ses bras
-tremblants le corps glacé de Loïs; elle veut le ranimer contre son cœur:
-mais le cœur de la mère ne peut plus réchauffer le corps du fils, et le
-corps du fils glace déjà le cœur de la mère: elle est près de mourir. Le
-druide, monté sur un roc voisin, s’applaudit de sa vengeance.
-
-»Les dieux ne viennent pas toujours à la voix des malheureux; mais aux
-cris d’une mère affligée, Cérès apparut. Loïs, dit-elle, sois la plus
-belle fleur des Gaules. Aussitôt les joues pâles de Loïs se développent
-en calice plus blanc que la neige; ses cheveux blonds se changent en
-filets d’or. Une odeur suave s’en exhale. Sa taille légère s’élève vers
-le ciel; mais sa tête se penche encore sur les bords du fleuve qu’il a
-chéri. Loïs devient lis.
-
-»Le prêtre de Pluton voit ce prodige, et n’en est point touché. Il lève
-vers les dieux supérieurs un visage et des yeux irrités. Il blasphème,
-il menace Cérès; il allait porter sur elle une main impie, lorsqu’elle
-lui cria: «Tyran cruel et dur, demeure!»
-
-»A la voix de la déesse, il reste immobile. Mais le roc ému
-s’entr’ouvre; les jambes du druide s’y enfoncent; son visage barbu et
-enflammé de colère se dresse vers le ciel en pinceau de pourpre; et les
-vêtements qui couvraient ses bras meurtriers se hérissent d’épines. Le
-druide devient chardon.
-
-«Toi, dit la déesse des blés, qui voulais nourrir les hommes comme les
-bêtes, deviens toi-même la pâture des animaux. Sois l’ennemi des
-moissons après ta mort, comme tu le fus pendant ta vie. Pour toi, belle
-fleur de Loïs, sois l’ornement de la Seine; et que dans la main de ses
-rois, ta fleur victorieuse l’emporte un jour sur le gui des druides.»
-
-»Braves suivants de Carnut, venez habiter ma ville. La fleur de Loïs
-parfume mes jardins; de jeunes filles chantent jour et nuit son aventure
-dans mes champs. Chacun s’y livre à un travail facile et gai; et mes
-greniers, aimés de Cérès, rompent sous l’abondance des blés.»
-
-A peine Bardus avait fini de chanter, que les guerriers du Nord, qui
-mouraient de faim, abandonnèrent le fils de Tendal, et se firent
-habitants de Lutétia.
-
-«Oh! me disait souvent ce bon roi, que n’ai-je ici quelque fameux
-chantre de la Grèce ou de l’Égypte, pour policer l’esprit de mes sujets!
-Rien n’adoucit le cœur des hommes comme de beaux chants. Quand on sait
-faire des vers et de belles fictions, on n’a pas besoin de sceptre pour
-régner.»
-
-Il me mena voir, avec Céphas, le lieu où il avait fait planter les
-arbres et les graines réchappés de notre naufrage. C’était sur les
-flancs d’une colline exposée au midi. Je fus pénétré de joie quand je
-vis les arbres que nous avions apportés, pleins de suc et de vigueur. Je
-reconnus d’abord l’arbre aux coins de Crète, à ses fruits cotonneux et
-odorants; le noyer de Jupiter, d’un vert lustré; l’avelinier, le
-figuier, le peuplier, le poirier du mont Ida avec ses fruits en
-pyramide: tous ces arbres venaient de l’île de Crète. Il y avait encore
-des vignes de Thasos, et de jeunes châtaigniers de l’île de Sardaigne.
-Je voyais un grand pays dans un petit jardin. Il y avait, parmi ces
-végétaux, quelques plantes qui étaient mes compatriotes, entre autres le
-chanvre et le lin. C’étaient celles qui plaisaient le plus au roi, à
-cause de leur utilité. Il avait admiré les toiles qu’on en faisait en
-Égypte, plus durables et plus souples que les peaux dont s’habillaient
-la plupart des Gaulois. Le roi prenait plaisir à arroser lui-même ces
-plantes, et à en ôter les mauvaises herbes. Déjà le chanvre, d’un beau
-vert, portait toutes ses têtes égales à la hauteur d’un homme; et le lin
-en fleurs couvrait la terre d’un nuage d’azur.
-
-Pendant que nous nous livrions, Céphas et moi, au plaisir d’avoir fait
-du bien, nous apprîmes que les Bretons, fiers de leurs derniers succès,
-non contents de disputer aux Gaulois l’empire de la mer qui les sépare,
-se préparaient à les attaquer par terre, et à remonter la Seine, afin de
-porter le fer et le feu jusqu’au milieu de leur pays. Ils étaient
-partis, dans un nombre prodigieux de barques, d’un promontoire de leur
-île, qui n’est séparé du continent que par un petit détroit. Ils
-côtoyaient le rivage des Gaules, et ils étaient près d’entrer dans la
-Seine, dont ils savent franchir les dangers en se mettant dans des anses
-à l’abri des fureurs de Neptune. L’invasion des Bretons fut sue dans
-toutes les Gaules, au moment où ils commencèrent à l’exécuter; car les
-Gaulois allument des feux sur les montagnes, et, par le nombre de ces
-feux et l’épaisseur de leur fumée, ils donnent des avis qui volent plus
-promptement que les oiseaux.
-
-A la nouvelle du départ des Bretons, les troupes confédérées des Gaules
-se mirent en route, pour défendre l’embouchure de la Seine. Elles
-marchaient sous les enseignes de leurs chefs: c’étaient des peaux de
-loup, d’ours, de vautour, d’aigle, ou de quelque autre animal
-malfaisant, suspendues au bout d’une gaule. Celle du roi Bardus et de
-son île était la figure d’un vaisseau, symbole du commerce. Céphas et
-moi, nous accompagnâmes le roi dans cette expédition. En peu de jours,
-toutes les troupes gauloises se rassemblèrent sur le bord de la mer.
-
-Trois avis furent ouverts pour la défense de son rivage. Le premier fut
-d’y enfoncer des pieux pour empêcher les Bretons de débarquer: ce qui
-était d’une facile exécution, attendu que nous étions en grand nombre,
-et que la forêt était voisine. Le deuxième, fut de les combattre au
-moment où ils débarqueraient. Le troisième, de ne pas exposer les
-troupes à découvert à la descente des ennemis, mais de les attaquer
-lorsqu’ayant mis pied à terre, ils s’engageraient dans les bois et les
-vallées. Aucun de ces avis ne fut suivi, car la discorde était parmi les
-chefs des Gaulois. Tous voulaient commander, et aucun d’eux n’était
-disposé à obéir. Pendant qu’ils délibéraient, l’ennemi parut, et il
-débarqua au moment où ils se mettaient en ordre.
-
-Nous étions perdus sans Céphas. Avant l’arrivée des Bretons, il avait
-conseillé au roi Bardus de diviser en deux sa troupe, composée des
-habitants de Lutétia, et de se mettre en embuscade avec la meilleure
-partie dans les bois qui couvraient le revers de la montagne d’Héva;
-tandis que lui, Céphas, combattrait les ennemis avec l’autre partie
-jointe au reste des Gaulois. Je priai Céphas de détacher de sa division
-les jeunes gens qui brûlaient, comme moi, d’en venir aux mains, et de
-m’en donner le commandement.
-
-«Je ne crains point les dangers, lui disais-je. J’ai passé par toutes
-les épreuves que les prêtres de Thèbes font subir aux initiés, et je
-n’ai point eu peur.»
-
-Céphas balança quelques moments. Enfin, il me confia les jeunes gens de
-sa troupe, en leur recommandant, ainsi qu’à moi, de ne pas s’écarter de
-sa division.
-
-L’ennemi cependant mit pied à terre. A sa vue, beaucoup de Gaulois
-s’avancèrent vers lui, en jetant de grands cris; mais, comme ils
-l’attaquaient par petites troupes, ils en furent aisément repoussés; et
-il aurait été impossible d’en rallier un seul, s’ils n’étaient venus se
-remettre en ordre derrière nous. Nous aperçûmes bientôt les Bretons qui
-marchaient pour nous attaquer. Les jeunes gens que je commandais
-s’ébranlèrent alors, et nous marchâmes aux Bretons sans nous embarrasser
-si le reste des Gaulois nous suivait. Quand nous fûmes à la portée du
-trait, nous vîmes que les ennemis ne formaient qu’une seule colonne,
-longue, grosse et épaisse, qui s’avançait vers nous à petits pas, tandis
-que leurs barques se hâtaient d’entrer dans le fleuve, pour nous prendre
-à revers. Je l’avoue, je fus ébranlé à la vue de cette multitude de
-barbares demi-nus, peints de rouge et de bleu, qui marchaient en silence
-dans le plus grand ordre. Mais lorsqu’il sortit tout-à-coup de cette
-colonne silencieuse des nuées de dards, de flèches, de cailloux et de
-balles de plomb, qui renversèrent plusieurs d’entre nous en les perçant
-de part en part, alors mes compagnons prirent la fuite. J’allais oublier
-moi-même que j’avais l’exemple à leur donner, lorsque je vis Céphas à
-mes côtés; il était suivi de toute l’armée.
-
-«Invoquons Hercule, me dit-il, et chargeons.»
-
-La présence de mon ami me rendit tout mon courage. Je restai à mon
-poste, et nous chargeâmes, les piques baissées. Le premier ennemi que je
-rencontrai, fut un habitant des îles Hébrides. Il était d’une taille
-gigantesque. L’aspect de ses armes inspirait l’horreur; ses épaules et
-sa tête étaient couvertes d’une peau de raie épineuse; il portait au cou
-un collier de mâchoires d’hommes, et il avait pour lance le tronc d’un
-jeune sapin, armé d’une dent de baleine.
-
-«Que demandes-tu à Hercule? me dit-il. Le voici qui vient à toi.»
-
-En même temps, il me porta un coup de son énorme lance avec tant de
-furie, que, si elle m’eût atteint, elle m’eût cloué à terre, où elle
-entra bien avant. Pendant qu’il s’efforçait de la ramener à lui, je lui
-perçai la gorge de l’épieu dont j’étais armé: il en sortit aussitôt un
-jet de sang noir et épais; et ce Breton tomba en mordant la terre, et en
-blasphémant les dieux.
-
-Cependant, nos troupes réunies en un seul corps étaient aux prises avec
-la colonne des ennemis. Les massues frappaient les massues, les
-boucliers poussaient les boucliers, les lances se croisaient avec les
-lances. Ainsi deux fiers taureaux se disputent l’empire des prairies:
-leurs cornes sont entrelacées; leurs fronts se heurtent; ils se
-repoussent en mugissant; et soit qu’ils reculent ou qu’ils avancent, ces
-deux rivaux ne se séparent point. Ainsi nous combattions corps à corps.
-Cependant, cette colonne, qui nous surpassait en nombre, nous accablait
-de son poids, lorsque le roi Bardus vint la charger en queue, à la tête
-de ses soldats qui jetaient de grands cris. Aussitôt une terreur panique
-saisit ces barbares, qui avaient cru nous envelopper et qui l’étaient
-eux-mêmes. Ils abandonnèrent leurs rangs, et s’enfuirent vers les bords
-de la mer, pour regagner leurs barques qui étaient loin de là. On en fit
-alors un grand massacre, et l’on en prit beaucoup de prisonniers.
-
-Après la bataille, je dis à Céphas:
-
-«Les Gaulois doivent la victoire au conseil que vous avez donné au roi;
-pour moi, je vous dois l’honneur. J’avais demandé un poste que je ne
-connaissais pas. Il fallait y donner l’exemple, et j’en étais incapable,
-lorsque votre présence m’a rassuré. Je croyais que les initiations de
-l’Égypte m’avaient fortifié contre tous les dangers; mais il est aisé
-d’être brave dans un péril dont on est sûr de sortir.»
-
-Céphas me répondit:
-
-«O Amasis! il y a plus de force à avouer ses fautes, qu’il n’y a de
-faiblesse à les commettre. C’est Hercule qui nous a donné la victoire;
-mais après lui, c’est la surprise qui a ôté le courage à nos ennemis, et
-qui avait ébranlé le vôtre. La valeur militaire s’apprend par
-l’exercice, comme toutes les autres vertus. Nous devons en tout temps
-nous méfier de nous-mêmes. En vain nous nous appuyons sur notre
-expérience; nous ne devons compter que sur le secours des dieux. Pendant
-que nous nous cuirassons d’un côté, la fortune nous frappe de l’autre.
-La seule confiance dans les dieux couvre un homme tout entier.»
-
-On consacra à Hercule une partie des dépouilles des Bretons. Les druides
-voulaient qu’on brûlât les ennemis prisonniers, parce que ceux-ci en
-usent de même à l’égard des Gaulois qu’ils ont pris dans les batailles.
-Mais je me présentai dans l’assemblée des Gaulois, et je leur dis:
-
-«O peuples! vous voyez par mon exemple si les dieux approuvent les
-sacrifices humains. Ils ont remis la victoire dans vos mains généreuses:
-les souillerez-vous dans le sang des malheureux? N’y a-t-il pas eu assez
-de sang de versé dans la fureur du combat? En répandrez-vous maintenant
-sans colère et dans la joie du triomphe? Vos ennemis immolent leurs
-prisonniers: surpassez-les en générosité, comme vous les surpassez en
-courage.»
-
-Les iarles et tous les guerriers applaudirent à mes paroles. Ils
-décidèrent que les prisonniers de guerre seraient désormais réduits à
-l’esclavage.
-
-Je fus donc cause qu’on abolit la loi qui les condamnait au feu. C’était
-aussi à mon occasion qu’on avait abrogé la coutume de sacrifier des
-innocents à Mars, et de réduire les naufragés en servitude. Ainsi, je
-fus trois fois utile aux hommes dans les Gaules; une fois par mes
-succès, et deux fois par mes malheurs: tant il est vrai que les dieux
-tirent le bien du mal quand il leur plaît!
-
-Nous revînmes à Lutétia, comblés par les peuples d’honneurs et
-d’applaudissements. Le premier soin du roi, à son arrivée, fut de nous
-mener voir son jardin. La plupart de nos arbres étaient en rapport. Il
-admira d’abord comment la nature avait préservé leurs fruits de
-l’attaque des oiseaux. La châtaigne, encore en lait, était couverte de
-cuir, et d’une coque épineuse. La noix tendre était protégée par une
-dure coquille et par un brou amer. Les fruits nous étaient défendus
-avant leur maturité, par leur âpreté, leur acidité ou leur verdeur. Ceux
-qui étaient mûrs invitaient à les cueillir. Les abricots dorés, les
-pêches veloutées et les coins cotonneux, exhalaient les plus doux
-parfums. Les rameaux du prunier étaient couverts de fruits violets,
-saupoudrés de poudre blanche. Les grappes, déjà vermeilles, pendaient à
-la vigne; et sur les larges feuilles du figuier, la figue entr’ouverte
-laissait couler son suc en gouttes de miel et de cristal.
-
-«On voit bien, dit le roi, que ces fruits sont des présents des dieux.
-Ils ne sont pas, comme les semences des arbres de nos forêts, à une
-hauteur où l’on ne puisse atteindre. Ils sont à la portée de la main.
-Leurs riantes couleurs appellent les yeux, leurs doux parfums l’odorat,
-et ils semblent formés pour la bouche par leur forme et leur rondeur.»
-
-Mais quand ce bon roi en eut savouré le goût:
-
-«O vrai présent de Jupiter! dit-il; aucun mets préparé par la main de
-l’homme ne leur est comparable: ils surpassent en douceur le miel et la
-crême. O mes chers amis, mes respectables hôtes! vous m’avez donné plus
-que mon royaume: vous avez apporté dans les Gaules sauvages une portion
-de la délicieuse Égypte. Je préfère un seul de ces arbres à toutes les
-mines d’étain qui rendent les Bretons si riches et si fiers.»
-
-Il fit appeler les principaux habitants de la cité, et il voulut que
-chacun d’eux goûtât de ces fruits merveilleux. Il leur recommanda d’en
-conserver précieusement les semences, et de les mettre en terre dans
-leur saison. A la joie de ce bon roi et de son peuple, je sentis que le
-plus grand plaisir de l’homme était de faire du bien à ses semblables.
-
-Céphas me dit:
-
-«Il est temps de montrer à mes compatriotes l’usage des arts de
-l’Égypte. J’ai sauvé du vaisseau naufragé la plupart de nos machines;
-mais jusqu’ici elles sont restées inutiles, sans que j’osasse même les
-regarder, car elles me rappelaient trop vivement le souvenir de notre
-perte. Voici le moment de nous en servir. Ces froments sont mûrs; cette
-chenevière et ces lins ne tarderont pas à l’être.»
-
-Quand on eut recueilli ces plantes, nous apprîmes au roi et à son peuple
-l’usage des moulins pour réduire le blé en farine, et les divers apprêts
-qu’on donne à la pâte pour en faire du pain. Avant notre arrivée, les
-Gaulois mondaient le blé, l’avoine et l’orge, de leurs écorces, en les
-battant avec des pilons de bois dans des troncs d’arbres creusés, et ils
-se contentaient de faire bouillir ces grains pour leur nourriture. Nous
-leur montrâmes ensuite à faire rouir le chanvre dans l’eau, pour le
-séparer de son chaume, à le sécher, à le briser, à le teiller, à le
-peigner, à le filer, et à tordre ensemble plusieurs de ces fils pour en
-faire des cordes. Nous leur fîmes voir comme ces cordes, par leur force
-et leur souplesse, deviennent propres à être les nerfs de toutes les
-machines. Nous leur enseignâmes à tendre les fils du lin sur des
-métiers, pour en faire de la toile au moyen de la navette; et comment
-ces doux travaux font passer aux jeunes filles les longues nuits de
-l’hiver dans l’innocence et dans la joie.
-
-Nous leur apprîmes l’usage de la tarière, de l’herminette, du rabot et
-de la scie, inventée par l’ingénieux Dédale; comment ces outils donnent
-à l’homme de nouvelles mains, et façonnent à son usage une multitude
-d’arbres dont les bois se perdent dans les forêts. Nous leur enseignâmes
-à tirer de leurs troncs noueux de grosses vis et de lourds pressoirs,
-propres à exprimer le jus d’une infinité de fruits, et à extraire des
-huiles des plus durs noyaux. Ils ne recueillirent pas beaucoup de raisin
-de nos vignes; mais nous leur donnâmes un grand désir d’en multiplier
-les ceps, non-seulement par l’excellence de leurs fruits, mais en leur
-faisant goûter des vins de Crète et de l’île de Thasos, que nous avions
-sauvés dans des urnes.
-
-Après leur avoir montré l’usage d’une infinité de biens que la nature a
-placés sur la terre à la vue de l’homme, nous leur apprîmes à découvrir
-ceux qu’elle a mis sous ses pieds: comment on peut trouver de l’eau dans
-les lieux les plus éloignés des fleuves, au moyen des puits inventés par
-Danaüs; de quelle manière on découvre les métaux ensevelis dans le sein
-de la terre; comment, après les avoir fait fondre en lingots, on les
-forge sur l’enclume, pour les diviser en tables et en lames; comment,
-par des travaux plus faciles, l’argile se façonne, sur la roue du
-potier, en figures et en vases de toutes les formes. Nous les surprîmes
-bien davantage en leur montrant des bouteilles de verre, faites avec du
-sable et des cailloux. Ils étaient ravis d’étonnement de voir la liqueur
-qu’elles renfermaient se manifester à la vue, et échapper à la main.
-
-Mais quand nous leur lûmes les livres de Mercure Trismégiste, qui
-traitent des arts libéraux et des sciences naturelles, ce fut alors que
-leur admiration n’eut plus de bornes. D’abord, ils ne pouvaient
-comprendre que la parole pût sortir d’un livre muet, et que les pensées
-des premiers Égyptiens eussent pu se transmettre jusqu’à eux sur des
-feuilles fragiles de papyrus. Quand ils entendirent ensuite le récit de
-nos découvertes, qu’ils virent les prodiges de la mécanique, qui remue
-avec de petits leviers les plus lourds fardeaux, et ceux de la
-géométrie, qui mesure des distances inaccessibles, ils étaient hors
-d’eux-mêmes. Les merveilles de la chimie et de la magie, les divers
-phénomènes de la physique, les faisaient passer de ravissement en
-ravissement. Mais lorsque nous leur eûmes prédit une éclipse de lune,
-qu’ils regardaient avant notre arrivée comme une défaillance
-accidentelle de cette planète, et qu’ils virent, au moment que nous leur
-indiquâmes, l’astre de la nuit s’obscurcir dans un ciel serein, ils
-tombèrent à nos pieds en disant:
-
-«Certainement, vous êtes dieux!»
-
-Omfi, ce jeune druide qui avait paru si sensible à mes malheurs,
-assistait à toutes nos instructions.
-
-Il nous dit:
-
-«A vos lumières et à vos bienfaits, je suis tenté de vous prendre pour
-quelques-uns des dieux supérieurs; mais aux maux que vous avez
-soufferts, je vois que vous n’êtes que des hommes comme nous. Sans doute
-vous avez trouvé quelque moyen de monter dans le ciel, ou les habitants
-du ciel sont descendus dans l’heureuse Égypte, pour vous communiquer
-tant de biens et tant de lumières. Vos sciences et vos arts surpassent
-notre intelligence, et ne peuvent être que les effets d’un pouvoir
-divin. Vous êtes les enfants chéris des dieux supérieurs; pour nous,
-Jupiter nous a abandonnés aux dieux infernaux. Notre pays est couvert de
-stériles forêts habitées par des génies malfaisants, qui sèment notre
-vie de discordes, de guerres civiles, de terreurs, d’ignorances et
-d’opinions malheureuses.
-
---Les dieux, lui répondit Céphas, n’ont été injustes envers aucun pays,
-ni à l’égard d’aucun homme. Chaque pays a des biens qui lui sont
-particuliers, et qui servent à entretenir la communication entre tous
-les peuples, par des échanges réciproques. La Gaule a des métaux que
-l’Égypte n’a pas; ses forêts sont plus belles; ses troupeaux ont plus de
-lait, et ses brebis plus de toison. Mais, dans quelque lieu que l’homme
-habite, son partage est toujours fort supérieur à celui des bêtes, parce
-qu’il a une raison qui se développe à proportion des obstacles qu’elle
-surmonte; qu’il peut, seul des animaux, appliquer à son usage des moyens
-auxquels rien ne peut résister, tels que le feu. Ainsi Jupiter lui a
-donné l’empire sur la terre en éclairant sa raison de l’intelligence
-même de la nature, et en ne confiant qu’à lui l’élément qui en est le
-premier moteur.
-
-Céphas parla ensuite à Omfi et aux Gaulois des récompenses réservées
-dans un autre monde à la vertu et à la bienfaisance, et des punitions
-destinées au vice et à la tyrannie; de la métempsycose et des autres
-mystères de la religion de l’Égypte, autant qu’il est permis à un
-étranger de les connaître. Les Gaulois, consolés par ses discours et par
-nos présents, nous appelaient leurs bienfaiteurs, leurs pères, les vrais
-interprètes des dieux. Le roi Bardus nous dit:
-
-«Je ne veux adorer que Jupiter. Puisque Jupiter aime les hommes, il doit
-protéger particulièrement les rois, qui sont chargés du bonheur des
-nations. Je veux aussi honorer Isis, qui a apporté ses bienfaits sur la
-terre, afin qu’elle présente au roi des dieux les vœux de mon peuple.»
-
-En même temps, il ordonna qu’on élevât un temple à Isis, à quelque
-distance de la ville, au milieu de la forêt; qu’on y plaçât sa statue,
-avec l’enfant Orus dans ses bras, telle que nous l’avions apportée dans
-le vaisseau; qu’elle fût servie avec toutes les cérémonies de l’Égypte;
-que ses prêtresses, vêtues de lin, l’honorassent nuit et jour par des
-chants, et par une vie pure qui approche l’homme des dieux.
-
-Ensuite il voulut apprendre à connaître et à tracer les caractères
-ioniques. Il fut si frappé de l’utilité de l’écriture, que dans un
-transport de sa joie, il chanta ces vers:
-
-«Voici des caractères magiques, qui peuvent évoquer les morts du sein
-des tombeaux. Ils nous apprendront ce que nos pères ont pensé il y a
-mille ans; et dans mille ans, ils instruiront nos enfants de ce que nous
-pensons aujourd’hui. Il n’y a point de flèche qui aille aussi loin, ni
-de lance aussi forte. Ils atteindraient un homme retranché au haut d’une
-montagne; ils pénètrent dans la tête malgré le casque, et traversent le
-cœur malgré la cuirasse. Ils calment les séditions; ils donnent de sages
-conseils, ils font aimer, ils consolent, ils fortifient; mais, si
-quelque homme méchant en fait usage, ils produisent un effet contraire.»
-
-«Mon fils, me dit un jour ce bon roi, les lunes de ton pays sont-elles
-plus belles que les nôtres? Te reste-t-il quelque chose à regretter en
-Égypte? Tu nous as apporté ce qu’il y a de meilleur: les plantes, les
-arts et les sciences. L’Égypte tout entière doit être ici pour toi.
-Reste avec nous, tu régneras après moi sur les Gaulois. Je n’ai d’autre
-enfant qu’une fille unique, qui s’appelle Gotha: je te la donnerai au
-mariage. Crois-moi, un peuple vaut mieux qu’une famille; et une bonne
-femme, qu’une patrie. Gotha demeure dans cette île là-bas, dont on
-aperçoit d’ici les arbres: car il convient qu’une jeune fille soit
-élevée loin des hommes, et surtout loin de la cour des rois.»
-
-Le désir de faire le bonheur d’un peuple suspendit en moi l’amour de la
-patrie. Je consultai Céphas, qui approuva les vues du roi. Je priai donc
-ce prince de me faire conduire au lieu qu’habitait sa fille, afin que,
-suivant la coutume des Égyptiens, je pusse me rendre agréable à celle
-qui devait être un jour la compagne de mes peines et de mes plaisirs. Le
-roi chargea une vieille femme, qui venait chaque jour au palais chercher
-des vivres pour Gotha, de me conduire chez elle. Cette vieille me fit
-embarquer avec elle, dans un bateau chargé de provisions, et, nous
-laissant aller au cours du fleuve, nous abordâmes en peu de temps dans
-l’île où demeurait la fille du roi Bardus. On appelait cette île
-l’Ile-aux-Cygnes, parce que ces oiseaux venaient au printemps faire
-leurs nids dans les roseaux qui bordaient ces rivages, et qu’en tout
-temps ils paissaient l’_anserina potentilla_, qui y croît abondamment.
-Nous mîmes pied à terre, et nous aperçûmes la princesse assise sous des
-aulnes, au milieu d’une pelouse toute jaune des fleurs de l’anserina.
-Elle était entourée de cygnes, qu’elle appelait à elle en leur jetant
-des grains d’avoine. Quoiqu’elle fût à l’ombre des arbres, elle
-surpassait ces oiseaux en blancheur, par l’éclat de son teint, et de sa
-robe qui était d’hermine. Ses cheveux étaient du plus beau noir; ils
-étaient ceints, ainsi que sa robe, d’un ruban rouge. Deux femmes, qui
-l’accompagnaient à quelque distance, vinrent au-devant de nous. L’une
-attacha notre bateau aux branches d’un saule; et l’autre, me prenant par
-la main, me conduisit vers sa maîtresse. La jeune princesse me fit
-asseoir sur l’herbe, auprès d’elle; après quoi, elle me présenta de la
-farine de millet bouillie, un canard rôti sur des écorces de bouleau,
-avec du lait de chèvre dans une corne d’élan. Elle attendit ensuite,
-sans me rien dire, que je m’expliquasse sur le sujet de ma visite.
-
-Quand j’eus goûté, suivant l’usage, aux mets qu’elle m’avait offerts, je
-lui dis:
-
-«O Gotha! je désire devenir le gendre du roi votre père; et je viens, de
-son consentement, savoir si ma recherche vous sera agréable.»
-
-La fille du roi Bardus baissa les yeux et me répondit:
-
-«O étranger! je suis demandée en mariage par plusieurs iarles, qui font
-tous les jours à mon père de grands présents pour m’obtenir; mais ils ne
-savent que se battre. Pour toi, je crois, si tu deviens mon époux, que
-tu feras mon bonheur, puisque tu fais déjà celui de mon peuple. Tu
-m’apprendras les arts de l’Égypte, et je deviendrai semblable à la bonne
-Isis de ton pays, dont on dit tant de bien dans les Gaules.»
-
-Après avoir ainsi parlé, elle regarda mes habits, admira la finesse de
-leur tissu, et les fit examiner à ses femmes, qui levaient les mains au
-ciel de surprise. Elle ajouta ensuite:
-
-«Quoique tu viennes d’un pays rempli de toute sorte de richesse et
-d’industrie, il ne faut pas croire que je manque de rien, et que je sois
-moi-même dépourvue d’intelligence. Mon père m’a élevée dans l’amour du
-travail, et il me fait vivre dans l’abondance de toutes choses.»
-
-En même temps, elle me fit entrer dans son palais, où vingt de ses
-femmes étaient occupées à lui plumer des oiseaux de rivière, et à lui
-faire des parures et des robes de leur plumage. Elle me montra des
-corbeilles et des nattes de jonc très fin, qu’elle avait elle-même
-tissues; des vases d’étain en quantité; cent peaux de loup, de marte et
-de renard, avec vingt peaux d’ours.
-
-«Tous ces biens, me dit-elle, t’appartiendront, si tu m’épouses, mais ce
-sera à condition que tu ne m’obligeras point de travailler à la terre,
-ni d’aller chercher les peaux des cerfs et des bœufs sauvages que tu
-auras tués dans les forêts; car ce sont des usages auxquels les maris
-assujétissent leurs femmes dans ce pays, et qui ne me plaisent point du
-tout: que si tu t’ennuies un jour de vivre avec moi, tu me remettras
-dans cette île où tu es venu me chercher, et où mon plaisir est de
-nourrir des cygnes, et de chanter les louanges de la Seine, nymphe de
-Cérès.»
-
-Je souris en moi-même de la naïveté de la fille du roi Bardus, et à la
-vue de tout ce qu’elle appelait des biens; mais, comme la véritable
-richesse d’une femme est l’amour du travail, la simplicité, la
-franchise, la douceur, et qu’il n’y a aucune dot qui soit comparable à
-ces vertus, je lui répondis:
-
-«O Gotha! le mariage chez les Égyptiens est une union égale, un partage
-commun de biens et de maux. Vous me serez chère comme la moitié de
-moi-même.»
-
-Je lui fis présent alors d’un écheveau de lin, crû et préparé dans les
-jardins du roi son père. Elle le prit avec joie, et me dit:
-
-«Mon ami, je filerai ce lin, et j’en ferai une robe pour le jour de mes
-noces.»
-
-Elle me présenta à son tour ce chien que vous voyez, si couvert de poils
-qu’à peine on lui voit les yeux. Elle me dit:
-
-«Ce chien s’appelle Gallus; il descend d’une race très fidèle. Il te
-suivra partout, sur la terre, sur la neige et dans l’eau. Il
-t’accompagnera à la chasse, et même dans les combats. Il te sera en tout
-temps un fidèle compagnon, et un symbole de mon attachement.»
-
-Comme la fin du jour approchait, elle m’avertit de me retirer, de ne
-point descendre à l’avenir par le fleuve, mais d’aller par terre le long
-du rivage, jusque vis-à-vis de son île, où ses femmes viendraient me
-chercher. Je pris congé d’elle, et je m’en revins chez moi en formant
-dans mon esprit mille projets agréables.
-
-Un jour que j’allais la voir par un des sentiers de la forêt, suivant
-son conseil, je rencontrai un des principaux iarles, accompagné de
-quantité de ses vassaux. Ils étaient armés comme s’ils eussent été en
-guerre. Pour moi, j’étais sans armes, comme un homme qui est en paix
-avec tout le monde. Cet iarle s’avança vers moi d’un air fier, et me
-dit:
-
-«Que viens-tu faire dans ce pays de guerriers, avec tes arts de femme?
-Prétends-tu nous apprendre à filer le lin, et obtenir, pour ta
-récompense, Gotha? Je m’appelle Torstan. J’étais un des compagnons de
-Carnut. Je me suis trouvé à vingt-deux combats de mer, et à trente
-duels. J’ai combattu trois fois contre Vittiking, ce fameux roi du Nord.
-Je veux porter ta chevelure aux pieds du dieu Mars, auquel tu as
-échappé, et boire dans ton crâne le lait de mes troupeaux.»
-
-Après un discours si brutal, je crus que ce barbare allait m’assassiner;
-mais, joignant la loyauté à la férocité, il ôta son casque et sa
-cuirasse, qui étaient de peau de bœuf, et me présenta deux épées nues,
-en m’en donnant le choix.
-
-Il était inutile de parler raison à un jaloux et à un furieux.
-J’invoquai en moi-même Jupiter, le protecteur des étrangers; et
-choisissant l’épée la plus courte, mais la plus légère, quoiqu’à peine
-je pusse la manier, nous commençâmes un combat terrible, tandis que ses
-vassaux nous environnaient comme témoins, en attendant que la terre
-rougît du sang de leur chef ou de celui de leur hôte.
-
-Je songeai d’abord à désarmer mon ennemi, pour épargner sa vie; mais il
-ne m’en laissa pas le maître: la colère le mettait hors de lui. Le
-premier coup qu’il voulut me porter fit sauter un grand éclat d’un chêne
-voisin. J’esquivai l’atteinte de son épée en baissant la tête. Ce
-mouvement redoubla son insolence.
-
-«Quand tu t’inclinerais, me dit-il, jusqu’aux enfers, tu ne saurais
-m’échapper.»
-
-Alors, prenant son épée à deux mains, il se précipita sur moi avec
-fureur; mais, Jupiter donnant le calme à mes sens, je parai du fort de
-mon épée le coup dont il voulait m’accabler, et lui en présentant la
-pointe, il s’en perça lui-même bien avant dans la poitrine. Deux
-ruisseaux de sang sortirent à la fois de sa blessure et de sa bouche; il
-tomba sur le dos; ses mains lâchèrent son épée, ses yeux se tournèrent
-vers le ciel, et il expira. Aussitôt ses vassaux environnèrent son corps
-en jetant de grands cris. Mais ils me laissèrent aller sans me faire
-aucun mal; car il règne beaucoup de générosité parmi ces barbares. Je me
-retirai à la cité en déplorant ma victoire.
-
-Je rendis compte à Céphas et au roi de ce qui venait de m’arriver.
-
-Pendant que je m’entretenais avec eux, nous aperçûmes, sur le bord
-opposé de la Seine, le corps de Torstan. Il était tout nu, et paraissait
-sur l’herbe comme un morceau de neige. Ses amis et ses vassaux
-l’entouraient, et jetaient de temps en temps des cris affreux. Un de ses
-amis traversa le fleuve dans une barque, et vint dire au roi:
-
-«Le sang se paie par le sang; que l’Égyptien périsse!»
-
-Le roi ne répondit rien à cet homme; mais quand il fut parti, il me dit:
-
-«Votre défense a été légitime; mais ce serait ma propre injure, que je
-serais obligé de m’éloigner. Si vous restez, vous serez, par les lois,
-obligé de vous battre successivement avec tous les parents de Torstan,
-qui sont nombreux, et vous succomberez tôt ou tard. D’un autre côté, si
-je vous défends contre eux, ainsi que je le ferai, vous entraînerez
-cette ville naissante dans votre perte; car les parents, les amis et les
-vassaux de Torstan ne manqueront pas de l’assiéger, et il se joindra à
-eux beaucoup de Gaulois que les druides irrités contre vous excitent à
-la vengeance. Cependant, soyez sûr que vous trouverez ici des hommes qui
-ne vous abandonneront pas dans le plus grand danger.»
-
-Aussitôt il donna des ordres pour la sûreté de la ville, et on vit
-accourir sur ses remparts tous les habitants, disposés à soutenir un
-siége en ma faveur. Ici, ils faisaient des amas de cailloux; là, ils
-plaçaient de grandes arbalètes et de longues poutres armées de pointes
-de fer. Cependant, nous voyions arriver le long de la Seine une grande
-foule de peuple. C’étaient les amis, les parents, les vassaux de
-Torstan, avec leurs esclaves; les partisans des druides, ceux qui
-étaient jaloux de l’établissement du roi, et ceux qui, par inconstance,
-aiment la nouveauté. Les uns descendaient le fleuve en barques; d’autres
-traversaient la forêt en longues colonnes. Tous venaient s’établir sur
-les rivages voisins de Lutétia, et ils étaient en nombre infini. Il
-m’était impossible désormais de m’échapper. Il ne fallait pas compter
-d’y réussir à la faveur des ténèbres; car, dès que la nuit fut venue,
-les mécontents allumèrent une multitude de feux, dont le fleuve était
-éclairé jusqu’au fond de son canal.
-
-Dans cette perplexité, je formai en moi-même une résolution qui fut
-agréable à Jupiter. Comme je n’attendais plus rien des hommes, je
-résolus de me jeter entre les bras de la vertu, et de sauver cette ville
-naissante en allant me livrer seul aux ennemis. A peine eus-je mis ma
-confiance dans les dieux, qu’ils vinrent à mon secours.
-
-Omfi se présenta devant nous, tenant à la main une branche de chêne, sur
-laquelle avait crû une branche de gui. A la vue de cet arbrisseau qui
-avait pensé m’être si fatal, je frissonnai; mais je ne savais pas que
-l’on doit souvent son salut à qui l’on a dû sa perte, comme aussi l’on
-doit souvent sa perte à qui l’on a dû son salut.
-
-«O roi! dit Omfi, ô Céphas! soyez tranquilles; j’apporte de quoi sauver
-votre ami. Jeune étranger, me dit-il, quand toutes les Gaules seraient
-conjurées contre toi, voici de quoi les traverser sans qu’aucun de tes
-ennemis ose seulement te regarder en face. C’est ce rameau de gui qui a
-crû sur cette branche de chêne. Je vais te raconter d’où vient le
-pouvoir de cette plante, également redoutable aux hommes et aux dieux de
-ce pays. Un jour Balder raconta à sa mère Friga qu’il avait songé qu’il
-mourait. Friga conjura le feu, les métaux, les pierres, les maladies,
-l’eau, les animaux, les serpents de ne faire aucun mal à son fils; et
-les conjurations de Friga étaient si puissantes, que rien ne pouvait
-leur résister. Balder allait donc dans les combats des dieux, au milieu
-des traits, sans rien craindre. Loke, son ennemi, voulut en savoir la
-raison. Il prit la forme d’une vieille, et vint trouver Friga. Il lui
-dit: Dans les combats, les traits et les rochers tombent sur votre fils
-Balder, sans lui faire de mal. Je le crois bien, dit Friga; toutes ces
-choses me l’ont juré. Il n’y a rien dans la nature qui puisse
-l’offenser. J’ai obtenu cette grâce de tout ce qui a quelque puissance.
-Il n’y a qu’un petit arbuste à qui je ne l’ai pas demandée, parce qu’il
-m’a paru trop faible. Il était sur l’écorce d’un chêne; à peine avait-il
-une racine. Il vivait sans terre. Il s’appelle Mistiltein. C’était le
-gui. Ainsi parla Friga. Loke aussitôt courut chercher cet arbuste; et
-venant à l’assemblée des dieux pendant qu’ils combattaient contre
-l’invulnérable Balder, car leurs jeux sont des combats, il s’approcha de
-l’aveugle Hæder.
-
-«Pourquoi, lui dit-il, ne lances-tu pas aussi des traits à Balder?
-
---Je suis aveugle, répondit Hæder, et je n’ai point d’armes.»
-
-»Loke lui présente le gui de chêne, et lui dit:
-
-«Balder est devant toi.»
-
-»L’aveugle Hæder lance le gui: Balder tombe percé et sans vie. Ainsi le
-fils invulnérable d’une déesse fut tué par une branche de gui lancée par
-un aveugle.
-
-»Voilà l’origine du respect porté dans les Gaules à cet arbrisseau.
-
-»Plains, ô étranger! un peuple gouverné par la crainte, au défaut de la
-raison. J’avais cru, à ton arrivée, que tu en ferais naître l’empire par
-les arts de l’Égypte, et voir l’accomplissement d’un ancien oracle
-fameux parmi nous, qui prédit à cette ville les plus grandes destinées;
-que ses temples s’élèveront au-dessus des forêts; qu’elle réunira dans
-son sein des hommes de toutes les nations; que l’ignorant viendra y
-chercher des lumières, l’infortuné des consolations, et que les dieux
-s’y communiqueront aux hommes comme dans l’heureuse Égypte. Mais ces
-temps sont encore bien éloignés.»
-
-Le roi nous dit, à Céphas et à moi:
-
-«O mes amis! profitez promptement du secours qu’Omfi vous apporte.»
-
-En même temps, il nous fit préparer une barque armée de bons rameurs. Il
-nous donna deux demi-piques de bois de frêne, qu’il avait ferrées
-lui-même, et deux lingots d’or, qui étaient les premiers fruits de son
-commerce. Il chargea ensuite des hommes de confiance de nous conduire
-chez les Armoricains[8].
-
- [8] L’Armorique forme la Bretagne, en France.
-
- (_Note des Editeurs._)
-
-«Ce sont, nous dit-il, les meilleurs navigateurs des Gaules. Ils vous
-donneront les moyens de retourner dans votre pays, car leurs vaisseaux
-vont dans la Méditerranée. C’est d’ailleurs un bon peuple. Pour vous, ô
-mes amis! vos noms seront à jamais célèbres dans les Gaules. Je
-chanterai Céphas et Amasis; et pendant que je vivrai, leurs noms
-retentiront souvent sur ces rivages.»
-
-Ainsi nous prîmes congé de ce bon roi, et d’Omfi mon libérateur. Ils
-nous accompagnèrent jusqu’au bord de la Seine, en versant des larmes,
-ainsi que nous. Pendant que nous traversions la ville, une foule de
-peuple nous suivait en nous donnant les plus tendres marques
-d’affection. Les femmes portaient leurs petits enfants dans leurs bras
-et sur leurs épaules, et nous montraient en pleurant les pièces de lin
-dont ils étaient vêtus. Nous dîmes adieu au roi Bardus et à Omfi, qui ne
-pouvaient se résoudre à se séparer de nous. Nous les vîmes longtemps sur
-la tour la plus élevée de la ville, qui nous faisaient signe des mains
-pour nous dire adieu.
-
-A peine nous avions débordé l’île, que les amis de Torstan se jetèrent
-dans une multitude de barques et vinrent nous attaquer en poussant des
-cris effroyables. Mais, à la vue de l’arbrisseau sacré que je portais
-dans mes mains, et que j’élevais en l’air, ils tombaient prosternés au
-fond de leurs bateaux, comme s’ils eussent été frappés par un pouvoir
-divin; tant la superstition a de force sur des esprits séduits! Nous
-passâmes ainsi au milieu d’eux sans courir le moindre risque.
-
-Nous remontâmes le fleuve pendant un jour. Ensuite ayant mis pied à
-terre, nous nous dirigeâmes vers l’occident à travers des forêts presque
-impraticables. Leur sol était çà et là couvert d’arbres renversés par le
-temps. Il était tapissé partout de mousses épaisses et pleines d’eau où
-nous enfoncions parfois jusqu’aux genoux. Les chemins qui divisent ces
-forêts, et qui servent de limites à différentes nations des Gaules,
-étaient si peu fréquentés, que de grands arbres y avaient poussé. Les
-peuples qui les habitaient étaient encore plus sauvages que leur pays.
-Ils n’avaient d’autres temples que quelque if frappé de la foudre, ou un
-vieux chêne dans les branches duquel quelque druide avait placé une tête
-de bœuf avec ses cornes. Lorsque, la nuit, le feuillage de ces arbres
-était agité par les vents, et éclairé par la lumière de la lune, ils
-s’imaginaient voir les esprits et les dieux de ces forêts. Alors, saisis
-d’une terreur religieuse, ils se prosternaient à terre, et adoraient en
-tremblant ces vains fantômes de leur imagination. Nos conducteurs mêmes
-n’auraient jamais osé traverser ces lieux, que la religion leur rendait
-redoutables, s’ils n’avaient été rassurés bien plus par la branche de
-gui que je portais, que par nos raisons.
-
-Nous ne trouvâmes, en traversant les Gaules, aucun culte raisonnable de
-la Divinité, si ce n’est qu’un soir, en arrivant sur le haut d’une
-montagne couverte de neige, nous y aperçûmes un feu au milieu d’un bois
-de hêtres et de sapins. Un rocher moussu, taillé en forme d’autel, lui
-servait de foyer. Il y avait de grands amas de bois sec, et des peaux
-d’ours et de loup étaient suspendues aux rameaux des arbres voisins. On
-n’apercevait d’ailleurs autour de cette solitude, dans toute l’étendue
-de l’horizon, aucune marque du séjour des hommes. Nos guides nous dirent
-que ce lieu était consacré au dieu des voyageurs.
-
-Alors Céphas se prosterna et fit sa prière; ensuite, il jeta dans le feu
-un tronçon de sapin et des branches de genévrier, qui parfumèrent les
-airs en pétillant. J’imitai son exemple; après quoi, nous fûmes nous
-asseoir au pied du rocher, dans un lieu tapissé de mousse et abrité du
-vent du nord; et, nous étant couverts des peaux suspendues aux arbres,
-malgré la rigueur du froid, nous passâmes la nuit fort chaudement. Le
-matin venu, nos guides nous dirent que nous marcherions jusqu’au soir
-sur des hauteurs semblables, sans trouver ni bois, ni feu, ni
-habitation. Nous bénîmes une seconde fois la Providence de l’asile
-qu’elle nous avait donné; nous remîmes religieusement nos pelleteries
-aux rameaux de sapins; nous jetâmes de nouveau bois dans le foyer, et,
-avant de nous mettre en route, je gravai ce mots sur l’écorce d’un
-hêtre:
-
- CÉPHAS ET AMASIS
- ONT ADORÉ ICI
- LE DIEU QUI PREND SOIN DES VOYAGEURS.
-
-Nous passâmes successivement chez les Carnutes, les Cénomanes, les
-Diablintes, les Redons, les Curiosolites, les habitants de
-Darioginum[9], et enfin nous arrivâmes à l’extrémité occidentale de la
-Gaule, chez les Vénitiens. Les Vénitiens sont les plus habiles
-navigateurs de ces mers. Ils ont même fondé une colonie de leur nom, au
-fond du golfe Adriatique. Dès qu’ils surent que nous étions les amis du
-roi Bardus, ils nous comblèrent d’amitiés. Ils nous offrirent de nous
-ramener directement en Égypte, où ils ont porté leur commerce; mais,
-comme ils trafiquaient aussi dans la Grèce, Céphas me dit:
-
- [9] Anciens noms des pays de notre Bretagne.
-
- (_Note des Editeurs._)
-
-«Allons en Grèce, nous y aurons des occasions fréquentes de retourner
-dans votre patrie. Les Grecs sont amis des Égyptiens. Ils doivent à
-l’Égypte les fondateurs les plus illustres de leurs villes: Cécrops a
-donné des lois à Athènes, et Inachus à Argos. C’est à Argos que règne
-Agamemnon, dont la réputation est répandue par toute la terre. Nous l’y
-verrons couvert de gloire au sein de sa famille, et entouré de rois et
-de héros. S’il est encore au siége de Troie, ses vaisseaux nous
-ramèneront aisément dans votre patrie. Vous avez vu le dernier degré de
-civilisation en Égypte, la barbarie dans les Gaules; vous trouverez en
-Grèce une politesse et une élégance qui vous charmeront. Vous aurez
-ainsi le spectacle des trois périodes que parcourent la plupart des
-nations. Dans la première, elles sont au-dessous de la nature; elles y
-atteignent dans la seconde; elles vont au-delà dons la troisième.»
-
-Les vues de Céphas flattaient trop mon ambition pour la gloire, pour ne
-pas saisir l’occasion de connaître des hommes aussi fameux que les
-Grecs, et surtout qu’Agamemnon. J’attendis avec impatience le retour des
-jours favorables à la navigation; car nous étions arrivés en hiver chez
-les Vénétiens. Nous passâmes cette saison dans des festins continuels,
-suivant l’usage de ces peuples. Dès que le printemps fut venu, nous nous
-embarquâmes pour Argos. Avant de quitter les Gaules, nous apprîmes que
-notre départ de Lutétia avait fait renaître la tranquillité dans les
-États du roi Bardus; mais que sa fille, Gotha, s’était retirée avec ses
-femmes dans le temple d’Isis, à laquelle elle s’était consacrée, et que
-nuit et jour elle faisait retentir la forêt de ses chants harmonieux.
-
-Je fus très sensible au chagrin de ce bon roi, qui perdait sa fille par
-un effet même de notre arrivée dans son pays, qui devait le couvrir un
-jour de gloire; et j’éprouvai moi-même la vérité de cette ancienne
-maxime, que la considération publique ne s’acquiert qu’aux dépens du
-bonheur domestique.
-
-Après une navigation assez longue, nous rentrâmes dans le détroit
-d’Hercule. Je sentis une joie vive à la vue du ciel de l’Afrique, qui me
-rappelait le climat de ma patrie. Nous vîmes les hautes montagnes de la
-Mauritanie, Abila, située au détroit d’Hercule, et celles qu’on nomme
-les Sept-Frères, parce qu’elles sont d’une égale hauteur. Elles sont
-couvertes, depuis leur sommet jusqu’au bord de la mer, de palmiers
-chargés de dattes. Nous découvrîmes les riches coteaux de la Numidie,
-qui se couronnent deux fois par an de moissons qui croissent à l’ombre
-des oliviers, tandis que les haras de superbes chevaux paissent en toute
-saison dans leurs vallées toujours vertes. Nous côtoyâmes les bords de
-la Syrte, où croît le fruit délicieux du lotos, qui fait, dit-on,
-oublier la patrie aux étrangers qui en mangent. Bientôt nous aperçûmes
-les sables de la Libye, au milieu desquels sont placés les jardins
-enchantés des Hespérides; comme si la nature se plaisait à faire
-contraster les contrées les plus arides avec les plus fécondes. Nous
-entendions la nuit les rugissements des tigres et des lions qui venaient
-se baigner dans la mer; et au lever de l’aurore, nous les voyions se
-retirer vers les montagnes.
-
-Mais la férocité de ces animaux n’approchait pas de celle des hommes de
-ces régions. Les uns immolent leurs enfants à Saturne; d’autres
-ensevelissent les femmes toutes vives dans les tombeaux de leurs époux.
-Il y en a qui, à la mort de leurs rois, égorgent tous ceux qui les ont
-servis. D’autres tâchent d’attirer les étrangers sur leurs rivages, pour
-les dévorer. Nous pensâmes un jour être la proie de ces anthropophages;
-car, pendant que nous étions descendus à terre, et que nous échangions
-paisiblement avec eux de l’étain et du fer pour divers fruits excellents
-qui croissent dans leur pays, ils nous dressèrent une embuscade dont
-nous ne sortîmes qu’avec bien de la peine. Depuis cet événement, nous
-n’osâmes plus débarquer sur ces côtes inhospitalières, que la nature a
-placées en vain sous un si beau ciel.
-
-J’étais si irrité des traverses de mon voyage, entrepris pour le bonheur
-des hommes, et surtout de cette dernière perfidie, que je dis à Céphas:
-
-«Je crois toute la terre, excepté l’Égypte, couverte de barbares. Je
-crois que des opinions absurdes, des religions inhumaines et des mœurs
-féroces, sont le partage naturel de tous les peuples; et sans doute la
-volonté de Jupiter est qu’ils y soient abandonnés pour toujours; car il
-les a divisés en tant de langues différentes, que l’homme le plus
-bienfaisant, loin de pouvoir les réformer, ne peut pas seulement s’en
-faire entendre.»
-
-Céphas me répondit:
-
-«N’accusons point Jupiter des maux des hommes. Notre esprit est si
-borné, que quoique nous sentions quelquefois que nous sommes mal, il
-nous est impossible d’imaginer comment nous pourrions être mieux. Si
-nous ôtions un seul des maux naturels qui nous choquent, nous verrions
-naître de son absence mille autres maux plus dangereux. Les peuples ne
-s’entendent point; c’est un mal, selon vous: mais s’ils parlaient tous
-le même langage, les impostures, les erreurs, les préjugés, les opinions
-cruelles particulières à chaque nation, se répandraient par toute la
-terre. La confusion générale qui est dans les paroles serait alors dans
-les pensées.»
-
-Il me montra une grappe de raisin:
-
-«Jupiter, dit-il, a divisé le genre humain en plusieurs langues, comme
-il a divisé en plusieurs grains cette grappe, qui renferme un grand
-nombre de semences, afin que si une partie de ces semences se trouvait
-attaquée par la corruption, l’autre en fût préservée.
-
-»Jupiter n’a divisé les langages des hommes qu’afin qu’ils pussent
-toujours entendre celui de la nature. Partout la nature parle à leur
-cœur, éclaire leur raison, et leur montre le bonheur dans un commerce
-mutuel de bons offices. Partout, au contraire, les passions des peuples
-dépravent leur cœur, obscurcissent leurs lumières, les remplissent de
-haines, de guerres, de discordes et de superstitions, en ne leur
-montrant le bonheur que dans leur intérêt personnel et dans la ruine
-d’autrui.
-
-»L’office de la vertu est de détruire ces maux. Sans le vice, la vertu
-n’aurait guère d’exercice sur la terre. Vous allez arriver chez les
-Grecs. Si ce qu’on a dit d’eux est véritable, vous trouverez dans leurs
-mœurs une politesse et une élégance qui vous raviront. Rien ne doit être
-égal à la vertu de leurs héros, exercés par de longs malheurs.»
-
-Tout ce que j’avais éprouvé jusqu’alors de la barbarie des nations,
-redoublait le désir que j’avais d’arriver à Argos, et de voir le grand
-Agamemnon heureux au milieu de sa famille. Déjà nous apercevions le cap
-de Ténare, et nous étions près de le doubler, lorsqu’un vent d’Afrique
-nous jeta sur les Strophades. Nous voyions la mer se briser contre les
-rochers qui environnent ces îles. Tantôt, en se retirant, elle en
-découvrait les fondements caverneux; tantôt, s’élevant tout-à-coup, elle
-les couvrait, en rugissant, d’une vaste nappe d’écume. Cependant nos
-matelots s’obstinaient, malgré la tempête, à atteindre le cap de Ténare,
-lorsqu’un tourbillon de vent déchira nos voiles. Alors, nous avons été
-forcés de relâcher à Sténiclaros.
-
-De ce port, nous nous sommes mis en route pour nous rendre à Argos par
-terre. C’est en allant à ce séjour du roi des rois, que nous vous avons
-rencontré, ô bon berger! Maintenant nous désirons vous accompagner au
-mont Lycée, afin de voir l’assemblée d’un peuple dont les bergers ont
-des mœurs si hospitalières et si polies.
-
- * * * * *
-
-En disant ces dernières paroles, Amasis regarda Céphas, qui les approuva
-d’un signe de tête.
-
-Tirtée dit à Amasis:
-
-«Mon fils, votre récit nous a beaucoup touchés; vous avez dû en juger
-par nos larmes. Les Arcadiens ont été plus malheureux que les Gaulois.
-Nous n’oublierons jamais le règne de Lycaon, changé jadis en loup, en
-punition de sa cruauté. Mais, à cette heure, ce sujet nous mènerait trop
-loin. Je remercie Jupiter de vous avoir disposé, ainsi que votre ami, à
-passer demain la journée avec nous au mont Lycée. Vous n’y verrez ni
-palais ni ville royale, et encore moins des sauvages et des druides,
-mais des gazons, des bois, des ruisseaux, et des bergers qui vous
-recevront de bon cœur. Puissiez-vous prolonger longtemps votre séjour
-parmi nous! Vous trouverez demain, à la fête de Jupiter, des hommes de
-toutes les parties de la Grèce, et des Arcadiens bien plus instruits que
-moi, qui connaîtront sans doute la ville d’Argos. Pour moi, je vous
-l’avoue, je n’ai jamais ouï parler du siége de Troie, ni de la gloire
-d’Agamemnon, dont on parle, dites-vous, par toute la terre. Je ne me
-suis occupé que du bonheur de ma famille et de celui de mes voisins. Je
-ne connais que les prairies et les troupeaux. Jamais je n’ai porté ma
-curiosité hors de mon pays. La vôtre, qui vous a jeté, si jeune, au
-milieu des nations étrangères, est digne d’un dieu et d’un roi.»
-
-Alors Tirtée se retournant vers sa fille, lui dit:
-
-«Cyanée, apportez-nous la coupe d’Hercule.»
-
-Cyanée se leva aussitôt, courut la chercher, et la présenta à son père
-d’un air riant. Tirtée la remplit de vin; puis s’adressant aux deux
-voyageurs, il leur dit:
-
-«Hercule a voyagé comme vous, mes chers hôtes. Il est venu dans cette
-cabane; il s’y est reposé lorsqu’il poursuivit, pendant un an, la biche
-aux pieds d’airain du mont Erymanthe. Il a bu dans cette coupe; vous
-êtes dignes d’y boire après lui. Aucun étranger n’y a bu avant vous. Je
-ne m’en sers qu’aux grandes fêtes, et je ne la présente qu’à mes amis.»
-
-Il dit, et il offrit la coupe à Céphas. Elle était de bois de hêtre, et
-tenait une cyathe de vin. Hercule la vidait d’une seule haleine; mais
-Céphas, Amasis et Tirtée eurent assez de peine à la vider, en y buvant
-deux fois tour à tour.
-
-Tirtée ensuite conduisit ses hôtes dans une chambre voisine. Elle était
-éclairée par une fenêtre fermée d’une claie de roseaux à travers
-laquelle on apercevait, au clair de la lune, dans la plaine voisine, les
-îles de l’Alphée. Il y avait dans cette chambre deux bons lits, avec des
-couvertures d’une laine chaude et légère. Alors Tirtée prit congé de ses
-hôtes, en souhaitant que Morphée versât sur eux ses plus doux pavots.
-
-Quand Amasis fut seul avec Céphas, il lui parla avec transport de la
-tranquillité de ce vallon, de la bonté du berger, de la sensibilité de
-sa jeune fille, et des plaisirs qu’il se promettait le lendemain à la
-fête de Jupiter, où il se flattait de voir un peuple entier aussi
-heureux que cette famille solitaire. Ces agréables entretiens leur
-auraient fait passer à l’un et à l’autre la nuit sans dormir, malgré les
-fatigues de leur voyage, s’ils n’avaient été invités au sommeil par la
-douce clarté de la lune qui luisait à travers la fenêtre, par le murmure
-du vent dans le feuillage des peupliers, et par le bruit lointain de
-l’Achéloüs, dont la source se précipite en mugissant du haut du mont
-Lycée.
-
-
-
-
-LA PIERRE D’ABRAHAM.
-
-
-Ce conte, que l’auteur affectionnait particulièrement, et qui cependant
-n’a été publié qu’après sa mort, a été composé vers la fin du règne de
-Louis XVI. On remarquera que, malgré l’inconsistance de son caractère et
-de ses opinions politiques, sa reconnaissance envers nos rois, ses
-bienfaiteurs, ne se dissimulait point. Ce fait est assez extraordinaire
-chez les voltairiens de ce temps, pour qu’on le mentionne ici.
-
-Maintenant, pourquoi intitulait-il cet opuscule _la Pierre d’Abraham_?
-Il est difficile de le deviner. La seule ligne d’où il le tire et qui en
-est la dernière, ne nous empêche pas de dire que le vrai titre devrait
-être: _L’Athéisme ne fait pas le bonheur_. Combattant le catholicisme,
-dont la morale le gênait fort, Bernardin de Saint-Pierre avait cependant
-trop de sentiments pour ne pas détester l’incrédulité absolue.
-
-
-A l’extrémité de vastes campagnes, dont une partie est labourée et
-l’autre est en jachère, s’élève un grand château où aboutissent
-plusieurs avenues: sur le devant, à gauche, est une portion de forêt au
-milieu de laquelle on voit un défriché, et au milieu de ce défriché une
-cabane entourée de vergers et de petites cultures: l’entrée du sentier
-qui y conduit est fermée par une barrière appuyée au tronc de deux
-saules. Une haie vive et fleurie enclôt cette habitation: un petit
-ruisseau l’arrose, et coule le long de la forêt, qui fuit en perspective
-vers l’orient. On distingue au loin, de ce côté-là, à la lueur de l’aube
-matinale, le cours d’un fleuve qui serpente dans la plaine, et les
-clochers d’une grande ville à l’horizon. On entend le ramage des oiseaux
-dans les bois, et le chant d’un coq dans la métairie.
-
-MONDOR, _en riche déshabillé du matin_.
-
-On périrait d’ennui à la campagne, si on n’y voyait ses amis. Qu’on se
-récrie tant qu’on voudra sur les beautés de la nature; pour moi, je n’y
-trouve rien que de déplaisant. Voulez-vous vous promener pendant le
-jour, le soleil vous brûle, ou la poussière vous aveugle; le soir et le
-matin, les herbes sont humides; en même temps, les pierres des chemins
-vous brisent les pieds. Mais pourquoi se promener, après tout? pour voir
-les fleurs des champs, qui ne ressemblent à rien; pour entendre des
-oiseaux qui chantent sans savoir ce qu’ils disent: et tout cela naît
-pour mourir, et meurt pour renaître. La vie de la nature n’est, comme
-celle de l’homme, qu’un cercle perpétuel d’inconséquences, de faiblesses
-et de misères. Le philosophe de mon château m’a fort bien prouvé que
-toutes ces prétendues merveilles n’étaient que des combinaisons de la
-matière et du hasard, sans objets, sans plan, et surtout sans bonté:
-aussi il ne se soucie guère de les voir, à quelque heure du jour que ce
-soit. Il ne se lève qu’à midi, et il ne se promène que le soir dans mon
-parc, avec les femmes.
-
-Cependant personne ne connaît mieux la nature que lui; c’est un de ces
-hommes rares qui expliquent tout par la force de leur génie. Il m’a
-donné dernièrement les moyens de quadrupler mon revenu avec des sels,
-des nitres, et je ne sais quoi diable encore. Le revenu! le revenu!...
-voilà l’essentiel. Cette plaine me rapporte, année commune, douze mille
-boisseaux de blé; et ces collines là-bas, cinq cents pièces de vin:
-voilà ce qui mérite d’être vu, tout le reste n’est rien. Ce sont les
-poètes qui ont divinisé nos campagnes. Pour moi, je ne vois dans nos
-forêts, au lieu d’hamadryades, que des cordes de bois; dans les champs
-de la blonde Cérès, que des sacs de blé; et dans les prés où dansent les
-nymphes, que des bottes de foin. Il en est de même du reste de la
-nature. Où nos bonnes gens voient-ils donc un Dieu? Oh! j’ai eu grand
-soin de bannir son idée de mon château, encore plus que de mes domaines;
-c’est une imagination qui vous effraye nuit et jour. Vous ne pouvez ni
-ouvrir la bouche de peur de mentir, ni prêter l’oreille de peur
-d’entendre calomnier, ni ouvrir les yeux de peur d’être surpris par
-quelque convoitise, ni faire un pas sans craindre d’écraser un voisin:
-vous êtes aux fers de la tête aux pieds. Dieu merci! je me suis mis au
-large, et j’y ai mis tout mon monde. Personne ne croit en Dieu, chez
-moi, ni mes amis, ni ma femme, ni ma fille, ni même mes laquais. Ayez de
-la décence, répété-je tous les jours à mes gens; respectez-vous à cause
-du public, à cause de vous-mêmes; aimez l’ordre, aimez la vertu pour
-votre propre bonheur; mais d’ailleurs vivez comme vous l’entendrez.
-
-Si l’on pouvait leur persuader qu’il y a un Dieu en n’y croyant pas
-soi-même, on serait bien à son aise. La religion d’autrui assure notre
-tranquillité: aussi bien des gens tâchent de l’insinuer à leur voisin,
-mais personne n’en veut pour soi. Dans le fond, on ne persuade aux
-autres que ce dont on est soi-même persuadé. Aussi le monde n’a-t-il
-plus maintenant de discrétion. Par exemple, je veux me borner à ne voir
-chez moi que quelques bons et anciens amis, comme le comte d’Olban et le
-chevalier d’Autières, qui sont des gens aimables et pleins de probité;
-et il m’en arrive chaque jour une foule de nouveaux, qui me sont
-insupportables. Ils me prennent la main, ils m’embrassent, ils
-m’appellent leur cher ami, et ils ne m’ont jamais vu. Ce qu’il y a de
-plus fâcheux, c’est que parmi ces bons amis-là, il y a des gens que je
-hais de tout mon cœur, des gens qui viennent à ma table épier ce que je
-dis: tout cela me tracasse, et me mange. Il y a à présent, de compte
-fait, douze carrosses étrangers sous mes remises, vingt valets étrangers
-sous mes mansardes, et dans mes écuries trente chevaux qui ne sont pas à
-moi.
-
-Ce n’est cependant qu’en menant une pareille vie, que je soutiens mon
-crédit. Aujourd’hui, point de réputation dans le monde sans une bonne
-table; partant plus de considération. A la vérité, quand je parle chez
-moi, tout le monde se tait, on m’élève aux nues; plus d’une fois de
-beaux esprits ont pris sur leurs tablettes, avec leurs crayons, note de
-ce que je disais: mais quand Madame parle, c’est à mon tour à me taire.
-Il faut avouer, au fond, qu’elle parle bien: elle met des grâces et de
-l’esprit à tout ce qu’elle dit. Je ne connais point de philosophe qui
-ait une aussi bonne tête. C’est elle qui possède les grands principes,
-et qui est conséquente dans ses raisonnements et dans sa conduite, ce
-qui est fort rare parmi les femmes; elle pousse même sa sévérité sur
-l’honneur un peu trop loin. Hélas! son opinion a contribué à la mort de
-mon fils. Il était à la fleur de son âge, et déjà fort avancé au service
-par mon crédit et par mon argent. Il n’avait pas encore vu le feu,
-quoique nous fussions à la fin de la guerre; c’est au milieu de ses amis
-qu’il a trouvé l’ennemi. L’honneur!... l’honneur!... lui répète souvent
-sa mère. Pour la cause la plus futile, mon fils se bat avec son ami, mon
-fils est tué!... encore, je suis obligé de dévorer mon chagrin devant ma
-femme. Il est mort avec honneur, dit-elle; et moi je ne vis plus que
-dans l’amertume; depuis ce temps-là, je ne dors plus. J’ai voulu, cette
-nuit, profiter de mon insomnie et de la clarté de la lune pour parcourir
-mon bien. La fortune, dit-on, adoucit le regret de toutes les pertes;
-pour moi, il me semble qu’elle ne fait qu’accroître celui de la mienne:
-à qui laisserai-je tout ceci? (_Il soupire._)
-
-Enfin, me voici arrivé au bout de mon domaine. Jamais je n’aurais fait
-autant de chemin à pied sur le parquet le plus uni; mais on ne se
-fatigue pas en marchant sur ses terres. Voici donc la forêt du roi! Ah!
-les beaux arbres! J’allais en écorner un angle, lorsqu’un quidam s’est
-venu établir vis-à-vis de moi. Il s’est campé là comme une borne au
-milieu de mon chemin. Ce sera sans doute par le crédit de quelque garde
-de la forêt: mais je le ferai bientôt déguerpir avec ce grand mot, _le
-bien public_. Ce mot-là m’a déjà valu cinquante mille écus de rente.
