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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 05:28:42 -0700
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+ The Project Gutenberg eBook of Han d’islande, par Victor Hugo.
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+<pre>
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+The Project Gutenberg EBook of Han d'Islande, by Victor Hugo
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
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+
+Title: Han d'Islande
+
+Author: Victor Hugo
+
+Release Date: August 17, 2013 [EBook #6994]
+
+Language: French
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+Character set encoding: UTF-8
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HAN D'ISLANDE ***
+
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+
+Produced by Carlo Traverso, Juliette Sutherland Charles
+Franks and the Online Distributed Proofreading Team
+
+This file was produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
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+<p class="cb">VICTOR HUGO</p>
+
+<h1>HAN D’ISLANDE</h1>
+
+<p class="cb">1833</p>
+
+<div class="table">
+<p class="c">
+<a href="#I"><b>I, </b></a>
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+<a href="#V"><b>V, </b></a>
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+<a href="#VII"><b>VII, </b></a>
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+<a href="#XII"><b>XII, </b></a>
+<a href="#XIII"><b>XIII, </b></a>
+<a href="#XIV"><b>XIV, </b></a>
+<a href="#XV"><b>XV, </b></a>
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+<a href="#XVIII"><b>XVIII, </b></a>
+<a href="#XIX"><b>XIX, </b></a>
+<a href="#XX"><b>XX</b></a><br />
+<a href="#XXI"><b>XXI, </b></a>
+<a href="#XXII"><b>XXII, </b></a>
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+<a href="#XXXVII"><b>XXXVII, </b></a>
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+<a href="#XL"><b>XL, </b></a>
+<a href="#XLI"><b>XLI, </b></a>
+<a href="#XLII"><b>XLII, </b></a>
+<a href="#XLIII"><b>XLIII, </b></a>
+<a href="#XLIV"><b>XLIV, </b></a>
+<a href="#XLV"><b>XLV, </b></a>
+<a href="#XLVI"><b>XLVI, </b></a>
+<a href="#XLVII"><b>XLVII, </b></a>
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+<a href="#XLIX"><b>XLIX, </b></a>
+<a href="#L"><b>L, </b></a>
+<a href="#LI"><b>LI, </b></a>
+<a href="#CONCLUSION"><b>CONCLUSION.</b></a>
+</p>
+</div>
+
+<p><i>Han d’Islande</i> est un livre de jeune homme, et de très jeune homme.</p>
+
+<p>On sent en le lisant que l’enfant de dix-huit ans qui écrivait <i>Han
+d’Islande</i> dans un accès de fièvre en 1821 n’avait encore aucune
+expérience des choses, aucune expérience des hommes, aucune expérience
+des idées, et qu’il cherchait à deviner tout cela.</p>
+
+<p>Dans toute œuvre de la pensée, drame, poëme ou roman, il entre trois
+ingrédients: ce que l’auteur a senti, ce que l’auteur a observé, ce
+que l’auteur a deviné.</p>
+
+<p>Dans le roman en particulier, pour qu’il soit bon, il faut qu’il y ait
+beaucoup de choses senties, beaucoup de choses observées, et que les
+choses devinées dérivent logiquement et simplement et sans solution de
+continuité des choses observées et des choses senties.</p>
+
+<p>En appliquant cette loi à <i>Han d’Islande</i>, on fera saillir aisément ce
+qui constitue avant tout le défaut de ce livre.</p>
+
+<p>Il n’y a dans <i>Han d’Islande</i> qu’une chose sentie, l’amour du jeune
+homme; qu’une chose observée, l’amour de la jeune fille. Tout le reste
+est deviné, c’est-à-dire inventé. Car l’adolescence, qui n’a ni faits,
+ni expérience, ni échantillons derrière elle, ne devine qu’avec
+l’imagination. Aussi <i>Han d’Islande</i>, en admettant qu’il vaille la
+peine d'être classé, n’est-il guère autre chose qu’un roman
+fantastique.</p>
+
+<p>Quand la première saison est passée, quand le front se penche, quand
+on sent le besoin de faire autre chose que des histoires curieuses
+pour effrayer les vieilles femmes et les petits enfants, quand on a
+usé au frottement de la vie les aspérités de sa jeunesse, on reconnaît
+que toute invention, toute création, toute divination de l’art doit
+avoir pour base l’étude, l’observation, le recueillement, la science,
+la mesure, la comparaison, la méditation sérieuse, le dessin attentif
+et continuel de chaque chose d’après nature, la critique
+consciencieuse de soi-même; et l’inspiration qui se dégage selon ces
+nouvelles conditions, loin d’y rien perdre, y gagne un plus large
+souffle et de plus fortes ailes. Le poète alors sait complètement où
+il va. Toute la rêverie flottante de ses premières années se
+cristallise en quelque sorte et se fait pensée. Cette seconde époque
+de la vie est ordinairement pour l’artiste celle des grandes œuvres.
+Encore jeune et déjà mûr. C’est la phase précieuse, le point
+intermédiaire et culminant, l’heure chaude et rayonnante de midi, le
+moment où il y a le moins d’ombre et le plus de lumière possible.</p>
+
+<p>Il y a des artistes souverains qui se maintiennent à ce sommet toute
+leur vie, malgré le déclin des années. Ce sont là les suprêmes génies.
+Shakespeare et Michel-Ange ont laissé sur quelques-uns de leurs
+ouvrages l’empreinte de leur jeunesse, la trace de leur vieillesse sur
+aucun.</p>
+
+<p>Pour revenir au roman dont on publie ici une nouvelle édition, tel
+qu’il est, avec son action saccadée et haletante, avec ses personnages
+tout d’une pièce, avec ses gaucheries sauvages, avec son allure
+hautaine et maladroite, avec ses candides accès de rêverie, avec ses
+couleurs de toute sorte juxtaposées sans précaution pour l’œil, avec
+son style cru, choquant et âpre, sans nuances et sans habiletés, avec
+les mille excès de tout genre qu’il commet presque à son insu chemin
+faisant, ce livre représente assez bien l’époque de la vie à laquelle
+il a été écrit, et l’état particulier de l'âme, de l’imagination et du
+cœur dans l’adolescence, quand on est amoureux de son premier amour,
+quand on convertit en obstacles grandioses et poétiques les
+empêchements bourgeois de la vie, quand on a la tête pleine de
+fantaisies héroïques qui vous grandissent à vos propres yeux, quand on
+est déjà un homme par deux ou trois côtés et encore un enfant par
+vingt autres, quand on a lu Ducray-Duminil à onze ans, Auguste
+Lafontaine à treize, Shakespeare à seize, échelle étrange et rapide
+qui vous a fait passer brusquement, dans vos affections littéraires,
+du niais au sentimental, et du sentimental au sublime.</p>
+
+<p>C’est parce que, selon nous, ce livre, œuvre naïve avant tout,
+représente avec quelque fidélité l'âge qui l’a produit que nous le
+redonnons au public en 1833 tel qu’il a été fait en 1821.</p>
+
+<p>D’ailleurs, puisque l’auteur, si peu de place qu’il tienne en
+littérature, a subi la loi commune à tout écrivain grand ou petit, de
+voir rehausser ses premiers ouvrages aux dépens des derniers et
+d’entendre déclarer qu’il était fort loin d’avoir tenu le peu que ses
+commencements promettaient, sans opposer à une critique peut-être
+judicieuse et fondée des objections qui seraient suspectes dans sa
+bouche, il croit devoir réimprimer purement et simplement ses premiers
+ouvrages tels qu’il les a écrits, afin de mettre les lecteurs à même
+de décider, en ce qui le concerne, si ce sont des pas en avant ou des
+pas en arrière qui séparent <i>Han d’Islande</i> de <i>Notre-Dame de Paris</i>.</p>
+
+<p>Paris, mai 1833.</p>
+
+<h2>PREMIÈRE ÉDITION</h2>
+
+<p>L’auteur de cet ouvrage, depuis le jour où il en a écrit la première
+page, jusqu’au jour où il a pu tracer le bienheureux mot FIN au bas de
+la dernière, a été le jouet de la plus ridicule illusion. S’étant
+imaginé qu’une composition en quatre volumes valait la peine d'être
+méditée, il a perdu son temps à chercher une idée fondamentale, à la
+développer bien ou mal dans un plan bon ou mauvais, à disposer des
+scènes, à combiner des effets, à étudier des mœurs de son mieux; en
+un mot, il a pris son ouvrage au sérieux.</p>
+
+<p>Ce n’est que tout à l’heure, au moment où, selon l’usage des auteurs
+de terminer par où le lecteur commence, il allait élaborer une longue
+préface, qui fût comme le bouclier de son œuvre, et contînt, avec
+l’exposé des principes moraux et littéraires sur lesquels repose sa
+conception, un précis plus ou moins rapide des divers événements
+historiques qu’elle embrasse, et un tableau plus ou moins complet du
+pays qu’elle parcourt; ce n’est que tout à l’heure, disons-nous, qu’il
+s’est aperçu de sa méprise, qu’il a reconnu toute l’insignifiance et
+toute la frivolité du genre à propos duquel il avait si gravement
+noirci tant de papier, et qu’il a senti combien il s’était, pour ainsi
+dire, mystifié lui-même, en se persuadant que ce roman pourrait bien,
+jusqu’à un certain point, être une production littéraire, et que ces
+quatre volumes formaient un livre.</p>
+
+<p>Il se résout donc sagement, après avoir fait amende honorable, à ne
+rien dire dans cette espèce de préface, que monsieur l’éditeur aura
+soin en conséquence d’imprimer en gros caractères. Il n’informera pas
+même le lecteur de son nom ou de ses prénoms, ni s’il est jeune ou
+vieux, marié ou célibataire, ni s’il a fait des élégies ou des fables,
+des odes ou des satires, ni s’il veut faire des tragédies, des drames
+ou des comédies, ni s’il jouit du patriciat littéraire dans quelque
+académie, ni s’il a une tribune dans un journal quelconque; toutes
+choses, cependant, fort intéressantes à savoir. Il se bornera
+seulement à faire remarquer que la partie pittoresque de son roman a
+été l’objet d’un soin particulier; qu’on y rencontre fréquemment des
+K, des Y, des H et des W, quoiqu’il n’ait jamais employé ces
+caractères romantiques qu’avec une extrême sobriété, témoin le nom
+historique de <i>Guldenlew</i>, que plusieurs chroniqueurs écrivent
+<i>Guldenloëwe</i>, ce qu’il n’a pas osé se permettre; qu’on y trouve
+également de nombreuses diphtongues variées avec beaucoup de goût et
+d’élégance; et qu’enfin tous les chapitres sont précédés d’épigraphes
+étranges et mystérieuses, qui ajoutent singulièrement à l’intérêt et
+donnent plus de physionomie à chaque partie de la composition.</p>
+
+<p>Janvier 1823.</p>
+
+<h2>DEUXIÈME ÉDITION</h2>
+
+<p>On a affirmé à l’auteur de cet ouvrage qu’il était absolument
+nécessaire de consacrer spécialement quelques lignes d’avertissement,
+de préface ou d’introduction à cette seconde édition. Il a eu beau
+représenter que les quatre ou cinq malencontreuses pages vides qui
+escortaient la première édition, et dont le libraire s’est obstiné à
+déparer celle-ci, lui avaient déjà attiré les anathèmes de l’un de nos
+écrivains les plus honorables et les plus distingués [Note: M. C.
+Nodier. <i>Quotidienne</i> du 12 mars.], lequel l’avait accusé de prendre
+<i>le ton aigre-doux</i> de l’illustre Jedediah Cleishbotham, maître
+d’école et sacristain de la paroisse de Gandercleugh; il a eu beau
+alléguer que ce brillant et judicieux critique, de sévère pour la
+faute, deviendrait sans doute impitoyable pour la récidive; et
+présenter, en un mot, une foule d’autres raisons non moins bonnes pour
+se dispenser d’y tomber, il paraît qu’on lui en a opposé de
+meilleures, puisque le voici maintenant écrivant une seconde préface,
+après s'être tant repenti d’avoir écrit la première. Au moment
+d’exécuter cette détermination hardie, il conçut d’abord la pensée de
+placer en tête de cette seconde édition ce dont il n’avait pas osé
+charger la première, savoir <i>quelques vues générales et particulières
+sur le roman</i>. Méditant ce petit traité littéraire et didactique, il
+était encore dans cette mystérieuse ivresse de la composition, instant
+bien court, où l’auteur, croyant saisir une idéale perfection qu’il
+n’atteindra pas, est intimement ravi de son ouvrage à faire; il était,
+disons-nous, dans cette heure d’extase intérieure, où le travail est
+un délice, où la possession secrète de la muse semble bien plus douce
+que l’éclatante poursuite de la gloire, lorsqu’un de ses amis les plus
+sages est venu l’arracher brusquement à cette possession, à cette
+extase, à cette ivresse, en lui assurant que plusieurs hommes de
+lettres très hauts, très populaires et très puissants, trouvaient la
+dissertation qu’il préparait tout à fait méchante, insipide et
+fastidieuse; que le douloureux apostolat de la critique dont ils se
+sont chargés dans diverses feuilles publiques, leur imposant le devoir
+pénible de poursuivre impitoyablement le monstre du <i>romantisme</i> et du
+mauvais goût, ils s’occupaient, dans le moment même, de rédiger pour
+certains journaux impartiaux et éclairés une critique consciencieuse,
+raisonnée et surtout piquante de la susdite dissertation future. À ce
+terrible avis, le pauvre auteur</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Obstipuit; steteruntque comae; et vox faucibus haesit;<br /></span>
+</div></div>
+
+<p class="nind">c’est-à-dire qu’il n’a trouvé d’autre expédient que de laisser dans
+les limbes, d’où il se préparait à la tirer, cette dissertation,
+<i>vierge non encor née</i>, comme parle Jean-Baptiste Rousseau, sur
+laquelle grondait une si juste et si rude critique. Son ami lui
+conseilla de la remplacer tout simplement par une manière
+d'<i>avant-propos des éditeurs</i>, dans lequel il pourrait se faire dire
+très décemment, par ces messieurs, toutes les douceurs qui
+chatouillent si voluptueusement l’oreille d’un auteur; il lui en
+présenta même plusieurs modèles empruntés à quelques ouvrages très en
+faveur, les uns commençant par ces mots: <i>Le succès immense et
+populaire de cet ouvrage, etc.</i>; les autres par ceux-ci: <i>La célébrité
+européenne que vient d’acquérir ce roman, etc.</i>; ou: <i>Il est
+maintenant superflu de louer ce livre, puisque la voix universelle
+déclare toutes les louanges fort au-dessous de son mérite, etc., etc.</i>.
+Quoique ces diverses formules, au dire du discret conseiller, ne
+fussent pas sans quelque vertu tentative, l’auteur de ce livre ne se
+sentit pas assez d’humilité et d’indifférence paternelle pour exposer
+son ouvrage au désenchantement et à l’exigence du lecteur qui aurait
+vu ces magnifiques apologies, ni assez d’effronterie pour imiter ces
+baladins des foires, qui montrent, comme appât à la curiosité du
+public, un crocodile peint sur une toile, derrière laquelle, après
+avoir payé, il ne trouve qu’un lézard. Il rejeta donc l’idée
+d’entonner ses propres louanges par la bouche complaisante de
+messieurs ses éditeurs. Son ami lui suggéra alors de donner pour
+passe-port à son vilain brigand islandais quelque chose qui pût le
+mettre à la mode et le faire sympathiser avec le siècle, soit
+plaisanteries fines contre les marquises, soit amers sarcasmes contre
+les prêtres, soit ingénieuses allusions contre les nonnes, les
+capucins, et autres monstres de l’ordre social. L’auteur n’eût pas
+mieux demandé; mais il ne lui semblait pas, à vrai dire, que les
+marquises et les capucins eussent un rapport très direct avec
+l’ouvrage qu’il publie. Il eût pu, à la vérité, emprunter d’autres
+couleurs sur la même palette, et jeter ici quelques bonnes pages bien
+philanthropiques, dans lesquelles&mdash;en côtoyant toutefois avec prudence
+un banc dangereux, caché sous les mers de la philosophie, qu’on nomme
+le banc du <i>tribunal correctionnel</i>.&mdash;il eût avancé quelques-unes de
+ces vérités découvertes par nos sages pour la gloire de l’homme et la
+consolation du mourant; savoir, que l’homme n’est qu’une brute, que
+l'âme n’est qu’un peu de gaz plus ou moins dense, et que Dieu n’est
+rien; mais il a pensé que ces vérités incontestables étaient déjà bien
+triviales et bien usées, et qu’il ajouterait à peine une goutte d’eau
+à ce déluge de morales raisonnables, de religions athées, de maximes,
+de doctrines, de principes qui nous inondent pour notre bonheur,
+depuis trente ans, d’une si prodigieuse façon qu’on pourrait&mdash;s’il n’y
+avait irrévérence&mdash;leur appliquer les vers de Régnier sur une averse:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Des nuages en eau tombait un tel degoust,<br /></span>
+<span class="i0">Que les chiens altérés pouvaient boire debout.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Du reste, ces hautes matières ne se rattachaient pas encore très
+visiblement au sujet de cet ouvrage, et il eût été fort embarrassé de
+trouver une liaison qui l’y conduisit, quoique l’art des transitions
+soit singulièrement simplifié depuis que tant de grands hommes ont
+trouvé le secret de passer sans secousse d’une échoppe dans un palais,
+et d’échanger sans disparate le bonnet de <i>police</i> contre la couronne
+civique.</p>
+
+<p>Reconnaissant donc qu’il ne saurait trouver dans son talent ni dans sa
+science, <i>par ses ailes ou par son bec</i>, comme dit l’ingénieuse poésie
+des Arabes, une préface intéressante pour les lecteurs, l’auteur de
+ceci s’est déterminé à ne leur offrir qu’un récit grave et naïf des
+améliorations apportées à cette seconde édition.</p>
+
+<p>Il les préviendra d’abord que ce mot, <i>seconde édition</i>, est ici assez
+impropre, et que le titre de <i>première édition</i> est réellement celui
+qui convient à cette réimpression, attendu que les quatre liasses
+inégales de papier grisâtre maculé de noir et de blanc, dans
+lesquelles le public indulgent a bien voulu voir jusqu’ici les quatre
+volumes de <i>Han d’Islande</i>, avaient été tellement déshonorées
+d’incongruités typographiques par un imprimeur barbare, que le
+déplorable auteur, en parcourant sa méconnaissable production, était
+incessamment livré au supplice d’un père auquel on rendrait son enfant
+mutilé et tatoué par la main d’un iroquois du lac Ontario.</p>
+
+<p>Ici, <i>l’esclavage</i> du suicide en remplaçait <i>l’usage</i>; ailleurs, le
+manœuvre-typographe donnait à un <i>lien</i> une voix qui appartenait à un
+<i>lion</i>; plus loin il ôtait à la montagne du Dofre-Field ses <i>pics</i>,
+pour lui attribuer des <i>pieds</i>, on, lorsque les pêcheurs norvégiens
+s’attendaient à amarrer dans des <i>criques</i>, il poussait leur barque
+sur des <i>briques</i>. Pour ne pas fatiguer le lecteur, l’auteur passe
+sous silence tout ce que sa mémoire ulcérée lui rappelle d’outrages de
+ce genre:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Manet alto in pectore vulnus</i>.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Il lui suffira de dire qu’il n’est pas d’image grotesque, de sens
+baroque, de pensée absurde, de figure incohérente, d’hiéroglyphe
+burlesque, que l’ignorance industrieusement stupide de ce prote
+logogriphique ne lui ait fait exprimer. Hélas! quiconque a fait
+imprimer douze lignes dans sa vie, ne fût-ce qu’une lettre de mariage
+ou d’enterrement, sentira l’amertume profonde d’une pareille douleur!</p>
+
+<p>C’est donc avec le soin le plus scrupuleux qu’ont été revues les
+épreuves de cette nouvelle publication, et maintenant l’auteur ose
+croire, ainsi qu’un ou deux amis intimes, que ce roman restauré est
+digne de figurer parmi ces splendides écrits en présence desquels <i>les
+onze étoiles se prosternent, comme devant la lune et le
+soleil</i>.[Alcoran].</p>
+
+<p>Si messieurs les journalistes l’accusent de n’avoir pas fait de
+corrections, il prendra la liberté de leur envoyer les épreuves,
+noircies par un minutieux labeur, de ce livre régénéré; car on prétend
+qu’il y a parmi ces messieurs plus d’un Thomas l’incrédule.</p>
+
+<p>Du reste, le lecteur bénévole pourra remarquer qu’on a rectifié
+plusieurs dates, ajouté quelques notes historiques, surtout enrichi un
+ou deux chapitres d’épigraphes nouvelles; en un mot, il trouvera à
+chaque page des changements dont l’importance extrême a été mesurée
+sur celle même de l’ouvrage.</p>
+
+<p>Un impertinent conseiller désirait qu’il mît au bas des feuillets la
+traduction de toutes les phrases latines que le docte Spiagudry sème
+dans cet ouvrage, pour l’intelligence&mdash;ajoutait ce quidam&mdash;de ceux de
+messieurs les maçons, chaudronniers ou perruquiers qui rédigent
+certains journaux où pourrait être jugé par hasard <i>Han d’Islande</i>. On
+pense avec quelle indignation l’auteur a reçu cet insidieux avis. Il a
+instamment prié le mauvais plaisant d’apprendre que tous les
+journalistes, indistinctement, sont des soleils d’urbanité, de savoir
+et de bonne foi, et de ne pas lui faire l’injure de croire qu’il fût
+du nombre de ces citoyens ingrats, toujours prêts à adresser aux
+dictateurs du goût et du génie ce méchant vers d’un vieux poëte:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Tenez-vous dans vos peaux et ne jugez personne;<br /></span>
+</div></div>
+
+<p class="nind">que pour lui, enfin, il était loin de penser que la <i>peau du lion</i> ne
+fût pas la peau véritable de ces populaires seigneurs.</p>
+
+<p>Quelqu’un l’exhortait encore&mdash;car il doit tout dire ingénument à ses
+lecteurs&mdash;à placer son nom sur le titre de ce roman, jusqu’ici enfant
+abandonné d’un père inconnu. Il faut avouer qu’outre l’agrément de
+voir les sept ou huit caractères romains qui forment ce qu’on appelle
+son nom, ressortir en belles lettres noires sur de beau papier blanc,
+il y a bien un certain charme à le faire briller isolément sur le dos
+de la couverture imprimée, comme si l’ouvrage qu’il revêt, loin d'être
+le seul monument du génie de l’auteur, n’était que l’une des colonnes
+du temple imposant où doit s’élever un jour son immortalité, qu’un
+mince échantillon de son talent caché et de sa gloire inédite. Cela
+prouve qu’on a au moins l’intention d'être un jour un écrivain
+illustre et considérable. Il a fallu, pour triompher de cette
+tentation nouvelle, toute la crainte qu’a éprouvée l’auteur de ne
+pouvoir percer la foule de ces noircisseurs de papier, lesquels, même
+en rompant l’anonyme, gardent toujours l'<i>incognito</i>.</p>
+
+<p>Quant à l’observation que plusieurs amateurs d’oreille délicate lui
+ont soumise touchant la rudesse sauvage de ses noms norvégiens, il la
+trouve tout à fait fondée; aussi se propose-t-il, dès qu’il sera nommé
+membre de la société royale de Stockholm ou de l’académie de Berghen,
+d’inviter messieurs les norvégiens à changer de langue, attendu que le
+vilain jargon dont ils ont la bizarrerie de se servir, blesse le
+tympan de nos parisiennes, et que leurs noms biscornus, aussi raboteux
+que leurs rochers, produisent sur la langue sensible qui les prononce
+l’effet que ferait sans doute leur huile d’ours et leur pain d’écorce
+sur les houppes nerveuses et sensitives de notre palais.</p>
+
+<p>Il lui reste à remercier les huit où dix personnes qui ont eu la bonté
+de lire son ouvrage en entier, comme le constate le succès vraiment
+prodigieux qu’il a obtenu; il témoigne également toute sa gratitude à
+celles de ses jolies lectrices qui, lui assure-t-on, ont bien voulu se
+faire d’après son livre un certain idéal de l’auteur de <i>Han
+d’Islande</i>; il est infiniment flatté qu’elles veuillent bien lui
+accorder des cheveux rouges, une barbe crépue et des yeux hagards; il
+est confus qu’elles daignent lui faire l’honneur de croire qu’il ne
+coupe jamais ses ongles; mais il les supplie à genoux d'être bien
+convaincues qu’il ne pousse pas encore la férocité jusqu’à dévorer les
+petits enfants vivants; du reste, tous ces faits seront fixés lorsque
+sa renommée sera montée jusqu’au niveau de celles des auteurs de
+<i>Lolotte et Fanfan</i> ou de <i>Monsieur Botte</i>, hommes transcendants,
+jumeaux de génie et de goût, <i>Arcades ambo</i>; et qu’on placera en tête
+de ses œuvres son portrait, <i>terribiles visu formæ</i>, et sa
+biographie, <i>domestica facta</i>. Il allait clore cette trop longue note,
+lorsque son libraire, au moment d’envoyer l’ouvrage aux journaux, est
+venu lui demander pour eux quelques petits articles de complaisance
+sur son propre ouvrage, ajoutant, pour dissiper tous les scrupules de
+l’auteur, <i>que son écriture ne serait pas compromise, et qu’il les
+recopierait lui-même</i>. Ce dernier trait lui a semblé touchant. Comme
+il paraît qu’en ce siècle tout lumineux chacun se fait un devoir
+d’éclairer son prochain sur ses qualités et perfections personnelles,
+chose dont nul n’est mieux instruit que leur propriétaire; comme,
+d’ailleurs, cette dernière tentation est assez forte; l’auteur croit,
+dans le cas où il y succomberait, devoir prévenir le public de ne
+jamais croire qu’à demi tout ce que les journaux lui diront de son
+ouvrage.</p>
+
+<p>Avril 1823.</p>
+
+<h1>Han D’Islande</h1>
+
+<h2><a name="I" id="I"></a>I</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">L’avez-vous vu? qui est-ce qui l’a vu?&mdash;Ce n’est<br /></span>
+<span class="i0">pas moi.&mdash;Qui donc?&mdash;Je n’en sais rien.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">STERNE, <i>Tristram Shandy</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>&mdash;Voilà où conduit l’amour, voisin Niels, cette pauvre Guth Stersen ne
+serait point là étendue sur cette grande pierre noire, comme une
+étoile de mer oubliée par la marée, si elle n’avait jamais songé qu’à
+reclouer la barque ou à raccommoder les filets de son père, notre
+vieux camarade. Que saint Usuph le pêcheur le console dans son
+affliction!</p>
+
+<p>&mdash;Et son fiancé, reprit une voix aiguë et tremblotante, Gill Stadt, ce
+beau jeune homme que vous voyez tout à côté d’elle, n’y serait point,
+si, au lieu de faire l’amour à Guth et de chercher fortune dans ces
+maudites mines de Roeraas, il avait passé sa jeunesse à balancer le
+berceau de son jeune frère aux poutres enfumées de sa chaumière.</p>
+
+<p>Le voisin Niels, à qui s’adressait le premier interlocuteur,
+interrompit:&mdash;Votre mémoire vieillit avec vous, mère Olly; Gill n’a
+jamais eu de frère, et c’est en cela que la douleur de la pauvre veuve
+Stadt doit être plus amère, car sa cabane est maintenant tout à fait
+déserte; si elle veut regarder le ciel pour se consoler, elle trouvera
+entre ses yeux et le ciel son vieux toit, où pend encore le berceau
+vide de son enfant, devenu grand jeune homme, et mort.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre mère! reprit la vieille Olly, car pour le jeune homme, c’est
+sa faute; pourquoi se faire mineur à Roeraas?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois en effet, dit Niels, que ces infernales mines nous prennent
+un homme par ascalin de cuivre qu’elles nous donnent. Qu’en
+pensez-vous, compère Braal?</p>
+
+<p>&mdash;Les mineurs sont des fous, repartit le pêcheur. Pour vivre, le
+poisson ne doit pas sortir de l’eau, l’homme ne doit pas entrer en
+terre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, demanda un jeune homme dans la foule, si le travail des mines
+était nécessaire à Gill Stadt pour obtenir sa fiancée?...</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faut jamais exposer sa vie, interrompit Olly, pour des
+affections qui sont loin de la valoir et de la remplir. Le beau lit de
+noces en effet que Gill a gagné pour sa Guth.</p>
+
+<p>&mdash;Cette jeune femme, demanda un autre curieux, s’est donc noyée en
+désespoir de la mort de ce jeune homme?</p>
+
+<p>&mdash;Qui dit cela? s’écria d’une voix forte un soldat qui venait de
+fendre la presse. Cette jeune fille, que je connais bien, était en
+effet fiancée à un jeune mineur écrasé dernièrement par un éclat de
+rocher dans les galeries souterraines de Storwaadsgrube, près Roeraas;
+mais elle était aussi la maîtresse d’un de mes camarades; et comme
+avant-hier elle voulut s’introduire à Munckholm furtivement pour y
+célébrer avec son amant la mort de son fiancé, la barque qui la
+portait chavira sur un écueil, et elle s’est noyée.</p>
+
+<p>Un bruit confus de voix s’éleva:&mdash;Impossible, seigneur soldat,
+criaient les vieilles femmes; les jeunes se taisaient; et le voisin
+Niels rappelait malignement au pêcheur Braal sa grave sentence: «Voilà
+où conduit l’amour!»</p>
+
+<p>Le militaire allait se fâcher sérieusement contre ses contradicteurs
+femelles; il les avait déjà appelées <i>vieilles sorcières de la grotte
+de Quiragoth</i>, et elles n’étaient pas disposées à endurer patiemment
+une si grave insulte, quand une voix aigre et impérieuse, criant
+<i>paix, paix, radoteuses</i>! vint mettre fin au débat. Tout se tut, comme
+lorsque le cri subit d’un coq s’élève parmi les glapissements des
+poules.</p>
+
+<p>Avant de raconter le reste de la scène, il n’est peut-être pas inutile
+de décrire le lieu où elle se passait; c’était&mdash;le lecteur l’a sans
+doute déjà deviné&mdash;dans, un de ces édifices lugubres que la pitié
+publique et la prévoyance sociale consacrent aux cadavres inconnus,
+dernier asile de morts qui la plupart ont vécu malheureux; où se
+pressent le curieux indifférent, l’observateur morose ou bienveillant,
+et souvent des amis, des parents éplorés, à qui une longue et
+insupportable inquiétude n’a plus laissé qu’une lamentable espérance.
+À l’époque déjà loin de nous, et dans le pays peu civilisé où j’ai
+transporté mon lecteur, on n’avait point encore imaginé, comme dans
+nos villes de boue et d’or, de faire de ces lieux de dépôt des
+monuments ingénieusement sinistres et élégamment funèbres. Le jour n’y
+descendait pas à travers une ouverture de forme tumulaire, le long
+d’une voûte artistement sculptée, sur des espèces de couches où l’on
+semble avoir voulu laisser aux morts quelques-unes des commodités de
+la vie, et où l’oreiller est marqué comme pour le sommeil. Si la porte
+du gardien s’entr’ouvrait, l’œil, fatigué par des cadavres nus et
+hideux, n’avait pas, comme aujourd’hui, le plaisir de se reposer sur
+des meubles élégants et des enfants joyeux. La mort était là dans
+toute sa laideur, dans toute son horreur; et l’on n’avait point encore
+essayé de parer son squelette décharné de pompons et de rubans.</p>
+
+<p>La salle où se trouvaient nos interlocuteurs était spacieuse et
+obscure, ce qui la faisait paraître plus spacieuse encore; elle ne
+recevait de jour que par la porte carrée et basse qui s’ouvrait sur le
+port de Drontheim, et une ouverture grossièrement pratiquée dans le
+plafond, d’où une lumière blanche et terne tombait avec la pluie, la
+grêle ou la neige, selon le temps, sur les cadavres couchés
+directement au-dessous. Cette salle était divisée dans sa largeur par
+une balustrade de fer à hauteur d’appui. Le public pénétrait dans la
+première partie par la porte carrée; on voyait dans la seconde six
+longues dalles de granit noir, disposées de front et parallèlement.
+Une petite porte latérale servait, dans chaque section, d’entrée au
+gardien et à son aide, dont le logement remplissait les derrières de
+l’édifice, adossé à la mer. Le mineur et sa fiancée occupaient deux
+des lits de granit; la décomposition s’annonçait dans le corps de la
+jeune fille par les larges taches bleues et pourprées qui couraient le
+long de ses membres sur la place des vaisseaux sanguins. Les traits de
+Gill paraissaient durs et sombres; mais son cadavre était si
+horriblement mutilé, qu’il était impossible de juger si sa beauté
+était aussi réelle que le disait la vieille Olly.</p>
+
+<p>C’est devant ces restes défigurés qu’avait commencé, au milieu de la
+foule muette, la conversation dont nous avons été le fidèle
+interprète.</p>
+
+<p>Un grand homme, sec et vieux, assis les bras croisés et la tête
+penchée sur un débris d’escabelle dans le coin le plus noir de la
+salle, n’avait paru y prêter aucune attention jusqu’au moment où il se
+leva subitement en criant: Paix, paix, radoteuses! et vint saisir le
+bras du soldat.</p>
+
+<p>Tout le monde se tut; le soldat se retourna et partit d’un brusque
+éclat de rire à la vue de son singulier interrupteur, dont le visage
+hâve, les cheveux rares et sales, les longs doigts et le complet
+accoutrement de cuir de renne, justifiaient amplement un accueil aussi
+gai. Cependant un murmure s’élevait dans la foule des femmes, un
+moment interdites:&mdash;C’est le gardien du Spladgest [Nom de la morgue de
+Drontheim].</p>
+
+<p>&mdash;Cet infernal concierge des morts!&mdash;Ce diabolique Spiagudry!&mdash;Ce
+maudit sorcier...</p>
+
+<p>&mdash;Paix, radoteuses, paix! Si c’est aujourd’hui jour de sabbat,
+hâtez-vous d’aller retrouver vos balais; autrement ils s’envoleront
+tout seuls. Laissez en paix ce respectable descendant du dieu Thor.</p>
+
+<p>Puis Spiagudry, s’efforçant de faire une grimace gracieuse, adressa la
+parole au soldat:</p>
+
+<p>&mdash;Vous disiez, mon brave, que cette misérable femme...</p>
+
+<p>&mdash;Le vieux drôle! murmura Olly; oui, nous sommes pour lui de
+<i>misérables femmes</i>, parce que nos corps, s’ils tombent en ses
+griffes, ne lui rapportent à la taxe que trente ascalins, tandis qu’il
+en reçoit quarante pour la méchante carcasse d’un homme.</p>
+
+<p>&mdash;Silence, vieilles! répéta Spiagudry. En vérité, ces filles du diable
+sont comme leurs chaudières; lorsqu’elles s’échauffent, il faut
+qu’elles chantent. Dites-moi, vous, mon vaillant roi de l’épée, votre
+camarade, dont cette Guth était la maîtresse, va sans doute se tuer du
+désespoir de l’avoir perdue?...</p>
+
+<p>Ici éclata l’explosion longtemps comprimée.&mdash;Entendez-vous le
+mécréant, le vieux païen? crièrent vingt voix aigres et discordantes;
+il voudrait voir un vivant de moins, à cause des quarante ascalins que
+lui rapporte un mort.</p>
+
+<p>&mdash;Et quand cela serait? reprit le concierge du Spladgest, notre
+gracieux roi et maître Christiern V, que saint Hospice bénisse, ne se
+déclare-t-il pas le protecteur né de tous les ouvriers des mines,
+afin, lorsqu’ils meurent, d’enrichir son trésor royal de leurs
+chétives dépouilles?</p>
+
+<p>&mdash;C’est faire beaucoup d’honneur au roi, répliqua le pêcheur Braal,
+que de comparer le trésor royal au coffre-fort de votre charnier, et
+lui à vous, voisin Spiagudry.</p>
+
+<p>&mdash;Voisin! dit le concierge, choqué de tant de familiarité; votre
+voisin! dites plutôt votre hôte, car il se pourrait bien faire que
+quelque jour, mon cher citoyen de la barque, je vous prêtasse pour une
+huitaine de jours un de mes six lits de pierre. Au reste, ajouta-t-il
+en riant, si je parlais de la mort de ce soldat, c’était simplement
+pour voir se perpétuer l’usage du suicide dans les grandes et
+tragiques passions que ces dames ont coutume d’inspirer.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! grand cadavre gardien de cadavres, dit le militaire, où en
+veux-tu donc venir avec ta grimace aimable qui ressemble si bien au
+dernier éclat de rire d’un pendu?</p>
+
+<p>&mdash;À merveille, mon vaillant! répondit Spiagudry, j’ai toujours pensé
+qu’il y avait plus de facultés spirituelles sous le casque du gendarme
+Thurn, qui vainquit le diable avec le sabre et la langue, que sous la
+mitre de l’évêque Isleif, qui a fait l’histoire d’Islande, ou sous le
+bonnet carré du professeur Shoenning, qui a décrit notre cathédrale.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, si tu m’en crois, mon vieux sac de cuir, tu laisseras là
+les revenus du charnier, et tu iras te vendre au cabinet de curiosités
+du vice-roi, à Berghen. Je te jure, par saint Belphégor, qu’on y paye
+au poids de l’or les animaux rares; mais dis, que veux-tu de moi?</p>
+
+<p>&mdash;Quand les corps qu’on nous apporte ont été trouvés dans l’eau, nous
+sommes obligés de céder la moitié de la taxe aux pêcheurs. Je voulais
+donc vous prier, illustre héritier du gendarme Thurn, d’engager votre
+infortuné camarade à ne point se noyer, et à choisir quelque autre
+genre de mort; la chose doit lui être indifférente, et il ne voudrait
+pas faire tort en mourant au malheureux chrétien qui donnera
+l’hospitalité à son cadavre, si toutefois la perte de Guth le pousse à
+cet acte de désespoir.</p>
+
+<p>&mdash;C’est ce qui vous trompe, mon charitable et hospitalier concierge,
+mon camarade n’aura point la satisfaction d'être reçu dans votre
+appétissante auberge à six lits. Croyez-vous qu’il ne se soit pas déjà
+consolé avec une autre valkyrie, de la mort de celle-là? Il y a, par
+ma barbe, bien longtemps qu’il était las de votre Guth.</p>
+
+<p>À ces mots l’orage, que Spiagudry avait un moment détourné sur sa
+tête, revint fondre plus terrible que jamais sur le malencontreux
+soldat.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, misérable drôle, criaient les vieilles, c’est ainsi que
+vous nous oubliez! mais aimez donc maintenant ces vauriens-là!</p>
+
+<p>Les jeunes se taisaient encore; quelques-unes même trouvaient, bien
+malgré elles, que ce mauvais sujet avait assez bonne mine.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! dit le soldat, est-ce donc une répétition du sabbat? le
+supplice de Belzébuth est bien effroyable s’il est condamné à entendre
+de pareils chœurs une fois par semaine!</p>
+
+<p>On ne sait comment cette nouvelle bourrasque se serait passée, si en
+ce moment l’attention générale n’eût été entièrement absorbée par un
+bruit venu du dehors. La rumeur s’accrut progressivement, et bientôt
+un essaim de petits garçons demi-nus, criant et courant autour d’une
+civière voilée et portée par deux hommes, entra tumultueusement dans
+le Spladgest.</p>
+
+<p>&mdash;D’où vient cela? demanda le concierge aux porteurs.</p>
+
+<p>&mdash;Des grèves d’Urchtal.</p>
+
+<p>&mdash;Oglypiglap! cria Spiagudry.</p>
+
+<p>Une des portes latérales s’ouvrit, un petit homme de race lapone, vêtu
+de cuir, se présenta, fit signe aux porteurs de le suivre; Spiagudry
+les accompagna, et la porte se referma avant que la multitude curieuse
+eût eu le temps de deviner, à la longueur du corps posé sur la
+civière, si c’était un homme ou une femme.</p>
+
+<p>Ce sujet occupait encore toutes les conjectures, quand Spiagudry et
+son aide reparurent dans la seconde salle, portant un cadavre d’homme,
+qu’ils déposèrent sur l’une des couches de granit.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a longtemps que je n’avais touché d’aussi beaux habits, dit
+Oglypiglap; puis, hochant la tête et se haussant sur la pointe des
+pieds, il accrocha au-dessus du mort un élégant uniforme de capitaine.
+La tête du cadavre était défigurée et les autres membres couverts de
+sang; le concierge l’arrosa plusieurs fois avec un vieux seau à demi
+brisé.</p>
+
+<p>&mdash;Par saint Belzébuth! cria le soldat, c’est un officier de mon
+régiment; voyons, serait-ce le capitaine Bollar... de douleur d’avoir
+perdu son oncle? Bah! il hérite.&mdash;Le baron Randmer? il a risqué hier
+sa terre au jeu, mais demain il la regagnera avec le château de son
+adversaire.&mdash;Serait-ce le capitaine Lory, dont le chien s’est noyé? ou
+le trésorier Stunck, dont la femme est infidèle?&mdash;Mais, vraiment, je
+ne vois point dans tout cela de motif pour se faire sauter la
+cervelle.</p>
+
+<p>La foule croissait à chaque instant. En ce moment un jeune homme qui
+passait sur le port, voyant cette affluence de peuple, descendit de
+cheval, remit la bride aux mains du domestique qui le suivait, et
+entra dans le Spladgest. Il était vêtu d’un simple habit de voyage,
+armé d’un sabre et enveloppé d’un large manteau vert; une plume noire,
+attachée à son chapeau par une boucle de diamants, retombait sur sa
+noble figure et se balançait sur son front élevé, ombragé de longs
+cheveux châtains; ses bottines et ses éperons, souillés de boue,
+annonçaient qu’il venait de loin.</p>
+
+<p>Lorsqu’il entra, un homme petit et trapu, enveloppé comme lui d’un
+manteau, et cachant ses mains sous des gants énormes, répondait au
+soldat:</p>
+
+<p>&mdash;Et qui vous dit qu’il s’est tué? Cet homme ne s’est pas plus
+suicidé, j’en réponds, que le toit de votre cathédrale ne s’est
+incendié de lui-même.</p>
+
+<p>Comme la bisaiguë fait deux blessures, cette phrase fit naître deux
+réponses.</p>
+
+<p>&mdash;Notre cathédrale! dit Niels, on la couvre maintenant en cuivre.
