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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Contes Chrétiens - -Author: Teodor de Wyzewa - -Release Date: January 7, 2022 [eBook #67120] - -Language: French - -Produced by: Laurent Vogel (This file was produced from images - generously made available by the Bibliothèque nationale de - France (BnF/Gallica)) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES CHRÉTIENS *** - - - - - - TEODOR DE WYZEWA - - Contes Chrétiens - - Heureux les pauvres d’esprit! - (Saint Matthieu, V, 3.) - - - PARIS - LIBRAIRIE ACADEMIQUE DIDIER - PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS - 35, QUAI DES GRANDS-AUQUSTINS, 35 - - 1902 - Tous droits réservés - - - - -DU MÊME AUTEUR - - - Valbert, où les Récits d’un jeune homme, roman. 1 vol. - in-16 3 fr. 50 - -EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE - - La Légende dorée du Bienheureux Jacques de Voragine, traduite du latin - sur les plus anciens manuscrits, avec une introduction, des notes et - un index alphabétique, par Teodor de Wyzewa. 1 fort vol. - in-8º 5 fr. - - -IL A ÉTÉ IMPRIMÉ: - -45 EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS SUR PAPIER DE HOLLANDE VAN GELDER - - - - -_Non loquature mihi Moyses aut aliquis ex prophetis; sed tu potius -loquere, Domine Deus!_ - -(IMITATIO CHRISTI, III, 2.) - - - - -I - -LE BAPTÊME DE JÉSUS, - -OU - -LES QUATRE DEGRÉS DU SCEPTICISME, - -CONTE POUR LE MERCREDI DES CENDRES - - - - -A ALBÉRIC MAGNARD. - - - - -1. En ce temps-là, Jean prêchait dans le Désert de Judée. - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -4. Il avait un vêtement en poil de chameau, et une ceinture de cuir -autour des reins; il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage. - -5. Alors tout Jérusalem, toute la Judée, et toute la région riveraine du -Jourdain vinrent à lui; - -6. Et il les baptisait dans le Jourdain, après leur avoir fait confesser -leurs péchés. - -7. Mais quand il vit venir à lui une foule de Pharisiens et de -Sadducéens, il leur dit: «Race de vipères, qui vous a prédit que vous -pourriez échapper à la colère future?» - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -13. Alors Jésus, quittant la Galilée, se rendit au Jourdain pour -recevoir le baptême des mains de Jean. - -14. Mais Jean se refusait obstinément à le baptiser, en disant: «C’est -moi qui devrais être baptisé par toi! Et voici que tu viens à moi!» - -15. Et Jésus, lui répondant, lui dit: «Oublie cela pour le moment! Car -c’est ainsi qu’il convient que nous accomplissions la justice!» Et Jean -fit ainsi. - -16. Et Jésus, ayant été baptisé, sortit de l’eau, et voici que les cieux -s’ouvrirent, et qu’il vit l’Esprit de Dieu descendant sur lui, sous la -forme d’une colombe. - -17. Et l’on entendit une voix du ciel qui disait: «Celui-ci est mon fils -bien-aimé, en qui je me suis complu!» - -18. Puis l’Esprit conduisit Jésus dans le désert, pour y être tenté du -démon. - -(_Évangile selon saint Matthieu_, III et IV.) - - - - -I - -LE BON SENS - - Je vous le dis en vérité: si vous aviez de la foi aussi gros - qu’un grain de moutarde, vous diriez à cette montagne: - «_Transporte-toi d’ici là!_» et elle s’y transporterait. - - (_Saint Matthieu_, XVIII, 30.) - - -A la grande joie de ses cabaretiers, le village de Béthanie était devenu -un endroit à la mode. De Jérusalem et de toute la Judée, la foule y -était accourue pour assister aux exercices d’un jeune Juif qui, plongé à -mi-corps dans l’eau du Jourdain, et les épaules couvertes d’un gilet en -poil de chameau, s’offrait à baptiser ceux qui l’approchaient. Riches et -pauvres, tous avaient tenu à voir le nouveau prophète. Tous, une fois -là, s’étaient fait baptiser; l’opération était gratuite, et, au pis -aller, ne pouvait nuire. On mangeait et buvait, on jouissait du -printemps. Le soir, les baptisés échangeaient leurs impressions, sous -les palmiers de la route, en attendant les nouvelles de Jérusalem, qu’un -messager ne manquait pas de leur apporter à la nuit tombante. - -Mais un mardi, surtout, l’affluence fut énorme. On avait appris qu’un -second prophète allait venir, un paysan galiléen, qui se prétendait issu -de la race de David, et parlait en paraboles, et préférait à la société -des docteurs celle des filles et des vagabonds. - -Ce second prophète était Notre-Seigneur Jésus. Il avait alors à peine -trente ans. Sa divinité ne s’était pas encore clairement révélée au -monde: mais déjà l’Esprit lui avait dicté maintes paroles hardies et -douces; et déjà les cœurs simples avaient senti l’attrait surnaturel de -ses yeux. - -Aussi quand il vint à Béthanie, ce mardi-là, vêtu d’un large manteau -clair et les cheveux flottants, et quand on le vit escorté d’une troupe -bruyante où se mêlaient les mendiants, les femmes, les enfants, et les -chiens des rues, et quand on l’entendit salué par le Baptiste comme le -Maître qu’avaient promis les saints livres, l’enthousiasme de la foule -toucha au délire. On acclama le Nazaréen pendant qu’il recevait le -baptême, on acclama la colombe qui descendait sur lui, et la voix -céleste qui disait: «Celui-ci est mon fils bien-aimé!» Plusieurs des -assistants se firent baptiser une seconde fois, espérant avoir leur part -du miracle: mais aucune colombe ne descendit sur eux, et la voix céleste -n’eut rien à leur dire. N’importe, ce fut une gaie journée. -L’après-midi, Jésus ayant promis de prêcher, on s’écrasa pour -l’entendre. Et l’on fut unanime à trouver charmantes quelques-unes des -paraboles du jeune orateur. - -Puis, comme c’était le mardi gras, on mangea et but plus que de coutume; -et tard dans la nuit on dansa sur la place du marché, pour se dégourdir -les jambes après la fatigue du sermon. - -Jamais encore un prophète n’avait été aussi bien accueilli. - - - - -II - -LA SAGESSE - - Malheur à vous, scribes et pharisiens. Car vous fermez aux - hommes le royaume des cieux! Vous n’y entrez pas, et vous n’y - laissez pas entrer ceux qui voudraient y entrer. - - (_Saint Matthieu_, XXIII, 13.) - - -Le lendemain de ce beau jour, avant l’aube, Jésus réunit ses compagnons -et leur annonça son intention de les quitter pour un mois et plus. -L’époque de sa mission approchait: il voulait auparavant prier et -jeûner, dans la solitude des montagnes, et fortifier son cœur pour la -souffrance prochaine. - -Sa résolution ne chagrina pas outre mesure les braves gens qui -l’écoutaient. Aucun d’eux n’était encore, à proprement parler, son -disciple. Ils avaient été simplement séduits par la grâce du jeune -homme, par l’éclat de ses yeux, par l’étrange douceur de sa voix, et par -ces touchantes paraboles qu’à peine ils essayaient de comprendre. Il -leur avait ordonné de venir, et ils étaient venus, Maintenant il leur -ordonnait de s’en aller: ils n’eurent pas l’idée de lui désobéir. Seuls -les enfants furent plus difficiles à persuader. Ils s’obstinaient à -suivre leur ami sur la route du désert: la vie leur semblait impossible, -privés du bienheureux parfum de sa présence. Et il en coûtait aussi à -Jésus de se séparer d’eux, car personne n’était plus près de son cœur. -Enfin il les caressa une dernière fois de la main, les bénit, et -disparut à leurs yeux. - -Il marchait le long du fleuve, pensif et triste. Il songeait qu’il avait -fini désormais de pouvoir ressembler à ces petits êtres. L’Esprit le -poussait vers un monde nouveau. Et il se lamentait d’entendre toujours -résonner plus forte, dans son âme, la plainte infinie des créatures. - -Soudain une voix nasillarde l’appela par son nom. S’étant tourné, il -aperçut, debout sur le seuil d’une élégante villa, un gros homme -élégamment vêtu qui lui faisait signe d’approcher. Il reconnut tout de -suite ce gros homme: il l’avait vu, la veille, à Béthanie, assis au -premier rang de ses auditeurs. C’était un des personnages les plus -considérables de Jérusalem, le Prince des Professeurs, un riche Juif qui -avait étudié à Rome et qui, depuis lors, joignait à son nom originel de -Ruben le prénom latin de Pompilius. Il était petit, avec un long nez -pâteux et des yeux un peu louches; mais sa mise était irréprochable, et -tout, dans ses manières, révélait un esprit éminemment distingué. - -«Jeune homme,--dit Pompilius à Notre-Seigneur Jésus-Christ en le -dévisageant avec une attention sympathique,--jeune homme, j’ai entendu -hier votre petit discours et il m’a vraiment bien intéressé. Je ne suis -pas de ces intelligences étroites qui refusent _a priori_ de prendre en -considération les idées nouvelles, et qui n’admettent à la fois, sur un -point donné, qu’une seule vérité. La vérité--mon Dieu!--elle est dans le -pour et elle est dans le contre; tout homme la tient dès qu’il _croit_ -la tenir. Croire, c’est la seule chose qui importe. Pour ma part, hélas! -comme l’élite des esprits de mon temps, j’ai désappris le secret de la -foi: mais, justement parce que je ne puis croire, je sens l’immense -valeur du bien que j’ai perdu. Et voilà pourquoi j’ai été si heureux de -vous entendre! Je vous admire, je vous envie de croire comme vous -faites. Ah! bénissez le destin qui vous a permis de naître dans le -peuple, et de garder intacte la simplicité de votre tempérament, loin -des cruelles délices de l’analyse et de la réflexion critique! - -«Et ce n’est pas seulement votre foi qui m’a frappé. Savez-vous que -plusieurs de vos théories sont tout à fait curieuses? Quelques-unes, -mises au point, auraient même plus de portée que vous ne l’imaginez. Le -pardon des offenses, par exemple, l’indifférence à l’égard des lois -civiles, le renoncement aux plaisirs égoïstes, la supériorité morale du -pauvre sur le riche: voilà des paradoxes que je ne me serais pas attendu -à trouver dans la bouche d’un jeune publicain de Galilée! Aucun d’eux, à -dire vrai, n’est pour moi entièrement nouveau. Avez-vous entendu parler -des vieilles religions de l’Inde? Elles sont pleines de vues très -hardies, dont plusieurs se rapprochent des vôtres. Et puis, sans aller -si loin, les philosophes stoïciens ont dit, ou à peu près, tout ce que -vous dites. Si vous me faites l’amitié de venir me voir, en passant à -Jérusalem, je vous montrerai les écrits de Chrysippe, qui était, comme -vous, un publicain; je suis sûr qu’il vous plaira. Mais on devine tout -de suite que vos idées, pour n’être pas absolument nouvelles, ne vous -sont venues que de vous-même: on le devinerait à la rudesse un peu naïve -dont vous les exprimez. Et, je vous le répète, ce sont des idées d’une -portée extrême: je me chargerais, avec elles, de transformer le monde! - -«Et c’est précisément ce qu’il y a chez vous de plus admirable, c’est -que vous avez l’intention de transformer le monde. Le monde vaudra-t-il -mieux qu’à présent, quand vous l’aurez transformé? Je n’en jurerais pas. -Mais j’estime qu’il ne faut pas s’arrêter aux questions de ce genre. Il -faut agir, peu importe le but; croire et agir, seules importent la foi -et l’action! - -«Je suis trop débile pour agir moi-même,--poursuivit le gros -homme,--mais personne n’est plus zélé que moi à recommander l’action. Et -vous m’avez si vivement touché, avec ce zèle indomptable que je lisais -dans vos yeux! Ah! si mes élèves de l’Université de Jérusalem pouvaient -vous ressembler! Moi qui suis de leur monde, je ne crains pas de vous -certifier que vous leur êtes supérieur! Sachez-le bien, je suis de cœur -avec vous, comme avec tous ceux qui croient et qui veulent agir! Et -maintenant, jeune homme, dites-moi franchement, à votre tour, ce que -vous pensez de moi et de l’état de mon âme!» - -Ainsi parla Pompilius, le Prince des Professeurs. Notre-Seigneur Jésus -était humble et doux. Personne ne lui avait parlé sans obtenir une -réponse. Les pharisiens l’interrogeaient afin de le compromettre: il le -savait, et il répondait à leurs questions. Mais il ne dit pas un mot à -Pompilius. Peut-être n’avait-il trouvé rien à répondre à ses arguments, -ou peut-être son ton protecteur l’avait-il froissé? Il releva seulement -sur lui ses grands yeux, qu’il avait tenus baissés tout le temps du -discours, et il le regarda de la tête aux pieds. Puis il secoua la -poussière de ses sandales, et s’éloigna vers la route. - -Et Pompilius rentra dans sa villa. «Le malheur, avec ces -révolutionnaires, est que décidément ils sont trop mal élevés!» Telle -fut la seule plainte qu’on entendit sortir des lèvres de ce Sage. - - - - -III - -LE RÊVE - - Les disciples lui dirent: «Qui donc peut être sauvé?»--Et Jésus, - les regardant, leur dit: «Quant aux hommes, cela est - impossible...» - - (_Saint Matthieu_, XIX, 25 et 26.) - - -Jésus avait rejoint la route. Il marchait le long du fleuve, pensif et -triste. La plainte infinie des créatures résonnait toujours plus vive -dans son âme; elle l’oppressait comme un remords. - -Mais si la tristesse était en lui, au dehors toute chose s’égayait, sur -son passage. Les poissons sortaient de l’eau pour le voir; les oiseaux -volaient autour de lui, chantant ses louanges; les oliviers agitaient -doucement leurs feuilles au souffle de son haleine. Ses pas apportaient -au monde la paix et le bonheur. Pour les petites filles qui le voyaient, -son sourire était comme une poupée vêtue de soie; les chats et les -chiens léchaient le pan de son manteau. Au moment où il passait devant -un péage, la femme du péager sortit de la maison et lui offrit une -drachme. Jésus prit la drachme, car il prenait tout ce qu’on lui -offrait; et justement il aperçut un voleur qui guettait les voitures, au -bord de la route. Il lui donna la drachme et continua son chemin. Et les -laboureurs qui travaillaient aux champs se demandaient pourquoi leur -poitrine leur avait tout d’un coup paru si légère, comme si tous les -péchés de leur race venaient d’en être effacés. - -Bientôt les montagnes grises se montrèrent, barrant l’horizon, désertes -et nues. Jésus quitta la route, traversa une forêt de cèdres, gravit la -pente escarpée, s’accrochant aux pierres. Il dominait maintenant la -plaine de Juda. Il voyait à ses pieds la mer Morte et le Jourdain, et -Bethléem, où il était né, et Jérusalem, où il devait mourir. Et bientôt -il s’enfonça plus avant dans la solitude des montagnes. Toute trace de -vie avait disparu. Le bruit des villages et des villes s’était tu; on -n’entendait plus même le chant des cigales. Jésus était à l’endroit où -l’avait envoyé l’Esprit, afin qu’il y fortifiât son cœur dans la prière -et le jeûne. - -Mais voici qu’il aperçut, couché sur un lit de pierres et les jambes -repliées, un personnage singulier qui le regardait. C’était un -personnage vraiment singulier. Il paraissait jeune, mais l’emmêlement de -ses longs cheveux noirs et de sa longue barbe rouge empêchait de -reconnaître son âge. Sa face était ainsi couverte de poils, comme celle -d’une bête; on n’y distinguait rien qu’un grand nez mélancolique et deux -énormes yeux verts où brillait, en permanence, un sourire mystérieux. Le -manteau qui couvrait son corps était d’une étoffe précieuse, mais à -présent ce n’était plus qu’une loque dont les mendiants n’eussent pas -voulu. Et ce singulier personnage restait là, immobile, regardant Jésus -avec son mystérieux sourire dans les yeux. - ---Qui es-tu donc, mon frère, lui dit Jésus après un moment, et que -fais-tu dans ces lieux où je suis venu pour jeûner et prier? - -L’homme se mit sur son séant, porta la main à son front. C’était comme -s’il voulait répondre, et ne pouvait. Sans doute il avait perdu -l’habitude de parler. Enfin il dit, répondant en hébreu avec un léger -accent étranger: - ---Je suis, s’il faut être quelqu’un, Valerius Slavus, chevalier romain; -et, dans ce désert où tu es venu pour prier et jeûner, je suis venu, -moi,--depuis combien d’années? je ne saurais le dire,--pour jouir de la -vie et pour régner sur le monde. Mais toi, mon ami, quel est ton nom? -Jamais encore je n’ai vu d’aussi beaux yeux que les tiens, ni entendu -une aussi douce musique que le son de ta voix. - -Jésus lui dit son nom. Il lui raconta les prodiges qui avaient -accompagné sa naissance, son heureuse jeunesse dans la maison du -charpentier, comment ensuite la plainte infinie des créatures avait -résonné en lui, et comment l’Esprit l’avait forcé à quitter sa mère et -ses frères pour le salut de tous. - ---Mon ami, répondit alors le solitaire, assieds-toi près de moi et -donne-moi ta main, encore qu’en réalité je ne sois pas digne de dénouer -la courroie de tes sandales. Je l’ai bien compris en te voyant, que tu -étais d’une race princière, et que les jardins de la Sicile envieraient -les délicates fleurs que tu portes en toi! Vois-tu, l’étoile qui a -conduit vers ton berceau les bergers ces villages, c’est elle encore qui -vient de te conduire ici: car ce que tu cherches, je l’ai trouvé; et tu -es celui qui je puis dire les choses que personne, avant toi, ne m’avait -paru digne d’entendre. - -Il prit la main de Jésus. Le désert s’étendait autour d’eux, sous le -bleu sombre du ciel. - ---Écoute, reprit Valerius, voici l’histoire de ma vie: - -«Je suis né à Rome, mais je ne suis pas Romain. Mon père était roi de -lointaines régions perdues là-bas vers le nord, au pays des Sarmates. -C’est un pays où les âmes sont fortes et éprises de luttes, mais avec -une étrange impuissance à se satisfaire des présents matériels de la -vie. Elles ne sont pas, comme les âmes latines, attachées à la terre par -les solides liens des désirs des sens, et les choses qui les entourent -ne leur apparaissent pas avec le même degré de réalité. - -«Mon père avait vingt ans lorsqu’il fut fait prisonnier, dans une -bataille, et amené à Rome. Esclave, il se maria avec une esclave, une -Athénienne, qui fut ma mère. Mais je n’ai connu, pour ainsi dire, ni mon -père ni ma mère. J’ai été élevé par le maître à qui mes parents -appartenaient, un vieux patricien illettré qui, par un étrange sentiment -de haine ou de vengeance, exigea que l’on m’instruisît de tout ce qu’il -est possible d’apprendre à un homme. Ainsi j’ai grandi parmi les -professeurs. Les jeux de la géométrie et de la rhétorique ont été mes -seuls jeux. De là vient que je puis m’entretenir avec toi dans ta -langue, mon ami; mais de là vient aussi, peut-être, mon aversion pour le -savoir et pour tous ceux qui le détiennent. - -«Quand mon maître eut enfin la joie de me voir le cerveau tout gonflé de -science, comme une outre d’huile, il mourut, me laissant tous ses biens. -Je me trouvai, à vingt ans, libre, noble (car il m’avait adopté), riche, -et seul dans la vie. Je m’aperçus tout de suite que la journée avait -beaucoup d’heures, et que mon seul souci, comme celui de tout homme, -devait être de _tuer le temps_ de la façon la moins déplaisante -possible. - -«Les jouissances matérielles eurent vite fait de me fatiguer. J’étais -incapable de penser à ce que je mangeais, en mangeant; ainsi manger n’a -jamais eu aucun intérêt pour moi. Galoper sur un cheval, danser, tirer -de l’arc, ces exercices me convenaient davantage; mais, tout de même, -jamais je n’y trouvais le plaisir que j’en attendais. Avant et après, je -les jugeais pleins d’agrément; mais, pendant que je m’y livrais, ou bien -je pensais à autre chose, ou bien il me paraissait que décidément je -n’étais pas en train ce jour-là. J’aimais les toilettes élégantes: -encore ne m’offraient-elles pas, en plaisirs, l’équivalent de la peine -qu’il m’y fallait prendre. Je désirais les beaux meubles et les statues -des maîtres; mais je cessais d’y faire attention dès que je les -possédais. J’avais l’impression que les courtisanes vendent trop cher le -plaisir qu’elles vendent, alors même qu’elles le donnent pour rien. Des -amis m’engageaient à me réjouir de ce que j’étais riche: et moi je les -soupçonne, aujourd’hui encore, de s’être moqués de moi. Je souhaitais -bien d’avoir plus d’argent que je n’en avais; j’imaginais que, avec plus -d’argent, toutes choses m’auraient amusé dans la vie; mais, l’argent que -j’avais, je le jetais au hasard. - -«Jaloux du bonheur des mendiants qui se chauffaient au soleil devant mon -palais, j’ai mis mes biens en dépôt et je me suis fait mendiant, Pendant -un an j’ai mené la vie d’un gueux, j’ai dormi sur le port, mangé des -restes de pain sec. Pendant un an, ensuite, j’ai été maçon: du matin au -soir je travaillais de mes mains. J’avais entendu des maçons chanter en -travaillant, et j’étais allé chercher le plaisir où ils le trouvaient. -C’est pendant ces deux années que j’ai appris à haïr, comme les pires -des maux, le travail et la pauvreté. - -«J’avais beau faire, je n’étais pas de ceux qui, comme on dit, -_s’amusent d’un rien_. Et, de quelque côté que je me tournais en quête -d’amusement, j’apercevais _un rien_. Au contact de leur objet, mes -désirs, loin de se satisfaire, se dissolvaient: j’en voyais sortir, sur -le moment, une souffrance, et, à l’instant d’après, de nouveaux désirs -plus violents. - -«Je détestais la science et tout ce qu’on apprend dans les livres. A -supposer même que les prétendues vérités de la physique et de l’histoire -fussent vraies, je ne comprenais pas de quelle utilité il pouvait être -de les savoir. L’instruction qu’on m’avait donnée n’avait servi qu’à -m’alourdir la tête: c’est comme si l’on avait déposé des tas de pierres, -dans ma chambre, de telle sorte que je n’y eusse plus même une place -pour me coucher. On me parlait bien d’un certain besoin de connaître, -qui serait inné chez l’homme: mais c’était le même besoin qui poussait -les vieilles femmes à écouter aux portes de leurs voisins, et je ne -voyais aucun motif pour lui tant sacrifier. Et puis j’étais indigné du -mensonge de toute science. Je me demandais où les savants avaient pris -ce principe: que toutes choses ont des lois, et se passent toujours de -la même façon. Je sentais au contraire que rien, dans le monde, ne se -passait deux fois de la même façon: l’illusion du vulgaire sur ce point -venait précisément de ce que la science, avec ses formules, avait vicié -notre vision naturelle des choses. Je comparais le monde à un grand -fleuve qui coulait sans qu’on sût d’où, nous emportant au hasard, et -dont il n’était donné à personne de remonter le cours. Je ne parvenais -pas, non plus, à comprendre pourquoi l’on s’était obstiné à me mettre -dans la tête les faits de l’histoire et de la description des lieux, -tandis qu’il aurait suffi d’attacher à ma ceinture deux petits rouleaux -de papyrus où tout cela eût été marqué. - -«La philosophie, non plus, ne m’amusait guère. Parménide disait que -l’univers formait un corps unique, dont toutes choses n’étaient que des -membres. Empédocle disait que l’univers était en évolution, se modifiant -sans cesse du simple au complexe. Démocrite disait que l’univers n’était -fait que d’atomes matériels, et que la pensée résultait des atomes du -cerveau. Aristote disait que l’essence des êtres n’était pas en -eux-mêmes, mais dans leurs rapports. Et je me demandais quel intérêt -tous ces hommes avaient eu à dire tout cela. Quand ce qu’ils disaient -eût été vrai, je me demandais pourquoi ils avaient perdu leur temps à le -découvrir. Je préférais à leurs constructions les plus ingénieuses les -vers des poètes, qui du moins étaient beaux et me plaisaient à entendre. -Mais les sceptiques, surtout, m’exaspéraient. Puisqu’ils avouaient ne -rien savoir, alors à quoi bon parler? - -«J’excusais, à la rigueur, l’effort des moralistes, qui s’efforçaient de -m’indiquer où je trouverais le bonheur. Mais les uns me conseillaient de -ne rien désirer, les autres d’agir, d’autres me recommandaient la -recherche de la vérité, d’autres les jouissances matérielles. J’avais -éprouvé toutes ces recettes: j’ai encore la bouche amère du dégoût que -j’en avais rapporté. - -«Quelques-uns m’engageaient à servir les Muses; et le fait est que le -service des Muses m’était doux. Toute mon âme avait soif de beauté. -Phidias, Apelle, Théognis, Euripide, notre Virgile, me causaient des -plaisirs que je n’ai pas oubliés. Mais bientôt j’en vins à me fatiguer -même de ces plaisirs-là. J’y discernai une plus grosse part d’admiration -que de vraie jouissance, et mon admiration me parut ne profiter à -personne, ni aux artistes que j’admirais, ni à moi. Je me condamnais au -mal de mer pendant des semaines et des mois pour aller revoir le -Parthénon, le fronton d’Égine, ou les temples de Memphis; et, en un -quart d’heure, j’avais fini de pouvoir regarder ce que j’étais venu -voir, et je me retrouvais en peine de tuer le temps. Dans les plus -belles œuvres, aussi, toujours je sentais quelque chose qui n’était pas -pour moi, et qui gâtait mon plaisir. La musique seule réussissait à me -rendre heureux: mais c’est parce qu’aux émotions qu’elle me suggérait -j’associais des images qui me venaient du dedans: c’était moi, et non -pas elle, qui désaltérais mon âme de beauté. - -«De créer moi-même une œuvre d’art, jamais je n’en ai eu le courage. -L’effort qu’il y aurait fallu dépenser ne me paraissait pas en -proportion avec le plaisir que j’en pourrais tirer. J’admettais qu’on -produisît pour gagner de l’argent; mais produire pour s’attirer de la -gloire, ou pour faire plaisir aux autres hommes, cela me semblait pure -folie. Je savais combien il entre dans la gloire de mauvais hasards, et -que les plus glorieux ne _jouissent_ jamais de leur gloire. Je me -souciais moins encore de faire plaisir aux autres hommes. Je pensais -qu’il serait ridicule d’offrir aux hommes autre chose que des -chefs-d’œuvre, et ridicule de s’imaginer qu’on est capable de leur en -offrir. - -«Et puis je me disais que les hommes avaient assez de belles œuvres, -déjà, pour leur faire plaisir. Si Hésiode et les autres poètes n’avaient -pas existé, après Homère, Homère aurait suffi à satisfaire les besoins -artistiques de l’humanité pendant les siècles des siècles. Ce n’est pas -de créer des œuvres d’art nouvelles, mais de détruire quelques-unes de -celles qui existent, qui me semblait la tâche d’un bon philanthrope: -car, ainsi, les hommes pourraient mieux jouir des œuvres qu’on leur -aurait laissées. - -«Voilà pourquoi je n’ai rien produit: sans compter que mes conceptions -les plus belles, dès que j’essayais de les exprimer, se décoloraient, -s’éloignaient de moi, me devenaient étrangères. - -«D’un seul plaisir je sentais que je ne me fatiguerais point: du plaisir -d’aimer. J’étais né pour aimer. J’aurais tout sacrifié pour trouver une -maîtresse ou un ami sur qui je pusse, à mon aise, déverser l’océan de -tendresse qui coulait en moi. - -«J’ai eu des amis. Je les ai choisis avec soin, j’ai tout fait pour les -prendre tels que mon cœur les voulait, et de toutes mes forces j’ai -travaillé à les aimer, J’ai vu que mes amis les plus intimes ne me -comprenaient pas. Dans les plus tendres épanchements, c’est comme si -nous avions, mes amis et moi, parlé chacun une langue différente. Et -puis les uns m’aimaient plus que je ne les aimais, les autres moins: -l’égale amitié dont j’avais besoin était décidément impossible. - -«J’ai eu aussi des maîtresses. Je les ai choisies avec soin, j’ai tout -fait pour les prendre telles que mon cœur les voulait, et, de toutes mes -forces, j’ai travaillé à les aimer. L’une d’elles était petite, blonde -avec des yeux relevés aux tempes et un sourire naïvement moqueur. -C’était une jeune princesse; le parfum de son âme se joignait, pour -m’enivrer, au parfum de son corps. Une grâce surnaturelle animait tous -ses gestes. Elle était fière et douce, les enfants lui tendaient les -bras quand elle passait dans la rue. Elle me préférait à toutes choses -au monde; née pour me commander, elle n’avait de goût que pour m’obéir. -Mais elle ne m’aimait pas; son cœur, son cœur trop parfait de jeune -princesse, était fermé à l’amour. Et, malgré que tout en elle me dût -être une source de joie, jamais je n’ai souffert de rien comme de -l’avoir connue. - -«Une autre était grande et belle, et dès qu’elle m’aperçut elle m’aima. -Je l’avais aimée aussi en l’apercevant; mais, quand je vis qu’elle -m’aimait, je la méprisai de s’être si aisément rendue. J’eus cependant à -feindre que je l’aimais, pour me conserver son amour, que je craignais -de perdre: si bien que je finis par la détester, pour cette feintise où -elle m’obligeait. - -«Je ne pouvais pardonner aux blondes de n’être point brunes. Aux plus -parfaites manquaient des qualités dont l’absence en elles me désolait. -Et d’elles toutes, de celles qui m’aimaient et de celles qui ne -m’aimaient pas, aucune ne me comprenait et je ne comprenais aucune -d’elles. Je ne pouvais me passer de leur compagnie; mais, dès qu’elles -étaient auprès de moi, je ne pensais plus qu’à les congédier. - -«L’océan de tendresse continuait de couler en moi, et je ne trouvais ni -un ami ni une maîtresse sur qui je pusse le déverser. - -«Ainsi au fond de toutes les occupations humaines m’apparaissait le -néant. Et cependant je persistais à vivre parmi les hommes. Je -m’acharnais à chercher, dans le monde qui m’environnait, -l’assouvissement de mes désirs. Et mes désirs restaient inassouvis, -faute d’obtenir, à l’instant où ils le réclamaient, l’aliment qu’ils -réclamaient. Il me semblait que j’étais assis devant une table couverte -de mets, que j’avais faim, et que tous les mets de la table étaient -empoisonnés. J’en étais venu à croire sérieusement que la vie était -mauvaise en soi. Et la certitude de mourir achevait de me désespérer. - ---Frère, dit Jésus, je connais ton mal! - ---Apprends donc à connaître le remède, mon ami! reprit le solitaire. Et, -toi aussi, mon remède te guérira! - -«J’étais un jour à Jérusalem, chez un ami. Le hasard avait mis entre mes -mains la _République_ de Platon: je dois te dire que Platon, au -contraire des autres philosophes, m’avait toujours séduit par -l’harmonieuse élégance de ses images et de son style. Je lisais donc, -sans trop me soucier du sens des phrases, lorsque tout à coup je tombai -sur un passage qui me fit tressaillir. Platon affirmait que ce que nous -appelons notre âme individuelle n’est pas toute notre âme; qu’il y a, -derrière ce que nous croyons notre personne, une âme plus vaste, la -Raison même, l’Idée seule existante; en un mot que Dieu tout entier est -au fond de notre âme. Je regardai le livre à un autre endroit. J’y vis -que ce que nous prenions pour des objets réels n’était que des reflets, -des ombres sur le mur d’une prison; et que les vraies réalités étaient -en nous, œuvres du divin pouvoir qu’était notre pensée: mais nous étions -enchaînés par les chaînes de nos passions et de l’habitude acquise, de -telle sorte qu’au lieu de contempler librement les réalités à leur -source, nous croyions réelles ces ombres falotes qui s’agitaient devant -nous. - -«Je n’en lus pas davantage, ni ce jour-là ni les jours suivants: les -livres avaient désormais fini d’exister pour moi. J’avais enfin aperçu -la vraie lumière. Je comprenais comment le monde que j’avais cru réel -n’était que l’œuvre de ma volonté. L’esprit ne sort jamais de lui-même: -ce qu’il croit sentir au dehors de lui, c’est en lui qu’il le sent, -c’est lui-même qui le produit. Et je me rappelais combien mes rêves, -toujours, m’avaient apporté de jouissances, ou plutôt m’en auraient -apporté si je ne m’étais persuadé que c’étaient de vains rêves, et qu’il -y avait ailleurs des réalités. - -«Oui, la seule mesure de la réalité des choses est l’intensité avec -laquelle je les sens. Et si j’avais senti, jusque-là, le monde -soi-disant réel avec plus d’intensité que le monde de mes rêves, j’y -étais uniquement amené par une habitude grossière. Mon esprit est le -créateur de tout ce qui existe; et je l’avais dégradé jusqu’à le croire -l’esclave des images qu’il créait. - -«Et depuis ce jour-là, mon ami, je fus roi de la terre et du ciel. Je me -retirai dans ce lieu, où l’ancien monde ne me trouble plus la vue. Je -reste étendu ici le jour comme la nuit, mangeant des racines quand la -faim me surprend. Mais c’est mon corps seul, c’est le reflet de mon -corps qui est étendu ici. Je vis, moi, en toute région où je désire -vivre. Je me nourris des mets qui me plaisent, au moment où ils me -plaisent. Je m’entretiens avec des amis que je puis aimer. Les œuvres -d’art les plus parfaites, c’est-à-dire les mieux adaptées à mon goût du -moment, sortent de terre au premier signal de ma fantaisie. J’ai -simplement renoncé à prendre pour seule réelle une infime partie de la -réalité totale. J’ai brisé les chaînes qui retenaient mon âme dans la -caverne des ombres. - -«Tout à l’heure, mon ami, tout à l’heure, quand tu es venu, j’étais en -Provence, au bord du noble Rhône, et je tenais dans mes bras la petite -princesse blonde dont je t’ai parlé, naïvement moqueuse, avec les yeux -relevés aux tempes. Jamais reine d’Orient ne s’orna des chatoyantes -étoffes qui l’ornaient. Le parfum de son âme imprégnait toute mon âme. -Et l’enfant m’avouait enfin qu’elle m’aimait: sa froideur n’avait été -rien qu’un jeu pour me mieux conquérir. Elle était blonde, mon ami; elle -était brune aussi. Et le sourire de ses petits yeux répétait l’aveu de -ses lèvres. - -«Oui, vois-tu, je suis roi de la terre. Je suis dieu! Je n’ai plus à -craindre la mort. Le temps n’existe plus pour moi; j’ai vu cette -convention humaine disparaître avec les autres. Seul j’existe, j’existe -maintenant et à jamais; et, parce que j’ai connu des ombres qui se sont -ensuite effacées, je serais fou de croire que je puisse mourir. L’être -ne saurait devenir le néant. - -«Mais de toutes les images que s’est plu à créer mon âme maîtresse du -monde, mon ami, aucune n’est belle, odorante, et bonne, comme ton image. -Je te contemple, en te parlant, et je me demande quel nouveau pouvoir -m’est venu pour que j’aie pu enfanter un rêve si charmant. Donne-moi ta -main, et reste toujours avec moi! Je sens que tous mes rêves précédents -vont me paraître mesquins et décolorés, comme la soi-disant réalité de -jadis, si tu t’éloignes à présent de l’horizon de ma pensée. - -«Mon pauvre ami, ne descends point parmi les barbares! Ta beauté est -trop belle pour eux: ils sont capables de te tuer. Tes disciples ne te -comprendront pas; tes amis te mépriseront; tu auras à subir le contact -des savants! - -«Tu as conçu le royal projet de réformer le monde. Mais c’est ici -seulement que tu pourras le réformer à ton gré. Là-bas, quand tu auras -disparu, la bonne semence que tu auras jetée en terre se trouvera -produire une mauvaise herbe: car ce monde-là est mauvais par essence, -comme toutes faussetés qu’on croit trop réelles, et tout se corrompt en -y entrant. La lumière que tu es ne servira qu’à rendre plus noire -l’universelle ténèbre. Ton nom peut-être sera glorieux, mais comme de -vaines syllabes où les hommes attacheront un sens digne d’eux et non -point de toi. Reste avec moi, délivre-toi de tes chaînes, sois dieu, mon -divin ami! Ferme tes oreilles à cette plainte de créatures qui -n’existent pas!...» - -Le solitaire allait poursuivre son discours; mais tout à coup Jésus -retira la main qu’il lui avait laissé prendre, se dressa debout devant -lui, et, d’une voix qui parut un éclat de tonnerre aux habitants des -vallées, il s’écria: - ---ARRIÈRE, SATAN! IL EST ÉCRIT QUE TU NE DOIS PAS TENTER LE SEIGNEUR TON -DIEU! - - - - -IV - -L’AMOUR - - Les disciples lui dirent: «Qui donc peut être sauvé?»--Et Jésus, - les regardant, leur dit: «Quant aux hommes, cela est impossible: - mais, quant à Dieu, toutes choses sont possibles.» - - (_Saint Matthieu_, XIX, 25 et 26.) - - -Cependant la nuit était descendue sur le désert. Elle avait ramené la -légère troupe des étoiles, qui maintenant adoucissaient d’une gaze -argentée le bleu profond du ciel. Mais Jésus n’avait point d’yeux, ce -soir-là, pour admirer leurs gentilles façons. Il s’était agenouillé; il -pleurait et priait. Enfin, il dit: - -«Malheureux, j’aurais dû te reconnaître plus tôt! Sous mille -déguisements tu tenteras mon troupeau, pendant les siècles qui -approchent; mais celui que tu as pris aujourd’hui, c’est lui qui -t’aidera à détacher de moi les âmes les mieux nées pour m’appartenir. -Par le rêve tu auras plus de force sur elles que par les sens et la -vanité. - -«Mais je saurai déjouer tes ruses, et chacun pourra trouver dans mes -parole une arme contre toi. A ceux que la réalité touche plus fort que -le rêve, j’ouvrirai les portes du rêve; je rappellerai au goût de la -réalité ceux qui seront trop enclins à rêver. A ceux-là je dirai: - -«Frères, votre raison vous affirme, en effet, que rien n’est réel en -dehors de votre pensée. Mais qui vous prouve que votre raison ne vous -trompe pas, qu’elle n’est pas en vous pour vous tromper? Or, votre -raison a toute chance de vous tromper: elle est, d’origine, un -instrument de lutte et de défense; sa première forme est la ruse, -s’imposant à la force physique. Votre raison a toute chance de vous -venir de Satan: mais c’est mon Père qui vous parle par la voix de votre -cœur. Et votre cœur vous ordonne de compatir et d’aimer. - -«Il ne s’agit pas d’aimer tous les hommes: l’objet serait trop vaste -pour un si faible cœur, et vous risqueriez de n’aimer aucun homme de la -façon qui convient. Mais démettez-vous d’une partie de vous-mêmes en -faveur d’une créature que vous verrez au-dessous de vous; souffrez de la -faim avec un chien affamé; quand une femme vous déplaît et que vous lui -plaisez, sacrifiez votre déplaisir pour lui procurer du plaisir! La -raison vous commande de renoncer au monde pour vous retirer en -vous-mêmes; mais le cœur vous ordonne de sortir de vous-mêmes pour -prendre une part aux souffrances d’autrui. Il n’y a pas d’autre devoir, -et il n’y a pas non plus d’autre joie. - -«Un homme viendra au tribunal de mon Père, qui dira: _J’ai souffert avec -ceux qui souffraient; je ne pouvais les voir souffrir sans en être ému._ -Et mon Père le fera asseoir à la table des justes. Un autre homme -viendra qui dira: _La bassesse des hommes m’a toujours éloigné d’eux; -mais, un jour, j’ai rencontré un enfant qui pleurait si fort que je l’ai -secouru._ Et, celui-là, mon Père le fera revêtir de la robe des anges.» - -«Mais malheur à ceux qui, lorsqu’ils entendront se plaindre une -créature, se demanderont si elle existe avant de la secourir! Malheur à -ceux qui, pour ne pas entendre la plainte des créatures, se réfugieront -dans le rêve, où ils se croiront dieux! A ceux-là je dirai: -_Rappelez-vous que vous êtes poussière, et que vous retournerez en -poussière!_ - -«Et, sous les mensonges de leur joie, leur supplice sera égal au tien, -malheureux Satan, jadis mon frère, condamné à ne pas aimer pendant les -siècles des siècles... Mais, maintenant, arrière de moi! Il a été écrit -que tu ne devais pas me tenter!» - - * * * * * - -Jésus s’enfonça dans le désert. Pendant quarante jours et quarante nuits -il jeûna. Plusieurs fois Satan le tenta encore, malgré sa défense. Mais -l’Esprit était en lui, et jamais il n’eut plus de pensée que pour le -salut des hommes. - -Et, quand il sortit du désert, sa divinité se révéla au monde par le -grand miracle, le _Sermon sur la Montagne_. Car aux saints aussi a été -accordé de guérir les paralytiques, et de ressusciter les morts, et de -nourrir cinq mille ventres avec cinq pains et deux poissons: mais un -Dieu seul pouvait donner aux âmes, pour la durée des siècles, sous -l’espèce de quelques petites phrases sans ordre ni style, un inépuisable -aliment d’espérance et de consolation. Ce sermon fameux commençait -ainsi: _Heureux les pauvres d’esprit!_ - -1892. - - - - -II - -LES DISCIPLES D’EMMAÜS, - -OU - -LES ÉTAPES D’UNE CONVERSION - -CONTE POUR LE JOUR DE PÂQUES - - - - -A MONSIEUR ANATOLE FRANCE. - - - - -13. Or voici que deux des disciples allaient, ce jour-là, vers une ville -nommée Emmaüs, qui était à soixante stades de Jérusalem; - -14. Et ils se parlaient entre eux de tous les événements qui s’étaient -produits. - -15. Et, pendant qu’ils s’entretenaient et se plaignaient, voici que -Jésus lui-même, s’approchant, se mit à marcher avec eux: - -16. Mais leurs yeux étaient retenus, et ils ne le reconnaissaient pas. - -17. Et il leur dit: «De quoi vous entretenez-vous ainsi, tout en -marchant? Et de quoi vous affligez-vous?» - -18. Et l’un d’eux, nommé Cléophas, lui répondit: «Es-tu donc, toi seul, -si étranger à Jérusalem que tu ne saches pas les faits qui s’y sont -produits ces jours derniers?» - -19. Il leur demanda: «Quels faits?» Et ils répondirent: «Ne sais-tu pas -ce qui est arrivé à Jésus de Nazareth, qui était un grand prophète, -puissant en œuvres et en paroles, devant Dieu et devant tout le peuple? - -20. «Et ne sais-tu pas comment les chefs des prêtres et nos princes -l’ont condamné à mort et crucifié? - -21. «Et nous, nous espérions qu’il allait racheter Israël! Mais -maintenant trois jours se sont déjà passés depuis qu’il est mort! - -22. «Et voici que des femmes, d’entre les nôtres, nous ont encore -effrayés! Car, avant le jour, elles sont allées au tombeau de Jésus, - -23. «Et, n’ayant plus trouvé le corps, sont revenues nous dire qu’elles -avaient eu la vision d’anges qui leur disaient que Jésus était vivant. - -24. «Sur quoi quelques-uns des nôtres se sont rendus au tombeau; et ils -y ont tout trouvé tel que ces femmes l’avaient dit; mais lui, Jésus, ils -ne l’ont point trouvé!» - -25. Alors Jésus leur dit: «O insensés! Comme vos cœurs sont paresseux à -croire à ce qu’ont annoncé les prophètes! - -26. «Est-ce que ce n’était point chose nécessaire que le Christ souffrît -tout cela, afin d’entrer ainsi dans sa gloire?» - -27. Et, commençant par Moïse et citant tous les prophètes, il leur -interprétait, dans toutes les Écritures, ce qui y était dit à son sujet. - -28. Cependant ils approchaient de la ville où ils allaient. Et Jésus -feignit d’avoir à aller plus loin. - -29. Mais ils le retinrent, en disant: «Reste avec nous, car voici le -soir qui tombe et la journée qui s’achève!» Et il entra avec eux dans -une hôtellerie. - -30. Et voici que, s’étant mis à table avec eux, il prit un pain, le -bénit, le rompit, et le leur tendit. - -31. Et, leurs yeux s’étant rouverts, ils le reconnurent. Et aussitôt il -disparut à leurs yeux. - -32. Et ils se dirent l’un à l’autre: «Comme notre cœur brûlait en nous, -sur la route, pendant qu’il nous parlait et nous éclaircissait les -Saintes Écritures!» - -33. Puis, s’étant relevés, ils revinrent aussitôt à Jérusalem, où ils -trouvèrent rassemblés les Onze, ainsi que ceux qui étaient avec eux. - -(_Évangile selon saint Luc_, XXIV.) - - - - -I - -LES PARABOLES - - Si quelqu’un veut me suivre, qu’il renonce d’abord à soi-même! - - (_Saint Matthieu_, XVI, 24.) - - -Sortis de Jérusalem au plus chaud de l’après-midi, les deux disciples -marchaient tristement sur la route de Samarie. Tous deux allaient pieds -nus, vêtus de pauvres manteaux rapiécés: ils portaient sur l’épaule leur -besace vide, accrochée au bout d’un bâton. Leurs cheveux et leur barbe -étaient si incultes, et leur visage si imprégné de poussière, qu’on les -aurait pris pour de vieux vagabonds. C’étaient pourtant deux jeunes -hommes: le grand, Cléophas, avait trente ans; l’autre, le gros Siméon, à -peine vingt-cinq. Et tristement ils s’entretenaient des fâcheuses suites -qu’avaient eues pour eux la mort de Jésus. - -Mais soudain tous deux s’arrêtèrent, effrayés. Un homme était là debout, -appuyé sur son bâton, qui les regardait et paraissait les attendre. Oui, -sans doute, il les attendait: car tout de suite il les salua, reprit sa -besace qu’il avait posée à terre, s’avança vers eux, et fit mine de -vouloir les accompagner. - -Anxieusement ils l’examinèrent des pieds à la tête. Cléophas, ancien -scribe de synagogue, se disait que ce devait être un émissaire du -sanhédrin, qui le guettait pour le ramener à Jérusalem: on savait qu’il -était le plus intelligent et le plus instruit, parmi les disciples du -Nazaréen; on avait résolu de s’emparer de lui. Siméon le cordonnier ne -se faisait pas tant de raisons; mais il devinait bien, au contraire, que -c’était à lui qu’on en avait. Il se voyait perdu; il maudissait -Cléophas, qui avait causé tout son malheur en le forçant jadis à quitter -Capernaüm, son pays, pour suivre Jésus en Judée. Et comme leur esprit -était occupé à ces réflexions pendant qu’ils examinaient l’inconnu, -celui-ci leur sembla un homme de méchante figure, mûr et trapu, avec un -regard sournois. - -Aussi ne répondirent-ils pas à son salut, ni aux questions qu’il leur -adressa. Et bientôt, n’osant le congédier, ils se mirent à courir pour -se délivrer de sa compagnie. Mais il courut avec eux. Il leur vantait la -bienfaisante fraîcheur de cet air du soir qui descendait sur eux. Il les -invitait à se réjouir de la pureté du ciel, où s’allumaient les -premières étoiles. Sa voix était si douce que, plusieurs fois, ils se -retournèrent tandis qu’il parlait, croyant entendre un chœur d’anges qui -chantaient au loin, derrière eux. Et, le gros Siméon s’étant heurté -contre une pierre, dans l’élan de sa course, l’étranger le retint par le -bras, l’empêcha de tomber. - -Depuis longtemps déjà ils marchaient, sans ralentir le pas, lorsque -Siméon s’aperçut que les pieds de son nouveau compagnon étaient rouges -de sang, qu’il tenait la main à son côté comme s’il y avait été blessé, -et que sa besace semblait bien lourde, sur son épaule. Il pensa d’abord -à se réjouir de sa découverte; mais il eut beau faire, il souffrait de -voir souffrir cet homme, pourtant son ennemi. Il marcha encore un -moment, puis il prit la besace de l’étranger, la mit sur son épaule avec -la sienne, au bout de son bâton. - -La besace était lourde, en effet; mais à peine Siméon l’eut-il prise -qu’il sentit que tout son corps, et ses jambes, et son cœur, étaient -devenus plus légers. Lui qui tout à l’heure tremblait, écrasé sous le -poids de sa frayeur, il avait maintenant tout oublié de lui-même; il ne -pensait plus qu’à savoir d’où venaient à l’étranger les blessures de ses -pieds et cette plaie au côté. Il en oublia jusqu’à sa mauvaise humeur -contre Cléophas. - ---Frère, lui dit-il tout bas, marchons moins vite, et donne ton bras à -ce malheureux! Vois-tu comme il est faible, et comme il a peine à mettre -un pied devant l’autre? - -Et Cléophas sentit, lui aussi, un grand souffle rafraîchissant qui -pénétrait en lui. La vue de cette misère dissipait ses méfiances. - ---Appuie-toi sur moi, homme, et marchons moins vite! dit-il. - -Mais lorsqu’ensuite l’étranger s’informa du but de leur voyage, le -souvenir de leur détresse leur revint à l’esprit. Encore -n’éprouvaient-ils désormais qu’un besoin de se plaindre, de montrer à -cet inconnu qu’ils avaient droit, eux-mêmes, à sa compassion. - - * * * * * - ---Amis, dit alors l’inconnu, de quoi vous entreteniez-vous, tout à -l’heure, quand je vous ai rencontrés? Et pourquoi êtes-vous tristes? - -Le malheur de Cléophas était si grand que chacun, lui semblait-il, -devait en savoir le motif. - ---Es-tu donc si étranger à Jérusalem que toi seul tu ignores les choses -qui s’y sont passées? répondit-il d’un accent un peu dur. - ---Et quelles choses? - ---Mais ce qui est arrivé à Jésus de Nazareth! Ah! c’était un prophète -puissant en œuvres et en paroles, devant le peuple et devant Dieu! Or -les prêtres et les magistrats l’ont livré pour être condamné à mort, et -il y a trois jours qu’on l’a crucifié. Sache donc que j’étais le premier -de ses disciples. Il nous avait promis de délivrer Israël... - ---Et de nous ressusciter du tombeau après s’être ressuscité -lui-même!--ajouta Siméon.--Et voilà trois jours qu’il est mort! A -Jérusalem, on nous cherche pour nous pendre. A Capernaüm, dans notre -pays, où nous retournons, chacun va se moquer de nous. Pourvu seulement -qu’on ne nous rejoigne pas en chemin! Nous voulions partir dès hier; -mais des femmes nous ont dit qu’elles étaient allées à l’endroit où on -l’a enterré, et qu’elles avaient trouvé le sépulcre vide. Même elles -auraient rencontré là un ange, qui leur aurait dit que Jésus était -vivant. Alors je suis allé hier soir au tombeau: le tombeau était vide, -en effet, mais pas l’ombre d’un ange, et personne n’a rien vu. On aura -enlevé ses restes pour nous empêcher d’y aller prier! Ah! vois-tu, nous -en sommes pour nos frais! Il est bien mort; et, à nous, Dieu sait ce qui -va nous arriver! - ---S’il était vivant, comme l’affirment ces femmes, tout de suite je -l’aurais vu!--reprit Cléophas.--Il n’y avait que moi qui le comprenais. -J’ai beaucoup étudié, depuis l’enfance! J’ai été second scribe à -Capernaüm. Je sais lire, écrire, je sais tout. Si Jésus vivait, mais il -serait là en ce moment, à m’écouter comme tu m’écoutes! C’est des idées -de femmes, tout cela! Bon pour des ignorants comme Siméon, de croire à -leurs inventions! Moi, d’ailleurs, jamais je n’ai été complètement dupe -de ce que nous disait le Nazaréen. Il y avait ses miracles, les malades -guéris, les morts ressuscités: c’est cela qui me retenait. Mais tous ces -discours nouveaux, bizarres, incompréhensibles! Et ce dédain de -l’instruction, et ce goût pour la mauvaise compagnie! - ---Oui, c’est vrai! fit Siméon. Moi-même, souvent j’ai failli douter de -lui, en le voyant si familier avec moi. Il me parlait comme à son frère! -Un homme qui se disait le descendant de David! - -Mais l’étranger interrompit leurs doléances et prit la parole, à son -tour. Il avait connu, lui aussi, Jésus de Nazareth. Il l’avait naguère -rencontré en Galilée; et l’autre jour il l’avait revu, traîné par des -soldats dans une rue de Jérusalem, les épaules couvertes d’un linge -écarlate, les mains liées, le front saignant sous des épines. Il croyait -fermement que Jésus était le Fils de Dieu, et ressusciterait du tombeau -suivant sa promesse. Sa voix restait douce comme un chant du ciel; mais -sans cesse ses paroles devenaient plus fermes, blâmant les deux -voyageurs de leur peu de foi. - ---Insensés, disait-il, pourquoi votre cœur est-il si rétif? Ne -savez-vous pas ce qu’ont annoncé les prophètes? Jésus ne devait-il pas -souffrir comme il a souffert, afin d’entrer ainsi dans sa gloire? - -Puis, commençant par Moïse et continuant par tous les prophètes, il leur -expliquait dans les Écritures ce qui concernait Jésus. - -Ses explications ravirent Cléophas, qui se piquait de savoir toutes les -Écritures, de pouvoir même les réciter à l’envers, en prenant par la -fin. Il compléta quelques-unes des phrases que citait l’étranger, il en -cita d’autres, encore plus probantes, à son gré. Il était heureux de -montrer son érudition à un homme aussi érudit. - -Siméon, lui, écoutait avec la mine recueillie qu’on lui avait vue jadis -aux discours de Jésus. Il était ébloui, entraîné, convaincu. De temps en -temps seulement il songeait qu’il n’avait rien mangé depuis le matin, -que sa besace était vide, et que le froid de la nuit allait le -surprendre sur la route. - -Et, quand on fut arrivé au bourg d’Emmaüs, il n’y tint plus. Il -interrompit ses compagnons, leur proposa d’entrer dans une auberge pour -se restaurer. - ---Ami, dit-il à l’étranger, voici ta besace! Nous allons, Cléophas et -moi, nous arrêter ici jusqu’à demain. Mais toi, est-ce que tu comptes -marcher toute la nuit, avec tes pieds malades, sous ce vent glacé qui -souffle du fleuve? Entre du moins te chauffer et prendre haleine un -moment! - ---Oui, entre avec nous, dit Cléophas, nous poursuivrons notre entretien! -C’est une telle consolation pour moi, dans ma détresse, de pouvoir -causer avec un homme qui m’entende! Entre sans crainte, personne ne te -dira rien, et, si tu ne veux pas manger, tu n’auras rien à payer! - -Mais l’étranger paraissait résolu à continuer son chemin. - ---Ami, lui dit alors Siméon se penchant à son oreille, nous t’offririons -bien de manger avec nous, mais il nous reste à peine trois drachmes, et -la route est longue jusqu’à Capernaüm. N’aie pas mauvaise idée de nous, -malgré cela, et viens te distraire un moment encore avec nous! Vois quel -bon feu nous attend, là-bas, dans la grande salle! Et puis nous saurons -bien nous arranger pour te trouver un gîte, sans qu’il en coûte rien à -toi ni à personne! - -Sur ces mots, l’étranger se décida à entrer. Cléophas et Siméon eurent -tous deux l’impression comme de dangers où ils auraient échappé. Ils le -prirent chacun par un bras et le conduisirent dans la grande salle; -justement une table y était servie, propre et gaie, sous la lampe. Et -ils se demandèrent comment ils avaient pu, au premier abord, si mal -juger leur nouvel ami. Tout entiers maintenant à l’espoir d’une bonne -soirée de repos, ils le considéraient de leurs yeux riants: c’était un -jeune homme, un beau jeune homme frêle et timide, avec un regard -innocent. Ils reconnaissaient en lui, exactement, le compagnon qu’il -leur fallait pour une libre causerie avant la couchée, le dos au feu et -le ventre à table. - -Un jeune domestique vint s’informer de ce qu’ils voulaient. Ils -commandèrent un plat de poisson, et se firent apporter, en attendant, du -pain et de l’eau. L’étranger, assis un peu à l’écart, les regardait -manger. - -Bientôt l’entretien reprit, coupé seulement de temps à autre par le -bruit des verres qu’on reposait sur la table. Siméon, «pour mieux -entendre», disait-il, avait entr’ouvert son manteau. Cléophas récitait -des textes sacrés, de sa belle voix grave qui s’enflait vers la fin des -phrases. Mais l’étranger n’en était plus aux textes sacrés. Il rappelait -à ses amis les discours de Jésus, ces singulières paraboles, simples et -subtiles, dont le sens restait caché aux sages et se dévoilait aux -enfants. - -Il en savait deux que, sans doute, ils ignoraient. Il s’offrit à les -leur dire. Et sa voix était devenue d’une douceur si touchante que -Cléophas lui-même avait cessé de parler. Siméon et lui vinrent s’asseoir -près du feu; et l’étranger leur répéta les deux paraboles, pendant que -le domestique s’occupait à essuyer les miettes de la table et à servir -le poisson. - - * * * * * - -Il leur dit d’abord: - - Un savant homme vivait à Jérusalem, sous le roi David. Pour se - consacrer tout entier à l’étude, il avait refusé de se marier, il - avait renoncé à un emploi dans le temple, qui lui rapportait honneurs - et profits. Il ne pensait ni à boire ni à manger. Du matin au soir, il - étudiait. Il était très vieux, mais il étudiait toujours. Ses voisins, - le voyant détaché du monde, le vénéraient comme un saint, et de tout - le royaume les docteurs venaient à lui pour le consulter. - - Or il entendit dans son sommeil une voix qui lui disait: «Si tu ne - deviens pas encore plus savant que tu n’es, tu n’entreras pas au - royaume des cieux!» - - Alors il se rappela qu’un savant homme vivait en Égypte, qui avait la - réputation de savoir toutes choses. Et il se mit en route pour le - consulter. - - Il rencontra sur son chemin un chien qui criait: une épine lui était - entrée dans la patte, et il ne parvenait pas à l’enlever. Mais le - savant homme était si pressé d’arriver au but de son voyage qu’à peine - il entendit les cris de ce chien. Et il poursuivit sa route, et le - sage d’Égypte lui apprit tout ce qu’il savait. - - Et voici que, dans la nuit de son retour à Jérusalem, il fut saisi - d’une fièvre: et il sut qu’il allait mourir, car il connaissait les - noms et les caractères de toutes les maladies. Et voici que de nouveau - il entendit la voix, et la voix lui dit: «Tu n’entreras pas au royaume - des cieux, puisque tu n’as pas réussi à devenir plus savant que tu - n’étais!» - - Et il mourut, et il n’entra pas au royaume des cieux: car il y a - beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. - -La voix de l’étranger était si douce, pendant qu’il parlait, qu’elle -semblait aux deux voyageurs une musique d’anges maintenant toute proche, -flottant parfumée d’encens, autour d’eux. Leurs yeux étaient remplis de -tendres lumières, leurs poitrines haletaient et leurs jambes -tremblaient. Le jeune domestique lui-même n’avait pu rester indifférent -à la surnaturelle douceur de cette voix. Il avait laissé sur la table le -poisson à moitié servi, et s’était adossé au mur, les yeux fixés sur les -yeux de l’étranger. - -Et l’étranger leur dit une seconde parabole: - - Un mendiant vivait à Jérusalem, sous le roi David. C’était le dernier - des mendiants. Il était bossu et boiteux des deux jambes, et les - passants crachaient sur lui, dans la rue, pour se divertir. - - Or un jour il vint aux portes du palais d’un prince, dont la femme - était la plus belle femme du royaume. Et il dit aux domestiques qu’il - était venu pour donner un baiser à la femme du prince. Et les - domestiques le chassèrent à coups de bâton, et leurs enfants - crachèrent sur lui, et leurs chiens le mordirent aux jambes. - - Mais le mendiant s’assit devant la porte du palais. Et bientôt il vit - s’approcher des seigneurs amis de la maison, et il leur dit qu’il - était venu pour donner un baiser à la femme du prince. Et les - seigneurs le plaisantèrent sur sa laideur et sa bêtise, après quoi ils - lui jetèrent une aumône et entrèrent dans le palais. - - Mais le mendiant resta assis devant la porte. Et bientôt il vit - s’approcher le prince lui-même. Et il lui dit qu’il était venu pour - donner un baiser à la princesse, sa femme. Et le prince, touché de sa - misère, lui parla doucement: «Ami, quelle folie t’a germé dans la - tête? Ne sais-tu pas que la loi nous défend de lever les yeux sur la - femme de notre prochain? Tiens, voici tout l’argent de ma bourse: - prends-le, et amuse-toi suivant ton plaisir!» - - Mais le mendiant refusa l’argent et dit au prince: «Jamais je n’ai vu - une femme si belle. Je suis un pauvre homme, je n’ai besoin d’aucun - plaisir. Seuls les yeux de la princesse me brûlent le cœur, depuis que - je l’ai vue, comme des charbons enflammés, et je vais mourir si je ne - lui donne pas un baiser.» - - Et le prince lui répondit: «Ami, tu auras donc ce que tu désires. Et - que Dieu te juge, si tu agis contre sa loi!» Et il alla prendre par la - main sa jeune femme, qui était plus parée et plus belle que les fleurs - des bois; et il l’amena au mendiant pour qu’il lui donnât un baiser. - Et il y eut grande joie dans le ciel: car beaucoup sont appelés, mais - peu sont élus. Que celui qui a des oreilles, entende! - -L’étranger se tut. Les deux voyageurs se tinrent quelque temps encore -près du feu, puis, quand le domestique fut sorti, ils reprirent leur -place devant la table. Ils se sentaient inondés d’un bien-être -délicieux, et l’odeur du poisson avait réveillé leur faim. - -Mais, au moment où ils se remettaient à manger, un soupir leur fit -dresser la tête. Et ils virent que l’étranger s’était affaissé sur son -siège, exsangue, la bouche entr’ouverte. Ils virent que ses pieds -saignaient, aussi son flanc, percé comme d’un coup de flèche. Alors ils -se dirent que, pendant qu’ils s’enchantaient à l’écouter, il rendait, -lui, ses dernières forces; et une angoisse les saisit. - -Ils ne pensèrent plus à leur faim, ni au vide de leur bourse, ni à rien -d’autre qu’à la misère de ce malheureux. Cléophas courut vers lui pour -le ranimer, Siméon commanda pour lui une ration de vin, et lui offrit -son pain. L’étranger revint à lui: il prit le pain que lui tendait -Siméon et le rompit, sous leurs regards pleins de pitié. - -Et, comme c’était la première fois que les deux disciples regardaient -leur compagnon de route en pensant à lui et non pas à eux-mêmes, pour la -première fois ils le virent tel qu’il était. - -Et ils découvrirent alors que leur compagnon de route était Jésus, leur -divin Seigneur, ressuscité du tombeau. - - * * * * * - -Ils se jetèrent à genoux pour l’adorer; mais déjà il avait disparu. - -Un moment ils restèrent immobiles, agenouillés sur le sol, la tête dans -les mains. La douce musique de la voix résonnait maintenant tout en eux, -parfumée d’encens. Leur âme était pénétrée de foi et de bonheur. Et, -perdant le souvenir de leurs faiblesses passées, ils se dirent l’un à -l’autre: «Frère, notre cœur ne brûlait-il pas dans notre poitrine, -tandis qu’il nous parlait sur la route, occupé à nous expliquer les -saintes Écritures?» - -Et aussitôt ils se relevèrent, sortirent de l’auberge, laissant leur -bourse sur la table, se remirent en chemin pour rentrer à Jérusalem. La -soif sacrée du martyre s’était emparée d’eux. Sous le vent froid de la -nuit, ils allaient. Jamais ils n’arriveraient assez tôt pour confesser -leur foi, convertir les infidèles, et périr sur la croix! - -Ils songèrent pourtant, au bout d’un instant, qu’il leur faudrait -d’abord réveiller les onze apôtres, et leur annoncer l’incroyable -rencontre. Car eux seuls avaient eu la preuve du miracle: c’est à eux -les premiers que Jésus s’était montré: c’est eux qu’il avait choisis -pour révéler au monde sa résurrection! - -Cette idée leur vint en même temps à tous deux. Oui, c’est eux que le -Seigneur avait choisis, eux seuls, parmi la troupe des disciples! Aux -femmes il avait fait voir son sépulcre vide, et les anges qui le -gardaient: mais à eux seuls il s’était fait voir lui-même! Et, à mesure -qu’ils y pensaient davantage, ils se sentaient remplis d’une -reconnaissance plus vive pour cette faveur de leur maître. - -Et, à mesure qu’ils y pensaient davantage encore, l’orgueil s’installait -dans leur cœur à côté de la reconnaissance. Eux, eux seuls, c’est eux -qu’il avait choisis! De telle sorte qu’au détour du chemin, à l’endroit -même où ils avaient tout à l’heure rencontré l’inconnu, tous deux furent -illuminés d’une certitude commune: ils comprirent qu’ils étaient -désormais les deux élus d’entre les élus, les mandataires suprêmes de -Jésus. Pourquoi leur serait-il apparu comme il l’avait fait, s’il ne les -avait pas tenus pour les premiers de ses disciples? Pourquoi, tandis -qu’il laissait les Onze se morfondre dans le doute et le chagrin, -pourquoi aurait-il pris la peine de les attendre au bord de la route, et -de s’attarder si longtemps en leur société? - ---Ah! frère, dit enfin Cléophas, je me sens indigne de ce choix! Quand -je pense que le Seigneur m’a préféré à Pierre, qui se croyait déjà le -chef de l’Église, à Jean qui se vantait d’être l’élève bien-aimé! Je -connaissais mieux, certainement, la loi et les prophètes; j’étais plus -sage et plus érudit. Mais avec tout cela je ne voyais en moi que le plus -humble des pécheurs. Et voilà qu’il m’a choisi! Te rappelles-tu de quels -yeux pleins d’une tendre tristesse il m’a regardé tandis qu’il rompait -le pain? - ---Il ne t’a pas regardé plus que moi!--répartit Siméon, tris piqué.--Ah! -vraiment, c’est trop de vanité! Mais rappelle-toi donc plutôt comment tu -l’as traité lorsqu’il nous a rejoints sur la route: tu lui as adressé de -dures paroles, tu t’es mis à courir pour l’empêcher de te suivre! Il n’y -a que moi qui aie eu pitié de lui. J’ai pris sa besace quand je l’ai vu -fatigué; c’est moi qui l’ai décidé à entrer dans l’auberge. Et, quand -j’ai failli faire un faux pas, ne m’a-t-il pas retenu? - ---Malheureux! cria Cléophas, mais tu es fou! Sais-tu seulement lire et -écrire? Que sais-tu? Mais on te rirait au nez, si tu osais dire que -c’est toi que Jésus a choisi! Malheureux! tu ne comprends donc pas que -c’est par charité que nous te gardions parmi nous? Es-tu capable -seulement de réciter la série des rois de Juda! - ---Laisse-moi en paix avec tes railleries, pédant de synagogue! répondit -Siméon. J’ai bien vu, aujourd’hui encore, que le Seigneur s’adressait -aux ignorants tels que moi, et non pas aux scribes de ta sorte. Les -scribes, il les détestait. «Race de vipères!» disait-il. Ah! jamais il -n’a si bien dit! - -Et ils continuèrent à se disputer. Et, à mesure qu’ils s’échauffaient -davantage, chacun des deux apercevait plus clairement les motifs qui lui -avaient valu, à lui seul, la faveur du choix divin. - -Aux portes de la ville, le débat devenait si vif que Cléophas fut sur le -point de se jeter sur son compagnon; mais il le vit lui-même si furieux -qu’il crut mieux faire de se tenir tranquille. Et ils marchèrent côte à -côte, très vite, sans se dire un mot. - - * * * * * - -Et quand ils sortirent de l’assemblée des Onze, une heure après, ils se -séparèrent sur le seuil, mortellement fâchés. - - - - -II - -LES GRAINS PERDUS - - D’autres grains tombèrent sur un sol pierreux, où ils n’avaient - pas beaucoup de terre, et ils levèrent aussitôt, parce que la - terre était peu profonde. Mais, le soleil ayant brillé, la - plante, brûlée de ses feux et n’ayant pas de racines, sécha. - D’autres grains tombèrent parmi les épines, et les épines - crûrent et les étouffèrent. - - (_Saint Matthieu_, XIII, 5, 6, 7 et 8.) - - -Trente ans s’étaient écoulés depuis la miraculeuse résurrection de -Notre-Seigneur Jésus; et déjà ses Apôtres avaient semé aux quatre coins -du monde la divine semence qu’il avait laissée dans leurs mains. - -Par une claire matinée de printemps, un mendiant s’avançait, tout inondé -de sueur et traînant les pieds, sur le petit chemin qui mène d’Arad à -Thamara, en Idumée, à travers les sèches collines du Désert de Juda. Le -pauvre mendiant! C’était l’âge, sans doute, qui avait voûté son dos, -aplati son ventre, dégarni son crâne et sa bouche; mais était-ce l’âge -aussi qui avait rongé l’un de ses yeux et la moitié de son nez, et qui -avait parsemé son visage de taches sanguinolentes, et qui avait tordu -les os de ses petites jambes? Rien n’était lamentable à voir, en tout -cas, autant que cet ancien gros homme dégonflé et raccourci, qui -clopinait sur la route en gémissant à chaque pas. Et le spectacle -n’était pas non plus sans quelque chose de comique, qui valait à -l’infortuné les rires et les huées de tous ceux qui le rencontraient. -Car cette vivante ruine, tête nue et pieds nus, portait sur ses épaules -un long manteau somptueux, mais trop lourd pour la saison, et sali, et -plein de trous, sans compter qu’on y voyait, cousus par places dans le -plus extravagant désordre, des bouts de méchants galons dorés et -argentés qu’on aurait dits ramassés dans une ornière et piqués là, au -hasard. Ces galons disparates, et deux bagues en métal grossier sur les -doigts crasseux du mendiant, c’était cela qui tout de suite forçait à -rire quand on l’apercevait: cela, et aussi la manière dont, à tout -instant, il portait la main à ses reins, comme s’il venait d’être battu. -Et puis enfin sa misère, dans l’ensemble, était de celles qui amusent: -on sentait qu’il avait dû lui-même s’amuser beaucoup pour se l’attirer -si complète. - -Il marchait, inondé de sueur et traînant les pieds. Quand on riait sur -son passage, d’abord il se fâchait, mais il finissait par sourire. Et -l’on s’éloignait sans lui rien donner, car son pauvre sourire faisait -peur. - -Au bas d’une montée il s’arrêta, s’assit dans le fossé de la route. Et -voici qu’il vit venir de son côté un grand vieillard si piteux et si -drôle qu’il ne put s’empêcher d’en rire, comme on avait ri de lui-même. -Celui-là appartenait à l’espèce des vieux maîtres d’école. Il avait un -nez crochu, une barbe desséchée, un cou mince et long comme une tige de -bambou. Il gardait ses deux yeux, mais si usés et si pleins de mite -qu’il pouvait à peine les ouvrir. Une dizaine de cheveux gris, sans -doute les seuls qui lui restaient, formaient une façon de clôture autour -d’un vieux linge verdâtre qu’il s’était collé sur le haut du crâne. On -devinait qu’il avait été destiné par la nature à être maigre, mais -qu’une vie sédentaire l’avait boursouflé, jaunissant sa peau. Et le -malheureux semblait atteint de quelque maladie singulière. Avez-vous -jamais vu, dans une cour de collège, des élèves révoltés contre leur -principal? Ils refusent de lui obéir, gambadent quand il leur commande -de rester en repos, courent à droite quand il leur dit à gauche. C’est -tout à fait de cette manière que se comportaient les membres du -vieillard. Ils semblaient révoltés contre lui. Sa tête se balançait à -l’extrémité de son interminable col, capricieusement, avec des grâces -indolentes. Ses bras se mouvaient suivant leur fantaisie, sans -s’inquiéter des ordres qu’il leur donnait. Et ses jambes s’avançaient -par des saccades soudaines, comme si leur ressort intérieur, à tout -instant, se fût démis. Et tout cela, tout jusqu’à la guenille qui lui -servait de manteau, tout cela était empreint d’une gravité solennelle: -le témoin le plus grincheux en eût été déridé. - -Aussi le petit vieillard riait-il, en se frottant les reins, pendant que -cette autre ruine flageolait sur la route. Mais tout à coup il s’arrêta -de rire, leva en l’air ses bras informes, et, si vite qu’il put, il -courut se placer sur le passage du vieux professeur. Puis tous deux -s’examinèrent soigneusement, et puis, s’étant reconnus, ils crièrent: - ---Cléophas! - ---Siméon! - -Trente ans ils ne s’étaient point revus; ils avaient eu le temps de se -pardonner leurs griefs. Assis maintenant côte à côte, dans le fossé du -chemin, ils continuaient à se regarder. Et chacun, considérant la misère -de l’autre, se consolait de sa misère. Jamais ils ne s’étaient sentis si -proches, depuis la première nuit qu’ils avaient passée ensemble sur la -route, jadis, aux portes de Capernaüm, avec les oreilles encore toutes -pleines des paroles de Jésus, et le cœur tout embrasé du feu divin de -ses yeux. Ils s’étaient juré, cette nuit-là, de marcher toujours la main -dans la main, doux et humbles, soumis à ce merveilleux jeune homme qui -avait daigné leur sourire. - -S’étant relevés avec de grands efforts, les deux vieillards marchaient, -la main dans la main. Ni l’un ni l’autre ne savait où aller, ni l’un ni -l’autre ne possédait rien au monde. - -Ils se promirent de ne plus se quitter. Ensemble ils mendieraient leur -pain, au long des routes: la vie leur paraîtrait moins dure, et la mort -moins lente. - -Et, quand ils se furent bien habitués l’un à l’autre, ils se racontèrent -la triste histoire de ce qui leur était arrivé, depuis qu’ils s’étaient -séparés, le cœur plein de haine, à Jérusalem, sur le seuil de la maison -de Marc, où demeuraient les Onze. - -Siméon parla le premier. Il s’interrompait à tout moment pour gémir, -pour se frotter les reins, pour essuyer la sueur de son crâne chauve. Le -sentier montait devant eux, montait sans fin. Des rochers plantés de -genêts leur cachaient le sommet de la colline. Plus d’une fois ils -durent s’asseoir, plus d’une fois le cœur leur faillit, et ils eurent -l’impression qu’ils allaient mourir. - - * * * * * - -Et voici ce que dit Siméon: - -«Ah! frère, Jésus m’a puni! J’avais douté de lui sur le chemin d’Emmaüs, -et il m’a fait expier mon péché. Car ces discours qu’il a tenus devant -nous, dans l’auberge, eh! bien, je vois maintenant qu’ils étaient -destinés à ma perdition! - -«C’est d’eux que m’est venu tout mon malheur. - -«Tu te rappelles, n’est-ce pas, qu’il nous a dit, ce soir-là, deux -paraboles? La première, pour être franc, je ne l’ai guère comprise; mais -tout de suite, au contraire, j’ai compris la seconde, celle du mendiant -qui avait donné un baiser à la femme du prince. Celle-là était assez -claire: elle signifiait que toutes les vieilles défenses de la Loi -étaient abolies, et que la seule loi, pour nous, devait être désormais -de chercher notre plaisir. C’est, du reste, un enseignement que, depuis -longtemps déjà, il m’avait semblé lire dans ses paroles. Tu te souviens? -Il nous dispensait des prières et des jeûnes, il pardonnait leurs péchés -aux pires pêcheurs, il prenait sous sa protection les femmes adultères. -Aussi ai-je deviné sur-le-champ le sens de sa parabole d’Emmaüs. Hélas! -je l’ai trop bien deviné. - -«Et je me suis promis de m’affranchir de toute contrainte, à l’avenir, -pour ne chercher d’autre but dans la vie que mon plaisir personnel. Rien -de plus raisonnable, d’ailleurs, et de plus conforme à ma nature. -J’avais des désirs, et quand je ne pouvais les satisfaire je souffrais, -et quand je pouvais les satisfaire j’étais heureux. Le mendiant avait -désiré donner un baiser à la femme du prince, et Jésus l’avait approuvé. -Je résolus donc de consacrer mon temps à désirer toutes choses, et à -satisfaire tous mes désirs. - -«Mais je vis alors que tous mes désirs étaient subordonnés au désir -d’être riche. Sans argent, impossible de rien avoir d’un peu agréable. -Et, comme je songeais aux moyens de m’enrichir, un publicain de Jéricho, -nommé Lévi, m’enseigna un moyen rapide et sûr dont lui-même tirait -profit. Installé à Athènes, il avait demandé aux Athéniens de lui -confier de grosses sommes d’argent, qu’il promettait d’employer à faire -creuser un canal de la Mer Morte à la Grande Mer. Les bénéfices, -disait-il, ne pouvaient manquer d’affluer; ils seraient répartis entre -les souscripteurs. Il avait ainsi obtenu de grosses sommes, qu’il avait -employées, non pas à faire creuser un canal, mais à se construire une -maison et à donner de belles fêtes. «Libre à toi, ajoutait-il, d’essayer -le même moyen dans une autre ville!» Et son idée me plut fort. Je lui -demandai, cependant, si le moyen qu’il me proposait n’était pas quelque -chose comme un vol. «Pas du tout, me répondit-il, car depuis vingt ans -je le pratique, et chacun le sait à Athènes, ce qui n’empêche personne -de me respecter. Et puis, comment serait-il question de vol quand les -gens confient leur argent de plein gré, et quand les sommes sont si -fortes?» - -«Rassuré par cette réponse, je m’en fus à Rome, et je suivis le conseil -de Lévi. Je recueillis des sommes destinées, disais-je, à ouvrir et à -exploiter des mines d’argent à Capernaüm. Cinq ans je vécus caché dans -un misérable taudis du faubourg, vivant d’ordures, tout occupé seulement -à ramasser de l’argent. Puis, au bout de ces cinq ans, je rachetai le -palais d’un patricien endetté; et je fis savoir que les mines de -Capernaüm, en attendant qu’elles enrichissent tous mes souscripteurs, -avaient déjà prospéré suffisamment pour m’enrichir moi-même. J’avais -atteint mon but: je possédais plus de trésors que n’en posséda jamais le -roi Salomon. Il ne me restait plus qu’à me créer