-
-Voici encore un autre trait de la Providence: on dit que l’homme qui
-s’est planté là a bien servi son pays. Le voilà logé au milieu des bois,
-comme un ours; il ne voit personne; il vit dans la pauvreté et la
-crapule avec une commère et des marmaillons d’enfants. Comment ces
-gens-là peuvent-ils soutenir, dans la solitude et la misère, le poids de
-l’existence, qu’on traîne avec tant de peine au milieu des honneurs, de
-la fortune et du monde? De quoi peuvent-ils s’entretenir dans un éternel
-tête-à-tête, sans livres, sans société, sans amis, et sans doute sans
-argent? Comment supportent-ils l’affreuse idée de l’avenir qui s’avance
-pas à pas, et de la vieillesse, qui nous mène, par un chemin de douleur,
-à un néant d’où nous ne rassortirions jamais? Hélas! si je n’étais
-distrait perpétuellement de ces idées, je deviendrais fou; ma
-philosophie est de m’oublier. Après tout, pourquoi m’occuper du sort de
-ces misérables? La société ne doit rien à qui ne lui a rien apporté. Que
-ces gens-là ne se vendent-ils, comme l’a fort bien dit un écrivain de
-nos amis en parlant des pauvres, dont le nombre augmente tous les jours
-dans le royaume? ils seront bien obligés d’en venir là tôt ou tard. Mais
-celui-ci m’inquiète plus que les autres; il est dans mon voisinage.
-
-Il faut que je débusque cet aventurier de son repaire; je vais lui
-tendre un piége. Je lui proposerai de me vendre un bouquet de bois qu’il
-a enclos dans sa haie; je lui en offrirai un bon prix: l’or le tentera;
-il abattra ses arbres sans la permission de la Maîtrise des eaux et
-forêts; on lui fera un bon procès criminel. Mes amis crieront de leur
-côté qu’il a dégradé la forêt du roi, que c’est un aventurier sans feu
-ni lieu; qu’il se forme là un nid de voleurs, de contrebandiers dans la
-forêt du roi. Je glisserai quelques pots de vin; j’aurai le bois et le
-fonds pour rien. (_Il rit._) Ah! ah! ah! Il passera pour un coquin, et
-moi pour un homme de bien. Il sera même fort heureux s’il en est quitte
-pour la prison. (_Il rit encore._) Ah! ah! ah! Sainte puissance de l’or,
-vous êtes la seule divinité qui gouvernez ce monde! Mais contentons-nous
-de son bien, sans lui faire de mal; je lui donnerai même de quoi faire
-sa route, et je vous réponds que cet acte de bienfaisance sera prôné
-dans Paris. (_Il rit._) Ah! ah! ah! Mais si c’était en effet un voleur!
-Je suis seul... il est grand matin... il y a loin d’ici au château...
-retournons-nous-en, ce sera le parti le plus sage; j’agirai toujours
-bien par autrui. Mais non, puisque nous voilà arrivé, jugeons de l’état
-des choses par nos propres yeux: il n’est tel que l’œil de l’acquéreur.
-Avançons le long de la haie, nous verrons notre acquisition de près, et
-notre homme de loin. On connaît, dit-on, les gens à la physionomie; moi
-je les connais à l’habit: s’il est mal vêtu, c’est un coquin.
-Cachons-nous entre ces épaisses broussailles; je l’observerai à mon aise
-à travers les branches... Comme je suis déchiré par ces ronces! mais
-voyez donc leurs crocs recourbés comme des hameçons! elles ont arraché
-toutes mes dentelles! Que maudite soit ma promenade du matin! j’ai les
-jambes et les mains en sang. Asseyons-nous donc ici, puisque nous y
-voilà! Je lirai, en attendant que mon homme paraisse, le Système de la
-Nature; c’est un excellent livre dont madame Mondor fait beaucoup de
-cas. A la vérité, je n’y entends rien; mais tous les ouvrages des hommes
-de génie sont profonds et obscurs... Chut! chut! je vois sortir de la
-fumée de la cabane, et j’entends même un peu de bruit. Nos gens sont
-levés; l’indigence est un grand réveille-matin. Pleurez, pleurez,
-misérables, séquestrés des gens de bien par votre misère! Commencez
-votre journée, à l’ordinaire, par des malédictions.
-
-(On voit descendre de l’étage supérieur de la cabane, par un escalier de
-bois qui s’appuie en dehors sur un vieux cerisier sauvage en fleur, un
-père de famille avec son épouse; ils sont suivis d’Antoinette, leur
-fille, qui porte un vase à traire le lait. Pendant que le père et la
-mère s’avancent du côté de la barrière, la jeune fille s’enfonce dans le
-verger.
-
-Mondor est caché sur le bord de la haie.)
-
-ANTOINETTE _chante sur un air fort gai_:
-
- Tout du long du bois...
- Tout du long du bois...
-
-(Elle s’interrompt pour appeler son frère:)
-
-Henri! mon frère Henri! quoi! vous n’êtes pas levé, et les oiseaux
-chantent! Venez avec moi cueillir des fraises, pendant que je trairai
-mes chèvres, car je n’ose aller seule le long du bois. (_Elle chante_:)
-
- Tout du long du bois...
- Tout du long du bois...
-
-(_Puis d’un ton triste_:) Henri? où êtes-vous donc, Henri?
-
-LE PÈRE, _à sa femme_.
-
-A la gaieté d’Antoinette, à son chapeau d’écorce de tilleul, et au vase
-qu’elle porte sous le bras, on la prendrait pour la naïade de ce
-ruisseau; mais on voit bien, à sa timidité, qu’elle n’est qu’une
-bergère. Chère épouse, à son âge vous lui ressembliez tout-à-fait,
-quoique vous fussiez élevée au milieu des espérances d’une grande
-fortune.
-
-LA MÈRE.
-
-Si elle trouve un jour un époux qui vous ressemble, aucune fortune ne
-sera comparable à la sienne.
-
-LE PÈRE.
-
-Tendre amie, où voulez-vous que nous fassions aujourd’hui la prière du
-matin? Sera-ce au pied de ces vieux sapins qui vous rappellent le
-souvenir de votre patrie, ou sous ces pommiers en fleurs, à la vue des
-biens que nous promet pour l’automne la bonté du ciel? Choisissez, de
-ces gazons verts, ou bien de ces retraites sombres où les oiseaux, à
-peine réveillés par les premiers rayons du jour, saluent l’aurore de
-leurs chansons.
-
-LA MÈRE.
-
-Nous prierons où vous voudrez; partout où je suis avec vous, le
-sentiment d’une providence m’accompagne.
-
-LE PÈRE.
-
-Appelons nos enfants... Antoinette!... Henri!... Antoinette!
-
-ANTOINETTE _accourant, et d’un air inquiet_.
-
-Mon papa, je ne trouve point mon frère! Je l’ai cherché dans la maison,
-autour de la maison, dans le verger, et jusque sur le bord de la forêt.
-Favori même, notre chien, n’y est pas. (_Elle appelle_:) Henri!... mon
-frère Henri!
-
-LA MÈRE.
-
-Mon fils est sorti? et où peut-il être allé si matin? J’ai cru cette
-nuit l’entendre se lever bien avant le jour; le bruit même qu’il a fait,
-en se levant, m’a réveillée au milieu d’un songe: il me semblait qu’il
-tuait un hibou qui faisait son nid dans la haie. Mon ami, vous ne croyez
-pas beaucoup aux songes?
-
-LE PÈRE.
-
-Chère épouse! l’enfance a mille projets; chaque jour votre fils en fait
-de nouveaux pour vous plaire; il sera peut-être allé vous cueillir des
-fraises dans la forêt: vous l’allez voir revenir dans un moment. Quant
-aux songes, ils ne sont pas toujours trompeurs: le vôtre cache quelque
-chose de mystérieux. Le ciel, je l’ai éprouvé plus d’une fois, aime à se
-communiquer à vous, à cause de vos vertus.
-
-ANTOINETTE.
-
-Maman, vous aurez quelque bonne nouvelle, car j’ai vu, hier soir, une
-étincelle bien brillante dans la lampe. Mon papa, vous vous moquerez de
-moi.
-
-LE PÈRE.
-
-Non, ma chère fille! les rois lisent quelquefois leur destinée dans des
-comètes, et les bergères dans leurs lampes, également bien. Toute la
-nature est aux ordres de la Providence: ne soyons point inquiets;
-faisons ensemble notre prière accoutumée.
-
-(Ils s’agenouillent sur l’herbe, à l’ombre d’un des saules de la
-barrière, et ils prient en silence.)
-
-MONDOR, _caché_.
-
-Voilà comment sont faites toutes les femmes. La mienne, qui ne croit pas
-en Dieu, croit à toutes ces sottises-là. Mais... si j’allais être, moi,
-le hibou de la haie! si on allait m’assommer ici! Il arrive quelquefois
-des choses plus étranges... Oh! non, il n’y a rien à craindre. En
-vérité, ces bonnes gens sont plus contents que je ne le croyais. On est
-bien heureux d’avoir de la religion! ils sont inquiets, ils prient, et
-les voilà tranquilles. Il n’y a rien à faire ici pour moi: je ne veux
-pas chercher à leur nuire. Je pourrais bien me retirer, mais je veux
-trouver l’occasion de faire leur connaissance; d’ailleurs je suis
-curieux de savoir ce qu’est devenu leur fils: un enfant élevé là, tout
-seul, et courant la nuit! L’homme est naturellement porté au mal.
-
-LE PÈRE, _achevant sa prière tout haut_.
-
-O mon Dieu! donnez-nous aujourd’hui la volonté et le pouvoir de faire du
-bien; que vos bienfaits nous servent d’exemple! vous avez ouvert la
-main, et vos bénédictions se sont répandues sur la terre, sur les
-animaux, sur les plantes et sur vos moindres créatures. N’oubliez pas
-l’homme, qui est la plus noble et la plus malheureuse portion de votre
-ouvrage; répandez-les sur le roi mon bienfaiteur, sur ma patrie dont il
-est le père, sur tout ce qui vous invoque dans l’univers, sur cette
-portion ignorée de ma famille, sur mes chers enfants, et sur ma digne
-épouse, qui est la compagne et la consolation de ma vie. (_Ils se lèvent
-tous, et il embrasse sa femme._)
-
-ANTOINETTE, _venant se remettre à genoux devant son père et sa mère_.
-
-Chers parents! donnez-moi dans ce jour votre bénédiction accoutumée.
-
-LE PÈRE.
-
-Fleur de mai! que la gaieté de ce mois, qui te ressemble, se répande
-dans ton âme: que les plaisirs purs, que les vertus accompagnent tes
-projets, tes espérances; qu’elles embellissent toutes les perspectives
-de ta vie, comme les fleurs émaillent ces gazons et ces vergers! Sois en
-tant semblable à ta mère!
-
-LA MÈRE.
-
-Que la bénédiction de ton père s’accomplisse sur toi et ton frère tous
-les jours de votre vie; et quand tous deux vous éprouverez quelques
-peines, que le doux travail, la religion et l’amitié de vos parents
-viennent les charmer! Puissions-nous faire un jour ton bonheur, comme tu
-fais dès à présent le nôtre! Mais où est donc Henri?
-
-(Antoinette émue s’essuie les yeux: elle baise la main de son père et
-celle de sa mère en les appuyant contre son cœur. Ceux-ci l’embrassent,
-et pendant cette scène muette,)
-
-MONDOR, _toujours caché_.
-
-Baiser les mains de son père et de sa mère, leur demander leur
-bénédiction... Il faut que ces gens-ci soient des Allemands; voilà une
-cérémonie qui n’est plus d’usage chez nous, il y a longtemps. Ni ma
-femme ni ma fille ne voudraient en entendre parler; cependant elle est
-attendrissante... elle me fait pleurer, je crois... effectivement...
-effectivement. Il faut en convenir, dans une maison où il y a de la
-religion, un père de famille vit comme un dieu.
-
-LE PÈRE, _à sa femme_.
-
-Où voulez-vous aujourd’hui qu’Antoinette nous serve le déjeuner?
-
-LA MÈRE.
-
-Mon ami, si vous le trouvez bon, restons ici sous ces saules, à l’entrée
-de la barrière, d’où l’on découvre la plaine par où je verrai revenir
-mon fils. Antoinette, apporte-moi mon ouvrage avant de préparer le
-déjeuner.
-
-ANTOINETTE.
-
-Voulez-vous filer, maman? ou bien vous apporterai-je le métier où vous
-avez commencé une toile? à moins que vous n’aimiez mieux celui qui vous
-sert à broder.
-
-LA MÈRE.
-
-Je ne brode que quand j’ai l’esprit tranquille. Donne-moi mes aiguilles
-et mes laines, j’achèverai les bas de ton frère.
-
-LE PÈRE, _à Antoinette, qui s’en va à la maison_.
-
-Ma chère fille, tu m’apporteras aussi cette corbeille d’osier que j’ai
-commencée.
-
-LE PÈRE, _à sa femme_.
-
-Je veux finir cette corbeille près de vous. Vous êtes toujours remplie
-de goût. Le point de vue de ce lieu est, à cette heure, le plus
-intéressant de tout le paysage: voyez comme la forêt fuit en perspective
-du côté de l’orient, et comme l’aurore dore d’argent et de vermillon les
-sommets de ces vieux hêtres lointains, tandis que le reste de leur
-feuillage est encore dans l’ombre. Voilà la Seine qui serpente là-bas
-dans les vertes campagnes; vous croiriez que ses eaux, qui réfléchissent
-la couleur matinale des cieux, sont de pourpre. Mais rien n’égale la
-magnificence de Paris à l’horizon. Voyez ses grands clochers, encore à
-demi entourés des brouillards de la nuit, qui se dessinent au milieu des
-gerbes de lumière que répand l’aurore; vous diriez que cette superbe
-capitale, à demi couverte de nuages, s’élève de la terre vers les cieux,
-ou qu’elle descend des cieux pour régner sur la terre. Voilà des tours
-dont on n’aperçoit que le sommet; en voilà d’autres dont on ne voit que
-la base, et dont le couronnement se confond avec les nuages. Voici
-celles de Saint-Sulpice avec son noble portail. Cette masse blanche,
-qu’éclaire un rayon de soleil sur la partie la plus haute de la ville,
-est le péristyle charmant de l’église imparfaite de Sainte-Geneviève,
-douce patronne des vertus innocentes. Ces deux grosses tours rembrunies,
-sont celles de Notre-Dame. Ce dôme, à la fois élégant et auguste, qui
-s’élève en forme d’œuf, est celui des Invalides: c’est là que Louis XIV
-donna un asile à la vertu militaire. O ville immense! dans mes malheurs,
-je n’ai trouvé de repos que dans tes murs. A combien d’infortunes tu
-donnes des retraites! Vous auriez pu y passer une partie de la mauvaise
-saison avec votre fille. Je vous aurais loué une petite chambre aux
-environs du Louvre; vous lui auriez fait voir les promenades, les fêtes
-publiques, le monde, enfin. L’âme s’agrandit par le spectacle d’un grand
-peuple, et à la vue des temples, et des monuments des rois.
-
-LA MÈRE.
-
-Paris, sans toute, peut offrir des consolations et des asiles aux
-malheureux; mais ce spectacle d’un grand peuple, ces édifices, ces
-palais, ces chefs-d’œuvre des arts nous jettent bien souvent dans la
-mélancolie, par le sentiment de notre misère, on dans le fanatisme des
-plaisirs, par de dangereuses illusions. J’ai connu le monde; croyez
-qu’une femme peut trouver hors de lui un moyen plus assuré d’être
-heureuse. Le soin de sa famille suffit pour occuper tour à tour sa
-prévoyance, sa mémoire, son jugement, ses goûts et toutes les facultés
-de son âme; ce seul objet est capable de la remplir.
-
-LE PÈRE.
-
-La sagesse et l’amour s’expriment à la fois par votre bouche. Digne
-épouse! tendre mère! j’ai craint longtemps que vous n’apportassiez avec
-vous le souvenir du monde dans la solitude, et les regrets de la fortune
-dans le sein de la pauvreté. Mais votre santé, autrefois si délicate,
-qui se fortifie de jour en jour, me rassure. Pendant que le temps nous
-entraîne vers la vieillesse, votre jeunesse se renouvelle: vous remontez
-le fleuve de la vie.
-
-LA MÈRE.
-
-Les vaines images du monde sont bien loin de moi. La vie champêtre, le
-calme de l’âme, et plus que tous ces biens, votre tendre et constante
-amitié ont renouvelé mes jours. Depuis que je me suis rapprochée
-entièrement de la nature et de la religion, je sens mon bonheur croître
-chaque jour. Vous ajoutez sans cesse, ainsi que mes chers enfants,
-quelque chose à ma félicité.
-
-LE PÈRE.
-
-Je craignais seulement que ce séjour ne vous déplût l’hiver, car la
-nature semble morte dans cette saison. Les glaces pendent aux branches
-des arbres, la terre est détrempée de pluie, l’eau des ruisseaux toute
-jaune, l’air humide et froid, et le ciel couleur de plomb; les nuits
-sont longues et agitées de tempêtes, les arbres de la forêt gémissent
-autour de nous, et quelquefois leurs sommets se brisent et tombent avec
-fracas; la plupart des oiseaux de nos bocages s’enfuient en d’autres
-contrées, ceux qui restent autour de notre habitation semblent effrayés
-et gardent le silence.
-
-LA MÈRE.
-
-J’ai passé ici tous les hivers avec délices: vous m’avez appris à sentir
-les beautés mélancoliques de cette saison; ce ne sont pas les plus
-vives, mais ce sont les plus touchantes. L’herbe humide conserve, le
-long des sentiers, une verdure plus éclatante que pendant l’été; à la
-vérité, il y a peu de fleurs, si ce n’est quelque scabieuse tardive, ou
-quelque humble marguerite; mais dans certains jours de gelée, quand les
-frimas de la nuit s’attachent aux arbres, leurs rameaux tout blancs
-semblent le matin fleuris comme au printemps. Les mousses brillent alors
-sur les troncs gris des arbres, ou sur les flancs bruns des roches,
-d’une verdure plus belle que celle des gazons. Si la plupart des oiseaux
-s’éloignent de nous dans cette saison rigoureuse, ceux qui restent sont
-plus familiers. Le pivert vole en silence sous les arbres de la forêt,
-et s’annonce de temps en temps par des cris éclatants; il visite souvent
-les arbres de nos vergers et grimpe tout le long de leurs troncs pour
-les nettoyer d’insectes. La mésange inquiète parcourt leurs plus petits
-rameaux, et cherche à glaner quelque fruit oublié. Le rouge-gorge
-solitaire se perche sur nos murailles, et bien souvent sur ma fenêtre;
-j’aime à entendre ses chansons mélancoliques, moins brillantes, mais
-aussi touchantes que celles du rossignol. Quand tout est couvert de
-neige, cet aimable oiseau vient se réfugier avec la perdrix jusque dans
-la maison, demandant à l’homme une part des biens de la terre, sur
-laquelle le ciel ne leur a rien laissé à recueillir. J’ai pris souvent
-plaisir à voir mes enfants leur jeter des morceaux de pain.
-
-A la vérité, les soirées d’hiver sont longues; mais mon travail et celui
-de mes enfants, joint à vos lectures ou à vos conversations, me les rend
-bien courtes et bien agréables: vous me transportez dans d’autres
-climats.
-
-Pendant le temps même du sommeil, quand la lampe est éteinte, je jouis
-encore mieux de mon asile, et du désordre de la saison. J’aime à
-entendre le bruit de la pluie qui tombe à verse sur le toit, et celui
-des chênes et des hêtres que le vent agite au loin autour de nous; leurs
-murmures sourds m’invitent au repos: le danger éloigné redouble ma
-sécurité. Je pense que je n’ai rien à craindre, dans une cabane bien
-solide, du tumulte que j’entends au loin, et que tout ce que j’ai de
-cher au monde, mes enfants et mon époux, sont autour de moi; un doux et
-profond sommeil s’empare alors de mes sens, en bénissant le ciel de mon
-bonheur.
-
-LE PÈRE.
-
-Mais quand je suis obligé de m’absenter pendant le jour, vous devez vous
-ennuyer; et peut-être avez-vous peur, étant seule avec deux enfants au
-milieu d’un bois.
-
-LA MÈRE.
-
-Ce bois appartient au roi; l’ordre et la police y sont bien tenus.
-D’ailleurs la maison, comme vous me l’avez fait observer, est si forte
-dans sa simplicité, et si bien disposée, qu’une personne seule s’y
-défendrait contre une troupe de brigands. Mais que viendraient-ils
-chercher ici? il n’y a ni richesses ni argent.
-
-(Antoinette apporte la corbeille d’osier de son père, et le panier à
-ouvrage de sa mère; elle les place auprès d’eux en les saluant
-respectueusement, ensuite elle s’en retourne à la maison. En allant et
-venant, elle paraît inquiète; elle regarde de tous côtés pendant cette
-scène muette.)
-
-MONDOR, _toujours caché_.
-
-Je sens ma conscience qui se réveille; je me garderai bien de nuire à
-ces honnêtes gens-là. Avec tout cela ils sont heureux, et les gens les
-plus heureux que j’aie vus de ma vie. Je veux les faire peindre tels que
-je les vois là: la mère tricotant des bas, et le père faisant une
-corbeille à l’ombre d’un saule; la petite barrière et le sentier de
-verdure, au bout duquel on aperçoit une cabane couverte de chaume et de
-mousse. Je ne veux pas qu’on y oublie l’escalier appuyé sur un vieux
-cerisier fleuri, et Antoinette aux yeux bleus qui en descend, avec son
-chapeau d’écorce, ses cheveux blonds et son pot au lait sous le bras. Je
-ferai mettre ce tableau dans ma chambre à coucher; il me donnera, dans
-mes insomnies, des idées de repos, d’innocence et de bonheur, que je ne
-trouve nulle part.
-
-LA MÈRE.
-
-Ce lieu est enchanté.
-
-LE PÈRE.
-
-Je veux l’embellir pour vous tous les jours de ma vie. Je planterai, au
-nord de la maison, un lierre qui grimpera sur l’escalier, et viendra
-entourer vos fenêtres de son feuillage. Les oiseaux d’hiver, que vous
-aimez parce qu’ils sont malheureux, viendront s’y réfugier; vous y
-entendrez hanter votre ami, le rouge-gorge. Je planterai de l’autre
-côté, au midi, une vigne qui formera un berceau au-dessus de la porte;
-j’y élèverai au-dessous un banc de gazon: nos enfants s’y reposeront un
-jour, et s’y entretiendront de nous lorsque nous ne serons plus. Sur la
-faîtière du toit, je mettrai des ognons d’iris, dont la fleur vous
-plaît; sa couleur, qui imite celle de l’arc-en-ciel, ses feuilles en
-lames d’un beau vert de mer, accompagneront bien les longues marbrures
-de mousse qui se détachent, comme des lisières de velours vert sur le
-chaume fauve de la couverture. Quel autre genre d’embellissement
-désirez-vous ici?
-
-LA MÈRE.
-
-Je n’en ai jamais désiré dans vos ouvrages; je n’aurais jamais cru que
-ce lieu en fût encore susceptible.
-
-LE PÈRE.
-
-J’aurais bien pu entourer cette possession d’un mur, mais j’ai préféré
-une haie vive. Chaque année dégrade un mur, et fortifie une haie; chaque
-année, un mur consomme des pierres, et une haie produit du bois.
-D’ailleurs, une haie est une décoration. Une belle haie présente seule
-le spectacle d’un beau jardin. Voyez ces pruniers sauvages, dont les
-fruits naissants sont semblables à des olives. Ces sureaux voisins
-parfument l’air de leurs bouquets de fleurs en ombelles; ces houx
-opposent leur vert lustré et leurs grains écarlates aux nuages blancs
-des fleurs de l’aubépine; l’églantier jette ça et là ses guirlandes de
-roses, relevées d’un vert tendre. La ronce même n’est pas sans beauté;
-elle accroche d’un arbrisseau à l’autre ses longs sarments garnis de
-girandoles couleur de chair, et elle se roule autour des troncs des
-arbres de la forêt, qui sont renfermés dans la haie, et qui s’élèvent de
-distance en distance, comme autant de colonnes qui la fortifient. Mille
-petits oiseaux trouvent à la fois de la nourriture et des abris sous ces
-différents feuillages. Chaque espèce a son étage; en bas sont les
-merles, les fauvettes, les tarins; plus haut, les rossignols; et au
-faîte de ces vieux ormes, nous entendons murmurer la tourterelle, et
-nous voyons voltiger la grive qui y bâtit son nid. La nature a jeté,
-depuis le sommet de la forêt jusque sur ces gazons, des rideaux de
-toutes sortes de verdures et de fleurs, pour mettre les nids des oiseaux
-à l’abri. Vous en faisiez autant, lorsque vous couvriez d’un voile de
-taffetas vert, brodé de vos mains, le berceau de nos enfants.
-
-LA MÈRE.
-
-Oh oui! cette forêt et cette haie sont les vrais berceaux des oiseaux.
-Il n’y a point de mère aussi attentive que la nature.
-
-LE PÈRE.
-
-Vous entouriez le berceau de vos enfants de barrières d’osier, de peur
-que quelque choc ne troublât leur repos. La nature a de même garni
-d’épines la partie inférieure de celui-ci, afin d’en écarter les
-ennemis. Il n’y a dans ce climat que les arbrisseaux qui ont des épines;
-les grands arbres n’en ont point: les oiseaux qui y nichent sont
-défendus par leur élévation. Cependant, beaucoup d’espèces de grands
-arbres des pays chauds en ont, afin que les oiseaux puissent y faire
-leurs nids en sûreté; car il y a dans ces pays-là plusieurs espèces de
-quadrupèdes qui savent grimper et qui viendraient manger leurs œufs.
-
-LA MÈRE.
-
-O Providence! qui pourrait méconnaître vos soins variés par toute la
-terre, suivant le besoin de vos faibles créatures?
-
-LE PÈRE.
-
-La Providence ramène au plaisir ou à l’utilité de l’homme toutes les
-attentions qui sont éparses pour le reste des êtres. Par exemple, j’ai
-parcouru beaucoup de pays au nord et au midi, et je n’ai jamais vu
-d’arbrisseaux épineux, ni de petits oiseaux de bocage, que dans les
-lieux habités par l’homme, ou dans ceux du moins qui l’avaient été: je
-n’en ai jamais trouvé dans l’épaisseur des forêts du Nord, quoique j’y
-aie fait au moins cinq ou six cents lieues. Quand je voyageais dans les
-forêts solitaires de la Finlande, et que j’apercevais des moineaux,
-j’étais sûr de n’être pas loin d’un village. Les petits oiseaux récréent
-l’homme par leur vol, leur chant et leur plumage; ils sont utiles à ses
-cultures; ils mangent au printemps les insectes qui dévoreraient ses
-fruits en été.
-
-LA MÈRE.
-
-Quelque charme que le spectacle de la nature offre à mes sens, il
-disparaît avec les saisons; mais celui que l’observation présente à
-l’esprit, entre dans mon âme, et y reste toute l’année. Quoique je sois
-bien ignorante, vous m’avez ravie cet hiver en me faisant voir sur des
-cartes les dispositions admirables que l’Auteur de la nature a données
-aux montagnes, aux fleuves, aux îles, et même aux roches. Vous m’avez
-encore fait plus de plaisir en me montrant les relations que les plantes
-ont avec les éléments.
-
-Vous m’avez aussi fait observer les contrastes charmants de couleur et
-de forme, entre quelques oiseaux et les buissons où ils font leurs nids.
-Le geai, avec ses ailes piquetées d’azur, me paraît plus beau sur le
-chêne dont il mange les glands que sur tout autre arbre; j’aime à voir
-le roitelet établir son nid dans la cavité moussue de quelque gros
-rocher, comme s’il craignait que les arbres et la terre n’en pussent
-supporter les fondements. Chaque arbre, avec ses oiseaux, ses papillons
-et ses mouches, est un petit monde. Mais ce que je voudrais apprendre,
-ce sont les relations du pommier avec les divers animaux: cet arbre est
-si beau dans le pays de ma mère!
-
-LE PÈRE.
-
-Les véritables relations du pommier me sont inconnues pour la plupart.
-Il en a avec des oiseaux sédentaires, comme la mésange d’un bleu
-d’ardoise et au collier blanc, qui contraste en automne
-très-agréablement avec ses fruits jaunes et rouges, qu’elle entame avec
-ses griffes et son petit bec pointu; il en a avec plusieurs espèces
-d’oiseaux voyageurs, qui arrivent dans le temps que les pommes sont en
-maturité; avec des quadrupèdes, comme le hérisson, qui quitte les roches
-pendant la nuit, et vient les recueillir lorsqu’elles tombent à terre;
-avec des poissons, lorsqu’elles roulent, entraînées par les pluies,
-jusqu’aux rivières, et de là dans le sein des mers. Les pommes se
-conservent fort longtemps dans l’eau, et on les rencontre, comme les
-cocos des Indes, à de grandes distances du rivage. Dans le nombre des
-poissons qui peuvent s’en nourrir, je soupçonne une espèce de crabe des
-côtes de Normandie, auquel la nature a donné deux pattes armées de
-lancettes pour les entamer; et un autre poisson du Nord, qu’on ne trouve
-que vers la fin de l’automne sur les mêmes côtes, et qui vient autour de
-ces fruits lorsqu’ils entrent en dissolution. Le pommier a encore une
-multitude d’autres relations avec toutes sortes d’insectes, comme une
-grande mouche à tête rouge et au corselet rayé de noir et de blanc, qui
-y dépose ses œufs; avec des papillons qui voltigent autour de ses
-fleurs, et servent eux-mêmes de nourriture à plusieurs espèces d’oiseaux
-du printemps qui font leurs nids dans ce bel arbre. Mais pour le bien
-connaître, il faudrait l’étudier sur les rivages de la mer, et sous
-l’haleine des vents d’ouest. Je n’ai donc que des anecdotes à vous
-raconter à son sujet, et non pas une histoire. Gardons-les pour la
-mauvaise saison: jouissons au printemps, et raisonnons en hiver. Il est
-plus doux de parler des fleurs auprès du feu, et des zéphyrs quand Borée
-ravage les champs.
-
-Quelque éloge que vous fassiez des plaisirs que la raison nous donne,
-ceux du sentiment me touchent encore davantage. Les ouvrages de la
-nature sont remplis d’harmonies ravissantes, mais celles que vous avez
-avec eux m’inspirent un intérêt plus tendre. Quel charme ne
-répandez-vous pas vous-même dans cette solitude, lorsque vous vous y
-promenez en tenant vos enfants par la main! Il n’y a point de prairie
-qui me paraisse aussi verte et aussi douce que la pelouse où vous
-reposez; l’arbre qui vous ombrage me semble plus majestueux que le reste
-de la forêt. J’ai un plaisir inexprimable à vous voir cueillir pour vos
-enfants les fruits que j’ai cultivés moi-même, et sourire aux vains
-efforts qu’ils font pour atteindre aux branches des arbres fruitiers que
-j’ai plantés à leur naissance. Plus d’une fois vous m’avez alarmé,
-lorsque je vous ai vue, vers le soir, agitée d’une douce mélancolie,
-sortir seule du verger, et vous promener parmi les peupliers et les
-sapins de la forêt. Vous vous croyez alors bien cachée sous leurs
-ombrages; mais quand les rayons du soleil couchant viennent teindre de
-safran et de vermillon le dessous de leurs feuilles, et bronzer
-jusqu’aux mousses de leurs racines, je vous aperçois alors tout
-environnée de lumière. Plus d’une fois, je vous ai vue à genoux, les
-mains jointes et les yeux tournés vers le ciel. Ah! que vous m’avez
-troublé dans cette attitude! Je craignais que vous ne nourrissiez
-quelque chagrin qui me fût inconnu. Est-ce qu’elle regrette l’Ukraine,
-me disais-je en moi-même? Peut-être elle prie Dieu pour ses parents! Ah!
-il aurait mieux valu, pour mon bonheur, que j’eusse regretté la France
-dans son pays, que de la voir désirer son pays dans le mien. Mais vous
-me rassurez quand j’entends votre voix se joindre au chant des oiseaux
-qui saluent l’astre du jour par leurs dernières chansons. Vos accents
-mélodieux, vos paroles, tous les échos qui les répètent au loin, les
-nuages dorés du soleil couchant, la pompe magnifique des cieux, me
-remplissent des affections sublimes que vous ressentez, et me
-transportent par des charmes ineffables dans ces régions éternelles où
-il n’y aura plus ni inquiétudes ni regrets. Que ne chantez-vous de même
-à cette heure que les plantes boivent la rosée du matin, et qu’elles
-exhalent leurs doux parfums vers les cieux!
-
-LA MÈRE.
-
-Ah! si vous m’avez aperçue quelquefois à genoux dans la forêt, ce
-n’était point pour me plaindre au ciel de mon sort, mais bien plutôt
-pour l’en remercier. Vous eussiez fait avec mes enfants mon bonheur dans
-un désert, et je suis avec vous dans un lieu de délices. Mais comment
-voulez-vous que je chante maintenant! je suis inquiète, mon fils ne
-revient point.
-
-LE PÈRE.
-
-Tendre mère, tranquillisez-vous; il ne tardera pas à revenir. Les
-enfants, vous le savez, aiment tout ce qui les met en mouvement; ils ne
-peuvent rester en place.
-
-MONDOR, _toujours caché_.
-
-Il est incroyable que des gens mariés puissent s’aimer à ce point-là:
-c’est peut-être parce qu’ils vivent seuls. On est trop dissipé, dans le
-monde; les amitiés n’y tiennent à rien; il n’y a que les haines qui y
-sont durables. Ils ont de la religion, ils sont heureux! Je voudrais
-pour beaucoup que mon philosophe fût ici, et même ma femme et ma fille;
-je serais curieux d’entendre ce qu’ils penseraient de tout ce que je
-vois et j’entends là. Cette petite maison est l’asile du bonheur: la
-mère n’a qu’une seule inquiétude, c’est l’absence de son fils, qui est
-peut-être à polissonner à quatre pas d’ici. Ma femme, hélas! n’est pas
-si sensible: mais elle se pique de force d’esprit.
-
-LE PÈRE, _à sa femme_.
-
-Si vous aimiez à vous dissiper, nous irions quelquefois nous promener
-aux environs. Je ne connais point de vue plus magnifique que celle qui
-est au midi de la forêt; il y a là une pelouse élevée d’où l’on découvre
-au loin un grand cercle de coteaux couverts de châteaux, de parcs et de
-villages; la Seine, qui passe au pied de cette pelouse, traverse à perte
-de vue les plaines qui vous séparent de l’horizon, et paraît au milieu
-de leurs vertes campagnes comme un long serpent d’azur. On voit sur les
-replis multipliés de son canal, des barques qui remontent à Paris,
-traînées par de grands attelages de chevaux; et d’autres qui en
-descendent, chargées de trains d’artillerie, ou de recrues de soldats
-qui font retentir les rivages du bruit de leurs trompettes et de leurs
-tambours. De superbes avenues d’ormes traversent ces vastes plaines, et
-vont en se divergeant à mesure qu’elles s’éloignent de la capitale.
-Quoiqu’on n’y aperçoive qu’une petite portion des nombreux rayons qui en
-partent, on y reconnaît la route d’Espagne, celle de l’Italie, celle de
-l’Angleterre, et celles qui mènent aux ports de mer d’où l’on s’embarque
-pour l’Amérique ou pour les Indes orientales; une foule d’autres
-conduisent à de riches abbayes ou à des châteaux, et se confondent par
-leur majesté avec celles qui font communiquer les empires. On y aperçoit
-sans cesse de grands troupeaux de bœufs, et de longues files de chariots
-qui s’avancent lentement vers Paris, et lui apportent l’abondance des
-extrémités du royaume. Des carrosses à quatre et à six chevaux y roulent
-jour et nuit; les cris des hommes, les hennissements des chevaux, les
-mugissements des bestiaux, le bruit des roues de toutes ces voitures,
-forment dans les airs des murmures semblables à ceux des flots sur les
-bords de la mer. Derrière la pelouse d’où vous apercevez cette multitude
-d’objets, sont les avenues royales qui mènent à Versailles à travers la
-forêt. Rien n’est plus imposant que leur pompe sauvage; il n’y a point
-d’arcs de triomphe de marbre qui égalent la majesté de leurs berceaux de
-verdure. Dans le temps de la chasse, vous y voyez aborder des meutes de
-chiens accouplés deux à deux, des piqueurs, des gardes du roi, des
-officiers de la fauconnerie, de brillants équipages, et souvent le roi
-lui-même, suivi d’une partie de sa cour. En vous tenant à un des
-carrefours de la forêt, vous auriez le plaisir d’y voir passer et
-repasser dix fois le prince et son auguste cortége, sans sortir de votre
-place. Ce noble spectacle pourrait vous amuser.
-
-LA MÈRE.
-
-La présence du roi anime tous les lieux où il se montre: semblable au
-soleil, il répand autour de lui un esprit de vie; mais trop d’éclat
-l’environne pour mes faibles yeux: j’aime les retraites paisibles et
-ignorées.
-
-LE PÈRE.
-
-Eh bien! je veux vous en faire connaître une encore plus solitaire que
-celle que nous habitons; elle est au nord de la forêt. C’est un bassin
-de dunes sablonneuses qui a mille pas de large à peu près; il est
-entouré de roches et de collines couvertes d’arbres qui s’élèvent les
-unes derrière les autres en amphithéâtre. On n’aperçoit aux environs
-d’autres ouvrages de la main des hommes, qu’une petite chapelle qui est
-sur la crête d’une des collines les plus élevées; on croirait de loin
-qu’elle est bâtie sur le sommet des arbres. J’ai été plusieurs fois m’y
-promener. Le chemin en est difficile; on y parvient par un sentier
-caillouteux qui va toujours en montant, et qui vous mène au pied d’un
-petit plateau de roche rouge, sur lequel elle est construite. Du pied de
-ce plateau sort une fontaine dont l’eau est très-claire, et qui est
-ombragée par un bouquet de hêtres et de châtaigniers. La première fois
-que j’y arrivai, je fus surpris de voir sur l’écorce de ces arbres des
-caractères qu’il me fut impossible de déchiffrer: la plupart étaient
-fort anciens, et ils portaient tous les dates des années où ils avaient
-été gravés. Je montai sur le plateau sur lequel est bâtie la chapelle,
-par un sentier pratiqué dans le roc, et tout couvert de mousse. Cette
-chapelle est fort ancienne; elle est voûtée en dalles de pierre, et il y
-a sur le fronton, au-dessous de son petit clocher, une inscription en
-lettres gothiques, qu’on ne peut plus lire; elle ne reçoit le jour que
-par une petite fenêtre en arc de cloître, et par la porte, qui est à
-barreaux. J’aperçus par ces barreaux, sur un autel, une statue de la
-Vierge, qui tenait l’enfant Jésus dans un de ses bras, et dans l’autre
-une grosse quenouillée de lin; je vis aussi à travers les barreaux de la
-chapelle, sur le pavé, quantité de liards tout couverts de vert-de-gris;
-je fis ma prière dévotement, et je m’en retournai, cherchant en moi-même
-ce que pouvaient signifier les caractères écrits sur l’écorce des arbres
-autour de la fontaine, et la quenouillée de lin qui était entre les bras
-de la bonne Vierge. Jamais antiquaire n’a été plus curieux d’interpréter
-la légende d’une médaille étrusque, ou quelque symbole inconnu d’une
-statue de Diane.
-
-Enfin, y étant retourné une autre fois dès l’aurore, de jeunes filles
-qui lavaient du linge à la fontaine satisfirent ma curiosité. La plus
-âgée d’entre elles, qui n’avait pas vingt ans, me dit:
-
-«Monsieur, cette chapelle est dédiée à Notre-Dame-des-Bois; elle est
-desservie par nous autres filles des hameaux voisins. Celle d’entre nous
-qui doit se marier est tenue de filer la quenouillée de lin qui est au
-côté de la bonne Vierge, et d’y en remettre une autre de semblable
-poids, pour la fille qui doit se marier après elle. Avec les fils de ces
-quenouillées, on fait une toile, et de l’argent de cette toile, ainsi
-que de celui que les passants jettent par dévotion sur le pavé de la
-chapelle, nous aidons les pauvres veuves et les orphelins de nos
-hameaux. On dit ici une messe tous les ans à la Nativité; et les
-veilles, ainsi que les jours de fête de la Vierge, les filles s’y
-assemblent l’après-midi, sonnent la cloche, parent la bonne Vierge de
-robes blanches et de bouquets de fleurs, et chantent des hymnes en son
-honneur. Les filles et les garçons qui sont promis l’un à l’autre,
-écrivent leurs noms ensemble sur l’écorce des hêtres autour de la
-fontaine de Notre-Dame, afin d’être heureux en mariage; et ceux et
-celles qui ne savent point écrire, y mettent seulement leurs marques.»
-
-Voilà ce que me raconta une des jeunes filles qui lavaient du linge à la
-fontaine de Notre-Dame-des-Bois. Je conjecturai, par le nombre et
-l’ancienneté de ces marques, que peu de paysans autrefois savaient
-écrire. Certainement il y a beaucoup de types et de symboles révérés sur
-les monuments des Romains et dans nos histoires qui n’ont pas des
-origines si respectables.
-
-LA MÈRE.
-
-Ah! il faut que nous allions un jour nous promener à Notre-Dame-des-Bois
-avec nos enfants; nous y porterons à manger; nous y dînerons sur
-l’herbe, auprès de la fontaine.
-
-LE PÈRE.
-
-Ma chère amie, le chemin est rude pour y arriver; mais la solitude dont
-je voulais d’abord vous parler n’est qu’à moitié chemin. C’est, comme je
-vous l’ai dit, une espèce de lande, moitié terre, moitié sable, entourée
-de roches et de collines couvertes d’arbres, au-dessus desquelles on
-aperçoit la petite chapelle de Notre-Dame-des-Bois. On y voit çà et là
-les ouvertures de quelques petits vallons, tapissées de pelouses du plus
-beau vert. Jamais la bêche n’a remué le terrain de ce lieu solitaire.
-Des pyramides pourprées de digitales, des touffes jaunes de mélilot
-parfumé, des girandoles de verbascum, des tapis violets de serpolet, des
-réseaux tremblants d’anémona-némorosa et de fraisiers, et une foule de
-plantes champêtres s’entre-mêlent aux lisières vertes de la forêt, aux
-flancs des roches, et se répandent en longs rayons jusque dans
-l’intérieur du bassin; il n’y a que l’embouchure des vallons et les
-croupes des collines qui soient couvertes d’une herbe fine. Vers une des
-extrémités du bassin, est une grande flaque d’eau bordée de joncs et de
-roseaux. La commodité de cette eau et la tranquillité du lieu y
-attirent, dans toutes les saisons, des oiseaux étrangers et des animaux
-sauvages qui viennent y vivre en liberté. L’écureuil roux à la queue
-panachée s’y joue sur le feuillage toujours vert des sapins; le lapin
-couleur de sable y trotte parmi le thym et le serpolet; mais au moindre
-bruit, il se blottit à l’entrée de son trou: le râle aux longues jambes
-y court sous l’ombre des genêts jaunes, et on l’apercevrait à peine,
-s’il ne faisait entendre de temps en temps son cri, semblable au
-coassement d’une grenouille; le coq de bruyère, avec ses plumes d’un
-noir de velours, son chaperon écarlate et son cou d’un vert lustré, se
-confond avec le pourpre des bruyères lointaines; mais il se promène
-souvent sur la mousse, à l’ombre des pins, dont il mange les pommes.
-Quelquefois, il étend en rond sa belle queue, il abaisse ses ailes, il
-allonge son cou; il va et vient sans cesse sur le tronc d’un pin, et il
-donne à sa voix une forte explosion, suivie d’un bruit semblable à celui
-d’une faux qu’on aiguise: vous diriez d’un faneur qui se prépare à
-faucher toutes les herbes du canton. Il n’y a point dans ce lieu de
-plante qui ne donne des asiles et des fruits hospitaliers à quelque
-espèce d’animal. Les grives voyageuses y reconnaissent en automne le
-genévrier du Nord: elles viennent par troupes se percher sur ses
-branches pour en récolter les graines. Le vanneau solitaire plane
-au-dessus de la flaque d’eau, en jetant des cris aigus, et la grue
-descend du haut des airs pour se reposer au milieu de ses roseaux. Les
-échos des roches répètent les cris de tous ces oiseaux, et les font
-retentir dans les vallons circonvoisins. Aux jeux et à la tranquillité
-de ces animaux, vous diriez qu’ils vivent sous la protection de
-Notre-Dame-des-Bois. Il est bien rare qu’on voie là des hommes, si ce ne
-sont quelques bergers des hameaux voisins, qui, vers la fin de l’été, y
-amènent paître leurs troupeaux. Souvent un cerf des Ardennes, venu de
-forêt en forêt des frontières de l’Allemagne, vient, après de longs
-détours, y chercher une retraite inconnue aux meutes altérées de son
-sang; il renaît à la vie dans ces lieux ignorés des chasseurs; il fuit
-le bruit des cors et il s’arrête au son des chalumeaux. Il regarde les
-bergers sur les collines voisines; il s’approche d’eux, il soupire; il
-oublie que ce sont des hommes, parce qu’ils ne font plus entendre les
-mêmes voix.
-
-C’est dans ces lieux que je vous montrerai les objets qui m’occupaient
-loin de vous; je vous dirai: Ces joncs agités le long des eaux me
-rappelaient les côtes de la Finlande toujours battues des vents; ces
-genévriers et ces sapins, les forêts de votre patrie; ces primevères et
-ces violettes, les fleurs dont vous aimiez à vous parer, et jusqu’au son
-de la petite cloche de Notre-Dame-des-Bois, en me rappelant dans cette
-solitude le nom de Marie, me rappelaient votre nom et votre souvenir. Je
-vous redemandais aux forêts, aux prairies, aux oiseaux voyageurs, aux
-vents et à l’aurore naissante; mais c’était vous, ô mon Dieu! à qui je
-devais redemander mon bonheur: vous seul êtes, sur la terre, l’asile de
-l’homme malheureux. Délicieuses campagnes, et vous plus touchantes
-encore, forêts inhabitées, roches moussues, douces fontaines, solitudes
-profondes, où l’on vit loin des hommes trompeurs et méchants, où le
-temps nous entraîne d’une course innocente, sans malfaisance, sans
-crainte et sans remords, ah! qu’il est doux de vivre dans vos retraites
-ignorées, et d’entendre vos divins langages! Vous nous annoncez par
-mille voix le Dieu qui vous donna l’être: vos lointains nous parlent de
-son immensité; le cours de vos eaux, de son éternité; vos hautes
-montagnes, de son pouvoir; vos moissons, vos vergers, vos fleurs, de sa
-bonté; vos sauvages habitants, de sa Providence; et il ne vous a placé
-dans les cieux, soleil qui éclairez ces ravissants objets, que pour y
-élever nos yeux et nos espérances!
-
-LA MÈRE, _d’un ton attendri_.
-
-Toutes les fois que vous me parlez de la nature, vous me jetez dans le
-ravissement.
-
-MONDOR, _toujours caché_.
-
-Mon Système de la Nature ne dit pas un mot de tout cela. Certainement
-une Providence gouverne la nature. (_Il regarde son livre et le jette
-loin de lui._) Va, je ne te veux plus voir, tu éteins à la fois
-l’intelligence et le sentiment.
-
-LE PÈRE.
-
-Tout ce que je vous ai fait apercevoir, n’est que le coup d’œil d’un
-homme sujet à l’erreur. Nous ne voyons que la moindre partie des
-ouvrages de Dieu; et si toutes les observations des hommes étaient
-rassemblées sur cette partie, nous n’en aurions encore qu’un faible
-aperçu, lors même que chacun d’eux observerait avec autant de sagacité
-que Galien, Newton, Leweenhoek, Linnæus. Mais quelque imparfaites que
-fussent encore nos lumières, l’esprit le plus fort ne pourrait en
-soutenir l’ensemble; il en serait ébloui, comme l’œil par l’éclat du
-soleil dans un jour serein.
-
-Dieu nous a environnés des nuages de l’ignorance pour notre bonheur; il
-nous a mis à une distance infinie de sa gloire, afin que nous n’en
-fussions pas anéantis. La simple vue de ses ouvrages suffit pour le
-faire connaître, quand même nous n’en aurions ni la jouissance ni
-l’intelligence. Il ne prend d’autres titres que celui de son existence
-propre. Tout passe, et il est seul _celui qui est_. Quand il a daigné se
-communiquer aux hommes, il ne s’est point annoncé sous les noms que les
-Platons et les sages de tous les temps lui ont donnés à l’envi, de grand
-géomètre, de souverain architecte, de Dieu du jour, d’âme universelle du
-monde. Il est cela, et il est des millions de fois plus que tout cela.
-Il a des qualités pour lesquelles nos esprits n’ont point de pensée, ni
-nos langues d’expression. S’il laisse échapper de temps en temps quelque
-étincelle de sa lumière au milieu de notre nuit profonde, alors les arts
-éclosent sur la terre, les sciences fleurissent, les découvertes
-paraissent de toutes parts; les peuples sont dans l’admiration.
-Cependant les hommes de génie qui les éclairent et qui les étonnent,
-n’ont allumé leur flambeau qu’à un petit rayon de son intelligence:
-laissons-leur poursuivre cette gloire. Dieu a mis à la portée de tous
-les hommes des biens plus utiles et plus sublimes que les talents: ce
-sont les vertus: tâchons d’en faire notre lot. Hommes aveugles et
-passagers, nous n’avons point été introduits dans cette grande scène de
-la nature pour assister aux conseils de son auteur, mais pour nous
-entr’aider et nous secourir. Nous sommes sur la terre pour la cultiver
-et non pour la connaître... Quels agréments puis-je ajouter pour vous à
-ceux de cette solitude?
-
-LA MÈRE.
-
-Il ne m’y reste rien à souhaiter, sinon que la bonté du ciel ne m’y
-laisse pas vivre après vous.
-
-LE PÈRE.
-
-Vous savez que près de votre bosquet de sapins, il y a un espace vide
-entouré de grands arbres qui en forment comme un salon de verdure.
-
-LA MÈRE.
-
-Oui, mais cet espace est si rempli de broussailles, d’épines noires et
-de troncs d’arbres pourris, qu’on ne peut en approcher.
-
-LE PÈRE.
-
-N’avez-vous pas remarqué, au milieu de ce chaos, un jeune chêne qui
-atteint à la hauteur des grands arbres qui l’environnent, et qui partage
-déjà sa tête en plusieurs rameaux?
-
-LA MÈRE.
-
-Oui, il est plein de vigueur, et il est entouré d’un chèvrefeuille
-chargé de fleurs, qui s’élève jusqu’à sa cime.
-
-LE PÈRE.
-
-J’écarterai les mauvaises plantes tout autour de ce jeune arbre, et je
-placerai au milieu de son chèvrefeuille les bustes du roi et de la
-reine. Nous l’appellerons le chêne de la patrie: il servira de monument
-à nos descendants. Le jour de la fête du roi, nous rassemblerons sous
-son ombre les pauvres enfants du hameau voisin, et ceux des étrangers
-qui viennent glaner ici dans le temps de la moisson. Nous leur donnerons
-un repas champêtre, et nous les ferons danser toute la soirée autour de
-ce jeune arbre, en chantant des chansons à la louange du roi.
-
-LA MÈRE.
-
-Et moi, à cause de la reine, qui fait le bonheur de notre prince, je
-suspendrai au chèvrefeuille l’étoffe de laine blanche que j’ai filée cet
-hiver; et à la fin de la fête, j’en ferai présent à celle des filles que
-vous aurez trouvée la plus aimable.
-
-MONDOR, _toujours caché, pendant que la mère parle, rêve un peu_.
-
-Ils font des projets de bienfaisance dans le sein de la pauvreté! O
-charmes de la vertu, vous subjuguez mon cœur!
-
-LA MÈRE.
-
-Si nous faisions de cette étoffe une loterie pour les filles seulement,
-et si nous y joignions de petits paniers de fruits, des bouquets, des
-pots pleins de laitage, chaque convive pourrait avoir son lot et s’en
-retournerait content.
-
-LE PÈRE.
-
-A merveille! Votre don n’humiliera point celle qui le recevra, et ses
-enfants attacheront à vos aumônes le prix qu’on attache aux présents.
-
-LA MÈRE.
-
-Ce jour-là, je ferai porter à Henri et à Antoinette des chapeaux de
-bluets, de coquelicots et d’épis de blé; ils seront le roi et la reine
-du bal. Il faut accoutumer nos enfants à vivre avec les malheureux, afin
-qu’ils apprennent de bonne heure que ce sont des hommes.
-
-(Antoinette apporte sur sa tête un large panier couvert d’un linge
-blanc.)
-
-ANTOINETTE.
-
-Papa et maman, voici le déjeuner.
-
-LA MÈRE.
-
-Place-le sur l’herbe, mon enfant.
-
-ANTOINETTE _arrange le déjeuner sur l’herbe_.
-
-Voilà un fromage à la crème tout frais, et des gâteaux sortant du four;
-voilà du beurre nouveau, et de belles pommes de l’année passée; voici
-des fraises précoces que j’ai trouvées mûres, le long de la maison, du
-côté où le soleil donne à midi: les gâteaux sont un peu brûlés. Voici,
-maman, pour votre dîner, un petit panier de champignons que j’ai
-cueillis au pied d’un rocher, au milieu d’un lit de mousse: ils sont
-bons à manger, car ils sont couleur de rose, et ils ont une fort bonne
-odeur. Voici encore des écrevisses toutes vives, que j’ai pêchées sur le
-bord du ruisseau: j’ai eu beaucoup de peine à les prendre; il m’a fallu
-des pincettes; il y en a une qui m’a bien mordue: j’en ai encore le
-doigt tout rouge.
-
-LE PÈRE.
-
-Elles sont bien grosses. On n’en sert pas de plus belles à la table des
-princes.
-
-LA MÈRE, _à Antoinette_.
-
-Tu veux me faire faire bonne chère aujourd’hui, et je n’ai point
-d’appétit.
-
-ANTOINETTE.
-
-Cela étant, maman, comme mon papa ne s’en soucie pas, je les remettrai
-dans le ruisseau.
-
-LA MÈRE.
-
-Non, mon enfant, mets-les plutôt dans une petite corbeille avec du
-cresson de fontaine: tu les donneras à cette pauvre femme malade, à qui
-on a ordonné des bouillons pour purifier le sang.
-
-LE PÈRE, _à Antoinette_.
-
-Assieds-toi là, ma fille, et mangeons.
-
-LA MÈRE, _à Antoinette_.
-
-Ne m’ôte point la vue de la campagne. Tu es tout interdite aujourd’hui
-de ne point voir ton frère.
-
-ANTOINETTE.
-
-Oh! maman, il ne lui arrivera pas de mal; notre chien est avec lui.
-
-LE PÈRE, _à sa femme et à sa fille_.
-
-Mangez donc. Ne savons-nous pas qu’une Providence gouverne toutes
-choses? Ferons-nous comme ces vains savants qui ne parlent de la
-Providence que pour en discourir? Chère épouse, je blâme mon fils de
-s’éloigner d’ici sans votre consentement et le mien, mais j’aime qu’il
-s’abandonne de bonne heure à cette puissance surnaturelle. C’est le
-sentiment de sa protection qui est dans l’homme l’unique source du
-courage et de la vertu. J’ai éprouvé dans ma vie des inquiétudes bien
-cruelles et bien vaines pour n’avoir pas conservé cette confiance pure
-et indépendante des hommes; car enfin, au milieu de mes malheurs
-multipliés, j’ai toujours vécu libre, et jamais rien de ce qui m’était
-nécessaire ne m’a manqué. J’ai vu mes services sans récompenses, et mes
-actions les plus louables calomniées. Malheureux au-dehors et au-dedans
-pour m’être fié aux hommes, je tombai malade de déplaisir: enfin, ne
-comptant plus sur les autres ni sur moi-même, je m’abandonnai tout
-entier à cette Providence qui m’avait sauvé d’une infinité de dangers.
-Dès que j’eus tourné mon cœur vers elle, elle vint à mon aide. J’étais
-sans fortune, et je ne connaissais plus de moyen honnête d’en acquérir,
-lorsqu’une personne qui m’était inconnue m’obtint du prince des secours
-dont j’ai subsisté longtemps dans la solitude. J’y jouissais avec
-délices des contemplations de la nature, et je comptais passer ainsi
-heureusement le reste de mes jours; mais la retraite de mon respectable
-patron, ou peut-être des ennemis secrets, me firent perdre l’unique
-moyen que j’eusse de vivre. Je n’avais plus rien à espérer dans le
-monde, et je venais par surcroît d’éprouver les maux domestiques les
-plus cruels, lorsque la Providence mit dans le cœur de notre jeune
-monarque de faire lui-même des hommes heureux. Il vint à savoir, je ne
-sais comment, que je l’avais servi en plusieurs occasions périlleuses,
-sans que j’eusse recueilli d’autre fruit de mes services que des
-persécutions. Il fit tomber sur moi un de ses bienfaits; il me donna ce
-bouquet de bois que nous habitons; il combla mes vœux. Je n’avais
-demandé toute ma vie d’autre bien à la fortune.
-
-LA MÈRE.
-
-Ah! que le prince est digne de notre reconnaissance! puisse-t-il trouver
-la récompense de son bienfait dans l’amour de son épouse et de ses
-enfants!
-
-ANTOINETTE.
-
-Et aussi dans l’amitié de ses frères!
-
-LE PÈRE.
-
-Un bonheur ne vient pas seul. Il me fallait dans cette solitude une
-compagne douce, indulgente, sensible, pieuse, assez éclairée pour
-connaître le monde, et assez sage pour le mépriser. Il fallait qu’elle
-eût été bien malheureuse, et que son cœur brisé, cherchant un appui, se
-joignît au mien, comme une main dans le malheur se joint à une autre
-main. Je me rappelais souvent que lorsque je servais dans le Nord, la
-Providence me l’avait offerte en vous; mais séduit alors par de vaines
-idées de gloire, attiré vers ma patrie par les besoins de mon cœur, je
-joignais aux autres regrets de ma vie celui d’avoir eu mon bonheur entre
-les mains et de l’avoir laissé échapper. Vos propres revers vous
-ramenèrent à moi, plus malheureuse et plus intéressante. J’ai trouvé en
-vous toutes les convenances que je pouvais désirer; votre humeur douce
-et aimante a calmé ma mélancolie; mes jours sont filés d’or et de soie
-depuis qu’ils sont mêlés aux vôtres: ne les troublons point par de
-vaines inquiétudes. Oui, j’aimerais mieux ne vivre qu’un jour dans la
-pauvreté en me fiant entièrement à la Providence, que de vivre un siècle
-dans l’opulence en me reposant sur mes propres lumières; je passerais au
-moins dans la vie quelques instants purs et sans trouble.
-
-MONDOR, _toujours caché_.
-
-Le roi les a logés là. Le roi fait du bien sans qu’on le sache. Voyez à
-quoi j’allais m’exposer!
-
-LA MÈRE.
-
-Oui, la Providence gouverne toutes choses. Souvent, par le malheur, elle
-nous conduit au bonheur: cher époux, vous en êtes pour moi une preuve
-toujours nouvelle. Mais excusez ma faiblesse: je suis femme, et je suis
-mère.
-
-LE PÈRE.
-
-Votre fils ne doit-il pas mourir un jour? Que serait-ce donc si on vous
-le rapportait aujourd’hui...
-
-LA MÈRE.
-
-O Dieu! éloignez de nous un pareil événement! mais j’aimerais encore
-mieux que l’on me rapportât mon fils mort que de le savoir libertin. Ne
-trouvez-vous pas étrange qu’il fasse la nuit de pareilles excursions, à
-son âge? Que deviendront ses mœurs? Vous le savez, les familles forment
-les hommes avec bien de la peine; et les sociétés les corrompent dans un
-moment.
-
-LE PÈRE.
-
-Mais nous ne savons pas s’il est en mauvaise compagnie.
-
-LE PÈRE, _à Antoinette_.
-
-Ton frère n’a-t-il pas coutume de s’écarter quelquefois de la maison?
-Dis-nous-le, si tu le sais; à moins que tu n’aies promis le secret à ton
-frère.
-
-ANTOINETTE.
-
-O mon papa! mon frère n’a point de secrets pour moi, qu’il voulût cacher
-à vous ou à maman. Je ne l’ai vu s’éloigner d’ici tout seul que deux
-fois. La première, il me fit bien peur. Vous n’étiez pas à la maison. Il
-crut voir passer un loup le long de la forêt; il courut prendre votre
-fusil, et poursuivit cet animal, mais de bien près: par bonheur ce
-n’était point un loup, c’était un grand chien de berger.
-
-Une autre fois, comme il déjeunait avec moi dans cet endroit même, il
-s’écarta bien loin dans la plaine pour voir ce qu’y faisait une pauvre
-femme qu’il avait vue passer devant nous, portant dans ses bras un
-enfant à la mamelle. Elle paraissait occupée à fouiller la terre avec
-ses mains; il la trouva cherchant pour vivre de petits navets sauvages,
-qu’elle mangeait tout crus: il lui donna son déjeuner.
-
-LA MÈRE.
-
-Ah! la charmante action! Pourquoi ne nous amena-t-il pas cette pauvre
-mère à la maison!... Mais... qui est-ce qui vient à nous? c’est une
-demoiselle. Oh! mon Dieu! elle est à peine vêtue; elle paraît bien
-fatiguée; elle semble hésiter si elle s’approchera de nous. Appelons-la,
-mon ami; n’est-ce pas? (_Le père y consent d’un mouvement de la tête._)
-Mademoiselle! Mademoiselle!
-
-(En ce moment, on voit paraître une pauvre demoiselle vêtue d’une
-vieille robe de soie en lambeaux, et en mantelet noir tout déchiré. Elle
-tient d’une main une petite canne, et de l’autre un chapelet. Elle
-s’approche de la barrière en faisant beaucoup de révérences.)
-
-LA DEMOISELLE.
-
-Je vous salue, Monsieur et Madame, et vous aussi, ma noble demoiselle.
-Dites-moi, je vous prie, s’il y a quelque auberge près d’ici; je me sens
-le cœur faible; je voudrais trouver un peu de pain bis et de lait, pour
-de l’argent.
-
-LA MÈRE.
-
-Mademoiselle, je ne sais point s’il y a des auberges aux environs. J’ai
-ouï dire qu’il y en avait près de ce grand château que vous voyez
-là-bas; mais faites-nous le plaisir de vous rafraîchir avec nous;
-asseyez-vous là... là, s’il vous plaît, auprès de mon mari.
-
-LA DEMOISELLE _s’assied en faisant beaucoup de cérémonies_.
-
-Madame, vous êtes bien bonne; je me reposerai donc un petit moment ici,
-avec votre permission; car je suis bien fatiguée. Je m’en vais en
-pèlerinage à la bonne sainte Anne d’Auray, qui est bien renommée
-partout. Je suis partie avant-hier au matin de Paris; j’ai toujours
-marché depuis ce temps-là; je ne sais pas combien j’ai fait de lieues.
-
-LE PÈRE.
-
-Mademoiselle, vous avez fait cinq lieues. Et dans quelle province, s’il
-vous plaît, est la bonne sainte Anne d’Auray?
-
-LA DEMOISELLE.
-
-Elle est, Monsieur, dans mon pays, en Bretagne. Oh! mon Dieu! je n’ai
-fait que cinq lieues en deux jours, et je ne peux plus marcher.
-
-LE PÈRE, _à Antoinette_.
-
-Ma fille, apportez-nous une bouteille de vin vieux.
-
-LA MÈRE.
-
-Mangez, je vous prie, Mademoiselle; prenez des forces; quelques verres
-de vin vous rétabliront.
-
-LE PÈRE.
-
-Le vin est le bâton du voyageur.
-
-LA DEMOISELLE.
-
-Ah! Monsieur, j’en ai été privée si longtemps, que ma tête ni mon
-estomac ne peuvent plus le supporter.
-
-LE PÈRE.
-
-Pour que le vin fasse du bien, il ne faut pas en user tous les jours; il
-faut le prendre non comme un aliment, mais comme un cordial.
-
-LA MÈRE, _à son mari, à part_.
-
-J’aurais bien le temps, d’ici à la Saint-Louis, de faire une autre pièce
-d’étoffe: n’est-ce pas, mon ami?
-
-(Le père applaudit d’un mouvement de tête et d’un sourire. La mère parle
-à l’oreille d’Antoinette, qui se lève avec empressement, et court à la
-maison. Pendant l’absence d’Antoinette, le père et la mère servent à
-manger à cette demoiselle étrangère, qui, à chaque politesse qu’elle
-reçoit d’eux, fait beaucoup de remercîments muets de la tête et des
-mains.)
-
-MONDOR, _toujours caché_.
-
-Quelle étrange créature est celle-là! elle porte sur elle tout
-l’attirail de la misère: ces bonnes gens l’accueillent, sans la
-connaître, avec toute sorte d’humanité.
-
-LE PÈRE, _à la demoiselle_.
-
-Mais pourquoi, Mademoiselle, vous exposez-vous, avec une santé si
-faible, à aller si loin?
-
-LA DEMOISELLE.
-
-Ah! Monsieur, si vous saviez combien de gens ont été tirés de peine par
-cette bonne patronne de mon pays, par la bonne sainte Anne d’Auray!
-
-LE PÈRE.
-
-A Dieu ne plaise que j’ébranle le roseau sur lequel le faible s’appuie!
-Votre bonne patronne est sans doute toute-puissante; mais vous allez la
-chercher bien loin, et la Providence est partout.
-
-(Antoinette apporte une corbeille, qu’elle met aux pieds de sa mère.
-Celle-ci en tire une pièce d’étoffe de laine blanche, qu’elle présente à
-l’étrangère, en lui disant:)
-
-LA MÈRE.
-
-Mademoiselle, les personnes délicates comme vous, qui n’ont pas coutume
-de voyager à pied, oublient souvent des précautions nécessaires dans le
-voyage. Les jours sont chauds, mais les matinées et les soirées sont
-encore fraîches; voici une étoffe à la fois légère et chaude, qui pourra
-vous être utile sous votre robe. Je vous prie de l’accepter; je l’ai
-filée et tissée moi-même; c’est une bagatelle qui ne me coûte rien;
-c’est mon ouvrage.
-
-ANTOINETTE, _à sa mère_.
-
-Maman, permettez que je présente aussi à Mademoiselle ce chapeau de
-paille que j’ai fait en me jouant.
-
-(La mère ayant témoigné son consentement d’un signe de tête et en
-souriant, Antoinette présente ce chapeau à l’étrangère, en lui disant:)
-
---Mademoiselle, faites-moi, je vous prie, l’amitié d’accepter ce
-chapeau; il vous mettra à l’abri du soleil et même de la pluie.
-
-LA DEMOISELLE, _pleurant_.
-
-Bonnes gens de Dieu!... Les étrangers me secourent, et mes parents
-m’abandonnent! Monsieur et Madame... et vous, ma noble demoiselle... je
-voudrais être assez forte pour vous servir comme servante, toute ma vie;
-mais les maladies, les chagrins m’ont trop affaiblie. Telle que vous me
-voyez, Madame, je suis une fille de condition d’une ancienne famille de
-Bretagne; je suis... (_pleurant et sanglotant_) une pauvre créature bien
-misérable!
-
-LA MÈRE, _à la demoiselle_.
-
-Calmez-vous, Mademoiselle, calmez-vous; nous ne faisons pour vous que ce
-que vous feriez pour nous en pareil cas. Nous ne pouvons rien; mais si
-vous vous étiez arrêtée à ce château là-bas, vous auriez été mieux
-reçue: c’est la demeure d’un homme riche; c’est le château de M. Mondor.