+C’est ce misérable Han qui, dit-on, y a mis le feu, pour faire
+travailler les mineurs, parmi lesquels se trouvait son protégé Gill
+Stadt, que vous voyez ici.</p>
+
+<p>&mdash;Comment diable! s’écriait de son côté le soldat, m’oser soutenir à
+moi, second arquebusier de la garnison de Munckholm, que cet homme-là
+ne s’est pas brûlé la cervelle!</p>
+
+<p>&mdash;Cet homme est mort assassiné, reprit froidement le petit homme.</p>
+
+<p>&mdash;Mais écoutez donc l’oracle! Va, tes petits yeux gris ne voient pas
+plus clair que tes mains sous les gros gants dont tu les couvres au
+milieu de l’été.</p>
+
+<p>Un éclair brilla dans les yeux du petit homme.</p>
+
+<p>&mdash;Soldat! prie ton patron que ces mains-là ne laissent pas un jour
+leur empreinte sur ton visage.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! sortons! cria le soldat enflammé de colère. Puis, s’arrêtant
+tout à coup: Non, dit-il, car il ne faut point parler de duel devant
+des morts.</p>
+
+<p>Le petit homme grommela quelques mots dans une langue étrangère et
+disparut.</p>
+
+<p>Une voix s’éleva:&mdash;C’est aux grèves d’Urchtal qu’on l’a trouvé.</p>
+
+<p>&mdash;Aux grèves d’Urchtal? dit le soldat; le capitaine Dispolsen a dû y
+débarquer ce matin, venant de Copenhague.</p>
+
+<p>&mdash;Le capitaine Dispolsen n’est point encore arrivé à Munckholm, dit
+une autre voix.</p>
+
+<p>&mdash;On dit que Han d’Islande erre actuellement sur ces plages, reprit un
+quatrième.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, il est possible que cet homme soit le capitaine, dit le
+soldat, si Han est le meurtrier; car chacun sait que l’islandais
+assassine d’une manière si diabolique, que ses victimes ont souvent
+l’apparence de suicidés.</p>
+
+<p>&mdash;Quel homme est-ce donc que ce Han? demanda-t-on.</p>
+
+<p>&mdash;C’est un géant, dit l’un.</p>
+
+<p>&mdash;C’est un nain, dit l’autre.</p>
+
+<p>&mdash;Personne ne l’a donc vu? reprit une voix.</p>
+
+<p>&mdash;Ceux qui le voient pour la première fois le voient aussi pour la
+dernière.</p>
+
+<p>&mdash;Chut! dit la vieille Olly; il n’y a, dit-on, que trois personnes qui
+aient jamais échangé des paroles humaines avec lui: ce réprouvé de
+Spiagudry, la veuve Stadt, et....&mdash;mais il a eu malheureuse vie et
+malheureuse mort&mdash;ce pauvre Gill, que vous voyez ici. Chut!</p>
+
+<p>&mdash;Chut! répéta-t-on de toutes parts.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, s’écria tout à coup le soldat, je suis sûr que c’est en
+effet le capitaine Dispolsen; je reconnais la chaîne d’acier que notre
+prisonnier, le vieux Schumacker, lui donna en don à son départ.</p>
+
+<p>Le jeune homme à la plume noire rompit vivement le silence:&mdash;Vous êtes
+sûr que c’est le capitaine Dispolsen?</p>
+
+<p>&mdash;Sûr, par les mérites de saint Belzébuth! dit le soldat.</p>
+
+<p>Le jeune homme sortit brusquement.</p>
+
+<p>&mdash;Fais avancer une barque pour Munckholm, dit-il à son domestique.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, seigneur, et le général?....</p>
+
+<p>&mdash;Tu lui mèneras les chevaux. J’irai demain. Suis-je mon maître ou
+non? Allons, le jour baisse; et je suis pressé, une barque.</p>
+
+<p>Le valet obéit et suivit quelque temps des yeux son jeune maître, qui
+s’éloignait du rivage.</p>
+
+<h2><a name="II" id="II"></a>II</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Je m’assiérai près de vous, tandis que vous<br /></span>
+<span class="i0">raconterez quelque histoire agréable pour tromper<br /></span>
+<span class="i0">le temps.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">MATURIN, <i>Bertram</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Le lecteur sait déjà que nous sommes à Drontheim, l’une des quatre
+principales villes de la Norvège, bien qu’elle ne fût pas la résidence
+du vice-roi. À l’époque où cette histoire se passe&mdash;en 1699&mdash;le
+royaume de Norvège était encore uni au Danemark et gouverné par des
+vice-rois, dont le séjour était Berghen, cité plus grande, plus
+méridionale et plus belle que Drontheim, en dépit du surnom de mauvais
+goût que lui donnait le célèbre amiral Tromp.</p>
+
+<p>Drontheim offre un aspect agréable lorsqu’on y arrive par le golfe
+auquel cette ville donne son nom; le port assez large, quoique les
+vaisseaux n’y entrent pas aisément en tout temps, ne présentait
+toutefois alors que l’apparence d’un long canal, bordé à droite de
+navires danois et norvégiens, à gauche de navires étrangers, division
+prescrite par les ordonnances. On voit dans le fond la ville assise
+sur une plaine bien cultivée, et surmontée par les hautes aiguilles de
+sa cathédrale. Cette église, un des plus beaux morceaux de
+l’architecture gothique, comme on peut en juger par le livre du
+professeur Shoenning&mdash;si savamment cité par Spiagudry&mdash;qui la décrivit
+avant que de fréquents incendies ne l’eussent ravagée, portait sur sa
+flèche principale la croix épiscopale, signe distinctif de la
+cathédrale de l’évêché luthérien de Drontheim. Au-dessus de la ville,
+on aperçoit dans un lointain bleuâtre les cimes blanches et grêles des
+monts de Kole, pareilles aux fleurons aigus d’une couronne antique.</p>
+
+<p>Au milieu du port, à une portée de canon du rivage, s’élève, sur une
+masse de rochers battus des flots, la solitaire forteresse de
+Munckholm, sombre prison qui renfermait alors un captif célèbre par
+l’éclat de ses longues prospérités et de ses rapides disgrâces.</p>
+
+<p>Schumacker, né dans un rang obscur, avait été comblé des faveurs de
+son maître, puis précipité du fauteuil de grand-chancelier de Danemark
+et de Norvège sur le banc des traîtres, puis traîné sur l’échafaud, et
+de là jeté par grâce dans un cachot isolé à l’extrémité des deux
+royaumes. Ses créatures l’avaient renversé, sans qu’il eût droit de
+crier à l’ingratitude. Pouvait-il se plaindre de voir se briser sous
+ses pieds des échelons qu’il n’avait placés si haut que pour s’élever
+lui-même?</p>
+
+<p>Celui qui avait fondé la noblesse en Danemark voyait, du fond de son
+exil, les grands qu’il avait faits se partager ses propres dignités.
+Le comte d’Ahlefeld, son mortel ennemi, était son successeur comme
+grand-chancelier; le général Arensdorf disposait, comme grand
+maréchal, des grades militaires; et l’évêque Spollyson exerçait la
+charge d’inspecteur des universités. Le seul de ses ennemis qui ne lui
+dût pas son élévation était le comte Ulric-Frédéric Guldenlew, fils
+naturel du roi Frédéric III, vice-roi de Norvège; c’était le plus
+généreux de tous.</p>
+
+<p>C’est vers le triste rocher de Munckholm que s’avançait assez
+lentement la barque du jeune homme à la plume noire. Le soleil
+baissait rapidement derrière le château-fort isolé, dont la masse
+interceptait ses rayons, déjà si horizontaux que le paysan des
+collines lointaines et orientales de Larsynn pouvait voir se promener
+près de lui, sur les bruyères, l’ombre vague de la sentinelle placée
+sur le donjon le plus élevé de Munckholm.</p>
+
+<h2><a name="III" id="III"></a>III</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Ah! mon cœur ne pouvait être plus sensiblement<br /></span>
+<span class="i0">blessé!... Un jeune homme sans mœurs... il a osé<br /></span>
+<span class="i0">la regarder! ses regards souillaient sa<br /></span>
+<span class="i0">pureté.&mdash;Claudia! cette seule pensée me met hors<br /></span>
+<span class="i0">de moi.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">LESSING<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>&mdash;Andrew, allez dire que dans une demi-heure on sonne le couvre-feu.
+Sorsyll relèvera Duckness à la grande herse, et Maldivius montera sur
+la plate-forme de la grosse tour. Qu’on veille attentivement du côté
+du donjon du Lion de Slesvig. Ne pas oublier à sept heures de tirer le
+canon pour qu’on lève la chaîne du port;&mdash;mais non, on attend encore
+le capitaine Dispolsen; il faut au contraire allumer le fanal et voir
+si celui de Walderhog est allumé, comme l’ordre en a été donné
+aujourd’hui. Surtout qu’on tienne des rafraîchissements prêts pour le
+capitaine.&mdash;Et, j’oubliais,&mdash;qu’on marque pour deux jours de cachot
+Toric-Belfast, second arquebusier du régiment; il a été absent toute
+la journée.</p>
+
+<p>Ainsi parlait le sergent d’armes sous la voûte noire et enfumée du
+corps de garde de Munckholm, situé dans la tour basse qui domine la
+première porte du château.</p>
+
+<p>Les soldats auxquels il s’adressait quittèrent le jeu ou le lit pour
+exécuter ses ordres; puis le silence se rétablit.</p>
+
+<p>En ce moment, le bruit alternatif et mesuré des rames se fit entendre
+au dehors.&mdash;Voilà sans doute, enfin, le capitaine Dispolsen! dit le
+sergent en ouvrant la petite fenêtre grillée qui donne sur le golfe.</p>
+
+<p>Une barque abordait en effet au bas de la porte de fer.</p>
+
+<p>&mdash;Qui va là? cria le sergent d’une voix rauque.</p>
+
+<p>&mdash;Ouvrez! répondit-on; paix et sûreté.</p>
+
+<p>&mdash;On n’entre pas; avez-vous droit de passe?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;C’est ce que je vais vérifier; si vous mentez, par les mérites du
+saint mon patron, je vous ferai goûter l’eau du golfe.</p>
+
+<p>Puis, refermant le guichet et se retournant, il ajouta:&mdash;Ce n’est
+point encore le capitaine!</p>
+
+<p>Une lumière brilla derrière la porte de fer; les verrous rouillés
+crièrent; les barres se levèrent, elle s’ouvrit, et le sergent examina
+un parchemin que lui présentait le nouveau venu.</p>
+
+<p>&mdash;Passez, dit-il. Arrêtez cependant, reprit-il brusquement, laissez en
+dehors la boucle de votre chapeau. On n’entre pas dans les prisons
+d’état avec des bijoux. Le règlement porte que «le roi et les membres
+de la famille du roi,&mdash;le vice-roi et les membres de la famille du
+vice-roi, l’évêque et les chefs de la garnison, sont seuls exceptés».
+Vous n’avez, n’est-ce pas, aucune de ces qualités?</p>
+
+<p>Le jeune homme détacha, sans répondre, la boucle proscrite, et la jeta
+pour payement au pêcheur qui l’avait amené; celui-ci, craignant qu’il
+ne revînt sur sa générosité, se hâta de mettre un large espace de mer
+entre le bienfaiteur et le bienfait.</p>
+
+<p>Tandis que le sergent, murmurant de l’imprudence de la chancellerie
+qui prodiguait ainsi les droits de passe, replaçait les lourds
+barreaux, et que le bruit lent de ses bottes fortes retentissait sur
+les degrés de l’escalier tournant du corps de garde, le jeune homme,
+après avoir rejeté son manteau sur son épaule, traversait rapidement
+la voûte noire de la tour basse, puis la longue place d’armes, puis le
+hangar de l’artillerie où gisaient quelques vieilles couleuvrines
+démontées que l’on peut voir aujourd’hui dans le musée de Copenhague,
+et dont le cri impérieux d’une sentinelle l’avertit de s’éloigner. Il
+parvint à la grande herse, qui fut levée à l’inspection de son
+parchemin. Là, suivi d’un soldat, il franchit, suivant la diagonale,
+sans hésiter et comme un habitué de ces lieux, une de ces quatre cours
+carrées qui flanquent la grande cour circulaire, du milieu de laquelle
+sort le vaste rocher rond où s’élevait alors le donjon, dit château du
+Lion de Slesvig, à cause de la détention que Rolf le Nain y fit jadis
+subir à son frère, Joatham le Lion, duc de Slesvig.</p>
+
+<p>Notre intention n’est pas de donner ici une description du donjon de
+Munckholm, d’autant plus que le lecteur, enfermé dans une prison
+d’état, craindrait peut-être de ne pouvoir <i>se sauver au travers du
+jardin</i>. Ce serait à tort, car le château du Lion de Slesvig, destiné
+à des prisonniers de distinction, leur offrait, entre autres
+commodités, celle de se promener dans une espèce de jardin sauvage
+assez étendu, où des touffes de houx, quelques vieux ifs, quelques
+pins noirs, croissaient parmi les rochers autour de la haute prison,
+et dans un enclos de grands murs et d’énormes tours.</p>
+
+<p>Arrivé au pied du rocher rond, le jeune homme gravit les degrés
+grossièrement taillés qui montent tortueusement jusqu’au pied de l’une
+des tours de l’enclos, laquelle, percée d’une poterne dans sa partie
+inférieure, servait d’entrée au donjon. Là, il sonna fortement d’un
+cor de cuivre que lui avait remis le gardien de la grande
+herse.-Ouvrez, ouvrez! cria vivement une voix de l’intérieur, c’est
+sans doute ce maudit capitaine!</p>
+
+<p>La poterne qui s’ouvrit laissa voir au nouvel arrivant, dans
+l’intérieur d’une salle gothique faiblement éclairée, un jeune
+officier nonchalamment couché sur un amas de manteaux et de peaux de
+rennes, près d’une de ces lampes à trois becs que nos aïeux
+suspendaient aux rosaces de leurs plafonds, et qui, pour le moment,
+était posée à terre. La richesse élégante et même l’excessive
+recherche de ses vêtements contrastaient avec la nudité de la salle et
+la grossièreté des meubles; il tenait un livre entre ses mains et se
+détourna à demi vers le nouveau venu.</p>
+
+<p>&mdash;C’est le capitaine? salut, capitaine! Vous ne vous doutiez guère que
+vous faisiez attendre un homme qui n’a point la satisfaction de vous
+connaître; mais notre connaissance sera bientôt faite, n’est-il pas
+vrai? Commencez par recevoir tous mes compliments de condoléance sur
+votre retour dans ce vénérable château. Pour peu que j’y séjourne
+encore, je vais devenir gai comme la chouette qu’on cloue à la porte
+des donjons pour servir d’épouvantail, et quand je retournerai à
+Copenhague pour les fêtes du mariage de ma sœur, du diable si quatre
+dames sur cent me reconnaissent! Dites-moi, les nœuds de ruban rose
+au bas du justaucorps sont-ils toujours de mode? a-t-on traduit
+quelques nouveaux romans de cette Française, la demoiselle Scudéry? Je
+tiens précisément la <i>Clélie</i>; je suppose qu’on la lit encore à
+Copenhague. C’est mon code de galanterie, maintenant que je soupire
+loin de tant de beaux yeux....&mdash;car, tout beaux qu’ils sont, les yeux
+de notre jeune prisonnière, vous savez de qui je veux parler, ne me
+disent jamais rien. Ah! sans les ordres de mon père!... Il faut vous
+dire en confidence, capitaine, que mon père, n’en parlez pas, m’a
+chargé de... vous m’entendez, auprès de la fille de Schumacker; mais
+je perds toutes mes peines, cette jolie statue n’est pas une femme;
+elle pleure toujours et ne me regarde jamais.</p>
+
+<p>Le jeune homme, qui n’avait pu encore interrompre l’extrême volubilité
+de l’officier, poussa un cri de surprise:&mdash;Comment! que dites-vous?
+chargé de séduire la fille de ce malheureux Schumacker!...</p>
+
+<p>&mdash;Séduire, eh bien soit! si c’est ainsi que cela s’appelle à présent à
+Copenhague; mais j’en défierais le diable. Avant-hier, étant de garde,
+je mis exprès pour elle une superbe fraise française qui m’était
+envoyée de Paris même. Croiriez-vous qu’elle n’a pas levé seulement
+les yeux sur moi, quoique j’aie traversé trois ou quatre fois son
+appartement en faisant sonner mes éperons neufs, dont la molette est
+plus large qu’un ducat de Lombardie?&mdash;C’est la forme la plus nouvelle,
+n’est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Dieu! Dieu! dit le jeune homme en se frappant le front! mais cela me
+confond!</p>
+
+<p>&mdash;N’est-ce pas? reprit l’officier, se méprenant sur le sens de cette
+exclamation. Pas la moindre attention à moi! c’est incroyable, mais
+c’est pourtant vrai.</p>
+
+<p>Le jeune homme se promenait, violemment agité, de long en large et à
+grands pas.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous vous rafraîchir, capitaine Dispolsen? lui cria
+l’officier.</p>
+
+<p>Le jeune homme se réveilla.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis point le capitaine Dispolsen.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! dit l’officier d’un ton sévère, et se levant sur son séant;
+et qui donc êtes-vous pour oser vous introduire ici, et à cette heure?</p>
+
+<p>Le jeune homme déploya sa pancarte.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux voir le comte Griffenfeld;... je veux dire votre prisonnier.</p>
+
+<p>&mdash;Le comte! le comte! murmura l’officier d’un air mécontent.&mdash;Mais en
+vérité cette pièce est en règle; voilà bien la signature du
+vice-chancelier Grummond de Knud: «Le porteur pourra visiter, à toute
+heure et en tout temps, toutes les prisons royales.» Grummond de Knud
+est frère du vieux général Levin de Knud, qui commande à Drontheim, et
+vous saurez que ce vieux général a élevé mon futur beau-frère.</p>
+
+<p>&mdash;Merci de vos détails de famille, lieutenant. Ne pensez-vous pas que
+vous m’en avez déjà assez raconté?</p>
+
+<p>&mdash;L’impertinent a raison, se dit le lieutenant en se mordant les
+lèvres.&mdash;Holà, huissier! huissier de la tour! Conduisez cet étranger à
+Schumacker, et ne grondez pas si j’ai décroché votre luminaire à
+trois becs et à une mèche. Je n’étais pas fâché d’examiner une pièce
+qui date sans doute de Sciold le Païen ou de Havar le Pourfendu; et
+d’ailleurs on ne suspend plus aux plafonds que des lustres en cristal.</p>
+
+<p>Il dit, et pendant que le jeune homme et son conducteur traversaient
+le jardin désert du donjon, il reprit, martyr de la mode, le fil des
+aventures galantes de l’amazone Clélie et d’Horatius le Borgne.</p>
+
+<h2><a name="IV" id="IV"></a>IV</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">BENVOLIO<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Où diable ce Roméo peut-il être? il n’est pas<br /></span>
+<span class="i0">rentré chez lui cette nuit.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">MERCUTIO<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Il n’est pas rentré chez son père; j’ai parlé à<br /></span>
+<span class="i0">son domestique.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">SHAKESPEARE<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Cependant un homme et deux chevaux étaient entrés dans la cour du
+palais du gouverneur de Drontheim. Le cavalier avait quitté la selle
+en hochant la tête d’un air mécontent; il se préparait à conduire les
+deux montures à l’écurie, lorsqu’il se sentit saisir brusquement le
+bras, et une voix lui cria:</p>
+
+<p>&mdash;Comment! vous voilà seul, Poël! Et votre maître? où est votre
+maître?</p>
+
+<p>C’était le vieux général Levin de Knud, qui, de sa fenêtre, ayant vu
+le domestique du jeune homme et la selle vide, était descendu
+précipitamment et fixait sur le valet un regard plus inquiet encore
+que sa question.</p>
+
+<p>&mdash;Excellence, dit Poël en s’inclinant profondément, mon maître n’est
+plus à Drontheim.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! il y était donc? il est reparti sans voir son général, sans
+embrasser son vieil ami! et depuis quand?</p>
+
+<p>&mdash;Il est arrivé ce soir et reparti ce soir.</p>
+
+<p>&mdash;Ce soir! ce soir! mais où donc s’est-il arrêté? où est-il allé?</p>
+
+<p>&mdash;Il a descendu au Spladgest, et s’est embarqué pour Munckholm.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je le croyais aux antipodes. Mais que va-t-il faire à ce
+château? qu’allait-il faire au Spladgest? Voilà bien mon chevalier
+errant! C’est aussi un peu ma faute, pourquoi l’ai-je élevé ainsi?
+J’ai voulu qu’il fût libre en dépit de son rang.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi n’est-il point esclave des étiquettes, dit Poël.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais il l’est de ses caprices. Allons, il va sans doute
+revenir. Songez à vous rafraîchir, Poël.&mdash;Dites-moi, et le visage du
+général prit une expression de sollicitude, dites-moi, Poël, avez-vous
+beaucoup couru à droite et à gauche?</p>
+
+<p>&mdash;Mon général, nous sommes venus en droite ligne de Berghen. Mon
+maître était triste.</p>
+
+<p>&mdash;Triste? que s’est-il donc passé entre lui et son père? Ce mariage
+lui déplaît-il?</p>
+
+<p>&mdash;Je l’ignore. Mais on dit que sa sérénité l’exige.</p>
+
+<p>&mdash;L’exige! vous dites, Poël, que le vice-roi l’exige! Mais pour qu’il
+l’exige, il faut qu’Ordener s’y refuse.</p>
+
+<p>&mdash;Je l’ignore, excellence. Il paraît triste.</p>
+
+<p>&mdash;Triste! savez-vous comment son père l’a reçu?</p>
+
+<p>&mdash;La première fois, c’était dans le camp, près Berghen. Sa sérénité a
+dit: Je ne vous vois pas souvent, mon fils.&mdash;Tant mieux pour moi, mon
+seigneur et père, a répondu mon maître, si vous vous en apercevez.
+Puis il a donné à sa sérénité des détails sur ses courses du Nord; et
+sa sérénité a dit: C’est bien. Le lendemain, mon maître est revenu du
+palais, et a dit: On veut me marier; mais il faut que je voie mon
+second père, le général Levin.&mdash;J’ai sellé les chevaux, et nous voilà.</p>
+
+<p>&mdash;Vrai, mon bon Poël, dit le général d’une voix altérée, il m’a appelé
+son second père?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, votre excellence.</p>
+
+<p>&mdash;Malheur à moi si ce mariage le contrarie, car j’encourrai plutôt la
+disgrâce du roi que de m’y prêter. Mais cependant, la fille du
+grand-chancelier des deux royaumes!... À propos, Poël, Ordener sait-il
+que sa future belle-mère, la comtesse d’Ahlefeld, est ici incognito
+depuis hier, et que le comte y est attendu?</p>
+
+<p>&mdash;Je l’ignore, mon général.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! se dit le vieux gouverneur, oui, il le sait, car pourquoi
+aurait-il battu en retraite dès son arrivée?</p>
+
+<p>Ici le général, après avoir fait un signe de bienveillance à Poël, et
+salué la sentinelle qui lui présentait les armes, rentra inquiet dans
+l’hôtel d’où il venait de sortir inquiet.</p>
+
+<h2><a name="V" id="V"></a>V</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">On eût dit que toutes les passions avaient agité<br /></span>
+<span class="i0">son cœur, et que toutes l’avaient abandonné; il<br /></span>
+<span class="i0">ne lui restait rien que le coup d’œil triste et<br /></span>
+<span class="i0">perçant d’un homme consommé dans la connaissance<br /></span>
+<span class="i0">des hommes, et qui voyait, d’un regard, où tendait<br /></span>
+<span class="i0">chaque chose.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">SCHILLER, <i>les Visions.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Quand, après avoir fait parcourir à l’étranger les escaliers en
+spirale et les hautes salles du donjon du Lion de Slesvig, l’huissier
+lui ouvrit enfin la porte de l’appartement où se trouvait celui qu’il
+cherchait, la première parole qui frappa les oreilles du jeune homme
+fut encore celle-ci:&mdash;Est-ce enfin le capitaine Dispolsen?</p>
+
+<p>Celui qui faisait cette question était un vieillard assis le dos
+tourné à la porte, les coudes appuyés sur une table de travail et le
+front appuyé sur ses mains. Il était revêtu d’une simarre de laine
+noire, et l’on apercevait, au-dessus d’un lit placé à une extrémité de
+la chambre, un écusson brisé autour duquel étaient suspendus les
+colliers rompus des ordres de l’Éléphant et de Dannebrog; une couronne
+de comte renversée était fixée au-dessous de l’écusson, et les deux
+fragments d’une main de justice liés en croix complétaient l’ensemble
+de ces bizarres ornements.&mdash;Le vieillard était Schumacker.</p>
+
+<p>&mdash;Non, seigneur, répondit l’huissier; puis il dit à l’étranger: Voici
+le prisonnier; et, les laissant ensemble, il referma la porte, avant
+d’avoir pu entendre la voix aigre du vieillard, qui disait: Si ce
+n’est pas le capitaine, je ne veux voir personne.</p>
+
+<p>L’étranger, à ces mots, resta debout près de la porte; et le
+prisonnier, se croyant seul,&mdash;car il ne s’était pas un moment
+détourné,&mdash;retomba dans sa silencieuse rêverie.</p>
+
+<p>Tout à coup il s’écria:&mdash;Le capitaine m’a certainement abandonné et
+trahi! Les hommes.... les hommes sont comme ce glaçon qu’un Arabe prit
+pour un diamant; il le serra précieusement dans son havre-sac, et
+quand il le chercha, il ne trouva même plus un peu d’eau.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas de ces hommes, dit l’étranger.</p>
+
+<p>Schumacker se leva brusquement.&mdash;Qui est ici? qui m’écoute? Est-ce
+quelque misérable suppôt de ce Guldenlew?</p>
+
+<p>&mdash;Ne parlez point mal du vice-roi, seigneur comte.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur comte! est-ce pour me flatter que vous m’appelez ainsi?
+Vous perdez vos peines; je ne suis plus puissant.</p>
+
+<p>&mdash;Celui qui vous parle ne vous a jamais connu puissant, et n’en est
+pas moins votre ami.</p>
+
+<p>&mdash;C’est qu’il espère encore quelque chose de moi; les souvenirs que
+l’on conserve aux malheureux se mesurent toujours aux espérances qui
+en restent.</p>
+
+<p>&mdash;C’est moi qui devrais me plaindre, noble comte; car je me suis
+souvenu de vous, et vous m’avez oublié. Je suis Ordener.</p>
+
+<p>Un éclair de joie passa dans les tristes yeux du vieillard, et un
+sourire qu’il ne put réprimer entr’ouvrit sa barbe blanche, comme le
+rayon qui perce un nuage.</p>
+
+<p>&mdash;Ordener! soyez le bienvenu, voyageur Ordener. Mille vœux de bonheur
+au voyageur qui se souvient du prisonnier!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, demanda Ordener, vous, m’aviez donc oublié?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous avais oublié, dit Schumacker reprenant son air sombre, comme
+on oublie la brise qui nous rafraîchit et qui passe; heureux
+lorsqu’elle ne devient pas l’ouragan qui nous renverse.</p>
+
+<p>&mdash;Comte de Griffenfeld, reprit le jeune homme, vous ne comptiez donc
+pas sur mon retour?</p>
+
+<p>&mdash;Le vieux Schumacker n’y comptait pas; mais il y a ici une jeune
+fille qui me faisait remarquer aujourd’hui même qu’il y avait eu, le 8
+mai dernier, un an que vous étiez absent.</p>
+
+<p>Ordener tressaillit.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi, grand Dieu! serait-ce votre Éthel, noble comte?</p>
+
+<p>&mdash;Et qui donc?</p>
+
+<p>&mdash;Votre fille, seigneur, a daigné compter les mois depuis mon départ!
+Oh! combien j’ai passé de tristes journées! j’ai visité toute la
+Norvège, depuis Christiania jusqu’à Wardhus; mais c’est vers Drontheim
+que mes courses me ramenaient toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Usez de votre liberté, jeune homme, tant que vous en jouissez.&mdash;Mais
+dites-moi donc enfin qui vous êtes. Je voudrais, Ordener, vous
+connaître sous un autre nom. Le fils d’un de mes mortels ennemis
+s’appelle Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être, seigneur comte, ce mortel ennemi a-t-il plus de
+bienveillance pour vous que vous n’en avez pour lui.</p>
+
+<p>&mdash;Vous éludez ma question; mais gardez votre secret, j’apprendrais
+peut-être que le fruit qui désaltère est un poison qui me tuera.</p>
+
+<p>&mdash;Comte! dit Ordener d’une voix irritée. Comte! reprit-il d’un ton de
+reproche et de pitié.</p>
+
+<p>&mdash;Suis-je contraint de me fier à vous, répondit Schumacker, à vous qui
+prenez toujours en ma présence le parti de l’implacable Guldenlew?</p>
+
+<p>&mdash;Le vice-roi, interrompit gravement le jeune homme, vient d’ordonner
+que vous seriez à l’avenir libre et sans gardes dans l’intérieur de
+tout le donjon du Lion de Slesvig. C’est une nouvelle que j’ai
+recueillie à Berghen, et que vous recevrez sans doute prochainement.</p>
+
+<p>&mdash;C’est une faveur que je n’osais espérer, et je croyais n’avoir parlé
+de mon désir qu’à vous seul. Au surplus, on diminue le poids de mes
+fers à mesure que celui de mes années s’accroît, et, quand les
+infirmités m’auront rendu impotent, on me dira sans doute: Vous êtes
+libre. À ces mots le vieillard sourit amèrement; il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, jeune homme, avez-vous toujours vos folles idées
+d’indépendance?</p>
+
+<p>&mdash;Si je n’avais point ces folles idées, je ne serais pas ici.</p>
+
+<p>&mdash;Comment êtes-vous venu à Drontheim?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! à cheval.</p>
+
+<p>&mdash;Comment êtes-vous venu à Munckholm?</p>
+
+<p>&mdash;Sur une barque.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre insensé! qui crois être libre, et qui passes d’un cheval dans
+une barque. Ce ne sont point tes membres qui exécutent tes volontés;
+c’est un animal, c’est la matière; et tu appelles cela des volontés!</p>
+
+<p>&mdash;Je force des êtres à m’obéir.</p>
+
+<p>&mdash;Prendre sur certains êtres le droit d’en être obéi, c’est donner à
+d’autres celui de vous commander. L’indépendance n’est que dans
+l’isolement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n’aimez pas les hommes, noble comte?</p>
+
+<p>Le vieillard se mit à rire tristement.&mdash;Je pleure d'être homme, et je
+ris de celui qui me console.&mdash;Vous le saurez, si vous l’ignorez
+encore, le malheur rend défiant comme la prospérité rend ingrat.
+Écoutez, puisque vous venez de Berghen, apprenez-moi quel vent
+favorable a soufflé sur le capitaine Dispolsen. Il faut qu’il lui soit
+arrivé quelque chose d’heureux, puisqu’il m’oublie.</p>
+
+<p>Ordener devint sombre et embarrassé.</p>
+
+<p>&mdash;Dispolsen, seigneur comte? C’est pour vous en parler que je suis
+venu dès aujourd’hui.&mdash;Je sais qu’il avait toute votre confiance.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le savez? interrompit le prisonnier avec inquiétude. Vous vous
+trompez. Nul être au monde n’a ma confiance.&mdash;Dispolsen tient, il est
+vrai, entre ses mains mes papiers, des papiers même très importants.
+C’est pour moi qu’il est allé à Copenhague, près du roi. J’avouerai
+même que je comptais plus sur lui que sur tout autre, car dans ma
+puissance je ne lui avais jamais rendu service.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! noble comte, je l’ai vu aujourd’hui....</p>
+
+<p>&mdash;Votre trouble me dit le reste; il est traître.</p>
+
+<p>&mdash;Il est mort.</p>
+
+<p>&mdash;Mort!</p>
+
+<p>Le prisonnier croisa ses bras et baissa la tête, puis relevant son
+œil vers le jeune homme:</p>
+
+<p>&mdash;Quand je vous disais qu’il lui était arrivé quelque chose d’heureux!</p>
+
+<p>Puis son regard se tourna vers la muraille où étaient suspendus les
+signes de ses grandeurs détruites, et il fit un geste de la main comme
+pour éloigner le témoin d’une douleur qu’il s’efforçait de vaincre.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n’est pas lui que je plains; ce n’est qu’un homme de moins.&mdash;Ce
+n’est pas moi; qu’ai-je à perdre? Mais ma fille, ma fille infortunée!
+je serai la victime de cette infâme machination; et que
+deviendra-t-elle si on lui enlève son père?</p>
+
+<p>Il se retourna vivement vers Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Comment est-il mort? où l’avez-vous vu?</p>
+
+<p>&mdash;Je l’ai vu au Spladgest; on ne sait s’il est mort d’un suicide ou
+d’un assassinat.</p>
+
+<p>&mdash;Voici maintenant l’important. S’il a été assassiné, je sais d’où le
+coup part; alors tout est perdu. Il m’apportait les preuves du complot
+qu’ils trament contre moi; ces preuves auraient pu me sauver et les
+perdre. Ils ont su les détruire!&mdash;Malheureuse Éthel!</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur comte, dit Ordener en saluant, je vous dirai demain s’il a
+été assassiné.</p>
+
+<p>Schumacker, sans répondre, suivit Ordener qui sortait, d’un regard où
+se peignait le calme du désespoir, plus effrayant que le calme de la
+mort.</p>
+
+<p>Ordener était dans l’antichambre solitaire du prisonnier, sans savoir
+de quel côté se diriger. La soirée était avancée et la salle obscure;
+il ouvrit une porte au hasard et se trouva dans un immense corridor,
+éclairé seulement par la lune, qui courait rapidement à travers de
+pâles nuées. Ses lueurs nébuleuses tombaient par intervalles sur les
+vitraux étroits et élevés, et dessinaient sur la muraille opposée
+comme une longue procession de fantômes, qui apparaissait et
+disparaissait simultanément dans les profondeurs de la galerie. Le
+jeune homme se signa lentement, et marcha vers une lumière rougeâtre
+qui brillait faiblement à l’extrémité du corridor.</p>
+
+<p>Une porte était entr’ouverte; une jeune fille agenouillée dans un
+oratoire gothique, au pied d’un simple autel, récitait à demi-voix les
+litanies de la Vierge; oraison simple et sublime où l'âme qui s’élève
+vers la Mère des Sept-Douleurs ne la prie que de prier.</p>
+
+<p>Cette jeune fille était vêtue de crêpe noir et de gaze blanche, comme
+pour faire deviner en quelque sorte, au premier aspect, que ses jours
+s’étaient enfuis jusqu’alors dans la tristesse et dans l’innocence.
+Même en cette attitude modeste, elle portait dans tout son être
+l’empreinte d’une nature singulière. Ses yeux et ses longs cheveux
+étaient noirs, beauté très rare dans le Nord; son regard élevé vers la
+voûte paraissait plutôt enflammé par l’extase qu’éteint par le
+recueillement. Enfin, on eût dit une vierge des rives de Chypre ou des
+campagnes de Tibur, revêtue des voiles fantastiques d’Ossian, et
+prosternée devant la croix de bois et l’autel de pierre de Jésus.</p>
+
+<p>Ordener tressaillit et fut prêt à défaillir, car il reconnut celle qui
+priait.</p>
+
+<p>Elle pria pour son père, pour le puissant tombé, pour le vieux captif
+abandonné, et elle récita à haute voix le psaume de la délivrance.</p>
+
+<p>Elle pria encore pour un autre; mais Ordener n’entendit pas le nom de
+celui pour qui elle priait; il ne l’entendit pas, car elle ne le
+prononça pas; seulement elle récita le cantique de la sulamite,
+l’épouse qui attend l’époux, et le retour du bien-aimé.</p>
+
+<p>Ordener s’éloigna dans la galerie; il respecta cette vierge qui
+s’entretenait avec le ciel; la prière est un grand mystère, et son
+cœur s’était rempli, malgré lui, d’un ravissement inconnu, mais
+profane.</p>
+
+<p>La porte de l’oratoire se ferma doucement. Bientôt une lumière, et une
+femme blanche dans les ténèbres, vinrent de son côté. Il s’arrêta, car
+il éprouvait une des plus violentes émotions de la vie; il s’adossa à
+l’obscure muraille; son corps était faible, et les os de ses membres
+s’entre-choquaient dans leurs jointures, et, dans le silence de tout
+son être, les battements de son cœur retentissaient à son oreille.</p>
+
+<p>Quand la jeune fille passa, elle entendit le froissement d’un manteau,
+et une haleine brusque et précipitée.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu! cria-t-elle.</p>
+
+<p>Ordener s’élança; d’un bras il la soutint, de l’autre il chercha
+vainement à retenir la lampe, qu’elle avait laissée échapper, et qui
+s’éteignit.</p>
+
+<p>&mdash;C’est moi, dit-il doucement.</p>
+
+<p>&mdash;C’est Ordener! dit la jeune fille, car le dernier retentissement de
+cette voix, qu’elle n’avait pas entendue depuis un an, était encore
+dans son oreille.</p>
+
+<p>Et la lune qui passait éclaira la joie de sa charmante figure; puis
+elle reprit, timide et confuse, et se dégageant des bras du jeune
+homme:</p>
+
+<p>&mdash;C’est le seigneur Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;C’est lui, comtesse Éthel.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi m’appelez-vous comtesse?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi m’appelez-vous seigneur?</p>
+
+<p>La jeune fille se tut et sourit; le jeune homme se tut et soupira.