des désirs, pour les -satisfaire à mon gré. - -«Mon seul vrai désir, vois-tu, le désir dominant de toute ma vie, -c’était de bien manger. Ah! le copieux repas que je me promettais pour -mon premier jour de fortune! Malheureusement, la vie de privations que -j’avais menée dans les faubourgs m’avait endommagé l’estomac, de sorte -que, ce fameux jour-là, précisément, il me fut impossible de rien -avaler. J’avais ainsi usé mon corps en toute façon, pendant ces cinq -ans; et quand je voulus jouir enfin de ma jeunesse, à trente ans, je me -trouvai plus vieux que ne l’était mon père à cinquante. Mais enfin je -pouvais goûter aux mets les plus rares, et je n’y ai pas manqué. J’ai -mangé des mélanges de viandes dont l’empereur Claude lui-même ne -connaissait pas la recette: tous les jours mes cuisiniers m’en offraient -de nouveaux, qu’ils inventaient pour moi. Et, ma foi! je sens que -j’aurais fini par y prendre plaisir. Je regrettais bien un peu que ma -condition m’interdît de me faire servir, à la place de ces combinaisons -précieuses, un bon plat de poisson salé avec des olives; mais enfin, tu -sais, on s’habitue à tout! C’est mon estomac qui décidément s’est fâché. -Était-ce l’effet de mes cinq années de privations? Était-ce la présence, -dans ces mets trop raffinés, de quelque élément indigeste? Était-ce leur -variété même et leur incessante nouveauté? Je ne puis le dire. Mais il -est sûr que, depuis vingt ans, il m’est impossible de rien manger. A -peine si je me souviens encore de ce que c’est d’avoir de l’appétit. Le -lait même, les œufs, rien ne me dit plus. Et figure-toi que, avec tout -cela, un désir de mets nouveaux m’est venu, qui ne veut plus me quitter! -J’y pense sans cesse. J’ai toujours l’idée qu’on est en train de -combiner quelque sauce qui, enfin, me ferait plaisir à goûter. - -«Un autre de mes soins, quand je fus riche, fut de me commander de -nombreux vêtements. Je pensais que rien n’était amusant comme de se -sentir élégamment habillé. Je le pense encore: ne le penses-tu pas -aussi? Mais,--je ne vois pas trop comment t’expliquer cela,--jamais je -n’ai pu me procurer le vêtement qu’il m’aurait fallu. Dès que je mettais -une toge, j’en désirais une autre. Et si tu savais ce que j’ai eu -d’ennuis avec mes tailleurs! Toujours des modes nouvelles, ou bien un -galon dont la couleur était mal assortie, ou des comptes trop chargés, -et alors des chicanes à l’infini. Et les coquins se moquaient de moi, -par-dessus le marché! Tout le monde se moquait de moi! Des toges qui -coûtaient plus cher que chez nous des maisons! Je te le dis, c’est Jésus -qui m’a puni! Car, enfin, il n’y a pas de plus vif plaisir que de porter -de belles toges et de vivre dans le luxe, n’est-ce pas? Je ne le sentais -pas autrefois, à Capernaüm, mais maintenant, je le sens bien! Que -vais-je devenir, Cléophas mon frère, maintenant que je sens tout cela, -et que je ne puis même plus trouver assez de vieux galons dans les -fossés des routes pour garnir en entier le bas de ce vieux manteau!» - -Après s’être arrêté un moment pour sangloter et gémir, et pour se -frotter les reins, Siméon reprit son récit: - -«Les riches Romains achetaient des peintures et des statues: j’en ai -acheté aussi. De cela je ne te parle pas comme d’un vrai plaisir: car -mon intendant m’obligeait à acheter des œuvres où je ne voyais rien, et, -celles qui m’auraient plu, il me défendait même de les regarder, comme -étant d’un goût trop vulgaire. Mais quels tracas je me suis donnés pour -former une collection! J’ai acheté au poids de l’or une statue que -chacun déclarait admirable: et, peu de temps après que je l’ai achetée, -chacun l’a déclarée vilaine, et même ridicule. Ce n’est pas que la -statue eût changé; mais il paraît qu’elle avait été d’abord d’un certain -Phidias, et qu’ensuite elle n’était plus de lui. Une fatalité, je te -dis, une punition de Jésus! Les autres sont si heureux de posséder des -collections! Ils en parlent avec tant d’orgueil et de joie! Ah! si je -pouvais recommencer à me former une collection! - -«Et si je pouvais recommencer à donner des fêtes, Cléophas! Il n’y a pas -de plus parfait bonheur. Hélas! je n’ai pas su en jouir! J’ai donné des -fêtes dont l’apprêt m’a causé des mois de fatigue, et qui m’ont coûté -des sommes incroyables. On est venu en foule dans mon palais, on a mangé -et bu, et moi je suis resté debout, entre deux portes, sans pouvoir me -reposer un moment. J’ai voulu au moins savourer la gloire mondaine que -je croyais m’être acquise. J’ai écouté ce que l’on disait de moi: mes -invités se racontaient l’histoire de ma fortune; on raillait le mauvais -goût de mon ameublement. On me méprisait et on se moquait de moi! - -«Vois-tu, c’est la malédiction de Jésus qui pesait sur moi! J’étais -riche, et tout le plaisir de ma richesse allait aux autres, par-dessus -ma tête. C’étaient les autres qui dégustaient les inventions de mes -cuisiniers, qui regardaient mes statues, qui s’amusaient à mes bals. Et, -au lieu de me remercier, ils me méprisaient et se moquaient de moi! - - * * * * * - -«J’ai désiré me marier. J’ai demandé la main de la plus belle et de la -plus élégante parmi les jeunes filles des patriciens; et tout de suite -je l’ai obtenue, ce qui m’a valu une infinité de haines et de jalousies. -Eh! bien, il en a été de ma femme comme du reste: ce sont les autres qui -en ont profité. Avec les autres elle était douce, spirituelle, -gracieuse, belle tous les jours d’une beauté différente; mais, à moi, -elle me faisait voir qu’elle m’avait épousé parce que j’étais riche. Et -jamais je n’oserais te dire comment elle me traitait. - -«Elle est morte, heureusement; et je me suis marié avec une jeune fille -que j’avais découverte dans un village de Sicile. Celle-là ignorait le -monde, elle me devait tout, je fus certain qu’elle allait m’aimer. -Hélas! la malédiction de Jésus pesait sur moi! Car, pendant les -premières semaines, l’enfant parut en effet, disposée à m’aimer; mais, -dès qu’elle vint à Rome, et qu’elle me vit si riche, et qu’elle vit les -jeunes Romains si empressés auprès d’elle... mon pauvre ami, elle fut -pire mille fois que ma première femme! - -«Si bien que je finis par renoncer aux plaisirs du mariage. Je pouvais, -avec mon argent, m’offrir les plaisirs de l’amour: ceux-là sont assurés, -rapides, et ne trompent jamais. J’ai même trouvé une jeune Juive de -Gabaon, une pure vierge, qui du premier coup s’est éprise de moi. Ah! -Cléophas, si tu l’avais vue! Elle se suspendait à moi comme une chatte, -elle me donnait des noms d’oiseaux, elle me demandait toute sorte de -bijoux pour se faire plus belle et pour me plaire mieux. Elle embrassait -mes valets pour les encourager à me bien servir. Hélas! elle avait dans -le sang je ne sais quoi de vicié, et je l’ai eu d’elle. Regarde mon nez -et mes yeux, regarde ces taches sur mon front: ce sont les souvenirs -qu’elle m’a laissés! Et puis, impossible désormais de profiter de sa -tendresse! Elle était si gentille, si innocente, si câline! Ah! si -seulement je pouvais la revoir! Je l’appelle jour et nuit, du fond de -mon cœur. Qu’est-ce que la vie, loin d’elle? Cléophas, Cléophas mon -frère, rends-la-moi!» - -Il parut à Cléophas que son vieil ami était devenu fou. Il s’était étalé -à plat ventre dans le sentier brûlant; il pleurait, et battait le sol de -son crâne. Enfin, il reprit ses sens: - -«Frère, dit-il, Jésus m’a puni. Trente ans j’ai cherché le plaisir, et -mes recherches n’ont abouti qu’à m’accabler de misère. J’ai pourtant -fini, il y a six mois, par découvrir la véritable source du bonheur. -Puisque je possédais beaucoup d’argent, je n’avais qu’à songer à cela, -et à m’en réjouir. J’amassai des monceaux d’or dans une salle de mon -palais: je les contemplais, je les pesais, je les rangeais d’une caisse -dans une autre. Encore un peu d’habitude, et je sentais que la vue de -cet or allait me paraître délicieuse. - -«Mais voici que mon palais fut envahi par des inconnus qui se jetèrent -sur tous mes trésors, enlevant, par-dessus le marché, les manteaux de ma -garde-robe, et mes meubles, et jusqu’à cette statue qui, cependant, -avait cessé d’être belle. Oui, ces misérables m’ont tout pris. Si encore -c’étaient les mêmes personnes qui, jadis, m’avaient confié leur argent -pour les mines de Capernaüm! Mais non, c’étaient des gens de rien, des -esclaves, une foule dont je soupçonnais à peine l’existence. Ils -m’avaient vu mener la vie luxueuse que je menais, ils s’étaient figuré -que je m’amusais beaucoup, et comme ils savaient que, suivant ma -religion, l’unique but de la vie était de s’amuser, ils avaient voulu -s’amuser à leur tour. Ils se partagèrent tout ce que je possédais. L’un -d’eux, un vieux tailleur aveugle, emporta sur son épaule mes plus beaux -tableaux: «Rien n’est agréable comme les tableaux!» criait-il. Après -cela, il en tirera toujours autant de plaisir que moi. Et, quand on -m’eut tout pris, on me chassa de ma maison. - -«Et il me fallut quitter Rome: car, du jour où l’on sut que j’étais -volé, on s’aperçut que j’étais un voleur. Je me suis enfui à Capernaüm; -mes parents étaient morts, les enfants de mes anciens amis refusaient de -me reconnaître. Je suis reparti, et je vais devant moi. - -«Mais le plus affreux est que je suis dévoré de désirs, Cléophas, plus -que jamais! Je désire manger des oiseaux des Indes, et mon estomac ne -consent pas même à digérer un morceau de pain. Je désire porter des -manteaux de pourpre brodés d’argent, et mon corps est si infirme, et mon -visage si laid, que tous les accoutrements ne feraient que me rendre -plus ridicule. Je désire palper des monceaux d’or, et je n’ai plus assez -de force pour gagner une drachme. Je désire respirer les parfums de -l’Arabie, et je n’ai plus que la moitié de mon nez. - -«Et avec ma figure, et ma bouche édentée, et mon crâne chauve, vois-tu, -Cléophas, je désire, je désire passionnément les caresses des femmes! -J’ai rencontré hier, à Arad, une jeune paysanne qui puisait de l’eau; je -me suis rappelé la parabole de Jésus, et j’ai voulu l’embrasser. Elle -m’a battu de ses deux poings, et son mari, qu’elle a appelé, m’a battu -aussi. J’en ai les reins fracassés! Soutiens-moi, Cléophas, je sens que -je vais mourir!» - - * * * * * - -Il était temps que Siméon s’arrêtât, car le pauvre homme suait, -soufflait, grognait, rendait l’âme. Et Cléophas, de son côté, paraissait -de plus en plus impatient de pouvoir se plaindre à son tour. - -«Mon pauvre Siméon,--fit-il, après qu’ils se furent assis,--il y a -longtemps que toute vanité a disparu de mon cœur. Ne te fâche donc point -de ce que je vais te dire: mais ton histoire, vois-tu, m’a prouvé une -fois de plus que tu étais une bête! Car, des deux paraboles que nous a -récitées Jésus, dans ce triste soir d’Emmaüs, tu as justement choisi -celle qui n’avait aucune importance: c’était un de ces contes poétiques -et touchants qu’il aimait à nous offrir, mais plutôt pour nous charmer -et nous inviter au rêve que pour nous indiquer notre voie. Et c’est -l’autre parabole, au contraire, qui avait un sens très précis. C’est -elle que j’ai tout de suite comprise, et qui m’a guidé, pendant ces -trente ans. - -«Jésus m’a enseigné, ce soir-là, que la science était la clef du royaume -des cieux: nul n’y entrera s’il n’est plus savant encore que le sage -d’Égypte, qui croyait savoir toutes choses. Aussi bien était-ce là une -vérité que j’avais toujours devinée; car je comprenais que ce ne pouvait -pas être sans motif, et simplement pour me bourrer la tête, qu’on -m’avait fait apprendre tant de choses, depuis l’enfance. Je formai donc, -en te quittant, la résolution de devenir le plus instruit et le plus -intelligent des hommes: et j’ose dire, sans trop de vanité, que c’est ce -que je suis devenu. - -«Pendant que tu amassais à Rome les éléments de ta vaine et maudite -fortune, je vivais, moi, à Alexandrie, recueillant les leçons des -maîtres, acharné à m’instruire dans tous les ordres de sciences. Bientôt -je me trouvai instruit dans toutes les sciences connues, dans d’autres -même, que je créai. Et nuit et jour j’étudiais. Je n’avais ni amis ni -maîtresses; je n’avais qu’une quantité innombrable d’élèves. Et -longtemps je me préparai à jouir du bonheur; je sentais que je serais -heureux tout à fait lorsque j’aurais appris et compris toutes les lois -de la nature. - -«Hélas! j’avais, moi aussi, péché envers Jésus! Un jour mes yeux -s’ouvrirent, et ce fut la fin de ma joie. Je m’aperçus alors que ce que -je prenais pour les lois de la nature n’était que de vaines formules. -Nos pères avaient eu d’autres sciences, qu’ils avaient crues éternelles -comme nous les nôtres: et c’est à peine si assez de traces nous en -restaient pour alimenter notre moquerie. Je m’aperçus que toutes nos -sciences reposaient sur de présomptueuses hypothèses: sur l’hypothèse -que la nature était faite en vue de notre pensée; sur l’hypothèse que -ses lois étaient d’accord avec les habitudes de notre esprit; sur -l’hypothèse que les mouvements de la nature se reproduisaient d’une -façon régulière et constante. Autant de chimères, mon pauvre Siméon, je -m’en aperçus dès le jour où mes yeux s’ouvrirent. Et sans cesse je vis -s’effondrer, sous des faits nouveaux, quelqu’une de ces lois soi-disant -universelles que j’avais prétendu établir. J’avais affirmé que les -miracles étaient des manifestations naturelles dont ma science saurait -découvrir les lois; et sans cesse je constatais que les manifestations -en apparence les plus naturelles étaient des miracles encore, dont -jamais aucune science ne découvrirait les vraies lois. - -«Si du moins l’esprit pouvait être assuré de connaître les faits, à -défaut de leurs lois! Mais non, pas même cela n’est possible! Les faits -tels qu’ils nous apparaissent sont le produit de notre pensée: rien, -absolument rien ne nous démontre qu’ils soient réels hors de nous. Rien -ne nous permet de distinguer, une seule fois, le rêve de la réalité. Et, -au commencement et à la fin de toute science, le mystère. Aucun moyen de -deviner, par la science, l’origine ni le but de rien. - -«Voilà ce que je vis, Siméon et la science pratiquée dans ces conditions -me parut une duperie, et je me sentis honteux d’y avoir dépensé tant -d’efforts. Je me consolais seulement à l’idée que si, ma science avait -été vaine, du moins elle n’avait causé de dommage à personne. - -«Or, au moment où je cherchais ainsi à me consoler, je relevai la tête, -que j’avais tenue baissée sur mes livres pendant dix années. Et je vis -avec terreur les résultats qu’avait produits, à mon insu, de par le -monde, cette science, que je croyais incapable de nuire. Il me parut que -la vie de millions d’hommes en était bouleversée. De ces formules que -j’avais établies, les prenant pour les vraies lois des choses, mes -élèves avaient tiré toute sorte d’applications pratiques. Ils s’en -étaient servis pour construire des machines diverses, des voitures qui -allaient plus vite que le vent, des roues qui faisaient à elles seules -plus de travail que des centaines d’ouvriers. Les machines, vois-tu, -c’est tout à fait comme ces boulettes de pain qu’on remplit de poison -pour les jeter ensuite aux souris: les souris avalent le pain, et le -poison les tue. Ainsi les hommes ne peuvent se défendre d’essayer ces -machines, qui paraissent si belles et d’un usage si commode; mais, dès -qu’ils les ont essayées, ils en réclament d’autres plus belles et plus -commodes, oubliant déjà les avantages qu’ils doivent à celles-là; et à -l’intérieur de ces machines un poison est caché, dont les hommes -s’imprègnent sans le voir, et qui détruit en eux ce qui les faisait -vivre. Car ces voitures vont trop vite, et ces roues font trop de -travail. Le poison du nouveau désir est caché au fond des machines: il -porte les hommes à ne plus se contenter ni du pays où ils sont nés, ni -de la condition de fortune où le sort les a mis. Et c’est la lutte, la -lutte sans pitié, tous les hommes se ruant à la conquête d’un bien-être -supérieur, et toujours plus malheureux à mesure qu’ils s’y ruent -davantage. - -«Ah! Siméon, j’ai tremblé lorsque j’ai vu l’humanité nouvelle qui était -sortie de ma science! Non seulement je n’étais parvenu à rien connaître -de certain, mais j’avais encore développé dans le monde l’inquiétude, le -désir, la souffrance, la mort. Ma médecine avait créé plus de maladies -qu’elle n’en avait guéri. Ma connaissance des corps naturels avait -permis de falsifier les produits de la nature. Ma physique avait fourni -aux hommes les plus formidables appareils de carnage et de destruction. - -«Je me vis criminel envers l’humanité tout entière. Je crus qu’on ne -pourrait manquer de s’apercevoir de mon crime, comme je m’en étais -aperçu moi-même en relevant la tête. Et je m’enfuis d’Alexandrie avec la -honte et l’angoisse au cœur, malgré l’universelle acclamation de ce -peuple aveuglé, qui me remerciait de l’avoir perdu. - -«Je me rendis à Antioche, et, là, je résolus de suivre dans une autre -voie les conseils de Jésus. Puisque la science des savants était -nuisible à l’humanité, je résolus de me livrer désormais à des études si -désintéressées qu’elles ne sauraient nuire. Et puisque la science des -savants ne m’avait rien appris ni sur les lois des choses, ni sur leur -origine et leur fin, je résolus de chercher désormais la vérité à sa -vraie source, qui était la science des philosophes. C’était d’elle, sans -doute, que m’avait parlé Jésus. Dix ans j’ai approfondi la philosophie; -il n’y a pas un livre que je n’aie lu, pas une doctrine que je n’aie -pesée. J’ai trouvé là un néant plus noir encore que dans la science des -savants. Ni sur l’origine, ni sur la fin des choses, la philosophie ne -m’a rien appris qui fût seulement un peu sérieux. Des inventions -gratuites, le plus souvent vides de sens! La fantaisie, unique mesure du -vrai et du faux! Et quelle fantaisie! C’est le triomphe des plus bavards -et des plus ennuyeux! - -«Et quand j’ai relevé la tête, que j’avais tenue baissée pendant dix ans -sur des problèmes de métaphysique, j’ai vu avec épouvante que ma -philosophie avait produit, de par le monde, des résultats plus tristes -encore que tous ceux de ma science. Non pas que les hommes m’aient suivi -dans mes recherches abstraites: mais le bruit était venu jusqu’à eux de -certaines de mes fantaisies, et, sans y rien comprendre, sans même y -penser, ils en avaient été imprégnés. J’avais imaginé, par exemple, que -la loi suprême de la vie dans l’univers était peut-être la lutte, -amenant la victoire du plus fort: et cette imagination avait ravivé dans -le cœur des hommes le goût de la lutte, elle le leur avait fait paraître -plus impérieux et plus légitime. Une autre fois j’avais imaginé, par une -hypothèse absolument contraire, que peut-être tous les hommes étaient -d’origine commune: et les hommes en avaient conclu qu’ils possédaient, -tous, les mêmes droits, étant égaux; et les pauvres s’étaient mis à -haïr, comme une injustice à leur détriment, la richesse des riches. Et -quand enfin je suis arrivé à cette certitude que la philosophie était -vaine, autant que la science, les hommes en ont conclu que toutes choses -étaient vaines, ce qui a encore augmenté infiniment la somme de leurs -souffrances, sans réprimer d’ailleurs leur goût de la lutte et leur -tendance l’égalité. Ainsi ma philosophie s’est trouvée contenir, elle -aussi, un poison mortel. Et j’ai eu beau y renoncer: on a cessé de -prendre au sérieux mes imaginations; mais les conséquences morales qu’on -en avait tirées, rien au monde désormais ne pourra les empêcher de se -répandre dans le cœur des hommes, et de le vicier. - -«Alors je me suis enfui d’Antioche. Je me suis retiré dans un village de -Syrie, et j’ai résolu de suivre encore dans une autre voie le conseil de -Jésus. Puisque la science et la philosophie, loin de me rien apprendre -de véritable, n’avaient servi qu’à m’alourdir l’esprit, j’ai voulu -chercher le bonheur, désormais, dans l’exercice désintéressé de mon -intelligence. Il me semblait que j’avais eu tort de subordonner toutes -les joies de ma pensée au stérile souci de la vérité. Et, pendant dix -ans, j’ai essayé de me complaire dans la pure pensée. Je combinais des -réflexions de toute sorte, je construisais toute sorte de raisonnements, -pour le simple plaisir de réfléchir et de raisonner. Mais non seulement -je ne pus y prendre jamais aucun plaisir réel, toujours même j’ai trouvé -à cet exercice quelque chose d’un peu dégradant. Car penser sans autre -but que de penser, c’était, me paraissait-il, imiter ces baladins qui -sautent, dans les foires, sans autre but que de sauter; et encore -n’avais-je pas, comme eux, pour ennoblir ma peine, le risque de me -casser le cou au premier faux-pas. - -«Alors je résolus de ne plus penser, mais de sentir, de voir, et de -rêver. Peut-être était-ce là cette vraie science dont m’avait parlé -Jésus? Hélas! un savoir trop étendu et une trop longue habitude de -raisonner avaient amorti mes sens, éteint mes yeux, aboli en moi toute -faculté de rêver. Je regardais les champs, les fleurs, les étoiles: tout -cela ne me disait plus rien. Je pensais à la matière des champs, aux -noms grecs des fleurs, aux distances des étoiles les unes par rapport -aux autres. Je me rappelais, je raisonnais; et, quand j’essayais de -rêver, c’étaient des pages de livres qui se déroulaient en moi, au lieu -de rêves. - -«Enfin je me suis dit que la vraie science était peut-être de cultiver -sa terre et d’élever ses enfants. Hélas! je n’avais ni terre à cultiver, -ni enfants à élever. J’ai pris une pioche pour labourer le sol: mon bras -trop débile est retombé au long de mon corps. J’ai voulu me chercher une -femme. Je me suis regardé dans un miroir, et voici ce que j’ai vu! -Regarde-moi, Siméon; vois où m’ont amené trente ans de science et de -pensée! Mes nerfs se sont désordonnés, mes yeux se sont usés, mon -estomac est devenu plus rétif que le tien. Et ce n’est pas le pire -malheur! - -«Le pire malheur, Siméon, c’est que mon cerveau lui-même a faibli, sous -l’effort. A tout instant mes idées se brouillent, je ne sais plus où -j’en suis. Et voilà que mon désir d’apprendre et de penser se réveille, -plus ardent que jamais. J’ai beau me dire qu’il n’y a rien de -connaissable, que toute tentative pour connaître a, comme seul effet, -d’augmenter la misère et la mort: j’ai beau vouloir maintenir mon esprit -en repos, mon malheureux esprit désemparé: impossible d’y parvenir! A -tout moment je me sens entraîné sur quelque piste nouvelle, et j’y -cours, avec la certitude de trouver le néant au bout de ma course. Mon -cerveau faiblit, mes forces décroissent, la mort s’approche, et il y a -encore tant de chemins où ma pensée n’est jamais allée!» - - * * * * * - -Cléophas se tut. Alors Siméon lui dit: - ---Tout ce que tu me racontes là est bien étrange et difficile à suivre, -mon pauvre ami; mais ce qui est sûr, en effet, c’est que la science et -l’intelligence ne t’ont pas embelli. Et je crois aisément que tu dois -souffrir: car, lorsque je t’ai aperçu tout à l’heure, j’ai d’abord pensé -à rire, et puis j’ai senti mon cœur se serrer, et je t’ai plaint. -Vois-tu, Jésus nous a punis! J’ai cherché le plaisir, toi tu as cherché -la science; le plaisir et la science sont deux choses excellentes; et -pourtant nous voici, toi et moi, les plus infortunés des hommes! Ah! -Cléophas, si tu avais comme elle était belle, cette petite Juive qui -m’appelait de si tendres noms! Et si tu savais comme il est agréable de -manier des monceaux d’or! Parbleu, c’est cela qui est bon, cela seul! Et -toute science n’est que vaine misère de pédant, auprès de ces délices! - ---Le plaisir est un grossier simulacre, un piège pour les brutes, avec -la souffrance au fond!--s’écria Cléophas, s’efforçant de lever son doigt -pour appuyer son dire.--Tous les philosophes sont d’accord là-dessus! -Ah! de pénétrer l’énigme du monde, de savoir si les réalités sont hors -de nous ou en nous, de saisir la loi qui met en mouvement les atomes, -voilà ce qui mériterait l’effort qu’on y aurait dépensé! Pourquoi -suis-je si vieux? Pourquoi ai-je si mal dirigé mes recherches, pendant -ces trente ans?... Mais je te dis que la vérité est là, devant moi! -Encore un pas à faire, et je l’atteindrais! Et mon cerveau qui s’arrête -en chemin, refusant d’avancer! - ---Encore quelques jours de richesse, et j’aurais connu le plaisir! gémit -Siméon. - -Et ils restèrent assis dans le sentier, maussades et muets, chacun -devinant qu’aux premiers mots sa pitié pour l’autre allait se changer en -mépris. Leur vieille haine leur remontait au cœur. Ce n’était décidément -ni le plaisir, ni l’intelligence, qui pourrait les rapprocher, comme -avait fait autrefois leur naïve confiance en Jésus! Ce n’était pas même -le malheur: il les avait trop accoutumés à ne s’occuper que d’eux seuls. -Ils souffraient d’être réunis, plus que jamais étrangers l’un à l’autre; -et l’idée de se séparer à nouveau les remplissait d’épouvante. Et les -ténèbres s’épaississaient, plus âcres et plus lourdes, dans leurs âmes. - - * * * * * - -Mais voici que la menace d’un orage dans le ciel vint enfin les -distraire de l’orage qui grondait en eux. Des nuages noirs descendaient -sur leur tête, illuminés par instants de baguettes de flamme; le -tonnerre rugissait; d’énormes oiseaux volaient avec des cris de terreur. -Et bientôt un silence se fit, profond et lugubre, comme si, dans -l’angoisse de l’attente, le cœur même de la terre avait cessé de battre. - -Puis de fines gouttes d’eau tombèrent sur le sol, et la voûte des cieux -s’obscurcit encore. Était-ce déjà la mort, l’affreuse mort, qui -s’annonçait? Les deux vieillards se relevèrent brusquement, coururent de -toutes leurs forces sur la pente rocailleuse. La pluie tombait à flots; -les baguettes de flamme s’étaient multipliées, sillonnant l’horizon de -trois raies sanglantes, mais pour laisser ensuite une ombre plus dense, -où rugissait plus sonore la voix du tonnerre. Et les deux vieillards -couraient, la main dans la main, rapprochés une fois de plus dans un -même sentiment de haine pour la vie, et de peur devant la mort. - - * * * * * - -Mais soudain ils s’arrêtèrent, émerveillés, et leurs poitrines -haletaient et leurs lèvres frémissaient, comme au sortir d’un rêve -malfaisant. Car l’orage s’était dissipé, et, dans la belle lumière dorée -du soleil couchant, ils se voyaient parvenus au sommet du mont. Et le -spectacle qu’ils découvraient devant eux, sur l’autre versant, les émut -d’un bonheur si parfait que, pour la première fois depuis trente ans, -ils se jetèrent à genoux, les mains jointes et la tête inclinée, priant -Dieu. - - - - -III - -LE BON GRAIN - - D’autres grains tombèrent dans un sol fertile, et ils - produisirent des fruits, cent pour un. - - (_Saint Matthieu_, XIII, 9.) - - -Au centre d’un vaste cirque de collines, un petit lac s’allongeait, -calme et bleu, semé d’îles fleuries. Et, depuis les bords du lac -jusqu’au haut des collines, ce n’étaient que champs et bocages, avec çà -et là des tentes, des tentes en toile grossière, mais toutes parées de -roses, de glycines, et de pois grimpants. Ce n’étaient que champs et -bocages, ou plutôt la vallée entière paraissait comme un grand jardin, -car on ne voyait trace de haies ni de clôtures pour en séparer les -parties. Tout au long de jolis sentiers, des enfants gambadaient, -entraînant à leur suite des troupes de chats et de chiens; des -laboureurs jetaient dans les sillons leurs dernières poignées de -graines, avant le repas du soir; et sur la rive du lac se promenaient -des couples amoureux qui riaient et se miraient dans les yeux, et -souvent s’arrêtaient entre deux arbres pour s’embrasser plus à l’aise. - -Maintes fois les deux vieillards avaient vu de beaux sites, et la paix -d’un village au soleil couchant n’avait rien qui pût les surprendre. -Pourtant le spectacle qu’ils apercevaient à leurs pieds les pénétrait -d’une joie surnaturelle, comme si, toute leur vie, ils se fussent égarés -à la recherche d’un asile et qu’enfin le hasard les y eût conduits. Un -délicat parfum flottait, qui ravivait leurs vieux cœurs. Et le murmure -du lac, et le chant des oiseaux, et le rire des amoureux, et le cri des -enfants, tout cela formait à leurs oreilles un grand hymne prodigieux, -célébrant en mille harmonies la noblesse, la douceur, la divine beauté -de la vie. - -Ils descendaient lentement la colline, se tenant par la main. Une fois -de plus, ils avaient oublié leurs rancunes; ils éprouvaient un besoin de -se réconcilier au seuil de ce village, comme deux petits s’embrassent au -seuil de la maison paternelle, après s’être un peu querellés et battus -sur le pavé de la rue. Et déjà des enfants s’approchaient d’eux, -tendrement les priaient de se mêler à leurs jeux. Et, de la première -tente du village, ils virent s’élancer vers eux une belle jeune femme, -avec de grands yeux noirs qui rayonnaient de plaisir. Ils la regardaient -courir, gracieuse, légère, pareille à quelque jeune fée d’un rêve, dans -sa robe blanche flottante. Elle leur baisa les mains, et leur dit: - ---Comme vous êtes bons, amis, d’avoir daigné venir vous reposer dans -notre village! Quelle joie vous nous apportez! Entrez sous cette tente -où nous demeurons! Nous vous servirons à souper, nous ferons sécher vos -manteaux, et puis nous vous chanterons des chansons pour vous endormir. -Car vous paraissez avoir fait une course bien longue, sur ces chemins -qu’on dit si mauvais! - -Ils entrèrent sous la tente. Un beau jeune homme était là, qui leur -baisa les mains à son tour, leur ôta leurs manteaux, les fit asseoir -auprès de la table. C’était le mari de la jeune femme. Il la tint sur -ses genoux pendant le repas, et elle lui souriait: mais elle souriait -aussi aux deux vieillards, et ses enfants étaient là aussi, qui leur -souriaient comme de petits anges. - -Les deux vieillards ne firent point de questions, ce soir-là: ils -étaient trop heureux. Après le repas, ils se couchèrent sur un lit qui -les attendait au meilleur coin de la maison. La jeune femme pansa les -plaies de leurs pieds. Elle connaissait toute sorte d’herbes pour tous -les maux; mais l’herbe la plus guérissante était son naïf sourire plein -de pitié. Et les vieillards s’endormirent, bercés de ses chansons, avec -sa douce image dans les yeux. - - * * * * * - -Ce fut le mari qui, le lendemain, vint les saluer à leur réveil. Il les -prit par le bras, les conduisit à travers le village, s’informant sans -cesse de leurs désirs, sans cesse riant et les égayant. Et, dans toutes -les tentes, il leur faisait voir des familles pareilles à la sienne, -tranquilles, joyeuses, n’ayant point d’autre souci que de vivre et -d’aimer. - -«Tenez, leur disait-il, voici des charrues pour labourer la terre, voici -des sacs pour porter des semailles, et voici des outils pour tisser la -laine, pour coudre des tentes, pour construire des jouets! Chacun se -choisit le travail qui lui convient, chacun y travaille aussi, longtemps -qu’il lui convient. Il y en a aussi, parmi nous, qui trouvent plus -agréable de ne pas travailler du tout. Ce sont ceux-là que nous -préférons, car pour ceux-là nous pouvons faire plus de choses. -Malheureusement, ils sont rares. Des gens de toute espèce nous sont -venus, ces années passées: des savants fatigués de savoir, des riches -fatigués d’être riches; nous nous réjouissions de penser que ceux-là -nous laisseraient travailler pour eux; mais non, au bout de quelque -temps ils ont voulu travailler comme nous, et aujourd’hui ils sont les -plus actifs du village. Travailler pour soi-même, c’est une dure peine, -et un peu vile, aussi; mais travailler pour ceux qu’on aime, est-ce que -c’est travailler? Et quel autre plaisir trouverait-on, si l’on se -privait de ce plaisir-là? - ---Je vois! dit enfin Cléophas. Vous avez établi dans cette vallée une -façon de communauté telle que la rêvent ces révolutionnaires qu’on nomme -les socialistes! - ---Je ne sais pas ce que rêvent ces gens-là, ne les connaissant pas, -répondit le jeune homme. Mais personne n’est plus éloigné que nous de -toute idée de révolution. Notre village ressemble à tous les villages; -peut-être seulement y sommes-nous plus heureux. Et nous nous gardons, -par-dessus tout, de changer les dehors de la vie humaine: mais nous nous -efforçons d’en améliorer le dedans, car c’est le dedans qui importe -seul. Le bonheur ne vient pas d’être riche ni d’être pauvre, ni d’avoir -beaucoup de désirs ni d’en avoir peu. On est heureux lorsqu’on a des -désirs qu’on peut toujours satisfaire. Et ce sont ceux-là que nous -développons, en nous et autour de nous. Nous nous accoutumons à aimer, -c’est-à-dire à placer notre bonheur non pas en nous-mêmes, mais en -d’autres. C’est une source de joie qui ne tarit point. Et tout homme la -porte au fond de son cœur; mais souvent elle s’y dessèche, cachée sous -des herbes funestes, qui sont les mauvais désirs. Et de là naît le -malheur. - ---Quels sont donc, dit Cléophas, ces mauvais désirs que vous cherchez à -déraciner? - ---Un seul suffit à les produire tous: le désir de savoir. C’est lui qui -habitue les hommes à se croire distincts les uns des autres; c’est lui -qui leur fait perdre de vue les jouissances qu’ils ont sous la main, -pour les précipiter à la poursuite de vaines ombres de jouissances, qui -s’éloignent dès qu’on veut les toucher. Apprendre, au fond, c’est -oublier, et penser, c’est s’abrutir: car ni la science ni la pensée -n’atteignent jamais rien de réel, et elles détournent de ce qui est -réel, le repos et l’amour. - -«Telle est du moins notre idée, dans ce village. Aussi vous -prierons-nous, en échange de tous nos soins, bons vieillards, de ne -parler jamais à personne ici, surtout à nos enfants, de rien de ce qui -se passe au delà de nos collines. Vous devez avoir connu, là-bas, la -science et la richesse, et sans doute vous en avez tiré les agréments -qu’elles offraient. Mais nous, voyez-vous, nous avons choisi de vivre -par l’amour, et la science et la richesse ne feraient que nous déranger. -Nos enfants, d’ailleurs, n’ont plus guère la curiosité de savoir ce qui -se passe hors de chez nous. C’est là un besoin assez peu naturel, et -très facile à détruire pourvu qu’on s’y prenne à temps. On m’a dit qu’il -y avait des points où la curiosité même des savants était contrainte à -s’arrêter. Lorsqu’on juge qu’une chose est impossible ou dangereuse à -connaître, on se résigne vite à la tenir ignorée. Quel est le fou qui -serait curieux de savoir par lui-même ce que l’on éprouve quand on se -brûle, ou quand on a la jambe coupée? Nous disons à nos enfants qu’il -n’y a rien de bon à connaître, hors de chez nous; ils le croient, et -restent chez nous. Trois ou quatre ont eu la tentation de s’informer -plus au long. Ils nous ont quittés. Il y en a un qui n’est pas revenu: -les autres sont rentrés tristes et malades; ceux-là sont les plus -énergiques à répondre qu’il n’y a rien, quand les enfants leur demandent -ce qu’il y a de l’autre côté des collines. - ---N’avez-vous donc pas d’école? demanda Cléophas. - ---Pas d’école? Mais comment les hommes pourraient-ils se passer de -l’école? L’éducation de nos enfants, c’est au contraire la seule -occupation importante; c’est d’elle seule que dépend tout le bonheur de -la vie. Nous n’avons pas, en vérité, de professeurs. Mais nous n’avons -pas non plus de médecins, et cela ne nous empêche pas de nous soigner -quand nous sommes malades. Chacun de nous se charge d’enseigner au -moment qui lui convient: et il n’y a pas de travail plus aimable. Tenez, -d’ailleurs, voici notre école!» - -Et il les fit entrer dans une grande tente où ils virent des enfants, -garçons et filles, qui jouaient en folâtrant à toute sorte de jeux. Il y -avait là un jeune homme et une jeune femme qui, pour l’instant, étaient -professeurs. Ils jouaient avec les enfants, appliqués à leur donner -l’exemple de la douceur et de l’amour, les seules choses qu’on -enseignait dans cette école de village. Puis, quand les enfants étaient -fatigués de jouer, ils s’asseyaient en rond, et les professeurs leur -expliquaient le monde. Ils leur disaient comment le soleil est un beau -vieillard plein de pitié pour les hommes, comment la lune et ses -adorables filles les étoiles s’interrompent souvent dans leurs rondes -pour sourire aux jeunes amants, Ces explications n’étaient peut-être pas -plus exactes que celles des astronomes; elles avaient du moins -l’avantage de pouvoir se varier à plaisir, et d’attendrir le cœur au -lieu de le dessécher. Et puis les professeurs racontaient à leurs élèves -des légendes merveilleuses, où il n’y avait que de braves gens et des -fées bienfaisantes. Et comme, à force de jouer avec les enfants, chacun -dans le village connaissait leur caractère, on trouvait toujours le -moyen d’amener à l’amour et à la douceur les enfants même qui, d’abord, -y semblaient les plus rebelles. - ---Je ne vois pas vos livres! dit Siméon. - ---Mais que ferions-nous, je vous le demande, avec des livres? Avons-nous -besoin de livres pour cultiver nos champs, pour élever nos enfants, pour -aimer nos femmes, qui ont des lèvres si roses et des bras si tendres? - ---Et l’art, le méprisez-vous aussi? Fermez-vous vos sens aux plaisirs de -la beauté? - ---Ce serait le pire des crimes! s’écria le jeune homme. Comment, nous -nous condamnerions à ne plus jouir du parfum des fleurs, des nuances de -la lumière sur le lac, et du chant des oiseaux, et des yeux des femmes? -Mais de toutes nos forces, au contraire, nous nous accoutumons à goûter -les belles choses. Nous regardons, nous écoutons, nous respirons: toutes -jouissances qui nous seraient impossibles si nous permettions à la -science et à la pensée d’envahir notre cerveau. Et, avec ce que nous -avons ressenti, nous rêvons, créant en nous d’autres beautés: mais nous -évitons tout effort pour diriger nos rêves, surtout pour les réaliser, -car c’est l’essence des rêves d’être libres et de ne pouvoir pas se -réaliser. Qu’est-ce donc que vous appelez l’art, dans vos pays? Je -crains que vous n’entendiez par là quelque autre de ces inventions -funestes, bonnes seulement à détourner l’âme de ses vraies joies toutes -proches. Avez-vous observé que l’abondance des tableaux, des statues, -des poèmes, je ne dis même pas rendît les hommes plus heureux, mais -fortifiât chez eux le goût natif de la beauté? - -«Nous n’avons chez nous rien de pareil, en tout cas; mais voici ce que -nous avons à la place!» - -Et il leur montra un beau ciel d’un bleu argenté, des prairies odorantes -et vertes, mille fleurs avec mille couleurs. N’avaient-ils donc jamais -vu encore une nature aussi parfaite? Jamais du moins ils n’avaient songé -à s’en apercevoir. Et le jeune homme leur désigna, sur la rive du lac, -un spectacle non moins merveilleux: c’était sa femme, sa chère femme, -qui causait et riait dans un groupe d’adolescents. Elle était vêtue de -la même robe flottante qu’elle portait la veille, mais plus jolie cent -fois sous la pleine lumière de midi. Ses cheveux blonds étaient -couronnés de fleurs, comme les cheveux d’une fée; un naïf bonheur -illuminait ses grands yeux, et l’on entendait sonner les frais éclats de -son rire. - ---N’êtes-vous point jaloux de votre femme? demanda Siméon quand ils se -furent éloignés. - ---Bon vieillard, comment en serais-je jaloux, puisque je l’aime? La -jalousie n’est-elle pas le contraire de l’amour? Aimer quelqu’un, chez -nous, c’est le préférer à soi-même, et écarter de lui tout ce qui lui -déplaît, et s’attacher à lui donner tout ce qui lui plaît. Je sais qu’il -n’en est pas de même dans vos pays de villes: on n’y aime qu’à la -condition d’être aimé en retour. Mais c’est, alors, se préférer soi-même -à ce qu’on prétend aimer, et nous nous gardons bien d’entendre l’amour -d’une aussi triste façon. S’il plaisait à ma femme d’aimer un autre -homme, moi, qui aime ma femme, je n’aurais pas de plus grand plaisir que -de la voir ainsi heureuse. Je l’aime assez pour me réjouir encore si, au -lieu d’un sourire d’amour, c’était un sourire de reconnaissance, ou un -sourire de pitié, que je recueillais sur ses petites lèvres chéries. -C’est à moi de faire en sorte que ma femme se plaise à m’aimer: et je -vous assure que je n’ai pas d’inquiétude là-dessus. Ma femme n’a besoin -de rien que je ne puisse lui offrir; elle sait qu’elle est libre, ce qui -lui enlève tout désir de choses défendues; elle est habituée à moi -depuis l’enfance; elle a une maison à conduire et des enfants à soigner; -elle sait que je n’aime d’amour qu’elle au monde: pourquoi voudriez-vous -qu’elle se mît à aimer d’autres hommes? Si les jeunes femmes, dans vos -pays, n’avaient pas toujours besoin de plus de bijoux que ne peuvent -leur en donner leurs maris, si elles n’étaient pas élevées à considérer -l’adultère comme un plaisir défendu, et d’autant plus séduisant, si -elles connaissaient leurs maris avant de les épouser, et si elles ne -laissaient pas à des étrangers le soin de conduire leur maison et de -soigner leurs enfants, et si leurs maris n’avaient d’amour que pour -elles, croyez-vous qu’elles seraient assez folles pour changer d’amour -comme elles font? - ---Ami, dit alors Cléophas, nous avons trouvé ici notre refuge pour -toujours, et il n’y a rien, dans ce tranquille village, qui ne semble -fait à dessein pour réconforter notre vieillesse. Mais, hélas! de telles -mœurs et de telles idées ne sauraient convenir à l’humanité tout -entière! - ---Aussi ne nous occupons-nous point de l’humanité! reprit le jeune -homme. Nous la laissons vivre comme elle l’entend; et nous lui demandons -seulement de nous laisser vivre, nous aussi, comme nous l’entendons. -Pourtant, je ne vois pas ce qui empêcherait tous les hommes de trouver -le bonheur à la même source où nous l’avons trouvé. Si les villes sont -un foyer de misère, pourquoi ne pas les fuir? Et si nous sommes ici un -millier qui jouissons de la vie, pourquoi d’autres milliers n’en -jouiraient-ils pas comme nous? Il ne manque point d’autres vallées, ni -d’autres champs, ni d’autres oiseaux. Les dehors de la vie n’ont aucune -importance, c’est le dedans seul qui importe. En tous lieux les hommes -peuvent être heureux: il leur suffit d’endormir leur cerveau, afin de -tenir en éveil leurs yeux et leur cœur. Que les hommes apprennent où est -le bonheur, et ils seront heureux! - - * * * * * - ---Et qui est-ce donc qui vous a appris où était le bonheur, doux jeune -homme, à vous et à tout ce village? demandèrent les deux vieillards, -d’un commun mouvement. - ---C’est un homme admirable, que nous aimons et vénérons comme notre père -à tous. Voici trente ans qu’il est venu dans cette vallée, envoyé sans -doute par quelque souffle d’en haut. Il s’est construit une tente, à -l’entrée de la route; et dès qu’un voyageur passait il l’allait saluer, -il lui baisait les mains et les pieds, il l’emmenait sous sa tente pour -le soigner tendrement. Beaucoup s’en sont allés, après qu’il les a -sauvés de la mort; quelques-uns sont restés, se sont construit une -tente, et l’ont aidé dans son œuvre de pitié. Et depuis trente ans son -ardeur n’a point cessé de grandir. Il est le plus pauvre de nous tous; -il n’a point même de chien, ni de champ, ni de jardin: c’est nous qui -sommes son jardin, et son champ, et son chien. Il nous couvre de son -chaud amour. Il sait les moindres détails de ce qui touche chacun de -nous; et dans la joie nous avons le bonheur de le voir se réjouir avec -nous, et dans la souffrance nous avons la consolation de le voir -souffrir avec nous. C’est lui qui instruit nos femmes, c’est lui qui -invente des jeux pour nos enfants. Voici sa maison! Entrez, il vous dira -comment il a été conduit à connaître l’amour! - - * * * * * - -Dans une misérable tente à demi effondrée, et qu’ils auraient prise -plutôt pour la hutte d’un chien, ils virent un homme assis, qui -travaillait en chantant. Il taillait une poupée dans un morceau de bois. -Mais, dès qu’il les aperçut, il quitta son ouvrage, courut vers eux, les -remercia du bonheur qu’il éprouvait à les recevoir. Maintenant, les -ayant installés sur les deux sièges qui formaient tout son mobilier avec -une table et un lit, il s’empressait à les servir. - -Grande fut la surprise des deux vieillards. Ils s’étaient attendus à -trouver un homme de leur âge; mais non, c’était presque un jeune homme, -malgré ses cheveux blancs, tant sa taille était droite, sa démarche -sûre, ses mouvements agiles. - -Mais ce fut surtout son visage qui les surprit. Au lieu de l’austère -gravité d’un philosophe, ils n’y lisaient rien que l’ingénuité, la -simple gaieté d’un enfant. Les grands yeux bleus souriaient, la bouche -souriait, tout ce visage n’était qu’un sourire. Le front même souriait, -ouvert et sans rides, sous les cheveux blancs: on devinait que jamais il -ne s’était encombré de pensées inutiles. Et tandis qu’ils considéraient -ce beau visage transparent, Cléophas et Siméon eurent tous deux un vague -souvenir de l’avoir vu déjà, autrefois, mais plus triste, plus fatigué, -plus vieux. - ---N’êtes-vous point le fils de quelqu’un de Capernaüm, en Galilée? -demandèrent-ils. - ---Je ne connais point ce pays, répondit l’homme avec son doux sourire. -Mon père s’appelait Matthieu; c’était un paysan du village de Roffa, en -Idumée. Voici déjà soixante ans qu’il est mort! - -Et comme les vieillards désiraient savoir l’histoire de sa vie: - ---Ma vie est simple et ne mériterait guère d’être racontée, leur dit-il, -n’était le grand miracle dont je fus témoin, il y a trente ans. Je me -nomme Alphée; j’aurai soixante-cinq ans à l’été prochain. J’ai passé ma -jeunesse dans mon village natal, tranquillement occupé aux soins de la -terre. Mais il arriva qu’un riche voisin me déposséda de mon champ et de -ma maison, si bien que je dus partir pour aller chercher fortune au -dehors. Je vins alors en Judée, et un aubergiste du bourg d’Emmaüs -m’engagea pour lui servir de valet. - -«Or, un soir, je vis entrer dans son auberge trois jeunes gens qui -demandaient à souper. Deux s’assirent auprès de la table, le troisième -se tint à l’écart, et ils se mirent à causer. Et soudain, levant les -yeux sur celui des trois qui se tenait à l’écart, je sentis que mon cœur -bondissait en moi, et un bonheur surnaturel m’inonda tout entier. Je ne -sais rien de ce voyageur. J’ignore et d’où il venait et qui il était: -mais à coup sûr ce n’était pas un homme pareil à nous. Si le ciel et la -terre ont été créés par quelqu’un, c’est lui qui les a créés: car -j’entendais dans sa voix le chant des alouettes, le murmure des sources, -le bruit des vagues sur les roches; et tout l’enchantement de la nature, -les bois et les plaines, les fleurs, les étoiles, tout cela se -réfléchissait dans la profondeur de ses yeux. - -«Il disait à ses compagnons deux paraboles. Il leur racontait l’histoire -d’un savant homme qui avait été voué au malheur parce qu’il avait fermé -ses oreilles à la plainte d’un chien, dans sa passion de s’instruire. Et -ensuite il leur racontait l’histoire d’un jeune prince qui avait -enfreint la loi de son pays pour accorder à un malheureux mendiant le -seul plaisir qu’il désirait. Ces paraboles signifiaient que rien n’est -agréable et saint, dans la vie, sinon la pitié et l’amour. Et tout de -suite j’ai compris ce qu’elles signifiaient: je l’aurais compris si même -elles avaient été plus obscures, à la seule lumière de ces divins yeux -qui brûlaient mon cœur. - -«J’ai dit adieu à mon patron, j’ai voulu m’attacher à cet homme, et -mettre ma vie à ses pieds. Mais quand je suis rentré dans la salle où je -l’avais laissé, les trois voyageurs avaient disparu. Et, en vérité, -l’inconnu m’avait dit tout ce qu’il m’importait de savoir. - -«Je suis sorti de l’auberge, je suis venu dans cette vallée, pour -recueillir et soigner les mendiants de la route. Ce que j’ai fait depuis -lors, je puis vous le raconter en un mot: j’ai joui de la vie. Chacune -de mes journées a été une fête. Il y a ici tant de fleurs et d’oiseaux, -il y a tant d’enfants qui m’offrent leurs baisers! Et voici que vous -avez daigné venir, vous aussi, mes amis, pour me donner la joie de vous -rendre heureux! - ---Frère, dit alors Cléophas, l’homme divin que tu as vu à l’auberge -d’Emmaüs, c’est Lui qui nous a envoyés vers toi, pour que tu nous -révèles _l’esprit_ de sa loi, et pour que nous t’en révélions _la -lettre_. Sache donc que cet homme était Jésus, le fils du Dieu vivant, -Notre-Seigneur, ressuscité du tombeau! - -Et tous trois ils se jetèrent à genoux, adorant Jésus. Puis les deux -vieillards instruisirent Alphée des vérités de notre sainte religion -catholique; et puis, prenant de l’eau qu’ils bénirent, ils le -baptisèrent, et tout le village après lui, au nom du Père, du Fils, et -du Saint-Esprit. - - * * * * * - -Et la vie continua comme par le passé, tranquille et douce, dans -l’heureuse vallée, à cela près que l’on construisit, parmi les tentes, -une église. Et l’on y célébrait les louanges de Dieu sur les modes -variés du plain-chant, pour consoler les vieillards, pour faire pleurer -les jeunes filles, et pour amuser les enfants. - -1892. - - - - -III - -BARSABAS - -OU - -LE DON DES LANGUES - -CONTE POUR LE JOUR DE LA PENTECÔTE - - - - -TIBI, MARGARITÆ MEÆ! - - - - -En ce jour-là, Pierre se leva au milieu des disciples, qui étaient -assemblés au nombre d’environ cent vingt, et il leur dit: - -... «Il faut que, de ceux qui ont été avec nous pendant que le Seigneur -Jésus a vécu parmi nous, il y en ait un qui soit témoin avec nous de sa -résurrection!» - -Alors ils en présentèrent deux: Joseph, appelé Barsabas, surnommé le -Juste, et Mathias. Et, priant, ils dirent: «Toi, Seigneur, qui connais -le cœur de tous, montre-nous lequel de ces deux hommes tu as choisi, -afin qu’il prenne part au ministère et à l’apostolat en remplacement de -Judas, qui nous a abandonnés!» Et ils tirèrent au sort; et le sort tomba -sur Mathias, qui, d’un commun accord, fut mis au rang des onze apôtres. - -(_Actes des Apôtres_, I, 15-24.) - - -Et, lorsque vint le jour de la Pentecôte, tous les disciples se -réunirent dans le même lieu. Et voici que sortit tout à coup du ciel un -bruit comme d’un grand vent, qui remplit toute la maison où ils se -tenaient assis. Et ils virent des langues de feu qui, se partageant, -descendaient sur la tête de chacun d’entre eux. Et, aussitôt, tous -furent remplis de l’Esprit-Saint; et ils se mirent à parler toutes les -langues, suivant l’inspiration de l’Esprit qui était en eux. - -Or il y avait alors à Jérusalem des hommes craignant Dieu, qui venaient -de toutes les nations qui sont sous le ciel. Et, quand on apprit le -miracle, la foule accourut; et ces étrangers furent stupéfaits -d’entendre les disciples leur parler à chacun dans sa langue. - -Et, dans leur surprise, ils se disaient l’un à l’autre: «Est-ce que tous -ces hommes qui nous parlent ne sont pas des Galiléens? Comment donc les -entendons-nous parler à chacun de nous dans sa langue? Parthes, Mèdes -Élamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée, de la Cappadoce, du -Pont et de l’Asie, de la Phrygie et de la Pamphylie, de l’Égypte et des -régions de la Libye qui avoisinent Cyrène; et Romains, tant Juifs que -prosélytes, et Perses, et Arabes, voici que nous les entendons nous -prêcher, dans nos langues, les grandes choses de Dieu!» - -(_Actes des Apôtres_, II, 1-11.) - - - - -I - -LE CHRÉTIEN - - CHRISTUS.--Cui ego loquer, cito sapiens erit. - - (IMITATIO CHRISTI, III, 43.) - - -C’est tout à fait par hasard,--ou, plus exactement, par miracle,--que -Joseph, appelé aussi Barsabas, était devenu disciple de Jésus. Il avait -alors vingt ans, et demeurait, avec sa mère, dans le village galiléen où -il était né. Or, voici l’heureuse aventure qui lui était arrivée: - -Se rendant à Capernaüm en compagnie de son petit âne, un matin -d’automne, pour vendre au marché les figues de son champ, il avait -franchi déjà la double rangée des collines qui séparaient son village du -lac de Génésareth, lorsque, à un tournant du sentier, un spectacle -imprévu l’avait arrêté. Une vingtaine de mendiants et de vagabonds -étaient assis en cercle, sur la rive du lac, occupés à écouter un homme -vêtu de blanc, qui, debout au milieu d’eux, semblait leur donner des -ordres ou les réprimander. Il leur parlait, en tout cas, d’une voix si -sévère que Barsabas, et son âne lui-même, n’avaient pu s’empêcher d’en -être effrayés. Mais soudain, oubliant son effroi, toute l’âme du jeune -paysan avait frémi de fureur: car, dans la troupe de ces va-nu-pieds, -complotant sans doute quelque brigandage, il venait de reconnaître -l’homme qu’entre tous au monde il détestait le plus, un homme qu’il -avait autrefois recueilli, nourri, traité en frère, et qui, pour -récompense, lui avait volé cinq mines d’argent, son unique bien; après -quoi le misérable s’était enfui, et Barsabas avait senti que sa joie et -son repos s’enfuyaient du même coup. - -Aussi, dès qu’il avait reconnu son ancien ami, n’avait-il plus eu de -pensée que pour sa vengeance. Mais, au moment où déjà il s’approchait, -le couteau en main, l’homme vêtu de blanc avait détourné la tête, et -fixé soudain son regard sur lui. C’était un regard prodigieux, plein à -la fois de douceur et d’autorité, un regard qui entrait jusqu’au fond de -l’âme, mais pour l’apaiser et la purifier. Et tandis que Barsabas, -interdit, tremblait sous l’impérieuse caresse de ce regard, l’homme -s’était écrié, poursuivant son discours: «Aimez vos ennemis, bénissez -ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous font du mal, et -priez pour ceux qui vous outragent et vous persécutent, afin que vous -soyez enfants de votre Père, qui est dans les cieux! Car, si vous -n’aimez que ceux qui vous aiment, quel mérite y aurez-vous? Et si vous -ne faites accueil qu’à vos frères, qu’y aura-t-il là qui vaille d’être -loué?» - -A peine Barsabas avait-il entendu ces paroles, qu’il avait eu le -sentiment qu’un poids se détachait de son cœur. Tout de suite, ajournant -sa vengeance, il s’était assis sur une pierre pour mieux écouter; et son -âne avait dressé les oreilles pour écouter aussi. Car cette voix, dont -tous deux à distance s’étaient effrayés, elle n’était plus maintenant -qu’une adorable musique, légère, limpide, pareille à un chant de -fauvette dans le calme des bois. Et longtemps encore la voix avait -continué de parler, enseignant à Barsabas toute sorte de choses qu’il -s’étonnait de pouvoir comprendre. Elle lui avait enseigné le plaisir de -la pauvreté, la beauté de l’ignorance, l’inutilité de l’effort et de la -pensée. «Ne soyez pas en souci pour votre vie,--disait-elle,--ne vous -préoccupez pas de ce que vous mangerez ni de ce que vous boirez! Soyez -comme les petits enfants que vous voyez sur les routes: car ceux-là -seuls qui leur ressemblent pourront entrer dans le royaume des cieux. Et -quiconque s’abaisse pour devenir semblable à un petit enfant, celui-là -est le plus grand dans le royaume des cieux!» - -Mais surtout la voix révélait à Barsabas quelle joie c’était de renoncer -à soi-même pour donner son cœur aux souffrances d’autrui: de sorte que -peu à peu le jeune homme, sans cesser d’écouter, avait commencé à -considérer ses nouveaux compagnons. Des mendiants et des vagabonds, oui, -sa première impression ne l’avait pas trompé: mais comment avait-il pu -les prendre pour des malfaiteurs? La plupart avaient de bonnes figures -simples et ouvertes; et ceux dont les traits étaient plus durs ou la -mine moins plaisante, ceux-là même portaient, dans leurs yeux, un vivant -reflet du regard de leur maître. Il n’y avait pas jusqu’au visage de -l’ennemi de Barsabas qui, au contact de ce regard, ne se fût transformé. -Nulle ombre n’y restait plus des passions de jadis: l’œil avait perdu -toute trace de ruse, les plis du front s’étaient effacés, la bouche -s’entrouvrait en un clair sourire. Mieux encore que les autres, il avait -su devenir pareil à un enfant. - -Et tout d’un coup Barsabas, à considérer ces pauvres gens, avait songé -qu’ils devaient avoir faim. Leurs provisions étaient étalées devant -l’aîné d’entre eux: maigre pitance, trois petits pains et quelques -olives. L’heure de midi approchait; un air vif soufflait de la mer, qui -réveillait l’appétit; et Barsabas lui-même se sentait le ventre creux. -Il s’était alors levé, d’un mouvement rapide; il avait pris sur le dos -de son âne les deux lourds paniers; et puis, marchant sur le bout des -pieds par crainte de distraire l’attention des auditeurs, il avait -commencé à placer, près de chacun d’eux, une poignée de figues. - -La vente de ces figues avait été, durant de longs mois, sa seule pensée. -Non qu’il se fût attendu à en tirer une grosse somme: mais son champ de -figues constituait en vérité toute sa fortune, surtout depuis qu’un -indigne ami lui avait dérobé les cinq mines d’argent qui lui venaient de -son père. C’était avec le prix de sa récolte qu’il avait pu, l’année -précédente, faire construire une étable pour son petit âne: cette -année-là, il s’était promis de rapporter de la ville un collier de -corail pour sa fiancée, et d’acheter ensuite, dans son village, un -arpent de vigne ou une olivette. Et il ne l’oubliait pas, il se disait -même que jamais il ne pourrait l’oublier: mais le souvenir de ses beaux -rêves ne faisait que lui en rendre le sacrifice plus doux. Et -joyeusement il allait, son panier en main, ne s’interrompant que pour -écouter la voix de l’orateur, qui, comme afin d’achever de le consoler, -évoquait dans son âme mille images charmantes. Elle lui parlait des lis -des champs, qui ne travaillent ni ne filent, et qui cependant sont plus -ornés que Salomon dans toute sa gloire. Ou bien elle lui disait des -fables pareilles à celles que lui avait jadis racontées sa mère, mais -infiniment plus naïves et plus enfantines, et telles pourtant que -chacune, après l’avoir ravi, l’aidait à mieux comprendre le royaume des -cieux. - -Ainsi Barsabas distribuait ses figues, faisant toujours les poignées -plus grosses, dans l’enivrement de la jouissance nouvelle qu’un -merveilleux hasard lui avait révélée: sans compter que quelques-uns des -auditeurs, à son approche, s’étaient un moment retournés vers lui, et -que le tendre sourire dont ils l’avaient remercié aurait suffi pour -redoubler l’élan de sa charité. Mais tout à coup sa main avait laissé -retomber dans le panier la poignée de figues qu’elle venait d’y prendre; -et il était resté immobile, comme si tout son courage l’avait abandonné. -L’homme qui se tenait là assis devant lui, ce maigre et pâle jeune homme -en haillons qui, indifférent à tout ce qui n’était pas la voix de son -maître, semblait soulevé par elle au-dessus du monde, c’était le même -Simon qui, deux ans auparavant, l’avait lâchement dépouillé de son bien! -Il souriait maintenant à quelque vision enchantée, haletant, frémissant, -pleurant de bonheur. Et Barsabas, tout d’un coup, s’était remis à le -détester. Il avait eu, lui aussi, une vision: l’image lui était apparue -de la froide et pluvieuse soirée de décembre où, revenant chez lui après -une longue marche, il avait trouvé sa mère en larmes près du coffre -vide! Ne s’était-il pas juré, dès ce moment, n’avait-il pas juré à sa -mère qu’il tuerait le voleur, si sa chance lui permettait de le -rencontrer? Or voici qu’il l’avait enfin rencontré, et tranquille, -souriant, plus heureux malgré son infamie que lui-même jamais ne l’avait -été! Et, au lieu de le tuer, c’était à lui qu’il s’apprêtait à donner -les figues de son champ, simplement parce qu’un inconnu s’était amusé à -endormir sa colère par d’harmonieuses paroles! - -Fermant l’oreille aux paroles de l’inconnu, détournant la tête pour ne -plus s’exposer au charme de son regard, Barsabas avait jeté sur le sol, -à ses pieds, les figues qui lui restaient: et puis, accompagné de son -âne, il avait repris en courant le chemin de sa maison. - - * * * * * - -Un pénible sentiment de honte l’agitait, d’instant en instant le -torturait davantage, à mesure qu’il gravissait le sentier pierreux. -Qu’allait-il dire, en rentrant chez lui? Comment s’excuserait-il de ne -rien rapporter? Se résignerait-il à mentir, à raconter par exemple que -des voleurs l’avaient dépouillé? Jamais, en tout cas, il n’oserait -avouer qu’il avait sottement distribué ses figues à des inconnus, et -qui, au lieu de gagner leur vie en travaillant, ainsi qu’il gagnait la -sienne, passaient leurs journées à écouter les discours de quelque -charlatan. - -Mais non, l’homme que ces vagabonds écoutaient ne pouvait pas être un -charlatan! Et Barsabas, malgré sa colère et sa honte, ne parvenait pas à -se repentir de l’avoir écouté. Ce jeune homme vêtu de blanc était -certainement un prophète, un de ces mages que Dieu envoyait, de temps à -autre, pour enseigner au monde les secrets d’en haut. De quelle voix -mélodieuse il avait parlé! Et quel plaisir singulier on éprouvait à -l’entendre! Le lis des champs! Le berger laissant sur la montagne ses -quatre-vingt-dix-neuf brebis pour aller chercher la centième, qui -s’était égarée! Barsabas se rappelait d’autres images encore, pleines -d’un sens admirable dans leur simplicité; et de nouveau il sentait, il -se disait, que ni le champ d’olives, ni la vigne, ni rien de ce qu’il -aurait pu acquérir en échange de ses figues n’aurait valu la joie -qu’avait été pour lui la rencontre de cet inconnu. Un prophète, un grand -prophète, voilà ce que Dieu avait daigné lui permettre de voir et -d’entendre! - -Pourquoi donc continuait-il à se sentir si honteux? Pourquoi, après -avoir d’abord couru jusqu’au sommet de la colline, marchait-il -maintenant d’un pas si lent et si faible, comme s’il eût voulu retarder -son retour chez lui? En vain il se répétait qu’il avait fait de ses -figues le meilleur emploi, et qu’il avait rencontré un prophète, et -qu’il allait désormais devenir un autre homme; en vain il essayait de se -réjouir et de s’enorgueillir: à chaque pas son sentiment de honte -l’accablait davantage. Il avait l’impression que toutes ces belles -pensées n’étaient qu’un rideau derrière lequel il s’efforçait de se -cacher à lui-même une pensée plus sérieuse, plus vraie, une pensée qu’il -n’osait pas regarder en face, mais qui pourtant était là, dans son cœur, -et ne cesserait plus de le tourmenter. - -Et soudain le rideau s’était déchiré. Dans le cœur de Barsabas avaient -de nouveau retenti les paroles que, pendant une heure, il s’était -inutilement efforcé d’oublier: «Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui -vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous font du mal!» C’était -cela, cela seulement, que le prophète avait eu pour mission de lui -enseigner! - - * * * * * - -Alors le paysan avait enfin compris d’où venait sa honte. Et aussitôt, -sans même penser à son âne, qui marchait tristement derrière lui dans -l’étroit sentier, il avait rebroussé chemin pour redescendre en courant -vers la rive du lac. «Pourvu que je les retrouve!» se disait-il, comme -si tout l’avenir de sa vie en eût dépendu. Et grande avait été sa joie -quand, au tournant du sentier, de nouveau il avait aperçu les inconnus, -assis sur les pierres. Leur chef maintenant avait fini de prêcher; assis -entre deux de ses compagnons, il mangeait quelques figues et une tranche -de pain. Mais Barsabas, cette fois, ne s’était plus arrêté à le -considérer. Il s’était élancé vers son ami, lui avait appuyé sa main sur -l’épaule, et, parlant le plus haut qu’il avait pu, afin que chacun fût -témoin de son repentir: «Simon, lui avait-il dit, toi seul sais ce que -tu m’as fait, et pourquoi tu l’as fait. Mais, si même tu as mal agi -envers moi, ta faute n’est que peu de chose en comparaison de la mienne. -Car, depuis deux ans, nuit et jour, je t’ai haï, j’ai rêvé de te tuer! -Et tout à l’heure encore, après que les paroles de ce jeune prophète, -ton maître, ont à jamais effacé de mon cœur mon ressentiment, je n’ai pu -me résigner à te donner de mes figues. Je n’ai pu m’y résigner, frère, -parce que tu m’as paru trop heureux, trop parfait, trop au-dessus de -moi! Pardonne-moi, dis-moi que tu me pardonnes, sois-moi de nouveau -l’ami d’autrefois!» - -L’ami de Barsabas, tout frémissant de plaisir, s’était jeté à son cou, -comme un enfant embrasse sa mère pour la remercier d’un cadeau qu’il -n’osait pas espérer. Puis, l’ayant fait asseoir près de lui et lui -tenant la main, il lui avait raconté comment lui-même avait été arraché -aux misères de sa vie par l’appel de Jésus, son maître bien-aimé, qui, -en vérité, n’était pas seulement un prophète, mais l’Élu, le Messie, le -Fils du Dieu Vivant. Et toute l’âme de Barsabas, à ces mots, avait bondi -de joie: car il s’était rappelé que, dès le premier moment où le regard -de l’inconnu s’était tourné vers lui, clairement il avait senti une -présence divine. Aussi est-ce avec une pieuse ferveur qu’il avait -ensuite recueilli les explications de son ami: après quoi, devant toute -l’assemblée, il s’était confessé des fautes qu’il se souvenait d’avoir -commises depuis qu’il était né; et il avait demandé à recevoir le -baptême. Il l’avait reçu des mains sacrées de Notre-Seigneur. - -Et longtemps encore il était resté assis sur la rive du lac, sans autre -pensée que de s’initier à la connaissance du royaume des cieux. Mais -quand, à l’approche du soir, les disciples de Jésus lui avaient -conseillé de se joindre à eux pour partager leur vie, il leur avait -avoué, presque en pleurant, qu’il n’aurait pas le courage de s’y -décider. Immense était, cependant, le bonheur qu’il éprouvait en leur -compagnie, sous le regard vivifiant de son nouveau maître: et sans doute -il aurait fini par céder à leurs instances s’il n’avait aperçu, tout à -coup, son petit âne, qui tristement avait descendu la colline pour venir -le rejoindre. La pauvre bête semblait à présent l’attendre, immobile, au -milieu du sentier. Que deviendrait-elle, privée de ses soins? Qui la -nourrirait, la promènerait? Qui changerait, tous les jours, la paille de -son lit? Et Barsabas avait songé à sa mère qui, peut-être, debout sur le -seuil de sa maison, déjà s’inquiétait de sa longue absence. Il avait -songé à la jeune fille brune et rose, sa fiancée, à qui il avait promis -d’être son soutien dans la vie. La veille encore, tout en l’aidant à -cueillir ses figues, ne lui avait-elle pas dit qu’elle n’aurait jamais -d’autre ami que lui, et qu’elle mourrait de chagrin s’il l’abandonnait? -Mais surtout Barsabas, en revoyant son âne, s’était rappelé sa maison, -son champ de figues, les platanes à l’ombre desquels il avait joué ses -premiers jeux: et il avait senti qu’un lien mystérieux l’attachait tout -entier à son village natal. Là seulement il pourrait méditer, -comprendre, mettre à profit les saintes vérités dont il venait de -s’instruire: car il s’était accoutumé à ne concevoir l’univers que tel -qu’il le voyait du haut de ses collines; et, loin d’elles, c’était comme -si la moitié de lui-même lui fût enlevée. De sorte que, après s’être une -dernière fois prosterné aux pieds de Jésus, il avait tendrement dit -adieu à ses amis, et puis il avait enfourché son âne, et s’en était -retourné chez lui à la clarté des étoiles. - - * * * * * - -Rentré dans son village, Barsabas y avait repris son ancienne vie. Il -cultivait son champ, il faisait paître son âne, il se promenait avec sa -fiancée ou bien jouait aux boules avec ses camarades. - -Il avait repris son ancienne vie, avec cette seule différence que, -maintenant, il était devenu un homme nouveau. Au lieu du simple et -honnête garçon qu’il avait été jusqu’alors, il était devenu un chrétien. -Et, sans doute, cela signifiait qu’il répétait pieusement, matin et -soir, une belle prière que les disciples de Jésus lui avaient apprise: -mais plus encore cela signifiait qu’il avait cessé de vivre en lui-même, -pour vivre, désormais, tout entier dans les autres. Il continuait à -aimer sa mère, sa fiancée, son petit âne: mais il les aimait pour eux, -et non plus pour lui. Il ne s’occupait que de deviner leurs plaisirs et -leurs peines; et il mettait son effort à soulager leurs peines, et leurs -plaisirs lui procuraient plus de joie que ne lui en avaient jamais -procuré les siens. Sa sollicitude, du reste, ne se bornait pas aux -personnes qu’il aimait; ou plutôt il s’était habitué, le plus facilement -du monde, à aimer toute sorte de personnes pour qui il n’éprouvait, -auparavant, que du dédain ou de l’indifférence. Dès l’instant où il -avait cessé de vivre en lui-même, il avait reconnu que tous les êtres -humains avaient leur part de douleur; et il en avait souffert, et il -s’était employé à la soulager. Il s’était fait le confident, le -consolateur, le serviteur de tout le village, sans croire qu’il eût le -moindre mérite à se divertir de cette manière. Tout au plus songeait-il -quelquefois qu’il était pareil à un aveugle-né guéri par Jésus, dont son -ami lui avait raconté l’histoire merveilleuse: car à lui aussi Jésus -avait donné un sens qui jusque-là lui avait manqué, un sens qui, mieux -encore que la vue, lui permettait de sortir de ses propres ténèbres, et -de se mêler joyeusement à la vie des hommes. - -Quelques semaines après son retour, il s’était marié. Son intention -était d’abord d’ajourner son mariage jusqu’au moment où, devenu plus -riche, il aurait l’assurance de pouvoir nourrir une femme et des -enfants. Mais sa fiancée, qui l’aimait, s’était tout de suite convertie -à sa nouvelle foi; et c’était elle qui lui avait rappelé la parole de -Jésus: «Ne soyez pas en souci pour votre vie, ne vous préoccupez pas de -ce que vous mangerez ni de ce que vous boirez!» Ils s’étaient donc -mariés, sans plus tarder. Et le fait est qu’ils n’avaient manqué de -rien, ayant simplement pris l’habitude de ne rien désirer que ce qu’ils -avaient. Ils s’étaient même acquis des enfants, sitôt mariés, en -recueillant chez eux un petit garçon et une petite fille que leurs -parents avaient abandonnés. Mais il n’y avait pas, au reste, dans tout -le village, un enfant dont ils ne prissent soin, fût-ce pour jouer ou -pour chanter avec lui. Et chaque jour ils découvraient quelque occasion -imprévue de varier leurs plaisirs, comme aussi de sentir combien leurs -deux cœurs étaient profondément unis l’un à l’autre. Tantôt c’était un -mendiant qu’ils amenaient dans leur maison, l’ayant rencontré dans leur -promenade; tantôt ils ramassaient de jeunes oiseaux tombés du nid, et -les abritaient, et les nourrissaient, jusqu’au temps où ils les voyaient -en âge de voler. - -Ainsi avait vécu Barsabas, durant l’année qui avait suivi son baptême. -Et deux fois lui avait été accordée une grâce si précieuse qu’il avait -défailli de joie en la recevant. Deux fois son divin maître Jésus, étant -venu prêcher dans son village, avait daigné demeurer sous son toit. Il -s’était familièrement entretenu avec lui, avait complimenté sa mère de -l’avoir pour fils, l’avait complimenté lui-même de l’aimable compagne -qu’il s’était choisie. Et comme, un soir, les disciples engageaient de -nouveau le jeune homme à se joindre à eux, Jésus leur avait dit avec son -sourire: «Apprenez qu’il y a plusieurs façons de me suivre! Et Barsabas -n’est nulle part aussi près de moi que dans son champ de figues!» - - * * * * * - -En effet, Barsabas était un bon chrétien. Lorsqu’il avait appris le -danger qui menaçait Jésus, tout de suite il avait quitté son champ de -figues pour venir rejoindre la troupe des disciples. Avec eux il était -entré à Jérusalem; il avait assisté aux derniers entretiens, et donné -tant de preuves de son active ferveur que Jésus s’était plu à le citer -en exemple. Il s’était cependant enfui du Jardin des Oliviers, avec tous -ses compagnons, aussitôt que Notre-Seigneur avait été arrêté; mais, dès -le lendemain, il avait racheté sa faute en proclamant, jusque dans le -prétoire, que l’homme qu’on persécutait était le Fils de Dieu. Jamais -d’ailleurs il n’avait montré autant de courage que durant ces terribles -journées, où le courage des meilleurs avait défailli; car non seulement -il n’avait pas cessé d’affirmer sa foi devant les Juifs, au risque -d’être lapidé ou mis en prison: il s’était encore ingénié à consoler, à -raffermir ses amis. A ceux qui doutaient il rappelait le divin -enseignement de leur maître; à ceux qui désespéraient il disait que -bientôt Jésus serait de nouveau parmi eux. Aussi Jésus, pour le -récompenser, l’avait-il admis à être un des premiers témoins de sa -résurrection. Et quand, ensuite, Jésus étant remonté s’asseoir à la -droite de son Père, les disciples avaient décidé de nommer un douzième -apôtre en remplacement de Judas, peu s’en était fallu qu’on ne le -nommât. Seul, un autre disciple, nommé Mathias, avait été jugé aussi -digne que lui de ce grand honneur; en telle façon que, faute de savoir -qui choisir entre eux, on était convenu de s’en remettre au sort. Mais -d’abord les Onze, tombant à genoux, avaient invoqué Jésus: «Seigneur, -lui avaient-ils dit, vous qui connaissez les cœurs de tous les hommes, -montrez-nous lequel de ces deux hommes vous avez préféré pour prendre -place dans l’apostolat, dont Judas est déchu!» Puis on avait donné les -sorts: c’était Mathias que le sort avait désigné. - -Et personne ne s’en était réjoui plus que Barsabas. Car, bien que -l’honneur que lui avaient fait ses compagnons l’eût beaucoup touché, il -continuait à se considérer comme le dernier d’eux, le plus ignorant, le -plus inutile, le moins propre aux difficiles travaux de l’apostolat; -sans compter que toute son âme était alors partagée entre deux -sentiments, la tristesse où l’avait plongé l’absence de son divin -maître, et son désir de revoir le village où il était né. - -Il avait cependant résolu de rester à Jérusalem jusqu’à ces fêtes de la -Pentecôte après lesquelles tous les disciples devaient se séparer, pour -aller prêcher l’Évangile aux nations. Mais il souffrait fort d’avoir à -habiter si longtemps une ville où hommes et choses étaient à l’opposé de -tout ce qu’il aimait; et le séjour de Jérusalem lui serait peut-être -devenu tout à fait impossible s’il n’avait trouvé un moyen de se -distraire de son attente, comme aussi de se donner un peu l’illusion que -son maître Jésus demeurait près de lui. Dans la maison qu’il habitait, -et dans tout son faubourg, qui était le plus misérable et le plus mal -famé de la ville, il s’était lié avec une foule de pauvres gens, -étrangers comme lui, des Parthes, des Mèdes, des Élamites, des Crétois, -des Arabes, apparemment venus là de leur pays pour y mourir de faim; et, -sans leur parler jamais, sauf par quelques signes,--car il ne savait pas -un mot de leurs diverses langues, et ne connaissait que le patois de sa -Galilée,--il s’était constitué leur soutien, leur garde-malade, l’ami et -le compagnon de jeux de leurs enfants. Quelques jours lui avaient suffi -pour comprendre le caractère, la situation, les besoins de chacun; et -rien n’était plus touchant que de le voir travailler, en silence, à -apaiser ou à divertir les souffrances de ces malheureux. Il le faisait -pour se distraire soi-même, se rappelant ainsi la douce vie qu’il avait -menée dans son village après sa conversion; mais parfois, au moment où -la fatigue allait l’accabler, il croyait apercevoir tout à coup son -maître bien-aimé, debout devant lui. Et, en effet, n’était-ce point la -présence de Jésus qui avait pu lui permettre, en moins de quarante -jours, non seulement de secourir, mais aussi d’instruire ces étrangers, -dont il ignorait la langue, et de les convertir à la foi chrétienne? - -Il en avait déjà converti plus de cent, appartenant aux races les plus -différentes, lorsqu’était enfin arrivé le jour de la Pentecôte. Et -beaucoup de ces néophytes avaient tenu, ce jour-là, à l’accompagner -jusqu’à la porte du cénacle où l’on devait célébrer la fête, afin de lui -témoigner une dernière fois leur reconnaissance. Or voici que, les -disciples s’étant tous rassemblés, un grand bruit s’était fait entendre, -comme le bruit d’un vent qui soufflait du ciel; et ce vent s’était -abattu sur la salle, et les disciples avaient vu paraître des langues de -feu qui s’étaient arrêtées au-dessus de leurs têtes. Ils étaient alors -tombés en prière, adorant l’Esprit que leur divin maître leur avait -envoyé. Et puis, après s’être encore embrassés, ils étaient sortis. - -Et que l’on imagine quelle avait été alors la surprise, l’émotion de -Barsabas! Car, en entendant parler les Mèdes, les Parthes, les Arabes, -tous les étrangers qui accouraient au-devant de lui, il s’était aperçu -qu’il comprenait leurs paroles et pouvait y répondre! Comme les douze -apôtres, Barsabas avait, miraculeusement, reçu le Don des Langues. - - - - -II - -LE CITOYEN DU MONDE - - _Quiesce a nimio sciendi desiderio, quia magna ibi invenitur - distractio et deceptio!