-
-LA DEMOISELLE, _effrayée, veut se lever_.
-
-C’est le château de M. Mondor! oh! je m’en vais tout-à-l’heure, Madame,
-je m’en vais. Si le seigneur de ce château savait que je suis ici, il me
-ferait enfermer pour le reste de ma vie.
-
-LE PÈRE.
-
-Rassurez-vous, Mademoiselle, vous n’avez rien à craindre ici.
-
-MONDOR, _toujours caché_.
-
-Que veut dire cette créature-là? elle parle de moi, et je ne l’ai jamais
-vue: elle a perdu l’esprit.
-
-LA MÈRE, _à la demoiselle qui pleure_.
-
-Apaisez-vous, ma chère demoiselle, la Providence vous tirera d’embarras.
-Vous pouvez reposer ici en sûreté pendant plusieurs jours; personne ne
-vous y inquiétera: vous êtes ici sur le terrain du roi.
-
-LA DEMOISELLE.
-
-Sur le terrain du roi? oh! je m’en irai tout-à-l’heure, ma respectable
-dame, car on me ferait arrêter au nom du roi; vous en jugerez vous-même.
-Quelque misérable que je paraisse, je suis la cousine du seigneur de ce
-château, mais cousine germaine, fille du frère de son père: nous avons
-été élevés ensemble. Lorsque mon cousin fut devenu un peu grand, on
-trouva l’occasion de l’envoyer à Paris, où, je ne sais comment, il est
-parvenu à faire une fortune immense. Mon père, qui était son oncle, en
-conçut pour moi de grandes espérances, d’abord à cause de notre parenté,
-et ensuite à cause de l’amitié qui nous avait unis dans le premier âge.
-Il me mit donc au couvent à Rennes, et il m’y donna des maîtres de toute
-espèce, dans la persuasion qu’il rejaillirait un jour sur moi quelque
-chose de la fortune de mon cousin, et qu’il fallait m’en rendre digne
-par mon éducation. Cette éducation consomma une grande partie de mon
-petit patrimoine; et ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que quand je
-sortis du couvent, ce qui n’arriva qu’à la mort de mon père, je savais
-un peu de tout, et je n’étais propre à rien. Je n’étais pas jolie, comme
-vous voyez; cependant il se présenta un gentilhomme qui s’offrit de
-m’épouser pourvu que mon cousin de Paris voulût lui faire avoir un bon
-emploi. J’écrivis plusieurs fois à ce sujet à mon cousin. Mais mon
-parent, qui avait oublié depuis longtemps sa famille, refusa de
-s’employer pour mon prétendu; et celui-ci, à son tour, m’abandonna
-lorsqu’il me vit sans crédit et sans dot.
-
-Dans le chagrin de son cruel abandon, je perdis quelque temps la raison.
-Je quittai mon pays; ensuite, après avoir erré longtemps de parents en
-parents, repoussée par chacun d’eux tour à tour, je rassemblai les
-petits débris de ma fortune pour venir solliciter à Paris la pitié de
-mon cousin.
-
-La raison m’était tout-à-fait revenue; néanmoins, quand je me présentai
-à son hôtel, il refusa de me voir; il me fit dire par son portier de n’y
-jamais reparaître. Mes moyens furent bientôt épuisés. Ne sachant aucun
-métier, je ne trouvai d’autre ressource, pour vivre, que de chercher à
-être femme de chambre. Que de larmes je me serais épargnées, si j’avais
-su faire seulement un chapeau de paille! mais j’étais encore loin de mon
-compte. Il me fallait des recommandations pour être femme de chambre. Je
-crus que le nom de mon cousin, auquel on avait sacrifié mon patrimoine,
-pourrait au moins me donner du pain dans la servitude: je m’annonçai
-donc auprès de plusieurs femmes de qualité comme la cousine germaine de
-M. Mondor. Mais dès que sa femme, qui est très-fière, sut que je me
-disais de ses parentes pour être femme de chambre, elle devint furieuse;
-elle me fit dire que si je m’annonçais encore à ce titre, elle me ferait
-enfermer comme fille. Je passais ma vie dans les larmes, dans un cabinet
-obscur d’un hôtel garni où j’ai vécu trois hivers sans feu, vendant pour
-subsister, pièce à pièce, mes robes et mon linge. Enfin, n’ayant plus
-rien en ma disposition, sans aide, sans crédit, et ne sachant où donner
-de la tête, avant de retourner dans mon pays, j’ai résolu de faire un
-pèlerinage à la bonne sainte Anne d’Auray, si je ne meurs pas en chemin.
-
-LA MÈRE.
-
-Ayez bonne espérance, pauvre infortunée! essuyez vos larmes. La
-Providence, à laquelle vous vous fiez, ne vous abandonnera pas.
-
-LA DEMOISELLE.
-
-Avant de quitter pour toujours ce pays, sachant que M. Mondor était à
-son château, j’ai voulu faire une dernière tentative auprès de lui;
-d’ailleurs son château était presque sur ma route. J’y suis donc arrivée
-hier au soir. J’ai vu un grand nombre d’équipages et beaucoup de
-mouvement dans les cours, comme en un jour de fête, ou, pour mieux dire,
-comme tous les jours; car mon cousin est fort riche et fort honorable.
-Je me suis présentée toute tremblante à la grille; je craignais encore
-que les chiens de la basse-cour ne me déchirassent, car ils aboyaient
-beaucoup après moi. Enfin, un laquais est venu et m’a empêchée d’aller
-plus loin, en me demandant rudement ce que je voulais. Je lui ai répondu
-avec beaucoup de douceur que je voulais parler à monsieur Mondor, et je
-lui ai dit que j’étais sa cousine. Il est allé avertir Madame, et
-bientôt après il est venu me dire de sa part:
-
-«Retirez-vous, aventurière qui prenez un nom qui ne vous appartient pas!
-Sortez avant la nuit de dessus les terres de Monseigneur, sous peine
-d’être enfermée.»
-
-Je me suis retirée, saisie d’effroi, à l’extrémité du village, chez un
-pauvre paysan où j’ai passé la nuit à pleurer, couchée sur la paille; et
-dès la petite pointe du jour, je me suis mise en route pour perdre de
-vue ce terrible château. Comment! j’ai marché si longtemps, et c’est
-encore là lui! je m’en croyais bien loin. Oh! je m’en vais, Madame, ils
-me feraient enfermer.
-
-LA MÈRE.
-
-Reposez-vous et mangez tranquillement. Prenez ce panier de gâteaux et de
-fruits; ils vous feront plaisir sur la route. Je suis fâchée que vous ne
-buviez pas de vin. Pauvre demoiselle! fiez-vous à Dieu de tout votre
-cœur.
-
-LE PÈRE.
-
-Quand les maux sont à leur comble, ils touchent à leur fin. Les Persans
-disent en proverbe que le plus étroit défilé est à l’entrée de la
-plaine.
-
-ANTOINETTE, _attendrie_.
-
-Maman, j’ai un grand mouchoir de cou qui ne m’est pas utile: si j’osais,
-je prendrais la liberté de l’offrir à Mademoiselle.
-
-LA DEMOISELLE, _en soupirant_.
-
-Oh! non, Mademoiselle, je ne souffrirai pas que vous vous dépouilliez de
-vos hardes pour m’en revêtir. Ah! puisque des gens de bien entrent avec
-tant de bonté dans mes peines, il faut que Dieu m’ait prise en pitié.
-Oui, anges du ciel, vous me donnez plus de consolation aujourd’hui que
-je n’en ai éprouvé depuis dix ans.
-
-ANTOINETTE _se lève en sursaut_.
-
-Ah! maman, voilà Favori, et voilà mon frère qui le suit.
-
-(Elle veut sortir pour aller au-devant de son frère, puis elle revient
-sur ses pas et se rassied auprès de sa mère.)
-
-LA MÈRE, _d’un air joyeux_.
-
-Ah! Dieu soit loué!... Allons, allons, chère demoiselle, tout ira bien.
-
-(Une émotion douce s’empare du père, de la mère et de la sœur, et leur
-fait garder le silence.)
-
-MONDOR, _toujours caché_.
-
-Elle a raison; c’est ma misérable cousine. Elle m’a écrit lettres sur
-lettres; ma femme m’a toujours empêché de lui faire du bien. Voilà
-cependant une chose bien étrange! ces bonnes gens que je voulais
-dépouiller font l’aumône à ma parente; mais ce n’est pas une aumône, ils
-y mettent plus de délicatesse et de bienséance que je n’en ai mis
-souvent à faire des cadeaux. Pauvre créature! ah! je vais lui faire
-tenir des secours en secret; je la tirerai de sa situation sans que ma
-femme en sache rien... Mais l’enfant de la maison approche, il vient de
-mon côté; s’il m’apercevait ici, il me prendrait pour un homme qui
-écoute aux portes; je suis bien embarrassé... J’avais envie de faire
-connaissance avec ces honnêtes gens-là, mais ils auront maintenant
-mauvaise opinion de moi, depuis que ma cousine s’est plainte de ma
-dureté... Après tout, je peux garder l’incognito avec eux: ils ne m’ont
-jamais vu; et ma cousine, depuis l’enfance, aura sûrement oublié mes
-traits, comme j’ai oublié les siens. Allons, allons, du courage: allons.
-(_Il s’avance vers le père de famille._)
-
-Je vous salue, heureux voisins: je demeure ici aux environs. En faisant
-ce matin une promenade sur mes terres, la beauté de votre situation m’a
-attiré de votre côté. Ce château là-bas semble bâti exprès pour vous
-donner de la vue.
-
-LE PÈRE.
-
-Asseyez-vous, je vous prie, respectable étranger, et prenez part avec
-nous à ce repas frugal. (_Mondor s’assied sur l’herbe auprès de sa
-cousine._) Ce château s’aperçoit en effet de fort loin. Il s’annonce
-avec beaucoup de majesté. Si celui qui en est le maître fait du bien,
-les malheureux doivent en bénir les combles, de tous les villages de
-l’horizon; mais ce n’est pas sa vue qui nous attire ici. Nous avons, je
-vous assure, de plus douces perspectives, sans sortir de cette petite
-habitation. (_Il regarde son épouse et sa fille._)
-
-MONDOR.
-
-Oh! je vous crois. La fortune ne donne pas toujours ce qu’elle semble
-promettre, même aux yeux; et je ne sais qui est le mieux partagé de ce
-côté-là, du seigneur d’un château qui a une cabane pour point de vue, ou
-de l’habitant d’une cabane qui a un château en perspective. La
-différence qui est dans leur paysage pourrait bien être encore dans leur
-condition.
-
-(Henri arrive tout essoufflé. Il porte sur sa tête une grosse pierre
-couverte de mousse; il la pose à terre aux pieds de sa mère, et se
-mettant à genoux aux pieds de son père, il lui dit:)
-
-Mon père, donnez-moi aujourd’hui votre bénédiction.
-
-LE PÈRE, _d’un ton sérieux_.
-
-Monsieur, je l’ai donnée ce matin.
-
-(Henri veut prendre la main de son père pour la baiser, celui-ci la
-retire; Henri s’écrie en pleurant:)
-
-Mon père, vous me retirez votre main! vous ne me l’avez jamais refusée.
-
-ANTOINETTE, _les larmes aux yeux et d’un ton suppliant_:
-
-Mon père! mon père! ah! mon papa!
-
-LA MÈRE, _à Antoinette_.
-
-Tu te trouves mal!...
-
-ANTOINETTE, _d’une voix oppressée_.
-
-Ah! mon papa!
-
-LE PÈRE, _à Henri_.
-
-Je ne vous pardonne pas l’inquiétude que vous avez donnée ce matin à
-votre mère. Vous voyez l’état où vous mettez votre sœur.
-
-HENRI, _fondant en larmes_.
-
-Que je suis malheureux! Mon père, écoutez-moi, je vous prie. Maman se
-plaignait, il y a quelques jours, qu’étant assise à l’ombre de ce saule,
-ses pieds reposaient dans l’herbe tout humide de rosée. Je me rappelai
-qu’en me promenant avec vous à la carrière de pierres meulières qui est
-à une lieue d’ici, j’avais vu des pierres couvertes de mousse. J’ai
-pensé que j’en pouvais trouver, dans le nombre, une qui serait propre à
-faire un marchepied pour reposer les pieds de maman; j’ai rêvé pendant
-plusieurs nuits au moyen de l’aller chercher sans qu’on s’aperçût de mon
-absence, car je craignais que vous ne vous opposassiez à mon dessein.
-Cette nuit, je me suis réveillé au chant du coq, et j’ai trouvé la
-clarté de la lune si grande, que j’ai cru le moment favorable pour aller
-chercher ma pierre. Je comptais être de retour ici assez tôt pour que
-personne ne s’aperçût de mon départ.
-
-LE PÈRE.
-
-Mon fils, il faut se méfier de soi-même à tout âge; mais au vôtre, vous
-ne devez pas faire un pas sans consulter vos parents. Si vous les aimez,
-votre bonheur doit être de faire leur volonté: on pèche également en
-restant en-deçà, ou en allant au-delà. Mais vous n’avez manqué à la
-prudence que par un excès de l’amour filial. Embrassez-moi, mon fils;
-que le ciel vous éclaire, et qu’il vous conduise dans tout ce que vous
-entreprendrez! Sans ses lumières un bon cœur est aveugle. Viens
-m’embrasser, et va t’asseoir auprès de ta mère.
-
-LA MÈRE, _avec émotion_.
-
-Essuie tes larmes, que je t’embrasse, mon cher fils! que Dieu te
-bénisse, et ne te fasse jamais rencontrer l’imprudence et le repentir
-dans le chemin de la vertu! Comment as-tu osé t’exposer pendant la nuit,
-tout seul, près d’une carrière, pour m’apporter une grosse pierre,
-généreux et imprudent enfant!...
-
-ANTOINETTE, _à Henri, en l’embrassant et en pleurant_.
-
-Que je t’embrasse donc aussi, dis, méchant!
-
-HENRI, _assis auprès de sa mère_.
-
-Chers parents, je ne vous donnerai plus d’inquiétude à l’avenir. Ah! si
-vous saviez ce qui m’est arrivé, vous me gronderiez bien davantage!
-
-LA MÈRE.
-
-Oh! non, non, tu ne seras plus grondé. Te voilà revenu, tu es justifié.
-Raconte-nous ce qui t’est arrivé.
-
-HENRI.
-
-Je suis descendu d’abord par la fenêtre de ma chambre, de peur de
-laisser en sortant la porte de la maison ouverte, et pour ne pas faire
-de bruit. Le chien, qui faisait sa ronde dans le verger, m’ayant aperçu,
-est venu me reconnaître, puis il a remué sa queue, et il m’a suivi; j’ai
-passé par-dessus la barrière, il en a fait autant; j’ai voulu le
-chasser, il s’est obstiné à me suivre. Quand nous avons été dans la
-plaine, j’ai fort bien reconnu le chemin qui mène à la carrière à
-travers les terres; j’en ai suivi les ornières jusqu’à ce que j’y fusse
-arrivé: alors j’ai distingué à merveille les pierres qui avaient de la
-mousse d’avec celles qui n’en avaient pas. Je voyais même les chardons
-qui croissaient sur le bord tout autour, et qui, en me piquant,
-m’avertissaient de ne pas tant m’approcher; je voyais aussi les grandes
-ombres que la clarté de la lune faisait paraître au fond du précipice.
-Cependant je n’apercevais rien aux environs, qu’un petit clocher dont
-l’ardoise luisait à travers le brouillard. Tout était fort tranquille,
-si ce n’est qu’on entendait les bruits des criquets, et de temps en
-temps les cris des hiboux qui volaient au-dessus de la carrière, au haut
-de laquelle ils font leurs nids. Je me suis donc mis à déterrer une
-grosse pierre avec mes mains et mon couteau, et pendant que je
-m’efforçais d’en venir à bout, Favori flairait la terre et tournait tout
-autour de moi, comme s’il eût voulu faire la garde.
-
-LA MÈRE.
-
-Dépêche-toi donc, tu m’effrayes.
-
-HENRI.
-
-Cette pierre était si grosse, que je n’ai jamais pu la soulever de
-terre. Pendant que j’en cherchais une plus petite, Favori a aboyé; je
-lui ai fait signe avec la main de se taire, et il s’est tu. J’ai prêté
-l’oreille bien attentivement, et voilà que j’entends au loin un bruit
-comme celui d’un carrosse qui roule, et de plusieurs chevaux qui
-galopent. J’ai bientôt aperçu un équipage à six chevaux, précédé de
-quatre cavaliers qui allaient à toute bride à travers les champs; ils
-venaient tout droit de mon côté. Quand ils ont été à la portée de ma
-voix, je me suis écrié de toutes mes forces: «Arrêtez! arrêtez!...
-prenez garde à vous... vous allez vous précipiter dans la carrière.» A
-mes cris, les cavaliers et le cocher ont retenu leurs chevaux; alors je
-me suis approché d’eux pour leur montrer le chemin; mais, croirez-vous
-ce que je vais vous dire? Ces cavaliers, que je distinguais fort bien à
-la clarté de la lune, avaient des visages comme les faces de ces démons
-qui portent les gouttières de notre église. Favori s’est mis à aboyer
-après eux, et s’est caché de peur derrière moi.
-
-LA MÈRE.
-
-Achève donc; tu me transis de frayeur.
-
-ANTOINETTE.
-
-Ah! mon pauvre frère!
-
-HENRI.
-
-O mon papa! ô maman! j’ai eu grand’peur. Je me suis dit: Dieu vent me
-punir d’être sorti de la maison aujourd’hui, sans avoir reçu votre
-bénédiction; je lui en ai demandé pardon de tout mon cœur; je me suis
-recommandé à lui; j’ai fait le signe de la croix, et je me suis avancé
-vers ces cavaliers hardiment, quoique je tremblasse bien fort.
-
-Ils étaient armés de pistolets: un d’eux m’a dit d’une voix rude:
-
-«Montre-nous le chemin.»
-
-Je leur ai fait signe de me suivre; je les ai conduits par un long
-détour au-delà de la carrière, et je les ai remis sur la grande route.
-Le carrosse a eu beaucoup de peine à en traverser le fossé, car il était
-bien lourd. Quand il a été sur le grand chemin, une des personnes qui
-étaient dedans, laquelle avait le visage noir comme du charbon, m’a dit
-par la portière:
-
-«Mon petit ami, je vous prie de porter cette lettre au château de
-Mondor, et de ne l’y remettre que ce soir.»
-
-Sa voix était douce comme la voix d’une femme. J’ai pris sa lettre, et
-je lui ai promis de la remettre ce soir.
-
-LE PÈRE.
-
-Mon fils, vous avez rencontré des gens masqués: cette aventure cache
-quelque intrigue. Il ne faudra pas manquer de porter vous-même, ce soir,
-cette lettre au château de Mondor. Quand on se charge d’une commission,
-il faut la remplir dans toutes ses circonstances.
-
-MONDOR, _agité de différents mouvements, se lève de sa place et se
-rassied_.
-
-Mon hôte, je vais me promener pendant quelques moments; je ne peux
-rester longtemps assis, je suis sujet à des maux de nerfs.
-
-LE PÈRE.
-
-Rien n’est meilleur en effet que l’exercice pour les maux de nerfs; la
-solitude y est bonne aussi. Si vous voulez vous reposer un instant dans
-la maison, seul auprès du feu, vos vapeurs se calmeront.
-
-MONDOR.
-
-Non, non, bien obligé; ne faites pas attention à moi; l’attention
-d’autrui redouble mon mal.
-
-(Il va et vient en se promenant hors la barrière, la main appuyée sur le
-front, et prêtant l’oreille à la conversation.)
-
-LE PÈRE.
-
-Continuez, mon fils.
-
-HENRI.
-
-Je suis revenu à la carrière chercher une autre pierre: il était déjà
-grand jour. J’y ai trouvé des paysans rassemblés qui y jouaient à un
-vilain jeu. Ils avaient suspendu par le cou une oie en vie, et pendant
-que cette pauvre bête se débattait en allongeant les pattes et en
-agitant les ailes, ils tâchaient de loin de lui rompre le cou à coups de
-bâton. Un petit Savoyard qui allait à Paris s’est approché d’eux pour
-les regarder; un moment après, les écoliers qui allaient à l’école sont
-venus aussi les considérer. Un d’eux, ayant aperçu ce petit Savoyard,
-s’est mis à dire en le montrant du doigt:
-
-«Voilà notre oie!»
-
-Aussitôt tous se sont écriés:
-
-«Voilà notre oie! voilà notre oie!»
-
-Ils l’ont entouré, et se sont mis à lui jeter des pierres. Les paysans
-les regardaient faire, et se mettaient à rire; je suis accouru au
-secours de ce pauvre malheureux; mais ces écoliers étaient en si grand
-nombre, et leurs pierres me sifflaient d’une telle roideur aux oreilles,
-que j’aurais sans doute été bien blessé si le maître d’école ne fût venu
-à passer. Dès qu’ils l’ont aperçu, ils sont restés bien tranquilles;
-mais il les avait vus de son côté, et il a dit qu’il les fouetterait
-pour ça. En vérité, mon papa, ils sont bien méchants; pendant que je
-demandais grâce pour eux au maître d’école, il y en avait derrière lui
-qui me tiraient la langue et qui me montraient le poing.
-
-LE PÈRE.
-
-Mon fils, vous vous êtes très-bien conduit; c’est une action divine
-d’aller au secours des misérables et de pardonner à ses ennemis.
-
-HENRI.
-
-Le maître m’a fait bien des compliments; il m’appelait son petit ange...
-Mais, mon père, une chose m’a fait bien de la peine; c’est que quand ce
-petit Savoyard m’a vu dans le danger où je m’étais mis pour l’en tirer,
-il m’a laissé et s’est enfui.
-
-LE PÈRE.
-
-Mon fils, voilà à quoi vous devez vous attendre quand vous ferez du bien
-aux hommes; mais loin de vous en affliger, vous devez vous en réjouir.
-Si les hommes l’oublient, Dieu s’en souviendra; il n’y a pas un seul
-acte de vertu de perdu pour lui, sur une terre où il n’a pas laissé
-perdre une seule goutte d’eau.
-
-MONDOR, _fort agité, va et vient pendant cette conversation; il dit à
-part_:
-
-Un carrosse, des masques, des cavaliers armés au milieu de la nuit! une
-femme déguisée, et une lettre à mon adresse! Quelle catastrophe est
-arrivée chez moi? Il faut que je m’en retourne tout-à-l’heure... Mais si
-j’attends à ce soir à recevoir cette lettre, je redoublerai mon
-inquiétude... Dès que mes gens me verront arriver au château,
-n’accourront-ils pas tous pour me raconter ce qui s’est passé dans mon
-absence? Oui, mais les raisons secrètes, les motifs, les principaux
-points de cette manœuvre-là, il ne faut pas les demander à des laquais,
-surtout à des laquais aussi indifférents sur mes intérêts que les miens.
-Je ne le saurai que ce soir par cette lettre qui m’est adressée: je
-mourrai mille fois d’impatience d’ici à ce temps-là... D’un autre côté,
-si je me fais connaître à ces honnêtes gens, que vont-ils penser de moi?
-Ferai-je l’aveu de mes duretés devant des étrangers, en présence même de
-ma pauvre cousine qui en a été la victime? Allons, retournons au
-château... Mais attendre jusqu’à ce soir! je vivrai jusqu’à ce soir dans
-les tourments; chaque instant me paraîtra un siècle: l’appréhension du
-mal est plus redoutable que le mal même. Allons, on ne cesse de tomber
-que quand on est dans le fond de l’abîme: achetons la certitude de notre
-malheur par un peu de confusion. (_Il se rapproche de la barrière et dit
-tout haut_:) Mon respectable voisin, je suis le seigneur du château que
-vous voyez là-bas: c’est à moi qu’est adressée la lettre que votre fils
-a reçue cette nuit: je m’appelle Mondor.
-
-Toute la compagnie est saisie d’étonnement. Henri le regarde fixement;
-la mère rougit et baisse les yeux; Antoinette effrayée joint ses deux
-mains, et se presse contre sa mère; la demoiselle étrangère laisse
-tomber ses deux bras, et considère Mondor les yeux et la bouche
-ouverts.)
-
-LE PÈRE.
-
-Vous paraissez, Monsieur, un homme digne de foi; mais mettez-vous à ma
-place. L’envoi de cette lettre, comme vous l’avez entendu vous-même, a
-été accompagné de circonstances extraordinaires; elle paraît
-très-importante: puis-je la remettre entre vos mains sans vous
-connaître? (_A l’étrangère_:) Mademoiselle, reconnaissez-vous Monsieur
-pour votre cousin?
-
-LA DEMOISELLE.
-
-Oh! mon cousin ne va point seul à pied; il ne sort jamais qu’en
-carrosse. Oh! sûrement, Monsieur, vous n’êtes pas mon cousin.
-
-LE PÈRE, _à Mondor_.
-
-Cela étant, Monsieur, trouvez bon que je vous refuse cette lettre pour
-la conserver à monsieur Mondor.
-
-MONDOR, _au père_.
-
-J’approuve, Monsieur, vos précautions: cette lettre, en effet, est
-importante, et je vous suis inconnu. Quel coup de la Providence! il faut
-que j’emploie, pour me faire reconnaître par des étrangers, le
-témoignage de la même personne que j’ai si longtemps méconnue dans ma
-famille. (_A l’étrangère_:) Mademoiselle, vous vous appelez Anne Mondor;
-vous demeurez à Paris depuis trois ans, à l’hôtel de Bourbon, rue de la
-Madeleine, où vous avez vécu bien malheureuse par ma dureté: vous en
-êtes partie depuis trois jours, à pied et sans argent.
-
-LA DEMOISELLE, _en soupirant_.
-
-Oh! mes malheurs ont été si longs et si multipliés, qu’ils peuvent bien
-être connus par d’autres que par mes parents. Non, Monsieur, vous n’êtes
-pas de ma famille; vous devenez tout d’un coup trop compatissant.
-
-MONDOR.
-
-Ma pauvre cousine, tu es la fille de Christophe Mondor, de Quimperlé, le
-septième frère de mon père, Antoine Mondor; nous descendons d’un Mondor,
-sénéchal de Vitré sous Charles IX; je m’appelle Pierre Mondor, le temps
-et les affaires m’ont vieilli: me connais-tu, à présent?
-
-LA DEMOISELLE.
-
-Hélas! oui, Monseigneur, vous êtes mon cousin. (_Elle se trouve mal._)
-
-ANTOINETTE, _effrayée, pleure et s’écrie_:
-
-Ah! mon Dieu, elle est morte!
-
-LA MÈRE, _à sa fille_.
-
-Prenez de l’eau, jetez-lui-en sur le visage; frappez-lui dans les
-mains;... allons, elle revient à elle; ce n’est rien... ce n’est rien.
-Mademoiselle, appuyez-vous la tête contre moi.
-
-ANTOINETTE.
-
-Je vais vous donner un peu d’air frais avec le mouvement de mon chapeau.
-Respirez ces fleurs de lavande. Pauvre demoiselle!
-
-LE PÈRE.
-
-Prenez ce verre de vin.
-
-LA DEMOISELLE.
-
-Monsieur, pour vous obéir. (_Elle le prend d’une main tremblante, et
-après y avoir trempé les lèvres, elle le remet sur le gazon._) Je ne
-saurais le boire en entier; mais je me sens mieux. (_A son cousin_:)
-Monseigneur, je vais me retirer de dessus vos terres; je m’en vais
-tout-à-l’heure; prenez patience.
-
-MONDOR.
-
-N’aie point peur, chère et malheureuse cousine! attends un moment que
-j’aie lu ma lettre; tu seras contente de moi: tu verras ce que je veux
-faire pour toi.
-
-LA DEMOISELLE.
-
-Monseigneur! vous me rendez la vie. O bienheureuse sainte Anne!
-
-LE PÈRE _prend la lettre des mains de son fils, et la présentant à
-Mondor, il lui dit_:
-
-Monsieur, à la frayeur de votre cousine, je ne doute pas que vous ne
-soyez le seigneur de ce château; et à la pitié que vous lui témoignez,
-que vous ne soyez son cousin. Cette lettre est à vous. (_Mondor la
-prend, et se retire à l’écart pour la lire._)
-
-ANNE MONDOR.
-
-Ah! mon Dieu! je ne sais si je rêve ou si je veille... je me sens
-beaucoup mieux. Madame, comment! vous aviez tant d’inquiétude pour votre
-enfant, et vous vous occupiez de mes malheurs! C’est un beau garçon, il
-ressemble à sa sœur et à vous, Madame, comme deux gouttes d’eau... Mais,
-Madame, nous sommes ici sur le terrain du roi, n’est-ce pas?
-
-LA MÈRE.
-
-Oui, oui, vous y êtes en sûreté; soyez tranquille. (_A sa fille_:)
-Antoinette, fais donc déjeuner ton frère.
-
-ANTOINETTE, _à son frère_.
-
-Voilà un mouchoir blanc; viens que je t’essuie le front; tu es tout en
-nage. Tiens, voilà ton déjeuner, mon pauvre Henri; tu es cause que j’ai
-laissé brûler les gâteaux.
-
-HENRI.
-
-Tu n’as pas touché au tien.
-
-ANTOINETTE.
-
-J’avais perdu l’appétit, ainsi que maman.
-
-HENRI.
-
-Je ne donnerai plus d’inquiétude; je ne m’écarterai plus jamais.
-
-ANTOINETTE.
-
-Si je t’avais vu avec ces gens masqués, sur le bord d’une carrière, au
-clair de la lune, je serais morte de peur. Tu as un bon ange qui te
-garde, comme Tobie.
-
-HENRI.
-
-Je suis plus heureux que Tobie; il n’avait qu’un bon père et une bonne
-mère, et moi j’ai encore une bonne sœur. J’ai pensé t’apporter un
-roitelet.
-
-ANTOINETTE.
-
-Ah! que tu m’aurais fait de plaisir!
-
-HENRI.
-
-Où l’aurais-tu mis?
-
-ANTOINETTE.
-
-Je l’aurais mis dans la cage où j’avais un linot.
-
-HENRI.
-
-Il aurait passé à travers les barreaux.
-
-ANTOINETTE.
-
-Je les aurais garnis avec des brins de jonc.
-
-HENRI.
-
-Eh bien! je n’ai jamais pu le prendre. J’ai eu vingt fois la main
-dessus; il semblait se moquer de moi. Je l’ai trouvé sur les pierres de
-la carrière. Tantôt il sautait de l’une à l’autre, tantôt il passait
-dessous par des fentes où je n’aurais pas glissé mon doigt.
-
-ANTOINETTE.
-
-Oh! il en vient souvent ici; ils aiment notre maison, ils lui portent
-bonheur.
-
-MONDOR _se rapproche avec toutes les marques de l’indignation et de la
-surprise_.
-
-Soyez touchés de mes malheurs, sensibles et compatissants voisins.
-J’avais une femme et une fille, et je n’en ai plus; elles sont parties
-cette nuit, après m’avoir volé. Oh! je suis bien puni par où j’ai péché.
-Écoutez, je vous prie, ce que m’écrit ma digne épouse:
-
-«Monsieur,
-
-»J’ai été fidèle aux lois de l’hymen tant que nous avons été liés par
-des intérêts communs. Aujourd’hui vous êtes vieux, et je suis encore
-jeune; vous devenez dur, et je suis sensible: nous ne nous convenons
-plus. Rompons des nœuds que désavoue la nature; j’agis conséquemment à
-ses principes, et aux vôtres. Il n’y a d’autre Dieu dans l’univers que
-le plaisir. Le plaisir est la souveraine loi de tous les êtres
-sensibles. Comme il ne peut plus désormais se rencontrer dans notre
-union, je vais le chercher dans d’autres climats. Je me paye de ma dot
-par mes diamants et par les vôtres, et de celle de ma fille, qui
-m’accompagne, par les cent mille écus en or que vous réserviez à de
-nouvelles acquisitions. Quant à l’opinion publique, si elle me blâme, je
-ne m’en soucie guère. Je ne manquerai pas de prôneurs, tant que je ne
-manquerai pas d’argent. Ne soyez pas inquiet de notre sort ni du lieu où
-nous allons vivre: deux de vos meilleurs amis, le comte d’Olban et le
-chevalier d’Autières, nous accompagnent avec quatre de vos gens les plus
-affidés. La patrie est bien là où l’on est bien.» (_Mondor déchire la
-lettre._) Maximes d’enfer! malédiction sur les infâmes et les perfides!
-
-Mes chers voisins, je ne vous le cèle pas, j’étais venu ici dans
-l’intention d’accroître mon domaine aux dépens du vôtre. J’étais assis,
-un livre à la main, au bord de cette haie, d’où j’ai entendu vos
-touchants entretiens. Vous avez rallumé dans mon esprit un rayon de
-cette raison universelle qui gouverne toutes choses; vous m’avez rappelé
-à la vertu par la sainteté de vos mœurs, et par le calme de vos jours;
-j’ai vu dans une heure plus de félicité chez vous, que je n’en ai goûté
-dans mon château pendant toute ma vie. J’ai entendu vos projets, femme
-respectable, ainsi que les vôtres, digne père de famille. Je vous fais
-présent de cette portion de terre qui est devant vous. Satisfaites vos
-âmes bienfaisantes; faites-y élever un temple qui serve d’asile aux
-infortunés: j’en ferai les frais. Apprenez-moi à bien user de la fortune
-et à mettre à profit ce temps rapide qui s’écoule sans retour et si
-inutilement dans le monde, au milieu des frivolités, des soucis et des
-amertumes. Je ne vous demande en récompense que la permission de venir
-quelquefois soulager mes ennuis par le spectacle de votre bonheur.
-
-LE PÈRE.
-
-Mon voisin, je ne saurais accepter votre offre généreuse: un bienfait de
-cette nature est une chaîne trop pesante; la reconnaissance l’attache au
-cœur de l’obligé, tandis qu’elle ne tient qu’à la main du bienfaiteur.
-
-MONDOR.
-
-Vous avez raison. Eh bien! trouvez bon que je fasse les frais de la fête
-du roi, dont je vous ai entendu former le plan. Madame veut y joindre
-une loterie pour de pauvres enfants; j’en fournirai les lots, de la même
-nature que son lot principal. Je ferai faire des habits convenables à
-leur âge, et ils danseront, vêtus de neuf, autour des bustes du roi et
-de la reine; je traiterai de la même manière leurs pères et leurs mères
-dans la cour de mon château. Vous ordonnerez votre fête comme vous
-l’entendrez, et, si vous me le permettez, je m’y présenterai sans la
-moindre prétention.
-
-LE PÈRE.
-
-Chère épouse, cet arrangement vous plaît-il?
-
-LA MÈRE.
-
-Il me plaira, s’il vous agrée.
-
-MONDOR.
-
-Oh! je veux employer le reste de ma vie à faire du bien. J’interdirai
-d’abord dans mes terres les jeux féroces de nos paysans: ils
-s’accoutument à être cruels envers les hommes par leurs cruautés envers
-les animaux. Je placerai un autre maître d’école dans le village: je
-veux y changer entièrement l’éducation des enfants. En vérité, on ne
-rend les hommes bons qu’en rendant les enfants heureux. Je placerai à la
-tête de cette école monsieur Gauthier, vicaire du village voisin. C’est
-un homme simple, plein de religion, et doux envers les enfants comme
-Jésus-Christ.
-
-LA MÈRE, _à son mari_.
-
-Qu’est-ce que c’est que ce monsieur Gauthier, mon ami!
-
-LE PÈRE.
-
-C’est un abbé qui ressemble, au premier coup d’œil, à un prêtre italien;
-il est de petite taille et assez replet; il porte des cheveux noirs fort
-courts et sans poudre; sa soutane est rapetassée en plus d’un endroit.
-Il lui est souvent arrivé de retourner chez lui, le soir, sans le linge
-dont il s’était vêtu le matin. Il est toujours courant à pied de hameaux
-en hameaux; il cache sous un extérieur fort simple beaucoup de
-connaissance des hommes. Sa charité inquiète le promène dans les lieux
-les plus écartés. Quand je m’établis ici, il y vint d’abord: il
-m’offrit, sans me connaître, tous les services qui dépendaient de lui.
-Je lui fis part de mes plans et de mes moyens; il m’écouta avec beaucoup
-d’attention, ensuite il prit congé de moi et me dit en me serrant la
-main: «Si je n’étais pas prêtre, je voudrais vivre comme vous; mais je
-me dois aux autres.»
-
-LA MÈRE.
-
-Je voudrais bien le connaître.
-
-LE PÈRE.
-
-On ne le voit jamais que chez les malheureux. Si le feu prenait à notre
-maison, vous le verriez bientôt accourir pour aider à l’éteindre.
-
-MONDOR.
-
-Oui, je mettrai monsieur Gauthier en état de faire du bien à plus d’un
-infortuné. Après cela, je diviserai une partie de cette plaine en un
-grand nombre de petites propriétés que je distribuerai, moyennant une
-médiocre redevance, à beaucoup de journaliers qui n’ont aucune
-possession; et tous les ans, je leur donnerai une fête où vous
-présiderez l’un et l’autre.
-
-LE PÈRE.
-
-Ah! je la verrai avec bien de la joie.
-
-MONDOR.
-
-Oh! oui, je ne veux plus vivre que pour faire du bien! Allons, ma pauvre
-cousine, viens demeurer avec moi! sèche tes larmes! viens, tu prendras
-soin de ma maison; tu n’y manqueras désormais de rien; tu me consoleras.
-
-HENRI.
-
-Mon papa, voilà un livre que j’ai trouvé en arrivant tout près d’ici. Il
-a pour titre: _Système de la Nature_: il doit être bien curieux.
-
-LE PÈRE.
-
-Mon fils, méfiez-vous encore plus des livres inconnus que des hommes que
-vous ne connaissez pas.
-
-MONDOR.
-
-Oh! celui-ci est une production d’une cruelle et absurde philosophie;
-c’est une vaine déclamation qui détruit à la fois dans l’homme
-l’intelligence et le sentiment. Rendez-le-moi, mon fils: il ne sera
-jamais capable de vous donner des lumières; il n’est propre qu’à
-corrompre votre innocence. (_A sa cousine_:) Allons; viens, ma cousine;
-prenons congé de cette heureuse famille.
-
-ANNE MONDOR.
-
-Et mon pèlerinage à la bonne sainte Anne?
-
-MONDOR.
-
-Tu mourrais en chemin: nous reviendrons le faire ici à la Saint-Louis.
-L’acte le plus agréable aux saints, c’est le bien qu’on fait aux
-malheureux.
-
-LE PÈRE.
-
-Nous vous recevrons de bon cœur, mais il faut venir nous voir
-auparavant.
-
-MONDOR.
-
-Vous ne sauriez me proposer rien qui me fasse plus de plaisir; mais je
-jugerai par celui que vous prendrez à venir chez moi, de celui que vous
-aurez à me recevoir chez vous. Adieu, couple fortuné! adieu, beaux et
-heureux enfants, douce retraite, asile de l’innocence et de la foi
-conjugale! adieu!
-
-ANNE MONDOR.
-
-Que la bénédiction de Dieu se répande sur vous! vous avez mis fin à mes
-peines. Ah! puisque vous le permettez, Madame, je viendrai vous revoir
-bientôt. Que le bon Dieu, que la bonne sainte Anne... (_Elle pleure._)
-
-LA MÈRE, _émue_.
-
-Venez bientôt nous revoir, n’y manquez pas, au moins. Adieu, ma bonne
-demoiselle.
-
-ANTOINETTE, _pleurant_.
-
-Adieu, ma chère demoiselle, adieu; soyez maintenant bien heureuse!
-
-LE PÈRE.
-
-Rentrons, mes enfants; le soleil fatigue les yeux de votre mère, et la
-chaleur augmente; allons travailler à l’ombre des arbres fruitiers dans
-le verger, sur le bord du ruisseau. Antoinette, remporte tes présents et
-ceux de ta mère; ils serviront dans une autre occasion. Allons remercier
-Dieu de l’heureux commencement de cette journée. Dieu, mes enfants, veut
-beaucoup de bien aux hommes quand il leur donne l’occasion d’en faire.
-
-LA MÈRE.
-
-Voilà mon songe accompli, et voilà la pierre dont mon fils a tué le
-hibou niché dans la haie.
-
-Ce pauvre seigneur! son sort me touche. Le fond de son cœur était bon.
-Dieu l’a rappelé à lui par le malheur. Quelles grâces n’avons-nous pas à
-rendre à la Providence! voyez comme elle nous a ménagé le bonheur d’être
-utile à sa pauvre cousine, et à lui-même! Il n’y a que la religion de
-solide, mes enfants; tout le reste n’est rien.
-
-LE PÈRE.
-
-Mon fils, dépêche-toi de déjeuner; tu viendras ensuite essarter avec moi
-la portion de la forêt où nous devons célébrer, cet été, la fête du roi.
-Fais-toi, par le travail, un corps robuste, afin de servir un jour ta
-patrie; et, à la vue de ces coups de la Providence, fortifie ton âme
-dans la vertu, afin de la rapporter dans cette retraite paisible,
-toujours pure et exempte des vaines opinions du monde. Tu nous liras ce
-soir, à la lampe, la vie d’Épaminondas.
-
-HENRI.
-
-Mon père, qu’est-ce que c’était qu’Épaminondas?
-
-LE PÈRE.
-
-C’était un homme qui disait que la plus grande joie qu’il eût eue dans
-sa vie était d’avoir servi sa patrie du vivant de son père et de sa
-mère.
-
-HENRI.
-
-Ah! mon papa, je voudrais bien vous donner cette joie, quand je devrais
-mourir à la peine. Trouvez bon maintenant que je place la pierre que
-j’ai apportée à l’endroit où maman a coutume de poser les pieds.
-
-ANTOINETTE.
-
-Maman, je sèmerai autour de la pierre de mon frère les fleurs que vous
-aimez le mieux, des violettes, des primevères, des scabieuses et des
-marguerites.
-
-LA MÈRE.
-
-Ah! je ne reposerai jamais les pieds sur une pierre qui a foulé si
-longtemps la tête de mon fils.
-
-LE PÈRE.
-
-Vous avez raison, il en faut faire un autre usage: elle servira d’autel
-à votre oratoire; je la placerai sous vos sapins, au haut d’un petit
-tertre de gazon, et j’y graverai dessus ces passages de l’Évangile:
-_Deus potest ex lapidibus istis suscitare filios Abrahæ._ Dieu peut, de
-ces pierres, susciter des enfants à Abraham.
-
-
-
-
-EXTRAIT
-
-DES ÉTUDES DE LA NATURE.
-
-
-En y réfléchissant, il m’a paru que non-seulement la nature avait fait
-un jardin magnifique du monde entier, mais encore qu’elle en avait, pour
-ainsi dire, placé plusieurs les uns sur les autres, pour embellir le
-même sol de ses plus charmantes harmonies.
-
-Dans nos climats tempérés, on voit se développer, dès les premiers jours
-d’avril, au milieu des sombres forêts, les réseaux de la pervenche et
-ceux de l’_anemona nemorosa_, qui recouvrent d’un long tapis vert et
-lustré les mousses et les feuilles desséchées par l’année précédente.
-Cependant, à l’orée des bois, on voit déjà fleurir les primevères, les
-violettes et les marguerites, qui bientôt disparaissent en partie pour
-faire place, en mai, à la hyacinthe bleue, à la croisette jaune qui sent
-le miel, au muguet parfumé, au genêt doré, au bassinet doré et vernissé,
-et aux trèfles rouges et blancs, si bien alliés aux graminées. Bientôt
-les orties blanches et jaunes, les fleurs du fraisier, celles du sceau
-de Salomon, sont remplacées par les coquelicots et les bluets, qui
-éclosent dans des oppositions ravissantes; les églantiers épanouissent
-leurs guirlandes fraîches et variées, les fraises se colorent, les
-chèvrefeuilles parfument les airs; on voit ensuite les vipérines d’un
-bleu pourpré, les bouillons blancs avec leurs longues quenouilles de
-fleurs soufrées et odorantes, les scabieuses battues des vents, les
-ansérines, les champignons, et les asclépias, qui restent bien avant
-dans l’hiver, où végètent des mousses de la plus tendre verdure.
-
-Toutes ces fleurs paraissent successivement sur la même scène. Le gazon,
-dont la couleur est uniforme, sert de fond à ce riche tableau. Quand ces
-plantes ont fleuri et donné leurs graines, la plupart s’enfoncent et se
-cachent pour renaître avec d’autres printemps. Il y en a qui durent
-toute l’année, comme la pâquerette et le pissenlit; d’autres
-s’épanouissent pendant cinq jours, après lesquels elles disparaissent
-entièrement: ce sont les éphémères de la végétation.
-
-Les agréments de nos forêts ne le cèdent pas à ceux de nos champs. Si
-les bois ne renouvellent point leurs arbres avec les saisons, chaque
-espèce présente, dans le cours de l’année, les progrès de la prairie.
-D’abord les buissons donnent leurs fleurs; les chèvrefeuilles déroulent
-leur tendre verdure; l’aubépine parfumée se couronne de nombreux
-bouquets; les ronces laissent pendre leurs grappes d’un bleu mourant;
-les merisiers sauvages embaument les airs, et semblent couverts de neige
-au milieu du printemps; les néfliers entr’ouvrent leurs larges fleurs
-aux extrémités d’un rameau cotonneux: les ormes donnent leurs fruits;
-les hêtres développent leurs superbes feuillages, et enfin le chêne
-majestueux se couvre le dernier de ces feuilles épaisses qui doivent
-résister à l’hiver.
-
-Comme dans les vertes prairies les fleurs se détachent du fond par
-l’éclat de leurs couleurs, de même les rameaux fleuris des arbrisseaux
-se détachent du feuillage des grands arbres. L’hiver présente de
-nouveaux accords; car alors les fruits noirs du troëne, la mûre d’un
-bleu sombre, le fruit de corail de l’églantier, la baie du myrtille,
-brillent souvent au sein des neiges, et offrent aux petits oiseaux leur
-nourriture et un asile pendant la saison rigoureuse. Mais comment
-exprimer les ravissantes harmonies des vents qui agitent le sommet des
-graminées, et changent la prairie en une mer de verdure et de fleurs; et
-celles des forêts, où les chênes antiques agitent leurs sommets
-vénérables, le bouleau ses feuilles pendantes, et les sombres sapins
-leurs longues flèches toujours vertes? Du sein de ces forêts s’échappent
-de doux murmures, et s’exhalent mille parfums qui influent sur les
-qualités de l’air. Le matin, au lever de l’aurore, tout est chargé de
-gouttes de rosée qui argentent les flancs des collines et les bords des
-ruisseaux; tout se meut au gré des vents; de longs rayons de soleil
-dorent les cimes des arbres et traversent les forêts. Cependant des
-êtres d’un autre ordre, des nuées de papillons peints de mille couleurs,
-volent sans bruit sur les fleurs; ici l’abeille et le bourdon murmurent;
-là des oiseaux font leurs nids; les airs retentissent de mille chansons.
-Les notes monotones du coucou et de la tourterelle servent de bases aux
-ravissants concerts du rossignol et aux accords vifs et gais de la
-fauvette. La prairie a ses oiseaux: les cailles qui couvent sous les
-herbes; les alouettes, qui s’élèvent vers le ciel, au-dessus de leurs
-nids. On entend de tous côtés les accents maternels, on respire l’amour
-dans les vallons, dans les bois, dans les prés. Oh! qu’il est doux alors
-de quitter les cités, qui ne retentissent que du bruit des marteaux des
-ouvriers et de celui des lourdes charrettes, ou des carrosses qui
-menacent l’homme de pied, pour errer dans les bois, sur les collines, au
-fond des vallons, sur des pelouses plus douces que les tapis de la
-Savonnerie, et qu’embellissent chaque jour de nouvelles fleurs et de
-nouveaux parfums.
-
-Mais si nous considérons la nature dans les autres climats, nous verrons
-que les inondations des fleuves, telles que celles de l’Amazone, de
-l’Orénoque et de quantité d’autres, sont périodiques: elles fument les
-terres qu’elles submergent. On sait d’ailleurs que les bords de ces
-fleuves étaient peuplés de nations, avant les établissements des
-Européens: elles tiraient beaucoup d’utilité de leurs débordements, soit
-par l’abondance des pêches, soit par les engrais de leurs champs. Loin
-de les considérer comme des convulsions de la nature, elles les
-regardaient comme des bénédictions du ciel, ainsi que les Égyptiens
-considéraient les inondations du Nil. Était-ce donc un spectacle si
-déplaisant pour elles, de voir leurs profondes forêts coupées de longues
-allées d’eau, qu’elles pouvaient parcourir sans peine, en tous sens,
-dans leurs pirogues, et dont elles recueillaient les fruits avec la plus
-grande facilité? Quelques peuplades même, comme celles de l’Orénoque,
-déterminées par ces avantages, avaient pris l’usage étrange d’habiter le
-sommet des arbres, et de chercher sous leur feuillage, comme les
-oiseaux, des logements, des vivres et des forteresses. Quoi qu’il en
-soit, la plupart d’entre elles n’habitaient que les bords des fleuves,
-et les préféraient aux vastes déserts qui les environnaient, et qui
-n’étaient point exposés aux inondations.
-
-Nous ne voyons l’ordre que là où nous voyons notre blé. L’habitude où
-nous sommes de resserrer dans des digues le canal de nos rivières, de
-sabler nos grands chemins, d’aligner les allées de nos jardins, de
-tracer leurs bassins au cordeau, d’équarrir nos parterres et même nos
-arbres, nous accoutume à considérer tout ce qui s’écarte de notre
-équerre, comme livré à la confusion. Mais c’est dans les lieux où nous
-avons mis la main que l’on voit souvent un véritable désordre. Nous
-faisons jaillir des jets d’eau sur des montagnes; nous plantons des
-peupliers et des tilleuls sur des rochers; nous mettons des vignobles
-dans les vallées, et des prairies sur des collines. Pour peu que ces
-travaux soient négligés, tous ces petits nivellements sont bientôt
-confondus sous le niveau général des continents, et toutes ces cultures
-humaines disparaissent sous celles de la nature. Les pièces d’eau
-deviennent des marais, les murs des charmilles se hérissent, tous les
-berceaux s’obstruent, toutes les avenues se ferment: les végétaux
-naturels à chaque sol déclarent la guerre aux végétaux étrangers; les
-chardons étoilés et les vigoureux verbascum étouffent sous leurs larges
-feuilles les gazons anglais; des foules épaisses de graminées et de
-trèfles se réunissent autour des arbres de Judée; les ronces de chien y
-grimpent avec leurs crochets, comme si elles y montaient à l’assaut; des
-touffes d’orties s’emparent de l’urne des naïades, et des forêts de
-roseaux, des forges de Vulcain; des plaques verdâtres de mnion rongent
-les visages des Vénus, sans respecter leur beauté. Les arbres mêmes
-assiégent le château; les cerisiers sauvages, les ormes, les érables
-montent sur ses combles, enfoncent leurs longs pivots dans ses frontons
-élevés, et dominent enfin sur ces coupoles orgueilleuses. Les ruines
-d’un parc ne sont pas moins dignes des réflexions du sage, que celles
-des empires: elles montrent également combien le pouvoir de l’homme est
-faible quand il lutte contre celui de la nature.
-
-Je n’ai pas eu le bonheur, comme les premiers marins qui découvrirent
-des îles inhabitées, de voir des terres sortir, pour ainsi dire, de ses
-mains; mais j’en ai vu des portions assez peu altérées, pour être
-persuadé que rien alors ne devait égaler leurs beautés virginales. Elles
-ont influé sur les premières relations qui en ont été faites, et elles y
-ont répandu une fraîcheur, un coloris, et je ne sais quelle grâce naïve
-qui les distinguera toujours avantageusement, malgré leur simplicité,
-des descriptions savantes qu’on en a faites dans les derniers temps.
-C’est à l’influence de ces premiers aspects que j’attribue les grands
-talents des premiers écrivains qui ont parlé de la nature, et
-l’enthousiasme sublime dont Homère et Orphée ont rempli leurs poésies.
-Parmi les modernes, l’historien de l’amiral Anson, Cook, Banks, Solander
-et quelques autres, nous ont décrit plusieurs de ces sites naturels dans
-les îles de Tinian, de Masso, de Juan Fernandès et de Taïti, qui ont
-ravi tous les gens de goût, quoique ces îles eussent été dégradées en
-partie par les Indiens et par les Espagnols.
-
-Je n’ai vu que des pays fréquentés par les Européens et désolés par la
-guerre ou par l’esclavage; mais je me rappellerai toujours avec plaisir
-deux de ces sites, l’un en-deçà du tropique du Capricorne, l’autre
-au-delà du 60e degré nord. Malgré mon insuffisance, je vais essayer d’en
-tracer une esquisse, afin de donner au moins une idée de la manière dont
-la nature dispose ses plans dans des climats aussi opposés.
-
-Le premier était une partie, alors inhabitée, de l’île de France, de
-quatorze lieues d’étendue, qui m’en parut la plus belle portion, quoique
-les noirs marrons qui s’y réfugient y eussent coupé, sur les rivages de
-la mer, les lataniers avec lesquels ils fabriquent des ajoupas, et dans
-les montagnes, des palmistes dont ils mangent les sommités, et des
-lianes dont ils font des filets pour la pèche. Ils dégradent aussi les
-bords des ruisseaux en y fouillant les oignons des nymphæa, dont ils
-vivent, et ceux mêmes de la mer, dont ils mangent sans exception toutes
-les espèces de coquillages, qu’ils laissent ça et là sur les rivages par
-grands amas brûlés. Malgré ces désordres, cette portion de l’île avait
-conservé des traits de son antique beauté. Elle est exposée au vent
-perpétuel du sud-est, qui empêche les forêts qui la couvrent de
-s’étendre jusqu’au bord de la mer; mais une large lisière de gazon d’un
-beau vert gris, qui l’environne, en facilite la communication tout
-autour, et s’harmonie, d’un côté, avec la verdure des bois, et, de
-l’autre, avec l’azur des flots. La vue se trouve ainsi partagée en deux
-aspects, l’un terrestre, et l’autre maritime. Celui de la terre présente
-des collines qui fuient les unes derrière les autres, en amphithéâtre,
-et dont les contours, couverts d’arbres en pyramides, se profilent avec
-majesté sur la voûte des cieux. Au-dessus de ces forêts s’élève comme
-une seconde, forêt de palmistes, qui balancent au-dessus des vallées
-solitaires leurs longues colonnes couronnées d’un panache de palmes et
-surmontées d’une lance. Les montagnes de l’intérieur présentent au loin
-des plateaux de rochers, garnis de grands arbres et de lianes pendantes,
-qui flottent, comme des draperies, au gré des vents. Elles sont
-surmontées de hauts pitons, autour desquels se rassemblent sans cesse
-des nuées pluvieuses; et lorsque les rayons du soleil les éclairent, on
-voit les couleurs de l’arc-en-ciel se peindre sur leurs escarpements, et
-les eaux des pluies couler sur leurs flancs bruns, en nappes brillantes
-de cristal ou en longs filets d’argent. Aucun obstacle n’empêche de
-parcourir les bords qui tapissent leurs flancs et leurs bases; car les
-ruisseaux qui descendent des montagnes présentent, le long de leurs
-rives, des lisières de sable, ou de larges plateaux de roches qu’ils ont
-dépouillés de leurs terres. De plus, ils frayent un libre passage depuis
-leurs sources jusqu’à leurs embouchures, en détruisant les arbres qui
-croîtraient dans leurs lits, et en fertilisant ceux qui naissent sur
-leurs bords; et ils ménagent au-dessus d’eux, dans tout leur cours, de
-grandes voûtes de verdure qui fuient en perspective, et qu’on aperçoit
-des bords de la mer. Des lianes s’entrelacent dans les cintres de ces
-voûtes, assurent leurs arcades contre les vents, et les décorent de la
-manière la plus agréable, en opposant à leurs feuillages d’autres
-feuillages, et à leur verdure des guirlandes de fleurs brillantes ou de
-gousses colorées. Si quelque arbre tombe de vétusté, la nature, qui hâte
-partout la destruction de tous les êtres inutiles, couvre son tronc de
-capillaires du plus beau vert, et d’agarics ondés de jaune, d’aurore et
-de pourpre, qui se nourrissent de ces débris. Du côté de la mer, le
-gazon qui termine l’île est parsemé çà et là de bosquets de lataniers,
-dont les palmes, faites en éventail et attachées à des queues souples,
-rayonnent en l’air comme de soleils de verdure. Ces lataniers s’avancent
-jusque dans la mer sur les caps de l’île, avec les oiseaux de terre qui
-les habitent, tandis que de petites baies, où nagent une multitude
-d’oiseaux de marine, et qui sont, pour ainsi dire, pavées de madrépores
-couleur de fleur de pêcher, de roches noires couvertes de nérites
-couleur de rose, et de toutes sortes de coquillages, pénètrent dans
-l’île, et réfléchissent comme des miroirs tous les objets de la terre et
-des cieux. Vous croiriez y voir les oiseaux voler dans l’eau et les
-poissons nager dans les arbres, et vous diriez du mariage de la Terre et
-de l’Océan qui entrelacent et confondent leurs domaines. Dans la plupart
-même des îles inhabitées, situées entre les tropiques, on a trouvé,
-lorsqu’on en a fait la découverte, les bancs de sable qui les
-environnent remplis de tortues qui y venaient faire leur ponte, et de
-flamants couleur de rose qui ressemblent, sur leurs nids, à des brandons
-de feu. Elles étaient encore bordées de mangliers couverts d’huîtres,
-qui opposaient leurs feuillages flottants à la violence des flots, et de
-cocotiers chargés de fruits, qui, s’avançant jusque dans la mer, le long
-des récifs, présentaient aux navigateurs l’aspect d’une ville avec ses
-remparts, et ses avenues, et leur annonçaient de loin les asiles qui
-leur étaient préparés par le dieu des mers. Ces divers genres de beauté
-ont dû être communs à l’île de France comme à beaucoup d’autres îles, et
-ils auront sans doute été détruits par les besoins des premiers marins
-qui y ont abordé. Tel est le tableau bien imparfait d’un pays dont les
-anciens philosophes jugeaient le climat inhabitable, et dont les
-philosophes modernes regardent le sol comme une écume de l’Océan ou des
-volcans.
-
-Le second lieu agreste que j’ai vu était dans la Finlande russe, lorsque
-j’étais employé, en 1764, à la visite de ses places avec les généraux du
-corps du génie dans lequel je servais. Nous voyagions entre la Suède et
-la Russie, dans des pays si peu fréquentés que les sapins avaient poussé
-dans le grand chemin de démarcation qui sépare leur territoire. Il était
-impossible d’y passer en voiture, et il fallut y envoyer des paysans
-pour les couper, afin que nos équipages pussent nous suivre. Cependant
-nous pouvions pénétrer partout à pied et souvent à cheval, quoiqu’il
-nous fallût visiter les détours, les sommets et les plus petits recoins
-d’un grand nombre de rochers, pour en examiner les défenses naturelles,
-et que la Finlande en soit si couverte que les anciens géographes lui
-ont donné le surnom de _Lapidosa_. Non-seulement ces rochers y sont
-répandus en grands blocs à la surface de la terre, mais les vallées et
-les collines tout entières y sont en beaucoup d’endroits formées d’une
-seule pièce de roc vif. Ce roc est un granit tendre qui s’exfolie, et
-dont les débris fertilisent les plantes en même temps que ses grandes
-masses les abritent contre les vents du nord, et réfléchissent sur elles
-les rayons du soleil par leur courbure et par les particules de mica
-dont il est rempli. Les fonds de ces vallées étaient tapissés de longues
-lisières de prairies qui facilitent partout la communication. Aux
-endroits où elles étaient de roc tout pur, comme à leur naissance, elles
-étaient couvertes d’une plante appelée _kloukva_, qui se plaît sur les
-rochers. Elle sort de leurs fentes et ne s’élève guère à plus d’un pied
-et demi de hauteur; mais elle trace de tous côtés et s’étend fort loin.
-Ses feuilles et sa verdure ressemblent à celles du buis, et ses rameaux
-sont parsemés de fruits rouges bons à manger, semblables à des fraises.
-Des sapins, des bouleaux et des sorbiers végétaient à merveille sur les
-flancs de ces collines, quoique ils y trouvassent à peine assez de terre
-pour y enfoncer leurs racines. Les sommets de la plupart de ces collines
-de roc étaient arrondis en forme de calotte, et rendus tout luisants par
-des eaux qui suintaient à travers de longues fêlures qui les
-sillonnaient. Plusieurs de ces calottes étaient toutes nues, et si
-glissantes qu’à peine pouvait-on y marcher. Elles étaient couronnées,
-tout autour, d’une large ceinture de mousses d’un vert d’émeraude, d’où
-sortait ça et là une multitude infinie de champignons de toutes les
-formes et de toutes les couleurs. Il y en avait de faits comme de gros
-étuis, couleur d’écarlate, piquetés de points blancs; d’autres, de
-couleur d’orange, formés en parasols; d’autres, jaunes comme du safran
-et allongés comme des œufs. Il y en avait du plus beau blanc et si bien
-tournés en rond, qu’on les eût pris pour des dames d’ivoire. Ces mousses
-et ces champignons se répandaient le long des filets d’eau qui coulaient
-des sommets de ces collines de roc, s’étendaient en longs rayons jusqu’à
-travers les bois dont leurs flancs étaient couverts, et venaient border
-leurs lisières en se confondant avec une multitude de fraisiers et de
-framboisiers. La nature, pour dédommager ce pays de la rareté des fleurs
-apparentes qu’il produit en petit nombre, en a donné les parfums à
-plusieurs plantes, telles qu’au _Calamus aromaticus_; au bouleau, qui
-exhale au printemps une forte odeur de rose; et au sapin, dont les
-pommes sont odorantes. Elle a répandu de même les couleurs les plus
-agréables et les plus brillantes des fleurs sur les végétations les plus
-communes, telles que sur les cônes du mélèze, qui sont d’un beau violet,
-sur les baies écarlates du sorbier, sur les mousses, les champignons et
-même sur les choux-raves...
-
-Rien n’égale, à mon avis, le beau vert des plantes du Nord, au
-printemps. J’y ai souvent admiré celui des bouleaux, des gazons et des
-mousses, dont quelques-unes sont glacées de violet et de pourpre. Les
-sombres sapins mêmes se festonnent alors du vert le plus tendre; et
-lorsqu’ils viennent à jeter de l’extrémité de leurs rameaux des touffes
-jaunes d’étamines, ils paraissent comme de vastes pyramides toutes
-chargées de lampions. Nous ne trouvions nul obstacle à marcher dans
-leurs forêts. Quelquefois nous y rencontrions des bouleaux renversés et
-tout vermoulus; mais en mettant les pieds sur leur écorce, elle nous
-supportait comme un cuir épais. Le bois de ces bouleaux pourrit fort
-vite, et leur écorce, qu’aucune humidité ne peut corrompre, est
-entraînée à la fonte des neiges, dans les lacs, sur lesquels elle
-surnage tout d’une pièce. Quant aux sapins, lorsqu’ils tombent,
-l’humidité et les mousses les détruisent en fort peu de temps. Ce pays
-est entrecoupé de grands lacs qui présentent partout de nouveaux moyens
-de communication en pénétrant par leurs longs golfes dans les terres, et
-offrent un nouveau genre de beauté, en réfléchissant dans leurs eaux
-tranquilles les orifices des vallées, les collines moussues, et les
-sapins inclinés sur les promontoires de leurs rivages...
-
-Les plantes ne sont donc pas jetées au hasard sur la terre; et quoiqu’on
-n’ait encore rien dit sur leur ordonnance en général dans les divers
-climats, cette simple esquisse suffit pour faire voir qu’il y a de
-l’ordre dans leur ensemble. Si nous examinons de même superficiellement
-leur développement, leur attitude et leur grandeur, nous verrons qu’il y
-a autant d’harmonie dans l’agrégation de leurs parties que dans celle de
-leurs espèces. Elles ne peuvent en aucune manière être considérées comme
-des productions mécaniques du chaud et du froid, de la sécheresse et de
-l’humidité. Les systèmes de nos sciences nous ont ramenés précisément
-aux opinions qui jetèrent les peuples barbares dans l’idolâtrie, comme
-si la fin de nos lumières devait être le commencement et le retour de
-nos ténèbres. Voici ce que leur reproche l’auteur du livre de la
-Sagesse: _Aut ignem, aut spiritum, aut citatum aerem, aut gyrum
-stellarum, aut nimiam aquam, aut solem et lunam, rectores orbis terrarum
-deos putaverunt._ «Ils se sont imaginé que le feu, ou le vent, ou l’air
-le plus subtil, ou l’influence des étoiles, ou la mer, ou le soleil et
-la lune régissaient la terre et en étaient les dieux.»
-
-Toutes ces causes physiques réunies n’ont pas ordonné le port d’une
-seule mousse. Pour nous en convaincre, commençons par examiner la
-circulation des plantes. On a posé comme un principe certain que leurs
-sèves montaient par leur bois et redescendaient par leur écorce. Je
-n’opposerai aux expériences qu’on en a rapportées qu’un grand marronnier
-des Tuileries, voisin de la terrasse des Feuillants, qui, depuis plus de
-vingt ans, n’a point d’écorce autour de son pied, et qui cependant est
-plein de vigueur. Plusieurs ormes des boulevards sont dans le même cas.
-D’un autre côté, on voit de vieux saules caverneux qui n’ont point du
-tout de bois. D’ailleurs, comment peut-on appliquer ce principe à la
-végétation d’une multitude de plantes, dont les unes n’ont que des
-tubes, et d’autres n’ont point du tout d’écorce, et ne sont revêtues que
-de pellicules sèches?
-
-Il n’y a pas plus de vérité à supposer qu’elles s’élèvent en ligne
-perpendiculaire, et qu’elles sont déterminées à cette direction par
-l’action des colonnes de l’air. Quelques-unes, à la vérité, la suivent,
-comme le sapin, l’épi de blé, le roseau; mais un bien plus grand nombre
-s’en écarte, tels que les volubilis, les vignes, les lianes, les
-haricots, etc... D’autres montent verticalement, et étant parvenues à
-une certaine hauteur, en plein air, sans éprouver aucun obstacle, se
-fourchent en plusieurs tiges, et étendent horizontalement leurs
-branches, comme les pommiers; ou les inclinent vers la terre, comme les
-sapins; ou les creusent en forme de coupe, comme les sassafras; ou les
-arrondissent en tête de champignon, comme les pins; ou les dressent en
-obélisque comme les peupliers; ou les tournent en laine de quenouille,
-comme les cyprès; ou les laissent flotter au gré des vents, comme les
-bouleaux. Toutes ces altitudes se voient sous le même rumb de vent. Il y
-en a même qui adoptent des formes auxquelles l’art des jardiniers aurait
-bien de la peine à les assujétir. Tel est le badamier des Indes, qui
-croît en pyramide, comme le sapin, et la porte divisée par étages, comme
-un roi d’échecs. Il y a des plantes très-vigoureuses qui, loin de suivre
-la ligne verticale, s’en écartent au moment même où elles sortent de
-terre. Telle est la fausse patate des Indes, qui aime à se traîner sur
-le sable des rivages des pays chauds, dont elle couvre des arpents
-entiers. Tel est encore le rotin de la Chine, qui croît souvent aux
-mêmes endroits. Ces plantes ne rampent point par faiblesse. Les scions
-du rotin sont si forts, qu’on en fait, à la Chine, des câbles pour les
-vaisseaux; et lorsqu’ils sont sur la terre, les cerfs s’y prennent tout
-vivants, sans pouvoir s’en dépêtrer. Ce sont des filets dressés par la
-nature. Je ne finirais pas si je voulais parcourir ici les différents
-ports des végétaux; ce que j’en ai dit suffit pour montrer qu’il n’y en
-a aucun qui soit érigé par la colonne verticale de l’air. On a été
-induit à cette erreur, parce qu’on a supposé qu’ils cherchaient le plus
-grand volume d’air, et cette erreur de physique en a produit une autre
-en géométrie; car, dans cette supposition, ils devraient se jeter tous à
-l’horizon, parce que la colonne d’air y est beaucoup plus considérable
-qu’au zénith. Il faut de même supprimer les conséquences qu’on en a
-tirées, et qu’on a posées comme des principes de jurisprudence pour le
-partage des terres, dans des livres vantés de mathématiques, tels que
-celui-ci, «qu’il ne croît pas plus de bois ni plus d’herbes sur la pente
-d’une montagne qu’il n’en croîtrait sur sa base.» Il n’y a pas de
-bûcheron ni de faneur qui ne vous démontre le contraire par
-l’expérience.