+Elle rompit la première le silence:</p>
+
+<p>&mdash;Comment donc êtes-vous ici?</p>
+
+<p>&mdash;Faites-moi merci, si ma présence vous afflige. J’étais venu pour
+parler au comte votre père.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, dit Éthel d’une voix altérée, vous n'êtes venu que pour mon
+père. Le jeune homme baissa la tête, car ces paroles lui semblaient
+bien injustes.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a sans doute déjà longtemps, continua la jeune fille d’un ton
+de reproche, il y a sans doute déjà longtemps que vous êtes à
+Drontheim? Votre absence de ce château n’a pu vous paraître longue, à
+vous.</p>
+
+<p>Ordener, profondément blessé, ne répondit pas.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous approuve, dit la prisonnière d’une voix tremblante de
+douleur et de colère; mais, ajouta-t-elle d’un ton fier, j’espère,
+seigneur Ordener, que vous ne m’avez pas entendue prier?</p>
+
+<p>&mdash;Comtesse, répondit enfin le jeune homme, je vous ai entendue.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! seigneur Ordener, il n’est point courtois d’écouter ainsi.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous ai pas écoutée, noble comtesse, dit faiblement Ordener;
+je vous ai entendue.</p>
+
+<p>&mdash;J’ai prié pour mon père, reprit la jeune fille en le regardant
+fixement, et comme attendant une réponse à cette parole toute simple.</p>
+
+<p>Ordener garda le silence.</p>
+
+<p>&mdash;J’ai aussi prié, continua-t-elle, inquiète et paraissant attentive à
+l’effet que ces paroles allaient produire sur lui, j’ai aussi prié
+pour quelqu’un qui porte votre nom, pour le fils du vice-roi, du comte
+de Guldenlew. Car il faut prier pour tout le monde, même pour ses
+persécuteurs.</p>
+
+<p>Et la jeune fille rougit, car elle pensait mentir; mais elle était
+piquée contre le jeune homme, et elle croyait l’avoir nommé pendant sa
+prière; elle ne l’avait nommé que dans son cœur.</p>
+
+<p>&mdash;Ordener Guldenlew est bien malheureux, noble dame, si vous le
+comptez au nombre de vos persécuteurs; il est bien heureux cependant
+d’occuper une place dans vos prières.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non, dit Éthel troublée et effrayée de l’air froid du jeune
+homme, non, je ne priais pas pour lui. J’ignore ce que j’ai fait, ce
+que je fais. Quant au fils du vice-roi, je le déteste, je ne le
+connais pas. Ne me regardez pas de cet œil sévère; vous ai-je
+offensé? ne pouvez-vous rien pardonner à une pauvre prisonnière, vous
+qui passez vos jours près de quelque belle et noble dame libre et
+heureuse comme vous!</p>
+
+<p>&mdash;Moi, comtesse! s’écria Ordener.</p>
+
+<p>Éthel versait des larmes; le jeune homme se précipita à ses pieds.</p>
+
+<p>&mdash;Ne m’avez-vous pas dit, continua-t-elle souriant à travers ses
+pleurs, que votre absence vous avait semblé courte?</p>
+
+<p>&mdash;Qui, moi, comtesse?</p>
+
+<p>&mdash;Ne m’appelez pas ainsi, dit-elle doucement, je ne suis plus comtesse
+pour personne, et surtout pour vous.</p>
+
+<p>Le jeune homme se leva violemment, et ne put s’empêcher de la presser
+sur son cœur dans un ravissement convulsif.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mon Éthel adorée, nomme-moi ton Ordener.&mdash;Dis-moi,&mdash;et il
+attacha un regard brûlant sur ses yeux mouillés de larmes,&mdash;dis-moi,
+tu m’aimes donc? Ce que dit la jeune fille ne fut pas entendu, car
+Ordener, hors de lui, avait ravi sur ses lèvres avec sa réponse cette
+première faveur, ce baiser sacré qui suffit aux yeux de Dieu pour
+changer deux amants en époux.</p>
+
+<p>Tous deux restèrent sans paroles, parce qu’ils étaient dans un de ces
+moments solennels, si rares et si courts sur la terre, où l'âme semble
+éprouver quelque chose de la félicité des cieux. Ce sont des instants
+indéfinissables que ceux où deux âmes s’entretiennent ainsi dans un
+langage qui ne peut être compris que d’elles; alors tout ce qu’il y a
+d’humain se tait, et les deux êtres immatériels s’unissent
+mystérieusement pour la vie de ce monde et l’éternité de l’autre.</p>
+
+<p>Éthel s’était lentement retirée des bras d’Ordener, et, aux lueurs de
+la lune, ils se regardaient avec ivresse; seulement, l’œil de flamme
+du jeune homme respirait un mâle orgueil et un courage de lion, tandis
+que le regard demi-voilé de la jeune fille était empreint de cette
+pudeur, honte angélique, qui, dans le cœur d’une vierge, se mêle à
+toutes les joies de l’amour.</p>
+
+<p>&mdash;Tout à l’heure, dans ce corridor, dit-elle enfin, vous m’évitiez
+donc, mon Ordener?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous évitais pas, j’étais comme le malheureux aveugle que l’on
+rend à la lumière après de longues années, et qui se détourne un
+moment du jour.</p>
+
+<p>&mdash;C’est à moi plutôt que s’applique votre comparaison, car, durant
+votre absence, je n’ai eu d’autre bonheur que la présence d’un
+infortuné, de mon père. Je passais mes longues journées à le consoler,
+et, ajouta-t-elle en baissant les yeux, à vous espérer. Je lisais à
+mon père les fables de l’Edda, et quand je l’entendais douter des
+hommes, je lui lisais l’Évangile, pour qu’au moins il ne doutât pas du
+ciel; puis je lui parlais de vous, et il se taisait, ce qui prouve
+qu’il vous aime. Seulement, quand j’avais inutilement passé mes
+soirées à regarder de loin sur les routes les voyageurs qui
+arrivaient, et dans le port les vaisseaux qui abordaient, il secouait
+la tête avec un sourire amer, et je pleurais. Cette prison, où s’est
+jusqu’ici passée toute ma vie, m’était devenue odieuse, et pourtant
+mon père, qui, jusqu’à votre apparition, l’avait toujours remplie pour
+moi, y était encore; mais vous n’y étiez plus, et je désirais cette
+liberté que je ne connaissais pas.</p>
+
+<p>Il y avait dans les yeux de la jeune fille, dans la naïveté de sa
+tendresse, dans la douce hésitation de ses épanchements, un charme que
+des paroles humaines n’exprimeraient pas. Ordener l’écoutait avec
+cette joie rêveuse d’un être qui serait enlevé au monde réel pour
+assister au monde idéal.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, dit-il, maintenant je ne veux plus de cette liberté que vous
+ne partagez pas!</p>
+
+<p>&mdash;Quoi, Ordener! reprit vivement Éthel, vous ne nous quitterez donc
+plus?</p>
+
+<p>Cette expression rappela au jeune homme tout ce qu’il avait oublié.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Éthel, il faut que je vous quitte ce soir. Je vous reverrai
+demain, et demain je vous quitterai encore, jusqu’à ce que je revienne
+pour ne plus vous quitter.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! interrompit douloureusement la jeune fille, absent encore!</p>
+
+<p>&mdash;Je vous répète, ma bien-aimée Éthel, que je reviendrai bientôt vous
+arracher de cette prison ou m’y ensevelir avec vous.</p>
+
+<p>&mdash;Prisonnière avec lui! dit-elle doucement. Ah! ne me trompez pas,
+faut-il que j’espère tant de bonheur?</p>
+
+<p>&mdash;Quel serment te faut-il? que veux-tu de moi? s’écria Ordener;
+dis-moi, mon Éthel, n’es-tu pas mon épouse?&mdash;Et, transporté d’amour,
+il la serrait fortement contre sa poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis à toi, murmura-t-elle faiblement.</p>
+
+<p>Ces deux cœurs nobles et purs battaient ainsi avec délices l’un
+contre l’autre, et n’en étaient que plus nobles et plus purs.</p>
+
+<p>En ce moment un violent éclat de rire se fit entendre auprès d’eux. Un
+homme enveloppé d’un manteau découvrit une lanterne sourde qu’il y
+avait cachée, et dont la lumière éclaira subitement la figure effrayée
+et confuse d’Éthel et le visage étonné et fier d’Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Courage! mon joli couple! courage! mais il me semble qu’après avoir
+cheminé si peu de temps dans le pays du Tendre, vous n’avez pas suivi
+tous les détours du ruisseau du Sentiment, et que vous avez dû prendre
+un chemin de traverse pour arriver si vite au hameau du Baiser.</p>
+
+<p>Nos lecteurs ont sans doute reconnu le lieutenant admirateur de Mlle
+de Scudéry. Arraché de la lecture de la <i>Clélie</i> par le beffroi de
+minuit, que les deux amants n’avaient pas entendu, il était venu faire
+sa ronde nocturne dans le donjon. En passant à l’extrémité du corridor
+de l’orient, il avait recueilli quelques paroles et vu comme deux
+spectres se mouvoir dans la galerie à la clarté de la lune. Alors,
+naturellement curieux et hardi, il avait caché sa lanterne sous son
+manteau, et s’était avancé sur la pointe du pied près des deux
+fantômes, que son brusque éclat de rire venait d’arracher
+désagréablement à leur extase.</p>
+
+<p>Éthel fit un mouvement pour fuir Ordener, puis, revenant à lui comme
+par instinct et pour lui demander protection, elle cacha sa tête
+brûlante dans le sein du jeune homme.</p>
+
+<p>Celui-ci releva la sienne avec un orgueil de roi.</p>
+
+<p>&mdash;Malheur, dit-il, malheur à celui qui vient de t’effrayer et de
+t’affliger, mon Éthel!</p>
+
+<p>&mdash;Oui vraiment, dit le lieutenant, malheur à moi si j’avais eu la
+maladresse d’épouvanter la tendre Mandane!</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur lieutenant, dit Ordener d’un ton hautain, je vous engage à
+vous taire.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur insolent, répliqua l’officier, je vous engage à vous taire.</p>
+
+<p>&mdash;M’entendez-vous? reprit Ordener d’une voix tonnante; achetez votre
+pardon par le silence.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Tibi tua</i>, répondit le lieutenant, prenez vos avis pour vous,
+achetez votre pardon par le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Taisez-vous! s’écria Ordener avec une voix qui fit trembler les
+vitraux; et, déposant la tremblante jeune fille sur un des vieux
+fauteuils du corridor, il secoua énergiquement le bras de l’officier.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! paysan, dit le lieutenant, moitié riant, moitié irrité, vous ne
+remarquez pas que ce pourpoint que vous froissez si brutalement est du
+plus beau velours d’Abingdon.</p>
+
+<p>Ordener le regarda fixement.</p>
+
+<p>&mdash;Lieutenant, ma patience est plus courte que mon épée.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous entends, mon brave damoisel, dit le lieutenant avec un
+sourire ironique, vous voudriez bien que je vous fisse un tel honneur;
+mais savez-vous qui je suis? Non, non, s’il vous plaît, <i>prince contre
+prince, berger contre berger</i>, comme disait le beau Léandre.</p>
+
+<p>&mdash;S’il faut dire aussi: lâche contre lâche! reprit Ordener, assurément
+je n’aurai point l’insigne honneur de me mesurer avec vous.</p>
+
+<p>&mdash;Je me fâcherais, mon très honorable berger, si vous portiez
+seulement l’uniforme.</p>
+
+<p>&mdash;Je n’en ai ni les galons ni les franges, lieutenant, mais j’en porte
+le sabre.</p>
+
+<p>Le fier jeune homme, rejetant son manteau en arrière, avait mis sa
+toque sur sa tête et saisi la garde de son sabre, lorsque Éthel,
+réveillée par ce danger imminent, se précipita sur son bras et
+s’attacha à son cou avec un cri de terreur et de prière.</p>
+
+<p>&mdash;Vous faites sagement, ma belle damoiselle, si vous ne voulez pas que
+le jouvencel soit puni de ses hardiesses, dit le lieutenant, qui, aux
+menaces d’Ordener, s’était mis en garde sans s’émouvoir; car Cyrus
+allait se brouiller avec Cambyse, pourvu toutefois que ce ne soit pas
+faire trop d’honneur à ce vassal que de le comparer à Cambyse.</p>
+
+<p>&mdash;Au nom du ciel, seigneur Ordener, disait Éthel, que je ne sois pas
+la cause et le témoin d’un pareil malheur!&mdash;Puis, levant sur lui ses
+beaux yeux, elle ajouta:&mdash;Ordener, je t’en supplie!</p>
+
+<p>Ordener repoussa lentement dans le fourreau la lame à demi tirée, et
+le lieutenant s’écria:</p>
+
+<p>&mdash;Par ma foi, chevalier,&mdash;j’ignore si vous l'êtes, mais je vous en
+donne le titre parce que vous paraissez le mériter, moi et vous
+agissons suivant les lois de la bravoure, mais non suivant celles de
+la galanterie. La damoiselle a raison, des engagements comme celui que
+je vous crois digne de nouer avec moi ne doivent pas avoir des dames
+pour témoins, quoique, n’en déplaise à la charmante damoiselle, ils
+puissent avoir des dames pour cause. Nous ne pouvons donc ici
+convenablement parler que du <i>duellum remotum</i>, et, comme l’offensé,
+si vous voulez en fixer l’époque, le lieu et les armes, ma fine lame
+de Tolède ou mon poignard de Mérida seront à la disposition de votre
+hachoir sorti des forges d’Ashkreuth, ou de votre couteau de chasse
+trempé dans le lac de Sparbo.</p>
+
+<p>Le <i>duel ajourné</i> que l’officier proposait à Ordener était en usage
+dans le Nord, d’où les savants prétendent que la coutume du duel est
+sortie. Les plus vaillants gentilshommes proposaient et acceptaient le
+<i>duellum remotum</i>. On le remettait à plusieurs mois, quelquefois à
+plusieurs années, et, durant cet intervalle, les adversaires ne
+devaient s’occuper ni en paroles ni en actions de l’affaire qui avait
+amené le défi. Ainsi, en amour, les deux rivaux s’abstenaient de voir
+leur maîtresse, afin que les choses restassent dans le même état; on
+se reposait à cet égard sur la loyauté des chevaliers; comme dans les
+anciens tournois, si les juges du camp, croyant la loi courtoise
+violée, jetaient leur bâton dans l’arène, à l’instant tous les
+combattants s’arrêtaient; mais, jusqu’à l’éclaircissement du doute, la
+gorge du vaincu restait à la même distance de l’épée du vainqueur.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! chevalier, dit Ordener après un moment de réflexion, un
+messager vous instruira du lieu.</p>
+
+<p>&mdash;Soit, répondit le lieutenant; d’autant mieux que cela me donnera le
+temps d’assister aux cérémonies du mariage de ma sœur, car vous
+saurez que vous aurez l’honneur de vous battre avec le futur
+beau-frère d’un haut seigneur, du fils du vice-roi de Norvège, du
+baron Ordener Guldenlew, lequel, à l’occasion de cet illustre hyménée,
+comme dit Artamène, va être créé comte de Daneskiold, colonel et
+chevalier del’Éléphant; et moi-même, qui suis le fils du
+grand-chancelier des deux royaumes, je serai sans doute nommé
+capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Fort bien, fort bien, lieutenant d’Ahlefeld, dit Ordener avec
+impatience, vous n'êtes point encore capitaine, ni le fils du vice-roi
+colonel;&mdash;et les sabres sont toujours des sabres.</p>
+
+<p>&mdash;Et les rustres toujours des rustres, quoi qu’on fasse pour les
+élever jusqu’à soi, dit entre ses dents l’officier.</p>
+
+<p>&mdash;Chevalier, continua Ordener, vous connaissez la loi courtoise. Vous
+n’entrerez plus dans ce donjon, et vous garderez le silence sur cette
+affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Pour le silence, rapportez-vous-en à moi, je serai aussi muet que
+Muce Scévole lorsqu’il eut le poing sur le brasier. Je n’entrerai non
+plus dans le donjon, ni moi, ni aucun argus de la garnison; car je
+viens de recevoir un ordre d’y laisser à l’avenir Schumacker sans
+gardes, ordre que j’étais chargé de lui communiquer ce soir; ce que
+j’aurais fait si je n’avais passé une partie de la soirée à essayer de
+nouvelles bottines de Cracovie.&mdash;Cet ordre, entre nous, est bien
+imprudent.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous que je vous montre mes bottines?</p>
+
+<p>Pendant cette conversation, Éthel, les voyant apaisés, et ne
+comprenant pas ce que c’était qu’un <i>duellum remotum</i>, avait disparu,
+après avoir dit doucement à l’oreille d’Ordener: À demain.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais, lieutenant d’Ahlefeld, que vous m’aidassiez à sortir du
+fort.</p>
+
+<p>&mdash;Volontiers, dit l’officier, quoiqu’il soit un peu tard, ou plutôt de
+bien bonne heure. Mais comment trouverez-vous une barque?</p>
+
+<p>&mdash;Cela me regarde, dit Ordener.</p>
+
+<p>Alors, s’entretenant de bonne amitié, ils traversèrent le jardin, la
+cour circulaire, la cour carrée, sans qu’Ordener, conduit par
+l’officier de ronde, éprouvât d’obstacle; ils franchirent la grande
+herse, le hangar de l’artillerie, la place d’armes, et arrivèrent à la
+tour basse, dont la porte de fer s’ouvrit à la voix du lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir, lieutenant d’Ahlefeld! dit Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir, répondit l’officier. Je déclare que vous êtes un brave
+champion, quoique j’ignore qui vous êtes, et si ceux de vos pairs que
+vous amènerez à notre rendez-vous auront qualité pour prendre le titre
+de parrains, et ne devront pas se borner au nom modeste d’assistants.</p>
+
+<p>Ils se serrèrent la main; la porte de fer se referma, et le lieutenant
+retourna, en fredonnant un air de Lulli, admirer ses bottes polonaises
+et le roman français.</p>
+
+<p>Ordener, resté seul sur le seuil, quitta ses vêtements, qu’il
+enveloppa de son manteau et attacha sur sa tête avec le ceinturon de
+son sabre; puis, mettant en pratique les principes d’indépendance de
+Schumacker, il s’élança dans l’eau froide et calme du golfe, et
+commença à nager au milieu de l’obscurité, vers le rivage, en se
+dirigeant du côté du Spladgest, destination où il était toujours à peu
+près sûr d’arriver, mort ou vif.</p>
+
+<p>Les fatigues de la journée l’avaient épuisé; aussi n’aborda-t-il que
+très péniblement. Il se rhabilla à la hâte, et marcha vers le
+Spladgest qui se dessinait dans la place du port comme une masse
+noire; car depuis quelque temps la lune s’était entièrement voilée.</p>
+
+<p>En approchant de cet édifice, il entendit comme un bruit de voix; une
+lumière faible sortait par l’ouverture supérieure. Étonné, il frappa
+violemment à la porte carrée; le bruit cessa, la lueur disparut. Il
+frappa de nouveau; la lumière en reparaissant lui laissa voir quelque
+chose de noir sortir par l’orifice supérieur et se blottir sur le toit
+plat du bâtiment. Ordener frappa une troisième fois avec le pommeau de
+son sabre, et cria:&mdash;Ouvrez, de par sa majesté le roi! ouvrez, de par
+sa sérénité le vice-roi!</p>
+
+<p>La porte s’ouvrit enfin lentement, et Ordener se trouva face à face
+avec la longue figure pâle et maigre de Spiagudry, qui, les habits en
+désordre, l’œil hagard, les cheveux hérissés, les mains
+ensanglantées, portait une lampe sépulcrale, dont la flamme tremblait
+encore moins visiblement que son grand corps.</p>
+
+<h2><a name="VI" id="VI"></a>VI</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">PIRRO<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Jamais!<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">ANGELO.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Quoi! je crois que tu veux faire l’homme de<br /></span>
+<span class="i0">bien. Misérable! si tu dis un seul mot...<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">PIRRO.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Mais, Angelo, je t’en conjure, pour l’amour de<br /></span>
+<span class="i0">Dieu...<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">ANGELO.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Laisse faire ce que tu ne peux empêcher.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">PIRRO.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Ah! quand le diable vous tient par un cheveu, il<br /></span>
+<span class="i0">faut lui abandonner toute la tête. Malheureux que<br /></span>
+<span class="i0">je suis!<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">(<i>Émilia Galotti.</i>.)<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Une heure environ après que le jeune voyageur à la plume noire était
+sorti du Spladgest, la nuit étant tout à fait tombée et la foule
+entièrement écoulée, Oglypiglap avait fermé la porte extérieure de
+l’édifice funèbre, tandis que son maître Spiagudry arrosait pour la
+dernière fois les corps qui y étaient déposés. Puis tous deux
+s’étaient retirés dans leur très peu somptueux appartement, et tandis
+qu’Oglypiglap dormait sur son petit grabat, comme l’un des cadavres
+confiés à sa garde, le vénérable Spiagudry, assis devant une table de
+pierre couverte de vieux livres, de plantes desséchées et d’ossements
+décharnés, s’était plongé dans les graves études qui, bien que
+réellement fort innocentes, n’avaient pas peu contribué à lui donner
+parmi le peuple une réputation de sorcellerie et de diablerie, fâcheux
+apanage de la science à cette époque.</p>
+
+<p>Il y avait plusieurs heures qu’il était absorbé dans ses méditations;
+et, prêt enfin à quitter ses livres pour son lit, il s’était arrêté à
+ce passage lugubre de Thormodus Torfœus:</p>
+
+<p>«Quand un homme allume sa lampe, la mort est chez lui avant qu’elle
+soit éteinte...»</p>
+
+<p>&mdash;N’en déplaise au savant docteur, se dit-il à demi-voix, il n’en sera
+point ainsi chez moi ce soir. Et il prit sa lampe pour la souffler.</p>
+
+<p>&mdash;Spiagudry! cria une voix qui sortait de la salle des cadavres.</p>
+
+<p>Le vieux concierge trembla de tous ses membres. Ce n’est pas qu’il
+crût, comme tout autre peut-être à sa place, que les tristes hôtes du
+Spladgest s’insurgeaient contre leur gardien. Il était assez savant
+pour ne pas éprouver de ces terreurs imaginaires; et la sienne n’était
+si réelle que parce qu’il connaissait trop bien la voix qui
+l’appelait.</p>
+
+<p>&mdash;Spiagudry! répéta violemment la voix, faudra-t-il, pour te faire
+entendre, que j’aille t’arracher les oreilles?</p>
+
+<p>&mdash;Que saint Hospice ait pitié, non de mon âme, mais de mon corps! dit
+l’effrayé vieillard; et, d’un pas que la peur pressait et ralentissait
+à la fois, il se dirigea vers la seconde porte latérale, qu’il ouvrit.
+Nos lecteurs n’ont pas oublié que cette porte communiquait à la salle
+des morts.</p>
+
+<p>La lampe qu’il portait éclaira alors un tableau bizarrement hideux.
+D’un côté, le corps maigre, long et légèrement voûté de Spiagudry; de
+l’autre, un homme petit, épais et trapu, vêtu de la tête aux pieds de
+peaux de toutes sortes d’animaux encore teintes d’un sang desséché,
+et debout au pied du cadavre de Gill Stadt, qui, avec ceux de la jeune
+fille et du capitaine, occupait le fond de la scène. Ces trois muets
+témoins, ensevelis dans une sorte de pénombre, étaient les seuls qui
+pussent voir, sans fuir d’épouvante, les deux vivants dont l’entretien
+commençait.</p>
+
+<p>Les traits du petit homme, que la lumière faisait vivement ressortir,
+avaient quelque chose d’extraordinairement sauvage. Sa barbe était
+rousse et touffue, et son front, caché sous un bonnet de peau d’élan,
+paraissait hérissé de cheveux de même couleur; sa bouche était large,
+ses lèvres épaisses, ses dents blanches, aiguës et séparées; son nez,
+recourbé comme le bec de l’aigle; et son œil gris bleu, extrêmement
+mobile, lançait sur Spiagudry un regard oblique, où la férocité du
+tigre n’était tempérée que par la malice du singe. Ce personnage
+singulier était armé d’un large sabre, d’un poignard sans fourreau, et
+d’une hache à tranchants de pierre, sur le long manche de laquelle il
+était appuyé; ses mains étaient couvertes de gros gants de peau de
+renard bleu;</p>
+
+<p>&mdash;Ce vieux spectre m’a fait attendre bien longtemps, dit-il, se
+parlant à lui-même; et il poussa une espèce de rugissement comme une
+bête des bois.</p>
+
+<p>Spiagudry aurait certainement pâli d’effroi, s’il eût pu pâlir.</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu bien, poursuivit le petit homme en s’adressant à lui
+directement, que je viens des grèves d’Urchtal? Avais-tu donc envie,
+en me retardant, d’échanger ta couche de paille contre une de ces
+couches de pierre?</p>
+
+<p>Le tremblement de Spiagudry redoubla; les deux seules dents qui lui
+restaient s’entre-choquèrent avec violence.</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez, maître, dit-il en courbant l’arc de son grand corps
+jusqu’au niveau du petit homme, je dormais d’un profond sommeil.</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu que je te fasse connaître un sommeil plus profond encore?</p>
+
+<p>Spiagudry fit une grimace de terreur, qui seule pouvait être plus
+plaisante que ses grimaces de gaieté.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! qu’est-ce? continua le petit homme. Qu’as-tu? Est-ce que ma
+présence ne t’est pas agréable?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon maître et seigneur, répondit le vieux concierge, il n’est
+certainement pas pour moi de bonheur plus grand que la vue de votre
+excellence.</p>
+
+<p>Et l’effort qu’il faisait pour donner à sa physionomie effrayée une
+expression riante eût déridé tout autre que des morts.</p>
+
+<p>&mdash;Vieux renard sans queue, mon excellence t’ordonne de me remettre les
+vêtements de Gill Stadt. En prononçant ce nom, le visage farouche et
+railleur du petit homme devint sombre et triste.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! maître, pardonnez, je ne les ai plus, dit Spiagudry; votre grâce
+sait que nous sommes obligés de livrer au fisc royal les dépouilles
+des ouvriers des mines, dont le roi hérite en sa qualité de leur
+tuteur né.</p>
+
+<p>Le petit homme se tourna vers le cadavre, croisa les bras, et dit
+d’une voix sourde:&mdash;Il a raison. Ces misérables mineurs sont comme
+l’eider [Note: Oiseau qui donne l’edredon. Les paysana norvégiens
+lui construisent des nids, où ils le suprennent et le plument.]; on
+lui fait son nid, on lui prend son duvet.</p>
+
+<p>Puis soulevant le cadavre entre ses bras et l’étreignant fortement, il
+se mit à pousser des cris sauvages d’amour et de douleur, pareils aux
+grondements d’un ours qui caresse son petit. À ces sons inarticulés,
+se mêlaient, par intervalles, quelques mots d’un jargon étrange que
+Spiagudry ne comprenait pas.</p>
+
+<p>Il laissa retomber le cadavre sur la pierre, et se tourna vers le
+gardien.</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu, sorcier maudit, le nom du soldat né sous un mauvais astre
+qui a eu le malheur d'être préféré à Gill par cette fille?</p>
+
+<p>Et il poussa du pied les restes froids de Guth Stersen.</p>
+
+<p>Spiagudry fit un signe négatif.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! par la hache d’Ingolphe, le chef de ma race, j’exterminerai
+tous les porteurs de cet uniforme; et il désignait les vêtements de
+l’officier.&mdash;Celui dont je veux la vengeance se trouvera dans le
+nombre. J’incendierai toute la forêt pour brûler l’arbuste vénéneux
+qu’elle renferme. Je l’ai juré du jour où Gill est mort; et je lui ai
+donné déjà un compagnon qui doit réjouir son cadavre.&mdash;O Gill! te
+voilà donc là sans force et sans vie, toi qui atteignais le phoque à
+la nage, le chamois à la course, toi qui étouffais l’ours des monts de
+Kolè à la lutte; te voilà immobile, toi qui parcourais le Drontheimhus
+depuis l’Orkel jusqu’au lac de Smiasen en un jour, toi qui gravissais
+les pics du Dofre-Field comme l’écureuil gravit le chêne; te voilà
+muet, Gill, toi qui, debout sur les sommets orageux de Kongsberg,
+chantais plus haut que le tonnerre. O Gill! c’est donc en vain que
+j’ai comblé pour toi les mines de Fa-roër; c’est en vain que j’ai
+incendié l’église cathédrale de Drontheim; toutes mes peines sont
+perdues, et je ne verrai pas se perpétuer en toi la race des enfants
+d’Islande, la descendance d’Ingolphe l’Exterminateur; tu n’hériteras
+pas de ma hache de pierre; et c’est toi au contraire qui me lègues ton
+crâne pour y boire désormais l’eau des mers et le sang des hommes.</p>
+
+<p>À ces mots, saisissant la tête du cadavre:</p>
+
+<p>&mdash;Spiagudry, dit-il, aide-moi. Et arrachant ses gants, il découvrit
+ses larges mains, armées d’ongles longs, durs et retors comme ceux
+d’une bête fauve.</p>
+
+<p>Spiagudry, qui le vit prêt à faire sauter avec son sabre le crâne
+du cadavre, s’écria avec un accent d’horreur qu’il ne put
+réprimer:&mdash;Juste Dieu! maître! un mort!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, répliqua traquillement le petit homme, aimes-tu mieux que
+cette lame s’aiguise ici sur un vivant?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! permettez-moi de supplier votre courtoisie... Comment votre
+excellence peut-elle profaner?... Votre grâce.... Seigneur, votre
+sérénité ne voudra pas....</p>
+
+<p>&mdash;Finiras-tu? ai-je besoin de tous ces titres, squelette vivant, pour
+croire à ton profond respect pour mon sabre?</p>
+
+<p>&mdash;Par saint Waldemar, par saint Usuph, au nom de saint Hospice,
+épargnez un mort!</p>
+
+<p>&mdash;Aide-moi, et ne parle pas des saints au diable.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur, poursuivit le suppliant Spiagudry, par votre illustre
+aïeul saint Ingolphe!...</p>
+
+<p>&mdash;Ingolphe l’Exterminateur était un réprouvé comme moi.</p>
+
+<p>&mdash;Au nom du ciel, dit le vieillard en se prosternant, c’est cette
+réprobation que je veux vous éviter.</p>
+
+<p>L’impatience transporta le petit homme. Ses yeux gris et ternes
+brillèrent comme deux charbons ardents.</p>
+
+<p>&mdash;Aide-moi! répéta-t-il en agitant son sabre.</p>
+
+<p>Ces deux mots furent prononcés de la voix dont les prononcerait un
+lion, s’il parlait. Le concierge, tremblant et à demi mort, s’assit
+sur la pierre noire, et soutint de ses mains la tête froide et humide
+de Gill, tandis que le petit homme, à l’aide de son poignard et de son
+sabre, enlevait le crâne avec une dextérité singulière.</p>
+
+<p>Quand cette opération fut terminée, il considéra quelque temps le
+crâne sanglant, en proférant des paroles étranges; puis il le remit à
+Spiagudry pour qu’il le dépouillât et le lavât, et dit en poussant une
+espèce de hurlement:</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, je n’aurai pas en mourant la consolation de penser qu’un
+héritier de l'âme d’Ingolphe boira dans mon crâne le sang des hommes
+et l’eau des mers.</p>
+
+<p>Après une sinistre rêverie, il continua:</p>
+
+<p>&mdash;L’ouragan est suivi de l’ouragan, l’avalanche entraîne l’avalanche,
+et moi je serai le dernier de ma race. Pourquoi Gill n’a-t-il pas haï
+comme moi tout ce qui porte la face humaine? Quel démon ennemi du
+démon d’Ingolphe l’a poussé sous ces fatales mines à la recherche d’un
+peu d’or?</p>
+
+<p>Spiagudry, qui lui rapportait le crâne de Gill, l’interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;L’excellence a raison; l’or lui-même, dit Snorro Sturleson, s’achète
+souvent trop cher.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me rappelles, dit le petit homme, une commission dont il faut que
+je te charge; voici une boîte de fer que j’ai trouvée sur cet
+officier, dont tu n’as pas, comme tu le vois, toutes les dépouilles;
+elle est si solidement fermée, qu’elle doit renfermer de l’or, seule
+chose précieuse aux yeux des hommes; tu la remettras à la veuve Stadt,
+au hameau de Thoctree, pour lui payer son fils.</p>
+
+<p>Il tira alors de son havre-sac de peau de renne un très petit coffre de
+fer. Spiagudry le reçut, et s’inclina.</p>
+
+<p>&mdash;Remplis fidèlement mon ordre, dit le petit homme en lui lançant un
+regard perçant; songe que rien n’empêche deux démons de se revoir; je
+te crois encore plus lâche qu’avare, et tu me réponds de ce coffre.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! maître, sur mon âme.</p>
+
+<p>&mdash;Non pas! sur tes os et sur ta chair.</p>
+
+<p>En ce moment, la porte extérieure du Spladgest retentit d’un coup
+violent. Le petit homme s’étonna, Spiagudry chancela, et couvrit sa
+lampe de sa main.</p>
+
+<p>&mdash;Qu’est-ce? s’écria le petit homme en grondant.</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, vieux misérable, comment trembleras-tu donc quand tu
+entendras la trompette du jugement dernier?</p>
+
+<p>Un second coup plus fort se fit entendre.</p>
+
+<p>&mdash;C’est quelque mort pressé d’entrer, dit le petit homme.</p>
+
+<p>&mdash;Non, maître, murmura Spiagudry, on n’amène point de morts passé
+minuit.</p>
+
+<p>&mdash;Mort ou vivant, il me chasse.&mdash;Toi, Spiagudry sois fidèle et muet.
+Je te jure, par l’esprit d’Ingolphe et le crâne de Gill, que tu
+passeras dans ton auberge de cadavres tout le régiment de Munckholm en
+revue.</p>
+
+<p>Et le petit homme, attachant le crâne de Gill à sa ceinture et
+remettant ses gants, s’élança avec l’agilité d’un chamois, et à l’aide
+des épaules de Spiagudry, par l’ouverture supérieure, où il disparut.</p>
+
+<p>Un troisième coup ébranla le Spladgest, et une voix du dehors ordonna
+d’ouvrir aux noms du roi et du vice-roi. Alors le vieux concierge, à
+la fois agité par deux terreurs différentes, dont on pourrait nommer
+l’une de <i>souvenir</i>, et l’autre d'<i>espérance</i>, s’achemina vers la porte
+carrée, et l’ouvrit.</p>
+
+<h2><a name="VII" id="VII"></a>VII</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Cette joie à laquelle se réduit la félicité<br /></span>
+<span class="i0">temporelle, elle s’est fatiguée à la poursuivre<br /></span>
+<span class="i0">par des sentiers âpres et douloureux, sans avoir<br /></span>
+<span class="i0">jamais pu l’atteindre.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">(<i>Confessions de saint Augustin</i>.)<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Rentré dans son cabinet après avoir quitté Poël, le gouverneur de
+Drontheim s’enfonça dans un large fauteuil, et ordonna, pour se
+distraire, à l’un de ses secrétaires de lui rendre compte des placets
+présentés au gouvernement.</p>
+
+<p>Celui-ci, après s'être incliné, commença:</p>
+
+<p>&mdash;«1° Le révérend docteur Anglyvius demande qu’il soit pourvu au
+remplacement du révérend docteur Foxtipp, directeur de la bibliothèque
+épiscopale, pour cause d’incapacité. L’exposant ignore qui pourra
+remplacer ledit docteur incapable; il fait seulement savoir que lui,
+docteur Anglyvius, a longtemps exercé les fonctions de bibliothéc....»</p>
+
+<p>&mdash;Renvoyez ce drôle à l’évêque, interrompit le général.</p>
+
+<p>&mdash;«2° Athanase Munder, prêtre, ministre des prisons, demande la grâce
+de douze condamnés pénitents, à l’occasion des glorieuses noces de sa
+courtoisie Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de
+Dannebrog, fils du vice-roi, avec noble dame Ulrique d’Ahlefeld, fille
+de sa grâce le comte grand-chancelier des deux royaumes.»</p>
+
+<p>&mdash;Ajournez, dit le général. Je plains les condamnés.</p>
+
+<p>&mdash;«3° Fauste-Prudens Destrombidès, sujet norvégien, poëte latin,
+demande à faire l’épithalame desdits nobles époux.»</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! le brave homme doit être vieux, car c’est le même qui en
+1674 avait préparé un épithalame pour le mariage projeté entre
+Schumacker, alors comte de Griffenfeld, et la princesse
+Louise-Charlotte de Holstein-Augustenbourg, mariage qui n’eut pas
+lieu.&mdash;Je crains, ajouta le gouverneur entre ses dents, que
+Fauste-Prudens soit le poëte des mariages rompus.</p>
+
+<p>&mdash;Ajournez la demande et poursuivez. On s’informera, à l’occasion
+dudit poëte, s’il n’y aurait pas un lit vacant à l’hôpital de
+Drontheim.</p>
+
+<p>&mdash;«4° Les mineurs de Guldbranshal, des îles Faroër, du Sund-Moër, de
+Hubfallo, de Roeraas et de Kongsberg, demandent à être affranchis des
+charges de la tutelle royale.»</p>
+
+<p>&mdash;Ces mineurs sont remuants. On dit même qu’ils commencent déjà à
+murmurer du long silence gardé sur leur requête. Qu’elle soit réservée
+pour un mûr examen.</p>
+
+<p>&mdash;«5° Braal, pêcheur, déclare, en vertu de l’Odelsrecht [Note:
+<i>Odelsrecht</i>, loi singulière qui établissait parmi les paysans
+norvégiens des sortes de <i>majorats</i>. Tout homme qui était contraint de
+se défaire de son patrimoine pouvait empêcher l’acquéreur de
+l’aliéner, en déclarant tous les dix ans à l’autorité qu’il était dans
+l’intention de le racheter.], qu’il persévère dans l’intention de
+racheter son patrimoine.</p>
+
+<p>&mdash;«6° Les syndics de Noes, Loevig, Indal, Skongen, Stod, Sparbo et
+autres bourgs et villages du Drontheimhus septentrional, demandent que
+la tête du brigand, assassin et incendiaire Han, natif, dit-on, de
+Klipstadur en Islande, soit mise à prix.&mdash;S’oppose à la requête Nychol
+Orugix, bourreau du Drontheimhus, qui prétend que Han est sa
+propriété.&mdash;Appuie la requête Benignus Spiagudry, gardien du
+Spladgest, auquel doit revenir le cadavre.»</p>
+
+<p>&mdash;Ce bandit est bien dangereux, dit le général, surtout lorsqu’on
+craint des troubles parmi les mineurs. Qu’on fasse proclamer sa tête
+au prix de mille écus royaux.</p>
+
+<p>&mdash;«7° Benignus Spiagudry, médecin, antiquaire, sculpteur,
+minéralogiste, naturaliste, botaniste, légiste, chimiste, mécanicien,
+physicien, astronome, théologien, grammairien...»</p>
+
+<p>&mdash;Eh mais, interrompit le général, est-ce que ce n’est pas le même
+Spiagudry que le gardien du Spladgest?</p>
+
+<p>&mdash;Si vraiment, votre excellence, répondit le secrétaire&mdash;«...
+concierge, pour sa majesté, de l’établissement dit <i>Spladgest</i>, dans
+la royale ville de Drontheim, expose&mdash;que c’est lui, Benignus
+Spiagudry, qui a découvert que les étoiles appelées fixes n’étaient
+pas éclairées par l’astre appelé soleil; <i>item</i>, que le vrai nom
+d’Odin est <i>Frigge</i>, fils de <i>Fridulph</i>; <i>item</i>, que le lombric marin
+se nourrit de sable; <i>item</i>, que le bruit de la population éloigne les
+poissons des côtes de Norvège, en sorte que les moyens de subsistance
+diminuent en proportion de l’accroissement du peuple; <i>item</i>, que le
+golfe nommé Otte-Sund s’appelait autrefois <i>Limfiord</i> et n’a pris le
+nom d'<i>Otte-Sund</i> qu’après qu’Othon le Roux y eut jeté sa lance;
+<i>item</i>, expose que c’est par ses conseils et sous sa direction qu’on a
+fait d’une vieille statue de Freya la statue de la Justice qui orne la
+grande place de Drontheim; et qu’on a converti en diable, représentant
+le crime, le lion qui se trouvait sous les pieds de l’idole; <i>item</i>....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! faites-nous grâce de ses éminents services. Voyons, que
+demande-t-il?»</p>
+
+<p>Le secrétaire tourna plusieurs feuillets, et poursuivit:</p>
+
+<p>«.... Le très humble exposant croit pouvoir, en récompense de tant de
+travaux utiles aux sciences et aux belles-lettres, supplier son
+excellence d’augmenter la taxe de chaque cadavre mâle et femelle de
+dix ascalins, ce qui ne peut qu'être agréable aux morts en leur
+prouvant le cas qu’on fait de leurs personnes.»</p>
+
+<p>Ici la porte du cabinet s’ouvrit, et l’huissier annonça à haute voix
+<i>la noble dame comtesse d’Ahlefeld</i>. En même temps, une grande dame,
+portant sur sa tête une petite couronne de comtesse, richement vêtue
+d’une robe de satin écarlate, bordée d’hermine et de franges d’or,
+entra, et, acceptant la main que le général lui offrait, vint
+s’asseoir près de son fauteuil.</p>
+
+<p>La comtesse pouvait avoir cinquante ans. L'âge n’avait, en quelque
+sorte, rien eu à ajouter aux rides dont les soucis de l’orgueil et de
+l’ambition avaient depuis si longtemps creusé son visage. Elle attacha
+sur le vieux gouverneur son regard hautain et son sourire faux.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, seigneur général, votre élève se fait attendre. Il devait
+être ici avant le coucher du soleil.</p>
+
+<p>&mdash;Il y serait, dame comtesse, s’il n’était, en arrivant, allé à
+Munckholm.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, à Munckholm! j’espère que ce n’est pas Schumacker qu’il
+cherche?</p>
+
+<p>&mdash;Mais cela se pourrait.</p>
+
+<p>&mdash;La première visite du baron de Thorvick aura été pour Schumacker!</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi non, comtesse? Schumacker est malheureux.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, général! le fils du vice-roi est lié avec ce prisonnier
+d’état!</p>
+
+<p>&mdash;Frédéric Guldenlew, en me chargeant de son fils, me pria, noble
+dame, de l’élever comme j’eusse élevé le mien. J’ai pensé que la
+connaissance de Schumacker serait utile à Ordener, qui est destiné à
+être aussi puissant un jour. J’ai en conséquence, avec l’autorisation
+du vice-roi, demandé à mon frère Grummond de Knud un droit d’entrée
+pour toutes les prisons, que j’ai donné à Ordener.&mdash;Il en use.</p>
+
+<p>&mdash;Et depuis quand, noble général, le baron Ordener a-t-il fait cette
+utile connaissance?</p>
+
+<p>&mdash;Depuis un peu plus d’un an, dame comtesse; il paraît que la société
+de Schumacker lui plut, car elle le fixa assez longtemps à Drontheim;
+et ce n’est qu’à regret et sur mon invitation expresse qu’il en partit
+l’année dernière pour visiter la Norvège.</p>
+
+<p>&mdash;Et Schumacker sait-il que son consolateur est le fils d’un de ses
+plus grands ennemis?</p>
+
+<p>&mdash;Il sait que c’est un ami, et cela lui suffit, comme à nous.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous, seigneur général, dit la comtesse avec un coup d’œil
+pénétrant, saviez-vous en tolérant, et même en formant cette liaison,
+que Schumacker avait une fille?</p>
+
+<p>&mdash;Je le savais, noble comtesse.</p>
+
+<p>&mdash;Et cette circonstance vous a semblé indifférente pour votre élève?</p>
+
+<p>&mdash;L’élève de Levin de Knud, le fils de Frédéric Guldenlew est un homme
+loyal. Ordener connaît la barrière qui le séparé de la fille de
+Schumacker; il est incapable de séduire, sans but légitime, une
+fille, et surtout la fille d’un homme malheureux.</p>
+
+<p>La noble comtesse d’Ahlefeld rougit et pâlit; elle tourna la tête,
+cherchant à éviter le regard calme du vieillard comme celui d’un
+accusateur.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, balbutia-t-elle, cette liaison, général, me semble, souffrez
+que je le dise, singulière et imprudente. On dit que les mineurs et
+les peuplades du Nord menacent de se révolter, et que le nom de
+Schumacker est compromis dans cette affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Noble dame, vous m’étonnez! s’écria le gouverneur. Schumacker a
+jusqu’ici supporté tranquillement son malheur. Ce bruit est sans doute
+peu fondé.</p>
+
+<p>La porte s’ouvrit en ce moment, et l’huissier annonça qu’un messager
+de sa grâce le grand-chancelier demandait à parler à la noble
+comtesse.</p>
+
+<p>La comtesse se leva précipitamment, salua le gouverneur, et, tandis
+qu’il continuait l’examen des placets, se rendit en toute hâte à ses
+appartements, situés dans une aile du palais, en ordonnant qu’on y
+envoyât le messager.</p>
+
+<p>Elle était depuis quelques moments assise sur un riche sopha, au
+milieu de ses femmes, quand le messager entra. La comtesse en
+l’apercevant fit un mouvement de répugnance qu’elle cacha soudain sous
+un sourire bienveillant. L’extérieur du messager ne semblait pourtant
+pas repoussant au premier abord; c’était un homme plutôt petit que
+grand, et dont l’embonpoint annonçait tout autre chose qu’un messager.
+Cependant, quand on l’examinait, son visage paraissait ouvert jusqu’à
+l’impudence, et la gaieté de son regard avait quelque chose de
+diabolique et de sinistre. Il s’inclina profondément devant la
+comtesse, et lui présenta un paquet, scellé avec des fils de soie.</p>
+
+<p>&mdash;Noble dame, dit-il, daignez me permettre d’oser déposer à vos pieds
+un précieux message de sa grâce, votre illustre époux, mon vénéré
+maître.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu’il ne vient pas lui-même? et comment vous prend-il pour
+messager? demanda la comtesse.</p>
+
+<p>&mdash;Des soins importants diffèrent l’arrivée de sa grâce, cette lettre
+est pour vous en informer, madame la comtesse; pour moi, je dois,
+d’après l’ordre de mon noble maître, jouir de l’insigne honneur d’un
+entretien particulier avec vous.</p>
+
+<p>La comtesse pâlit; elle s’écria d’une voix tremblante:</p>
+
+<p>&mdash;Moi! un entretien avec vous, Musdœmon?</p>
+
+<p>&mdash;Si cela affligeait en rien la noble dame, son indigne serviteur
+serait au désespoir.</p>
+
+<p>&mdash;M’affliger! non sans doute, reprit la comtesse s’efforçant de
+sourire; mais cet entretien est-il si nécessaire?</p>
+
+<p>Le messager s’inclina jusqu’à terre.</p>
+
+<p>&mdash;Absolument nécessaire! la lettre que l’illustre comtesse a daigné
+recevoir de mes mains doit en contenir l’injonction formelle.</p>
+
+<p>C’était une chose singulière que de voir la fière comtesse d’Ahlefeld
+trembler et pâlir devant un serviteur qui lui rendait de si profonds
+respects. Elle ouvrit lentement le paquet et en lut le contenu. Après
+l’avoir relu:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit-elle à ses femmes d’une voix faible, qu’on nous laisse
+seuls.</p>
+
+<p>&mdash;Daigne la noble dame, dit le messager fléchissant le genou, me
+pardonner la liberté que j’ose prendre et la peine que je parais lui
+causer.</p>
+
+<p>&mdash;Croyez au contraire, repartit la comtesse avec un sourire forcé, que
+j’ai beaucoup de plaisir à vous voir.</p>
+
+<p>Les femmes se retirèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Elphège, tu as donc oublié qu’il fut un temps où nos tête-à-tête ne
+te répugnaient pas?</p>
+
+<p>C’était le messager qui parlait à la noble comtesse, et ces paroles
+étaient accompagnées d’un rire pareil à celui du diable lorsqu’au
+moment où le pacte expire il saisit l'âme qui s’est donnée à lui.</p>
+
+<p>La puissante dame baissa sa tête humiliée.</p>
+
+<p>&mdash;Que ne l’ai-je en effet oublié! murmura-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre folle! comment peux-tu rougir de choses que nul œil humain
+n’a vues?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que les hommes ne voient pas, Dieu le voit.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu, faible femme! tu n’es pas digne d’avoir trompé ton mari, car
+il est moins crédule que toi.</p>
+
+<p>&mdash;Vous insultez peu généreusement à mes remords, Musdœmon.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! si tu en as, Elphège, pourquoi leur insultes-tu toi-même
+chaque jour par des crimes nouveaux?</p>
+
+<p>La comtesse d’Ahlefeld cacha sa tête dans ses mains; le messager
+poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Elphège, il faut choisir: ou le remords et plus de crimes, ou le
+crime et plus de remords. Fais comme moi, choisis le second parti,
+c’est le meilleur, le plus gai du moins.</p>
+
+<p>&mdash;Puissiez-vous, dit la comtesse à voix basse, ne pas retrouver ces
+paroles dans l’éternité!</p>
+
+<p>&mdash;Allons, ma chère, quittons la plaisanterie. Alors Musdœmon
+s’asseyant près de la comtesse, et passant ses bras autour de son cou:</p>
+
+<p>&mdash;Elphège, dit-il, tâche de rester, par l’esprit du moins, ce que tu
+étais il y a vingt ans.</p>
+
+<p>L’infortunée comtesse, esclave de son complice, tâcha de répondre à sa
+repoussante caresse. Il y avait dans cet embrassement adultère de deux
+êtres qui se méprisaient et s’exécraient mutuellement quelque chose de
+trop révoltant, même pour ces âmes dégradées. Les caresses illégitimes
+qui avaient fait leur joie, et que je ne sais quelle horrible
+convenance les forçait de se prodiguer encore, faisaient maintenant
+leur torture. Étrange et juste changement des affections coupables!