_ - - (IMITATIO CHRISTI, I, 2.) - - -Devant la grâce inattendue qui venait de lui échoir, Barsabas se sentit -d’abord si heureux à la fois et si effrayé que, bien qu’il pût -maintenant répondre sans effort aux questions de ses amis, il ne prit -pas même le temps de les écouter. Rentré dans sa chambre, il se hâta -d’en faire sortir un petit garçon avec qui tous les soirs il avait -coutume de jouer, et qui, ce soir-là encore, voulait, à toute force, lui -grimper sur le dos. Puis, ayant verrouillé la porte pour n’être plus -dérangé, il se prosterna et pria humblement Seigneur, s’écria-t-il, vous -m’avez honoré par delà mon mérite! Au dernier de vos serviteurs vous -avez daigné confier le plus précieux de vos dons! Et voici -cependant,--telle est ma faiblesse!--voici que je tremble de frayeur à -la pensée des devoirs nouveaux qui en résultent pour moi! «Soutenez-moi, -Seigneur, éclairez-moi, dites-moi ce que je dois faire, afin que je ne -sois qu’un outil entre vos mains, l’instrument de votre gloire et de -votre justice!» Mais le Seigneur ne lui dit rien, et Barsabas se vit -contraint de décider lui-même ce qu’il devait faire. - -Aussi bien ne pouvait-il guère hésiter sur le premier et le plus urgent -des devoirs nouveaux qui s’imposaient à lui; et sa frayeur ne lui -venait, précisément, que de sa trop claire conscience de ce pénible -devoir. Il avait, en effet, tout de suite compris que le don des langues -ne lui avait pas été accordé simplement pour qu’il pût s’entretenir, à -Jérusalem, avec des étrangers déjà convertis, ni moins encore pour qu’il -s’en retournât mener sa vie silencieuse à l’ombre des collines de son -cher village. Le don des langues lui imposait le devoir de parcourir le -monde, pour porter aux païens la sainte parole: cela était certain, -hélas! trop certain! - -Tout au plus eut-il un instant l’idée que, si son maître avait vraiment -exigé de lui un pareil sacrifice, c’est lui qu’il aurait désigné pour -faire partie des douze apôtres, au lieu de Mathias. Mais aussitôt il -rougit de cette idée, misérable prétexte suggéré par sa lâcheté. Le -pouvoir miraculeux de parler toutes les langues n’était-il pas un signe -d’apostolat aussi évident, pour le moins, qu’une élection où peut-être -le hasard avait seul agi? Non, non, Barsabas sentait que nul doute ne -lui était possible! Et plus était cruel le sacrifice que son maître -exigeait de lui, plus il se sentait tenu de l’accomplir, en échange de -l’immense faveur qu’il avait reçue. Il résolut donc de quitter Jérusalem -dès le lendemain, et de se mettre en route vers les pays étrangers, -après avoir dit un rapide adieu à sa femme, à sa mère, aux lieux qui, -jusqu’alors, avaient été pour lui l’univers entier. - -Encore ne leur dit-il cet adieu que par procuration. Ayant rencontré, -aux portes de Jérusalem, un paysan de son village qui rentrait chez lui, -c’est sur lui qu’il se déchargea du soin d’annoncer aux siens sa -nouvelle mission. «Je comptais aller moi-même prendre congé d’eux, -ajouta-t-il, mais le ciel a eu pitié de moi, et voici qu’il t’a envoyé -sur mes pas, pour m’épargner un supplice au-dessus de mes forces. Ou -plutôt ce sont les dangers de la tentation que le ciel, sans doute, aura -voulu m’épargner: car je me demandais comment, après avoir revu tout ce -qui m’est cher, je trouverais le courage de m’en séparer. Adieu donc, -frère bien-aimé! Et quand, après-demain, du haut de la colline, tu -apercevras à tes pieds les maisons de notre village, rappelle-toi ton -frère Barsabas qui s’en va, seul et triste, parmi des inconnus!» - -Barsabas pleurait en disant ces mots; puis il se jeta, tout pleurant, au -cou de son ami. Mais à peine l’eut-il vu disparaître, dans la poussière -du chemin, qu’il ne put s’empêcher de songer qu’il avait été, lui aussi, -la veille encore, semblable à ce paysan inutile et grossier. Et, -fiévreusement, il eut soif d’employer au plus vite, pour le bien de son -maître, le magnifique don qu’il portait en lui. Quand son ami, le -surlendemain soir, aperçut du haut de la colline les maisons du village, -il soupira en se rappelant le pauvre Barsabas qui allait, seul et -triste, sur des routes lointaines; mais Barsabas, au même instant, -marchait d’un pas alerte et la tête haute, méditant le discours qu’il -prononcerait dès qu’il rencontrerait une ville, devant lui. - - * * * * * - -Cette ville se trouva être Péluse, dans la Basse-Égypte; et Barsabas, -qui y était parvenu après cinq jours de marche, fut d’abord tenté de -marcher cinq jours de plus pour s’en éloigner. Habitué comme il l’était -aux mœurs rustiques de la Galilée, Jérusalem déjà lui avait paru -inhabitable; mais il se sentait prêt maintenant à la regretter, en -comparaison de cette ville étrangère où, depuis les traits des visages -jusqu’à la façon de manger et de se vêtir, rien ne ressemblait à ce -qu’il connaissait. La largeur des rues, la hauteur des maisons, les -amples manteaux et les lourds souliers, tout cela était, à ses yeux, -aussi laid qu’incommode. Il éprouvait une indignation mêlée de mépris à -la vue des litières qui servaient à traîner, d’une maison à l’autre, des -hommes parfaitement capables de se servir de leurs jambes. Il ne -comprenait pas que des êtres humains pussent se passer d’arbres et -d’oiseaux, ni se résigner à vivre enfermés dans d’obscures boutiques, -sans autre profit que de gagner un argent aussitôt dépensé. En un mot, -il jugeait Péluse l’endroit le plus monstrueux du monde: et telle il -continua de la juger pendant les six mois qu’il y demeura. - -Car le fait est qu’il y demeura six mois, en dépit de sa mauvaise -humeur: et ce fut bien là qu’il prêcha pour la première fois. S’étant -rendu sur le port, le lendemain de son arrivée, il aborda quelques -matelots qui musaient au soleil, et se mit à leur expliquer la doctrine -chrétienne. Il la leur expliqua dans la langue grecque, qui était leur -langue; mais il répéta ensuite son explication en arabe à des marchands -arabes qui s’étaient approchés; il la répéta en syrien et en éthiopien, -de telle sorte que, bientôt, une foule énorme se pressa autour de lui, -curieuse d’entendre un homme qui parlait toutes les langues. Et Barsabas -raconta à cette foule la vie et la mort divines de Jésus. Il leur -raconta sa propre vie, de quelles ténèbres il avait été tiré, et vers -quelle lumière. Il leur dit quelques-unes des paraboles de son maître, -les plus simples et les plus touchantes, s’efforçant de retrouver, dans -sa voix, un écho de la voix surnaturelle qui les lui avait enseignées. -Longtemps il parla, debout sur un banc de pierre, indifférent aux -injures comme aux railleries; et d’heure en heure, à mesure qu’il -parlait, injures et railleries devenaient plus rares, jusqu’à ce -qu’enfin il eut le bonheur de voir jaillir des larmes presque de tous -les yeux. Lui aussi, il pleurait; une ardente émotion faisait frémir ses -lèvres, donnait à sa parole des accents pathétiques. Quand il descendit -du banc et cessa de prêcher, cent personnes de tout âge et de toute -condition, s’approchant de lui avec déférence, lui exprimèrent leur -désir d’être baptisées. - -Et comme, quelques heures plus tard, Barsabas, tout heureux de la belle -moisson qu’il avait rapportée à son maître dès son premier discours, -s’en retournait joyeusement vers l’auberge où il s’était logé, un petit -vieillard l’accosta dans la rue. C’était un aimable petit vieillard, -chauve, replet, avec un visage ridé où s’ouvraient de grands yeux naïfs -et bienveillants. Il avait la mise d’un riche bourgeois. Et, en effet, -il apprit à Barsabas qu’il vivait de ses rentes, mais qu’il employait -son temps à s’instruire et à méditer. «Or, je regrette d’avoir à vous -dire, poursuivit-il, que votre Jésus n’est pas le vrai Dieu. Car le vrai -Dieu, je le connais: il m’a été révélé par un homme admirable, le -philosophe Épistrate, auteur du traité sur l’_Essence de l’Être_. -Peut-être n’avez-vous pas lu ce livre sans pareil? Tenez, je n’ai pas pu -m’empêcher de vous l’apporter!»--Et le vieillard tendait à Barsabas un -épais rouleau.--«Je vous en prie, lisez-le! Que si même il ne -réussissait pas à vous convaincre tout à fait, vous y trouveriez encore -de quoi réfléchir!» - -Le petit vieillard avait une si honnête et douce figure que Barsabas -crut pouvoir lui parler comme à un ami. Il lui avoua donc qu’il lirait -volontiers, pour l’obliger, le traité de son philosophe, mais que, par -malheur, il ne savait pas lire. Et, loin de lui en témoigner le moindre -mépris, le vieillard lui proposa aussitôt de lui apprendre lui-même à -lire et à écrire. «Quelques leçons vous suffiront, lui dit-il, aidées -d’un peu d’exercice. Et vous acquerrez là un bien inestimable, qui -doublera l’effet de vos prédications!» - -L’offre était si imprévue que Barsabas hésita quelques instants avant de -l’accepter. Il ne se souvenait pas que son divin maître, en lui -énumérant les choses nécessaires à la vie, lui eût fait mention de la -nécessité de savoir lire et écrire; maintes fois au contraire Jésus -l’avait félicité de son ignorance, et même expressément engagé à y -persévérer. Mais il se répéta que son rôle nouveau lui imposait de -nouveaux devoirs. Le vieillard avait raison: en lui permettant de -connaître des œuvres que ses adversaires ne manqueraient point de lui -opposer, la lecture lui fournirait une arme précieuse pour son -apostolat. Et puis,--encore qu’il ne consentît peut-être pas à s’en -rendre compte,--il avait dès lors, au fond de son cœur, la certitude -qu’un homme doué du don des langues était un être d’espèce supérieure au -commun des hommes. Un tel homme, capable de parler à son gré les langues -les plus diverses, ne pouvait pas, décemment, se trouver hors d’état de -lire aucune d’elles. Ce que lui proposait le vieillard paraissait, en -quelque sorte, à Barsabas le complément désormais indispensable de la -grâce que Jésus lui avait accordée. Il accepta donc, offrit au vieillard -de se mettre à l’étude dès le lendemain; et c’est ainsi qu’il resta six -mois dans la ville de Péluse. - -Car non seulement il apprit à lire et à écrire en deux ou trois langues, -ce qui ne laissa pas de lui demander plus de temps qu’il n’avait -supposé; mais il profita de l’occasion pour apprendre aussi un peu de -grammaire, de façon à rendre son éloquence plus correcte et plus pure. -Le vieillard, trop heureux de pouvoir un moment se distraire de sa -philosophie, lui enseigna le sens primitif des mots et leurs sens -dérivés; il lui révéla de quelle manière une image pouvait être mise en -valeur; il lui indiqua les différents moyens de varier et de nuancer le -rythme de ses phrases. Et à s’instruire de tout cela Barsabas goûtait un -plaisir sans cesse plus vif, dont il s’excusait, vis-à-vis de lui-même, -en songeant aux nouvelles moissons d’âmes qu’il préparait pour son -maître. - -Il ne négligeait pas, d’ailleurs, les soins de son apostolat. Une ou -deux fois au moins par semaine, il s’arrachait à ses études pour prêcher -l’Évangile; et, bien que le nombre des conversions diminuât sensiblement -à chacun de ses discours, convertis et sceptiques s’accordaient à -constater que chacun de ses discours dépassait le précédent en force, en -clarté, en verve convaincante. Au total, son séjour à Péluse avait eu de -bons fruits. Mais, de tous ces fruits, aucun ne lui fut aussi agréable -que la conversion du petit vieillard. - -En effet Barsabas, dès qu’il avait su lire, s’était empressé de lire le -traité de l’_Essence de l’Être_; et, à sa grande joie,--car il n’avait -pas été d’abord sans quelque inquiétude,--il y avait trouvé des pensées -si puériles et tant de folies que sa foi en Jésus s’en était renforcée. -Épistrate n’allait-il pas jusqu’à soutenir que Dieu ne faisait qu’un -avec le soleil, ou encore que les âmes, après la mort, avaient pour -résidence la lune et les étoiles? Barsabas avait songé que, si tous les -philosophes dont on le menaçait ressemblaient à celui-là, il n’aurait -pas de peine à les réfuter. Et, en attendant, il avait réfuté celui-là -avec tant de chaleur que force avait été au vieillard de s’avouer -vaincu. Lorsque Barsabas, l’ayant baptisé ainsi que tous les siens, -voulut quitter Péluse pour se rendre à Alexandrie, cet excellent homme -exigea qu’il prît place dans sa litière, dont, au reste, lui-même ni sa -femme ne se servaient jamais et il l’accompagna jusqu’au delà des -remparts. - - * * * * * - -Barsabas avait persisté, durant les six mois de son séjour, à juger -Péluse la plus laide des villes; mais Alexandrie, au contraire, lui fit -dès le premier soir excellente impression. Les rues cependant y étaient -encore plus larges, les maisons plus hautes, le costume des hommes et -des femmes y différait plus encore des modes rudimentaires de la -Galilée; mais Barsabas ne pouvait se défendre de penser que tout cela, -pour n’avoir rien de commun avec ce qu’il connaissait, n’en était que -plus élégant et plus ingénieux. Il avait, d’ailleurs, gardé le meilleur -souvenir de son voyage dans la litière du vieillard. Non seulement -lui-même avait fait la route sans ombre de fatigue; ses porteurs, eux -aussi, avaient paru enchantés. Ils lui avaient confié qu’ils -s’ennuyaient à Péluse, et que ce voyage à Alexandrie était fort de leur -goût. Mais comme le jeune homme leur demandait, après cela, pourquoi ils -ne priaient pas leur maître de les employer plutôt à cultiver ses -terres, ils avaient poussé des cris d’épouvante à la seule idée de la -vie aux champs. Et c’était une réponse de même genre que Barsabas -recevait, maintenant, des boutiquiers d’Alexandrie, à qui il conseillait -de fermer leurs boutiques pour s’en retourner aux villages où ils -étaient nés. Ils ne refusaient pas d’admettre que la vie du village fût -plus saine, plus sûre, plus calme, voire plus fructueuse; mais ils -ajoutaient que, ayant goûté au charme de la ville, rien au monde ne -pouvait plus leur en ôter le goût. Et Barsabas, sans cesser de les -plaindre, commençait à comprendre ce charme funeste qui les avait -conquis. Il prit un grand plaisir à visiter les monuments d’Alexandrie, -les arcs de triomphe, les théâtres, les bibliothèques; et, le matin du -jour où il devait prêcher pour la première fois, il s’acheta une toge et -une paire de cothurnes, par crainte que la pauvreté de sa mise ne le fît -confondre avec les diseurs de bonne aventure, dont toutes les places -publiques étaient encombrées. - -Aussi son premier discours fut-il très écouté. Artistes, savants, dames -du monde, l’élite de la ville se réunit autour de lui, ce dont il se -réjouit dans la naïveté de son cœur: car il avait conçu le beau rêve de -convertir à l’Évangile les classes supérieures de la société, laissant à -celles-ci le soin de répandre, ensuite, leur foi parmi le bas peuple. -Mais ce n’était, hélas! qu’un rêve. Après avoir écouté le discours du -jeune homme avec la curiosité la plus attentive, son élégant auditoire -se dispersa, sans que personne semblât tenté de se convertir. Et dès le -lendemain, à la même place où il avait parlé, Barsabas vit se réunir le -même auditoire autour d’un autre orateur, un philosophe fameux, qui -réfuta point par point tout ce qu’il avait dit. A la doctrine de Jésus, -telle qu’il l’avait exposée, ce philosophe opposa la doctrine -d’Aristote, affirmant que celle-là seule était sage et vraie. - -Le jeune Galiléen n’avait pas lu Aristote. Il ne connaissait pas non -plus Héraclite, ni Parménide, ni Platon, que d’autres orateurs firent -valoir contre lui. Il se mit à les lire: et il dut s’avouer que leurs -théories étaient infiniment plus difficiles à réfuter que celle -d’Épistrate, qui envoyait dans la lune les âmes des défunts. Elles -étaient fausses aussi, cependant, il le sentait bien; mais l’erreur y -était cachée sous des dehors si spécieux qu’il avait beaucoup de peine à -la découvrir. - -Il se donna tout entier à cette découverte. Jour et nuit il s’efforça -d’approfondir les écrits des philosophes, de les comparer, de relever -une à une leurs contradictions. Souvent la fatigue ou le découragement -faillirent l’arrêter; mais il se raffermissait en songeant que nul, à -coup sûr, parmi les disciples de son divin maître, ne rendait à -l’Évangile un plus beau service. Il espérait, en effet, que, grâce à -lui, tous les philosophes apercevraient la vanité de leurs illusions, et -viendraient les déposer humblement aux pieds de Jésus. Et il lisait et -il relisait, étonnant les bibliothécaires par son zèle à compulser des -ouvrages dont personne, de mémoire d’homme, n’avait encore osé affronter -la lecture. - -Ce terrible travail lui prit cinq ans, pendant lesquels il n’eut guère -le loisir de prêcher. Et un jour, après cinq ans d’études et de -méditations, il se jugea suffisamment armé pour commencer la lutte. Il -fit donc savoir que, le lendemain, sur la grand-place, il se chargeait -de réduire à néant les systèmes des divers philosophes, passés et -présents. - -Il eut cette fois pour l’entendre tous les professeurs de philosophie, -qui ne pensèrent, d’abord, qu’à s’émerveiller de son érudition. Mais -bientôt, se voyant attaqués, ils ripostèrent. Les uns lui soumirent des -moyens, à leur avis très simples, de corriger les contradictions qu’il -avait signalées; d’autres imaginèrent des théories nouvelles qui, -suivant eux, devaient être à l’abri de ses objections. Et surtout ils -lui signifièrent, les uns et les autres, qu’il n’avait point compris la -vraie doctrine des philosophes dont il s’était occupé. «Vous avez saisi -le sens des paroles,--lui dirent-ils;--mais le sens profond qui se cache -sous les paroles vous a échappé. Aussi bien ce sens-là ne pouvait-il -manquer de vous échapper: car il est dû à une foule de sentiments et de -traditions que vous ignorez forcément, étant d’un pays où la -civilisation grecque n’a pas pénétré. La pensée de Platon restera -toujours fermée à qui n’a pas été élevé dans le commerce d’Homère. Ce -que vous en avez perçu n’est que son enveloppe: vous en parlez comme un -sourd parlerait de musique!» - -Et peut-être ces professeurs avaient-ils raison; mais c’est de quoi -Barsabas, naturellement, ne pouvait convenir. Il continua donc de -prêcher, ou plutôt d’argumenter, prouvant à qui désirait l’entendre la -fausseté et l’incohérence de tous les systèmes. Le malheur est qu’on -semblait de moins en moins désireux de l’entendre. Les philosophes -étaient revenus à leurs exercices professionnels; les dames du monde -s’étaient fatiguées d’une éloquence trop sèche et trop positive; et un -jour arriva où le pauvre Barsabas ne trouva plus, autour de son estrade, -que les matelots et les pêcheurs du port. Encore n’était-ce point, comme -l’on pense, sa dialectique qui les attirait. Il était simplement, pour -eux, l’homme qui parlait toutes les langues; et sans cesse, par manière -de passe-temps, ils lui amenaient des Nègres et des Scythes, des -esclaves sortis des régions les plus reculées, afin qu’il leur -expliquât, dans leurs langues, les erreurs d’Épicure ou d’Anaxagore. - - * * * * * - -Barsabas, cependant, n’était point d’âme à désespérer. Dès qu’il se fut -convaincu qu’à Alexandrie ses efforts n’avaient décidément aucune chance -de réussir, il résolut de tourner le dos à cette ville et de se rendre à -Rome. Il s’y rendait, tout occupé déjà des controverses prochaines, -lorsque le bateau où il s’était embarqué fit escale dans un petit port -de l’île de Crète; et voici qu’en arrivant dans cette bourgade Barsabas -eut l’extrême surprise de se trouver parmi des chrétiens. Des églises -remplaçaient les temples des dieux; les maisons étaient surmontées de -grandes croix de pierre; et tous les habitants s’empressaient autour des -passagers du bateau, sans vouloir accepter d’eux aucune récompense. Ces -braves gens avaient renoncé au commerce, ainsi qu’à toutes les formes du -gain; ils vivaient de leur pêche, des fruits de leurs champs: si bien -que Barsabas crut revoir son village, tel qu’à son départ il l’avait -laissé. - -Il ne tarda point, d’ailleurs, à avoir l’explication du spectacle -imprévu qui s’offrait à lui. Tout en l’installant à sa table avec mille -égards, l’hôte qui l’avait recueilli lui raconta que la ville entière -s’était convertie, depuis deux ans déjà, après avoir entendu les -discours de l’apôtre Mathias. «Ce saint homme a passé une semaine parmi -nous: il a prêché sur le port; et, quand il est reparti, nous étions -tous devenus chrétiens. Et comment aurions-nous hésité à le devenir, en -présence d’une doctrine aussi simple et aussi belle, répondant aussi -parfaitement aux désirs de nos cœurs?» L’hôte de Barsabas ajouta, -cependant, que l’exemple personnel de Mathias n’avait pas été non plus -sans contribuer à les convertir. «Jamais nous n’avions vu un homme -pareil à celui-là! Un véritable saint, modeste, timide, doux comme un -enfant!» Barsabas demanda s’il leur avait réfuté les erreurs des -philosophes; mais son hôte, à cette question, éclata de rire. «Oh! non, -s’écria-t-il, soyez sûr qu’il ignorait jusqu’au nom de tous ces gens-là! -Il ne savait ni lire ni écrire! Il était plus illettré que le dernier de -nos esclaves! Et je me rappelle que moi-même, sitôt que je l’ai entendu, -j’ai jeté au feu mes volumes d’Aristote; mais l’idée ne me serait pas -venue de lui en parler!» - -Le bateau ne s’était arrêté que pour quelques heures. Quand Barsabas se -retrouva à bord, entouré de cadeaux de toute sorte que ses frères de la -petite ville l’avaient supplié d’emporter en souvenir d’eux, il se mit à -réfléchir sur ce qu’il venait d’apprendre. Et tout de suite, malgré lui, -le contraste lui apparut entre le succès obtenu par Mathias dans cette -bourgade crétoise et son propre échec à Alexandrie. «Je n’ai pas réussi -jusqu’à présent, songeait-il, les circonstances m’ont été contraires. -C’est donc à Rome que je prendrai ma revanche. J’amènerai à Jésus la -capitale du monde!» Mais alors il s’aperçut clairement d’une chose que, -depuis longtemps, il essayait de tenir cachée au profond de son cœur. Il -s’aperçut qu’il ne pouvait plus désormais espérer d’amener personne à -Jésus, car lui-même avait cessé de croire en Jésus. - - * * * * * - -Non qu’il se fût laissé convaincre par les divagations des -métaphysiciens. Son robuste bon sens de paysan lui affirmait assez que -tous leurs systèmes n’étaient que d’ingénieuses fantaisies, inventées -pour l’amusement de quelques songe-creux. Il voyait assez que les plus -subtils arguments de Platon n’empêchaient pas le monde extérieur -d’exister pour l’homme, et que, même démontrée, l’hypothèse des atomes -resterait toujours une absurdité. Tout cela avait maintenant, à ses -yeux, juste autant de valeur que les rêveries d’Épistrate sur les -habitants de la lune. Le commerce assidu des philosophes n’avait fait -que le dégoûter de la philosophie; et plus que jamais il était prêt à -considérer la doctrine de Jésus comme le seul système qu’un sage pût -admettre. Seule, en effet, elle ne s’adressait à la raison que dans les -matières qui étaient raisonnables, c’est-à-dire dans celles qui -touchaient à la conduite pratique de la vie; imposant aux hommes, pour -le reste toute une série de mystères où ils n’avaient qu’à croire. Mais -c’est précisément à ces mystères que Barsabas n’avait plus la force de -croire. Tant de systèmes différents avaient défilé sous ses yeux, se -détruisant l’un l’autre, qu’une méfiance lui était venue de tous les -systèmes. La réflexion avait tari en lui les sources de la foi. Elle les -avait taries à tel point que si Jésus, sorti du tombeau, s’était de -nouveau montré devant lui, peut-être eût-il encore gardé des doutes sur -sa divinité. Et il en éprouvait certes un chagrin très vif, mais moins -vif, en fin de compte, qu’il ne l’aurait craint: car déjà ses lectures, -et des exemples nombreux, l’avaient préparé à voir dans les ennuis du -doute la rançon fatale d’un esprit supérieur. - -Il se jura du moins de conserver le culte des vertus chrétiennes, ne -s’apercevant pas que, bien avant de perdre la foi, il l’avait perdu. Et, -quoique son voyage à Rome fût désormais sans objet, il résolut cependant -de le continuer. La vie à Alexandrie lui était devenue impossible; plus -impossible encore le retour dans son village, où chacun se serait -informé des résultats de sa prédication. Et puis la vérité était que, -s’il se résignait à ne plus croire, il ne pouvait pas se résigner à ne -plus prêcher. A force de parler tour à tour toutes les langues, il avait -fini par s’y juger tenu, comme à un travail important et méritoire entre -tous. Des deux dons qu’il avait reçus de son maître Jésus, et dont l’un -consistait à connaître l’unique vérité et l’unique bonheur, tandis que -l’autre consistait simplement à pouvoir dire tour à tour une même chose -en plusieurs façons, c’était comme si ce deuxième don avait, pour lui, -annulé le premier. La perspective de devoir y renoncer l’aurait -désespéré. - - * * * * * - -Il résolut donc de n’y point renoncer, mais, au contraire, d’en tirer le -profit le plus grand possible. Il savait qu’à Rome une foule d’étrangers -s’enrichissaient et devenaient célèbres, qui avaient pour seul métier -d’enseigner aux Romains la langue du pays d’où ils étaient sortis. Il se -faisait fort, lui, d’enseigner toutes les langues, dût-il dépenser -encore une année ou deux à en étudier la grammaire et la littérature! -Aussi bien les leçons du vieillard de Péluse avaient, autrefois, éveillé -en lui le goût de ces études; et sans cesse, depuis, il s’était mieux -pénétré de leur utilité. Rien ne lui était plus agréable, rien ne lui -semblait plus digne de ses soins, que de comparer les manières diverses -dont les divers peuples exprimaient leurs idées. N’était-ce pas, pour -ainsi dire, comparer leurs âmes? Et le résultat d’une telle comparaison -pouvait-il n’être pas d’un prix inestimable? Ne croyant plus à la -possibilité de connaître Dieu et les voies du salut, Barsabas ne s’en -trouvait que plus à l’aise pour croire à la nécessité de connaître le -détail des choses d’ici-bas. Et lorsqu’enfin, après de longs mois de -préparation, il ouvrit une école sur le Viminal, très sérieusement il -eut conscience de remplir un devoir, d’entreprendre une tâche magnifique -et sacrée. - -Ses élèves, au reste, ne se firent pas faute de l’y encourager. Ils se -pressèrent pour l’entendre, l’accablèrent de cadeaux, répandirent sa -gloire aux quatre coins de Rome. Entraînés par son exemple, ces jeunes -gens se prenaient de passion pour l’étude des langues étrangères au -point d’y sacrifier tout ce qui, jusqu’alors, les avait occupés. Ils -négligeaient de visiter leurs domaines, de veiller au bon ordre de leurs -maisons, de bavarder et de jouer avec les jeunes filles, ils -négligeaient d’être jeunes, de rêver, et d’aimer, dans leur hâte -d’apprendre comment se conjuguait le passif des verbes chez les -Égyptiens, ou de quels titres se nommaient les principaux ouvrages des -poètes persans. Et quelques-uns d’entre eux, ayant imaginé de voyager en -Égypte et en Perse pour tirer parti de leurs connaissances, avaient été -d’abord un peu déçus de découvrir que leurs connaissances ne leur -servaient de rien: car si le peuple des contrées qu’ils visitaient -parlait bien la même langue qu’enseignait Barsabas, il la parlait avec -toute sorte de menues différences d’accent et d’intonation qui la leur -rendaient incompréhensible. Mais ils n’avaient pas tardé à reconnaître -que le peuple de ces contrées n’avait, en somme, rien à leur dire qui -valût d’être compris, et qu’eux-mêmes, n’ayant rien à lui dire, -n’avaient aucun besoin de s’en faire comprendre. Si bien qu’après s’être -un moment affligés de leur découverte, ils avaient presque fini par s’en -enorgueillir: car ils avaient l’impression qu’eux seuls désormais, grâce -aux leçons de leur maître, savaient parler avec pureté toutes les -langues du monde; et leur culte pour leur maître s’était encore accru. - -C’est ainsi que Barsabas, en peu d’années, devint le plus riche et le -plus fameux des professeurs romains. Il eut une maison en ville et une -autre aux champs, pleines toutes deux d’esclaves exotiques avec chacun -desquels il aimait à s’entretenir familièrement dans sa langue. Tous les -savants s’honoraient de son amitié. Un poète en vogue, qui dînait chez -lui plusieurs fois par semaine, écrivit à sa louange une épigramme que -la ville entière trouva délicieuse. «Divin Barsabas, disait-il dans son -épigramme, ne t’étonne pas de me voir si souvent à ta table! J’ai formé -le rêve, moi aussi, de suivre tes leçons, afin de pouvoir répéter dans -toutes les langues possibles que c’est chez toi qu’on mange les -meilleures lamproies!» Et Barsabas, recueillant tous les jours quelque -marque nouvelle de la faveur publique, songeait que jamais, -certainement, la prédication de l’Évangile ne lui aurait acquis de tels -avantages. - -Mais lui, loin de se laisser amollir par cette prompte fortune, n’en -était que plus zélé à poursuivre ses études. Pendant que tout le monde -s’accordait à proclamer sa science, sans cesse il était plus honteux de -son ignorance. Sans cesse un problème qu’il venait de résoudre en -faisait surgir un nouveau, devant lui; et tantôt c’était l’origine d’un -mot qui lui échappait, tantôt il s’épuisait à vouloir saisir la cause -d’une anomalie de syntaxe ou d’accentuation. Que de fois ses invités, -après avoir vainement attendu qu’il vînt les recevoir, le trouvèrent -marchant de long en large parmi des tas de livres, avec la mine piteuse -d’un joueur qui aurait perdu son dernier enjeu! - -Son unique distraction était de voyager. Encore ne voyageait-il pas, -comme ses élèves, pour montrer aux étrangers qu’il savait leur langue, -mais pour s’instruire auprès d’eux, pour connaître leur vie, pour -essayer d’entrevoir l’âme de leur race: car il avait dû constater que -l’étude des langues était loin de lui révéler cette âme autant qu’il -aurait cru. Il allait donc d’un pays à l’autre, poussé par une curiosité -tous les jours plus vive. Il explorait les villes et les villages, il -interrogeait les habitants sur leurs mœurs, leurs traditions, sur une -foule de choses qui avaient pour eux un grand intérêt, mais dont ils ne -comprenaient pas qu’elles en eussent aucun pour un étranger. Lui, -cependant, mettait une véritable passion à s’en informer. Et ses -voyages, ainsi employés, lui auraient peut-être été parfaitement -agréables, s’ils ne l’avaient trop souvent contraint à se priver d’un -luxe matériel sans qui, désormais, il ne pouvait plus vivre. Il avait -subi si profondément l’influence du bien-être romain qu’il ne -s’accommodait plus ni d’un repas trop simple, ni d’un lit trop dur, ni -de chevaux trop lents. Ou que si, d’aventure, il décidait de passer -outre à ces désagréments, leur souvenir le poursuivait jusque dans ses -études, lui gâtant le profit qu’il en recueillait. Mais souvent aussi il -eut la surprise de rencontrer, en de lointains pays, des inventions -pratiques si commodes qu’il fut désolé de ne pouvoir pas les retrouver à -Rome. Et peu à peu ces voyages, qui d’abord ne lui étaient apparus que -comme un passe-temps, devinrent pour lui une nécessité. A peine rentré -de l’un d’eux, il souffrait de ne pouvoir pas tout de suite en commencer -un autre. - -C’est que, à son avis du moins, les races diverses qu’il apprenait à -connaître lui communiquaient une part de leurs goûts et de leur esprit. -Il avait l’impression que non seulement il pouvait parler toutes les -langues, mais qu’il s’habituait aussi à penser comme les peuples dont il -parlait la langue. Et comment n’aurait-il pas eu cette impression, quand -il constatait que chacun de ses voyages le détachait de quelques-unes de -ses idées antérieures, le délivrait de quelques-uns de ses préjugés, lui -démontrait l’inanité de quelques-unes de ses certitudes ou de ses -croyances? Ni par la langue, ni par la pensée, il n’appartenait plus à -aucun pays: comment n’en aurait-il pas conclu qu’il réunissait en lui -les façons de parler et de penser de tous les pays? Devenir vraiment un -citoyen du monde, voilà quel était désormais son désir! Et pendant qu’il -se lamentait, sentant combien un tel désir était lointain et difficile à -réaliser, la foule de ses élèves et de ses amis le félicitait d’en avoir -achevé déjà la réalisation. On déclarait que personne n’était encore -parvenu aussi complètement que lui à se dépouiller de toute -particularité nationale, à rompre le lien créé par la nature entre -l’homme et elle. On l’appelait, respectueusement, le «cosmopolite». Et -des milliers de jeunes gens, garçons et filles, s’efforçaient à partager -son cosmopolitisme. - - * * * * * - -Nous devons ajouter que Barsabas, de plus en plus absorbé par sa -science, s’apercevait à peine des progrès de sa renommée. Mais il ne put -se défendre d’un secret plaisir quand, un jour, la femme d’un des -principaux fonctionnaires romains le fit prier de venir chez elle lui -donner des leçons. Cette dame n’était plus très jeune, et Barsabas, qui -avait eu déjà l’occasion de la voir, ne se souvenait pas non plus -qu’elle fût bien jolie. Il se rendit pourtant à son invitation et trois -leçons lui suffirent, sinon pour la transformer en _cosmopolite_, du -moins pour changer d’opinion sur elle. A défaut de jeunesse, et presque -de beauté, elle était infiniment élégante, gracieuse, spirituelle, -experte en sourires provocants et en douces flatteries. Elle fit à son -professeur un accueil où, de la façon la plus piquante du monde, le -respect se tempérait de familiarité. Elle l’admira, l’amusa, lui inspira -la plus haute idée d’elle-même et de lui. Et son mari, à qui ensuite -elle le présenta, l’invita à venir dîner chez eux aussi souvent qu’il -voudrait. - -Alors s’ouvrirent pour Barsabas des semaines si heureuses, que peu s’en -fallut qu’il n’oubliât, par instants, de se désoler des lacunes de sa -science. Tous les soirs, assis près de son élève, il se sentait -rajeunir, en même temps que son élève rajeunissait à ses yeux. -Tendrement, humblement, il lui faisait l’aveu de ses ambitions et de ses -déboires: et elle, en échange, avec un sourire ingénu de ses dents -toutes neuves, elle lui racontait son enfance, la mort d’un petit oiseau -qu’elle avait nourri. Mais surtout elle le ravissait par sa passion de -s’instruire. Elle lui demanda de l’emmener avec lui, dans son prochain -voyage; et bien que Barsabas, craignant pour elle les incommodités des -auberges lointaines, l’eût simplement conduite en Sicile, jamais aucun -de ses autres voyages ne lui parut si charmant. Il montra à son amie le -berceau d’Empédocle, il lui exposa la doctrine de ce philosophe, il lui -apprit à nommer, dans toutes les langues, les fleurs qu’il cueillait -pour elle au bord des sentiers. De retour à Rome, où ils étaient revenus -par le plus long chemin, ils se promirent de vivre désormais tout -entiers l’un pour l’autre. La dame se fit faire une robe à l’égyptienne, -dont elle prit le modèle sur un vase que son ami lui avait donné. Et -l’ami, afin de placer ses travaux même sous l’inspiration de sa chère -maîtresse, forma le projet d’étudier les formes diverses des sentiments -de l’amour chez les divers peuples. - -Mais le hasard voulut que cette aventure, qui avait mis le comble à sa -fortune, fût aussi l’origine de tous ses malheurs. Moins de quinze jours -après être revenue avec lui de Sicile, la dame lui signifia qu’elle ne -pourrait plus recevoir ses leçons; et il apprit qu’elle s’était déjà -choisi pour professeur un autre savant, nouvellement arrivé à Rome. -C’était un jeune Grec de Chypre qui, tout comme Barsabas, possédait un -don extraordinaire; mais son don, à lui, était de l’ordre mathématique: -il consistait à savoir résoudre, séance tenante, les problèmes de calcul -les plus compliqués. Dix chiffres à multiplier par dix autres ne -semblaient rien qu’un jeu pour la prodigieuse mémoire du jeune Cypriote, -qui se trouvait être, avec cela, fort bel homme, laissant voir des -formes d’une admirable vigueur sous le costume bizarre dont il -s’affublait. Aussi ne parlait-on que de lui; et le bruit qu’il faisait -avait, dès le premier jour, indigné Barsabas, qui, certes, ne se fût -jamais attendu à devoir céder à un tel homme le cœur de son élève. - -Ce cœur que, la veille encore, il avait senti tout à lui, il ne se -résigna pas à le perdre avant d’avoir tenté de le ressaisir. Ne pouvant -plus donner de leçons à la dame, il pouvait, du moins, continuer à dîner -chez elle. Il y vint dîner, le soir même; et le mari eut pour lui des -prévenances qui lui rendirent courage. Mais elle, au contraire, fuyait -ses regards, ou bien parfois lui lançait un rapide coup d’œil mêlé de -mépris et de compassion. Il finit par l’aborder, au sortir de table. Il -lui rappela ce qu’il était, la gloire et les honneurs que son savoir lui -avait valus. Elle-même, souvent, ne lui avait-elle pas répété qu’il -résumait en lui l’âme universelle? Ne s’était-elle pas émerveillée, -chaque jour davantage, de la profondeur et de l’étendue de son -cosmopolitisme? Et c’était lui qu’elle voulait maintenant sacrifier à un -faux savant, à un baladin de l’espèce de ceux qui dansaient dans les -foires! - -Mais la dame, qui sans doute avait hâte de rejoindre son nouveau -professeur, ne prit pas la peine de lui répondre en détail. «Mon pauvre -ami,--lui dit-elle,--je croyais vous avoir assez payé de vos leçons; -puisque vous paraissez en juger autrement, je vais donc achever de -m’acquitter envers vous en vous donnant, à mon tour, deux conseils -précieux. D’abord, quand vous dînerez dans une maison romaine, évitez de -manger votre viande avec vos doigts: rien ne nuit autant à votre -réputation de citoyen du monde! Et puis, si l’un des convives vous parle -de Virgile, n’affirmez pas que c’est un mauvais poète, ainsi que vous -venez de le faire tout à l’heure: avouez plutôt que, étant étranger à -Rome, vous êtes hors d’état de comprendre le génie de nos poètes!» Sur -quoi elle lui tourna le dos et s’enfuit dans la salle voisine, après lui -avoir adressé un dernier sourire qui, seul, aurait suffi pour lui ôter -toute envie de la suivre. - -Mais, au reste, Barsabas n’en avait plus nulle envie, car son amour -s’était éteint d’un seul coup, comme une petite flamme sous un souffle -de vent. Il s’empressa de rentrer chez lui, et jusqu’au lendemain il se -promena fiévreusement parmi ses livres épars, songeant à l’injustice -monstrueuse des deux reproches qu’il venait d’entendre. - - * * * * * - -Le premier de ces reproches, à dire vrai, n’était pas sans quelque -fondement. Oui, en effet, malgré son cosmopolitisme, Barsabas sentait -qu’il avait gardé les rudes allures d’un paysan de la Galilée. Il -n’avait pu se contraindre à manger, ni à marcher, ni à se vêtir de la -manière dont le faisaient, autour de lui, les véritables Romains. Ses -toges avaient beau lui coûter fort cher, jamais il n’avait pu apprendre -à les bien porter. Et il sentait aussi qu’il parlait trop vite, et que -ses éclats de rire étaient trop bruyants. Mais, n’attachant lui-même à -ces menus détails aucune importance, il n’admettait pas que personne -leur en attachât; tandis que le second reproche, au contraire, l’avait -atteint au vif, si au vif que c’est en l’entendant qu’il avait soudain -cessé d’aimer son élève. Virgile! On osait lui reprocher de ne pas -comprendre ce mauvais poète! N’avait-il pas durant six mois, l’hiver -précédent, étudié en public les _Églogues_ et l’_Énéide_, au double -point de vue étymologique et grammatical? N’avait-il pas soumis le texte -de ces poèmes à l’analyse la plus rigoureuse, relevant à chaque vers des -expressions impropres, des images forcées, des fautes de grammaire ou de -prosodie? - -Ce qu’il ne comprenait pas, en effet, et qui depuis longtemps déjà -l’exaspérait, c’était le culte superstitieux des Romains pour Virgile. -Ce même soir, au dîner, un jeune voisin de table lui avait raconté qu’il -avait passé la nuit précédente à relire l’_Énéide_, et qu’il avait été -plus ravi que jamais de la divine harmonie qui s’en dégageait. -Pareillement, des Grecs lui avaient parlé de la volupté que leur causait -«l’harmonie» de Sophocle; et dans tous ses voyages il avait rencontré -des lettrés qui lui avaient vanté «l’harmonie» de leurs poètes locaux. -Et lui, désireux de prendre sa part de leur émotion, il avait lu et relu -tous ces poètes: quelques-uns d’entre eux lui avaient paru plus -ingénieux, plus savants, plus corrects que les autres; mais, chez -ceux-là même, il n’avait pu découvrir aucune trace de cette mystérieuse -«harmonie» que se plaisaient à leur prêter leurs compatriotes. -Qu’était-ce, au surplus, que cette harmonie? A quel signe la -reconnaissait-on? Et à quoi servait-elle? Et comment un Romain ou un -Grec pouvait-il la trouver dans sa langue, alors que lui, Barsabas, qui -savait toutes les langues, n’était parvenu à la trouver nulle part? - -Et cependant, à y réfléchir, il se souvint de l’avoir, lui aussi, jadis, -trouvée quelque part. Il se souvint que jadis, dans son village, rien ne -lui plaisait autant que d’entendre réciter certains poèmes en patois -galiléen, des récits de batailles, des fables, des prières, ou encore -des plaintes d’amour toutes remplies à la fois de tristesse et de -douceur. Il était alors si ignorant que le sens d’une foule de mots lui -échappait, lorsque sa mère ou quelque ami lui récitait ces poèmes; mais -il n’en éprouvait pas moins, à les entendre, un bonheur singulier, comme -si chaque vers eût évoqué devant ses yeux mille images vivantes, et fait -chanter dans son cœur une volée d’oiseaux. L’harmonie, oui, c’était le -nom qui convenait le mieux pour cette beauté, secrète, mais pourtant si -belle! Et Barsabas dut s’avouer que sa langue natale, tout au moins, -était capable d’une telle harmonie. - -Parmi les manuscrits de sa bibliothèque, il se rappela qu’il possédait -un recueil de poésies populaires de la Galilée. Il l’avait fait venir à -grands frais de Capernaüm, pour une série d’études qu’il projetait sur -les déformations de la langue syrienne. Il courut le prendre, et se mit -à lire les pièces qui, jadis, l’avaient le plus frappé. Mais en vain il -essaya d’y retrouver leur ancienne beauté. La déformation de la langue -syrienne y était décidément trop grossière et trop incorrecte: et puis -quelle pauvreté d’idées, quelle absence de toute règle dans la prosodie! -Barsabas avait beau mépriser les poètes grecs et latins; il voyait bien -que leurs vers étaient cent fois supérieurs à ces informes complaintes. -Celles-ci étaient désormais devenues plus muettes encore, pour lui, que -l’_Énéide_ et les deux _Œdipe_. - -Il en conclut que tous les poètes, en dépit de leur gloire, étaient de -mauvais poètes. Et il entreprit d’écrire lui-même un ouvrage où il -introduirait «l’harmonie» qui manquait aux leurs. Personne, assurément, -n’était plus apte que lui à l’écrire. Ne connaissait-il pas l’essence de -toutes les langues, l’origine des mots, leur signification, le pouvoir -d’images et de rythmes qui était en eux? N’avait-il pas lu tous les -poètes? Ne s’était-il pas ingénié à découvrir leurs fautes, comme aussi -les moyens qu’ils auraient eus de les éviter? Il se mit donc à l’œuvre, -et commença d’abord un grand poème latin. Mais il s’aperçut bientôt que -la langue latine, si familière qu’elle lui fût, se prêtait mal à -l’expression des nuances diverses de ses sentiments. Il s’aperçut que -cette langue, dont il croyait savoir tous les secrets, avait toujours -une foule de secrets impénétrables pour lui. Vainement il s’acharnait à -trouver le mot juste: les mots étaient justes, dans les phrases qu’il -écrivait, la syntaxe irréprochable, le rythme parfait; mais les phrases, -en fin de compte, sonnaient faux, une mystérieuse malchance les -empêchait toujours d’être tout à fait des phrases latines. Et Barsabas, -découragé, résolut d’écrire son poème en langue syrienne. C’était sa -langue natale, la seule langue qu’il _sentît_ au lieu de se borner à la -_comprendre_, comme il faisait de toutes les autres. Sa compréhension -des autres langues allait lui permettre de donner à celle-là une pureté, -une élégance, une harmonie sans pareilles! - -Hélas! cette langue-là aussi lui était devenue étrangère. Au contact des -autres, elle avait perdu pour lui la couleur et la saveur qu’elle avait -eues autrefois, quand elle était sa langue, l’enveloppe naturelle de -toutes ses idées. Les phrases syriennes qu’il essayait d’écrire -sonnaient plus faux encore que ses phrases latines: il les entremêlait -malgré lui de tournures étrangères, il y donnait aux mots des sens que, -peut-être, ils auraient dû avoir, mais qu’ils n’avaient pas dans l’usage -courant. Il écrivait, raturait, écrivait de nouveau; et quand, ensuite, -il se lisait à haute voix ce qu’il venait d’écrire, l’ensemble avait un -air affecté, maladroit, bien moins harmonieux que les naïves chansons de -son village natal. - -Et ce n’était pas tout. A mesure qu’il peinait sur son poème syrien, il -était amené à constater, tous les jours davantage, que ce n’était pas -seulement la faculté d’écrire, mais aussi la faculté de penser, que la -pratique des langues étrangères avait détruite en lui. Car la différence -des langues,--il le découvrait davantage tous les jours,--ne consiste -pas seulement à traduire une même idée en des mots différents: elle -répond à une différence profonde dans les façons de concevoir ou -d’ordonner les idées. Et chaque homme n’est capable que d’une seule de -ces façons: de telle sorte que Barsabas, pour avoir voulu penser dans -toutes les langues, était devenu incapable de penser dans aucune -d’elles. Il continuait à pouvoir les parler toutes; mais dans aucune -d’elles il n’avait plus rien à dire. Ses idées, peu à peu, avaient cessé -de vivre, en lui. Et maintenant il s’en rendait compte; et jour et nuit -il s’épuisait au travail, sans réussir à tirer de son cerveau une pensée -qui ne fût point trop vague, trop terne, trop banale. Son cerveau était -vide, comme si une avalanche de pierres avait écrasé toutes les fleurs -qui, jadis, y avaient poussé. - -Il avait bravement supporté, quinze ans auparavant, la perte de sa foi; -mais la perte de son intelligence lui fut un coup terrible. Il -interrompit ses leçons, n’ayant pas le courage d’enseigner à autrui une -science dont lui-même avait retiré d’aussi tristes effets. Il brûla ses -manuscrits, il brûla tous les livres de sa bibliothèque; et plusieurs -mois durant il resta enfermé dans sa maison, tout entier au sentiment -douloureux de son impuissance. Ni la fortune, ni la gloire, ni le luxe, -ni la société des hommes, rien ne parvenait plus à le divertir. Il eut -un moment l’idée de vendre ses biens et de voyager à travers le monde: -mais les voyages lui paraissaient désormais une fatigue plus inutile -encore que les autres. Il avait trop clairement acquis la certitude que -jamais un homme ne peut prétendre à pénétrer l’âme d’aucun peuple, si ce -n’est de celui où il est né et dont il fait partie. Sous les langues, -sous les mœurs, sous les détails divers de la vie extérieure, il -devinait dans chaque pays la présence d’une vie plus réelle et plus -intime, à jamais insaisissable pour un étranger. Et c’est ce qu’il -comprit non moins évidemment lorsque, sur le conseil d’un ami, il tenta -de se mêler à la vie romaine. Huit jours passés au Forum et dans les -assemblées lui suffirent pour se convaincre de l’inanité de cette -tentative. La vie romaine était faite pour les Romains; elle résultait -d’un très vieux fonds d’habitudes et de pensées communes, et ceux-là -seuls pouvaient y prendre part que la suite des siècles y avait -préparés. Il se rappela ce que lui avait dit autrefois un philosophe -d’Alexandrie: que Platon devait forcément rester incompréhensible à qui -n’avait pas été nourri de l’_Iliade_. Oui, et, de la même façon, la vie -présente de Rome ne laissait voir son vrai sens qu’à ceux dont les pères -avaient vaincu Carthage. Lui, Barsabas, il n’était qu’un étranger, à -Rome aussi bien qu’à Alexandrie, en tout endroit du monde où il se -trouvait! Un être impuissant, vide, incapable de toute pensée, voilà ce -qu’avait fait de lui son cosmopolitisme! Et chaque jour, le sentant -davantage, il en éprouvait plus de honte et plus de frayeur. - - * * * * * - -Or un matin d’hiver, pendant qu’il errait au hasard des rues, un pauvre -homme qui passait l’aborda respectueusement. Il tenait on main un papier -sur lequel était inscrite l’adresse d’un hôpital: et, par gestes, il -priait Barsabas de lui montrer sa route. Et Barsabas, levant les yeux -sur lui, le reconnut aussitôt. C’était un paysan de son village, -celui-là même à qui jadis, devant les portes de Jérusalem, il avait -annoncé sa miraculeuse mission. Il l’appela donc par son nom; après -quoi, s’étant fait reconnaître, il l’interrogea sur sa présence à Rome. -Le paysan n’y était arrivé que depuis quelques heures; il venait -chercher son jeune frère, qui était malade; et il comptait repartir le -lendemain matin. - -Ses misérables vêtements tombaient en lambeaux; il paraissait épuisé -d’inquiétude, de fatigue, et de froid: mais une longue habitude de -bonheur se lisait dans le regard de ses bons yeux bleus. Et Barsabas, -d’abord, ne put s’empêcher d’en être jaloux. Il retrouva toutefois son -ancien orgueil pour répondre au paysan, lorsque celui-ci se fût enhardi -à lui demander s’il avait achevé de convertir Rome à la foi du -Christ.--«Sache, répondit-il, que j’ai depuis longtemps cessé de prêcher -l’Évangile, ayant été promu à un emploi plus haut! Je suis maintenant un -des personnages les plus considérables de Rome, et de tout l’empire. Je -possède deux maisons, des centaines d’esclaves, un domaine plus vaste -que Capernaüm; et il n’y a pas au monde un seul homme plus savant que -moi!» - -Là-dessus, se drapant dans sa toge, il fit mine de vouloir congédier son -ancien ami, après lui avoir indiqué le chemin qu’il avait à suivre. Mais -à peine l’eut-il vu s’éloigner, qu’il le rappela. Toute trace de sa -hauteur avait soudain disparu: il tremblait, ses genoux fléchissaient, -et c’est presque à voix basse qu’il demanda au paysan ce qui s’était -passé dans son village, depuis vingt ans bientôt qu’il en était parti. - -Oh! frère, lui répondit le paysan, nous avons été, nous aussi, -parfaitement heureux! Et je t’assure que pas une fois, dans nos prières, -nous n’avons manqué à implorer pour toi toutes les grâces du ciel, en -récompense du bonheur que tu nous as valu! Car c’est toi qui nous as -enseigné à jouir de la vie! Nous étions, jusque-là, comme des sauvages: -nous avions la tête pleine de désirs trompeurs et de curiosités -inutiles. C’est toi qui, par ton exemple, nous as tirés de cette -barbarie, en appliquant parmi nous les leçons de ton divin maître. Et -désormais, ayant appris de toi l’unique sagesse, nous mettons tout notre -soin à en profiter. Que te dirai-je de plus? Tel qu’était notre village -quand tu nous as laissés, tel exactement tu le retrouverais aujourd’hui. -Nos journées s’écoulent lentement; et, bien qu’elles soient pareilles -l’une à l’autre, chacune nous apporte quelque plaisir nouveau. Nous -cultivons nos champs, nous paissons nos chèvres, nous habituons nos -enfants à vivre comme nous. Le soir, réunis sur la grand-place, nous -écoutons l’un de nous qui, à tour de rôle, nous raconte des fables ou -nous chante des chansons; car, imagine-toi, fables et chansons -fleurissent d’elles-mêmes dans nos cœurs, depuis que nous avons arraché -de ceux-ci les mauvaises herbes qui les encombraient. Et puis, avant de -nous endormir dans les chers bras de nos femmes, nous remercions une -dernière fois Jésus de la belle fête qu’a été la journée. - -«Mais, de tous les secrets que tu nous as révélés, il y en a un qui, -plus encore que les autres, peut-être, nous a été précieux. Te -souviens-tu que, à deux ou trois reprises, tu as refusé de sortir du -village, même pour aller te joindre à tes amis chrétiens? Et nous, -pareillement, nous avons pris de plus en plus l’habitude de ne jamais -sortir de notre village. Nous avons borné toute notre vie aux limites -des lieux où nous sommes nés, de façon à les mieux connaître, à nous -sentir plus profondément en contact avec eux. Et c’est cela qui nous a -permis de ne former, tous ensemble, qu’une même famille. Nous parlons -tous la même langue, nous avons les mêmes rêves et les mêmes souvenirs. -Si l’un de nous est triste, nous savons les moyens de le consoler. Si -l’un de nous meurt, ses enfants trouvent aussitôt un autre père, tout -prêt à les aimer et à les amuser. Et c’est comme si, jeunes et vieux, -toutes nos pensées nous étaient communes. Seul, mon malheureux frère est -venu à Rome, se figurant qu’il aurait plus de plaisir dans une grande -ville: il n’y a eu que la faim et l’ennui. - -«Ah! Barsabas, quel que soit le nouveau métier que tu t’es choisi, tu -mérites bien les faveurs dont le ciel t’a comblé! Et grande sera la joie -de tout le village, quand on saura que tu as daigné me reconnaître, -humble et pauvre comme je suis! Car ton souvenir est aujourd’hui aussi -présent parmi nous qu’au lendemain du jour où tu nous as quittés. Les -petits enfants eux-mêmes bénissent ton nom, et n’ont pas de plus douce -ambition que de te ressembler. C’est ta maison qui, le dimanche, nous -sert d’église. Et ton petit âne,--te le rappelles tu?--de quels tendres -soins nous l’aurions entouré, s’il avait pu survivre au chagrin de ton -départ! Mais la pauvre bête n’a pas pu y survivre! Une semaine encore -après être revenu de Jérusalem, je l’ai vue errer au flanc de la -colline, comme si elle guettait l’heure de ton retour. Et puis, un -matin, nous l’avons trouvée morte dans ton champ de figues. - ---Et ma mère?... Et ma femme?--murmura Barsabas. - ---Elles vivent l’une et l’autre, frère; mais je craignais de te parler -d’elles. Ce sont, en vérité, deux saintes, la richesse et la gloire de -tout le village. Leur exemple a, pour nous, remplacé le tien; et pas un -jour ne s’est passé, depuis vingt ans, sans qu’un de nous leur ait dû un -secours ou une consolation. Hélas! pourquoi faut-il que, seules d’entre -nous tous, elles souffrent d’une souffrance que nous ne puissions pas -soulager! Toujours prêtes à nous assister dans nos peines, elles seules -ne prennent point de part à nos plaisirs. Les jeux même de nos enfants -ne parviennent pas à les égayer. Et souvent nous les voyons, elles -aussi, monter tristement au sommet de la colline, comme si elles -conservaient l’espoir de ton retour! - -Barsabas n’eut pas la force d’en entendre plus long. Il rentra chez lui, -s’enferma dans sa chambre, et, tombant à genoux, il pria humblement: - ---Seigneur Jésus, s’écria-t-il, béni soyez-vous d’avoir rouvert mes yeux -à la vérité! Ce don des langues, que mon orgueil m’a fait prendre pour -un précieux privilège, ce n’était, je le vois, qu’une épreuve que vous -m’imposiez. Et, avec ce don, l’orgueil est entré en moi, pour m’aveugler -l’esprit et me pourrir le cœur. J’ai abandonné mon village, le seul lieu -du monde où je pouvais vivre. Je me suis cru l’égal des apôtres que vous -aviez élus, je me suis assigné une mission dont je n’étais pas digne; -j’ai sacrifié à de misérables chimères le souci de votre gloire et de -mon bonheur. Chaque jour, depuis vingt ans, je me suis écarté du simple -et droit chemin que vous m’aviez tracé. Et maintenant mes yeux se sont -rouverts, et je tremble de honte au spectacle du bourbier que je suis -devenu. Seigneur, mon péché est trop grand pour que je puisse rien -attendre de votre indulgence! Et déjà vous m’avez châtié, mon châtiment -a commencé en même temps que ma faute. Mais, si mon châtiment ne doit -jamais finir, faites du moins, ô Seigneur, que ma faute finisse! -Permettez-moi d’être de nouveau un chrétien? un homme dont la vie serve -aux autres, au lieu de leur nuire! Rendez-moi le courage de renaître à -vous! Laissez-moi vous sentir encore debout près de moi, comme jadis, -quand je jouais avec les enfants à Jérusalem! Que les larmes de ma femme -et de ma mère obtiennent de vous ce dernier miracle! - -Ainsi pria Barsabas. Et sa prière fut, cette fois, exaucée: car lorsque, -s’étant relevé, il voulut appeler ses esclaves pour prendre congé d’eux, -il s’aperçut que le Seigneur l’avait rendu muet. - - - - -III - -LE PÉNITENT - - _Et verè bene doctus est qui Dei voluntatem facit._ - - (IMITATIO CHRISTI, I, 4.) - - -Il vécut longtemps encore, dans son village, jouissant de la grâce -nouvelle qu’il avait reçue de son maître. - -Il avait eu cependant une minute d’angoisse, le soir de son retour, -quand il avait revu ses anciens amis. Non qu’il souffrît de ne pouvoir -pas répondre à leurs questions: jamais peut-être son don des langues ne -lui avait apporté un contentement aussi parfait que ce don contraire qui -l’avait remplacé. Mais c’était la première fois qu’il s’apercevait -d’autres changements survenus en lui, et qui n’avaient de cause que sa -propre sottise. En comparaison de lui, les plus vieux des habitants du -village semblaient avoir vingt ans. Une fraîche et heureuse santé -rayonnait de leurs bonnes figures; leurs mouvements gardaient une -aisance, une souplesse juvéniles; et lui, le pauvre Barsabas, debout -parmi eux avec son dos voûté, ses mains tremblantes, son crâne chauve et -les rides de son front, il était comme une maison brûlée au milieu d’une -rue. - -Du moins l’accueil qu’ils lui firent ne tarda-t-il pas à le consoler. Le -paysan qu’il avait rencontré à Rome lui avait dit vrai: son souvenir -était resté aussi vivant pour eux que si son absence n’avait duré que -quelques semaines. Ils l’avaient seulement appelé d’un autre nom, en -naïf témoignage de leur reconnaissance. Le «Juste», c’est ainsi qu’à -présent ils le désignaient. Et il n’y avait personne, dans le village, -enfant ni vieillard, qui ne fût prêt à se dépouiller de tous ses biens -pour les lui offrir. Aussi, malgré l’infirmité qui l’avait frappé, le -supplièrent-ils, dès son retour, de consentir à être le chef de leur -communauté. Mais le Juste avait décidément perdu le goût des honneurs. -Son unique ambition était, désormais, de servir: car il ne se jugeait -même plus digne de vivre en égal de ces braves gens, qui le priaient de -leur commander. - -Et bientôt une occasion de servir ses frères se présenta à lui. Il -apprit qu’une vieille femme, qui l’avait autrefois bercé sur ses genoux, -était fort empêchée de mener paître ses trois chèvres et son âne. Elle -était fatiguée, malade: chaque jour la marche lui devenait plus pénible. -Barsabas obtint qu’elle lui remît le soin de son petit troupeau. Tous -les matins, au lever du soleil, il s’en allait avec ses nouveaux -compagnons, en quête de quelque creux des collines où l’herbe fût verte -et la feuillée épaisse. Parfois l’âne, qui avait l’humeur fantasque, se -mettait à courir, ou bien encore refusait d’avancer. Parfois l’une des -chèvres tombait dans un ravin, et Barsabas était forcé d’y descendre à -sa suite. Mais il acceptait en souriant ces faciles épreuves. Et, au -total, revoyant ses péchés, peu s’en fallait qu’il ne s’étonnât de -l’excès d’indulgence de son divin maître. Depuis longtemps, en effet, il -ne se souvenait pas d’avoir connu une vie aussi heureuse: depuis le jour -où il s’était cru appelé à convertir le monde. - -«Quelle douce vie, songeait-il, quelle paix en moi et autour de moi! Le -bleu du ciel s’argente de nuages transparents; le parfum des fleurs fait -chanter les cigales; et voici mon chevreau noir qui accourt en bêlant, -pour que je lui apprenne à sauter par-dessus mon bâton! De ces chères -créatures confiées à ma garde, il n’y en a pas une dont les pensées ne -me soient familières. Je lis dans leurs yeux comme dans un livre: et, -bien que ni elles ni moi ne puissions nous parler, je pénètre en elles -sans ombre d’effort; tandis qu’à Rome, avec toute ma science, l’âme de -mes plus proches amis me restait fermée!» Et il voyait alors que, pour -pénétrer dans l’âme d’autrui, le moyen n’était pas de connaître les -langues, ni les mœurs, ni l’histoire, mais simplement de s’oublier -soi-même et d’aimer autrui. - -Ainsi s’écoulèrent de tranquilles années, jusqu’à ce qu’un matin -Barsabas, en s’éveillant, ne se sentit plus la force de se lever de son -lit. Il comprit aussitôt que son maître avait achevé de lui pardonner. -Et peut-être même ce pardon lui fut-il confirmé par un autre signe: car -sa femme a raconté plus tard que, au moment où elle venait près de lui, -elle l’avait entendu disant à voix haute, en patois galiléen, et avec -son naïf accent de jadis: «Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom -soit béni!» Mais le fait est que, ni à sa femme, ni à sa mère, ni à ses -amis accourus en foule à son chevet, il ne parla autrement que par -signes; et il n’eut pas besoin d’une autre langue pour leur exprimer, de -la façon la plus claire et la plus touchante, combien il était certain -de se retrouver bientôt avec eux, dans un monde où Dieu ne pourrait -manquer de leur concéder, à jamais, un village et des collines -semblables aux leurs. - -Puis il s’éteignit doucement, tranquillement, comme un enfant s’endort. -Et, si les hasards d’une excursion vous conduisaient dans le village de -Galilée où il a vécu les seules années vivantes de sa vie, les habitants -ne manqueraient pas de vous répéter l’histoire de ce Juste à qui son -divin maître, après lui avoir accordé la grâce de parler toutes les -langues, avait daigné accorder la grâce, plus précieuse encore, de -trouver le repos et le bonheur sans en parler aucune. - -1900. - - - - -IV - -LE FILS DE LA VEUVE DE NAÏM, - -OU - -LA MORT ET L’AMOUR, - -CONTE POUR LE JOUR DES MORTS - - - - -TIBI, MARGARITÆ MEÆ. - - - - -11. Le jour suivant, Jésus vint dans une ville appelée Naïm, et ses -disciples le suivaient avec une grande foule. - -12. Et, comme il était près de la porte de la ville, des gens portaient -en terre un mort, qui était fils unique de sa mère; et cette femme était -veuve: et bon nombre de personnes de la ville l’accompagnaient. - -13. Or le Seigneur, l’ayant vue, fut ému de compassion envers elle. Et -il lui dit: «Ne pleure point!» - -14. Puis, s’approchant, il toucha le cercueil; et ceux qui le portaient -s’arrêtèrent. Alors il dit: «Jeune homme, je te l’ordonne, lève-toi!» - -15. Aussitôt le mort se releva, s’assit, et se mit à parler. Et Jésus le -rendit à sa mère. - -(_Évangile selon saint Luc_, VII.) - - -Or ceux qui conduisaient Paul l’amenèrent à Athènes et l’y laissèrent. - -Et, pendant que Paul demeurait à Athènes, son esprit se soulevait -d’émotion en voyant cette ville adonnée à l’idolâtrie. Il discutait à la -synagogue avec les juifs; et il discutait aussi, sur la grand-place, -avec tous ceux qui se trouvaient là. Et des philosophes épicuriens et -stoïciens discutaient là avec lui. Et certains disaient: «Ce bavard, que -veut-il?» Et d’autres: «Il paraît vouloir annoncer des dieux étrangers!» -Car Paul leur prêchait Jésus et sa résurrection. On l’entraîna donc à -l’Aréopage, en lui disant: «Ne pouvons-nous pas savoir quelle est cette -nouvelle doctrine que tu enseignes?...» - -Alors Paul, se tenant debout sur l’Aréopage, dit: «Athéniens, j’ai -l’impression que vous êtes, en quelque sorte, trop religieux; car en -parcourant vos temples, sur mon passage, j’y ai même trouvé un autel où -était écrit: _Au Dieu inconnu_. Or ce Dieu, que vous adorez sans le -connaître, c’est lui que je viens vous annoncer! Mais ce Dieu, qui a -fait le monde et tout ce qui s’y trouve, étant maître du ciel et de la -terre, n’habite point dans des temples faits de main d’homme; et ce -n’est point par des mains d’homme qu’il peut être servi, n’ayant besoin -de rien, puisque c’est lui qui donne aux hommes la vie, le souffle, et -tout ce qu’ils ont. D’un seul sang il a fait toute la race des hommes, -afin qu’elle habitât la surface de la terre: ayant marqué d’avance -l’ordre des saisons, et indiqué les limites où chaque peuple devait -demeurer. Et il leur a ordonné de chercher Dieu, pour ainsi dire, à -tâtons jusqu’à ce qu’ils l’aient trouvé. Mais, en réalité, Dieu est tout -près de chacun de nous. Car c’est en lui que nous vivons, et que nous -nous mouvons, et que nous sommes, comme l’ont dit déjà quelques-uns de -vos poètes: puisque nous sommes tous sa progéniture. - -«Or, étant la progéniture de Dieu, nous ne devons pas croire que la -divinité soit pareille à de l’or, ni à de l’argent, ni à de la pierre, -ni aux œuvres sculptées de l’art, ni à rien de ce que l’homme peut -imaginer. Et Dieu, ayant laissé passer ces temps d’ignorance, fait -maintenant annoncer à tous les hommes, en tous lieux, qu’ils sachent la -vérité, et rentrent en eux-mêmes: attendu qu’il a fixé un jour où il -doit faire juger les hommes, suivant la justice, par Celui qu’il a -destiné à être leur juge; de quoi il nous a donné à tous une preuve -manifeste en le ressuscitant d’entre les morts.» - -Mais eux, quand ils entendirent parler de morts ressuscités, les uns se -mirent à rire, et les antres lui dirent: «Tu nous raconteras la suite de -ton histoire une autre fois!» - -Et ainsi Paul sortit du milieu d’eux. - -Mais quelques-uns des Athéniens se joignirent à lui et crurent: parmi -lesquels Denis l’Aréopagite, et une femme nommée Damaris, et d’autres -encore. - -(_Actes des Apôtres_, XVII, 15-34.) - - - - -I - -LA MORT - - Celui qui ne demeure pas en moi sera jeté hors de la vigne comme - un sarment inutile, et il séchera, et on le ramassera pour le - jeter au feu. - - (_Saint Jean_, XV, 6.) - - -Lorsque Jésus, touché des larmes de la veuve de Naïm, ordonna à son fils -de se lever dans le cercueil où, depuis la veille, on l’avait étendu, le -jeune homme ouvrit les yeux, se leva, et se mit à parler. Mais ses amis, -qui d’abord n’avaient pensé qu’à se réjouir du miracle glorieux de sa -résurrection, s’aperçurent bientôt que quelque chose avait changé en -lui. Ce que c’était au juste qui avait changé, ils n’auraient su le -dire: car tous les traits de son visage étaient restés les mêmes, et -déjà ils avaient repris leur ancienne apparence de fraîcheur et de force -juvéniles, qu’une longue maladie leur avait enlevée. Ses traits -n’avaient pas changé, mais une expression nouvelle s’y lisait, à -présent, dont ses amis furent épouvantés. Ils eurent le sentiment qu’une -autre âme, profonde, obscure, douloureuse, s’était substituée à la -simple petite âme d’enfant qu’ils avaient aimée. En vain le jeune homme -leur parlait, en vain il les appelait par leurs noms: ils ne parvenaient -pas à le reconnaître. Et, quand ils l’eurent ramené jusque devant sa -maison, aucun d’eux ne s’offrit à y entrer avec lui. - - * * * * * - -Ce que c’était au juste qui avait changé, dans son visage, sa mère seule -l’avait vu dès le premier moment. Rentrée chez elle, la vieille femme -installa son fils à la place où elle-même avait coutume de s’asseoir; -après quoi elle s’agenouilla près de lui, et, le regardant jusqu’au fond -des yeux: «Thomas, lui dit-elle, pourquoi ne me souris-tu plus comme tu -as toujours fait? Je me rappelle que, le jour de ta naissance, ton père -t’a déposé un instant dans mes bras: aussitôt tu as cessé de crier et tu -m’as souri. Plus tard, pendant les dix-huit ans que nous avons vécu -ensemble, ton sourire a été mon soutien et ma consolation. Et tu me -souriais encore, avant-hier, à l’heure où déjà tes membres commençaient -à se refroidir. Pourquoi donc ne me souris-tu plus, mon enfant, -maintenant que ce jeune dieu t’a rendu à moi?» Thomas lui prit les -mains, et elle vit qu’il remuait les lèvres, s’efforçant de leur donner -la forme d’un sourire. Mais ni ses lèvres, ni ses yeux, ne consentirent -à secouer l’expression de tristesse que le doigt de la mort y avait -laissée. Et la pauvre femme sentit que son cœur se déchirait de nouveau. - -Puis elle se souvint que son fils n’avait pas mangé: peut-être était-ce -la faim qui l’épuisait? Elle courut au marché, acheta du lait, des œufs, -des gâteaux, tout ce qu’elle savait qu’il aimait le mieux. Et Thomas ne -refusa pas de manger, ce dont elle se réjouit comme d’un second miracle: -car elle en était arrivée à se demander, en revoyant son visage -immobile, si ce n’était pas seulement l’ombre de son fils qu’un adroit -magicien avait ranimée. Et, après qu’il eut mangé, il lui parla -doucement. Il la questionnait sur ce qui s’était passé dans la petite -ville, sur ce qu’avaient dit les uns et les autres, sur l’argent que sa -maladie avait dû coûter. Il parlait; mais elle retrouvait dans sa voix -la même tristesse que dans son regard. L’âme semblait absente des mots -qu’il disait. Son âme n’avait-elle pas encore achevé de se réveiller? Ou -bien avait-elle rapporté, du royaume mystérieux d’où elle revenait, -l’empreinte de quelque effroyable vision que, jamais plus, elle ne -pourrait oublier? Il y avait eu autrefois, dans un village voisin de -Naïm, un berger qui se vantait d’avoir su pénétrer au séjour des morts: -il avait vu des diables, avec de longues queues, occupés à piler des -âmes dans des mortiers de fer rouge. Était-ce à des spectacles comme -celui-là qu’avait assisté Thomas? et allait-il en garder toujours -l’image au fond de ses yeux? - -La vieille femme n’osa pas l’interroger, à peine osa-t-elle lui parler, -aussi longtemps qu’ils restèrent assis l’un près de l’autre, sous le -soir tombant. Mais vingt fois, pendant la nuit, elle se releva, ralluma -la lampe, s’approcha avec précaution du lit de son fils, espérant le -trouver endormi. Non, toujours il la regardait tristement, de ses grands -yeux vides. Enfin elle n’eut plus la force de se contenir davantage. - ---Mon enfant, lui dit-elle, je suis ta mère, aie pitié de moi! -Permets-moi du moins de partager ton angoisse, à supposer même que je -n’aie pas le moyen de la consoler! Et puis, crois-moi, j’en ai le moyen! -Ce que tu as vu, là-bas où tu es allé, ce que tu t’imagines avoir vu, et -dont le souvenir t’empêche de vivre, ce ne sont rien que des cauchemars, -pareils à ceux qui te tourmentaient pendant ta maladie. Tu te réveillais -tout en sueur, tremblant, effrayé; mais, dès que tu m’avais raconté ton -rêve, il se dissipait. Il se dissipera cette fois encore, avec l’aide de -Dieu! Efforce-toi seulement de l’oublier, après me l’avoir dit, et, -plutôt, pense à la réalité qui se rouvre devant toi! Tu as dix-huit ans, -ton jeune corps rayonne de vigueur et de santé! Tout à l’heure, les plus -belles filles de Naïm se retourneront quand tu passeras dans la rue. -Crois-moi, laisse aux vieux le souci de la mort! Ces oiseaux qui -s’éveillent et chantent, dans notre jardin, ce soleil qui met des -reflets roses aux branches de ton cher mûrier, tout cela, c’est la vie -qui t’appelle, mon enfant! Ne l’entends-tu pas? - ---Je l’entends, répondit Thomas, et de là surtout me vient mon angoisse: -car je crains d’avoir à jamais perdu le goût de la vie. Où suis-je allé, -durant ces deux jours? Qu’ai-je vu? Qu’ai-je fait? Aucun souvenir ne -m’en reste, et je n’ai aucun rêve à te raconter. Je garde simplement la -sensation d’avoir été tiré d’un profond sommeil, si profond et si -reposant que tout mon être n’aspire qu’à s’y replonger. Et quant à ce -que tu nommes la réalité, en vain je m’efforcerais d’y prendre plaisir! -Les choses qui m’entourent m’apparaissent enveloppées d’une brume -monotone et funèbre. J’ai dans la bouche une saveur étrange, répugnante, -une saveur de mort. J’ai dans les narines une odeur de mort. -C’est,--figure-toi!