-
-Les plantes, dit-on, sont des corps mécaniques. Essayez de faire un
-corps aussi mince, aussi tendre, aussi fragile que celui d’une feuille,
-qui résiste des années entières aux vents, aux pluies, à la gelée et au
-soleil le plus ardent. Un esprit de vie, indépendant de toutes les
-latitudes, régit les plantes, les conserve et les reproduit. Elles
-réparent leurs blessures, et elles recouvrent leurs plaies de nouvelles
-écorces. Les pyramides de l’Égypte s’en vont en poudre, et les graminées
-du temps des Pharaons subsistent encore. Que de tombeaux grecs et
-romains, dont les pierres étaient ancrées de fer, ont disparu! Il n’est
-resté, autour de leurs ruines, que les cyprès qui les ombrageaient.
-C’est le soleil, dit-on, qui donne l’existence aux végétaux, et qui
-l’entretient. Mais ce grand agent de la nature, tout puissant qu’il est,
-n’est pas même la cause unique et déterminante de leur développement. Si
-la chaleur invite la plupart de ceux de nos climats à ouvrir leurs
-fleurs, elle en oblige d’autres à les fermer. Tels sont, dans ceux-ci,
-la belle-de-nuit du Pérou, et l’arbre-triste des Moluques, qui ne
-fleurissent que la nuit. Son éloignement même de notre hémisphère n’y
-détruit point la puissance de la nature. C’est alors que végètent la
-plupart des mousses qui tapissent les rochers d’un vert d’émeraude, et
-que les troncs des arbres se couvrent, dans des lieux humides, de
-plantes imperceptibles à la vue, appelées mnions et lichens, qui les
-font paraître, au milieu des glaces, comme des colonnes de bronze vert.
-Ces végétations, au plus fort de l’hiver, détruisent tous nos
-raisonnements sur les effets universels de la chaleur, puisque des
-plantes d’une organisation si délicate semblent avoir besoin, pour se
-développer, de la plus douce température. La chute même des feuilles,
-que nous regardons comme un effet de l’absence du soleil, n’est point
-occasionnée par le froid. Si les palmiers les conservent toute l’année
-dans le Midi, les sapins les gardent, au Nord, en tout temps. A la
-vérité, les bouleaux, les mélèzes et plusieurs autres espèces d’arbres
-les perdent, dans le Nord, à l’entrée de l’hiver; mais ce dépouillement
-arrive aussi à d’autres arbres dans le Midi. Ce sont, dit-on, les
-résines qui conservent, dans le Nord, celles des sapins; mais le mélèze,
-qui est résineux, y laisse tomber les siennes; et le filaria, le lierre,
-l’alaterne, et plusieurs autres espèces qui ne le sont point, les
-gardent chez nous toute l’année. Sans recourir à ces causes mécaniques,
-dont les effets se contredisent toujours dès qu’on veut les généraliser,
-pourquoi ne pas reconnaître, dans ces variétés de la végétation, la
-constance d’une Providence? Elle a mis, au Midi, des arbres toujours
-verts, et leur a donné un large feuillage pour abriter les animaux de la
-chaleur. Elle y est encore venue au secours des animaux en les couvrant
-de robes à poil ras, afin de les vêtir à la légère; et elle a tapissé la
-terre qu’ils habitent de fougères et de lianes vertes, afin de les tenir
-fraîchement. Elle n’a pas oublié les besoins des animaux du Nord: elle a
-donné à ceux-ci pour toits les sapins toujours verts, dont les pyramides
-hautes et touffues écartent les neiges du leurs pieds, et dont les
-branches sont si garnies de longues mousses grises, qu’à peine on en
-aperçoit le tronc; pour litières, les mousses mêmes de la terre, qui y
-ont en plusieurs endroits plus d’un pied d’épaisseur, et les feuilles
-molles et sèches de beaucoup d’arbres, qui tombent précisément à
-l’entrée de la mauvaise saison; enfin, pour provisions, les fruits de
-ces mêmes arbres, qui sont alors en pleine maturité. Elle y ajoute ça et
-là les grappes des sorbiers, qui, brillant au loin sur la blancheur des
-neiges, invitent les oiseaux à recourir à ces asiles; en sorte que les
-perdrix, les coqs de bruyère, les oiseaux de neige, les lièvres, les
-écureuils, trouvent souvent, à l’abri du même sapin, de quoi se loger,
-se nourrir et se tenir fort chaudement.
-
-Mais un des plus grands bienfaits de la Providence envers les animaux du
-Nord, est de les avoir revêtus de robes fourrées, de poils longs et
-épais, qui croissent précisément en hiver, et qui tombent en été. Les
-naturalistes, qui regardent les poils des animaux comme des espèces de
-végétations, ne manquent pas d’expliquer leur accroissement par la
-chaleur. Ils confirment leur système par l’exemple de la barbe et des
-cheveux de l’homme, qui croissent rapidement en été. Mais je leur
-demande pourquoi, dans les pays froids, les chevaux, qui y sont ras en
-été, se couvrent en hiver d’un poil long et frisé comme la laine des
-moutons? A cela ils répondent que c’est la chaleur intérieure de leur
-corps, augmentée par l’action extérieure du froid, qui produit cette
-merveille. Fort bien. Je pourrais leur objecter que le froid ne produit
-pas cet effet sur la barbe et sur les cheveux de l’homme, puisqu’il
-retarde leur accroissement; que, de plus, sur les animaux revêtus en
-hiver par la Providence, les poils sont beaucoup plus longs et plus
-épais aux endroits de leur corps qui ont le moins de chaleur naturelle,
-tels qu’à la queue, qui est très-touffue dans les chevaux, les martres,
-les renards et les loups, et que ces poils sont courts et rares aux
-endroits où elle est la plus grande, comme au ventre. Leur dos, leurs
-oreilles, et souvent même leurs pattes sont les parties de leur corps
-les plus couvertes de poils. Mais je me contente de leur proposer cette
-dernière objection: la chaleur extérieure et intérieure d’un lion
-d’Afrique doit être au moins aussi ardente que celle d’un loup de
-Sibérie; pourquoi le premier est-il à poil ras, tandis que le second est
-velu jusqu’aux yeux?
-
-Le froid, que nous regardons comme un des plus grands obstacles de la
-végétation, est aussi nécessaire à certaines plantes que la chaleur
-l’est à d’autres. Si celles du Midi ne sauraient croître au nord, celles
-du Nord ne réussissent pas mieux au midi...
-
-Il s’en faut beaucoup que le froid soit l’ennemi de toutes les plantes,
-puisque ce n’est que dans le Nord que l’on trouve les forêts les plus
-élevées et les plus étendues qu’il y ait sur la terre. Ce n’est qu’au
-pied des neiges éternelles du mont Liban que le cèdre, le roi des
-végétaux, s’élève dans toute sa majesté. Le sapin, qui est après lui
-l’arbre le plus grand de nos forêts, ne vient à une hauteur prodigieuse
-que dans les montagnes à glaces et dans les climats froids de la Norwége
-et de la Russie. Pline dit que la plus grande pièce de bois qu’on eût
-vue à Rome jusqu’à son temps, était une poutre de sapin de cent vingt
-pieds de long et de deux pieds d’équarrissage aux deux bouts, que Tibère
-avait fait venir des froides montagnes de la Valteline, du côté du
-Piémont, et que Néron employa à son amphithéâtre. «Jugez, dit-il, quelle
-devait être la longueur de l’arbre entier, par ce qu’on en avait coupé.»
-Cependant, comme je crois que Pline parle de pieds romains, qui sont de
-la même grandeur que ceux du Rhin, il faut diminuer cette dimension d’un
-douzième à peu près. Il cite encore le mât de sapin du vaisseau qui
-apporta d’Égypte l’obélisque que Caligula fit mettre au Vatican; ce mât
-avait quatre brasses de tour. Je ne sais d’où on l’avait tiré. Pour moi,
-j’ai vu en Russie des sapins auprès desquels ceux de nos climats
-tempérés ne sont que des avortons. J’en ai vu, entre autres, deux
-tronçons, entre Pétersbourg et Moscou, qui surpassaient en grosseur les
-plus gros mâts de nos vaisseaux de guerre, quoique ceux-ci soient faits
-de plusieurs pièces. Ils étaient coupés du même arbre, et servaient de
-montant à la porte de la basse-cour d’un paysan. Les bateaux qui
-apportent du lac de Ladoga des provisions à Pétersbourg ne sont guère
-moins grands que ceux qui remontent de Rouen à Paris. Ils sont
-construits de planches de sapin de deux à trois pouces d’épaisseur,
-quelquefois de deux pieds de large, et qui ont de longueur toute celle
-du bateau. Les charpentiers russes des cantons où on les bâtit ne font
-d’un arbre qu’une seule planche, le bois y étant si commun qu’ils ne se
-donnent pas la peine de le scier. Avant que j’eusse voyagé dans les pays
-du Nord, je me figurais, d’après les lois de notre physique, que la
-terre devait y être dépouillée de végétaux par la rigueur du froid. Je
-fus fort étonné d’y voir les plus grands arbres que j’eusse vus de ma
-vie, et placés si près les uns des autres qu’un écureuil pourrait
-parcourir une bonne partie de la Russie sans mettre le pied à terre, en
-sautant de branche en branche. Cette forêt de sapins couvre la Finlande,
-l’Ingrie, l’Estonie, tout l’espace compris entre Pétersbourg et Moscou,
-et de là s’étend sur une grande partie de la Pologne, où les chênes
-commencent à paraître, comme je l’ai observé moi-même en traversant ces
-pays. Mais ce que j’en ai vu n’en est que la moindre partie, puisqu’on
-sait qu’elle s’étend depuis la Norwége jusqu’au Kamtschatka, quelques
-déserts sablonneux exceptés, et depuis Breslau jusqu’aux bords de la mer
-Glaciale.
-
-Je terminerai cet article par réfuter une erreur, qui est que le froid a
-diminué dans le Nord parce qu’on y a abattu des forêts. Comme elle a été
-mise en avant par quelques-uns de nos écrivains les plus célèbres, et
-répétée ensuite, comme c’est l’usage, par la foule des autres, il est
-important de la détruire, parce qu’elle est très-nuisible à l’économie
-rurale. Je l’ai adoptée longtemps, sur la foi historique; et ce ne sont
-point des livres qui m’ont fait revenir, ce sont des paysans.
-
-Un jour d’été, sur les deux heures après midi, étant sur le point de
-traverser la forêt d’Ivry, je vis des bergers avec leurs troupeaux qui
-s’en tenaient à quelque distance, en se reposant à l’ombre de quelques
-arbres épars dans la campagne. Je leur demandai pourquoi ils n’entraient
-pas dans la forêt pour se mettre, eux et leurs troupeaux, à couvert de
-la chaleur. Ils me répondirent qu’il y faisait trop chaud, et qu’ils n’y
-menaient leurs moutons que le matin et le soir. Cependant, comme je
-désirais parcourir en plein jour les bois où Henri IV avait chassé, et
-arriver de bonne heure à Anet..., j’engageai l’enfant d’un de ces
-bergers à me servir de guide, ce qui lui fut fort aisé, car le chemin
-qui mène à Anet traverse la forêt en ligne droite; il est si peu
-fréquenté de ce côté-là, que je le trouvai couvert, en beaucoup
-d’endroits, de gazons et de fraisiers. J’éprouvai, pendant tout le temps
-que j’y marchai, une chaleur étouffante et beaucoup plus forte que celle
-qui régnait dans la campagne. Je ne commençai même à respirer que quand
-j’en fus tout-à-fait sorti, et que je fus éloigné des bords de la forêt
-de plus de trois portées de fusil...
-
-J’ai depuis réfléchi sur ce que m’avaient dit ces bergers sur la chaleur
-des bois, et sur celle que j’y avais éprouvée moi-même, et j’ai
-remarqué, en effet, qu’au printemps toutes les plantes sont plus
-précoces dans leur voisinage, et qu’on trouve des violettes en fleur sur
-leurs lisières, bien avant qu’on en cueille dans les plaines et sur les
-collines découvertes. Les forêts mettent donc les terres à l’abri du
-froid dans le Nord; mais ce qu’il y a d’admirable, c’est qu’elles les
-mettent à l’abri de la chaleur dans les pays chauds. Ces deux effets
-opposés viennent uniquement des formes et des dispositions différentes
-de leurs feuilles. Dans le Nord, celles des sapins, des mélèzes, des
-pins, des cèdres, des genévriers, sont petites, lustrées et vernissées;
-leur finesse, leur vernis et la multitude de leurs plans réfléchissent
-la chaleur autour d’elles en mille manières; elles produisent à peu près
-les mêmes effets que les poils des animaux du Nord, dont la fourrure est
-d’autant plus chaude que leurs poils sont fins et lustrés. D’ailleurs,
-les feuilles de plusieurs espèces, comme celles des sapins et des
-bouleaux, sont suspendues perpendiculairement à leurs rameaux par de
-longues queues mobiles, en sorte qu’au moindre vent elles réfléchissent
-autour d’elles les rayons du soleil comme des miroirs. Au Midi, au
-contraire, les palmiers, les talipots, les cocotiers, les bananiers
-portent de grandes feuilles qui, du côté de la terre, sont plutôt mates
-que lustrées, et qui, en s’étendant horizontalement, forment au-dessous
-d’elles de grandes ombres, où il n’y a aucune réflexion de chaleur. Je
-conviens cependant que le défrichement des forêts dissipe les fraîcheurs
-occasionnées par l’humidité; mais il augmente les froids secs et âpres
-du Nord, comme on l’a éprouvé dans les hautes montagnes de la Norwége,
-qui étaient autrefois cultivées et qui sont aujourd’hui inhabitables,
-parce qu’on les a totalement dépouillées de leurs bois. Ces mêmes
-défrichements augmentent aussi la chaleur dans les pays chauds, comme je
-l’ai observé à l’île de France, sur plusieurs côtes qui sont devenues si
-arides depuis qu’on n’y a laissé aucun arbre, qu’elles sont aujourd’hui
-sans culture. L’herbe même qui y pousse pendant la saison des pluies est
-en peu de temps rôtie par le soleil. Ce qu’il y a de pis, c’est qu’il
-est résulté de la sécheresse de ces côtes le dessèchement de quantité de
-ruisseaux; car les arbres plantés sur les hauteurs y attirent l’humidité
-de l’air, et l’y fixent.
-
-
-FIN.
-
-
-
-
-TABLE
-
-
- L’Arcadie 5
- La Pierre d’Abraham 115
- Extrait des Études de la Nature 209
-
-
-FIN DE LA TABLE.
-
-
-Limoges.--Imp. E. ARDANT et Cie
-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ARCADIE ***
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-<div style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of L'Arcadie, by Henri Bernardin de Saint-Pierre</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
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-country where you are located before using this eBook.
-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: L'Arcadie</p>
-<p style='display:block; margin-top:0; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:0;'>suivie de La pierre d'Abraham</p>
-
-<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Henri Bernardin de Saint-Pierre</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: November 11, 2021 [eBook #66709]</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div>
-
-<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))</div>
-
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ARCADIE ***</div>
-<p class="c large">BERNARDIN DE SAINT-PIERRE</p>
-
-<h1>L’ARCADIE</h1>
-
-<p class="c"><span class="small">SUIVIE DE</span><br />
-<span class="xlarge">LA PIERRE D’ABRAHAM</span></p>
-
-<p class="c"><span class="small">ÉDITION REVUE</span><br />
-<span class="large">PAR E. DU CHATENET.</span></p>
-
-
-<p class="c gap"><span class="large">LIMOGES</span><br />
-EUGÈNE ARDANT ET C<sup>IE</sup>, <span class="small">ÉDITEURS</span>.</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top6em">Propriété des Éditeurs.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch1">L’ARCADIE</h2>
-
-
-<p>Ce livre n’offre que le commencement d’une
-sorte d’épopée que Bernardin de Saint-Pierre n’a
-pas achevée ; ce premier fragment serait mieux
-nommé <i>les Gaules</i>. Le lecteur remarquera sans
-peine le rapport de ces pages avec celles du <i>Télémaque</i>,
-qui les a inspirées. Châteaubriand, dans
-<i>les Martyrs</i>, a animé de même toute cette mythologie
-par le contraste de ses peintures admirables
-des hommes et des choses dont le christianisme
-se glorifie.</p>
-
-
-<p class="gap">Un peu avant l’équinoxe d’automne, Tirtée,
-berger d’Arcadie, faisait paître son troupeau sur
-une croupe du mont Lycée qui s’avance le long
-du golfe de Messénie. Il était assis sous des pins,
-au pied d’une roche, d’où il considérait au loin la
-mer agitée par les vents du midi. Ses flots, couleur
-d’olive, étaient blanchis d’écume qui jaillissait
-en gerbes sur toutes ses grèves. Des bateaux
-de pêcheurs, paraissant et disparaissant tour à
-tour entre les lames, hasardaient, en s’échouant
-sur le rivage, d’y chercher leur salut, tandis que
-de gros vaisseaux à la voile, tout penchés par la
-violence du vent, s’en éloignaient dans la crainte
-du naufrage. Au fond du golfe, des troupes de
-femmes et d’enfants levaient les mains au ciel, et
-jetaient de grands cris à la vue du danger que
-couraient ces pauvres mariniers, et des longues
-vagues qui venaient du large se briser en mugissant
-sur les rochers de Sténiclaros. Les échos du
-mont Lycée répétaient de toutes parts leurs bruits
-rauques et confus avec tant de vérité, que Tirtée
-parfois tournait la tête, croyant que la tempête
-était derrière lui, et que la mer brisait au haut
-de la montagne. Mais les cris des foulques et des
-mouettes qui venaient, en battant des ailes, s’y
-réfugier, et les éclairs qui sillonnaient l’horizon,
-lui faisaient bien voir que la sécurité était sur la
-terre, et que la tourmente était encore plus grande
-au loin qu’elle ne paraissait à sa vue. Tirtée plaignait
-le sort des matelots, et bénissait celui des
-bergers, semblable en quelque sorte à celui des
-dieux, puisqu’il mettait le calme dans son cœur
-et la tempête sous ses pieds. Pendant qu’il se livrait
-à la reconnaissance envers le ciel, deux
-hommes d’une belle figure parurent sur le grand
-chemin qui passait au-dessous de lui, vers le bas
-de la montagne. L’un était dans la force de l’âge,
-et l’autre encore dans sa fleur. Ils marchaient à
-la hâte, comme des voyageurs qui se pressent
-d’arriver. Dès qu’ils furent à la portée de la voix,
-le plus âgé demanda à Tirtée s’ils n’étaient pas
-sur la route d’Argos. Mais le bruit du vent dans
-les pins l’empêchant de se faire entendre, le plus
-jeune monta vers ce berger, et lui cria :</p>
-
-<p>« Mon père, ne sommes-nous pas sur la route
-d’Argos ?</p>
-
-<p>— Mon fils, lui répondit Tirtée, je ne sais point
-où est Argos. Vous êtes en Arcadie, sur le chemin
-de Tégée ; et ces tours que vous voyez là-bas,
-sont celles de Bellémine. »</p>
-
-<p>Pendant qu’ils parlaient, un barbet jeune et
-folâtre, qui accompagnait cet étranger, ayant
-aperçu dans le troupeau une chèvre toute blanche,
-s’en approcha pour jouer avec elle ; mais la
-chèvre, effrayée à la vue de cet animal dont les
-yeux étaient tout couverts de poils, s’enfuit vers
-le haut de la montagne, où le barbet la poursuivit.
-Ce jeune homme rappela son chien, qui revint
-aussitôt à ses pieds, baissant la tête et remuant
-la queue ; il lui passa une laisse autour du cou ;
-et, priant le berger de l’arrêter, il courut lui-même
-après la chèvre qui s’enfuyait toujours :
-mais son chien le voyant partir, donna une si
-rude secousse à Tirtée, qu’il lui échappa avec la
-laisse, et se mit à courir si vite sur les pas de
-son maître, que bientôt on ne vit plus ni la chèvre,
-ni le voyageur, ni son chien.</p>
-
-<p>L’étranger, resté sur le grand chemin, se disposait
-à aller vers son compagnon, lorsque le
-berger lui dit :</p>
-
-<p>« Seigneur, le temps est rude, la nuit s’approche,
-la forêt et la montagne sont pleines de fondrières
-où vous pourriez vous égarer. Venez
-prendre un peu de repos dans ma cabane, qui
-n’est pas loin d’ici. Je suis bien sûr que ma chèvre,
-qui est fort privée, y reviendra d’elle-même,
-et y ramènera votre ami, s’il ne la perd point de
-vue. »</p>
-
-<p>En même temps, il joua de son chalumeau, et
-le troupeau se mit à défiler, par un sentier, vers
-le haut de la montagne. Un grand bélier marchait
-à la tête de ce troupeau ; il était suivi de six
-chèvres dont les mamelles pendaient jusqu’à
-terre ; douze brebis accompagnées de leurs
-agneaux déjà grands, venaient après ; une ânesse
-avec son ânon fermaient la marche.</p>
-
-<p>L’étranger suivit Tirtée sans rien dire. Ils
-montèrent environ six cents pas, par une pelouse
-découverte, parsemée çà et là de genêts et de
-romarins ; et comme ils entraient dans la forêt de
-chênes qui couvre le haut du mont Lycée, ils entendirent
-les aboiements d’un chien ; bientôt
-après, ils virent venir au-devant d’eux le barbet,
-suivi de son maître, qui portait la chèvre blanche
-sur ses épaules. Tirtée dit à ce jeune homme :</p>
-
-<p>« Mon fils, quoique cette chèvre soit la plus
-chérie de mon troupeau, j’aimerais mieux l’avoir
-perdue, que de vous avoir donné la fatigue de la
-reprendre à la course : mais vous vous reposerez,
-s’il vous plaît, cette nuit chez moi ; et demain, si
-vous voulez vous mettre en route, je vous montrerai
-le chemin de Tégée, d’où on vous enseignera
-celui d’Argos. Cependant, seigneurs, si vous
-m’en croyez l’un et l’autre, vous ne partirez point
-demain d’ici. C’est demain la fête de Jupiter, au
-mont Lycée. On s’y rassemble de toute l’Arcadie
-et d’une grande partie de la Grèce. Si vous y
-venez avec moi, vous me rendrez plus agréable
-à Jupiter quand je me présenterai à son autel,
-pour l’adorer, avec des hôtes. »</p>
-
-<p>Le jeune étranger répondit :</p>
-
-<p>« O bon berger ! nous acceptons volontiers votre
-hospitalité pour cette nuit ; mais demain, dès
-l’aurore, nous continuerons notre route pour
-Argos. Depuis longtemps nous luttons contre la
-mer, pour arriver à cette ville fameuse dans toute
-la terre, par ses temples, par ses palais, et par la
-demeure du grand Agamemnon. »</p>
-
-<p>Après avoir ainsi parlé, ils traversèrent une
-partie de la forêt du mont Lycée vers l’orient, et
-ils descendirent dans un petit vallon abrité des
-vents. Une herbe molle et fraîche couvrait les
-flancs de ses collines. Au fond, coulait un ruisseau
-appelé Achéloüs, qui allait se jeter dans le
-fleuve Alphée, dont on apercevait au loin, dans
-la plaine, les îles couvertes d’aulnes et de tilleuls.
-Le tronc d’un vieux saule renversé par le temps,
-servait de pont à l’Achéloüs, et ce pont n’avait
-pour garde-fous que de grands roseaux, qui s’élevaient
-à sa droite et à sa gauche : mais le ruisseau,
-dont le lit était semé de rochers, était si
-facile à passer à gué, et on faisait si peu d’usage
-de son pont, que des convolvulus le couvraient
-presque en entier de leurs festons de feuilles en
-cœur et de fleurs en cloches blanches.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>A quelque distance de ce pont, était l’habitation
-de Tirtée. C’était une petite maison couverte de
-chaume, bâtie au milieu d’une pelouse. Deux peupliers
-l’ombrageaient du côté du couchant. Du
-côté du midi, une vigne en entourait la porte et
-les fenêtres de ses grappes pourprées et de ses
-pampres déjà colorés de feu. Un vieux lierre la
-tapissait au nord, et couvrait de son feuillage
-toujours vert une partie de l’escalier qui conduisait
-par dehors à l’étage supérieur.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Dès que le troupeau s’approcha de la maison,
-il se mit à bêler, suivant sa coutume. Aussitôt,
-on vit descendre par l’escalier une jeune fille, qui
-portait sous son bras un vase à traire le lait. Sa
-robe était de laine blanche ; ses cheveux châtains
-étaient retroussés sous un chapeau d’écorce de
-tilleul ; elle avait les bras et les pieds nus, et
-pour chaussure, des soques, suivant l’usage des
-filles d’Arcadie. A sa taille, on l’eût prise pour
-une nymphe de Diane ; à son vase, pour la naïade
-du ruisseau ; mais à sa timidité, on voyait bien
-que c’était une bergère. Dès qu’elle aperçut des
-étrangers, elle baissa les yeux et se mit à rougir.</p>
-
-<p>Tirtée lui dit :</p>
-
-<p>« Cyanée, ma fille, hâtez-vous de traire vos
-chèvres et de nous préparer à manger, tandis
-que je ferai chauffer de l’eau pour laver les pieds
-de ces voyageurs que Jupiter nous envoie. »</p>
-
-<p>En attendant, il pria ces étrangers de se reposer
-au pied de la vigne, sur un banc de gazon.
-Cyanée, s’étant mise à genoux sur la pelouse,
-tira le lait des chèvres qui s’étaient rassemblées
-autour d’elle, et quand elle eut fini, elle conduisit
-le troupeau dans la bergerie, qui était à un bout
-de la maison. Cependant, Tirtée fit chauffer de
-l’eau, vint laver les pieds de ses hôtes ; après
-quoi il les invita d’entrer.</p>
-
-<p>Il faisait déjà nuit : mais une lampe suspendue
-au plancher, et la flamme du foyer placé, suivant
-l’usage des Grecs, au milieu de l’habitation, en
-éclairaient suffisamment l’intérieur. On y voyait
-accrochées aux murs, des flûtes, des panetières,
-des houlettes, des formes à faire des fromages ; et
-sur des planches attachées aux solives, des corbeilles
-de fruits, et des terrines pleines de lait.
-Au-dessus de la porte d’entrée, était une petite
-statue de terre de la bonne Cérès ; et sur celle de
-la bergerie, la figure du dieu Pan, faite d’une racine
-d’olivier.</p>
-
-<p>Dès que les voyageurs furent introduits, Cyanée
-mit la table, et servit des choux verts, des
-pains de froment, un pot rempli de vin, un fromage
-à la crème, des œufs frais, et des secondes
-figues de l’année, blanches et violettes. Elle approcha
-de la table quatre siéges de bois de chêne.
-Elle couvrit celui de son père d’une peau de loup,
-qu’il avait tué lui-même à la chasse. Ensuite,
-étant montée à l’étage supérieur, elle en descendit
-avec deux toisons de brebis ; mais pendant
-qu’elle les étendait sur les siéges des voyageurs,
-elle se mit à pleurer. Son père lui dit :</p>
-
-<p>« Ma chère fille, serez-vous toujours inconsolable
-de la perte de votre mère ? et ne pourrez-vous
-jamais rien toucher de tout ce qui a été à son
-usage, sans verser des larmes ? »</p>
-
-<p>Cyanée ne répondit rien ; mais se tournant vers
-la muraille, elle s’essuya les yeux. Tirtée fit une
-prière et une libation à Jupiter hospitalier ; et
-faisant asseoir ses hôtes, ils se mirent tous à
-manger en gardant un profond silence.</p>
-
-<p>Quand les mets furent desservis, Tirtée dit aux
-deux voyageurs :</p>
-
-<p>« Mes chers hôtes, si vous fussiez descendus
-chez quelque autre habitant de l’Arcadie, ou si
-vous fussiez passés ici il y a quelques années,
-vous eussiez été beaucoup mieux reçus. Mais la
-main de Jupiter m’a frappé. J’ai eu sur le coteau
-voisin un jardin qui me fournissait, dans toutes
-les saisons, des légumes et d’excellents fruits : il
-est maintenant confondu dans la forêt. Ce vallon
-solitaire retentissait du mugissement de mes
-bœufs. Vous n’eussiez entendu, du matin au soir,
-dans ma maison, que des chants d’allégresse et
-des cris de joie. J’ai vu, autour de cette table,
-trois garçons et quatre filles. Le plus jeune de
-mes fils était en état de conduire un troupeau de
-brebis. Ma fille Cyanée habillait ses petites sœurs,
-et leur tenait déjà lieu de mère. Ma femme, laborieuse
-et encore jeune, entretenait toute l’année,
-autour de moi, la gaieté, la paix et l’abondance.
-Mais la perte de mon fils aîné a entraîné celle de
-presque toute ma famille. Il aimait, comme un
-jeune homme, à faire preuve de sa légèreté, en
-montant au haut des plus grands arbres. Sa
-mère, à qui de pareils exercices causaient une
-frayeur extrême, l’avait prié plusieurs fois de s’en
-abstenir. Je lui avais prédit qu’il lui en arriverait
-quelque malheur. Hélas ! les dieux m’ont puni de
-mes prédictions indiscrètes, en les accomplissant.
-Un jour d’été que mon fils était dans la forêt à
-garder les troupeaux avec ses frères, le plus
-jeune d’entre eux eut envie de manger des fruits
-d’un merisier sauvage. Aussitôt, l’aîné monta
-dans l’arbre pour en cueillir, et quand il fut au
-sommet, qui était très élevé, il aperçut sa mère
-aux environs, qui, le voyant à son tour, jeta un
-cri d’effroi et se trouva mal. A cette vue, la peur
-ou le repentir saisit mon malheureux fils ; il
-tomba. Sa mère, revenue à elle aux cris de ses
-enfants, accourut vers lui : en vain elle essaya de
-le ranimer dans ses bras ; l’infortuné tourna les
-yeux vers elle, prononça son nom et le mien, et
-expira. La douleur dont mon épouse fut saisie
-la mena en peu de jours au tombeau. La plus
-tendre union régnait entre mes enfants, et égalait
-leur affection pour leur mère. Ils moururent tous
-du regret de sa perte, et de celle les uns des
-autres. Avec combien de peine n’ai-je pas conservé
-celle-ci !… »</p>
-
-<p>Ainsi parla Tirtée, et, malgré ses efforts, des
-pleurs inondèrent ses yeux. Cyanée se jeta au
-cou de son père, et mêlant ses larmes aux siennes,
-elle le pressait dans ses bras sans pouvoir
-parler. Tirtée lui dit :</p>
-
-<p>« Cyanée, ma chère fille, mon unique consolation,
-cesse de t’affliger. Nous les reverrons un
-jour : ils sont avec les dieux. »</p>
-
-<p>Il dit, et la sérénité reparut sur son visage et
-sur celui de sa fille. Elle versa, d’un air tranquille,
-du vin dans toutes les coupes ; puis, prenant
-un fuseau avec une quenouille chargée de
-laine, elle vint s’asseoir auprès de son père, et se
-mit à filer en le regardant et en s’appuyant sur
-ses genoux.</p>
-
-<p>Cependant les deux voyageurs fondaient en
-larmes. Enfin, le plus jeune, prenant la parole,
-dit à Tirtée :</p>
-
-<p>« Quand nous aurions été reçus dans le palais
-et à la table d’Agamemnon, au moment où, couvert
-de gloire, il reverra sa fille Iphigénie et son
-épouse Clytemnestre, qui soupirent depuis si
-longtemps après son retour, nous n’aurions pu
-ni voir ni entendre des choses aussi touchantes
-que celles dont nous sommes spectateurs. O bon
-berger ! il faut l’avouer, vous avez éprouvé de
-grands maux ; mais si Céphas que vous voyez,
-qui a voyagé, voulait vous entretenir de ceux qui
-accablent les hommes par toute la terre, vous
-passeriez la nuit à l’entendre et à bénir votre
-sort. Que d’inquiétudes vous sont inconnues au
-milieu de ces retraites paisibles ! Vous y vivez
-libre ; la nature fournit à tous vos besoins ; l’amour
-paternel vous rend heureux, et une religion
-douce vous console de toutes vos peines. »</p>
-
-<p>Céphas, prenant la parole, dit à son jeune ami :</p>
-
-<p>« Mon fils, racontez-nous vos propres malheurs :
-Tirtée vous écoutera avec plus d’intérêt
-qu’il ne m’écouterait moi-même. Dans l’âge viril,
-la vertu est souvent le fruit de la raison ; mais
-dans la jeunesse, elle est toujours celui du sentiment. »</p>
-
-<p>Tirtée, s’adressant au jeune étranger, lui dit :</p>
-
-<p>« A mon âge, on dort peu. Si vous n’êtes pas
-trop pressé du sommeil, j’aurai bien du plaisir a
-vous entendre. Je ne suis jamais sorti de mon
-pays ; mais j’aime et j’honore les voyageurs. Ils
-sont sous la protection de Mercure et de Jupiter.
-On apprend toujours quelque chose d’utile avec
-eux. Pour vous, il faut que vous ayez éprouvé de
-grands chagrins dans votre patrie pour avoir
-quitté si jeune vos parents, avec lesquels il est
-si doux de vivre et de mourir.</p>
-
-<p>— Quoiqu’il soit difficile, lui répondit ce jeune
-homme, de parler toujours de soi avec sincérité,
-vous nous avez fait un si bon accueil, que je vous
-raconterai volontiers toutes mes aventures, bonnes
-ou mauvaises. »</p>
-
-<p>Je m’appelle Amasis. Je sois né à Thèbes en
-Égypte, d’un père riche. Il me fit élever par les
-prêtres du temple d’Osiris. Ils m’enseignèrent
-toutes les sciences dont l’Égypte s’honore : la
-langue sacrée, par laquelle on communique avec
-les siècles passés ; et la langue grecque, qui nous
-sert à entretenir des relations avec les peuples de
-l’Europe. Mais ce qui est au-dessus des sciences
-et des langues, ils m’apprirent à être juste, à
-dire la vérité, à ne craindre que les dieux, et à
-préférer à tout la gloire qui s’acquiert par la
-vertu.</p>
-
-<p>Ce dernier sentiment crût en moi avec l’âge. On
-ne parlait depuis longtemps en Égypte que de la
-guerre de Troie. Les noms d’Achille, d’Hector, et
-des autres héros, m’empêchaient de dormir. J’aurais
-acheté un seul jour de leur renommée par le
-sacrifice de toute ma vie. Je trouvais heureux
-mon compatriote Memnon, qui avait péri sous les
-murs de Troie, et pour lequel on construisait à
-Thèbes un superbe tombeau. Que dis-je ? j’aurais
-donné volontiers mon corps pour être changé
-dans la statue d’un héros, pourvu qu’on m’eût
-exposé sur une colonne à la vénération des peuples.</p>
-
-<p>Je résolus donc de m’arracher aux délices de
-l’Égypte, et aux douceurs de la maison paternelle,
-pour acquérir une grande réputation. Toutes
-les fois que je me présentais devant mon
-père :</p>
-
-<p>« Envoyez-moi au siége de Troie, lui disais-je,
-afin que je me fasse un nom illustre parmi les
-hommes. Vous avez mon frère aîné qui reste auprès
-de vous. Si vous vous opposez toujours à
-mes désirs dans la crainte de me perdre, sachez
-que, si j’échappe à la guerre, je n’échapperai pas
-au chagrin. »</p>
-
-<p>En effet, je dépérissais à vue d’œil ; je fuyais
-toute la société, et j’étais si solitaire qu’on m’en
-avait donné le surnom de Monéros. Mon père voulut
-en vain combattre un sentiment qui était le
-fruit de l’éducation qu’il m’avait donnée.</p>
-
-<p>Un jour il me présenta à Céphas, en m’exhortant
-à suivre ses conseils. Quoique je n’eusse jamais
-vu Céphas, une sympathie secrète m’attacha
-d’abord à lui. Ce respectable ami ne chercha point
-à combattre ma passion favorite ; mais pour l’affaiblir,
-il lui fit changer d’objet.</p>
-
-<p>« Vous aimez la gloire, me dit-il ; c’est ce qu’il
-y a de plus doux dans le monde, puisque les dieux
-en ont fait leur partage. Mais comment comptez-vous
-l’acquérir au siége de Troie ? Quel parti prendrez-vous,
-des Grecs ou des Troyens ? la justice
-est pour la Grèce ; la pitié et le devoir pour Troie.
-Vous êtes Asiatique<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> : combattrez-vous en faveur
-de l’Europe contre l’Asie ? Porterez-vous les
-armes contre Priam, ce père et ce roi infortuné,
-près de succomber avec sa famille et son empire,
-sous le fer des Grecs ? D’un autre côté, prendrez-vous
-la défense du ravisseur Pâris et de la coupable
-Hélène, contre Ménélas son époux ? Il n’y
-a point de véritable gloire sans justice. Mais
-quand un homme libre pourrait démêler dans les
-querelles des rois le parti le plus juste, croyez-vous
-que ce serait à le suivre que consiste la plus
-grande gloire qu’on puisse acquérir ? Quels que
-soient les applaudissements que les victorieux
-reçoivent de leurs compatriotes, croyez-moi, le
-genre humain sait bien les mettre un jour à leur
-place. Il n’a placé qu’au rang des héros et des
-demi-dieux ceux qui n’ont exercé que la justice ;
-comme Thésée, Hercule, Pirithoüs, etc… Mais il
-a élevé au rang des dieux ceux qui ont été bienfaisants ;
-tels sont Isis, qui donna des lois aux
-hommes ; Osiris, qui leur apprit les arts de la navigation ;
-Apollon, la musique ; Mercure, le commerce ;
-Pan, à conduire des troupeaux ; Bacchus,
-à planter la vigne ; Cérès, à faire croître le blé.
-Je suis né dans les Gaules, continua Céphas ; c’est
-un pays naturellement bon et fertile, mais qui,
-faute de civilisation, manque de la plupart des
-choses nécessaires au bonheur. Allons y porter
-les arts et les plantes utiles de l’Égypte, une religion
-humaine et des lois sociales : nous en rapporterons
-peut-être des choses utiles à votre patrie.
-Il n’y a point de peuple sauvage qui n’ait
-quelque industrie dont un peuple policé ne puisse
-tirer parti, quelque tradition ancienne, quelque
-production rare et particulière à son climat. C’est
-ainsi que Jupiter, le père des hommes, a voulu
-lier par un commerce réciproque de bienfaits tous
-les peuples de la terre, pauvres ou riches, barbares
-ou civilisés. Si nous ne trouvons dans les
-Gaules rien d’utile à l’Égypte, on si nous perdons,
-par quelque accident, les fruits de notre voyage,
-il nous en restera un que ni la mort, ni les tempêtes
-ne sauraient nous enlever ; ce sera le plaisir
-d’avoir fait du bien. »</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Les anciens mettaient l’Égypte en Asie. (<i>Note de l’aut.</i>)</p>
-</div>
-<p>Ce discours éclaira tout-à-coup mon esprit d’une
-lumière divine. J’embrassai Céphas, les larmes
-aux yeux.</p>
-
-<p>« Partons, lui dis-je ; allons faire du bien aux
-hommes ; allons imiter les dieux. »</p>
-
-<p>Mon père approuva notre projet ; et comme je
-prenais congé de lui, il me dit en me serrant dans
-ses bras :</p>
-
-<p>« Mon fils, vous allez entreprendre la chose la
-plus difficile qu’il y ait au monde, puisque vous
-allez travailler au bonheur des hommes. Mais, si
-vous pouvez y trouver le vôtre, soyez bien sûr
-que vous ferez le mien. »</p>
-
-<p>Après avoir fait nos adieux, Céphas et moi,
-nous nous embarquâmes à Canope, sur un vaisseau
-phénicien qui allait chercher des pelleteries
-dans les Gaules, et de l’étain dans les Iles Britanniques.
-Nous emportâmes avec nous des toiles de
-lin, des modèles de chariots, de charrues et de
-divers métiers ; des cruches de vin, des instruments
-de musique, des graines de toute espèce,
-entre autres celle du chanvre et du lin. Nous
-fîmes attacher dans des caisses, autour de la
-poupe du vaisseau, sur son pont et jusque dans
-ses cordages, des ceps de vigne qui étaient en
-fleur, et des arbres fruitiers de plusieurs sortes.
-On aurait pris notre vaisseau, couvert de pampres
-et de feuillages, pour celui de Bacchus allant à la
-conquête des Indes.</p>
-
-<p>Nous mouillâmes d’abord sur les côtes de l’île
-de Crète, pour y prendre des plantes convenables
-au climat des Gaules. Cette île nourrit une plus
-grande quantité de végétaux que l’Égypte, dont
-elle est voisine, par la variété de ses températures,
-qui s’étendent depuis les sables chauds de
-ses rivages, jusqu’au pied des neiges qui couvrent
-le mont Ida, dont le sommet se perd dans
-les nues. Mais ce qui doit être encore bien plus
-cher à ses habitants, elle est gouvernée par les
-sages lois de Minos.</p>
-
-<p>Un vent favorable nous poussa ensuite de la
-Crète à la hauteur de Mélite<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>. C’est une petite
-île dont les collines de pierre blanche paraissent
-de loin sur la mer, comme des toiles tendues au
-soleil. Nous y jetâmes l’ancre pour y faire de
-l’eau, que l’on y conserve très pure dans des citernes.
-Nous y aurions vainement cherché d’autre
-secours : cette île manque de tout, quoique par sa
-situation entre la Sicile et l’Afrique, et par la
-vaste étendue de son port qui se partage en plusieurs
-bras, elle dût être le centre du commerce
-entre les peuples de l’Europe, de l’Afrique, et
-même de l’Asie. Ses habitants ne vivent que de
-brigandage. Nous leur fîmes présent de graines
-de melon et de celles du xylon<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>. C’est une
-herbe qui se plaît dans les lieux les plus arides,
-et dont la bourre sert à faire des toiles très blanches
-et très légères. Quoique Mélite, qui n’est
-qu’un rocher, ne produise presque rien pour la
-subsistance des hommes et des animaux, on y
-prend chaque année, vers l’équinoxe d’automne<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>,
-une quantité prodigieuse de cailles qui
-s’y reposent en passant d’Europe en Afrique.
-C’est un spectacle curieux de les voir, toutes pesantes
-qu’elles sont, traverser la mer en nombre
-presque infini. Elles attendent que le vent du nord
-souffle ; et dressant en l’air une de leurs ailes,
-comme une voile, et battant de l’autre comme
-d’une rame, elles rasent les flots, de leurs croupions
-chargés de graisse. Quand elles arrivent
-dans l’île, elles sont si fatiguées qu’on les prend
-à la main. Un homme en peut ramasser dans une
-journée plus qu’il n’en peut manger dans une
-année.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Malte.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> C’est le coton en herbe ; il est originaire d’Égypte ; on
-en fait maintenant à Malte de très jolis ouvrages qui servent
-à faire vivre la plupart du peuple, qui y est fort pauvre.</p>
-
-<p class="attr">(<i>Note de l’auteur.</i>)</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Les cailles passent encore à Malte à jour nommé et
-marqué sur l’almanach du pays.</p>
-
-<p class="attr">(<i>Idem.</i>)</p>
-</div>
-<p>De Mélite, les vents nous poussèrent jusqu’aux
-îles d’Enosis, qui sont à l’extrémité méridionale
-de la Sardaigne. Là, ils devinrent contraires, et
-nous obligèrent de mouiller. Ces îles sont des
-écueils sablonneux qui ne produisent rien ; mais
-par une merveille de la providence des dieux,
-qui dans les lieux les plus stériles sait nourrir les
-hommes de mille manières différentes, elle a
-donné des thons à ces sables, comme elle a donné
-des cailles au rocher de Mélite. Au printemps, les
-thons qui entrent de l’Océan dans la Méditerranée,
-passent en si grande quantité entre la Sardaigne
-et les îles d’Enosis, que leurs habitants
-sont occupés nuit et jour à les pêcher, à les saler,
-et à en tirer de l’huile. J’ai vu sur leurs rivages
-des monceaux d’os brûlés de ces poissons, plus
-hauts que cette maison. Mais ce présent de la nature
-ne rend pas les insulaires plus riches. Ils
-pêchent pour le profit des habitants de la Sardaigne.
-Ainsi nous ne vîmes que des esclaves aux
-îles d’Enosis, et des tyrans à Mélite.</p>
-
-<p>Les vents étant devenus favorables, nous partîmes
-après avoir fait présent aux habitants d’Enosis
-de quelques ceps de vigne et en avoir reçu
-de jeunes plants de châtaigniers, qu’ils tirent de
-la Sardaigne, où les fruits de ces arbres viennent
-d’une grosseur considérable.</p>
-
-<p>Pendant le voyage, Céphas me faisait remarquer
-les aspects variés des terres, dont la nature n’a
-fait aucune semblable en qualité et en forme, afin
-que diverses plantes, divers animaux pussent
-trouver, dans le même climat, des températures
-différentes. Quand nous n’apercevions que le ciel
-et l’eau, il me faisait observer les hommes. Il me
-disait :</p>
-
-<p>« Vous voyez ces gens de mer, comme ils sont
-robustes ! Vous les prendriez pour des Tritons.
-L’exercice du corps est l’aliment de la santé. Il
-dissipe une infinité de maladies et de passions
-qui naissent dans le repos des villes. Les dieux
-ont planté la vie humaine comme les chênes de
-mon pays. Plus ils sont battus des vents, plus ils
-sont vigoureux. La mer, disait-il encore, est une
-école de toutes les vertus. On y vit dans des privations
-et dans des dangers de toute espèce. On
-est forcé d’y être courageux, sobre, chaste, prudent,
-patient, vigilant, religieux.</p>
-
-<p>— Mais, lui répondis-je, pourquoi la plupart de
-nos compagnons de voyage n’ont-ils aucune de
-ces qualités-là ? Ils sont presque tous intempérants,
-violents, impies, louant ou blâmant sans
-discernement tout ce qu’ils voient faire.</p>
-
-<p>— Ce n’est point la mer qui les a corrompus,
-reprit Céphas. Ils y ont apporté leurs passions de
-la terre. C’est l’amour des richesses, la paresse,
-le désir de se livrer à toutes sortes de désordres
-quand ils sont à terre, qui déterminent un grand
-nombre d’hommes à voyager sur la mer pour
-s’enrichir ; et comme ils ne trouvent qu’avec beaucoup
-de peines les moyens de se satisfaire sur cet
-élément, vous les voyez toujours inquiets, sombres
-et impatients, parce qu’il n’y a rien de si
-mauvaise humeur que le vice, quand il se trouve
-dans le chemin de la vertu. Un vaisseau est le
-creuset où s’éprouvent les qualités morales. Le
-méchant y empire et le bon y devient meilleur.
-Mais la vertu tire parti de tout. Profitez de leurs
-défauts. Vous apprendrez ici à mépriser également
-l’injure et les vains applaudissements, à
-mettre votre contentement en vous-même et à ne
-prendre que les dieux pour témoins de vos actions.
-Celui qui veut faire du bien aux hommes, doit
-s’exercer de bonne heure à en recevoir du mal.
-C’est par les travaux du corps, et par l’injustice
-des hommes, que vous fortifierez à la fois votre
-corps et votre âme. C’est ainsi qu’Hercule a
-acquis le courage et cette force prodigieuse qui
-ont porté sa gloire jusqu’aux astres. »</p>
-
-<p>Je suivais donc, autant que je pouvais, les conseils
-de mon ami, malgré mon extrême jeunesse.
-Je travaillais à lever les lourdes antennes et à
-manœuvrer les voiles ; mais à la moindre raillerie
-de mes compagnons, qui se moquaient de
-mon inexpérience, j’étais tout déconcerté. Il m’était
-plus facile de m’exercer contre les tempêtes
-que contre les mépris des hommes ; tant mon éducation
-m’avait déjà rendu sensible à l’opinion
-d’autrui.</p>
-
-<p>Nous passâmes le détroit qui sépare l’Afrique
-de l’Europe, et nous vîmes, à droite et à gauche,
-les deux montagnes Calpé et Abila, qui en fortifient
-l’entrée. Nos matelots phéniciens ne manquèrent
-pas de nous faire observer que leur nation
-était la première de toutes celles de la terre qui
-avait osé pénétrer dans le vaste Océan, et côtoyer
-ses rivages jusque sous l’Ourse glacée. Ils
-mirent sa gloire fort au-dessus de celle d’Hercule,
-qui avait planté, disaient-ils, deux colonnes avec
-cette inscription : <span class="small">ON NE VA POINT AU-DELA</span>,
-comme si le terme de ses travaux devait être celui
-des courses du genre humain. Céphas, qui ne
-négligeait aucune occasion de rappeler les hommes
-à la justice, et de rendre hommage à la mémoire
-des héros, leur disait :</p>
-
-<p>« J’ai toujours ouï dire qu’il fallait respecter
-les anciens. Les inventeurs en chaque science
-sont les plus dignes de louange, parce qu’ils en
-ouvrent la carrière aux autres hommes. Il est peu
-difficile ensuite à ceux qui viennent après eux
-d’aller plus avant. Un enfant, monté sur les
-épaules d’un grand homme, voit plus loin que
-celui qui le porte. »</p>
-
-<p>Mais Céphas leur parlait en vain : ils ne daignèrent
-pas rendre le moindre honneur à la mémoire
-du fils d’Alcmène. Pour nous, nous vénérâmes
-les rivages de l’Espagne, où il avait tué Géryon
-à trois corps ; nous couronnâmes nos têtes de
-branches de peuplier, et nous versâmes, en son
-honneur, du vin de Thasos dans les flots.</p>
-
-<p>Bientôt nous découvrîmes les profondes et verdoyantes
-forêts qui couvrent la Gaule Celtique.
-C’est un fils d’Hercule, appelé Galatès, qui
-donna à ses habitants le surnom de Galates, ou
-de Gaulois. Sa mère, fille d’un roi des Celtes,
-était d’une grandeur prodigieuse. Elle dédaignait
-de prendre un mari parmi les sujets de son
-père ; mais quand Hercule passa dans les Gaules,
-après la défaite de Géryon, elle ne put refuser
-son cœur et sa main au vainqueur d’un tyran.
-Nous entrâmes ensuite dans le canal qui sépare
-la Gaule des Iles Britanniques, et en peu de jours
-nous parvînmes à l’embouchure de la Seine, dont
-les eaux vertes se distinguent en tout temps des
-flots azurés de la mer.</p>
-
-<p>J’étais au comble de la joie. Nous étions près
-d’arriver. Nos arbres étaient frais et couverts de
-feuilles. Plusieurs d’entre eux, entre autres les
-ceps de vigne, avaient des fruits mûrs. Je pensais
-au bon accueil qu’allaient nous faire des peuples
-dénués des principaux biens de la nature, lorsqu’ils
-nous verraient débarquer sur leurs rivages
-avec les plus douces productions de l’Égypte et
-de la Crète. Les seuls travaux de l’agriculture
-suffisent pour fixer les peuples errants et vagabonds,
-et leur ôter le désir de soutenir, par la
-violence, la vie humaine que la nature entretient
-par tant de bienfaits. Il ne faut qu’un grain de
-blé, me disais-je, pour policer tous les Gaulois par
-les arts que l’agriculture fait naître. Cette seule
-graine de lin suffit pour les vêtir un jour. Ce cep
-de vigne est suffisant pour répandre à perpétuité
-la gaieté et la joie dans leurs festins. Je sentais
-alors combien les ouvrages de la nature sont supérieurs
-à ceux des hommes. Ceux-ci dépérissent
-dès qu’ils commencent à paraître ; les autres, au
-contraire, portent en eux l’esprit de vie qui les
-propage. Le temps, qui détruit les monuments
-des arts, ne fait que multiplier ceux de la nature.
-Je voyais dans une seule semence plus de vrais
-biens renfermés qu’il n’y en a en Égypte dans
-les trésors des rois.</p>
-
-<p>Je me livrais à ces divines et humaines spéculations ;
-et, dans les transports de ma joie, j’embrassais
-Céphas, qui m’avait donné une si juste
-idée des biens des peuples et de la véritable
-gloire. Cependant, mon ami remarqua que le pilote
-se préparait à remonter la Seine, à l’embouchure
-de laquelle nous étions alors. La nuit s’approchait ;
-le vent soufflait de l’occident, et l’horizon
-était chargé. Céphas dit au pilote :</p>
-
-<p>« Je vous conseille de ne point entrer dans le
-fleuve ; mais plutôt de jeter l’ancre dans ce port
-aimé d’Amphitrite que vous voyez sur la gauche.
-Voici ce que j’ai ouï raconter à ce sujet à nos
-anciens :</p>
-
-<p>» La Seine, fille de Bacchus et nymphe de
-Cérès, avait suivi dans les Gaules la déesse des
-blés, lorsqu’elle cherchait sa fille Proserpine par
-toute la terre. Quand Cérès eut mis fin à ses
-courses, la Seine la pria de lui donner, en récompense
-de ses services, ces prairies que vous voyez
-là-bas. La déesse y consentit, et accorda de plus
-à la fille de Bacchus de faire croître des blés partout
-où elle porterait ses pas. Elle laissa donc la
-Seine sur ces rivages, et lui donna pour compagne
-et pour suivante la nymphe Héva, qui devait
-veiller près d’elle, de peur qu’elle ne fût enlevée
-par quelque dieu de la mer, comme sa fille Proserpine
-l’avait été par celui des enfers. Un jour
-que la Seine s’amusait à courir sur ces sables en
-cherchant des coquilles, et qu’elle fuyait, en jetant
-de grands cris, devant les flots de la mer qui
-quelquefois lui mouillaient la plante des pieds,
-et quelquefois l’atteignaient jusqu’aux genoux,
-Héva sa compagne aperçut sous les ondes les
-cheveux blancs, le visage empourpré et la robe
-bleue de Neptune. Ce dieu venait des Orcades
-après un grand tremblement de terre, et il parcourait
-les rivages de l’Océan, examinant, avec
-son trident, si leurs fondements n’avaient point
-été ébranlés. A sa vue, Héva jeta un grand cri,
-et avertit la Seine, qui s’enfuit aussitôt vers les
-prairies. Mais le dieu des mers avait aperçu la
-nymphe de Cérès, et, touché de sa bonne grâce
-et de sa légèreté, il poussa sur le rivage ses chevaux
-marins après elle. Déjà il était près de l’atteindre,
-lorsqu’elle invoqua Bacchus son père et
-Cérès sa maîtresse. L’un et l’autre l’exaucèrent :
-dans le temps que Neptune tendait les bras pour
-la saisir, tout le corps de la Seine se fondit en
-eau ; son voile et ses vêtements verts, que les
-vents poussaient devant elle, devinrent des flots
-couleur d’émeraude ; elle fut changée en un
-fleuve de cette couleur, qui se plaît encore à parcourir
-les lieux qu’elle a aimés étant nymphe.
-Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que Neptune,
-malgré sa métamorphose, n’a cessé d’en
-être amoureux, comme on dit que le fleuve
-Alphée l’est encore en Sicile de la fontaine Aréthuse.
-Mais si le dieu des mers a conservé son
-amour pour la Seine, la Seine garde encore son
-aversion pour lui. Deux fois par jour, il la poursuit
-avec de grands mugissements, et chaque
-fois la Seine s’enfuit dans les prairies en remontant
-vers sa source, contre le cours naturel des
-fleuves. En tout temps, elle sépare ses eaux vertes
-des eaux azurées de Neptune.</p>
-
-<p>» Héva mourut du regret de la perte de sa
-maîtresse. Mais les Néréides, pour la récompenser
-de sa fidélité, lui élevèrent sur le rivage un
-tombeau de pierres blanches et noires, qu’on
-aperçoit de fort loin. Par un art céleste, elles y
-enfermèrent même un écho, afin qu’Héva, après
-sa mort, prévînt par l’ouïe, et par la vue les marins
-des dangers de la terre, comme, pendant sa
-vie, elle avait averti la nymphe de Cérès des dangers
-de la mer. Vous voyez d’ici son tombeau.
-C’est cette montagne escarpée, formée de couches
-funèbres de pierres blanches et noires. Elle porte
-toujours le nom de Héva<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>. Vous voyez, à ces
-amas de cailloux dont sa base est couverte, les
-efforts de Neptune irrité pour en ronger les fondements ;
-et vous pouvez entendre d’ici les mugissements
-de la montagne qui avertit les gens
-de mer de prendre garde à eux. Pour Amphitrite,
-touchée du malheur de la Seine, elle pria les Néréides
-de creuser cette petite baie que vous voyez
-sur votre gauche, à l’embouchure du fleuve ; et
-elle voulut qu’elle fût en tout temps un havre assuré
-contre les fureurs de son époux. Entrez-y
-donc maintenant, si vous m’en croyez, pendant
-qu’il fait jour. Je puis vous certifier que j’ai vu
-souvent le dieu des mers poursuivre la Seine
-bien avant dans les campagnes, et renverser tout
-ce qui se rencontrait sur son passage. Gardez-vous
-donc de vous trouver sur le chemin de ce
-dieu.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Il y a en effet, à l’embouchure de la Seine, sur la rive
-gauche, une montagne formée de couches de pierres noires
-et blanches, qui s’appelle la Hève.</p>
-
-<p class="attr">(<i>Note de l’auteur.</i>)</p>
-</div>
-<p>— Il faut, répondit le pilote à Céphas, que vous
-me preniez pour un homme bien stupide, de me
-faire de pareils contes à mon âge. Il y a quarante
-ans que je navigue. J’ai mouillé de nuit et de
-jour dans la Tamise, pleine d’écueils, et dans le
-Tage, qui est si rapide ; j’ai vu les cataractes du
-Nil, qui font un bruit affreux ; et jamais je n’ai vu
-ni ouï rien de semblable à ce que vous venez de
-me raconter. Je ne serai pas assez fou de m’arrêter
-ici à l’ancre, tandis que le vent est favorable
-pour remonter le fleuve. Je passerai la nuit dans
-son canal, et j’y dormirai bien profondément. »</p>
-
-<p>Il dit, et de concert avec les matelots, il fit une
-huée, comme les hommes présomptueux et ignorants
-ont coutume de faire, quand on leur donne
-des avis dont ils ne comprennent pas le sens.</p>
-
-<p>Céphas alors s’approcha de moi, et me demanda
-si je savais nager. « Non, lui répondis-je. J’ai
-appris en Égypte tout ce qui pouvait me faire
-honneur parmi les hommes, et presque rien de ce
-qui pouvait m’être utile à moi-même. » Il me
-dit :</p>
-
-<p>« Ne nous quittons pas : tenons-nous près de
-ce banc de rameurs, et mettons toute notre confiance
-dans les dieux. »</p>
-
-<p>Cependant, le vaisseau poussé par le vent, et
-sans doute aussi par la vengeance d’Hercule, entra
-dans le fleuve à pleines voiles. Nous évitâmes
-d’abord trois bancs de sable, qui sont à son embouchure ;
-ensuite, nous étant engagés dans son
-canal, nous ne vîmes plus autour de nous qu’une
-vaste forêt, qui s’étendait jusque sur ses rivages.
-Nous n’apercevions dans ce pays d’autres marques
-d’habitation que quelques fumées qui s’élevaient
-çà et là au-dessus des arbres. Nous voguâmes
-ainsi jusqu’à ce que, la nuit nous empêchant
-de rien distinguer, le pilote laissa tomber
-l’ancre.</p>
-
-<p>Le vaisseau, chassé d’un côté par un vent frais,
-et de l’autre par le cours du fleuve, vint en travers
-dans le canal. Mais, malgré cette position
-dangereuse, nos matelots se mirent à boire et à
-se réjouir, se croyant à l’abri de tout danger
-parce qu’ils se voyaient entourés de la terre de
-toutes parts. Ils furent ensuite se coucher, sans
-qu’il en restât un seul pour la manœuvre.</p>
-
-<p>Nous étions restés sur le pont, Céphas et moi,
-assis sur un banc de rameurs. Nous bannissions
-le sommeil de nos yeux, en nous entretenant du
-spectacle majestueux des astres qui roulaient sur
-nos têtes. Déjà la constellation de l’Ourse était au
-milieu de son cours, lorsque nous entendîmes au
-loin un bruit sourd, mugissant, semblable à celui
-d’une cataracte. Je me levai imprudemment,
-pour voir ce que ce pouvait être. J’aperçus, à la
-blancheur de son écume, une montagne d’eau<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>
-qui venait à nous du côté de la mer, en se roulant
-sur elle-même. Elle occupait toute la largeur
-du fleuve, et surmontant ses rivages à
-droite et à gauche, elle se brisait avec un fracas
-horrible parmi les troncs des arbres de la forêt.
-Dans l’instant, elle fut sur notre vaisseau, et le
-rencontrant en travers, elle le coucha sur le côté :
-ce mouvement me fit tomber dans l’eau. Un moment
-après, une seconde vague, encore plus
-élevée que la première, fit tourner le vaisseau
-tout-à-fait. Je me souviens qu’alors j’entendis
-sortir une multitude de cris sourds et étouffés de
-cette carène renversée ; mais, voulant appeler
-moi-même mon ami à mon secours, ma bouche se
-remplit d’eau salée, mes oreilles bourdonnèrent,
-je me sentis emporté avec une extrême rapidité,
-et bientôt après je perdis toute connaissance.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Cette montagne d’eau se produit par les marées qui entrent
-de la mer dans la Seine et la font refluer contre son
-cours. On l’entend venir de fort loin, surtout la nuit. On l’appelle
-la barre, parce qu’elle barre tout le cours de la Seine.
-Cette barre est ordinairement suivie d’une seconde barre
-encore plus élevée, qui la suit à cent toises de distance. Elles
-courent beaucoup plus vite qu’un cheval au galop.</p>
-
-<p class="attr">(<i>Note de l’auteur.</i>)</p>
-</div>
-<p>Je ne sais combien de temps je restai dans
-l’eau ; mais, quand je revins à moi, j’aperçus, vers
-l’occident, l’arc d’Iris dans les cieux ; et du côté
-de l’orient, les premiers feux de l’aurore, qui coloraient
-les nuages d’argent et de vermillon. Une
-troupe de jeunes filles fort blanches, demi-vêtues
-de peaux, m’entouraient. Les unes me présentaient
-des liqueurs dans des coquilles, d’autres
-m’essuyaient avec des mousses, d’autres me
-soutenaient la tête avec leurs mains. Leurs cheveux
-blonds, leurs joues vermeilles, leurs yeux
-bleus, et je ne sais quoi de céleste que la piété
-met sur le visage des femmes, me firent croire
-que j’étais dans les cieux, et que j’étais servi par
-les Heures qui en ouvrent chaque jour les portes
-aux malheureux mortels. Le premier mouvement
-de mon cœur fut de vous chercher, et le second
-fut de vous demander, ô Céphas ! Je ne me serais
-pas cru heureux, même dans l’Olympe, si vous
-eussiez manqué à mon bonheur. Mais mon illusion
-se dissipa, quand j’entendis ces jeunes filles
-prononcer de leurs bouches de rose un langage
-inconnu et barbare. Je me rappelai alors peu à
-peu les circonstances de mon naufrage. Je me
-levai. Je voulus vous chercher ; mais je ne savais
-où vous retrouver. J’errais aux environs, au milieu
-des bois. J’ignorais si le fleuve où nous
-avions fait naufrage était près ou loin, à ma
-droite ou à ma gauche ; et pour surcroît d’embarras,
-je ne pouvais interroger personne sur sa
-position.</p>
-
-<p>Après y avoir un peu réfléchi, je remarquai que
-les herbes étaient humides, et le feuillage des arbres
-d’un vert brillant, d’où je conclus qu’il avait
-plu abondamment la nuit précédente. Je me confirmai
-dans cette idée à la vue de l’eau qui coulait
-encore en torrents jaunes le long des chemins.
-Je pensai que ces eaux devaient se jeter
-dans quelque ruisseau, et le ruisseau dans le
-fleuve. J’allais suivre ces indications, lorsque des
-hommes sortis d’une cabane voisine me forcèrent
-d’y entrer d’un ton menaçant. Je m’aperçus
-alors que je n’étais plus libre, et que j’étais esclave
-chez des peuples où je m’étais flatté d’être
-honoré comme un dieu.</p>
-
-<p>J’en atteste Jupiter, ô Céphas ! le déplaisir
-d’avoir fait naufrage au port, de me voir réduit en
-servitude par ceux que j’étais venu servir de si
-loin, d’être relégué dans une terre barbare où je
-ne pouvais me faire entendre de personne, loin
-du doux pays de l’Égypte et de mes parents, n’égala
-pas le chagrin de vous avoir perdu. Je me
-rappelais la sagesse de vos conseils ; votre confiance
-dans les dieux, dont vous me faisiez sentir
-la providence au milieu même des plus grands
-maux ; vos observations sur les ouvrages de la
-nature, qui la remplissaient pour moi de vie et
-de bienveillance ; le calme où vous saviez tenir
-toutes mes passions ; et je sentais, par les nuages
-qui s’élevaient dans mon cœur, que j’avais
-perdu en vous le premier des biens, et qu’un ami
-sage est le plus grand présent que la bonté des
-dieux puisse accorder à un homme.</p>
-
-<p>Je ne pensais donc qu’au moyen de vous retrouver,
-et je me flattais d’y réussir en m’enfuyant
-au milieu de la nuit, si je pouvais seulement me
-rendre au bord de la mer. Je savais bien que je
-ne pouvais en être fort éloigné ; mais j’ignorais
-de quel côté elle était. Il n’y avait point aux environs
-de hauteur d’où je pusse la découvrir.
-Quelquefois, je montais au sommet des plus
-grands arbres ; mais je n’apercevais que la surface
-de la forêt qui s’étendait jusqu’à l’horizon.