+leur crime était devenu leur supplice.</p>
+
+<p>La comtesse, pour abréger ce tourment adultère, demanda enfin à son
+odieux amant, en s’arrachant de ses bras, de quel message verbal son
+époux l’avait chargé.</p>
+
+<p>&mdash;D’Ahlefeld, dit Musdœmon, au moment de voir son pouvoir s’affermir
+par le mariage d’Ordener Guldenlew avec notre fille...</p>
+
+<p>&mdash;Notre fille! s’écria la hautaine comtesse, et son regard fixé sur
+Musdœmon reprit une expression d’orgueil et de dédain.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit froidement le messager, je crois qu’Ulrique peut
+m’appartenir au moins autant qu’à lui. Je disais donc que ce mariage
+ne satisfaisait pas entièrement ton mari, si Schumacker n’était en
+même temps tout à fait renversé. Du fond de sa prison, ce vieux favori
+est encore presque aussi redoutable que dans son palais. Il a à la
+cour des amis obscurs, mais puissants, peut-être parce qu’ils sont
+obscurs; et le roi, apprenant il y a un mois que les négociations du
+grand-chancelier avec le duc de Holstein-Ploen ne marchaient pas, s’est
+écrié avec impatience:&mdash;Griffenfeld à lui seul en savait plus qu’eux
+tous.&mdash;Un intrigant nommé Dispolsen, venu de Munckholm à Copenhague, a
+obtenu de lui plusieurs audiences secrètes, après lesquelles le roi a
+fait demander à la chancellerie, où ils sont déposés, les titres de
+noblesse et de propriété de Schumacker. On ignore à quoi Schumacker
+aspire; mais ne désirerait-il que la liberté, pour un prisonnier
+d’état c’est désirer le pouvoir.&mdash;Il faut donc qu’il meure, et qu’il
+meure judiciairement; c’est à lui forger un crime que nous
+travaillons.&mdash;Ton mari, Elphège, sous prétexte d’inspecter <i>incognito</i>.
+provinces du Nord, va s’assurer par lui-même du résultat qu’ont eu nos
+menées parmi les mineurs, dont nous voulons provoquer, au nom de
+Schumacker, une insurrection qu’il sera facile ensuite d’étouffer. Ce
+qui nous inquiète, c’est la perte de plusieurs papiers importants
+relatifs à ce plan, et que nous avons tout lieu de croire au pouvoir
+de Dispolsen. Sachant donc qu’il était reparti de Copenhague pour
+Munckholm, rapportant à Schumacker ses parchemins, ses diplômes, et
+peut-être ces documents qui peuvent nous perdre ou au moins nous
+compromettre, nous avons aposté dans les gorges de Kole quelques
+fidèles, chargés de se défaire de lui, après l’avoir dépouillé de ses
+papiers. Mais si, comme on l’assure, Dispolsen est venu de Berghen par
+mer, nos peines seront perdues de ce côté-là.&mdash;Pourtant j’ai recueilli
+en arrivant je ne sais quels bruits d’un assassinat d’un capitaine
+nommé Dispolsen.&mdash;Nous verrons.&mdash;Nous sommes en attendant à la
+recherche d’un brigand fameux, Han, dit d’Islande, que nous voudrions
+mettre à la tête de la révolte des mines. Et toi, ma chère, quelles
+nouvelles d’ici me donneras-tu? Le joli oiseau de Munckholm a-t-il été
+pris dans sa cage? La fille du vieux ministre a-t-elle enfin été la
+proie de notre <i>falcofulvus</i>, de notre fils Frédéric?</p>
+
+<p>La comtesse, retrouvant sa fierté, se récria encore:</p>
+
+<p>&mdash;Notre fils!</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, quel âge peut-il avoir? Vingt-quatre ans. Il y en a
+vingt-six que nous nous connaissons, Elphège.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu le sait, s’écria la comtesse, mon Frédéric est l’héritier
+légitime du grand-chancelier.</p>
+
+<p>&mdash;Si Dieu le sait, répondit le messager en riant, le diable peut
+l’ignorer. Au reste, ton Frédéric n’est qu’un étourneau indigne de
+moi, et ce n’est pas la peine de nous quereller pour si peu de chose.
+Il n’est bon qu’à séduire une fille. Y est-il parvenu au moins?</p>
+
+<p>&mdash;Pas encore, que je sache.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, Elphège, tâche donc de jouer un rôle moins passif dans nos
+affaires. Celui du comte et le mien sont, tu le vois, assez actifs. Je
+retourne dès demain vers ton mari. Pour toi, ne te borne pas, de
+grâce, à prier pour nos péchés, comme la madone que les Italiens
+invoquent en assassinant.&mdash;Il faut aussi qu’Ahlefeld songe à me
+récompenser un peu plus magnifiquement qu’il ne l’a fait jusqu’ici. Ma
+fortune est liée à la vôtre; mais je me lasse d'être le serviteur de
+l’époux, quand je suis l’amant de la femme, et de n'être que le
+gouverneur, le précepteur, le pédagogue, quand je suis presque le
+père.</p>
+
+<p>En ce moment minuit sonna, et une des femmes entra, rappelant à la
+comtesse que, d’après la règle du palais, toutes les lumières devaient
+être éteintes à cette heure. La comtesse, heureuse de terminer un
+entretien pénible, rappela ses suivantes.</p>
+
+<p>&mdash;Me permette la gracieuse comtesse, dit Musdœmon en se retirant, de
+conserver l’espérance de la revoir demain, et de déposer à ses pieds
+l’hommage de mon profond respect.</p>
+
+<h2><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Il faut absolument que tu l’aies massacré; tu as<br /></span>
+<span class="i0">le regard d’un meurtrier, un air sinistre et<br /></span>
+<span class="i0">farouche.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">SHAKESPEARE, <i>le Songe d’été</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>&mdash;En honneur, vieillard, dit Ordener à Spiagudry, je commençais à
+croire que c’étaient les cadavres logés dans cet édifice qui étaient
+chargés d’en ouvrir la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez, seigneur, répondit le concierge ayant encore dans
+l’oreille les noms du roi et du vice-roi et répétant son excuse
+banale, je... je dormais profondément.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, il paraît que vos morts ne dorment pas, car c’étaient eux
+sans doute que j’entendais tout à l’heure causer distinctement.</p>
+
+<p>Spiagudry se troubla.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez, seigneur étranger, vous avez entendu?....</p>
+
+<p>&mdash;Eh! mon Dieu, oui; mais qu’importe? je ne suis pas venu ici pour
+m’occuper de vos affaires, mais pour vous occuper des miennes.
+Entrons.</p>
+
+<p>Spiagudry ne se souciait guère d’introduire le nouveau venu près du
+corps de Gill; mais ces dernières paroles le rassurèrent un peu, et
+d’ailleurs, pouvait-il résister?</p>
+
+<p>Il laissa donc passer le jeune homme, et, refermant la porte:</p>
+
+<p>&mdash;Benignus Spiagudry, dit-il, est à votre service pour tout ce qui
+concerne les sciences humaines. Cependant, si, comme votre visite
+nocturne semble l’annoncer, vous croyez parler à un sorcier, vous avez
+tort; <i>ne famam credas</i>; je ne suis qu’un savant.&mdash;Entrons, seigneur
+étranger, dans mon laboratoire.</p>
+
+<p>&mdash;Non pas, dit Ordener, c’est à ces cadavres qu’il faut nous arrêter.</p>
+
+<p>&mdash;À ces cadavres! s’écria Spiagudry, recommençant à trembler. Mais,
+seigneur, vous ne pouvez les voir.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, je ne puis voir des corps qui ne sont déposés là que pour
+être vus! Je vous répète que j’ai des renseignements à vous demander
+sur l’un d’eux; votre devoir est de me les donner. Obéissez de gré,
+vieillard, ou vous obéirez de force.</p>
+
+<p>Spiagudry avait un profond respect pour les sabres, et il en voyait
+briller un au côté d’Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Nihil non arrogat armis</i>, murmura-t-il; et, fouillant dans le
+trousseau de ses clefs, il ouvrit la grille à hauteur d’appui, et
+introduisit l’étranger dans la seconde section de la salle.</p>
+
+<p>&mdash;Montrez-moi les vêtements du capitaine, dit celui-ci.</p>
+
+<p>En ce moment, un rayon de la lampe tomba sur la tête sanglante de Gill
+Stadt.</p>
+
+<p>&mdash;Juste Dieu! s’écria Ordener, quelle abominable profanation!</p>
+
+<p>&mdash;Grand saint Hospice, ayez pitié de moi! dit à voix basse le vieux
+concierge.</p>
+
+<p>&mdash;Vieillard, poursuivit Ordener d’une voix menaçante, êtes-vous si
+loin de la tombe, pour violer le respect qu’on lui voue, et ne
+craignez-vous pas, malheureux, que les vivants ne vous apprennent ce
+que l’on doit aux morts?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! s’écria le pauvre concierge, grâce, ce n’est pas moi! Si vous
+saviez!.... Et il s’arrêta, car il se rappela ces mots du petit homme:
+Sois fidèle et muet.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous vu quelqu’un sortir par cette ouverture? demanda-t-il
+d’une voix éteinte.</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Est-ce ton complice?</p>
+
+<p>&mdash;Non, c’est le coupable, le seul coupable! j’en jure par toutes les
+réprobations infernales, par toutes les bénédictions célestes, par ce
+corps même si indignement profané!&mdash;Et il s’était prosterné sur la
+pierre devant Ordener.</p>
+
+<p>Tout hideux qu’était Spiagudry, il y avait cependant dans son
+désespoir, dans ses protestations, un accent de vérité qui persuada le
+jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Vieillard, dit-il, relève-toi, et si tu n’as point outragé la mort,
+n’avilis point la vieillesse.</p>
+
+<p>Le concierge se releva. Ordener continua:</p>
+
+<p>&mdash;Quel est le coupable?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! silence, noble jeune seigneur, vous ignorez de qui vous parlez.
+Silence!</p>
+
+<p>Et Spiagudry se répétait intérieurement: Sois fidèle et muet.</p>
+
+<p>Ordener reprit froidement:</p>
+
+<p>&mdash;Quel est le coupable? Je veux le connaître.</p>
+
+<p>&mdash;Au nom du ciel, seigneur! ne parlez pas ainsi, taisez-vous, de
+peur....</p>
+
+<p>&mdash;La peur ne me fera point taire et te fera parler.</p>
+
+<p>&mdash;Excusez-moi, pardon, mon jeune maître! dit le désolé Spiagudry, je
+ne puis.</p>
+
+<p>&mdash;Tu le peux, car je le veux. Tu nommeras le profanateur!</p>
+
+<p>Spiagudry chercha encore à tergiverser.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! noble maître, le profanateur de ce cadavre est l’assassin
+de cet officier.</p>
+
+<p>&mdash;Cet officier est donc mort assassiné? demanda Ordener, ramené par
+cette transition au but de sa recherche.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sans doute, seigneur.</p>
+
+<p>&mdash;Et par qui? par qui?</p>
+
+<p>&mdash;Au nom de la sainte que votre mère invoquait en vous donnant le
+jour, ne cherchez pas à savoir ce nom, mon jeune maître, ne me forcez
+pas à le révéler.</p>
+
+<p>&mdash;Si l’intérêt que j’ai à le savoir avait besoin d'être accru, vous y
+ajouteriez, vieillard, l’intérêt de la curiosité. Je vous commande de
+me nommer ce meurtrier.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit Spiagudry, remarquez ces profondes déchirures produites
+par des ongles longs et tranchants sur le corps de ce malheureux.
+Elles vous nomment l’assassin.</p>
+
+<p>Et le vieillard montrait à Ordener de longues et fortes égratignures
+sur le cadavre nu et lavé.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? dit Ordener, est-ce quelque bête fauve?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon jeune seigneur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, à moins que ce ne soit le diable....</p>
+
+<p>&mdash;Chut! prenez garde de trop bien deviner. N’avez-vous jamais entendu
+parler, poursuivit le concierge à voix basse, d’un homme ou d’un
+monstre à face humaine, dont les ongles sont aussi longs que ceux
+d’Astaroth qui nous a perdus, ou de l’Antéchrist qui nous perdra?</p>
+
+<p>&mdash;Parlez plus clairement.</p>
+
+<p>&mdash;Malheur! dit l’Apocalypse....</p>
+
+<p>&mdash;C’est le nom de l’assassin que je vous demande.</p>
+
+<p>&mdash;L’assassin... le nom?.... Seigneur, ayez pitié de moi, ayez pitié de
+vous.</p>
+
+<p>&mdash;La seconde de ces prières détruirait la première, quand bien même
+des motifs graves ne me forceraient pas à t’arracher ce nom. N’abuse
+pas plus longtemps....</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, vous le voulez, jeune homme, dit Spiagudry se redressant et
+d’une voix haute, ce meurtrier, ce profanateur est Han d’Islande.</p>
+
+<p>Ce nom redoutable n’était pas ignoré d’Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! reprit-il, Han! cet exécrable bandit!</p>
+
+<p>&mdash;Ne l’appelez pas bandit, car il vit toujours seul.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, misérable, comment le connaissez-vous? Quels crimes communs
+vous ont donc rapprochés?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! noble maître, daignez ne pas croire aux apparences. Le tronc de
+chêne est-il vénéneux parce que le serpent s’y abrite?</p>
+
+<p>&mdash;Point de vaines paroles! un scélérat ne peut avoir d’ami qu’un
+complice.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis point son ami, et moins encore son complice; et si mes
+serments ne vous ont pas persuadé, seigneur, veuillez de grâce
+remarquer que cette profanation détestable m’expose, dans vingt-quatre
+heures, quand on viendra relever le corps de Gill Stadt, au supplice
+des sacrilèges, et me jette ainsi dans la plus effroyable inquiétude
+où innocent se soit jamais trouvé.</p>
+
+<p>Ces considérations d’intérêt personnel firent encore plus sur Ordener
+que la voix suppliante du pauvre gardien, auquel elles avaient
+probablement inspiré en bonne partie sa pathétique, quoique inutile
+résistance au sacrilège du petit homme. Ordener parut méditer un
+moment, pendant lequel Spiagudry cherchait à lire sur son visage si ce
+repos déciderait la paix ou ramènerait la tempête.</p>
+
+<p>Enfin il dit d’un ton sévère, mais calme:</p>
+
+<p>&mdash;Vieillard, soyez véridique. Ayez-vous trouvé des papiers sur cet
+officier?</p>
+
+<p>&mdash;Aucun, sur mon honneur.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous si Han d’Islande en a trouvé?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous jure par saint Hospice que je l’ignore.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l’ignorez? savez-vous où se cache ce Han d’Islande?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne se cache jamais, il erre toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Soit; mais enfin quelles sont ses retraites?</p>
+
+<p>&mdash;Ce païen, répondit le vieillard à voix basse, a autant de retraites
+que l'île de Hitteren a de récifs, que l’étoile Sirius a de rayons.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous engage de nouveau, interrompit Ordener, à parler en termes
+positifs. Je vais vous donner l’exemple; écoutez. Vous êtes
+mystérieusement lié avec un brigand dont vous soutenez ne pas être le
+complice. Si vous le connaissez, vous devez savoir où il s’est
+maintenant retiré.&mdash;Ne m’interrompez pas.&mdash;Si vous n'êtes pas son
+complice, vous n’hésiterez pas à me conduire à sa recherche.</p>
+
+<p>Spiagudry ne put contenir son effroi.</p>
+
+<p>&mdash;Vous, noble seigneur, vous, grand Dieu! plein de jeunesse et de vie,
+provoquer, rechercher ce démoniaque! Quand Ingiald aux quatre bras
+combattit le géant Nyctolm, du moins avait-il quatre bras.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit Ordener en souriant, s’il faut quatre bras, ne
+serez-vous pas mon guide?</p>
+
+<p>&mdash;Moi! votre guide! Comment pouvez-vous vous railler ainsi d’un pauvre
+vieillard qui a déjà presque besoin d’un guide lui-même?</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, reprit Ordener, n’essayez pas vous-même de vous jouer de
+moi. Si cette profanation, dont je veux bien vous croire innocent,
+vous expose au châtiment des sacrilèges, vous ne pouvez rester ici. Il
+vous faut donc fuir. Je vous offre ma sauvegarde, mais à condition que
+vous me conduirez à la retraite du brigand. Soyez mon guide, je serai
+votre protecteur. Je dis plus; si j’atteins Han d’Islande, je
+l’amènerai ici mort ou vif. Vous pourrez prouver votre innocence, et
+je vous promets de vous faire rentrer dans votre emploi. Voilà, en
+attendant, plus d’écus royaux qu’il ne vous en rapporte par an.</p>
+
+<p>Ordener, en gardant la bourse pour la fin, avait observé dans ses
+arguments la gradation voulue par les saines lois de la logique.
+Cependant ils étaient par eux-mêmes assez forts pour faire rêver
+Spiagudry. Il commença par prendre l’argent.</p>
+
+<p>&mdash;Noble maître, vous avez raison, dit-il ensuite, et son œil,
+jusqu’alors indécis, se releva sur Ordener. Si je vous suis, je
+m’expose quelque jour à la vengeance du formidable Han. Si je reste,
+je tombe demain entre les mains du bourreau Orugix.&mdash;Quel est donc
+déjà le supplice des sacrilèges? N’importe.&mdash;Dans les deux cas, ma
+pauvre vie est en péril; mais comme, d’après la juste observation de
+Sæmond-Sigfusson, autrement dit le Sage, <i>inter duo pericula æqualia,
+minus imminens eligendum est</i>, je vous suis.&mdash;Oui, seigneur, je serai
+votre guide. Veuillez ne pas oublier toutefois que j’ai fait tout ce
+que j’ai pu pour vous détourner de votre aventureux dessein.</p>
+
+<p>&mdash;Soit, dit Ordener. Vous serez donc mon guide. Vieillard, ajouta-t-il
+avec un regard expressif, je compte sur votre loyauté.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! maître, répondit le concierge, la foi de Spiagudry est aussi
+pure que l’or que vous venez de me donner si gracieusement.</p>
+
+<p>&mdash;Qu’il n’en soit pas autrement, car je vous prouverais que le fer que
+je porte n’est pas de moins bon aloi que mon or.&mdash;Où pensez-vous que
+soit Han d’Islande?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, comme le midi du Drontheimhus est plein de troupes qu’on y a
+envoyées sur je ne sais quelle réquisition du grand-chancelier, Han
+doit s'être dirigé vers la grotte de Walderlong ou vers le lac de
+Smiasen. Notre route est par Skongen.</p>
+
+<p>&mdash;Quand pouvez-vous me suivre?</p>
+
+<p>&mdash;Après la journée qui commence, quand la nuit sera close et le
+Spladgest fermé, votre pauvre serviteur commencera près de vous les
+fonctions de guide, pour lesquelles il privera les morts de ses soins.
+Nous chercherons un moyen de cacher pendant tout le jour, aux yeux du
+peuple, la mutilation du mineur.</p>
+
+<p>&mdash;Où vous trouverai-je ce soir?</p>
+
+<p>&mdash;Sur la grande place de Drontheim, s’il convient au maitre, près la
+statue de la Justice, qui fut jadis Freya, et qui me protégera sans
+doute de son ombre en reconnaissance du beau diable que j’ai fait
+sculpter sous ses pieds.</p>
+
+<p>Spiagudry allait peut-être répéter verbalement à Ordener les
+considérants de son placet au gouverneur, si celui-ci ne l’eût
+interrompu.</p>
+
+<p>&mdash;Il suffit, vieillard, le traité est conclu.</p>
+
+<p>&mdash;Conclu, répéta le concierge.</p>
+
+<p>Il achevait ce mot, lorsqu’une espèce de grondement se fit entendre
+comme au-dessus d’eux. Le concierge tressaillit.</p>
+
+<p>&mdash;Qu’est cela? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;N’y a-t-il ici, dit Ordener également surpris, d’autre habitant
+vivant que vous?</p>
+
+<p>&mdash;Vous me rappelez mon vicaire Oglypiglap, reprit Spiagudry rassuré
+par cette idée; c’est lui sans doute qui dort bruyamment. Un lapon qui
+dort, selon l’évêque Arngrim, fait autant de bruit qu’une femme qui
+veille.</p>
+
+<p>En parlant ainsi, ils s’étaient rapprochés de la porte du Spladgest.
+Spiagudry l’ouvrit doucement.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, mon jeune seigneur, dit-il à Ordener, le ciel vous mette en
+joie. À ce soir. Si votre chemin vous conduit devant la croix de saint
+Hospice, daignez prier pour votre misérable serviteur Benignus
+Spiagudry.</p>
+
+<p>Alors refermant en hâte la porte, autant de crainte d'être aperçu que
+pour garantir sa lampe des premières brises du matin, il revint près
+du cadavre de Gill, et s’occupa d’en tourner la tête de manière à en
+cacher la blessure.</p>
+
+<p>Il avait fallu bien des raisons pour décider le timide concierge à
+accepter l’offre aventureuse de l’étranger. Dans les motifs de sa
+téméraire détermination entraient: 1° la crainte d’Ordener présent;
+2° celle du bourreau Orugix; 3° une vieille haine pour Han d’Islande,
+haine qu’il osait à peine s’avouer à lui-même, tant la terreur la
+comprimait; 4° l’amour pour les sciences, auxquelles son voyage serait
+si utile; 5° la confiance en son esprit rusé, pour se dérober aux
+regards de Han; 6° un attrait tout spéculatif pour certain métal que
+renfermait la bourse du jeune aventurier, et dont paraissait aussi
+remplie la boîte de fer volée au capitaine et destinée à la veuve
+Stadt, message qui maintenant courait grand risque de ne jamais
+quitter le messager.</p>
+
+<p>Une dernière raison enfin, c’était l’espérance bien ou mal fondée de
+rentrer tôt ou tard dans la place qu’il allait abandonner. Que lui
+importait d’ailleurs que le brigand tuât le voyageur ou le voyageur le
+brigand? À ce point de sa rêverie, il ne put s’empêcher de dire à
+haute voix:</p>
+
+<p>&mdash;Cela me fera toujours un cadavre.</p>
+
+<p>Un nouveau grondement se fit encore entendre, et le malheureux
+concierge frissonna.</p>
+
+<p>&mdash;Ce ne sont vraiment point là les ronflements d’Oglypiglap, se
+dit-il; ce bruit vient du dehors.</p>
+
+<p>Puis, après un moment de réflexion:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bien simple de m’effrayer ainsi, c’est sans doute le dogue
+du port qui se réveille et qui aboie.</p>
+
+<p>Alors il acheva de disposer les membres défigurés de Gill; puis,
+refermant toutes les portes, vint se délasser sur son grabat des
+fatigues de la nuit qui s’achevait, et prendre des forces pour celle
+qui se préparait.</p>
+
+<h2><a name="IX" id="IX"></a>IX</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">JULIETTE.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Ah! crois-tu que nous nous revoyions jamais?<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">ROMÉO.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Je n’en doute point; et toutes ces peines<br /></span>
+<span class="i0">deviendront le doux entretien de nos jours à<br /></span>
+<span class="i0">venir.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">SHAKESPEARE<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Le fanal du château de Munckholm venait de s’éteindre, et, à sa place,
+le matelot entrant dans le golfe de Drontheim voyait le casque du
+soldat de garde briller de loin, comme une étoile mobile, aux rayons
+du soleil levant, quand Schumacker, appuyé sur le bras de sa fille,
+descendit comme de coutume dans le jardin circulaire qui environnait
+sa prison. Tous deux avaient eu une nuit agitée, le vieillard par
+l’insomnie, la jeune fille par des rêves délicieux. Ils se promenaient
+depuis quelque temps en silence, quand le vieux prisonnier attacha sur
+la belle jeune fille un regard triste et grave:</p>
+
+<p>&mdash;Vous rougissez et souriez toute seule, Éthel; vous êtes heureuse,
+car vous ne rougissez pas du passé, et vous souriez à l’avenir.</p>
+
+<p>Éthel rougit plus fort, et cessa de sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Mon seigneur et père, dit-elle, embarrassée et confuse, j’ai apporté
+le livre de l’Edda.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, lisez, ma fille, dit Schumacker; et il retomba dans sa
+rêverie.</p>
+
+<p>Alors le sombre captif, assis sur un rocher noirâtre ombragé d’un
+sapin noir, écouta la douce voix de sa fille, sans entendre sa
+lecture, comme un voyageur altéré se plaît au murmure de la source où
+il puise la vie.</p>
+
+<p>Éthel lui lut l’histoire de la bergère Allanga, qui refusa un roi
+jusqu’à ce qu’il eût prouvé qu’il était un guerrier. Le prince Regner
+Lodbrog n’obtint la bergère qu’en revenant vainqueur du brigand de
+Klipstadur, Ingolphe l’Exterminateur.</p>
+
+<p>Soudain un bruit de pas et de feuillage froissé vint interrompre sa
+lecture et arracher Schumacker à sa méditation. Le lieutenant
+d’Ahlefeld sortit de derrière le rocher où ils étaient assis. Éthel
+baissa la tête en reconnaissant l’interrupteur éternel, et l’officier
+s’écria:</p>
+
+<p>&mdash;Sur ma foi, ma belle damoiselle, le nom d’Ingolphe l’Exterminateur
+vient d'être prononcé par votre charmante bouche. Je l’ai entendu, et
+je présume que c’est en parlant de son petit-fils, Han d’Islande, que
+vous êtes remontée jusqu’à lui. Les damoiselles aiment beaucoup à
+parler des brigands. Sous ce rapport, on conte d’Ingolphe et de sa
+descendance des choses singulièrement agréables et effrayantes à
+entendre. L’exterminateur Ingolphe n’eut qu’un fils, né de la sorcière
+Thoarka; ce fils n’eut également qu’un fils, né de même d’une
+sorcière. Depuis quatre siècles, cette race s’est ainsi perpétuée pour
+la désolation de l’Islande, toujours par un seul rejeton, qui ne
+produit jamais qu’un rameau. C’est par cette série d’héritiers uniques
+que l’esprit infernal d’Ingolphe est arrivé de nos jours sain et
+entier au fameux Han d’Islande, qui avait sans doute tout à l’heure le
+bonheur d’occuper les virginales pensées de la damoiselle.</p>
+
+<p>L’officier s’arrêta un moment. Éthel gardait le silence de l’embarras;
+Schumacker, celui de l’ennui. Enchanté de les trouver disposés sinon à
+répondre, du moins à écouter, il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Le brigand de Klipstadur n’a d’autre passion que la haine des
+hommes, d’autre soin que celui de leur nuire.</p>
+
+<p>&mdash;Il est sage, interrompit brusquement le vieillard.</p>
+
+<p>&mdash;Il vit toujours seul, reprit le lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;Il est heureux, dit Schumacker.</p>
+
+<p>Le lieutenant fut ravi de cette double interruption, qui semblait
+sceller un pacte de conversation.</p>
+
+<p>&mdash;Nous préserve le dieu Mithra, s’écria-t-il, de ces sages et de ces
+heureux! Maudit soit le zéphyr malintentionné qui a apporté en Norvège
+le dernier des démons d’Islande. J’ai tort de dire malintentionné, car
+c’est, assure-t-on, à un évêque que nous devons le bonheur de posséder
+Han de Klipstadur. Si l’on en croit la tradition, quelques paysans
+islandais, ayant pris sur les montagnes de Bessestedt le petit Han
+encore enfant, voulurent le tuer, comme Astyage tua le lionceau de
+Bactriane; mais l’évêque de Scalholt s’y opposa, et prit l’oursin sous
+sa protection, espérant faire un chrétien du diable. Le bon évêque
+employa mille moyens pour développer cette intelligence infernale,
+oubliant que la ciguë ne s’était point changée en lys dans les serres
+chaudes de Babylone. Aussi le démoniaque adolescent le paya-t-il de
+ses soins en s’enfuyant une belle nuit sur un tronc d’arbre, à travers
+les mers, et en éclairant sa fuite de l’incendie du manoir épiscopal.
+Voilà, selon les vieilles fileuses du pays, comment s’est transporté
+en Norvège cet islandais, qui, grâce à son éducation, offre
+aujourd’hui toute la perfection du monstre. Depuis ce temps, les mines
+de Fa-roër comblées et trois cents ouvriers écrasés sous les
+décombres; le rocher pendant de Golyn précipité pendant la nuit sur le
+village qu’il dominait; le pont de Half-Broën croulant du haut des
+roches sous le passage des voyageurs; la cathédrale de Drontheim
+incendiée; les fanaux côtiers éteints durant les nuits orageuses, et
+une foule de crimes et de meurtres ensevelis dans les lacs de Sparbo
+ou de Smiasen, ou cachés sous les grottes de Walderhog et de Rylass,
+et dans les gorges du Dofre-Field, ont attesté la présence de cet
+Arimane incarné dans le Drontheimhus. Les vieilles prétendent qu’il
+lui pousse un poil de la barbe à chaque crime; en ce cas sa barbe doit
+être aussi touffue que celle du plus vénérable mage assyrien. La belle
+damoiselle saura cependant que le gouverneur a plus d’une fois essayé
+d’arrêter la crue extraordinaire de cette barbe.</p>
+
+<p>Schumacker rompit encore le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Et tous les efforts pour s’emparer de cet homme, dit-il avec un
+regard de triomphe et un sourire ironique, ont été vains? J’en
+félicite la grande-chancellerie.</p>
+
+<p>L’officier ne comprit pas le sarcasme de l’ex-grand-chancelier.</p>
+
+<p>&mdash;Han a jusqu’ici été aussi imprenable qu’Horatius surnommé Coclès.
+Vieux soldats, jeunes miliciens, campagnards, montagnards, tout meurt
+ou tout fuit devant lui. C’est un démon qu’on ne saurait éviter ni
+atteindre; ce qui peut arriver de plus heureux à ceux qui le
+cherchent, c’est de ne pas le trouver.</p>
+
+<p>&mdash;La gracieuse damoiselle est peut-être surprise, continua-t-il en
+s’asseyant familièrement près d’Éthel, qui se rapprocha de son père,
+de tout ce que je sais de curieux touchant cet être surnaturel. Ce
+n’est pas sans intention que j’ai recueilli ces singulières
+traditions. Il me semble, et je serais heureux que ma charmante
+damoiselle partageât mon avis, que les aventures de Han pourraient
+fournir un roman délicieux, dans le genre des sublimes écrits de la
+damoiselle Scudéry, l'<i>Artamène</i> ou la <i>Clélie</i>, dont je n’ai encore
+lu que six volumes, mais qui n’en est pas moins un chef-d’œuvre à mes
+yeux. Il faudrait, par exemple, adoucir notre climat, orner nos
+traditions, modifier nos noms barbares. Ainsi Drontheim, qui
+deviendrai <i>Durtinianum</i>, verrait ses forêts se changer sous ma
+baguette magique, en des bosquets délicieux, arrosés de mille petits
+ruisseaux, bien autrement poétiques que nos vilains torrents. Nos
+cavernes noires et profondes feraient place à des grottes charmantes,
+tapissées de rocailles dorées et de coquillages d’azur. Dans l’une de
+ces grottes habiterait un célèbre enchanteur, Hannus de Thulé...&mdash;Car
+vous conviendrez que le nom de <i>Han d’Islande</i> ne flatte pas
+l’oreille.&mdash;Ce géant...&mdash;vous sentez qu’il serait absurde que le héros
+d’un tel ouvrage ne fût pas un géant&mdash;ce géant descendrait en droite
+ligne du dieu Mars.&mdash;Ingolphe l’Exterminateur ne présente rien à
+l’imagination&mdash;et de la magicienne Théonne...&mdash;ne trouvez-vous pas le
+nom de <i>Thoarka</i> heureusement altéré?&mdash;fille de la sibylle de Cumes.
+Hannus, après avoir été élevé par le grand-mage de Thulé, se serait
+enfin échappé du palais du pontife, sur un char attelé de deux
+dragons...&mdash;Il faudrait être un pauvre esprit pour conserver la
+mesquine tradition du tronc d’arbre.&mdash;Arrivé sous le ciel de
+Durtinianum, et séduit par ce pays charmant, il en aurait fait le lieu
+de sa résidence et le théâtre de ses crimes. Ce ne serait pas chose
+aisée que de faire une peinture agréable des brigandages de Han. On
+pourrait en adoucir l’horreur par quelque amour ingénieusement
+imaginé. La bergère Alcippe, en promenant un jour son agneau dans un
+bois de myrtes et d’oliviers, serait aperçue par le géant, qui
+céderait soudain au pouvoir de ses yeux. Mais Alcippe aimerait le beau
+Lycidas, officier des milices, en garnison dans son hameau. Le géant
+s’irriterait du bonheur du centurion, et le centurion des assiduités
+du géant. Vous concevez, aimable damoiselle, tout ce qu’une pareille
+imagination pourrait semer de charme dans les aventures de Hannus. Je
+parierais mes bottes de Cracovie contre une paire de patins qu’un tel
+sujet, traité par la damoiselle Scudéry, ferait raffoler toutes les
+dames de Copenhague.</p>
+
+<p>Ce mot arracha Schumacker de la sombre rêverie où il était resté
+enseveli pendant la dépense inutile de bel esprit que venait de faire
+le lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;Copenhague?-dit-il brusquement; seigneur officier, que s’est-il
+passé de nouveau à Copenhague?</p>
+
+<p>&mdash;Rien, sur ma foi, que je sache, répondit le lieutenant, sinon le
+consentement donné par le roi au mariage important qui occupe en ce
+moment les deux royaumes.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! reprit Schumacker; quel mariage?</p>
+
+<p>L’apparition d’un quatrième interlocuteur arrêta la réponse sur les
+lèvres du lieutenant.</p>
+
+<p>Tous trois levèrent les yeux. Le visage sombre du prisonnier
+s’éclaircit, la physionomie frivole du lieutenant prit une expression
+de gravité, et la douce figure d’Éthel, pâle et confuse pendant le
+long soliloque de l’officier, se ranima de vie et de joie. Elle
+soupira profondément, comme si son cœur eût été allégé d’un poids
+insupportable, et son sourire triste et furtif s’élança au-devant du
+nouveau venu.&mdash;C’était Ordener.</p>
+
+<p>Le vieillard, la jeune fille et l’officier étaient devant Ordener dans
+une position singulière, ils avaient chacun un secret commun avec lui;
+aussi se gênaient-ils réciproquement. Le retour d’Ordener au donjon ne
+surprit ni Schumacker ni Éthel, qui l’attendaient; mais il étonna le
+lieutenant, autant que la présence du lieutenant surprit Ordener, qui
+aurait pu craindre quelque indiscrétion de l’officier sur la scène de
+la veille, si le silence prescrit par la loi courtoise ne l’eût
+rassuré. Il ne pouvait donc que s’étonner de le voir paisiblement
+assis près des deux prisonniers.</p>
+
+<p>Ces quatre personnages ne pouvaient rien se dire réunis, précisément
+parce qu’ils auraient eu beaucoup à se dire isolément. Aussi, hormis
+les regards d’intelligence et d’embarras, l’accueil que reçut Ordener
+fut-il absolument muet.</p>
+
+<p>Le lieutenant partit d’un éclat de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Par la queue du manteau royal, mon cher nouveau-venu, voilà un
+silence qui ne ressemble pas mal à celui des sénateurs gaulois, quand
+le romain Brennus.... Je ne sais, en honneur, déjà plus qui était
+romain ou gaulois, des sénateurs ou du général. N’importe! puisque
+vous voilà, aidez-moi à instruire cet honorable vieillard de ce qui se
+passe de nouveau. J’allais, sans votre subite entrée en scène,
+l’entretenir du mariage illustre qui occupe en ce moment mèdes et
+persans.</p>
+
+<p>&mdash;Quel mariage? dirent en même temps Ordener et Schumacker.</p>
+
+<p>&mdash;À la coupe de vos vêtements, seigneur étranger, s’écria le
+lieutenant en frappant des mains, j’avais déjà pressenti que vous
+veniez de quelque autre monde. Voici une question qui change en
+certitude mon soupçon. Vous êtes sans doute débarqué hier sur les
+bords de la Nidder, dans un char-fée attelé de deux griffons ailés;
+car vous n’auriez pu parcourir la Norvège sans entendre parler du
+fameux mariage du fils du vice-roi avec la fille du grand-chancelier.</p>
+
+<p>Schumacker se tourna vers le lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! Ordener Guldenlew épouse Ulrique d’Ahlefeld?</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous dites, répondit l’officier, et cela sera conclu avant que
+la mode des vertugadins à la française soit passée à Copenhague.</p>
+
+<p>&mdash;Le fils de Frédéric doit avoir environ vingt-deux ans; car j’étais
+depuis une année dans la forteresse de Copenhague quand le bruit de sa
+naissance parvint jusqu’à moi. Qu’il se marie jeune, continua
+Schumacker avec un sourire amer; au moment de la disgrâce on ne lui
+reprochera pas du moins d’avoir ambitionné le chapeau de cardinal.</p>
+
+<p>Le vieux favori faisait à ses propres malheurs une allusion que le
+lieutenant ne comprit pas.</p>
+
+<p>&mdash;Non certes, dit-il en éclatant de rire. Le baron Ordener va recevoir
+le titre de comte, le collier de l’Éléphant et les aiguillettes de
+colonel, qui ne se concilient guère vraiment avec la barrette de
+cardinal.</p>
+
+<p>&mdash;Tant mieux, répondit Schumacker. Puis, après une pause, il ajouta,
+secouant la tête comme s’il eût vu sa vengeance devant lui:&mdash;Quelque
+jour peut-être on lui fera un carcan du noble collier, on lui brisera
+sur le front sa couronne de comte, on lui battra les joues de ses
+aiguillettes de colonel. Ordener saisit la main du vieillard.</p>
+
+<p>&mdash;Dans l’intérêt de votre haine, seigneur, ne maudissez pas le bonheur
+d’un ennemi avant de savoir si ce bonheur en est un pour lui.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! mais, dit le lieutenant, qu’importent au baron de Thorvick les
+anathèmes du bonhomme?</p>
+
+<p>&mdash;Lieutenant! s’écria Ordener, ils lui importent plus que vous ne
+pensez....&mdash;peut-être.&mdash;Et, poursuivit-il après un moment de silence,
+votre fameux mariage est moins certain que vous ne le croyez.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Fiat quod vis</i>, repartit le lieutenant avec une salutation
+ironique; le roi, le vice-roi et le grand-chancelier ont, il est vrai,
+tout disposé pour cette union; ils la désirent, ils la veulent; mais
+puisqu’elle déplaît au seigneur étranger, qu’importe le
+grand-chancelier, le vice-roi et le roi!</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez peut-être raison, dit Ordener d’un air sérieux.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! sur ma foi!&mdash;et le lieutenant se renversa sur le dos en éclatant
+de rire,&mdash;cela est trop plaisant. Je voudrais pour beaucoup que le
+baron de Thorvick fût ici pour entendre un devin aussi bien instruit
+des choses de ce monde décider de sa destinée. Mon docte prophète,
+croyez-moi, vous n’avez pas encore assez de barbe pour être bon
+sorcier.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur lieutenant, répondit froidement Ordener, je ne pense pas
+qu’Ordener Guldenlew épouse une femme sans l’aimer.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! eh! voilà le livre des maximes. Et qui vous dit, seigneur du
+manteau vert, que le baron n’aime pas Ulrique d’Ahlefeld?</p>
+
+<p>&mdash;Et, s’il vous plaît, à votre tour, qui vous dit qu’il l’aime?</p>
+
+<p>Ici le lieutenant fut entraîné, comme il arrive souvent, par la
+chaleur de la conversation, à affirmer un fait dont il n’était pas
+sûr.</p>
+
+<p>&mdash;Qui me dit qu’il l’aime? la question est amusante! J’en suis fâché
+pour votre divination; mais tout le monde sait que ce mariage n’est
+pas moins un mariage de passion que de convenance.</p>
+
+<p>&mdash;Excepté moi, du moins, dit Ordener d’un ton grave.</p>
+
+<p>&mdash;Excepté vous, soit; mais qu’importe! vous n’empêcherez pas que le
+fils du vice-roi ne soit amoureux de la fille du chancelier!</p>
+
+<p>&mdash;Amoureux?</p>
+
+<p>&mdash;Amoureux fou!</p>
+
+<p>&mdash;Il faudrait en effet qu’il fût fou pour en être amoureux.</p>
+
+<p>&mdash;Holà! n’oubliez pas de qui et à qui vous parlez. Ne dirait-on pas
+que le fils du comte vice-roi n’a pu s’éprendre d’une dame sans
+consulter ce rustaud?</p>
+
+<p>En parlant ainsi, l’officier s’était levé. Éthel, qui vit le regard
+d’Ordener s’enflammer, se précipita devant lui.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dit-elle, de grâce calmez-vous; n’écoutez pas ces injures; que
+nous importe que le fils du vice-roi aime la fille du chancelier?
+Cette douce main posée sur le cœur du jeune homme en apaisa la
+tempête; il abaissa sur son Éthel un regard enivré, et n’entendit plus
+le lieutenant qui, reprenant sa gaieté, s’écriait:&mdash;La damoiselle
+remplit avec une grâce infinie le rôle des dames sabines entre leurs
+pères et leurs maris. Mes paroles étaient peu mesurées; j’oubliais,
+poursuivit-il en s’adressant à Ordener, qu’il existait entre nous un
+lien de fraternité, et que nous ne pouvions plus nous provoquer.</p>
+
+<p>&mdash;Chevalier, donnez-moi la main. Convenez-en, vous aviez aussi oublié
+que vous parliez du fils du vice-roi à son futur beau-frère, le
+lieutenant d’Ahlefeld.</p>
+
+<p>À ce nom, Schumacker, qui avait tout observé jusque-là d’un œil
+d’indifférence ou d’impatience, s’élança de son siège de pierre en
+poussant un cri terrible.</p>
+
+<p>&mdash;D’Ahlefeld! un d’Ahlefeld devant moi! Serpent! comment n’ai-je pas
+reconnu dans le fils son exécrable père! Laissez-moi paisible dans mon
+cachot, je n’ai point été condamné au supplice de vous voir. Il ne me
+manque plus, comme il l’osait souhaiter tout à l’heure, que de voir le
+fils de Guldenlew près du fils d’Ahlefeld!&mdash;Traîtres! lâches! que ne
+viennent-ils eux-mêmes jouir de mes larmes de démence et de rage?