--comme si j’étais seul vivant parmi des cadavres. -Ah! pourquoi ce Galiléen... - -Le jeune homme releva les yeux et se tut, en apercevant le visage -consterné de sa mère. Mais, ni ce jour-là ni jamais, pendant les deux -années qui suivirent, il ne put chasser l’immense et pesant dégoût dont -il était envahi. Sa vue ne découvrait partout que laideur. Tout -l’ennuyait, la conversation de ses amis, les jeux, qu’autrefois il avait -adorés, les promenades dans les bois ou au long des ruisseaux. -L’inutilité des occupations humaines le remplissait d’épouvante. Il -comparait les hommes à un écureuil qu’un de ses voisins avait enfermé -dans une cage, et qui, du matin au soir, grimpait sur une roue tournant -sur elle-même. «La pauvre bête espère toujours trouver une issue, -songeait-il. Si elle se rendait compte que la roue la ramène, chaque -fois, à son point de départ, elle se jetterait dans un coin de la cage, -et ne bougerait plus.» Et tantôt il plaignait l’écureuil, tantôt il -l’enviait. - -Des amis l’engageaient à se chercher une distraction dans l’étude. Sa -mère vendit un champ qu’elle avait, et lui acheta des livres, les -derniers ouvrages d’illustres savants de Jérusalem. Il les lut avec le -courage héroïque d’un malade qui, pour guérir, se soumet aux plus -cruelles fantaisies des médecins. Mais ces livres, au lieu, de le -guérir, ne firent que lui aggraver la conscience de son mal. «A quoi -bon, se disait-il, nous fatiguer à connaître les secrets d’un monde où -nous ne faisons que passer, et qui passe lui-même éternellement?» Et -d’ailleurs il sentait bien que les secrets du monde n’étaient pas dans -les livres. Ce qu’était la vérité, il ne le savait pas, son esprit ayant -perdu toute trace des deux jours où il avait été admis à la contempler -mais, contre les prétendues vérités que lui enseignaient les savants, -une voix intérieure protestait, en lui. Elle lui disait que c’étaient là -de grossiers mensonges, des contes comme ceux qu’inventent les nourrices -pour effrayer les enfants. Elle lui disait que tout n’était qu’illusion -et chimère; que, du désordre infini des choses, personne ne pouvait -prétendre à déduire des lois; et qu’il n’y avait point pour l’homme -d’aussi dangereuse folie que de vouloir échapper à son ignorance. De -telle sorte qu’il finit par jeter ses livres au feu, physique, et -philosophie, algèbre, grammaire, histoire naturelle, terrifié de -l’influence funeste qui s’en dégageait: après quoi, il se trouva plus -misérable encore qu’avant de les lire, plus seul, plus éloigné des -hommes, plus accablé de l’affreux goût de mort qu’il avait dans la -bouche. - - * * * * * - -Cependant il continuait à vivre, par égard pour sa vieille mère qui ne -vivait que de lui. Des journées entières il se tenait assis devant sa -maison, inerte et muet; ou bien il errait au hasard dans les rues de -Naïm, et, chacun, dès qu’il l’apercevait, s’écartait de lui comme d’un -fantôme. Ainsi s’écoulèrent deux longues années, au bout desquelles sa -mère tomba malade et mourut. Elle non plus n’avait guère souri, la -pauvre femme depuis le jour où, ivre de bonheur, d’espoir, et de -reconnaissance, elle avait reçu dans ses bras son fils ressuscité. Mais, -la nuit même de sa mort, elle eut une vision qui la réconforta. Thomas, -qui d’ordinaire restait près d’elle, était allé, cette nuit-là, dormir -quelques heures dans un autre coin de la chambre. Lorsqu’il se réveilla, -elle lui souriait affectueusement; et ce fut d’une voix tranquille, -presque joyeuse, qu’elle lui dit adieu. Elle lui avoua que jamais, -malgré son chagrin, elle n’avait cessé de remercier le mage de Nazareth, -pour la grâce surnaturelle qu’il lui avait accordée. «Il ne t’a point -rendu à moi tel que tu étais, mais du moins il m’a permis de te revoir, -d’entendre de nouveau le son de ta voix, de t’avoir aujourd’hui à mon -chevet pour me fermer les yeux! Et pas une fois durant ces deux ans je -n’ai cessé d’implorer son aide, dans le secret de mon cœur. J’étais -certaine qu’après avoir eu compassion de moi, il l’aurait de toi, et -qu’un jour, bientôt, il reviendrait compléter son miracle. Or, tout à -l’heure, tandis que tu dormais, il est revenu! Il est entré je ne sais -comment, sans que la porte s’ouvrît, il m’a fait signe de ne point -parler, et puis il s’est penché sur toi, et il t’a considéré avec une -expression de tendre sollicitude qui, d’un seul coup, m’a délivrée de -tout mon souci. Il voulait--vois-tu?--m’assurer qu’il ne t’abandonnerait -pas quand je ne serais plus là!» - -Elle respirait avec peine, ses mots devenaient indistincts. Mais soudain -elle se redressa sur son lit, et, attirant à elle la tête de son fils, -elle lui murmura dans l’oreille, tout bas, comme si elle avait un peu -honte du grand sacrifice qu’elle lui demandait: «Mon enfant, si tu -m’aimes, jure-moi qu’en souvenir de moi, tu supporteras la vie quelque -temps encore!» Il jura, incapable de lui rien refuser en un tel moment. -Elle le baisa au front, se laissa retomber sur l’oreiller, et mourut, -heureuse. Mais lui, quand il comprit qu’elle était morte, tout son être -se souleva dans un cri de douleur. Il se jeta à genoux et fondit en -larmes. C’était la première fuis qu’il pleurait, depuis son retour à la -vie. - -La promesse qu’il venait de faire, toutefois, ne lui parut pas aussi -pénible à tenir qu’elle lui aurait paru les jours précédents. Non pas -que, ainsi que se l’était imaginé sa mère, Jésus eût dès lors «complété -son miracle». Le cœur du jeune homme restait vide de désirs, le -spectacle des choses continuait à l’importuner, et ses sens étaient -toujours imprégnés d’une sensation de mort. Mais, sans doute sous -l’influence de ses larmes, sa tristesse avait pris en lui une forme -nouvelle. Il ne s’affligeait plus, maintenant, de l’inutilité des autres -vies; c’était celle de sa propre vie qui le désolait. Lui-même se -faisait l’effet d’être un cadavre, parmi des vivants. Est-ce que sa -mère, par exemple, avait simplement tourné une roue, comme l’écureuil -dans sa cage? Il se la rappelait veillant sur lui, depuis son enfance, -se privant de manger pour lui acheter un manteau de soie dont il avait -envie. Jamais elle n’avait cessé de travailler, de se sacrifier, de -souffrir pour lui: et cependant, jusque dans sa souffrance, il se -rappelait qu’elle avait eu la joie de se sentir vivre. Non, pas un de -ses jours n’avait été perdu! Loin d’avoir passé comme une ombre vaine, -elle avait accompli une œuvre réelle et sérieuse, une œuvre nécessaire! -Et Thomas, en songeant à elle, en revoyant le beau sourire qui l’avait -transfigurée sur son lit de mort, se disait que la vie des hommes devait -avoir une raison qu’il ne connaissait pas, une signification mystérieuse -et féconde, un secret qui, peut-être, se découvrirait à lui s’il savait -le chercher. - -Ce secret faillit lui être révélé quelques jours plus tard, à Jérusalem, -où il avait eu l’idée de venir demeurer. Un matin, le hasard de ses pas -l’avait conduit au Temple; et voici qu’en y entrant il aperçut, devant -lui, le Nazaréen qui l’avait ressuscité. Debout sur un banc, le jeune -mage prêchait à une foule de Juifs, dont la plupart d’ailleurs ne -l’écoutaient que pour tourner en moquerie toutes ses paroles. Et Thomas -entendit qu’il disait, de cette voix sonore et douce qu’il n’avait pu -oublier: «_Je vous apporte un commandement nouveau, qui est d’aimer. -Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés: car il n’y a pas -de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux que l’on aime. A -votre amour seulement tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples!_» -Mais l’âme du ressuscité de Naïm n’était pas mûre encore pour l’amour. -Toute sa haine, au contraire, s’était ranimée, en présence de l’homme -qui, depuis deux ans, le condamnait à vivre. Il aurait voulu crier aux -Juifs que cet homme mentait, qu’il ne songeait qu’à les perdre, qu’avec -sa douce voix et la flamme de ses yeux il n’était qu’un ténébreux -sorcier, exerçant jusque sur les morts son œuvre malfaisante. Il ne dit -rien, pourtant, retenu tout à coup par la pensée de sa mère. Mais il -s’enfuit du temple, il s’enfuit de Jérusalem. La petite somme que lui -avait procurée la vente de sa maison, il résolut de l’employer à -parcourir le monde, en quête d’un lieu où il pût se distraire, -peut-être, du souvenir obsédant de sa destinée. - - - - -II - -LA RÉSURRECTION - - Le voleur ne vient vers le troupeau que pour voler, pour - égorger, ou pour perdre; mais, moi, je suis venu pour que les - brebis aient la vie, et l’aient plus abondamment. - - (_Saint Jean_, X, 10.) - - -C’est par une claire après-midi de printemps qu’il débarqua dans le port -d’Athènes. Un marchand juif de Gaza, son compagnon de traversée, lui -désigna du doigt, au sommet d’une montagne dominant la ville, un édifice -de forme rectangulaire dont les colonnes peintes se détachaient -nettement sur le bleu du ciel. «Tenez, lui dit-il, puisque vous n’avez -rien de mieux à faire, allez donc voir ce bâtiment-là! C’est, je crois, -un temple, et l’on m’a affirmé qu’il contenait une grande statue, toute -d’ivoire et d’or, dont la tête vaudrait, à elle seule, des milliers de -mines.» Or, Thomas, en effet, n’avait «rien de mieux à faire». Chaque -jour, depuis son départ de Jérusalem, son ennui l’avait accablé -davantage; chaque jour il s’était senti plus seul et plus inutile. Il -gravit lentement la montagne; et, en chemin, il songeait que, lorsque la -journée serait finie, une autre suivrait, et d’autres pareilles -indéfiniment. Il se disait que, cette même après-midi, dans l’énorme -ville blanche et rose qui s’étendait à ses pieds, de plus heureux que -lui pourraient s’endormir du bon sommeil sans fin, et qu’il y en avait -aussi qui, obligés de vivre, sauraient du moins se donner l’illusion de -profiter de leur vie: tandis que lui, spectre lamentable, il allait -essayer d’oublier un instant la sienne en évaluant le prix d’une tête de -statue! - -Arrivé devant le temple, il vit qu’on y avait prodigué les statues. On -en avait mis jusque sous le toit: un long triangle de figures couchées -ou assises, avec des têtes de chevaux aux deux extrémités. Au centre du -triangle se dressait une jeune femme en armure, qui semblait être sortie -toute vêtue du crâne entr’ouvert d’un gros homme, assis derrière elle. -Et non moins extraordinaires étaient les scènes sculptées, en -demi-relief, sur un ruban de marbre qui entourait le temple; elles -représentaient les divers épisodes d’un combat entre des hommes entiers -et des moitiés d’hommes, monstres barbus dont le ventre s’achevait en -croupe de cheval. Thomas, d’ailleurs, ne s’arrêta pas à les considérer. -Il se hâta de pénétrer à l’intérieur du temple, où était la statue toute -d’ivoire et d’or. Il regarda l’ivoire, il regarda l’or, s’étonnant qu’on -pût dépenser à de tels usages ces matières précieuses; et puis, avant de -redescendre vers Athènes, il s’assit un moment sous la colonnade. - -Au-dessus des colonnes intérieures, en face de lui, on avait encore -sculpté des statues. Celles-là devaient représenter une procession; et -Thomas, les ayant devant les yeux, s’occupait machinalement à les -examiner. Il voyait d’abord un cortège de jeunes filles; debout, vêtues -de robes flottantes, elles semblaient attendre un signal pour se mettre -en marche. Puis c’étaient de jeunes hommes, causant entre eux; plus -loin, un vieillard achevait de plier un linge que lui tendait un enfant, -tandis que deux femmes apportaient, sur leur tête, des corbeilles -remplies d’étoffes brodées. Le Galiléen, cette fois, ne s’étonnait plus. -Tout cela était simple et aisé à comprendre: une fête religieuse, du -genre de celles qu’on célébrait à Naïm après la moisson. - - * * * * * - -Ainsi Thomas, pour divertir son ennui, s’employait à considérer un à un -les détails de la fête, lorsqu’il eut soudain l’impression qu’un voile -lui tombait des yeux. Au contact d’une réalité supérieure, le brouillard -qui, depuis deux ans, lui cachait la vue des choses s’était dissipé. Et -ce n’était pas assez de dire qu’il admirait les formes délicates -taillées dans le marbre: la beauté jaillissait d’elles sur lui comme -d’une source, baignant toute son âme d’un flot voluptueux. Ses oreilles -l’entendaient et ses mains la touchaient: sa poitrine se soulevait pour -l’aspirer plus à fond. Les figures immobiles lui semblaient s’être -changées en un monde vivant, un monde infiniment plus vivant que les -vagues fantômes humains qu’il voyait errer à l’entour. Il les -reconnaissait toutes, les vieillards et les enfants, les prêtres, les -musiciens, la troupe joyeuse des cavaliers: il les retrouvait seulement -agrandies, purifiées, promues par un mystérieux sortilège à une vérité -plus parfaite. - -Et comme, après de longues heures de contemplation, il se résignait à -sortir du temple, un nouveau spectacle lui apparut qui, de nouveau, -l’emporta dans un grand élan de surprise et de joie. Car si hommes et -dieux, sur la colonnade intérieure, étaient restés pour lui des êtres -d’une nature pareille à la sienne, une image enfin réelle et vivante de -son humanité, c’était à présent l’assemblée même des dieux qu’il voyait -devant lui. Ils étaient là, au fronton, assis ou couchés en des -attitudes éternelles, dominant de leur majesté le temple, la ville et -l’univers entier. Thomas se demandait comment il avait pu, tout à -l’heure, lever les yeux sur eux sans les adorer. Qu’importaient leurs -noms et l’étrangeté de leurs attributs, quand tout en eux, depuis -l’expression du regard jusqu’aux plis des draperies, attestait -glorieusement leur divinité? Et il les considérait, frémissant d’extase. -Il considérait un groupe de trois déesses, dont deux se tenaient -assises, la main dans la main, pendant que la troisième, doucement -accoudée sur les genoux de sa sœur, présentait aux caresses du soleil -couchant la courbe nonchalante de son jeune corps. Celle-là était la -Grâce; et l’athlète étendu non loin d’elle était, sans doute, le dieu de -la Force. Chacun d’eux laissait voir, dans l’ensemble de sa personne, un -caractère qui, n’appartenant qu’à lui, révélait aussitôt sa mission -spéciale. Mais tous avaient surtout la mission d’être des dieux. Oui, à -mesure qu’il les considérait, Thomas cessait, de plus en plus, d’être -frappé de leurs différences pour admirer la surnaturelle beauté qui leur -était commune. La beauté, c’était elle qui les faisait dieux; ce n’était -que par elle qu’ils régnaient sur le monde! Et le jeune Galiléen lui -aussi, dut subir le charme puissant qui émanait d’elle. Agenouillé -devant la grande figure de guerrière qui, souriante et sereine, se -dressait orgueilleusement au centre du fronton, il joignit les mains, se -recueillit, et pria: - -«Déesse dont j’ignore le nom, disait-il, déesse de la Beauté, permets à -un barbare de t’apporter son hommage! Je dormais, et tu m’as éveillé. -J’errais tristement dans la nuit, et tu as surgi à mes yeux comme une -étoile enchantée, pour m’indiquer la route que je devais suivre. Le -secret que, depuis deux ans, je me fatiguais à chercher, d’un geste de -ta main divine tu me l’as découvert. Car voici que j’ai achevé de -comprendre, en face de toi, combien j’étais fou de vouloir m’intéresser -à la vie des hommes! Cette vie n’est que laideur et souffrance, elle est -l’œuvre d’un dieu méchant, qui met tout son plaisir à nous tourmenter. -Mais toi, bienfaisante déesse, au-dessus du désordre des misères -humaines, tu nous offres un asile immuable et sûr. Toi seule nous -apaises et nous divertis, toi seule nous aides à rompre les chaînes -d’une réalité mensongère. Daigne maintenant, ô déesse, me garder près de -toi, après m’avoir accueilli! Prolonge pour moi le miracle que tu viens -d’accomplir! Fais en sorte que je puisse toujours, de plus en plus, -oublier les autres et m’oublier moi-même, pour ne vivre que du parfum de -la pure beauté!» - -Les dernières ombres du soleil couchant s’étaient effacées et la nuit -avait pris possession du temple, pendant que le Galiléen priait sur -l’Acropole. Il se releva, essaya de revoir une dernière fois les déesses -endormies, et descendit en courant vers la ville, qui brillait -au-dessous de lui comme un immense palais d’or, dans les ténèbres -bleues. Et quand ensuite, sur son lit d’auberge, le souvenir le -ressaisit du vide profond qu’il avait en lui, peu s’en fallut qu’il ne -réussît à le chasser, jusqu’au lendemain, en évoquant un mélange -harmonieux de chevaux et de cavaliers, des vierges vêtues de blanc qui -souriaient à leurs rêves, et les contours fluides d’une jeune Grâce de -marbre, mollement étendue près de ses deux sœurs. - - * * * * * - -Le lendemain et les jours suivants, dès l’aube, il explorait avec une -curiosité fiévreuse les monuments d’Athènes. Partout il rencontrait des -temples, des fontaines, des portiques, où se conservait intacte l’âme -des vieux maîtres. Il apprit à retenir les noms de ces maîtres, à -distinguer leurs styles, à comparer le degré de leur science et de leur -adresse. Et peu à peu cette contemplation obstinée de la beauté fit -naître en lui le désir de créer, lui aussi, de belles œuvres d’art. - -Ce n’était peut-être là, d’ailleurs, qu’un de ses goûts d’enfant qui se -réveillait: car il se rappela qu’à douze ans, après avoir vu une -guirlande de fleurs sculptée sur la porte du temple de Capernaüm, il -n’avait pas laissé de repos à ses parents qu’ils ne lui eussent procuré -un ciseau et de la terre glaise. Mais il se rappelait en même temps que -l’ardeur de sa jeune vocation n’avait pas tardé à s’éteindre, dans une -misérable bourgade galiléenne où lui manquaient également modèles et -professeurs; tandis que maintenant, à Athènes, Phidias lui offrait pour -modèles les deux frontons du temple de Minerve, et toutes les rues -étaient remplies de maîtres excellents. - -Aussi Thomas ne fut-il pas en peine de trouver un maître. Il en trouva -dix, bientôt, qui se disputèrent le droit de lui enseigner tout ce -qu’ils savaient, afin de pouvoir un jour se vanter de l’avoir eu pour -élève: tant ce jeune barbare montrait à la fois d’application, de goût, -et de talent; soit que la nature l’eût en effet prédestiné à devenir un -artiste, ou plutôt que l’importance particulière qu’avait pour lui la -beauté l’eût aidé à en mieux saisir les règles essentielles. Trois ans -après son arrivée à Athènes, ses professeurs lui avaient signifié qu’il -n’y avait plus rien qu’il pût apprendre d’eux. Il s’était loué un vaste -atelier, dans un des faubourgs de la ville; et c’était à lui que le -proconsul d’Achaïe, qui aimait les arts, avait commandé simultanément le -buste de sa femme et celui de sa maîtresse. - -Thomas, pourtant, n’acceptait pas volontiers ce genre de commandes. Il -n’avait aucun besoin d’argent, ni de gloire; et peut-être la recherche -de la gloire lui paraissait-elle plus méprisable encore que celle de -l’argent, comme impliquant à plus haute dose le mélange de la sottise et -de la vanité. Son unique ambition était de créer de belles œuvres d’art: -et non point pour satisfaire les hommes de son temps, ni ceux des temps -futurs, mais simplement pour se forcer à rêver de beaux rêves, pour -s’étourdir, pour détourner par instants sa pensée du vide qui restait -toujours béant dans son cœur. Car sa prière sur l’Acropole n’avait pas -eu toutes les suites qu’il en avait espérées. La déesse de la Beauté lui -avait bien permis «d’achever d’oublier les autres hommes», ce qui était -l’une des deux faveurs qu’il lui avait demandées: mais il ne parvenait -pas encore à «s’oublier lui-même». Deux ou trois fois, les formes -élégantes des Grâces du Parthénon avaient chassé de son âme la -conscience de sa solitude: mais leur pouvoir n’avait pu être de longue -durée sur une âme à qui le contact de la mort avait donné une aussi -claire notion du néant des choses. Thomas n’avait pas cessé de les -admirer; mais il se rendait compte maintenant qu’elles demeureraient à -jamais immobiles, sous les plis légers de leurs draperies, immobiles et -froides, indifférentes à la pieuse tendresse qu’il éprouvait pour elles. -Et il gardait au fond de sa bouche une saveur de mort; il continuait à -se croire, à se sentir un cadavre. Pendant que maîtres et condisciples -enviaient sa rapide fortune, le malheureux s’épuisait au travail, dans -le silence de son atelier, sans autre pensée que l’espoir, toujours plus -pressant et plus angoissant, d’arriver enfin à créer une œuvre assez -belle pour se justifier, à ses propres yeux, d’une existence dont, -chaque jour, il découvrait davantage l’inutilité. - - * * * * * - -L’atelier qu’il avait loué appartenait à un maçon, qui habitait une -maison voisine. Et l’une des filles de ce maçon, en voyant le visage -désolé du jeune homme, fut émue de pitié. C’était une enfant de seize -ans, mince et frêle, appelée Eunice. Le matin, quand elle entrait avec -sa mère dans l’atelier du sculpteur, et qu’elle apercevait celui-ci, -triste et sombre, debout devant une figure de nymphe d’une grâce -souriante, une telle détresse la prenait que, souvent, elle devait -s’enfuir pour ne pas pleurer. En vain sa sœur, qui était mariée et se -piquait de connaître les hommes, lui affirmait que la mélancolie de -l’étranger n’était qu’une pose, inventée pour se distinguer du commun et -se faire valoir; l’enfant, malgré soi, s’obstinait à le plaindre. -N’étant pas d’humeur rêveuse, elle ne cherchait pas à deviner la peine -qui le torturait: mais elle en souffrait elle-même cruellement, et, -faute de savoir le consoler, sans cesse elle s’ingéniait à trouver -quelque moyen de le divertir. Elle profitait de ses sorties pour mettre -des fleurs sur sa table; elle drapait sur ses murs des morceaux de soie -où elle s’était amusée à broder de petits dessins. Un jour elle -suspendit au plafond de l’atelier une cage de bois avec des oiseaux; et -le fait est que, toute la semaine qui suivit, il parut à Thomas que la -musique de ces oiseaux lui rendait sa peine moins vive, et son travail -plus léger. - -Ainsi Eunice veillait sur lui et le servait, en secret, partagée entre -son naïf plaisir et une peur extrême d’être découverte. Une fois, -cependant, le jeune homme, qui était rentré de sa promenade plus tôt que -de coutume, la surprit au milieu de l’atelier, occupée à arranger des -fleurs dans un long vase de verre. Il leva les yeux sur elle, et vit -qu’elle tremblait de frayeur: mais il vit aussi que, sous les boucles -blondes de sa chevelure, elle avait de grands yeux d’un noir velouté; il -vit que les plis de sa tunique de soie rose dessinaient un petit sein -déjà souple et ferme; et il vit, il crut voit, qu’inconsciemment cette -jeune chair se tendait vers lui: de telle sorte qu’à son tour il la -désira. Ses lèvres eurent soif des fines lèvres rouges qu’entrouvrait un -sourire de gêne innocente. Pendant une seconde qui lui sembla éternelle, -il rêva que tout son corps aspirait la chaleur parfumée de ce corps de -vierge, frémissant de vie et de volupté. Puis l’ivresse de ses sens -s’apaisa: et il s’aperçut que l’enfant avait disparu. - -Tous les jours, depuis lors, il guetta les occasions de la rencontrer. -Il l’attendait devant sa porte, il la regardait passer dans la cour; et -chaque fois qu’il l’approchait un frisson brûlant lui traversait les -veines, que jamais encore il n’avait connu. L’amour, évidemment, s’était -enfin éveillé en lui, l’amour dont les Grecs disaient qu’il était le -vainqueur des dieux et des hommes. Et cette pensée ne laissa pas de lui -être agréable. Il jouissait de se sentir un peu plus voisin de -l’humanité, quelque mépris que, d’ailleurs, il éprouvât pour elle. Mais -bientôt son désir, qui ne lui avait été d’abord qu’une distraction, lui -devint un supplément de peine, par l’impuissance où il était de le -satisfaire. A table, au lit, dans ses promenades, l’image d’Eunice ne le -quittait plus: elle le poursuivit enfin jusque dans son travail, -troublant ses rêves laborieux de pure beauté artistique. Alors sa -dernière résistance fléchit; il céda au vainqueur des dieux et des -hommes. Et il fut tenté de plaindre l’excès d’ingénuité de la pauvre -enfant lorsque, un mois plus tard, au lendemain de leurs noces, lui -ayant demandé si c’était par amour ou bien par pitié qu’elle avait -consenti à être sa femme, il l’entendit lui demander elle-même, avec un -sourire étonné de ses beaux yeux noirs, s’il y avait une différence -entre la pitié et l’amour. - - * * * * * - -Peut-être en effet n’avait-elle pour lui que de la pitié; mais lui, -certes, il l’aimait d’amour. Elle était au reste infiniment plus aimable -encore qu’il ne l’avait imaginée, une vraie fleur de délice qu’il ne se -lassait pas de cueillir. Souvent il avait besoin d’un pénible effort -pour s’arracher de ses bras, le matin, après de longues heures de -caresses passionnées; et ce n’était ensuite qu’après de longues heures -d’isolement dans son atelier, parfois après des journées entières, qu’il -parvenait à oublier les lèvres rouges et le sein frémissant, la rondeur -moelleuse des hanches, et les tendres paroles s’achevant en soupirs. -Aussi montrait-il à sa femme une indulgence et une bonté qui lui -valaient d’être cité en exemple dans tout son quartier. N’ayant pas de -loisir de s’occuper avec elle du choix de ses robes, il lui remettait -chaque jour l’argent qu’il gagnait, afin qu’avec sa mère et sa sœur elle -allât s’acheter, dans les meilleures boutiques d’Athènes, les étoffes -les plus fines et les plus beaux colliers. Jamais il ne la frappait, -jamais il ne se fâchait de son ignorance. Du matin au soir, elle pouvait -s’en aller bavarder à son aise avec ses parents, avec sa sœur aînée, -avec d’autres jeunes femmes, mariées comme elle, et qui n’avaient pas -assez de mots pour lui vanter son bonheur: car les maris de ces femmes, -lorsqu’ils rentraient, le soir, souvent étaient ivres et les rouaient de -coups, ou bien encore ils les trompaient, ou perdaient toute leur -fortune au jeu: tandis que Thomas, avec sa patience et sa générosité, -avec ce fructueux travail qui l’occupait tout entier, réalisait -pleinement, à leurs yeux, le plus magnifique idéal du mari parfait. - -Tout le monde louait, admirait, enviait Thomas; et lui, dans le silence -de son atelier, il se disait que jamais il ne s’était senti plus seul, -n’avait souffert davantage du vide de son cœur. L’amour avait décidément -échoué, lui aussi, à le ressusciter. Il ne lui avait donné, en fin de -compte, qu’un surcroît de servitude, un nouveau besoin physique pareil à -ceux de manger et de boire, qu’il avait déjà. Les ardentes caresses, -dont désormais il ne pouvait se passer, de plus en plus l’empêchaient -d’apporter à son travail l’aisance, l’entrain, la lucidité d’autrefois. -Elles satisfaisaient un instant l’animal qui était en lui; mais c’était -pour amoindrir l’homme, pour le laisser plus faible et plus désarmé en -face de son néant. Jusque dans les bras de sa femme, maintenant, Thomas -avait l’impression de n’être qu’un cadavre. Il songeait que, naguère, -Phidias l’avait réconforté, puis son art, les beaux rêves qu’il -concevait et qu’il essayait de réaliser. Mais voilà que ces rêves même -s’éloignaient de lui! Devant son bloc de marbre, parfois, une torpeur -lui engourdissait l’esprit, entravait sa main; ou bien, tout à coup, -toute sa chair vibrait d’un impatient désir; il revoyait le fin visage -d’Eunice, il entendait le murmure de sa frêle voix d’enfant: et c’est en -vain qu’ensuite il s’efforçait de saisir, pour l’exprimer dans son -œuvre, la beauté plus sereine du modèle qu’il avait sous les yeux. - -Si du moins il avait eu quelqu’un à qui se confier! Mais il savait trop -que des rêves comme les siens ne pouvaient s’épanouir que dans le -recueillement et la solitude. Il aurait dû s’absorber complètement en -eux, leur abandonner son âme tout entière! A ce prix, peut-être, il -aurait enfin réussi à créer une œuvre parfaite, à se conquérir le droit -de vivre, à chasser l’affreux goût de mort qu’il gardait dans la bouche! -Son mariage avait détruit sa dernière chance de renaître à la vie! - -Il résolut de se réfugier désespérément dans le travail, et de se tuer -ensuite, si son travail ne parvenait pas à le consoler. Frappé de la -décadence pitoyable de l’art de son temps, il, entreprit, tout au moins, -de restaurer les belles traditions et le beau métier des maîtres -anciens. Phidias, Alcamène, avaient laissé des modèles que nul artiste -ne pouvait rougir d’imiter. Mais lui, Thomas, en les imitant, il ferait -tâche de créateur! Forcément, par la seule vertu de son âme de poète, il -imprégnerait les formes anciennes d’un esprit nouveau! Il se jura -d’accomplir cette révolution; et, pendant deux longs mois, il s’enferma -dans son atelier, sans autre pensée que celle du chef-d’œuvre qui déjà -s’agitait et chantait en lui. - - * * * * * - -Une après-midi de printemps, semblable à celle où, jadis, la beauté -artistique s’était révélée à lui pour la première fois, il sortit de son -atelier, et courut à la maison de ses beaux-parents. Dans le vestibule, -autour d’une grande table encombrée de linge, il aperçut une dizaine de -jeunes femmes qui, l’aiguille en main, se racontaient les détails -comiques d’une aventure arrivée la veille. Un scribe du tribunal, en -rentrant chez lui, avait trouvé sa femme sur les genoux d’un de ses -esclaves; et, comme il faisait mine de se fâcher, les deux amoureux -s’étaient spirituellement avisés de l’enfermer dans un coffre, d’où il -n’était sorti qu’après leur avoir pardonné. L’aventure était si drôle, -et si abondante en épisodes imprévus, que pas une des femmes ne remarqua -l’entrée du sculpteur, à l’exception toutefois d’Eunice, qui aussitôt -devint toute pâle, et essaya de s’enfuir dans la chambre voisine. Mais -Thomas lui fit signe qu’il venait la chercher, et aussitôt, l’entraînant -par la main, il reprit sa course vers son atelier. Il tremblait de -fièvre, ses yeux s’ouvraient démesurément: la jeune femme eut l’idée -qu’un nouveau malheur s’était soudain abattu sur lui. Enfin, quand elle -se fut assise, debout devant elle il lui dit: - ---Eunice, ma chère enfant, je me sens si heureux que je veux te donner -aujourd’hui une grande preuve d’amour! J’ai conçu le projet d’une œuvre -qui, si je parviens à l’exécuter, étonnera le monde, et rendra à l’art -grec son ancien éclat. Je viens d’en achever l’ébauche, tout à l’heure, -après deux mois, deux terribles mois de recherches et de réflexions. Et -c’est à toi, la première, que je vais la montrer! - -Il tira un rideau qui cachait le fond de l’atelier. Eunice vit un -triangle d’argile au milieu duquel se dressait une figure nue: une -déesse, sans doute, car, sur les deux côtés, d’autres figures de jeunes -femmes se prosternaient devant elle. Les visages étaient encore à peine -indiqués; on les distinguait assez, cependant, pour pouvoir apprécier la -variété élégante et souple de leurs expressions; et l’on devinait que la -déesse, indifférente à l’hymne d’extase qui montait vers elle, fermait à -demi les yeux, éblouie du rayonnement triomphal de sa nudité. Mais -c’étaient les corps des suppliantes, leurs contours et leurs attitudes, -que l’artiste s’était surtout appliqué à fixer. Chacun de ces corps -traduisait d’une façon particulière un même état de soumission fatale, -d’abandon de soi, comme d’esclavage joyeusement subi. Et de leur -ensemble jaillissait une harmonie si pure, leurs formes étaient à la -fois si légères et si nobles, qu’Eunice, en les apercevant, poussa -d’abord un cri de surprise. Thomas entendit le cri, et la fièvre qui le -brûlait s’exalta encore. - ---C’est, comme tu vois, un fronton de temple!--dit-il, après s’être -rapproché de l’ébauche.--On m’a demandé un fronton pour le temple qu’on -vient de construire, à l’entrée de la ville, en l’honneur de tous les -dieux de la Grèce et du monde. Et voilà le sujet que j’ai choisi! J’ai -figuré la déesse de la Beauté, la seule éternelle entre les déesses -grecques, recevant l’hommage de toutes les nations. Cette femme -agenouillée à droite, c’est Rome conquérante, conquise à son tour. En -face d’elle, j’ai placé l’Égypte; et voici l’Inde, la Perse, voici ma -patrie, la lointaine Galilée, se prosternant comme j’ai vu souvent se -prosterner les jeunes filles, au seuil du temple, dans ma bourgade -natale! Je me suis appliqué à les animer toutes d’une expression propre, -mais qui résultât de leur personne même, et non point de la diversité -des costumes ni des attributs: de telle manière que mon œuvre eût -l’unité qui sied aux belles œuvres. Cela, mon esquisse te permet déjà de -le saisir! Mais à présent il y a l’œuvre, dont cette esquisse n’est -qu’un pauvre reflet, et que je vais, m’efforcer de réaliser. Demain -j’aurai le bloc de marbre, et me remettrai au travail! Je m’enfoncerai -tout entier dans mon rêve; je saurai tirer vivante, du fond de moi, -l’idée que dès à présent j’y tiens enfermée! Et un jour, Eunice, dans -deux ou trois ans, dans dix ans s’il le faut, quand enfin mon rêve aura -pris corps dans le marbre, ce jour-là tu pourras vraiment être fière de -ton mari! Regarde, par exemple, cette femme agenouillée, ici, qui relève -la tête!... - -Le doigt sur une des figures du groupe, Thomas se retourna vers sa -femme, pour juger de l’effet produit sur elle par ses explications. Mais -il vit que sa femme ne l’écoutait plus. Affaissée sur son siège, le -visage penché contre le mur, elle pleurait, se fondait tout entière en -de grosses larmes d’enfant. En vain elle avait essayé de joindre ses -mains devant ses yeux, pour cacher ses larmes: elles passaient -au-dessous, au travers; la soie de sa tunique en était inondée. Point de -soupirs, ni de sanglots: c’était comme si un chagrin trop vif l’eût -anéantie, ne lui laissant de force que pour ces larmes muettes. Ce que -voyant, Thomas frémit de pitié. Son art, sa solitude, le reste des -choses, il les oublia. L’univers se réduisit pour lui, un instant, à -l’image de sa femme qui souffrait et pleurait. - -Alors, de même qu’autrefois ses yeux, son cœur se rouvrit. Il comprit -que, pendant qu’il s’épuisait à produire des œuvres d’une beauté -incertaine, incomplète, et en tout cas inutile, pendant qu’il dépensait -toute son âme à l’entreprise ridicule de recommencer Phidias, un être de -beauté vivante était là, près de lui, qui lui avait livré son corps et -son âme afin qu’il pût goûter la jouissance merveilleuse de les recréer. -Et lui, au lieu de la prendre doucement dans ses mains, comme le -précieux et fragile joyau qu’elle était, il lui signifiait que deux ans, -dix ans au besoin, il la laisserait se ternir, se corrompre peu à peu -dans une oisiveté animale, jusqu’à ce qu’enfin elle mît tout son -plaisir, comme sa sœur et ses amies, à entendre ou à répéter de stupides -histoires! Par compassion, pour le distraire de sa souffrance, elle lui -avait fait don d’elle-même; et ces larmes, où il la voyait à présent -s’abîmer, c’était tout ce qu’il avait su lui offrir en échange! - -Il comprit tout cela d’un seul coup, ou plutôt il en eut la vision -immédiate; un voile, simplement, était tombé de son cœur, et aussitôt -tout cela lui était apparu. Il en resta d’abord atterré, comme un -ivrogne qui, s’éveillant soudain, s’aperçoit qu’il a commis un meurtre -pendant son ivresse. Puis, d’un mouvement irréfléchi, il saisit un -marteau qui lui servait à dégrossir le marbre, et, revenant vers son -groupe, il brisa une à une toutes les figures. Bientôt la déesse de la -Beauté, l’Inde, la Perse, ne furent plus qu’un tas de poussière rouge, -répandue sur les dalles. Seule à présent la petite Galilée restait -encore prosternée devant lui, son œuvre favorite, où il avait cru mettre -toute son angoisse avec tout son génie. Il la considéra un moment, puis -le marteau descendit sur elle, la changea en poussière pour l’éternité. -Après quoi Thomas, ayant accompli son doux sacrifice, courut -s’agenouiller aux pieds de sa femme. Il lui prit les deux mains, il les -couvrit de baisers, il y enfouit ses yeux, pour que ces chères mains -essuyassent les larmes qu’il versait à son tour. - -Et, à ce moment, un miracle se produisit en lui, si imprévu, si profond, -et si bienfaisant, que, parmi ses larmes, il eut tout à coup sur les -lèvres un sourire de joie. Il sentit qu’un sang nouveau coulait dans ses -veines, que l’affreux goût de mort disparaissait de sa bouche, qu’en -lui-même comme autour de lui fleurissait le printemps. Pour la première -fois depuis que Jésus l’avait tiré du cercueil, il sentit que -réellement, pleinement, délicieusement, il vivait! Et c’est ainsi que, -par la grâce toute-puissante de l’amour, le fils de la veuve de Naïm -acheva enfin de ressusciter. - - - - -III - -LA VIE - - Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux - que l’on aime. - - (_Saint Jean_, XV, 13.) - - -Thomas était ressuscité, mais il ignorait tout de la vie, comme un -nouveau-né: ce fut sa femme qui lui apprit tout. Il ne pouvait la voir, -d’ailleurs, la faible et timide enfant qu’elle était, sans qu’il lui -semblât qu’elle le portait dans ses bras, avec autant de sollicitude que -l’avait fait sa mère, avec une sollicitude encore plus chaude, plus -tendre, et plus efficace. Il trouvait auprès d’elle cet asile, immuable -et sûr, que la déesse de l’Acropole s’était toujours refusée à lui -accorder. Et Eunice, de son côté, plus profondément encore que jadis la -vieille femme de Naïm, vivait de lui. Dès l’heure bienheureuse où -l’amour les avait unis, ils s’étaient donné toute leur âme, l’un à -l’autre; de manière que non seulement ils avaient tous deux la même âme, -mais que chacun avait pour ainsi dire une âme double, deux fois plus -apte à recevoir la joie et rejeter la souffrance. Aussi ne pensaient-ils -plus à pleurer, ni à s’ennuyer. Sans cesse davantage les choses leur -offraient une réalité, et un charme que jamais, jusque-là, ils ne leur -avaient soupçonnés; tout les attirait, tout les amusait, en leur -fournissant l’occasion d’une pensée commune; et pendant qu’Eunice, avec -la curiosité confiante d’une petite fille, pressait son mari de -questions où souvent il ne savait que répondre, lui, dans les grands -yeux noirs de sa femme, mieux que dans tous les livres il apprenait la -vie. - -Il en apprenait, du moins, ce que sa nature et ses habitudes lui -permettaient d’en comprendre. S’il avait eu le goût de l’argent, sa -femme, aimée de lui, l’aurait aidé à faire fortune; s’il avait eu le -goût de la gloire, elle aurait découvert, d’instinct, et lui aurait -enseigné les faciles artifices qui procurent la gloire: car l’amour -prête au cœur de la femme une science universelle. Mais, le jeune homme -se trouvait n’avoir de goût pour rien au monde que pour la beauté. Il -avait pu renoncer à son art; chaque jour il s’estimait plus sage d’y -avoir renoncé, en songeant de quel trésor, trop longtemps, cet art -l’avait privé; mais il était fait de telle sorte que, ne s’intéressant -ni à l’origine des choses, ni à leur substance, ni à leur utilité, leur -beauté seule avait de quoi le toucher. C’est donc la beauté de la vie -que sa femme eut pour mission de lui enseigner. - -Un jour, peu de temps après sa résurrection, il la conduisit au temple -de Minerve. Lorsqu’il y était venu d’abord, le soir de son arrivée à -Athènes, il avait demandé aux figures de marbre de combler, ou en tout -cas de lui faire oublier, le vide douloureux qu’il sentait au fond de -soi. Plus tard, s’étant déjà familiarisé avec elles, il leur avait -demandé de le renseigner sur la période la plus magnifique de l’art -athénien. En quoi différaient-elles des œuvres qui les avaient précédées -et suivies? Et quelle part avait prise, dans leur exécution, le maître -Phidias, quelle part les divers élèves qui avaient travaillé sous ses -ordres? Plus tard encore, devenu sculpteur à son tour, il leur avait -demandé des règles, des procédés, le moyen de les contrefaire -honorablement. Jamais il ne les avait revues sans réclamer d’elles un -conseil, une leçon, ou quelque autre service: fâcheuse condition pour -jouir de leur beauté. Mais maintenant, debout devant elles, il ne leur -demandait rien que de plaire à deux yeux noirs qui lui étaient plus -chers que ses propres yeux. C’est avec les jeunes yeux d’Eunice qu’il -les considérait, s’efforçant, comme elle, de laisser simplement agir sur -lui le mélange harmonieux de leurs formes et des plis de leurs robes. Il -ne voyait plus en elles ni des déesses, ni des modèles, ni les amies -qu’il s’était naguère imaginé qu’elles seraient pour lui: mais d’autant -plus il était à l’aise pour sentir combien elles étaient belles, quelle -grâce s’alliait à leur sérénité! Sans compter qu’en échange des -explications qu’il donnait à sa femme, celle-ci, toute tremblante d’un -plaisir qui aussitôt se répandait en lui, ne cessait point de lui -signaler mille nuances délicates, de ces nuances que seuls ses yeux de -femme pouvaient apercevoir. Ainsi, par le miracle de leur amour, ils se -révélaient l’un à l’autre la beauté artistique. Et Thomas songeait avec -compassion aux malheureux qui, en s’acharnant à produire des œuvres -nouvelles, non seulement renonçaient pour soi au bonheur de vivre, mais -achevaient de pervertir le reste des hommes; car la beauté était là, -créée une fois pour toutes par le génie de Phidias; et toutes les œuvres -qu’on avait produites, depuis Phidias, n’avaient servi qu’à détourner -les hommes de venir s’abreuver à cette source éternelle. - -Phidias lui-même, d’ailleurs, avec tout son génie, peut-être avait-il -détourné les hommes d’une source de beauté plus divine encore? C’est ce -que se dit Thomas quand, au sortir du Parthénon, il vit se refléter dans -les yeux d’Eunice l’admirable paysage qui les entourait. La ville était -derrière eux: à peine si, par instants, ils entendaient un lointain écho -de sa rumeur inutile. A droite, doucement, brillait la mer, une tache -d’argent sous le ciel doré. Et devant eux, dans la paix recueillie d’un -soir de printemps, s’étalait un grand amphithéâtre de collines, toutes -plantées de citronniers, d’oliviers, de pins, jeunes et gaies comme les -torrents qui coulaient à leurs pieds. Tout cela était infiniment pur, -élégant, harmonieux, et avec un caractère d’éternité souriante et bonne -qui manquait aux plus nobles figures des frontons de l’Acropole. Les -montagnes même, au loin, se découpant en arêtes grises où l’ombre du -soleil venait creuser de larges sillons bleus, ces masses énormes -n’avaient rien de triste ni de malveillant. «Nous ne sommes ici que pour -vous abriter du vent, semblaient-elles dire à Thomas et à Eunice, pour -borner l’horizon de votre vie, pour vous rappeler que vous devez vous -être, l’un à l’autre, un univers entier!» Et Thomas, suivant leur -conseil, se serrait plus étroitement contre sa jeune femme. Il apprenait -d’elle à faire taire sa pensée, à subir sans résistance l’impression des -choses. Après la beauté de l’art, la beauté de la nature se révélait à -lui. - -La beauté de la nature inanimée, et celle aussi de la nature vivante: -car, s’étant mis à tout voir avec les yeux d’Eunice, il ne pouvait -manquer de découvrir le charme profond du monde des bêtes, que la jeune -femme avait senti et aimé depuis son enfance. Elle avait pour les bêtes -une tendresse si sincère que toutes, aussitôt, le devinaient et lui en -savaient gré. Les chiens, lorsqu’elle passait, levaient sur elle des -regards d’amis; les ânes tendaient le cou vers elle, comme s’ils -désiraient qu’elle les caressât. Cela seul aurait suffi pour les rendre -chers à Thomas; et c’est cela, sans doute, qui avait attiré son -attention sur eux. Mais alors il s’aperçut qu’il n’y avait pas un de ces -animaux qui ne fût, à sa façon, une source infinie de joie pour les -yeux. Les oiseaux que sa femme lui avait donnés, par exemple, ils -apportaient à leurs moindres mouvements une grâce plus souple, plus -légère, et plus raffinée, que les plus gracieuses figures des Lysippe et -des Polyclès. Et de nouveau, tout en plaignant les successeurs de ces -habiles artistes, Thomas s’étonnait du détestable pouvoir qu’ils avaient -eu pour vicier, dans le cœur des hommes, le sens de la beauté. - -Plus que tout, cependant, c’était la beauté de sa femme elle-même qui -lui plaisait à voir. Une fleur vivante: telle, sans cesse, davantage, -elle lui apparaissait. Ou plutôt elle ne lui apparaissait telle que -depuis que leurs deux êtres s’étaient fondus l’un dans l’autre; et le -jeune homme rougissait de honte au souvenir de l’image grossière -qu’autrefois il s’en était faite. Il n’en était plus, désormais, à ne -désirer d’elle qu’une caresse d’un moment: il la voulait toute, pour -l’enchantement de chacun de ses sens; il voulait le sourire de ses yeux, -la chanson de sa voix, le parfum de ses lèvres, et, plus ardemment -encore peut-être, le parfum de son cœur. Le contact de sa chair ne lui -représentait désormais qu’un plaisir entre des milliers de plaisirs; et, -quelque délicieux que lui fussent ses baisers, leur délice n’était rien -en comparaison du bonheur qu’il trouvait à regarder, à écouter, à rêver -avec elle. Par là son amour s’était élevé jusqu’en dehors du temps: il -avait pris dans son âme des racines si larges que des siècles auraient -pu passer sur lui sans l’ébranler. Et Thomas ne se contentait pas de -jouir de cette précieuse beauté qui s’offrait à lui: il travaillait de -toutes ses forces à la développer, s’occupant avec une égale ferveur des -robes d’Eunice et de ses sentiments, afin de réaliser en elle, mieux -qu’il n’avait su faire dans ses groupes de marbre, son simple et -harmonieux idéal de perfection artistique. - - * * * * * - -Ainsi vivait ce jeune couple, enivré d’amour. Et je mentirais en -n’ajoutant pas que, souvent, de légères querelles surgissaient entre -eux. Elles naissaient à propos de tout et de rien, à propos d’une -tunique qu’Eunice voulait mettre et que son mari jugeait trop voyante, à -propos d’une amie d’enfance dont elle parlait, par hasard, avec un tel -accent d’affection qu’aussitôt son mari s’imaginait qu’elle tenait à -elle plus qu’à lui. Sur quoi l’on se boudait, et la jeune femme était -prête à pleurer, et son mari avait le sentiment qu’un fossé allait, à -jamais, le séparer de sa bien-aimée. Mais, dès l’instant suivant, -c’était tantôt lui, tantôt elle, qui donnait le signal de la -réconciliation. Et non seulement chacune de ces réconciliations était -pour eux l’occasion d’une tendresse plus chaude; mais tous deux -s’avouaient encore que leur brouille même les avait rapprochés, comme -s’ils n’eussent reculé d’un pas que pour mieux faire, ensuite, deux -grands pas l’un vers l’autre. - -Chacune de leurs journées s’écoulait rapide et pleine, active et -reposante, plus belle dans sa réalité que les plus beaux rêves. Lorsque -l’argent manquait, Thomas ébauchait une statuette, une amphore d’argile: -ils l’achevaient ensemble, en se riant l’un à l’autre, après quoi ils -allaient ensemble la vendre au marché. Et puis, à mesure qu’ils -s’aimaient plus fort, ils s’apercevaient moins du manque d’argent. - -Parfois seulement, à mesure qu’ils s’aimaient plus fort, une ombre de -regret venait tout à coup traverser leur joie. Car ils songeaient au -mage de Nazareth qui, en rappelant Thomas de la nuit de son tombeau, les -avait tous deux éveillés à la vie; et ils s’affligeaient de ne rien -connaître de lui que ce cher miracle. Qui était-il? Pour quelle œuvre -les dieux charitables l’avaient-ils envoyé? Ou bien lui-même était-il -vraiment un dieu, comme Thomas se souvenait de le lui avoir entendu -reprocher, en manière d’ironie, par un riche pharisien de Jérusalem? -Mage ou dieu, toute l’âme des deux jeunes gens aspirait vers lui. Ils -auraient aimé à remettre pieusement sous sa garde cet amour et ce -bonheur qu’il leur avait donnés. Et, sans vouloir se l’avouer, tous deux -avaient l’idée que, faute de pouvoir le faire, leur bonheur, et leur -amour même, resteraient toujours incomplets. - - * * * * * - -Mais Jésus veillait sur eux, ainsi qu’il avait daigné le promettre à la -veuve de Naïm sur son lit de mort. Un jour que leur promenade les avait -menés à l’Aréopage, ils virent un petit homme, chauve et barbu, qui, -monté sur la tribune, haranguait la foule des badauds athéniens. Il leur -disait qu’il était Juif, qu’il s’appelait Paul, et qu’il venait leur -annoncer un dieu inconnu. Ce dieu n’était point, comme les leurs, une -idole de bois ou de pierre: c’était l’esprit universel, l’unique origine -des choses et leur unique fin; et «tous les hommes,--ajoutait-il avec -une éloquence dont Thomas ne put s’empêcher de frémir,--tous les hommes -ne sont, ne vivent, ne se meuvent qu’en lui». Puis il affirmait que ce -Dieu, pour sauver les hommes, avait revêtu un corps d’homme et était -descendu sur la terre. Il avait fourni aux Juifs les preuves les plus -éclatantes de sa divinité, guérissant les malades, ressuscitant les -morts... Mais, à ces mots, un grand éclat de rire avait interrompu -l’étranger. «C’est bon, lui avait crié l’assistance, tu nous raconteras -une autre fois la suite de ton histoire!» Seuls, ou à peu près, le -ressuscité de Naïm et sa jeune femme ne songeaient pas à rire. Et -cependant leurs cœurs tremblaient joyeusement, car tout de suite ils -avaient reconnu qui était ce Dieu vivant dont parlait Saint Paul. - -Ils reçurent le baptême quelques jours après, et une nouvelle source de -délice s’ouvrit devant eux. Non seulement, en effet, ils avaient appris -à connaître leur bienfaiteur divin, non seulement ils avaient acquis -désormais, grâce à lui, toute la somme de vérité que l’homme doit et -qu’il peut posséder, mais voici que, dans la doctrine de Jésus, une -beauté leur apparaissait, plus haute, plus parfaite, que tout ce que le -monde ou leurs rêves leur avaient fait concevoir! Nourrir ceux qui ont -faim et consoler ceux qui souffrent, demander pardon des offenses qu’on -a subies, renoncer à soi pour vivre dans les autres: tout cela n’était -pas seulement le sûr moyen d’atteindre au bonheur, tout cela était beau, -prodigieusement beau, si beau qu’ils sentaient bien que, jusqu’à la fin -des siècles, les hommes ne se fatigueraient pas d’en subir l’attrait. -Sans compter le précepte que Thomas se rappelait, avec orgueil, avoir un -jour entendu des lèvres mêmes du Sauveur: «Aimez-vous, donnez votre vie -pour ceux que vous aimez.» Le jeune homme comprenait, maintenant, -pourquoi l’humble image de sa mère l’avait toujours ému autant, sinon -davantage, que les nobles déesses du fronton de l’Acropole. Et sa femme, -l’adorable créature dont les yeux noirs illuminaient sa vie, n’était-ce -point surtout le parfum de son cœur qu’il aimait en elle? - - * * * * * - -Leur conversion faillit pourtant mêler un peu de tristesse à toute la -joie qu’elle leur apportait. Ils rentraient chez eux, un soir d’automne, -après avoir passé la journée dans un village de la montagne où il y -avait une pauvre femme malade qu’ils nourrissaient et soignaient. Comme -les jours précédents, Eunice avait tenu compagnie à la malade, pendant -que Thomas jouait avec las deux enfants: ou, du moins, c’était ainsi -qu’ils croyaient avoir fait, tandis qu’en réalité Thomas, comme les -jours précédents, s’était borné à écouter, avec les deux petits, les -chansons et les contes de sa jeune femme; car pour toute la pratique de -la vie, décidément, lui-même, n’était près d’elle qu’un petit garçon. -Puis une voisine les avait remplacés, et ils s’étaient mis en route pour -retourner chez eux. Mais ils marchaient d’un pas lourd et lent, sans se -sourire, presque sans se parler. Et quand ils arrivèrent au haut du -sentier où, chaque soir, ils avaient coutume de s’arrêter un moment pour -assister aux derniers jeux du soleil avec les bois et la mer, Thomas, -les bras tendus vers sa femme, vit qu’elle hésitait à venir dans ses -bras. Il devina que, cette fois, comme toujours, alors qu’il s’efforçait -de cacher au fond de son âme la pensée qui le préoccupait, Eunice, au -fond de l’âme, avait déjà la même pensée. - -Assis en face l’un de l’autre, aux deux côtés du sentier, ils -s’avouèrent en rougissant leur commune pensée. Sous l’influence de leur -foi nouvelle un scrupule, peu à peu, les avait envahis: ils se -demandaient si Jésus n’allait pas s’offenser de l’excès de leur amour. -Non que saint Paul les en eût blâmés, dans les fréquents entretiens -qu’il avait eus avec eux, avant son départ d’Athènes: mais il y avait -dans les paroles de l’apôtre, comme dans tous ses actes, quelque chose -d’austère qui les inquiétait. Ne lui avaient-ils pas entendu dire, au -sujet du mariage, que la femme chrétienne devait «craindre» son mari? Le -craindre! Eunice songeait avec angoisse que, quoi qu’elle fît, jamais -elle ne saurait se forcer à craindre Thomas. Était-ce donc un péché de -s’être abandonnée à lui tout entière, au point de ne plus faire avec lui -qu’un seul être, au point de ne pouvoir plus vivre qu’en se serrant -contre lui? Et Thomas se disait que Jésus, sans doute, lui avait -enseigné l’amour, mais un amour plus haut et plus vaste, un amour qui, -s’étendant à tous les hommes, exigeait pour tous une tendresse égale. -Oui, ils auraient désormais à changer leur vie, s’ils voulaient la -consacrer pleinement au service de Dieu! Ils auraient à séparer leur -chair et leurs cœurs, à rompre le lien trop étroit dont ils s’étaient -liés! ils le sentaient, et ils s’y résignaient: car il n’y avait point -de sacrifice où ils ne fussent prêts pour se rendre dignes de leur -bienfaiteur. Mais ils restaient assis au bord du sentier, en silence et -la tête baissée, chacun d’eux s’alarmant que l’autre ne découvrît, sur -son visage, la trace du chagrin qui les accablait. - -C’est à peine s’ils eurent la force, ce soir-là, d’aller rejoindre la -petite troupe de leurs frères chrétiens, dans la maison où ils avaient -coutume de se réunir tous les soirs. Lorsqu’ils y entrèrent, la maison -était déjà remplie et l’office avait commencé. Debout sous la lampe, le -vieux potier qui faisait fonction de prêtre s’occupait à lire, suivant -l’usage, quelques-uns des discours de Jésus, tels que les avait -recueillis l’apôtre Matthieu. Et, tandis que les deux jeunes gens -palpitaient d’émotion, ressaisis jusqu’au fond de leurs cœurs par la -pénétrante beauté de la parole divine, le prêtre ouvrit le livre à un -autre endroit, où il lut ce qui suit: _Des Pharisiens vinrent à Jésus, -et, pour le tenter, lui dirent: «Est-il permis à l’homme marié de se -séparer de sa femme pour quelque cause que ce soit?» Et Jésus leur -répondit: «N’avez-vous pas lu que Dieu a, dès l’origine, créé l’homme -avec la femme? N’avez-vous pas lu qu’il a ordonné à l’homme de quitter -son père et sa mère pour s’unir à sa femme, de façon que ceux qui sont -deux ne forment qu’une seule chair? Voilà ce qui est écrit: et, par -conséquent, le mari et la femme ne sont plus deux chairs, mais une seule -et même chair. Que l’homme n’ose donc point séparer ce que Dieu a -joint!»_ - -Thomas sentit tout à coup la petite main d’Eunice qui, dans l’ombre, -cherchait sa main. Ils se regardèrent, les yeux gonflés de larmes; et un -grand flot de bonheur les inonda tous les deux. - - - - -IV - -LA VOLONTÉ DE DIEU - - Je suis la résurrection et la vie. Quiconque croit en moi, même - s’il est mort, vivra. Et quiconque vit, s’il croit en moi, - restera vivant pour l’éternité. - - (_Saint Jean_, XI, 26 et 27.) - - -Et de même que, par l’amour, s’était révélée au ressuscité de Naïm la -beauté de la vie, c’est l’amour qui lui révéla aussi la beauté de la -mort. - -La pauvre femme que soignait Eunice avait une maladie de langueur. Elle -toussait, crachait, se plaignait d’une boule de feu qui lui écrasait la -poitrine. Elle guérit pourtant, à force de soins, car son mal ne lui -était venu que d’un excès de travail et de privations; mais Eunice, à -son tour, fut prise du même mal. - -Bientôt son mari crut observer que leurs promenades la fatiguaient. Elle -avait perdu son agilité de jeune chèvre, toujours prête à sauter d’un -rocher sur l’autre. Lorsqu’ils montaient à l’Acropole, maintenant, -souvent elle était forcée de s’asseoir à mi-côte pour retrouver son -souffle. Mais elle s’était si complètement déshabituée de penser à soi -qu’elle ne s’apercevait pas de ces signes de faiblesse; et Thomas, qui -s’en apercevait, se rassurait à la sentir tous les jours plus vivante et -plus gaie. Ou bien, s’il manifestait quelque inquiétude, elle lui -répondait en riant que c’était l’âge qui l’avait affaiblie. «Notre temps -a passé tellement vite, disait-elle, que nous aurons vieilli sans nous -en douter!» - -Elle ne s’émut pas davantage quand ses bagues lui tombèrent des doigts. -Elle avait voulu vendre ses bagues avec le reste de ses bijoux, après -son baptême, et en distribuer le produit aux pauvres: Thomas avait eu -grand-peine à obtenir qu’elle en conservât au moins deux, qu’il lui -avait données pendant leurs fiançailles. Quand elle les vit tomber de -ses doigts, elle crut le plus sérieusement du monde que c’était un ordre -de Dieu, qui lui enjoignait de se dépouiller de ce dernier luxe au -profit des pauvres. Et Thomas l’aimait si fort qu’il le crut aussi. - -Une nuit, dans le lit où ils couchaient l’un près de l’autre, il sentit -que tout le corps de sa femme brûlait comme un brasier. Elle avait soif, -et aucune boisson ne la désaltérait; elle se tournait, se retournait, ne -parvenait pas à dormir. A l’aube enfin elle s’endormit; mais lorsque son -mari se réveilla, quelques heures plus tard, elle était penchée sur lui, -toute tremblante, le considérant avec de grands yeux effrayés. «A quel -affreux cauchemar je viens d’échapper! lui dit-elle. Je rêvais que tu -étais mort, et que je restais seule, ici, couchée dans notre lit!» C’est -ce jour-là que, pour la première fois, Thomas eut un instant l’idée -qu’elle pouvait mourir. - -Pendant plusieurs semaines, la fièvre reparut tous les soirs. Puis, -brusquement, elle s’arrêta. La jeune femme regagna des forces; ils -purent recommencer leurs promenades, leurs visites aux pauvres. Leurs -frères chrétiens eurent le bonheur de les voir de nouveau prendre leur -part des offices sacrés, où, lorsqu’Eunice n’y assistait pas, il -semblait à chacun que les cierges brillaient d’un éclat moins vif, et -que les fleurs, sur l’autel, avaient moins de parfum. Et ni le retour de -la fièvre, ni la fréquence croissante des accès de toux, ni, bientôt, -l’impossibilité où fut la malade de se lever de son lit, rien ne -prévalut désormais contre le souvenir de ces charmantes semaines de -convalescence. D’un jour à l’autre, certainement, un mieux pareil allait -se reproduire, cette fois pour ne plus cesser! Eunice, du moins, -l’affirmait, avec mille beaux projets d’emploi de leur temps après la -guérison. Le croyait-elle, au fond de son cœur, autant qu’elle -l’affirmait? Oui, sans doute: car son mari, qui sentait toutes choses -comme elle, avait au fond de son cœur la même certitude. De telle sorte -que tous deux, s’étant depuis longtemps accoutumés à régler leurs désirs -sur les circonstances, ou plutôt s’étant accoutumés à ne rien désirer -que leur seul amour, s’arrangeaient, en somme, aussi aisément de la -maladie que de la santé. Mais un matin Eunice, que la douce chaleur d’un -soleil de printemps avait un peu ranimée, demanda à son mari de lui -donner son miroir et ses peignes, pour «se faire belle». Et à peine se -fut-elle regardée dans le miroir qu’elle jeta un grand cri, un cri où se -mêlaient une frayeur, une angoisse, une détresse infinies. Elle venait -d’apercevoir, tout à coup, les deux rides profondes que la maladie avait -creusées sur ses tempes: et elle avait compris qu’elle allait mourir. -Haletante, frissonnante, les yeux dilatés d’horreur, elle se redressa -dans son lit. «Par pitié, disait-elle à Thomas, par pitié secours-moi, -fais en sorte que je puisse vivre encore quelque temps! Va demander au -prêtre s’il ne connaît pas un moyen de me sauver! Dis-lui que je suis -trop jeune pour mourir, que je t’aime trop, que j’ai trop besoin de -rester près de toi! On m’a parlé d’une vieille femme, dans la montagne, -qui sait guérir toutes les maladies. Par pitié, va chez elle, obtiens -d’elle que je ne meure pas! Garde-moi en vie, mon bien-aimé! Ne me -quitte pas, serre-moi dans tes bras, empêche la mort d’approcher de -moi!» Et elle pleurait, elle joignait ses mains, elle fixait sur lui ses -grands yeux suppliants. «Par pitié!» sans cesse elle répétait ces mots, -qui, sans cesse, creusaient d’une entaille plus aiguë le cœur de son -mari. - -Toute la journée dura ainsi, plus longue pour le malheureux, et plus -accablante, que les sept ans qu’il avait perdus à se désespérer du néant -de sa vie. En vain, le sourire aux lèvres, il essayait de calmer Eunice -en lui jurant qu’elle se trompait, que déjà elle allait mieux, que -l’arrivée du printemps lui rendrait la santé. Elle se laissait -convaincre un moment; mais aussitôt la peur et l’angoisse la -ressaisissaient. Elle évoquait à présent tous les lieux qu’elle ne -reverrait plus, l’assemblée du soir avec ses beaux cantiques, les voiles -roses des barques sur la mer. Puis elle se redressait de nouveau, et -jetait autour d’elle un regard d’épouvante. - -C’était la nature qui parlait dans sa chair, pour la dernière fois. Et -bientôt Dieu lui parla, à son tour. Le soir, comme elle récitait avec -son mari la prière de Jésus, elle s’arrêta brusquement après ces mots: -_Que votre volonté soit faite!_ Elle s’arrêta, baissa les yeux, prit, -dans sa pauvre petite main, la main de Thomas. «Pardonne-moi, lui -dit-elle, et demande à Dieu de me pardonner!» Une grande lumière s’était -soudain répandue en elle, lui découvrant que la vie et la mort étaient -choses également bonnes, également saintes, et dont elle devait -également remercier la volonté de Dieu. - - * * * * * - -Elle vécut encore près d’un mois: mais, dès ce soir-là, elle, avait -cessé d’appartenir à la terre. Ses traits même revêtirent de jour en -jour une beauté nouvelle, avec un merveilleux sourire, confiant et -grave, qui ne les quittait plus. Elle continuait cependant à comprendre, -à aimer la vie. Tout l’intéressait aussi activement qu’autrefois; elle -ne négligeait ni de nourrir et de vêtir les pauvres, ni de changer la -pâtée de ses oiseaux, ni de jouir des teintes légères du ciel, au soleil -couchant. Elle semblait seulement voir tout de plus haut, comme si son -âme, affranchie déjà des entraves de la matière, eût plané dans un air -plus pur et plus transparent. Souvent, pour distraire son mari, elle lui -rappelait leurs chères visites aux frontons de Phidias, leurs entretiens -sur l’art des vieux maîtres, un séjour qu’ils avaient fait à Olympie, et -qui avait été leur plus belle fête; elle croyait répéter ce que lui -avait dit son mari, et chacune de ses réflexions était si imprévue, si -nouvelle, si sage, qu’en effet Thomas éprouvait, à l’entendre, une -surprise qui le détournait un instant de sa peine. Mais, d’ailleurs, il -n’y avait rien qu’elle n’imaginât pour le distraire et le consoler: -tantôt lui assurant qu’elle allait guérir, se forçant à le croire -elle-même, dans son désir passionné de l’en persuader; tantôt, quand -elle le voyait trop désespéré, lui décrivant le bonheur qu’ils auraient -à se retrouver, après quelques années d’attente qui s’écouleraient comme -un jour. - -Et, certes, Thomas ne doutait point qu’il la retrouverait: car si, mieux -que personne, il avait eu l’occasion de vérifier la justesse de la -parole de l’apôtre, que tous les hommes «sont, vivent, et se meuvent» -dans la main de Dieu, son propre exemple et celui d’Eunice lui -prouvaient aussi, non moins clairement, que, par la souffrance, la -maladie, et la mort, Dieu travaillait à façonner les âmes pour une vie -supérieure. Sans cesse sa femme s’élevait à cette vie; il l’y voyait -monter d’un vol si léger et si beau qu’il ne pouvait plus même penser à -la plaindre. Mais lui, comment aurait-il la force de vivre, séparé -d’elle, jusqu’à l’heure où Dieu consentirait enfin à les réunir? Il ne -s’était séparé d’elle qu’une fois, depuis qu’ils s’aimaient: pendant -deux jours qu’elle avait dû passer auprès de sa sœur malade; et il se -souvenait de l’interminable supplice que ces deux jours lui avaient -paru. Or voici qu’il aurait à subir ce supplice pendant des années! -Voici qu’il aurait à errer seul dans un monde dont sa femme était pour -lui l’unique lumière; plus seul infiniment et plus misérable que si tous -ses sens, d’un coup, s’étaient éteints en lui! - -Thomas songeait tristement à tout cela, un matin d’avril, agenouillé au -pied du lit où Eunice dormait, lorsqu’il vit qu’elle avait rouvert les -yeux et désirait lui parler. «Comme je te remercie, lui dit-elle, -d’avoir fait venir ces enfants pour chanter autour de moi!» Après quoi, -de nouveau, elle ferma les yeux, le visage tout illuminé d’un sourire -plein de confiance et de gravité. Et le médecin, à qui il répéta ces -mots, lui affirma que c’était la fièvre qui la faisait délirer. Mais -Thomas avait appris, entre mille autres choses, à ne pas attacher une -grande importance aux affirmations des médecins. Non, Eunice ne délirait -pas! Il ne savait que trop ce qu’étaient ces enfants; et le vieux potier -le savait aussi, qui, après avoir frotté de l’huile sainte le front de -la jeune femme, lui dit, d’une voix que les larmes brisaient à chaque -mot: «Va maintenant à Dieu, âme chrétienne!» Elle pressa faiblement la -main de Thomas, soupira; et les enfants qui étaient venus la chercher -emportèrent son âme. - - * * * * * - -Et alors Thomas, qui s’épouvantait à l’idée de devoir vivre sans elle, -s’aperçut que, morte pour les autres, en lui et auprès de lui elle -restait vivante. L’amour les avait si fortement unis que la mort même -était impuissante à les séparer. Comme auparavant, Thomas voyait toutes -choses par les yeux d’Eunice, partageait avec elle toutes ses pensées, -se sentait tendrement bercé dans ses bras. Il la retrouvait tout entière -devant lui, toujours jeune, toujours belle, avec la noble et tranquille -sagesse dont la maladie l’avait revêtue. Avait-il un doute, une -hésitation, une inquiétude? Aussitôt il l’appelait et elle accourait, -infatigable à le divertir. Plus que jamais, elle lui était la lumière du -monde: l’aidant non plus à jouir de la vie terrestre,--car il en avait -épuisé toutes les jouissances,--mais à marcher d’un pas égal et sûr -jusqu’au seuil de cette autre vie, plus réelle, où il savait que leurs -deux cœurs achèveraient de se fondre en un seul pour l’éternité. Ou si, -par instants, il s’impatientait d’une attente trop longue, ou si quelque -souvenir du passé risquait de lui rendre le présent trop dur, bien vite -elle lui rappelait la prière divine qui, mieux que toutes les -philosophies, apaise les impatiences et adoucit les regrets: _Notre -Père, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel!_ - -C’est sur le conseil d’Eunice qu’il devint prêtre, peu de temps après -son veuvage, afin de pouvoir travailler plus librement au service de -Dieu. Et souvent les pêcheurs et les mendiants du port, pendant qu’assis -au milieu d’eux il leur prêchait l’Évangile, s’étonnèrent de voir -l’ombre blanche d’une jeune femme s’approcher de lui, et, se penchant -sur lui avec un doux sourire, lui murmurer à l’oreille les consolantes -paroles qu’il leur répétait. - -1901. - - -FIN - - - - -TABLE - - - Pages. - I.--Le Baptême de Jésus 1 - II.--Les Disciples d’Emmaüs 43 - III.--Barsabas 123 - IV.--Le Fils de la veuve de Naïm 197 - - - - -TOURS - -IMPRIMERIE DESLIS FRÈRES - -6, rue Gambetta. - - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES CHRÉTIENS *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. 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En ce temps-là, Jean prêchait dans le Désert de -Judée.</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>4. Il avait un vêtement en poil de chameau, et une -ceinture de cuir autour des reins ; il se nourrissait de -sauterelles et de miel sauvage.</p> - -<p>5. Alors tout Jérusalem, toute la Judée, et toute la -région riveraine du Jourdain vinrent à lui ;</p> - -<p>6. Et il les baptisait dans le Jourdain, après leur avoir -fait confesser leurs péchés.</p> - -<p>7. Mais quand il vit venir à lui une foule de Pharisiens -et de Sadducéens, il leur dit : « Race de vipères, -qui vous a prédit que vous pourriez échapper à la colère -future ? »</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>13. Alors Jésus, quittant la Galilée, se rendit au Jourdain -pour recevoir le baptême des mains de Jean.</p> - -<p>14. Mais Jean se refusait obstinément à le baptiser, -en disant : « C’est moi qui devrais être baptisé par toi ! -Et voici que tu viens à moi ! »</p> - -<p>15. Et Jésus, lui répondant, lui dit : « Oublie cela -pour le moment ! Car c’est ainsi qu’il convient que nous -accomplissions la justice ! » Et Jean fit ainsi.</p> - -<p>16. Et Jésus, ayant été baptisé, sortit de l’eau, et -voici que les cieux s’ouvrirent, et qu’il vit l’Esprit de -Dieu descendant sur lui, sous la forme d’une colombe.</p> - -<p>17. Et l’on entendit une voix du ciel qui disait : -« Celui-ci est mon fils bien-aimé, en qui je me suis -complu ! »</p> - -<p>18. Puis l’Esprit conduisit Jésus dans le désert, pour -y être tenté du démon.</p> - -<p class="sign">(<i>Évangile selon saint Matthieu</i>, <small>III</small> et <small>IV</small>.)</p> - -</div> -<div class="chapter"></div> - -<h3>I<br /> -LE BON SENS</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Je vous le dis en vérité : si vous aviez de -la foi aussi gros qu’un grain de moutarde, -vous diriez à cette montagne : « <i>Transporte-toi -d’ici là !</i> » et elle s’y transporterait.</p> - -<p class="sign">(<i>Saint Matthieu</i>, <small>XVIII</small>, 30.)</p> - -</blockquote> - -<p>A la grande joie de ses cabaretiers, le village -de Béthanie était devenu un endroit à -la mode. De Jérusalem et de toute la Judée, -la foule y était accourue pour assister aux -exercices d’un jeune Juif qui, plongé à mi-corps -dans l’eau du Jourdain, et les épaules -couvertes d’un gilet en poil de chameau, -s’offrait à baptiser ceux qui l’approchaient. -Riches et pauvres, tous avaient tenu à voir le -nouveau prophète. Tous, une fois là, s’étaient -fait baptiser ; l’opération était gratuite, et, au -pis aller, ne pouvait nuire. On mangeait et buvait, -on jouissait du printemps. Le soir, les -baptisés échangeaient leurs impressions, sous -les palmiers de la route, en attendant les nouvelles -de Jérusalem, qu’un messager ne manquait -pas de leur apporter à la nuit tombante.</p> - -<p>Mais un mardi, surtout, l’affluence fut -énorme. On avait appris qu’un second prophète -allait venir, un paysan galiléen, qui se prétendait -issu de la race de David, et parlait en -paraboles, et préférait à la société des docteurs -celle des filles et des vagabonds.</p> - -<p>Ce second prophète était Notre-Seigneur -Jésus. Il avait alors à peine trente ans. Sa -divinité ne s’était pas encore clairement révélée -au monde : mais déjà l’Esprit lui avait -dicté maintes paroles hardies et douces ; et -déjà les cœurs simples avaient senti l’attrait -surnaturel de ses yeux.</p> - -<p>Aussi quand il vint à Béthanie, ce mardi-là, -vêtu d’un large manteau clair et les cheveux -flottants, et quand on le vit escorté -d’une troupe bruyante où se mêlaient les mendiants, -les femmes, les enfants, et les chiens -des rues, et quand on l’entendit salué par le -Baptiste comme le Maître qu’avaient promis -les saints livres, l’enthousiasme de la foule -toucha au délire. On acclama le Nazaréen pendant -qu’il recevait le baptême, on acclama la -colombe qui descendait sur lui, et la voix -céleste qui disait : « Celui-ci est mon fils bien-aimé ! » -Plusieurs des assistants se firent baptiser -une seconde fois, espérant avoir leur -part du miracle : mais aucune colombe ne descendit -sur eux, et la voix céleste n’eut rien à -leur dire. N’importe, ce fut une gaie journée. -L’après-midi, Jésus ayant promis de prêcher, -on s’écrasa pour l’entendre. Et l’on fut unanime -à trouver charmantes quelques-unes des -paraboles du jeune orateur.</p> - -<p>Puis, comme c’était le mardi gras, on mangea -et but plus que de coutume ; et tard dans -la nuit on dansa sur la place du marché, pour -se dégourdir les jambes après la fatigue du -sermon.</p> - -<p>Jamais encore un prophète n’avait été aussi -bien accueilli.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>II<br /> -LA SAGESSE</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Malheur à vous, scribes et pharisiens. -Car vous fermez aux hommes le royaume -des cieux ! Vous n’y entrez pas, et vous -n’y laissez pas entrer ceux qui voudraient -y entrer.</p> - -<p class="sign">(<i>Saint Matthieu</i>, <small>XXIII</small>, 13.)</p> - -</blockquote> - -<p>Le lendemain de ce beau jour, avant l’aube, -Jésus réunit ses compagnons et leur annonça -son intention de les quitter pour un mois et -plus. L’époque de sa mission approchait : il -voulait auparavant prier et jeûner, dans la solitude -des montagnes, et fortifier son cœur -pour la souffrance prochaine.