-Souvent, j’étais attentif au vol des oiseaux, pour
-voir si je n’apercevrais pas quelque oiseau de
-marine venant à terre faire son nid dans la forêt,
-ou quelque pigeon sauvage allant picorer le sel
-sur le bord de la mer. J’aurais mieux aimé mille
-fois entendre les cris perçants des mauves, lorsqu’elles
-viennent dans les tempêtes se réfugier
-sur les rochers, que le doux chant des rouges-gorges
-qui annonçaient déjà, dans les feuilles
-jaunies des bois, la fin des beaux jours.</p>
-
-<p>Une nuit que j’étais couché, je crus entendre
-au loin le bruit que font les flots de la mer lorsqu’ils
-se brisent sur ses rivages ; il me sembla
-même que je distinguais le tumulte des eaux de
-la Seine poursuivie par Neptune. Leurs mugissements,
-qui m’avaient transi d’horreur, me comblèrent
-alors de joie. Je me levai : je sortis de la
-cabane, et je prêtai une oreille attentive ; mais
-bientôt des rumeurs qui venaient de diverses
-parties de l’horizon confondirent tous mes jugements,
-et je reconnus que c’étaient les murmures
-des vents qui agitaient au loin les feuillages des
-chênes et des hêtres.</p>
-
-<p>Quelquefois j’essayais de faire entendre aux
-sauvages de ma cabane que j’avais perdu un
-ami. Je mettais la main sur mes yeux, sur ma
-bouche et sur mon cœur ; je leur montrais l’horizon ;
-je levais au ciel mes mains jointes, et je versais
-des larmes. Ils comprenaient ce langage
-muet de ma douleur, car ils pleuraient avec moi ;
-mais, par une contradiction dont je ne pouvais
-me rendre raison, ils redoublaient de précaution
-pour m’empêcher de m’éloigner d’eux.</p>
-
-<p>Je m’appliquai donc à apprendre leur langue,
-afin de les instruire de mon sort et de les y rendre
-sensibles. Ils s’empressaient eux-mêmes de
-m’enseigner les noms des objets que je leur montrais.
-L’esclavage est fort doux chez ces peuples.
-Ma vie, à la liberté près, ne différait en rien de
-celle de mes maîtres. Tout était commun entre
-nous, les vivres, le toit, et la terre sur laquelle
-nous couchions enveloppés de peaux. Ils avaient
-même des égards pour ma jeunesse, et ils ne me
-donnaient à supporter que la moindre partie de
-leurs travaux. En peu de temps, je parvins à
-converser avec eux. Voici ce que j’ai connu de
-leur gouvernement et de leur caractère.</p>
-
-<p>Les Gaules sont peuplées d’un grand nombre de
-petites nations, dont les unes sont gouvernées
-par des rois, d’autres par des chefs appelés iarles,
-mais soumises toutes au pouvoir des druides, qui
-les réunissent sous une même religion, et les
-gouvernent avec d’autant plus de facilité que
-mille coutumes différentes les divisent. Les druides
-ont persuadé à ces nations qu’elles descendaient
-de Pluton, dieu des enfers, qu’ils appellent
-Hæder, ou l’aveugle. C’est pourquoi les Gaulois
-comptent par nuits, et non point par jours, et ils
-comptent les heures du jour du milieu de la nuit,
-contre la coutume de tous les peuples. Ils adorent
-plusieurs autres dieux aussi terribles que Hæder,
-tels que Niorder, le maître des vents, qui brise
-les vaisseaux sur leurs côtes, afin, disent-ils, de
-leur en procurer le pillage. Ainsi ils croient que
-tout vaisseau qui périt sur leurs rivages leur est
-envoyé par Niorder. Ils ont de plus Thor ou Theutatès,
-le dieu de la guerre, armé d’une massue
-qu’il lance du haut des airs : ils lui donnent des
-gants de fer, et un baudrier qui redouble sa fureur
-quand il en est ceint ; Tir, aussi cruel ; le
-taciturne Vidar, qui porte des souliers fort épais,
-avec lesquels il peut marcher dans l’air et sur
-l’eau sans faire de bruit ; Heimdall à la dent d’or,
-qui voit le jour et la nuit : il entend le bruit le
-plus léger, même celui que fait l’herbe ou la laine
-quand elle croît ; Uller, le dieu de la glace,
-chaussé de patins ; Loke, qui eut trois enfants de
-la géante Angherbode, la messagère de douleur,
-savoir : le loup Fenris, le serpent de Midgard, et
-l’impitoyable Héla. Héla est la mort. Ils disent
-que son palais est la misère, sa table la famine,
-sa porte le précipice, son vestibule la langueur,
-son lit la consomption. Ils ont encore plusieurs
-autres dieux, dont les exploits sont aussi féroces
-que les noms : Hérian, Riflindi Svidur, Svidrer,
-Salsk, qui veulent dire le guerrier, le bruyant,
-l’exterminateur, l’incendiaire, le père du carnage.
-Les druides honorent ces divinités avec des cérémonies
-lugubres, des chants lamentables, et des
-sacrifices humains. Ce culte affreux leur donne
-tant de pouvoir sur les esprits effrayés des Gaulois,
-qu’ils président à tous leurs conseils, et décident
-de toutes les affaires. Si quelqu’un s’oppose
-à leurs jugements, ils le privent de la communion
-de leurs mystères ; et dès ce moment, il
-est abandonné de tout le monde, même de sa
-femme et de ses enfants. Mais il est rare qu’on
-ose leur résister ; car ils se chargent seuls de l’éducation
-de la jeunesse, afin de lui imprimer de
-bonne heure, et d’une manière inaltérable, ces
-opinions horribles.</p>
-
-<p>Quant aux iarles ou nobles, ils ont droit de vie
-et de mort sur leurs vassaux. Ceux qui vivent
-sous des rois leur payent la moitié du tribut
-qu’ils lèvent sur les peuples. D’autres les gouvernent
-entièrement à leur profit. Les plus riches
-donnent des festins aux plus pauvres de leur
-classe, qui les accompagnent à la guerre, et font
-vœu de mourir avec eux. Ils sont très braves.
-S’ils rencontrent à la chasse un ours, le principal
-d’entre eux met bas ses flèches, attaque seul l’animal,
-et le tue d’un coup de couteau. Si le feu
-prend à leur maison, ils ne la quittent point qu’ils
-ne voient tomber sur eux les solives enflammées.
-D’autres, sur le bord de la mer, s’opposent, la
-lance ou l’épée à la main, aux vagues qui se brisent
-sur le rivage. Ils mettent la valeur à résister,
-non-seulement aux ennemis et aux bêtes féroces,
-mais même aux éléments. La valeur leur tient
-lieu de justice. Ils ne décident leurs différends
-que par les armes, et regardent la raison comme
-la ressource de ceux qui n’ont point de courage.
-Ces deux classes de citoyens, dont l’une emploie
-la ruse et l’autre la force, pour se faire craindre,
-se balancent entre elles ; mais elles se réunissent
-pour tyranniser le peuple, qu’elles traitent avec
-un souverain mépris. Jamais un homme du peuple
-ne peut parvenir, chez les Gaulois, à remplir
-aucune charge publique. Il semble que cette nation
-n’est faite que pour les prêtres et pour les
-grands. Au lieu d’être consolée par les uns et
-protégée par les autres, comme la justice le requiert,
-les druides ne l’effrayent que pour que les
-iarles l’oppriment.</p>
-
-<p>On ne trouverait cependant nulle part des hommes
-qui aient de meilleures qualités que les Gaulois.
-Ils sont fort ingénieux, et ils excellent dans
-plusieurs genres d’industrie qu’on ne trouve point
-ailleurs. Ils couvrent d’étain des plaques de fer,
-avec tant d’art, qu’on les prendrait pour des plaques
-d’argent. Ils assemblent des pièces de bois
-avec une si grande justesse, qu’ils en forment des
-vases capables de contenir toutes sortes de liqueurs.
-Ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’ils
-savent y faire bouillir l’eau sans les brûler. Ils
-font rougir des cailloux au feu, et les jettent dans
-l’eau contenue dans le vase de bois, jusqu’à ce
-qu’elle prenne le degré de chaleur qu’ils veulent
-lui donner. Ils savent encore allumer du feu sans
-se servir d’acier ni de caillou, en frottant ensemble
-du bois de lierre et de laurier. Les qualités
-de leur cœur surpassent encore celles de leur esprit.
-Ils sont très hospitaliers. Celui qui a peu, le
-partage de bon cœur avec celui qui n’a rien. Ils
-aiment leurs enfants avec tant de passion, que
-jamais ils ne les maltraitent. Ils se contentent de
-les ramener à leur devoir par des remontrances.
-Il résulte de cette conduite qu’en tout temps la
-plus tendre affection unit tous les membres de
-leurs familles, et que les jeunes gens y écoutent,
-avec le plus grand respect, les conseils des vieillards.</p>
-
-<p>Les femmes jouissent en général du plus grand
-pouvoir. Les chefs n’entreprennent rien sans les
-consulter. Elles décident de la paix et de la
-guerre. Elles voient plus sainement qu’eux dans
-les affaires publiques, et prévoient, avec beaucoup
-de justesse, les événements futurs. Le peuple,
-frappé de leur trouver souvent plus de discernement
-qu’à ses chefs, se plaît à leur attribuer
-quelque chose de divin.</p>
-
-<p>Ils méprisent les laboureurs, et ils négligent
-par conséquent l’agriculture, qui est la base de
-la félicité publique. Quand nous arrivâmes dans
-leur pays, ils ne cultivaient que les grains qui
-peuvent croître dans le cours d’un été, comme les
-fèves, les lentilles, l’avoine, le petit mil, le seigle
-et l’orge. On n’y trouvait que bien peu de froment.
-Cependant la terre y est très féconde en
-productions naturelles. Il y a beaucoup de pâturages
-excellents le long des rivières. Les forêts y
-sont élevées, et remplies de toutes sortes d’arbres
-fruitiers sauvages. Comme ils manquent
-souvent de vivres, ils m’employaient à en chercher
-dans les champs et dans les bois. Je trouvais,
-dans les prairies, des gousses d’ail, des racines
-de daucus et de filipendule. Je revenais
-quelquefois tout chargé de baies de myrtilles, de
-faînes de hêtres, de prunes, de poires, de pommes,
-que j’avais cueillies dans la forêt. Ils faisaient
-cuire ces fruits, dont la plupart ne peuvent
-se manger crus, tant ils sont âpres. Mais il s’y
-trouve des arbres qui en produisent d’un goût
-excellent. J’y ai souvent admiré des pommiers
-chargés de fruits d’une couleur si éclatante, qu’on
-les eût pris pour les plus belles fleurs.</p>
-
-<p>L’hiver vint, et je ne saurais vous exprimer
-quel fut mon étonnement, lorsque je vis, pour la
-première fois de ma vie, le ciel se dissoudre en
-plumes blanches, comme celles des oiseaux, l’eau
-des fontaines se changer en pierre, et les arbres
-se dépouiller entièrement de leurs feuillages. Je
-n’avais jamais rien vu de semblable en Égypte.
-Je crus que les Gaulois ne tarderaient pas à mourir,
-comme les plantes et les éléments de leur
-pays ; et, sans doute la rigueur de l’air n’aurait
-pas manqué de me faire mourir moi-même, s’ils
-n’avaient pris le plus grand soin de me vêtir de
-fourrures. Mais qu’il est aisé à un homme sans
-expérience de se tromper ! Je ne connaissais pas
-les ressources de la nature pour chaque saison,
-comme pour chaque climat. L’hiver est pour ces
-peuples septentrionaux le temps des festins et de
-l’abondance. Les oiseaux de rivière, les élans, les
-taureaux sauvages, les lièvres, les cerfs, les sangliers
-abondent alors dans leurs forêts, et s’approchent
-de leurs cabanes. On en tue des quantités
-prodigieuses. Je ne fus pas moins surpris
-quand je vis le printemps revenir, et étaler dans
-ces lieux désolés une magnificence que je ne lui
-avais jamais vue sur les bords mêmes du Nil. Les
-rubus, les framboisiers, les églantiers, les fraisiers,
-les primevères, les violettes, et beaucoup
-d’autres fleurs inconnues à l’Égypte, bordaient
-les lisières verdoyantes des forêts. Quelques-unes,
-comme les chèvre-feuilles, grimpaient sur
-les troncs des chênes, et suspendaient à leurs rameaux
-leurs guirlandes parfumées. Les rivages,
-les rochers, les montagnes, les bois, tout était
-revêtu d’une pompe à la fois magnifique et sauvage.
-Un si touchant spectacle redoubla ma mélancolie.
-Heureux, me disais-je, si parmi tant de
-plantes, j’en voyais s’élever une seule de celles
-que j’ai apportées de l’Égypte ! Ne fût-ce que
-l’humble plante du lin, elle me rappellerait ma
-patrie pendant ma vie ; en mourant, je choisirais
-près d’elle mon tombeau ; elle apprendrait un
-jour à Céphas où reposent les os de son ami, et
-aux Gaulois le nom et les voyages d’Amasis.</p>
-
-<p>Un jour, pendant que je cherchais à dissiper
-ma mélancolie, en voyant danser de jeunes filles
-sur l’herbe nouvelle, une d’entre elles quitta la
-troupe des danseuses, et s’en vint pleurer sur
-moi : puis, tout-à-coup, elle se joignit à ses compagnes,
-et continua de danser en jouant et folâtrant
-avec elles. Je pris ce passage subit de la
-joie à la douleur, et de la douleur à la joie dans
-cette jeune fille, pour un effet de l’inconstance
-naturelle à ce peuple, et je ne m’en mettais pas
-beaucoup en peine, lorsque je vis sortir de la
-forêt un vieillard à barbe rousse, revêtu d’une
-robe de peaux de belette. Il portait à sa main une
-branche de gui, et à sa ceinture un couteau de
-caillou. Il était suivi d’une troupe de jeunes gens
-à la fleur de l’âge, vêtus de baudriers faits des
-mêmes peaux, et tenant dans leurs mains des
-courges vides, des chalumeaux de fer, des cornes
-de bœufs, et d’autres instruments de leur musique
-barbare.</p>
-
-<p>Dès que ce vieillard parut, toutes les danses
-cessèrent, tous les visages s’attristèrent, et tout
-le monde s’éloigna de moi. Mon maître même et
-sa famille se retirèrent dans leur cabane. Ce méchant
-vieillard alors s’approcha de moi, me
-passa une corde de cuir autour du cou, et, ses
-satellites me forçant de le suivre, ils m’entraînèrent
-tout éperdu, comme des loups qui emportent
-un mouton. Ils me conduisirent à travers la
-forêt jusqu’aux bords de la Seine : là, leur chef
-m’arrosa de l’eau du fleuve ; ensuite, il me fit
-entrer dans un grand bateau d’écorce de bouleau,
-où il s’embarqua lui-même avec toute sa troupe.</p>
-
-<p>Nous remontâmes la Seine pendant huit jours,
-en gardant un profond silence. Le neuvième,
-nous arrivâmes dans une petite ville bâtie au milieu
-d’une île. Ils me débarquèrent vis-à-vis, sur
-la rive droite du fleuve, et ils me conduisirent
-dans une grande cabane sans fenêtres, qui était
-éclairée par des torches de sapin. Ils m’attachèrent
-au milieu de la cabane à un poteau ; et ces
-jeunes gens, qui me gardaient jour et nuit, armés
-de haches de caillou, ne cessaient de sauter autour
-de moi, en soufflant de toutes leurs forces
-dans leurs cornes de bœufs et leurs fifres de fer.</p>
-
-<p>Ils accompagnaient leur affreuse musique de
-ces horribles paroles, qu’ils chantaient en
-chœur :</p>
-
-<p>« O Nioder ! ô Riflindi ! ô Svidrer ! ô Héla ! ô
-Héla ! dieux du carnage et des tempêtes, nous
-vous apportons de la chair. Recevez le sang de
-cette victime, de cet enfant de la mort. O Nioder !
-ô Riflindi ! ô Svidrer ! ô Héla ! ô Héla ! »</p>
-
-<p>En prononçant ces mots épouvantables, ils
-avaient les yeux tournés dans la tête, et la bouche
-écumante. Enfin, ces fanatiques, accablés de
-lassitude, s’endormirent, à l’exception de l’un
-d’entre eux, appelé Omfi. Ce nom, dans la langue
-celtique, veut dire bienfaisant. Omfi, touché de
-pitié, s’approcha de moi :</p>
-
-<p>« Jeune infortuné, me dit-il, une guerre cruelle
-s’est élevée entre les peuples de la Grande-Bretagne
-et ceux des Gaules. Les Bretons prétendent
-être les maîtres de la mer qui nous sépare
-de leur île. Nous avons déjà perdu contre eux
-deux batailles navales. Le collége des druides de
-Chartres a décidé qu’il fallait des victimes humaines
-pour se rendre favorable Mars, dont le
-temple est près d’ici. Le chef des druides, qui a
-des espions par toutes les Gaules, a appris que la
-tempête t’avait jeté sur nos côtes : il a été te chercher
-lui-même. Il est vieux et sans pitié. Il porte
-les noms de deux de nos dieux les plus redoutables.
-Il s’appelle Tor-Tir. Mets donc ta confiance
-dans les dieux de ton pays, car ceux des Gaules
-demandent ton sang. »</p>
-
-<p>Il me fut impossible de répondre à Omfi, tant
-j’étais saisi de frayeur ! je le remerciai seulement
-en inclinant la tête ; et aussitôt il s’éloigna de
-moi, de peur d’être aperçu de ses compagnons.</p>
-
-<p>Je me rappelai dans ce moment la raison qui
-avait obligé les Gaulois qui m’avaient fait esclave
-de m’empêcher de m’écarter de leur demeure : ils
-craignaient que je ne tombasse entre les mains
-des druides ; mais je n’avais pu vaincre ma fatale
-destinée. Ma perte maintenant me paraissait
-si certaine que je ne croyais pas que Jupiter
-même pût me délivrer de la gueule de ces tigres
-affamés de mon sang. Je ne me rappelais plus, ô
-Céphas, ce que vous m’aviez dit tant de fois, que
-les dieux n’abandonnent jamais l’innocence. Je
-ne me ressouvenais plus même qu’ils m’avaient
-sauvé du naufrage. Le danger présent fait oublier
-les délivrances passées. Quelquefois, je pensais
-qu’ils ne m’avaient préservé des flots que pour
-me livrer à une mort mille fois plus cruelle.</p>
-
-<p>Cependant, j’adressais mes prières à Jupiter,
-et je goûtais une sorte de repos à m’abandonner
-à cette Providence infinie qui gouverne l’univers,
-lorsque les portes de ma cabane s’ouvrirent tout-à-coup,
-et une troupe nombreuse de prêtres entra,
-ayant Tor-Tir à leur tête, tenant toujours à
-sa main une branche de gui de chêne. Aussitôt,
-la jeunesse barbare qui m’entourait se réveilla,
-et recommença ses chansons et ses danses funèbres.
-Tor-Tir vint à moi, il me posa sur la tête
-une couronne d’if, et une poignée de farine de
-fèves ; ensuite, il me mit un bâillon dans la bouche,
-et m’ayant délié de mon poteau, il m’attacha
-les mains derrière le dos. Alors, tout son
-cortége se mit en marche au bruit de ses lugubres
-instruments, et deux druides, me soutenant
-par les bras, me conduisirent au lieu du
-sacrifice.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Ici Tirtée, s’apercevant que le fuseau de Cyanée
-lui échappait des mains, et qu’elle pâlissait,
-lui dit :</p>
-
-<p>« Ma fille, il est temps de vous aller reposer.
-Songez que vous devez vous lever demain avant
-l’aurore, pour aller à la fête du mont Lycée, où
-vous devez offrir, avec vos compagnes, les dons
-des bergers sur les autels de Jupiter. »</p>
-
-<p>Cyanée toute tremblante lui répondit :</p>
-
-<p>« Mon père, j’ai tout préparé pour la fête de
-demain. Les couronnes de fleurs, les gâteaux de
-froment, les vases de lait, tout est prêt. Mais il
-n’est pas tard : la lune n’éclaire pas le fond du
-vallon ; les coqs n’ont pas encore chanté ; il n’est
-pas minuit. Permettez-moi, je vous en supplie,
-de rester jusqu’à la fin de cette histoire. Mon
-père, je suis auprès de vous ; je n’aurai pas
-peur. »</p>
-
-<p>Tirtée regarda sa fille en souriant ; et s’excusant
-à Amasis de l’avoir interrompu, il le pria de
-continuer.</p>
-
-<hr />
-
-
-<div class="empty"></div>
-<p>Nous sortîmes de la cabane, reprit Amasis, au
-milieu d’une nuit obscure, à la lueur enfumée
-des torches de sapin. Nous traversâmes d’abord
-un vaste champ de pierres, où l’on voyait çà et
-là des squelettes de chevaux et de chiens fichés
-sur des pieux. De là nous arrivâmes à l’entrée
-d’une grande caverne, creusée dans le flanc
-d’un rocher tout blanc<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>. Des caillots d’un sang
-noir, répandu aux environs, exhalaient une odeur
-infecte, et annonçaient que c’était le temple de
-Mars. Dans l’intérieur de cet affreux repaire
-étaient rangés, le long des murs, des têtes et des
-ossements humains ; et au milieu, sur une pièce
-de roc, s’élevait jusqu’à la voûte une statue de
-fer représentant le dieu Mars. Elle était si difforme,
-qu’elle ressemblait plutôt à un bloc de fer
-rouillé qu’au dieu de la guerre. On y distinguait
-cependant sa massue hérissée de pointes, ses
-gants garnis de têtes de clou, et son horrible
-baudrier où était figurée la mort. A ses pieds
-était assis le roi du pays, ayant autour de lui les
-principaux de l’État. Une foule immense de peuple
-répandue au-dedans et au-dehors de la caverne
-gardait un morne silence saisi de respect,
-de religion et d’effroi.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> C’est Montmartre. (<i>Note de l’auteur.</i>)</p>
-</div>
-<p>Tor-Tir leur adressant la parole à tous, leur
-dit :</p>
-
-<p>« O roi, et vous, iarles, rassemblés pour la défense
-des Gaules, ne croyez pas triompher de vos
-ennemis sans le secours du dieu des batailles.
-Vos pertes vous ont fait voir ce qu’il en coûte de
-négliger son culte redoutable. Le sang donné aux
-dieux épargne celui que versent les mortels. Les
-dieux ne font naître les hommes que pour les
-faire mourir. Oh ! que vous êtes heureux que le
-choix de la victime ne soit pas tombé sur l’un
-d’entre vous ! Lorsque je cherchais en moi-même
-quelle tête parmi nous leur serait agréable, prêt
-à leur offrir la mienne pour le bien de la patrie,
-Niorder, le dieu des mers, m’apparut dans les
-sombres forêts de Chartres ; il était tout dégouttant
-de l’onde marine. Il me dit d’une voix
-bruyante comme celle des tempêtes : J’envoie,
-pour le salut des Gaules, un étranger sans parents
-et sans amis. Je l’ai jeté moi-même sur les
-rivages de l’Occident. Son sang plaira aux dieux
-infernaux. Ainsi parla Niorder. Niorder vous aime,
-ô enfants de Pluton ! »</p>
-
-<p>A peine Tor-Tir avait achevé ces mots effroyables,
-qu’un Gaulois assis auprès du roi s’élança
-jusqu’à moi ; c’était Céphas.</p>
-
-<p>« O Amasis ! ô mon cher Amasis ! s’écria-t-il.
-O cruels compatriotes ! vous allez immoler un
-homme venu des bords du Nil pour vous apporter
-les biens les plus précieux de la Grèce et de l’Égypte ?
-Vous commencerez donc par moi, qui lui
-en donnai le premier désir, et qui le touchai de
-pitié pour vous, si cruels envers lui. »</p>
-
-<p>En disant ces mots, il me serrait dans ses bras
-et me baignait de ses larmes. Pour moi, je pleurais
-et je sanglotais, sans pouvoir lui exprimer
-autrement les témoignages de ma joie. Aussitôt
-la caverne retentit de murmures et de gémissements.
-Les jeunes druides pleurèrent et laissèrent
-tomber de leurs mains les instruments de mon
-sacrifice. Cependant, personne de l’assemblée
-n’osait encore me délivrer des mains des sacrificateurs,
-lorsque les femmes se jetant au milieu
-d’eux, m’arrachèrent mes liens, mon bâillon et
-ma couronne funèbre. Ainsi ce fut pour la seconde
-fois que je dus la vie aux femmes dans les
-Gaules.</p>
-
-<p>Le roi me prenant dans ses bras, me dit :</p>
-
-<p>« Quoi ! c’est vous, malheureux étranger, que
-Céphas regrettait sans cesse ! O dieux ennemis
-de ma patrie, ne nous envoyez-vous des bienfaiteurs
-que pour les immoler ! »</p>
-
-<p>Alors, il s’adressa aux chefs des nations, et leur
-parla avec tant de force des droits de l’humanité,
-que d’un commun accord ils jurèrent de ne plus
-réduire à l’esclavage ceux que les tempêtes jetteraient
-sur leurs côtes, de ne sacrifier à l’avenir
-aucun homme innocent, et de n’offrir à Mars que
-le sang des coupables. Tor-Tir irrité, voulut en
-vain s’opposer à cette loi : il se retira en menaçant
-le roi et tous les Gaulois de la vengeance
-prochaine des dieux.</p>
-
-<p>Cependant le roi, accompagné de mon ami, me
-conduisit, au milieu des acclamations du peuple,
-dans sa ville, située dans l’île voisine. Jusqu’au
-moment de notre arrivée dans l’île, j’avais été si
-troublé, que je n’avais été capable d’aucune réflexion.
-Chaque espèce de circonstance nouvelle
-de mon malheur resserrait mon cœur et obscurcissait
-mon esprit. Mais dès que j’eus repris l’usage
-de mes sens, et que je vins à envisager le
-péril extrême auquel je venais d’échapper, je
-m’évanouis. Oh ! que l’homme est faible dans la
-joie ! il n’est fort qu’à la douleur. Céphas me fit
-revenir, à la manière des Gaulois, en m’agitant la
-tête et en soufflant sur mon visage.</p>
-
-<p>Dès qu’il vit que j’avais recouvré l’usage de
-mes sens, il me prit les mains dans les siennes et
-me dit :</p>
-
-<p>« O mon ami, que vous m’avez coûté de larmes !
-Dès que les flots de l’Océan, qui renversèrent
-notre vaisseau, nous eurent séparés, je me
-trouvai jeté, je ne sais comment, sur la rive gauche
-de la Seine. Mon premier soin fut de vous
-chercher. J’allumai des feux sur le rivage ; je
-vous appelai ; j’engageai plusieurs de mes compatriotes,
-accourus à mes cris, de visiter dans
-leurs barques les bords du fleuve, pour voir s’ils
-ne vous trouveraient pas : tous nos soins furent
-inutiles. Le jour vint, et me montra notre vaisseau
-renversé, la carène en haut, tout près du rivage
-où j’étais. Jamais il ne me vint dans la pensée
-que vous eussiez pu aborder sur le rivage opposé,
-dans le Belgium ma patrie. Ce ne fut que le
-troisième jour, que vous croyant noyé, je me déterminai
-à y passer pour y voir mes parents. La
-plupart étaient morts depuis mon absence : ceux
-qui restaient me comblèrent d’amitiés ; mais un
-frère même ne me dédommage pas de la perte
-d’un ami. Je retournai presque aussitôt de l’autre
-côté du fleuve. On y déchargeait notre malheureux
-vaisseau, où rien n’avait péri que les hommes.
-Je cherchais votre corps sur le rivage de la
-mer, et je le redemandais le soir, le matin et au
-milieu de la nuit, aux nymphes de l’Océan, afin
-de vous élever un tombeau près de celui d’Héva.
-J’aurais passé, je crois, ma vie dans ces vaines
-recherches, si le roi qui règne sur les bords de ce
-fleuve, informé qu’un vaisseau phénicien avait
-péri dans ses domaines, n’en avait réclamé les
-effets, qui lui appartenaient suivant les lois des
-Gaules. Je fis donc rassembler tout ce que nous
-avions apporté de l’Égypte, jusqu’aux arbres
-mêmes, qui n’avaient pas été endommagés par
-l’eau, et je me rendis avec ces débris auprès de ce
-prince. Bénissons donc la providence des dieux,
-qui nous a réunis et qui a rendu vos maux encore
-plus utiles à ma patrie que vos présents. Si vous
-n’eussiez pas fait naufrage sur nos côtes, on n’y
-eût pas aboli la coutume barbare de condamner
-à l’esclavage ceux qui y périssent ; et si vous
-n’eussiez pas été condamné à être sacrifié, je ne
-vous aurais peut-être jamais revu, et le sang des
-innocents fumerait encore sur les autels du dieu
-Mars. »</p>
-
-<p>Ainsi parla Céphas. Pour le roi, il n’oublia rien
-de ce qui pouvait me faire oublier le souvenir de
-mes malheurs. Il s’appelait Bardus. Il était déjà
-avancé en âge, et il portait, comme son peuple, la
-barbe et les cheveux longs. Son palais était bâti
-de troncs de sapins, couchés les uns sur les autres.
-Il n’y avait pour porte que de grands cuirs
-de bœufs qui en fermaient les ouvertures. Personne
-n’y faisait la garde, car il n’avait rien à
-craindre de ses sujets ; mais il avait employé
-toute son industrie pour fortifier sa ville contre
-les ennemis du dehors. Il l’avait entourée de
-murs faits de troncs d’arbres, entremêlés de
-mottes de gazon, avec des tours de pierre aux
-angles et aux portes. Il y avait au haut de ces
-tours des sentinelles qui veillaient jour et nuit.
-Le roi Bardus avait eu cette île de la nymphe
-Lutétia, sa mère, dont elle portait le nom. Elle
-n’était d’abord couverte que d’arbres, et Bardus
-n’avait pas un seul sujet. Il s’occupait à tordre,
-sur le bord de son île, des câbles d’écorce de
-tilleul, et à creuser des aulnes pour en faire des
-bateaux. Il vendait les ouvrages de ses mains
-aux mariniers qui descendaient ou remontaient
-la Seine. Pendant qu’il travaillait, il chantait les
-avantages de l’industrie et du commerce, qui
-lient tous les hommes. Les bateliers s’arrêtaient
-souvent pour écouter ses chansons. Ils les répétaient
-et les répandaient dans toutes les Gaules.
-Bientôt il vint des gens s’établir dans son île,
-pour l’entendre chanter, et pour y vivre avec plus
-de sûreté. Ses richesses s’accrurent avec ses sujets.
-L’île se couvrit de maisons, les forêts voisines
-se défrichèrent, et des troupeaux nombreux
-peuplèrent bientôt les deux rivages voisins. C’est
-ainsi que ce bon roi s’était formé un empire sans
-violence. Mais lorsque son île n’était pas encore
-entourée de murs, et qu’il songeait déjà à en
-faire le centre du commerce dans toutes les Gaules,
-la guerre pensa en exterminer les habitants.</p>
-
-<p>Un jour, un grand nombre de guerriers qui remontaient
-la Seine en canots d’écorce d’orme,
-débarquèrent sur son rivage septentrional, tout
-vis-à-vis de Lutétia. Ils avaient à leur tête le
-iarle Carnut, troisième fils de Tendal, prince du
-Nord. Carnut venait de ravager toutes les côtes
-de la mer Hyperborée, où il avait jeté l’épouvante
-et la désolation. Il était favorisé en secret,
-dans les Gaules, par les druides, qui, comme tous
-les hommes faibles, inclinent toujours pour ceux
-qui se rendent redoutables. Dès que Carnut eut
-mis pied à terre, il vint trouver le roi Bardus et
-lui dit :</p>
-
-<p>« Combattons, toi et moi, à la tête de nos guerriers :
-le plus faible obéira au plus fort ; car la
-première loi de la nature est que tout cède à la
-force. »</p>
-
-<p>Le roi Bardus lui répondit :</p>
-
-<p>« O Carnut ! s’il ne s’agissait que d’exposer ma
-vie pour défendre mon peuple, je le ferais très
-volontiers : mais je n’exposerais pas la vie de
-mon peuple, quand il s’agirait de sauver la
-mienne. C’est la bonté et non la force, qui doit
-choisir les rois. La bonté seule gouverne le
-monde, et elle emploie, pour le gouverner, l’intelligence
-et la force, qui lui sont subordonnées,
-comme toutes les puissances de l’univers. Vaillant
-fils de Tendal, puisque tu veux gouverner les
-hommes, voyons qui de toi ou de moi est le plus
-capable de leur faire du bien. Voilà de pauvres
-Gaulois tout nus. Sans reproche, je les ai plusieurs
-fois vêtus et nourris, en me refusant à
-moi-même des habits et des aliments. Voyons si
-tu sauras pourvoir à leurs besoins. »</p>
-
-<p>Carnut accepta le défi. C’était en automne. Il
-fut à la chasse avec ses guerriers ; il tua beaucoup
-de chevreuils, de cerfs, de sangliers et d’élans.
-Il donna ensuite, avec la chair de ces animaux,
-un grand festin à tout le peuple de Lutétia,
-et vêtit de leurs peaux ceux des habitants qui
-étaient nus. Le roi Bardus lui dit :</p>
-
-<p>« Fils de Tendal, tu es un grand chasseur : tu
-nourriras le peuple dans la saison de la chasse ;
-mais au printemps et en été, il mourra de faim.
-Pour moi, avec mes blés, la laine de mes brebis
-et le lait de mes troupeaux, je peux l’entretenir
-toute l’année. »</p>
-
-<p>Carnut ne répondit rien ; mais il resta campé
-avec ses guerriers sur le bord du fleuve, sans
-vouloir se retirer.</p>
-
-<p>Bardus voyant son obstination, fut le trouver
-à son tour et lui proposa un autre défi.</p>
-
-<p>« La valeur, lui dit-il, convient à un chef de
-guerre ; mais la patience est encore plus nécessaire
-aux rois. Puisque tu veux régner, voyons
-qui de nous deux portera le plus longtemps cette
-longue solive. »</p>
-
-<p>C’était le tronc d’un chêne de trente ans. Carnut
-le prit sur son dos ; mais impatient, il le jeta
-promptement par terre. Bardus le chargea sur
-ses épaules, et le porta, sans remuer, jusqu’après
-le coucher du soleil, et bien avant dans la nuit.</p>
-
-<p>Cependant, Carnut et ses guerriers ne s’en allaient
-point. Ils passèrent ainsi tout l’hiver, occupés
-de la chasse. Le printemps venu, ils menaçaient
-de détruire une ville naissante qui refusait
-de leur obéir ; et ils étaient d’autant plus à
-craindre, qu’ils manquaient alors de nourriture.
-Bardus ne savait comment s’en défaire, car ils
-étaient les plus forts. En vain il consultait les
-plus anciens de son peuple ; personne ne pouvait
-lui donner de conseils. Enfin il exposa son embarras
-à sa mère Lutétia, qui était fort âgée, mais
-qui avait un grand sens.</p>
-
-<p>Lutétia lui dit :</p>
-
-<p>« Mon fils, vous avez quantité d’histoires anciennes
-et curieuses que je vous ai apprises dès
-votre enfance ; vous excellez à les chanter : défiez
-le fils de Tendal aux chansons. »</p>
-
-<p>Bardus fut trouver Carnut et lui dit :</p>
-
-<p>« Fils de Tendal, il ne suffit pas à un roi de
-nourrir ses sujets, et d’être ferme et constant
-dans les travaux ; il doit savoir bannir de leurs
-pensées les opinions qui les rendent malheureux :
-car ce sont les opinions qui font agir les hommes,
-et qui les rendent bons ou méchants. Voyons qui
-de toi ou de moi régnera sur leurs esprits. Ce ne
-fut point par des combats qu’Hercule se fit suivre
-dans les Gaules, mais par des chants divins
-qui sortaient de sa bouche comme des chaînes
-d’or, enchaînaient les oreilles de ceux qui l’écoutaient,
-et les forçaient à le suivre. »</p>
-
-<p>Carnut accepta avec joie ce troisième défi. Il
-chanta les combats des dieux du Nord sur les
-glaces ; les tempêtes de Niorder sur les mers ; les
-ruses de Vidar dans les airs ; les ravages de Thor
-sur la terre, et l’empire de Hæder dans les enfers.
-Il y joignit le récit de ses propres victoires ; et ses
-chants firent passer une grande fureur dans le
-cœur de ses guerriers, qui paraissaient prêts à
-tout détruire.</p>
-
-<p>Pour le roi Bardus, voici ce qu’il chanta :</p>
-
-<p>« Je chante l’aube du matin ; les premiers
-rayons de l’aurore qui ont lui sur les Gaules, empire
-de Pluton ; les bienfaits de Cérès, et le malheur
-de l’enfant Loïs. Écoutez mes chants, esprits
-des fleuves, et répétez-les aux esprits des montagnes
-bleues.</p>
-
-<p>» Cérès venait de chercher par toute la terre sa
-fille Proserpine. Elle retournait dans la Sicile, où
-elle était adorée. Elle traversait les Gaules sauvages,
-leurs montagnes sans chemins, leurs vallées
-désertes et leurs sombres forêts, lorsqu’elle
-se trouva arrêtée par les eaux de la Seine, sa
-nymphe, changée en fleuve.</p>
-
-<p>» Sur la rive opposée de la Seine se baignait
-alors un bel enfant aux cheveux blonds, appelé
-Loïs. Il aimait à nager dans ses eaux transparentes,
-et à courir tout nu sur ses pelouses solitaires.
-Dès qu’il aperçut une femme, il fut se cacher
-sous une touffe de roseaux.</p>
-
-<p>» Mon bel enfant, lui cria Cérès en soupirant,
-venez à moi, mon bel enfant ! A la voix d’une
-femme affligée, Loïs sort des roseaux. Il met en
-rougissant sa peau d’agneau, suspendue à un
-saule. Il traverse la Seine sur un banc de sable,
-et, présentant la main à Cérès, il lui montre un
-chemin au milieu des eaux.</p>
-
-<p>» Cérès, ayant passé le fleuve, donne à l’enfant
-Loïs un gâteau, une gerbe d’épis et un baiser ;
-puis lui apprend comme le pain se fait avec le
-blé, et comment le blé vient dans les champs.
-Grand merci, belle étrangère, lui dit Loïs ; je
-vais porter à ma mère vos leçons et vos doux
-présents.</p>
-
-<p>» La mère de Loïs partage avec son enfant et
-son époux le gâteau et le baiser. Le père, ravi,
-cultive un champ, sème le blé. Bientôt la terre se
-couvre d’une moisson dorée, et le bruit se répand
-dans les Gaules qu’une déesse a apporté une
-plante céleste aux Gaulois.</p>
-
-<p>» Près de là, vivait un druide. Il avait l’inspection
-des forêts. Il distribuait aux Gaulois, pour
-leur nourriture, les faînes des hêtres et les glands
-des chênes. Quand il vit une terre labourée et
-une moisson : Que deviendra ma puissance, dit-il,
-si les hommes vivent de froment ?</p>
-
-<p>» Il appelle Loïs. Mon bel ami, lui dit-il, où
-étiez-vous quand vous vîtes l’étrangère aux beaux
-épis ? Loïs, sans malice, le conduit sur les bords
-de la Seine. J’étais, dit-il, sous ce saule argenté ;
-je courais sur ces blanches marguerites ; je fus
-me cacher sous ces roseaux, car j’étais nu. Le
-traître druide sourit : il saisit Loïs, et le noie au
-fond des eaux.</p>
-
-<p>» La mère de Loïs ne revoit plus son fils. Elle
-s’en va dans les bois et elle s’écrie : Où êtes-vous,
-Loïs, Loïs, mon cher enfant ? Les seuls
-échos répètent Loïs, Loïs, mon cher enfant ! Elle
-court tout éperdue le long de la Seine. Elle aperçoit
-sur son rivage une blancheur : Il n’est pas
-loin, dit-elle ; voilà ses fleurs chéries, voilà ses
-blanches marguerites. Hélas ! c’était Loïs, Loïs
-son cher enfant !</p>
-
-<p>» Elle pleure, elle gémit, elle soupire ; elle
-prend dans ses bras tremblants le corps glacé de
-Loïs ; elle veut le ranimer contre son cœur : mais
-le cœur de la mère ne peut plus réchauffer le
-corps du fils, et le corps du fils glace déjà le cœur
-de la mère : elle est près de mourir. Le druide,
-monté sur un roc voisin, s’applaudit de sa vengeance.</p>
-
-<p>» Les dieux ne viennent pas toujours à la voix
-des malheureux ; mais aux cris d’une mère affligée,
-Cérès apparut. Loïs, dit-elle, sois la plus
-belle fleur des Gaules. Aussitôt les joues pâles
-de Loïs se développent en calice plus blanc que
-la neige ; ses cheveux blonds se changent en filets
-d’or. Une odeur suave s’en exhale. Sa taille légère
-s’élève vers le ciel ; mais sa tête se penche
-encore sur les bords du fleuve qu’il a chéri. Loïs
-devient lis.</p>
-
-<p>» Le prêtre de Pluton voit ce prodige, et n’en
-est point touché. Il lève vers les dieux supérieurs
-un visage et des yeux irrités. Il blasphème, il
-menace Cérès ; il allait porter sur elle une main
-impie, lorsqu’elle lui cria : « Tyran cruel et dur,
-demeure ! »</p>
-
-<p>» A la voix de la déesse, il reste immobile. Mais
-le roc ému s’entr’ouvre ; les jambes du druide s’y
-enfoncent ; son visage barbu et enflammé de colère
-se dresse vers le ciel en pinceau de pourpre ;
-et les vêtements qui couvraient ses bras meurtriers
-se hérissent d’épines. Le druide devient
-chardon.</p>
-
-<p>« Toi, dit la déesse des blés, qui voulais nourrir
-les hommes comme les bêtes, deviens toi-même
-la pâture des animaux. Sois l’ennemi des moissons
-après ta mort, comme tu le fus pendant ta
-vie. Pour toi, belle fleur de Loïs, sois l’ornement
-de la Seine ; et que dans la main de ses
-rois, ta fleur victorieuse l’emporte un jour sur le
-gui des druides. »</p>
-
-<p>» Braves suivants de Carnut, venez habiter ma
-ville. La fleur de Loïs parfume mes jardins ; de
-jeunes filles chantent jour et nuit son aventure
-dans mes champs. Chacun s’y livre à un travail
-facile et gai ; et mes greniers, aimés de Cérès,
-rompent sous l’abondance des blés. »</p>
-
-<p>A peine Bardus avait fini de chanter, que les
-guerriers du Nord, qui mouraient de faim, abandonnèrent
-le fils de Tendal, et se firent habitants
-de Lutétia.</p>
-
-<p>« Oh ! me disait souvent ce bon roi, que n’ai-je
-ici quelque fameux chantre de la Grèce ou de
-l’Égypte, pour policer l’esprit de mes sujets !
-Rien n’adoucit le cœur des hommes comme de
-beaux chants. Quand on sait faire des vers et de
-belles fictions, on n’a pas besoin de sceptre pour
-régner. »</p>
-
-<p>Il me mena voir, avec Céphas, le lieu où il avait
-fait planter les arbres et les graines réchappés
-de notre naufrage. C’était sur les flancs d’une
-colline exposée au midi. Je fus pénétré de joie
-quand je vis les arbres que nous avions apportés,
-pleins de suc et de vigueur. Je reconnus d’abord
-l’arbre aux coins de Crète, à ses fruits cotonneux
-et odorants ; le noyer de Jupiter, d’un vert lustré ;
-l’avelinier, le figuier, le peuplier, le poirier du
-mont Ida avec ses fruits en pyramide : tous ces
-arbres venaient de l’île de Crète. Il y avait encore
-des vignes de Thasos, et de jeunes châtaigniers
-de l’île de Sardaigne. Je voyais un grand
-pays dans un petit jardin. Il y avait, parmi ces
-végétaux, quelques plantes qui étaient mes compatriotes,
-entre autres le chanvre et le lin. C’étaient
-celles qui plaisaient le plus au roi, à cause
-de leur utilité. Il avait admiré les toiles qu’on en
-faisait en Égypte, plus durables et plus souples
-que les peaux dont s’habillaient la plupart des
-Gaulois. Le roi prenait plaisir à arroser lui-même
-ces plantes, et à en ôter les mauvaises herbes.
-Déjà le chanvre, d’un beau vert, portait toutes ses
-têtes égales à la hauteur d’un homme ; et le lin
-en fleurs couvrait la terre d’un nuage d’azur.</p>
-
-<p>Pendant que nous nous livrions, Céphas et moi,
-au plaisir d’avoir fait du bien, nous apprîmes que
-les Bretons, fiers de leurs derniers succès, non
-contents de disputer aux Gaulois l’empire de la
-mer qui les sépare, se préparaient à les attaquer
-par terre, et à remonter la Seine, afin de porter le
-fer et le feu jusqu’au milieu de leur pays. Ils
-étaient partis, dans un nombre prodigieux de
-barques, d’un promontoire de leur île, qui n’est
-séparé du continent que par un petit détroit. Ils
-côtoyaient le rivage des Gaules, et ils étaient
-près d’entrer dans la Seine, dont ils savent franchir
-les dangers en se mettant dans des anses à
-l’abri des fureurs de Neptune. L’invasion des
-Bretons fut sue dans toutes les Gaules, au moment
-où ils commencèrent à l’exécuter ; car les
-Gaulois allument des feux sur les montagnes, et,
-par le nombre de ces feux et l’épaisseur de leur
-fumée, ils donnent des avis qui volent plus promptement
-que les oiseaux.</p>
-
-<p>A la nouvelle du départ des Bretons, les troupes
-confédérées des Gaules se mirent en route,
-pour défendre l’embouchure de la Seine. Elles
-marchaient sous les enseignes de leurs chefs :
-c’étaient des peaux de loup, d’ours, de vautour,
-d’aigle, ou de quelque autre animal malfaisant,
-suspendues au bout d’une gaule. Celle du roi
-Bardus et de son île était la figure d’un vaisseau,
-symbole du commerce. Céphas et moi, nous accompagnâmes
-le roi dans cette expédition. En
-peu de jours, toutes les troupes gauloises se rassemblèrent
-sur le bord de la mer.</p>
-
-<p>Trois avis furent ouverts pour la défense de son
-rivage. Le premier fut d’y enfoncer des pieux
-pour empêcher les Bretons de débarquer : ce qui
-était d’une facile exécution, attendu que nous
-étions en grand nombre, et que la forêt était
-voisine. Le deuxième, fut de les combattre au
-moment où ils débarqueraient. Le troisième, de
-ne pas exposer les troupes à découvert à la descente
-des ennemis, mais de les attaquer lorsqu’ayant
-mis pied à terre, ils s’engageraient dans
-les bois et les vallées. Aucun de ces avis ne fut
-suivi, car la discorde était parmi les chefs des
-Gaulois. Tous voulaient commander, et aucun
-d’eux n’était disposé à obéir. Pendant qu’ils délibéraient,
-l’ennemi parut, et il débarqua au moment
-où ils se mettaient en ordre.</p>
-
-<p>Nous étions perdus sans Céphas. Avant l’arrivée
-des Bretons, il avait conseillé au roi Bardus
-de diviser en deux sa troupe, composée des habitants
-de Lutétia, et de se mettre en embuscade
-avec la meilleure partie dans les bois qui couvraient
-le revers de la montagne d’Héva ; tandis
-que lui, Céphas, combattrait les ennemis avec
-l’autre partie jointe au reste des Gaulois. Je priai
-Céphas de détacher de sa division les jeunes gens
-qui brûlaient, comme moi, d’en venir aux mains,
-et de m’en donner le commandement.</p>
-
-<p>« Je ne crains point les dangers, lui disais-je.
-J’ai passé par toutes les épreuves que les prêtres
-de Thèbes font subir aux initiés, et je n’ai point
-eu peur. »</p>
-
-<p>Céphas balança quelques moments. Enfin, il
-me confia les jeunes gens de sa troupe, en leur
-recommandant, ainsi qu’à moi, de ne pas s’écarter
-de sa division.</p>
-
-<p>L’ennemi cependant mit pied à terre. A sa vue,
-beaucoup de Gaulois s’avancèrent vers lui, en
-jetant de grands cris ; mais, comme ils l’attaquaient
-par petites troupes, ils en furent aisément
-repoussés ; et il aurait été impossible d’en
-rallier un seul, s’ils n’étaient venus se remettre
-en ordre derrière nous. Nous aperçûmes bientôt
-les Bretons qui marchaient pour nous attaquer.
-Les jeunes gens que je commandais s’ébranlèrent
-alors, et nous marchâmes aux Bretons sans
-nous embarrasser si le reste des Gaulois nous
-suivait. Quand nous fûmes à la portée du trait,
-nous vîmes que les ennemis ne formaient qu’une
-seule colonne, longue, grosse et épaisse, qui s’avançait
-vers nous à petits pas, tandis que leurs
-barques se hâtaient d’entrer dans le fleuve, pour
-nous prendre à revers. Je l’avoue, je fus ébranlé
-à la vue de cette multitude de barbares demi-nus,
-peints de rouge et de bleu, qui marchaient
-en silence dans le plus grand ordre. Mais lorsqu’il
-sortit tout-à-coup de cette colonne silencieuse
-des nuées de dards, de flèches, de cailloux
-et de balles de plomb, qui renversèrent plusieurs
-d’entre nous en les perçant de part en part, alors
-mes compagnons prirent la fuite. J’allais oublier
-moi-même que j’avais l’exemple à leur donner,
-lorsque je vis Céphas à mes côtés ; il était suivi
-de toute l’armée.</p>
-
-<p>« Invoquons Hercule, me dit-il, et chargeons. »</p>
-
-<p>La présence de mon ami me rendit tout mon
-courage. Je restai à mon poste, et nous chargeâmes,
-les piques baissées. Le premier ennemi que
-je rencontrai, fut un habitant des îles Hébrides.
-Il était d’une taille gigantesque. L’aspect de ses
-armes inspirait l’horreur ; ses épaules et sa tête
-étaient couvertes d’une peau de raie épineuse ; il
-portait au cou un collier de mâchoires d’hommes,
-et il avait pour lance le tronc d’un jeune sapin,
-armé d’une dent de baleine.</p>
-
-<p>« Que demandes-tu à Hercule ? me dit-il. Le
-voici qui vient à toi. »</p>
-
-<p>En même temps, il me porta un coup de son
-énorme lance avec tant de furie, que, si elle
-m’eût atteint, elle m’eût cloué à terre, où elle entra
-bien avant. Pendant qu’il s’efforçait de la ramener
-à lui, je lui perçai la gorge de l’épieu dont
-j’étais armé : il en sortit aussitôt un jet de sang
-noir et épais ; et ce Breton tomba en mordant la
-terre, et en blasphémant les dieux.</p>
-
-<p>Cependant, nos troupes réunies en un seul
-corps étaient aux prises avec la colonne des ennemis.
-Les massues frappaient les massues, les
-boucliers poussaient les boucliers, les lances se
-croisaient avec les lances. Ainsi deux fiers taureaux
-se disputent l’empire des prairies : leurs
-cornes sont entrelacées ; leurs fronts se heurtent ;
-ils se repoussent en mugissant ; et soit qu’ils reculent
-ou qu’ils avancent, ces deux rivaux ne se
-séparent point. Ainsi nous combattions corps à
-corps. Cependant, cette colonne, qui nous surpassait
-en nombre, nous accablait de son poids,
-lorsque le roi Bardus vint la charger en queue, à
-la tête de ses soldats qui jetaient de grands cris.
-Aussitôt une terreur panique saisit ces barbares,
-qui avaient cru nous envelopper et qui l’étaient
-eux-mêmes. Ils abandonnèrent leurs rangs, et
-s’enfuirent vers les bords de la mer, pour regagner
-leurs barques qui étaient loin de là. On en
-fit alors un grand massacre, et l’on en prit beaucoup
-de prisonniers.</p>
-
-<p>Après la bataille, je dis à Céphas :</p>
-
-<p>« Les Gaulois doivent la victoire au conseil que
-vous avez donné au roi ; pour moi, je vous dois
-l’honneur. J’avais demandé un poste que je ne
-connaissais pas. Il fallait y donner l’exemple, et
-j’en étais incapable, lorsque votre présence m’a
-rassuré. Je croyais que les initiations de l’Égypte
-m’avaient fortifié contre tous les dangers ; mais
-il est aisé d’être brave dans un péril dont on est
-sûr de sortir. »</p>
-
-<p>Céphas me répondit :</p>
-
-<p>« O Amasis ! il y a plus de force à avouer ses
-fautes, qu’il n’y a de faiblesse à les commettre.
-C’est Hercule qui nous a donné la victoire ; mais
-après lui, c’est la surprise qui a ôté le courage à
-nos ennemis, et qui avait ébranlé le vôtre. La
-valeur militaire s’apprend par l’exercice, comme
-toutes les autres vertus. Nous devons en tout
-temps nous méfier de nous-mêmes. En vain nous
-nous appuyons sur notre expérience ; nous ne devons
-compter que sur le secours des dieux. Pendant
-que nous nous cuirassons d’un côté, la fortune
-nous frappe de l’autre. La seule confiance
-dans les dieux couvre un homme tout entier. »</p>
-
-<p>On consacra à Hercule une partie des dépouilles
-des Bretons. Les druides voulaient qu’on brûlât
-les ennemis prisonniers, parce que ceux-ci en
-usent de même à l’égard des Gaulois qu’ils ont
-pris dans les batailles. Mais je me présentai dans
-l’assemblée des Gaulois, et je leur dis :</p>
-
-<p>« O peuples ! vous voyez par mon exemple si
-les dieux approuvent les sacrifices humains. Ils
-ont remis la victoire dans vos mains généreuses :
-les souillerez-vous dans le sang des malheureux ?
-N’y a-t-il pas eu assez de sang de versé dans la
-fureur du combat ? En répandrez-vous maintenant
-sans colère et dans la joie du triomphe ?
-Vos ennemis immolent leurs prisonniers : surpassez-les
-en générosité, comme vous les surpassez
-en courage. »</p>
-
-<p>Les iarles et tous les guerriers applaudirent à
-mes paroles. Ils décidèrent que les prisonniers
-de guerre seraient désormais réduits à l’esclavage.</p>
-
-<p>Je fus donc cause qu’on abolit la loi qui les
-condamnait au feu. C’était aussi à mon occasion
-qu’on avait abrogé la coutume de sacrifier des
-innocents à Mars, et de réduire les naufragés en
-servitude. Ainsi, je fus trois fois utile aux hommes
-dans les Gaules ; une fois par mes succès, et
-deux fois par mes malheurs : tant il est vrai que
-les dieux tirent le bien du mal quand il leur
-plaît !</p>
-
-<p>Nous revînmes à Lutétia, comblés par les peuples
-d’honneurs et d’applaudissements. Le premier
-soin du roi, à son arrivée, fut de nous mener
-voir son jardin. La plupart de nos arbres
-étaient en rapport. Il admira d’abord comment la
-nature avait préservé leurs fruits de l’attaque des
-oiseaux. La châtaigne, encore en lait, était couverte
-de cuir, et d’une coque épineuse. La noix
-tendre était protégée par une dure coquille et par
-un brou amer. Les fruits nous étaient défendus
-avant leur maturité, par leur âpreté, leur acidité
-ou leur verdeur. Ceux qui étaient mûrs invitaient
-à les cueillir. Les abricots dorés, les pêches
-veloutées et les coins cotonneux, exhalaient
-les plus doux parfums. Les rameaux du prunier
-étaient couverts de fruits violets, saupoudrés de
-poudre blanche. Les grappes, déjà vermeilles,
-pendaient à la vigne ; et sur les larges feuilles du
-figuier, la figue entr’ouverte laissait couler son
-suc en gouttes de miel et de cristal.</p>
-
-<p>« On voit bien, dit le roi, que ces fruits sont
-des présents des dieux. Ils ne sont pas, comme
-les semences des arbres de nos forêts, à une hauteur
-où l’on ne puisse atteindre. Ils sont à la portée
-de la main. Leurs riantes couleurs appellent
-les yeux, leurs doux parfums l’odorat, et ils semblent
-formés pour la bouche par leur forme et
-leur rondeur. »</p>
-
-<p>Mais quand ce bon roi en eut savouré le goût :</p>
-
-<p>« O vrai présent de Jupiter ! dit-il ; aucun mets
-préparé par la main de l’homme ne leur est comparable :
-ils surpassent en douceur le miel et la
-crême. O mes chers amis, mes respectables hôtes !
-vous m’avez donné plus que mon royaume : vous
-avez apporté dans les Gaules sauvages une portion
-de la délicieuse Égypte. Je préfère un seul
-de ces arbres à toutes les mines d’étain qui rendent
-les Bretons si riches et si fiers. »</p>
-
-<p>Il fit appeler les principaux habitants de la cité,
-et il voulut que chacun d’eux goûtât de ces fruits
-merveilleux. Il leur recommanda d’en conserver
-précieusement les semences, et de les mettre en
-terre dans leur saison. A la joie de ce bon roi et
-de son peuple, je sentis que le plus grand plaisir
-de l’homme était de faire du bien à ses semblables.</p>
-
-<p>Céphas me dit :</p>
-
-<p>« Il est temps de montrer à mes compatriotes
-l’usage des arts de l’Égypte. J’ai sauvé du vaisseau
-naufragé la plupart de nos machines ; mais
-jusqu’ici elles sont restées inutiles, sans que j’osasse
-même les regarder, car elles me rappelaient
-trop vivement le souvenir de notre perte. Voici
-le moment de nous en servir. Ces froments sont
-mûrs ; cette chenevière et ces lins ne tarderont
-pas à l’être. »</p>
-
-<p>Quand on eut recueilli ces plantes, nous apprîmes
-au roi et à son peuple l’usage des moulins
-pour réduire le blé en farine, et les divers apprêts
-qu’on donne à la pâte pour en faire du pain.
-Avant notre arrivée, les Gaulois mondaient le blé,
-l’avoine et l’orge, de leurs écorces, en les battant
-avec des pilons de bois dans des troncs d’arbres
-creusés, et ils se contentaient de faire bouillir ces
-grains pour leur nourriture. Nous leur montrâmes
-ensuite à faire rouir le chanvre dans l’eau,
-pour le séparer de son chaume, à le sécher, à le
-briser, à le teiller, à le peigner, à le filer, et à
-tordre ensemble plusieurs de ces fils pour en
-faire des cordes. Nous leur fîmes voir comme ces
-cordes, par leur force et leur souplesse, deviennent
-propres à être les nerfs de toutes les machines.
-Nous leur enseignâmes à tendre les fils
-du lin sur des métiers, pour en faire de la toile
-au moyen de la navette ; et comment ces doux
-travaux font passer aux jeunes filles les longues
-nuits de l’hiver dans l’innocence et dans la joie.</p>
-
-<p>Nous leur apprîmes l’usage de la tarière, de
-l’herminette, du rabot et de la scie, inventée par
-l’ingénieux Dédale ; comment ces outils donnent
-à l’homme de nouvelles mains, et façonnent à son
-usage une multitude d’arbres dont les bois se
-perdent dans les forêts. Nous leur enseignâmes
-à tirer de leurs troncs noueux de grosses vis et de
-lourds pressoirs, propres à exprimer le jus d’une
-infinité de fruits, et à extraire des huiles des plus
-durs noyaux. Ils ne recueillirent pas beaucoup
-de raisin de nos vignes ; mais nous leur donnâmes
-un grand désir d’en multiplier les ceps, non-seulement
-par l’excellence de leurs fruits, mais
-en leur faisant goûter des vins de Crète et de l’île
-de Thasos, que nous avions sauvés dans des
-urnes.</p>
-
-<p>Après leur avoir montré l’usage d’une infinité
-de biens que la nature a placés sur la terre à la
-vue de l’homme, nous leur apprîmes à découvrir
-ceux qu’elle a mis sous ses pieds : comment on
-peut trouver de l’eau dans les lieux les plus éloignés
-des fleuves, au moyen des puits inventés
-par Danaüs ; de quelle manière on découvre les
-métaux ensevelis dans le sein de la terre ; comment,
-après les avoir fait fondre en lingots, on
-les forge sur l’enclume, pour les diviser en tables
-et en lames ; comment, par des travaux plus faciles,
-l’argile se façonne, sur la roue du potier, en
-figures et en vases de toutes les formes. Nous les
-surprîmes bien davantage en leur montrant des
-bouteilles de verre, faites avec du sable et des
-cailloux. Ils étaient ravis d’étonnement de voir
-la liqueur qu’elles renfermaient se manifester à la
-vue, et échapper à la main.</p>
-
-<p>Mais quand nous leur lûmes les livres de Mercure
-Trismégiste, qui traitent des arts libéraux
-et des sciences naturelles, ce fut alors que leur
-admiration n’eut plus de bornes. D’abord, ils ne
-pouvaient comprendre que la parole pût sortir
-d’un livre muet, et que les pensées des premiers
-Égyptiens eussent pu se transmettre jusqu’à eux
-sur des feuilles fragiles de papyrus. Quand ils entendirent
-ensuite le récit de nos découvertes,
-qu’ils virent les prodiges de la mécanique, qui remue
-avec de petits leviers les plus lourds fardeaux,
-et ceux de la géométrie, qui mesure des
-distances inaccessibles, ils étaient hors d’eux-mêmes.
-Les merveilles de la chimie et de la magie,
-les divers phénomènes de la physique, les
-faisaient passer de ravissement en ravissement.
-Mais lorsque nous leur eûmes prédit une éclipse
-de lune, qu’ils regardaient avant notre arrivée
-comme une défaillance accidentelle de cette planète,
-et qu’ils virent, au moment que nous leur
-indiquâmes, l’astre de la nuit s’obscurcir dans un
-ciel serein, ils tombèrent à nos pieds en disant :</p>
-
-<p>« Certainement, vous êtes dieux ! »</p>
-
-<p>Omfi, ce jeune druide qui avait paru si sensible
-à mes malheurs, assistait à toutes nos instructions.</p>
-
-<p>Il nous dit :</p>
-
-<p>« A vos lumières et à vos bienfaits, je suis tenté
-de vous prendre pour quelques-uns des dieux supérieurs ;
-mais aux maux que vous avez soufferts,
-je vois que vous n’êtes que des hommes comme
-nous. Sans doute vous avez trouvé quelque
-moyen de monter dans le ciel, ou les habitants
-du ciel sont descendus dans l’heureuse Égypte,
-pour vous communiquer tant de biens et tant de
-lumières. Vos sciences et vos arts surpassent notre
-intelligence, et ne peuvent être que les effets
-d’un pouvoir divin. Vous êtes les enfants chéris
-des dieux supérieurs ; pour nous, Jupiter nous a
-abandonnés aux dieux infernaux. Notre pays est
-couvert de stériles forêts habitées par des génies
-malfaisants, qui sèment notre vie de discordes,
-de guerres civiles, de terreurs, d’ignorances et
-d’opinions malheureuses.</p>
-
-<p>— Les dieux, lui répondit Céphas, n’ont été injustes
-envers aucun pays, ni à l’égard d’aucun
-homme. Chaque pays a des biens qui lui sont
-particuliers, et qui servent à entretenir la communication
-entre tous les peuples, par des échanges
-réciproques. La Gaule a des métaux que l’Égypte
-n’a pas ; ses forêts sont plus belles ; ses
-troupeaux ont plus de lait, et ses brebis plus de
-toison. Mais, dans quelque lieu que l’homme habite,
-son partage est toujours fort supérieur à
-celui des bêtes, parce qu’il a une raison qui se
-développe à proportion des obstacles qu’elle surmonte ;
-qu’il peut, seul des animaux, appliquer à
-son usage des moyens auxquels rien ne peut résister,
-tels que le feu. Ainsi Jupiter lui a donné
-l’empire sur la terre en éclairant sa raison de
-l’intelligence même de la nature, et en ne confiant
-qu’à lui l’élément qui en est le premier
-moteur.</p>
-
-<p>Céphas parla ensuite à Omfi et aux Gaulois des
-récompenses réservées dans un autre monde à la
-vertu et à la bienfaisance, et des punitions destinées
-au vice et à la tyrannie ; de la métempsycose
-et des autres mystères de la religion de l’Égypte,
-autant qu’il est permis à un étranger de
-les connaître. Les Gaulois, consolés par ses discours
-et par nos présents, nous appelaient leurs
-bienfaiteurs, leurs pères, les vrais interprètes des
-dieux. Le roi Bardus nous dit :</p>
-
-<p>« Je ne veux adorer que Jupiter. Puisque Jupiter
-aime les hommes, il doit protéger particulièrement
-les rois, qui sont chargés du bonheur
-des nations. Je veux aussi honorer Isis, qui a apporté
-ses bienfaits sur la terre, afin qu’elle présente
-au roi des dieux les vœux de mon peuple. »</p>
-
-<p>En même temps, il ordonna qu’on élevât un
-temple à Isis, à quelque distance de la ville, au
-milieu de la forêt ; qu’on y plaçât sa statue, avec
-l’enfant Orus dans ses bras, telle que nous l’avions
-apportée dans le vaisseau ; qu’elle fût servie
-avec toutes les cérémonies de l’Égypte ; que
-ses prêtresses, vêtues de lin, l’honorassent nuit
-et jour par des chants, et par une vie pure qui
-approche l’homme des dieux.</p>
-
-<p>Ensuite il voulut apprendre à connaître et à
-tracer les caractères ioniques. Il fut si frappé de
-l’utilité de l’écriture, que dans un transport de
-sa joie, il chanta ces vers :</p>
-
-<p>« Voici des caractères magiques, qui peuvent
-évoquer les morts du sein des tombeaux. Ils nous
-apprendront ce que nos pères ont pensé il y a
-mille ans ; et dans mille ans, ils instruiront nos
-enfants de ce que nous pensons aujourd’hui. Il
-n’y a point de flèche qui aille aussi loin, ni de
-lance aussi forte. Ils atteindraient un homme retranché
-au haut d’une montagne ; ils pénètrent
-dans la tête malgré le casque, et traversent le
-cœur malgré la cuirasse. Ils calment les séditions ;
-ils donnent de sages conseils, ils font aimer,
-ils consolent, ils fortifient ; mais, si quelque
-homme méchant en fait usage, ils produisent un
-effet contraire. »</p>
-
-<p>« Mon fils, me dit un jour ce bon roi, les lunes
-de ton pays sont-elles plus belles que les nôtres ?
-Te reste-t-il quelque chose à regretter en Égypte ?
-Tu nous as apporté ce qu’il y a de meilleur : les
-plantes, les arts et les sciences. L’Égypte tout
-entière doit être ici pour toi. Reste avec nous,
-tu régneras après moi sur les Gaulois. Je n’ai
-d’autre enfant qu’une fille unique, qui s’appelle
-Gotha : je te la donnerai au mariage. Crois-moi,
-un peuple vaut mieux qu’une famille ; et une
-bonne femme, qu’une patrie. Gotha demeure dans
-cette île là-bas, dont on aperçoit d’ici les arbres :
-car il convient qu’une jeune fille soit élevée loin
-des hommes, et surtout loin de la cour des rois. »</p>
-
-<p>Le désir de faire le bonheur d’un peuple suspendit
-en moi l’amour de la patrie. Je consultai
-Céphas, qui approuva les vues du roi. Je priai
-donc ce prince de me faire conduire au lieu
-qu’habitait sa fille, afin que, suivant la coutume
-des Égyptiens, je pusse me rendre agréable à
-celle qui devait être un jour la compagne de mes
-peines et de mes plaisirs. Le roi chargea une
-vieille femme, qui venait chaque jour au palais
-chercher des vivres pour Gotha, de me conduire
-chez elle. Cette vieille me fit embarquer avec
-elle, dans un bateau chargé de provisions, et,
-nous laissant aller au cours du fleuve, nous
-abordâmes en peu de temps dans l’île où demeurait
-la fille du roi Bardus. On appelait cette île
-l’Ile-aux-Cygnes, parce que ces oiseaux venaient
-au printemps faire leurs nids dans les roseaux
-qui bordaient ces rivages, et qu’en tout temps ils
-paissaient l’<i lang="la" xml:lang="la">anserina potentilla</i>, qui y croît abondamment.