+Race! race abhorrée! fils d’Ahlefeld, laisse-moi!</p>
+
+<p>L’officier, d’abord étourdi de la vivacité de ces imprécations,
+retrouva bientôt la colère et la parole.</p>
+
+<p>&mdash;Silence! vieil insensé! auras-tu bientôt fini de me chanter les
+litanies des démons?</p>
+
+<p>&mdash;Laisse, laisse-moi! poursuivit le vieillard, et emporte ma
+malédiction, pour toi et la misérable race de Guldenlew qui va
+s’allier à la tienne.</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu, s’écria l’officier furieux, tu me fais un double outrage!</p>
+
+<p>Ordener arrêta le lieutenant, qui ne se connaissait plus.</p>
+
+<p>&mdash;Respectez un vieillard dans votre ennemi, lieutenant; nous avons
+déjà des satisfactions à nous rendre, je vous ferai raison des
+offenses du prisonnier.</p>
+
+<p>&mdash;Soit, dit le lieutenant, vous contractez une double dette; le combat
+sera à outrance, car j’aurai mon beau-frère et moi à venger. Songez
+qu’avec mon gant vous ramassez celui d’Ordener Guldenlew.</p>
+
+<p>&mdash;Lieutenant d’Ahlefeld, répondit Ordener, vous embrassez le parti des
+absents avec une chaleur qui prouve de la générosité. N’y en aurait-il
+pas autant à prendre pitié d’un malheureux vieillard à qui l’adversité
+donne quelque droit d'être injuste?</p>
+
+<p>D’Ahlefeld était de ces âmes chez qui on éveille une vertu avec une
+louange. Il serra la main d’Ordener, et s’approcha de Schumacker, qui,
+épuisé par son emportement même, était retombé sur le rocher dans les
+bras d’Éthel éplorée.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur Schumacker, dit l’officier, vous avez abusé de votre
+vieillesse, et j’allais peut-être abuser de ma jeunesse, si vous
+n’aviez trouvé un champion. J’étais entré ce matin pour la dernière
+fois dans votre prison, car c’était pour vous dire que désormais vous
+pourriez rester, d’après l’ordre spécial du vice-roi, libre et sans
+gardes dans le donjon. Recevez cette bonne nouvelle de la bouche d’un
+ennemi.</p>
+
+<p>&mdash;Retirez-vous, dit le vieux captif d’une voix sourde.</p>
+
+<p>Le lieutenant s’inclina, et obéit, intérieurement satisfait d’avoir
+conquis le regard approbateur d’Ordener.</p>
+
+<p>Schumacker resta quelque temps les bras croisés et la tête courbée,
+enseveli dans ses rêveries; tout à coup il releva son regard sur
+Ordener, debout et en silence devant lui.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur comte, Dispolsen est mort assassiné.</p>
+
+<p>La tête du vieillard retomba sur sa poitrine. Ordener poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Son assassin est un brigand fameux, Han d’Islande.</p>
+
+<p>&mdash;Han d’Islande! dit Schumacker.</p>
+
+<p>&mdash;Han d’Islande! répéta Éthel.</p>
+
+<p>&mdash;Il a dépouillé le capitaine, continua Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, dit le vieillard, vous n’avez point entendu parler d’un
+coffret de fer, scellé des armes de Griffenfeld?</p>
+
+<p>&mdash;Non, seigneur.</p>
+
+<p>Schumacker laissa tomber son front sur ses mains.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le rapporterai, seigneur comte, fiez-vous à moi. Le meurtre
+a été commis hier matin. Han a fui vers le nord. J’ai un guide qui
+connaît ses retraites, j’ai souvent parcouru les monts du
+Drontheimhus. J’atteindrai le brigand. Éthel pâlit. Schumacker se
+leva; son regard avait quelque chose de joyeux, comme s’il comprenait
+encore la vertu chez les hommes.</p>
+
+<p>&mdash;Noble Ordener, dit-il, adieu.&mdash;Et levant une main vers le ciel, il
+disparut derrière les broussailles.</p>
+
+<p>Quand Ordener se retourna, il vit, sur le roc bruni par la mousse,
+Éthel pâle, comme une statue d’albâtre sur un piédestal noir.</p>
+
+<p>&mdash;Juste Dieu, mon Éthel! dit-il se précipitant près d’elle et la
+soutenant dans ses bras, qu’avez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! répondit la tremblante jeune fille d’une voix qu’on entendait à
+peine, oh! si vous avez, non quelque amour, mais quelque pitié pour
+moi, seigneur, si vous ne me parliez pas hier tout à fait pour
+m’abuser, si ce n’est pas pour causer ma mort que vous avez daigné
+venir dans cette prison; seigneur Ordener, mon Ordener, renoncez, au
+nom du ciel, au nom des anges, renoncez à votre projet insensé!
+Ordener, mon bien-aimé Ordener! poursuivit-elle,&mdash;et ses larmes
+s’échappaient avec abondance, et sa tête s’était penchée sur le sein
+du jeune homme,&mdash;fais-moi ce sacrifice. Ne poursuis pas ce brigand,
+cet affreux démon, que tu veux combattre. Dans quel intérêt y vas-tu,
+Ordener? Dis-moi, quel intérêt peut t'être plus cher que celui de la
+malheureuse que tu nommais hier ta bien-aimée épouse?</p>
+
+<p>Elle s’arrêta suffoquée par les sanglots. Ses deux bras étaient
+attachés par ses mains jointes au cou d’Ordener, sur les yeux duquel
+elle fixait ses yeux suppliants.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Éthel adorée, vous vous alarmez à tort. Dieu soutient les bonnes
+intentions, et l’intérêt pour lequel je m’expose n’est autre que le
+vôtre. Ce coffret de fer renferme....</p>
+
+<p>Éthel l’interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Mon intérêt! ai-je un autre intérêt que ta vie? Et si tu meurs,
+Ordener, que veux-tu que je devienne?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi penses-tu que je mourrai, Éthel?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu ne connais donc pas ce Han, ce brigand infernal? Sais-tu à
+quel monstre tu cours? Sais-tu qu’il commande à toutes les puissances
+des ténèbres? qu’il renverse des montagnes sur des villes? que son pas
+fait crouler les cavernes souterraines? que son souffle éteint les
+fanaux sur les rochers? Et crois-tu, Ordener, résister à ce géant aidé
+du démon, avec tes bras blancs et ta frêle épée?</p>
+
+<p>&mdash;Et vos prières, Éthel, et l’idée que je combats pour vous? Sois-en
+sûre, mon Éthel, on t’a beaucoup exagéré la force et le pouvoir de ce
+brigand. C’est un homme comme nous, qui donne la mort jusqu’à ce qu’il
+la reçoive.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne veux donc pas m’écouter? mes paroles ne sont donc rien pour
+toi? Que veux-tu, dis-moi, que je devienne si tu pars, si tu vas errer
+de périls en périls, exposant, pour je ne sais quel intérêt de la
+terre, tes jours qui sont à moi, les livrant à un monstre?</p>
+
+<p>Ici les récits du lieutenant apparurent de nouveau à l’imagination
+d’Éthel, accrus de tout son amour et de toute sa terreur. Elle
+poursuivit, d’une voix entrecoupée par les sanglots:</p>
+
+<p>&mdash;Je te l’assure, mon bien-aimé Ordener, ils t’ont trompé ceux qui
+t’ont dit que ce n’était qu’un homme. Tu dois me croire plus qu’eux,
+Ordener, tu sais que je ne voudrais pas te tromper. On a mille fois
+essayé de le combattre, il a détruit des bataillons entiers. Je
+voudrais seulement que d’autres te le disent, tu les croirais et tu
+n’irais pas.</p>
+
+<p>Les prières de la pauvre Éthel auraient sans doute ébranlé
+l’aventureuse résolution d’Ordener, s’il n’eût été aussi avancé. Les
+paroles échappées la veille au désespoir de Schumacker revinrent à sa
+mémoire, et le raffermirent.</p>
+
+<p>&mdash;Je pourrais, ma chère Éthel, vous dire que je n’irai pas, et n’en
+pas moins exécuter mon projet; mais je ne vous tromperai jamais, même
+pour vous rassurer. Je ne dois pas, je le répète, balancer entre vos
+larmes et vos intérêts. Il s’agit de votre fortune, de votre bonheur,
+de votre vie peut-être, de ta vie, mon Éthel.</p>
+
+<p>Et il la pressait doucement dans ses bras.</p>
+
+<p>&mdash;Et que me fait tout cela? reprit-elle éplorée. Mon ami, mon Ordener,
+ma joie, tu sais que tu es toute ma joie, ne me donne pas un malheur
+affreux et certain pour des malheurs légers et douteux. Que me font ma
+fortune, ma vie?</p>
+
+<p>&mdash;Il s’agit aussi, Éthel, de la vie de votre père.</p>
+
+<p>Elle s’arracha de ses bras.</p>
+
+<p>&mdash;De mon père? répéta-t-elle à voix basse et en pâlissant.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Éthel. Ce brigand, soudoyé sans doute par les ennemis du comte
+Griffenfeld, a en son pouvoir des papiers dont la perte compromet les
+jours, déjà si détestés, de votre père. Je veux lui reprendre ces
+papiers avec la vie.</p>
+
+<p>Éthel resta quelques instants pâle et muette; ses larmes s’étaient
+taries, son sein gonflé respirait péniblement, elle regardait la terre
+d’un œil terne et indifférent, de l’œil dont le condamné la regarde
+au moment où la hache se lève derrière lui sur sa tête.</p>
+
+<p>&mdash;De mon père! murmura-t-elle.</p>
+
+<p>Puis elle tourna lentement les yeux sur Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que tu fais est inutile; mais fais-le.</p>
+
+<p>Ordener l’attira sur son sein.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! noble fille, laisse ton cœur battre sur le mien. Généreuse
+amie! je reviendrai bientôt. Va, tu seras à moi; je veux être le
+sauveur de ton père, pour mériter de devenir son fils. Mon Éthel, ma
+bien-aimée Éthel!</p>
+
+<p>Qui pourrait dire ce qui se passe dans un noble cœur qui se sent
+compris d’un noble cœur? Et si l’amour unit ces deux âmes pareilles
+d’un lien indestructible, qui pourrait peindre ces inexprimables
+délices? Il semble alors que l’on éprouve, réunis dans un court
+moment, tout le bonheur et toute la gloire de la vie, embellie du
+charme des généreux sacrifices.</p>
+
+<p>&mdash;O mon Ordener, va, et, si tu ne reviens pas, la douleur sans espoir
+tue. J’aurai cette lente consolation. Ils se levèrent tous deux, et
+Ordener plaça sur son bras le bras d’Éthel, et dans sa main cette main
+adorée; ils traversèrent en silence les allées tortueuses du sombre
+jardin, et arrivèrent à regret à la porte de la tour qui servait
+d’issue. Là, Éthel, tirant de son sein de petits ciseaux d’or, coupa
+une boucle de ses beaux cheveux noirs.</p>
+
+<p>&mdash;Reçois-la, Ordener; qu’elle t’accompagne, qu’elle soit plus heureuse
+que moi.</p>
+
+<p>Ordener pressa religieusement sur ses lèvres ce présent de sa
+bien-aimée.</p>
+
+<p>Elle poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Ordener, pense à moi, je prierai pour toi. Ma prière sera peut-être
+aussi puissante auprès de Dieu que tes armes devant le démon.</p>
+
+<p>Ordener s’inclina devant cet ange. Son âme sentait trop pour que sa
+bouche pût parler. Ils restèrent quelque temps sur le cœur l’un de
+l’autre. Au moment de la quitter, peut-être pour jamais, Ordener
+jouissait, avec un triste ravissement, du bonheur de tenir une fois
+encore toute son Éthel entre ses bras. Enfin, déposant un chaste et
+long baiser sur le front décoloré de la douce jeune fille, il s’élança
+violemment sous la voûte obscure de l’escalier en spirale, qui lui
+apporta un moment après le mot si lugubre et si doux: Adieu!</p>
+
+<h2><a name="X" id="X"></a>X</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Tu ne la croirais pas malheureuse, tout ce qui<br /></span>
+<span class="i0">l’entoure annonce le bonheur. Elle porte des<br /></span>
+<span class="i0">colliers d’or et des robes de pourpre. Lorsqu’elle<br /></span>
+<span class="i0">sort, la foule de ses vassaux se prosterne sur son<br /></span>
+<span class="i0">passage, et des pages obéissants étendent des<br /></span>
+<span class="i0">tapis sous ses pieds. Mais on ne la voit point<br /></span>
+<span class="i0">dans la retraite qui lui est chère: car alors elle<br /></span>
+<span class="i0">pleure, et son mari ne l’entend pas.&mdash;Je suis<br /></span>
+<span class="i0">cette malheureuse, l’épouse d’un homme honoré,<br /></span>
+<span class="i0">d’un noble comte, la mère d’un enfant dont les<br /></span>
+<span class="i0">sourires me poignardent.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">MATURIN, <i>Bertram</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>La comtesse d’Ahlefeld venait de quitter l’insomnie de la nuit pour
+celle du jour. À demi couchée sur un sopha, elle rêvait aux
+arrière-goûts amers des jouissances impures, au crime qui use la vie
+par des joies sans bonheur et des douleurs sans consolation. Elle
+songeait à ce Musdœmon, que de coupables illusions lui avaient jadis
+peint si séduisant, si affreux maintenant qu’elle l’avait pénétré et
+qu’elle avait vu l'âme à travers le corps. La misérable pleurait, non
+d’avoir été trompée, mais de ne pouvoir plus l'être; de regret, non de
+repentir; aussi ses pleurs ne la soulageaient-ils pas. En ce moment sa
+porte s’ouvrit; elle essuya en hâte ses yeux, et se retourna irritée
+d'être surprise, car elle avait ordonné qu’on la laissât seule. Sa
+colère se changea à l’aspect de Musdœmon en un effroi qu’elle apaisa
+pourtant en le voyant accompagné de son fils Frédéric.</p>
+
+<p>&mdash;Ma mère! s’écria le lieutenant, comment donc êtes-vous ici? Je vous
+croyais à Berghen. Est-ce que nos belles dames ont repris la mode de
+courir les champs?</p>
+
+<p>La comtesse accueillit Frédéric avec des embrassements auxquels, comme
+tous les enfants gâtés, il répondit assez froidement. C’était
+peut-être la plus sensible des punitions pour cette malheureuse.
+Frédéric était son fils chéri, le seul être au monde pour lequel elle
+conservât une affection désintéressée; car souvent, dans une femme
+dégradée, même quand l’épouse a disparu, il reste encore quelque chose
+de la mère.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois, mon fils, qu’en apprenant ma présence à Drontheim, vous
+êtes accouru sur-le-champ pour me voir.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon Dieu non. Je m’ennuyais au fort, je suis venu dans la ville
+où j’ai rencontré Musdœmon, qui m’a conduit ici.</p>
+
+<p>La pauvre mère soupira profondément.</p>
+
+<p>&mdash;À propos, ma mère, continua Frédéric, je suis bien content de vous
+voir. Vous me direz si les nœuds de ruban rose au bas du justaucorps
+sont toujours de mode à Copenhague. Avez-vous songé à m’apporter une
+fiole de cette huile de Jouvence, qui blanchit la peau? Vous n’avez
+pas oublié, n’est-ce pas, le dernier roman traduit, ni les galons d’or
+vierge que je vous ai demandés pour ma casaque couleur de feu, ni ces
+petits peignes que l’on place maintenant sous la frisure pour soutenir
+les boucles, ni....</p>
+
+<p>La malheureuse femme n’avait rien apporté à son fils, que le seul
+amour qu’elle eût au monde.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher fils, j’ai été malade, et mes souffrances m’ont empêchée de
+songer à vos plaisirs.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez été malade, ma mère? Eh bien, maintenant vous sentez-vous
+mieux?&mdash;À propos, comment va ma meute de chiens normands? Je parie
+qu’on aura négligé de baigner tous les soirs ma guenon dans l’eau de
+rose. Vous verrez que je trouverai mon perroquet de Bilbao mort à mon
+retour.&mdash;Quand je suis absent, personne ne songe à mes bêtes.</p>
+
+<p>&mdash;Votre mère du moins songe à vous, mon fils, dit la mère, d’une voix
+altérée.</p>
+
+<p>C’aurait été l’heure inexorable où l’ange exterminateur lancera les
+âmes pécheresses dans les châtiments éternels, qu’il aurait eu pitié
+des douleurs auxquelles était en ce moment livré le cœur de
+l’infortunée comtesse.</p>
+
+<p>Musdœmon riait dans un coin de l’appartement.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur Frédéric, dit-il, je vois que l’épée d’acier ne veut pas se
+rouiller dans le fourreau de fer. Vous ne vous souciez pas de perdre
+dans les tours de Munckholm les saines traditions des salons de
+Copenhague. Mais pourtant, daignez me le dire, à quoi bon cette huile
+de Jouvence, ces rubans roses et ces petits peignes; à quoi bon ces
+apprêts de siège, si la seule forteresse féminine que renferment les
+tours de Munckholm est imprenable?</p>
+
+<p>&mdash;En honneur! elle l’est, répondit Frédéric en riant. Certes, si j’ai
+échoué, le général Schack y échouerait. Mais comment surprendre un
+fort où rien n’est à découvert, où tout est gardé sans relâche? Que
+faire contre des guimpes qui ne laissent voir que le cou, contre des
+manches qui cachent tout le bras, en sorte qu’il n’y a que le visage
+et les mains pour prouver que la jeune damoiselle n’est pas noire
+comme l’empereur de Mauritanie? Mon cher précepteur, vous seriez un
+écolier. Croyez-moi, le fort est inexpugnable quand la Pudeur y tient
+garnison.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité! dit Musdœmon. Mais ne forcerait-on pas la Pudeur à
+capituler, en lui faisant donner l’assaut par l’Amour, au lieu de se
+borner au blocus des Petits Soins?</p>
+
+<p>&mdash;Peine perdue, mon cher; l’Amour s’est bien introduit dans la place,
+mais il y sert de renfort à la Pudeur.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! seigneur Frédéric, voilà du nouveau. Avec l’Amour pour vous....</p>
+
+<p>&mdash;Et qui vous dit, Musdœmon, qu’il est pour moi?</p>
+
+<p>&mdash;Et pour qui donc? s’écrièrent à la fois Musdœmon et la comtesse,
+qui jusqu’alors avait écouté en silence, mais à qui les paroles du
+lieutenant venaient de rappeler Ordener.</p>
+
+<p>Frédéric allait répondre et préparait déjà un récit piquant de la
+scène nocturne de la veille, quand le silence prescrit par la loi
+courtoise lui revint à l’esprit et changea sa gaieté en embarras.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, dit-il, je ne sais pour qui... mais... quelque rustaud,
+peut-être... quelque vassal....</p>
+
+<p>&mdash;Quelque soldat de la garnison? dit Musdœmon en éclatant de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi, mon fils! s’écriait de son côté la comtesse, vous êtes sûr
+qu’elle aime un paysan, un vassal?</p>
+
+<p>&mdash;Quel bonheur si vous en étiez sûr!</p>
+
+<p>&mdash;Eh! sans doute, j’en suis sûr. Ce n’est point un soldat de la
+garnison, ajouta le lieutenant d’un air piqué. Mais je suis assez sûr
+de ce que je dis pour vous prier, ma mère, d’abréger mon très inutile
+exil dans ce maudit château.</p>
+
+<p>Le visage de la comtesse s’était éclairci en apprenant la chute de la
+jeune fille. L’empressement d’Ordener Guldenlew à se rendre à
+Munckholm se présenta alors à son esprit sous des couleurs toutes
+différentes. Elle en fit les honneurs à son fils.</p>
+
+<p>&mdash;Vous nous donnerez tout à l’heure, Frédéric, des détails sur les
+amours d’Éthel Schumacker; ils ne m’étonnent pas, fille de rustre ne
+peut aimer qu’un rustre. En attendant, ne maudissez pas ce château qui
+vous a procuré hier l’honneur de voir certain personnage faire les
+premières démarches pour vous connaître.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! ma mère, dit le lieutenant ouvrant les yeux,&mdash;quel
+personnage?</p>
+
+<p>&mdash;Trêve de plaisanteries, mon fils. Personne ne vous a-t-il rendu
+visite hier? Vous voyez que je suis instruite.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, mieux que moi, ma mère. Du diable si j’ai vu hier autre
+visage que les mascarons placés sous les corniches de ces vieilles
+tours!</p>
+
+<p>&mdash;Comment, Frédéric, vous n’avez vu personne?</p>
+
+<p>&mdash;Personne, ma mère, en vérité!</p>
+
+<p>Frédéric, en omettant son antagoniste du donjon, obéissait à la loi du
+silence; et d’ailleurs ce manant pouvait-il compter pour quelqu’un?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! dit la mère, le fils du vice-roi n’est pas allé hier soir à
+Munckholm?</p>
+
+<p>Le lieutenant éclata de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Le fils du vice-roi! En vérité, ma mère, vous rêvez ou vous raillez.</p>
+
+<p>&mdash;Ni l’un ni l’autre, mon fils. Qui donc était hier de garde?</p>
+
+<p>&mdash;Moi-même, ma mère.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous n’avez point vu le baron Ordener?</p>
+
+<p>&mdash;Eh non, répéta le lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;Mais songez, mon fils, qu’il a pu entrer incognito, que vous ne
+l’avez jamais vu, ayant été élevé à Copenhague tandis qu’on relevait à
+Drontheim; songez à ce qu’on dit de ses caprices, du vagabondage de
+ses idées. Êtes-vous sûr, mon fils, de n’avoir vu personne?</p>
+
+<p>Frédéric hésita un instant.</p>
+
+<p>&mdash;Non, s’écria-t-il, personne! je ne puis dire autre chose.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, reprit la comtesse, le baron n’est sans doute pas allé à
+Munckholm.</p>
+
+<p>Musdœmon, d’abord surpris comme Frédéric, avait tout écouté
+attentivement. Il interrompit la comtesse.</p>
+
+<p>&mdash;Noble dame, permettez.&mdash;Seigneur Frédéric, quel est, de grâce, le
+nom du vassal aimé de la fille de Schumacker?</p>
+
+<p>Il répéta sa question; car Frédéric, qui depuis quelques moments était
+devenu pensif, ne l’avait pas entendue.</p>
+
+<p>&mdash;Je l’ignore.... ou plutôt.... Oui, je l’ignore.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment, seigneur, savez-vous qu’elle aime un vassal?</p>
+
+<p>&mdash;L’ai-je dit? un vassal? Eh bien! oui, un vassal.</p>
+
+<p>L’embarras de la position du lieutenant s’accroissait. Cet
+interrogatoire, les idées qu’il faisait naître en lui, l’obligation de
+se taire, le jetaient dans un trouble dont il craignait de n'être plus
+maître.</p>
+
+<p>&mdash;Par ma foi, sire Musdœmon, et vous, ma noble mère, si la manie
+d’interroger est à la mode, amusez-vous à vous interroger tous deux.
+Pour moi, je n’ai rien de plus à vous dire.</p>
+
+<p>Et, ouvrant brusquement la porte, il disparut, les laissant plongés
+dans un abîme de conjectures. Il descendit précipitamment dans la
+cour, car il entendait la voix de Musdœmon qui le rappelait.</p>
+
+<p>Il remonta à cheval, et se dirigea vers le port, d’où il voulait se
+rembarquer pour Munckholm, pensant y trouver peut-être encore
+l’étranger qui jetait dans de profondes réflexions l’un des plus
+frivoles cerveaux d’une des plus frivoles capitales.</p>
+
+<p>&mdash;Si c’était Ordener Guldenlew! se disait-il; en ce cas ma pauvre
+Ulrique.... Mais non; il est impossible qu’on soit assez fou pour
+préférer la fille indigente d’un prisonnier d’état à la fille opulente
+d’un ministre tout-puissant. En tout cas, la fille de Schumacker
+pourrait n'être qu’une fantaisie, et rien n’empêche, quand on a une
+femme, d’avoir en même temps une maîtresse; cela même est de bon ton.
+Mais non, ce n’est pas Ordener. Le fils du vice-roi ne se vêtirait pas
+d’un justaucorps usé; et cette vieille plume noire sans boucle, battue
+du vent et de la pluie! et ce grand manteau dont on pourrait faire une
+tente! et ces cheveux en désordre, sans peignes et sans frisure! et
+ces bottines à éperons de fer, souillées de boue et de poussière!
+Vraiment ce ne peut être lui. Le baron de Thorvick est chevalier de
+Dannebrog; cet étranger ne porte aucune décoration d’honneur. Si
+j’étais chevalier de Dannebrog, il me semble que je coucherais avec le
+collier de l’ordre. Oh non! il ne connaît seulement pas la <i>Clélie</i>.
+Non, ce n’est pas le fils du vice roi.</p>
+
+<h2><a name="XI" id="XI"></a>XI</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Si l’homme pouvait conserver encore la chaleur de<br /></span>
+<span class="i0">l'âme quand l’expérience l’éclaire; s’il héritait<br /></span>
+<span class="i0">du temps sans se courber sous son poids, il<br /></span>
+<span class="i0">n’insulterait jamais aux vertus exaltées, dont le<br /></span>
+<span class="i0">premier conseil est toujours le sacrifice de<br /></span>
+<span class="i0">soi-même.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Mme DE STAËL. <i>De l’Allemagne</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>&mdash;Eh bien! qu’est-ce? Vous, Poël! qui vous a fait monter?</p>
+
+<p>&mdash;Son excellence oublie qu’elle vient de m’en donner l’ordre.</p>
+
+<p>&mdash;Oui? dit le général.&mdash;Ah! c’était pour que vous me donnassiez ce
+carton.</p>
+
+<p>Poël remit au gouverneur le carton, que celui-ci aurait pu prendre
+lui-même, en étendant un peu le bras.</p>
+
+<p>Son excellence replaça machinalement le carton sans l’ouvrir, puis
+elle feuilleta quelques papiers avec distraction.</p>
+
+<p>&mdash;Poël, je voulais aussi vous demander.... Quelle heure est-il?</p>
+
+<p>&mdash;Six heures du matin, répondit le valet au général, qui avait une
+horloge sous les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Je voulais vous dire, Poël.... Qu’y a-t-il de nouveau dans le
+palais?</p>
+
+<p>Le général continua sa revue des papiers, écrivant d’un air préoccupé
+quelques mots sur chacun d’eux.</p>
+
+<p>&mdash;Rien, votre excellence, sinon que l’on attend encore mon noble
+maître, dont je vois que le général est inquiet.</p>
+
+<p>Le général se leva de son grand bureau, et regarda Poël d’un air
+d’humeur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez de mauvais yeux, Poël. Moi, inquiet d’Ordener! Je sais le
+motif de son absence; je ne l’attends pas encore.</p>
+
+<p>Le général Levin de Knud était tellement jaloux de son autorité,
+qu’elle lui eût semblé compromise, si un subalterne eût pu deviner une
+de ses secrètes pensées, et croire qu’Ordener avait agi sans son
+ordre.</p>
+
+<p>&mdash;Poël, poursuivit-il, retirez-vous.</p>
+
+<p>Le valet sortit.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, s’écria le gouverneur resté seul, Ordener use et abuse. À
+force de plier la lame, on la brise. Me faire passer une nuit
+d’insomnie et d’impatience! exposer le général Levin aux sarcasmes
+d’une chancelière et aux conjectures d’un valet! et tout cela pour
+qu’un vieil ennemi ait les premiers embrassements qu’il doit à un
+vieil ami. Ordener! Ordener! les caprices tuent la liberté. Qu’il
+vienne, qu’il arrive maintenant, du diable si je ne l’accueille pas
+comme la poudre accueille le feu! Exposer le gouverneur de Drontheim
+aux conjectures d’un valet, aux sarcasmes d’une chancelière! Qu’il
+vienne!</p>
+
+<p>Le général continuait d’apostiller les papiers sans les lire, tant sa
+mauvaise humeur le préoccupait.</p>
+
+<p>&mdash;Mon général! mon noble père! s’écria une voix connue.</p>
+
+<p>Ordener serrait dans ses bras le vieillard, qui ne songea pas même à
+réprimer un cri de joie.</p>
+
+<p>&mdash;Ordener, mon brave Ordener! Pardieu! que je suis aisé!....&mdash;La
+réflexion arriva au milieu de cette phrase.&mdash;Je suis aisé, seigneur
+baron, que vous sachiez maîtriser vos sentiments. Vous paraissez avoir
+du plaisir à me revoir; c’est sans doute pour vous mortifier que vous
+vous en êtes imposé la privation depuis vingt-quatre heures que vous
+êtes ici.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, vous m’avez souvent dit qu’un ennemi malheureux devait
+passer avant un ami heureux. Je viens de Munckholm.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, dit le général, quand le malheur de l’ennemi est
+imminent. Mais l’avenir de Schumacker....</p>
+
+<p>&mdash;Est plus menaçant que jamais. Noble général, une trame odieuse est
+ourdie contre cet infortuné. Des hommes nés ses amis veulent le
+perdre. Un homme né son ennemi saura le servir.</p>
+
+<p>Le général, dont le visage s’était par degrés entièrement adouci,
+interrompit Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, mon cher Ordener. Mais que dis-tu là? Schumacker est sous ma
+sauvegarde. Quels hommes? quelles trames?</p>
+
+<p>Ordener aurait été bien empêché de répondre clairement à cette
+question. Il n’avait que des lueurs très vagues, que des présomptions
+très incertaines sur la position de l’homme pour lequel il allait
+exposer sa vie. Bien des gens trouveront qu’il agissait follement;
+mais les âmes jeunes font ce qu’elles croient juste par instinct et
+non par calcul; et d’ailleurs, dans ce monde où la prudence est si
+aride et la sagesse si ironique, qui nie que la générosité soit folie?
+Tout est relatif sur la terre, où tout est borné; et la vertu serait
+une grande démence, si derrière les hommes il n’y avait Dieu. Ordener
+était dans l'âge où l’on croit et où l’on est cru. Il risquait ses
+jours de confiance. Le général accueillit de même des raisons qui
+n’auraient pas résisté à une discussion froide.</p>
+
+<p>&mdash;Quelles trames? quels hommes? mon bon père. Dans quelques jours
+j’aurai tout éclairci; alors vous saurez tout ce que je saurai. Je
+vais repartir ce soir.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! s’écria le vieillard, tu ne me donneras encore que quelques
+heures! Mais où vas-tu? pourquoi pars-tu, mon cher fils?</p>
+
+<p>&mdash;Vous m’avez quelquefois permis, mon noble père, de faire une action
+louable en secret.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon brave Ordener; mais tu pars sans trop savoir pourquoi, et
+tu sais quelle grande affaire te demande.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père m’a laissé un mois de réflexion, je le consacre aux
+intérêts d’un autre. Bonne action donne bon conseil. D’ailleurs à mon
+retour nous verrons.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! reprit le général d’un ton de sollicitude, ce mariage te
+déplairait-il? on dit Ulrique d’Ahlefeld si belle! dis-moi, l’as-tu
+vue?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois qu’oui, dit Ordener; il me semble qu’elle est belle, en
+effet.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? reprit le gouverneur.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit Ordener, elle ne sera pas ma femme.</p>
+
+<p>Ce mot froid et décisif frappa le général comme un coup violent. Les
+soupçons de l’orgueilleuse comtesse lui revinrent à l’esprit.</p>
+
+<p>&mdash;Ordener, dit-il en hochant la tête, je devrais être sage, car j’ai
+été pécheur. Eh bien, je suis un vieux fou! Ordener! le prisonnier a
+une fille....</p>
+
+<p>&mdash;Oh! s’écria le jeune homme, général, je voulais vous en parler. Je
+vous demande, mon père, votre protection pour cette faible et opprimée
+jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, dit gravement le gouverneur, tes instances sont vives.</p>
+
+<p>Ordener revint un peu à lui.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment ne le seraient-elles pas pour une pauvre prisonnière à
+laquelle on veut arracher la vie, et, ce qui est bien plus précieux,
+l’honneur?</p>
+
+<p>&mdash;La vie! l’honneur! mais c’est moi pourtant qui gouverne ici, et
+j’ignore toutes ces horreurs! Explique-toi.</p>
+
+<p>&mdash;Mon noble père, la vie du prisonnier et de sa fille sans défense est
+menacée par un infernal complot.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce que tu avances est grave; quelle preuve en as-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Le fils aîné d’une puissante famille est en ce moment à Munckholm;
+il y est pour séduire la comtesse Éthel. Il me l’a dit lui-même.</p>
+
+<p>Le général recula de trois pas.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu, Dieu! pauvre jeune abandonnée! Ordener, Ordener! Éthel et
+Schumacker sont sous ma protection. Quel est le misérable? quelle est
+la famille?</p>
+
+<p>Ordener s’approcha du général et lui serra la main.</p>
+
+<p>&mdash;La famille d’Ahlefeld.</p>
+
+<p>&mdash;D’Ahlefeld! dit le vieux gouverneur; oui, la chose est claire, le
+lieutenant Frédéric est encore en ce moment à Munckholm. Noble
+Ordener, on veut t’allier à cette race. Je conçois ta répugnance,
+noble Ordener!</p>
+
+<p>Le vieillard, croisant les bras, resta quelques moments rêveur, puis
+il vint à Ordener et le serra sur sa poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;Jeune homme, tu peux partir; ta protection ne sera pas absente pour
+tes protégés; je leur reste. Oui, pars; tu fais bien de toute manière.
+Cette infernale comtesse d’Ahlefeld est ici, tu le sais peut-être?</p>
+
+<p>&mdash;La noble dame comtesse d’Ahlefeld, dit la voix de l’huissier qui
+ouvrait la porte.</p>
+
+<p>À ce nom Ordener recula machinalement vers le fond de la chambre, et
+la comtesse, entrant sans l’apercevoir, s’écria:</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur général, votre élève se joue de vous; il n’est point allé à
+Munckholm.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité! dit le général.</p>
+
+<p>&mdash;Eh mon Dieu! mon fils Frédéric, qui sort du palais, était hier de
+garde au donjon, et n’a vu personne.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, noble dame? répéta le général.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, continua la comtesse en souriant d’un air de triomphe,
+général, n’attendez plus votre Ordener.</p>
+
+<p>Le gouverneur resta grave et froid.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l’attends plus en effet, dame comtesse.</p>
+
+<p>&mdash;Général, dit la comtesse en se détournant, je croyais que nous
+étions seuls. Quel est?....</p>
+
+<p>La comtesse attacha son regard scrutateur sur Ordener, qui s’inclina.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, poursuivit-elle,&mdash;je ne l’ai vu qu’une fois...&mdash;mais...
+sans ce costume, ce serait....</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur général, c’est le fils du vice-roi?</p>
+
+<p>&mdash;Lui-même, noble dame, dit Ordener, s’inclinant de nouveau.</p>
+
+<p>La comtesse sourit.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas permettez-vous à une dame, qui doit bientôt être plus
+encore pour vous, de vous demander où vous êtes allé hier, seigneur
+comte.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur comte! Je ne crois pas avoir eu le malheur de perdre déjà
+mon noble père, dame comtesse.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n’est certes point là ma pensée. Mieux vaut devenir comte en
+prenant une épouse qu’en perdant un père.</p>
+
+<p>&mdash;L’un ne vaut guère mieux que l’autre, noble dame.</p>
+
+<p>La comtesse, un peu interdite, prit cependant le parti d’éclater de
+rire.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, on m’avait dit vrai; sa courtoisie est un peu sauvage. Elle
+se familiarisera pourtant avec les présents des dames, quand Ulrique
+d’Ahlefeld lui passera au cou la chaîne de l’ordre de l’Éléphant.</p>
+
+<p>&mdash;Véritable chaîne en effet! dit Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Vous verrez, général Levin, reprit la comtesse, dont le rire
+devenait embarrassé, que votre intraitable élève ne voudra pas non
+plus tenir d’une dame son rang de colonel.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, dame comtesse, répliqua Ordener, un homme qui
+porte l’épée ne doit pas devoir ses aiguillettes à un jupon.</p>
+
+<p>La physionomie de la grande dame se rembrunit tout à fait.</p>
+
+<p>&mdash;Ho! ho! d’où vient donc le seigneur baron? Est-il bien vrai que sa
+courtoisie ne soit pas allée hier à Munckholm?</p>
+
+<p>&mdash;Noble dame, je ne satisfais pas toujours à toutes les
+questions.&mdash;Mais, général, nous nous reverrons....</p>
+
+<p>Puis, serrant la main du vieillard et saluant la comtesse, il sortit,
+laissant la dame stupéfaite de tout ce qu’elle ignorait, seule avec le
+gouverneur, indigné de tout ce qu’il savait.</p>
+
+<h2><a name="XII" id="XII"></a>XII</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">... L’homme qui est en ce moment assis près de<br /></span>
+<span class="i0">lui, qui rompt avec lui son pain et boit à sa<br /></span>
+<span class="i0">santé la coupe qu’ils ont partagée ensemble, sera<br /></span>
+<span class="i0">le premier à l’assassiner.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">SHAKESPEARE, <i>Timon d’Athènes</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Que le lecteur se transporte maintenant sur la route de Drontheim à
+Skongen, route étroite et pierreuse qui côtoie le golfe de Drontheim
+jusqu’au hameau de Vygla, il ne tardera pas à entendre les pas de deux
+voyageurs qui sont sortis de la porte dite de Skongen à la chute du
+jour, et montent assez rapidement les collines étagées sur lesquelles
+serpente le chemin de Vygla.</p>
+
+<p>Tous deux sont enveloppés de manteaux. L’un marche d’un pas jeune et
+ferme, le corps droit et la tête levée; l’extrémité d’un sabre dépasse
+le bord de son manteau, et, malgré l’obscurité de la nuit, on peut
+voir une plume se balancer au souffle du vent sur sa toque. L’autre
+est un peu plus grand que son compagnon, mais légèrement voûté; on
+voit sur son dos une bosse, formée sans doute par une besace que cache
+un grand manteau noir dont les bords profondément dentelés annoncent
+les bons et loyaux services. Il n’a d’autre arme qu’un long bâton dont
+il aide sa marche inégale et précipitée.</p>
+
+<p>Si la nuit empêche le lecteur de distinguer les traits des deux
+voyageurs, il les reconnaîtra peut-être à la conversation que l’un
+d’eux entame après une heure de route silencieuse, et par conséquent
+ennuyeuse.</p>
+
+<p>&mdash;Maître! mon jeune maître! nous sommes au point d’où l’on aperçoit à
+la fois la tour de Vygla et les clochers de Drontheim. Devant nous, à
+l’horizon, cette masse noire, c’est la tour; derrière nous; voici la
+cathédrale, dont les arcs-boutants, plus sombres encore que le ciel,
+se dessinent comme les côtes de la carcasse d’un mammouth.</p>
+
+<p>&mdash;Vygla est-il loin de Skongen? demanda l’autre piéton.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons l’Ordals à traverser, seigneur; nous ne serons pas à
+Skongen avant trois heures du matin.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle est l’heure qui sonne en ce moment?</p>
+
+<p>&mdash;Juste Dieu, maître! vous me faites trembler. Oui, c’est la cloche de
+Drontheim, dont le vent nous apporte les sons. Cela annonce l’orage.
+Le souffle du nord-ouest amène les nuages.</p>
+
+<p>&mdash;Les étoiles, en effet, ont toutes disparu derrière nous.</p>
+
+<p>&mdash;Doublons le pas, mon noble seigneur, de grâce. L’orage arrive, et
+peut-être s’est-on déjà aperçu à la ville de la mutilation du cadavre
+de Gill et de ma fuite. Doublons le pas.</p>
+
+<p>&mdash;Volontiers. Vieillard, votre fardeau paraît lourd; cédez-le-moi, je
+suis jeune et plus vigoureux que vous.</p>
+
+<p>&mdash;Non, en vérité, noble maître; ce n’est point à l’aigle à porter
+l’écaille de la tortue. Je suis trop indigne que vous vous chargiez de
+ma besace.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, vieillard, si elle vous fatigue? Elle paraît pesante. Que
+contient-elle donc? Tout à l’heure vous avez bronché, cela a résonné
+comme du fer.</p>
+
+<p>Le vieillard s’écarta brusquement du jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Cela a résonné, maître! oh non! vous vous êtes trompé. Elle ne
+contient rien... que des vivres, des habits. Non, elle ne me fatigue
+pas, seigneur.</p>
+
+<p>La proposition bienveillante du jeune homme paraissait avoir causé à
+son vieux compagnon un effroi qu’il s’efforçait de dissimuler.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, répondit le jeune homme sans s’en apercevoir, si ce fardeau
+ne vous fatigue pas, gardez-le.</p>
+
+<p>Le vieillard, tranquillisé, se hâta néanmoins de changer la
+conversation.</p>
+
+<p>&mdash;Il est triste de suivre, la nuit, en fugitifs, une route qu’il
+serait si agréable, seigneur, de parcourir le jour en observateurs. On
+trouve sur les bords du golfe, à notre gauche, une profusion de
+pierres runiques, sur lesquelles on peut étudier des caractères
+tracés, suivant les traditions, par les dieux et les géants. À notre
+droite, derrière les rochers qui bordent le chemin, s’étend le marais
+salé de Sciold, qui communique sans doute avec la mer par quelque
+canal souterrain, puisque l’on y pêche le lombric marin, ce poisson
+singulier qui, d’après les découvertes de votre serviteur et guide,
+mange du sable. C’est dans la tour de Vygla, dont nous approchons, que
+le roi païen Vermond fit rôtir les mamelles de sainte Étheldera, cette
+glorieuse martyre, avec du bois de la vraie croix, apporté à
+Copenhague par Olaüs III, et conquis par le roi de Norvège. On dit que
+depuis on a essayé inutilement de faire une chapelle de cette tour
+maudite; toutes les croix qu’on y a placées successivement ont été
+consumées par le feu du ciel.</p>
+
+<p>En ce moment un immense éclair couvrit le golfe, la colline, les
+rochers, la tour, et disparut avant que l’œil des deux voyageurs eût
+pu discerner aucun de ces objets. Ils s’arrêtèrent spontanément, et
+l’éclair fut suivi presque immédiatement d’un coup de tonnerre
+violent, dont l’écho se prolongea de nuage en nuage dans le ciel, et
+de rocher en rocher sur la terre.</p>
+
+<p>Ils levèrent les yeux. Toutes les étoiles étaient voilées, de grosses
+nues roulaient rapidement les unes sur les autres, et la tempête
+s’amassait comme une avalanche au-dessus de leurs têtes. Le grand vent
+sous lequel couraient toutes ces masses n’était point encore descendu
+jusqu’aux arbres, qu’aucun souffle n’agitait, et sur lesquels ne
+retentissait encore aucune goutte de pluie. On entendait en haut comme
+une rumeur orageuse qui, jointe à la rumeur du golfe, était le seul
+bruit qui s’élevât dans l’obscurité de la nuit, redoublée par les
+ténèbres de la tempête.</p>
+
+<p>Ce tumultueux silence fut soudain interrompu, près des deux voyageurs,
+par une espèce de rugissement qui fit tressaillir le vieillard.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu tout-puissant! s’écria-t-il en serrant le bras du jeune homme,
+c’est le rire du diable dans l’orage, ou la voix de....</p>
+
+<p>Un nouvel éclair, un nouveau coup de tonnerre lui coupèrent la parole.