</p> - -<p>Sa résolution ne chagrina pas outre mesure -les braves gens qui l’écoutaient. Aucun d’eux -n’était encore, à proprement parler, son disciple. -Ils avaient été simplement séduits par -la grâce du jeune homme, par l’éclat de ses -yeux, par l’étrange douceur de sa voix, et -par ces touchantes paraboles qu’à peine ils -essayaient de comprendre. Il leur avait ordonné -de venir, et ils étaient venus, Maintenant -il leur ordonnait de s’en aller : ils n’eurent -pas l’idée de lui désobéir. Seuls les enfants -furent plus difficiles à persuader. Ils s’obstinaient -à suivre leur ami sur la route du désert : -la vie leur semblait impossible, privés du -bienheureux parfum de sa présence. Et il en -coûtait aussi à Jésus de se séparer d’eux, -car personne n’était plus près de son cœur. -Enfin il les caressa une dernière fois de la -main, les bénit, et disparut à leurs yeux.</p> - -<p>Il marchait le long du fleuve, pensif et -triste. Il songeait qu’il avait fini désormais de -pouvoir ressembler à ces petits êtres. L’Esprit -le poussait vers un monde nouveau. Et il se -lamentait d’entendre toujours résonner plus -forte, dans son âme, la plainte infinie des -créatures.</p> - -<p>Soudain une voix nasillarde l’appela par -son nom. S’étant tourné, il aperçut, debout sur -le seuil d’une élégante villa, un gros homme -élégamment vêtu qui lui faisait signe d’approcher. -Il reconnut tout de suite ce gros homme : -il l’avait vu, la veille, à Béthanie, assis au -premier rang de ses auditeurs. C’était un des -personnages les plus considérables de Jérusalem, -le Prince des Professeurs, un riche Juif -qui avait étudié à Rome et qui, depuis lors, -joignait à son nom originel de Ruben le prénom -latin de Pompilius. Il était petit, avec un -long nez pâteux et des yeux un peu louches ; -mais sa mise était irréprochable, et tout, dans -ses manières, révélait un esprit éminemment -distingué.</p> - -<p>« Jeune homme, — dit Pompilius à Notre-Seigneur -Jésus-Christ en le dévisageant avec -une attention sympathique, — jeune homme, -j’ai entendu hier votre petit discours et il m’a -vraiment bien intéressé. Je ne suis pas de ces -intelligences étroites qui refusent <i lang="la" xml:lang="la">a priori</i> de -prendre en considération les idées nouvelles, -et qui n’admettent à la fois, sur un point -donné, qu’une seule vérité. La vérité — mon -Dieu ! — elle est dans le pour et elle est dans -le contre ; tout homme la tient dès qu’il <i>croit</i> -la tenir. Croire, c’est la seule chose qui importe. -Pour ma part, hélas ! comme l’élite des -esprits de mon temps, j’ai désappris le secret -de la foi : mais, justement parce que je ne -puis croire, je sens l’immense valeur du bien -que j’ai perdu. Et voilà pourquoi j’ai été si -heureux de vous entendre ! Je vous admire, je -vous envie de croire comme vous faites. Ah ! -bénissez le destin qui vous a permis de naître -dans le peuple, et de garder intacte la simplicité -de votre tempérament, loin des cruelles -délices de l’analyse et de la réflexion critique !</p> - -<p>« Et ce n’est pas seulement votre foi qui m’a -frappé. Savez-vous que plusieurs de vos théories -sont tout à fait curieuses ? Quelques-unes, -mises au point, auraient même plus de portée -que vous ne l’imaginez. Le pardon des offenses, -par exemple, l’indifférence à l’égard des lois -civiles, le renoncement aux plaisirs égoïstes, -la supériorité morale du pauvre sur le riche : -voilà des paradoxes que je ne me serais pas -attendu à trouver dans la bouche d’un jeune -publicain de Galilée ! Aucun d’eux, à dire vrai, -n’est pour moi entièrement nouveau. Avez-vous -entendu parler des vieilles religions de -l’Inde ? Elles sont pleines de vues très hardies, -dont plusieurs se rapprochent des vôtres. Et -puis, sans aller si loin, les philosophes stoïciens -ont dit, ou à peu près, tout ce que vous -dites. Si vous me faites l’amitié de venir me -voir, en passant à Jérusalem, je vous montrerai -les écrits de Chrysippe, qui était, comme -vous, un publicain ; je suis sûr qu’il vous plaira. -Mais on devine tout de suite que vos idées, -pour n’être pas absolument nouvelles, ne vous -sont venues que de vous-même : on le devinerait -à la rudesse un peu naïve dont vous les -exprimez. Et, je vous le répète, ce sont des -idées d’une portée extrême : je me chargerais, -avec elles, de transformer le monde !</p> - -<p>« Et c’est précisément ce qu’il y a chez -vous de plus admirable, c’est que vous avez -l’intention de transformer le monde. Le monde -vaudra-t-il mieux qu’à présent, quand vous -l’aurez transformé ? Je n’en jurerais pas. Mais -j’estime qu’il ne faut pas s’arrêter aux questions -de ce genre. Il faut agir, peu importe le -but ; croire et agir, seules importent la foi et -l’action !</p> - -<p>« Je suis trop débile pour agir moi-même, — poursuivit -le gros homme, — mais personne -n’est plus zélé que moi à recommander l’action. -Et vous m’avez si vivement touché, avec -ce zèle indomptable que je lisais dans vos -yeux ! Ah ! si mes élèves de l’Université de -Jérusalem pouvaient vous ressembler ! Moi qui -suis de leur monde, je ne crains pas de vous -certifier que vous leur êtes supérieur ! Sachez-le -bien, je suis de cœur avec vous, comme -avec tous ceux qui croient et qui veulent agir ! Et -maintenant, jeune homme, dites-moi franchement, -à votre tour, ce que vous pensez de moi -et de l’état de mon âme ! »</p> - -<p>Ainsi parla Pompilius, le Prince des Professeurs. -Notre-Seigneur Jésus était humble -et doux. Personne ne lui avait parlé sans -obtenir une réponse. Les pharisiens l’interrogeaient -afin de le compromettre : il le savait, -et il répondait à leurs questions. Mais il ne dit -pas un mot à Pompilius. Peut-être n’avait-il -trouvé rien à répondre à ses arguments, ou -peut-être son ton protecteur l’avait-il froissé ? -Il releva seulement sur lui ses grands yeux, -qu’il avait tenus baissés tout le temps du -discours, et il le regarda de la tête aux pieds. -Puis il secoua la poussière de ses sandales, et -s’éloigna vers la route.</p> - -<p>Et Pompilius rentra dans sa villa. « Le malheur, -avec ces révolutionnaires, est que décidément -ils sont trop mal élevés ! » Telle fut la -seule plainte qu’on entendit sortir des lèvres -de ce Sage.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>III<br /> -LE RÊVE</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Les disciples lui dirent : « Qui donc peut -être sauvé ? » — Et Jésus, les regardant, -leur dit : « Quant aux hommes, cela est -impossible… »</p> - -<p class="sign">(<i>Saint Matthieu</i>, <small>XIX</small>, 25 et 26.)</p> - -</blockquote> - -<p>Jésus avait rejoint la route. Il marchait le -long du fleuve, pensif et triste. La plainte -infinie des créatures résonnait toujours plus -vive dans son âme ; elle l’oppressait comme un -remords.</p> - -<p>Mais si la tristesse était en lui, au dehors -toute chose s’égayait, sur son passage. Les -poissons sortaient de l’eau pour le voir ; les -oiseaux volaient autour de lui, chantant ses -louanges ; les oliviers agitaient doucement leurs -feuilles au souffle de son haleine. Ses pas -apportaient au monde la paix et le bonheur. -Pour les petites filles qui le voyaient, son sourire -était comme une poupée vêtue de soie ; -les chats et les chiens léchaient le pan de son -manteau. Au moment où il passait devant un -péage, la femme du péager sortit de la maison -et lui offrit une drachme. Jésus prit la drachme, -car il prenait tout ce qu’on lui offrait ; et justement -il aperçut un voleur qui guettait les -voitures, au bord de la route. Il lui donna la -drachme et continua son chemin. Et les laboureurs -qui travaillaient aux champs se demandaient -pourquoi leur poitrine leur avait tout -d’un coup paru si légère, comme si tous les -péchés de leur race venaient d’en être effacés.</p> - -<p>Bientôt les montagnes grises se montrèrent, -barrant l’horizon, désertes et nues. Jésus quitta -la route, traversa une forêt de cèdres, gravit -la pente escarpée, s’accrochant aux pierres. Il -dominait maintenant la plaine de Juda. Il -voyait à ses pieds la mer Morte et le Jourdain, -et Bethléem, où il était né, et Jérusalem, -où il devait mourir. Et bientôt il s’enfonça -plus avant dans la solitude des montagnes. -Toute trace de vie avait disparu. Le bruit des -villages et des villes s’était tu ; on n’entendait -plus même le chant des cigales. Jésus était à -l’endroit où l’avait envoyé l’Esprit, afin qu’il -y fortifiât son cœur dans la prière et le jeûne.</p> - -<p>Mais voici qu’il aperçut, couché sur un lit -de pierres et les jambes repliées, un personnage -singulier qui le regardait. C’était un personnage -vraiment singulier. Il paraissait jeune, -mais l’emmêlement de ses longs cheveux noirs -et de sa longue barbe rouge empêchait de -reconnaître son âge. Sa face était ainsi couverte -de poils, comme celle d’une bête ; on n’y -distinguait rien qu’un grand nez mélancolique -et deux énormes yeux verts où brillait, en -permanence, un sourire mystérieux. Le manteau -qui couvrait son corps était d’une étoffe -précieuse, mais à présent ce n’était plus -qu’une loque dont les mendiants n’eussent pas -voulu. Et ce singulier personnage restait là, -immobile, regardant Jésus avec son mystérieux -sourire dans les yeux.</p> - -<p>— Qui es-tu donc, mon frère, lui dit Jésus -après un moment, et que fais-tu dans ces -lieux où je suis venu pour jeûner et prier ?</p> - -<p>L’homme se mit sur son séant, porta la -main à son front. C’était comme s’il voulait -répondre, et ne pouvait. Sans doute il avait -perdu l’habitude de parler. Enfin il dit, répondant -en hébreu avec un léger accent étranger :</p> - -<p>— Je suis, s’il faut être quelqu’un, Valerius -Slavus, chevalier romain ; et, dans ce -désert où tu es venu pour prier et jeûner, je -suis venu, moi, — depuis combien d’années ? -je ne saurais le dire, — pour jouir de la vie et -pour régner sur le monde. Mais toi, mon ami, -quel est ton nom ? Jamais encore je n’ai vu -d’aussi beaux yeux que les tiens, ni entendu -une aussi douce musique que le son de ta -voix.</p> - -<p>Jésus lui dit son nom. Il lui raconta les prodiges -qui avaient accompagné sa naissance, -son heureuse jeunesse dans la maison du -charpentier, comment ensuite la plainte infinie -des créatures avait résonné en lui, et comment -l’Esprit l’avait forcé à quitter sa mère et -ses frères pour le salut de tous.</p> - -<p>— Mon ami, répondit alors le solitaire, -assieds-toi près de moi et donne-moi ta main, -encore qu’en réalité je ne sois pas digne de -dénouer la courroie de tes sandales. Je l’ai -bien compris en te voyant, que tu étais d’une -race princière, et que les jardins de la Sicile -envieraient les délicates fleurs que tu portes -en toi ! Vois-tu, l’étoile qui a conduit vers ton -berceau les bergers ces villages, c’est elle -encore qui vient de te conduire ici : car ce que -tu cherches, je l’ai trouvé ; et tu es celui -qui je puis dire les choses que personne, avant -toi, ne m’avait paru digne d’entendre.</p> - -<p>Il prit la main de Jésus. Le désert s’étendait -autour d’eux, sous le bleu sombre du -ciel.</p> - -<p>— Écoute, reprit Valerius, voici l’histoire -de ma vie :</p> - -<p>« Je suis né à Rome, mais je ne suis pas -Romain. Mon père était roi de lointaines -régions perdues là-bas vers le nord, au pays -des Sarmates. C’est un pays où les âmes sont -fortes et éprises de luttes, mais avec une -étrange impuissance à se satisfaire des présents -matériels de la vie. Elles ne sont pas, -comme les âmes latines, attachées à la terre -par les solides liens des désirs des sens, et les -choses qui les entourent ne leur apparaissent -pas avec le même degré de réalité.</p> - -<p>« Mon père avait vingt ans lorsqu’il fut fait -prisonnier, dans une bataille, et amené à -Rome. Esclave, il se maria avec une esclave, -une Athénienne, qui fut ma mère. Mais je -n’ai connu, pour ainsi dire, ni mon père ni ma -mère. J’ai été élevé par le maître à qui mes -parents appartenaient, un vieux patricien -illettré qui, par un étrange sentiment de -haine ou de vengeance, exigea que l’on m’instruisît -de tout ce qu’il est possible d’apprendre -à un homme. Ainsi j’ai grandi parmi les professeurs. -Les jeux de la géométrie et de la -rhétorique ont été mes seuls jeux. De là vient -que je puis m’entretenir avec toi dans ta -langue, mon ami ; mais de là vient aussi, -peut-être, mon aversion pour le savoir et pour -tous ceux qui le détiennent.</p> - -<p>« Quand mon maître eut enfin la joie de -me voir le cerveau tout gonflé de science, -comme une outre d’huile, il mourut, me laissant -tous ses biens. Je me trouvai, à vingt ans, -libre, noble (car il m’avait adopté), riche, et -seul dans la vie. Je m’aperçus tout de suite -que la journée avait beaucoup d’heures, et que -mon seul souci, comme celui de tout homme, -devait être de <i>tuer le temps</i> de la façon la -moins déplaisante possible.</p> - -<p>« Les jouissances matérielles eurent vite -fait de me fatiguer. J’étais incapable de penser -à ce que je mangeais, en mangeant ; ainsi manger -n’a jamais eu aucun intérêt pour moi. Galoper -sur un cheval, danser, tirer de l’arc, ces -exercices me convenaient davantage ; mais, -tout de même, jamais je n’y trouvais le plaisir -que j’en attendais. Avant et après, je les jugeais -pleins d’agrément ; mais, pendant que -je m’y livrais, ou bien je pensais à autre -chose, ou bien il me paraissait que décidément -je n’étais pas en train ce jour-là. J’aimais -les toilettes élégantes : encore ne m’offraient-elles -pas, en plaisirs, l’équivalent de la peine -qu’il m’y fallait prendre. Je désirais les beaux -meubles et les statues des maîtres ; mais je -cessais d’y faire attention dès que je les possédais. -J’avais l’impression que les courtisanes -vendent trop cher le plaisir qu’elles vendent, -alors même qu’elles le donnent pour rien. Des -amis m’engageaient à me réjouir de ce que -j’étais riche : et moi je les soupçonne, aujourd’hui -encore, de s’être moqués de moi. Je souhaitais -bien d’avoir plus d’argent que je n’en -avais ; j’imaginais que, avec plus d’argent, -toutes choses m’auraient amusé dans la vie ; -mais, l’argent que j’avais, je le jetais au hasard.</p> - -<p>« Jaloux du bonheur des mendiants qui se -chauffaient au soleil devant mon palais, j’ai -mis mes biens en dépôt et je me suis fait mendiant, -Pendant un an j’ai mené la vie d’un -gueux, j’ai dormi sur le port, mangé des -restes de pain sec. Pendant un an, ensuite, j’ai -été maçon : du matin au soir je travaillais de -mes mains. J’avais entendu des maçons chanter -en travaillant, et j’étais allé chercher le -plaisir où ils le trouvaient. C’est pendant ces -deux années que j’ai appris à haïr, comme les -pires des maux, le travail et la pauvreté.</p> - -<p>« J’avais beau faire, je n’étais pas de ceux -qui, comme on dit, <i>s’amusent d’un rien</i>. Et, -de quelque côté que je me tournais en quête -d’amusement, j’apercevais <i>un rien</i>. Au contact -de leur objet, mes désirs, loin de se -satisfaire, se dissolvaient : j’en voyais sortir, -sur le moment, une souffrance, et, à l’instant -d’après, de nouveaux désirs plus violents.</p> - -<p>« Je détestais la science et tout ce qu’on apprend -dans les livres. A supposer même que -les prétendues vérités de la physique et de -l’histoire fussent vraies, je ne comprenais pas -de quelle utilité il pouvait être de les savoir. -L’instruction qu’on m’avait donnée n’avait -servi qu’à m’alourdir la tête : c’est comme si -l’on avait déposé des tas de pierres, dans ma -chambre, de telle sorte que je n’y eusse plus -même une place pour me coucher. On me parlait -bien d’un certain besoin de connaître, qui -serait inné chez l’homme : mais c’était le -même besoin qui poussait les vieilles femmes -à écouter aux portes de leurs voisins, et je ne -voyais aucun motif pour lui tant sacrifier. Et -puis j’étais indigné du mensonge de toute -science. Je me demandais où les savants -avaient pris ce principe : que toutes choses ont -des lois, et se passent toujours de la même -façon. Je sentais au contraire que rien, dans -le monde, ne se passait deux fois de la même -façon : l’illusion du vulgaire sur ce point venait -précisément de ce que la science, avec ses formules, -avait vicié notre vision naturelle des -choses. Je comparais le monde à un grand -fleuve qui coulait sans qu’on sût d’où, nous -emportant au hasard, et dont il n’était donné -à personne de remonter le cours. Je ne parvenais -pas, non plus, à comprendre pourquoi l’on -s’était obstiné à me mettre dans la tête les -faits de l’histoire et de la description des -lieux, tandis qu’il aurait suffi d’attacher à ma -ceinture deux petits rouleaux de papyrus où -tout cela eût été marqué.</p> - -<p>« La philosophie, non plus, ne m’amusait -guère. Parménide disait que l’univers formait -un corps unique, dont toutes choses n’étaient -que des membres. Empédocle disait que l’univers -était en évolution, se modifiant sans cesse -du simple au complexe. Démocrite disait que -l’univers n’était fait que d’atomes matériels, et -que la pensée résultait des atomes du cerveau. -Aristote disait que l’essence des êtres n’était -pas en eux-mêmes, mais dans leurs rapports. -Et je me demandais quel intérêt tous ces -hommes avaient eu à dire tout cela. Quand ce -qu’ils disaient eût été vrai, je me demandais -pourquoi ils avaient perdu leur temps à le découvrir. -Je préférais à leurs constructions les -plus ingénieuses les vers des poètes, qui du -moins étaient beaux et me plaisaient à entendre. -Mais les sceptiques, surtout, m’exaspéraient. -Puisqu’ils avouaient ne rien savoir, -alors à quoi bon parler ?</p> - -<p>« J’excusais, à la rigueur, l’effort des moralistes, -qui s’efforçaient de m’indiquer où je -trouverais le bonheur. Mais les uns me conseillaient -de ne rien désirer, les autres d’agir, -d’autres me recommandaient la recherche de -la vérité, d’autres les jouissances matérielles. -J’avais éprouvé toutes ces recettes : j’ai encore -la bouche amère du dégoût que j’en avais rapporté.</p> - -<p>« Quelques-uns m’engageaient à servir les -Muses ; et le fait est que le service des Muses -m’était doux. Toute mon âme avait soif de -beauté. Phidias, Apelle, Théognis, Euripide, -notre Virgile, me causaient des plaisirs que je -n’ai pas oubliés. Mais bientôt j’en vins à me -fatiguer même de ces plaisirs-là. J’y discernai -une plus grosse part d’admiration que de vraie -jouissance, et mon admiration me parut ne -profiter à personne, ni aux artistes que j’admirais, -ni à moi. Je me condamnais au mal de -mer pendant des semaines et des mois pour -aller revoir le Parthénon, le fronton d’Égine, -ou les temples de Memphis ; et, en un quart -d’heure, j’avais fini de pouvoir regarder ce que -j’étais venu voir, et je me retrouvais en peine -de tuer le temps. Dans les plus belles œuvres, -aussi, toujours je sentais quelque chose qui -n’était pas pour moi, et qui gâtait mon plaisir. -La musique seule réussissait à me rendre heureux : -mais c’est parce qu’aux émotions qu’elle -me suggérait j’associais des images qui me -venaient du dedans : c’était moi, et non pas -elle, qui désaltérais mon âme de beauté.</p> - -<p>« De créer moi-même une œuvre d’art, jamais -je n’en ai eu le courage. L’effort qu’il y -aurait fallu dépenser ne me paraissait pas en -proportion avec le plaisir que j’en pourrais -tirer. J’admettais qu’on produisît pour gagner -de l’argent ; mais produire pour s’attirer de la -gloire, ou pour faire plaisir aux autres hommes, -cela me semblait pure folie. Je savais combien -il entre dans la gloire de mauvais hasards, et -que les plus glorieux ne <i>jouissent</i> jamais -de leur gloire. Je me souciais moins encore de -faire plaisir aux autres hommes. Je pensais -qu’il serait ridicule d’offrir aux hommes autre -chose que des chefs-d’œuvre, et ridicule de -s’imaginer qu’on est capable de leur en offrir.</p> - -<p>« Et puis je me disais que les hommes avaient -assez de belles œuvres, déjà, pour leur faire -plaisir. Si Hésiode et les autres poètes -n’avaient pas existé, après Homère, Homère -aurait suffi à satisfaire les besoins artistiques -de l’humanité pendant les siècles des siècles. -Ce n’est pas de créer des œuvres d’art nouvelles, -mais de détruire quelques-unes de -celles qui existent, qui me semblait la tâche -d’un bon philanthrope : car, ainsi, les hommes -pourraient mieux jouir des œuvres qu’on leur -aurait laissées.</p> - -<p>« Voilà pourquoi je n’ai rien produit : sans -compter que mes conceptions les plus belles, -dès que j’essayais de les exprimer, se décoloraient, -s’éloignaient de moi, me devenaient -étrangères.</p> - -<p>« D’un seul plaisir je sentais que je ne me -fatiguerais point : du plaisir d’aimer. J’étais -né pour aimer. J’aurais tout sacrifié pour -trouver une maîtresse ou un ami sur qui je -pusse, à mon aise, déverser l’océan de tendresse -qui coulait en moi.</p> - -<p>« J’ai eu des amis. Je les ai choisis avec -soin, j’ai tout fait pour les prendre tels que -mon cœur les voulait, et de toutes mes forces -j’ai travaillé à les aimer, J’ai vu que mes amis -les plus intimes ne me comprenaient pas. -Dans les plus tendres épanchements, c’est -comme si nous avions, mes amis et moi, parlé -chacun une langue différente. Et puis les uns -m’aimaient plus que je ne les aimais, les -autres moins : l’égale amitié dont j’avais -besoin était décidément impossible.</p> - -<p>« J’ai eu aussi des maîtresses. Je les ai -choisies avec soin, j’ai tout fait pour les -prendre telles que mon cœur les voulait, et, de -toutes mes forces, j’ai travaillé à les aimer. -L’une d’elles était petite, blonde avec des -yeux relevés aux tempes et un sourire naïvement -moqueur. C’était une jeune princesse ; le -parfum de son âme se joignait, pour m’enivrer, -au parfum de son corps. Une grâce surnaturelle -animait tous ses gestes. Elle était -fière et douce, les enfants lui tendaient les -bras quand elle passait dans la rue. Elle me -préférait à toutes choses au monde ; née pour -me commander, elle n’avait de goût que pour -m’obéir. Mais elle ne m’aimait pas ; son cœur, -son cœur trop parfait de jeune princesse, était -fermé à l’amour. Et, malgré que tout en elle -me dût être une source de joie, jamais je n’ai -souffert de rien comme de l’avoir connue.</p> - -<p>« Une autre était grande et belle, et dès -qu’elle m’aperçut elle m’aima. Je l’avais aimée -aussi en l’apercevant ; mais, quand je vis qu’elle -m’aimait, je la méprisai de s’être si aisément -rendue. J’eus cependant à feindre que je l’aimais, -pour me conserver son amour, que je -craignais de perdre : si bien que je finis par la -détester, pour cette feintise où elle m’obligeait.</p> - -<p>« Je ne pouvais pardonner aux blondes de -n’être point brunes. Aux plus parfaites manquaient -des qualités dont l’absence en elles -me désolait. Et d’elles toutes, de celles qui -m’aimaient et de celles qui ne m’aimaient pas, -aucune ne me comprenait et je ne comprenais -aucune d’elles. Je ne pouvais me passer de -leur compagnie ; mais, dès qu’elles étaient -auprès de moi, je ne pensais plus qu’à les -congédier.</p> - -<p>« L’océan de tendresse continuait de couler -en moi, et je ne trouvais ni un ami ni une -maîtresse sur qui je pusse le déverser.</p> - -<p>« Ainsi au fond de toutes les occupations -humaines m’apparaissait le néant. Et cependant -je persistais à vivre parmi les hommes. -Je m’acharnais à chercher, dans le monde qui -m’environnait, l’assouvissement de mes désirs. -Et mes désirs restaient inassouvis, faute d’obtenir, -à l’instant où ils le réclamaient, l’aliment -qu’ils réclamaient. Il me semblait que -j’étais assis devant une table couverte de mets, -que j’avais faim, et que tous les mets de la -table étaient empoisonnés. J’en étais venu à -croire sérieusement que la vie était mauvaise -en soi. Et la certitude de mourir achevait de -me désespérer.</p> - -<p>— Frère, dit Jésus, je connais ton mal !</p> - -<p>— Apprends donc à connaître le remède, -mon ami ! reprit le solitaire. Et, toi aussi, mon -remède te guérira !</p> - -<p>« J’étais un jour à Jérusalem, chez un ami. -Le hasard avait mis entre mes mains la <i>République</i> -de Platon : je dois te dire que Platon, -au contraire des autres philosophes, m’avait -toujours séduit par l’harmonieuse élégance de -ses images et de son style. Je lisais donc, sans -trop me soucier du sens des phrases, lorsque -tout à coup je tombai sur un passage qui me -fit tressaillir. Platon affirmait que ce que nous -appelons notre âme individuelle n’est pas -toute notre âme ; qu’il y a, derrière ce que -nous croyons notre personne, une âme plus -vaste, la Raison même, l’Idée seule existante ; -en un mot que Dieu tout entier est au fond de -notre âme. Je regardai le livre à un autre endroit. -J’y vis que ce que nous prenions pour des -objets réels n’était que des reflets, des ombres -sur le mur d’une prison ; et que les vraies réalités -étaient en nous, œuvres du divin pouvoir -qu’était notre pensée : mais nous étions enchaînés -par les chaînes de nos passions et de -l’habitude acquise, de telle sorte qu’au lieu -de contempler librement les réalités à leur -source, nous croyions réelles ces ombres falotes -qui s’agitaient devant nous.</p> - -<p>« Je n’en lus pas davantage, ni ce jour-là -ni les jours suivants : les livres avaient désormais -fini d’exister pour moi. J’avais enfin -aperçu la vraie lumière. Je comprenais comment -le monde que j’avais cru réel n’était que -l’œuvre de ma volonté. L’esprit ne sort jamais -de lui-même : ce qu’il croit sentir au dehors -de lui, c’est en lui qu’il le sent, c’est lui-même -qui le produit. Et je me rappelais combien mes -rêves, toujours, m’avaient apporté de jouissances, -ou plutôt m’en auraient apporté si je -ne m’étais persuadé que c’étaient de vains -rêves, et qu’il y avait ailleurs des réalités.</p> - -<p>« Oui, la seule mesure de la réalité des -choses est l’intensité avec laquelle je les sens. -Et si j’avais senti, jusque-là, le monde soi-disant -réel avec plus d’intensité que le monde de mes -rêves, j’y étais uniquement amené par une -habitude grossière. Mon esprit est le créateur -de tout ce qui existe ; et je l’avais dégradé -jusqu’à le croire l’esclave des images qu’il -créait.</p> - -<p>« Et depuis ce jour-là, mon ami, je fus roi -de la terre et du ciel. Je me retirai dans ce -lieu, où l’ancien monde ne me trouble plus la -vue. Je reste étendu ici le jour comme la nuit, -mangeant des racines quand la faim me surprend. -Mais c’est mon corps seul, c’est le -reflet de mon corps qui est étendu ici. Je vis, -moi, en toute région où je désire vivre. Je me -nourris des mets qui me plaisent, au moment -où ils me plaisent. Je m’entretiens avec des -amis que je puis aimer. Les œuvres d’art les -plus parfaites, c’est-à-dire les mieux adaptées -à mon goût du moment, sortent de terre au -premier signal de ma fantaisie. J’ai simplement -renoncé à prendre pour seule réelle une -infime partie de la réalité totale. J’ai brisé les -chaînes qui retenaient mon âme dans la caverne -des ombres.</p> - -<p>« Tout à l’heure, mon ami, tout à l’heure, -quand tu es venu, j’étais en Provence, au bord -du noble Rhône, et je tenais dans mes bras la -petite princesse blonde dont je t’ai parlé, naïvement -moqueuse, avec les yeux relevés aux -tempes. Jamais reine d’Orient ne s’orna des -chatoyantes étoffes qui l’ornaient. Le parfum -de son âme imprégnait toute mon âme. Et -l’enfant m’avouait enfin qu’elle m’aimait : sa -froideur n’avait été rien qu’un jeu pour me -mieux conquérir. Elle était blonde, mon ami ; -elle était brune aussi. Et le sourire de ses -petits yeux répétait l’aveu de ses lèvres.</p> - -<p>« Oui, vois-tu, je suis roi de la terre. Je suis -dieu ! Je n’ai plus à craindre la mort. Le -temps n’existe plus pour moi ; j’ai vu cette convention -humaine disparaître avec les autres. -Seul j’existe, j’existe maintenant et à jamais ; -et, parce que j’ai connu des ombres qui se sont -ensuite effacées, je serais fou de croire que je -puisse mourir. L’être ne saurait devenir le -néant.</p> - -<p>« Mais de toutes les images que s’est plu à -créer mon âme maîtresse du monde, mon ami, -aucune n’est belle, odorante, et bonne, comme -ton image. Je te contemple, en te parlant, et -je me demande quel nouveau pouvoir m’est -venu pour que j’aie pu enfanter un rêve si -charmant. Donne-moi ta main, et reste toujours -avec moi ! Je sens que tous mes rêves -précédents vont me paraître mesquins et décolorés, -comme la soi-disant réalité de jadis, si -tu t’éloignes à présent de l’horizon de ma -pensée.</p> - -<p>« Mon pauvre ami, ne descends point parmi -les barbares ! Ta beauté est trop belle pour -eux : ils sont capables de te tuer. Tes disciples -ne te comprendront pas ; tes amis te mépriseront ; -tu auras à subir le contact des savants !</p> - -<p>« Tu as conçu le royal projet de réformer -le monde. Mais c’est ici seulement que tu -pourras le réformer à ton gré. Là-bas, quand -tu auras disparu, la bonne semence que tu -auras jetée en terre se trouvera produire une -mauvaise herbe : car ce monde-là est mauvais -par essence, comme toutes faussetés qu’on croit -trop réelles, et tout se corrompt en y entrant. -La lumière que tu es ne servira qu’à rendre -plus noire l’universelle ténèbre. Ton nom -peut-être sera glorieux, mais comme de vaines -syllabes où les hommes attacheront un sens -digne d’eux et non point de toi. Reste avec -moi, délivre-toi de tes chaînes, sois dieu, mon -divin ami ! Ferme tes oreilles à cette plainte de -créatures qui n’existent pas !… »</p> - -<p>Le solitaire allait poursuivre son discours ; -mais tout à coup Jésus retira la main qu’il lui -avait laissé prendre, se dressa debout devant -lui, et, d’une voix qui parut un éclat de tonnerre -aux habitants des vallées, il s’écria :</p> - -<p>— <span class="sc">Arrière, Satan ! Il est écrit que -tu ne dois pas tenter le Seigneur ton -Dieu !</span></p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>IV<br /> -L’AMOUR</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Les disciples lui dirent : « Qui donc peut -être sauvé ? » — Et Jésus, les -regardant, leur dit : « Quant aux hommes, cela est -impossible : mais, quant à Dieu, toutes -choses sont possibles. »</p> - -<p class="sign">(<i>Saint Matthieu</i>, <small>XIX</small>, 25 et 26.)</p> - -</blockquote> - -<p>Cependant la nuit était descendue sur le -désert. Elle avait ramené la légère troupe des -étoiles, qui maintenant adoucissaient d’une -gaze argentée le bleu profond du ciel. Mais -Jésus n’avait point d’yeux, ce soir-là, pour -admirer leurs gentilles façons. Il s’était agenouillé ; -il pleurait et priait. Enfin, il dit :</p> - -<p>« Malheureux, j’aurais dû te reconnaître -plus tôt ! Sous mille déguisements tu tenteras -mon troupeau, pendant les siècles qui approchent ; -mais celui que tu as pris aujourd’hui, -c’est lui qui t’aidera à détacher de moi -les âmes les mieux nées pour m’appartenir. -Par le rêve tu auras plus de force sur elles -que par les sens et la vanité.</p> - -<p>« Mais je saurai déjouer tes ruses, et chacun -pourra trouver dans mes parole une arme -contre toi. A ceux que la réalité touche plus -fort que le rêve, j’ouvrirai les portes du rêve ; -je rappellerai au goût de la réalité ceux qui -seront trop enclins à rêver. A ceux-là je dirai :</p> - -<p>« Frères, votre raison vous affirme, en effet, -que rien n’est réel en dehors de votre pensée. -Mais qui vous prouve que votre raison -ne vous trompe pas, qu’elle n’est pas en -vous pour vous tromper ? Or, votre raison a -toute chance de vous tromper : elle est, -d’origine, un instrument de lutte et de -défense ; sa première forme est la ruse, s’imposant -à la force physique. Votre raison a -toute chance de vous venir de Satan : mais -c’est mon Père qui vous parle par la voix de -votre cœur. Et votre cœur vous ordonne de -compatir et d’aimer.</p> - -<p>« Il ne s’agit pas d’aimer tous les hommes : -l’objet serait trop vaste pour un si faible -cœur, et vous risqueriez de n’aimer aucun -homme de la façon qui convient. Mais -démettez-vous d’une partie de vous-mêmes -en faveur d’une créature que vous verrez -au-dessous de vous ; souffrez de la faim -avec un chien affamé ; quand une femme -vous déplaît et que vous lui plaisez, sacrifiez -votre déplaisir pour lui procurer du -plaisir ! La raison vous commande de renoncer -au monde pour vous retirer en vous-mêmes ; -mais le cœur vous ordonne de sortir -de vous-mêmes pour prendre une part aux -souffrances d’autrui. Il n’y a pas d’autre -devoir, et il n’y a pas non plus d’autre joie.</p> - -<p>« Un homme viendra au tribunal de mon -Père, qui dira : <i>J’ai souffert avec ceux qui -souffraient ; je ne pouvais les voir souffrir -sans en être ému.</i> Et mon Père le fera -asseoir à la table des justes. Un autre -homme viendra qui dira : <i>La bassesse des hommes -m’a toujours éloigné d’eux ; mais, un -jour, j’ai rencontré un enfant qui pleurait -si fort que je l’ai secouru.</i> Et, celui-là, -mon Père le fera revêtir de la robe des -anges. »</p> - -<p>« Mais malheur à ceux qui, lorsqu’ils entendront -se plaindre une créature, se demanderont -si elle existe avant de la secourir ! -Malheur à ceux qui, pour ne pas entendre la -plainte des créatures, se réfugieront dans le -rêve, où ils se croiront dieux ! A ceux-là je -dirai : <i>Rappelez-vous que vous êtes poussière, -et que vous retournerez en poussière !</i></p> - -<p>« Et, sous les mensonges de leur joie, leur -supplice sera égal au tien, malheureux Satan, -jadis mon frère, condamné à ne pas aimer -pendant les siècles des siècles… Mais, maintenant, -arrière de moi ! Il a été écrit que tu ne -devais pas me tenter ! »</p> - -<hr /> - - -<p>Jésus s’enfonça dans le désert. Pendant -quarante jours et quarante nuits il jeûna. Plusieurs -fois Satan le tenta encore, malgré sa -défense. Mais l’Esprit était en lui, et jamais il -n’eut plus de pensée que pour le salut des -hommes.</p> - -<p>Et, quand il sortit du désert, sa divinité se -révéla au monde par le grand miracle, le <i>Sermon -sur la Montagne</i>. Car aux saints aussi -a été accordé de guérir les paralytiques, et -de ressusciter les morts, et de nourrir cinq -mille ventres avec cinq pains et deux poissons : -mais un Dieu seul pouvait donner aux -âmes, pour la durée des siècles, sous l’espèce -de quelques petites phrases sans ordre ni -style, un inépuisable aliment d’espérance et -de consolation. Ce sermon fameux commençait -ainsi : <i>Heureux les pauvres d’esprit !</i></p> - -<p class="ind small">1892.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch2">II<br /> -LES DISCIPLES D’EMMAÜS,<br /> -<span class="xsmall">OU</span><br /> -<span class="small">LES ÉTAPES D’UNE CONVERSION</span></h2> - -<p class="c small">CONTE POUR LE JOUR DE PÂQUES</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top6em i">A MONSIEUR ANATOLE FRANCE.</p> - -<div class="break"></div> -<div class="small"> -<p class="top4em">13. Or voici que deux des disciples allaient, ce jour-là, -vers une ville nommée Emmaüs, qui était à soixante -stades de Jérusalem ;</p> - -<p>14. Et ils se parlaient entre eux de tous les événements -qui s’étaient produits.</p> - -<p>15. Et, pendant qu’ils s’entretenaient et se plaignaient, -voici que Jésus lui-même, s’approchant, se mit à marcher -avec eux :</p> - -<p>16. Mais leurs yeux étaient retenus, et ils ne le reconnaissaient -pas.</p> - -<p>17. Et il leur dit : « De quoi vous entretenez-vous -ainsi, tout en marchant ? Et de quoi vous affligez-vous ? »</p> - -<p>18. Et l’un d’eux, nommé Cléophas, lui répondit : -« Es-tu donc, toi seul, si étranger à Jérusalem que tu -ne saches pas les faits qui s’y sont produits ces jours -derniers ? »</p> - -<p>19. Il leur demanda : « Quels faits ? » Et ils répondirent : -« Ne sais-tu pas ce qui est arrivé à Jésus de -Nazareth, qui était un grand prophète, puissant en -œuvres et en paroles, devant Dieu et devant tout le -peuple ?</p> - -<p>20. « Et ne sais-tu pas comment les chefs des prêtres -et nos princes l’ont condamné à mort et crucifié ?</p> - -<p>21. « Et nous, nous espérions qu’il allait racheter -Israël ! Mais maintenant trois jours se sont déjà passés -depuis qu’il est mort !</p> - -<p>22. « Et voici que des femmes, d’entre les nôtres, nous -ont encore effrayés ! Car, avant le jour, elles sont allées -au tombeau de Jésus,</p> - -<p>23. « Et, n’ayant plus trouvé le corps, sont revenues -nous dire qu’elles avaient eu la vision d’anges qui leur -disaient que Jésus était vivant.</p> - -<p>24. « Sur quoi quelques-uns des nôtres se sont rendus -au tombeau ; et ils y ont tout trouvé tel que ces femmes -l’avaient dit ; mais lui, Jésus, ils ne l’ont point trouvé ! »</p> - -<p>25. Alors Jésus leur dit : « O insensés ! Comme vos -cœurs sont paresseux à croire à ce qu’ont annoncé les -prophètes !</p> - -<p>26. « Est-ce que ce n’était point chose nécessaire que -le Christ souffrît tout cela, afin d’entrer ainsi dans sa -gloire ? »</p> - -<p>27. Et, commençant par Moïse et citant tous les prophètes, -il leur interprétait, dans toutes les Écritures, ce -qui y était dit à son sujet.</p> - -<p>28. Cependant ils approchaient de la ville où ils -allaient. Et Jésus feignit d’avoir à aller plus loin.</p> - -<p>29. Mais ils le retinrent, en disant : « Reste avec -nous, car voici le soir qui tombe et la journée qui -s’achève ! » Et il entra avec eux dans une hôtellerie.</p> - -<p>30. Et voici que, s’étant mis à table avec eux, il prit -un pain, le bénit, le rompit, et le leur tendit.</p> - -<p>31. Et, leurs yeux s’étant rouverts, ils le reconnurent. -Et aussitôt il disparut à leurs yeux.</p> - -<p>32. Et ils se dirent l’un à l’autre : « Comme notre -cœur brûlait en nous, sur la route, pendant qu’il nous -parlait et nous éclaircissait les Saintes Écritures ! »</p> - -<p>33. Puis, s’étant relevés, ils revinrent aussitôt à Jérusalem, -où ils trouvèrent rassemblés les Onze, ainsi que -ceux qui étaient avec eux.</p> - -<p class="sign">(<i>Évangile selon saint Luc</i>, <small>XXIV</small>.)</p> - -</div> -<div class="chapter"></div> - -<h3>I<br /> -LES PARABOLES</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Si quelqu’un veut me suivre, qu’il -renonce d’abord à soi-même !</p> - -<p class="sign">(<i>Saint Matthieu</i>, <small>XVI</small>, 24.)</p> - -</blockquote> - -<p>Sortis de Jérusalem au plus chaud de l’après-midi, -les deux disciples marchaient tristement -sur la route de Samarie. Tous deux allaient -pieds nus, vêtus de pauvres manteaux rapiécés : -ils portaient sur l’épaule leur besace vide, -accrochée au bout d’un bâton. Leurs cheveux -et leur barbe étaient si incultes, et leur visage -si imprégné de poussière, qu’on les aurait pris -pour de vieux vagabonds. C’étaient pourtant -deux jeunes hommes : le grand, Cléophas, -avait trente ans ; l’autre, le gros Siméon, à -peine vingt-cinq. Et tristement ils s’entretenaient -des fâcheuses suites qu’avaient eues -pour eux la mort de Jésus.</p> - -<p>Mais soudain tous deux s’arrêtèrent, effrayés. -Un homme était là debout, appuyé sur -son bâton, qui les regardait et paraissait les -attendre. Oui, sans doute, il les attendait : -car tout de suite il les salua, reprit sa besace -qu’il avait posée à terre, s’avança vers -eux, et fit mine de vouloir les accompagner.</p> - -<p>Anxieusement ils l’examinèrent des pieds à -la tête. Cléophas, ancien scribe de synagogue, -se disait que ce devait être un émissaire du -sanhédrin, qui le guettait pour le ramener à -Jérusalem : on savait qu’il était le plus intelligent -et le plus instruit, parmi les disciples du -Nazaréen ; on avait résolu de s’emparer de lui. -Siméon le cordonnier ne se faisait pas tant de -raisons ; mais il devinait bien, au contraire, -que c’était à lui qu’on en avait. Il se voyait -perdu ; il maudissait Cléophas, qui avait causé -tout son malheur en le forçant jadis à quitter -Capernaüm, son pays, pour suivre Jésus en -Judée. Et comme leur esprit était occupé à -ces réflexions pendant qu’ils examinaient l’inconnu, -celui-ci leur sembla un homme de méchante -figure, mûr et trapu, avec un regard -sournois.</p> - -<p>Aussi ne répondirent-ils pas à son salut, ni -aux questions qu’il leur adressa. Et bientôt, -n’osant le congédier, ils se mirent à courir -pour se délivrer de sa compagnie. Mais il -courut avec eux. Il leur vantait la bienfaisante -fraîcheur de cet air du soir qui descendait -sur eux. Il les invitait à se réjouir de -la pureté du ciel, où s’allumaient les premières -étoiles. Sa voix était si douce que, plusieurs -fois, ils se retournèrent tandis qu’il parlait, -croyant entendre un chœur d’anges qui chantaient -au loin, derrière eux. Et, le gros Siméon -s’étant heurté contre une pierre, dans l’élan -de sa course, l’étranger le retint par le bras, -l’empêcha de tomber.</p> - -<p>Depuis longtemps déjà ils marchaient, sans -ralentir le pas, lorsque Siméon s’aperçut que -les pieds de son nouveau compagnon étaient -rouges de sang, qu’il tenait la main à son côté -comme s’il y avait été blessé, et que sa besace -semblait bien lourde, sur son épaule. Il -pensa d’abord à se réjouir de sa découverte ; -mais il eut beau faire, il souffrait de voir souffrir -cet homme, pourtant son ennemi. Il marcha -encore un moment, puis il prit la besace -de l’étranger, la mit sur son épaule avec la -sienne, au bout de son bâton.</p> - -<p>La besace était lourde, en effet ; mais à peine -Siméon l’eut-il prise qu’il sentit que tout son -corps, et ses jambes, et son cœur, étaient devenus -plus légers. Lui qui tout à l’heure tremblait, -écrasé sous le poids de sa frayeur, il -avait maintenant tout oublié de lui-même ; il -ne pensait plus qu’à savoir d’où venaient à -l’étranger les blessures de ses pieds et cette -plaie au côté. Il en oublia jusqu’à sa mauvaise -humeur contre Cléophas.</p> - -<p>— Frère, lui dit-il tout bas, marchons moins -vite, et donne ton bras à ce malheureux ! Vois-tu -comme il est faible, et comme il a peine à -mettre un pied devant l’autre ?</p> - -<p>Et Cléophas sentit, lui aussi, un grand souffle -rafraîchissant qui pénétrait en lui. La vue de -cette misère dissipait ses méfiances.</p> - -<p>— Appuie-toi sur moi, homme, et marchons -moins vite ! dit-il.</p> - -<p>Mais lorsqu’ensuite l’étranger s’informa du -but de leur voyage, le souvenir de leur détresse -leur revint à l’esprit. Encore n’éprouvaient-ils -désormais qu’un besoin de se -plaindre, de montrer à cet inconnu qu’ils -avaient droit, eux-mêmes, à sa compassion.</p> - -<hr /> - - -<p>— Amis, dit alors l’inconnu, de quoi vous -entreteniez-vous, tout à l’heure, quand je vous -ai rencontrés ? Et pourquoi êtes-vous tristes ?</p> - -<p>Le malheur de Cléophas était si grand que -chacun, lui semblait-il, devait en savoir le -motif.</p> - -<p>— Es-tu donc si étranger à Jérusalem que -toi seul tu ignores les choses qui s’y sont passées ? -répondit-il d’un accent un peu dur.</p> - -<p>— Et quelles choses ?</p> - -<p>— Mais ce qui est arrivé à Jésus de Nazareth ! -Ah ! c’était un prophète puissant en -œuvres et en paroles, devant le peuple et devant -Dieu ! Or les prêtres et les magistrats l’ont -livré pour être condamné à mort, et il y a trois -jours qu’on l’a crucifié. Sache donc que j’étais -le premier de ses disciples. Il nous avait promis -de délivrer Israël…</p> - -<p>— Et de nous ressusciter du tombeau après -s’être ressuscité lui-même ! — ajouta Siméon. — Et -voilà trois jours qu’il est mort ! A Jérusalem, -on nous cherche pour nous pendre. A Capernaüm, -dans notre pays, où nous retournons, -chacun va se moquer de nous. Pourvu seulement -qu’on ne nous rejoigne pas en chemin ! -Nous voulions partir dès hier ; mais des femmes -nous ont dit qu’elles étaient allées à l’endroit -où on l’a enterré, et qu’elles avaient trouvé le -sépulcre vide. Même elles auraient rencontré -là un ange, qui leur aurait dit que Jésus était -vivant. Alors je suis allé hier soir au tombeau : -le tombeau était vide, en effet, mais pas l’ombre -d’un ange, et personne n’a rien vu. On aura -enlevé ses restes pour nous empêcher d’y aller -prier ! Ah ! vois-tu, nous en sommes pour nos -frais ! Il est bien mort ; et, à nous, Dieu sait -ce qui va nous arriver !</p> - -<p>— S’il était vivant, comme l’affirment ces -femmes, tout de suite je l’aurais vu ! — reprit -Cléophas. — Il n’y avait que moi qui le comprenais. -J’ai beaucoup étudié, depuis l’enfance ! -J’ai été second scribe à Capernaüm. Je sais -lire, écrire, je sais tout. Si Jésus vivait, mais -il serait là en ce moment, à m’écouter comme -tu m’écoutes ! C’est des idées de femmes, tout -cela ! Bon pour des ignorants comme Siméon, -de croire à leurs inventions ! Moi, d’ailleurs, -jamais je n’ai été complètement dupe de ce que -nous disait le Nazaréen. Il y avait ses miracles, -les malades guéris, les morts ressuscités : c’est -cela qui me retenait. Mais tous ces discours -nouveaux, bizarres, incompréhensibles ! Et ce -dédain de l’instruction, et ce goût pour la mauvaise -compagnie !</p> - -<p>— Oui, c’est vrai ! fit Siméon. Moi-même, -souvent j’ai failli douter de lui, en le voyant -si familier avec moi. Il me parlait comme à -son frère ! Un homme qui se disait le descendant -de David !</p> - -<p>Mais l’étranger interrompit leurs doléances -et prit la parole, à son tour. Il avait connu, -lui aussi, Jésus de Nazareth. Il l’avait naguère -rencontré en Galilée ; et l’autre jour il l’avait -revu, traîné par des soldats dans une rue de -Jérusalem, les épaules couvertes d’un linge -écarlate, les mains liées, le front saignant -sous des épines. Il croyait fermement que -Jésus était le Fils de Dieu, et ressusciterait -du tombeau suivant sa promesse. Sa voix restait -douce comme un chant du ciel ; mais sans -cesse ses paroles devenaient plus fermes, blâmant -les deux voyageurs de leur peu de foi.</p> - -<p>— Insensés, disait-il, pourquoi votre cœur -est-il si rétif ? Ne savez-vous pas ce qu’ont -annoncé les prophètes ? Jésus ne devait-il pas -souffrir comme il a souffert, afin d’entrer ainsi -dans sa gloire ?</p> - -<p>Puis, commençant par Moïse et continuant -par tous les prophètes, il leur expliquait dans -les Écritures ce qui concernait Jésus.</p> - -<p>Ses explications ravirent Cléophas, qui se -piquait de savoir toutes les Écritures, de pouvoir -même les réciter à l’envers, en prenant -par la fin. Il compléta quelques-unes des -phrases que citait l’étranger, il en cita d’autres, -encore plus probantes, à son gré. Il était heureux -de montrer son érudition à un homme -aussi érudit.</p> - -<p>Siméon, lui, écoutait avec la mine recueillie -qu’on lui avait vue jadis aux discours de Jésus. -Il était ébloui, entraîné, convaincu. De temps -en temps seulement il songeait qu’il n’avait -rien mangé depuis le matin, que sa besace -était vide, et que le froid de la nuit allait le -surprendre sur la route.</p> - -<p>Et, quand on fut arrivé au bourg d’Emmaüs, -il n’y tint plus. Il interrompit ses compagnons, -leur proposa d’entrer dans une auberge pour -se restaurer.</p> - -<p>— Ami, dit-il à l’étranger, voici ta besace ! -Nous allons, Cléophas et moi, nous arrêter ici -jusqu’à demain. Mais toi, est-ce que tu comptes -marcher toute la nuit, avec tes pieds malades, -sous ce vent glacé qui souffle du fleuve ? Entre -du moins te chauffer et prendre haleine un -moment !</p> - -<p>— Oui, entre avec nous, dit Cléophas, nous -poursuivrons notre entretien ! C’est une telle -consolation pour moi, dans ma détresse, de -pouvoir causer avec un homme qui m’entende ! -Entre sans crainte, personne ne te dira rien, et, -si tu ne veux pas manger, tu n’auras rien à -payer !</p> - -<p>Mais l’étranger paraissait résolu à continuer -son chemin.</p> - -<p>— Ami, lui dit alors Siméon se penchant -à son oreille, nous t’offririons bien de manger -avec nous, mais il nous reste à peine trois -drachmes, et la route est longue jusqu’à Capernaüm. -N’aie pas mauvaise idée de nous, -malgré cela, et viens te distraire un moment -encore avec nous ! Vois quel bon feu nous -attend, là-bas, dans la grande salle ! Et puis -nous saurons bien nous arranger pour te trouver -un gîte, sans qu’il en coûte rien à toi ni à -personne !</p> - -<p>Sur ces mots, l’étranger se décida à entrer. -Cléophas et Siméon eurent tous deux l’impression -comme de dangers où ils auraient -échappé. Ils le prirent chacun par un bras et -le conduisirent dans la grande salle ; justement -une table y était servie, propre et gaie, -sous la lampe. Et ils se demandèrent comment -ils avaient pu, au premier abord, si mal juger -leur nouvel ami. Tout entiers maintenant à -l’espoir d’une bonne soirée de repos, ils le -considéraient de leurs yeux riants : c’était un -jeune homme, un beau jeune homme frêle et -timide, avec un regard innocent. Ils reconnaissaient -en lui, exactement, le compagnon qu’il -leur fallait pour une libre causerie avant la -couchée, le dos au feu et le ventre à table.</p> - -<p>Un jeune domestique vint s’informer de ce -qu’ils voulaient. Ils commandèrent un plat de -poisson, et se firent apporter, en attendant, du -pain et de l’eau. L’étranger, assis un peu à -l’écart, les regardait manger.</p> - -<p>Bientôt l’entretien reprit, coupé seulement -de temps à autre par le bruit des verres qu’on -reposait sur la table. Siméon, « pour mieux -entendre », disait-il, avait entr’ouvert son -manteau. Cléophas récitait des textes sacrés, -de sa belle voix grave qui s’enflait vers la fin -des phrases. Mais l’étranger n’en était plus -aux textes sacrés. Il rappelait à ses amis les -discours de Jésus, ces singulières paraboles, -simples et subtiles, dont le sens restait caché -aux sages et se dévoilait aux enfants.</p> - -<p>Il en savait deux que, sans doute, ils ignoraient. -Il s’offrit à les leur dire. Et sa voix -était devenue d’une douceur si touchante que -Cléophas lui-même avait cessé de parler. -Siméon et lui vinrent s’asseoir près du feu ; et -l’étranger leur répéta les deux paraboles, pendant -que le domestique s’occupait à essuyer -les miettes de la table et à servir le poisson.</p> - -<hr /> - - -<p>Il leur dit d’abord :</p> - -<blockquote> -<p class="i">Un savant homme vivait à Jérusalem, -sous le roi David. Pour se consacrer tout -entier à l’étude, il avait refusé de se marier, -il avait renoncé à un emploi dans le -temple, qui lui rapportait honneurs et -profits. Il ne pensait ni à boire ni à manger. -Du matin au soir, il étudiait. Il était -très vieux, mais il étudiait toujours. Ses -voisins, le voyant détaché du monde, le -vénéraient comme un saint, et de tout le -royaume les docteurs venaient à lui pour -le consulter.</p> - -<p class="i">Or il entendit dans son sommeil une -voix qui lui disait : « Si tu ne deviens pas -encore plus savant que tu n’es, tu n’entreras -pas au royaume des cieux ! »</p> - -<p class="i">Alors il se rappela qu’un savant homme -vivait en Égypte, qui avait la réputation -de savoir toutes choses. Et il se mit en -route pour le consulter.</p> - -<p class="i">Il rencontra sur son chemin un chien -qui criait : une épine lui était entrée dans -la patte, et il ne parvenait pas à l’enlever. -Mais le savant homme était si pressé d’arriver -au but de son voyage qu’à peine il -entendit les cris de ce chien. Et il poursuivit -sa route, et le sage d’Égypte lui apprit -tout ce qu’il savait.</p> - -<p class="i">Et voici que, dans la nuit de son retour -à Jérusalem, il fut saisi d’une fièvre : et il -sut qu’il allait mourir, car il connaissait -les noms et les caractères de toutes les -maladies. Et voici que de nouveau il entendit -la voix, et la voix lui dit : « Tu n’entreras -pas au royaume des cieux, puisque -tu n’as pas réussi à devenir plus savant -que tu n’étais ! »</p> - -<p class="i">Et il mourut, et il n’entra pas au -royaume des cieux : car il y a beaucoup -d’appelés, mais peu d’élus.</p> -</blockquote> - -<p>La voix de l’étranger était si douce, pendant -qu’il parlait, qu’elle semblait aux deux voyageurs -une musique d’anges maintenant toute -proche, flottant parfumée d’encens, autour -d’eux. Leurs yeux étaient remplis de tendres -lumières, leurs poitrines haletaient et leurs -jambes tremblaient. Le jeune domestique lui-même -n’avait pu rester indifférent à la surnaturelle -douceur de cette voix. Il avait laissé -sur la table le poisson à moitié servi, et s’était -adossé au mur, les yeux fixés sur les yeux de -l’étranger.</p> - -<p>Et l’étranger leur dit une seconde parabole :</p> - -<blockquote> -<p class="i">Un mendiant vivait à Jérusalem, sous le -roi David. C’était le dernier des mendiants. -Il était bossu et boiteux des deux -jambes, et les passants crachaient sur lui, -dans la rue, pour se divertir.</p> - -<p class="i">Or un jour il vint aux portes du palais -d’un prince, dont la femme était la plus -belle femme du royaume. Et il dit aux -domestiques qu’il était venu pour donner -un baiser à la femme du prince. Et les -domestiques le chassèrent à coups de bâton, -et leurs enfants crachèrent sur lui, et leurs -chiens le mordirent aux jambes.</p> - -<p class="i">Mais le mendiant s’assit devant la -porte du palais. Et bientôt il vit s’approcher -des seigneurs amis de la maison, et il -leur dit qu’il était venu pour donner un -baiser à la femme du prince. Et les seigneurs -le plaisantèrent sur sa laideur et -sa bêtise, après quoi ils lui jetèrent une -aumône et entrèrent dans le palais.</p> - -<p class="i">Mais le mendiant resta assis devant la -porte. Et bientôt il vit s’approcher le -prince lui-même. Et il lui dit qu’il était -venu pour donner un baiser à la princesse, -sa femme. Et le prince, touché de sa -misère, lui parla doucement : « Ami, -quelle folie t’a germé dans la tête ? Ne -sais-tu pas que la loi nous défend de lever -les yeux sur la femme de notre prochain ? -Tiens, voici tout l’argent de ma bourse : -prends-le, et amuse-toi suivant ton plaisir ! »</p> - -<p class="i">Mais le mendiant refusa l’argent et dit -au prince : « Jamais je n’ai vu une femme -si belle. Je suis un pauvre homme, je n’ai -besoin d’aucun plaisir. Seuls les yeux de -la princesse me brûlent le cœur, depuis -que je l’ai vue, comme des charbons enflammés, -et je vais mourir si je ne lui donne -pas un baiser. »</p> - -<p class="i">Et le prince lui répondit : « Ami, tu -auras donc ce que tu désires. Et que Dieu -te juge, si tu agis contre sa loi ! » Et il alla -prendre par la main sa jeune femme, qui -était plus parée et plus belle que les fleurs -des bois ; et il l’amena au mendiant pour -qu’il lui donnât un baiser. Et il y eut -grande joie dans le ciel : car beaucoup sont -appelés, mais peu sont élus. Que celui qui -a des oreilles, entende !</p> -</blockquote> - -<p>L’étranger se tut. Les deux voyageurs se -tinrent quelque temps encore près du feu, -puis, quand le domestique fut sorti, ils -reprirent leur place devant la table. Ils se -sentaient inondés d’un bien-être délicieux, et -l’odeur du poisson avait réveillé leur faim.</p> - -<p>Mais, au moment où ils se remettaient à -manger, un soupir leur fit dresser la tête. Et -ils virent que l’étranger s’était affaissé sur son -siège, exsangue, la bouche entr’ouverte. Ils -virent que ses pieds saignaient, aussi son flanc, -percé comme d’un coup de flèche. Alors ils se -dirent que, pendant qu’ils s’enchantaient à -l’écouter, il rendait, lui, ses dernières forces ; -et une angoisse les saisit.</p> - -<p>Ils ne pensèrent plus à leur faim, ni au -vide de leur bourse, ni à rien d’autre qu’à la -misère de ce malheureux. Cléophas courut -vers lui pour le ranimer, Siméon commanda -pour lui une ration de vin, et lui offrit son -pain. L’étranger revint à lui : il prit le pain -que lui tendait Siméon et le rompit, sous -leurs regards pleins de pitié.</p> - -<p>Et, comme c’était la première fois que les -deux disciples regardaient leur compagnon -de route en pensant à lui et non pas à eux-mêmes, -pour la première fois ils le virent tel -qu’il était.</p> - -<p>Et ils découvrirent alors que leur compagnon -de route était Jésus, leur divin Seigneur, -ressuscité du tombeau.</p> - -<hr /> - - -<p>Ils se jetèrent à genoux pour l’adorer ; mais -déjà il avait disparu.</p> - -<p>Un moment ils restèrent immobiles, agenouillés -sur le sol, la tête dans les mains. La -douce musique de la voix résonnait maintenant -tout en eux, parfumée d’encens. Leur -âme était pénétrée de foi et de bonheur. Et, -perdant le souvenir de leurs faiblesses passées, -ils se dirent l’un à l’autre : « Frère, notre -cœur ne brûlait-il pas dans notre poitrine, -tandis qu’il nous parlait sur la route, occupé -à nous expliquer les saintes Écritures ? »</p> - -<p>Et aussitôt ils se relevèrent, sortirent de -l’auberge, laissant leur bourse sur la table, se -remirent en chemin pour rentrer à Jérusalem. -La soif sacrée du martyre s’était emparée -d’eux. Sous le vent froid de la nuit, ils -allaient. Jamais ils n’arriveraient assez tôt -pour confesser leur foi, convertir les infidèles, -et périr sur la croix !</p> - -<p>Ils songèrent pourtant, au bout d’un instant, -qu’il leur faudrait d’abord réveiller les onze -apôtres, et leur annoncer l’incroyable rencontre. -Car eux seuls avaient eu la preuve du -miracle : c’est à eux les premiers que Jésus -s’était montré : c’est eux qu’il avait choisis -pour révéler au monde sa résurrection !</p> - -<p>Cette idée leur vint en même temps à tous -deux. Oui, c’est eux que le Seigneur avait -choisis, eux seuls, parmi la troupe des disciples ! -Aux femmes il avait fait voir son -sépulcre vide, et les anges qui le gardaient : -mais à eux seuls il s’était fait voir lui-même ! -Et, à mesure qu’ils y pensaient davantage, -ils se sentaient remplis d’une reconnaissance -plus vive pour cette faveur de leur maître.</p> - -<p>Et, à mesure qu’ils y pensaient davantage -encore, l’orgueil s’installait dans leur cœur à -côté de la reconnaissance. Eux, eux seuls, -c’est eux qu’il avait choisis ! De telle sorte -qu’au détour du chemin, à l’endroit même où -ils avaient tout à l’heure rencontré l’inconnu, -tous deux furent illuminés d’une certitude -commune : ils comprirent qu’ils étaient désormais -les deux élus d’entre les élus, les mandataires -suprêmes de Jésus. Pourquoi leur -serait-il apparu comme il l’avait fait, s’il ne -les avait pas tenus pour les premiers de ses -disciples ? Pourquoi, tandis qu’il laissait les -Onze se morfondre dans le doute et le chagrin, -pourquoi aurait-il pris la peine de les -attendre au bord de la route, et de s’attarder -si longtemps en leur société ?</p> - -<p>— Ah ! frère, dit enfin Cléophas, je me -sens indigne de ce choix ! Quand je pense que le -Seigneur m’a préféré à Pierre, qui se croyait -déjà le chef de l’Église, à Jean qui se vantait -d’être l’élève bien-aimé ! Je connaissais mieux, -certainement, la loi et les prophètes ; j’étais -plus sage et plus érudit. Mais avec tout cela je -ne voyais en moi que le plus humble des pécheurs. -Et voilà qu’il m’a choisi ! Te rappelles-tu -de quels yeux pleins d’une tendre tristesse -il m’a regardé tandis qu’il rompait le pain ?</p> - -<p>— Il ne t’a pas regardé plus que moi ! — répartit -Siméon, tris piqué. — Ah ! vraiment, c’est -trop de vanité ! Mais rappelle-toi donc plutôt -comment tu l’as traité lorsqu’il nous a rejoints -sur la route : tu lui as adressé de dures paroles, -tu t’es mis à courir pour l’empêcher de te -suivre ! Il n’y a que moi qui aie eu pitié de lui. -J’ai pris sa besace quand je l’ai vu fatigué ; -c’est moi qui l’ai décidé à entrer dans l’auberge. -Et, quand j’ai failli faire un faux pas, -ne m’a-t-il pas retenu ?</p> - -<p>— Malheureux ! cria Cléophas, mais tu es -fou ! Sais-tu seulement lire et écrire ? Que -sais-tu ? Mais on te rirait au nez, si tu osais -dire que c’est toi que Jésus a choisi ! Malheureux ! -tu ne comprends donc pas que c’est par -charité que nous te gardions parmi nous ? Es-tu -capable seulement de réciter la série des -rois de Juda !</p> - -<p>— Laisse-moi en paix avec tes railleries, -pédant de synagogue ! répondit Siméon. J’ai -bien vu, aujourd’hui encore, que le Seigneur -s’adressait aux ignorants tels que moi, et non -pas aux scribes de ta sorte. Les scribes, il les -détestait. « Race de vipères ! » disait-il. Ah ! -jamais il n’a si bien dit !</p> - -<p>Et ils continuèrent à se disputer. Et, à -mesure qu’ils s’échauffaient davantage, chacun -des deux apercevait plus clairement les motifs -qui lui avaient valu, à lui seul, la faveur du -choix divin.</p> - -<p>Aux portes de la ville, le débat devenait si -vif que Cléophas fut sur le point de se jeter -sur son compagnon ; mais il le vit lui-même si -furieux qu’il crut mieux faire de se tenir tranquille. -Et ils marchèrent côte à côte, très vite, -sans se dire un mot.</p> - -<hr /> - - -<p>Et quand ils sortirent de l’assemblée des -Onze, une heure après, ils se séparèrent sur le -seuil, mortellement fâchés.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>II<br /> -LES GRAINS PERDUS</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>D’autres grains tombèrent sur un sol -pierreux, où ils n’avaient pas beaucoup de -terre, et ils levèrent aussitôt, parce que -la terre était peu profonde. Mais, le soleil -ayant brillé, la plante, brûlée de ses feux -et n’ayant pas de racines, sécha. D’autres -grains tombèrent parmi les épines, et les -épines crûrent et les étouffèrent.</p> - -<p class="sign">(<i>Saint Matthieu</i>, <small>XIII</small>, 5, 6, 7 et 8.)</p> - -</blockquote> - -<p>Trente ans s’étaient écoulés depuis la miraculeuse -résurrection de Notre-Seigneur Jésus ; -et déjà ses Apôtres avaient semé aux quatre -coins du monde la divine semence qu’il avait -laissée dans leurs mains.</p> - -<p>Par une claire matinée de printemps, un -mendiant s’avançait, tout inondé de sueur et -traînant les pieds, sur le petit chemin qui mène -d’Arad à Thamara, en Idumée, à travers les -sèches collines du Désert de Juda. Le pauvre -mendiant ! C’était l’âge, sans doute, qui avait -voûté son dos, aplati son ventre, dégarni son -crâne et sa bouche ; mais était-ce l’âge aussi -qui avait rongé l’un de ses yeux et la moitié -de son nez, et qui avait parsemé son visage de -taches sanguinolentes, et qui avait tordu les os -de ses petites jambes ? Rien n’était lamentable -à voir, en tout cas, autant que cet ancien gros -homme dégonflé et raccourci, qui clopinait sur -la route en gémissant à chaque pas. Et le spectacle -n’était pas non plus sans quelque chose -de comique, qui valait à l’infortuné les rires et -les huées de tous ceux qui le rencontraient. -Car cette vivante ruine, tête nue et pieds nus, -portait sur ses épaules un long manteau somptueux, -mais trop lourd pour la saison, et sali, -et plein de trous, sans compter qu’on y voyait, -cousus par places dans le plus extravagant désordre, -des bouts de méchants galons dorés et -argentés qu’on aurait dits ramassés dans une -ornière et piqués là, au hasard. Ces galons disparates, -et deux bagues en métal grossier sur -les doigts crasseux du mendiant, c’était cela -qui tout de suite forçait à rire quand on -l’apercevait : cela, et aussi la manière dont, à -tout instant, il portait la main à ses reins, -comme s’il venait d’être battu. Et puis enfin -sa misère, dans l’ensemble, était de celles qui -amusent : on sentait qu’il avait dû lui-même -s’amuser beaucoup pour se l’attirer si complète.</p> - -<p>Il marchait, inondé de sueur et traînant les -pieds. Quand on riait sur son passage, d’abord -il se fâchait, mais il finissait par sourire. Et -l’on s’éloignait sans lui rien donner, car son -pauvre sourire faisait peur.</p> - -<p>Au bas d’une montée il s’arrêta, s’assit dans -le fossé de la route. Et voici qu’il vit venir de -son côté un grand vieillard si piteux et si drôle -qu’il ne put s’empêcher d’en rire, comme on -avait ri de lui-même. Celui-là appartenait à -l’espèce des vieux maîtres d’école. Il avait un -nez crochu, une barbe desséchée, un cou mince -et long comme une tige de bambou. Il gardait -ses deux yeux, mais si usés et si pleins de -mite qu’il pouvait à peine les ouvrir. Une -dizaine de cheveux gris, sans doute les seuls -qui lui restaient, formaient une façon de clôture -autour d’un vieux linge verdâtre qu’il -s’était collé sur le haut du crâne. On devinait -qu’il avait été destiné par la nature à être -maigre, mais qu’une vie sédentaire l’avait -boursouflé, jaunissant sa peau. Et le malheureux -semblait atteint de quelque maladie singulière. -Avez-vous jamais vu, dans une cour -de collège, des élèves révoltés contre leur -principal ? Ils refusent de lui obéir, gambadent -quand il leur commande de rester en -repos, courent à droite quand il leur dit à -gauche. C’est tout à fait de cette manière que -se comportaient les membres du vieillard. Ils -semblaient révoltés contre lui. Sa tête se balançait -à l’extrémité de son interminable col, -capricieusement, avec des grâces indolentes. -Ses bras se mouvaient suivant leur fantaisie, -sans s’inquiéter des ordres qu’il leur donnait. -Et ses jambes s’avançaient par des saccades -soudaines, comme si leur ressort intérieur, à -tout instant, se fût démis. Et tout cela, tout -jusqu’à la guenille qui lui servait de manteau, -tout cela était empreint d’une gravité solennelle : -le témoin le plus grincheux en eût été -déridé.</p> - -<p>Aussi le petit vieillard riait-il, en se frottant -les reins, pendant que cette autre ruine flageolait -sur la route. Mais tout à coup il s’arrêta -de rire, leva en l’air ses bras informes, et, -si vite qu’il put, il courut se placer sur le passage -du vieux professeur. Puis tous deux s’examinèrent -soigneusement, et puis, s’étant reconnus, -ils crièrent :</p> - -<p>— Cléophas !</p> - -<p>— Siméon !</p> - -<p>Trente ans ils ne s’étaient point revus ; ils -avaient eu le temps de se pardonner leurs -griefs. Assis maintenant côte à côte, dans le -fossé du chemin, ils continuaient à se regarder. -Et chacun, considérant la misère de -l’autre, se consolait de sa misère. Jamais ils -ne s’étaient sentis si proches, depuis la première -nuit qu’ils avaient passée ensemble sur -la route, jadis, aux portes de Capernaüm, -avec les oreilles encore toutes pleines des paroles -de Jésus, et le cœur tout embrasé du feu -divin de ses yeux. Ils s’étaient juré, cette -nuit-là, de marcher toujours la main dans la -main, doux et humbles, soumis à ce merveilleux -jeune homme qui avait daigné leur sourire.</p> - -<p>S’étant relevés avec de grands efforts, les -deux vieillards marchaient, la main dans la -main. Ni l’un ni l’autre ne savait où aller, -ni l’un ni l’autre ne possédait rien au monde.</p> - -<p>Ils se promirent de ne plus se quitter. Ensemble -ils mendieraient leur pain, au long des -routes : la vie leur paraîtrait moins dure, et la -mort moins lente.</p> - -<p>Et, quand ils se furent bien habitués l’un à -l’autre, ils se racontèrent la triste histoire de -ce qui leur était arrivé, depuis qu’ils s’étaient -séparés, le cœur plein de haine, à Jérusalem, -sur le seuil de la maison de Marc, où demeuraient -les Onze.</p> - -<p>Siméon parla le premier. Il s’interrompait à -tout moment pour gémir, pour se frotter les -reins, pour essuyer la sueur de son crâne -chauve. Le sentier montait devant eux, montait -sans fin. Des rochers plantés de genêts -leur cachaient le sommet de la colline. Plus -d’une fois ils durent s’asseoir, plus d’une fois -le cœur leur faillit, et ils eurent l’impression -qu’ils allaient mourir.</p> - -<hr /> - - -<p>Et voici ce que dit Siméon :</p> - -<p>« Ah ! frère, Jésus m’a puni ! J’avais douté -de lui sur le chemin d’Emmaüs, et il m’a fait -expier mon péché. Car ces discours qu’il a -tenus devant nous, dans l’auberge, eh ! bien, je -vois maintenant qu’ils étaient destinés à ma -perdition !</p> - -<p>« C’est d’eux que m’est venu tout mon malheur.</p> - -<p>« Tu te rappelles, n’est-ce pas, qu’il nous a -dit, ce soir-là, deux paraboles ? La première, -pour être franc, je ne l’ai guère comprise ; -mais tout de suite, au contraire, j’ai compris -la seconde, celle du mendiant qui avait donné -un baiser à la femme du prince. Celle-là était -assez claire : elle signifiait que toutes les -vieilles défenses de la Loi étaient abolies, et -que la seule loi, pour nous, devait être désormais -de chercher notre plaisir. C’est, du reste, -un enseignement que, depuis longtemps déjà, -il m’avait semblé lire dans ses paroles. Tu -te souviens ? Il nous dispensait des prières et -des jeûnes, il pardonnait leurs péchés aux -pires pêcheurs, il prenait sous sa protection -les femmes adultères. Aussi ai-je deviné sur-le-champ -le sens de sa parabole d’Emmaüs. -Hélas ! je l’ai trop bien deviné.</p> - -<p>« Et je me suis promis de m’affranchir de -toute contrainte, à l’avenir, pour ne chercher -d’autre but dans la vie que mon plaisir personnel. -Rien de plus raisonnable, d’ailleurs, et -de plus conforme à ma nature. J’avais des désirs, -et quand je ne pouvais les satisfaire je -souffrais, et quand je pouvais les satisfaire -j’étais heureux. Le mendiant avait désiré -donner un baiser à la femme du prince, et -Jésus l’avait approuvé. Je résolus donc de consacrer -mon temps à désirer toutes choses, et à -satisfaire tous mes désirs.</p> - -<p>« Mais je vis alors que tous mes désirs -étaient subordonnés au désir d’être riche. Sans -argent, impossible de rien avoir d’un peu -agréable. Et, comme je songeais aux moyens -de m’enrichir, un publicain de Jéricho, nommé -Lévi, m’enseigna un moyen rapide et sûr dont -lui-même tirait profit. Installé à Athènes, il -avait demandé aux Athéniens de lui confier -de grosses sommes d’argent, qu’il promettait -d’employer à faire creuser un canal de la Mer -Morte à la Grande Mer. Les bénéfices, disait-il, -ne pouvaient manquer d’affluer ; ils seraient -répartis entre les souscripteurs. Il avait ainsi -obtenu de grosses sommes, qu’il avait employées, -non pas à faire creuser un canal, mais -à se construire une maison et à donner de -belles fêtes. « Libre à toi, ajoutait-il, d’essayer -le même moyen dans une autre ville ! » Et -son idée me plut fort. Je lui demandai, cependant, -si le moyen qu’il me proposait n’était -pas quelque chose comme un vol. « Pas du -tout, me répondit-il, car depuis vingt ans je -le pratique, et chacun le sait à Athènes, ce -qui n’empêche personne de me respecter. Et -puis, comment serait-il question de vol quand -les gens confient leur argent de plein gré, -et quand les sommes sont si fortes ? »</p> - -<p>« Rassuré par cette réponse, je m’en fus à -Rome, et je suivis le conseil de Lévi. Je recueillis -des sommes destinées, disais-je, à ouvrir -et à exploiter des mines d’argent à Capernaüm. -Cinq ans je vécus caché dans un misérable -taudis du faubourg, vivant d’ordures, tout -occupé seulement à ramasser de l’argent. Puis, -au bout de ces cinq ans, je rachetai le palais -d’un patricien endetté ; et je fis savoir que les -mines de Capernaüm, en attendant qu’elles -enrichissent tous mes souscripteurs, avaient -déjà prospéré suffisamment pour m’enrichir -moi-même. J’avais atteint mon but : je possédais -plus de trésors que n’en posséda jamais -le roi Salomon. Il ne me restait plus -qu’à me créer des désirs, pour les satisfaire à -mon gré.</p> - -<p>« Mon seul vrai désir, vois-tu, le désir dominant -de toute ma vie, c’était de bien manger. -Ah ! le copieux repas que je me promettais -pour mon premier jour de fortune ! Malheureusement, -la vie de privations que j’avais menée -dans les faubourgs m’avait endommagé l’estomac, -de sorte que, ce fameux jour-là, précisément, -il me fut impossible de rien avaler. -J’avais ainsi usé mon corps en toute façon, -pendant ces cinq ans ; et quand je voulus jouir -enfin de ma jeunesse, à trente ans, je me trouvai -plus vieux que ne l’était mon père à cinquante. -Mais enfin je pouvais goûter aux mets -les plus rares, et je n’y ai pas manqué. J’ai -mangé des mélanges de viandes dont l’empereur -Claude lui-même ne connaissait pas la recette : -tous les jours mes cuisiniers m’en offraient de -nouveaux, qu’ils inventaient pour moi. Et, ma -foi ! je sens que j’aurais fini par y prendre -plaisir. Je regrettais bien un peu que ma condition -m’interdît de me faire servir, à la place -de ces combinaisons précieuses, un bon plat -de poisson salé avec des olives ; mais enfin, tu -sais, on s’habitue à tout ! C’est mon estomac -qui décidément s’est fâché. Était-ce l’effet de -mes cinq années de privations ? Était-ce la -présence, dans ces mets trop raffinés, de -quelque élément indigeste ? Était-ce leur variété -même et leur incessante nouveauté ? Je -ne puis le dire. Mais il est sûr que, depuis -vingt ans, il m’est impossible de rien manger. -A peine si je me souviens encore de ce que -c’est d’avoir de l’appétit. Le lait même, les -œufs, rien ne me dit plus. Et figure-toi que, -avec tout cela, un désir de mets nouveaux -m’est venu, qui ne veut plus me quitter ! J’y -pense sans cesse. J’ai toujours l’idée qu’on est -en train de combiner quelque sauce qui, enfin, -me ferait plaisir à goûter.</p> - -<p>« Un autre de mes soins, quand je fus riche, -fut de me commander de nombreux vêtements. -Je pensais que rien n’était amusant comme de -se sentir élégamment habillé. Je le pense encore : -ne le penses-tu pas aussi ? Mais, — je ne -vois pas trop comment t’expliquer cela, — jamais -je n’ai pu me procurer le vêtement -qu’il m’aurait fallu. Dès que je mettais une -toge, j’en désirais une autre. Et si tu savais -ce que j’ai eu d’ennuis avec mes tailleurs ! -Toujours des modes nouvelles, ou bien un galon -dont la couleur était mal assortie, ou des -comptes trop chargés, et alors des chicanes à -l’infini. Et les coquins se moquaient de moi, -par-dessus le marché ! Tout le monde se moquait -de moi ! Des toges qui coûtaient plus -cher que chez nous des maisons ! Je te le dis, -c’est Jésus qui m’a puni ! Car, enfin, il n’y a -pas de plus vif plaisir que de porter de belles -toges et de vivre dans le luxe, n’est-ce pas ? Je -ne le sentais pas autrefois, à Capernaüm, mais -maintenant, je le sens bien ! Que vais-je devenir, -Cléophas mon frère, maintenant que je -sens tout cela, et que je ne puis même plus -trouver assez de vieux galons dans les fossés -des routes pour garnir en entier le bas de ce -vieux manteau ! »</p> - -<p>Après s’être arrêté un moment pour sangloter -et gémir, et pour se frotter les reins, Siméon -reprit son récit :</p> - -<p>« Les riches Romains achetaient des peintures -et des statues : j’en ai acheté aussi. De -cela je ne te parle pas comme d’un vrai plaisir : -car mon intendant m’obligeait à acheter -des œuvres où je ne voyais rien, et, celles qui -m’auraient plu, il me défendait même de les -regarder, comme étant d’un goût trop vulgaire. -Mais quels tracas je me suis donnés pour former -une collection ! J’ai acheté au poids de -l’or une statue que chacun déclarait admirable : -et, peu de temps après que je l’ai achetée, -chacun l’a déclarée vilaine, et même ridicule. -Ce n’est pas que la statue eût changé ; -mais il paraît qu’elle avait été d’abord d’un -certain Phidias, et qu’ensuite elle n’était plus -de lui. Une fatalité, je te dis, une punition de -Jésus ! Les autres sont si heureux de posséder -des collections ! Ils en parlent avec tant d’orgueil -et de joie ! Ah ! si je pouvais recommencer -à me former une collection !