-Nous mîmes pied à terre, et nous aperçûmes
-la princesse assise sous des aulnes, au
-milieu d’une pelouse toute jaune des fleurs de
-l’anserina. Elle était entourée de cygnes, qu’elle
-appelait à elle en leur jetant des grains d’avoine.
-Quoiqu’elle fût à l’ombre des arbres, elle surpassait
-ces oiseaux en blancheur, par l’éclat de son
-teint, et de sa robe qui était d’hermine. Ses cheveux
-étaient du plus beau noir ; ils étaient ceints,
-ainsi que sa robe, d’un ruban rouge. Deux femmes,
-qui l’accompagnaient à quelque distance,
-vinrent au-devant de nous. L’une attacha notre
-bateau aux branches d’un saule ; et l’autre, me
-prenant par la main, me conduisit vers sa maîtresse.
-La jeune princesse me fit asseoir sur
-l’herbe, auprès d’elle ; après quoi, elle me présenta
-de la farine de millet bouillie, un canard
-rôti sur des écorces de bouleau, avec du lait de
-chèvre dans une corne d’élan. Elle attendit ensuite,
-sans me rien dire, que je m’expliquasse sur
-le sujet de ma visite.</p>
-
-<p>Quand j’eus goûté, suivant l’usage, aux mets
-qu’elle m’avait offerts, je lui dis :</p>
-
-<p>« O Gotha ! je désire devenir le gendre du roi
-votre père ; et je viens, de son consentement, savoir
-si ma recherche vous sera agréable. »</p>
-
-<p>La fille du roi Bardus baissa les yeux et me
-répondit :</p>
-
-<p>« O étranger ! je suis demandée en mariage par
-plusieurs iarles, qui font tous les jours à mon
-père de grands présents pour m’obtenir ; mais ils
-ne savent que se battre. Pour toi, je crois, si tu
-deviens mon époux, que tu feras mon bonheur,
-puisque tu fais déjà celui de mon peuple. Tu
-m’apprendras les arts de l’Égypte, et je deviendrai
-semblable à la bonne Isis de ton pays, dont
-on dit tant de bien dans les Gaules. »</p>
-
-<p>Après avoir ainsi parlé, elle regarda mes habits,
-admira la finesse de leur tissu, et les fit examiner
-à ses femmes, qui levaient les mains au ciel
-de surprise. Elle ajouta ensuite :</p>
-
-<p>« Quoique tu viennes d’un pays rempli de toute
-sorte de richesse et d’industrie, il ne faut pas
-croire que je manque de rien, et que je sois moi-même
-dépourvue d’intelligence. Mon père m’a
-élevée dans l’amour du travail, et il me fait vivre
-dans l’abondance de toutes choses. »</p>
-
-<p>En même temps, elle me fit entrer dans son
-palais, où vingt de ses femmes étaient occupées à
-lui plumer des oiseaux de rivière, et à lui faire
-des parures et des robes de leur plumage. Elle
-me montra des corbeilles et des nattes de jonc
-très fin, qu’elle avait elle-même tissues ; des
-vases d’étain en quantité ; cent peaux de loup,
-de marte et de renard, avec vingt peaux d’ours.</p>
-
-<p>« Tous ces biens, me dit-elle, t’appartiendront,
-si tu m’épouses, mais ce sera à condition que tu
-ne m’obligeras point de travailler à la terre, ni
-d’aller chercher les peaux des cerfs et des bœufs
-sauvages que tu auras tués dans les forêts ; car
-ce sont des usages auxquels les maris assujétissent
-leurs femmes dans ce pays, et qui ne me
-plaisent point du tout : que si tu t’ennuies un
-jour de vivre avec moi, tu me remettras dans
-cette île où tu es venu me chercher, et où mon
-plaisir est de nourrir des cygnes, et de chanter
-les louanges de la Seine, nymphe de Cérès. »</p>
-
-<p>Je souris en moi-même de la naïveté de la fille
-du roi Bardus, et à la vue de tout ce qu’elle appelait
-des biens ; mais, comme la véritable richesse
-d’une femme est l’amour du travail, la
-simplicité, la franchise, la douceur, et qu’il n’y a
-aucune dot qui soit comparable à ces vertus, je
-lui répondis :</p>
-
-<p>« O Gotha ! le mariage chez les Égyptiens est
-une union égale, un partage commun de biens et
-de maux. Vous me serez chère comme la moitié
-de moi-même. »</p>
-
-<p>Je lui fis présent alors d’un écheveau de lin,
-crû et préparé dans les jardins du roi son père.
-Elle le prit avec joie, et me dit :</p>
-
-<p>« Mon ami, je filerai ce lin, et j’en ferai une
-robe pour le jour de mes noces. »</p>
-
-<p>Elle me présenta à son tour ce chien que vous
-voyez, si couvert de poils qu’à peine on lui voit
-les yeux. Elle me dit :</p>
-
-<p>« Ce chien s’appelle Gallus ; il descend d’une
-race très fidèle. Il te suivra partout, sur la terre,
-sur la neige et dans l’eau. Il t’accompagnera à la
-chasse, et même dans les combats. Il te sera en
-tout temps un fidèle compagnon, et un symbole
-de mon attachement. »</p>
-
-<p>Comme la fin du jour approchait, elle m’avertit
-de me retirer, de ne point descendre à l’avenir
-par le fleuve, mais d’aller par terre le long du
-rivage, jusque vis-à-vis de son île, où ses femmes
-viendraient me chercher. Je pris congé d’elle, et
-je m’en revins chez moi en formant dans mon esprit
-mille projets agréables.</p>
-
-<p>Un jour que j’allais la voir par un des sentiers
-de la forêt, suivant son conseil, je rencontrai un
-des principaux iarles, accompagné de quantité de
-ses vassaux. Ils étaient armés comme s’ils eussent
-été en guerre. Pour moi, j’étais sans armes,
-comme un homme qui est en paix avec tout le
-monde. Cet iarle s’avança vers moi d’un air fier,
-et me dit :</p>
-
-<p>« Que viens-tu faire dans ce pays de guerriers,
-avec tes arts de femme ? Prétends-tu nous apprendre
-à filer le lin, et obtenir, pour ta récompense,
-Gotha ? Je m’appelle Torstan. J’étais un
-des compagnons de Carnut. Je me suis trouvé à
-vingt-deux combats de mer, et à trente duels.
-J’ai combattu trois fois contre Vittiking, ce fameux
-roi du Nord. Je veux porter ta chevelure
-aux pieds du dieu Mars, auquel tu as échappé,
-et boire dans ton crâne le lait de mes troupeaux. »</p>
-
-<p>Après un discours si brutal, je crus que ce
-barbare allait m’assassiner ; mais, joignant la
-loyauté à la férocité, il ôta son casque et sa cuirasse,
-qui étaient de peau de bœuf, et me présenta
-deux épées nues, en m’en donnant le choix.</p>
-
-<p>Il était inutile de parler raison à un jaloux et
-à un furieux. J’invoquai en moi-même Jupiter,
-le protecteur des étrangers ; et choisissant l’épée
-la plus courte, mais la plus légère, quoiqu’à peine
-je pusse la manier, nous commençâmes un combat
-terrible, tandis que ses vassaux nous environnaient
-comme témoins, en attendant que la
-terre rougît du sang de leur chef ou de celui de
-leur hôte.</p>
-
-<p>Je songeai d’abord à désarmer mon ennemi,
-pour épargner sa vie ; mais il ne m’en laissa pas
-le maître : la colère le mettait hors de lui. Le
-premier coup qu’il voulut me porter fit sauter
-un grand éclat d’un chêne voisin. J’esquivai l’atteinte
-de son épée en baissant la tête. Ce mouvement
-redoubla son insolence.</p>
-
-<p>« Quand tu t’inclinerais, me dit-il, jusqu’aux
-enfers, tu ne saurais m’échapper. »</p>
-
-<p>Alors, prenant son épée à deux mains, il se précipita
-sur moi avec fureur ; mais, Jupiter donnant
-le calme à mes sens, je parai du fort de mon épée
-le coup dont il voulait m’accabler, et lui en présentant
-la pointe, il s’en perça lui-même bien
-avant dans la poitrine. Deux ruisseaux de sang
-sortirent à la fois de sa blessure et de sa bouche ;
-il tomba sur le dos ; ses mains lâchèrent son
-épée, ses yeux se tournèrent vers le ciel, et il
-expira. Aussitôt ses vassaux environnèrent son
-corps en jetant de grands cris. Mais ils me laissèrent
-aller sans me faire aucun mal ; car il règne
-beaucoup de générosité parmi ces barbares.
-Je me retirai à la cité en déplorant ma victoire.</p>
-
-<p>Je rendis compte à Céphas et au roi de ce qui
-venait de m’arriver.</p>
-
-<p>Pendant que je m’entretenais avec eux, nous
-aperçûmes, sur le bord opposé de la Seine, le
-corps de Torstan. Il était tout nu, et paraissait
-sur l’herbe comme un morceau de neige. Ses
-amis et ses vassaux l’entouraient, et jetaient de
-temps en temps des cris affreux. Un de ses amis
-traversa le fleuve dans une barque, et vint dire
-au roi :</p>
-
-<p>« Le sang se paie par le sang ; que l’Égyptien
-périsse ! »</p>
-
-<p>Le roi ne répondit rien à cet homme ; mais
-quand il fut parti, il me dit :</p>
-
-<p>« Votre défense a été légitime ; mais ce serait
-ma propre injure, que je serais obligé de m’éloigner.
-Si vous restez, vous serez, par les lois,
-obligé de vous battre successivement avec tous
-les parents de Torstan, qui sont nombreux, et
-vous succomberez tôt ou tard. D’un autre côté, si
-je vous défends contre eux, ainsi que je le ferai,
-vous entraînerez cette ville naissante dans votre
-perte ; car les parents, les amis et les vassaux de
-Torstan ne manqueront pas de l’assiéger, et il se
-joindra à eux beaucoup de Gaulois que les druides
-irrités contre vous excitent à la vengeance.
-Cependant, soyez sûr que vous trouverez ici des
-hommes qui ne vous abandonneront pas dans le
-plus grand danger. »</p>
-
-<p>Aussitôt il donna des ordres pour la sûreté de
-la ville, et on vit accourir sur ses remparts tous
-les habitants, disposés à soutenir un siége en ma
-faveur. Ici, ils faisaient des amas de cailloux ; là,
-ils plaçaient de grandes arbalètes et de longues
-poutres armées de pointes de fer. Cependant,
-nous voyions arriver le long de la Seine une
-grande foule de peuple. C’étaient les amis, les parents,
-les vassaux de Torstan, avec leurs esclaves ;
-les partisans des druides, ceux qui étaient
-jaloux de l’établissement du roi, et ceux qui, par
-inconstance, aiment la nouveauté. Les uns descendaient
-le fleuve en barques ; d’autres traversaient
-la forêt en longues colonnes. Tous venaient
-s’établir sur les rivages voisins de Lutétia, et ils
-étaient en nombre infini. Il m’était impossible
-désormais de m’échapper. Il ne fallait pas compter
-d’y réussir à la faveur des ténèbres ; car, dès
-que la nuit fut venue, les mécontents allumèrent
-une multitude de feux, dont le fleuve était éclairé
-jusqu’au fond de son canal.</p>
-
-<p>Dans cette perplexité, je formai en moi-même
-une résolution qui fut agréable à Jupiter. Comme
-je n’attendais plus rien des hommes, je résolus
-de me jeter entre les bras de la vertu, et de sauver
-cette ville naissante en allant me livrer seul
-aux ennemis. A peine eus-je mis ma confiance
-dans les dieux, qu’ils vinrent à mon secours.</p>
-
-<p>Omfi se présenta devant nous, tenant à la
-main une branche de chêne, sur laquelle avait
-crû une branche de gui. A la vue de cet arbrisseau
-qui avait pensé m’être si fatal, je frissonnai ;
-mais je ne savais pas que l’on doit souvent son
-salut à qui l’on a dû sa perte, comme aussi l’on
-doit souvent sa perte à qui l’on a dû son salut.</p>
-
-<p>« O roi ! dit Omfi, ô Céphas ! soyez tranquilles ;
-j’apporte de quoi sauver votre ami. Jeune étranger,
-me dit-il, quand toutes les Gaules seraient
-conjurées contre toi, voici de quoi les traverser
-sans qu’aucun de tes ennemis ose seulement te
-regarder en face. C’est ce rameau de gui qui a
-crû sur cette branche de chêne. Je vais te raconter
-d’où vient le pouvoir de cette plante, également
-redoutable aux hommes et aux dieux de ce
-pays. Un jour Balder raconta à sa mère Friga
-qu’il avait songé qu’il mourait. Friga conjura le
-feu, les métaux, les pierres, les maladies, l’eau,
-les animaux, les serpents de ne faire aucun mal
-à son fils ; et les conjurations de Friga étaient si
-puissantes, que rien ne pouvait leur résister.
-Balder allait donc dans les combats des dieux,
-au milieu des traits, sans rien craindre. Loke,
-son ennemi, voulut en savoir la raison. Il prit la
-forme d’une vieille, et vint trouver Friga. Il lui
-dit : Dans les combats, les traits et les rochers
-tombent sur votre fils Balder, sans lui faire de
-mal. Je le crois bien, dit Friga ; toutes ces choses
-me l’ont juré. Il n’y a rien dans la nature qui
-puisse l’offenser. J’ai obtenu cette grâce de tout
-ce qui a quelque puissance. Il n’y a qu’un petit
-arbuste à qui je ne l’ai pas demandée, parce qu’il
-m’a paru trop faible. Il était sur l’écorce d’un
-chêne ; à peine avait-il une racine. Il vivait sans
-terre. Il s’appelle Mistiltein. C’était le gui. Ainsi
-parla Friga. Loke aussitôt courut chercher cet
-arbuste ; et venant à l’assemblée des dieux pendant
-qu’ils combattaient contre l’invulnérable
-Balder, car leurs jeux sont des combats, il s’approcha
-de l’aveugle Hæder.</p>
-
-<p>« Pourquoi, lui dit-il, ne lances-tu pas aussi
-des traits à Balder ?</p>
-
-<p>— Je suis aveugle, répondit Hæder, et je n’ai
-point d’armes. »</p>
-
-<p>» Loke lui présente le gui de chêne, et lui
-dit :</p>
-
-<p>« Balder est devant toi. »</p>
-
-<p>» L’aveugle Hæder lance le gui : Balder tombe
-percé et sans vie. Ainsi le fils invulnérable d’une
-déesse fut tué par une branche de gui lancée par
-un aveugle.</p>
-
-<p>» Voilà l’origine du respect porté dans les Gaules
-à cet arbrisseau.</p>
-
-<p>» Plains, ô étranger ! un peuple gouverné par
-la crainte, au défaut de la raison. J’avais cru, à
-ton arrivée, que tu en ferais naître l’empire par
-les arts de l’Égypte, et voir l’accomplissement
-d’un ancien oracle fameux parmi nous, qui prédit
-à cette ville les plus grandes destinées ; que
-ses temples s’élèveront au-dessus des forêts ;
-qu’elle réunira dans son sein des hommes de
-toutes les nations ; que l’ignorant viendra y chercher
-des lumières, l’infortuné des consolations,
-et que les dieux s’y communiqueront aux hommes
-comme dans l’heureuse Égypte. Mais ces
-temps sont encore bien éloignés. »</p>
-
-<p>Le roi nous dit, à Céphas et à moi :</p>
-
-<p>« O mes amis ! profitez promptement du secours
-qu’Omfi vous apporte. »</p>
-
-<div class="empty"></div>
-<p>En même temps, il nous fit préparer une barque
-armée de bons rameurs. Il nous donna deux
-demi-piques de bois de frêne, qu’il avait ferrées
-lui-même, et deux lingots d’or, qui étaient les
-premiers fruits de son commerce. Il chargea ensuite
-des hommes de confiance de nous conduire
-chez les Armoricains<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> L’Armorique forme la Bretagne, en France.</p>
-
-<p class="attr">(<i>Note des Editeurs.</i>)</p>
-</div>
-<p>« Ce sont, nous dit-il, les meilleurs navigateurs
-des Gaules. Ils vous donneront les moyens
-de retourner dans votre pays, car leurs vaisseaux
-vont dans la Méditerranée. C’est d’ailleurs un bon
-peuple. Pour vous, ô mes amis ! vos noms seront
-à jamais célèbres dans les Gaules. Je chanterai
-Céphas et Amasis ; et pendant que je vivrai, leurs
-noms retentiront souvent sur ces rivages. »</p>
-
-<p>Ainsi nous prîmes congé de ce bon roi, et
-d’Omfi mon libérateur. Ils nous accompagnèrent
-jusqu’au bord de la Seine, en versant des larmes,
-ainsi que nous. Pendant que nous traversions la
-ville, une foule de peuple nous suivait en nous
-donnant les plus tendres marques d’affection. Les
-femmes portaient leurs petits enfants dans leurs
-bras et sur leurs épaules, et nous montraient en
-pleurant les pièces de lin dont ils étaient vêtus.
-Nous dîmes adieu au roi Bardus et à Omfi, qui ne
-pouvaient se résoudre à se séparer de nous. Nous
-les vîmes longtemps sur la tour la plus élevée de
-la ville, qui nous faisaient signe des mains pour
-nous dire adieu.</p>
-
-<p>A peine nous avions débordé l’île, que les amis
-de Torstan se jetèrent dans une multitude de barques
-et vinrent nous attaquer en poussant des
-cris effroyables. Mais, à la vue de l’arbrisseau
-sacré que je portais dans mes mains, et que j’élevais
-en l’air, ils tombaient prosternés au fond
-de leurs bateaux, comme s’ils eussent été frappés
-par un pouvoir divin ; tant la superstition a de
-force sur des esprits séduits ! Nous passâmes
-ainsi au milieu d’eux sans courir le moindre
-risque.</p>
-
-<p>Nous remontâmes le fleuve pendant un jour.
-Ensuite ayant mis pied à terre, nous nous dirigeâmes
-vers l’occident à travers des forêts presque
-impraticables. Leur sol était çà et là couvert
-d’arbres renversés par le temps. Il était tapissé
-partout de mousses épaisses et pleines d’eau où
-nous enfoncions parfois jusqu’aux genoux. Les
-chemins qui divisent ces forêts, et qui servent de
-limites à différentes nations des Gaules, étaient
-si peu fréquentés, que de grands arbres y avaient
-poussé. Les peuples qui les habitaient étaient
-encore plus sauvages que leur pays. Ils n’avaient
-d’autres temples que quelque if frappé de la foudre,
-ou un vieux chêne dans les branches duquel
-quelque druide avait placé une tête de bœuf avec
-ses cornes. Lorsque, la nuit, le feuillage de ces
-arbres était agité par les vents, et éclairé par la
-lumière de la lune, ils s’imaginaient voir les esprits
-et les dieux de ces forêts. Alors, saisis d’une
-terreur religieuse, ils se prosternaient à terre, et
-adoraient en tremblant ces vains fantômes de
-leur imagination. Nos conducteurs mêmes n’auraient
-jamais osé traverser ces lieux, que la religion
-leur rendait redoutables, s’ils n’avaient été
-rassurés bien plus par la branche de gui que je
-portais, que par nos raisons.</p>
-
-<p>Nous ne trouvâmes, en traversant les Gaules,
-aucun culte raisonnable de la Divinité, si ce n’est
-qu’un soir, en arrivant sur le haut d’une montagne
-couverte de neige, nous y aperçûmes un feu
-au milieu d’un bois de hêtres et de sapins. Un
-rocher moussu, taillé en forme d’autel, lui servait
-de foyer. Il y avait de grands amas de bois sec,
-et des peaux d’ours et de loup étaient suspendues
-aux rameaux des arbres voisins. On n’apercevait
-d’ailleurs autour de cette solitude, dans toute
-l’étendue de l’horizon, aucune marque du séjour
-des hommes. Nos guides nous dirent que ce lieu
-était consacré au dieu des voyageurs.</p>
-
-<p>Alors Céphas se prosterna et fit sa prière ; ensuite,
-il jeta dans le feu un tronçon de sapin et
-des branches de genévrier, qui parfumèrent les
-airs en pétillant. J’imitai son exemple ; après
-quoi, nous fûmes nous asseoir au pied du rocher,
-dans un lieu tapissé de mousse et abrité du vent
-du nord ; et, nous étant couverts des peaux suspendues
-aux arbres, malgré la rigueur du froid,
-nous passâmes la nuit fort chaudement. Le matin
-venu, nos guides nous dirent que nous marcherions
-jusqu’au soir sur des hauteurs semblables,
-sans trouver ni bois, ni feu, ni habitation.
-Nous bénîmes une seconde fois la Providence de
-l’asile qu’elle nous avait donné ; nous remîmes religieusement
-nos pelleteries aux rameaux de sapins ;
-nous jetâmes de nouveau bois dans le foyer,
-et, avant de nous mettre en route, je gravai ces
-mots sur l’écorce d’un hêtre :</p>
-
-
-<p class="c small">CÉPHAS ET AMASIS<br />
-ONT ADORÉ ICI<br />
-LE DIEU QUI PREND SOIN DES VOYAGEURS.</p>
-
-
-<p>Nous passâmes successivement chez les Carnutes,
-les Cénomanes, les Diablintes, les Redons,
-les Curiosolites, les habitants de Darioginum<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>,
-et enfin nous arrivâmes à l’extrémité occidentale
-de la Gaule, chez les Vénitiens. Les Vénitiens sont
-les plus habiles navigateurs de ces mers. Ils ont
-même fondé une colonie de leur nom, au fond du
-golfe Adriatique. Dès qu’ils surent que nous
-étions les amis du roi Bardus, ils nous comblèrent
-d’amitiés. Ils nous offrirent de nous ramener
-directement en Égypte, où ils ont porté leur commerce ;
-mais, comme ils trafiquaient aussi dans
-la Grèce, Céphas me dit :</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Anciens noms des pays de notre Bretagne.</p>
-
-<p class="attr">(<i>Note des Editeurs.</i>)</p>
-</div>
-<p>« Allons en Grèce, nous y aurons des occasions
-fréquentes de retourner dans votre patrie. Les
-Grecs sont amis des Égyptiens. Ils doivent à l’Égypte
-les fondateurs les plus illustres de leurs
-villes : Cécrops a donné des lois à Athènes, et
-Inachus à Argos. C’est à Argos que règne Agamemnon,
-dont la réputation est répandue par
-toute la terre. Nous l’y verrons couvert de gloire
-au sein de sa famille, et entouré de rois et de
-héros. S’il est encore au siége de Troie, ses vaisseaux
-nous ramèneront aisément dans votre patrie.
-Vous avez vu le dernier degré de civilisation
-en Égypte, la barbarie dans les Gaules ;
-vous trouverez en Grèce une politesse et une
-élégance qui vous charmeront. Vous aurez ainsi
-le spectacle des trois périodes que parcourent la
-plupart des nations. Dans la première, elles sont
-au-dessous de la nature ; elles y atteignent dans
-la seconde ; elles vont au-delà dons la troisième. »</p>
-
-<p>Les vues de Céphas flattaient trop mon ambition
-pour la gloire, pour ne pas saisir l’occasion
-de connaître des hommes aussi fameux que les
-Grecs, et surtout qu’Agamemnon. J’attendis avec
-impatience le retour des jours favorables à la navigation ;
-car nous étions arrivés en hiver chez les
-Vénétiens. Nous passâmes cette saison dans des
-festins continuels, suivant l’usage de ces peuples.
-Dès que le printemps fut venu, nous nous embarquâmes
-pour Argos. Avant de quitter les Gaules,
-nous apprîmes que notre départ de Lutétia avait
-fait renaître la tranquillité dans les États du roi
-Bardus ; mais que sa fille, Gotha, s’était retirée
-avec ses femmes dans le temple d’Isis, à laquelle
-elle s’était consacrée, et que nuit et jour elle faisait
-retentir la forêt de ses chants harmonieux.</p>
-
-<p>Je fus très sensible au chagrin de ce bon roi,
-qui perdait sa fille par un effet même de notre
-arrivée dans son pays, qui devait le couvrir un
-jour de gloire ; et j’éprouvai moi-même la vérité
-de cette ancienne maxime, que la considération
-publique ne s’acquiert qu’aux dépens du bonheur
-domestique.</p>
-
-<p>Après une navigation assez longue, nous rentrâmes
-dans le détroit d’Hercule. Je sentis une
-joie vive à la vue du ciel de l’Afrique, qui me
-rappelait le climat de ma patrie. Nous vîmes les
-hautes montagnes de la Mauritanie, Abila, située
-au détroit d’Hercule, et celles qu’on nomme les
-Sept-Frères, parce qu’elles sont d’une égale hauteur.
-Elles sont couvertes, depuis leur sommet
-jusqu’au bord de la mer, de palmiers chargés de
-dattes. Nous découvrîmes les riches coteaux de la
-Numidie, qui se couronnent deux fois par an de
-moissons qui croissent à l’ombre des oliviers, tandis
-que les haras de superbes chevaux paissent
-en toute saison dans leurs vallées toujours vertes.
-Nous côtoyâmes les bords de la Syrte, où croît le
-fruit délicieux du lotos, qui fait, dit-on, oublier la
-patrie aux étrangers qui en mangent. Bientôt
-nous aperçûmes les sables de la Libye, au milieu
-desquels sont placés les jardins enchantés des
-Hespérides ; comme si la nature se plaisait à
-faire contraster les contrées les plus arides avec
-les plus fécondes. Nous entendions la nuit les rugissements
-des tigres et des lions qui venaient se
-baigner dans la mer ; et au lever de l’aurore,
-nous les voyions se retirer vers les montagnes.</p>
-
-<p>Mais la férocité de ces animaux n’approchait
-pas de celle des hommes de ces régions. Les uns
-immolent leurs enfants à Saturne ; d’autres ensevelissent
-les femmes toutes vives dans les tombeaux
-de leurs époux. Il y en a qui, à la mort de
-leurs rois, égorgent tous ceux qui les ont servis.
-D’autres tâchent d’attirer les étrangers sur leurs
-rivages, pour les dévorer. Nous pensâmes un
-jour être la proie de ces anthropophages ; car, pendant
-que nous étions descendus à terre, et que
-nous échangions paisiblement avec eux de l’étain
-et du fer pour divers fruits excellents qui croissent
-dans leur pays, ils nous dressèrent une embuscade
-dont nous ne sortîmes qu’avec bien de
-la peine. Depuis cet événement, nous n’osâmes
-plus débarquer sur ces côtes inhospitalières, que
-la nature a placées en vain sous un si beau ciel.</p>
-
-<p>J’étais si irrité des traverses de mon voyage,
-entrepris pour le bonheur des hommes, et surtout
-de cette dernière perfidie, que je dis à Céphas :</p>
-
-<p>« Je crois toute la terre, excepté l’Égypte, couverte
-de barbares. Je crois que des opinions absurdes,
-des religions inhumaines et des mœurs
-féroces, sont le partage naturel de tous les peuples ;
-et sans doute la volonté de Jupiter est
-qu’ils y soient abandonnés pour toujours ; car il
-les a divisés en tant de langues différentes, que
-l’homme le plus bienfaisant, loin de pouvoir les
-réformer, ne peut pas seulement s’en faire entendre. »</p>
-
-<p>Céphas me répondit :</p>
-
-<p>« N’accusons point Jupiter des maux des hommes.
-Notre esprit est si borné, que quoique nous
-sentions quelquefois que nous sommes mal, il
-nous est impossible d’imaginer comment nous
-pourrions être mieux. Si nous ôtions un seul des
-maux naturels qui nous choquent, nous verrions
-naître de son absence mille autres maux plus
-dangereux. Les peuples ne s’entendent point ;
-c’est un mal, selon vous : mais s’ils parlaient
-tous le même langage, les impostures, les erreurs,
-les préjugés, les opinions cruelles particulières
-à chaque nation, se répandraient par
-toute la terre. La confusion générale qui est dans
-les paroles serait alors dans les pensées. »</p>
-
-<p>Il me montra une grappe de raisin :</p>
-
-<p>« Jupiter, dit-il, a divisé le genre humain en
-plusieurs langues, comme il a divisé en plusieurs
-grains cette grappe, qui renferme un grand nombre
-de semences, afin que si une partie de ces
-semences se trouvait attaquée par la corruption,
-l’autre en fût préservée.</p>
-
-<p>» Jupiter n’a divisé les langages des hommes
-qu’afin qu’ils pussent toujours entendre celui de
-la nature. Partout la nature parle à leur cœur,
-éclaire leur raison, et leur montre le bonheur
-dans un commerce mutuel de bons offices. Partout,
-au contraire, les passions des peuples dépravent
-leur cœur, obscurcissent leurs lumières,
-les remplissent de haines, de guerres, de discordes
-et de superstitions, en ne leur montrant le
-bonheur que dans leur intérêt personnel et dans
-la ruine d’autrui.</p>
-
-<p>» L’office de la vertu est de détruire ces maux.
-Sans le vice, la vertu n’aurait guère d’exercice
-sur la terre. Vous allez arriver chez les Grecs. Si
-ce qu’on a dit d’eux est véritable, vous trouverez
-dans leurs mœurs une politesse et une élégance
-qui vous raviront. Rien ne doit être égal à la
-vertu de leurs héros, exercés par de longs malheurs. »</p>
-
-<p>Tout ce que j’avais éprouvé jusqu’alors de la
-barbarie des nations, redoublait le désir que j’avais
-d’arriver à Argos, et de voir le grand Agamemnon
-heureux au milieu de sa famille. Déjà
-nous apercevions le cap de Ténare, et nous étions
-près de le doubler, lorsqu’un vent d’Afrique nous
-jeta sur les Strophades. Nous voyions la mer se
-briser contre les rochers qui environnent ces
-îles. Tantôt, en se retirant, elle en découvrait les
-fondements caverneux ; tantôt, s’élevant tout-à-coup,
-elle les couvrait, en rugissant, d’une vaste
-nappe d’écume. Cependant nos matelots s’obstinaient,
-malgré la tempête, à atteindre le cap de
-Ténare, lorsqu’un tourbillon de vent déchira nos
-voiles. Alors, nous avons été forcés de relâcher à
-Sténiclaros.</p>
-
-<p>De ce port, nous nous sommes mis en route
-pour nous rendre à Argos par terre. C’est en allant
-à ce séjour du roi des rois, que nous vous
-avons rencontré, ô bon berger ! Maintenant nous
-désirons vous accompagner au mont Lycée, afin
-de voir l’assemblée d’un peuple dont les bergers
-ont des mœurs si hospitalières et si polies.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>En disant ces dernières paroles, Amasis regarda
-Céphas, qui les approuva d’un signe de
-tête.</p>
-
-<p>Tirtée dit à Amasis :</p>
-
-<p>« Mon fils, votre récit nous a beaucoup touchés ;
-vous avez dû en juger par nos larmes. Les Arcadiens
-ont été plus malheureux que les Gaulois.
-Nous n’oublierons jamais le règne de Lycaon,
-changé jadis en loup, en punition de sa cruauté.
-Mais, à cette heure, ce sujet nous mènerait trop
-loin. Je remercie Jupiter de vous avoir disposé,
-ainsi que votre ami, à passer demain la journée
-avec nous au mont Lycée. Vous n’y verrez ni palais
-ni ville royale, et encore moins des sauvages
-et des druides, mais des gazons, des bois, des
-ruisseaux, et des bergers qui vous recevront de
-bon cœur. Puissiez-vous prolonger longtemps
-votre séjour parmi nous ! Vous trouverez demain,
-à la fête de Jupiter, des hommes de toutes les
-parties de la Grèce, et des Arcadiens bien plus
-instruits que moi, qui connaîtront sans doute la
-ville d’Argos. Pour moi, je vous l’avoue, je n’ai
-jamais ouï parler du siége de Troie, ni de la
-gloire d’Agamemnon, dont on parle, dites-vous,
-par toute la terre. Je ne me suis occupé que du
-bonheur de ma famille et de celui de mes voisins.
-Je ne connais que les prairies et les troupeaux.
-Jamais je n’ai porté ma curiosité hors de mon
-pays. La vôtre, qui vous a jeté, si jeune, au milieu
-des nations étrangères, est digne d’un dieu
-et d’un roi. »</p>
-
-<p>Alors Tirtée se retournant vers sa fille, lui
-dit :</p>
-
-<p>« Cyanée, apportez-nous la coupe d’Hercule. »</p>
-
-<p>Cyanée se leva aussitôt, courut la chercher, et
-la présenta à son père d’un air riant. Tirtée la
-remplit de vin ; puis s’adressant aux deux voyageurs,
-il leur dit :</p>
-
-<p>« Hercule a voyagé comme vous, mes chers
-hôtes. Il est venu dans cette cabane ; il s’y est reposé
-lorsqu’il poursuivit, pendant un an, la biche
-aux pieds d’airain du mont Erymanthe. Il a bu
-dans cette coupe ; vous êtes dignes d’y boire après
-lui. Aucun étranger n’y a bu avant vous. Je ne
-m’en sers qu’aux grandes fêtes, et je ne la présente
-qu’à mes amis. »</p>
-
-<p>Il dit, et il offrit la coupe à Céphas. Elle était
-de bois de hêtre, et tenait une cyathe de vin.
-Hercule la vidait d’une seule haleine ; mais Céphas,
-Amasis et Tirtée eurent assez de peine à la
-vider, en y buvant deux fois tour à tour.</p>
-
-<p>Tirtée ensuite conduisit ses hôtes dans une
-chambre voisine. Elle était éclairée par une fenêtre
-fermée d’une claie de roseaux à travers laquelle
-on apercevait, au clair de la lune, dans la
-plaine voisine, les îles de l’Alphée. Il y avait
-dans cette chambre deux bons lits, avec des couvertures
-d’une laine chaude et légère. Alors Tirtée
-prit congé de ses hôtes, en souhaitant que
-Morphée versât sur eux ses plus doux pavots.</p>
-
-<p>Quand Amasis fut seul avec Céphas, il lui
-parla avec transport de la tranquillité de ce vallon,
-de la bonté du berger, de la sensibilité de sa
-jeune fille, et des plaisirs qu’il se promettait le
-lendemain à la fête de Jupiter, où il se flattait de
-voir un peuple entier aussi heureux que cette
-famille solitaire. Ces agréables entretiens leur
-auraient fait passer à l’un et à l’autre la nuit sans
-dormir, malgré les fatigues de leur voyage, s’ils
-n’avaient été invités au sommeil par la douce
-clarté de la lune qui luisait à travers la fenêtre,
-par le murmure du vent dans le feuillage des
-peupliers, et par le bruit lointain de l’Achéloüs,
-dont la source se précipite en mugissant du haut
-du mont Lycée.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch2">LA PIERRE D’ABRAHAM.</h2>
-
-
-<p>Ce conte, que l’auteur affectionnait particulièrement,
-et qui cependant n’a été publié qu’après
-sa mort, a été composé vers la fin du règne de
-Louis XVI. On remarquera que, malgré l’inconsistance
-de son caractère et de ses opinions politiques,
-sa reconnaissance envers nos rois, ses
-bienfaiteurs, ne se dissimulait point. Ce fait est
-assez extraordinaire chez les voltairiens de ce
-temps, pour qu’on le mentionne ici.</p>
-
-<p>Maintenant, pourquoi intitulait-il cet opuscule
-<i>la Pierre d’Abraham</i> ? Il est difficile de le deviner.
-La seule ligne d’où il le tire et qui en est la dernière,
-ne nous empêche pas de dire que le vrai
-titre devrait être : <i>L’Athéisme ne fait pas le bonheur</i>.
-Combattant le catholicisme, dont la morale
-le gênait fort, Bernardin de Saint-Pierre avait
-cependant trop de sentiments pour ne pas détester
-l’incrédulité absolue.</p>
-
-
-<p class="gap">A l’extrémité de vastes campagnes, dont une
-partie est labourée et l’autre est en jachère, s’élève
-un grand château où aboutissent plusieurs
-avenues : sur le devant, à gauche, est une portion
-de forêt au milieu de laquelle on voit un défriché,
-et au milieu de ce défriché une cabane entourée
-de vergers et de petites cultures : l’entrée
-du sentier qui y conduit est fermée par une barrière
-appuyée au tronc de deux saules. Une haie
-vive et fleurie enclôt cette habitation : un petit
-ruisseau l’arrose, et coule le long de la forêt, qui
-fuit en perspective vers l’orient. On distingue au
-loin, de ce côté-là, à la lueur de l’aube matinale,
-le cours d’un fleuve qui serpente dans la plaine,
-et les clochers d’une grande ville à l’horizon. On
-entend le ramage des oiseaux dans les bois, et le
-chant d’un coq dans la métairie.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">MONDOR</span>, <i>en riche déshabillé du matin</i>.</p>
-
-<p>On périrait d’ennui à la campagne, si on n’y
-voyait ses amis. Qu’on se récrie tant qu’on voudra
-sur les beautés de la nature ; pour moi, je n’y
-trouve rien que de déplaisant. Voulez-vous vous
-promener pendant le jour, le soleil vous brûle,
-ou la poussière vous aveugle ; le soir et le matin,
-les herbes sont humides ; en même temps, les
-pierres des chemins vous brisent les pieds. Mais
-pourquoi se promener, après tout ? pour voir les
-fleurs des champs, qui ne ressemblent à rien ;
-pour entendre des oiseaux qui chantent sans savoir
-ce qu’ils disent : et tout cela naît pour
-mourir, et meurt pour renaître. La vie de la nature
-n’est, comme celle de l’homme, qu’un cercle
-perpétuel d’inconséquences, de faiblesses et de
-misères. Le philosophe de mon château m’a fort
-bien prouvé que toutes ces prétendues merveilles
-n’étaient que des combinaisons de la matière et
-du hasard, sans objets, sans plan, et surtout sans
-bonté : aussi il ne se soucie guère de les voir, à
-quelque heure du jour que ce soit. Il ne se lève
-qu’à midi, et il ne se promène que le soir dans
-mon parc, avec les femmes.</p>
-
-<p>Cependant personne ne connaît mieux la nature
-que lui ; c’est un de ces hommes rares qui
-expliquent tout par la force de leur génie. Il m’a
-donné dernièrement les moyens de quadrupler
-mon revenu avec des sels, des nitres, et je ne sais
-quoi diable encore. Le revenu ! le revenu !…
-voilà l’essentiel. Cette plaine me rapporte, année
-commune, douze mille boisseaux de blé ; et ces
-collines là-bas, cinq cents pièces de vin : voilà ce
-qui mérite d’être vu, tout le reste n’est rien. Ce
-sont les poètes qui ont divinisé nos campagnes.
-Pour moi, je ne vois dans nos forêts, au lieu
-d’hamadryades, que des cordes de bois ; dans les
-champs de la blonde Cérès, que des sacs de blé ;
-et dans les prés où dansent les nymphes, que des
-bottes de foin. Il en est de même du reste de la
-nature. Où nos bonnes gens voient-ils donc un
-Dieu ? Oh ! j’ai eu grand soin de bannir son idée
-de mon château, encore plus que de mes domaines ;
-c’est une imagination qui vous effraye nuit
-et jour. Vous ne pouvez ni ouvrir la bouche de
-peur de mentir, ni prêter l’oreille de peur d’entendre
-calomnier, ni ouvrir les yeux de peur
-d’être surpris par quelque convoitise, ni faire un
-pas sans craindre d’écraser un voisin : vous êtes
-aux fers de la tête aux pieds. Dieu merci ! je me
-suis mis au large, et j’y ai mis tout mon monde.
-Personne ne croit en Dieu, chez moi, ni mes
-amis, ni ma femme, ni ma fille, ni même mes laquais.
-Ayez de la décence, répété-je tous les
-jours à mes gens ; respectez-vous à cause du public,
-à cause de vous-mêmes ; aimez l’ordre, aimez
-la vertu pour votre propre bonheur ; mais
-d’ailleurs vivez comme vous l’entendrez.</p>
-
-<p>Si l’on pouvait leur persuader qu’il y a un
-Dieu en n’y croyant pas soi-même, on serait bien
-à son aise. La religion d’autrui assure notre tranquillité :
-aussi bien des gens tâchent de l’insinuer
-à leur voisin, mais personne n’en veut pour soi.
-Dans le fond, on ne persuade aux autres que ce
-dont on est soi-même persuadé. Aussi le monde
-n’a-t-il plus maintenant de discrétion. Par exemple,
-je veux me borner à ne voir chez moi que
-quelques bons et anciens amis, comme le comte
-d’Olban et le chevalier d’Autières, qui sont des
-gens aimables et pleins de probité ; et il m’en
-arrive chaque jour une foule de nouveaux, qui
-me sont insupportables. Ils me prennent la main,
-ils m’embrassent, ils m’appellent leur cher ami,
-et ils ne m’ont jamais vu. Ce qu’il y a de plus
-fâcheux, c’est que parmi ces bons amis-là, il y a
-des gens que je hais de tout mon cœur, des gens
-qui viennent à ma table épier ce que je dis :
-tout cela me tracasse, et me mange. Il y a à présent,
-de compte fait, douze carrosses étrangers
-sous mes remises, vingt valets étrangers sous
-mes mansardes, et dans mes écuries trente chevaux
-qui ne sont pas à moi.</p>
-
-<p>Ce n’est cependant qu’en menant une pareille
-vie, que je soutiens mon crédit. Aujourd’hui,
-point de réputation dans le monde sans une
-bonne table ; partant plus de considération. A la
-vérité, quand je parle chez moi, tout le monde se
-tait, on m’élève aux nues ; plus d’une fois de
-beaux esprits ont pris sur leurs tablettes, avec
-leurs crayons, note de ce que je disais : mais
-quand Madame parle, c’est à mon tour à me taire.
-Il faut avouer, au fond, qu’elle parle bien : elle
-met des grâces et de l’esprit à tout ce qu’elle dit.
-Je ne connais point de philosophe qui ait une
-aussi bonne tête. C’est elle qui possède les grands
-principes, et qui est conséquente dans ses raisonnements
-et dans sa conduite, ce qui est fort rare
-parmi les femmes ; elle pousse même sa sévérité sur
-l’honneur un peu trop loin. Hélas ! son opinion a
-contribué à la mort de mon fils. Il était à la fleur
-de son âge, et déjà fort avancé au service par
-mon crédit et par mon argent. Il n’avait pas encore
-vu le feu, quoique nous fussions à la fin de
-la guerre ; c’est au milieu de ses amis qu’il a
-trouvé l’ennemi. L’honneur !… l’honneur !… lui
-répète souvent sa mère. Pour la cause la plus futile,
-mon fils se bat avec son ami, mon fils est
-tué !… encore, je suis obligé de dévorer mon
-chagrin devant ma femme. Il est mort avec honneur,
-dit-elle ; et moi je ne vis plus que dans l’amertume ;
-depuis ce temps-là, je ne dors plus.
-J’ai voulu, cette nuit, profiter de mon insomnie
-et de la clarté de la lune pour parcourir mon
-bien. La fortune, dit-on, adoucit le regret de
-toutes les pertes ; pour moi, il me semble qu’elle
-ne fait qu’accroître celui de la mienne : à qui
-laisserai-je tout ceci ? (<i>Il soupire.</i>)</p>
-
-<p>Enfin, me voici arrivé au bout de mon domaine.
-Jamais je n’aurais fait autant de chemin à pied
-sur le parquet le plus uni ; mais on ne se fatigue
-pas en marchant sur ses terres. Voici donc la
-forêt du roi ! Ah ! les beaux arbres ! J’allais en
-écorner un angle, lorsqu’un quidam s’est venu
-établir vis-à-vis de moi. Il s’est campé là comme
-une borne au milieu de mon chemin. Ce sera
-sans doute par le crédit de quelque garde de la
-forêt : mais je le ferai bientôt déguerpir avec ce
-grand mot, <i>le bien public</i>. Ce mot-là m’a déjà valu
-cinquante mille écus de rente.</p>
-
-<p>Voici encore un autre trait de la Providence :
-on dit que l’homme qui s’est planté là a bien
-servi son pays. Le voilà logé au milieu des bois,
-comme un ours ; il ne voit personne ; il vit dans
-la pauvreté et la crapule avec une commère et
-des marmaillons d’enfants. Comment ces gens-là
-peuvent-ils soutenir, dans la solitude et la misère,
-le poids de l’existence, qu’on traîne avec tant de
-peine au milieu des honneurs, de la fortune et du
-monde ? De quoi peuvent-ils s’entretenir dans un
-éternel tête-à-tête, sans livres, sans société, sans
-amis, et sans doute sans argent ? Comment supportent-ils
-l’affreuse idée de l’avenir qui s’avance
-pas à pas, et de la vieillesse, qui nous mène, par
-un chemin de douleur, à un néant d’où nous ne
-rassortirions jamais ? Hélas ! si je n’étais distrait
-perpétuellement de ces idées, je deviendrais fou ;
-ma philosophie est de m’oublier. Après tout, pourquoi
-m’occuper du sort de ces misérables ? La société
-ne doit rien à qui ne lui a rien apporté. Que
-ces gens-là ne se vendent-ils, comme l’a fort bien
-dit un écrivain de nos amis en parlant des pauvres,
-dont le nombre augmente tous les jours
-dans le royaume ? ils seront bien obligés d’en
-venir là tôt ou tard. Mais celui-ci m’inquiète plus
-que les autres ; il est dans mon voisinage.</p>
-
-<p>Il faut que je débusque cet aventurier de son
-repaire ; je vais lui tendre un piége. Je lui proposerai
-de me vendre un bouquet de bois qu’il a
-enclos dans sa haie ; je lui en offrirai un bon prix :
-l’or le tentera ; il abattra ses arbres sans la permission
-de la Maîtrise des eaux et forêts ; on lui
-fera un bon procès criminel. Mes amis crieront
-de leur côté qu’il a dégradé la forêt du roi, que
-c’est un aventurier sans feu ni lieu ; qu’il se forme
-là un nid de voleurs, de contrebandiers dans la
-forêt du roi. Je glisserai quelques pots de vin ;
-j’aurai le bois et le fonds pour rien. (<i>Il rit.</i>) Ah !
-ah ! ah ! Il passera pour un coquin, et moi pour
-un homme de bien. Il sera même fort heureux s’il
-en est quitte pour la prison. (<i>Il rit encore.</i>) Ah !
-ah ! ah ! Sainte puissance de l’or, vous êtes la
-seule divinité qui gouvernez ce monde ! Mais
-contentons-nous de son bien, sans lui faire de
-mal ; je lui donnerai même de quoi faire sa route,
-et je vous réponds que cet acte de bienfaisance
-sera prôné dans Paris. (<i>Il rit.</i>) Ah ! ah ! ah ! Mais
-si c’était en effet un voleur ! Je suis seul… il est
-grand matin… il y a loin d’ici au château… retournons-nous-en,
-ce sera le parti le plus sage ;
-j’agirai toujours bien par autrui. Mais non, puisque
-nous voilà arrivé, jugeons de l’état des choses
-par nos propres yeux : il n’est tel que l’œil de
-l’acquéreur. Avançons le long de la haie, nous
-verrons notre acquisition de près, et notre
-homme de loin. On connaît, dit-on, les gens à la
-physionomie ; moi je les connais à l’habit : s’il est
-mal vêtu, c’est un coquin. Cachons-nous entre
-ces épaisses broussailles ; je l’observerai à mon
-aise à travers les branches… Comme je suis déchiré
-par ces ronces ! mais voyez donc leurs crocs
-recourbés comme des hameçons ! elles ont arraché
-toutes mes dentelles ! Que maudite soit ma
-promenade du matin ! j’ai les jambes et les mains
-en sang. Asseyons-nous donc ici, puisque nous y
-voilà ! Je lirai, en attendant que mon homme paraisse,
-le Système de la Nature ; c’est un excellent
-livre dont madame Mondor fait beaucoup de
-cas. A la vérité, je n’y entends rien ; mais tous
-les ouvrages des hommes de génie sont profonds
-et obscurs… Chut ! chut ! je vois sortir de la fumée
-de la cabane, et j’entends même un peu de
-bruit. Nos gens sont levés ; l’indigence est un
-grand réveille-matin. Pleurez, pleurez, misérables,
-séquestrés des gens de bien par votre misère !
-Commencez votre journée, à l’ordinaire, par
-des malédictions.</p>
-
-<p>(On voit descendre de l’étage supérieur de la
-cabane, par un escalier de bois qui s’appuie en
-dehors sur un vieux cerisier sauvage en fleur, un
-père de famille avec son épouse ; ils sont suivis
-d’Antoinette, leur fille, qui porte un vase à traire
-le lait. Pendant que le père et la mère s’avancent
-du côté de la barrière, la jeune fille s’enfonce dans
-le verger.</p>
-
-<p>Mondor est caché sur le bord de la haie.)</p>
-
-<p class="c"><span class="small">ANTOINETTE</span> <i>chante sur un air fort gai</i> :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Tout du long du bois…</div>
-<div class="verse">Tout du long du bois…</div>
-</div>
-
-<p>(Elle s’interrompt pour appeler son frère :)</p>
-
-<p>Henri ! mon frère Henri ! quoi ! vous n’êtes pas
-levé, et les oiseaux chantent ! Venez avec moi
-cueillir des fraises, pendant que je trairai mes
-chèvres, car je n’ose aller seule le long du bois.
-(<i>Elle chante</i> :)</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Tout du long du bois…</div>
-<div class="verse">Tout du long du bois…</div>
-</div>
-
-<p>(<i>Puis d’un ton triste</i> :) Henri ? où êtes-vous
-donc, Henri ?</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LE PÈRE</span>, <i>à sa femme</i>.</p>
-
-<p>A la gaieté d’Antoinette, à son chapeau d’écorce
-de tilleul, et au vase qu’elle porte sous le
-bras, on la prendrait pour la naïade de ce ruisseau ;
-mais on voit bien, à sa timidité, qu’elle
-n’est qu’une bergère. Chère épouse, à son âge
-vous lui ressembliez tout-à-fait, quoique vous
-fussiez élevée au milieu des espérances d’une
-grande fortune.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Si elle trouve un jour un époux qui vous ressemble,
-aucune fortune ne sera comparable à la
-sienne.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Tendre amie, où voulez-vous que nous fassions
-aujourd’hui la prière du matin ? Sera-ce au pied
-de ces vieux sapins qui vous rappellent le souvenir
-de votre patrie, ou sous ces pommiers en
-fleurs, à la vue des biens que nous promet pour
-l’automne la bonté du ciel ? Choisissez, de ces
-gazons verts, ou bien de ces retraites sombres
-où les oiseaux, à peine réveillés par les premiers
-rayons du jour, saluent l’aurore de leurs chansons.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Nous prierons où vous voudrez ; partout où je
-suis avec vous, le sentiment d’une providence
-m’accompagne.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Appelons nos enfants… Antoinette !… Henri !…
-Antoinette !</p>
-
-<p class="c"><span class="small">ANTOINETTE</span> <i>accourant, et d’un air inquiet</i>.</p>
-
-<p>Mon papa, je ne trouve point mon frère ! Je l’ai
-cherché dans la maison, autour de la maison,
-dans le verger, et jusque sur le bord de la forêt.
-Favori même, notre chien, n’y est pas. (<i>Elle appelle</i> :)
-Henri !… mon frère Henri !</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Mon fils est sorti ? et où peut-il être allé si matin ?
-J’ai cru cette nuit l’entendre se lever bien
-avant le jour ; le bruit même qu’il a fait, en se
-levant, m’a réveillée au milieu d’un songe : il me
-semblait qu’il tuait un hibou qui faisait son nid
-dans la haie. Mon ami, vous ne croyez pas beaucoup
-aux songes ?</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Chère épouse ! l’enfance a mille projets ; chaque
-jour votre fils en fait de nouveaux pour vous
-plaire ; il sera peut-être allé vous cueillir des
-fraises dans la forêt : vous l’allez voir revenir
-dans un moment. Quant aux songes, ils ne sont
-pas toujours trompeurs : le vôtre cache quelque
-chose de mystérieux. Le ciel, je l’ai éprouvé plus
-d’une fois, aime à se communiquer à vous, à
-cause de vos vertus.</p>
-
-<p class="c small">ANTOINETTE.</p>
-
-<p>Maman, vous aurez quelque bonne nouvelle,
-car j’ai vu, hier soir, une étincelle bien brillante
-dans la lampe. Mon papa, vous vous moquerez de
-moi.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Non, ma chère fille ! les rois lisent quelquefois
-leur destinée dans des comètes, et les bergères
-dans leurs lampes, également bien. Toute la nature
-est aux ordres de la Providence : ne soyons
-point inquiets ; faisons ensemble notre prière accoutumée.</p>
-
-<p>(Ils s’agenouillent sur l’herbe, à l’ombre d’un
-des saules de la barrière, et ils prient en silence.)</p>
-
-<p class="c"><span class="small">MONDOR</span>, <i>caché</i>.</p>
-
-<p>Voilà comment sont faites toutes les femmes.
-La mienne, qui ne croit pas en Dieu, croit à toutes
-ces sottises-là. Mais… si j’allais être, moi, le
-hibou de la haie ! si on allait m’assommer ici ! Il
-arrive quelquefois des choses plus étranges… Oh !
-non, il n’y a rien à craindre. En vérité, ces bonnes
-gens sont plus contents que je ne le croyais.
-On est bien heureux d’avoir de la religion ! ils
-sont inquiets, ils prient, et les voilà tranquilles.
-Il n’y a rien à faire ici pour moi : je ne veux pas
-chercher à leur nuire. Je pourrais bien me retirer,
-mais je veux trouver l’occasion de faire leur
-connaissance ; d’ailleurs je suis curieux de savoir
-ce qu’est devenu leur fils : un enfant élevé là,
-tout seul, et courant la nuit ! L’homme est naturellement
-porté au mal.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LE PÈRE</span>, <i>achevant sa prière tout haut</i>.</p>
-
-<p>O mon Dieu ! donnez-nous aujourd’hui la volonté
-et le pouvoir de faire du bien ; que vos
-bienfaits nous servent d’exemple ! vous avez ouvert
-la main, et vos bénédictions se sont répandues
-sur la terre, sur les animaux, sur les plantes
-et sur vos moindres créatures. N’oubliez pas
-l’homme, qui est la plus noble et la plus malheureuse
-portion de votre ouvrage ; répandez-les sur
-le roi mon bienfaiteur, sur ma patrie dont il est
-le père, sur tout ce qui vous invoque dans l’univers,
-sur cette portion ignorée de ma famille, sur
-mes chers enfants, et sur ma digne épouse, qui
-est la compagne et la consolation de ma vie. (<i>Ils
-se lèvent tous, et il embrasse sa femme.</i>)</p>
-
-<p class="c"><span class="small">ANTOINETTE</span>, <i>venant se remettre à genoux devant
-son père et sa mère</i>.</p>
-
-<p>Chers parents ! donnez-moi dans ce jour votre
-bénédiction accoutumée.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Fleur de mai ! que la gaieté de ce mois, qui te
-ressemble, se répande dans ton âme : que les
-plaisirs purs, que les vertus accompagnent tes
-projets, tes espérances ; qu’elles embellissent
-toutes les perspectives de ta vie, comme les fleurs
-émaillent ces gazons et ces vergers ! Sois en tant
-semblable à ta mère !</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Que la bénédiction de ton père s’accomplisse
-sur toi et ton frère tous les jours de votre vie ; et
-quand tous deux vous éprouverez quelques peines,
-que le doux travail, la religion et l’amitié de
-vos parents viennent les charmer ! Puissions-nous
-faire un jour ton bonheur, comme tu fais dès à
-présent le nôtre ! Mais où est donc Henri ?</p>
-
-<p>(Antoinette émue s’essuie les yeux : elle baise
-la main de son père et celle de sa mère en les appuyant
-contre son cœur. Ceux-ci l’embrassent,
-et pendant cette scène muette,)</p>
-
-<p class="c"><span class="small">MONDOR</span>, <i>toujours caché</i>.</p>
-
-<p>Baiser les mains de son père et de sa mère,
-leur demander leur bénédiction… Il faut que ces
-gens-ci soient des Allemands ; voilà une cérémonie
-qui n’est plus d’usage chez nous, il y a longtemps.
-Ni ma femme ni ma fille ne voudraient en
-entendre parler ; cependant elle est attendrissante…
-elle me fait pleurer, je crois… effectivement…
-effectivement. Il faut en convenir, dans
-une maison où il y a de la religion, un père de
-famille vit comme un dieu.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LE PÈRE</span>, <i>à sa femme</i>.</p>
-
-<p>Où voulez-vous aujourd’hui qu’Antoinette nous
-serve le déjeuner ?</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Mon ami, si vous le trouvez bon, restons ici
-sous ces saules, à l’entrée de la barrière, d’où
-l’on découvre la plaine par où je verrai revenir
-mon fils. Antoinette, apporte-moi mon ouvrage
-avant de préparer le déjeuner.</p>
-
-<p class="c small">ANTOINETTE.</p>
-
-<p>Voulez-vous filer, maman ? ou bien vous apporterai-je
-le métier où vous avez commencé une
-toile ? à moins que vous n’aimiez mieux celui qui
-vous sert à broder.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Je ne brode que quand j’ai l’esprit tranquille.
-Donne-moi mes aiguilles et mes laines, j’achèverai
-les bas de ton frère.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LE PÈRE</span>, <i>à Antoinette, qui s’en va à la maison</i>.</p>
-
-<p>Ma chère fille, tu m’apporteras aussi cette corbeille
-d’osier que j’ai commencée.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LE PÈRE</span>, <i>à sa femme</i>.</p>
-
-<p>Je veux finir cette corbeille près de vous. Vous
-êtes toujours remplie de goût. Le point de vue
-de ce lieu est, à cette heure, le plus intéressant
-de tout le paysage : voyez comme la forêt fuit en
-perspective du côté de l’orient, et comme l’aurore
-dore d’argent et de vermillon les sommets
-de ces vieux hêtres lointains, tandis que le reste
-de leur feuillage est encore dans l’ombre. Voilà
-la Seine qui serpente là-bas dans les vertes campagnes ;
-vous croiriez que ses eaux, qui réfléchissent
-la couleur matinale des cieux, sont de
-pourpre. Mais rien n’égale la magnificence de
-Paris à l’horizon. Voyez ses grands clochers, encore
-à demi entourés des brouillards de la nuit,
-qui se dessinent au milieu des gerbes de lumière
-que répand l’aurore ; vous diriez que cette superbe
-capitale, à demi couverte de nuages, s’élève
-de la terre vers les cieux, ou qu’elle descend
-des cieux pour régner sur la terre. Voilà des
-tours dont on n’aperçoit que le sommet ; en voilà
-d’autres dont on ne voit que la base, et dont le
-couronnement se confond avec les nuages. Voici
-celles de Saint-Sulpice avec son noble portail.
-Cette masse blanche, qu’éclaire un rayon de soleil
-sur la partie la plus haute de la ville, est le
-péristyle charmant de l’église imparfaite de
-Sainte-Geneviève, douce patronne des vertus innocentes.
-Ces deux grosses tours rembrunies,
-sont celles de Notre-Dame. Ce dôme, à la fois élégant
-et auguste, qui s’élève en forme d’œuf, est
-celui des Invalides : c’est là que Louis XIV
-donna un asile à la vertu militaire. O ville immense !
-dans mes malheurs, je n’ai trouvé de repos
-que dans tes murs. A combien d’infortunes
-tu donnes des retraites ! Vous auriez pu y passer
-une partie de la mauvaise saison avec votre fille.
-Je vous aurais loué une petite chambre aux environs
-du Louvre ; vous lui auriez fait voir les
-promenades, les fêtes publiques, le monde, enfin.
-L’âme s’agrandit par le spectacle d’un grand
-peuple, et à la vue des temples, et des monuments
-des rois.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Paris, sans toute, peut offrir des consolations
-et des asiles aux malheureux ; mais ce spectacle
-d’un grand peuple, ces édifices, ces palais, ces
-chefs-d’œuvre des arts nous jettent bien souvent
-dans la mélancolie, par le sentiment de notre misère,
-on dans le fanatisme des plaisirs, par de
-dangereuses illusions. J’ai connu le monde ;
-croyez qu’une femme peut trouver hors de lui un
-moyen plus assuré d’être heureuse. Le soin de sa
-famille suffit pour occuper tour à tour sa prévoyance,
-sa mémoire, son jugement, ses goûts et
-toutes les facultés de son âme ; ce seul objet est
-capable de la remplir.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>La sagesse et l’amour s’expriment à la fois par
-votre bouche. Digne épouse ! tendre mère ! j’ai
-craint longtemps que vous n’apportassiez avec
-vous le souvenir du monde dans la solitude, et
-les regrets de la fortune dans le sein de la pauvreté.
-Mais votre santé, autrefois si délicate, qui
-se fortifie de jour en jour, me rassure. Pendant
-que le temps nous entraîne vers la vieillesse,
-votre jeunesse se renouvelle : vous remontez le
-fleuve de la vie.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Les vaines images du monde sont bien loin de
-moi. La vie champêtre, le calme de l’âme, et plus
-que tous ces biens, votre tendre et constante
-amitié ont renouvelé mes jours. Depuis que je me
-suis rapprochée entièrement de la nature et de la
-religion, je sens mon bonheur croître chaque
-jour. Vous ajoutez sans cesse, ainsi que mes chers
-enfants, quelque chose à ma félicité.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Je craignais seulement que ce séjour ne vous
-déplût l’hiver, car la nature semble morte dans
-cette saison. Les glaces pendent aux branches
-des arbres, la terre est détrempée de pluie, l’eau
-des ruisseaux toute jaune, l’air humide et froid,
-et le ciel couleur de plomb ; les nuits sont longues
-et agitées de tempêtes, les arbres de la forêt
-gémissent autour de nous, et quelquefois leurs
-sommets se brisent et tombent avec fracas ; la
-plupart des oiseaux de nos bocages s’enfuient en
-d’autres contrées, ceux qui restent autour de notre
-habitation semblent effrayés et gardent le
-silence.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>J’ai passé ici tous les hivers avec délices : vous
-m’avez appris à sentir les beautés mélancoliques
-de cette saison ; ce ne sont pas les plus vives,
-mais ce sont les plus touchantes. L’herbe humide
-conserve, le long des sentiers, une verdure plus
-éclatante que pendant l’été ; à la vérité, il y a
-peu de fleurs, si ce n’est quelque scabieuse tardive,
-ou quelque humble marguerite ; mais dans
-certains jours de gelée, quand les frimas de la
-nuit s’attachent aux arbres, leurs rameaux tout
-blancs semblent le matin fleuris comme au printemps.
-Les mousses brillent alors sur les troncs
-gris des arbres, ou sur les flancs bruns des roches,
-d’une verdure plus belle que celle des gazons.
-Si la plupart des oiseaux s’éloignent de
-nous dans cette saison rigoureuse, ceux qui restent
-sont plus familiers. Le pivert vole en silence
-sous les arbres de la forêt, et s’annonce de
-temps en temps par des cris éclatants ; il visite
-souvent les arbres de nos vergers et grimpe tout
-le long de leurs troncs pour les nettoyer d’insectes.
-La mésange inquiète parcourt leurs plus petits
-rameaux, et cherche à glaner quelque fruit
-oublié. Le rouge-gorge solitaire se perche sur
-nos murailles, et bien souvent sur ma fenêtre ;
-j’aime à entendre ses chansons mélancoliques,
-moins brillantes, mais aussi touchantes que celles
-du rossignol. Quand tout est couvert de neige,
-cet aimable oiseau vient se réfugier avec la perdrix
-jusque dans la maison, demandant à
-l’homme une part des biens de la terre, sur laquelle
-le ciel ne leur a rien laissé à recueillir.
-J’ai pris souvent plaisir à voir mes enfants leur
-jeter des morceaux de pain.</p>
-
-<p>A la vérité, les soirées d’hiver sont longues ;
-mais mon travail et celui de mes enfants, joint à
-vos lectures ou à vos conversations, me les rend
-bien courtes et bien agréables : vous me transportez
-dans d’autres climats.</p>
-
-<p>Pendant le temps même du sommeil, quand la
-lampe est éteinte, je jouis encore mieux de mon
-asile, et du désordre de la saison. J’aime à entendre
-le bruit de la pluie qui tombe à verse
-sur le toit, et celui des chênes et des hêtres que
-le vent agite au loin autour de nous ; leurs murmures
-sourds m’invitent au repos : le danger
-éloigné redouble ma sécurité. Je pense que je n’ai
-rien à craindre, dans une cabane bien solide, du
-tumulte que j’entends au loin, et que tout ce
-que j’ai de cher au monde, mes enfants et mon
-époux, sont autour de moi ; un doux et profond
-sommeil s’empare alors de mes sens, en bénissant
-le ciel de mon bonheur.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Mais quand je suis obligé de m’absenter pendant
-le jour, vous devez vous ennuyer ; et peut-être
-avez-vous peur, étant seule avec deux enfants
-au milieu d’un bois.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Ce bois appartient au roi ; l’ordre et la police y
-sont bien tenus. D’ailleurs la maison, comme
-vous me l’avez fait observer, est si forte dans sa
-simplicité, et si bien disposée, qu’une personne
-seule s’y défendrait contre une troupe de brigands.
-Mais que viendraient-ils chercher ici ? il
-n’y a ni richesses ni argent.</p>
-
-<p>(Antoinette apporte la corbeille d’osier de son
-père, et le panier à ouvrage de sa mère ; elle les
-place auprès d’eux en les saluant respectueusement,
-ensuite elle s’en retourne à la maison. En
-allant et venant, elle paraît inquiète ; elle regarde
-de tous côtés pendant cette scène muette.)</p>
-
-<p class="c"><span class="small">MONDOR</span>, <i>toujours caché</i>.</p>
-
-<p>Je sens ma conscience qui se réveille ; je me
-garderai bien de nuire à ces honnêtes gens-là.
-Avec tout cela ils sont heureux, et les gens les
-plus heureux que j’aie vus de ma vie. Je veux les
-faire peindre tels que je les vois là : la mère tricotant
-des bas, et le père faisant une corbeille à
-l’ombre d’un saule ; la petite barrière et le sentier
-de verdure, au bout duquel on aperçoit une cabane
-couverte de chaume et de mousse. Je ne
-veux pas qu’on y oublie l’escalier appuyé sur un
-vieux cerisier fleuri, et Antoinette aux yeux bleus
-qui en descend, avec son chapeau d’écorce, ses
-cheveux blonds et son pot au lait sous le bras. Je
-ferai mettre ce tableau dans ma chambre à coucher ;
-il me donnera, dans mes insomnies, des
-idées de repos, d’innocence et de bonheur, que je
-ne trouve nulle part.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Ce lieu est enchanté.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Je veux l’embellir pour vous tous les jours de
-ma vie. Je planterai, au nord de la maison, un
-lierre qui grimpera sur l’escalier, et viendra entourer
-vos fenêtres de son feuillage. Les oiseaux
-d’hiver, que vous aimez parce qu’ils sont malheureux,
-viendront s’y réfugier ; vous y entendrez
-hanter votre ami, le rouge-gorge. Je planterai
-de l’autre côté, au midi, une vigne qui formera
-un berceau au-dessus de la porte ; j’y élèverai
-au-dessous un banc de gazon : nos enfants s’y
-reposeront un jour, et s’y entretiendront de nous
-lorsque nous ne serons plus. Sur la faîtière du
-toit, je mettrai des ognons d’iris, dont la fleur
-vous plaît ; sa couleur, qui imite celle de l’arc-en-ciel,
-ses feuilles en lames d’un beau vert de mer,
-accompagneront bien les longues marbrures de
-mousse qui se détachent, comme des lisières de
-velours vert sur le chaume fauve de la couverture.