+La tempête commença alors avec impétuosité, comme si elle eut attendu
+ce signal. Les deux voyageurs resserrèrent leurs manteaux pour se
+garantir à la fois de la pluie qui s’échappait des nuages par
+torrents, et de la poussière épaisse qu’un vent furieux enlevait par
+tourbillons à la terre encore sèche.</p>
+
+<p>&mdash;Vieillard, dit le jeune homme, un éclair vient de me montrer la tour
+de Vygla sur notre droite; quittons la route et cherchons-y un abri.</p>
+
+<p>&mdash;Un abri dans la Tour-Maudite! s’écria le vieillard, que saint
+Hospice nous protège! songez, jeune maître, que cette tour est
+déserte.</p>
+
+<p>&mdash;Tant mieux! vieillard, nous n’attendrons pas à la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Songez quelle abomination l’a souillée!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! qu’elle se purifie en nous abritant. Allons, vieillard,
+suivez-moi. Je vous déclare qu’en une pareille nuit je tenterais
+l’hospitalité d’une caverne de voleurs. Alors, malgré les remontrances
+du vieillard, dont il avait saisi le bras, il se dirigea vers
+l’édifice, que les fréquentes lueurs des éclairs lui montraient à peu
+de distance. En approchant, ils aperçurent une lumière à l’une des
+meurtrières de la tour.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, dit le jeune homme, que cette tour n’est pas déserte.
+Vous voilà rassuré, sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu! bon Dieu! s’écria le vieillard, où me menez-vous, maître? Ne
+plaise à saint Hospice que j’entre dans cet oratoire du démon!</p>
+
+<p>Ils étaient au bas de la tour. Le jeune voyageur frappa avec force à
+la porte neuve de cette ruine redoutée.</p>
+
+<p>&mdash;Tranquillisez-vous, vieillard; quelque pieux cénobite sera venu
+sanctifier cette demeure profanée, en l’habitant.</p>
+
+<p>&mdash;Non, disait son compagnon, je n’entrerai pas. Je réponds que nul
+ermite ne peut vivre ici, à moins qu’il n’ait pour chapelet une des
+sept chaînes de Belzébuth.</p>
+
+<p>Cependant une lumière était descendue de meurtrière en meurtrière, et
+vint briller à travers la serrure de la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Tu viens bien tard, Nychol! cria une voix aigre; on dresse la
+potence à midi, et il ne faut que six heures pour venir de Skongen à
+Vygla. Est-ce qu’il y a eu surcroît de besogne?</p>
+
+<p>Cette question tomba au moment où la porte s’ouvrait. La femme qui
+l’ouvrait, apercevant deux figures étrangères, au lieu de celle
+qu’elle attendait, poussa un cri d’effroi et de menace, et recula de
+trois pas. L’aspect de cette femme n’était pas lui-même très
+rassurant. Elle était grande, son bras élevait au-dessus de sa tête
+une lampe de fer dont son visage était fortement éclairé. Ses traits
+livides, sa figure sèche et anguleuse, avaient quelque chose de
+cadavéreux, et il s’échappait de ses yeux creux des rayons sinistres
+pareils à ceux d’une torche funèbre. Elle était vêtue depuis la
+ceinture d’un jupon de serge écarlate, qui ne laissait voir que ses
+pieds nus, et paraissait souillé de taches d’un autre rouge. Sa
+poitrine décharnée était à moitié couverte d’une veste d’homme de même
+couleur, dont les manches étaient coupées au coude. Le vent, entrant
+par la porte ouverte, agitait au-dessus de sa tête ses longs cheveux
+gris à peine retenus par une ficelle d’écorce, ce qui rendait plus
+sauvage encore l’expression de sa farouche physionomie.</p>
+
+<p>&mdash;Bonne dame, dit le plus jeune des nouveaux-venus, la pluie tombe à
+flots, vous avez un toit et nous avons de l’or.</p>
+
+<p>Son vieux compagnon le tirait par son manteau, et s’écriait à voix
+basse:</p>
+
+<p>&mdash;O maître! que dites-vous là? Si ce n’est pas ici la maison du
+diable, c’est l’habitacle de quelque bandit. Notre or nous perdra,
+loin de nous protéger.</p>
+
+<p>&mdash;Paix! dit le jeune homme; et tirant une bourse de sa veste, il la
+fit briller aux yeux de l’hôtesse, en répétant sa prière.</p>
+
+<p>Celle-ci, revenue un peu de sa surprise, les considérait
+alternativement d’un œil fixe et hagard.</p>
+
+<p>&mdash;Étrangers! s’écria-t-elle enfin, comme n’ayant pas entendu leur
+voix, vos esprits gardiens vous ont-ils abandonnés? que venez-vous
+chercher parmi les habitants maudits de la Tour-Maudite? Étrangers! ce
+ne sont point des hommes qui vous ont indiqué ces ruines pour abri,
+car tous vous auraient dit: Mieux vaut l’éclair de la tempête que le
+foyer de la tour de Vygla. Le seul vivant qui puisse entrer ici
+n’entre dans aucune demeure des autres vivants, il ne quitte la
+solitude que pour la foule, il ne vit que pour la mort. Il n’a de
+place que dans les malédictions des hommes, il ne sert qu’à leurs
+vengeances, il n’existe que par leurs crimes. Et le plus vil scélérat,
+à l’heure du châtiment, se décharge sur lui du mépris universel, et se
+croit encore en droit d’y ajouter le sien. Étrangers! vous l'êtes, car
+votre pied n’a pas encore repoussé avec horreur le seuil de cette
+tour; ne troublez pas plus longtemps la louve et les louveteaux;
+regagnez le chemin où marchent tous les autres hommes, et, si vous ne
+voulez pas être fuis de vos frères, ne leur dites pas que votre visage
+ait été éclairé par la lampe des hôtes de la tour de Vygla.</p>
+
+<p>À ces mots, indiquant la porte du geste, elle s’avança vers les deux
+voyageurs. Le vieux tremblait de tous ses membres, et regardait d’un
+air suppliant le jeune, lequel, n’ayant rien compris aux paroles de la
+grande femme, à cause de l’extrême volubilité de son débit, la croyait
+folle, et ne se sentait d’ailleurs nullement disposé à retourner sous
+la pluie, qui continuait de tomber à grand bruit.</p>
+
+<p>&mdash;Par ma foi, notre bonne hôtesse, vous venez de nous peindre un
+personnage singulier, avec lequel je ne veux pas perdre l’occasion de
+faire connaissance.</p>
+
+<p>&mdash;La connaissance avec lui, jeune homme, est bientôt faite, plus tôt
+terminée. Si votre démon vous y pousse, allez assassiner un vivant ou
+profaner un mort.</p>
+
+<p>&mdash;Profaner un mort! répéta le vieillard d’une voix tremblante et se
+cachant dans l’ombre de son compagnon.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne comprends guère, dit celui-ci, vos moyens, au moins très
+indirects; il est plus court de rester ici. Il faudrait être fou pour
+continuer sa route par un pareil temps.</p>
+
+<p>&mdash;Mais bien plus fou encore, murmura le vieillard, pour s’abriter
+contre un pareil temps dans un pareil lieu.</p>
+
+<p>&mdash;Malheureux! s’écria la femme, ne frappez pas au seuil de celui qui
+ne sait ouvrir d’autre porte que celle du sépulcre.</p>
+
+<p>&mdash;Dût la porte du sépulcre s’ouvrir en effet pour moi avec la vôtre,
+femme, il ne sera pas dit que j’aurai reculé devant une parole
+sinistre. Mon sabre me répond de tout. Allons, fermez la tour, car le
+vent est froid, et prenez cet or.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! que me fait votre or! reprit l’hôtesse; précieux dans vos mains,
+il deviendra dans les miennes plus vil que l’étain. Eh bien, restez
+donc pour de l’or. Il peut garantir des orages du ciel, il ne sauve
+pas du mépris des hommes. Restez; vous payez l’hospitalité plus cher
+qu’on ne paie un meurtre. Attendez-moi un instant ici, et donnez-moi
+votre or. Oui, c’est la première fois que les mains d’un homme entrent
+ici chargées d’or sans être souillées de sang.</p>
+
+<p>Alors, après avoir déposé sa lampe et barricadé la porte, elle
+disparut sous la voûte d’un escalier noir, percé dans le fond de la
+salle.</p>
+
+<p>Tandis que le vieillard frissonnait, et, invoquant, sous tous ses
+noms, le glorieux saint Hospice, maudissait de bon cœur, mais à voix
+basse, l’imprudence de son jeune compagnon, celui-ci prit la lumière,
+et se mit à parcourir la grande pièce circulaire où ils se trouvaient.
+Ce qu’il vit en approchant de la muraille le fit tressaillir, et le
+vieillard, qui l’avait suivi du regard, s’écria:</p>
+
+<p>&mdash;Grand Dieu, maître! une potence?</p>
+
+<p>Une grande potence était en effet appuyée au mur, et atteignait au
+cintre de la voûte haute et humide.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit le jeune homme et voici des scies de bois et de fer, des
+chaînes, des carcans; voici un chevalet et de grandes tenailles
+suspendues au-dessus.</p>
+
+<p>&mdash;Grands saints du paradis! s’écria le vieillard, où sommes-nous?</p>
+
+<p>Le jeune homme poursuivit froidement son examen.</p>
+
+<p>&mdash;Ceci est un rouleau de corde de chanvre; voilà des fourneaux et des
+chaudières; cette partie de la muraille est tapissée de pinces et de
+scalpels; voici des fouets de cuir garnis de pointes d’acier, une
+hache, une masse.</p>
+
+<p>&mdash;C’est donc ici le garde-meuble de l’enfer! interrompit le vieillard
+épouvanté de cette terrible énumération.</p>
+
+<p>&mdash;Voici, continua l’autre, des siphons en cuivre, des roues à dents de
+bronze, une caisse de grands clous, un cric. En vérité, ce sont de
+sinistres ameublements. Il peut vous sembler fâcheux que mon
+impatience vous ait amené ici avec moi.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, vous en convenez!</p>
+
+<p>Le vieillard était plus mort que vif.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous effrayez pas; qu’importe le lieu où vous êtes? j’y suis avec
+vous.</p>
+
+<p>&mdash;Belle défense! murmura le vieillard, chez qui une plus grande
+terreur affaiblissait la crainte et le respect pour son jeune
+compagnon; un sabre de trente pouces contre une potence de trente
+coudées!</p>
+
+<p>La grande femme rouge reparut, et, reprenant la lampe de fer, fit
+signe aux voyageurs de la suivre. Ils montèrent avec précaution un
+escalier étroit et dégradé pratiqué dans l’épaisseur du mur de la
+tour. À chaque meurtrière, une bouffée de vent et de pluie venait
+menacer la flamme tremblante de la lampe, que l’hôtesse couvrait de
+ses mains longues et diaphanes. Ce ne fut pas sans avoir plus d’une
+fois trébuché sur des pierres roulantes, que l’imagination alarmée du
+vieillard prenait pour des os humains épars sur les degrés, qu’ils
+arrivèrent au premier étage de l’édifice, dans une salle ronde
+pareille à la salle inférieure. Au milieu, suivant l’usage gothique,
+brillait un vaste foyer, dont la fumée s’échappait par une ouverture
+percée dans le plafond, non sans obscurcir très sensiblement
+l’atmosphère de la salle, et dont la lumière, jointe à celle de la
+lampe de fer, avait été aperçue des deux voyageurs sur le chemin. Une
+broche, chargée de viande encore fraîche, tournait devant le feu. Le
+vieillard se détourna avec horreur.</p>
+
+<p>&mdash;C’est à ce foyer exécrable, dit-il à son compagnon, que la braise de
+la vraie croix a consumé les membres d’une sainte.</p>
+
+<p>Une table grossière était placée à quelque distance du foyer. La femme
+invita les voyageurs à s’y asseoir.</p>
+
+<p>&mdash;Étrangers, dit-elle en plaçant la lampe devant eux, le souper sera
+bientôt prêt, et mon mari va sans doute se hâter d’arriver, de peur
+que l’esprit de minuit ne l’emporte en passant près de la
+Tour-Maudite.</p>
+
+<p>Alors Ordener&mdash;car le lecteur a sans doute déjà deviné que c’était
+lui et son guide Benignus Spiagudry&mdash;put examiner à son aise le
+déguisement bizarre pour lequel ce dernier avait épuisé toutes les
+ressources de son imagination fécondée par la peur d'être reconnu et
+repris. Le pauvre concierge fugitif avait échangé ses habits de cuir
+de renne contre un vêtement noir complet, laissé jadis dans le
+Spladgest par un célèbre grammairien de Drontheim, qui s’était noyé
+du désespoir de n’avoir pu trouver pourquoi <i>Jupiter</i> donnait <i>Jovis</i>.
+au génitif. Ses sabots de coudrier avaient fait place aux bottes
+fortes d’un postillon écrasé par ses chevaux, dans lesquelles ses
+jambes fluettes étaient tellement à l’aise qu’il n’aurait pu marcher
+sans le secours d’une demi-botte de foin. La vaste perruque d’un
+jeune et élégant voyageur français assassiné par des voleurs aux
+portes de Drontheim cachait sa calvitie, et flottait sur ses épaules
+pointues et inégales. L’un de ses yeux était couvert d’un emplâtre,
+et, grâce à un pot de fard qu’il avait trouvé dans les poches d’une
+vieille fille morte d’amour, ses joues pâles et creuses s’étaient
+revêtues d’un vermillon insolite, agrément auquel la pluie avait fait
+participer jusqu’à son menton. Avant de s’asseoir, il plaça
+soigneusement sous lui le paquet qu’il portait sur son dos,
+s’enveloppa de son vieux manteau, et, tandis qu’il absorbait toute
+l’attention de son compagnon, la sienne paraissait entièrement
+concentrée sur le rôti que surveillait l’hôtesse, et vers lequel il
+lançait de temps en temps des regards d’inquiétude et d’horreur. Sa
+bouche laissait par intervalles échapper des mots entrecoupés:&mdash;Chair
+humaine!... <i>horrendas epulas!</i>...&mdash;Anthropophages!...&mdash;Souper de
+Moloch!...&mdash;<i>Ne pueras coram populo Medea trucidet</i>...&mdash;Où
+sommes-nous? Atrée...&mdash;Druidesse...&mdash;Irmensul... Le diable a foudroyé
+Lycaon....</p>
+
+<p>Enfin il s’écria:</p>
+
+<p>&mdash;Juste ciel! Dieu merci! j’aperçois une queue!</p>
+
+<p>Ordener, qui, l’ayant considéré et écouté attentivement, avait à peu
+près suivi le fil de ses idées, ne put s’empêcher de sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Cette queue n’a rien de rassurant. C’est peut-être un quartier du
+diable.</p>
+
+<p>Spiagudry n’entendit pas cette plaisanterie; son regard s’était
+attaché au fond de la salle. Il tressaillit et se pencha à l’oreille
+d’Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Maître, regardez, là, au fond, sur ce tas de paille, dans
+l’ombre....</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? dit Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Trois corps nus et immobiles,&mdash;trois cadavres d’enfants!</p>
+
+<p>&mdash;On frappe à la porte de la tour, s’écria la femme rouge, accroupie
+près du foyer.</p>
+
+<p>En effet, un coup suivi de deux autres plus forts s’était fait
+entendre dans le bruit de l’orage toujours croissant.</p>
+
+<p>&mdash;C’est enfin lui! c’est Nychol!</p>
+
+<p>Et, prenant la lampe, l’hôtesse descendit précipitamment.</p>
+
+<p>Les deux voyageurs n’avaient pas encore repris leur conversation quand
+ils entendirent dans la salle basse un bruit confus de voix, au milieu
+duquel s’élevèrent enfin ces paroles prononcées avec un accent qui fit
+tressaillir et trembler Spiagudry:</p>
+
+<p>&mdash;Femme, tais-toi, nous resterons. Le tonnerre entre sans qu’on lui
+ouvre la porte.</p>
+
+<p>Spiagudry se serra contre Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Maître! maître! dit-il faiblement, malheur à nous!</p>
+
+<p>Un tumulte de pas se fit entendre dans l’escalier, puis deux hommes,
+revêtus d’habits religieux, entrèrent dans la salle, suivis de
+l’hôtesse effarée.</p>
+
+<p>L’un de ces hommes était assez grand et portait l’habit noir et la
+chevelure ronde des ministres luthériens; l’autre, de petite taille,
+avait une robe d’ermite nouée d’une ceinture de corde. Le capuchon
+rabattu sur son visage ne laissait apercevoir que sa longue barbe
+noire, et ses mains étaient entièrement cachées sous les larges
+manches de sa robe.</p>
+
+<p>À l’aspect de ces deux personnages pacifiques, Spiagudry sentit
+s’évanouir la terreur que la voix étrange de l’un d’eux lui avait
+causée.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous alarmez pas, chère dame, disait le ministre à l’hôtesse, des
+prêtres chrétiens se rendent utiles à qui leur nuit; voudraient-ils
+nuire à qui leur est utile? Nous implorons humblement un abri. Si le
+révérend docteur qui m’accompagne vous a parlé durement tout à
+l’heure, il a eu tort d’oublier cette modération de la voix,
+recommandée par nos vœux; hélas! les plus saints peuvent faillir.
+J’étais égaré sur la route de Skongen à Drontheim, sans guide dans la
+nuit, sans asile dans la tempête. Ce révérend frère, que j’ai
+rencontré, éloigné comme moi de sa demeure, a daigné me permettre de
+venir avec lui vers la vôtre. Il m’avait vanté votre bonté
+hospitalière, chère dame; sans doute, il ne s’est pas trompé. Ne nous
+dites pas comme le mauvais pasteur: <i>Advena, cur intras?</i>.
+Accueillez-nous, digne hôtesse, et Dieu sauvera vos moissons de
+l’orage, Dieu donnera dans la tempète un abri à vos troupeaux, comme
+vous en aurez donné un aux voyageurs égarés!</p>
+
+<p>&mdash;Vieillard, interrompit la femme d’une voix farouche, je n’ai ni
+moissons ni troupeaux.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! si vous êtes pauvres, Dieu bénit le pauvre avant le riche.
+Vous vieillirez avec votre époux, respectés, non pour vos biens, mais
+pour vos vertus; vos enfants croîtront, entourés de l’estime des
+hommes et seront ce qu’aura été leur père.</p>
+
+<p>&mdash;Taisez-vous! cria l’hôtesse. C’est en restant ce que nous sommes que
+nos enfants vieilliront comme nous dans le mépris des hommes, transmis
+sur notre race de génération en génération. Taisez-vous, vieillard! La
+bénédiction se tourne en malédiction sur nos têtes.</p>
+
+<p>&mdash;O ciel! reprit le ministre, qui donc êtes-vous? dans quels crimes
+passez-vous votre vie?</p>
+
+<p>&mdash;Qu’appelez-vous crimes? qu’appelez-vous vertus? nous jouissons ici
+d’un privilège; nous ne pouvons avoir de vertus ni commettre de
+crimes.</p>
+
+<p>&mdash;La raison de cette femme est égarée, dit le ministre se tournant
+vers le petit ermite, qui séchait sa robe de bure devant le foyer.</p>
+
+<p>&mdash;Non, prêtre! répliqua la femme, sachez où vous êtes. J’aime mieux
+faire horreur que pitié. Je ne suis pas une insensée, mais la femme
+du....</p>
+
+<p>Le retentissement prolongé de la porte de la tour sous un coup violent
+empêcha d’entendre le reste, au grand désappointement de Spiagudry et
+d’Ordener qui avaient prêté une attention muette à ce dialogue.</p>
+
+<p>&mdash;Maudit soit, dit la femme rouge entre ses dents, le syndic
+haut-justicier de Skongen, qui nous a assigné pour demeure cette tour
+voisine de la route! peut-être n’est-ce pas encore Nychol.</p>
+
+<p>Elle prit néanmoins la lampe.</p>
+
+<p>&mdash;Après tout, si c’est encore un voyageur, qu’importe? le ruisseau
+peut couler où le torrent a passé. Les quatre voyageurs restés seuls
+s’entre-regardaient aux lueurs du foyer. Spiagudry, d’abord épouvanté
+par la voix de l’ermite, et rassuré ensuite par sa barbe noire, eût
+peut-être recommencé à trembler s’il eût vu de quel œil perçant
+celui-ci l’observait en dessous de son capuchon.</p>
+
+<p>Dans le silence général, le ministre hasarda une question:</p>
+
+<p>&mdash;Frère ermite, je présume que vous êtes un des prêtres catholiques
+échappés à la dernière persécution, et que vous regagniez votre
+retraite lorsque, pour mon bonheur, je vous ai rencontré;
+pourriez-vous me dire où nous sommes?</p>
+
+<p>La porte délabrée de l’escalier en ruine se rouvrit avant que le frère
+ermite eût répondu.</p>
+
+<p>&mdash;Femme, vienne un orage, et il y aura foule pour s’asseoir à notre
+table exécrée et s’abriter sous notre toit maudit.</p>
+
+<p>&mdash;Nychol, répondit la femme, je n’ai pu empêcher....</p>
+
+<p>&mdash;Et qu’importent tous ces hôtes, pourvu qu’ils paient? l’or est tout
+aussi bien gagné en hébergeant un voyageur qu’en étranglant un
+brigand.</p>
+
+<p>Celui qui parlait ainsi s’était arrêté devant la porte, où les quatre
+étrangers pouvaient le contempler à leur aise. C’était un homme de
+proportions colossales, vêtu, comme l’hôtesse, de serge rouge. Son
+énorme tête paraissait immédiatement posée sur ses larges épaules, ce
+qui contrastait avec le cou long et osseux de sa gracieuse épouse. Il
+avait le front bas, le nez camard, les sourcils épais; ses yeux,
+entourés d’une ligne de pourpre, brillaient comme du feu dans du sang.
+Le bas de son visage, entièrement rasé, laissait voir sa bouche grande
+et profonde, dont un rire hideux entr’ouvrait les lèvres noires comme
+les bords d’une plaie incurable. Deux touffes de barbe crépue,
+pendantes de ses joues sur son cou, donnaient à sa figure, vue de
+face, une forme carrée. Cet homme était coiffé d’un feutre gris, sur
+lequel ruisselait la pluie, et dont sa main n’avait seulement pas
+daigné toucher le bord à l’aspect des quatre voyageurs.</p>
+
+<p>En l’apercevant, Benignus Spiagudry poussa un cri d’épouvante, et le
+ministre luthérien se détourna frappé de surprise et d’horreur, tandis
+que le maître du logis, qui l’avait reconnu, lui adressait la parole.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, vous voilà, seigneur ministre! En vérité, je ne croyais pas
+avoir l’amusement de revoir aujourd’hui votre air piteux et votre mine
+effarouchée.</p>
+
+<p>Le prêtre réprima son premier mouvement de répugnance. Ses traits
+devinrent graves et sereins.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, mon fils, je m’applaudis du hasard qui a amené le pasteur
+vers la brebis égarée, afin, sans doute, que la brebis revînt enfin au
+pasteur.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! par le gibet d’Aman, reprit l’autre en éclatant de rire, voilà
+la première fois que je m’entends comparer à une brebis. Croyez-moi,
+père, si vous voulez flatter le vautour, ne l’appelez pas pigeon.</p>
+
+<p>&mdash;Celui par lequel le vautour devient colombe, console, mon fils, et
+ne flatte pas. Vous croyez que je vous crains, et je ne fais que vous
+plaindre.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut, en vérité, messire, que vous ayez bonne provision de pitié;
+j’aurais pensé que vous l’aviez épuisée tout entière sur ce pauvre
+diable, auquel vous montriez aujourd’hui votre croix pour lui cacher
+ma potence.</p>
+
+<p>&mdash;Cet infortuné, répondit le prêtre, était moins à plaindre que vous;
+car il pleurait, et vous riez. Heureux qui reconnaît, au moment de
+l’expiation, combien le bras de l’homme est moins puissant que la
+parole de Dieu!</p>
+
+<p>&mdash;Bien dit, père, reprit l’hôte avec une horrible et ironique gaieté.
+Celui qui pleure! Notre homme d’aujourd’hui, d’ailleurs, n’avait
+d’autre crime que d’aimer tellement le roi qu’il ne pouvait vivre sans
+faire le portrait de sa majesté sur des petites médailles de cuivre,
+qu’il dorait ensuite artistement pour les rendre plus dignes de la
+royale effigie. Notre gracieux souverain n’a pas été ingrat, et lui a
+donné en récompense de tant d’amour un beau cordon de chanvre, qui,
+pour l’instruction de mes dignes hôtes, lui a été conféré ce jour même
+sur la place publique de Skongen, par moi, grand-chancelier de l’ordre
+du Gibet, assisté de messire, ici présent, grand-aumônier dudit ordre.</p>
+
+<p>&mdash;Malheureux! arrêtez, interrompit le prêtre. Comment celui qui châtie
+oublie-t-il le châtiment? Écoutez le tonnerre....</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! qu’est-ce que le tonnerre? un éclat de rire de Satan.</p>
+
+<p>&mdash;Grand Dieu! il vient d’assister à la mort, et il blasphème!</p>
+
+<p>&mdash;Trêve aux sermons, vieux insensé, cria l’hôte d’une voix tonnante et
+presque irritée; sinon vous pourriez maudire l’ange des ténèbres qui
+nous a réunis deux fois en douze heures sur la même voiture et sous le
+même toit. Imitez votre camarade l’ermite, qui se tait, car il a bonne
+envie de retourner dans sa grotte de Lynrass. Je vous remercie, frère
+ermite, de la bénédiction que tous les matins, à votre passage sur la
+colline, je vous vois donner à la Tour-Maudite; mais, en vérité,
+jusqu’ici vous m’aviez semblé de haute taille, et cette barbe si noire
+m’avait paru blanche. Vous êtes bien cependant l’ermite de Lynrass, le
+seul ermite du Drontheimhus?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis en effet le seul, dit l’ermite d’une voix sourde.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes donc, reprit l’hôte, les deux solitaires de la
+province.&mdash;Holà! Bechlie, hâte un peu ce quartier d’agneau, car j’ai
+faim. J’ai été retardé, au village de Burlock, par ce maudit docteur
+Manryll, qui ne voulait me donner que douze ascalins du cadavre; on en
+donne quarante à cet infernal gardien du Spladgest, à Drontheim.&mdash;Hé,
+messire de la perruque, qu’avez-vous donc? vous allez tomber à la
+renverse.&mdash;À propos, Bechlie, as-tu terminé le squelette de
+l’empoisonneur Orgivius, ce fameux magicien? Il serait temps de
+l’envoyer au cabinet de curiosités de Berghen. As-tu dépêché l’un de
+tes petits marcassins au syndic de Loevig pour réclamer ce qu’il me
+doit? quatre doubles écus pour avoir fait bouillir une sorcière et
+deux alchimistes, et enlevé plusieurs chaînes des poutres de la salle
+de son tribunal, qu’elles déparaient; vingt ascalins pour avoir
+dépendu Ismaël Typhaine, juif dont s’était plaint le révérend évêque;
+et un écu pour avoir remis un bras de bois neuf à la potence de pierre
+du bourg?</p>
+
+<p>&mdash;Le salaire, répondit la femme d’un voix aigre, est resté dans les
+mains du syndic, parce que ton fils avait oublié la cuiller de bois
+pour le recevoir, et qu’aucun valet du juge n’a voulu le lui remettre
+en main propre.</p>
+
+<p>Le mari fronça le sourcil.</p>
+
+<p>&mdash;Que leur cou me tombe entre les mains, ils verront si j’aurai besoin
+d’une cuiller de bois pour les toucher. Il faut pourtant ménager ce
+syndic. C’est à lui qu’est renvoyée la requête du voleur Ivar, qui se
+plaint de ce que la question lui a été donnée, non par un
+tortionnaire, mais par moi, alléguant que, n’ayant pas encore été
+jugé, il n’est pas encore infâme.&mdash;À propos, femme, empêche donc tes
+petits de jouer avec mes tenailles et mes pinces;. ils ont dérangé
+tous mes instruments, si bien que je n’ai pu m’en servir
+aujourd’hui.&mdash;Où sont-ils, ces petits monstres? continua l’hôte en
+s’approchant du tas de paille où Spiagudry avait cru voir trois
+cadavres. Les voilà couchés là; ils dorment, malgré le bruit, comme
+trois dépendus.</p>
+
+<p>À ces paroles, dont l’horreur contrastait avec la tranquillité
+effrayante et l’atroce gaieté de celui qui les prononçait, le lecteur
+a peut-etre dèja deviné quel est l’habitant de la tour de Vygla.
+Spiagudry, qui, dès son apparition, le reconnut pour l’avoir vu
+figurer souvent dans de sinistres cérémonies sur la place de
+Drontheim, se sentit près de défaillir d’épouvante, en songeant
+surtout au motif personnel qu’il avait depuis la veille pour craindre
+ce terrible fonctionnaire. Il se pencha vers Ordener, et lui dit d’une
+voix presque inarticulée:</p>
+
+<p>&mdash;C’est Nychol Orugix, bourreau du Drontheimbus!</p>
+
+<p>Ordener, d’abord frappé d’horreur, tressaillit et regretta la route et
+la tempête. Mais bientôt je ne sais quel sentiment de curiosité
+indéfinissable s’empara de lui, et, tout en plaignant l’embarras et
+l’épouvante de son vieux guide, il prêtait son attention entière aux
+paroles et à l’habitude de vie de l'être singulier qu’il avait sous
+les yeux, comme on écoute avidement le grondement d’une hyène ou le
+rugissement d’un tigre amené du désert dans nos villes. Le pauvre
+Benignus était loin d’avoir l’esprit assez libre pour faire de son
+côté des observations psychologiques. Caché derrière Ordener, il se
+ramassait dans son manteau, portait une main inquiète à son emplâtre,
+attirait sur son visage le derrière de sa perruque flottante, et ne
+respirait que par gros soupirs.</p>
+
+<p>Cependant l’hôtesse avait servi sur un grand plat de terre le quartier
+d’agneau rôti, pourvu de sa queue rassurante. Le bourreau vint
+s’asseoir en face d’Ordener et de Spiagudry, entre les deux prêtres;
+et sa femme, après avoir chargé la table d’une cruche de bière
+miellée, d’un morceau de <i>rindebrod</i> [Note: Pain d’écorce dont se
+nourrit la classe indigente en Norvège.] et de cinq assiettes de bois,
+s’assit devant le feu, et s’occupa d’aiguiser les pinces ébréchées de
+son mari.</p>
+
+<p>&mdash;Ça, révérend ministre, dit Orugix en riant, la brebis vous offre de
+l’agneau. Et vous, seigneur de la perruque, est-ce le vent qui a ainsi
+ramené votre coiffure sur votre visage?</p>
+
+<p>&mdash;Le vent... seigneur, l’orage.... balbutia le tremblant Spiagudry.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, enhardissez-vous, mon vieux. Vous voyez que les seigneurs
+prêtres et moi nous sommes bons diables. Dites-nous qui vous êtes et
+quel est votre jeune compagnon le taciturne, et parlez un peu. Faisons
+connaissance. Si vos discours tiennent tout ce que promet votre vue,
+vous devez être bien amusant.</p>
+
+<p>&mdash;Le maître plaisante, dit le concierge contractant ses lèvres,
+montrant ses dents et clignant son œil pour avoir l’air de rire, je
+ne suis qu’un pauvre vieux.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, interrompit le jovial bourreau, quelque vieux savant, quelque
+vieux sorcier.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! seigneur maître, savant oui, sorcier non.</p>
+
+<p>&mdash;Tant pis, un sorcier compléterait notre joyeux sanhédrin.&mdash;Seigneurs
+mes hôtes, buvons pour rendre la parole à ce vieux savant, qui va
+égayer notre souper. À la santé du pendu d’aujourd’hui, frère
+prédicateur! Eh bien! père ermite, vous refusez ma bière? L’ermite
+avait en effet tiré de dessous sa robe une grande gourde pleine d’une
+eau très claire, dont il remplit son verre.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! ermite de Lynrass, s’écria le bourreau, si vous ne goûtez
+pas de ma bière, je goûterai de cette eau que vous lui préférez.</p>
+
+<p>&mdash;Soit, répondit l’ermite.</p>
+
+<p>&mdash;Otez d’abord votre gant, révérend frère, répliqua le bourreau; on ne
+verse à boire qu’à main nue.</p>
+
+<p>L’ermite fit un signe de refus.</p>
+
+<p>&mdash;C’est un vœu, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Versez donc toujours, dit le bourreau.</p>
+
+<p>À peine Orugix eut-il porté son verre à ses lèvres, qu’il le repoussa
+brusquement, tandis que l’ermite vidait le sien d’un trait.</p>
+
+<p>&mdash;Par le calice de Jésus, révérend ermite, quelle est cette liqueur
+infernale? je n’en ai point bu de pareille, depuis le jour où je
+faillis me noyer dans ma navigation de Copenhague à Drontheim. En
+vérité, ermite, ce n’est pas de l’eau de la source de Lynrass; c’est
+de l’eau de mer.</p>
+
+<p>&mdash;De l’eau de mer! répéta Spiagudry avec une épouvante qu’augmentait
+la vue du gant de l’ermite.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit le bourreau se tournant vers lui avec un éclat de rire,
+tout vous alarme donc ici, mon vieux Absalon, jusqu’à la boisson même
+d’un saint cénobite qui se mortifie?</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! non, maître. Mais de l’eau de mer.... Il n’y a qu’un
+homme....</p>
+
+<p>&mdash;Allons, vous ne savez que dire, sire docteur; votre trouble parmi
+nous vient d’une mauvaise conscience ou du mépris.</p>
+
+<p>Ces mots prononcés d’un ton d’humeur ramenèrent Spiagudry à la
+nécessité de dissimuler sa terreur. Pour amadouer son redoutable hôte,
+il appela à son secours sa vaste mémoire, et rallia le peu de présence
+d’esprit qui lui restait.</p>
+
+<p>&mdash;Du mépris, moi, du mépris pour vous, seigneur maître! pour vous,
+dont la présence dans une province donne à cette province le <i>merum
+imperium</i> [Note: <i>Droit de sang</i>, d’avoir un bourreau.] pour vous,
+maître des hautes-œuvres, exécuteur de la vindicte séculière, épée de
+la justice, bouclier de l’innocence! pour vous, qu’Aristote, livre
+six, chapitre dernier de ses <i>Politiques</i>, classe parmi les
+magistrats, et dont Paris de Puteo, dans son traité <i>de Syndico</i>, fixe
+le traitement à cinq écus d’or, comme l’atteste ce passage: <i>Quinque
+aureos manivolto</i>! pour vous, seigneur, dont les confrères à Cronstadt
+acquièrent la noblesse après trois cents têtes coupées! pour vous,
+dont les terribles mais honorables fonctions sont remplies avec
+orgueil, en Franconie par le plus nouveau marié, à Reutlingue par le
+plus jeune conseiller, à Stedien par le dernier bourgeois installé! Et
+ne sais-je pas encore, mon bon maître, que vos confrères ont en France
+droit de <i>havadium</i> sur chaque malade de Saint-Ladre, sur les
+pourceaux, et sur les gâteaux de la veille de l’épiphanie! Comment
+n’aurais-je pas un profond respect pour vous, quand l’abbé de
+Saint-Germain-des-Prés vous donne chaque année, à la Saint-Vincent,
+une tête de porc, et vous fait marcher en tête de sa procession!</p>
+
+<p>Ici la verve érudite du concierge fut brusquement interrompue par le
+bourreau.</p>
+
+<p>&mdash;C’est par ma foi la première nouvelle que j’en ai! Le docte abbé
+dont vous parlez, révérend, m’a jusqu’à présent fraudé de tous ces
+beaux droits que vous peignez d’une façon si séduisante.&mdash;Sires
+étrangers, poursuivit Orugix, sans m’arrêter à toutes les
+extravagances de ce vieux fou, il est vrai que j’ai manqué ma
+carrière. Je ne suis aujourd’hui que le pauvre bourreau d’une pauvre
+province. Eh bien! j’aurais dû certes faire un plus beau chemin que
+Stillison Dickoy, ce fameux bourreau de Moscovie. Croiriez-vous que je
+suis le même qui fut désigné, il y a vingt-quatre ans, pour
+l’exécution de Schumacker?</p>
+
+<p>&mdash;De Schumacker, du comte de Griffenfeld! s’écria Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Cela vous étonne, seigneur le muet. Eh bien! oui, de ce même
+Schumacker qu’un singulier hasard replace encore sous ma main, dans le
+cas où il plairait au roi de lever le sursis.&mdash;Vidons cette cruche,
+messieurs, et je vais vous conter comment il se fait qu’après avoir
+débuté avec tant d’éclat, je finisse si misérablement.</p>
+
+<p>&mdash;J’étais, en 1676, valet de Rhum Stuald, bourreau royal de
+Copenhague. Lors de la condamnation du comte de Griffenfeld, mon
+maître étant tombé malade, je fus, grâce à mes protections, choisi
+pour le remplacer dans cette honorable exécution. Le 5 juin&mdash;je
+n’oublierai jamais ce jour,&mdash;dès cinq heures du matin, aidé du maître
+des basses œuvres [Note: Charpentier des échafauds], je dressai
+sur la place de la citadelle un grand échafaud que nous tendîmes de
+noir, par respect pour le condamné. À huit heures la garde-noble
+entoura l’échafaud, et les hulans de Slesvig continrent la foule qui
+se pressait sur la place. Quel autre à ma place n’eût été enivré!
+Debout, et sabre en main, j’attendais sur l’estrade. Tous les regards
+étaient fixés sur moi; j’étais en ce moment le personnage le plus
+important des deux royaumes. Ma fortune, disais-je, est faite, car que
+pourraient sans moi tous ces grands seigneurs qui ont juré la perte du
+chancelier? Je me voyais déjà exécuteur royal en titre de la capitale;
+j’avais des valets, des privilèges... Écoutez! L’horloge du fort sonne
+dix heures. Le condamné sort de sa prison, traverse la place, monte à
+l’échafaud d’un pas ferme et d’un air tranquille. Je veux lui lier les
+cheveux; il me repousse, et se rend à lui-même ce dernier service.&mdash;Il
+y avait longtemps, dit-il en souriant au prieur de Saint-André, que je
+ne m’étais coiffé moi-même. Je lui offre le bandeau noir, il l’éloigne
+de ses yeux avec dédain, mais sans me marquer de mépris.&mdash;Mon ami, me
+dit-il, voilà peut-être la première fois qu’un espace de quelques
+pieds rassemble les deux officiers extrêmes de l’ordre judiciaire, le
+chancelier et le bourreau. Ces paroles sont restées gravées dans ma
+tête. Il refuse encore le coussin noir que je voulais mettre sous ses
+genoux, embrasse le prêtre, et s’agenouille, après avoir dit d’une
+voix forte qu’il mourait innocent. Alors je brisai d’un coup de masse
+l’écusson de ses armoiries, en criant, comme de coutume:</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne se fait pas sans une juste cause! Cet affront ébranla la
+fermeté du comte; il pâlit; mais il se hâta de dire:&mdash;Le roi me les a
+données, le roi peut me les ôter. Il appuya sa tête sur le billot, les
+yeux tournés vers l’est, et moi, je levai mon sabre des deux mains...
+Écoutez bien!&mdash;En ce moment un cri arrive jusqu’à moi:&mdash;Grâce, au nom
+du roi! grâce pour Schumacker! Je me retourne. C’était un aide de camp
+qui galopait vers l’échafaud en agitant un parchemin. Le comte se
+relève d’un air, non joyeux, mais seulement satisfait. Le parchemin
+lui est remis.&mdash;Juste Dieu! s’écrie-t-il, la prison perpétuelle! leur
+grâce est plus dure que la mort.&mdash;Il descend, abattu comme un voleur,
+de l’échafaud où il était monté serein. Pour moi, cela m’était égal.
+Je ne me doutais guère que le salut de cet homme était ma perte. Après
+avoir démoli l’échafaud, je rentre chez mon maître, encore plein
+d’espérances, quoiqu’un peu désappointé d’avoir perdu l’écu d’or, prix
+de la chute de la tête. Ce n’était pas tout. Le lendemain je reçois un
+ordre de départ et un diplôme d’exécuteur provincial pour le
+Drontheimhus! Bourreau de province, et de la dernière province de
+Norvège! Or sachez, messires, comment de petites causes amènent de
+grands effets. Les ennemis du comte, afin de se donner un air de
+clémence, avaient tout disposé pour que la grâce arrivât un moment
+après l’exécution. Il s’en fallut d’une minute; on s’en prit à ma
+lenteur, comme s’il eût été décent d’empêcher un personnage illustre
+de s’amuser quelques instants avant le dernier! comme si un exécuteur
+royal qui décapite un grand-chancelier pouvait le faire sans plus de
+dignité et de mesure qu’un bourreau de province qui pend un juif! À
+cela se joignit la malveillance. J’avais un frère, que même je crois
+avoir encore. Il était parvenu, en changeant de nom, dans la maison du
+nouveau chancelier, comte d’Ahlefeld. À Copenhague, ma présence
+importuna le misérable. Mon frère me méprise, parce que ce sera
+peut-être moi qui le pendrai un jour.</p>
+
+<p>Ici le disert narrateur s’interrompit pour donner passage à sa gaieté,
+puis il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, chers hôtes, que j’ai pris mon parti. Ma foi, au diable
+l’ambition! j’exerce ici honnêtement mon métier; je vends mes
+cadavres, ou Bechlie en fait des squelettes, que m’achète le cabinet
+d’anatomie de Berghen. Je ris de tout, même de cette pauvre femelle
+qui a été bohémienne et que la solitude rend folle. Mes trois
+héritiers grandissent dans la crainte du diable et de la potence. Mon
+nom est l’épouvantail des petits enfants du Drontheimhus. Les syndics
+me fournissent une charrette et des habits rouges. La Tour-Maudite me
+garantit de la pluie comme ferait le palais de l’évêque. Les vieux
+prêtres que l’orage pousse chez moi me prêchent, les savants me
+flagornent. En somme, je suis aussi heureux qu’un autre, je bois, je
+mange, je pends, et je dors.</p>
+
+<p>Le bourreau n’avait pas mené à fin ce long discours sans l’entremêler
+de bière et de bruyantes explosions de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Il tue, et il dort! murmura le ministre; l’infortuné!</p>
+
+<p>&mdash;Que ce misérable est heureux! s’écria l’ermite.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, frère ermite, dit le bourreau, misérable comme vous, mais
+certes plus heureux. Tenez, le métier serait bon si l’on ne semblait
+prendre plaisir à en ruiner les bénéfices. Croiriez-vous que je ne
+sais quelles fameuses noces ont fourni à l’aumônier nouvellement nommé
+de Drontheim l’occasion de demander la grâce de douze condamnés qui
+m’appartiennent?</p>
+
+<p>&mdash;Qui vous appartiennent! s’écria le ministre.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sans doute, père. Sept d’entre eux devaient être fouettés, deux
+marqués sur la joue gauche, et trois pendus, ce qui fait en somme
+douze.&mdash;Oui, douze écus et trente ascalins, que je perds si la grâce
+est accordée. Comment trouvez-vous, sires étrangers, cet aumônier qui
+dispose ainsi de mon bien? Ce maudit prêtre s’appelle Athanase Munder.