</p> - -<p>« Et si je pouvais recommencer à donner -des fêtes, Cléophas ! Il n’y a pas de plus parfait -bonheur. Hélas ! je n’ai pas su en jouir ! -J’ai donné des fêtes dont l’apprêt m’a causé -des mois de fatigue, et qui m’ont coûté des -sommes incroyables. On est venu en foule -dans mon palais, on a mangé et bu, et moi je -suis resté debout, entre deux portes, sans pouvoir -me reposer un moment. J’ai voulu au -moins savourer la gloire mondaine que je -croyais m’être acquise. J’ai écouté ce que l’on -disait de moi : mes invités se racontaient -l’histoire de ma fortune ; on raillait le mauvais -goût de mon ameublement. On me méprisait -et on se moquait de moi !</p> - -<p>« Vois-tu, c’est la malédiction de Jésus qui -pesait sur moi ! J’étais riche, et tout le plaisir -de ma richesse allait aux autres, par-dessus ma -tête. C’étaient les autres qui dégustaient les -inventions de mes cuisiniers, qui regardaient -mes statues, qui s’amusaient à mes bals. Et, au -lieu de me remercier, ils me méprisaient et se -moquaient de moi !</p> - -<hr /> - - -<p>« J’ai désiré me marier. J’ai demandé la -main de la plus belle et de la plus élégante -parmi les jeunes filles des patriciens ; et tout -de suite je l’ai obtenue, ce qui m’a valu une -infinité de haines et de jalousies. Eh ! bien, il -en a été de ma femme comme du reste : ce -sont les autres qui en ont profité. Avec les -autres elle était douce, spirituelle, gracieuse, -belle tous les jours d’une beauté différente ; -mais, à moi, elle me faisait voir qu’elle m’avait -épousé parce que j’étais riche. Et jamais je -n’oserais te dire comment elle me traitait.</p> - -<p>« Elle est morte, heureusement ; et je me -suis marié avec une jeune fille que j’avais -découverte dans un village de Sicile. Celle-là -ignorait le monde, elle me devait tout, je -fus certain qu’elle allait m’aimer. Hélas ! la -malédiction de Jésus pesait sur moi ! Car, pendant -les premières semaines, l’enfant parut -en effet, disposée à m’aimer ; mais, dès qu’elle -vint à Rome, et qu’elle me vit si riche, et -qu’elle vit les jeunes Romains si empressés -auprès d’elle… mon pauvre ami, elle fut pire -mille fois que ma première femme !</p> - -<p>« Si bien que je finis par renoncer aux -plaisirs du mariage. Je pouvais, avec mon -argent, m’offrir les plaisirs de l’amour : ceux-là -sont assurés, rapides, et ne trompent jamais. -J’ai même trouvé une jeune Juive de Gabaon, -une pure vierge, qui du premier coup s’est -éprise de moi. Ah ! Cléophas, si tu l’avais vue ! -Elle se suspendait à moi comme une chatte, -elle me donnait des noms d’oiseaux, elle me -demandait toute sorte de bijoux pour se faire -plus belle et pour me plaire mieux. Elle embrassait -mes valets pour les encourager à me -bien servir. Hélas ! elle avait dans le sang je -ne sais quoi de vicié, et je l’ai eu d’elle. -Regarde mon nez et mes yeux, regarde ces -taches sur mon front : ce sont les souvenirs -qu’elle m’a laissés ! Et puis, impossible désormais -de profiter de sa tendresse ! Elle était si -gentille, si innocente, si câline ! Ah ! si seulement -je pouvais la revoir ! Je l’appelle jour -et nuit, du fond de mon cœur. Qu’est-ce que -la vie, loin d’elle ? Cléophas, Cléophas mon -frère, rends-la-moi ! »</p> - -<p>Il parut à Cléophas que son vieil ami était -devenu fou. Il s’était étalé à plat ventre dans -le sentier brûlant ; il pleurait, et battait le sol -de son crâne. Enfin, il reprit ses sens :</p> - -<p>« Frère, dit-il, Jésus m’a puni. Trente ans -j’ai cherché le plaisir, et mes recherches n’ont -abouti qu’à m’accabler de misère. J’ai pourtant -fini, il y a six mois, par découvrir la -véritable source du bonheur. Puisque je possédais -beaucoup d’argent, je n’avais qu’à songer -à cela, et à m’en réjouir. J’amassai des -monceaux d’or dans une salle de mon palais : -je les contemplais, je les pesais, je les rangeais -d’une caisse dans une autre. Encore un peu -d’habitude, et je sentais que la vue de cet or -allait me paraître délicieuse.</p> - -<p>« Mais voici que mon palais fut envahi par -des inconnus qui se jetèrent sur tous mes trésors, -enlevant, par-dessus le marché, les manteaux -de ma garde-robe, et mes meubles, et -jusqu’à cette statue qui, cependant, avait cessé -d’être belle. Oui, ces misérables m’ont tout -pris. Si encore c’étaient les mêmes personnes -qui, jadis, m’avaient confié leur argent pour les -mines de Capernaüm ! Mais non, c’étaient des -gens de rien, des esclaves, une foule dont je -soupçonnais à peine l’existence. Ils m’avaient -vu mener la vie luxueuse que je menais, ils -s’étaient figuré que je m’amusais beaucoup, et -comme ils savaient que, suivant ma religion, -l’unique but de la vie était de s’amuser, ils -avaient voulu s’amuser à leur tour. Ils se partagèrent -tout ce que je possédais. L’un d’eux, -un vieux tailleur aveugle, emporta sur son -épaule mes plus beaux tableaux : « Rien n’est -agréable comme les tableaux ! » criait-il. Après -cela, il en tirera toujours autant de plaisir que -moi. Et, quand on m’eut tout pris, on me -chassa de ma maison.</p> - -<p>« Et il me fallut quitter Rome : car, du jour -où l’on sut que j’étais volé, on s’aperçut que -j’étais un voleur. Je me suis enfui à Capernaüm ; -mes parents étaient morts, les enfants -de mes anciens amis refusaient de me reconnaître. -Je suis reparti, et je vais devant moi.</p> - -<p>« Mais le plus affreux est que je suis dévoré -de désirs, Cléophas, plus que jamais ! Je désire -manger des oiseaux des Indes, et mon estomac -ne consent pas même à digérer un morceau -de pain. Je désire porter des manteaux de -pourpre brodés d’argent, et mon corps est si -infirme, et mon visage si laid, que tous les -accoutrements ne feraient que me rendre plus -ridicule. Je désire palper des monceaux d’or, -et je n’ai plus assez de force pour gagner -une drachme. Je désire respirer les parfums -de l’Arabie, et je n’ai plus que la moitié de -mon nez.</p> - -<p>« Et avec ma figure, et ma bouche édentée, -et mon crâne chauve, vois-tu, Cléophas, je -désire, je désire passionnément les caresses -des femmes ! J’ai rencontré hier, à Arad, une -jeune paysanne qui puisait de l’eau ; je me -suis rappelé la parabole de Jésus, et j’ai voulu -l’embrasser. Elle m’a battu de ses deux poings, -et son mari, qu’elle a appelé, m’a battu aussi. -J’en ai les reins fracassés ! Soutiens-moi, -Cléophas, je sens que je vais mourir ! »</p> - -<hr /> - - -<p>Il était temps que Siméon s’arrêtât, car le -pauvre homme suait, soufflait, grognait, rendait -l’âme. Et Cléophas, de son côté, paraissait -de plus en plus impatient de pouvoir se -plaindre à son tour.</p> - -<p>« Mon pauvre Siméon, — fit-il, après qu’ils se -furent assis, — il y a longtemps que toute vanité -a disparu de mon cœur. Ne te fâche donc point -de ce que je vais te dire : mais ton histoire, -vois-tu, m’a prouvé une fois de plus que tu -étais une bête ! Car, des deux paraboles que -nous a récitées Jésus, dans ce triste soir d’Emmaüs, -tu as justement choisi celle qui n’avait -aucune importance : c’était un de ces contes -poétiques et touchants qu’il aimait à nous -offrir, mais plutôt pour nous charmer et nous -inviter au rêve que pour nous indiquer notre -voie. Et c’est l’autre parabole, au contraire, -qui avait un sens très précis. C’est elle que -j’ai tout de suite comprise, et qui m’a guidé, -pendant ces trente ans.</p> - -<p>« Jésus m’a enseigné, ce soir-là, que la -science était la clef du royaume des cieux : -nul n’y entrera s’il n’est plus savant encore -que le sage d’Égypte, qui croyait savoir toutes -choses. Aussi bien était-ce là une vérité que -j’avais toujours devinée ; car je comprenais -que ce ne pouvait pas être sans motif, et -simplement pour me bourrer la tête, qu’on -m’avait fait apprendre tant de choses, depuis -l’enfance. Je formai donc, en te quittant, la -résolution de devenir le plus instruit et le plus -intelligent des hommes : et j’ose dire, sans -trop de vanité, que c’est ce que je suis devenu.</p> - -<p>« Pendant que tu amassais à Rome les éléments -de ta vaine et maudite fortune, je vivais, -moi, à Alexandrie, recueillant les leçons des -maîtres, acharné à m’instruire dans tous les -ordres de sciences. Bientôt je me trouvai instruit -dans toutes les sciences connues, dans -d’autres même, que je créai. Et nuit et jour -j’étudiais. Je n’avais ni amis ni maîtresses ; je -n’avais qu’une quantité innombrable d’élèves. -Et longtemps je me préparai à jouir du -bonheur ; je sentais que je serais heureux tout -à fait lorsque j’aurais appris et compris toutes -les lois de la nature.</p> - -<p>« Hélas ! j’avais, moi aussi, péché envers -Jésus ! Un jour mes yeux s’ouvrirent, et ce fut -la fin de ma joie. Je m’aperçus alors que ce -que je prenais pour les lois de la nature n’était -que de vaines formules. Nos pères avaient -eu d’autres sciences, qu’ils avaient crues éternelles -comme nous les nôtres : et c’est à -peine si assez de traces nous en restaient pour -alimenter notre moquerie. Je m’aperçus que -toutes nos sciences reposaient sur de présomptueuses -hypothèses : sur l’hypothèse que la -nature était faite en vue de notre pensée ; sur -l’hypothèse que ses lois étaient d’accord avec -les habitudes de notre esprit ; sur l’hypothèse -que les mouvements de la nature se reproduisaient -d’une façon régulière et constante. Autant -de chimères, mon pauvre Siméon, je -m’en aperçus dès le jour où mes yeux s’ouvrirent. -Et sans cesse je vis s’effondrer, sous -des faits nouveaux, quelqu’une de ces lois soi-disant -universelles que j’avais prétendu établir. -J’avais affirmé que les miracles étaient -des manifestations naturelles dont ma science -saurait découvrir les lois ; et sans cesse je -constatais que les manifestations en apparence -les plus naturelles étaient des miracles -encore, dont jamais aucune science ne découvrirait -les vraies lois.</p> - -<p>« Si du moins l’esprit pouvait être assuré -de connaître les faits, à défaut de leurs lois ! -Mais non, pas même cela n’est possible ! Les -faits tels qu’ils nous apparaissent sont le produit -de notre pensée : rien, absolument rien -ne nous démontre qu’ils soient réels hors de -nous. Rien ne nous permet de distinguer, une -seule fois, le rêve de la réalité. Et, au commencement -et à la fin de toute science, le -mystère. Aucun moyen de deviner, par la -science, l’origine ni le but de rien.</p> - -<p>« Voilà ce que je vis, Siméon et la science -pratiquée dans ces conditions me parut une -duperie, et je me sentis honteux d’y avoir -dépensé tant d’efforts. Je me consolais seulement -à l’idée que si, ma science avait été -vaine, du moins elle n’avait causé de dommage -à personne.</p> - -<p>« Or, au moment où je cherchais ainsi à me -consoler, je relevai la tête, que j’avais tenue -baissée sur mes livres pendant dix années. Et -je vis avec terreur les résultats qu’avait produits, -à mon insu, de par le monde, cette -science, que je croyais incapable de nuire. Il -me parut que la vie de millions d’hommes en -était bouleversée. De ces formules que j’avais -établies, les prenant pour les vraies lois des -choses, mes élèves avaient tiré toute sorte -d’applications pratiques. Ils s’en étaient servis -pour construire des machines diverses, des -voitures qui allaient plus vite que le vent, des -roues qui faisaient à elles seules plus de travail -que des centaines d’ouvriers. Les machines, -vois-tu, c’est tout à fait comme ces -boulettes de pain qu’on remplit de poison pour -les jeter ensuite aux souris : les souris avalent -le pain, et le poison les tue. Ainsi les hommes -ne peuvent se défendre d’essayer ces machines, -qui paraissent si belles et d’un usage -si commode ; mais, dès qu’ils les ont essayées, -ils en réclament d’autres plus belles et plus -commodes, oubliant déjà les avantages qu’ils -doivent à celles-là ; et à l’intérieur de ces machines -un poison est caché, dont les hommes -s’imprègnent sans le voir, et qui détruit en -eux ce qui les faisait vivre. Car ces voitures -vont trop vite, et ces roues font trop de travail. -Le poison du nouveau désir est caché au -fond des machines : il porte les hommes à ne -plus se contenter ni du pays où ils sont nés, -ni de la condition de fortune où le sort les a -mis. Et c’est la lutte, la lutte sans pitié, tous -les hommes se ruant à la conquête d’un bien-être -supérieur, et toujours plus malheureux à -mesure qu’ils s’y ruent davantage.</p> - -<p>« Ah ! Siméon, j’ai tremblé lorsque j’ai vu -l’humanité nouvelle qui était sortie de ma -science ! Non seulement je n’étais parvenu à -rien connaître de certain, mais j’avais encore -développé dans le monde l’inquiétude, le désir, -la souffrance, la mort. Ma médecine avait -créé plus de maladies qu’elle n’en avait guéri. -Ma connaissance des corps naturels avait permis -de falsifier les produits de la nature. Ma -physique avait fourni aux hommes les plus -formidables appareils de carnage et de destruction.</p> - -<p>« Je me vis criminel envers l’humanité tout -entière. Je crus qu’on ne pourrait manquer de -s’apercevoir de mon crime, comme je m’en -étais aperçu moi-même en relevant la tête. Et -je m’enfuis d’Alexandrie avec la honte et -l’angoisse au cœur, malgré l’universelle acclamation -de ce peuple aveuglé, qui me remerciait -de l’avoir perdu.</p> - -<p>« Je me rendis à Antioche, et, là, je résolus -de suivre dans une autre voie les conseils de -Jésus. Puisque la science des savants était -nuisible à l’humanité, je résolus de me livrer -désormais à des études si désintéressées qu’elles -ne sauraient nuire. Et puisque la science des -savants ne m’avait rien appris ni sur les lois -des choses, ni sur leur origine et leur fin, je -résolus de chercher désormais la vérité à sa -vraie source, qui était la science des philosophes. -C’était d’elle, sans doute, que m’avait -parlé Jésus. Dix ans j’ai approfondi la philosophie ; -il n’y a pas un livre que je n’aie lu, -pas une doctrine que je n’aie pesée. J’ai trouvé -là un néant plus noir encore que dans la science -des savants. Ni sur l’origine, ni sur la fin des -choses, la philosophie ne m’a rien appris qui -fût seulement un peu sérieux. Des inventions -gratuites, le plus souvent vides de sens ! La -fantaisie, unique mesure du vrai et du faux ! Et -quelle fantaisie ! C’est le triomphe des plus -bavards et des plus ennuyeux !</p> - -<p>« Et quand j’ai relevé la tête, que j’avais -tenue baissée pendant dix ans sur des problèmes -de métaphysique, j’ai vu avec épouvante -que ma philosophie avait produit, de par -le monde, des résultats plus tristes encore que -tous ceux de ma science. Non pas que les -hommes m’aient suivi dans mes recherches -abstraites : mais le bruit était venu jusqu’à -eux de certaines de mes fantaisies, et, sans y -rien comprendre, sans même y penser, ils en -avaient été imprégnés. J’avais imaginé, par -exemple, que la loi suprême de la vie dans -l’univers était peut-être la lutte, amenant la -victoire du plus fort : et cette imagination avait -ravivé dans le cœur des hommes le goût de la -lutte, elle le leur avait fait paraître plus impérieux -et plus légitime. Une autre fois j’avais -imaginé, par une hypothèse absolument contraire, -que peut-être tous les hommes étaient -d’origine commune : et les hommes en avaient -conclu qu’ils possédaient, tous, les mêmes -droits, étant égaux ; et les pauvres s’étaient mis à -haïr, comme une injustice à leur détriment, la -richesse des riches. Et quand enfin je suis -arrivé à cette certitude que la philosophie était -vaine, autant que la science, les hommes en -ont conclu que toutes choses étaient vaines, -ce qui a encore augmenté infiniment la somme -de leurs souffrances, sans réprimer d’ailleurs -leur goût de la lutte et leur tendance l’égalité. -Ainsi ma philosophie s’est trouvée contenir, -elle aussi, un poison mortel. Et j’ai eu -beau y renoncer : on a cessé de prendre au -sérieux mes imaginations ; mais les conséquences -morales qu’on en avait tirées, rien au -monde désormais ne pourra les empêcher de -se répandre dans le cœur des hommes, et de -le vicier.</p> - -<p>« Alors je me suis enfui d’Antioche. Je me -suis retiré dans un village de Syrie, et j’ai -résolu de suivre encore dans une autre voie le -conseil de Jésus. Puisque la science et la philosophie, -loin de me rien apprendre de véritable, -n’avaient servi qu’à m’alourdir l’esprit, -j’ai voulu chercher le bonheur, désormais, -dans l’exercice désintéressé de mon intelligence. -Il me semblait que j’avais eu tort de -subordonner toutes les joies de ma pensée au -stérile souci de la vérité. Et, pendant dix ans, -j’ai essayé de me complaire dans la pure pensée. -Je combinais des réflexions de toute sorte, -je construisais toute sorte de raisonnements, -pour le simple plaisir de réfléchir et de raisonner. -Mais non seulement je ne pus y prendre -jamais aucun plaisir réel, toujours même j’ai -trouvé à cet exercice quelque chose d’un peu -dégradant. Car penser sans autre but que de -penser, c’était, me paraissait-il, imiter ces -baladins qui sautent, dans les foires, sans autre -but que de sauter ; et encore n’avais-je pas, -comme eux, pour ennoblir ma peine, le risque -de me casser le cou au premier faux-pas.</p> - -<p>« Alors je résolus de ne plus penser, mais -de sentir, de voir, et de rêver. Peut-être était-ce -là cette vraie science dont m’avait parlé Jésus ? Hélas ! -un savoir trop étendu et une trop -longue habitude de raisonner avaient amorti -mes sens, éteint mes yeux, aboli en moi toute -faculté de rêver. Je regardais les champs, les -fleurs, les étoiles : tout cela ne me disait plus -rien. Je pensais à la matière des champs, aux -noms grecs des fleurs, aux distances des étoiles -les unes par rapport aux autres. Je me rappelais, -je raisonnais ; et, quand j’essayais de -rêver, c’étaient des pages de livres qui se -déroulaient en moi, au lieu de rêves.</p> - -<p>« Enfin je me suis dit que la vraie science -était peut-être de cultiver sa terre et d’élever -ses enfants. Hélas ! je n’avais ni terre à cultiver, -ni enfants à élever. J’ai pris une pioche -pour labourer le sol : mon bras trop débile est -retombé au long de mon corps. J’ai voulu me -chercher une femme. Je me suis regardé -dans un miroir, et voici ce que j’ai vu ! -Regarde-moi, Siméon ; vois où m’ont amené -trente ans de science et de pensée ! Mes nerfs -se sont désordonnés, mes yeux se sont usés, -mon estomac est devenu plus rétif que le tien. -Et ce n’est pas le pire malheur !</p> - -<p>« Le pire malheur, Siméon, c’est que mon -cerveau lui-même a faibli, sous l’effort. A tout -instant mes idées se brouillent, je ne sais -plus où j’en suis. Et voilà que mon désir -d’apprendre et de penser se réveille, plus -ardent que jamais. J’ai beau me dire qu’il n’y -a rien de connaissable, que toute tentative -pour connaître a, comme seul effet, d’augmenter -la misère et la mort : j’ai beau vouloir maintenir -mon esprit en repos, mon malheureux -esprit désemparé : impossible d’y parvenir ! A -tout moment je me sens entraîné sur quelque -piste nouvelle, et j’y cours, avec la certitude -de trouver le néant au bout de ma course. Mon -cerveau faiblit, mes forces décroissent, la mort -s’approche, et il y a encore tant de chemins -où ma pensée n’est jamais allée ! »</p> - -<hr /> - - -<p>Cléophas se tut. Alors Siméon lui dit :</p> - -<p>— Tout ce que tu me racontes là est bien -étrange et difficile à suivre, mon pauvre ami ; -mais ce qui est sûr, en effet, c’est que la science -et l’intelligence ne t’ont pas embelli. Et je crois -aisément que tu dois souffrir : car, lorsque je -t’ai aperçu tout à l’heure, j’ai d’abord pensé à -rire, et puis j’ai senti mon cœur se serrer, et je -t’ai plaint. Vois-tu, Jésus nous a punis ! J’ai -cherché le plaisir, toi tu as cherché la science ; -le plaisir et la science sont deux choses excellentes ; -et pourtant nous voici, toi et moi, les -plus infortunés des hommes ! Ah ! Cléophas, -si tu avais comme elle était belle, cette -petite Juive qui m’appelait de si -tendres noms ! Et si tu savais comme il est -agréable de manier des monceaux d’or ! Parbleu, -c’est cela qui est bon, cela seul ! Et toute -science n’est que vaine misère de pédant, -auprès de ces délices !</p> - -<p>— Le plaisir est un grossier simulacre, un -piège pour les brutes, avec la souffrance au -fond ! — s’écria Cléophas, s’efforçant de lever -son doigt pour appuyer son dire. — Tous les -philosophes sont d’accord là-dessus ! Ah ! de pénétrer -l’énigme du monde, de savoir si les réalités -sont hors de nous ou en nous, de saisir -la loi qui met en mouvement les atomes, voilà -ce qui mériterait l’effort qu’on y aurait -dépensé ! Pourquoi suis-je si vieux ? Pourquoi -ai-je si mal dirigé mes recherches, pendant -ces trente ans ?… Mais je te dis que la -vérité est là, devant moi ! Encore un pas à -faire, et je l’atteindrais ! Et mon cerveau -qui s’arrête en chemin, refusant d’avancer !</p> - -<p>— Encore quelques jours de richesse, et -j’aurais connu le plaisir ! gémit Siméon.</p> - -<p>Et ils restèrent assis dans le sentier, maussades -et muets, chacun devinant qu’aux premiers -mots sa pitié pour l’autre allait se -changer en mépris. Leur vieille haine leur -remontait au cœur. Ce n’était décidément ni -le plaisir, ni l’intelligence, qui pourrait les -rapprocher, comme avait fait autrefois leur -naïve confiance en Jésus ! Ce n’était pas même -le malheur : il les avait trop accoutumés à ne -s’occuper que d’eux seuls. Ils souffraient d’être -réunis, plus que jamais étrangers l’un à -l’autre ; et l’idée de se séparer à nouveau -les remplissait d’épouvante. Et les ténèbres -s’épaississaient, plus âcres et plus lourdes, -dans leurs âmes.</p> - -<hr /> - - -<p>Mais voici que la menace d’un orage dans -le ciel vint enfin les distraire de l’orage qui -grondait en eux. Des nuages noirs descendaient -sur leur tête, illuminés par instants de -baguettes de flamme ; le tonnerre rugissait ; -d’énormes oiseaux volaient avec des cris de -terreur. Et bientôt un silence se fit, profond -et lugubre, comme si, dans l’angoisse de -l’attente, le cœur même de la terre avait cessé -de battre.</p> - -<p>Puis de fines gouttes d’eau tombèrent sur le -sol, et la voûte des cieux s’obscurcit encore. -Était-ce déjà la mort, l’affreuse mort, qui s’annonçait ? -Les deux vieillards se relevèrent -brusquement, coururent de toutes leurs forces -sur la pente rocailleuse. La pluie tombait à -flots ; les baguettes de flamme s’étaient multipliées, -sillonnant l’horizon de trois raies sanglantes, -mais pour laisser ensuite une ombre -plus dense, où rugissait plus sonore la voix du -tonnerre. Et les deux vieillards couraient, la -main dans la main, rapprochés une fois de -plus dans un même sentiment de haine pour -la vie, et de peur devant la mort.</p> - -<hr /> - - -<p>Mais soudain ils s’arrêtèrent, émerveillés, et -leurs poitrines haletaient et leurs lèvres frémissaient, -comme au sortir d’un rêve malfaisant. -Car l’orage s’était dissipé, et, dans la -belle lumière dorée du soleil couchant, ils se -voyaient parvenus au sommet du mont. Et le -spectacle qu’ils découvraient devant eux, sur -l’autre versant, les émut d’un bonheur si parfait -que, pour la première fois depuis trente -ans, ils se jetèrent à genoux, les mains jointes -et la tête inclinée, priant Dieu.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>III<br /> -LE BON GRAIN</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>D’autres grains tombèrent dans un sol -fertile, et ils produisirent des fruits, cent -pour un.</p> - -<p class="sign">(<i>Saint Matthieu</i>, <small>XIII</small>, 9.)</p> - -</blockquote> - -<p>Au centre d’un vaste cirque de collines, un -petit lac s’allongeait, calme et bleu, semé d’îles -fleuries. Et, depuis les bords du lac jusqu’au -haut des collines, ce n’étaient que champs et -bocages, avec çà et là des tentes, des tentes -en toile grossière, mais toutes parées de roses, -de glycines, et de pois grimpants. Ce n’étaient -que champs et bocages, ou plutôt la vallée entière -paraissait comme un grand jardin, car -on ne voyait trace de haies ni de clôtures -pour en séparer les parties. Tout au long de -jolis sentiers, des enfants gambadaient, entraînant -à leur suite des troupes de chats et -de chiens ; des laboureurs jetaient dans les sillons -leurs dernières poignées de graines, avant -le repas du soir ; et sur la rive du lac se promenaient -des couples amoureux qui riaient et -se miraient dans les yeux, et souvent s’arrêtaient -entre deux arbres pour s’embrasser -plus à l’aise.</p> - -<p>Maintes fois les deux vieillards avaient vu -de beaux sites, et la paix d’un village au -soleil couchant n’avait rien qui pût les surprendre. -Pourtant le spectacle qu’ils apercevaient -à leurs pieds les pénétrait d’une joie -surnaturelle, comme si, toute leur vie, ils se -fussent égarés à la recherche d’un asile -et qu’enfin le hasard les y eût conduits. Un -délicat parfum flottait, qui ravivait leurs vieux -cœurs. Et le murmure du lac, et le chant des -oiseaux, et le rire des amoureux, et le cri des -enfants, tout cela formait à leurs oreilles un -grand hymne prodigieux, célébrant en mille -harmonies la noblesse, la douceur, la divine -beauté de la vie.</p> - -<p>Ils descendaient lentement la colline, se tenant -par la main. Une fois de plus, ils avaient -oublié leurs rancunes ; ils éprouvaient un besoin -de se réconcilier au seuil de ce village, -comme deux petits s’embrassent au seuil de la -maison paternelle, après s’être un peu querellés -et battus sur le pavé de la rue. Et déjà des -enfants s’approchaient d’eux, tendrement les -priaient de se mêler à leurs jeux. Et, de la -première tente du village, ils virent s’élancer -vers eux une belle jeune femme, avec de grands -yeux noirs qui rayonnaient de plaisir. Ils la -regardaient courir, gracieuse, légère, pareille -à quelque jeune fée d’un rêve, dans sa robe -blanche flottante. Elle leur baisa les mains, et -leur dit :</p> - -<p>— Comme vous êtes bons, amis, d’avoir daigné -venir vous reposer dans notre village ! -Quelle joie vous nous apportez ! Entrez sous -cette tente où nous demeurons ! Nous vous servirons -à souper, nous ferons sécher vos manteaux, -et puis nous vous chanterons des chansons -pour vous endormir. Car vous paraissez -avoir fait une course bien longue, sur ces chemins -qu’on dit si mauvais !</p> - -<p>Ils entrèrent sous la tente. Un beau jeune -homme était là, qui leur baisa les mains à son -tour, leur ôta leurs manteaux, les fit asseoir -auprès de la table. C’était le mari de la jeune -femme. Il la tint sur ses genoux pendant le -repas, et elle lui souriait : mais elle souriait -aussi aux deux vieillards, et ses enfants -étaient là aussi, qui leur souriaient comme de -petits anges.</p> - -<p>Les deux vieillards ne firent point de questions, -ce soir-là : ils étaient trop heureux. -Après le repas, ils se couchèrent sur un lit -qui les attendait au meilleur coin de la maison. -La jeune femme pansa les plaies de -leurs pieds. Elle connaissait toute sorte -d’herbes pour tous les maux ; mais l’herbe la -plus guérissante était son naïf sourire plein -de pitié. Et les vieillards s’endormirent, bercés -de ses chansons, avec sa douce image dans les -yeux.</p> - -<hr /> - - -<p>Ce fut le mari qui, le lendemain, vint les -saluer à leur réveil. Il les prit par le bras, les -conduisit à travers le village, s’informant sans -cesse de leurs désirs, sans cesse riant et les -égayant. Et, dans toutes les tentes, il leur faisait -voir des familles pareilles à la sienne, -tranquilles, joyeuses, n’ayant point d’autre -souci que de vivre et d’aimer.</p> - -<p>« Tenez, leur disait-il, voici des charrues -pour labourer la terre, voici des sacs pour porter -des semailles, et voici des outils pour tisser -la laine, pour coudre des tentes, pour -construire des jouets ! Chacun se choisit le travail -qui lui convient, chacun y travaille aussi, -longtemps qu’il lui convient. Il y en a aussi, -parmi nous, qui trouvent plus agréable de ne -pas travailler du tout. Ce sont ceux-là que -nous préférons, car pour ceux-là nous pouvons -faire plus de choses. Malheureusement, ils -sont rares. Des gens de toute espèce nous sont -venus, ces années passées : des savants fatigués -de savoir, des riches fatigués d’être -riches ; nous nous réjouissions de penser que -ceux-là nous laisseraient travailler pour eux ; -mais non, au bout de quelque temps ils ont -voulu travailler comme nous, et aujourd’hui -ils sont les plus actifs du village. Travailler -pour soi-même, c’est une dure peine, et un -peu vile, aussi ; mais travailler pour ceux -qu’on aime, est-ce que c’est travailler ? Et quel -autre plaisir trouverait-on, si l’on se privait -de ce plaisir-là ?</p> - -<p>— Je vois ! dit enfin Cléophas. Vous avez -établi dans cette vallée une façon de communauté -telle que la rêvent ces révolutionnaires -qu’on nomme les socialistes !</p> - -<p>— Je ne sais pas ce que rêvent ces gens-là, -ne les connaissant pas, répondit le jeune -homme. Mais personne n’est plus éloigné que -nous de toute idée de révolution. Notre village -ressemble à tous les villages ; peut-être seulement -y sommes-nous plus heureux. Et nous -nous gardons, par-dessus tout, de changer les -dehors de la vie humaine : mais nous nous -efforçons d’en améliorer le dedans, car c’est le -dedans qui importe seul. Le bonheur ne vient -pas d’être riche ni d’être pauvre, ni d’avoir -beaucoup de désirs ni d’en avoir peu. On est -heureux lorsqu’on a des désirs qu’on peut toujours -satisfaire. Et ce sont ceux-là que nous -développons, en nous et autour de nous. Nous -nous accoutumons à aimer, c’est-à-dire à placer -notre bonheur non pas en nous-mêmes, -mais en d’autres. C’est une source de joie qui -ne tarit point. Et tout homme la porte au -fond de son cœur ; mais souvent elle s’y dessèche, -cachée sous des herbes funestes, qui -sont les mauvais désirs. Et de là naît le -malheur.</p> - -<p>— Quels sont donc, dit Cléophas, ces mauvais -désirs que vous cherchez à déraciner ?</p> - -<p>— Un seul suffit à les produire tous : le désir -de savoir. C’est lui qui habitue les hommes à -se croire distincts les uns des autres ; c’est lui -qui leur fait perdre de vue les jouissances -qu’ils ont sous la main, pour les précipiter à -la poursuite de vaines ombres de jouissances, -qui s’éloignent dès qu’on veut les toucher. -Apprendre, au fond, c’est oublier, et penser, -c’est s’abrutir : car ni la science ni la pensée -n’atteignent jamais rien de réel, et elles détournent -de ce qui est réel, le repos et -l’amour.</p> - -<p>« Telle est du moins notre idée, dans ce village. -Aussi vous prierons-nous, en échange -de tous nos soins, bons vieillards, de ne parler -jamais à personne ici, surtout à nos enfants, -de rien de ce qui se passe au delà de nos collines. -Vous devez avoir connu, là-bas, la -science et la richesse, et sans doute vous en -avez tiré les agréments qu’elles offraient. Mais -nous, voyez-vous, nous avons choisi de vivre -par l’amour, et la science et la richesse ne -feraient que nous déranger. Nos enfants, -d’ailleurs, n’ont plus guère la curiosité de -savoir ce qui se passe hors de chez nous. C’est -là un besoin assez peu naturel, et très facile -à détruire pourvu qu’on s’y prenne à temps. -On m’a dit qu’il y avait des points où la curiosité -même des savants était contrainte à -s’arrêter. Lorsqu’on juge qu’une chose est -impossible ou dangereuse à connaître, on se -résigne vite à la tenir ignorée. Quel est le fou -qui serait curieux de savoir par lui-même ce -que l’on éprouve quand on se brûle, ou quand -on a la jambe coupée ? Nous disons à nos -enfants qu’il n’y a rien de bon à connaître, -hors de chez nous ; ils le croient, et restent chez -nous. Trois ou quatre ont eu la tentation de -s’informer plus au long. Ils nous ont quittés. -Il y en a un qui n’est pas revenu : les autres -sont rentrés tristes et malades ; ceux-là sont -les plus énergiques à répondre qu’il n’y a -rien, quand les enfants leur demandent ce -qu’il y a de l’autre côté des collines.</p> - -<p>— N’avez-vous donc pas d’école ? demanda -Cléophas.</p> - -<p>— Pas d’école ? Mais comment les hommes -pourraient-ils se passer de l’école ? L’éducation -de nos enfants, c’est au contraire la seule occupation -importante ; c’est d’elle seule que -dépend tout le bonheur de la vie. Nous n’avons -pas, en vérité, de professeurs. Mais nous -n’avons pas non plus de médecins, et cela ne -nous empêche pas de nous soigner quand nous -sommes malades. Chacun de nous se charge -d’enseigner au moment qui lui convient : et il -n’y a pas de travail plus aimable. Tenez, d’ailleurs, -voici notre école ! »</p> - -<p>Et il les fit entrer dans une grande tente -où ils virent des enfants, garçons et filles, qui -jouaient en folâtrant à toute sorte de jeux. Il -y avait là un jeune homme et une jeune -femme qui, pour l’instant, étaient professeurs. -Ils jouaient avec les enfants, appliqués à leur -donner l’exemple de la douceur et de l’amour, -les seules choses qu’on enseignait dans cette -école de village. Puis, quand les enfants -étaient fatigués de jouer, ils s’asseyaient en -rond, et les professeurs leur expliquaient le -monde. Ils leur disaient comment le soleil est -un beau vieillard plein de pitié pour les -hommes, comment la lune et ses adorables -filles les étoiles s’interrompent souvent dans -leurs rondes pour sourire aux jeunes amants, -Ces explications n’étaient peut-être pas plus -exactes que celles des astronomes ; elles -avaient du moins l’avantage de pouvoir se varier -à plaisir, et d’attendrir le cœur au lieu de le -dessécher. Et puis les professeurs racontaient -à leurs élèves des légendes merveilleuses, où -il n’y avait que de braves gens et des fées -bienfaisantes. Et comme, à force de jouer avec -les enfants, chacun dans le village connaissait -leur caractère, on trouvait toujours le -moyen d’amener à l’amour et à la douceur les -enfants même qui, d’abord, y semblaient les -plus rebelles.</p> - -<p>— Je ne vois pas vos livres ! dit Siméon.</p> - -<p>— Mais que ferions-nous, je vous le demande, -avec des livres ? Avons-nous besoin de livres -pour cultiver nos champs, pour élever nos enfants, -pour aimer nos femmes, qui ont des -lèvres si roses et des bras si tendres ?</p> - -<p>— Et l’art, le méprisez-vous aussi ? Fermez-vous -vos sens aux plaisirs de la beauté ?</p> - -<p>— Ce serait le pire des crimes ! s’écria le -jeune homme. Comment, nous nous condamnerions -à ne plus jouir du parfum des fleurs, -des nuances de la lumière sur le lac, et du -chant des oiseaux, et des yeux des femmes ? -Mais de toutes nos forces, au contraire, nous -nous accoutumons à goûter les belles choses. -Nous regardons, nous écoutons, nous respirons : -toutes jouissances qui nous seraient impossibles -si nous permettions à la science et à -la pensée d’envahir notre cerveau. Et, avec ce -que nous avons ressenti, nous rêvons, créant -en nous d’autres beautés : mais nous évitons -tout effort pour diriger nos rêves, surtout pour -les réaliser, car c’est l’essence des rêves d’être -libres et de ne pouvoir pas se réaliser. Qu’est-ce -donc que vous appelez l’art, dans vos pays ? -Je crains que vous n’entendiez par là quelque -autre de ces inventions funestes, bonnes seulement -à détourner l’âme de ses vraies joies -toutes proches. Avez-vous observé que l’abondance -des tableaux, des statues, des poèmes, -je ne dis même pas rendît les hommes plus -heureux, mais fortifiât chez eux le goût natif -de la beauté ?</p> - -<p>« Nous n’avons chez nous rien de pareil, en -tout cas ; mais voici ce que nous avons à la -place ! »</p> - -<p>Et il leur montra un beau ciel d’un bleu -argenté, des prairies odorantes et vertes, mille -fleurs avec mille couleurs. N’avaient-ils donc -jamais vu encore une nature aussi parfaite ? -Jamais du moins ils n’avaient songé à s’en -apercevoir. Et le jeune homme leur désigna, -sur la rive du lac, un spectacle non moins -merveilleux : c’était sa femme, sa chère femme, -qui causait et riait dans un groupe d’adolescents. -Elle était vêtue de la même robe flottante -qu’elle portait la veille, mais plus jolie -cent fois sous la pleine lumière de midi. Ses -cheveux blonds étaient couronnés de fleurs, -comme les cheveux d’une fée ; un naïf bonheur -illuminait ses grands yeux, et l’on entendait -sonner les frais éclats de son rire.</p> - -<p>— N’êtes-vous point jaloux de votre femme ? -demanda Siméon quand ils se furent éloignés.</p> - -<p>— Bon vieillard, comment en serais-je jaloux, -puisque je l’aime ? La jalousie n’est-elle -pas le contraire de l’amour ? Aimer quelqu’un, -chez nous, c’est le préférer à soi-même, et -écarter de lui tout ce qui lui déplaît, et s’attacher -à lui donner tout ce qui lui plaît. Je sais -qu’il n’en est pas de même dans vos pays de -villes : on n’y aime qu’à la condition d’être -aimé en retour. Mais c’est, alors, se préférer -soi-même à ce qu’on prétend aimer, et nous -nous gardons bien d’entendre l’amour d’une -aussi triste façon. S’il plaisait à ma femme -d’aimer un autre homme, moi, qui aime ma -femme, je n’aurais pas de plus grand plaisir -que de la voir ainsi heureuse. Je l’aime assez -pour me réjouir encore si, au lieu d’un sourire -d’amour, c’était un sourire de reconnaissance, -ou un sourire de pitié, que je recueillais sur ses -petites lèvres chéries. C’est à moi de faire en -sorte que ma femme se plaise à m’aimer : et je -vous assure que je n’ai pas d’inquiétude là-dessus. -Ma femme n’a besoin de rien que je -ne puisse lui offrir ; elle sait qu’elle est libre, -ce qui lui enlève tout désir de choses défendues ; -elle est habituée à moi depuis l’enfance ; -elle a une maison à conduire et des enfants à -soigner ; elle sait que je n’aime d’amour qu’elle -au monde : pourquoi voudriez-vous qu’elle se -mît à aimer d’autres hommes ? Si les jeunes -femmes, dans vos pays, n’avaient pas toujours -besoin de plus de bijoux que ne peuvent leur -en donner leurs maris, si elles n’étaient pas -élevées à considérer l’adultère comme un plaisir -défendu, et d’autant plus séduisant, si elles -connaissaient leurs maris avant de les épouser, -et si elles ne laissaient pas à des étrangers le -soin de conduire leur maison et de soigner -leurs enfants, et si leurs maris n’avaient -d’amour que pour elles, croyez-vous qu’elles -seraient assez folles pour changer d’amour -comme elles font ?</p> - -<p>— Ami, dit alors Cléophas, nous avons -trouvé ici notre refuge pour toujours, et il n’y -a rien, dans ce tranquille village, qui ne -semble fait à dessein pour réconforter notre -vieillesse. Mais, hélas ! de telles mœurs et de -telles idées ne sauraient convenir à l’humanité -tout entière !</p> - -<p>— Aussi ne nous occupons-nous point de -l’humanité ! reprit le jeune homme. Nous la -laissons vivre comme elle l’entend ; et nous -lui demandons seulement de nous laisser -vivre, nous aussi, comme nous l’entendons. -Pourtant, je ne vois pas ce qui empêcherait -tous les hommes de trouver le bonheur à la -même source où nous l’avons trouvé. Si les -villes sont un foyer de misère, pourquoi ne -pas les fuir ? Et si nous sommes ici un millier -qui jouissons de la vie, pourquoi d’autres -milliers n’en jouiraient-ils pas comme nous ? -Il ne manque point d’autres vallées, ni d’autres -champs, ni d’autres oiseaux. Les dehors de la -vie n’ont aucune importance, c’est le dedans -seul qui importe. En tous lieux les hommes -peuvent être heureux : il leur suffit d’endormir -leur cerveau, afin de tenir en éveil leurs -yeux et leur cœur. Que les hommes apprennent -où est le bonheur, et ils seront heureux !</p> - -<hr /> - - -<p>— Et qui est-ce donc qui vous a appris où -était le bonheur, doux jeune homme, à vous -et à tout ce village ? demandèrent les deux -vieillards, d’un commun mouvement.</p> - -<p>— C’est un homme admirable, que nous -aimons et vénérons comme notre père à tous. -Voici trente ans qu’il est venu dans cette vallée, -envoyé sans doute par quelque souffle -d’en haut. Il s’est construit une tente, à l’entrée -de la route ; et dès qu’un voyageur passait -il l’allait saluer, il lui baisait les mains et les -pieds, il l’emmenait sous sa tente pour le soigner -tendrement. Beaucoup s’en sont allés, -après qu’il les a sauvés de la mort ; quelques-uns -sont restés, se sont construit une tente, et -l’ont aidé dans son œuvre de pitié. Et depuis -trente ans son ardeur n’a point cessé de grandir. -Il est le plus pauvre de nous tous ; il n’a -point même de chien, ni de champ, ni de jardin : -c’est nous qui sommes son jardin, et son -champ, et son chien. Il nous couvre de son -chaud amour. Il sait les moindres détails de -ce qui touche chacun de nous ; et dans la joie -nous avons le bonheur de le voir se réjouir -avec nous, et dans la souffrance nous avons -la consolation de le voir souffrir avec nous. -C’est lui qui instruit nos femmes, c’est lui qui -invente des jeux pour nos enfants. Voici sa -maison ! Entrez, il vous dira comment il a été -conduit à connaître l’amour !</p> - -<hr /> - - -<p>Dans une misérable tente à demi effondrée, -et qu’ils auraient prise plutôt pour la hutte -d’un chien, ils virent un homme assis, qui -travaillait en chantant. Il taillait une poupée -dans un morceau de bois. Mais, dès qu’il les -aperçut, il quitta son ouvrage, courut vers -eux, les remercia du bonheur qu’il éprouvait -à les recevoir. Maintenant, les ayant installés -sur les deux sièges qui formaient tout son -mobilier avec une table et un lit, il s’empressait -à les servir.</p> - -<p>Grande fut la surprise des deux vieillards. -Ils s’étaient attendus à trouver un homme de -leur âge ; mais non, c’était presque un jeune -homme, malgré ses cheveux blancs, tant sa -taille était droite, sa démarche sûre, ses mouvements -agiles.</p> - -<p>Mais ce fut surtout son visage qui les surprit. -Au lieu de l’austère gravité d’un philosophe, -ils n’y lisaient rien que l’ingénuité, la -simple gaieté d’un enfant. Les grands yeux -bleus souriaient, la bouche souriait, tout ce -visage n’était qu’un sourire. Le front même -souriait, ouvert et sans rides, sous les cheveux -blancs : on devinait que jamais il ne s’était -encombré de pensées inutiles. Et tandis qu’ils -considéraient ce beau visage transparent, -Cléophas et Siméon eurent tous deux un vague -souvenir de l’avoir vu déjà, autrefois, mais -plus triste, plus fatigué, plus vieux.</p> - -<p>— N’êtes-vous point le fils de quelqu’un de -Capernaüm, en Galilée ? demandèrent-ils.</p> - -<p>— Je ne connais point ce pays, répondit -l’homme avec son doux sourire. Mon père -s’appelait Matthieu ; c’était un paysan du village -de Roffa, en Idumée. Voici déjà soixante -ans qu’il est mort !</p> - -<p>Et comme les vieillards désiraient savoir -l’histoire de sa vie :</p> - -<p>— Ma vie est simple et ne mériterait guère -d’être racontée, leur dit-il, n’était le grand -miracle dont je fus témoin, il y a trente ans. -Je me nomme Alphée ; j’aurai soixante-cinq -ans à l’été prochain. J’ai passé ma jeunesse -dans mon village natal, tranquillement occupé -aux soins de la terre. Mais il arriva qu’un -riche voisin me déposséda de mon champ et -de ma maison, si bien que je dus partir pour -aller chercher fortune au dehors. Je vins alors -en Judée, et un aubergiste du bourg d’Emmaüs -m’engagea pour lui servir de valet.</p> - -<p>« Or, un soir, je vis entrer dans son auberge -trois jeunes gens qui demandaient à souper. -Deux s’assirent auprès de la table, le troisième -se tint à l’écart, et ils se mirent à causer. Et -soudain, levant les yeux sur celui des trois -qui se tenait à l’écart, je sentis que mon cœur -bondissait en moi, et un bonheur surnaturel -m’inonda tout entier. Je ne sais rien de ce -voyageur. J’ignore et d’où il venait et qui il -était : mais à coup sûr ce n’était pas un homme -pareil à nous. Si le ciel et la terre ont été -créés par quelqu’un, c’est lui qui les a créés : -car j’entendais dans sa voix le chant des -alouettes, le murmure des sources, le bruit des -vagues sur les roches ; et tout l’enchantement -de la nature, les bois et les plaines, les fleurs, -les étoiles, tout cela se réfléchissait dans la -profondeur de ses yeux.</p> - -<p>« Il disait à ses compagnons deux paraboles. -Il leur racontait l’histoire d’un savant homme -qui avait été voué au malheur parce qu’il avait -fermé ses oreilles à la plainte d’un chien, -dans sa passion de s’instruire. Et ensuite il -leur racontait l’histoire d’un jeune prince qui -avait enfreint la loi de son pays pour accorder -à un malheureux mendiant le seul plaisir -qu’il désirait. Ces paraboles signifiaient que -rien n’est agréable et saint, dans la vie, sinon -la pitié et l’amour. Et tout de suite j’ai compris -ce qu’elles signifiaient : je l’aurais compris -si même elles avaient été plus obscures, à la -seule lumière de ces divins yeux qui brûlaient -mon cœur.</p> - -<p>« J’ai dit adieu à mon patron, j’ai voulu -m’attacher à cet homme, et mettre ma vie à -ses pieds. Mais quand je suis rentré dans la -salle où je l’avais laissé, les trois voyageurs -avaient disparu. Et, en vérité, l’inconnu m’avait -dit tout ce qu’il m’importait de savoir.</p> - -<p>« Je suis sorti de l’auberge, je suis venu -dans cette vallée, pour recueillir et soigner -les mendiants de la route. Ce que j’ai fait -depuis lors, je puis vous le raconter en un -mot : j’ai joui de la vie. Chacune de mes journées -a été une fête. Il y a ici tant de fleurs et -d’oiseaux, il y a tant d’enfants qui m’offrent -leurs baisers ! Et voici que vous avez daigné -venir, vous aussi, mes amis, pour me donner -la joie de vous rendre heureux !</p> - -<p>— Frère, dit alors Cléophas, l’homme divin -que tu as vu à l’auberge d’Emmaüs, c’est Lui -qui nous a envoyés vers toi, pour que tu nous -révèles <i>l’esprit</i> de sa loi, et pour que nous -t’en révélions <i>la lettre</i>. Sache donc que cet -homme était Jésus, le fils du Dieu vivant, -Notre-Seigneur, ressuscité du tombeau !</p> - -<p>Et tous trois ils se jetèrent à genoux, adorant -Jésus. Puis les deux vieillards instruisirent -Alphée des vérités de notre sainte religion -catholique ; et puis, prenant de l’eau -qu’ils bénirent, ils le baptisèrent, et tout le -village après lui, au nom du Père, du Fils, et -du Saint-Esprit.</p> - -<hr /> - - -<p>Et la vie continua comme par le passé, -tranquille et douce, dans l’heureuse vallée, à -cela près que l’on construisit, parmi les tentes, -une église. Et l’on y célébrait les louanges de -Dieu sur les modes variés du plain-chant, -pour consoler les vieillards, pour faire pleurer -les jeunes filles, et pour amuser les enfants.</p> - -<p class="ind small">1892.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch3">III<br /> -BARSABAS<br /> -<span class="xsmall">OU</span><br /> -<span class="small">LE DON DES LANGUES</span></h2> - -<p class="c small">CONTE POUR LE JOUR DE LA PENTECÔTE</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top6em i" lang="la" xml:lang="la">TIBI, MARGARITÆ MEÆ !</p> - -<div class="break"></div> -<div class="small"> -<p class="top4em">En ce jour-là, Pierre se leva au milieu des disciples, -qui étaient assemblés au nombre d’environ cent vingt, -et il leur dit :</p> - -<p>… « Il faut que, de ceux qui ont été avec nous pendant -que le Seigneur Jésus a vécu parmi nous, il y en ait un -qui soit témoin avec nous de sa résurrection ! »</p> - -<p>Alors ils en présentèrent deux : Joseph, appelé Barsabas, -surnommé le Juste, et Mathias. Et, priant, ils -dirent : « Toi, Seigneur, qui connais le cœur de tous, -montre-nous lequel de ces deux hommes tu as choisi, -afin qu’il prenne part au ministère et à l’apostolat en -remplacement de Judas, qui nous a abandonnés ! » Et -ils tirèrent au sort ; et le sort tomba sur Mathias, qui, -d’un commun accord, fut mis au rang des onze apôtres.</p> - -<p class="sign">(<i>Actes des Apôtres</i>, <small>I</small>, 15-24.)</p> - - -<p>Et, lorsque vint le jour de la Pentecôte, tous les disciples -se réunirent dans le même lieu. Et voici que sortit -tout à coup du ciel un bruit comme d’un grand vent, -qui remplit toute la maison où ils se tenaient assis. Et -ils virent des langues de feu qui, se partageant, descendaient -sur la tête de chacun d’entre eux. Et, aussitôt, -tous furent remplis de l’Esprit-Saint ; et ils se mirent -à parler toutes les langues, suivant l’inspiration de l’Esprit -qui était en eux.</p> - -<p>Or il y avait alors à Jérusalem des hommes craignant -Dieu, qui venaient de toutes les nations qui sont sous -le ciel. Et, quand on apprit le miracle, la foule accourut ; -et ces étrangers furent stupéfaits d’entendre les disciples -leur parler à chacun dans sa langue.</p> - -<p>Et, dans leur surprise, ils se disaient l’un à l’autre : -« Est-ce que tous ces hommes qui nous parlent ne sont -pas des Galiléens ? Comment donc les entendons-nous -parler à chacun de nous dans sa langue ? Parthes, Mèdes -Élamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée, de -la Cappadoce, du Pont et de l’Asie, de la Phrygie et de -la Pamphylie, de l’Égypte et des régions de la Libye qui -avoisinent Cyrène ; et Romains, tant Juifs que prosélytes, -et Perses, et Arabes, voici que nous les entendons -nous prêcher, dans nos langues, les grandes choses -de Dieu ! »</p> - -<p class="sign">(<i>Actes des Apôtres</i>, <small>II</small>, 1-11.)</p> - -</div> -<div class="chapter"></div> - -<h3>I<br /> -LE CHRÉTIEN</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p lang="la" xml:lang="la"><span class="sc">Christus.</span> — Cui ego loquer, cito -sapiens erit.</p> - -<p class="sign" lang="la" xml:lang="la">(<span class="sc">Imitatio Christi</span>, <small>III</small>, 43.)</p> - -</blockquote> - -<p>C’est tout à fait par hasard, — ou, plus -exactement, par miracle, — que Joseph, appelé -aussi Barsabas, était devenu disciple de Jésus. -Il avait alors vingt ans, et demeurait, avec sa -mère, dans le village galiléen où il était né. -Or, voici l’heureuse aventure qui lui était arrivée :</p> - -<p>Se rendant à Capernaüm en compagnie de -son petit âne, un matin d’automne, pour vendre -au marché les figues de son champ, il avait -franchi déjà la double rangée des collines qui -séparaient son village du lac de Génésareth, -lorsque, à un tournant du sentier, un spectacle -imprévu l’avait arrêté. Une vingtaine de mendiants -et de vagabonds étaient assis en cercle, -sur la rive du lac, occupés à écouter un homme -vêtu de blanc, qui, debout au milieu d’eux, -semblait leur donner des ordres ou les réprimander. -Il leur parlait, en tout cas, d’une -voix si sévère que Barsabas, et son âne lui-même, -n’avaient pu s’empêcher d’en être -effrayés. Mais soudain, oubliant son effroi, -toute l’âme du jeune paysan avait frémi de -fureur : car, dans la troupe de ces va-nu-pieds, -complotant sans doute quelque brigandage, il -venait de reconnaître l’homme qu’entre tous -au monde il détestait le plus, un homme qu’il -avait autrefois recueilli, nourri, traité en frère, -et qui, pour récompense, lui avait volé cinq -mines d’argent, son unique bien ; après quoi -le misérable s’était enfui, et Barsabas avait -senti que sa joie et son repos s’enfuyaient du -même coup.</p> - -<p>Aussi, dès qu’il avait reconnu son ancien -ami, n’avait-il plus eu de pensée que pour sa -vengeance. Mais, au moment où déjà il s’approchait, -le couteau en main, l’homme vêtu de -blanc avait détourné la tête, et fixé soudain -son regard sur lui. C’était un regard prodigieux, -plein à la fois de douceur et d’autorité, -un regard qui entrait jusqu’au fond de l’âme, -mais pour l’apaiser et la purifier. Et tandis -que Barsabas, interdit, tremblait sous l’impérieuse -caresse de ce regard, l’homme s’était -écrié, poursuivant son discours : « Aimez vos -ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, -faites du bien à ceux qui vous font du mal, et -priez pour ceux qui vous outragent et vous persécutent, -afin que vous soyez enfants de votre -Père, qui est dans les cieux ! Car, si vous -n’aimez que ceux qui vous aiment, quel mérite -y aurez-vous ? Et si vous ne faites accueil -qu’à vos frères, qu’y aura-t-il là qui vaille -d’être loué ? »</p> - -<p>A peine Barsabas avait-il entendu ces paroles, -qu’il avait eu le sentiment qu’un poids -se détachait de son cœur. Tout de suite, ajournant -sa vengeance, il s’était assis sur une -pierre pour mieux écouter ; et son âne avait -dressé les oreilles pour écouter aussi. Car cette -voix, dont tous deux à distance s’étaient -effrayés, elle n’était plus maintenant qu’une -adorable musique, légère, limpide, pareille à -un chant de fauvette dans le calme des bois. -Et longtemps encore la voix avait continué de -parler, enseignant à Barsabas toute sorte de -choses qu’il s’étonnait de pouvoir comprendre. -Elle lui avait enseigné le plaisir de la pauvreté, -la beauté de l’ignorance, l’inutilité de -l’effort et de la pensée. « Ne soyez pas en souci -pour votre vie, — disait-elle, — ne vous -préoccupez pas de ce que vous mangerez ni -de ce que vous boirez ! Soyez comme les petits -enfants que vous voyez sur les routes : -car ceux-là seuls qui leur ressemblent pourront -entrer dans le royaume des cieux. Et quiconque -s’abaisse pour devenir semblable à un -petit enfant, celui-là est le plus grand dans -le royaume des cieux ! »</p> - -<p>Mais surtout la voix révélait à Barsabas -quelle joie c’était de renoncer à soi-même pour -donner son cœur aux souffrances d’autrui : de -sorte que peu à peu le jeune homme, sans cesser -d’écouter, avait commencé à considérer -ses nouveaux compagnons. Des mendiants et -des vagabonds, oui, sa première impression ne -l’avait pas trompé : mais comment avait-il pu -les prendre pour des malfaiteurs ? La plupart -avaient de bonnes figures simples et ouvertes ; -et ceux dont les traits étaient plus durs ou la -mine moins plaisante, ceux-là même portaient, -dans leurs yeux, un vivant reflet du regard de -leur maître. Il n’y avait pas jusqu’au visage -de l’ennemi de Barsabas qui, au contact de -ce regard, ne se fût transformé. Nulle ombre -n’y restait plus des passions de jadis : l’œil -avait perdu toute trace de ruse, les plis du -front s’étaient effacés, la bouche s’entrouvrait -en un clair sourire. Mieux encore que -les autres, il avait su devenir pareil à un -enfant.</p> - -<p>Et tout d’un coup Barsabas, à considérer -ces pauvres gens, avait songé qu’ils devaient -avoir faim. Leurs provisions étaient étalées -devant l’aîné d’entre eux : maigre pitance, trois -petits pains et quelques olives. L’heure de midi -approchait ; un air vif soufflait de la mer, qui -réveillait l’appétit ; et Barsabas lui-même se -sentait le ventre creux. Il s’était alors levé, -d’un mouvement rapide ; il avait pris sur le -dos de son âne les deux lourds paniers ; et -puis, marchant sur le bout des pieds par -crainte de distraire l’attention des auditeurs, -il avait commencé à placer, près de chacun -d’eux, une poignée de figues.</p> - -<p>La vente de ces figues avait été, durant de -longs mois, sa seule pensée. Non qu’il se fût -attendu à en tirer une grosse somme : mais son -champ de figues constituait en vérité toute sa -fortune, surtout depuis qu’un indigne ami lui -avait dérobé les cinq mines d’argent qui lui -venaient de son père. C’était avec le prix de -sa récolte qu’il avait pu, l’année précédente, -faire construire une étable pour son petit âne : -cette année-là, il s’était promis de rapporter -de la ville un collier de corail pour sa fiancée, -et d’acheter ensuite, dans son village, un arpent -de vigne ou une olivette. Et il ne l’oubliait -pas, il se disait même que jamais il ne pourrait -l’oublier : mais le souvenir de ses beaux -rêves ne faisait que lui en rendre le sacrifice -plus doux. Et joyeusement il allait, son panier -en main, ne s’interrompant que pour écouter -la voix de l’orateur, qui, comme afin d’achever -de le consoler, évoquait dans son âme mille -images charmantes. Elle lui parlait des lis -des champs, qui ne travaillent ni ne filent, et -qui cependant sont plus ornés que Salomon -dans toute sa gloire. Ou bien elle lui disait -des fables pareilles à celles que lui avait -jadis racontées sa mère, mais infiniment plus -naïves et plus enfantines, et telles pourtant -que chacune, après l’avoir ravi, l’aidait à mieux -comprendre le royaume des cieux.</p> - -<p>Ainsi Barsabas distribuait ses figues, faisant -toujours les poignées plus grosses, dans l’enivrement -de la jouissance nouvelle qu’un merveilleux -hasard lui avait révélée : sans compter -que quelques-uns des auditeurs, à son -approche, s’étaient un moment retournés vers -lui, et que le tendre sourire dont ils l’avaient -remercié aurait suffi pour redoubler l’élan de -sa charité. Mais tout à coup sa main avait laissé -retomber dans le panier la poignée de figues -qu’elle venait d’y prendre ; et il était resté -immobile, comme si tout son courage l’avait -abandonné. L’homme qui se tenait là assis devant -lui, ce maigre et pâle jeune homme en -haillons qui, indifférent à tout ce qui n’était -pas la voix de son maître, semblait soulevé -par elle au-dessus du monde, c’était le même -Simon qui, deux ans auparavant, l’avait lâchement -dépouillé de son bien ! Il souriait maintenant -à quelque vision enchantée, haletant, -frémissant, pleurant de bonheur. Et Barsabas, -tout d’un coup, s’était remis à le détester. Il -avait eu, lui aussi, une vision : l’image lui était -apparue de la froide et pluvieuse soirée de -décembre où, revenant chez lui après une -longue marche, il avait trouvé sa mère en larmes -près du coffre vide ! Ne s’était-il pas juré, dès ce -moment, n’avait-il pas juré à sa mère qu’il tuerait -le voleur, si sa chance lui permettait de le -rencontrer ? Or voici qu’il l’avait enfin rencontré, -et tranquille, souriant, plus heureux malgré son -infamie que lui-même jamais ne l’avait été ! -Et, au lieu de le tuer, c’était à lui qu’il s’apprêtait -à donner les figues de son champ, simplement -parce qu’un inconnu s’était amusé à -endormir sa colère par d’harmonieuses paroles !</p> - -<p>Fermant l’oreille aux paroles de l’inconnu, -détournant la tête pour ne plus s’exposer au -charme de son regard, Barsabas avait jeté sur -le sol, à ses pieds, les figues qui lui restaient : -et puis, accompagné de son âne, il avait repris -en courant le chemin de sa maison.</p> - -<hr /> - - -<p>Un pénible sentiment de honte l’agitait, -d’instant en instant le torturait davantage, à -mesure qu’il gravissait le sentier pierreux. -Qu’allait-il dire, en rentrant chez lui ? Comment -s’excuserait-il de ne rien rapporter ? Se résignerait-il -à mentir, à raconter par exemple que -des voleurs l’avaient dépouillé ? Jamais, en -tout cas, il n’oserait avouer qu’il avait sottement -distribué ses figues à des inconnus, et qui, -au lieu de gagner leur vie en travaillant, ainsi -qu’il gagnait la sienne, passaient leurs journées -à écouter les discours de quelque charlatan.</p> - -<p>Mais non, l’homme que ces vagabonds écoutaient -ne pouvait pas être un charlatan ! Et -Barsabas, malgré sa colère et sa honte, ne parvenait -pas à se repentir de l’avoir écouté. Ce -jeune homme vêtu de blanc était certainement -un prophète, un de ces mages que Dieu envoyait, -de temps à autre, pour enseigner au -monde les secrets d’en haut. De quelle voix -mélodieuse il avait parlé ! Et quel plaisir singulier -on éprouvait à l’entendre ! Le lis des -champs ! Le berger laissant sur la montagne -ses quatre-vingt-dix-neuf brebis pour aller -chercher la centième, qui s’était égarée ! Barsabas -se rappelait d’autres images encore, -pleines d’un sens admirable dans leur simplicité ; -et de nouveau il sentait, il se disait, que -ni le champ d’olives, ni la vigne, ni rien de -ce qu’il aurait pu acquérir en échange de ses -figues n’aurait valu la joie qu’avait été pour lui -la rencontre de cet inconnu. Un prophète, un -grand prophète, voilà ce que Dieu avait daigné -lui permettre de voir et d’entendre !</p> - -<p>Pourquoi donc continuait-il à se sentir si -honteux ? Pourquoi, après avoir d’abord couru -jusqu’au sommet de la colline, marchait-il -maintenant d’un pas si lent et si faible, comme -s’il eût voulu retarder son retour chez lui ? En -vain il se répétait qu’il avait fait de ses figues -le meilleur emploi, et qu’il avait rencontré un -prophète, et qu’il allait désormais devenir un -autre homme ; en vain il essayait de se réjouir -et de s’enorgueillir : à chaque pas son -sentiment de honte l’accablait davantage. Il -avait l’impression que toutes ces belles pensées -n’étaient qu’un rideau derrière lequel il s’efforçait -de se cacher à lui-même une pensée -plus sérieuse, plus vraie, une pensée qu’il -n’osait pas regarder en face, mais qui pourtant -était là, dans son cœur, et ne cesserait -plus de le tourmenter.</p> - -<p>Et soudain le rideau s’était déchiré. Dans -le cœur de Barsabas avaient de nouveau retenti -les paroles que, pendant une heure, il -s’était inutilement efforcé d’oublier : « Aimez -vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, -faites du bien à ceux qui vous font -du mal ! » C’était cela, cela seulement, que le -prophète avait eu pour mission de lui enseigner !</p> - -<hr /> - - -<p>Alors le paysan avait enfin compris d’où -venait sa honte. Et aussitôt, sans même penser -à son âne, qui marchait tristement derrière -lui dans l’étroit sentier, il avait rebroussé -chemin pour redescendre en courant vers la -rive du lac. « Pourvu que je les retrouve ! » -se disait-il, comme si tout l’avenir de sa -vie en eût dépendu. Et grande avait été sa -joie quand, au tournant du sentier, de nouveau -il avait aperçu les inconnus, assis sur les -pierres. Leur chef maintenant avait fini de -prêcher ; assis entre deux de ses compagnons, -il mangeait quelques figues et une tranche de -pain. Mais Barsabas, cette fois, ne s’était -plus arrêté à le considérer. Il s’était élancé -vers son ami, lui avait appuyé sa main sur -l’épaule, et, parlant le plus haut qu’il avait pu, -afin que chacun fût témoin de son repentir : -« Simon, lui avait-il dit, toi seul sais ce que -tu m’as fait, et pourquoi tu l’as fait. Mais, -si même tu as mal agi envers moi, ta faute -n’est que peu de chose en comparaison de la -mienne. Car, depuis deux ans, nuit et jour, -je t’ai haï, j’ai rêvé de te tuer ! Et tout à -l’heure encore, après que les paroles de ce jeune -prophète, ton maître, ont à jamais effacé de -mon cœur mon ressentiment, je n’ai pu me -résigner à te donner de mes figues. Je n’ai pu -m’y résigner, frère, parce que tu m’as paru -trop heureux, trop parfait, trop au-dessus de -moi ! Pardonne-moi, dis-moi que tu me pardonnes, -sois-moi de nouveau l’ami d’autrefois ! »</p> - -<p>L’ami de Barsabas, tout frémissant de plaisir, -s’était jeté à son cou, comme un enfant -embrasse sa mère pour la remercier d’un cadeau -qu’il n’osait pas espérer. Puis, l’ayant fait -asseoir près de lui et lui tenant la main, il -lui avait raconté comment lui-même avait été -arraché aux misères de sa vie par l’appel de -Jésus, son maître bien-aimé, qui, en vérité, -n’était pas seulement un prophète, mais l’Élu, -le Messie, le Fils du Dieu Vivant. Et toute -l’âme de Barsabas, à ces mots, avait bondi de -joie : car il s’était rappelé que, dès le premier -moment où le regard de l’inconnu s’était -tourné vers lui, clairement il avait senti une -présence divine. Aussi est-ce avec une pieuse -ferveur qu’il avait ensuite recueilli les explications -de son ami : après quoi, devant toute -l’assemblée, il s’était confessé des fautes qu’il -se souvenait d’avoir commises depuis qu’il -était né ; et il avait demandé à recevoir le -baptême. Il l’avait reçu des mains sacrées de -Notre-Seigneur.</p> - -<p>Et longtemps encore il était resté assis sur -la rive du lac, sans autre pensée que de s’initier -à la connaissance du royaume des cieux. -Mais quand, à l’approche du soir, les disciples -de Jésus lui avaient conseillé de se joindre à -eux pour partager leur vie, il leur avait avoué, -presque en pleurant, qu’il n’aurait pas le courage -de s’y décider. Immense était, cependant, -le bonheur qu’il éprouvait en leur compagnie, -sous le regard vivifiant de son nouveau maître : -et sans doute il aurait fini par céder à leurs -instances s’il n’avait aperçu, tout à coup, son -petit âne, qui tristement avait descendu la colline -pour venir le rejoindre. La pauvre bête -semblait à présent l’attendre, immobile, au -milieu du sentier. Que deviendrait-elle, privée -de ses soins ? Qui la nourrirait, la promènerait ? -Qui changerait, tous les jours, la paille -de son lit ? Et Barsabas avait songé à sa mère -qui, peut-être, debout sur le seuil de sa maison, -déjà s’inquiétait de sa longue absence. Il -avait songé à la jeune fille brune et rose, sa -fiancée, à qui il avait promis d’être son soutien -dans la vie. La veille encore, tout en l’aidant -à cueillir ses figues, ne lui avait-elle pas -dit qu’elle n’aurait jamais d’autre ami que lui, -et qu’elle mourrait de chagrin s’il l’abandonnait ? -Mais surtout Barsabas, en revoyant son -âne, s’était rappelé sa maison, son champ de -figues, les platanes à l’ombre desquels il avait -joué ses premiers jeux : et il avait senti qu’un -lien mystérieux l’attachait tout entier à son -village natal. Là seulement il pourrait méditer, -comprendre, mettre à profit les saintes -vérités dont il venait de s’instruire : car il -s’était accoutumé à ne concevoir l’univers que -tel qu’il le voyait du haut de ses collines ; et, -loin d’elles, c’était comme si la moitié de lui-même -lui fût enlevée. De sorte que, après -s’être une dernière fois prosterné aux pieds de -Jésus, il avait tendrement dit adieu à ses amis, -et puis il avait enfourché son âne, et s’en -était retourné chez lui à la clarté des étoiles.</p> - -<hr /> - - -<p>Rentré dans son village, Barsabas y avait -repris son ancienne vie. Il cultivait son champ, -il faisait paître son âne, il se promenait avec -sa fiancée ou bien jouait aux boules avec ses -camarades.</p> - -<p>Il avait repris son ancienne vie, avec cette -seule différence que, maintenant, il était devenu -un homme nouveau. Au lieu du simple et honnête -garçon qu’il avait été jusqu’alors, il était -devenu un chrétien. Et, sans doute, cela signifiait -qu’il répétait pieusement, matin et soir, -une belle prière que les disciples de Jésus lui -avaient apprise : mais plus encore cela signifiait -qu’il avait cessé de vivre en lui-même, -pour vivre, désormais, tout entier dans les -autres. Il continuait à aimer sa mère, sa fiancée, -son petit âne : mais il les aimait pour -eux, et non plus pour lui. Il ne s’occupait que -de deviner leurs plaisirs et leurs peines ; et il -mettait son effort à soulager leurs peines, et -leurs plaisirs lui procuraient plus de joie que -ne lui en avaient jamais procuré les siens. Sa -sollicitude, du reste, ne se bornait pas aux -personnes qu’il aimait ; ou plutôt il s’était habitué, -le plus facilement du monde, à aimer -toute sorte de personnes pour qui il n’éprouvait, -auparavant, que du dédain ou de l’indifférence. -Dès l’instant où il avait cessé de -vivre en lui-même, il avait reconnu que tous -les êtres humains avaient leur part de douleur ; -et il en avait souffert, et il s’était employé -à la soulager. Il s’était fait le confident, -le consolateur, le serviteur de tout le village, -sans croire qu’il eût le moindre mérite à se -divertir de cette manière. Tout au plus songeait-il -quelquefois qu’il était pareil à un -aveugle-né guéri par Jésus, dont son ami lui -avait raconté l’histoire merveilleuse : car à lui -aussi Jésus avait donné un sens qui jusque-là -lui avait manqué, un sens qui, mieux encore -que la vue, lui permettait de sortir de -ses propres ténèbres, et de se mêler joyeusement -à la vie des hommes.</p> - -<p>Quelques semaines après son retour, il -s’était marié. Son intention était d’abord -d’ajourner son mariage jusqu’au moment où, -devenu plus riche, il aurait l’assurance de -pouvoir nourrir une femme et des enfants. -Mais sa fiancée, qui l’aimait, s’était tout de -suite convertie à sa nouvelle foi ; et c’était elle -qui lui avait rappelé la parole de Jésus : « Ne -soyez pas en souci pour votre vie, ne vous -préoccupez pas de ce que vous mangerez ni -de ce que vous boirez ! » Ils s’étaient donc -mariés, sans plus tarder. Et le fait est qu’ils -n’avaient manqué de rien, ayant simplement -pris l’habitude de ne rien désirer que ce qu’ils -avaient. Ils s’étaient même acquis des enfants, -sitôt mariés, en recueillant chez eux un petit -garçon et une petite fille que leurs parents -avaient abandonnés. Mais il n’y avait pas, au -reste, dans tout le village, un enfant dont ils -ne prissent soin, fût-ce pour jouer ou pour -chanter avec lui. Et chaque jour ils découvraient -quelque occasion imprévue de varier -leurs plaisirs, comme aussi de sentir combien -leurs deux cœurs étaient profondément unis -l’un à l’autre. Tantôt c’était un mendiant qu’ils -amenaient dans leur maison, l’ayant rencontré -dans leur promenade ; tantôt ils ramassaient -de jeunes oiseaux tombés du nid, et les abritaient, -et les nourrissaient, jusqu’au temps où -ils les voyaient en âge de voler.</p> - -<p>Ainsi avait vécu Barsabas, durant l’année -qui avait suivi son baptême. Et deux fois lui -avait été accordée une grâce si précieuse qu’il -avait défailli de joie en la recevant. Deux -fois son divin maître Jésus, étant venu prêcher -dans son village, avait daigné demeurer sous -son toit. Il s’était familièrement entretenu -avec lui, avait complimenté sa mère de l’avoir -pour fils, l’avait complimenté lui-même de -l’aimable compagne qu’il s’était choisie. Et -comme, un soir, les disciples engageaient de -nouveau le jeune homme à se joindre à eux, -Jésus leur avait dit avec son sourire : « Apprenez -qu’il y a plusieurs façons de me suivre ! -Et Barsabas n’est nulle part aussi près de -moi que dans son champ de figues ! »</p> - -<hr /> - - -<p>En effet, Barsabas était un bon chrétien. Lorsqu’il -avait appris le danger qui menaçait Jésus, -tout de suite il avait quitté son champ de -figues pour venir rejoindre la troupe des disciples. -Avec eux il était entré à Jérusalem ; il -avait assisté aux derniers entretiens, et donné -tant de preuves de son active ferveur que -Jésus s’était plu à le citer en exemple. Il -s’était cependant enfui du Jardin des Oliviers, -avec tous ses compagnons, aussitôt que Notre-Seigneur -avait été arrêté ; mais, dès le lendemain, -il avait racheté sa faute en proclamant, -jusque dans le prétoire, que l’homme qu’on -persécutait était le Fils de Dieu. Jamais d’ailleurs -il n’avait montré autant de courage que -durant ces terribles journées, où le courage -des meilleurs avait défailli ; car non seulement -il n’avait pas cessé d’affirmer sa foi devant -les Juifs, au risque d’être lapidé ou mis -en prison : il s’était encore ingénié à consoler, -à raffermir ses amis. A ceux qui doutaient -il rappelait le divin enseignement de leur -maître ; à ceux qui désespéraient il disait -que bientôt Jésus serait de nouveau parmi -eux. Aussi Jésus, pour le récompenser, l’avait-il -admis à être un des premiers témoins de sa -résurrection. Et quand, ensuite, Jésus étant -remonté s’asseoir à la droite de son Père, les -disciples avaient décidé de nommer un douzième -apôtre en remplacement de Judas, peu -s’en était fallu qu’on ne le nommât. Seul, un -autre disciple, nommé Mathias, avait été jugé -aussi digne que lui de ce grand honneur ; en -telle façon que, faute de savoir qui choisir -entre eux, on était convenu de s’en remettre -au sort. Mais d’abord les Onze, tombant -à genoux, avaient invoqué Jésus : « Seigneur, -lui avaient-ils dit, vous qui connaissez -les cœurs de tous les hommes, montrez-nous -lequel de ces deux hommes vous avez préféré -pour prendre place dans l’apostolat, dont Judas -est déchu ! » Puis on avait donné les -sorts : c’était Mathias que le sort avait désigné.</p> - -<p>Et personne ne s’en était réjoui plus que -Barsabas. Car, bien que l’honneur que lui -avaient fait ses compagnons l’eût beaucoup -touché, il continuait à se considérer comme le -dernier d’eux, le plus ignorant, le plus inutile, -le moins propre aux difficiles travaux de -l’apostolat ; sans compter que toute son âme -était alors partagée entre deux sentiments, la -tristesse où l’avait plongé l’absence de son -divin maître, et son désir de revoir le village où -il était né.</p> - -<p>Il avait cependant résolu de rester à Jérusalem -jusqu’à ces fêtes de la Pentecôte après -lesquelles tous les disciples devaient se séparer, -pour aller prêcher l’Évangile aux nations. -Mais il souffrait fort d’avoir à habiter si longtemps -une ville où hommes et choses étaient -à l’opposé de tout ce qu’il aimait ; et le séjour -de Jérusalem lui serait peut-être devenu tout -à fait impossible s’il n’avait trouvé un moyen -de se distraire de son attente, comme aussi -de se donner un peu l’illusion que son maître -Jésus demeurait près de lui. Dans la maison -qu’il habitait, et dans tout son faubourg, qui -était le plus misérable et le plus mal famé de -la ville, il s’était lié avec une foule de pauvres -gens, étrangers comme lui, des Parthes, des -Mèdes, des Élamites, des Crétois, des Arabes, -apparemment venus là de leur pays pour y -mourir de faim ; et, sans leur parler jamais, -sauf par quelques signes, — car il ne savait -pas un mot de leurs diverses langues, et ne -connaissait que le patois de sa Galilée, — il -s’était constitué leur soutien, leur garde-malade, -l’ami et le compagnon de jeux de leurs -enfants. Quelques jours lui avaient suffi pour -comprendre le caractère, la situation, les -besoins de chacun ; et rien n’était plus touchant -que de le voir travailler, en silence, à apaiser -ou à divertir les souffrances de ces malheureux. -Il le faisait pour se distraire soi-même, -se rappelant ainsi la douce vie qu’il avait -menée dans son village après sa conversion ; -mais parfois, au moment où la fatigue allait -l’accabler, il croyait apercevoir tout à coup son -maître bien-aimé, debout devant lui. Et, en -effet, n’était-ce point la présence de Jésus qui -avait pu lui permettre, en moins de quarante -jours, non seulement de secourir, mais aussi -d’instruire ces étrangers, dont il ignorait la -langue, et de les convertir à la foi chrétienne ?