-Quel autre genre d’embellissement désirez-vous
-ici ?</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Je n’en ai jamais désiré dans vos ouvrages ; je
-n’aurais jamais cru que ce lieu en fût encore susceptible.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>J’aurais bien pu entourer cette possession d’un
-mur, mais j’ai préféré une haie vive. Chaque année
-dégrade un mur, et fortifie une haie ; chaque
-année, un mur consomme des pierres, et une haie
-produit du bois. D’ailleurs, une haie est une décoration.
-Une belle haie présente seule le spectacle
-d’un beau jardin. Voyez ces pruniers sauvages,
-dont les fruits naissants sont semblables à
-des olives. Ces sureaux voisins parfument l’air de
-leurs bouquets de fleurs en ombelles ; ces houx
-opposent leur vert lustré et leurs grains écarlates
-aux nuages blancs des fleurs de l’aubépine ; l’églantier
-jette çà et là ses guirlandes de roses, relevées
-d’un vert tendre. La ronce même n’est pas
-sans beauté ; elle accroche d’un arbrisseau à
-l’autre ses longs sarments garnis de girandoles
-couleur de chair, et elle se roule autour des
-troncs des arbres de la forêt, qui sont renfermés
-dans la haie, et qui s’élèvent de distance en distance,
-comme autant de colonnes qui la fortifient.
-Mille petits oiseaux trouvent à la fois de la nourriture
-et des abris sous ces différents feuillages.
-Chaque espèce a son étage ; en bas sont les
-merles, les fauvettes, les tarins ; plus haut, les
-rossignols ; et au faîte de ces vieux ormes, nous
-entendons murmurer la tourterelle, et nous
-voyons voltiger la grive qui y bâtit son nid. La
-nature a jeté, depuis le sommet de la forêt jusque
-sur ces gazons, des rideaux de toutes sortes
-de verdures et de fleurs, pour mettre les nids des
-oiseaux à l’abri. Vous en faisiez autant, lorsque
-vous couvriez d’un voile de taffetas vert, brodé
-de vos mains, le berceau de nos enfants.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Oh oui ! cette forêt et cette haie sont les vrais
-berceaux des oiseaux. Il n’y a point de mère
-aussi attentive que la nature.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Vous entouriez le berceau de vos enfants de
-barrières d’osier, de peur que quelque choc ne
-troublât leur repos. La nature a de même garni
-d’épines la partie inférieure de celui-ci, afin d’en
-écarter les ennemis. Il n’y a dans ce climat que
-les arbrisseaux qui ont des épines ; les grands
-arbres n’en ont point : les oiseaux qui y nichent
-sont défendus par leur élévation. Cependant,
-beaucoup d’espèces de grands arbres des pays
-chauds en ont, afin que les oiseaux puissent y
-faire leurs nids en sûreté ; car il y a dans ces
-pays-là plusieurs espèces de quadrupèdes qui
-savent grimper et qui viendraient manger leurs
-œufs.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>O Providence ! qui pourrait méconnaître vos
-soins variés par toute la terre, suivant le besoin
-de vos faibles créatures ?</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>La Providence ramène au plaisir ou à l’utilité
-de l’homme toutes les attentions qui sont éparses
-pour le reste des êtres. Par exemple, j’ai parcouru
-beaucoup de pays au nord et au midi, et je n’ai
-jamais vu d’arbrisseaux épineux, ni de petits oiseaux
-de bocage, que dans les lieux habités par
-l’homme, ou dans ceux du moins qui l’avaient
-été : je n’en ai jamais trouvé dans l’épaisseur des
-forêts du Nord, quoique j’y aie fait au moins
-cinq ou six cents lieues. Quand je voyageais
-dans les forêts solitaires de la Finlande, et que
-j’apercevais des moineaux, j’étais sûr de n’être
-pas loin d’un village. Les petits oiseaux récréent
-l’homme par leur vol, leur chant et leur plumage ;
-ils sont utiles à ses cultures ; ils mangent au
-printemps les insectes qui dévoreraient ses fruits
-en été.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Quelque charme que le spectacle de la nature
-offre à mes sens, il disparaît avec les saisons ;
-mais celui que l’observation présente à l’esprit,
-entre dans mon âme, et y reste toute l’année.
-Quoique je sois bien ignorante, vous m’avez ravie
-cet hiver en me faisant voir sur des cartes les
-dispositions admirables que l’Auteur de la nature
-a données aux montagnes, aux fleuves, aux
-îles, et même aux roches. Vous m’avez encore
-fait plus de plaisir en me montrant les relations
-que les plantes ont avec les éléments.</p>
-
-<p>Vous m’avez aussi fait observer les contrastes
-charmants de couleur et de forme, entre quelques
-oiseaux et les buissons où ils font leurs nids.
-Le geai, avec ses ailes piquetées d’azur, me paraît
-plus beau sur le chêne dont il mange les
-glands que sur tout autre arbre ; j’aime à voir le
-roitelet établir son nid dans la cavité moussue de
-quelque gros rocher, comme s’il craignait que
-les arbres et la terre n’en pussent supporter les
-fondements. Chaque arbre, avec ses oiseaux, ses
-papillons et ses mouches, est un petit monde.
-Mais ce que je voudrais apprendre, ce sont les relations
-du pommier avec les divers animaux : cet
-arbre est si beau dans le pays de ma mère !</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Les véritables relations du pommier me sont
-inconnues pour la plupart. Il en a avec des oiseaux
-sédentaires, comme la mésange d’un bleu
-d’ardoise et au collier blanc, qui contraste en
-automne très-agréablement avec ses fruits jaunes
-et rouges, qu’elle entame avec ses griffes et son
-petit bec pointu ; il en a avec plusieurs espèces
-d’oiseaux voyageurs, qui arrivent dans le temps
-que les pommes sont en maturité ; avec des quadrupèdes,
-comme le hérisson, qui quitte les roches
-pendant la nuit, et vient les recueillir lorsqu’elles
-tombent à terre ; avec des poissons, lorsqu’elles
-roulent, entraînées par les pluies, jusqu’aux
-rivières, et de là dans le sein des mers.
-Les pommes se conservent fort longtemps dans
-l’eau, et on les rencontre, comme les cocos des
-Indes, à de grandes distances du rivage. Dans le
-nombre des poissons qui peuvent s’en nourrir, je
-soupçonne une espèce de crabe des côtes de Normandie,
-auquel la nature a donné deux pattes
-armées de lancettes pour les entamer ; et un autre
-poisson du Nord, qu’on ne trouve que vers la
-fin de l’automne sur les mêmes côtes, et qui vient
-autour de ces fruits lorsqu’ils entrent en dissolution.
-Le pommier a encore une multitude d’autres
-relations avec toutes sortes d’insectes, comme
-une grande mouche à tête rouge et au corselet
-rayé de noir et de blanc, qui y dépose ses œufs ;
-avec des papillons qui voltigent autour de ses
-fleurs, et servent eux-mêmes de nourriture à
-plusieurs espèces d’oiseaux du printemps qui
-font leurs nids dans ce bel arbre. Mais pour le
-bien connaître, il faudrait l’étudier sur les rivages
-de la mer, et sous l’haleine des vents d’ouest.
-Je n’ai donc que des anecdotes à vous raconter à
-son sujet, et non pas une histoire. Gardons-les
-pour la mauvaise saison : jouissons au printemps,
-et raisonnons en hiver. Il est plus doux
-de parler des fleurs auprès du feu, et des zéphyrs
-quand Borée ravage les champs.</p>
-
-<p>Quelque éloge que vous fassiez des plaisirs
-que la raison nous donne, ceux du sentiment me
-touchent encore davantage. Les ouvrages de la
-nature sont remplis d’harmonies ravissantes,
-mais celles que vous avez avec eux m’inspirent
-un intérêt plus tendre. Quel charme ne répandez-vous
-pas vous-même dans cette solitude, lorsque
-vous vous y promenez en tenant vos enfants par
-la main ! Il n’y a point de prairie qui me paraisse
-aussi verte et aussi douce que la pelouse où vous
-reposez ; l’arbre qui vous ombrage me semble
-plus majestueux que le reste de la forêt. J’ai un
-plaisir inexprimable à vous voir cueillir pour vos
-enfants les fruits que j’ai cultivés moi-même, et
-sourire aux vains efforts qu’ils font pour atteindre
-aux branches des arbres fruitiers que j’ai
-plantés à leur naissance. Plus d’une fois vous
-m’avez alarmé, lorsque je vous ai vue, vers le
-soir, agitée d’une douce mélancolie, sortir seule
-du verger, et vous promener parmi les peupliers
-et les sapins de la forêt. Vous vous croyez alors
-bien cachée sous leurs ombrages ; mais quand les
-rayons du soleil couchant viennent teindre de safran
-et de vermillon le dessous de leurs feuilles,
-et bronzer jusqu’aux mousses de leurs racines, je
-vous aperçois alors tout environnée de lumière.
-Plus d’une fois, je vous ai vue à genoux, les
-mains jointes et les yeux tournés vers le ciel. Ah !
-que vous m’avez troublé dans cette attitude ! Je
-craignais que vous ne nourrissiez quelque chagrin
-qui me fût inconnu. Est-ce qu’elle regrette
-l’Ukraine, me disais-je en moi-même ? Peut-être
-elle prie Dieu pour ses parents ! Ah ! il aurait
-mieux valu, pour mon bonheur, que j’eusse regretté
-la France dans son pays, que de la voir désirer
-son pays dans le mien. Mais vous me rassurez
-quand j’entends votre voix se joindre au
-chant des oiseaux qui saluent l’astre du jour par
-leurs dernières chansons. Vos accents mélodieux,
-vos paroles, tous les échos qui les répètent au
-loin, les nuages dorés du soleil couchant, la
-pompe magnifique des cieux, me remplissent des
-affections sublimes que vous ressentez, et me
-transportent par des charmes ineffables dans ces
-régions éternelles où il n’y aura plus ni inquiétudes
-ni regrets. Que ne chantez-vous de même
-à cette heure que les plantes boivent la rosée du
-matin, et qu’elles exhalent leurs doux parfums
-vers les cieux !</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Ah ! si vous m’avez aperçue quelquefois à
-genoux dans la forêt, ce n’était point pour me
-plaindre au ciel de mon sort, mais bien plutôt
-pour l’en remercier. Vous eussiez fait avec mes
-enfants mon bonheur dans un désert, et je suis
-avec vous dans un lieu de délices. Mais comment
-voulez-vous que je chante maintenant ! je suis
-inquiète, mon fils ne revient point.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Tendre mère, tranquillisez-vous ; il ne tardera
-pas à revenir. Les enfants, vous le savez, aiment
-tout ce qui les met en mouvement ; ils ne peuvent
-rester en place.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">MONDOR</span>, <i>toujours caché</i>.</p>
-
-<p>Il est incroyable que des gens mariés puissent
-s’aimer à ce point-là : c’est peut-être parce qu’ils
-vivent seuls. On est trop dissipé, dans le monde ;
-les amitiés n’y tiennent à rien ; il n’y a que les
-haines qui y sont durables. Ils ont de la religion,
-ils sont heureux ! Je voudrais pour beaucoup que
-mon philosophe fût ici, et même ma femme et
-ma fille ; je serais curieux d’entendre ce qu’ils
-penseraient de tout ce que je vois et j’entends là.
-Cette petite maison est l’asile du bonheur : la
-mère n’a qu’une seule inquiétude, c’est l’absence
-de son fils, qui est peut-être à polissonner à quatre
-pas d’ici. Ma femme, hélas ! n’est pas si sensible :
-mais elle se pique de force d’esprit.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LE PÈRE</span>, <i>à sa femme</i>.</p>
-
-<p>Si vous aimiez à vous dissiper, nous irions
-quelquefois nous promener aux environs. Je ne
-connais point de vue plus magnifique que celle
-qui est au midi de la forêt ; il y a là une pelouse
-élevée d’où l’on découvre au loin un grand cercle
-de coteaux couverts de châteaux, de parcs et de
-villages ; la Seine, qui passe au pied de cette pelouse,
-traverse à perte de vue les plaines qui vous
-séparent de l’horizon, et paraît au milieu de
-leurs vertes campagnes comme un long serpent
-d’azur. On voit sur les replis multipliés de son
-canal, des barques qui remontent à Paris, traînées
-par de grands attelages de chevaux ; et
-d’autres qui en descendent, chargées de trains
-d’artillerie, ou de recrues de soldats qui font retentir
-les rivages du bruit de leurs trompettes et
-de leurs tambours. De superbes avenues d’ormes
-traversent ces vastes plaines, et vont en se divergeant
-à mesure qu’elles s’éloignent de la capitale.
-Quoiqu’on n’y aperçoive qu’une petite portion
-des nombreux rayons qui en partent, on y
-reconnaît la route d’Espagne, celle de l’Italie,
-celle de l’Angleterre, et celles qui mènent aux
-ports de mer d’où l’on s’embarque pour l’Amérique
-ou pour les Indes orientales ; une foule d’autres
-conduisent à de riches abbayes ou à des châteaux,
-et se confondent par leur majesté avec
-celles qui font communiquer les empires. On y
-aperçoit sans cesse de grands troupeaux de
-bœufs, et de longues files de chariots qui s’avancent
-lentement vers Paris, et lui apportent l’abondance
-des extrémités du royaume. Des carrosses
-à quatre et à six chevaux y roulent jour
-et nuit ; les cris des hommes, les hennissements
-des chevaux, les mugissements des bestiaux, le
-bruit des roues de toutes ces voitures, forment
-dans les airs des murmures semblables à ceux
-des flots sur les bords de la mer. Derrière la pelouse
-d’où vous apercevez cette multitude d’objets,
-sont les avenues royales qui mènent à Versailles
-à travers la forêt. Rien n’est plus imposant
-que leur pompe sauvage ; il n’y a point d’arcs de
-triomphe de marbre qui égalent la majesté de
-leurs berceaux de verdure. Dans le temps de la
-chasse, vous y voyez aborder des meutes de
-chiens accouplés deux à deux, des piqueurs, des
-gardes du roi, des officiers de la fauconnerie, de
-brillants équipages, et souvent le roi lui-même,
-suivi d’une partie de sa cour. En vous tenant à
-un des carrefours de la forêt, vous auriez le plaisir
-d’y voir passer et repasser dix fois le prince
-et son auguste cortége, sans sortir de votre place.
-Ce noble spectacle pourrait vous amuser.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>La présence du roi anime tous les lieux où il
-se montre : semblable au soleil, il répand autour
-de lui un esprit de vie ; mais trop d’éclat l’environne
-pour mes faibles yeux : j’aime les retraites
-paisibles et ignorées.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Eh bien ! je veux vous en faire connaître une
-encore plus solitaire que celle que nous habitons ;
-elle est au nord de la forêt. C’est un bassin de
-dunes sablonneuses qui a mille pas de large à
-peu près ; il est entouré de roches et de collines
-couvertes d’arbres qui s’élèvent les unes derrière
-les autres en amphithéâtre. On n’aperçoit aux
-environs d’autres ouvrages de la main des hommes,
-qu’une petite chapelle qui est sur la crête
-d’une des collines les plus élevées ; on croirait de
-loin qu’elle est bâtie sur le sommet des arbres.
-J’ai été plusieurs fois m’y promener. Le chemin
-en est difficile ; on y parvient par un sentier
-caillouteux qui va toujours en montant, et qui
-vous mène au pied d’un petit plateau de roche
-rouge, sur lequel elle est construite. Du pied de
-ce plateau sort une fontaine dont l’eau est très-claire,
-et qui est ombragée par un bouquet de
-hêtres et de châtaigniers. La première fois que
-j’y arrivai, je fus surpris de voir sur l’écorce de
-ces arbres des caractères qu’il me fut impossible
-de déchiffrer : la plupart étaient fort anciens, et
-ils portaient tous les dates des années où ils
-avaient été gravés. Je montai sur le plateau sur
-lequel est bâtie la chapelle, par un sentier pratiqué
-dans le roc, et tout couvert de mousse. Cette
-chapelle est fort ancienne ; elle est voûtée en
-dalles de pierre, et il y a sur le fronton, au-dessous
-de son petit clocher, une inscription en lettres
-gothiques, qu’on ne peut plus lire ; elle ne reçoit
-le jour que par une petite fenêtre en arc de
-cloître, et par la porte, qui est à barreaux. J’aperçus
-par ces barreaux, sur un autel, une statue de
-la Vierge, qui tenait l’enfant Jésus dans un de
-ses bras, et dans l’autre une grosse quenouillée
-de lin ; je vis aussi à travers les barreaux de la
-chapelle, sur le pavé, quantité de liards tout couverts
-de vert-de-gris ; je fis ma prière dévotement,
-et je m’en retournai, cherchant en moi-même
-ce que pouvaient signifier les caractères
-écrits sur l’écorce des arbres autour de la fontaine,
-et la quenouillée de lin qui était entre les
-bras de la bonne Vierge. Jamais antiquaire n’a
-été plus curieux d’interpréter la légende d’une
-médaille étrusque, ou quelque symbole inconnu
-d’une statue de Diane.</p>
-
-<p>Enfin, y étant retourné une autre fois dès l’aurore,
-de jeunes filles qui lavaient du linge à la
-fontaine satisfirent ma curiosité. La plus âgée
-d’entre elles, qui n’avait pas vingt ans, me dit :</p>
-
-<p>« Monsieur, cette chapelle est dédiée à Notre-Dame-des-Bois ;
-elle est desservie par nous autres
-filles des hameaux voisins. Celle d’entre nous
-qui doit se marier est tenue de filer la quenouillée
-de lin qui est au côté de la bonne Vierge, et d’y
-en remettre une autre de semblable poids, pour
-la fille qui doit se marier après elle. Avec les fils
-de ces quenouillées, on fait une toile, et de l’argent
-de cette toile, ainsi que de celui que les passants
-jettent par dévotion sur le pavé de la chapelle,
-nous aidons les pauvres veuves et les orphelins
-de nos hameaux. On dit ici une messe
-tous les ans à la Nativité ; et les veilles, ainsi que
-les jours de fête de la Vierge, les filles s’y assemblent
-l’après-midi, sonnent la cloche, parent la
-bonne Vierge de robes blanches et de bouquets
-de fleurs, et chantent des hymnes en son honneur.
-Les filles et les garçons qui sont promis l’un à
-l’autre, écrivent leurs noms ensemble sur l’écorce
-des hêtres autour de la fontaine de Notre-Dame,
-afin d’être heureux en mariage ; et ceux
-et celles qui ne savent point écrire, y mettent
-seulement leurs marques. »</p>
-
-<p>Voilà ce que me raconta une des jeunes filles
-qui lavaient du linge à la fontaine de Notre-Dame-des-Bois.
-Je conjecturai, par le nombre et
-l’ancienneté de ces marques, que peu de paysans
-autrefois savaient écrire. Certainement il y a
-beaucoup de types et de symboles révérés sur
-les monuments des Romains et dans nos histoires
-qui n’ont pas des origines si respectables.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Ah ! il faut que nous allions un jour nous promener
-à Notre-Dame-des-Bois avec nos enfants ;
-nous y porterons à manger ; nous y dînerons sur
-l’herbe, auprès de la fontaine.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Ma chère amie, le chemin est rude pour y arriver ;
-mais la solitude dont je voulais d’abord
-vous parler n’est qu’à moitié chemin. C’est,
-comme je vous l’ai dit, une espèce de lande, moitié
-terre, moitié sable, entourée de roches et de
-collines couvertes d’arbres, au-dessus desquelles
-on aperçoit la petite chapelle de Notre-Dame-des-Bois.
-On y voit çà et là les ouvertures de quelques
-petits vallons, tapissées de pelouses du plus
-beau vert. Jamais la bêche n’a remué le terrain
-de ce lieu solitaire. Des pyramides pourprées de
-digitales, des touffes jaunes de mélilot parfumé,
-des girandoles de verbascum, des tapis violets
-de serpolet, des réseaux tremblants d’anémona-némorosa
-et de fraisiers, et une foule de plantes
-champêtres s’entre-mêlent aux lisières vertes de
-la forêt, aux flancs des roches, et se répandent en
-longs rayons jusque dans l’intérieur du bassin ; il
-n’y a que l’embouchure des vallons et les croupes
-des collines qui soient couvertes d’une herbe
-fine. Vers une des extrémités du bassin, est une
-grande flaque d’eau bordée de joncs et de roseaux.
-La commodité de cette eau et la tranquillité
-du lieu y attirent, dans toutes les saisons,
-des oiseaux étrangers et des animaux sauvages
-qui viennent y vivre en liberté. L’écureuil roux
-à la queue panachée s’y joue sur le feuillage toujours
-vert des sapins ; le lapin couleur de sable y
-trotte parmi le thym et le serpolet ; mais au moindre
-bruit, il se blottit à l’entrée de son trou : le
-râle aux longues jambes y court sous l’ombre des
-genêts jaunes, et on l’apercevrait à peine, s’il ne
-faisait entendre de temps en temps son cri, semblable
-au coassement d’une grenouille ; le coq de
-bruyère, avec ses plumes d’un noir de velours,
-son chaperon écarlate et son cou d’un vert lustré,
-se confond avec le pourpre des bruyères lointaines ;
-mais il se promène souvent sur la mousse,
-à l’ombre des pins, dont il mange les pommes.
-Quelquefois, il étend en rond sa belle queue, il
-abaisse ses ailes, il allonge son cou ; il va et vient
-sans cesse sur le tronc d’un pin, et il donne à sa
-voix une forte explosion, suivie d’un bruit semblable
-à celui d’une faux qu’on aiguise : vous
-diriez d’un faneur qui se prépare à faucher toutes
-les herbes du canton. Il n’y a point dans ce
-lieu de plante qui ne donne des asiles et des
-fruits hospitaliers à quelque espèce d’animal. Les
-grives voyageuses y reconnaissent en automne
-le genévrier du Nord : elles viennent par troupes
-se percher sur ses branches pour en récolter les
-graines. Le vanneau solitaire plane au-dessus de
-la flaque d’eau, en jetant des cris aigus, et la
-grue descend du haut des airs pour se reposer au
-milieu de ses roseaux. Les échos des roches répètent
-les cris de tous ces oiseaux, et les font retentir
-dans les vallons circonvoisins. Aux jeux et
-à la tranquillité de ces animaux, vous diriez qu’ils
-vivent sous la protection de Notre-Dame-des-Bois.
-Il est bien rare qu’on voie là des hommes,
-si ce ne sont quelques bergers des hameaux voisins,
-qui, vers la fin de l’été, y amènent paître
-leurs troupeaux. Souvent un cerf des Ardennes,
-venu de forêt en forêt des frontières de l’Allemagne,
-vient, après de longs détours, y chercher
-une retraite inconnue aux meutes altérées de son
-sang ; il renaît à la vie dans ces lieux ignorés des
-chasseurs ; il fuit le bruit des cors et il s’arrête au
-son des chalumeaux. Il regarde les bergers sur
-les collines voisines ; il s’approche d’eux, il soupire ;
-il oublie que ce sont des hommes, parce
-qu’ils ne font plus entendre les mêmes voix.</p>
-
-<p>C’est dans ces lieux que je vous montrerai les
-objets qui m’occupaient loin de vous ; je vous
-dirai : Ces joncs agités le long des eaux me rappelaient
-les côtes de la Finlande toujours battues
-des vents ; ces genévriers et ces sapins, les forêts
-de votre patrie ; ces primevères et ces violettes,
-les fleurs dont vous aimiez à vous parer, et jusqu’au
-son de la petite cloche de Notre-Dame-des-Bois,
-en me rappelant dans cette solitude le nom
-de Marie, me rappelaient votre nom et votre souvenir.
-Je vous redemandais aux forêts, aux prairies,
-aux oiseaux voyageurs, aux vents et à l’aurore
-naissante ; mais c’était vous, ô mon Dieu ! à
-qui je devais redemander mon bonheur : vous
-seul êtes, sur la terre, l’asile de l’homme malheureux.
-Délicieuses campagnes, et vous plus touchantes
-encore, forêts inhabitées, roches moussues,
-douces fontaines, solitudes profondes, où
-l’on vit loin des hommes trompeurs et méchants,
-où le temps nous entraîne d’une course innocente,
-sans malfaisance, sans crainte et sans remords,
-ah ! qu’il est doux de vivre dans vos retraites
-ignorées, et d’entendre vos divins langages !
-Vous nous annoncez par mille voix le Dieu qui
-vous donna l’être : vos lointains nous parlent de
-son immensité ; le cours de vos eaux, de son éternité ;
-vos hautes montagnes, de son pouvoir ; vos
-moissons, vos vergers, vos fleurs, de sa bonté ;
-vos sauvages habitants, de sa Providence ; et il
-ne vous a placé dans les cieux, soleil qui éclairez
-ces ravissants objets, que pour y élever nos yeux
-et nos espérances !</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LA MÈRE</span>, <i>d’un ton attendri</i>.</p>
-
-<p>Toutes les fois que vous me parlez de la nature,
-vous me jetez dans le ravissement.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">MONDOR</span>, <i>toujours caché</i>.</p>
-
-<p>Mon Système de la Nature ne dit pas un mot de
-tout cela. Certainement une Providence gouverne
-la nature. (<i>Il regarde son livre et le jette loin de
-lui.</i>) Va, je ne te veux plus voir, tu éteins à la
-fois l’intelligence et le sentiment.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Tout ce que je vous ai fait apercevoir, n’est
-que le coup d’œil d’un homme sujet à l’erreur.
-Nous ne voyons que la moindre partie des ouvrages
-de Dieu ; et si toutes les observations des
-hommes étaient rassemblées sur cette partie,
-nous n’en aurions encore qu’un faible aperçu,
-lors même que chacun d’eux observerait avec
-autant de sagacité que Galien, Newton, Leweenhoek,
-Linnæus. Mais quelque imparfaites que
-fussent encore nos lumières, l’esprit le plus fort
-ne pourrait en soutenir l’ensemble ; il en serait
-ébloui, comme l’œil par l’éclat du soleil dans un
-jour serein.</p>
-
-<p>Dieu nous a environnés des nuages de l’ignorance
-pour notre bonheur ; il nous a mis à une
-distance infinie de sa gloire, afin que nous n’en
-fussions pas anéantis. La simple vue de ses ouvrages
-suffit pour le faire connaître, quand même
-nous n’en aurions ni la jouissance ni l’intelligence.
-Il ne prend d’autres titres que celui de son
-existence propre. Tout passe, et il est seul <i>celui
-qui est</i>. Quand il a daigné se communiquer aux
-hommes, il ne s’est point annoncé sous les noms
-que les Platons et les sages de tous les temps lui
-ont donnés à l’envi, de grand géomètre, de souverain
-architecte, de Dieu du jour, d’âme universelle
-du monde. Il est cela, et il est des millions
-de fois plus que tout cela. Il a des qualités pour
-lesquelles nos esprits n’ont point de pensée, ni
-nos langues d’expression. S’il laisse échapper de
-temps en temps quelque étincelle de sa lumière
-au milieu de notre nuit profonde, alors les arts
-éclosent sur la terre, les sciences fleurissent, les
-découvertes paraissent de toutes parts ; les peuples
-sont dans l’admiration. Cependant les hommes
-de génie qui les éclairent et qui les étonnent,
-n’ont allumé leur flambeau qu’à un petit rayon
-de son intelligence : laissons-leur poursuivre cette
-gloire. Dieu a mis à la portée de tous les hommes
-des biens plus utiles et plus sublimes que les talents :
-ce sont les vertus : tâchons d’en faire notre
-lot. Hommes aveugles et passagers, nous
-n’avons point été introduits dans cette grande
-scène de la nature pour assister aux conseils de
-son auteur, mais pour nous entr’aider et nous secourir.
-Nous sommes sur la terre pour la cultiver
-et non pour la connaître… Quels agréments puis-je
-ajouter pour vous à ceux de cette solitude ?</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Il ne m’y reste rien à souhaiter, sinon que la
-bonté du ciel ne m’y laisse pas vivre après vous.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Vous savez que près de votre bosquet de sapins,
-il y a un espace vide entouré de grands
-arbres qui en forment comme un salon de verdure.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Oui, mais cet espace est si rempli de broussailles,
-d’épines noires et de troncs d’arbres pourris,
-qu’on ne peut en approcher.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>N’avez-vous pas remarqué, au milieu de ce
-chaos, un jeune chêne qui atteint à la hauteur
-des grands arbres qui l’environnent, et qui partage
-déjà sa tête en plusieurs rameaux ?</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Oui, il est plein de vigueur, et il est entouré
-d’un chèvrefeuille chargé de fleurs, qui s’élève
-jusqu’à sa cime.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>J’écarterai les mauvaises plantes tout autour
-de ce jeune arbre, et je placerai au milieu de son
-chèvrefeuille les bustes du roi et de la reine. Nous
-l’appellerons le chêne de la patrie : il servira de
-monument à nos descendants. Le jour de la fête
-du roi, nous rassemblerons sous son ombre les
-pauvres enfants du hameau voisin, et ceux des
-étrangers qui viennent glaner ici dans le temps
-de la moisson. Nous leur donnerons un repas
-champêtre, et nous les ferons danser toute la
-soirée autour de ce jeune arbre, en chantant des
-chansons à la louange du roi.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Et moi, à cause de la reine, qui fait le bonheur
-de notre prince, je suspendrai au chèvrefeuille
-l’étoffe de laine blanche que j’ai filée cet hiver ;
-et à la fin de la fête, j’en ferai présent à celle des
-filles que vous aurez trouvée la plus aimable.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">MONDOR</span>, <i>toujours caché, pendant que la mère parle,
-rêve un peu</i>.</p>
-
-<p>Ils font des projets de bienfaisance dans le
-sein de la pauvreté ! O charmes de la vertu, vous
-subjuguez mon cœur !</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Si nous faisions de cette étoffe une loterie pour
-les filles seulement, et si nous y joignions de petits
-paniers de fruits, des bouquets, des pots
-pleins de laitage, chaque convive pourrait avoir
-son lot et s’en retournerait content.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>A merveille ! Votre don n’humiliera point celle
-qui le recevra, et ses enfants attacheront à vos
-aumônes le prix qu’on attache aux présents.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Ce jour-là, je ferai porter à Henri et à Antoinette
-des chapeaux de bluets, de coquelicots et
-d’épis de blé ; ils seront le roi et la reine du bal.
-Il faut accoutumer nos enfants à vivre avec les
-malheureux, afin qu’ils apprennent de bonne
-heure que ce sont des hommes.</p>
-
-<p>(Antoinette apporte sur sa tête un large panier
-couvert d’un linge blanc.)</p>
-
-<p class="c small">ANTOINETTE.</p>
-
-<p>Papa et maman, voici le déjeuner.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Place-le sur l’herbe, mon enfant.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">ANTOINETTE</span> <i>arrange le déjeuner sur l’herbe</i>.</p>
-
-<p>Voilà un fromage à la crème tout frais, et des
-gâteaux sortant du four ; voilà du beurre nouveau,
-et de belles pommes de l’année passée ;
-voici des fraises précoces que j’ai trouvées mûres,
-le long de la maison, du côté où le soleil donne
-à midi : les gâteaux sont un peu brûlés. Voici,
-maman, pour votre dîner, un petit panier de
-champignons que j’ai cueillis au pied d’un rocher,
-au milieu d’un lit de mousse : ils sont bons à
-manger, car ils sont couleur de rose, et ils ont
-une fort bonne odeur. Voici encore des écrevisses
-toutes vives, que j’ai pêchées sur le bord du ruisseau :
-j’ai eu beaucoup de peine à les prendre ;
-il m’a fallu des pincettes ; il y en a une qui
-m’a bien mordue : j’en ai encore le doigt tout
-rouge.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Elles sont bien grosses. On n’en sert pas de
-plus belles à la table des princes.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LA MÈRE</span>, <i>à Antoinette</i>.</p>
-
-<p>Tu veux me faire faire bonne chère aujourd’hui,
-et je n’ai point d’appétit.</p>
-
-<p class="c small">ANTOINETTE.</p>
-
-<p>Cela étant, maman, comme mon papa ne s’en
-soucie pas, je les remettrai dans le ruisseau.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Non, mon enfant, mets-les plutôt dans une petite
-corbeille avec du cresson de fontaine : tu les
-donneras à cette pauvre femme malade, à qui on
-a ordonné des bouillons pour purifier le sang.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LE PÈRE</span>, <i>à Antoinette</i>.</p>
-
-<p>Assieds-toi là, ma fille, et mangeons.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LA MÈRE</span>, <i>à Antoinette</i>.</p>
-
-<p>Ne m’ôte point la vue de la campagne. Tu es
-tout interdite aujourd’hui de ne point voir ton
-frère.</p>
-
-<p class="c small">ANTOINETTE.</p>
-
-<p>Oh ! maman, il ne lui arrivera pas de mal ; notre
-chien est avec lui.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LE PÈRE</span>, <i>à sa femme et à sa fille</i>.</p>
-
-<p>Mangez donc. Ne savons-nous pas qu’une Providence
-gouverne toutes choses ? Ferons-nous
-comme ces vains savants qui ne parlent de la
-Providence que pour en discourir ? Chère épouse,
-je blâme mon fils de s’éloigner d’ici sans votre
-consentement et le mien, mais j’aime qu’il s’abandonne
-de bonne heure à cette puissance surnaturelle.
-C’est le sentiment de sa protection qui est
-dans l’homme l’unique source du courage et de
-la vertu. J’ai éprouvé dans ma vie des inquiétudes
-bien cruelles et bien vaines pour n’avoir pas conservé
-cette confiance pure et indépendante des
-hommes ; car enfin, au milieu de mes malheurs
-multipliés, j’ai toujours vécu libre, et jamais rien
-de ce qui m’était nécessaire ne m’a manqué. J’ai
-vu mes services sans récompenses, et mes actions
-les plus louables calomniées. Malheureux au-dehors
-et au-dedans pour m’être fié aux hommes,
-je tombai malade de déplaisir : enfin, ne comptant
-plus sur les autres ni sur moi-même, je m’abandonnai
-tout entier à cette Providence qui
-m’avait sauvé d’une infinité de dangers. Dès que
-j’eus tourné mon cœur vers elle, elle vint à mon
-aide. J’étais sans fortune, et je ne connaissais
-plus de moyen honnête d’en acquérir, lorsqu’une
-personne qui m’était inconnue m’obtint du
-prince des secours dont j’ai subsisté longtemps
-dans la solitude. J’y jouissais avec délices des
-contemplations de la nature, et je comptais passer
-ainsi heureusement le reste de mes jours ; mais
-la retraite de mon respectable patron, ou peut-être
-des ennemis secrets, me firent perdre l’unique
-moyen que j’eusse de vivre. Je n’avais plus
-rien à espérer dans le monde, et je venais par
-surcroît d’éprouver les maux domestiques les
-plus cruels, lorsque la Providence mit dans le
-cœur de notre jeune monarque de faire lui-même
-des hommes heureux. Il vint à savoir, je ne sais
-comment, que je l’avais servi en plusieurs occasions
-périlleuses, sans que j’eusse recueilli d’autre
-fruit de mes services que des persécutions. Il
-fit tomber sur moi un de ses bienfaits ; il me
-donna ce bouquet de bois que nous habitons ; il
-combla mes vœux. Je n’avais demandé toute ma
-vie d’autre bien à la fortune.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Ah ! que le prince est digne de notre reconnaissance !
-puisse-t-il trouver la récompense de son
-bienfait dans l’amour de son épouse et de ses enfants !</p>
-
-<p class="c small">ANTOINETTE.</p>
-
-<p>Et aussi dans l’amitié de ses frères !</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Un bonheur ne vient pas seul. Il me fallait
-dans cette solitude une compagne douce, indulgente,
-sensible, pieuse, assez éclairée pour connaître
-le monde, et assez sage pour le mépriser.
-Il fallait qu’elle eût été bien malheureuse, et que
-son cœur brisé, cherchant un appui, se joignît au
-mien, comme une main dans le malheur se joint
-à une autre main. Je me rappelais souvent que
-lorsque je servais dans le Nord, la Providence me
-l’avait offerte en vous ; mais séduit alors par de
-vaines idées de gloire, attiré vers ma patrie par
-les besoins de mon cœur, je joignais aux autres
-regrets de ma vie celui d’avoir eu mon bonheur
-entre les mains et de l’avoir laissé échapper. Vos
-propres revers vous ramenèrent à moi, plus malheureuse
-et plus intéressante. J’ai trouvé en vous
-toutes les convenances que je pouvais désirer ;
-votre humeur douce et aimante a calmé ma mélancolie ;
-mes jours sont filés d’or et de soie depuis
-qu’ils sont mêlés aux vôtres : ne les troublons
-point par de vaines inquiétudes. Oui, j’aimerais
-mieux ne vivre qu’un jour dans la pauvreté
-en me fiant entièrement à la Providence,
-que de vivre un siècle dans l’opulence en me reposant
-sur mes propres lumières ; je passerais au
-moins dans la vie quelques instants purs et sans
-trouble.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">MONDOR</span>, <i>toujours caché</i>.</p>
-
-<p>Le roi les a logés là. Le roi fait du bien sans
-qu’on le sache. Voyez à quoi j’allais m’exposer !</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Oui, la Providence gouverne toutes choses. Souvent,
-par le malheur, elle nous conduit au bonheur :
-cher époux, vous en êtes pour moi une
-preuve toujours nouvelle. Mais excusez ma faiblesse :
-je suis femme, et je suis mère.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Votre fils ne doit-il pas mourir un jour ? Que
-serait-ce donc si on vous le rapportait aujourd’hui…</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>O Dieu ! éloignez de nous un pareil événement !
-mais j’aimerais encore mieux que l’on me rapportât
-mon fils mort que de le savoir libertin. Ne
-trouvez-vous pas étrange qu’il fasse la nuit de
-pareilles excursions, à son âge ? Que deviendront
-ses mœurs ? Vous le savez, les familles forment
-les hommes avec bien de la peine ; et les sociétés
-les corrompent dans un moment.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Mais nous ne savons pas s’il est en mauvaise
-compagnie.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LE PÈRE</span>, <i>à Antoinette</i>.</p>
-
-<p>Ton frère n’a-t-il pas coutume de s’écarter quelquefois
-de la maison ? Dis-nous-le, si tu le sais ; à
-moins que tu n’aies promis le secret à ton frère.</p>
-
-<p class="c small">ANTOINETTE.</p>
-
-<p>O mon papa ! mon frère n’a point de secrets
-pour moi, qu’il voulût cacher à vous ou à maman.
-Je ne l’ai vu s’éloigner d’ici tout seul que deux
-fois. La première, il me fit bien peur. Vous
-n’étiez pas à la maison. Il crut voir passer un
-loup le long de la forêt ; il courut prendre votre
-fusil, et poursuivit cet animal, mais de bien près :
-par bonheur ce n’était point un loup, c’était un
-grand chien de berger.</p>
-
-<p>Une autre fois, comme il déjeunait avec moi
-dans cet endroit même, il s’écarta bien loin dans
-la plaine pour voir ce qu’y faisait une pauvre
-femme qu’il avait vue passer devant nous, portant
-dans ses bras un enfant à la mamelle. Elle
-paraissait occupée à fouiller la terre avec ses
-mains ; il la trouva cherchant pour vivre de petits
-navets sauvages, qu’elle mangeait tout crus : il
-lui donna son déjeuner.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Ah ! la charmante action ! Pourquoi ne nous
-amena-t-il pas cette pauvre mère à la maison !…
-Mais… qui est-ce qui vient à nous ? c’est une demoiselle.
-Oh ! mon Dieu ! elle est à peine vêtue ;
-elle paraît bien fatiguée ; elle semble hésiter si
-elle s’approchera de nous. Appelons-la, mon ami ;
-n’est-ce pas ? (<i>Le père y consent d’un mouvement
-de la tête.</i>) Mademoiselle ! Mademoiselle !</p>
-
-<p>(En ce moment, on voit paraître une pauvre
-demoiselle vêtue d’une vieille robe de soie en
-lambeaux, et en mantelet noir tout déchiré. Elle
-tient d’une main une petite canne, et de l’autre
-un chapelet. Elle s’approche de la barrière en faisant
-beaucoup de révérences.)</p>
-
-<p class="c small">LA DEMOISELLE.</p>
-
-<p>Je vous salue, Monsieur et Madame, et vous
-aussi, ma noble demoiselle. Dites-moi, je vous
-prie, s’il y a quelque auberge près d’ici ; je me
-sens le cœur faible ; je voudrais trouver un peu
-de pain bis et de lait, pour de l’argent.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Mademoiselle, je ne sais point s’il y a des auberges
-aux environs. J’ai ouï dire qu’il y en avait
-près de ce grand château que vous voyez là-bas ;
-mais faites-nous le plaisir de vous rafraîchir avec
-nous ; asseyez-vous là… là, s’il vous plaît, auprès
-de mon mari.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LA DEMOISELLE</span> <i>s’assied en faisant beaucoup de
-cérémonies</i>.</p>
-
-<p>Madame, vous êtes bien bonne ; je me reposerai
-donc un petit moment ici, avec votre permission ;
-car je suis bien fatiguée. Je m’en vais en
-pèlerinage à la bonne sainte Anne d’Auray, qui
-est bien renommée partout. Je suis partie avant-hier
-au matin de Paris ; j’ai toujours marché depuis
-ce temps-là ; je ne sais pas combien j’ai fait
-de lieues.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Mademoiselle, vous avez fait cinq lieues. Et
-dans quelle province, s’il vous plaît, est la bonne
-sainte Anne d’Auray ?</p>
-
-<p class="c small">LA DEMOISELLE.</p>
-
-<p>Elle est, Monsieur, dans mon pays, en Bretagne.
-Oh ! mon Dieu ! je n’ai fait que cinq lieues
-en deux jours, et je ne peux plus marcher.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LE PÈRE</span>, <i>à Antoinette</i>.</p>
-
-<p>Ma fille, apportez-nous une bouteille de vin
-vieux.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Mangez, je vous prie, Mademoiselle ; prenez
-des forces ; quelques verres de vin vous rétabliront.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Le vin est le bâton du voyageur.</p>
-
-<p class="c small">LA DEMOISELLE.</p>
-
-<p>Ah ! Monsieur, j’en ai été privée si longtemps,
-que ma tête ni mon estomac ne peuvent plus le
-supporter.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Pour que le vin fasse du bien, il ne faut pas en
-user tous les jours ; il faut le prendre non comme
-un aliment, mais comme un cordial.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LA MÈRE</span>, <i>à son mari, à part</i>.</p>
-
-<p>J’aurais bien le temps, d’ici à la Saint-Louis, de
-faire une autre pièce d’étoffe : n’est-ce pas, mon
-ami ?</p>
-
-<p>(Le père applaudit d’un mouvement de tête et
-d’un sourire. La mère parle à l’oreille d’Antoinette,
-qui se lève avec empressement, et court à
-la maison. Pendant l’absence d’Antoinette, le
-père et la mère servent à manger à cette demoiselle
-étrangère, qui, à chaque politesse qu’elle
-reçoit d’eux, fait beaucoup de remercîments muets
-de la tête et des mains.)</p>
-
-<p class="c"><span class="small">MONDOR</span>, <i>toujours caché</i>.</p>
-
-<p>Quelle étrange créature est celle-là ! elle porte
-sur elle tout l’attirail de la misère : ces bonnes
-gens l’accueillent, sans la connaître, avec toute
-sorte d’humanité.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LE PÈRE</span>, <i>à la demoiselle</i>.</p>
-
-<p>Mais pourquoi, Mademoiselle, vous exposez-vous,
-avec une santé si faible, à aller si loin ?</p>
-
-<p class="c small">LA DEMOISELLE.</p>
-
-<p>Ah ! Monsieur, si vous saviez combien de gens
-ont été tirés de peine par cette bonne patronne de
-mon pays, par la bonne sainte Anne d’Auray !</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>A Dieu ne plaise que j’ébranle le roseau sur
-lequel le faible s’appuie ! Votre bonne patronne
-est sans doute toute-puissante ; mais vous allez
-la chercher bien loin, et la Providence est partout.</p>
-
-<p>(Antoinette apporte une corbeille, qu’elle met
-aux pieds de sa mère. Celle-ci en tire une pièce
-d’étoffe de laine blanche, qu’elle présente à l’étrangère,
-en lui disant :)</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Mademoiselle, les personnes délicates comme
-vous, qui n’ont pas coutume de voyager à pied,
-oublient souvent des précautions nécessaires
-dans le voyage. Les jours sont chauds, mais les
-matinées et les soirées sont encore fraîches ; voici
-une étoffe à la fois légère et chaude, qui pourra
-vous être utile sous votre robe. Je vous prie de
-l’accepter ; je l’ai filée et tissée moi-même ; c’est
-une bagatelle qui ne me coûte rien ; c’est mon
-ouvrage.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">ANTOINETTE</span>, <i>à sa mère</i>.</p>
-
-<p>Maman, permettez que je présente aussi à Mademoiselle
-ce chapeau de paille que j’ai fait en
-me jouant.</p>
-
-<p>(La mère ayant témoigné son consentement
-d’un signe de tête et en souriant, Antoinette
-présente ce chapeau à l’étrangère, en lui disant :)</p>
-
-<p>— Mademoiselle, faites-moi, je vous prie, l’amitié
-d’accepter ce chapeau ; il vous mettra à
-l’abri du soleil et même de la pluie.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LA DEMOISELLE</span>, <i>pleurant</i>.</p>
-
-<p>Bonnes gens de Dieu !… Les étrangers me secourent,
-et mes parents m’abandonnent ! Monsieur
-et Madame… et vous, ma noble demoiselle…
-je voudrais être assez forte pour vous servir
-comme servante, toute ma vie ; mais les maladies,
-les chagrins m’ont trop affaiblie. Telle que
-vous me voyez, Madame, je suis une fille de condition
-d’une ancienne famille de Bretagne ; je
-suis… (<i>pleurant et sanglotant</i>) une pauvre créature
-bien misérable !</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LA MÈRE</span>, <i>à la demoiselle</i>.</p>
-
-<p>Calmez-vous, Mademoiselle, calmez-vous ;
-nous ne faisons pour vous que ce que vous feriez
-pour nous en pareil cas. Nous ne pouvons rien ;
-mais si vous vous étiez arrêtée à ce château là-bas,
-vous auriez été mieux reçue : c’est la demeure
-d’un homme riche ; c’est le château de
-M. Mondor.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LA DEMOISELLE</span>, <i>effrayée, veut se lever</i>.</p>
-
-<p>C’est le château de M. Mondor ! oh ! je m’en
-vais tout-à-l’heure, Madame, je m’en vais. Si le
-seigneur de ce château savait que je suis ici, il
-me ferait enfermer pour le reste de ma vie.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Rassurez-vous, Mademoiselle, vous n’avez rien
-à craindre ici.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">MONDOR</span>, <i>toujours caché</i>.</p>
-
-<p>Que veut dire cette créature-là ? elle parle de
-moi, et je ne l’ai jamais vue : elle a perdu l’esprit.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LA MÈRE</span>, <i>à la demoiselle qui pleure</i>.</p>
-
-<p>Apaisez-vous, ma chère demoiselle, la Providence
-vous tirera d’embarras. Vous pouvez reposer
-ici en sûreté pendant plusieurs jours ; personne
-ne vous y inquiétera : vous êtes ici sur le
-terrain du roi.</p>
-
-<p class="c small">LA DEMOISELLE.</p>
-
-<p>Sur le terrain du roi ? oh ! je m’en irai tout-à-l’heure,
-ma respectable dame, car on me ferait
-arrêter au nom du roi ; vous en jugerez vous-même.
-Quelque misérable que je paraisse, je
-suis la cousine du seigneur de ce château, mais
-cousine germaine, fille du frère de son père :
-nous avons été élevés ensemble. Lorsque mon
-cousin fut devenu un peu grand, on trouva l’occasion
-de l’envoyer à Paris, où, je ne sais comment,
-il est parvenu à faire une fortune immense.
-Mon père, qui était son oncle, en conçut pour moi
-de grandes espérances, d’abord à cause de notre
-parenté, et ensuite à cause de l’amitié qui nous
-avait unis dans le premier âge. Il me mit donc
-au couvent à Rennes, et il m’y donna des maîtres
-de toute espèce, dans la persuasion qu’il rejaillirait
-un jour sur moi quelque chose de la fortune
-de mon cousin, et qu’il fallait m’en rendre digne
-par mon éducation. Cette éducation consomma
-une grande partie de mon petit patrimoine ; et ce
-qu’il y a de plus fâcheux, c’est que quand je sortis
-du couvent, ce qui n’arriva qu’à la mort de
-mon père, je savais un peu de tout, et je n’étais
-propre à rien. Je n’étais pas jolie, comme vous
-voyez ; cependant il se présenta un gentilhomme
-qui s’offrit de m’épouser pourvu que mon cousin
-de Paris voulût lui faire avoir un bon emploi.
-J’écrivis plusieurs fois à ce sujet à mon cousin.
-Mais mon parent, qui avait oublié depuis longtemps
-sa famille, refusa de s’employer pour mon
-prétendu ; et celui-ci, à son tour, m’abandonna
-lorsqu’il me vit sans crédit et sans dot.</p>
-
-<p>Dans le chagrin de son cruel abandon, je perdis
-quelque temps la raison. Je quittai mon pays ;
-ensuite, après avoir erré longtemps de parents
-en parents, repoussée par chacun d’eux tour à
-tour, je rassemblai les petits débris de ma fortune
-pour venir solliciter à Paris la pitié de mon
-cousin.</p>
-
-<p>La raison m’était tout-à-fait revenue ; néanmoins,
-quand je me présentai à son hôtel, il refusa
-de me voir ; il me fit dire par son portier de
-n’y jamais reparaître. Mes moyens furent bientôt
-épuisés. Ne sachant aucun métier, je ne trouvai
-d’autre ressource, pour vivre, que de chercher à
-être femme de chambre. Que de larmes je me serais
-épargnées, si j’avais su faire seulement un
-chapeau de paille ! mais j’étais encore loin de
-mon compte. Il me fallait des recommandations
-pour être femme de chambre. Je crus que le nom
-de mon cousin, auquel on avait sacrifié mon patrimoine,
-pourrait au moins me donner du pain
-dans la servitude : je m’annonçai donc auprès
-de plusieurs femmes de qualité comme la cousine
-germaine de M. Mondor. Mais dès que sa femme,
-qui est très-fière, sut que je me disais de ses parentes
-pour être femme de chambre, elle devint
-furieuse ; elle me fit dire que si je m’annonçais
-encore à ce titre, elle me ferait enfermer comme
-fille. Je passais ma vie dans les larmes, dans un
-cabinet obscur d’un hôtel garni où j’ai vécu trois
-hivers sans feu, vendant pour subsister, pièce à
-pièce, mes robes et mon linge. Enfin, n’ayant plus
-rien en ma disposition, sans aide, sans crédit, et
-ne sachant où donner de la tête, avant de retourner
-dans mon pays, j’ai résolu de faire un pèlerinage
-à la bonne sainte Anne d’Auray, si je ne
-meurs pas en chemin.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Ayez bonne espérance, pauvre infortunée ! essuyez
-vos larmes. La Providence, à laquelle vous
-vous fiez, ne vous abandonnera pas.</p>
-
-<p class="c small">LA DEMOISELLE.</p>
-
-<p>Avant de quitter pour toujours ce pays, sachant
-que M. Mondor était à son château, j’ai voulu
-faire une dernière tentative auprès de lui ; d’ailleurs
-son château était presque sur ma route.
-J’y suis donc arrivée hier au soir. J’ai vu un
-grand nombre d’équipages et beaucoup de mouvement
-dans les cours, comme en un jour de
-fête, ou, pour mieux dire, comme tous les jours ;
-car mon cousin est fort riche et fort honorable.
-Je me suis présentée toute tremblante à la grille ;
-je craignais encore que les chiens de la basse-cour
-ne me déchirassent, car ils aboyaient beaucoup
-après moi. Enfin, un laquais est venu et m’a
-empêchée d’aller plus loin, en me demandant rudement
-ce que je voulais. Je lui ai répondu avec
-beaucoup de douceur que je voulais parler à
-monsieur Mondor, et je lui ai dit que j’étais sa
-cousine. Il est allé avertir Madame, et bientôt
-après il est venu me dire de sa part :</p>
-
-<p>« Retirez-vous, aventurière qui prenez un nom
-qui ne vous appartient pas ! Sortez avant la nuit
-de dessus les terres de Monseigneur, sous peine
-d’être enfermée. »</p>
-
-<p>Je me suis retirée, saisie d’effroi, à l’extrémité
-du village, chez un pauvre paysan où j’ai passé la
-nuit à pleurer, couchée sur la paille ; et dès la
-petite pointe du jour, je me suis mise en route
-pour perdre de vue ce terrible château. Comment !
-j’ai marché si longtemps, et c’est encore là lui !
-je m’en croyais bien loin. Oh ! je m’en vais, Madame,
-ils me feraient enfermer.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Reposez-vous et mangez tranquillement. Prenez
-ce panier de gâteaux et de fruits ; ils vous feront
-plaisir sur la route. Je suis fâchée que vous
-ne buviez pas de vin. Pauvre demoiselle ! fiez-vous
-à Dieu de tout votre cœur.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Quand les maux sont à leur comble, ils touchent
-à leur fin. Les Persans disent en proverbe
-que le plus étroit défilé est à l’entrée de la plaine.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">ANTOINETTE</span>, <i>attendrie</i>.</p>
-
-<p>Maman, j’ai un grand mouchoir de cou qui ne
-m’est pas utile : si j’osais, je prendrais la liberté
-de l’offrir à Mademoiselle.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LA DEMOISELLE</span>, <i>en soupirant</i>.</p>
-
-<p>Oh ! non, Mademoiselle, je ne souffrirai pas que
-vous vous dépouilliez de vos hardes pour m’en
-revêtir. Ah ! puisque des gens de bien entrent
-avec tant de bonté dans mes peines, il faut que
-Dieu m’ait prise en pitié. Oui, anges du ciel,
-vous me donnez plus de consolation aujourd’hui
-que je n’en ai éprouvé depuis dix ans.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">ANTOINETTE</span> <i>se lève en sursaut</i>.</p>
-
-<p>Ah ! maman, voilà Favori, et voilà mon frère
-qui le suit.</p>
-
-<p>(Elle veut sortir pour aller au-devant de son
-frère, puis elle revient sur ses pas et se rassied
-auprès de sa mère.)</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LA MÈRE</span>, <i>d’un air joyeux</i>.</p>
-
-<p>Ah ! Dieu soit loué !… Allons, allons, chère demoiselle,
-tout ira bien.</p>
-
-<p>(Une émotion douce s’empare du père, de la
-mère et de la sœur, et leur fait garder le silence.)</p>
-
-<p class="c"><span class="small">MONDOR</span>, <i>toujours caché</i>.</p>
-
-<p>Elle a raison ; c’est ma misérable cousine. Elle
-m’a écrit lettres sur lettres ; ma femme m’a toujours
-empêché de lui faire du bien. Voilà cependant
-une chose bien étrange ! ces bonnes gens
-que je voulais dépouiller font l’aumône à ma parente ;
-mais ce n’est pas une aumône, ils y mettent
-plus de délicatesse et de bienséance que je
-n’en ai mis souvent à faire des cadeaux. Pauvre
-créature ! ah ! je vais lui faire tenir des secours
-en secret ; je la tirerai de sa situation sans que
-ma femme en sache rien… Mais l’enfant de la
-maison approche, il vient de mon côté ; s’il m’apercevait
-ici, il me prendrait pour un homme qui
-écoute aux portes ; je suis bien embarrassé…
-J’avais envie de faire connaissance avec ces honnêtes
-gens-là, mais ils auront maintenant mauvaise
-opinion de moi, depuis que ma cousine s’est
-plainte de ma dureté… Après tout, je peux garder
-l’incognito avec eux : ils ne m’ont jamais vu ;
-et ma cousine, depuis l’enfance, aura sûrement
-oublié mes traits, comme j’ai oublié les siens.
-Allons, allons, du courage : allons. (<i>Il s’avance
-vers le père de famille.</i>)</p>
-
-<p>Je vous salue, heureux voisins : je demeure
-ici aux environs. En faisant ce matin une promenade
-sur mes terres, la beauté de votre situation
-m’a attiré de votre côté. Ce château là-bas
-semble bâti exprès pour vous donner de la vue.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Asseyez-vous, je vous prie, respectable étranger,
-et prenez part avec nous à ce repas frugal.
-(<i>Mondor s’assied sur l’herbe auprès de sa cousine.</i>)
-Ce château s’aperçoit en effet de fort loin. Il
-s’annonce avec beaucoup de majesté. Si celui
-qui en est le maître fait du bien, les malheureux
-doivent en bénir les combles, de tous les villages
-de l’horizon ; mais ce n’est pas sa vue qui
-nous attire ici. Nous avons, je vous assure, de
-plus douces perspectives, sans sortir de cette
-petite habitation. (<i>Il regarde son épouse et sa
-fille.</i>)</p>
-
-<p class="c small">MONDOR.</p>
-
-<p>Oh ! je vous crois. La fortune ne donne pas toujours
-ce qu’elle semble promettre, même aux
-yeux ; et je ne sais qui est le mieux partagé de
-ce côté-là, du seigneur d’un château qui a une
-cabane pour point de vue, ou de l’habitant d’une
-cabane qui a un château en perspective. La différence
-qui est dans leur paysage pourrait bien
-être encore dans leur condition.</p>
-
-<p>(Henri arrive tout essoufflé. Il porte sur sa tête
-une grosse pierre couverte de mousse ; il la pose
-à terre aux pieds de sa mère, et se mettant à genoux
-aux pieds de son père, il lui dit :)</p>
-
-<p>Mon père, donnez-moi aujourd’hui votre bénédiction.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LE PÈRE</span>, <i>d’un ton sérieux</i>.</p>
-
-<p>Monsieur, je l’ai donnée ce matin.</p>
-
-<p>(Henri veut prendre la main de son père pour
-la baiser, celui-ci la retire ; Henri s’écrie en pleurant :)</p>
-
-<p>Mon père, vous me retirez votre main ! vous
-ne me l’avez jamais refusée.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">ANTOINETTE</span>, <i>les larmes aux yeux et d’un ton
-suppliant</i> :</p>
-
-<p>Mon père ! mon père ! ah ! mon papa !</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LA MÈRE</span>, <i>à Antoinette</i>.</p>
-
-<p>Tu te trouves mal !…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">ANTOINETTE</span>, <i>d’une voix oppressée</i>.</p>
-
-<p>Ah ! mon papa !</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LE PÈRE</span>, <i>à Henri</i>.</p>
-
-<p>Je ne vous pardonne pas l’inquiétude que vous
-avez donnée ce matin à votre mère. Vous voyez
-l’état où vous mettez votre sœur.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">HENRI</span>, <i>fondant en larmes</i>.</p>
-
-<p>Que je suis malheureux ! Mon père, écoutez-moi,
-je vous prie. Maman se plaignait, il y a quelques
-jours, qu’étant assise à l’ombre de ce saule,
-ses pieds reposaient dans l’herbe tout humide de
-rosée. Je me rappelai qu’en me promenant avec
-vous à la carrière de pierres meulières qui est
-à une lieue d’ici, j’avais vu des pierres couvertes
-de mousse. J’ai pensé que j’en pouvais trouver,
-dans le nombre, une qui serait propre à faire un
-marchepied pour reposer les pieds de maman ;
-j’ai rêvé pendant plusieurs nuits au moyen de
-l’aller chercher sans qu’on s’aperçût de mon absence,
-car je craignais que vous ne vous opposassiez
-à mon dessein. Cette nuit, je me suis réveillé
-au chant du coq, et j’ai trouvé la clarté de la
-lune si grande, que j’ai cru le moment favorable
-pour aller chercher ma pierre. Je comptais être
-de retour ici assez tôt pour que personne ne s’aperçût
-de mon départ.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Mon fils, il faut se méfier de soi-même à tout
-âge ; mais au vôtre, vous ne devez pas faire un
-pas sans consulter vos parents. Si vous les aimez,
-votre bonheur doit être de faire leur volonté : on
-pèche également en restant en-deçà, ou en allant
-au-delà. Mais vous n’avez manqué à la prudence
-que par un excès de l’amour filial. Embrassez-moi,
-mon fils ; que le ciel vous éclaire, et qu’il
-vous conduise dans tout ce que vous entreprendrez !
-Sans ses lumières un bon cœur est aveugle.
-Viens m’embrasser, et va t’asseoir auprès
-de ta mère.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LA MÈRE</span>, <i>avec émotion</i>.</p>
-
-<p>Essuie tes larmes, que je t’embrasse, mon cher
-fils ! que Dieu te bénisse, et ne te fasse jamais
-rencontrer l’imprudence et le repentir dans le
-chemin de la vertu ! Comment as-tu osé t’exposer
-pendant la nuit, tout seul, près d’une carrière,
-pour m’apporter une grosse pierre, généreux et
-imprudent enfant !…</p>
-
-<p class="c"><span class="small">ANTOINETTE</span>, <i>à Henri, en l’embrassant et en
-pleurant</i>.</p>
-
-<p>Que je t’embrasse donc aussi, dis, méchant !</p>
-
-<p class="c"><span class="small">HENRI</span>, <i>assis auprès de sa mère</i>.</p>
-
-<p>Chers parents, je ne vous donnerai plus d’inquiétude
-à l’avenir. Ah ! si vous saviez ce qui
-m’est arrivé, vous me gronderiez bien davantage !</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Oh ! non, non, tu ne seras plus grondé. Te voilà
-revenu, tu es justifié. Raconte-nous ce qui t’est
-arrivé.</p>
-
-<p class="c small">HENRI.</p>
-
-<p>Je suis descendu d’abord par la fenêtre de ma
-chambre, de peur de laisser en sortant la porte
-de la maison ouverte, et pour ne pas faire de
-bruit. Le chien, qui faisait sa ronde dans le verger,
-m’ayant aperçu, est venu me reconnaître, puis
-il a remué sa queue, et il m’a suivi ; j’ai passé
-par-dessus la barrière, il en a fait autant ; j’ai
-voulu le chasser, il s’est obstiné à me suivre.
-Quand nous avons été dans la plaine, j’ai fort bien
-reconnu le chemin qui mène à la carrière à travers
-les terres ; j’en ai suivi les ornières jusqu’à
-ce que j’y fusse arrivé : alors j’ai distingué à
-merveille les pierres qui avaient de la mousse
-d’avec celles qui n’en avaient pas. Je voyais
-même les chardons qui croissaient sur le bord
-tout autour, et qui, en me piquant, m’avertissaient
-de ne pas tant m’approcher ; je voyais aussi
-les grandes ombres que la clarté de la lune faisait
-paraître au fond du précipice. Cependant je
-n’apercevais rien aux environs, qu’un petit clocher
-dont l’ardoise luisait à travers le brouillard.
-Tout était fort tranquille, si ce n’est qu’on entendait
-les bruits des criquets, et de temps en temps
-les cris des hiboux qui volaient au-dessus de la
-carrière, au haut de laquelle ils font leurs nids.
-Je me suis donc mis à déterrer une grosse pierre
-avec mes mains et mon couteau, et pendant que
-je m’efforçais d’en venir à bout, Favori flairait la
-terre et tournait tout autour de moi, comme s’il
-eût voulu faire la garde.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Dépêche-toi donc, tu m’effrayes.</p>
-
-<p class="c small">HENRI.</p>
-
-<p>Cette pierre était si grosse, que je n’ai jamais
-pu la soulever de terre. Pendant que j’en cherchais
-une plus petite, Favori a aboyé ; je lui ai
-fait signe avec la main de se taire, et il s’est tu.
-J’ai prêté l’oreille bien attentivement, et voilà
-que j’entends au loin un bruit comme celui d’un
-carrosse qui roule, et de plusieurs chevaux qui
-galopent. J’ai bientôt aperçu un équipage à six
-chevaux, précédé de quatre cavaliers qui allaient
-à toute bride à travers les champs ; ils venaient
-tout droit de mon côté. Quand ils ont été à la
-portée de ma voix, je me suis écrié de toutes mes
-forces : « Arrêtez ! arrêtez !… prenez garde à
-vous… vous allez vous précipiter dans la carrière. »
-A mes cris, les cavaliers et le cocher ont
-retenu leurs chevaux ; alors je me suis approché
-d’eux pour leur montrer le chemin ; mais, croirez-vous
-ce que je vais vous dire ? Ces cavaliers,
-que je distinguais fort bien à la clarté de la lune,
-avaient des visages comme les faces de ces démons
-qui portent les gouttières de notre église.
-Favori s’est mis à aboyer après eux, et s’est caché
-de peur derrière moi.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Achève donc ; tu me transis de frayeur.</p>
-
-<p class="c small">ANTOINETTE.</p>
-
-<p>Ah ! mon pauvre frère !</p>
-
-<p class="c small">HENRI.</p>
-
-<p>O mon papa ! ô maman ! j’ai eu grand’peur. Je
-me suis dit : Dieu vent me punir d’être sorti de la
-maison aujourd’hui, sans avoir reçu votre bénédiction ;
-je lui en ai demandé pardon de tout mon
-cœur ; je me suis recommandé à lui ; j’ai fait le
-signe de la croix, et je me suis avancé vers ces
-cavaliers hardiment, quoique je tremblasse bien
-fort.</p>
-
-<p>Ils étaient armés de pistolets : un d’eux m’a
-dit d’une voix rude :</p>
-
-<p>« Montre-nous le chemin. »</p>
-
-<p>Je leur ai fait signe de me suivre ; je les ai conduits
-par un long détour au-delà de la carrière, et
-je les ai remis sur la grande route. Le carrosse a
-eu beaucoup de peine à en traverser le fossé, car
-il était bien lourd. Quand il a été sur le grand
-chemin, une des personnes qui étaient dedans,
-laquelle avait le visage noir comme du charbon,
-m’a dit par la portière :</p>
-
-<p>« Mon petit ami, je vous prie de porter cette
-lettre au château de Mondor, et de ne l’y remettre
-que ce soir. »</p>
-
-<p>Sa voix était douce comme la voix d’une femme.
-J’ai pris sa lettre, et je lui ai promis de la
-remettre ce soir.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Mon fils, vous avez rencontré des gens masqués :
-cette aventure cache quelque intrigue. Il
-ne faudra pas manquer de porter vous-même, ce
-soir, cette lettre au château de Mondor. Quand
-on se charge d’une commission, il faut la remplir
-dans toutes ses circonstances.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">MONDOR</span>, <i>agité de différents mouvements, se lève
-de sa place et se rassied</i>.</p>
-
-<p>Mon hôte, je vais me promener pendant quelques
-moments ; je ne peux rester longtemps assis,
-je suis sujet à des maux de nerfs.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Rien n’est meilleur en effet que l’exercice pour
-les maux de nerfs ; la solitude y est bonne aussi.
-Si vous voulez vous reposer un instant dans la
-maison, seul auprès du feu, vos vapeurs se calmeront.</p>
-
-<p class="c small">MONDOR.</p>
-
-<p>Non, non, bien obligé ; ne faites pas attention
-à moi ; l’attention d’autrui redouble mon mal.</p>
-
-<p>(Il va et vient en se promenant hors la barrière,
-la main appuyée sur le front, et prêtant l’oreille
-à la conversation.)</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Continuez, mon fils.</p>
-
-<p class="c small">HENRI.</p>
-
-<p>Je suis revenu à la carrière chercher une autre
-pierre : il était déjà grand jour. J’y ai trouvé des
-paysans rassemblés qui y jouaient à un vilain jeu.