+Oh! si je le tenais!</p>
+
+<p>Le ministre se leva, et dit d’une voix égale et d’un air tranquille:</p>
+
+<p>&mdash;Mon fils, c’est moi qui suis Athanase Munder.</p>
+
+<p>À ce nom la colère s’alluma dans tous les traits d’Orugix, il s’élança
+brusquement de son siège. Puis son regard irrité rencontra le regard
+calme et bienveillant de l’aumônier, et il vint se rasseoir lentement,
+muet et confus.</p>
+
+<p>Il se fit un moment de silence. Ordener, qui s’était levé de table,
+prêt à défendre le prêtre, le rompit le premier.</p>
+
+<p>&mdash;Nychol Orugix, dit-il, voici treize écus pour vous dédommager de la
+grâce des condamnés.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! interrompit le ministre, qui sait si je l’obtiendrai? Il
+faudrait que je pusse parler au fils du vice-roi, car cela dépend de
+son mariage avec la fille du chancelier.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur aumônier, répondit le jeune homme d’une voix ferme, vous
+l’obtiendrez. Ordener Guldenlew ne recevra pas l’anneau nuptial, que
+les fers de vos protégés ne soient rompus.</p>
+
+<p>&mdash;Jeune étranger, vous n’y pouvez rien; mais Dieu vous entende et vous
+récompense!</p>
+
+<p>Cependant, les treize écus d’Ordener avaient achevé ce que le regard
+du prêtre avait commencé. Nychol, entièrement apaisé, reprit sa
+gaieté.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, révérend aumônier, vous êtes un brave homme, digne de
+desservir la chapelle de Saint-Hilarion; j’en disais de vous plus que
+je n’en pensais. Vous marchez droit dans votre sentier, ce n’est pas
+votre faute s’il croise le mien. Mais celui auquel j’en veux, c’est le
+gardien des morts de Drontheim, ce vieux magicien, concierge du
+Spladgest. Quel est son nom déjà? Spliugry?... Spadugry?... Dites-moi,
+mon vieux docteur, vous qui êtes une Babel de science, vous qui
+connaissez tout, vous ne pourriez pas m’aider à trouver le nom de ce
+sorcier, votre confrère? Vous avez dû le rencontrer quelquefois, les
+jours de sabbat, chevauchant en l’air sur un balai?</p>
+
+<p>Certes, si le pauvre Benignus avait pu s’enfuir en ce moment sur
+quelque monture aérienne de ce genre, le narrateur de cette histoire
+ne doute pas qu’il ne lui eût confié avec bien de la joie sa frêle
+machine épouvantée. Jamais l’amour de la vie ne s’était développé avec
+autant de force chez lui, que depuis qu’il percevait de tous ses
+organes l’imminence du danger. Tout ce qu’il voyait l’effrayait; les
+souvenirs de la Tour-Maudite, l’œil hagard de la femme rouge, la
+voix, les gants et la boisson du mystérieux ermite, l’aventurière
+intrépidité de son jeune compagnon, et, par-dessus tout, le bourreau;
+ce bourreau dans le repaire duquel il tombait en fuyant, chargé d’un
+crime. Il tremblait si fort que tout mouvement volontaire était chez
+lui paralysé, surtout lorsqu’il vit la conversation se tourner sur
+lui, et qu’il entendit l’apostrophe du formidable Orugix. Comme il ne
+se souciait guère d’imiter l’héroïsme du prêtre, sa langue embarrassée
+se refusa assez longtemps à répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! reprit le bourreau, savez-vous le nom de ce concierge du
+Spladgest? Est-ce que votre perruque vous rend sourd?</p>
+
+<p>&mdash;Un peu, seigneur...&mdash;Mais, dit-il enfin, je ne sais pas ce nom, je
+vous jure.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne le sait pas? dit la voix redoutée de l’ermite. Il a tort d’en
+faire serment. Cet homme se nomme Benignus Spiagudry.</p>
+
+<p>&mdash;Moi! moi! grand Dieu! s’écria le vieillard avec terreur.</p>
+
+<p>Le bourreau éclata de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui vous dit que c’est vous? c’est de ce païen de concierge que
+nous parlons. En vérité, ce pédagogue s’effraie de rien. Que serait-ce
+donc si ses grimaces si drôles avaient une cause sérieuse? Ce vieux
+fou serait amusant à pendre.&mdash;Ainsi, vénérable docteur, poursuivit le
+bourreau que les terreurs de Spiagudry égayaient, vous ne connaissez
+pas ce Benignus Spiagudry?</p>
+
+<p>&mdash;Non, maître, dit le concierge un peu rassuré par son <i>incognito</i>, je
+ne le connais pas, je vous assure. Et puisqu’il a le malheur de vous
+déplaire, je serais, maître, bien fâché, vraiment, de connaître cet
+homme.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, seigneur ermite, reprit Orugix, vous paraissez le
+connaître?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, vraiment, répondit l’ermite. C’est un homme grand, vieux, sec,
+chauve...</p>
+
+<p>Spiagudry, justement alarmé de cette prosopographie, raffermit en hâte
+sa perruque.</p>
+
+<p>&mdash;Il a, continua l’ermite, les mains longues comme celles d’un voleur
+qui n’a pas rencontré de voyageur depuis huit jours, le dos courbé...</p>
+
+<p>Spiagudry se redressa de son mieux.</p>
+
+<p>&mdash;Du reste, on pourrait le prendre pour un des cadavres qu’il garde,
+s’il n’avait les yeux aussi perçants. Spiagudry porta la main à son
+emplâtre protecteur.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, père, dit le bourreau à l’ermite; en quelque lieu que je le
+trouve, je reconnaîtrai maintenant le vieux juif.</p>
+
+<p>Spiagudry, qui était très bon chrétien, révolté de cette intolérable
+injure, ne put réprimer une exclamation.</p>
+
+<p>&mdash;Juif, maître!</p>
+
+<p>Puis il s’arrêta tout court, tremblant d’en avoir trop dit.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, juif ou païen, qu’importe, s’il a des relations avec le
+diable, comme on le dit!</p>
+
+<p>&mdash;Je le croirais volontiers, reprit l’ermite avec un sourire
+sardonique que son capuchon ne cachait pas entièrement, s’il n’était
+pas si poltron. Mais comment pourrait-il pactiser avec Satan? il est
+aussi lâche que méchant. Quand la peur le prend, il ne se connaît
+plus.</p>
+
+<p>L’ermite parlait lentement, comme s’il eût composé sa voix; et la
+lenteur même de ses paroles leur donnait une expression singulière.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne se connaît plus! répéta intérieurement Spiagudry.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis fâché qu’un méchant soit lâche, dit le bourreau; il ne vaut
+pas la peine d'être haï. Il faut combattre un serpent, on ne peut
+qu’écraser un lézard.</p>
+
+<p>Spiagudry hasarda quelques paroles pour sa défense.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, seigneurs; êtes-vous sûrs que l’officier public dont vous
+parlez soit tel que vous le dites? A-t-il donc une réputation?...</p>
+
+<p>&mdash;Une réputation! reprit l’ermite; la plus exécrable réputation de la
+province!</p>
+
+<p>Benignus, désappointé, se tourna vers le bourreau.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur maître, quels torts lui reprochez-vous? car je ne doute pas
+que votre haine ne soit légitime.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, vieillard, de n’en pas douter. Comme son commerce
+ressemble au mien, Spiagudry fait tout ce qu’il peut pour me nuire.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! maître, ne le croyez pas! Ou, s’il en est ainsi, c’est que cet
+homme ne vous a pas vu comme moi, entouré de votre gracieuse femme et
+de vos charmants enfants, admettant les étrangers au bonheur de votre
+foyer domestique. S’il eût joui, comme nous, de votre aimable
+hospitalité, maître, ce malheureux ne pourrait être votre ennemi.</p>
+
+<p>Spiagudry achevait à peine cette adroite allocution, quand la grande
+femme, jusqu’alors muette, se leva, et dit d’une voix aigrement
+solennelle:</p>
+
+<p>&mdash;La langue de la vipère n’est jamais plus venimeuse que lorsqu’elle
+est enduite de miel.</p>
+
+<p>Puis elle se rassit, et continua de fourbir ses pinces, travail dont
+le bruit rauque et criard, remplissant les intervalles de la
+conversation, faisait, aux dépens des oreilles des quatre voyageurs,
+l’office des chœurs dans une tragédie grecque.</p>
+
+<p>&mdash;Cette femme est folle, vraiment! se dit tout bas le concierge, ne
+pouvant s’expliquer autrement le mauvais effet de sa flatterie.</p>
+
+<p>&mdash;Bechlie a raison, docteur aux blonds cheveux! s’écria le bourreau.
+Je vous tiens pour langue de vipère, si vous continuez de justifier
+plus longtemps ce Spiagudry.</p>
+
+<p>&mdash;À Dieu ne plaise, maître! s’écria celui-ci; je ne le justifie
+nullement.</p>
+
+<p>&mdash;À la bonne heure. Vous ignorez d’ailleurs jusqu’où il pousse
+l’insolence. Croiriez-vous que l’impudent a la témérité de me disputer
+la propriété de Han d’Islande?</p>
+
+<p>&mdash;De Han d’Islande! dit brusquement l’ermite.</p>
+
+<p>&mdash;Eh, oui. Vous connaissez ce fameux brigand?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit l’ermite.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, tout brigand revient au bourreau, n’est-il pas vrai? Que
+fait cet infernal Spiagudry? il demande qu’on mette à prix la tête de
+Han.</p>
+
+<p>&mdash;Il demande qu’on mette à prix la tête de Han? interrompit l’ermite.</p>
+
+<p>&mdash;Il en a l’audace; et cela uniquement pour que le corps lui revienne,
+et que je sois frustré de ma propriété.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà qui est infâme, maître Orugix; oser vous disputer un bien qui
+vous appartient si évidemment!</p>
+
+<p>Ces mots étaient accompagnés du sourire malicieux qui effrayait
+Spiagudry.</p>
+
+<p>&mdash;Le tour est d’autant plus noir, ermite, qu’il me faudrait une
+exécution comme celle de Han pour me tirer de mon obscurité, et me
+faire la fortune que ne m’a pas faite celle de Schumacker.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, maître Nychol?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, frère ermite, le jour de l’arrestation de Han, venez me voir,
+et nous immolerons un pourceau gras à mon élévation future.</p>
+
+<p>&mdash;Volontiers; mais savez-vous si je serai libre ce jour-là? D’ailleurs
+vous aviez tout à l’heure envoyé au diable l’ambition.</p>
+
+<p>&mdash;Eh sans doute, père, quand je vois que, pour détruire mes espérances
+les mieux fondées, il suffit d’un Spiagudry et d’une requête de mise à
+prix.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! reprit l’ermite d’une voix étrange, Spiagudry a demandé la mise
+à prix!</p>
+
+<p>Cette voix était pour le pauvre homme comme le regard du crapaud pour
+l’oiseau.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneurs, dit-il, pourquoi juger témérairement? Cela n’est pas sûr,
+peut-être est-ce un faux bruit.</p>
+
+<p>&mdash;Un faux bruit! s’écria Orugix, la chose n’est que trop certaine. La
+demande des syndics est en ce moment à Drontheim, appuyée de la
+signature du concierge du Spladgest. On n’attend que la décision de
+son excellence le général gouverneur.</p>
+
+<p>Le bourreau était si bien instruit, que Spiagudry n’osa poursuivre sa
+justification; il se contenta de maudire intérieurement, pour la
+centième fois, son jeune compagnon. Mais que devint-il lorsqu’il
+entendit l’ermite, qui depuis quelques moments paraissait méditer,
+s’écrier soudain d’un ton railleur:</p>
+
+<p>&mdash;Maître Nychol, quel est donc le supplice des sacrilèges?</p>
+
+<p>Ces paroles firent sur Spiagudry le même effet que si on lui avait
+arraché son emplâtre et sa perruque. Il attendit avec anxiété la
+réponse d’Orugix, qui acheva d’abord de vider son verre.</p>
+
+<p>&mdash;Cela dépend du genre de sacrilège, répondit le bourreau.</p>
+
+<p>&mdash;Si le sacrilège est la profanation d’un mort?</p>
+
+<p>Pour le coup, le tremblant Benignus s’attendit à voir son nom sortir
+d’un moment à l’autre de la bouche de l’inexplicable ermite.</p>
+
+<p>&mdash;Autrefois, dit froidement Orugix, on l’enterrait vivant avec le
+cadavre profané.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant?</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant on est plus doux.</p>
+
+<p>&mdash;On est plus doux! dit Spiagudry, respirant à peine.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, reprit le bourreau de l’air satisfait et négligent d’un artiste
+qui parle de son art; on lui imprime d’abord, avec un fer chaud, une S
+sur le gras des jambes.</p>
+
+<p>&mdash;Et ensuite? interrompit le vieux concierge, contre lequel il eût été
+difficile d’exécuter cette partie de la peine.</p>
+
+<p>&mdash;Ensuite, dit le bourreau, on se contente de le pendre.</p>
+
+<p>&mdash;Miséricorde! s’écria Spiagudry; de le pendre!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, qu’a-t-il? il me regarde de l’air dont le patient regarde
+le gibet.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois avec plaisir, disait l’ermite, que l’on est revenu à des
+principes d’humanité.</p>
+
+<p>En ce moment, l’orage, qui avait cessé, permit d’entendre très
+distinctement au dehors le son clair et intermittent d’un cor.</p>
+
+<p>&mdash;Nychol, dit la femme, on est à la poursuite de quelque malfaiteur,
+c’est le cor des archers.</p>
+
+<p>&mdash;Le cor des archers! répéta chacun des interlocuteurs avec un accent
+différent, mais Spiagudry avec celui de la plus profonde terreur.</p>
+
+<p>Ils achevaient à peine cette exclamation quand on frappa à la porte de
+la tour.</p>
+
+<h2><a name="XIII" id="XIII"></a>XIII</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Il ne faut qu’un homme, un signal; les éléments<br /></span>
+<span class="i0">d’une révolution sont tout prêts. Qui commencera?<br /></span>
+<span class="i0">Dès qu’il y aura un point d’appui, tout<br /></span>
+<span class="i0">s’ébranlera.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">BONAPARTE<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Loevig est un gros bourg situé sur la rive septentrionale du golfe de
+Drontheim, et adossé à une chaîne basse de collines nues et
+bizarrement bariolées par diverses sortes de cultures, pareilles à de
+grands pans de mosaïque appuyés à l’horizon. L’aspect du bourg est
+triste; la cabane de bois et de jonc du pêcheur, la hutte conique
+bâtie de terre et de cailloux où le mineur invalide passe le peu de
+vieux jours que ses épargnes lui permettent de donner au soleil et au
+repos, la frêle charpente abandonnée que le chasseur de chamois revêt
+à son tour d’un toit de paille et de murs de peaux de bêtes, bordent
+des rues plus longues que le bourg, parce qu’elles sont étroites et
+tortueuses. Sur une place où l’on ne voit plus aujourd’hui que les
+vestiges d’une grosse tour, s’élevait alors l’ancienne forteresse
+bâtie par Horda le Fin-Archer, seigneur de Loevig et frère d’armes du
+roi païen Halfdan, et occupée en 1698 par le syndic du bourg, lequel
+en eût été l’habitant le mieux logé, sans la cigogne argentée qui
+venait tous les étés se percher à l’extrémité du clocher pointu de
+l’église, pareille à la perle blanche au sommet du bonnet aigu d’un
+mandarin.</p>
+
+<p>Le matin même du jour où Ordener était arrivé à Drontheim, un
+personnage était débarqué, également incognito, à Loevig. Sa litière
+dorée, quoique sans armoiries, ses quatre grands laquais armés
+jusqu’aux dents, avaient soudain fait le sujet de toutes les
+conversations et de toutes les curiosités. L’hôte de la <i>Mouette
+d’or</i>, petite taverne où le grand personnage était descendu, avait
+pris lui-même un air mystérieux et répondait à toutes les questions:
+Je ne sais pas, d’un air qui voulait dire: Je sais tout, mais vous ne
+saurez rien. Les grands laquais étaient plus muets que des poissons,
+et plus sombres que les bouches d’une mine. Le syndic s’était d’abord
+renfermé dans sa tour, attendant dans sa dignité la première visite de
+l’étranger; mais bientôt les habitants l’avaient vu avec surprise se
+présenter deux fois inutilement à la <i>Mouette d’or</i>, et le soir épier
+un salut du voyageur appuyé sur sa fenêtre entrouverte. Les commères
+inféraient de là que le personnage avait fait connaître son haut rang
+au seigneur syndic. Elles se trompaient. Un messager expédié par
+l’étranger s’était présenté chez le syndic pour y faire viser son
+droit de passe, et le syndic avait remarqué sur le grand cachet de
+cire verte du paquet qu’il portait deux mains de justice croisées
+soutenant un manteau d’hermine surmonté d’une couronne de comte
+imposée à un écusson autour duquel pendaient les colliers de
+l’Éléphant et de Dannebrog. Cette observation avait suffi au syndic,
+qui désirait vivement obtenir de la grande chancellerie le haut
+syndicat du Drontheimhus. Mais il avait perdu ses avances, car le
+noble inconnu ne voulait voir personne.</p>
+
+<p>Le second jour de l’arrivée de ce voyageur à Loevig tirait à sa fin,
+lorsque l’hôte entra dans sa chambre en disant, après une inclination
+profonde, que le messager attendu de sa courtoisie venait d’arriver.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit sa courtoisie, qu’il monte.</p>
+
+<p>Un instant après, le messager entra, ferma soigneusement la porte,
+puis saluant jusqu’à terre l’étranger qui s’était à demi tourné vers
+lui, attendit dans un silence respectueux qu’il lui adressât la
+parole.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous espérais ce matin, dit celui-ci; qui donc vous a retenu?</p>
+
+<p>&mdash;Les intérêts de votre grâce, seigneur comte; ai-je un autre souci?</p>
+
+<p>&mdash;Que fait Elphège? que fait Frédéric?</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont bien portants.</p>
+
+<p>&mdash;Bien! bien! interrompit le maître; n’avez-vous rien de plus
+intéressant à m’apprendre? Quoi de nouveau à Drontheim?</p>
+
+<p>&mdash;Rien, sinon que le baron de Thorvick y est arrivé hier.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je sais qu’il a voulu consulter ce vieux mecklembourgeois Levin
+sur le mariage projeté. Savez-vous quel a été le résultat de son
+entrevue avec le gouverneur?</p>
+
+<p>&mdash;Aujourd’hui à midi, heure de mon départ, il n’avait point encore vu
+le général.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! arrivé de la veille! Vous m’étonnez, Musdœmon. Et avait-il
+vu la comtesse?</p>
+
+<p>&mdash;Encore moins, seigneur.</p>
+
+<p>&mdash;C’est donc vous qui l’avez vu?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon noble maître; et d’ailleurs je ne le connais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment, si personne ne l’a vu, savez-vous qu’il est à Drontheim?</p>
+
+<p>&mdash;Par son domestique, qui est descendu hier au palais du gouverneur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais lui, est-il donc descendu ailleurs?</p>
+
+<p>&mdash;Son domestique assure qu’en arrivant il s’est embarqué pour
+Munckholm, après être entré dans le Spladgest.</p>
+
+<p>Le regard du comte s’enflamma.</p>
+
+<p>&mdash;Pour Munckholm! pour la prison de Schumacker! en êtes-vous certain?
+J’ai toujours pensé que cet honnête Levin était un traître. Pour
+Munckholm! Qui peut l’attirer là? va-t-il demander aussi des conseils
+à Schumacker? va-t-il?...</p>
+
+<p>&mdash;Noble seigneur, interrompit Musdœmon, il n’est pas sûr qu’il y soit
+allé.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! et que me disiez-vous donc? vous jouez-vous de moi?</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, votre grâce, je répétais au seigneur comte ce que disait le
+domestique du seigneur baron. Mais le seigneur Frédéric, qui était
+hier de garde au donjon, n’y a point vu le baron Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Belle preuve! mon fils ne connaît pas le fils du vice-roi. Ordener a
+pu entrer au fort incognito.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, seigneur; mais le seigneur Frédéric affirme n’avoir vu
+personne.</p>
+
+<p>Le comte parut se calmer.</p>
+
+<p>&mdash;Cela est différent; mon fils l’affirme-t-il en effet?</p>
+
+<p>&mdash;Il me l’a assuré à trois reprises; et l’intérêt du seigneur Frédéric
+est ici le même que celui de sa grâce.</p>
+
+<p>Cette réflexion du messager rassura complètement le comte.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit-il, je comprends. Le baron, en arrivant, aura voulu se
+promener un peu sur le golfe, et le domestique se sera persuadé qu’il
+allait à Munckholm. En effet, qu’irait-il faire là? j’étais bien sot
+de m’alarmer. Cette nonchalance de mon gendre à voir le vieux Levin
+prouve au contraire que son affection pour lui n’est pas si vive que
+je le craignais. Vous ne croiriez pas, mon cher Musdœmon, poursuivit
+le comte avec un sourire, que je m’imaginais déjà Ordener amoureux
+d’Éthel Schumacker, et que je bâtissais un roman et une intrigue sur
+ce voyage à Munckholm. Mais, Dieu merci, Ordener est moins fou que
+moi.&mdash;À propos, mon cher, que devient cette jeune Danaé entre les
+mains de Frédéric?</p>
+
+<p>Musdœmon avait conçu les mêmes alarmes que son maître touchant Éthel
+Schumacker, et les avait combattues sans pouvoir les vaincre aussi
+aisément. Cependant, charmé de voir son maître sourire, il se garda
+bien de troubler sa sécurité et chercha au contraire à l’accroître,
+afin d’accroître cette sérénité si précieuse dans les grands pour
+leurs favoris.</p>
+
+<p>&mdash;Noble comte, votre fils a échoué près de la fille de Schumacker;
+mais il paraît qu’un autre a été plus heureux.</p>
+
+<p>Le comte l’interrompit vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Un autre! quel autre?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! mais, je ne sais quel serf, paysan ou vassal...</p>
+
+<p>&mdash;Dites-vous vrai? s’écria le comte, dont la figure dure et sombre
+était devenue radieuse.</p>
+
+<p>&mdash;Le seigneur Frédéric me l’a affirmé, ainsi qu’à la noble comtesse.</p>
+
+<p>Le comte se leva et se mit à parcourir la chambre en se frottant les
+mains.</p>
+
+<p>&mdash;Musdœmon, mon cher Musdœmon, encore un effort et nous sommes au
+but. Le rejeton de l’arbre est flétri; il ne nous reste plus qu’à
+renverser le tronc.&mdash;Avez-vous encore quelque bonne nouvelle?</p>
+
+<p>&mdash;Dispolsen a été assassiné.</p>
+
+<p>Le visage du comte se dérida entièrement.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous verrez que nous marcherons de triomphe en triomphe. A-t-on
+ses papiers? a-t-on surtout ce coffre de fer?</p>
+
+<p>&mdash;J’annonce avec peine à votre grâce que le meurtre n’a point été
+commis par les nôtres. Il a été tué et dépouillé sur les grèves
+d’Urchtal, et l’on attribue cet exploit à Han d’Islande.</p>
+
+<p>&mdash;Han d’Islande! reprit le maître, dont le visage s’était rembruni;
+quoi! ce brigand célèbre que nous voulons mettre à la tête de nos
+révoltés!</p>
+
+<p>&mdash;Lui-même, noble comte; et je crains, d’après ce que j’en ai entendu
+dire, que nous n’ayons de la peine à le trouver. En tout cas, je me
+suis assuré d’un chef qui prendra son nom et pourra le remplacer.
+C’est un farouche montagnard, haut et dur comme un chêne, féroce et
+hardi comme un loup dans un désert de neige; il est impossible que ce
+formidable géant ne ressemble pas à Han d’Islande.</p>
+
+<p>&mdash;Ce Han d’Islande, demanda le comte, est donc de haute taille?</p>
+
+<p>&mdash;C’est le bruit le plus populaire, votre grâce.</p>
+
+<p>&mdash;J’admire toujours, mon cher Musdœmon, l’art avec lequel vous
+disposez vos plans. Quand éclate l’insurrection?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! très prochainement, votre grâce; en ce moment peut-être. La
+tutelle royale pèse depuis longtemps aux mineurs; tous saisissent avec
+joie l’idée d’un soulèvement. L’incendie commencera par Guldbranshal,
+s’étendra à Sund-Moër, gagnera Kongsberg. Deux mille mineurs peuvent
+être sur pied en trois jours. La révolte se fera au nom de Schumacker;
+c’est en ce nom que leur parlent nos émissaires. Les réserves du Midi
+et la garnison de Drontheim et de Skongen s’ébranleront; et vous serez
+ici justement pour étouffer la rébellion, nouveau et insigne service
+aux yeux du roi, et pour le délivrer de ce Schumacker si inquiétant
+pour son trône. Voilà sur quelles indestructibles bases s’élèvera
+l’édifice que couronnera le mariage de la noble dame Ulrique avec le
+baron de Thorvick.</p>
+
+<p>L’entretien intime de deux scélérats n’est jamais long, parce que ce
+qu’il y a d’homme en eux s’effraie bien vite de ce qu’il y a
+d’infernal. Quand deux âmes perverses s’étalent réciproquement leur
+impudique nudité, leurs mutuelles laideurs les révoltent. Le crime
+fait horreur au crime même; et deux méchants qui conversent, avec tout
+le cynisme du tête-à-tête, de leurs passions, de leurs plaisirs, de
+leurs intérêts, se sont l’un à l’autre comme un effroyable miroir.
+Leur propre bassesse les humilie dans autrui, leur propre orgueil les
+confond, leur propre néant les épouvante; et ils ne peuvent se fuir,
+se désavouer eux-mêmes dans leur semblable; car chaque rapport odieux,
+chaque affreuse coïncidence, chaque hideuse parité trouve en eux une
+voix toujours infatigable qui la dénonce à leur oreille sans cesse
+fatiguée. Quelque secret que soit leur entretien, il a toujours deux
+insupportables témoins;&mdash;Dieu, qu’ils ne voient pas; et la conscience,
+qu’ils sentent.</p>
+
+<p>Les conversations confidentielles de Musdœmon étaient d’autant plus
+fatigantes pour le comte qu’il mettait toujours sans ménagements son
+maître de moitié dans les crimes entrepris ou à entreprendre. Bien des
+courtisans croient adroit de sauver aux grands l’apparence des
+mauvaises actions; ils prennent sur eux la responsabilité du mal, et
+laissent même souvent à la pudeur du patron la consolation d’avoir
+semblé résister à un crime profitable. Musdœmon, par un raffinement
+d’adresse, suivait la marche contraire. Il voulait paraître conseiller
+rarement et toujours obéir. Il connaissait l'âme de son maître comme
+son maître connaissait la sienne; aussi ne se compromettait-il qu’en
+compromettant le comte. La tête que le comte aurait le plus volontiers
+fait tomber, après celle de Schumacker, c’était celle de Musdœmon; il
+le savait comme si son maître le lui eût dit, et son maître savait
+qu’il le savait.</p>
+
+<p>Le comte avait appris ce qu’il voulait apprendre. Il était satisfait.
+Il ne lui restait plus qu’à congédier Musdœmon.</p>
+
+<p>&mdash;Musdœmon, dit-il avec un sourire gracieux, vous êtes le plus fidèle
+et le plus zélé de mes serviteurs. Tout va bien et je le dois à vos
+soins. Je vous fais secrétaire intime de la grande chancellerie.</p>
+
+<p>Musdœmon s’inclina profondément.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n’est pas tout, poursuivit le comte, je vais demander pour vous
+une troisième fois l’ordre de Dannebrog; mais je crains toujours que
+votre naissance, votre indigne parenté...</p>
+
+<p>Musdœmon rougit, pâlit, et cacha les altérations de son visage en
+s’inclinant de nouveau.</p>
+
+<p>&mdash;Allez, dit le comte lui présentant sa main à baiser, allez, seigneur
+secrétaire intime, rédiger votre <i>placeat</i>. Il trouvera peut-être le
+roi dans un moment de bonne humeur.</p>
+
+<p>&mdash;Que sa majesté l’accorde ou non, je suis confus et fier des bontés
+de votre grâce.</p>
+
+<p>&mdash;Dépêchez-vous, mon cher, car je suis pressé de partir. Il faut
+tâcher encore d’avoir des renseignements précis sur ce Han.</p>
+
+<p>Musdœmon, après une troisième révérence, entr’ouvrit la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit le comte, j’oubliais... En votre qualité nouvelle de
+secrétaire intime, vous écrirez à la chancellerie pour qu’on envoie sa
+destitution à ce syndic de Loevig, qui compromet son rang dans le
+canton par une foule de bassesses envers les étrangers qu’il ne
+connaît pas.</p>
+
+<h2><a name="XIV" id="XIV"></a>XIV</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Le religieux qui visite à minuit le reliquaire,<br /></span>
+<span class="i0">Le chevalier qui dompte un coursier belliqueux,<br /></span>
+<span class="i0">Celui qui meurt au son redouté de la trompette,<br /></span>
+<span class="i0">Celui qui meurt au bruit pacifique des oraisons.<br /></span>
+<span class="i0">Sont l’objet de tes soins, prodigués également<br /></span>
+<span class="i0">À l’homme pieux, sous le casque ou sous la tonsure.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Hymne à saint Anselme.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>&mdash;Oui, maître, nous devons en vérité un pèlerinage à la grotte de
+Lynrass. Eût-on cru que cet ermite, que je maudissais comme un esprit
+infernal, serait notre ange sauveur, et que la lance qui semblait nous
+menacer à tout moment nous servirait de pont pour franchir le
+précipice?</p>
+
+<p>C’est en ces termes assez burlesquement figurés que Benignus Spiagudry
+faisait éclater aux oreilles d’Ordener sa joie, son admiration et sa
+reconnaissance pour l’ermite mystérieux. On devine que nos deux
+voyageurs sont sortis de la Tour-Maudite. Au point où nous les
+retrouvons, ils ont même déjà laissé assez loin derrière eux le hameau
+de Vygla et suivent péniblement une route montueuse, entrecoupée de
+mares ou embarrassée de grosses pierres que les torrents passagers de
+l’orage ont déposées sur la terre humide et visqueuse. Le jour ne
+paraît pas encore; seulement les buissons qui couronnent les rochers
+des deux côtés du chemin se détachent du ciel déjà blanchâtre comme
+des découpures noires, et l’œil voit les objets, encore sans
+couleurs, reprendre par degrés leurs formes à cette lumière terne, et
+en quelque sorte épaisse, que le crépuscule du nord verse à travers
+les froids brouillards du matin.</p>
+
+<p>Ordener gardait le silence, car depuis quelques instants il s’était
+doucement livré à ce demi-sommeil que le mouvement machinal de la
+marche permet quelquefois. Il n’avait pas dormi depuis la veille où il
+avait donné au repos, dans une barque de pêcheur amarrée au port de
+Drontheim, le peu d’heures qui avaient séparé sa sortie du Spladgest
+de son retour à Munckholm. Aussi, tandis que son corps s’avançait vers
+Skongen, son esprit s’était envolé au golfe de Drontheim, dans cette
+sombre prison, sous ces lugubres tours qui renfermaient le seul être
+auquel il pût dans le monde attacher l’idée d’espérance et de bonheur.
+Éveillé, le souvenir de son Éthel dominait toutes ses pensées;
+endormi, ce souvenir devenait comme une image fantastique qui
+illuminait tous ses rêves. Dans cette seconde vie du sommeil, où l'âme
+existe un moment seule, où l'être physique avec tous ses maux
+matériels semble s'être évanoui, il voyait cette vierge bien aimée,
+non plus belle, non plus pure, mais plus libre, plus heureuse, plus à
+lui. Seulement, sur la route de Skongen, l’oubli de son corps,
+l’engourdissement de ses facultés ne pouvaient être complets; car de
+temps en temps une fondrière, une pierre, une branche d’arbre,
+heurtant ses pieds, le rappelaient brusquement de l’idéal au réel. Il
+relevait alors la tête, entr’ouvrait ses yeux fatigués, et regrettait
+d'être retombé de son beau voyage céleste dans son pénible voyage
+terrestre, où rien ne le dédommageait de ses illusions enfuies que
+l’idée de sentir contre son cœur cette boucle de cheveux qui lui
+appartenait en attendant qu’Éthel tout entière fût à lui. Puis ce
+souvenir ramenait la charmante image fantastique, et il remontait
+mollement, non dans son rêve, mais dans sa vague et opiniâtre rêverie.</p>
+
+<p>&mdash;Maître, répéta Spiagudry d’une voix plus forte, qui, jointe au choc
+d’un tronc d’arbre, réveilla Ordener, ne craignez rien. Les archers
+ont pris sur la droite avec l’ermite en sortant de la tour, et nous
+sommes assez loin d’eux pour pouvoir parler. Il est vrai que jusqu’ici
+le silence était prudent.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, dit Ordener en bâillant, vous poussez la prudence un peu
+loin. Il y a trois heures au moins que nous avons quitté la tour et
+les archers.</p>
+
+<p>&mdash;Cela est vrai, seigneur; mais prudence ne nuit jamais. Voyez, si je
+m’étais nommé au moment où le chef de cette infernale escouade a
+demandé Benignus Spiagudry, d’une voix pareille à celle dont Saturne
+demandait son fils nouveau-né pour le dévorer; si, même, en ce moment
+terrible, je n’avais eu recours à une taciturnité prudente, où
+serais-je, mon noble maître?</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, vieillard, je crois qu’en ce moment-là nul n’eût pu obtenir
+de vous votre nom, eût-on employé des tenailles pour vous l’arracher.</p>
+
+<p>&mdash;Avais-je tort, maître? Si j’avais parlé, l’ermite, que saint Hospice
+et saint Usbald le solitaire bénissent! l’ermite n’aurait pas eu le
+temps de demander au chef des archers si son escouade n’était pas
+composée de soldats de la garnison de Munckholm, question
+insignifiante, faite uniquement pour gagner du temps. Avez-vous
+remarqué, jeune seigneur, après la réponse affirmative de ce stupide
+archer, avec quel sourire singulier l’ermite l’a invité à le suivre,
+en lui disant qu’il connaissait la retraite du fugitif Benignus
+Spiagudry?</p>
+
+<p>Ici le concierge s’arrêta un moment comme pour prendre de l’élan, car
+il reprit soudain d’une voix larmoyante d’enthousiasme:</p>
+
+<p>&mdash;Bon prêtre! digne et vertueux anachorète, pratiquant les principes
+de l’humanité chrétienne et de la charité évangélique! Et moi qui
+m’effrayais de ses dehors, assez sinistres à la vérité; mais ils
+cachent une si belle âme! Avez-vous encore remarqué, mon noble maître,
+qu’il y avait quelque chose de singulier dans l’accent dont il m’a
+dit: au revoir! en emmenant les archers? Dans un autre moment, cet
+accent m’eût alarmé; mais ce n’est pas la faute du pieux et excellent
+ermite. La solitude donne sans doute à la voix ce timbre étrange; car
+je connais, seigneur,&mdash;ici la voix de Benignus devint plus basse&mdash;je
+connais un autre solitaire, ce formidable vivant que... Mais non, par
+respect pour le vénérable ermite de Lynrass, je ne ferai pas cet
+odieux rapprochement. Les gants n’ont également rien d’extraordinaire,
+il fait assez froid pour qu’on en porte; et sa boisson salée ne
+m’étonne pas davantage. Les cénobites catholiques ont souvent des
+règles singulières; celle-là même, maître, se trouve indiquée dans ce
+vers du célèbre Urensius, religieux du mont Caucase:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Rivos despiciens, maris undam polat amaram.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Comment ne me suis-je pas rappelé ce vers dans cette maudite ruine de
+Vygla! un peu plus de mémoire m’aurait épargné de bien folles alarmes.
+Il est vrai qu’il est difficile, n’est-ce pas, seigneur, d’avoir ses
+idées nettes dans un pareil repaire, assis à la table d’un bourreau!
+d’un bourreau! d’un être voué au mépris et à l’exécration universelle,
+qui ne diffère de l’assassin que par la fréquence et l’impunité de ses
+meurtres, dont le cœur, à toute l’atrocité des plus affreux brigands,
+réunit la lâcheté que du moins leurs crimes aventureux ne leur
+permettent pas! d’un être qui offre à manger et verse à boire de la
+même main qui fait jouer des instruments de torture et crier les os
+des misérables entre les ais rapprochés d’un chevalet! Respirer le
+même air qu’un bourreau! Et le plus vil mendiant, si ce contact impur
+l’a souillé, abandonne avec horreur les derniers haillons qui
+protégeaient contre l’hiver ses maladies et ses nudités! Et le
+chancelier, après avoir scellé ses lettres d’office, les jette sous la
+table des sceaux, en signe de dégoût et de malédiction! Et en France,
+quand le bourreau est mort à son tour, les sergents de la prévôté
+aiment mieux payer une amende de quarante livres que de lui succéder!
+Et à Pesth, le condamné Chorchill, auquel on offrait sa grâce avec des
+lettres d’exécuteur, préféra le rôle de patient au métier de bourreau!
+N’est-il pas encore notoire, noble jeune seigneur, que Turmeryn,
+évêque de Maëstricht, fit purifier une église où était entré le
+bourreau, et que la czarine Petrowna se lavait le visage chaque fois
+qu’elle revenait d’une exécution? Vous savez également que les rois de
+France, pour honorer les gens de guerre, veulent qu’ils soient punis
+par leurs camarades, afin que ces nobles hommes, même lorsqu’ils sont
+criminels, ne deviennent pas infâmes par l’attouchement d’un bourreau.
+Et enfin, ce qui est décisif, dans la <i>Descente de saint Georges aux
+enfers</i>, par le savant Melasius Iturham, Caron ne donne-t-il pas au
+brigand Robin Hood le pas sur le bourreau Phlipcrass?&mdash;Vraiment,
+maître, si jamais je deviens puissant&mdash;ce que Dieu seul peut
+savoir&mdash;je supprime les bourreaux et je rétablis l’ancienne coutume et
+les vieux tarifs. Pour le meurtre d’un prince, on paiera, comme en
+1150, quatorze cent quarante doubles écus royaux; pour le meurtre d’un
+comte, quatorze cent quarante écus simples; pour celui d’un baron,
+quatorze cent quarante bas écus; le meurtre d’un simple noble sera
+taxé à quatorze cent quarante ascalins; et celui d’un bourgeois....</p>
+
+<p>&mdash;N’entends-je pas le pas d’un cheval qui vient à nous? interrompit
+Ordener.</p>
+
+<p>Ils tournèrent la tête, et, comme le jour avait paru pendant le long
+soliloque scientifique de Spiagudry, ils purent distinguer en effet, à
+cent pas en arrière, un homme vêtu de noir, agitant un bras vers eux,
+et pressant de l’autre un de ces petits chevaux d’un blanc sale que
+l’on rencontre souvent, domptés ou sauvages, dans les montagnes basses
+de la Norvège.</p>
+
+<p>&mdash;De grâce, maître, dit le peureux concierge, pressons le pas, cet
+homme noir m’a tout l’air d’un archer.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, vieillard, nous sommes deux, et nous fuirions devant un
+seul homme!</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! vingt éperviers fuient devant un hibou. Quelle gloire y
+a-t-il à attendre un officier de justice?</p>
+
+<p>&mdash;Et qui vous dit que c’en est un? reprit Ordener, dont les yeux
+n’étaient pas troublés par la peur. Rassurez-vous, mon brave guide; je
+reconnais ce voyageur.&mdash;Arrêtons-nous.</p>
+
+<p>Il fallut céder. Un moment après, le cavalier les aborda; et Spiagudry
+cessa de trembler en reconnaissant la figure grave et sereine de
+l’aumônier Athanase Munder.</p>
+
+<p>Celui-ci les salua en souriant, et arrêta sa monture, en disant d’une
+voix que son essoufflement entrecoupait:</p>
+
+<p>&mdash;Mes chers enfants, c’est pour vous que je reviens sur mes pas; et le
+Seigneur ne permettra sans doute pas que mon absence, prolongée dans
+une intention de charité, soit préjudiciable à ceux auxquels ma
+présence est utile.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur ministre, répondit Ordener, nous serions heureux de pouvoir
+vous servir en quelque chose.</p>
+
+<p>&mdash;C’est moi, au contraire, noble jeune homme, qui veux vous servir.
+Daigneriez-vous me dire quel est le but de votre voyage?</p>
+
+<p>&mdash;Révérend aumônier, je ne puis.</p>
+
+<p>&mdash;Je désire qu’en effet, mon fils, il y ait de votre part impuissance
+et non défiance. Car alors malheur à moi! malheur à celui dont l’homme
+de bien se défie, même quand il ne l’a vu qu’une fois!</p>
+
+<p>L’humilité et l’onction du prêtre touchèrent vivement Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Tout ce que je puis vous dire, mon père, c’est que nous visitons les
+montagnes du nord.</p>
+
+<p>&mdash;C’est ce que je pensais, mon fils, et voilà pourquoi je viens à
+vous. Il y a dans ces montagnes des bandes de mineurs et de chasseurs,
+souvent redoutables aux voyageurs.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien,&mdash;je sais qu’il ne faut pas essayer de détourner de sa route
+un noble jeune homme qui va chercher un danger,&mdash;mais l’estime que
+j’ai conçue pour vous m’a inspiré un autre moyen de vous être utile.
+Le malheureux faux monnayeur auquel j’ai porté hier les dernières
+consolations de mon Dieu avait été mineur. Au moment de la mort, il
+m’a donné ce parchemin sur lequel son nom est écrit, disant que cette
+passe me préserverait de tout danger, si jamais je voyageais dans ces
+montagnes. Hélas! à quoi cela pourrait-il servir à un pauvre prêtre
+qui vivra et mourra avec des prisonniers, et qui d’ailleurs, <i>inter
+castra latronum</i>, ne doit chercher de défense que dans la patience et
+la prière, seules armes de Dieu! Si je n’ai pas refusé cette passe,
+c’est qu’il ne faut point affliger par un refus le cœur de celui qui,
+dans peu d’instants, n’aura plus rien à recevoir et à donner sur la
+terre. Le bon Dieu daignait m’inspirer, car aujourd’hui je puis vous
+apporter ce parchemin, afin qu’il vous accompagne dans les hasards de
+votre route, et que le don du mourant soit un bienfait pour le
+voyageur.</p>
+
+<p>Ordener reçut avec attendrissement le présent du vieux prêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur aumônier, dit-il, Dieu veuille que votre désir soit exaucé!