</p> - -<p>Il en avait déjà converti plus de cent, -appartenant aux races les plus différentes, -lorsqu’était enfin arrivé le jour de la Pentecôte. -Et beaucoup de ces néophytes avaient -tenu, ce jour-là, à l’accompagner jusqu’à la -porte du cénacle où l’on devait célébrer la -fête, afin de lui témoigner une dernière fois -leur reconnaissance. Or voici que, les disciples -s’étant tous rassemblés, un grand bruit s’était -fait entendre, comme le bruit d’un vent qui -soufflait du ciel ; et ce vent s’était abattu sur -la salle, et les disciples avaient vu paraître -des langues de feu qui s’étaient arrêtées au-dessus -de leurs têtes. Ils étaient alors tombés -en prière, adorant l’Esprit que leur divin -maître leur avait envoyé. Et puis, après s’être -encore embrassés, ils étaient sortis.</p> - -<p>Et que l’on imagine quelle avait été alors -la surprise, l’émotion de Barsabas ! Car, en -entendant parler les Mèdes, les Parthes, les -Arabes, tous les étrangers qui accouraient au-devant -de lui, il s’était aperçu qu’il comprenait -leurs paroles et pouvait y répondre ! -Comme les douze apôtres, Barsabas avait, -miraculeusement, reçu le Don des Langues.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>II<br /> -LE CITOYEN DU MONDE</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p><i lang="la" xml:lang="la">Quiesce a nimio sciendi desiderio, -quia magna ibi invenitur distractio -et deceptio !</i></p> - -<p class="sign">(<span class="sc" lang="la" xml:lang="la">Imitatio Christi</span>, <small>I</small>, 2.)</p> - -</blockquote> - -<p>Devant la grâce inattendue qui venait de -lui échoir, Barsabas se sentit d’abord si heureux -à la fois et si effrayé que, bien qu’il pût -maintenant répondre sans effort aux questions -de ses amis, il ne prit pas même le temps de -les écouter. Rentré dans sa chambre, il se -hâta d’en faire sortir un petit garçon avec qui -tous les soirs il avait coutume de jouer, et qui, -ce soir-là encore, voulait, à toute force, lui -grimper sur le dos. Puis, ayant verrouillé la -porte pour n’être plus dérangé, il se prosterna -et pria humblement Seigneur, s’écria-t-il, -vous m’avez honoré par delà mon mérite ! Au -dernier de vos serviteurs vous avez daigné -confier le plus précieux de vos dons ! Et voici -cependant, — telle est ma faiblesse ! — voici -que je tremble de frayeur à la pensée des -devoirs nouveaux qui en résultent pour moi ! -« Soutenez-moi, Seigneur, éclairez-moi, dites-moi -ce que je dois faire, afin que je ne sois -qu’un outil entre vos mains, l’instrument de -votre gloire et de votre justice ! » Mais le Seigneur -ne lui dit rien, et Barsabas se vit contraint -de décider lui-même ce qu’il devait -faire.</p> - -<p>Aussi bien ne pouvait-il guère hésiter sur -le premier et le plus urgent des devoirs nouveaux -qui s’imposaient à lui ; et sa frayeur ne -lui venait, précisément, que de sa trop claire -conscience de ce pénible devoir. Il avait, en -effet, tout de suite compris que le don des -langues ne lui avait pas été accordé simplement -pour qu’il pût s’entretenir, à Jérusalem, -avec des étrangers déjà convertis, ni moins -encore pour qu’il s’en retournât mener sa vie -silencieuse à l’ombre des collines de son cher -village. Le don des langues lui imposait le -devoir de parcourir le monde, pour porter aux -païens la sainte parole : cela était certain, -hélas ! trop certain !</p> - -<p>Tout au plus eut-il un instant l’idée que, si -son maître avait vraiment exigé de lui un -pareil sacrifice, c’est lui qu’il aurait désigné -pour faire partie des douze apôtres, au lieu -de Mathias. Mais aussitôt il rougit de cette -idée, misérable prétexte suggéré par sa -lâcheté. Le pouvoir miraculeux de parler -toutes les langues n’était-il pas un signe -d’apostolat aussi évident, pour le moins, qu’une -élection où peut-être le hasard avait seul agi ? -Non, non, Barsabas sentait que nul doute ne -lui était possible ! Et plus était cruel le sacrifice -que son maître exigeait de lui, plus il se -sentait tenu de l’accomplir, en échange de -l’immense faveur qu’il avait reçue. Il résolut -donc de quitter Jérusalem dès le lendemain, -et de se mettre en route vers les pays étrangers, -après avoir dit un rapide adieu à sa -femme, à sa mère, aux lieux qui, jusqu’alors, -avaient été pour lui l’univers entier.</p> - -<p>Encore ne leur dit-il cet adieu que par procuration. -Ayant rencontré, aux portes de Jérusalem, -un paysan de son village qui rentrait -chez lui, c’est sur lui qu’il se déchargea du -soin d’annoncer aux siens sa nouvelle mission. -« Je comptais aller moi-même prendre congé -d’eux, ajouta-t-il, mais le ciel a eu pitié de -moi, et voici qu’il t’a envoyé sur mes pas, -pour m’épargner un supplice au-dessus de mes -forces. Ou plutôt ce sont les dangers de la -tentation que le ciel, sans doute, aura voulu -m’épargner : car je me demandais comment, -après avoir revu tout ce qui m’est cher, je -trouverais le courage de m’en séparer. Adieu -donc, frère bien-aimé ! Et quand, après-demain, -du haut de la colline, tu apercevras -à tes pieds les maisons de notre village, rappelle-toi -ton frère Barsabas qui s’en va, seul -et triste, parmi des inconnus ! »</p> - -<p>Barsabas pleurait en disant ces mots ; puis -il se jeta, tout pleurant, au cou de son ami. -Mais à peine l’eut-il vu disparaître, dans la -poussière du chemin, qu’il ne put s’empêcher -de songer qu’il avait été, lui aussi, la veille -encore, semblable à ce paysan inutile et grossier. -Et, fiévreusement, il eut soif d’employer -au plus vite, pour le bien de son maître, le -magnifique don qu’il portait en lui. Quand -son ami, le surlendemain soir, aperçut du -haut de la colline les maisons du village, il -soupira en se rappelant le pauvre Barsabas -qui allait, seul et triste, sur des routes lointaines ; -mais Barsabas, au même instant, marchait -d’un pas alerte et la tête haute, méditant -le discours qu’il prononcerait dès qu’il -rencontrerait une ville, devant lui.</p> - -<hr /> - - -<p>Cette ville se trouva être Péluse, dans la -Basse-Égypte ; et Barsabas, qui y était parvenu -après cinq jours de marche, fut d’abord -tenté de marcher cinq jours de plus pour s’en -éloigner. Habitué comme il l’était aux mœurs -rustiques de la Galilée, Jérusalem déjà lui -avait paru inhabitable ; mais il se sentait prêt -maintenant à la regretter, en comparaison de -cette ville étrangère où, depuis les traits des -visages jusqu’à la façon de manger et de se -vêtir, rien ne ressemblait à ce qu’il connaissait. -La largeur des rues, la hauteur des maisons, -les amples manteaux et les lourds souliers, -tout cela était, à ses yeux, aussi laid -qu’incommode. Il éprouvait une indignation -mêlée de mépris à la vue des litières qui servaient -à traîner, d’une maison à l’autre, des -hommes parfaitement capables de se servir de -leurs jambes. Il ne comprenait pas que des -êtres humains pussent se passer d’arbres et -d’oiseaux, ni se résigner à vivre enfermés -dans d’obscures boutiques, sans autre profit -que de gagner un argent aussitôt dépensé. En -un mot, il jugeait Péluse l’endroit le plus -monstrueux du monde : et telle il continua de -la juger pendant les six mois qu’il y demeura.</p> - -<p>Car le fait est qu’il y demeura six mois, en -dépit de sa mauvaise humeur : et ce fut bien -là qu’il prêcha pour la première fois. S’étant -rendu sur le port, le lendemain de son arrivée, -il aborda quelques matelots qui musaient -au soleil, et se mit à leur expliquer la doctrine -chrétienne. Il la leur expliqua dans la -langue grecque, qui était leur langue ; mais -il répéta ensuite son explication en arabe à -des marchands arabes qui s’étaient approchés ; -il la répéta en syrien et en éthiopien, de telle -sorte que, bientôt, une foule énorme se pressa -autour de lui, curieuse d’entendre un homme -qui parlait toutes les langues. Et Barsabas -raconta à cette foule la vie et la mort divines -de Jésus. Il leur raconta sa propre vie, de -quelles ténèbres il avait été tiré, et vers quelle -lumière. Il leur dit quelques-unes des paraboles -de son maître, les plus simples et les -plus touchantes, s’efforçant de retrouver, dans -sa voix, un écho de la voix surnaturelle qui -les lui avait enseignées. Longtemps il parla, -debout sur un banc de pierre, indifférent aux -injures comme aux railleries ; et d’heure en -heure, à mesure qu’il parlait, injures et railleries -devenaient plus rares, jusqu’à ce qu’enfin -il eut le bonheur de voir jaillir des larmes -presque de tous les yeux. Lui aussi, il pleurait ; -une ardente émotion faisait frémir ses lèvres, -donnait à sa parole des accents pathétiques. -Quand il descendit du banc et cessa de prêcher, -cent personnes de tout âge et de toute -condition, s’approchant de lui avec déférence, -lui exprimèrent leur désir d’être baptisées.</p> - -<p>Et comme, quelques heures plus tard, Barsabas, -tout heureux de la belle moisson qu’il -avait rapportée à son maître dès son premier -discours, s’en retournait joyeusement vers -l’auberge où il s’était logé, un petit vieillard -l’accosta dans la rue. C’était un aimable petit -vieillard, chauve, replet, avec un visage ridé -où s’ouvraient de grands yeux naïfs et bienveillants. -Il avait la mise d’un riche bourgeois. -Et, en effet, il apprit à Barsabas qu’il vivait de -ses rentes, mais qu’il employait son temps à -s’instruire et à méditer. « Or, je regrette -d’avoir à vous dire, poursuivit-il, que votre -Jésus n’est pas le vrai Dieu. Car le vrai Dieu, -je le connais : il m’a été révélé par un homme -admirable, le philosophe Épistrate, auteur du -traité sur l’<i>Essence de l’Être</i>. Peut-être n’avez-vous -pas lu ce livre sans pareil ? Tenez, je -n’ai pas pu m’empêcher de vous l’apporter ! » — Et -le vieillard tendait à Barsabas un épais -rouleau. — « Je vous en prie, lisez-le ! Que si -même il ne réussissait pas à vous convaincre -tout à fait, vous y trouveriez encore de quoi -réfléchir ! »</p> - -<p>Le petit vieillard avait une si honnête et -douce figure que Barsabas crut pouvoir lui -parler comme à un ami. Il lui avoua donc -qu’il lirait volontiers, pour l’obliger, le traité -de son philosophe, mais que, par malheur, il -ne savait pas lire. Et, loin de lui en témoigner -le moindre mépris, le vieillard lui proposa -aussitôt de lui apprendre lui-même à lire -et à écrire. « Quelques leçons vous suffiront, -lui dit-il, aidées d’un peu d’exercice. Et vous -acquerrez là un bien inestimable, qui doublera -l’effet de vos prédications ! »</p> - -<p>L’offre était si imprévue que Barsabas -hésita quelques instants avant de l’accepter. Il -ne se souvenait pas que son divin maître, en -lui énumérant les choses nécessaires à la vie, -lui eût fait mention de la nécessité de savoir -lire et écrire ; maintes fois au contraire Jésus -l’avait félicité de son ignorance, et même -expressément engagé à y persévérer. Mais il -se répéta que son rôle nouveau lui imposait -de nouveaux devoirs. Le vieillard avait raison : -en lui permettant de connaître des œuvres -que ses adversaires ne manqueraient point de -lui opposer, la lecture lui fournirait une arme -précieuse pour son apostolat. Et puis, — encore -qu’il ne consentît peut-être pas à s’en -rendre compte, — il avait dès lors, au fond de -son cœur, la certitude qu’un homme doué du -don des langues était un être d’espèce supérieure -au commun des hommes. Un tel homme, -capable de parler à son gré les langues les -plus diverses, ne pouvait pas, décemment, -se trouver hors d’état de lire aucune d’elles. Ce -que lui proposait le vieillard paraissait, en -quelque sorte, à Barsabas le complément -désormais indispensable de la grâce que -Jésus lui avait accordée. Il accepta donc, offrit -au vieillard de se mettre à l’étude dès le lendemain ; -et c’est ainsi qu’il resta six mois dans -la ville de Péluse.</p> - -<p>Car non seulement il apprit à lire et à -écrire en deux ou trois langues, ce qui ne -laissa pas de lui demander plus de temps qu’il -n’avait supposé ; mais il profita de l’occasion -pour apprendre aussi un peu de grammaire, -de façon à rendre son éloquence plus correcte -et plus pure. Le vieillard, trop heureux de -pouvoir un moment se distraire de sa philosophie, -lui enseigna le sens primitif des mots -et leurs sens dérivés ; il lui révéla de quelle -manière une image pouvait être mise en -valeur ; il lui indiqua les différents moyens de -varier et de nuancer le rythme de ses phrases. -Et à s’instruire de tout cela Barsabas goûtait -un plaisir sans cesse plus vif, dont il s’excusait, -vis-à-vis de lui-même, en songeant aux -nouvelles moissons d’âmes qu’il préparait pour -son maître.</p> - -<p>Il ne négligeait pas, d’ailleurs, les soins de -son apostolat. Une ou deux fois au moins par -semaine, il s’arrachait à ses études pour prêcher -l’Évangile ; et, bien que le nombre des -conversions diminuât sensiblement à chacun -de ses discours, convertis et sceptiques s’accordaient -à constater que chacun de ses discours -dépassait le précédent en force, en -clarté, en verve convaincante. Au total, son -séjour à Péluse avait eu de bons fruits. Mais, -de tous ces fruits, aucun ne lui fut aussi -agréable que la conversion du petit vieillard.</p> - -<p>En effet Barsabas, dès qu’il avait su lire, -s’était empressé de lire le traité de l’<i>Essence -de l’Être</i> ; et, à sa grande joie, — car il -n’avait pas été d’abord sans quelque inquiétude, — il -y avait trouvé des pensées si puériles et tant -de folies que sa foi en Jésus s’en était renforcée. -Épistrate n’allait-il pas jusqu’à soutenir -que Dieu ne faisait qu’un avec le soleil, ou -encore que les âmes, après la mort, avaient -pour résidence la lune et les étoiles ? Barsabas -avait songé que, si tous les philosophes dont -on le menaçait ressemblaient à celui-là, il -n’aurait pas de peine à les réfuter. Et, en -attendant, il avait réfuté celui-là avec tant de -chaleur que force avait été au vieillard de -s’avouer vaincu. Lorsque Barsabas, l’ayant -baptisé ainsi que tous les siens, voulut quitter -Péluse pour se rendre à Alexandrie, cet excellent -homme exigea qu’il prît place dans sa -litière, dont, au reste, lui-même ni sa femme -ne se servaient jamais et il l’accompagna -jusqu’au delà des remparts.</p> - -<hr /> - - -<p>Barsabas avait persisté, durant les six mois -de son séjour, à juger Péluse la plus laide -des villes ; mais Alexandrie, au contraire, lui -fit dès le premier soir excellente impression. -Les rues cependant y étaient encore plus -larges, les maisons plus hautes, le costume -des hommes et des femmes y différait plus -encore des modes rudimentaires de la Galilée ; -mais Barsabas ne pouvait se défendre de penser -que tout cela, pour n’avoir rien de commun -avec ce qu’il connaissait, n’en était que plus -élégant et plus ingénieux. Il avait, d’ailleurs, -gardé le meilleur souvenir de son voyage dans -la litière du vieillard. Non seulement lui-même -avait fait la route sans ombre de fatigue ; -ses porteurs, eux aussi, avaient paru enchantés. -Ils lui avaient confié qu’ils s’ennuyaient à -Péluse, et que ce voyage à Alexandrie était -fort de leur goût. Mais comme le jeune homme -leur demandait, après cela, pourquoi ils ne -priaient pas leur maître de les employer plutôt -à cultiver ses terres, ils avaient poussé des -cris d’épouvante à la seule idée de la vie aux -champs. Et c’était une réponse de même genre -que Barsabas recevait, maintenant, des boutiquiers -d’Alexandrie, à qui il conseillait de -fermer leurs boutiques pour s’en retourner aux -villages où ils étaient nés. Ils ne refusaient -pas d’admettre que la vie du village fût plus -saine, plus sûre, plus calme, voire plus fructueuse ; -mais ils ajoutaient que, ayant goûté -au charme de la ville, rien au monde ne pouvait -plus leur en ôter le goût. Et Barsabas, -sans cesser de les plaindre, commençait à -comprendre ce charme funeste qui les avait -conquis. Il prit un grand plaisir à visiter les -monuments d’Alexandrie, les arcs de triomphe, -les théâtres, les bibliothèques ; et, le matin du -jour où il devait prêcher pour la première fois, -il s’acheta une toge et une paire de cothurnes, -par crainte que la pauvreté de sa mise ne le -fît confondre avec les diseurs de bonne aventure, -dont toutes les places publiques étaient -encombrées.</p> - -<p>Aussi son premier discours fut-il très écouté. -Artistes, savants, dames du monde, l’élite de -la ville se réunit autour de lui, ce dont il se -réjouit dans la naïveté de son cœur : car il -avait conçu le beau rêve de convertir à l’Évangile -les classes supérieures de la société, laissant -à celles-ci le soin de répandre, ensuite, -leur foi parmi le bas peuple. Mais ce n’était, -hélas ! qu’un rêve. Après avoir écouté le discours -du jeune homme avec la curiosité la plus -attentive, son élégant auditoire se dispersa, -sans que personne semblât tenté de se convertir. -Et dès le lendemain, à la même place -où il avait parlé, Barsabas vit se réunir le -même auditoire autour d’un autre orateur, un -philosophe fameux, qui réfuta point par point -tout ce qu’il avait dit. A la doctrine de Jésus, -telle qu’il l’avait exposée, ce philosophe opposa -la doctrine d’Aristote, affirmant que celle-là -seule était sage et vraie.</p> - -<p>Le jeune Galiléen n’avait pas lu Aristote. Il -ne connaissait pas non plus Héraclite, ni Parménide, -ni Platon, que d’autres orateurs firent -valoir contre lui. Il se mit à les lire : et il dut -s’avouer que leurs théories étaient infiniment -plus difficiles à réfuter que celle d’Épistrate, -qui envoyait dans la lune les âmes -des défunts. Elles étaient fausses aussi, -cependant, il le sentait bien ; mais l’erreur -y était cachée sous des dehors si spécieux -qu’il avait beaucoup de peine à la découvrir.</p> - -<p>Il se donna tout entier à cette découverte. -Jour et nuit il s’efforça d’approfondir les écrits -des philosophes, de les comparer, de relever -une à une leurs contradictions. Souvent la -fatigue ou le découragement faillirent l’arrêter ; -mais il se raffermissait en songeant que -nul, à coup sûr, parmi les disciples de son -divin maître, ne rendait à l’Évangile un plus -beau service. Il espérait, en effet, que, grâce -à lui, tous les philosophes apercevraient la -vanité de leurs illusions, et viendraient les -déposer humblement aux pieds de Jésus. Et il -lisait et il relisait, étonnant les bibliothécaires -par son zèle à compulser des ouvrages dont -personne, de mémoire d’homme, n’avait encore -osé affronter la lecture.</p> - -<p>Ce terrible travail lui prit cinq ans, pendant -lesquels il n’eut guère le loisir de prêcher. Et -un jour, après cinq ans d’études et de méditations, -il se jugea suffisamment armé pour -commencer la lutte. Il fit donc savoir que, le -lendemain, sur la grand-place, il se chargeait -de réduire à néant les systèmes des divers -philosophes, passés et présents.</p> - -<p>Il eut cette fois pour l’entendre tous les professeurs -de philosophie, qui ne pensèrent, -d’abord, qu’à s’émerveiller de son érudition. -Mais bientôt, se voyant attaqués, ils ripostèrent. -Les uns lui soumirent des moyens, à -leur avis très simples, de corriger les contradictions -qu’il avait signalées ; d’autres imaginèrent -des théories nouvelles qui, suivant eux, -devaient être à l’abri de ses objections. Et -surtout ils lui signifièrent, les uns et les autres, -qu’il n’avait point compris la vraie doctrine -des philosophes dont il s’était occupé. « Vous -avez saisi le sens des paroles, — lui dirent-ils ; — mais -le sens profond qui se cache sous les -paroles vous a échappé. Aussi bien ce sens-là -ne pouvait-il manquer de vous échapper : car -il est dû à une foule de sentiments et de traditions -que vous ignorez forcément, étant d’un -pays où la civilisation grecque n’a pas pénétré. -La pensée de Platon restera toujours fermée -à qui n’a pas été élevé dans le commerce -d’Homère. Ce que vous en avez perçu n’est -que son enveloppe : vous en parlez comme un -sourd parlerait de musique ! »</p> - -<p>Et peut-être ces professeurs avaient-ils raison ; -mais c’est de quoi Barsabas, naturellement, -ne pouvait convenir. Il continua donc -de prêcher, ou plutôt d’argumenter, prouvant -à qui désirait l’entendre la fausseté et l’incohérence -de tous les systèmes. Le malheur est -qu’on semblait de moins en moins désireux de -l’entendre. Les philosophes étaient revenus à -leurs exercices professionnels ; les dames du -monde s’étaient fatiguées d’une éloquence trop -sèche et trop positive ; et un jour arriva où le -pauvre Barsabas ne trouva plus, autour de son -estrade, que les matelots et les pêcheurs du -port. Encore n’était-ce point, comme l’on -pense, sa dialectique qui les attirait. Il était -simplement, pour eux, l’homme qui parlait -toutes les langues ; et sans cesse, par manière -de passe-temps, ils lui amenaient des Nègres -et des Scythes, des esclaves sortis des régions -les plus reculées, afin qu’il leur expliquât, -dans leurs langues, les erreurs d’Épicure ou -d’Anaxagore.</p> - -<hr /> - - -<p>Barsabas, cependant, n’était point d’âme à -désespérer. Dès qu’il se fut convaincu qu’à -Alexandrie ses efforts n’avaient décidément -aucune chance de réussir, il résolut de tourner -le dos à cette ville et de se rendre à Rome. Il -s’y rendait, tout occupé déjà des controverses -prochaines, lorsque le bateau où il s’était -embarqué fit escale dans un petit port de l’île -de Crète ; et voici qu’en arrivant dans cette -bourgade Barsabas eut l’extrême surprise de -se trouver parmi des chrétiens. Des églises -remplaçaient les temples des dieux ; les maisons -étaient surmontées de grandes croix de -pierre ; et tous les habitants s’empressaient -autour des passagers du bateau, sans vouloir -accepter d’eux aucune récompense. Ces braves -gens avaient renoncé au commerce, ainsi qu’à -toutes les formes du gain ; ils vivaient de leur -pêche, des fruits de leurs champs : si bien -que Barsabas crut revoir son village, tel qu’à -son départ il l’avait laissé.</p> - -<p>Il ne tarda point, d’ailleurs, à avoir l’explication -du spectacle imprévu qui s’offrait à lui. -Tout en l’installant à sa table avec mille -égards, l’hôte qui l’avait recueilli lui raconta -que la ville entière s’était convertie, depuis -deux ans déjà, après avoir entendu les discours -de l’apôtre Mathias. « Ce saint homme -a passé une semaine parmi nous : il a prêché -sur le port ; et, quand il est reparti, nous -étions tous devenus chrétiens. Et comment -aurions-nous hésité à le devenir, en présence -d’une doctrine aussi simple et aussi belle, -répondant aussi parfaitement aux désirs de -nos cœurs ? » L’hôte de Barsabas ajouta, -cependant, que l’exemple personnel de Mathias -n’avait pas été non plus sans contribuer à -les convertir. « Jamais nous n’avions vu un -homme pareil à celui-là ! Un véritable saint, -modeste, timide, doux comme un enfant ! » -Barsabas demanda s’il leur avait réfuté les -erreurs des philosophes ; mais son hôte, à -cette question, éclata de rire. « Oh ! non, -s’écria-t-il, soyez sûr qu’il ignorait jusqu’au -nom de tous ces gens-là ! Il ne savait ni lire -ni écrire ! Il était plus illettré que le dernier -de nos esclaves ! Et je me rappelle que moi-même, -sitôt que je l’ai entendu, j’ai jeté au -feu mes volumes d’Aristote ; mais l’idée ne me -serait pas venue de lui en parler ! »</p> - -<p>Le bateau ne s’était arrêté que pour quelques -heures. Quand Barsabas se retrouva à bord, -entouré de cadeaux de toute sorte que ses -frères de la petite ville l’avaient supplié d’emporter -en souvenir d’eux, il se mit à réfléchir -sur ce qu’il venait d’apprendre. Et tout de -suite, malgré lui, le contraste lui apparut -entre le succès obtenu par Mathias dans cette -bourgade crétoise et son propre échec à -Alexandrie. « Je n’ai pas réussi jusqu’à présent, -songeait-il, les circonstances m’ont été -contraires. C’est donc à Rome que je prendrai -ma revanche. J’amènerai à Jésus la capitale -du monde ! » Mais alors il s’aperçut clairement -d’une chose que, depuis longtemps, il -essayait de tenir cachée au profond de son -cœur. Il s’aperçut qu’il ne pouvait plus désormais -espérer d’amener personne à Jésus, -car lui-même avait cessé de croire en -Jésus.</p> - -<hr /> - - -<p>Non qu’il se fût laissé convaincre par les -divagations des métaphysiciens. Son robuste -bon sens de paysan lui affirmait assez que -tous leurs systèmes n’étaient que d’ingénieuses -fantaisies, inventées pour l’amusement -de quelques songe-creux. Il voyait assez que -les plus subtils arguments de Platon n’empêchaient -pas le monde extérieur d’exister pour -l’homme, et que, même démontrée, l’hypothèse -des atomes resterait toujours une absurdité. -Tout cela avait maintenant, à ses -yeux, juste autant de valeur que les rêveries -d’Épistrate sur les habitants de la lune. Le -commerce assidu des philosophes n’avait fait -que le dégoûter de la philosophie ; et plus que -jamais il était prêt à considérer la doctrine -de Jésus comme le seul système qu’un sage -pût admettre. Seule, en effet, elle ne s’adressait -à la raison que dans les matières qui -étaient raisonnables, c’est-à-dire dans celles -qui touchaient à la conduite pratique de la -vie ; imposant aux hommes, pour le reste -toute une série de mystères où ils n’avaient -qu’à croire. Mais c’est précisément à ces mystères -que Barsabas n’avait plus la force de -croire. Tant de systèmes différents avaient -défilé sous ses yeux, se détruisant l’un l’autre, -qu’une méfiance lui était venue de tous les -systèmes. La réflexion avait tari en lui les -sources de la foi. Elle les avait taries à tel -point que si Jésus, sorti du tombeau, s’était de -nouveau montré devant lui, peut-être eût-il -encore gardé des doutes sur sa divinité. Et il -en éprouvait certes un chagrin très vif, mais -moins vif, en fin de compte, qu’il ne l’aurait -craint : car déjà ses lectures, et des exemples -nombreux, l’avaient préparé à voir dans les -ennuis du doute la rançon fatale d’un esprit -supérieur.</p> - -<p>Il se jura du moins de conserver le culte -des vertus chrétiennes, ne s’apercevant pas -que, bien avant de perdre la foi, il l’avait -perdu. Et, quoique son voyage à Rome fût -désormais sans objet, il résolut cependant de -le continuer. La vie à Alexandrie lui était -devenue impossible ; plus impossible encore le -retour dans son village, où chacun se serait -informé des résultats de sa prédication. Et -puis la vérité était que, s’il se résignait à ne -plus croire, il ne pouvait pas se résigner à ne -plus prêcher. A force de parler tour à tour -toutes les langues, il avait fini par s’y juger -tenu, comme à un travail important et méritoire -entre tous. Des deux dons qu’il avait -reçus de son maître Jésus, et dont l’un consistait -à connaître l’unique vérité et l’unique bonheur, -tandis que l’autre consistait simplement -à pouvoir dire tour à tour une même chose en -plusieurs façons, c’était comme si ce deuxième -don avait, pour lui, annulé le premier. La -perspective de devoir y renoncer l’aurait désespéré.</p> - -<hr /> - - -<p>Il résolut donc de n’y point renoncer, mais, -au contraire, d’en tirer le profit le plus grand -possible. Il savait qu’à Rome une foule -d’étrangers s’enrichissaient et devenaient célèbres, -qui avaient pour seul métier d’enseigner -aux Romains la langue du pays d’où -ils étaient sortis. Il se faisait fort, lui, d’enseigner -toutes les langues, dût-il dépenser encore -une année ou deux à en étudier la grammaire -et la littérature ! Aussi bien les leçons -du vieillard de Péluse avaient, autrefois, -éveillé en lui le goût de ces études ; et sans -cesse, depuis, il s’était mieux pénétré de leur -utilité. Rien ne lui était plus agréable, rien -ne lui semblait plus digne de ses soins, que -de comparer les manières diverses dont les -divers peuples exprimaient leurs idées. N’était-ce -pas, pour ainsi dire, comparer leurs âmes ? -Et le résultat d’une telle comparaison pouvait-il -n’être pas d’un prix inestimable ? Ne -croyant plus à la possibilité de connaître Dieu -et les voies du salut, Barsabas ne s’en trouvait -que plus à l’aise pour croire à la nécessité -de connaître le détail des choses d’ici-bas. -Et lorsqu’enfin, après de longs mois de -préparation, il ouvrit une école sur le Viminal, -très sérieusement il eut conscience de -remplir un devoir, d’entreprendre une tâche -magnifique et sacrée.</p> - -<p>Ses élèves, au reste, ne se firent pas faute -de l’y encourager. Ils se pressèrent pour l’entendre, -l’accablèrent de cadeaux, répandirent -sa gloire aux quatre coins de Rome. Entraînés -par son exemple, ces jeunes gens se prenaient -de passion pour l’étude des langues étrangères -au point d’y sacrifier tout ce qui, jusqu’alors, -les avait occupés. Ils négligeaient de visiter -leurs domaines, de veiller au bon ordre de -leurs maisons, de bavarder et de jouer avec -les jeunes filles, ils négligeaient d’être jeunes, -de rêver, et d’aimer, dans leur hâte d’apprendre -comment se conjuguait le passif des verbes -chez les Égyptiens, ou de quels titres se nommaient -les principaux ouvrages des poètes -persans. Et quelques-uns d’entre eux, ayant -imaginé de voyager en Égypte et en Perse -pour tirer parti de leurs connaissances, avaient -été d’abord un peu déçus de découvrir que -leurs connaissances ne leur servaient de rien : -car si le peuple des contrées qu’ils visitaient -parlait bien la même langue qu’enseignait -Barsabas, il la parlait avec toute sorte de -menues différences d’accent et d’intonation qui -la leur rendaient incompréhensible. Mais ils -n’avaient pas tardé à reconnaître que le peuple -de ces contrées n’avait, en somme, rien à leur -dire qui valût d’être compris, et qu’eux-mêmes, -n’ayant rien à lui dire, n’avaient aucun besoin -de s’en faire comprendre. Si bien qu’après -s’être un moment affligés de leur découverte, -ils avaient presque fini par s’en enorgueillir : -car ils avaient l’impression qu’eux seuls désormais, -grâce aux leçons de leur maître, savaient -parler avec pureté toutes les langues du -monde ; et leur culte pour leur maître s’était -encore accru.</p> - -<p>C’est ainsi que Barsabas, en peu d’années, -devint le plus riche et le plus fameux des -professeurs romains. Il eut une maison en -ville et une autre aux champs, pleines toutes -deux d’esclaves exotiques avec chacun desquels -il aimait à s’entretenir familièrement -dans sa langue. Tous les savants s’honoraient -de son amitié. Un poète en vogue, qui dînait -chez lui plusieurs fois par semaine, écrivit à -sa louange une épigramme que la ville entière -trouva délicieuse. « Divin Barsabas, disait-il -dans son épigramme, ne t’étonne pas de me -voir si souvent à ta table ! J’ai formé le rêve, -moi aussi, de suivre tes leçons, afin de pouvoir -répéter dans toutes les langues possibles que -c’est chez toi qu’on mange les meilleures lamproies ! » -Et Barsabas, recueillant tous les -jours quelque marque nouvelle de la faveur -publique, songeait que jamais, certainement, -la prédication de l’Évangile ne lui aurait -acquis de tels avantages.</p> - -<p>Mais lui, loin de se laisser amollir par cette -prompte fortune, n’en était que plus zélé à -poursuivre ses études. Pendant que tout le -monde s’accordait à proclamer sa science, sans -cesse il était plus honteux de son ignorance. -Sans cesse un problème qu’il venait de -résoudre en faisait surgir un nouveau, devant -lui ; et tantôt c’était l’origine d’un mot qui lui -échappait, tantôt il s’épuisait à vouloir saisir -la cause d’une anomalie de syntaxe ou d’accentuation. -Que de fois ses invités, après avoir -vainement attendu qu’il vînt les recevoir, le -trouvèrent marchant de long en large parmi -des tas de livres, avec la mine piteuse d’un -joueur qui aurait perdu son dernier enjeu !</p> - -<p>Son unique distraction était de voyager. -Encore ne voyageait-il pas, comme ses élèves, -pour montrer aux étrangers qu’il savait leur -langue, mais pour s’instruire auprès d’eux, -pour connaître leur vie, pour essayer d’entrevoir -l’âme de leur race : car il avait dû constater -que l’étude des langues était loin de lui -révéler cette âme autant qu’il aurait cru. Il -allait donc d’un pays à l’autre, poussé par une -curiosité tous les jours plus vive. Il explorait -les villes et les villages, il interrogeait les -habitants sur leurs mœurs, leurs traditions, -sur une foule de choses qui avaient pour eux -un grand intérêt, mais dont ils ne comprenaient -pas qu’elles en eussent aucun pour un -étranger. Lui, cependant, mettait une véritable -passion à s’en informer. Et ses voyages, -ainsi employés, lui auraient peut-être été parfaitement -agréables, s’ils ne l’avaient trop -souvent contraint à se priver d’un luxe matériel -sans qui, désormais, il ne pouvait plus -vivre. Il avait subi si profondément l’influence -du bien-être romain qu’il ne s’accommodait -plus ni d’un repas trop simple, ni d’un lit -trop dur, ni de chevaux trop lents. Ou que si, -d’aventure, il décidait de passer outre à ces -désagréments, leur souvenir le poursuivait -jusque dans ses études, lui gâtant le profit qu’il -en recueillait. Mais souvent aussi il eut la surprise -de rencontrer, en de lointains pays, des -inventions pratiques si commodes qu’il fut -désolé de ne pouvoir pas les retrouver à -Rome. Et peu à peu ces voyages, qui d’abord -ne lui étaient apparus que comme un passe-temps, -devinrent pour lui une nécessité. A -peine rentré de l’un d’eux, il souffrait de ne -pouvoir pas tout de suite en commencer un -autre.</p> - -<p>C’est que, à son avis du moins, les races -diverses qu’il apprenait à connaître lui communiquaient -une part de leurs goûts et de leur -esprit. Il avait l’impression que non seulement -il pouvait parler toutes les langues, mais -qu’il s’habituait aussi à penser comme les -peuples dont il parlait la langue. Et comment -n’aurait-il pas eu cette impression, quand il -constatait que chacun de ses voyages le détachait -de quelques-unes de ses idées antérieures, -le délivrait de quelques-uns de ses préjugés, -lui démontrait l’inanité de quelques-unes de -ses certitudes ou de ses croyances ? Ni par la -langue, ni par la pensée, il n’appartenait plus -à aucun pays : comment n’en aurait-il pas -conclu qu’il réunissait en lui les façons de parler -et de penser de tous les pays ? Devenir -vraiment un citoyen du monde, voilà quel -était désormais son désir ! Et pendant qu’il se -lamentait, sentant combien un tel désir était -lointain et difficile à réaliser, la foule de ses -élèves et de ses amis le félicitait d’en avoir -achevé déjà la réalisation. On déclarait que -personne n’était encore parvenu aussi complètement -que lui à se dépouiller de toute particularité -nationale, à rompre le lien créé par la -nature entre l’homme et elle. On l’appelait, -respectueusement, le « cosmopolite ». Et des -milliers de jeunes gens, garçons et filles, -s’efforçaient à partager son cosmopolitisme.</p> - -<hr /> - - -<p>Nous devons ajouter que Barsabas, de plus -en plus absorbé par sa science, s’apercevait à -peine des progrès de sa renommée. Mais il ne -put se défendre d’un secret plaisir quand, un -jour, la femme d’un des principaux fonctionnaires -romains le fit prier de venir chez elle -lui donner des leçons. Cette dame n’était plus -très jeune, et Barsabas, qui avait eu déjà -l’occasion de la voir, ne se souvenait pas non -plus qu’elle fût bien jolie. Il se rendit pourtant -à son invitation et trois leçons lui suffirent, -sinon pour la transformer en <i>cosmopolite</i>, -du moins pour changer d’opinion sur elle. -A défaut de jeunesse, et presque de beauté, -elle était infiniment élégante, gracieuse, spirituelle, -experte en sourires provocants et en -douces flatteries. Elle fit à son professeur un -accueil où, de la façon la plus piquante du -monde, le respect se tempérait de familiarité. -Elle l’admira, l’amusa, lui inspira la plus haute -idée d’elle-même et de lui. Et son mari, à -qui ensuite elle le présenta, l’invita à venir -dîner chez eux aussi souvent qu’il voudrait.</p> - -<p>Alors s’ouvrirent pour Barsabas des semaines -si heureuses, que peu s’en fallut qu’il n’oubliât, -par instants, de se désoler des lacunes de -sa science. Tous les soirs, assis près de son -élève, il se sentait rajeunir, en même temps -que son élève rajeunissait à ses yeux. Tendrement, -humblement, il lui faisait l’aveu de ses -ambitions et de ses déboires : et elle, en -échange, avec un sourire ingénu de ses dents -toutes neuves, elle lui racontait son enfance, -la mort d’un petit oiseau qu’elle avait nourri. -Mais surtout elle le ravissait par sa passion -de s’instruire. Elle lui demanda de l’emmener -avec lui, dans son prochain voyage ; et -bien que Barsabas, craignant pour elle les -incommodités des auberges lointaines, l’eût -simplement conduite en Sicile, jamais aucun -de ses autres voyages ne lui parut si charmant. -Il montra à son amie le berceau d’Empédocle, -il lui exposa la doctrine de ce philosophe, -il lui apprit à nommer, dans toutes les -langues, les fleurs qu’il cueillait pour elle au -bord des sentiers. De retour à Rome, où ils -étaient revenus par le plus long chemin, ils se -promirent de vivre désormais tout entiers l’un -pour l’autre. La dame se fit faire une robe à -l’égyptienne, dont elle prit le modèle sur un -vase que son ami lui avait donné. Et l’ami, -afin de placer ses travaux même sous l’inspiration -de sa chère maîtresse, forma le projet -d’étudier les formes diverses des sentiments de -l’amour chez les divers peuples.</p> - -<p>Mais le hasard voulut que cette aventure, -qui avait mis le comble à sa fortune, fût aussi -l’origine de tous ses malheurs. Moins de quinze -jours après être revenue avec lui de Sicile, la -dame lui signifia qu’elle ne pourrait plus recevoir -ses leçons ; et il apprit qu’elle s’était déjà -choisi pour professeur un autre savant, nouvellement -arrivé à Rome. C’était un jeune -Grec de Chypre qui, tout comme Barsabas, -possédait un don extraordinaire ; mais son -don, à lui, était de l’ordre mathématique : il -consistait à savoir résoudre, séance tenante, -les problèmes de calcul les plus compliqués. -Dix chiffres à multiplier par dix autres ne -semblaient rien qu’un jeu pour la prodigieuse -mémoire du jeune Cypriote, qui se trouvait -être, avec cela, fort bel homme, laissant voir -des formes d’une admirable vigueur sous le -costume bizarre dont il s’affublait. Aussi ne -parlait-on que de lui ; et le bruit qu’il faisait -avait, dès le premier jour, indigné Barsabas, -qui, certes, ne se fût jamais attendu à devoir -céder à un tel homme le cœur de son élève.</p> - -<p>Ce cœur que, la veille encore, il avait -senti tout à lui, il ne se résigna pas à le -perdre avant d’avoir tenté de le ressaisir. Ne -pouvant plus donner de leçons à la dame, il -pouvait, du moins, continuer à dîner chez -elle. Il y vint dîner, le soir même ; et le mari -eut pour lui des prévenances qui lui rendirent -courage. Mais elle, au contraire, fuyait ses -regards, ou bien parfois lui lançait un rapide -coup d’œil mêlé de mépris et de compassion. -Il finit par l’aborder, au sortir de table. Il lui -rappela ce qu’il était, la gloire et les honneurs -que son savoir lui avait valus. Elle-même, -souvent, ne lui avait-elle pas répété qu’il résumait -en lui l’âme universelle ? Ne s’était-elle -pas émerveillée, chaque jour davantage, de la -profondeur et de l’étendue de son cosmopolitisme ? -Et c’était lui qu’elle voulait maintenant -sacrifier à un faux savant, à un baladin de -l’espèce de ceux qui dansaient dans les foires !</p> - -<p>Mais la dame, qui sans doute avait hâte de -rejoindre son nouveau professeur, ne prit pas -la peine de lui répondre en détail. « Mon -pauvre ami, — lui dit-elle, — je croyais -vous avoir assez payé de vos leçons ; puisque -vous paraissez en juger autrement, je vais -donc achever de m’acquitter envers vous en -vous donnant, à mon tour, deux conseils précieux. -D’abord, quand vous dînerez dans une -maison romaine, évitez de manger votre viande -avec vos doigts : rien ne nuit autant à votre -réputation de citoyen du monde ! Et puis, si -l’un des convives vous parle de Virgile, n’affirmez -pas que c’est un mauvais poète, ainsi -que vous venez de le faire tout à l’heure : -avouez plutôt que, étant étranger à Rome, -vous êtes hors d’état de comprendre le génie -de nos poètes ! » Sur quoi elle lui tourna le -dos et s’enfuit dans la salle voisine, après lui -avoir adressé un dernier sourire qui, seul, -aurait suffi pour lui ôter toute envie de la -suivre.</p> - -<p>Mais, au reste, Barsabas n’en avait plus -nulle envie, car son amour s’était éteint d’un -seul coup, comme une petite flamme sous un -souffle de vent. Il s’empressa de rentrer chez -lui, et jusqu’au lendemain il se promena fiévreusement -parmi ses livres épars, songeant à -l’injustice monstrueuse des deux reproches -qu’il venait d’entendre.</p> - -<hr /> - - -<p>Le premier de ces reproches, à dire vrai, -n’était pas sans quelque fondement. Oui, en -effet, malgré son cosmopolitisme, Barsabas -sentait qu’il avait gardé les rudes allures d’un -paysan de la Galilée. Il n’avait pu se contraindre -à manger, ni à marcher, ni à se vêtir -de la manière dont le faisaient, autour de lui, -les véritables Romains. Ses toges avaient beau -lui coûter fort cher, jamais il n’avait pu apprendre -à les bien porter. Et il sentait aussi -qu’il parlait trop vite, et que ses éclats de rire -étaient trop bruyants. Mais, n’attachant lui-même -à ces menus détails aucune importance, -il n’admettait pas que personne leur en attachât ; -tandis que le second reproche, au contraire, -l’avait atteint au vif, si au vif que c’est -en l’entendant qu’il avait soudain cessé d’aimer -son élève. Virgile ! On osait lui reprocher de -ne pas comprendre ce mauvais poète ! N’avait-il -pas durant six mois, l’hiver précédent, étudié -en public les <i>Églogues</i> et l’<i>Énéide</i>, au double -point de vue étymologique et grammatical ? -N’avait-il pas soumis le texte de ces poèmes -à l’analyse la plus rigoureuse, relevant à -chaque vers des expressions impropres, des -images forcées, des fautes de grammaire ou -de prosodie ?</p> - -<p>Ce qu’il ne comprenait pas, en effet, et qui -depuis longtemps déjà l’exaspérait, c’était le -culte superstitieux des Romains pour Virgile. -Ce même soir, au dîner, un jeune voisin de -table lui avait raconté qu’il avait passé la nuit -précédente à relire l’<i>Énéide</i>, et qu’il avait été -plus ravi que jamais de la divine harmonie -qui s’en dégageait. Pareillement, des Grecs -lui avaient parlé de la volupté que leur causait -« l’harmonie » de Sophocle ; et dans tous -ses voyages il avait rencontré des lettrés qui -lui avaient vanté « l’harmonie » de leurs poètes -locaux. Et lui, désireux de prendre sa part de -leur émotion, il avait lu et relu tous ces poètes : -quelques-uns d’entre eux lui avaient paru plus -ingénieux, plus savants, plus corrects que les -autres ; mais, chez ceux-là même, il n’avait -pu découvrir aucune trace de cette mystérieuse -« harmonie » que se plaisaient à leur prêter -leurs compatriotes. Qu’était-ce, au surplus, -que cette harmonie ? A quel signe la reconnaissait-on ? -Et à quoi servait-elle ? Et comment -un Romain ou un Grec pouvait-il la -trouver dans sa langue, alors que lui, Barsabas, -qui savait toutes les langues, n’était parvenu -à la trouver nulle part ?</p> - -<p>Et cependant, à y réfléchir, il se souvint de -l’avoir, lui aussi, jadis, trouvée quelque part. -Il se souvint que jadis, dans son village, rien -ne lui plaisait autant que d’entendre réciter -certains poèmes en patois galiléen, des récits -de batailles, des fables, des prières, ou encore -des plaintes d’amour toutes remplies à la fois -de tristesse et de douceur. Il était alors si ignorant -que le sens d’une foule de mots lui échappait, -lorsque sa mère ou quelque ami lui récitait -ces poèmes ; mais il n’en éprouvait pas moins, -à les entendre, un bonheur singulier, comme -si chaque vers eût évoqué devant ses yeux -mille images vivantes, et fait chanter dans son -cœur une volée d’oiseaux. L’harmonie, oui, -c’était le nom qui convenait le mieux pour -cette beauté, secrète, mais pourtant si belle ! -Et Barsabas dut s’avouer que sa langue natale, -tout au moins, était capable d’une telle harmonie.</p> - -<p>Parmi les manuscrits de sa bibliothèque, il -se rappela qu’il possédait un recueil de poésies -populaires de la Galilée. Il l’avait fait -venir à grands frais de Capernaüm, pour une -série d’études qu’il projetait sur les déformations -de la langue syrienne. Il courut le -prendre, et se mit à lire les pièces qui, jadis, -l’avaient le plus frappé. Mais en vain il essaya -d’y retrouver leur ancienne beauté. La déformation -de la langue syrienne y était décidément -trop grossière et trop incorrecte : et puis -quelle pauvreté d’idées, quelle absence de -toute règle dans la prosodie ! Barsabas avait -beau mépriser les poètes grecs et latins ; il -voyait bien que leurs vers étaient cent fois -supérieurs à ces informes complaintes. Celles-ci -étaient désormais devenues plus muettes -encore, pour lui, que l’<i>Énéide</i> et les deux <i>Œdipe</i>.</p> - -<p>Il en conclut que tous les poètes, en dépit -de leur gloire, étaient de mauvais poètes. Et -il entreprit d’écrire lui-même un ouvrage où -il introduirait « l’harmonie » qui manquait aux -leurs. Personne, assurément, n’était plus apte -que lui à l’écrire. Ne connaissait-il pas l’essence -de toutes les langues, l’origine des mots, -leur signification, le pouvoir d’images et de -rythmes qui était en eux ? N’avait-il pas lu -tous les poètes ? Ne s’était-il pas ingénié à -découvrir leurs fautes, comme aussi les moyens -qu’ils auraient eus de les éviter ? Il se mit -donc à l’œuvre, et commença d’abord un grand -poème latin. Mais il s’aperçut bientôt que la -langue latine, si familière qu’elle lui fût, se -prêtait mal à l’expression des nuances diverses -de ses sentiments. Il s’aperçut que cette -langue, dont il croyait savoir tous les secrets, -avait toujours une foule de secrets impénétrables -pour lui. Vainement il s’acharnait à -trouver le mot juste : les mots étaient justes, -dans les phrases qu’il écrivait, la syntaxe -irréprochable, le rythme parfait ; mais les -phrases, en fin de compte, sonnaient faux, -une mystérieuse malchance les empêchait toujours -d’être tout à fait des phrases latines. -Et Barsabas, découragé, résolut d’écrire son -poème en langue syrienne. C’était sa langue -natale, la seule langue qu’il <i>sentît</i> au lieu de -se borner à la <i>comprendre</i>, comme il faisait -de toutes les autres. Sa compréhension des -autres langues allait lui permettre de donner -à celle-là une pureté, une élégance, une harmonie -sans pareilles !</p> - -<p>Hélas ! cette langue-là aussi lui était devenue -étrangère. Au contact des autres, elle -avait perdu pour lui la couleur et la saveur -qu’elle avait eues autrefois, quand elle était -sa langue, l’enveloppe naturelle de toutes ses -idées. Les phrases syriennes qu’il essayait -d’écrire sonnaient plus faux encore que ses -phrases latines : il les entremêlait malgré lui -de tournures étrangères, il y donnait aux mots -des sens que, peut-être, ils auraient dû avoir, -mais qu’ils n’avaient pas dans l’usage courant. -Il écrivait, raturait, écrivait de nouveau ; et -quand, ensuite, il se lisait à haute voix ce qu’il -venait d’écrire, l’ensemble avait un air affecté, -maladroit, bien moins harmonieux que les -naïves chansons de son village natal.</p> - -<p>Et ce n’était pas tout. A mesure qu’il peinait -sur son poème syrien, il était amené à -constater, tous les jours davantage, que ce -n’était pas seulement la faculté d’écrire, mais -aussi la faculté de penser, que la pratique des -langues étrangères avait détruite en lui. Car -la différence des langues, — il le découvrait -davantage tous les jours, — ne consiste pas -seulement à traduire une même idée en des -mots différents : elle répond à une différence -profonde dans les façons de concevoir ou -d’ordonner les idées. Et chaque homme n’est -capable que d’une seule de ces façons : de telle -sorte que Barsabas, pour avoir voulu penser -dans toutes les langues, était devenu incapable -de penser dans aucune d’elles. Il continuait à -pouvoir les parler toutes ; mais dans aucune -d’elles il n’avait plus rien à dire. Ses idées, -peu à peu, avaient cessé de vivre, en lui. Et -maintenant il s’en rendait compte ; et jour et -nuit il s’épuisait au travail, sans réussir à tirer -de son cerveau une pensée qui ne fût point -trop vague, trop terne, trop banale. Son cerveau -était vide, comme si une avalanche de -pierres avait écrasé toutes les fleurs qui, jadis, -y avaient poussé.</p> - -<p>Il avait bravement supporté, quinze ans auparavant, -la perte de sa foi ; mais la perte de -son intelligence lui fut un coup terrible. Il -interrompit ses leçons, n’ayant pas le courage -d’enseigner à autrui une science dont lui-même -avait retiré d’aussi tristes effets. Il brûla ses -manuscrits, il brûla tous les livres de sa bibliothèque ; -et plusieurs mois durant il resta enfermé -dans sa maison, tout entier au sentiment -douloureux de son impuissance. Ni la fortune, -ni la gloire, ni le luxe, ni la société des -hommes, rien ne parvenait plus à le divertir. -Il eut un moment l’idée de vendre ses biens -et de voyager à travers le monde : mais les -voyages lui paraissaient désormais une fatigue -plus inutile encore que les autres. Il avait trop -clairement acquis la certitude que jamais un -homme ne peut prétendre à pénétrer l’âme -d’aucun peuple, si ce n’est de celui où il est -né et dont il fait partie. Sous les langues, sous -les mœurs, sous les détails divers de la vie -extérieure, il devinait dans chaque pays la -présence d’une vie plus réelle et plus intime, -à jamais insaisissable pour un étranger. Et -c’est ce qu’il comprit non moins évidemment -lorsque, sur le conseil d’un ami, il tenta de se -mêler à la vie romaine. Huit jours passés au -Forum et dans les assemblées lui suffirent pour -se convaincre de l’inanité de cette tentative. -La vie romaine était faite pour les Romains ; -elle résultait d’un très vieux fonds d’habitudes -et de pensées communes, et ceux-là seuls pouvaient -y prendre part que la suite des siècles -y avait préparés. Il se rappela ce que lui -avait dit autrefois un philosophe d’Alexandrie : -que Platon devait forcément rester incompréhensible -à qui n’avait pas été nourri de l’<i>Iliade</i>. -Oui, et, de la même façon, la vie présente de -Rome ne laissait voir son vrai sens qu’à ceux -dont les pères avaient vaincu Carthage. Lui, -Barsabas, il n’était qu’un étranger, à Rome -aussi bien qu’à Alexandrie, en tout endroit du -monde où il se trouvait ! Un être impuissant, -vide, incapable de toute pensée, voilà ce qu’avait -fait de lui son cosmopolitisme ! Et chaque -jour, le sentant davantage, il en éprouvait plus -de honte et plus de frayeur.</p> - -<hr /> - - -<p>Or un matin d’hiver, pendant qu’il errait -au hasard des rues, un pauvre homme qui passait -l’aborda respectueusement. Il tenait on -main un papier sur lequel était inscrite l’adresse -d’un hôpital : et, par gestes, il priait Barsabas -de lui montrer sa route. Et Barsabas, levant -les yeux sur lui, le reconnut aussitôt. C’était -un paysan de son village, celui-là même à qui -jadis, devant les portes de Jérusalem, il avait -annoncé sa miraculeuse mission. Il l’appela -donc par son nom ; après quoi, s’étant fait reconnaître, -il l’interrogea sur sa présence à -Rome. Le paysan n’y était arrivé que depuis -quelques heures ; il venait chercher son jeune -frère, qui était malade ; et il comptait repartir -le lendemain matin.</p> - -<p>Ses misérables vêtements tombaient en lambeaux ; -il paraissait épuisé d’inquiétude, de fatigue, -et de froid : mais une longue habitude -de bonheur se lisait dans le regard de ses bons -yeux bleus. Et Barsabas, d’abord, ne put s’empêcher -d’en être jaloux. Il retrouva toutefois -son ancien orgueil pour répondre au paysan, -lorsque celui-ci se fût enhardi à lui demander -s’il avait achevé de convertir Rome à la foi -du Christ. — « Sache, répondit-il, que j’ai depuis -longtemps cessé de prêcher l’Évangile, ayant -été promu à un emploi plus haut ! Je suis -maintenant un des personnages les plus considérables -de Rome, et de tout l’empire. Je -possède deux maisons, des centaines d’esclaves, -un domaine plus vaste que Capernaüm ; et il -n’y a pas au monde un seul homme plus savant -que moi ! »</p> - -<p>Là-dessus, se drapant dans sa toge, il fit -mine de vouloir congédier son ancien ami, -après lui avoir indiqué le chemin qu’il avait -à suivre. Mais à peine l’eut-il vu s’éloigner, -qu’il le rappela. Toute trace de sa hauteur -avait soudain disparu : il tremblait, ses genoux -fléchissaient, et c’est presque à voix basse -qu’il demanda au paysan ce qui s’était passé -dans son village, depuis vingt ans bientôt qu’il -en était parti.</p> - -<p>Oh ! frère, lui répondit le paysan, nous -avons été, nous aussi, parfaitement heureux ! -Et je t’assure que pas une fois, dans nos -prières, nous n’avons manqué à implorer pour -toi toutes les grâces du ciel, en récompense du -bonheur que tu nous as valu ! Car c’est toi qui -nous as enseigné à jouir de la vie ! Nous étions, -jusque-là, comme des sauvages : nous avions -la tête pleine de désirs trompeurs et de curiosités -inutiles. C’est toi qui, par ton exemple, -nous as tirés de cette barbarie, en appliquant -parmi nous les leçons de ton divin maître. Et -désormais, ayant appris de toi l’unique sagesse, -nous mettons tout notre soin à en profiter. -Que te dirai-je de plus ? Tel qu’était notre -village quand tu nous as laissés, tel exactement -tu le retrouverais aujourd’hui. Nos journées -s’écoulent lentement ; et, bien qu’elles -soient pareilles l’une à l’autre, chacune nous -apporte quelque plaisir nouveau. Nous cultivons -nos champs, nous paissons nos chèvres, -nous habituons nos enfants à vivre comme -nous. Le soir, réunis sur la grand-place, nous -écoutons l’un de nous qui, à tour de rôle, nous -raconte des fables ou nous chante des chansons ; -car, imagine-toi, fables et chansons fleurissent -d’elles-mêmes dans nos cœurs, depuis -que nous avons arraché de ceux-ci les mauvaises -herbes qui les encombraient. Et puis, avant -de nous endormir dans les chers bras de nos -femmes, nous remercions une dernière fois -Jésus de la belle fête qu’a été la journée.</p> - -<p>« Mais, de tous les secrets que tu nous as -révélés, il y en a un qui, plus encore que les -autres, peut-être, nous a été précieux. Te souviens-tu -que, à deux ou trois reprises, tu as -refusé de sortir du village, même pour aller te -joindre à tes amis chrétiens ? Et nous, pareillement, -nous avons pris de plus en plus l’habitude -de ne jamais sortir de notre village. Nous -avons borné toute notre vie aux limites des -lieux où nous sommes nés, de façon à les -mieux connaître, à nous sentir plus profondément -en contact avec eux. Et c’est cela qui -nous a permis de ne former, tous ensemble, -qu’une même famille. Nous parlons tous la -même langue, nous avons les mêmes rêves et -les mêmes souvenirs. Si l’un de nous est triste, -nous savons les moyens de le consoler. Si l’un -de nous meurt, ses enfants trouvent aussitôt -un autre père, tout prêt à les aimer et à les amuser. -Et c’est comme si, jeunes et vieux, toutes -nos pensées nous étaient communes. Seul, mon -malheureux frère est venu à Rome, se figurant -qu’il aurait plus de plaisir dans une grande -ville : il n’y a eu que la faim et l’ennui.</p> - -<p>« Ah ! Barsabas, quel que soit le nouveau métier -que tu t’es choisi, tu mérites bien les faveurs -dont le ciel t’a comblé ! Et grande sera -la joie de tout le village, quand on saura que -tu as daigné me reconnaître, humble et pauvre -comme je suis ! Car ton souvenir est aujourd’hui -aussi présent parmi nous qu’au lendemain -du jour où tu nous as quittés. Les petits enfants -eux-mêmes bénissent ton nom, et n’ont pas de -plus douce ambition que de te ressembler. -C’est ta maison qui, le dimanche, nous sert -d’église. Et ton petit âne, — te le rappelles -tu ? — de quels tendres soins nous l’aurions -entouré, s’il avait pu survivre au chagrin de -ton départ ! Mais la pauvre bête n’a pas pu y -survivre ! Une semaine encore après être revenu -de Jérusalem, je l’ai vue errer au flanc -de la colline, comme si elle guettait l’heure de -ton retour. Et puis, un matin, nous l’avons -trouvée morte dans ton champ de figues.</p> - -<p>— Et ma mère ?… Et ma femme ? — murmura -Barsabas.</p> - -<p>— Elles vivent l’une et l’autre, frère ; mais -je craignais de te parler d’elles. Ce sont, en -vérité, deux saintes, la richesse et la gloire de -tout le village. Leur exemple a, pour nous, -remplacé le tien ; et pas un jour ne s’est passé, -depuis vingt ans, sans qu’un de nous leur ait -dû un secours ou une consolation. Hélas ! -pourquoi faut-il que, seules d’entre nous tous, -elles souffrent d’une souffrance que nous ne -puissions pas soulager ! Toujours prêtes à nous -assister dans nos peines, elles seules ne -prennent point de part à nos plaisirs. Les jeux -même de nos enfants ne parviennent pas à -les égayer. Et souvent nous les voyons, elles -aussi, monter tristement au sommet de la colline, -comme si elles conservaient l’espoir de -ton retour !</p> - -<p>Barsabas n’eut pas la force d’en entendre -plus long. Il rentra chez lui, s’enferma dans -sa chambre, et, tombant à genoux, il pria -humblement :</p> - -<p>— Seigneur Jésus, s’écria-t-il, béni soyez-vous -d’avoir rouvert mes yeux à la vérité ! Ce -don des langues, que mon orgueil m’a fait -prendre pour un précieux privilège, ce n’était, -je le vois, qu’une épreuve que vous m’imposiez. -Et, avec ce don, l’orgueil est entré en moi, -pour m’aveugler l’esprit et me pourrir le cœur. -J’ai abandonné mon village, le seul lieu du -monde où je pouvais vivre. Je me suis cru -l’égal des apôtres que vous aviez élus, je me -suis assigné une mission dont je n’étais pas -digne ; j’ai sacrifié à de misérables chimères le -souci de votre gloire et de mon bonheur. -Chaque jour, depuis vingt ans, je me suis -écarté du simple et droit chemin que vous -m’aviez tracé. Et maintenant mes yeux se sont -rouverts, et je tremble de honte au spectacle -du bourbier que je suis devenu. Seigneur, mon -péché est trop grand pour que je puisse rien -attendre de votre indulgence ! Et déjà vous -m’avez châtié, mon châtiment a commencé en -même temps que ma faute. Mais, si mon châtiment -ne doit jamais finir, faites du moins, -ô Seigneur, que ma faute finisse ! Permettez-moi -d’être de nouveau un chrétien ? un homme dont -la vie serve aux autres, au lieu de leur nuire ! -Rendez-moi le courage de renaître à vous ! -Laissez-moi vous sentir encore debout près de -moi, comme jadis, quand je jouais avec les -enfants à Jérusalem ! Que les larmes de ma -femme et de ma mère obtiennent de vous ce -dernier miracle !</p> - -<p>Ainsi pria Barsabas. Et sa prière fut, cette -fois, exaucée : car lorsque, s’étant relevé, il -voulut appeler ses esclaves pour prendre congé -d’eux, il s’aperçut que le Seigneur l’avait -rendu muet.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>III<br /> -LE PÉNITENT</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p><i lang="la" xml:lang="la">Et verè bene doctus est qui Dei voluntatem -facit.</i></p> - -<p class="sign">(<span class="sc" lang="la" xml:lang="la">Imitatio Christi</span>, <small>I</small>, 4.)</p> - -</blockquote> - -<p>Il vécut longtemps encore, dans son village, -jouissant de la grâce nouvelle qu’il avait reçue -de son maître.</p> - -<p>Il avait eu cependant une minute d’angoisse, -le soir de son retour, quand il avait revu ses -anciens amis. Non qu’il souffrît de ne pouvoir -pas répondre à leurs questions : jamais peut-être -son don des langues ne lui avait apporté -un contentement aussi parfait que ce don contraire -qui l’avait remplacé. Mais c’était la première -fois qu’il s’apercevait d’autres changements -survenus en lui, et qui n’avaient de -cause que sa propre sottise. En comparaison -de lui, les plus vieux des habitants du village -semblaient avoir vingt ans. Une fraîche et -heureuse santé rayonnait de leurs bonnes -figures ; leurs mouvements gardaient une -aisance, une souplesse juvéniles ; et lui, le -pauvre Barsabas, debout parmi eux avec son -dos voûté, ses mains tremblantes, son crâne -chauve et les rides de son front, il était -comme une maison brûlée au milieu d’une -rue.</p> - -<p>Du moins l’accueil qu’ils lui firent ne tarda-t-il -pas à le consoler. Le paysan qu’il avait -rencontré à Rome lui avait dit vrai : son souvenir -était resté aussi vivant pour eux que si -son absence n’avait duré que quelques semaines. -Ils l’avaient seulement appelé d’un -autre nom, en naïf témoignage de leur reconnaissance. -Le « Juste », c’est ainsi qu’à présent -ils le désignaient. Et il n’y avait personne, -dans le village, enfant ni vieillard, qui -ne fût prêt à se dépouiller de tous ses biens -pour les lui offrir. Aussi, malgré l’infirmité -qui l’avait frappé, le supplièrent-ils, dès son -retour, de consentir à être le chef de leur -communauté. Mais le Juste avait décidément -perdu le goût des honneurs. Son unique ambition -était, désormais, de servir : car il ne se -jugeait même plus digne de vivre en égal de -ces braves gens, qui le priaient de leur commander.</p> - -<p>Et bientôt une occasion de servir ses frères -se présenta à lui. Il apprit qu’une vieille -femme, qui l’avait autrefois bercé sur ses -genoux, était fort empêchée de mener paître -ses trois chèvres et son âne. Elle était fatiguée, -malade : chaque jour la marche lui -devenait plus pénible. Barsabas obtint qu’elle -lui remît le soin de son petit troupeau. Tous -les matins, au lever du soleil, il s’en allait -avec ses nouveaux compagnons, en quête de -quelque creux des collines où l’herbe fût verte -et la feuillée épaisse. Parfois l’âne, qui avait -l’humeur fantasque, se mettait à courir, ou -bien encore refusait d’avancer. Parfois l’une -des chèvres tombait dans un ravin, et Barsabas -était forcé d’y descendre à sa suite. Mais -il acceptait en souriant ces faciles épreuves. -Et, au total, revoyant ses péchés, peu s’en fallait -qu’il ne s’étonnât de l’excès d’indulgence -de son divin maître. Depuis longtemps, en -effet, il ne se souvenait pas d’avoir connu une -vie aussi heureuse : depuis le jour où il s’était -cru appelé à convertir le monde.</p> - -<p>« Quelle douce vie, songeait-il, quelle paix -en moi et autour de moi ! Le bleu du ciel -s’argente de nuages transparents ; le parfum -des fleurs fait chanter les cigales ; et voici -mon chevreau noir qui accourt en bêlant, pour -que je lui apprenne à sauter par-dessus mon -bâton ! De ces chères créatures confiées à ma -garde, il n’y en a pas une dont les pensées -ne me soient familières. Je lis dans leurs -yeux comme dans un livre : et, bien que ni -elles ni moi ne puissions nous parler, je -pénètre en elles sans ombre d’effort ; tandis -qu’à Rome, avec toute ma science, l’âme de -mes plus proches amis me restait fermée ! » Et -il voyait alors que, pour pénétrer dans l’âme -d’autrui, le moyen n’était pas de connaître -les langues, ni les mœurs, ni l’histoire, mais -simplement de s’oublier soi-même et d’aimer -autrui.</p> - -<p>Ainsi s’écoulèrent de tranquilles années, jusqu’à -ce qu’un matin Barsabas, en s’éveillant, -ne se sentit plus la force de se lever de son -lit. Il comprit aussitôt que son maître avait -achevé de lui pardonner. Et peut-être même -ce pardon lui fut-il confirmé par un autre -signe : car sa femme a raconté plus tard que, -au moment où elle venait près de lui, elle -l’avait entendu disant à voix haute, en patois -galiléen, et avec son naïf accent de jadis : -« Notre Père qui êtes aux cieux, que votre -nom soit béni ! » Mais le fait est que, ni à sa -femme, ni à sa mère, ni à ses amis accourus -en foule à son chevet, il ne parla autrement -que par signes ; et il n’eut pas besoin d’une -autre langue pour leur exprimer, de la façon la -plus claire et la plus touchante, combien il -était certain de se retrouver bientôt avec eux, -dans un monde où Dieu ne pourrait manquer -de leur concéder, à jamais, un village et des -collines semblables aux leurs.</p> - -<p>Puis il s’éteignit doucement, tranquillement, -comme un enfant s’endort. Et, si les -hasards d’une excursion vous conduisaient -dans le village de Galilée où il a vécu les -seules années vivantes de sa vie, les habitants -ne manqueraient pas de vous répéter l’histoire -de ce Juste à qui son divin maître, après -lui avoir accordé la grâce de parler toutes les -langues, avait daigné accorder la grâce, plus -précieuse encore, de trouver le repos et le -bonheur sans en parler aucune.</p> - -<p class="ind small">1900.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch4">IV<br /> -LE FILS DE LA VEUVE DE NAÏM,<br /> -<span class="xsmall">OU</span><br /> -<span class="small">LA MORT ET L’AMOUR,</span><br /> -<span class="xsmall">CONTE POUR LE JOUR DES MORTS</span></h2> - -<div class="break"></div> - -<p class="c i top6em" lang="la" xml:lang="la">TIBI, MARGARITÆ MEÆ.</p> - -<div class="break"></div> -<div class="small"> -<p class="top4em">11. Le jour suivant, Jésus vint dans une ville appelée -Naïm, et ses disciples le suivaient avec une grande -foule.</p> - -<p>12. Et, comme il était près de la porte de la ville, des -gens portaient en terre un mort, qui était fils unique de -sa mère ; et cette femme était veuve : et bon nombre -de personnes de la ville l’accompagnaient.</p> - -<p>13. Or le Seigneur, l’ayant vue, fut ému de compassion -envers elle. Et il lui dit : « Ne pleure point ! »</p> - -<p>14. Puis, s’approchant, il toucha le cercueil ; et ceux -qui le portaient s’arrêtèrent. Alors il dit : « Jeune -homme, je te l’ordonne, lève-toi ! »</p> - -<p>15. Aussitôt le mort se releva, s’assit, et se mit à -parler. Et Jésus le rendit à sa mère.</p> - -<p class="sign">(<i>Évangile selon saint Luc</i>, <small>VII</small>.)</p> - - -<p>Or ceux qui conduisaient Paul l’amenèrent à Athènes -et l’y laissèrent.</p> - -<p>Et, pendant que Paul demeurait à Athènes, son -esprit se soulevait d’émotion en voyant cette ville adonnée -à l’idolâtrie. Il discutait à la synagogue avec les -juifs ; et il discutait aussi, sur la grand-place, avec tous -ceux qui se trouvaient là. Et des philosophes épicuriens -et stoïciens discutaient là avec lui. Et certains -disaient : « Ce bavard, que veut-il ? » Et d’autres : « Il -paraît vouloir annoncer des dieux étrangers ! » Car Paul -leur prêchait Jésus et sa résurrection. On l’entraîna -donc à l’Aréopage, en lui disant : « Ne pouvons-nous pas -savoir quelle est cette nouvelle doctrine que tu enseignes ?… »</p> - -<p>Alors Paul, se tenant debout sur l’Aréopage, dit : -« Athéniens, j’ai l’impression que vous êtes, en quelque -sorte, trop religieux ; car en parcourant vos temples, sur -mon passage, j’y ai même trouvé un autel où était écrit : -<i>Au Dieu inconnu</i>. Or ce Dieu, que vous adorez sans le -connaître, c’est lui que je viens vous annoncer ! Mais ce -Dieu, qui a fait le monde et tout ce qui s’y trouve, étant -maître du ciel et de la terre, n’habite point dans des -temples faits de main d’homme ; et ce n’est point par -des mains d’homme qu’il peut être servi, n’ayant besoin -de rien, puisque c’est lui qui donne aux hommes la vie, -le souffle, et tout ce qu’ils ont. D’un seul sang il a fait -toute la race des hommes, afin qu’elle habitât la surface -de la terre : ayant marqué d’avance l’ordre des saisons, -et indiqué les limites où chaque peuple devait demeurer. -Et il leur a ordonné de chercher Dieu, pour ainsi dire, -à tâtons jusqu’à ce qu’ils l’aient trouvé. Mais, en réalité, -Dieu est tout près de chacun de nous. Car c’est en lui -que nous vivons, et que nous nous mouvons, et que -nous sommes, comme l’ont dit déjà quelques-uns de vos -poètes : puisque nous sommes tous sa progéniture.</p> - -<p>« Or, étant la progéniture de Dieu, nous ne devons -pas croire que la divinité soit pareille à de l’or, ni à -de l’argent, ni à de la pierre, ni aux œuvres sculptées -de l’art, ni à rien de ce que l’homme peut imaginer. Et -Dieu, ayant laissé passer ces temps d’ignorance, fait -maintenant annoncer à tous les hommes, en tous lieux, -qu’ils sachent la vérité, et rentrent en eux-mêmes : -attendu qu’il a fixé un jour où il doit faire juger les -hommes, suivant la justice, par Celui qu’il a destiné -à être leur juge ; de quoi il nous a donné à tous une -preuve manifeste en le ressuscitant d’entre les morts. »</p> - -<p>Mais eux, quand ils entendirent parler de morts ressuscités, -les uns se mirent à rire, et les antres lui dirent : -« Tu nous raconteras la suite de ton histoire une autre -fois ! »</p> - -<p>Et ainsi Paul sortit du milieu d’eux.</p> - -<p>Mais quelques-uns des Athéniens se joignirent à lui -et crurent : parmi lesquels Denis l’Aréopagite, et une -femme nommée Damaris, et d’autres encore.</p> - -<p class="sign">(<i>Actes des Apôtres</i>, <small>XVII</small>, 15-34.)</p> - -</div> -<div class="chapter"></div> - -<h3>I<br /> -LA MORT</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Celui qui ne demeure pas en moi sera -jeté hors de la vigne comme un sarment -inutile, et il séchera, et on le ramassera -pour le jeter au feu.</p> - -<p class="sign">(<i>Saint Jean</i>, <small>XV</small>, 6.)</p> - -</blockquote> - -<p>Lorsque Jésus, touché des larmes de la -veuve de Naïm, ordonna à son fils de se lever -dans le cercueil où, depuis la veille, on l’avait -étendu, le jeune homme ouvrit les yeux, se -leva, et se mit à parler. Mais ses amis, qui -d’abord n’avaient pensé qu’à se réjouir du -miracle glorieux de sa résurrection, s’aperçurent -bientôt que quelque chose avait changé -en lui. Ce que c’était au juste qui avait changé, -ils n’auraient su le dire : car tous les traits de -son visage étaient restés les mêmes, et déjà -ils avaient repris leur ancienne apparence de -fraîcheur et de force juvéniles, qu’une longue -maladie leur avait enlevée. Ses traits n’avaient -pas changé, mais une expression nouvelle s’y -lisait, à présent, dont ses amis furent épouvantés. -Ils eurent le sentiment qu’une autre -âme, profonde, obscure, douloureuse, s’était -substituée à la simple petite âme d’enfant -qu’ils avaient aimée. En vain le jeune homme -leur parlait, en vain il les appelait par leurs -noms : ils ne parvenaient pas à le reconnaître. -Et, quand ils l’eurent ramené jusque -devant sa maison, aucun d’eux ne s’offrit à y -entrer avec lui.</p> - -<hr /> - - -<p>Ce que c’était au juste qui avait changé, -dans son visage, sa mère seule l’avait vu dès -le premier moment. Rentrée chez elle, la -vieille femme installa son fils à la place où -elle-même avait coutume de s’asseoir ; après -quoi elle s’agenouilla près de lui, et, le regardant -jusqu’au fond des yeux : « Thomas, -lui dit-elle, pourquoi ne me souris-tu plus -comme tu as toujours fait ? Je me rappelle que, -le jour de ta naissance, ton père t’a déposé un -instant dans mes bras : aussitôt tu as cessé de -crier et tu m’as souri. Plus tard, pendant les -dix-huit ans que nous avons vécu ensemble, -ton sourire a été mon soutien et ma consolation. -Et tu me souriais encore, avant-hier, à -l’heure où déjà tes membres commençaient à -se refroidir. Pourquoi donc ne me souris-tu -plus, mon enfant, maintenant que ce jeune -dieu t’a rendu à moi ? » Thomas lui prit les -mains, et elle vit qu’il remuait les lèvres, -s’efforçant de leur donner la forme d’un sourire. -Mais ni ses lèvres, ni ses yeux, ne consentirent -à secouer l’expression de tristesse -que le doigt de la mort y avait laissée. Et la -pauvre femme sentit que son cœur se déchirait -de nouveau.</p> - -<p>Puis elle se souvint que son fils n’avait pas -mangé : peut-être était-ce la faim qui l’épuisait ? -Elle courut au marché, acheta du lait, -des œufs, des gâteaux, tout ce qu’elle savait -qu’il aimait le mieux. Et Thomas ne refusa -pas de manger, ce dont elle se réjouit comme -d’un second miracle : car elle en était arrivée à -se demander, en revoyant son visage immobile, -si ce n’était pas seulement l’ombre de son fils -qu’un adroit magicien avait ranimée. Et, après -qu’il eut mangé, il lui parla doucement. Il la -questionnait sur ce qui s’était passé dans la -petite ville, sur ce qu’avaient dit les uns et les -autres, sur l’argent que sa maladie avait dû -coûter. Il parlait ; mais elle retrouvait dans sa -voix la même tristesse que dans son regard. -L’âme semblait absente des mots qu’il disait. -Son âme n’avait-elle pas encore achevé de se -réveiller ? Ou bien avait-elle rapporté, du -royaume mystérieux d’où elle revenait, l’empreinte -de quelque effroyable vision que, -jamais plus, elle ne pourrait oublier ? Il y -avait eu autrefois, dans un village voisin de -Naïm, un berger qui se vantait d’avoir su pénétrer -au séjour des morts : il avait vu des -diables, avec de longues queues, occupés à -piler des âmes dans des mortiers de fer rouge. -Était-ce à des spectacles comme celui-là -qu’avait assisté Thomas ? et allait-il en garder -toujours l’image au fond de ses yeux ?</p> - -<p>La vieille femme n’osa pas l’interroger, à -peine osa-t-elle lui parler, aussi longtemps -qu’ils restèrent assis l’un près de l’autre, sous le -soir tombant. Mais vingt fois, pendant la nuit, -elle se releva, ralluma la lampe, s’approcha -avec précaution du lit de son fils, espérant le -trouver endormi. Non, toujours il la regardait -tristement, de ses grands yeux vides. Enfin -elle n’eut plus la force de se contenir davantage.