-Ils avaient suspendu par le cou une oie en vie, et
-pendant que cette pauvre bête se débattait en allongeant
-les pattes et en agitant les ailes, ils tâchaient
-de loin de lui rompre le cou à coups de
-bâton. Un petit Savoyard qui allait à Paris s’est
-approché d’eux pour les regarder ; un moment
-après, les écoliers qui allaient à l’école sont venus
-aussi les considérer. Un d’eux, ayant aperçu
-ce petit Savoyard, s’est mis à dire en le montrant
-du doigt :</p>
-
-<p>« Voilà notre oie ! »</p>
-
-<p>Aussitôt tous se sont écriés :</p>
-
-<p>« Voilà notre oie ! voilà notre oie ! »</p>
-
-<p>Ils l’ont entouré, et se sont mis à lui jeter des
-pierres. Les paysans les regardaient faire, et se
-mettaient à rire ; je suis accouru au secours de
-ce pauvre malheureux ; mais ces écoliers étaient
-en si grand nombre, et leurs pierres me sifflaient
-d’une telle roideur aux oreilles, que j’aurais sans
-doute été bien blessé si le maître d’école ne fût
-venu à passer. Dès qu’ils l’ont aperçu, ils sont
-restés bien tranquilles ; mais il les avait vus de
-son côté, et il a dit qu’il les fouetterait pour ça.
-En vérité, mon papa, ils sont bien méchants ;
-pendant que je demandais grâce pour eux au
-maître d’école, il y en avait derrière lui qui me
-tiraient la langue et qui me montraient le poing.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Mon fils, vous vous êtes très-bien conduit ;
-c’est une action divine d’aller au secours des misérables
-et de pardonner à ses ennemis.</p>
-
-<p class="c small">HENRI.</p>
-
-<p>Le maître m’a fait bien des compliments ; il
-m’appelait son petit ange… Mais, mon père, une
-chose m’a fait bien de la peine ; c’est que quand
-ce petit Savoyard m’a vu dans le danger où je
-m’étais mis pour l’en tirer, il m’a laissé et s’est
-enfui.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Mon fils, voilà à quoi vous devez vous attendre
-quand vous ferez du bien aux hommes ; mais loin
-de vous en affliger, vous devez vous en réjouir.
-Si les hommes l’oublient, Dieu s’en souviendra ;
-il n’y a pas un seul acte de vertu de perdu pour
-lui, sur une terre où il n’a pas laissé perdre une
-seule goutte d’eau.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">MONDOR</span>, <i>fort agité, va et vient pendant cette
-conversation ; il dit à part</i> :</p>
-
-<p>Un carrosse, des masques, des cavaliers armés
-au milieu de la nuit ! une femme déguisée, et une
-lettre à mon adresse ! Quelle catastrophe est arrivée
-chez moi ? Il faut que je m’en retourne tout-à-l’heure…
-Mais si j’attends à ce soir à recevoir
-cette lettre, je redoublerai mon inquiétude… Dès
-que mes gens me verront arriver au château,
-n’accourront-ils pas tous pour me raconter ce qui
-s’est passé dans mon absence ? Oui, mais les raisons
-secrètes, les motifs, les principaux points de
-cette manœuvre-là, il ne faut pas les demander à
-des laquais, surtout à des laquais aussi indifférents
-sur mes intérêts que les miens. Je ne le
-saurai que ce soir par cette lettre qui m’est adressée :
-je mourrai mille fois d’impatience d’ici à ce
-temps-là… D’un autre côté, si je me fais connaître
-à ces honnêtes gens, que vont-ils penser de
-moi ? Ferai-je l’aveu de mes duretés devant des
-étrangers, en présence même de ma pauvre cousine
-qui en a été la victime ? Allons, retournons
-au château… Mais attendre jusqu’à ce soir ! je vivrai
-jusqu’à ce soir dans les tourments ; chaque
-instant me paraîtra un siècle : l’appréhension du
-mal est plus redoutable que le mal même. Allons,
-on ne cesse de tomber que quand on est dans le
-fond de l’abîme : achetons la certitude de notre
-malheur par un peu de confusion. (<i>Il se rapproche
-de la barrière et dit tout haut</i> :) Mon respectable
-voisin, je suis le seigneur du château que
-vous voyez là-bas : c’est à moi qu’est adressée la
-lettre que votre fils a reçue cette nuit : je m’appelle
-Mondor.</p>
-
-<p>Toute la compagnie est saisie d’étonnement.
-Henri le regarde fixement ; la mère rougit et
-baisse les yeux ; Antoinette effrayée joint ses
-deux mains, et se presse contre sa mère ; la demoiselle
-étrangère laisse tomber ses deux bras,
-et considère Mondor les yeux et la bouche ouverts.)</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Vous paraissez, Monsieur, un homme digne
-de foi ; mais mettez-vous à ma place. L’envoi de
-cette lettre, comme vous l’avez entendu vous-même,
-a été accompagné de circonstances extraordinaires ;
-elle paraît très-importante : puis-je
-la remettre entre vos mains sans vous connaître ?
-(<i>A l’étrangère</i> :) Mademoiselle, reconnaissez-vous
-Monsieur pour votre cousin ?</p>
-
-<p class="c small">LA DEMOISELLE.</p>
-
-<p>Oh ! mon cousin ne va point seul à pied ; il ne
-sort jamais qu’en carrosse. Oh ! sûrement, Monsieur,
-vous n’êtes pas mon cousin.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LE PÈRE</span>, <i>à Mondor</i>.</p>
-
-<p>Cela étant, Monsieur, trouvez bon que je vous
-refuse cette lettre pour la conserver à monsieur
-Mondor.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">MONDOR</span>, <i>au père</i>.</p>
-
-<p>J’approuve, Monsieur, vos précautions : cette
-lettre, en effet, est importante, et je vous suis inconnu.
-Quel coup de la Providence ! il faut que
-j’emploie, pour me faire reconnaître par des
-étrangers, le témoignage de la même personne
-que j’ai si longtemps méconnue dans ma famille.
-(<i>A l’étrangère</i> :) Mademoiselle, vous vous appelez
-Anne Mondor ; vous demeurez à Paris depuis trois
-ans, à l’hôtel de Bourbon, rue de la Madeleine, où
-vous avez vécu bien malheureuse par ma dureté :
-vous en êtes partie depuis trois jours, à pied et
-sans argent.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LA DEMOISELLE</span>, <i>en soupirant</i>.</p>
-
-<p>Oh ! mes malheurs ont été si longs et si multipliés,
-qu’ils peuvent bien être connus par d’autres
-que par mes parents. Non, Monsieur, vous
-n’êtes pas de ma famille ; vous devenez tout d’un
-coup trop compatissant.</p>
-
-<p class="c small">MONDOR.</p>
-
-<p>Ma pauvre cousine, tu es la fille de Christophe
-Mondor, de Quimperlé, le septième frère de mon
-père, Antoine Mondor ; nous descendons d’un
-Mondor, sénéchal de Vitré sous Charles IX ; je
-m’appelle Pierre Mondor, le temps et les affaires
-m’ont vieilli : me connais-tu, à présent ?</p>
-
-<p class="c small">LA DEMOISELLE.</p>
-
-<p>Hélas ! oui, Monseigneur, vous êtes mon cousin.
-(<i>Elle se trouve mal.</i>)</p>
-
-<p class="c"><span class="small">ANTOINETTE</span>, <i>effrayée, pleure et s’écrie</i> :</p>
-
-<p>Ah ! mon Dieu, elle est morte !</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LA MÈRE</span>, <i>à sa fille</i>.</p>
-
-<p>Prenez de l’eau, jetez-lui-en sur le visage ;
-frappez-lui dans les mains ;… allons, elle revient
-à elle ; ce n’est rien… ce n’est rien. Mademoiselle,
-appuyez-vous la tête contre moi.</p>
-
-<p class="c small">ANTOINETTE.</p>
-
-<p>Je vais vous donner un peu d’air frais avec le
-mouvement de mon chapeau. Respirez ces fleurs
-de lavande. Pauvre demoiselle !</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Prenez ce verre de vin.</p>
-
-<p class="c small">LA DEMOISELLE.</p>
-
-<p>Monsieur, pour vous obéir. (<i>Elle le prend d’une
-main tremblante, et après y avoir trempé les lèvres,
-elle le remet sur le gazon.</i>) Je ne saurais le
-boire en entier ; mais je me sens mieux. (<i>A son
-cousin</i> :) Monseigneur, je vais me retirer de dessus
-vos terres ; je m’en vais tout-à-l’heure ; prenez
-patience.</p>
-
-<p class="c small">MONDOR.</p>
-
-<p>N’aie point peur, chère et malheureuse cousine !
-attends un moment que j’aie lu ma lettre ;
-tu seras contente de moi : tu verras ce que je
-veux faire pour toi.</p>
-
-<p class="c small">LA DEMOISELLE.</p>
-
-<p>Monseigneur ! vous me rendez la vie. O bienheureuse
-sainte Anne !</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LE PÈRE</span> <i>prend la lettre des mains de son fils, et la
-présentant à Mondor, il lui dit</i> :</p>
-
-<p>Monsieur, à la frayeur de votre cousine, je ne
-doute pas que vous ne soyez le seigneur de ce
-château ; et à la pitié que vous lui témoignez,
-que vous ne soyez son cousin. Cette lettre est à
-vous. (<i>Mondor la prend, et se retire à l’écart pour
-la lire.</i>)</p>
-
-<p class="c small">ANNE MONDOR.</p>
-
-<p>Ah ! mon Dieu ! je ne sais si je rêve ou si je
-veille… je me sens beaucoup mieux. Madame,
-comment ! vous aviez tant d’inquiétude pour votre
-enfant, et vous vous occupiez de mes malheurs !
-C’est un beau garçon, il ressemble à sa
-sœur et à vous, Madame, comme deux gouttes
-d’eau… Mais, Madame, nous sommes ici sur le
-terrain du roi, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Oui, oui, vous y êtes en sûreté ; soyez tranquille.
-(<i>A sa fille</i> :) Antoinette, fais donc déjeuner
-ton frère.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">ANTOINETTE</span>, <i>à son frère</i>.</p>
-
-<p>Voilà un mouchoir blanc ; viens que je t’essuie
-le front ; tu es tout en nage. Tiens, voilà ton déjeuner,
-mon pauvre Henri ; tu es cause que j’ai
-laissé brûler les gâteaux.</p>
-
-<p class="c small">HENRI.</p>
-
-<p>Tu n’as pas touché au tien.</p>
-
-<p class="c small">ANTOINETTE.</p>
-
-<p>J’avais perdu l’appétit, ainsi que maman.</p>
-
-<p class="c small">HENRI.</p>
-
-<p>Je ne donnerai plus d’inquiétude ; je ne m’écarterai
-plus jamais.</p>
-
-<p class="c small">ANTOINETTE.</p>
-
-<p>Si je t’avais vu avec ces gens masqués, sur le
-bord d’une carrière, au clair de la lune, je serais
-morte de peur. Tu as un bon ange qui te garde,
-comme Tobie.</p>
-
-<p class="c small">HENRI.</p>
-
-<p>Je suis plus heureux que Tobie ; il n’avait
-qu’un bon père et une bonne mère, et moi j’ai encore
-une bonne sœur. J’ai pensé t’apporter un
-roitelet.</p>
-
-<p class="c small">ANTOINETTE.</p>
-
-<p>Ah ! que tu m’aurais fait de plaisir !</p>
-
-<p class="c small">HENRI.</p>
-
-<p>Où l’aurais-tu mis ?</p>
-
-<p class="c small">ANTOINETTE.</p>
-
-<p>Je l’aurais mis dans la cage où j’avais un linot.</p>
-
-<p class="c small">HENRI.</p>
-
-<p>Il aurait passé à travers les barreaux.</p>
-
-<p class="c small">ANTOINETTE.</p>
-
-<p>Je les aurais garnis avec des brins de jonc.</p>
-
-<p class="c small">HENRI.</p>
-
-<p>Eh bien ! je n’ai jamais pu le prendre. J’ai eu
-vingt fois la main dessus ; il semblait se moquer
-de moi. Je l’ai trouvé sur les pierres de la carrière.
-Tantôt il sautait de l’une à l’autre, tantôt
-il passait dessous par des fentes où je n’aurais
-pas glissé mon doigt.</p>
-
-<p class="c small">ANTOINETTE.</p>
-
-<p>Oh ! il en vient souvent ici ; ils aiment notre
-maison, ils lui portent bonheur.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">MONDOR</span> <i>se rapproche avec toutes les marques de
-l’indignation et de la surprise</i>.</p>
-
-<p>Soyez touchés de mes malheurs, sensibles et
-compatissants voisins. J’avais une femme et une
-fille, et je n’en ai plus ; elles sont parties cette
-nuit, après m’avoir volé. Oh ! je suis bien puni
-par où j’ai péché. Écoutez, je vous prie, ce que
-m’écrit ma digne épouse :</p>
-
-<p class="ind">« <span class="small">Monsieur</span>,</p>
-
-<p>» J’ai été fidèle aux lois de l’hymen tant que
-nous avons été liés par des intérêts communs.
-Aujourd’hui vous êtes vieux, et je suis encore
-jeune ; vous devenez dur, et je suis sensible :
-nous ne nous convenons plus. Rompons des
-nœuds que désavoue la nature ; j’agis conséquemment
-à ses principes, et aux vôtres. Il n’y a d’autre
-Dieu dans l’univers que le plaisir. Le plaisir
-est la souveraine loi de tous les êtres sensibles.
-Comme il ne peut plus désormais se rencontrer
-dans notre union, je vais le chercher dans d’autres
-climats. Je me paye de ma dot par mes diamants
-et par les vôtres, et de celle de ma fille,
-qui m’accompagne, par les cent mille écus en or
-que vous réserviez à de nouvelles acquisitions.
-Quant à l’opinion publique, si elle me blâme, je
-ne m’en soucie guère. Je ne manquerai pas de
-prôneurs, tant que je ne manquerai pas d’argent.
-Ne soyez pas inquiet de notre sort ni du lieu où
-nous allons vivre : deux de vos meilleurs amis,
-le comte d’Olban et le chevalier d’Autières, nous
-accompagnent avec quatre de vos gens les plus
-affidés. La patrie est bien là où l’on est bien. »
-(<i>Mondor déchire la lettre.</i>) Maximes d’enfer ! malédiction
-sur les infâmes et les perfides !</p>
-
-<p>Mes chers voisins, je ne vous le cèle pas, j’étais
-venu ici dans l’intention d’accroître mon domaine
-aux dépens du vôtre. J’étais assis, un livre
-à la main, au bord de cette haie, d’où j’ai entendu
-vos touchants entretiens. Vous avez rallumé
-dans mon esprit un rayon de cette raison
-universelle qui gouverne toutes choses ; vous
-m’avez rappelé à la vertu par la sainteté de vos
-mœurs, et par le calme de vos jours ; j’ai vu dans
-une heure plus de félicité chez vous, que je n’en
-ai goûté dans mon château pendant toute ma vie.
-J’ai entendu vos projets, femme respectable,
-ainsi que les vôtres, digne père de famille. Je vous
-fais présent de cette portion de terre qui est devant
-vous. Satisfaites vos âmes bienfaisantes ;
-faites-y élever un temple qui serve d’asile aux
-infortunés : j’en ferai les frais. Apprenez-moi à
-bien user de la fortune et à mettre à profit ce
-temps rapide qui s’écoule sans retour et si inutilement
-dans le monde, au milieu des frivolités,
-des soucis et des amertumes. Je ne vous demande
-en récompense que la permission de venir quelquefois
-soulager mes ennuis par le spectacle de
-votre bonheur.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Mon voisin, je ne saurais accepter votre offre
-généreuse : un bienfait de cette nature est une
-chaîne trop pesante ; la reconnaissance l’attache
-au cœur de l’obligé, tandis qu’elle ne tient qu’à
-la main du bienfaiteur.</p>
-
-<p class="c small">MONDOR.</p>
-
-<p>Vous avez raison. Eh bien ! trouvez bon que je
-fasse les frais de la fête du roi, dont je vous ai
-entendu former le plan. Madame veut y joindre
-une loterie pour de pauvres enfants ; j’en fournirai
-les lots, de la même nature que son lot principal.
-Je ferai faire des habits convenables à leur
-âge, et ils danseront, vêtus de neuf, autour des
-bustes du roi et de la reine ; je traiterai de la
-même manière leurs pères et leurs mères dans la
-cour de mon château. Vous ordonnerez votre fête
-comme vous l’entendrez, et, si vous me le permettez,
-je m’y présenterai sans la moindre prétention.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Chère épouse, cet arrangement vous plaît-il ?</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Il me plaira, s’il vous agrée.</p>
-
-<p class="c small">MONDOR.</p>
-
-<p>Oh ! je veux employer le reste de ma vie à
-faire du bien. J’interdirai d’abord dans mes terres
-les jeux féroces de nos paysans : ils s’accoutument
-à être cruels envers les hommes par leurs
-cruautés envers les animaux. Je placerai un autre
-maître d’école dans le village : je veux y
-changer entièrement l’éducation des enfants. En
-vérité, on ne rend les hommes bons qu’en rendant
-les enfants heureux. Je placerai à la tête de
-cette école monsieur Gauthier, vicaire du village
-voisin. C’est un homme simple, plein de religion,
-et doux envers les enfants comme Jésus-Christ.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LA MÈRE</span>, <i>à son mari</i>.</p>
-
-<p>Qu’est-ce que c’est que ce monsieur Gauthier,
-mon ami !</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>C’est un abbé qui ressemble, au premier coup
-d’œil, à un prêtre italien ; il est de petite taille et
-assez replet ; il porte des cheveux noirs fort courts
-et sans poudre ; sa soutane est rapetassée en plus
-d’un endroit. Il lui est souvent arrivé de retourner
-chez lui, le soir, sans le linge dont il s’était
-vêtu le matin. Il est toujours courant à pied de
-hameaux en hameaux ; il cache sous un extérieur
-fort simple beaucoup de connaissance des hommes.
-Sa charité inquiète le promène dans les lieux
-les plus écartés. Quand je m’établis ici, il y vint
-d’abord : il m’offrit, sans me connaître, tous les
-services qui dépendaient de lui. Je lui fis part de
-mes plans et de mes moyens ; il m’écouta avec
-beaucoup d’attention, ensuite il prit congé de
-moi et me dit en me serrant la main : « Si je n’étais
-pas prêtre, je voudrais vivre comme vous ;
-mais je me dois aux autres. »</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Je voudrais bien le connaître.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>On ne le voit jamais que chez les malheureux.
-Si le feu prenait à notre maison, vous le verriez
-bientôt accourir pour aider à l’éteindre.</p>
-
-<p class="c small">MONDOR.</p>
-
-<p>Oui, je mettrai monsieur Gauthier en état de
-faire du bien à plus d’un infortuné. Après cela, je
-diviserai une partie de cette plaine en un grand
-nombre de petites propriétés que je distribuerai,
-moyennant une médiocre redevance, à beaucoup
-de journaliers qui n’ont aucune possession ; et
-tous les ans, je leur donnerai une fête où vous
-présiderez l’un et l’autre.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Ah ! je la verrai avec bien de la joie.</p>
-
-<p class="c small">MONDOR.</p>
-
-<p>Oh ! oui, je ne veux plus vivre que pour faire
-du bien ! Allons, ma pauvre cousine, viens demeurer
-avec moi ! sèche tes larmes ! viens, tu
-prendras soin de ma maison ; tu n’y manqueras
-désormais de rien ; tu me consoleras.</p>
-
-<p class="c small">HENRI.</p>
-
-<p>Mon papa, voilà un livre que j’ai trouvé en arrivant
-tout près d’ici. Il a pour titre : <i>Système
-de la Nature</i> : il doit être bien curieux.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Mon fils, méfiez-vous encore plus des livres
-inconnus que des hommes que vous ne connaissez
-pas.</p>
-
-<p class="c small">MONDOR.</p>
-
-<p>Oh ! celui-ci est une production d’une cruelle
-et absurde philosophie ; c’est une vaine déclamation
-qui détruit à la fois dans l’homme l’intelligence
-et le sentiment. Rendez-le-moi, mon fils :
-il ne sera jamais capable de vous donner des lumières ;
-il n’est propre qu’à corrompre votre innocence.
-(<i>A sa cousine</i> :) Allons ; viens, ma cousine ;
-prenons congé de cette heureuse famille.</p>
-
-<p class="c small">ANNE MONDOR.</p>
-
-<p>Et mon pèlerinage à la bonne sainte Anne ?</p>
-
-<p class="c small">MONDOR.</p>
-
-<p>Tu mourrais en chemin : nous reviendrons le
-faire ici à la Saint-Louis. L’acte le plus agréable
-aux saints, c’est le bien qu’on fait aux malheureux.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Nous vous recevrons de bon cœur, mais il faut
-venir nous voir auparavant.</p>
-
-<p class="c small">MONDOR.</p>
-
-<p>Vous ne sauriez me proposer rien qui me fasse
-plus de plaisir ; mais je jugerai par celui que vous
-prendrez à venir chez moi, de celui que vous aurez
-à me recevoir chez vous. Adieu, couple fortuné !
-adieu, beaux et heureux enfants, douce
-retraite, asile de l’innocence et de la foi conjugale !
-adieu !</p>
-
-<p class="c small">ANNE MONDOR.</p>
-
-<p>Que la bénédiction de Dieu se répande sur
-vous ! vous avez mis fin à mes peines. Ah ! puisque
-vous le permettez, Madame, je viendrai vous
-revoir bientôt. Que le bon Dieu, que la bonne
-sainte Anne… (<i>Elle pleure.</i>)</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LA MÈRE</span>, <i>émue</i>.</p>
-
-<p>Venez bientôt nous revoir, n’y manquez pas, au
-moins. Adieu, ma bonne demoiselle.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">ANTOINETTE</span>, <i>pleurant</i>.</p>
-
-<p>Adieu, ma chère demoiselle, adieu ; soyez maintenant
-bien heureuse !</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Rentrons, mes enfants ; le soleil fatigue les
-yeux de votre mère, et la chaleur augmente ; allons
-travailler à l’ombre des arbres fruitiers dans
-le verger, sur le bord du ruisseau. Antoinette,
-remporte tes présents et ceux de ta mère ; ils
-serviront dans une autre occasion. Allons remercier
-Dieu de l’heureux commencement de cette
-journée. Dieu, mes enfants, veut beaucoup de
-bien aux hommes quand il leur donne l’occasion
-d’en faire.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Voilà mon songe accompli, et voilà la pierre
-dont mon fils a tué le hibou niché dans la haie.</p>
-
-<p>Ce pauvre seigneur ! son sort me touche. Le
-fond de son cœur était bon. Dieu l’a rappelé à lui
-par le malheur. Quelles grâces n’avons-nous pas
-à rendre à la Providence ! voyez comme elle nous
-a ménagé le bonheur d’être utile à sa pauvre
-cousine, et à lui-même ! Il n’y a que la religion
-de solide, mes enfants ; tout le reste n’est rien.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Mon fils, dépêche-toi de déjeuner ; tu viendras
-ensuite essarter avec moi la portion de la forêt
-où nous devons célébrer, cet été, la fête du roi.
-Fais-toi, par le travail, un corps robuste, afin de
-servir un jour ta patrie ; et, à la vue de ces coups
-de la Providence, fortifie ton âme dans la vertu,
-afin de la rapporter dans cette retraite paisible,
-toujours pure et exempte des vaines opinions du
-monde. Tu nous liras ce soir, à la lampe, la vie
-d’Épaminondas.</p>
-
-<p class="c small">HENRI.</p>
-
-<p>Mon père, qu’est-ce que c’était qu’Épaminondas ?</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>C’était un homme qui disait que la plus grande
-joie qu’il eût eue dans sa vie était d’avoir servi
-sa patrie du vivant de son père et de sa mère.</p>
-
-<p class="c small">HENRI.</p>
-
-<p>Ah ! mon papa, je voudrais bien vous donner
-cette joie, quand je devrais mourir à la peine.
-Trouvez bon maintenant que je place la pierre
-que j’ai apportée à l’endroit où maman a coutume
-de poser les pieds.</p>
-
-<p class="c small">ANTOINETTE.</p>
-
-<p>Maman, je sèmerai autour de la pierre de mon
-frère les fleurs que vous aimez le mieux, des violettes,
-des primevères, des scabieuses et des
-marguerites.</p>
-
-<p class="c small">LA MÈRE.</p>
-
-<p>Ah ! je ne reposerai jamais les pieds sur une
-pierre qui a foulé si longtemps la tête de mon fils.</p>
-
-<p class="c small">LE PÈRE.</p>
-
-<p>Vous avez raison, il en faut faire un autre
-usage : elle servira d’autel à votre oratoire ; je la
-placerai sous vos sapins, au haut d’un petit tertre
-de gazon, et j’y graverai dessus ces passages de
-l’Évangile : <i lang="la" xml:lang="la">Deus potest ex lapidibus istis suscitare
-filios Abrahæ.</i> Dieu peut, de ces pierres, susciter
-des enfants à Abraham.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch3">EXTRAIT<br />
-<span class="small">DES</span>
-ÉTUDES DE LA NATURE.</h2>
-
-
-<p>En y réfléchissant, il m’a paru que non-seulement
-la nature avait fait un jardin magnifique du
-monde entier, mais encore qu’elle en avait, pour
-ainsi dire, placé plusieurs les uns sur les autres,
-pour embellir le même sol de ses plus charmantes
-harmonies.</p>
-
-<p>Dans nos climats tempérés, on voit se développer,
-dès les premiers jours d’avril, au milieu des
-sombres forêts, les réseaux de la pervenche et
-ceux de l’<i lang="la" xml:lang="la">anemona nemorosa</i>, qui recouvrent d’un
-long tapis vert et lustré les mousses et les feuilles
-desséchées par l’année précédente. Cependant,
-à l’orée des bois, on voit déjà fleurir les primevères,
-les violettes et les marguerites, qui bientôt
-disparaissent en partie pour faire place, en mai,
-à la hyacinthe bleue, à la croisette jaune qui sent
-le miel, au muguet parfumé, au genêt doré, au
-bassinet doré et vernissé, et aux trèfles rouges et
-blancs, si bien alliés aux graminées. Bientôt les
-orties blanches et jaunes, les fleurs du fraisier,
-celles du sceau de Salomon, sont remplacées par
-les coquelicots et les bluets, qui éclosent dans
-des oppositions ravissantes ; les églantiers épanouissent
-leurs guirlandes fraîches et variées,
-les fraises se colorent, les chèvrefeuilles parfument
-les airs ; on voit ensuite les vipérines d’un
-bleu pourpré, les bouillons blancs avec leurs longues
-quenouilles de fleurs soufrées et odorantes,
-les scabieuses battues des vents, les ansérines,
-les champignons, et les asclépias, qui restent
-bien avant dans l’hiver, où végètent des mousses
-de la plus tendre verdure.</p>
-
-<p>Toutes ces fleurs paraissent successivement
-sur la même scène. Le gazon, dont la couleur est
-uniforme, sert de fond à ce riche tableau. Quand
-ces plantes ont fleuri et donné leurs graines, la
-plupart s’enfoncent et se cachent pour renaître
-avec d’autres printemps. Il y en a qui durent
-toute l’année, comme la pâquerette et le pissenlit ;
-d’autres s’épanouissent pendant cinq jours,
-après lesquels elles disparaissent entièrement : ce
-sont les éphémères de la végétation.</p>
-
-<p>Les agréments de nos forêts ne le cèdent pas à
-ceux de nos champs. Si les bois ne renouvellent
-point leurs arbres avec les saisons, chaque espèce
-présente, dans le cours de l’année, les progrès
-de la prairie. D’abord les buissons donnent
-leurs fleurs ; les chèvrefeuilles déroulent leur tendre
-verdure ; l’aubépine parfumée se couronne de
-nombreux bouquets ; les ronces laissent pendre
-leurs grappes d’un bleu mourant ; les merisiers
-sauvages embaument les airs, et semblent couverts
-de neige au milieu du printemps ; les néfliers
-entr’ouvrent leurs larges fleurs aux extrémités
-d’un rameau cotonneux : les ormes donnent
-leurs fruits ; les hêtres développent leurs superbes
-feuillages, et enfin le chêne majestueux se
-couvre le dernier de ces feuilles épaisses qui doivent
-résister à l’hiver.</p>
-
-<p>Comme dans les vertes prairies les fleurs se détachent
-du fond par l’éclat de leurs couleurs, de
-même les rameaux fleuris des arbrisseaux se détachent
-du feuillage des grands arbres. L’hiver
-présente de nouveaux accords ; car alors les fruits
-noirs du troëne, la mûre d’un bleu sombre, le
-fruit de corail de l’églantier, la baie du myrtille,
-brillent souvent au sein des neiges, et offrent aux
-petits oiseaux leur nourriture et un asile pendant
-la saison rigoureuse. Mais comment exprimer les
-ravissantes harmonies des vents qui agitent le
-sommet des graminées, et changent la prairie
-en une mer de verdure et de fleurs ; et celles des
-forêts, où les chênes antiques agitent leurs sommets
-vénérables, le bouleau ses feuilles pendantes,
-et les sombres sapins leurs longues flèches
-toujours vertes ? Du sein de ces forêts s’échappent
-de doux murmures, et s’exhalent mille parfums
-qui influent sur les qualités de l’air. Le matin,
-au lever de l’aurore, tout est chargé de gouttes
-de rosée qui argentent les flancs des collines
-et les bords des ruisseaux ; tout se meut au gré
-des vents ; de longs rayons de soleil dorent les
-cimes des arbres et traversent les forêts. Cependant
-des êtres d’un autre ordre, des nuées de papillons
-peints de mille couleurs, volent sans bruit
-sur les fleurs ; ici l’abeille et le bourdon murmurent ;
-là des oiseaux font leurs nids ; les airs retentissent
-de mille chansons. Les notes monotones
-du coucou et de la tourterelle servent de bases
-aux ravissants concerts du rossignol et aux
-accords vifs et gais de la fauvette. La prairie a
-ses oiseaux : les cailles qui couvent sous
-les herbes ; les alouettes, qui s’élèvent vers le
-ciel, au-dessus de leurs nids. On entend de tous
-côtés les accents maternels, on respire l’amour
-dans les vallons, dans les bois, dans les prés. Oh !
-qu’il est doux alors de quitter les cités, qui ne
-retentissent que du bruit des marteaux des ouvriers
-et de celui des lourdes charrettes, ou des
-carrosses qui menacent l’homme de pied, pour
-errer dans les bois, sur les collines, au fond des
-vallons, sur des pelouses plus douces que les tapis
-de la Savonnerie, et qu’embellissent chaque
-jour de nouvelles fleurs et de nouveaux parfums.</p>
-
-<p>Mais si nous considérons la nature dans les autres
-climats, nous verrons que les inondations
-des fleuves, telles que celles de l’Amazone, de
-l’Orénoque et de quantité d’autres, sont périodiques :
-elles fument les terres qu’elles submergent.
-On sait d’ailleurs que les bords de ces fleuves
-étaient peuplés de nations, avant les établissements
-des Européens : elles tiraient beaucoup
-d’utilité de leurs débordements, soit par l’abondance
-des pêches, soit par les engrais de leurs
-champs. Loin de les considérer comme des convulsions
-de la nature, elles les regardaient
-comme des bénédictions du ciel, ainsi que les
-Égyptiens considéraient les inondations du Nil.
-Était-ce donc un spectacle si déplaisant pour elles,
-de voir leurs profondes forêts coupées de longues
-allées d’eau, qu’elles pouvaient parcourir
-sans peine, en tous sens, dans leurs pirogues, et
-dont elles recueillaient les fruits avec la plus
-grande facilité ? Quelques peuplades même,
-comme celles de l’Orénoque, déterminées par ces
-avantages, avaient pris l’usage étrange d’habiter
-le sommet des arbres, et de chercher sous leur
-feuillage, comme les oiseaux, des logements, des
-vivres et des forteresses. Quoi qu’il en soit, la
-plupart d’entre elles n’habitaient que les bords
-des fleuves, et les préféraient aux vastes déserts
-qui les environnaient, et qui n’étaient point exposés
-aux inondations.</p>
-
-<p>Nous ne voyons l’ordre que là où nous voyons
-notre blé. L’habitude où nous sommes de resserrer
-dans des digues le canal de nos rivières, de
-sabler nos grands chemins, d’aligner les allées
-de nos jardins, de tracer leurs bassins au cordeau,
-d’équarrir nos parterres et même nos arbres,
-nous accoutume à considérer tout ce qui
-s’écarte de notre équerre, comme livré à la confusion.
-Mais c’est dans les lieux où nous avons
-mis la main que l’on voit souvent un véritable
-désordre. Nous faisons jaillir des jets d’eau sur
-des montagnes ; nous plantons des peupliers et
-des tilleuls sur des rochers ; nous mettons des vignobles
-dans les vallées, et des prairies sur des
-collines. Pour peu que ces travaux soient négligés,
-tous ces petits nivellements sont bientôt confondus
-sous le niveau général des continents, et
-toutes ces cultures humaines disparaissent sous
-celles de la nature. Les pièces d’eau deviennent
-des marais, les murs des charmilles se hérissent,
-tous les berceaux s’obstruent, toutes les avenues
-se ferment : les végétaux naturels à chaque sol
-déclarent la guerre aux végétaux étrangers ; les
-chardons étoilés et les vigoureux verbascum
-étouffent sous leurs larges feuilles les gazons anglais ;
-des foules épaisses de graminées et de trèfles
-se réunissent autour des arbres de Judée ; les
-ronces de chien y grimpent avec leurs crochets,
-comme si elles y montaient à l’assaut ; des touffes
-d’orties s’emparent de l’urne des naïades, et
-des forêts de roseaux, des forges de Vulcain ; des
-plaques verdâtres de mnion rongent les visages
-des Vénus, sans respecter leur beauté. Les arbres
-mêmes assiégent le château ; les cerisiers sauvages,
-les ormes, les érables montent sur ses combles,
-enfoncent leurs longs pivots dans ses frontons
-élevés, et dominent enfin sur ces coupoles
-orgueilleuses. Les ruines d’un parc ne sont pas
-moins dignes des réflexions du sage, que celles
-des empires : elles montrent également combien
-le pouvoir de l’homme est faible quand il lutte
-contre celui de la nature.</p>
-
-<p>Je n’ai pas eu le bonheur, comme les premiers
-marins qui découvrirent des îles inhabitées, de
-voir des terres sortir, pour ainsi dire, de ses
-mains ; mais j’en ai vu des portions assez peu altérées,
-pour être persuadé que rien alors ne devait
-égaler leurs beautés virginales. Elles ont influé
-sur les premières relations qui en ont été faites,
-et elles y ont répandu une fraîcheur, un coloris,
-et je ne sais quelle grâce naïve qui les distinguera
-toujours avantageusement, malgré leur
-simplicité, des descriptions savantes qu’on en a
-faites dans les derniers temps. C’est à l’influence
-de ces premiers aspects que j’attribue les grands
-talents des premiers écrivains qui ont parlé de
-la nature, et l’enthousiasme sublime dont Homère
-et Orphée ont rempli leurs poésies. Parmi
-les modernes, l’historien de l’amiral Anson, Cook,
-Banks, Solander et quelques autres, nous ont décrit
-plusieurs de ces sites naturels dans les îles
-de Tinian, de Masso, de Juan Fernandès et de
-Taïti, qui ont ravi tous les gens de goût, quoique
-ces îles eussent été dégradées en partie par les
-Indiens et par les Espagnols.</p>
-
-<p>Je n’ai vu que des pays fréquentés par les Européens
-et désolés par la guerre ou par l’esclavage ;
-mais je me rappellerai toujours avec plaisir
-deux de ces sites, l’un en-deçà du tropique
-du Capricorne, l’autre au-delà du 60<sup>e</sup> degré nord.
-Malgré mon insuffisance, je vais essayer d’en
-tracer une esquisse, afin de donner au moins une
-idée de la manière dont la nature dispose ses plans
-dans des climats aussi opposés.</p>
-
-<p>Le premier était une partie, alors inhabitée,
-de l’île de France, de quatorze lieues d’étendue,
-qui m’en parut la plus belle portion, quoique les
-noirs marrons qui s’y réfugient y eussent coupé,
-sur les rivages de la mer, les lataniers avec lesquels
-ils fabriquent des ajoupas, et dans les montagnes,
-des palmistes dont ils mangent les sommités,
-et des lianes dont ils font des filets pour
-la pèche. Ils dégradent aussi les bords des ruisseaux
-en y fouillant les oignons des nymphæa,
-dont ils vivent, et ceux mêmes de la mer, dont
-ils mangent sans exception toutes les espèces de
-coquillages, qu’ils laissent çà et là sur les rivages
-par grands amas brûlés. Malgré ces désordres,
-cette portion de l’île avait conservé des traits de
-son antique beauté. Elle est exposée au vent perpétuel
-du sud-est, qui empêche les forêts qui la
-couvrent de s’étendre jusqu’au bord de la mer ;
-mais une large lisière de gazon d’un beau vert
-gris, qui l’environne, en facilite la communication
-tout autour, et s’harmonie, d’un côté, avec
-la verdure des bois, et, de l’autre, avec l’azur des
-flots. La vue se trouve ainsi partagée en deux aspects,
-l’un terrestre, et l’autre maritime. Celui de
-la terre présente des collines qui fuient les unes
-derrière les autres, en amphithéâtre, et dont les
-contours, couverts d’arbres en pyramides, se
-profilent avec majesté sur la voûte des cieux. Au-dessus
-de ces forêts s’élève comme une seconde,
-forêt de palmistes, qui balancent au-dessus des
-vallées solitaires leurs longues colonnes couronnées
-d’un panache de palmes et surmontées
-d’une lance. Les montagnes de l’intérieur présentent
-au loin des plateaux de rochers, garnis
-de grands arbres et de lianes pendantes, qui
-flottent, comme des draperies, au gré des vents.
-Elles sont surmontées de hauts pitons, autour
-desquels se rassemblent sans cesse des nuées
-pluvieuses ; et lorsque les rayons du soleil les
-éclairent, on voit les couleurs de l’arc-en-ciel se
-peindre sur leurs escarpements, et les eaux des
-pluies couler sur leurs flancs bruns, en nappes
-brillantes de cristal ou en longs filets d’argent.
-Aucun obstacle n’empêche de parcourir les bords
-qui tapissent leurs flancs et leurs bases ; car les
-ruisseaux qui descendent des montagnes présentent,
-le long de leurs rives, des lisières de sable,
-ou de larges plateaux de roches qu’ils ont dépouillés
-de leurs terres. De plus, ils frayent un
-libre passage depuis leurs sources jusqu’à leurs
-embouchures, en détruisant les arbres qui croîtraient
-dans leurs lits, et en fertilisant ceux qui
-naissent sur leurs bords ; et ils ménagent au-dessus
-d’eux, dans tout leur cours, de grandes voûtes
-de verdure qui fuient en perspective, et qu’on
-aperçoit des bords de la mer. Des lianes s’entrelacent
-dans les cintres de ces voûtes, assurent
-leurs arcades contre les vents, et les décorent de
-la manière la plus agréable, en opposant à leurs
-feuillages d’autres feuillages, et à leur verdure
-des guirlandes de fleurs brillantes ou de gousses
-colorées. Si quelque arbre tombe de vétusté, la
-nature, qui hâte partout la destruction de tous
-les êtres inutiles, couvre son tronc de capillaires
-du plus beau vert, et d’agarics ondés de jaune,
-d’aurore et de pourpre, qui se nourrissent de ces
-débris. Du côté de la mer, le gazon qui termine
-l’île est parsemé çà et là de bosquets de lataniers,
-dont les palmes, faites en éventail et attachées à
-des queues souples, rayonnent en l’air comme de
-soleils de verdure. Ces lataniers s’avancent jusque
-dans la mer sur les caps de l’île, avec les oiseaux
-de terre qui les habitent, tandis que de petites
-baies, où nagent une multitude d’oiseaux de
-marine, et qui sont, pour ainsi dire, pavées de
-madrépores couleur de fleur de pêcher, de roches
-noires couvertes de nérites couleur de rose, et de
-toutes sortes de coquillages, pénètrent dans l’île,
-et réfléchissent comme des miroirs tous les objets
-de la terre et des cieux. Vous croiriez y voir les
-oiseaux voler dans l’eau et les poissons nager
-dans les arbres, et vous diriez du mariage de la
-Terre et de l’Océan qui entrelacent et confondent
-leurs domaines. Dans la plupart même des îles
-inhabitées, situées entre les tropiques, on a
-trouvé, lorsqu’on en a fait la découverte, les bancs
-de sable qui les environnent remplis de tortues
-qui y venaient faire leur ponte, et de flamants
-couleur de rose qui ressemblent, sur leurs nids,
-à des brandons de feu. Elles étaient encore bordées
-de mangliers couverts d’huîtres, qui opposaient
-leurs feuillages flottants à la violence des
-flots, et de cocotiers chargés de fruits, qui, s’avançant
-jusque dans la mer, le long des récifs,
-présentaient aux navigateurs l’aspect d’une ville
-avec ses remparts, et ses avenues, et leur annonçaient
-de loin les asiles qui leur étaient préparés
-par le dieu des mers. Ces divers genres de beauté
-ont dû être communs à l’île de France comme à
-beaucoup d’autres îles, et ils auront sans doute
-été détruits par les besoins des premiers marins
-qui y ont abordé. Tel est le tableau bien imparfait
-d’un pays dont les anciens philosophes jugeaient
-le climat inhabitable, et dont les philosophes
-modernes regardent le sol comme une écume
-de l’Océan ou des volcans.</p>
-
-<p>Le second lieu agreste que j’ai vu était dans la
-Finlande russe, lorsque j’étais employé, en 1764,
-à la visite de ses places avec les généraux du
-corps du génie dans lequel je servais. Nous voyagions
-entre la Suède et la Russie, dans des pays
-si peu fréquentés que les sapins avaient poussé
-dans le grand chemin de démarcation qui sépare
-leur territoire. Il était impossible d’y passer en
-voiture, et il fallut y envoyer des paysans pour
-les couper, afin que nos équipages pussent nous
-suivre. Cependant nous pouvions pénétrer partout
-à pied et souvent à cheval, quoiqu’il nous
-fallût visiter les détours, les sommets et les plus
-petits recoins d’un grand nombre de rochers,
-pour en examiner les défenses naturelles, et que
-la Finlande en soit si couverte que les anciens
-géographes lui ont donné le surnom de <i>Lapidosa</i>.
-Non-seulement ces rochers y sont répandus en
-grands blocs à la surface de la terre, mais les vallées
-et les collines tout entières y sont en beaucoup
-d’endroits formées d’une seule pièce de roc
-vif. Ce roc est un granit tendre qui s’exfolie, et
-dont les débris fertilisent les plantes en même
-temps que ses grandes masses les abritent contre
-les vents du nord, et réfléchissent sur elles
-les rayons du soleil par leur courbure et par les
-particules de mica dont il est rempli. Les fonds
-de ces vallées étaient tapissés de longues lisières
-de prairies qui facilitent partout la communication.
-Aux endroits où elles étaient de roc tout
-pur, comme à leur naissance, elles étaient couvertes
-d’une plante appelée <i>kloukva</i>, qui se plaît
-sur les rochers. Elle sort de leurs fentes et ne s’élève
-guère à plus d’un pied et demi de hauteur ;
-mais elle trace de tous côtés et s’étend fort loin.
-Ses feuilles et sa verdure ressemblent à celles du
-buis, et ses rameaux sont parsemés de fruits rouges
-bons à manger, semblables à des fraises. Des
-sapins, des bouleaux et des sorbiers végétaient à
-merveille sur les flancs de ces collines, quoique
-ils y trouvassent à peine assez de terre pour y
-enfoncer leurs racines. Les sommets de la plupart
-de ces collines de roc étaient arrondis en
-forme de calotte, et rendus tout luisants par des
-eaux qui suintaient à travers de longues fêlures
-qui les sillonnaient. Plusieurs de ces calottes
-étaient toutes nues, et si glissantes qu’à peine
-pouvait-on y marcher. Elles étaient couronnées,
-tout autour, d’une large ceinture de mousses
-d’un vert d’émeraude, d’où sortait çà et là une
-multitude infinie de champignons de toutes les
-formes et de toutes les couleurs. Il y en avait de
-faits comme de gros étuis, couleur d’écarlate, piquetés
-de points blancs ; d’autres, de couleur d’orange,
-formés en parasols ; d’autres, jaunes
-comme du safran et allongés comme des œufs.
-Il y en avait du plus beau blanc et si bien tournés
-en rond, qu’on les eût pris pour des dames
-d’ivoire. Ces mousses et ces champignons se répandaient
-le long des filets d’eau qui coulaient
-des sommets de ces collines de roc, s’étendaient
-en longs rayons jusqu’à travers les bois dont
-leurs flancs étaient couverts, et venaient border
-leurs lisières en se confondant avec une multitude
-de fraisiers et de framboisiers. La nature,
-pour dédommager ce pays de la rareté des fleurs
-apparentes qu’il produit en petit nombre, en a
-donné les parfums à plusieurs plantes, telles
-qu’au <i lang="la" xml:lang="la">Calamus aromaticus</i> ; au bouleau, qui
-exhale au printemps une forte odeur de rose ; et
-au sapin, dont les pommes sont odorantes. Elle a
-répandu de même les couleurs les plus agréables
-et les plus brillantes des fleurs sur les végétations
-les plus communes, telles que sur les cônes du
-mélèze, qui sont d’un beau violet, sur les baies
-écarlates du sorbier, sur les mousses, les champignons
-et même sur les choux-raves…</p>
-
-<p>Rien n’égale, à mon avis, le beau vert des
-plantes du Nord, au printemps. J’y ai souvent
-admiré celui des bouleaux, des gazons et des
-mousses, dont quelques-unes sont glacées de violet
-et de pourpre. Les sombres sapins mêmes se
-festonnent alors du vert le plus tendre ; et lorsqu’ils
-viennent à jeter de l’extrémité de leurs rameaux
-des touffes jaunes d’étamines, ils paraissent
-comme de vastes pyramides toutes chargées
-de lampions. Nous ne trouvions nul obstacle
-à marcher dans leurs forêts. Quelquefois nous y
-rencontrions des bouleaux renversés et tout vermoulus ;
-mais en mettant les pieds sur leur écorce,
-elle nous supportait comme un cuir épais. Le
-bois de ces bouleaux pourrit fort vite, et leur
-écorce, qu’aucune humidité ne peut corrompre,
-est entraînée à la fonte des neiges, dans les lacs,
-sur lesquels elle surnage tout d’une pièce. Quant
-aux sapins, lorsqu’ils tombent, l’humidité et les
-mousses les détruisent en fort peu de temps. Ce
-pays est entrecoupé de grands lacs qui présentent
-partout de nouveaux moyens de communication
-en pénétrant par leurs longs golfes dans les
-terres, et offrent un nouveau genre de beauté, en
-réfléchissant dans leurs eaux tranquilles les orifices
-des vallées, les collines moussues, et les sapins
-inclinés sur les promontoires de leurs rivages…</p>
-
-<p>Les plantes ne sont donc pas jetées au hasard
-sur la terre ; et quoiqu’on n’ait encore rien dit
-sur leur ordonnance en général dans les divers
-climats, cette simple esquisse suffit pour faire
-voir qu’il y a de l’ordre dans leur ensemble. Si
-nous examinons de même superficiellement leur
-développement, leur attitude et leur grandeur,
-nous verrons qu’il y a autant d’harmonie dans
-l’agrégation de leurs parties que dans celle de
-leurs espèces. Elles ne peuvent en aucune manière
-être considérées comme des productions
-mécaniques du chaud et du froid, de la sécheresse
-et de l’humidité. Les systèmes de nos
-sciences nous ont ramenés précisément aux opinions
-qui jetèrent les peuples barbares dans l’idolâtrie,
-comme si la fin de nos lumières devait
-être le commencement et le retour de nos ténèbres.
-Voici ce que leur reproche l’auteur du livre
-de la Sagesse : <i lang="la" xml:lang="la">Aut ignem, aut spiritum, aut citatum
-aerem, aut gyrum stellarum, aut nimiam
-aquam, aut solem et lunam, rectores orbis terrarum
-deos putaverunt.</i> « Ils se sont imaginé que le
-feu, ou le vent, ou l’air le plus subtil, ou l’influence
-des étoiles, ou la mer, ou le soleil et la
-lune régissaient la terre et en étaient les dieux. »</p>
-
-<p>Toutes ces causes physiques réunies n’ont pas
-ordonné le port d’une seule mousse. Pour nous
-en convaincre, commençons par examiner la circulation
-des plantes. On a posé comme un principe
-certain que leurs sèves montaient par leur
-bois et redescendaient par leur écorce. Je n’opposerai
-aux expériences qu’on en a rapportées qu’un
-grand marronnier des Tuileries, voisin de la terrasse
-des Feuillants, qui, depuis plus de vingt
-ans, n’a point d’écorce autour de son pied, et qui
-cependant est plein de vigueur. Plusieurs ormes
-des boulevards sont dans le même cas. D’un autre
-côté, on voit de vieux saules caverneux qui n’ont
-point du tout de bois. D’ailleurs, comment peut-on
-appliquer ce principe à la végétation d’une
-multitude de plantes, dont les unes n’ont que des
-tubes, et d’autres n’ont point du tout d’écorce, et
-ne sont revêtues que de pellicules sèches ?</p>
-
-<p>Il n’y a pas plus de vérité à supposer qu’elles
-s’élèvent en ligne perpendiculaire, et qu’elles
-sont déterminées à cette direction par l’action
-des colonnes de l’air. Quelques-unes, à la vérité,
-la suivent, comme le sapin, l’épi de blé, le roseau ;
-mais un bien plus grand nombre s’en
-écarte, tels que les volubilis, les vignes, les lianes,
-les haricots, etc… D’autres montent verticalement,
-et étant parvenues à une certaine hauteur,
-en plein air, sans éprouver aucun obstacle,
-se fourchent en plusieurs tiges, et étendent horizontalement
-leurs branches, comme les pommiers ;
-ou les inclinent vers la terre, comme les
-sapins ; ou les creusent en forme de coupe, comme
-les sassafras ; ou les arrondissent en tête de
-champignon, comme les pins ; ou les dressent en
-obélisque comme les peupliers ; ou les tournent
-en laine de quenouille, comme les cyprès ; ou les
-laissent flotter au gré des vents, comme les bouleaux.
-Toutes ces altitudes se voient sous le
-même rumb de vent. Il y en a même qui adoptent
-des formes auxquelles l’art des jardiniers aurait
-bien de la peine à les assujétir. Tel est le badamier
-des Indes, qui croît en pyramide, comme
-le sapin, et la porte divisée par étages, comme
-un roi d’échecs. Il y a des plantes très-vigoureuses
-qui, loin de suivre la ligne verticale, s’en
-écartent au moment même où elles sortent de
-terre. Telle est la fausse patate des Indes, qui
-aime à se traîner sur le sable des rivages des
-pays chauds, dont elle couvre des arpents entiers.
-Tel est encore le rotin de la Chine, qui croît
-souvent aux mêmes endroits. Ces plantes ne rampent
-point par faiblesse. Les scions du rotin sont
-si forts, qu’on en fait, à la Chine, des câbles pour
-les vaisseaux ; et lorsqu’ils sont sur la terre, les
-cerfs s’y prennent tout vivants, sans pouvoir s’en
-dépêtrer. Ce sont des filets dressés par la nature.
-Je ne finirais pas si je voulais parcourir ici les
-différents ports des végétaux ; ce que j’en ai dit
-suffit pour montrer qu’il n’y en a aucun qui soit
-érigé par la colonne verticale de l’air. On a été
-induit à cette erreur, parce qu’on a supposé qu’ils
-cherchaient le plus grand volume d’air, et cette
-erreur de physique en a produit une autre en
-géométrie ; car, dans cette supposition, ils devraient
-se jeter tous à l’horizon, parce que la colonne
-d’air y est beaucoup plus considérable
-qu’au zénith. Il faut de même supprimer les conséquences
-qu’on en a tirées, et qu’on a posées
-comme des principes de jurisprudence pour le
-partage des terres, dans des livres vantés de mathématiques,
-tels que celui-ci, « qu’il ne croît
-pas plus de bois ni plus d’herbes sur la pente
-d’une montagne qu’il n’en croîtrait sur sa base. »
-Il n’y a pas de bûcheron ni de faneur qui ne vous
-démontre le contraire par l’expérience.</p>
-
-<p>Les plantes, dit-on, sont des corps mécaniques.
-Essayez de faire un corps aussi mince, aussi
-tendre, aussi fragile que celui d’une feuille, qui
-résiste des années entières aux vents, aux pluies,
-à la gelée et au soleil le plus ardent. Un esprit
-de vie, indépendant de toutes les latitudes, régit
-les plantes, les conserve et les reproduit. Elles
-réparent leurs blessures, et elles recouvrent leurs
-plaies de nouvelles écorces. Les pyramides de
-l’Égypte s’en vont en poudre, et les graminées
-du temps des Pharaons subsistent encore. Que
-de tombeaux grecs et romains, dont les pierres
-étaient ancrées de fer, ont disparu ! Il n’est resté,
-autour de leurs ruines, que les cyprès qui les
-ombrageaient. C’est le soleil, dit-on, qui donne
-l’existence aux végétaux, et qui l’entretient. Mais
-ce grand agent de la nature, tout puissant qu’il
-est, n’est pas même la cause unique et déterminante
-de leur développement. Si la chaleur invite
-la plupart de ceux de nos climats à ouvrir leurs
-fleurs, elle en oblige d’autres à les fermer. Tels
-sont, dans ceux-ci, la belle-de-nuit du Pérou, et
-l’arbre-triste des Moluques, qui ne fleurissent
-que la nuit. Son éloignement même de notre hémisphère
-n’y détruit point la puissance de la nature.
-C’est alors que végètent la plupart des
-mousses qui tapissent les rochers d’un vert d’émeraude,
-et que les troncs des arbres se couvrent,
-dans des lieux humides, de plantes imperceptibles
-à la vue, appelées mnions et lichens,
-qui les font paraître, au milieu des glaces,
-comme des colonnes de bronze vert. Ces végétations,
-au plus fort de l’hiver, détruisent tous nos
-raisonnements sur les effets universels de la chaleur,
-puisque des plantes d’une organisation si
-délicate semblent avoir besoin, pour se développer,
-de la plus douce température. La chute
-même des feuilles, que nous regardons comme
-un effet de l’absence du soleil, n’est point occasionnée
-par le froid. Si les palmiers les conservent
-toute l’année dans le Midi, les sapins les
-gardent, au Nord, en tout temps. A la vérité, les
-bouleaux, les mélèzes et plusieurs autres espèces
-d’arbres les perdent, dans le Nord, à l’entrée de
-l’hiver ; mais ce dépouillement arrive aussi à
-d’autres arbres dans le Midi. Ce sont, dit-on, les
-résines qui conservent, dans le Nord, celles des
-sapins ; mais le mélèze, qui est résineux, y laisse
-tomber les siennes ; et le filaria, le lierre, l’alaterne,
-et plusieurs autres espèces qui ne le sont
-point, les gardent chez nous toute l’année. Sans
-recourir à ces causes mécaniques, dont les effets
-se contredisent toujours dès qu’on veut les généraliser,
-pourquoi ne pas reconnaître, dans ces
-variétés de la végétation, la constance d’une
-Providence ? Elle a mis, au Midi, des arbres toujours
-verts, et leur a donné un large feuillage
-pour abriter les animaux de la chaleur. Elle y est
-encore venue au secours des animaux en les couvrant
-de robes à poil ras, afin de les vêtir à la
-légère ; et elle a tapissé la terre qu’ils habitent de
-fougères et de lianes vertes, afin de les tenir fraîchement.
-Elle n’a pas oublié les besoins des animaux
-du Nord : elle a donné à ceux-ci pour toits
-les sapins toujours verts, dont les pyramides
-hautes et touffues écartent les neiges du leurs
-pieds, et dont les branches sont si garnies de longues
-mousses grises, qu’à peine on en aperçoit le
-tronc ; pour litières, les mousses mêmes de la
-terre, qui y ont en plusieurs endroits plus d’un
-pied d’épaisseur, et les feuilles molles et sèches
-de beaucoup d’arbres, qui tombent précisément à
-l’entrée de la mauvaise saison ; enfin, pour provisions,
-les fruits de ces mêmes arbres, qui sont
-alors en pleine maturité. Elle y ajoute çà et là les
-grappes des sorbiers, qui, brillant au loin sur la
-blancheur des neiges, invitent les oiseaux à recourir
-à ces asiles ; en sorte que les perdrix, les
-coqs de bruyère, les oiseaux de neige, les lièvres,
-les écureuils, trouvent souvent, à l’abri du même
-sapin, de quoi se loger, se nourrir et se tenir fort
-chaudement.</p>
-
-<p>Mais un des plus grands bienfaits de la Providence
-envers les animaux du Nord, est de les
-avoir revêtus de robes fourrées, de poils longs
-et épais, qui croissent précisément en hiver, et
-qui tombent en été. Les naturalistes, qui regardent
-les poils des animaux comme des espèces
-de végétations, ne manquent pas d’expliquer
-leur accroissement par la chaleur. Ils confirment
-leur système par l’exemple de la barbe et des
-cheveux de l’homme, qui croissent rapidement
-en été. Mais je leur demande pourquoi, dans les
-pays froids, les chevaux, qui y sont ras en été,
-se couvrent en hiver d’un poil long et frisé comme
-la laine des moutons ? A cela ils répondent que
-c’est la chaleur intérieure de leur corps, augmentée
-par l’action extérieure du froid, qui produit
-cette merveille. Fort bien. Je pourrais leur objecter
-que le froid ne produit pas cet effet sur la
-barbe et sur les cheveux de l’homme, puisqu’il
-retarde leur accroissement ; que, de plus, sur les
-animaux revêtus en hiver par la Providence, les
-poils sont beaucoup plus longs et plus épais aux
-endroits de leur corps qui ont le moins de chaleur
-naturelle, tels qu’à la queue, qui est très-touffue
-dans les chevaux, les martres, les renards et les
-loups, et que ces poils sont courts et rares aux
-endroits où elle est la plus grande, comme au
-ventre. Leur dos, leurs oreilles, et souvent même
-leurs pattes sont les parties de leur corps les
-plus couvertes de poils. Mais je me contente de
-leur proposer cette dernière objection : la chaleur
-extérieure et intérieure d’un lion d’Afrique doit
-être au moins aussi ardente que celle d’un loup
-de Sibérie ; pourquoi le premier est-il à poil ras,
-tandis que le second est velu jusqu’aux yeux ?</p>
-
-<p>Le froid, que nous regardons comme un des
-plus grands obstacles de la végétation, est aussi
-nécessaire à certaines plantes que la chaleur l’est
-à d’autres. Si celles du Midi ne sauraient croître
-au nord, celles du Nord ne réussissent pas mieux
-au midi…</p>
-
-<p>Il s’en faut beaucoup que le froid soit l’ennemi
-de toutes les plantes, puisque ce n’est que dans
-le Nord que l’on trouve les forêts les plus élevées
-et les plus étendues qu’il y ait sur la terre. Ce
-n’est qu’au pied des neiges éternelles du mont
-Liban que le cèdre, le roi des végétaux, s’élève
-dans toute sa majesté. Le sapin, qui est après lui
-l’arbre le plus grand de nos forêts, ne vient à une
-hauteur prodigieuse que dans les montagnes à
-glaces et dans les climats froids de la Norwége
-et de la Russie. Pline dit que la plus grande
-pièce de bois qu’on eût vue à Rome jusqu’à son
-temps, était une poutre de sapin de cent vingt
-pieds de long et de deux pieds d’équarrissage
-aux deux bouts, que Tibère avait fait venir des
-froides montagnes de la Valteline, du côté du
-Piémont, et que Néron employa à son amphithéâtre.
-« Jugez, dit-il, quelle devait être la
-longueur de l’arbre entier, par ce qu’on en avait
-coupé. » Cependant, comme je crois que Pline
-parle de pieds romains, qui sont de la même
-grandeur que ceux du Rhin, il faut diminuer cette
-dimension d’un douzième à peu près. Il cite encore
-le mât de sapin du vaisseau qui apporta
-d’Égypte l’obélisque que Caligula fit mettre au
-Vatican ; ce mât avait quatre brasses de tour. Je
-ne sais d’où on l’avait tiré. Pour moi, j’ai vu en
-Russie des sapins auprès desquels ceux de nos
-climats tempérés ne sont que des avortons. J’en
-ai vu, entre autres, deux tronçons, entre Pétersbourg
-et Moscou, qui surpassaient en grosseur
-les plus gros mâts de nos vaisseaux de guerre,
-quoique ceux-ci soient faits de plusieurs pièces.
-Ils étaient coupés du même arbre, et servaient
-de montant à la porte de la basse-cour d’un paysan.
-Les bateaux qui apportent du lac de Ladoga
-des provisions à Pétersbourg ne sont guère moins
-grands que ceux qui remontent de Rouen à Paris.
-Ils sont construits de planches de sapin de deux
-à trois pouces d’épaisseur, quelquefois de deux
-pieds de large, et qui ont de longueur toute celle
-du bateau. Les charpentiers russes des cantons
-où on les bâtit ne font d’un arbre qu’une seule
-planche, le bois y étant si commun qu’ils ne se
-donnent pas la peine de le scier. Avant que
-j’eusse voyagé dans les pays du Nord, je me figurais,
-d’après les lois de notre physique, que la
-terre devait y être dépouillée de végétaux par la
-rigueur du froid. Je fus fort étonné d’y voir les
-plus grands arbres que j’eusse vus de ma vie, et
-placés si près les uns des autres qu’un écureuil
-pourrait parcourir une bonne partie de la Russie
-sans mettre le pied à terre, en sautant de branche
-en branche. Cette forêt de sapins couvre la
-Finlande, l’Ingrie, l’Estonie, tout l’espace compris
-entre Pétersbourg et Moscou, et de là s’étend
-sur une grande partie de la Pologne, où les chênes
-commencent à paraître, comme je l’ai observé
-moi-même en traversant ces pays. Mais ce que
-j’en ai vu n’en est que la moindre partie, puisqu’on
-sait qu’elle s’étend depuis la Norwége jusqu’au
-Kamtschatka, quelques déserts sablonneux
-exceptés, et depuis Breslau jusqu’aux bords de
-la mer Glaciale.</p>
-
-<p>Je terminerai cet article par réfuter une erreur,
-qui est que le froid a diminué dans le Nord parce
-qu’on y a abattu des forêts. Comme elle a été
-mise en avant par quelques-uns de nos écrivains
-les plus célèbres, et répétée ensuite, comme c’est
-l’usage, par la foule des autres, il est important
-de la détruire, parce qu’elle est très-nuisible à
-l’économie rurale. Je l’ai adoptée longtemps, sur
-la foi historique ; et ce ne sont point des livres qui
-m’ont fait revenir, ce sont des paysans.</p>
-
-<p>Un jour d’été, sur les deux heures après midi,
-étant sur le point de traverser la forêt d’Ivry, je
-vis des bergers avec leurs troupeaux qui s’en tenaient
-à quelque distance, en se reposant à l’ombre
-de quelques arbres épars dans la campagne.
-Je leur demandai pourquoi ils n’entraient pas
-dans la forêt pour se mettre, eux et leurs troupeaux,
-à couvert de la chaleur. Ils me répondirent
-qu’il y faisait trop chaud, et qu’ils n’y menaient
-leurs moutons que le matin et le soir. Cependant,
-comme je désirais parcourir en plein
-jour les bois où Henri IV avait chassé, et arriver
-de bonne heure à Anet…, j’engageai l’enfant
-d’un de ces bergers à me servir de guide, ce qui
-lui fut fort aisé, car le chemin qui mène à Anet
-traverse la forêt en ligne droite ; il est si peu fréquenté
-de ce côté-là, que je le trouvai couvert, en
-beaucoup d’endroits, de gazons et de fraisiers.
-J’éprouvai, pendant tout le temps que j’y marchai,
-une chaleur étouffante et beaucoup plus
-forte que celle qui régnait dans la campagne. Je
-ne commençai même à respirer que quand j’en
-fus tout-à-fait sorti, et que je fus éloigné des
-bords de la forêt de plus de trois portées de fusil…</p>
-
-<p>J’ai depuis réfléchi sur ce que m’avaient dit
-ces bergers sur la chaleur des bois, et sur celle
-que j’y avais éprouvée moi-même, et j’ai remarqué,
-en effet, qu’au printemps toutes les plantes
-sont plus précoces dans leur voisinage, et qu’on
-trouve des violettes en fleur sur leurs lisières,
-bien avant qu’on en cueille dans les plaines et
-sur les collines découvertes. Les forêts mettent
-donc les terres à l’abri du froid dans le Nord ;
-mais ce qu’il y a d’admirable, c’est qu’elles les
-mettent à l’abri de la chaleur dans les pays
-chauds. Ces deux effets opposés viennent uniquement
-des formes et des dispositions différentes
-de leurs feuilles. Dans le Nord, celles des sapins,
-des mélèzes, des pins, des cèdres, des genévriers,
-sont petites, lustrées et vernissées ; leur finesse,
-leur vernis et la multitude de leurs plans réfléchissent
-la chaleur autour d’elles en mille manières ;
-elles produisent à peu près les mêmes effets
-que les poils des animaux du Nord, dont la fourrure
-est d’autant plus chaude que leurs poils sont
-fins et lustrés. D’ailleurs, les feuilles de plusieurs
-espèces, comme celles des sapins et des bouleaux,
-sont suspendues perpendiculairement à
-leurs rameaux par de longues queues mobiles,
-en sorte qu’au moindre vent elles réfléchissent
-autour d’elles les rayons du soleil comme des
-miroirs. Au Midi, au contraire, les palmiers, les
-talipots, les cocotiers, les bananiers portent de
-grandes feuilles qui, du côté de la terre, sont
-plutôt mates que lustrées, et qui, en s’étendant
-horizontalement, forment au-dessous d’elles de
-grandes ombres, où il n’y a aucune réflexion de
-chaleur. Je conviens cependant que le défrichement
-des forêts dissipe les fraîcheurs occasionnées
-par l’humidité ; mais il augmente les froids
-secs et âpres du Nord, comme on l’a éprouvé dans
-les hautes montagnes de la Norwége, qui étaient
-autrefois cultivées et qui sont aujourd’hui inhabitables,
-parce qu’on les a totalement dépouillées
-de leurs bois. Ces mêmes défrichements augmentent
-aussi la chaleur dans les pays chauds,
-comme je l’ai observé à l’île de France, sur plusieurs
-côtes qui sont devenues si arides depuis
-qu’on n’y a laissé aucun arbre, qu’elles sont aujourd’hui
-sans culture. L’herbe même qui y pousse
-pendant la saison des pluies est en peu de temps
-rôtie par le soleil. Ce qu’il y a de pis, c’est qu’il
-est résulté de la sécheresse de ces côtes le dessèchement
-de quantité de ruisseaux ; car les
-arbres plantés sur les hauteurs y attirent l’humidité
-de l’air, et l’y fixent.</p>
-
-
-<p class="c gap">FIN.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">TABLE</h2>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td class="drap">L’Arcadie</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch1">5</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">La Pierre d’Abraham</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch2">115</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Extrait des Études de la Nature</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch3">209</a></div></td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap small">FIN DE LA TABLE.</p>
-
-
-<p class="c gap xsmall">Limoges. — Imp. <span class="sc">E. Ardant</span> et C<sup>ie</sup></p>
-
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ARCADIE ***</div>
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-Defect you cause.
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-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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