</p> - -<p>— Mon enfant, lui dit-elle, je suis ta mère, -aie pitié de moi ! Permets-moi du moins de -partager ton angoisse, à supposer même que -je n’aie pas le moyen de la consoler ! Et puis, -crois-moi, j’en ai le moyen ! Ce que tu as vu, -là-bas où tu es allé, ce que tu t’imagines -avoir vu, et dont le souvenir t’empêche de -vivre, ce ne sont rien que des cauchemars, -pareils à ceux qui te tourmentaient pendant ta -maladie. Tu te réveillais tout en sueur, tremblant, -effrayé ; mais, dès que tu m’avais raconté -ton rêve, il se dissipait. Il se dissipera -cette fois encore, avec l’aide de Dieu ! Efforce-toi -seulement de l’oublier, après me l’avoir dit, -et, plutôt, pense à la réalité qui se rouvre -devant toi ! Tu as dix-huit ans, ton jeune -corps rayonne de vigueur et de santé ! Tout à -l’heure, les plus belles filles de Naïm se retourneront -quand tu passeras dans la rue. -Crois-moi, laisse aux vieux le souci de la mort ! -Ces oiseaux qui s’éveillent et chantent, dans -notre jardin, ce soleil qui met des reflets roses -aux branches de ton cher mûrier, tout cela, -c’est la vie qui t’appelle, mon enfant ! Ne l’entends-tu -pas ?</p> - -<p>— Je l’entends, répondit Thomas, et de là -surtout me vient mon angoisse : car je crains -d’avoir à jamais perdu le goût de la vie. Où -suis-je allé, durant ces deux jours ? Qu’ai-je -vu ? Qu’ai-je fait ? Aucun souvenir ne m’en -reste, et je n’ai aucun rêve à te raconter. Je -garde simplement la sensation d’avoir été tiré -d’un profond sommeil, si profond et si reposant -que tout mon être n’aspire qu’à s’y replonger. -Et quant à ce que tu nommes la réalité, en -vain je m’efforcerais d’y prendre plaisir ! Les -choses qui m’entourent m’apparaissent enveloppées -d’une brume monotone et funèbre. -J’ai dans la bouche une saveur étrange, répugnante, -une saveur de mort. J’ai dans les -narines une odeur de mort. C’est, — figure-toi ! — comme -si j’étais seul vivant parmi des -cadavres. Ah ! pourquoi ce Galiléen…</p> - -<p>Le jeune homme releva les yeux et se tut, -en apercevant le visage consterné de sa mère. -Mais, ni ce jour-là ni jamais, pendant les deux -années qui suivirent, il ne put chasser l’immense -et pesant dégoût dont il était envahi. -Sa vue ne découvrait partout que laideur. Tout -l’ennuyait, la conversation de ses amis, les -jeux, qu’autrefois il avait adorés, les promenades -dans les bois ou au long des ruisseaux. -L’inutilité des occupations humaines -le remplissait d’épouvante. Il comparait les -hommes à un écureuil qu’un de ses voisins -avait enfermé dans une cage, et qui, du matin -au soir, grimpait sur une roue tournant sur elle-même. -« La pauvre bête espère toujours trouver -une issue, songeait-il. Si elle se rendait compte -que la roue la ramène, chaque fois, à son -point de départ, elle se jetterait dans un coin -de la cage, et ne bougerait plus. » Et tantôt il -plaignait l’écureuil, tantôt il l’enviait.</p> - -<p>Des amis l’engageaient à se chercher une -distraction dans l’étude. Sa mère vendit un -champ qu’elle avait, et lui acheta des livres, -les derniers ouvrages d’illustres savants de -Jérusalem. Il les lut avec le courage héroïque -d’un malade qui, pour guérir, se soumet aux -plus cruelles fantaisies des médecins. Mais ces -livres, au lieu, de le guérir, ne firent que lui -aggraver la conscience de son mal. « A quoi -bon, se disait-il, nous fatiguer à connaître -les secrets d’un monde où nous ne faisons que -passer, et qui passe lui-même éternellement ? » -Et d’ailleurs il sentait bien que les -secrets du monde n’étaient pas dans les -livres. Ce qu’était la vérité, il ne le savait pas, -son esprit ayant perdu toute trace des deux -jours où il avait été admis à la contempler -mais, contre les prétendues vérités que lui enseignaient -les savants, une voix intérieure -protestait, en lui. Elle lui disait que c’étaient -là de grossiers mensonges, des contes comme -ceux qu’inventent les nourrices pour effrayer -les enfants. Elle lui disait que tout n’était qu’illusion -et chimère ; que, du désordre infini des -choses, personne ne pouvait prétendre à déduire -des lois ; et qu’il n’y avait point pour -l’homme d’aussi dangereuse folie que de vouloir -échapper à son ignorance. De telle sorte -qu’il finit par jeter ses livres au feu, physique, -et philosophie, algèbre, grammaire, histoire -naturelle, terrifié de l’influence funeste qui -s’en dégageait : après quoi, il se trouva plus -misérable encore qu’avant de les lire, plus -seul, plus éloigné des hommes, plus accablé -de l’affreux goût de mort qu’il avait dans la -bouche.</p> - -<hr /> - - -<p>Cependant il continuait à vivre, par égard -pour sa vieille mère qui ne vivait que de lui. -Des journées entières il se tenait assis devant -sa maison, inerte et muet ; ou bien il errait au -hasard dans les rues de Naïm, et, chacun, dès -qu’il l’apercevait, s’écartait de lui comme d’un -fantôme. Ainsi s’écoulèrent deux longues années, -au bout desquelles sa mère tomba malade -et mourut. Elle non plus n’avait guère souri, -la pauvre femme depuis le jour où, ivre de bonheur, -d’espoir, et de reconnaissance, elle avait -reçu dans ses bras son fils ressuscité. Mais, la -nuit même de sa mort, elle eut une vision qui la -réconforta. Thomas, qui d’ordinaire restait près -d’elle, était allé, cette nuit-là, dormir quelques -heures dans un autre coin de la chambre. Lorsqu’il -se réveilla, elle lui souriait affectueusement ; -et ce fut d’une voix tranquille, presque -joyeuse, qu’elle lui dit adieu. Elle lui avoua que -jamais, malgré son chagrin, elle n’avait cessé de -remercier le mage de Nazareth, pour la grâce -surnaturelle qu’il lui avait accordée. « Il ne -t’a point rendu à moi tel que tu étais, mais du -moins il m’a permis de te revoir, d’entendre -de nouveau le son de ta voix, de t’avoir aujourd’hui -à mon chevet pour me fermer les -yeux ! Et pas une fois durant ces deux ans je -n’ai cessé d’implorer son aide, dans le secret -de mon cœur. J’étais certaine qu’après avoir -eu compassion de moi, il l’aurait de toi, et -qu’un jour, bientôt, il reviendrait compléter -son miracle. Or, tout à l’heure, tandis que tu -dormais, il est revenu ! Il est entré je ne sais -comment, sans que la porte s’ouvrît, il m’a -fait signe de ne point parler, et puis il s’est -penché sur toi, et il t’a considéré avec une -expression de tendre sollicitude qui, d’un seul -coup, m’a délivrée de tout mon souci. Il voulait — vois-tu ? — m’assurer -qu’il ne t’abandonnerait -pas quand je ne serais plus là ! »</p> - -<p>Elle respirait avec peine, ses mots devenaient -indistincts. Mais soudain elle se redressa -sur son lit, et, attirant à elle la tête -de son fils, elle lui murmura dans l’oreille, -tout bas, comme si elle avait un peu honte du -grand sacrifice qu’elle lui demandait : « Mon -enfant, si tu m’aimes, jure-moi qu’en souvenir -de moi, tu supporteras la vie quelque temps -encore ! » Il jura, incapable de lui rien refuser -en un tel moment. Elle le baisa au front, se -laissa retomber sur l’oreiller, et mourut, heureuse. -Mais lui, quand il comprit qu’elle était -morte, tout son être se souleva dans un cri de -douleur. Il se jeta à genoux et fondit en larmes. -C’était la première fuis qu’il pleurait, depuis -son retour à la vie.</p> - -<p>La promesse qu’il venait de faire, toutefois, -ne lui parut pas aussi pénible à tenir qu’elle -lui aurait paru les jours précédents. Non pas -que, ainsi que se l’était imaginé sa mère, Jésus -eût dès lors « complété son miracle ». Le cœur -du jeune homme restait vide de désirs, le -spectacle des choses continuait à l’importuner, -et ses sens étaient toujours imprégnés d’une -sensation de mort. Mais, sans doute sous l’influence -de ses larmes, sa tristesse avait pris -en lui une forme nouvelle. Il ne s’affligeait -plus, maintenant, de l’inutilité des autres -vies ; c’était celle de sa propre vie qui le désolait. -Lui-même se faisait l’effet d’être un -cadavre, parmi des vivants. Est-ce que sa -mère, par exemple, avait simplement tourné -une roue, comme l’écureuil dans sa cage ? Il -se la rappelait veillant sur lui, depuis son -enfance, se privant de manger pour lui acheter -un manteau de soie dont il avait envie. -Jamais elle n’avait cessé de travailler, de se -sacrifier, de souffrir pour lui : et cependant, -jusque dans sa souffrance, il se rappelait -qu’elle avait eu la joie de se sentir vivre. Non, -pas un de ses jours n’avait été perdu ! Loin -d’avoir passé comme une ombre vaine, elle -avait accompli une œuvre réelle et sérieuse, -une œuvre nécessaire ! Et Thomas, en songeant -à elle, en revoyant le beau sourire qui -l’avait transfigurée sur son lit de mort, se -disait que la vie des hommes devait avoir une -raison qu’il ne connaissait pas, une signification -mystérieuse et féconde, un secret qui, peut-être, -se découvrirait à lui s’il savait le chercher.</p> - -<p>Ce secret faillit lui être révélé quelques -jours plus tard, à Jérusalem, où il avait eu -l’idée de venir demeurer. Un matin, le hasard -de ses pas l’avait conduit au Temple ; et voici -qu’en y entrant il aperçut, devant lui, le Nazaréen -qui l’avait ressuscité. Debout sur un -banc, le jeune mage prêchait à une foule de -Juifs, dont la plupart d’ailleurs ne l’écoutaient -que pour tourner en moquerie toutes ses paroles. -Et Thomas entendit qu’il disait, de cette -voix sonore et douce qu’il n’avait pu oublier : -« <i>Je vous apporte un commandement nouveau, -qui est d’aimer. Aimez-vous les uns -les autres comme je vous ai aimés : car il -n’y a pas de plus grand amour que de donner -sa vie pour ceux que l’on aime. A -votre amour seulement tous reconnaîtront -que vous êtes mes disciples !</i> » Mais l’âme -du ressuscité de Naïm n’était pas mûre encore -pour l’amour. Toute sa haine, au contraire, -s’était ranimée, en présence de l’homme qui, -depuis deux ans, le condamnait à vivre. Il -aurait voulu crier aux Juifs que cet homme -mentait, qu’il ne songeait qu’à les perdre, -qu’avec sa douce voix et la flamme de ses -yeux il n’était qu’un ténébreux sorcier, exerçant -jusque sur les morts son œuvre malfaisante. -Il ne dit rien, pourtant, retenu tout à -coup par la pensée de sa mère. Mais il s’enfuit -du temple, il s’enfuit de Jérusalem. La petite -somme que lui avait procurée la vente de sa -maison, il résolut de l’employer à parcourir -le monde, en quête d’un lieu où il pût se distraire, -peut-être, du souvenir obsédant de sa -destinée.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>II<br /> -LA RÉSURRECTION</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Le voleur ne vient vers le troupeau que -pour voler, pour égorger, ou pour perdre ; -mais, moi, je suis venu pour que les brebis -aient la vie, et l’aient plus abondamment.</p> - -<p class="sign">(<i>Saint Jean</i>, <small>X</small>, 10.)</p> - -</blockquote> - -<p>C’est par une claire après-midi de printemps -qu’il débarqua dans le port d’Athènes. Un -marchand juif de Gaza, son compagnon de traversée, -lui désigna du doigt, au sommet d’une -montagne dominant la ville, un édifice de -forme rectangulaire dont les colonnes peintes -se détachaient nettement sur le bleu du ciel. -« Tenez, lui dit-il, puisque vous n’avez rien de -mieux à faire, allez donc voir ce bâtiment-là ! -C’est, je crois, un temple, et l’on m’a affirmé -qu’il contenait une grande statue, toute -d’ivoire et d’or, dont la tête vaudrait, à elle -seule, des milliers de mines. » Or, Thomas, en -effet, n’avait « rien de mieux à faire ». Chaque -jour, depuis son départ de Jérusalem, son -ennui l’avait accablé davantage ; chaque jour -il s’était senti plus seul et plus inutile. Il gravit -lentement la montagne ; et, en chemin, il -songeait que, lorsque la journée serait finie, -une autre suivrait, et d’autres pareilles indéfiniment. -Il se disait que, cette même après-midi, -dans l’énorme ville blanche et rose qui -s’étendait à ses pieds, de plus heureux que lui -pourraient s’endormir du bon sommeil sans -fin, et qu’il y en avait aussi qui, obligés de -vivre, sauraient du moins se donner l’illusion -de profiter de leur vie : tandis que lui, spectre -lamentable, il allait essayer d’oublier un instant -la sienne en évaluant le prix d’une tête -de statue !</p> - -<p>Arrivé devant le temple, il vit qu’on y avait -prodigué les statues. On en avait mis jusque -sous le toit : un long triangle de figures couchées -ou assises, avec des têtes de chevaux -aux deux extrémités. Au centre du triangle se -dressait une jeune femme en armure, qui semblait -être sortie toute vêtue du crâne entr’ouvert -d’un gros homme, assis derrière elle. Et -non moins extraordinaires étaient les scènes -sculptées, en demi-relief, sur un ruban de -marbre qui entourait le temple ; elles représentaient -les divers épisodes d’un combat -entre des hommes entiers et des moitiés -d’hommes, monstres barbus dont le ventre -s’achevait en croupe de cheval. Thomas, d’ailleurs, -ne s’arrêta pas à les considérer. Il se -hâta de pénétrer à l’intérieur du temple, où -était la statue toute d’ivoire et d’or. Il regarda -l’ivoire, il regarda l’or, s’étonnant qu’on pût -dépenser à de tels usages ces matières précieuses ; -et puis, avant de redescendre vers -Athènes, il s’assit un moment sous la colonnade.</p> - -<p>Au-dessus des colonnes intérieures, en face -de lui, on avait encore sculpté des statues. -Celles-là devaient représenter une procession ; -et Thomas, les ayant devant les yeux, s’occupait -machinalement à les examiner. Il -voyait d’abord un cortège de jeunes filles ; -debout, vêtues de robes flottantes, elles semblaient -attendre un signal pour se mettre en -marche. Puis c’étaient de jeunes hommes, causant -entre eux ; plus loin, un vieillard achevait -de plier un linge que lui tendait un -enfant, tandis que deux femmes apportaient, -sur leur tête, des corbeilles remplies d’étoffes -brodées. Le Galiléen, cette fois, ne s’étonnait -plus. Tout cela était simple et aisé à comprendre : -une fête religieuse, du genre de celles -qu’on célébrait à Naïm après la moisson.</p> - -<hr /> - - -<p>Ainsi Thomas, pour divertir son ennui, -s’employait à considérer un à un les détails de -la fête, lorsqu’il eut soudain l’impression qu’un -voile lui tombait des yeux. Au contact d’une -réalité supérieure, le brouillard qui, depuis -deux ans, lui cachait la vue des choses s’était -dissipé. Et ce n’était pas assez de dire qu’il -admirait les formes délicates taillées dans le -marbre : la beauté jaillissait d’elles sur lui -comme d’une source, baignant toute son âme -d’un flot voluptueux. Ses oreilles l’entendaient -et ses mains la touchaient : sa poitrine se soulevait -pour l’aspirer plus à fond. Les figures -immobiles lui semblaient s’être changées en -un monde vivant, un monde infiniment plus -vivant que les vagues fantômes humains qu’il -voyait errer à l’entour. Il les reconnaissait -toutes, les vieillards et les enfants, les prêtres, -les musiciens, la troupe joyeuse des cavaliers : -il les retrouvait seulement agrandies, purifiées, -promues par un mystérieux sortilège à -une vérité plus parfaite.</p> - -<p>Et comme, après de longues heures de contemplation, -il se résignait à sortir du temple, -un nouveau spectacle lui apparut qui, de nouveau, -l’emporta dans un grand élan de surprise -et de joie. Car si hommes et dieux, sur -la colonnade intérieure, étaient restés pour lui -des êtres d’une nature pareille à la sienne, -une image enfin réelle et vivante de son humanité, -c’était à présent l’assemblée même -des dieux qu’il voyait devant lui. Ils étaient -là, au fronton, assis ou couchés en des attitudes -éternelles, dominant de leur majesté le -temple, la ville et l’univers entier. Thomas se -demandait comment il avait pu, tout à l’heure, -lever les yeux sur eux sans les adorer. Qu’importaient -leurs noms et l’étrangeté de leurs -attributs, quand tout en eux, depuis l’expression -du regard jusqu’aux plis des draperies, attestait -glorieusement leur divinité ? Et il les considérait, -frémissant d’extase. Il considérait un -groupe de trois déesses, dont deux se tenaient -assises, la main dans la main, pendant que la -troisième, doucement accoudée sur les genoux -de sa sœur, présentait aux caresses du soleil -couchant la courbe nonchalante de son jeune -corps. Celle-là était la Grâce ; et l’athlète -étendu non loin d’elle était, sans doute, le -dieu de la Force. Chacun d’eux laissait voir, -dans l’ensemble de sa personne, un caractère -qui, n’appartenant qu’à lui, révélait aussitôt -sa mission spéciale. Mais tous avaient surtout -la mission d’être des dieux. Oui, à mesure -qu’il les considérait, Thomas cessait, de plus -en plus, d’être frappé de leurs différences pour -admirer la surnaturelle beauté qui leur était -commune. La beauté, c’était elle qui les faisait -dieux ; ce n’était que par elle qu’ils régnaient -sur le monde ! Et le jeune Galiléen -lui aussi, dut subir le charme puissant qui -émanait d’elle. Agenouillé devant la grande -figure de guerrière qui, souriante et sereine, -se dressait orgueilleusement au centre du -fronton, il joignit les mains, se recueillit, et -pria :</p> - -<p>« Déesse dont j’ignore le nom, disait-il, -déesse de la Beauté, permets à un barbare de -t’apporter son hommage ! Je dormais, et tu -m’as éveillé. J’errais tristement dans la nuit, -et tu as surgi à mes yeux comme une étoile -enchantée, pour m’indiquer la route que je -devais suivre. Le secret que, depuis deux ans, -je me fatiguais à chercher, d’un geste de ta -main divine tu me l’as découvert. Car voici -que j’ai achevé de comprendre, en face de toi, -combien j’étais fou de vouloir m’intéresser à -la vie des hommes ! Cette vie n’est que laideur -et souffrance, elle est l’œuvre d’un dieu méchant, -qui met tout son plaisir à nous tourmenter. -Mais toi, bienfaisante déesse, au-dessus -du désordre des misères humaines, tu nous -offres un asile immuable et sûr. Toi seule nous -apaises et nous divertis, toi seule nous aides -à rompre les chaînes d’une réalité mensongère. -Daigne maintenant, ô déesse, me garder près -de toi, après m’avoir accueilli ! Prolonge pour -moi le miracle que tu viens d’accomplir ! Fais -en sorte que je puisse toujours, de plus en -plus, oublier les autres et m’oublier moi-même, -pour ne vivre que du parfum de la pure -beauté ! »</p> - -<p>Les dernières ombres du soleil couchant -s’étaient effacées et la nuit avait pris possession -du temple, pendant que le Galiléen priait -sur l’Acropole. Il se releva, essaya de revoir -une dernière fois les déesses endormies, et -descendit en courant vers la ville, qui brillait -au-dessous de lui comme un immense palais -d’or, dans les ténèbres bleues. Et quand ensuite, -sur son lit d’auberge, le souvenir le ressaisit -du vide profond qu’il avait en lui, -peu s’en fallut qu’il ne réussît à le chasser, -jusqu’au lendemain, en évoquant un mélange -harmonieux de chevaux et de cavaliers, -des vierges vêtues de blanc qui souriaient -à leurs rêves, et les contours fluides -d’une jeune Grâce de marbre, mollement étendue -près de ses deux sœurs.</p> - -<hr /> - - -<p>Le lendemain et les jours suivants, dès -l’aube, il explorait avec une curiosité fiévreuse -les monuments d’Athènes. Partout il rencontrait -des temples, des fontaines, des portiques, -où se conservait intacte l’âme des vieux -maîtres. Il apprit à retenir les noms de ces -maîtres, à distinguer leurs styles, à comparer -le degré de leur science et de leur adresse. Et -peu à peu cette contemplation obstinée de la -beauté fit naître en lui le désir de créer, lui -aussi, de belles œuvres d’art.</p> - -<p>Ce n’était peut-être là, d’ailleurs, qu’un de -ses goûts d’enfant qui se réveillait : car il se -rappela qu’à douze ans, après avoir vu une -guirlande de fleurs sculptée sur la porte du -temple de Capernaüm, il n’avait pas laissé de -repos à ses parents qu’ils ne lui eussent procuré -un ciseau et de la terre glaise. Mais il se -rappelait en même temps que l’ardeur de sa -jeune vocation n’avait pas tardé à s’éteindre, -dans une misérable bourgade galiléenne où -lui manquaient également modèles et professeurs ; -tandis que maintenant, à Athènes, Phidias -lui offrait pour modèles les deux frontons -du temple de Minerve, et toutes les rues -étaient remplies de maîtres excellents.</p> - -<p>Aussi Thomas ne fut-il pas en peine de -trouver un maître. Il en trouva dix, bientôt, -qui se disputèrent le droit de lui enseigner -tout ce qu’ils savaient, afin de pouvoir un jour -se vanter de l’avoir eu pour élève : tant ce -jeune barbare montrait à la fois d’application, -de goût, et de talent ; soit que la nature l’eût -en effet prédestiné à devenir un artiste, ou -plutôt que l’importance particulière qu’avait -pour lui la beauté l’eût aidé à en mieux saisir -les règles essentielles. Trois ans après son -arrivée à Athènes, ses professeurs lui avaient -signifié qu’il n’y avait plus rien qu’il pût -apprendre d’eux. Il s’était loué un vaste atelier, -dans un des faubourgs de la ville ; et -c’était à lui que le proconsul d’Achaïe, qui -aimait les arts, avait commandé simultanément -le buste de sa femme et celui de sa maîtresse.</p> - -<p>Thomas, pourtant, n’acceptait pas volontiers -ce genre de commandes. Il n’avait aucun -besoin d’argent, ni de gloire ; et peut-être la -recherche de la gloire lui paraissait-elle plus -méprisable encore que celle de l’argent, -comme impliquant à plus haute dose le mélange -de la sottise et de la vanité. Son unique -ambition était de créer de belles œuvres d’art : -et non point pour satisfaire les hommes de -son temps, ni ceux des temps futurs, mais simplement -pour se forcer à rêver de beaux rêves, -pour s’étourdir, pour détourner par instants -sa pensée du vide qui restait toujours béant -dans son cœur. Car sa prière sur l’Acropole -n’avait pas eu toutes les suites qu’il en avait -espérées. La déesse de la Beauté lui avait -bien permis « d’achever d’oublier les autres -hommes », ce qui était l’une des deux faveurs -qu’il lui avait demandées : mais il ne parvenait -pas encore à « s’oublier lui-même ». Deux -ou trois fois, les formes élégantes des Grâces -du Parthénon avaient chassé de son âme la -conscience de sa solitude : mais leur pouvoir -n’avait pu être de longue durée sur une âme à -qui le contact de la mort avait donné une -aussi claire notion du néant des choses. Thomas -n’avait pas cessé de les admirer ; mais il -se rendait compte maintenant qu’elles demeureraient -à jamais immobiles, sous les plis -légers de leurs draperies, immobiles et froides, -indifférentes à la pieuse tendresse qu’il éprouvait -pour elles. Et il gardait au fond de sa -bouche une saveur de mort ; il continuait à se -croire, à se sentir un cadavre. Pendant que -maîtres et condisciples enviaient sa rapide -fortune, le malheureux s’épuisait au travail, -dans le silence de son atelier, sans autre pensée -que l’espoir, toujours plus pressant et plus -angoissant, d’arriver enfin à créer une œuvre -assez belle pour se justifier, à ses propres yeux, -d’une existence dont, chaque jour, il découvrait -davantage l’inutilité.</p> - -<hr /> - - -<p>L’atelier qu’il avait loué appartenait à un -maçon, qui habitait une maison voisine. Et -l’une des filles de ce maçon, en voyant le -visage désolé du jeune homme, fut émue de -pitié. C’était une enfant de seize ans, mince et -frêle, appelée Eunice. Le matin, quand elle -entrait avec sa mère dans l’atelier du sculpteur, -et qu’elle apercevait celui-ci, triste et -sombre, debout devant une figure de nymphe -d’une grâce souriante, une telle détresse la prenait -que, souvent, elle devait s’enfuir pour ne -pas pleurer. En vain sa sœur, qui était mariée -et se piquait de connaître les hommes, lui -affirmait que la mélancolie de l’étranger n’était -qu’une pose, inventée pour se distinguer du -commun et se faire valoir ; l’enfant, malgré soi, -s’obstinait à le plaindre. N’étant pas d’humeur -rêveuse, elle ne cherchait pas à deviner la -peine qui le torturait : mais elle -en souffrait elle-même cruellement, et, faute -de savoir le consoler, sans cesse elle s’ingéniait -à trouver quelque moyen de le divertir. -Elle profitait de ses sorties pour mettre des -fleurs sur sa table ; elle drapait sur ses murs -des morceaux de soie où elle s’était amusée à -broder de petits dessins. Un jour elle suspendit -au plafond de l’atelier une cage de bois -avec des oiseaux ; et le fait est que, toute la -semaine qui suivit, il parut à Thomas que la -musique de ces oiseaux lui rendait sa peine -moins vive, et son travail plus léger.</p> - -<p>Ainsi Eunice veillait sur lui et le servait, -en secret, partagée entre son naïf plaisir et -une peur extrême d’être découverte. Une fois, -cependant, le jeune homme, qui était rentré -de sa promenade plus tôt que de coutume, la -surprit au milieu de l’atelier, occupée à arranger -des fleurs dans un long vase de verre. Il -leva les yeux sur elle, et vit qu’elle tremblait -de frayeur : mais il vit aussi que, sous les -boucles blondes de sa chevelure, elle avait de -grands yeux d’un noir velouté ; il vit que les -plis de sa tunique de soie rose dessinaient un -petit sein déjà souple et ferme ; et il vit, il -crut voit, qu’inconsciemment cette jeune chair -se tendait vers lui : de telle sorte qu’à son -tour il la désira. Ses lèvres eurent soif des -fines lèvres rouges qu’entrouvrait un sourire -de gêne innocente. Pendant une seconde qui -lui sembla éternelle, il rêva que tout son -corps aspirait la chaleur parfumée de ce corps -de vierge, frémissant de vie et de volupté. -Puis l’ivresse de ses sens s’apaisa : et il s’aperçut -que l’enfant avait disparu.</p> - -<p>Tous les jours, depuis lors, il guetta les -occasions de la rencontrer. Il l’attendait -devant sa porte, il la regardait passer dans -la cour ; et chaque fois qu’il l’approchait un -frisson brûlant lui traversait les veines, que -jamais encore il n’avait connu. L’amour, évidemment, -s’était enfin éveillé en lui, l’amour -dont les Grecs disaient qu’il était le vainqueur -des dieux et des hommes. Et cette pensée ne -laissa pas de lui être agréable. Il jouissait de -se sentir un peu plus voisin de l’humanité, -quelque mépris que, d’ailleurs, il éprouvât -pour elle. Mais bientôt son désir, qui ne lui -avait été d’abord qu’une distraction, lui devint -un supplément de peine, par l’impuissance où -il était de le satisfaire. A table, au lit, dans -ses promenades, l’image d’Eunice ne le quittait -plus : elle le poursuivit enfin jusque dans -son travail, troublant ses rêves laborieux de -pure beauté artistique. Alors sa dernière -résistance fléchit ; il céda au vainqueur des -dieux et des hommes. Et il fut tenté de -plaindre l’excès d’ingénuité de la pauvre enfant -lorsque, un mois plus tard, au lendemain -de leurs noces, lui ayant demandé si c’était -par amour ou bien par pitié qu’elle avait consenti -à être sa femme, il l’entendit lui demander -elle-même, avec un sourire étonné de ses -beaux yeux noirs, s’il y avait une différence -entre la pitié et l’amour.</p> - -<hr /> - - -<p>Peut-être en effet n’avait-elle pour lui que -de la pitié ; mais lui, certes, il l’aimait d’amour. -Elle était au reste infiniment plus aimable -encore qu’il ne l’avait imaginée, une vraie -fleur de délice qu’il ne se lassait pas de -cueillir. Souvent il avait besoin d’un pénible -effort pour s’arracher de ses bras, le matin, -après de longues heures de caresses passionnées ; -et ce n’était ensuite qu’après de longues -heures d’isolement dans son atelier, parfois -après des journées entières, qu’il parvenait à -oublier les lèvres rouges et le sein frémissant, -la rondeur moelleuse des hanches, et les -tendres paroles s’achevant en soupirs. Aussi -montrait-il à sa femme une indulgence et une -bonté qui lui valaient d’être cité en exemple -dans tout son quartier. N’ayant pas de loisir -de s’occuper avec elle du choix de ses robes, -il lui remettait chaque jour l’argent qu’il gagnait, -afin qu’avec sa mère et sa sœur elle -allât s’acheter, dans les meilleures boutiques -d’Athènes, les étoffes les plus fines et les plus -beaux colliers. Jamais il ne la frappait, jamais -il ne se fâchait de son ignorance. Du matin -au soir, elle pouvait s’en aller bavarder à son -aise avec ses parents, avec sa sœur aînée, -avec d’autres jeunes femmes, mariées comme -elle, et qui n’avaient pas assez de mots pour -lui vanter son bonheur : car les maris de ces -femmes, lorsqu’ils rentraient, le soir, souvent -étaient ivres et les rouaient de coups, ou bien -encore ils les trompaient, ou perdaient toute -leur fortune au jeu : tandis que Thomas, avec -sa patience et sa générosité, avec ce fructueux -travail qui l’occupait tout entier, réalisait pleinement, -à leurs yeux, le plus magnifique idéal -du mari parfait.</p> - -<p>Tout le monde louait, admirait, enviait -Thomas ; et lui, dans le silence de son atelier, -il se disait que jamais il ne s’était senti plus -seul, n’avait souffert davantage du vide de -son cœur. L’amour avait décidément échoué, -lui aussi, à le ressusciter. Il ne lui avait donné, -en fin de compte, qu’un surcroît de servitude, -un nouveau besoin physique pareil à ceux de -manger et de boire, qu’il avait déjà. Les -ardentes caresses, dont désormais il ne pouvait -se passer, de plus en plus l’empêchaient -d’apporter à son travail l’aisance, l’entrain, la -lucidité d’autrefois. Elles satisfaisaient un -instant l’animal qui était en lui ; mais c’était -pour amoindrir l’homme, pour le laisser plus -faible et plus désarmé en face de son néant. -Jusque dans les bras de sa femme, maintenant, -Thomas avait l’impression de n’être -qu’un cadavre. Il songeait que, naguère, Phidias -l’avait réconforté, puis son art, les beaux -rêves qu’il concevait et qu’il essayait de réaliser. -Mais voilà que ces rêves même s’éloignaient -de lui ! Devant son bloc de marbre, -parfois, une torpeur lui engourdissait l’esprit, -entravait sa main ; ou bien, tout à coup, toute -sa chair vibrait d’un impatient désir ; il revoyait -le fin visage d’Eunice, il entendait le -murmure de sa frêle voix d’enfant : et c’est -en vain qu’ensuite il s’efforçait de saisir, pour -l’exprimer dans son œuvre, la beauté plus -sereine du modèle qu’il avait sous les yeux.</p> - -<p>Si du moins il avait eu quelqu’un à qui se -confier ! Mais il savait trop que des rêves -comme les siens ne pouvaient s’épanouir que -dans le recueillement et la solitude. Il aurait -dû s’absorber complètement en eux, leur abandonner -son âme tout entière ! A ce prix, peut-être, -il aurait enfin réussi à créer une œuvre -parfaite, à se conquérir le droit de vivre, à -chasser l’affreux goût de mort qu’il gardait -dans la bouche ! Son mariage avait détruit sa -dernière chance de renaître à la vie !</p> - -<p>Il résolut de se réfugier désespérément dans -le travail, et de se tuer ensuite, si son travail -ne parvenait pas à le consoler. Frappé de la -décadence pitoyable de l’art de son temps, il, -entreprit, tout au moins, de restaurer les -belles traditions et le beau métier des maîtres -anciens. Phidias, Alcamène, avaient laissé -des modèles que nul artiste ne pouvait rougir -d’imiter. Mais lui, Thomas, en les imitant, il -ferait tâche de créateur ! Forcément, par la -seule vertu de son âme de poète, il imprégnerait -les formes anciennes d’un esprit nouveau ! -Il se jura d’accomplir cette révolution ; et, -pendant deux longs mois, il s’enferma dans -son atelier, sans autre pensée que celle du -chef-d’œuvre qui déjà s’agitait et chantait en -lui.</p> - -<hr /> - - -<p>Une après-midi de printemps, semblable à -celle où, jadis, la beauté artistique s’était -révélée à lui pour la première fois, il sortit de -son atelier, et courut à la maison de ses beaux-parents. -Dans le vestibule, autour d’une -grande table encombrée de linge, il aperçut -une dizaine de jeunes femmes qui, l’aiguille -en main, se racontaient les détails comiques -d’une aventure arrivée la veille. Un scribe du -tribunal, en rentrant chez lui, avait trouvé sa -femme sur les genoux d’un de ses esclaves ; et, -comme il faisait mine de se fâcher, les deux -amoureux s’étaient spirituellement avisés de -l’enfermer dans un coffre, d’où il n’était sorti -qu’après leur avoir pardonné. L’aventure était -si drôle, et si abondante en épisodes imprévus, -que pas une des femmes ne remarqua -l’entrée du sculpteur, à l’exception toutefois -d’Eunice, qui aussitôt devint toute pâle, et -essaya de s’enfuir dans la chambre voisine. -Mais Thomas lui fit signe qu’il venait la chercher, -et aussitôt, l’entraînant par la main, il -reprit sa course vers son atelier. Il tremblait -de fièvre, ses yeux s’ouvraient démesurément : -la jeune femme eut l’idée qu’un nouveau malheur -s’était soudain abattu sur lui. Enfin, -quand elle se fut assise, debout devant elle il -lui dit :</p> - -<p>— Eunice, ma chère enfant, je me sens si -heureux que je veux te donner aujourd’hui une -grande preuve d’amour ! J’ai conçu le projet -d’une œuvre qui, si je parviens à l’exécuter, -étonnera le monde, et rendra à l’art grec son -ancien éclat. Je viens d’en achever l’ébauche, -tout à l’heure, après deux mois, deux terribles -mois de recherches et de réflexions. Et c’est à -toi, la première, que je vais la montrer !</p> - -<p>Il tira un rideau qui cachait le fond de l’atelier. -Eunice vit un triangle d’argile au milieu -duquel se dressait une figure nue : une déesse, -sans doute, car, sur les deux côtés, d’autres -figures de jeunes femmes se prosternaient -devant elle. Les visages étaient encore à peine -indiqués ; on les distinguait assez, cependant, -pour pouvoir apprécier la variété élégante et -souple de leurs expressions ; et l’on devinait -que la déesse, indifférente à l’hymne d’extase -qui montait vers elle, fermait à demi les yeux, -éblouie du rayonnement triomphal de sa nudité. -Mais c’étaient les corps des suppliantes, -leurs contours et leurs attitudes, que l’artiste -s’était surtout appliqué à fixer. Chacun de ces -corps traduisait d’une façon particulière un -même état de soumission fatale, d’abandon de -soi, comme d’esclavage joyeusement subi. Et -de leur ensemble jaillissait une harmonie si -pure, leurs formes étaient à la fois si légères -et si nobles, qu’Eunice, en les apercevant, -poussa d’abord un cri de surprise. Thomas -entendit le cri, et la fièvre qui le brûlait s’exalta -encore.</p> - -<p>— C’est, comme tu vois, un fronton de -temple ! — dit-il, après s’être rapproché de -l’ébauche. — On m’a demandé un fronton -pour le temple qu’on vient de construire, à -l’entrée de la ville, en l’honneur de tous les -dieux de la Grèce et du monde. Et voilà le -sujet que j’ai choisi ! J’ai figuré la déesse de -la Beauté, la seule éternelle entre les déesses -grecques, recevant l’hommage de toutes les -nations. Cette femme agenouillée à droite, -c’est Rome conquérante, conquise à son tour. -En face d’elle, j’ai placé l’Égypte ; et voici -l’Inde, la Perse, voici ma patrie, la lointaine -Galilée, se prosternant comme j’ai vu souvent -se prosterner les jeunes filles, au seuil du -temple, dans ma bourgade natale ! Je me suis -appliqué à les animer toutes d’une expression -propre, mais qui résultât de leur personne -même, et non point de la diversité des costumes -ni des attributs : de telle manière que -mon œuvre eût l’unité qui sied aux belles -œuvres. Cela, mon esquisse te permet déjà de -le saisir ! Mais à présent il y a l’œuvre, dont -cette esquisse n’est qu’un pauvre reflet, et que -je vais, m’efforcer de réaliser. Demain j’aurai -le bloc de marbre, et me remettrai au travail ! -Je m’enfoncerai tout entier dans mon rêve ; je -saurai tirer vivante, du fond de moi, l’idée -que dès à présent j’y tiens enfermée ! Et un -jour, Eunice, dans deux ou trois ans, dans dix -ans s’il le faut, quand enfin mon rêve aura pris -corps dans le marbre, ce jour-là tu pourras -vraiment être fière de ton mari ! Regarde, par -exemple, cette femme agenouillée, ici, qui -relève la tête !…</p> - -<p>Le doigt sur une des figures du groupe, -Thomas se retourna vers sa femme, pour -juger de l’effet produit sur elle par ses explications. -Mais il vit que sa femme ne l’écoutait -plus. Affaissée sur son siège, le visage penché -contre le mur, elle pleurait, se fondait -tout entière en de grosses larmes d’enfant. En -vain elle avait essayé de joindre ses mains -devant ses yeux, pour cacher ses larmes : elles -passaient au-dessous, au travers ; la soie de sa -tunique en était inondée. Point de soupirs, ni -de sanglots : c’était comme si un chagrin trop -vif l’eût anéantie, ne lui laissant de force que -pour ces larmes muettes. Ce que voyant, Thomas -frémit de pitié. Son art, sa solitude, le -reste des choses, il les oublia. L’univers se -réduisit pour lui, un instant, à l’image de -sa femme qui souffrait et pleurait.</p> - -<p>Alors, de même qu’autrefois ses yeux, son -cœur se rouvrit. Il comprit que, pendant qu’il -s’épuisait à produire des œuvres d’une beauté -incertaine, incomplète, et en tout cas inutile, -pendant qu’il dépensait toute son âme à l’entreprise -ridicule de recommencer Phidias, un -être de beauté vivante était là, près de lui, -qui lui avait livré son corps et son âme afin -qu’il pût goûter la jouissance merveilleuse de -les recréer. Et lui, au lieu de la prendre doucement -dans ses mains, comme le précieux et -fragile joyau qu’elle était, il lui signifiait que -deux ans, dix ans au besoin, il la laisserait se -ternir, se corrompre peu à peu dans une oisiveté -animale, jusqu’à ce qu’enfin elle mît tout -son plaisir, comme sa sœur et ses amies, à -entendre ou à répéter de stupides histoires ! -Par compassion, pour le distraire de sa souffrance, -elle lui avait fait don d’elle-même ; et -ces larmes, où il la voyait à présent s’abîmer, -c’était tout ce qu’il avait su lui offrir en -échange !</p> - -<p>Il comprit tout cela d’un seul coup, ou plutôt -il en eut la vision immédiate ; un voile, simplement, -était tombé de son cœur, et aussitôt -tout cela lui était apparu. Il en resta d’abord -atterré, comme un ivrogne qui, s’éveillant soudain, -s’aperçoit qu’il a commis un meurtre -pendant son ivresse. Puis, d’un mouvement -irréfléchi, il saisit un marteau qui lui servait -à dégrossir le marbre, et, revenant vers son -groupe, il brisa une à une toutes les figures. -Bientôt la déesse de la Beauté, l’Inde, la -Perse, ne furent plus qu’un tas de poussière -rouge, répandue sur les dalles. Seule à présent -la petite Galilée restait encore prosternée -devant lui, son œuvre favorite, où il avait cru -mettre toute son angoisse avec tout son génie. -Il la considéra un moment, puis le marteau -descendit sur elle, la changea en poussière -pour l’éternité. Après quoi Thomas, ayant -accompli son doux sacrifice, courut s’agenouiller -aux pieds de sa femme. Il lui prit les deux -mains, il les couvrit de baisers, il y enfouit -ses yeux, pour que ces chères mains essuyassent -les larmes qu’il versait à son tour.</p> - -<p>Et, à ce moment, un miracle se produisit en -lui, si imprévu, si profond, et si bienfaisant, -que, parmi ses larmes, il eut tout à coup sur -les lèvres un sourire de joie. Il sentit qu’un -sang nouveau coulait dans ses veines, que -l’affreux goût de mort disparaissait de sa -bouche, qu’en lui-même comme autour de lui -fleurissait le printemps. Pour la première fois -depuis que Jésus l’avait tiré du cercueil, il -sentit que réellement, pleinement, délicieusement, -il vivait ! Et c’est ainsi que, par la grâce -toute-puissante de l’amour, le fils de la veuve -de Naïm acheva enfin de ressusciter.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>III<br /> -LA VIE</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Il n’y a pas de plus grand amour que -de donner sa vie pour ceux que l’on aime.</p> - -<p class="sign">(<i>Saint Jean</i>, <small>XV</small>, 13.)</p> - -</blockquote> - -<p>Thomas était ressuscité, mais il ignorait -tout de la vie, comme un nouveau-né : ce fut -sa femme qui lui apprit tout. Il ne pouvait la -voir, d’ailleurs, la faible et timide enfant -qu’elle était, sans qu’il lui semblât qu’elle le -portait dans ses bras, avec autant de sollicitude -que l’avait fait sa mère, avec une sollicitude -encore plus chaude, plus tendre, et plus -efficace. Il trouvait auprès d’elle cet asile, -immuable et sûr, que la déesse de l’Acropole -s’était toujours refusée à lui accorder. Et -Eunice, de son côté, plus profondément encore -que jadis la vieille femme de Naïm, vivait de -lui. Dès l’heure bienheureuse où l’amour les -avait unis, ils s’étaient donné toute leur âme, -l’un à l’autre ; de manière que non seulement -ils avaient tous deux la même âme, mais que -chacun avait pour ainsi dire une âme double, -deux fois plus apte à recevoir la joie et rejeter -la souffrance. Aussi ne pensaient-ils plus -à pleurer, ni à s’ennuyer. Sans cesse davantage -les choses leur offraient une réalité, et un -charme que jamais, jusque-là, ils ne leur -avaient soupçonnés ; tout les attirait, tout les -amusait, en leur fournissant l’occasion d’une -pensée commune ; et pendant qu’Eunice, avec -la curiosité confiante d’une petite fille, pressait -son mari de questions où souvent il ne -savait que répondre, lui, dans les grands -yeux noirs de sa femme, mieux que dans tous -les livres il apprenait la vie.</p> - -<p>Il en apprenait, du moins, ce que sa nature -et ses habitudes lui permettaient d’en comprendre. -S’il avait eu le goût de l’argent, sa -femme, aimée de lui, l’aurait aidé à faire fortune ; -s’il avait eu le goût de la gloire, elle -aurait découvert, d’instinct, et lui aurait enseigné -les faciles artifices qui procurent la -gloire : car l’amour prête au cœur de la -femme une science universelle. Mais, le jeune -homme se trouvait n’avoir de goût pour rien -au monde que pour la beauté. Il avait pu -renoncer à son art ; chaque jour il s’estimait -plus sage d’y avoir renoncé, en songeant de -quel trésor, trop longtemps, cet art l’avait -privé ; mais il était fait de telle sorte que, ne -s’intéressant ni à l’origine des choses, ni à leur -substance, ni à leur utilité, leur beauté seule -avait de quoi le toucher. C’est donc la beauté -de la vie que sa femme eut pour mission de -lui enseigner.</p> - -<p>Un jour, peu de temps après sa résurrection, -il la conduisit au temple de Minerve. Lorsqu’il -y était venu d’abord, le soir de son arrivée -à Athènes, il avait demandé aux figures -de marbre de combler, ou en tout cas de lui -faire oublier, le vide douloureux qu’il sentait -au fond de soi. Plus tard, s’étant déjà familiarisé -avec elles, il leur avait demandé de le -renseigner sur la période la plus magnifique -de l’art athénien. En quoi différaient-elles des -œuvres qui les avaient précédées et suivies ? -Et quelle part avait prise, dans leur exécution, -le maître Phidias, quelle part les divers -élèves qui avaient travaillé sous ses ordres ? -Plus tard encore, devenu sculpteur à son tour, -il leur avait demandé des règles, des procédés, -le moyen de les contrefaire honorablement. -Jamais il ne les avait revues sans réclamer -d’elles un conseil, une leçon, ou quelque autre -service : fâcheuse condition pour jouir de leur -beauté. Mais maintenant, debout devant elles, -il ne leur demandait rien que de plaire à deux -yeux noirs qui lui étaient plus chers que ses -propres yeux. C’est avec les jeunes yeux d’Eunice -qu’il les considérait, s’efforçant, comme -elle, de laisser simplement agir sur lui le mélange -harmonieux de leurs formes et des plis -de leurs robes. Il ne voyait plus en elles ni -des déesses, ni des modèles, ni les amies qu’il s’était -naguère imaginé qu’elles seraient pour -lui : mais d’autant plus il était à l’aise pour -sentir combien elles étaient belles, quelle -grâce s’alliait à leur sérénité ! Sans compter -qu’en échange des explications qu’il donnait à -sa femme, celle-ci, toute tremblante d’un plaisir -qui aussitôt se répandait en lui, ne cessait -point de lui signaler mille nuances délicates, -de ces nuances que seuls ses yeux de femme -pouvaient apercevoir. Ainsi, par le miracle de -leur amour, ils se révélaient l’un à l’autre la -beauté artistique. Et Thomas songeait avec -compassion aux malheureux qui, en -s’acharnant à produire des œuvres nouvelles, non seulement -renonçaient pour soi au bonheur de -vivre, mais achevaient de pervertir le reste -des hommes ; car la beauté était là, créée une -fois pour toutes par le génie de Phidias ; et -toutes les œuvres qu’on avait produites, depuis -Phidias, n’avaient servi qu’à détourner les -hommes de venir s’abreuver à cette source -éternelle.</p> - -<p>Phidias lui-même, d’ailleurs, avec tout son -génie, peut-être avait-il détourné les hommes -d’une source de beauté plus divine encore ? -C’est ce que se dit Thomas quand, au sortir -du Parthénon, il vit se refléter dans les yeux -d’Eunice l’admirable paysage qui les entourait. -La ville était derrière eux : à peine si, par -instants, ils entendaient un lointain écho de sa -rumeur inutile. A droite, doucement, brillait -la mer, une tache d’argent sous le ciel doré. -Et devant eux, dans la paix recueillie d’un -soir de printemps, s’étalait un grand amphithéâtre -de collines, toutes plantées de citronniers, -d’oliviers, de pins, jeunes et gaies comme -les torrents qui coulaient à leurs pieds. Tout -cela était infiniment pur, élégant, harmonieux, -et avec un caractère d’éternité souriante et -bonne qui manquait aux plus nobles figures -des frontons de l’Acropole. Les montagnes -même, au loin, se découpant en arêtes grises -où l’ombre du soleil venait creuser de larges -sillons bleus, ces masses énormes n’avaient -rien de triste ni de malveillant. « Nous ne -sommes ici que pour vous abriter du vent, -semblaient-elles dire à Thomas et à Eunice, -pour borner l’horizon de votre vie, pour vous -rappeler que vous devez vous être, l’un à -l’autre, un univers entier ! » Et Thomas, suivant -leur conseil, se serrait plus étroitement -contre sa jeune femme. Il apprenait d’elle à -faire taire sa pensée, à subir sans résistance -l’impression des choses. Après la beauté de -l’art, la beauté de la nature se révélait à lui.</p> - -<p>La beauté de la nature inanimée, et celle -aussi de la nature vivante : car, s’étant mis à -tout voir avec les yeux d’Eunice, il ne pouvait -manquer de découvrir le charme profond du -monde des bêtes, que la jeune femme avait -senti et aimé depuis son enfance. Elle avait -pour les bêtes une tendresse si sincère que -toutes, aussitôt, le devinaient et lui en savaient -gré. Les chiens, lorsqu’elle passait, levaient -sur elle des regards d’amis ; les ânes tendaient -le cou vers elle, comme s’ils désiraient qu’elle -les caressât. Cela seul aurait suffi pour les -rendre chers à Thomas ; et c’est cela, sans -doute, qui avait attiré son attention sur eux. -Mais alors il s’aperçut qu’il n’y avait pas un -de ces animaux qui ne fût, à sa façon, une -source infinie de joie pour les yeux. Les oiseaux -que sa femme lui avait donnés, par exemple, -ils apportaient à leurs moindres mouvements -une grâce plus souple, plus légère, et plus raffinée, -que les plus gracieuses figures des Lysippe -et des Polyclès. Et de nouveau, tout en -plaignant les successeurs de ces habiles artistes, -Thomas s’étonnait du détestable pouvoir -qu’ils avaient eu pour vicier, dans le cœur -des hommes, le sens de la beauté.</p> - -<p>Plus que tout, cependant, c’était la beauté -de sa femme elle-même qui lui plaisait à voir. -Une fleur vivante : telle, sans cesse, davantage, -elle lui apparaissait. Ou plutôt elle ne -lui apparaissait telle que depuis que leurs deux -êtres s’étaient fondus l’un dans l’autre ; et le -jeune homme rougissait de honte au souvenir -de l’image grossière qu’autrefois il s’en était -faite. Il n’en était plus, désormais, à ne désirer -d’elle qu’une caresse d’un moment : il la voulait -toute, pour l’enchantement de chacun de -ses sens ; il voulait le sourire de ses yeux, -la chanson de sa voix, le parfum de ses -lèvres, et, plus ardemment encore peut-être, -le parfum de son cœur. Le contact de sa chair -ne lui représentait désormais qu’un plaisir -entre des milliers de plaisirs ; et, quelque délicieux -que lui fussent ses baisers, leur délice -n’était rien en comparaison du bonheur qu’il -trouvait à regarder, à écouter, à rêver avec -elle. Par là son amour s’était élevé jusqu’en -dehors du temps : il avait pris dans son âme -des racines si larges que des siècles auraient -pu passer sur lui sans l’ébranler. Et Thomas ne -se contentait pas de jouir de cette précieuse -beauté qui s’offrait à lui : il travaillait de -toutes ses forces à la développer, s’occupant -avec une égale ferveur des robes d’Eunice et -de ses sentiments, afin de réaliser en elle, -mieux qu’il n’avait su faire dans ses groupes -de marbre, son simple et harmonieux idéal de -perfection artistique.</p> - -<hr /> - - -<p>Ainsi vivait ce jeune couple, enivré d’amour. -Et je mentirais en n’ajoutant pas que, souvent, -de légères querelles surgissaient entre eux. -Elles naissaient à propos de tout et de rien, à -propos d’une tunique qu’Eunice voulait mettre -et que son mari jugeait trop voyante, à propos -d’une amie d’enfance dont elle parlait, -par hasard, avec un tel accent d’affection -qu’aussitôt son mari s’imaginait qu’elle tenait -à elle plus qu’à lui. Sur quoi l’on se boudait, -et la jeune femme était prête à pleurer, et son -mari avait le sentiment qu’un fossé allait, à -jamais, le séparer de sa bien-aimée. Mais, dès -l’instant suivant, c’était tantôt lui, tantôt elle, -qui donnait le signal de la réconciliation. Et -non seulement chacune de ces réconciliations -était pour eux l’occasion d’une tendresse plus -chaude ; mais tous deux s’avouaient encore que -leur brouille même les avait rapprochés, comme -s’ils n’eussent reculé d’un pas que pour mieux -faire, ensuite, deux grands pas l’un vers -l’autre.</p> - -<p>Chacune de leurs journées s’écoulait rapide -et pleine, active et reposante, plus belle dans -sa réalité que les plus beaux rêves. Lorsque -l’argent manquait, Thomas ébauchait une statuette, -une amphore d’argile : ils l’achevaient -ensemble, en se riant l’un à l’autre, après quoi -ils allaient ensemble la vendre au marché. Et -puis, à mesure qu’ils s’aimaient plus fort, ils -s’apercevaient moins du manque d’argent.</p> - -<p>Parfois seulement, à mesure qu’ils s’aimaient -plus fort, une ombre de regret venait tout à -coup traverser leur joie. Car ils songeaient -au mage de Nazareth qui, en rappelant -Thomas de la nuit de son tombeau, les avait -tous deux éveillés à la vie ; et ils s’affligeaient -de ne rien connaître de lui que ce cher -miracle. Qui était-il ? Pour quelle œuvre les -dieux charitables l’avaient-ils envoyé ? Ou bien -lui-même était-il vraiment un dieu, comme -Thomas se souvenait de le lui avoir entendu -reprocher, en manière d’ironie, par un riche -pharisien de Jérusalem ? Mage ou dieu, toute -l’âme des deux jeunes gens aspirait vers lui. -Ils auraient aimé à remettre pieusement sous -sa garde cet amour et ce bonheur qu’il leur -avait donnés. Et, sans vouloir se l’avouer, tous -deux avaient l’idée que, faute de pouvoir le -faire, leur bonheur, et leur amour même, resteraient -toujours incomplets.</p> - -<hr /> - - -<p>Mais Jésus veillait sur eux, ainsi qu’il avait -daigné le promettre à la veuve de Naïm sur -son lit de mort. Un jour que leur promenade -les avait menés à l’Aréopage, ils virent un -petit homme, chauve et barbu, qui, monté sur -la tribune, haranguait la foule des badauds -athéniens. Il leur disait qu’il était Juif, qu’il -s’appelait Paul, et qu’il venait leur annoncer -un dieu inconnu. Ce dieu n’était point, comme -les leurs, une idole de bois ou de pierre : c’était -l’esprit universel, l’unique origine des choses -et leur unique fin ; et « tous les hommes, — ajoutait-il -avec une éloquence dont Thomas ne -put s’empêcher de frémir, — tous les hommes -ne sont, ne vivent, ne se meuvent qu’en lui ». -Puis il affirmait que ce Dieu, pour sauver les -hommes, avait revêtu un corps d’homme et -était descendu sur la terre. Il avait fourni aux -Juifs les preuves les plus éclatantes de sa divinité, -guérissant les malades, ressuscitant les -morts… Mais, à ces mots, un grand éclat de -rire avait interrompu l’étranger. « C’est bon, -lui avait crié l’assistance, tu nous raconteras -une autre fois la suite de ton histoire ! » Seuls, -ou à peu près, le ressuscité de Naïm et sa -jeune femme ne songeaient pas à rire. Et cependant -leurs cœurs tremblaient joyeusement, -car tout de suite ils avaient reconnu qui était -ce Dieu vivant dont parlait Saint Paul.</p> - -<p>Ils reçurent le baptême quelques jours après, -et une nouvelle source de délice s’ouvrit devant -eux. Non seulement, en effet, ils avaient -appris à connaître leur bienfaiteur divin, non -seulement ils avaient acquis désormais, grâce -à lui, toute la somme de vérité que l’homme -doit et qu’il peut posséder, mais voici que, -dans la doctrine de Jésus, une beauté leur -apparaissait, plus haute, plus parfaite, que -tout ce que le monde ou leurs rêves leur avaient -fait concevoir ! Nourrir ceux qui ont faim et -consoler ceux qui souffrent, demander pardon -des offenses qu’on a subies, renoncer à soi -pour vivre dans les autres : tout cela n’était -pas seulement le sûr moyen d’atteindre au -bonheur, tout cela était beau, prodigieusement -beau, si beau qu’ils sentaient bien que, jusqu’à -la fin des siècles, les hommes ne se fatigueraient -pas d’en subir l’attrait. Sans compter le -précepte que Thomas se rappelait, avec orgueil, -avoir un jour entendu des lèvres mêmes du -Sauveur : « Aimez-vous, donnez votre vie pour -ceux que vous aimez. » Le jeune homme comprenait, -maintenant, pourquoi l’humble image -de sa mère l’avait toujours ému autant, sinon -davantage, que les nobles déesses du fronton -de l’Acropole. Et sa femme, l’adorable créature -dont les yeux noirs illuminaient sa vie, -n’était-ce point surtout le parfum de son cœur -qu’il aimait en elle ?</p> - -<hr /> - - -<p>Leur conversion faillit pourtant mêler un -peu de tristesse à toute la joie qu’elle leur apportait. -Ils rentraient chez eux, un soir d’automne, -après avoir passé la journée dans un -village de la montagne où il y avait une pauvre -femme malade qu’ils nourrissaient et soignaient. -Comme les jours précédents, Eunice -avait tenu compagnie à la malade, pendant que -Thomas jouait avec las deux enfants : ou, du -moins, c’était ainsi qu’ils croyaient avoir fait, -tandis qu’en réalité Thomas, comme les jours -précédents, s’était borné à écouter, avec les -deux petits, les chansons et les contes de sa -jeune femme ; car pour toute la pratique de la -vie, décidément, lui-même, n’était près d’elle -qu’un petit garçon. Puis une voisine les avait -remplacés, et ils s’étaient mis en route pour -retourner chez eux. Mais ils marchaient d’un -pas lourd et lent, sans se sourire, presque -sans se parler. Et quand ils arrivèrent au haut -du sentier où, chaque soir, ils avaient coutume -de s’arrêter un moment pour assister -aux derniers jeux du soleil avec les bois et la -mer, Thomas, les bras tendus vers sa femme, -vit qu’elle hésitait à venir dans ses bras. Il -devina que, cette fois, comme toujours, alors -qu’il s’efforçait de cacher au fond de son âme -la pensée qui le préoccupait, Eunice, au fond -de l’âme, avait déjà la même pensée.</p> - -<p>Assis en face l’un de l’autre, aux deux côtés -du sentier, ils s’avouèrent en rougissant leur -commune pensée. Sous l’influence de leur foi -nouvelle un scrupule, peu à peu, les avait envahis : -ils se demandaient si Jésus n’allait pas -s’offenser de l’excès de leur amour. Non que -saint Paul les en eût blâmés, dans les fréquents -entretiens qu’il avait eus avec eux, -avant son départ d’Athènes : mais il y avait -dans les paroles de l’apôtre, comme dans tous -ses actes, quelque chose d’austère qui les inquiétait. -Ne lui avaient-ils pas entendu dire, -au sujet du mariage, que la femme -chrétienne devait « craindre » son mari ? Le craindre ! -Eunice songeait avec angoisse que, quoi qu’elle -fît, jamais elle ne saurait se forcer à craindre -Thomas. Était-ce donc un péché de s’être -abandonnée à lui tout entière, au point de ne -plus faire avec lui qu’un seul être, au point de -ne pouvoir plus vivre qu’en se serrant contre -lui ? Et Thomas se disait que Jésus, sans -doute, lui avait enseigné l’amour, mais un -amour plus haut et plus vaste, un amour qui, -s’étendant à tous les hommes, exigeait pour -tous une tendresse égale. Oui, ils auraient -désormais à changer leur vie, s’ils voulaient -la consacrer pleinement au service de Dieu ! -Ils auraient à séparer leur chair et leurs cœurs, -à rompre le lien trop étroit dont ils s’étaient -liés ! ils le sentaient, et ils s’y résignaient : -car il n’y avait point de sacrifice où ils ne -fussent prêts pour se rendre dignes de leur -bienfaiteur. Mais ils restaient assis au bord -du sentier, en silence et la tête baissée, chacun -d’eux s’alarmant que l’autre ne découvrît, -sur son visage, la trace du chagrin qui les -accablait.</p> - -<p>C’est à peine s’ils eurent la force, ce soir-là, -d’aller rejoindre la petite troupe de leurs -frères chrétiens, dans la maison où ils avaient -coutume de se réunir tous les soirs. Lorsqu’ils -y entrèrent, la maison était déjà remplie et -l’office avait commencé. Debout sous la lampe, -le vieux potier qui faisait fonction de prêtre -s’occupait à lire, suivant l’usage, quelques-uns -des discours de Jésus, tels que les avait -recueillis l’apôtre Matthieu. Et, tandis que les -deux jeunes gens palpitaient d’émotion, ressaisis -jusqu’au fond de leurs cœurs par la pénétrante -beauté de la parole divine, le prêtre -ouvrit le livre à un autre endroit, où il lut ce -qui suit : <i>Des Pharisiens vinrent à Jésus, -et, pour le tenter, lui dirent : « Est-il permis -à l’homme marié de se séparer de sa -femme pour quelque cause que ce soit ? » -Et Jésus leur répondit : « N’avez-vous pas -lu que Dieu a, dès l’origine, créé l’homme -avec la femme ? N’avez-vous pas lu qu’il a -ordonné à l’homme de quitter son père et -sa mère pour s’unir à sa femme, de façon -que ceux qui sont deux ne forment qu’une -seule chair ? Voilà ce qui est écrit : et, -par conséquent, le mari et la femme ne sont -plus deux chairs, mais une seule et même -chair. Que l’homme n’ose donc point séparer -ce que Dieu a joint ! »</i></p> - -<p>Thomas sentit tout à coup la petite main -d’Eunice qui, dans l’ombre, cherchait sa main. -Ils se regardèrent, les yeux gonflés de larmes ; -et un grand flot de bonheur les inonda tous -les deux.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>IV<br /> -LA VOLONTÉ DE DIEU</h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>Je suis la résurrection et la vie. Quiconque -croit en moi, même s’il est mort, -vivra. Et quiconque vit, s’il croit en moi, -restera vivant pour l’éternité.</p> - -<p class="sign">(<i>Saint Jean</i>, <small>XI</small>, 26 et 27.)</p> - -</blockquote> - -<p>Et de même que, par l’amour, s’était révélée -au ressuscité de Naïm la beauté de la vie, -c’est l’amour qui lui révéla aussi la beauté de -la mort.</p> - -<p>La pauvre femme que soignait Eunice avait -une maladie de langueur. Elle toussait, crachait, -se plaignait d’une boule de feu qui lui -écrasait la poitrine. Elle guérit pourtant, à -force de soins, car son mal ne lui était venu -que d’un excès de travail et de privations ; -mais Eunice, à son tour, fut prise du même -mal.</p> - -<p>Bientôt son mari crut observer que leurs -promenades la fatiguaient. Elle avait perdu -son agilité de jeune chèvre, toujours prête à -sauter d’un rocher sur l’autre. Lorsqu’ils montaient -à l’Acropole, maintenant, souvent elle -était forcée de s’asseoir à mi-côte pour retrouver -son souffle. Mais elle s’était si complètement -déshabituée de penser à soi qu’elle ne -s’apercevait pas de ces signes de faiblesse ; et -Thomas, qui s’en apercevait, se rassurait à la -sentir tous les jours plus vivante et plus gaie. -Ou bien, s’il manifestait quelque inquiétude, -elle lui répondait en riant que c’était l’âge qui -l’avait affaiblie. « Notre temps a passé tellement -vite, disait-elle, que nous aurons vieilli -sans nous en douter ! »</p> - -<p>Elle ne s’émut pas davantage quand ses -bagues lui tombèrent des doigts. Elle avait -voulu vendre ses bagues avec le reste de ses -bijoux, après son baptême, et en distribuer le -produit aux pauvres : Thomas avait eu grand-peine -à obtenir qu’elle en conservât au moins -deux, qu’il lui avait données pendant leurs -fiançailles. Quand elle les vit tomber de ses -doigts, elle crut le plus sérieusement du -monde que c’était un ordre de Dieu, qui lui -enjoignait de se dépouiller de ce dernier luxe -au profit des pauvres. Et Thomas l’aimait si -fort qu’il le crut aussi.</p> - -<p>Une nuit, dans le lit où ils couchaient l’un -près de l’autre, il sentit que tout le corps de sa -femme brûlait comme un brasier. Elle avait -soif, et aucune boisson ne la désaltérait ; elle -se tournait, se retournait, ne parvenait pas à -dormir. A l’aube enfin elle s’endormit ; mais -lorsque son mari se réveilla, quelques heures -plus tard, elle était penchée sur lui, toute -tremblante, le considérant avec de grands -yeux effrayés. « A quel affreux cauchemar je -viens d’échapper ! lui dit-elle. Je rêvais que tu -étais mort, et que je restais seule, ici, couchée -dans notre lit ! » C’est ce jour-là que, pour la -première fois, Thomas eut un instant l’idée -qu’elle pouvait mourir.</p> - -<p>Pendant plusieurs semaines, la fièvre reparut -tous les soirs. Puis, brusquement, elle s’arrêta. -La jeune femme regagna des forces ; ils -purent recommencer leurs promenades, leurs -visites aux pauvres. Leurs frères chrétiens -eurent le bonheur de les voir de nouveau -prendre leur part des offices sacrés, où, lorsqu’Eunice -n’y assistait pas, il semblait à chacun -que les cierges brillaient d’un éclat moins -vif, et que les fleurs, sur l’autel, avaient moins -de parfum. Et ni le retour de la fièvre, ni la fréquence -croissante des accès de toux, ni, bientôt, -l’impossibilité où fut la malade de se lever -de son lit, rien ne prévalut désormais contre -le souvenir de ces charmantes semaines de -convalescence. D’un jour à l’autre, certainement, -un mieux pareil allait se reproduire, -cette fois pour ne plus cesser ! Eunice, du -moins, l’affirmait, avec mille beaux projets -d’emploi de leur temps après la guérison. -Le croyait-elle, au fond de son cœur, autant -qu’elle l’affirmait ? Oui, sans doute : car son -mari, qui sentait toutes choses comme elle, -avait au fond de son cœur la même certitude. -De telle sorte que tous deux, s’étant depuis -longtemps accoutumés à régler leurs désirs -sur les circonstances, ou plutôt s’étant accoutumés -à ne rien désirer que leur seul amour, -s’arrangeaient, en somme, aussi aisément de -la maladie que de la santé. Mais un matin -Eunice, que la douce chaleur d’un soleil de -printemps avait un peu ranimée, demanda à -son mari de lui donner son miroir et ses -peignes, pour « se faire belle ». Et à peine se -fut-elle regardée dans le miroir qu’elle jeta un -grand cri, un cri où se mêlaient une frayeur, -une angoisse, une détresse infinies. Elle venait -d’apercevoir, tout à coup, les deux rides profondes -que la maladie avait creusées sur ses -tempes : et elle avait compris qu’elle allait -mourir. Haletante, frissonnante, les yeux dilatés -d’horreur, elle se redressa dans son lit. -« Par pitié, disait-elle à Thomas, par pitié -secours-moi, fais en sorte que je puisse vivre -encore quelque temps ! Va demander au prêtre -s’il ne connaît pas un moyen de me sauver ! -Dis-lui que je suis trop jeune pour mourir, -que je t’aime trop, que j’ai trop besoin de -rester près de toi ! On m’a parlé d’une vieille -femme, dans la montagne, qui sait guérir -toutes les maladies. Par pitié, va chez elle, -obtiens d’elle que je ne meure pas ! Garde-moi -en vie, mon bien-aimé ! Ne me quitte pas, -serre-moi dans tes bras, empêche la mort d’approcher -de moi ! » Et elle pleurait, elle joignait -ses mains, elle fixait sur lui ses grands -yeux suppliants. « Par pitié ! » sans cesse elle -répétait ces mots, qui, sans cesse, creusaient -d’une entaille plus aiguë le cœur de son mari.</p> - -<p>Toute la journée dura ainsi, plus longue -pour le malheureux, et plus accablante, que -les sept ans qu’il avait perdus à se désespérer -du néant de sa vie. En vain, le sourire aux -lèvres, il essayait de calmer Eunice en lui -jurant qu’elle se trompait, que déjà elle allait -mieux, que l’arrivée du printemps lui rendrait -la santé. Elle se laissait convaincre un moment ; -mais aussitôt la peur et l’angoisse la ressaisissaient. -Elle évoquait à présent tous les lieux -qu’elle ne reverrait plus, l’assemblée du soir -avec ses beaux cantiques, les voiles roses des -barques sur la mer. Puis elle se redressait de -nouveau, et jetait autour d’elle un regard -d’épouvante.</p> - -<p>C’était la nature qui parlait dans sa chair, -pour la dernière fois. Et bientôt Dieu lui -parla, à son tour. Le soir, comme elle récitait -avec son mari la prière de Jésus, elle s’arrêta -brusquement après ces mots : <i>Que votre -volonté soit faite !</i> Elle s’arrêta, baissa les -yeux, prit, dans sa pauvre petite main, la -main de Thomas. « Pardonne-moi, lui dit-elle, -et demande à Dieu de me pardonner ! » Une -grande lumière s’était soudain répandue en -elle, lui découvrant que la vie et la mort -étaient choses également bonnes, également -saintes, et dont elle devait également remercier -la volonté de Dieu.</p> - -<hr /> - - -<p>Elle vécut encore près d’un mois : mais, dès -ce soir-là, elle, avait cessé d’appartenir à la -terre. Ses traits même revêtirent de jour en -jour une beauté nouvelle, avec un merveilleux -sourire, confiant et grave, qui ne les quittait -plus. Elle continuait cependant à comprendre, -à aimer la vie. Tout l’intéressait aussi activement -qu’autrefois ; elle ne négligeait ni de -nourrir et de vêtir les pauvres, ni de changer -la pâtée de ses oiseaux, ni de jouir des teintes -légères du ciel, au soleil couchant. Elle semblait -seulement voir tout de plus haut, comme -si son âme, affranchie déjà des entraves de -la matière, eût plané dans un air plus pur et -plus transparent. Souvent, pour distraire son -mari, elle lui rappelait leurs chères visites -aux frontons de Phidias, leurs entretiens sur -l’art des vieux maîtres, un séjour qu’ils avaient -fait à Olympie, et qui avait été leur plus belle -fête ; elle croyait répéter ce que lui avait dit -son mari, et chacune de ses réflexions était si -imprévue, si nouvelle, si sage, qu’en effet -Thomas éprouvait, à l’entendre, une surprise -qui le détournait un instant de sa peine. Mais, -d’ailleurs, il n’y avait rien qu’elle n’imaginât -pour le distraire et le consoler : tantôt lui -assurant qu’elle allait guérir, se forçant à le -croire elle-même, dans son désir passionné de -l’en persuader ; tantôt, quand elle le voyait -trop désespéré, lui décrivant le bonheur qu’ils -auraient à se retrouver, après quelques années -d’attente qui s’écouleraient comme un -jour.</p> - -<p>Et, certes, Thomas ne doutait point qu’il la -retrouverait : car si, mieux que personne, il -avait eu l’occasion de vérifier la justesse de la -parole de l’apôtre, que tous les hommes « sont, -vivent, et se meuvent » dans la main de Dieu, -son propre exemple et celui d’Eunice lui -prouvaient aussi, non moins clairement, que, -par la souffrance, la maladie, et la mort, Dieu -travaillait à façonner les âmes pour une vie -supérieure. Sans cesse sa femme s’élevait à -cette vie ; il l’y voyait monter d’un vol si léger -et si beau qu’il ne pouvait plus même penser -à la plaindre. Mais lui, comment aurait-il la -force de vivre, séparé d’elle, jusqu’à l’heure où -Dieu consentirait enfin à les réunir ? Il ne -s’était séparé d’elle qu’une fois, depuis qu’ils -s’aimaient : pendant deux jours qu’elle avait -dû passer auprès de sa sœur malade ; et il se -souvenait de l’interminable supplice que ces -deux jours lui avaient paru. Or voici qu’il -aurait à subir ce supplice pendant des années ! -Voici qu’il aurait à errer seul dans un monde -dont sa femme était pour lui l’unique lumière ; -plus seul infiniment et plus misérable que si -tous ses sens, d’un coup, s’étaient éteints en -lui !</p> - -<p>Thomas songeait tristement à tout cela, un -matin d’avril, agenouillé au pied du lit où -Eunice dormait, lorsqu’il vit qu’elle avait rouvert -les yeux et désirait lui parler. « Comme -je te remercie, lui dit-elle, d’avoir fait venir -ces enfants pour chanter autour de moi ! » -Après quoi, de nouveau, elle ferma les yeux, -le visage tout illuminé d’un sourire plein de -confiance et de gravité. Et le médecin, à qui -il répéta ces mots, lui affirma que c’était la -fièvre qui la faisait délirer. Mais Thomas avait -appris, entre mille autres choses, à ne pas -attacher une grande importance aux affirmations -des médecins. Non, Eunice ne délirait -pas ! Il ne savait que trop ce qu’étaient ces -enfants ; et le vieux potier le savait aussi, -qui, après avoir frotté de l’huile sainte le -front de la jeune femme, lui dit, d’une voix -que les larmes brisaient à chaque mot : « Va -maintenant à Dieu, âme chrétienne ! » Elle -pressa faiblement la main de Thomas, soupira ; -et les enfants qui étaient venus la chercher -emportèrent son âme.</p> - -<hr /> - - -<p>Et alors Thomas, qui s’épouvantait à l’idée -de devoir vivre sans elle, s’aperçut que, morte -pour les autres, en lui et auprès de lui elle -restait vivante. L’amour les avait si fortement -unis que la mort même était impuissante à les -séparer. Comme auparavant, Thomas voyait -toutes choses par les yeux d’Eunice, partageait -avec elle toutes ses pensées, se sentait tendrement -bercé dans ses bras. Il la retrouvait tout -entière devant lui, toujours jeune, toujours -belle, avec la noble et tranquille sagesse dont -la maladie l’avait revêtue. Avait-il un doute, -une hésitation, une inquiétude ? Aussitôt il -l’appelait et elle accourait, infatigable à le -divertir. Plus que jamais, elle lui était la -lumière du monde : l’aidant non plus à jouir -de la vie terrestre, — car il en avait épuisé -toutes les jouissances, — mais à marcher d’un -pas égal et sûr jusqu’au seuil de cette autre -vie, plus réelle, où il savait que leurs deux -cœurs achèveraient de se fondre en un seul -pour l’éternité. Ou si, par instants, il s’impatientait -d’une attente trop longue, ou si quelque -souvenir du passé risquait de lui rendre le -présent trop dur, bien vite elle lui rappelait -la prière divine qui, mieux que toutes -les philosophies, apaise les impatiences et -adoucit les regrets : <i>Notre Père, que votre -volonté soit faite sur la terre comme au -ciel !</i></p> - -<p>C’est sur le conseil d’Eunice qu’il devint -prêtre, peu de temps après son veuvage, afin -de pouvoir travailler plus librement au service -de Dieu. Et souvent les pêcheurs et les mendiants -du port, pendant qu’assis au milieu -d’eux il leur prêchait l’Évangile, s’étonnèrent -de voir l’ombre blanche d’une jeune -femme s’approcher de lui, et, se penchant -sur lui avec un doux sourire, lui murmurer à -l’oreille les consolantes paroles qu’il leur répétait.</p> - -<p class="ind small">1901.</p> - - -<p class="c gap">FIN</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">TABLE</h2> - - -<table summary=""> -<tr><td colspan="2"> </td> -<td class="small r"><div>Pages.</div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>I.</div></td> -<td class="drap">— Le Baptême de Jésus</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch1">1</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>II.</div></td> -<td class="drap">— Les Disciples d’Emmaüs</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch2">43</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>III.</div></td> -<td class="drap">— Barsabas</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch3">123</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>IV.</div></td> -<td class="drap">— Le Fils de la veuve de Naïm</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch4">197</a></div></td></tr> -</table> -<div class="break"></div> - -<p class="c top6em">TOURS<br /> -<span class="small">IMPRIMERIE DESLIS FRÈRES<br /> -6, rue Gambetta.</span></p> - - -<div lang='en' xml:lang='en'> -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>CONTES CHRÉTIENS</span> ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin:0.83em 0; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE<br /> -<span style='font-size:smaller'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE<br /> -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</span> -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person -or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. 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If any disclaimer or limitation set forth in this agreement -violates the law of the state applicable to this agreement, the -agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or -limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or -unenforceability of any provision of this agreement shall not void the -remaining provisions. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.F.6. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state -visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Please check the Project Gutenberg web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of -volunteer support. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Most people start at our website which has the main PG search -facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This website includes information about Project Gutenberg™, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. -</div> - -</div> -</div> -</body> -</html> diff --git a/old/67120-h/images/cover.jpg b/old/67120-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index fdf54ad..0000000 --- a/old/67120-h/images/cover.jpg +++ /dev/null |