+Merci. Pourtant, ajouta-t-il, mettant la main sur son sabre, je
+portais déjà mon droit de passe à mon côté.</p>
+
+<p>&mdash;Jeune homme, dit le prêtre, peut-être ce frêle parchemin vous
+protégera-t-il mieux que votre épée de fer. Le regard d’un pénitent
+est plus puissant que le glaive même de l’archange. Adieu. Mes
+prisonniers m’attendent. Veuillez prier quelquefois pour eux et pour
+moi.</p>
+
+<p>&mdash;Saint prêtre, reprit Ordener en souriant, je vous ai dit que vos
+condamnés auraient leur grâce; ils l’auront.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ne parlez pas avec cette assurance, mon fils. Ne tentez pas le
+Seigneur. Un homme ne sait pas ce qui se passe dans le cœur d’un
+autre homme, et vous ignorez encore ce que décidera le fils du
+vice-roi. Peut-être, hélas! ne daignera-t-il jamais admettre devant
+lui un humble aumônier. Adieu, mon fils; que votre voyage soit béni,
+et que parfois il sorte de votre belle âme un souvenir pour le pauvre
+prêtre et une prière pour les pauvres prisonniers.</p>
+
+<h2><a name="XV" id="XV"></a>XV</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Sois le bienvenu, Hugo; dis-moi, toi... as-tu<br /></span>
+<span class="i0">jamais vu un orage aussi terrible?<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">MATURIN, <i>Bertram</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Dans une salle attenante aux appartements du gouverneur de Drontheim,
+trois des secrétaires de son excellence venaient de s’asseoir devant
+une table noire, chargée de parchemins, de papier, de cachets et
+d’écritoires, et près de laquelle un quatrième tabouret resté vide
+annonçait qu’un des scribes était en retard. Ils étaient déjà depuis
+quelque temps méditant et écrivant chacun de leur côté, quand l’un
+d’eux s’écria:</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous, Wapherney, que ce pauvre bibliothécaire Foxtipp va,
+dit-on, être renvoyé par l’évêque, grâce à la lettre de recommandation
+dont vous avez appuyé la requête du docteur Anglyvius?</p>
+
+<p>&mdash;Que nous contez-vous là, Richard? dit vivement celui des deux autres
+secrétaires auquel ne s’adressait point Richard, Wapherney n’a pu
+écrire en faveur d’Anglyvius, car la pétition de cet homme a révolté
+le général quand je la lui ai lue.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me l’aviez dit, en effet, reprit Wapherney; mais j’ai trouvé
+sur la pétition le mot <i>tribuatur</i>, de la main de son excellence.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité! s’écria l’autre.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon cher; et plusieurs autres décisions de son excellence, dont
+vous m’aviez parlé, sont également changées dans les apostilles.
+Ainsi, sur la requête des mineurs, le général a écrit: <i>negetur</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! mais je n’y comprends rien; le général craignait l’esprit
+turbulent de ces mineurs.</p>
+
+<p>&mdash;Il a peut-être voulu les effrayer par la sévérité. Ce qui me le
+ferait croire, c’est que le placet de l’aumônier Munder pour les douze
+condamnés est également mis à néant.</p>
+
+<p>Le secrétaire auquel Wapherney parlait se leva ici brusquement.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pour le coup, je ne peux vous croire. Le gouverneur est trop bon
+et m’a montré trop de pitié envers ces condamnés pour....</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, Arthur, reprit Wapherney, lisez vous-même.</p>
+
+<p>Arthur prit le placet et vit le fatal signe de réprobation.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, dit-il, j’en crois à peine mes yeux. Je veux représenter
+le placet au général. Quel jour son excellence a-t-elle donc apostillé
+ces pièces?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, répondit Wapherney, je crois qu’il y a trois jours.</p>
+
+<p>&mdash;Ç'a été, reprit Richard à voix basse, dans la matinée qui a précédé
+l’apparition si courte et la disparition si mystérieusement subite du
+baron Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, s’écria vivement Wapherney avant qu’Arthur eût eu le temps de
+répondre, ne voilà-t-il pas encore un <i>tribuatur</i> sur la burlesque
+requête de ce Benignus Spiagudry!</p>
+
+<p>Richard éclata de rire.</p>
+
+<p>&mdash;N’est-ce pas ce vieux gardien de cadavres qui a également disparu
+d’une manière si singulière?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, reprit Arthur; on a trouvé dans son charnier un cadavre mutilé,
+en sorte que la justice le fait poursuivre comme sacrilège. Mais un
+petit lapon, qui le servait et qui est resté seul au Spladgest, pense,
+avec tout le peuple, que le diable l’a emporté comme sorcier.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà, dit Wapherney en riant, un personnage qui laisse une bonne
+réputation!</p>
+
+<p>Il achevait à peine son éclat de rire quand le quatrième secrétaire
+entra.</p>
+
+<p>&mdash;En honneur, Gustave, vous arrivez bien tard ce matin. Vous
+seriez-vous marié par hasard hier?</p>
+
+<p>&mdash;Eh non! reprit Wapherney, c’est qu’il aura pris le chemin le plus
+long pour passer, avec son manteau neuf, sous les fenêtres de
+l’aimable Rosily.</p>
+
+<p>&mdash;Wapherney, dit le nouveau venu, je voudrais que vous eussiez deviné.
+Mais la cause de mon retard est certes moins agréable; et je doute que
+mon manteau neuf ait produit quelque effet sur les personnages que je
+viens de visiter.</p>
+
+<p>&mdash;D’où venez-vous donc? demanda Arthur.</p>
+
+<p>&mdash;Du Spladgest.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu m’est témoin, s’écria Wapherney laissant tomber sa plume, que
+nous en parlions tout à l’heure! Mais si l’on peut en parler par
+passe-temps, je ne conçois pas comment on y entre.</p>
+
+<p>&mdash;Et bien moins encore, dit Richard, comment on s’y arrête. Mais, mon
+cher Gustave, qu’y avez-vous donc vu?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit Gustave, vous êtes curieux, sinon de voir, du moins
+d’entendre; et vous seriez bien punis si je refusais de vous décrire
+ces horreurs, auxquelles vous frémiriez d’assister.</p>
+
+<p>Les trois secrétaires pressèrent vivement Gustave, qui se fit un peu
+prier, quoique son désir de leur raconter ce qu’il avait vu ne fût pas
+intérieurement moins vif que leur envie de le savoir.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, Wapherney, vous pourrez transmettre mon récit à votre jeune
+sœur, qui aime tant les choses effrayantes. J’ai été entraîné dans le
+Spladgest par la foule qui s’y pressait. On vient d’y apporter les
+cadavres de trois soldats du régiment de Munckholm et de deux archers,
+trouvés hier à quatre lieues dans les gorges, au fond du précipice de
+Cascadthymore. Quelques spectateurs assurent que ces malheureux
+composaient l’escouade envoyée, il y a trois jours, dans la direction
+de Skongen, à la recherche du concierge fugitif du Spladgest. Si cela
+est vrai, on ne peut concevoir comment tant d’hommes armés ont pu être
+assassinés. La mutilation des corps paraît prouver qu’ils ont été
+précipités du haut des rochers. Cela fait dresser les cheveux.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! Gustave, vous les avez vus? demanda vivement Wapherney.</p>
+
+<p>&mdash;Je les ai encore devant les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Et présume-t-on quels sont les auteurs de cet attentat?</p>
+
+<p>&mdash;Quelques personnes pensaient que ce pouvait être une bande de
+mineurs, et assuraient qu’on avait entendu hier, dans les montagnes,
+les sons de la corne avec laquelle ils s’appellent.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité! dit Arthur.</p>
+
+<p>&mdash;Oui; mais un vieux paysan a détruit cette conjecture en faisant
+observer qu’il n’y avait ni mines ni mineurs du côté de Cascadthymore.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui serait-ce donc?</p>
+
+<p>&mdash;On ne sait; si les corps n’étaient entiers, on pourrait croire que
+ce sont quelques bêtes féroces, car ils portent sur leurs membres de
+longues et profondes égratignures. Il en est de même du cadavre d’un
+vieillard à barbe blanche qu’on a apporté au Spladgest avant-hier
+matin, à la suite de cet affreux orage qui vous a empêché, mon cher
+Léandre Wapherney, d’aller visiter, sur l’autre rive du golfe, votre
+Héro du coteau de Larsynn.</p>
+
+<p>&mdash;Bien! bien! Gustave, dit Wapherney en riant; mais quel est ce
+vieillard?</p>
+
+<p>&mdash;À sa haute taille, à sa longue barbe blanche, à un chapelet qu’il
+tient encore fortement serré entre ses mains, quoiqu’il ait été trouvé
+du reste absolument dépouillé, on a reconnu, dit-on, un certain ermite
+des environs; je crois qu’on l’appelle l’ermite de Lynrass. Il est
+évident que le pauvre homme a été également assassiné; mais dans quel
+but? On n’égorge plus maintenant pour opinion religieuse, et le vieil
+ermite ne possédait au monde que sa robe de bure et la bienveillance
+publique.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous dites, reprit Richard, que ce corps est déchiré, ainsi que
+ceux des soldats, comme par les ongles d’une bête féroce?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon cher; et un pêcheur affirmait avoir remarqué des traces
+pareilles sur le corps d’un officier trouvé, il y a plusieurs jours,
+assassiné, vers les grèves d’Urchtal.</p>
+
+<p>&mdash;Cela est singulier, dit Arthur.</p>
+
+<p>&mdash;Cela est effroyable, dit Richard.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, reprit Wapherney, silence et travail, car je crois que le
+général va bientôt venir.&mdash;Mon cher Gustave, je suis bien curieux de
+voir ces corps; si vous voulez, ce soir, en sortant, nous entrerons un
+moment au Spladgest.</p>
+
+<h2><a name="XVI" id="XVI"></a>XVI</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Elle eût été si facilement heureuse! une simple<br /></span>
+<span class="i0">cabane dans une vallée des Alpes, quelques<br /></span>
+<span class="i0">occupations domestiques auraient suffi pour<br /></span>
+<span class="i0">satisfaire ses modestes désirs et remplir sa douce<br /></span>
+<span class="i0">vie; mais moi, l’ennemi de Dieu, je n’ai pas eu de<br /></span>
+<span class="i0">repos que je n’aie brisé son cœur, que je n’aie<br /></span>
+<span class="i0">fait tomber en ruine sa destinée. Il faut qu’elle<br /></span>
+<span class="i0">soit la victime de l’enfer.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">GOETHE, <i>Faust</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>En 1675, c’est-à-dire vingt-quatre années avant l’époque où se passe
+cette histoire, hélas! ç'avait été une fête charmante pour tout le
+hameau de Thoctree, que le mariage de la douce Lucy Pelnyrh, et du
+beau, du grand, de l’excellent jeune homme Caroll Stadt. Il est vrai
+de dire qu’ils s’aimaient depuis longtemps; et comment tous les cœurs
+ne se seraient-ils pas intéressés aux deux jeunes amants le jour où
+tant d’ardents désirs, tant d’inquiètes espérances allaient enfin se
+changer en bonheur! Nés dans le même village, élevés dans les mêmes
+champs, bien souvent, dans leur enfance, Caroll s’était endormi après
+leurs jeux sur le sein de Lucy; bien souvent, dans leur adolescence,
+Lucy s’était, après leurs travaux, appuyée sur le bras de Caroll. Lucy
+était la plus timide et la plus jolie des filles du pays, Caroll le
+plus brave et le plus noble des garçons du canton; ils s’aimaient, et
+ils n’auraient pas mieux pu se rappeler le jour où ils avaient
+commencé d’aimer, que le jour où ils avaient commencé de vivre.</p>
+
+<p>Mais leur mariage n’était pas venu comme leur amour, doucement et de
+lui-même. Il y avait eu des intérêts domestiques, des haines de
+famille, des parents, des obstacles; une année entière ils avaient été
+séparés, et Caroll avait bien souffert loin de sa Lucy, et Lucy avait
+bien pleuré loin de son Caroll, avant le jour bienheureux qui les
+réunissait, pour désormais ne plus souffrir et pleurer qu’ensemble.</p>
+
+<p>C’était en la sauvant d’un grand péril que Caroll avait enfin obtenu
+sa Lucy. Un jour il avait entendu des cris dans un bois; c’était sa
+Lucy qu’un brigand, redouté de tous les montagnards, avait surprise et
+paraissait vouloir enlever. Caroll attaqua hardiment ce monstre à face
+humaine, auquel le singulier rugissement qu’il poussait comme une bête
+féroce avait fait donner le nom de <i>Han</i>. Oui, il attaqua celui que
+personne n’osait attaquer; mais l’amour lui donnait des forces de
+lion. Il délivra sa bien-aimée Lucy, la rendit à son père, et le père
+la lui donna.</p>
+
+<p>Or tout le village fut joyeux le jour où l’on unit ces deux fiancés.
+Lucy, seule, paraissait sombre. Jamais pourtant elle n’avait attaché
+un regard plus tendre sur son cher Caroll; mais ce regard était aussi
+triste que tendre, et, dans la joie universelle, c’était un sujet
+d’étonnement. De moment en moment, plus le bonheur de son ami semblait
+croître, plus ses yeux exprimaient de douleur et d’amour.&mdash;O ma Lucy,
+lui dit Caroll après la sainte cérémonie, la présence de ce brigand,
+qui est un malheur pour toute la contrée, aura donc été un bonheur
+pour moi!&mdash;On remarqua qu’elle secoua la tête et ne répondit rien.</p>
+
+<p>Le soir vint; on les laissa seuls dans leur chaumière neuve, et les
+danses et les jeux redoublèrent sur la place du village, pour célébrer
+la félicité des deux époux.</p>
+
+<p>Le lendemain matin, Caroll Stadt avait disparu; quelques mots de sa
+main furent remis au père de Lucy Pelnyrh par un chasseur des monts de
+Kole, qui l’avait rencontré avant l’aube, errant sur les grèves du
+golfe. Le vieux Will Pelnyrh montra ce papier au pasteur et au syndic,
+et il ne resta de la fête de la veille que l’abattement et le morne
+désespoir de Lucy.</p>
+
+<p>Cette catastrophe mystérieuse consterna tout le village, et l’on
+s’efforça vainement de l’expliquer. Des prières pour l'âme de Caroll
+furent dites dans la même église où, quelques jours auparavant,
+lui-même avait chanté des cantiques d’actions de grâces sur son
+bonheur. On ne sait ce qui retint à la vie la veuve Stadt. Au bout de
+neuf mois de solitude et de deuil, elle mit au monde un fils, et, le
+jour même, le village de Golyn fut écrasé par la chute du rocher
+pendant qui le dominait.</p>
+
+<p>La naissance de ce fils ne dissipa point la douleur sombre de sa mère.
+Gill Stadt n’annonçait en rien qu’il dût ressembler à Caroll. Son
+enfance farouche semblait promettre une vie plus farouche encore.
+Quelquefois un petit homme sauvage&mdash;dans lequel des montagnards qui
+l’avaient vu de loin affirmaient reconnaître le fameux Han
+d’Islande&mdash;venait dans la cabane déserte de la veuve de Caroll, et
+ceux qui passaient alors près de là en entendaient sortir des plaintes
+de femme et des rugissements de tigre. L’homme emmenait le jeune Gill,
+et des mois s’écoulaient; puis il le rendait à sa mère, plus sombre et
+plus effrayant encore.</p>
+
+<p>La veuve Stadt avait pour cet enfant un mélange d’horreur et de
+tendresse. Quelquefois elle le serrait dans ses bras de mère, comme le
+seul lien qui l’attachât encore à la vie; d’autres fois elle le
+repoussait avec épouvante en appelant Caroll, son cher Caroll. Nul
+être au monde ne savait ce qui bouleversait son cœur.</p>
+
+<p>Gill avait passé sa vingt-troisième année; il vit Guth Stersen, et
+l’aima avec fureur. Guth Stersen était riche, et il était pauvre.
+Alors, il partit pour Roeraas afin de se faire mineur et de gagner de
+l’or. Depuis lors sa mère n’en avait plus entendu parler.</p>
+
+<p>Une nuit, assise devant le rouet qui la nourrissait, elle veillait,
+avec sa lampe à demi éteinte, dans sa cabane, sous ces murs vieillis
+comme elle dans la solitude et le deuil, muets témoins de la
+mystérieuse nuit de ses noces. Inquiète, elle pensait à son fils, dont
+la présence, si vivement désirée, allait lui rappeler, et peut-être
+lui apporter bien des douleurs. Cette pauvre mère aimait son fils,
+tout ingrat qu’il était. Et comment ne l’aurait-elle pas aimé? elle
+avait tant souffert pour lui!</p>
+
+<p>Elle se leva, alla prendre au fond d’une vieille armoire un crucifix
+rouillé dans la poussière. Un moment elle le considéra d’un œil
+suppliant; puis tout à coup, le repoussant avec effroi:&mdash;Prier!
+cria-t-elle; est-ce que je puis prier?&mdash;Tu n’as plus à prier que
+l’enfer, malheureuse! c’est à l’enfer que tu appartiens.</p>
+
+<p>Elle retombait dans sa sombre rêverie, lorsqu’on frappa à la porte.</p>
+
+<p>C’était un événement rare chez la veuve Stadt; car, depuis longues
+années, grâce à ce que sa vie offrait d’extraordinaire, tout le
+village de Thoctree la croyait en commerce avec les esprits infernaux.
+Aussi nul n’approchait de sa cabane. Étranges superstitions de ce
+siècle et de ce pays d’ignorance! elle devait au malheur la même
+réputation de sorcellerie que le concierge du Spladgest devait à la
+science!</p>
+
+<p>&mdash;Si c’était mon fils, si c’était Gill! s’écria-t-elle; et elle
+s’élança vers la porte.</p>
+
+<p>Hélas! ce n’était pas son fils. C’était un petit ermite vêtu de bure,
+dont le capuchon rabattu ne laissait voir que la barbe noire.</p>
+
+<p>&mdash;Saint homme, dit la veuve, que demandez-vous? Vous ne savez pas à
+quelle maison vous vous adressez.</p>
+
+<p>&mdash;Si vraiment! répliqua l’ermite, d’une voix rauque et trop connue.</p>
+
+<p>Et, arrachant ses gants, sa barbe noire et son capuchon, il découvrit
+un atroce visage, une barbe rousse et des mains armées d’ongles
+hideux.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! cria la veuve, et elle cacha sa tête dans ses mains.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit le petit homme, est-ce que, depuis vingt-quatre ans, tu
+ne t’es pas encore habituée à voir l’époux que tu dois contempler
+durant toute l’éternité?</p>
+
+<p>Elle murmura avec épouvante:&mdash;L’éternité!</p>
+
+<p>&mdash;Écoute, Lucy Pelnyrh, je t’apporte des nouvelles de ton fils.</p>
+
+<p>&mdash;De mon fils! où est-il? pourquoi ne vient-il pas?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne peut.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous avez de ses nouvelles. Je vous rends grâces. Hélas! vous
+pouvez donc m’apporter du bonheur!</p>
+
+<p>&mdash;C’est le bonheur en effet que je t’apporte, dit l’homme d’une voix
+sourde; car tu es une faible femme, et je m’étonne que ton ventre ait
+pu porter un pareil fils. Réjouis-toi donc. Tu craignais que ton fils
+ne marchât sur ma trace; ne crains plus rien.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! s’écria la mère avec ravissement, mon fils, mon bien-aimé Gill
+est donc changé?</p>
+
+<p>L’ermite regardait sa joie avec un rire funeste.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! bien changé! dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi n’est-il pas accouru dans mes bras? Où l’avez-vous vu?
+que faisait-il?</p>
+
+<p>&mdash;Il dormait.</p>
+
+<p>La veuve, dans l’excès de sa joie, ne remarquait ni le regard
+sinistre, ni l’air horriblement railleur du petit homme.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne l’avoir pas réveillé, ne lui avoir pas dit: Gill, viens
+voir ta mère?</p>
+
+<p>&mdash;Son sommeil était profond.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! quand viendra-t-il? Apprenez-moi, je vous en supplie, si je le
+reverrai bientôt.</p>
+
+<p>Le faux ermite tira de dessous sa robe une espèce de coupe d’une forme
+singulière.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! veuve, dit-il, bois au prochain retour de ton fils!</p>
+
+<p>La veuve poussa un cri d’horreur. C’était un crâne humain. Elle fit un
+geste d’épouvante et ne put proférer une parole.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! cria tout à coup l’homme avec une voix terrible, ne
+détourne pas les yeux, femme; regarde. Tu demandes à revoir ton fils?
+Regarde, te dis-je! car voilà tout ce qui en reste.</p>
+
+<p>Et, aux lueurs de la lampe rougeâtre, il présentait aux lèvres pâles
+de la mère le crâne nu et desséché de son fils.</p>
+
+<p>Trop de malheurs avaient passé sur cette âme pour qu’un malheur de
+plus la brisât. Elle éleva sur le farouche ermite un regard fixe et
+stupide.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! la mort! dit-elle faiblement; la mort! laissez-moi mourir.</p>
+
+<p>&mdash;Meurs si tu veux!&mdash;Mais souviens-toi, Lucy Pelnyrh, du bois de
+Thoetree; souviens-toi du jour où le démon, en s’emparant de ton
+corps, a donné ton âme à l’enfer! Je suis le démon, Lucy, et tu es mon
+épouse éternelle! Maintenant, meurs, si tu veux.</p>
+
+<p>C’était une croyance, dans ces contrées superstitieuses, que des
+esprits infernaux apparaissaient parfois parmi les hommes pour y vivre
+des vies de crime et de calamité. Entre autres fameux scélérats, Han
+d’Islande avait cette effrayante renommée. On croyait encore que la
+femme qui, par séduction ou par violence, était la proie d’un de ces
+démons à forme humaine, devenait irrévocablement par ce malheur sa
+compagne de damnation.</p>
+
+<p>Les événements que l’ermite rappelait à la veuve parurent réveiller en
+elle ces idées.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! dit-elle douloureusement, je ne puis donc échapper à
+l’existence!&mdash;Et qu’ai-je fait? car tu le sais, mon bien-aimé Caroll,
+je suis innocente. Le bras d’une jeune fille n’a point la force du
+bras d’un démon.</p>
+
+<p>Elle poursuivit; ses regards étaient pleins de délire, et ses paroles
+incohérentes semblaient nées du tremblement convulsif de ses lèvres.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Caroll, depuis ce jour je suis impure et innocente; et le démon
+me demande si je me le rappelle, cet horrible jour!&mdash;Mon Caroll, je ne
+t’ai point trompé; tu es venu trop tard; j’étais à lui avant d'être à
+toi, hélas!&mdash;Hélas! et je serai punie éternellement. Non, je ne vous
+rejoindrai pas, vous que je pleure. À quoi bon mourir? J’irai avec ce
+monstre, dans un monde qui lui ressemble, dans le monde des réprouvés!
+et qu’ai-je donc fait? Mes malheurs dans la vie seront mes crimes dans
+l’éternité.</p>
+
+<p>Le petit ermite appuyait sur elle un regard de triomphe et d’autorité.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s’écria-t-elle tout à coup en se tournant vers lui, ah!
+dites-moi, ceci n’est-il pas quelque rêve affreux que votre présence
+m’apporte? car, vous le savez, hélas! depuis le jour de ma perte,
+toutes les fatales nuits où votre esprit m’a visitée ont été marquées
+pour moi par d’impures apparitions, d’effrayants songes et des visions
+épouvantables.</p>
+
+<p>&mdash;Femme, femme, reviens à la raison. Il est aussi vrai que tu es
+éveillée, qu’il est vrai que Gill est mort.</p>
+
+<p>Le souvenir de ses anciennes infortunes avait comme effacé en cette
+mère celui de son nouveau malheur; ces paroles le lui rendirent.</p>
+
+<p>&mdash;O mon fils! mon fils! dit-elle; et le son de sa voix aurait ému tout
+autre que l'être méchant qui l’écoutait. Non, il reviendra; il n’est
+pas mort; je ne puis croire qu’il est mort.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! va le demander aux rochers de Roeraas, qui l’ont écrasé, au
+golfe de Drontheim, qui l’a enseveli. La veuve tomba à genoux et cria
+avec effort:</p>
+
+<p>&mdash;Dieu, grand Dieu!</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, servante de l’enfer!</p>
+
+<p>La malheureuse se tut. Il poursuivit.</p>
+
+<p>&mdash;Ne doute pas de la mort de ton fils. Il a été puni par où son père a
+failli. Il a laissé amollir son cœur de granit par un regard de
+femme. Moi, je t’ai possédée, mais je ne t’ai jamais aimée. Le malheur
+de ton Caroll est retombé sur lui.&mdash;Mon fils et le tien a été trompé
+par sa fiancée, par celle pour qui il est mort.</p>
+
+<p>&mdash;Mort! reprit-elle, mort! Cela est donc vrai?&mdash;O Gill, tu étais né de
+mon malheur; tu avais été conçu dans l’épouvante et enfanté dans le
+deuil; ta bouche avait déchiré mon sein; enfant, jamais tes caresses
+n’avaient répondu à mes caresses, tes embrassements à mes
+embrassements; tu as toujours fui et repoussé ta mère, ta mère si
+seule et si abandonnée dans la vie! Tu ne cherchais à me faire oublier
+mes maux passés qu’en me créant de nouvelles douleurs; tu me
+délaissais pour le démon auteur de ton existence et de mon veuvage;
+jamais, durant de longues années, Gill, jamais une joie ne m’est venue
+de toi; et cependant aujourd’hui ta mort, mon fils, me semble la plus
+insupportable de mes afflictions, aujourd’hui ton souvenir me semble
+un souvenir d’enchantement et de consolation. Hélas!</p>
+
+<p>Elle ne put continuer; elle cacha sa tête dans son voile de bure
+noire, et on l’entendait sangloter douloureusement.</p>
+
+<p>&mdash;Faible femme! murmura l’ermite; puis il reprit d’une voix
+forte:&mdash;Dompte ta douleur, je me suis joué de la mienne. Écoute, Lucy
+Pelnyrh, pendant que tu pleures encore ton fils, j’ai déjà commencé à
+le venger. C’est pour un soldat de la garnison de Munckholm que sa
+fiancée l’a trompé. Tout le régiment périra par mes mains.&mdash;Vois, Lucy
+Pelnyrh. Il avait relevé les manches de sa robe, et montrait à la
+veuve ses bras difformes teints de sang.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit-il en poussant une sorte de rugissement, c’est aux grèves
+d’Urchtal, c’est aux gorges de Cascadthymore, que l’esprit de Gill
+doit se promener avec joie.&mdash;Allons, femme, ne vois-tu pas ce sang?
+Console-toi donc!</p>
+
+<p>Puis tout à coup, comme frappé d’un souvenir, il s’interrompit:</p>
+
+<p>&mdash;Veuve, ne t’a-t-on pas remis de ma part un coffre de fer?&mdash;Quoi! je
+t’ai envoyé de l’or et je t’apporte du sang, et tu pleures encore! Tu
+n’es donc pas de la race des hommes?</p>
+
+<p>La veuve, absorbée dans son désespoir, gardait le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! dit-il avec un rire farouche, muette et immobile! tu n’es
+donc pas non plus de la race des femmes, Lucy Pelnyrh!&mdash;Et il secouait
+son bras pour qu’elle l’écoutât.&mdash;Est-ce qu’un messager ne t’a pas
+apporté un coffre de fer scellé?</p>
+
+<p>La veuve, lui accordant une attention passagère, fit un signe de tête
+négatif, et retomba dans sa morne rêverie.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! le misérable! cria le petit homme, le misérable infidèle!
+Spiagudry, cet or te coûtera cher!</p>
+
+<p>Et, dépouillant sa robe d’ermite, il s’élança hors de la cabane avec
+le grondement d’une hyène qui cherche un cadavre.</p>
+
+<h2><a name="XVII" id="XVII"></a>XVII</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Seigneur, je peigne mes cheveux, je les peigne en<br /></span>
+<span class="i0">pleurant, parce que vous me laissez seule, et que<br /></span>
+<span class="i0">vous vous en allez dans les montagnes.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>La Dame au Comte</i>, romance<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Éthel, cependant, avait déjà compté quatre jours longs et monotones
+depuis qu’elle errait seule dans le sombre jardin du donjon de
+Slesvig; seule dans l’oratoire, témoin de tant de pleurs et confident
+de tant de vœux; seule dans la longue galerie où, une fois, elle
+n’avait pas entendu sonner minuit. Son vieux père l’accompagnait
+quelquefois, mais elle n’en était pas moins seule, car le véritable
+compagnon de sa vie était absent.</p>
+
+<p>Malheureuse jeune fille! Qu’avait fait cette âme jeune et pure pour
+être déjà livrée à tant d’infortune? Enlevée au monde, aux honneurs,
+aux richesses, aux joies de la jeunesse, aux triomphes de la beauté,
+elle était encore au berceau qu’elle était déjà dans un cachot;
+captive près d’un père captif, elle avait grandi en le voyant dépérir;
+et pour comble de douleurs, pour qu’elle n’ignorât aucun esclavage,
+l’amour était venu la trouver dans sa prison.</p>
+
+<p>Encore si elle eût pu avoir son Ordener auprès d’elle, que lui eût
+fait la liberté? Eût-elle su seulement s’il existait un monde dont on
+la séparait? Et d’ailleurs, son monde, son ciel, n’eussent-ils pas été
+avec elle dans cet étroit donjon, sous ces noires tours hérissées de
+soldats, et vers lesquelles le passant n’en aurait pas moins jeté un
+regard de pitié?</p>
+
+<p>Mais, hélas! pour la seconde fois, son Ordener était absent; et, au
+lieu de couler près de lui des heures bien courtes, mais toujours
+renaissantes, dans de saintes caresses et de chastes embrassements,
+elle passait les nuits et les jours à pleurer son absence et à prier
+pour ses dangers. Car une vierge n’a que sa prière et ses larmes.</p>
+
+<p>Quelquefois elle enviait ses ailes à l’hirondelle libre qui venait lui
+demander quelque nourriture à travers les barreaux de sa prison.
+Quelquefois elle laissait fuir sa pensée sur le nuage qu’un vent
+rapide enfonçait dans le nord du ciel; puis tout à coup elle
+détournait sa tête et voilait ses yeux, comme si elle eût craint de
+voir apparaître le gigantesque brigand et commencer le combat inégal
+sur l’une des montagnes lointaines dont le sommet bleuâtre rampait à
+l’horizon ainsi qu’une nuée immobile.</p>
+
+<p>Oh! qu’il est cruel d’aimer alors qu’on est séparé de l'être qu’on
+aime! Bien peu de cœurs ont connu cette douleur dans toute son
+étendue, parce que bien peu de cœurs ont connu l’amour dans toute sa
+profondeur. Alors, étranger en quelque sorte à sa propre existence, on
+se crée pour soi-même une solitude morne, un vide immense, et, pour
+l'être absent, je ne sais quel monde effrayant de périls, de monstres
+et de déceptions; les diverses facultés qui composaient notre nature
+se changent et se perdent en un désir infini de l'être qui nous
+manque; tout ce qui nous environne est hors de notre vie. Cependant on
+respire, on marche, on agit, mais sans la pensée. Comme une planète
+égarée qui aurait perdu son soleil, le corps se meut au hasard; l'âme
+est ailleurs.</p>
+
+<h2><a name="XVIII" id="XVIII"></a>XVIII</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Sur un grand bouclier ces chefs impitoyables<br /></span>
+<span class="i0">Épouvantent l’enfer de serments effroyables;<br /></span>
+<span class="i0">Et près d’un taureau noir qu’ils viennent d’égorger,<br /></span>
+<span class="i0">Tous, la main dans le sang, jurent de se venger.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Les Sept Chefs devant Thèbes.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Les rivages de Norvège abondent en baies étroites, en criques, en
+récifs, en lagunes, en petits caps tellement multipliés qu’ils
+fatiguent la mémoire du voyageur et la patience du topographe.
+Autrefois, à en croire les discours populaires, chaque isthme avait
+son démon qui le hantait, chaque anse sa fée qui l’habitait, chaque
+promontoire son saint qui le protégeait; car la superstition mêle
+toutes les croyances pour se faire des terreurs. Sur la grève de
+Kelvel, à quelques milles au nord de la grotte de Walderhog, un seul
+endroit, disait-on, était libre de toute juridiction des esprits
+infernaux, intermédiaires ou célestes. C’était la clairière riveraine
+dominée par le rocher sur le sommet duquel on apercevait encore
+quelques vieilles ruines du manoir de Ralph ou Radulphe le Géant.
+Cette petite prairie sauvage, bordée au couchant par la mer, et
+étroitement encaissée dans des roches couvertes de bruyères, devait ce
+privilège au nom seul de cet ancien sire norvégien, son premier
+possesseur. Car quelle fée, quel diable, ou quel ange eût osé se faire
+l’hôte ou le patron du domaine autrefois occupé et protégé par Ralph
+le Géant?</p>
+
+<p>Il est vrai que le nom seul du formidable Ralph suffisait pour
+imprimer un caractère effrayant à ces lieux déjà si sauvages. Mais, à
+tout prendre, un souvenir n’est pas si redoutable qu’un esprit; et
+jamais un pêcheur, attardé par le gros temps, en amarrant sa barque
+dans la crique de Ralph, n’avait vu le follet rire et danser, parmi
+des âmes, sur le haut d’un rocher, ni la fée parcourir les bruyères
+dans son char de phosphore traîné par des vers luisants, ni le saint
+remonter vers la lune après sa prière.</p>
+
+<p>Si pourtant, la nuit qui suivit le grand orage, les houles de la mer
+et la violence du vent eussent permis à quelque marinier égaré
+d’aborder dans cette baie hospitalière, peut-être eût-il été frappé
+d’une superstitieuse épouvante en contemplant les trois hommes qui,
+cette nuit-là, s’étaient assis autour d’un grand feu, allumé au milieu
+de la clairière. Deux d’entre eux étaient couverts de grands chapeaux
+de feutre et des larges pantalons des mineurs royaux. Leurs bras
+étaient nus jusqu’à l’épaule, leurs pieds cachés dans des bottines
+fauves; une ceinture d’étoffe rouge soutenait leurs sabres recourbés
+et leurs longs pistolets. Tous deux portaient une trompe de corne
+suspendue à leur cou. L’un était vieux, l’autre était jeune; et
+l’épaisseur de la barbe du vieillard, la longueur des cheveux du jeune
+homme, ajoutaient quelque chose de sauvage à leurs physionomies,
+naturellement dures et sévères.</p>
+
+<p>À son bonnet de peau d’ours, à sa casaque de cuir huilé, au mousquet
+fixé en bandoulière à son dos, à sa culotte courte et étroite, à ses
+genoux nus, à ses sandales d’écorce, à la hache étincelante qu’il
+portait à la main, il était facile de reconnaître, dans le compagnon
+des deux mineurs, un montagnard du nord de la Norvège.</p>
+
+<p>Certes, celui qui eût aperçu de loin ces trois figures singulières,
+sur lesquelles le foyer, agité par les brises de mer, jetait des
+lueurs rouges et changeantes, eût pu être à bon droit effrayé, sans
+même croire aux spectres et aux démons; il lui eût suffi pour cela de
+croire aux voleurs et d'être un peu plus riche qu’un poëte.</p>
+
+<p>Ces trois hommes tournaient souvent la tête vers le sentier perdu du
+bois qui aboutit à la clairière de Ralph, et d’après celles de leurs
+paroles que le vent n’emportait pas, ils semblaient attendre un
+quatrième personnage.</p>
+
+<p>&mdash;Dites donc, Kennybol, savez-vous qu’à cette heure-ci nous
+n’attendrions pas aussi paisiblement cet envoyé du comte Griffenfeld
+dans la prairie voisine, la prairie du lutin Tulbytilbet, ou là-bas,
+dans la baie de Saint-Cuthbert?</p>
+
+<p>&mdash;Ne parlez pas si haut, Jonas, répondit le montagnard au vieux
+mineur, béni soit Ralph Géant qui nous protège! Me préserve le ciel de
+remettre le pied dans la clairière de Tulbytilbet! L’autre jour j’y
+croyais cueillir de l’aubépine, et j’y ai cueilli de la mandragore,
+qui s’est mise à saigner et à crier, ce qui a failli me rendre fou.</p>
+
+<p>Le jeune mineur se prit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, Kennybol! je crois, moi, que le cri de la mandragore a
+bien produit tout son effet sur votre pauvre cerveau.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre cerveau toi-même! dit le montagnard avec humeur; voyez,
+Jonas, il rit de la mandragore. Il rit comme un insensé qui joue avec
+une tête de mort.</p>
+
+<p>&mdash;Hum! repartit Jonas. Qu’il aille donc à la grotte de Walderhog, où
+les têtes de ceux que Han, démon d’Islande, a assassinés, reviennent
+chaque nuit danser autour de son lit de feuilles sèches, en
+entre-choquant leurs dents pour l’endormir.</p>
+
+<p>&mdash;Cela est vrai, dit le montagnard.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, reprit le jeune homme, le seigneur Hacket, que nous attendons,
+ne nous a-t-il pas promis que Han d’Islande se mettrait à la tête de
+notre insurrection?</p>
+
+<p>&mdash;Il l’a promis, répondit Kennybol; et, avec l’aide de ce démon, nous
+sommes sûrs de vaincre toutes les casaques vertes de Drontheim et de
+Copenhague.</p>
+
+<p>&mdash;Tant mieux! s’écria le vieux mineur; mais ce n’est pas moi qui me
+chargerai de faire la sentinelle la nuit près de lui.</p>
+
+<p>En ce moment, le craquement des bruyères mortes sous des pas d’homme
+appela l’attention des interlocuteurs; ils se détournèrent, et un
+rayon du foyer leur fit reconnaître le nouveau venu.</p>
+
+<p>&mdash;C’est lui!&mdash;c’est le seigneur Hacket!&mdash;Salut, seigneur Hacket; vous
+vous êtes fait attendre.&mdash;Voilà plus de trois quarts d’heure que nous
+sommes au rendez-vous.</p>
+
+<p>Ce seigneur <i>Hacket</i> était un homme petit et gras, vêtu de noir, dont
+la figure joviale avait une expression sinistre.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, mes amis, dit-il; j’ai été retardé par mon ignorance du chemin
+et les précautions qu’il m’a fallu prendre.&mdash;J’ai quitté le comte
+Schumacker ce matin; voici trois bourses d’or qu’il m’a chargé de vous
+remettre.</p>
+
+<p>Les deux vieillards se jetèrent sur l’or avec l’avidité commune, aux
+paysans de cette pauvre Norvège. Le jeune mineur repoussa la bourse
+que lui tendait Hacket.</p>
+
+<p>&mdash;Gardez votre or, seigneur envoyé; je mentirais si je disais que je
+me révolte pour votre comte Schumacker; je me révolte pour affranchir
+les mineurs de la tutelle royale; je me révolte pour que le lit de ma
+mère n’ait plus une couverture déchiquetée comme les côtes de notre
+bon pays, la Norvège.</p>
+
+<p>Loin de paraître déconcerté, le seigneur Hacket répondit en souriant:</p>
+
+<p>&mdash;C’est donc à votre pauvre mère, mon cher Norbith, que j’enverrai cet
+argent, afin qu’elle ait deux couvertures neuves pour les bises de cet
+hiver.</p>
+
+<p>Le jeune homme se rendit par un signe de tête, et l’envoyé, en orateur
+habile, se hâta d’ajouter:</p>
+
+<p>&mdash;Mais gardez-vous de répéter ce que vous venez de dire
+inconsidérément, que ce n’est pas pour Schumacker, comte de
+Griffenfeld, que vous prenez les armes.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant.... cependant, murmurèrent les deux vieillards, nous
+savons bien qu’on opprime les mineurs, mais nous ne connaissons pas ce
+comte, ce prisonnier d’état.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! reprit vivement l’envoyé; pouvez-vous être ingrats à ce
+point! Vous gémissiez dans vos souterrains, privés d’air et de jour,
+dépouillés de toute propriété, esclaves de la plus onéreuse tutelle!
+Qui est venu à votre aide? qui a ranimé votre courage? qui vous a
+donné de l’or, des armes? N’est-ce pas mon illustre maître, le noble
+comte de Griffenfeld, plus esclave et plus infortuné encore que vous?
+Et maintenant, comblés de ses bienfaits, vous refuseriez de vous en
+servir pour conquérir sa liberté, en même temps que la vôtre?</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, interrompit le jeune mineur, ce serait mal agir.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, seigneur Hacket, dirent les deux vieillards, nous combattrons
+pour le comte Schumacker.</p>
+
+<p>&mdash;Courage, mes amis! levez-vous en son nom, portez le nom de votre
+bienfaiteur d’un bout de la Norvège à l’autre. Écoutez, tout seconde
+votre juste entreprise; vous allez être délivrés d’un formidable
+ennemi, le général Levin de Knud, qui gouverne la province. La
+puissance secrète de mon noble maître, le comte de Griffenfeld, va le
+faire rappeler momentanément à Berghen.&mdash;Allons, dites-moi, Kennybol,
+Jonas, et vous, mon cher Norbith, tous vos compagnons sont-ils prêts?</p>
+
+<p>&mdash;Mes frères de Guldbranshal, dit Norbith, n’attendent que mon signal.
+Demain, si vous voulez....</p>
+
+<p>&mdash;Demain, soit. Il faut que les jeunes mineurs, dont vous êtes le
+chef, lèvent les premiers l’étendard. Et vous, mon brave Jonas?</p>
+
+<p>&mdash;Six cents braves des îles Fa-roër, qui vivent depuis trois jours de
+chair de chamois et d’huile d’ours, dans la forêt de Bennallag, ne
+demandent qu’un coup de trompe de leur vieux capitaine Jonas, du bourg
+de Loevig.</p>
+
+<p>&mdash;Fort bien. Et vous, Kennybol?</p>
+
+<p>&mdash;Tous ceux qui portent une hache dans les gorges de Kole, et
+gravissent les rochers sans genouillères, sont prêts à se joindre à
+leurs frères les mineurs, quand ils auront besoin d’eux.</p>
+
+<p>&mdash;Il suffit. Annoncez à vos compagnons, pour qu’ils ne doutent pas de
+vaincre, ajouta l’envoyé en haussant la voix, que Han d’Islande sera
+le chef.</p>
+
+<p>&mdash;Cela est-il certain? demandèrent-ils tous trois ensemble et d’une
+voix où se mêlaient l’expression de la terreur et celle de
+l’espérance.</p>
+
+<p>L’envoyé répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous attendrai tous trois dans quatre jours, à pareille heure,
+avec vos colonnes réunies, dans la mine d’Apsyl-Corh, près le lac de
+Smiasen, sous la plaine de l’Étoile-Bleue. Han d’Islande
+m’accompagnera.</p>
+
+<p>&mdash;Nous y serons, dirent les trois chefs. Et puisse Dieu ne pas
+abandonner ceux qu’aidera le démon!</p>
+
+<p>&mdash;Ne craignez rien de la part de Dieu, dit Hacket en
+ricanant.&mdash;Écoutez, vous trouverez, dans les vieilles ruines de Crag,
+des enseignes pour vos troupes.&mdash;N’oubliez pas le cri: <i>Vive
+Schumacker! Sauvons Schumacker!</i>.&mdash;Il faut que nous nous séparions; le
+jour ne va pas tarder à paraître. Mais auparavant, jurez le plus
+inviolable secret sur ce qui se passe entre nous.</p>
+
+<p>Sans répondre une parole, les trois chefs s’ouvrirent la veine du bras
+gauche avec la pointe d’un sabre; ensuite, saisissant la main de
+l’envoyé, ils y laissèrent couler chacun quelques gouttes de sang.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez notre sang, lui dirent-ils. Puis le jeune s’écria:</p>
+
+<p>&mdash;Que tout mon sang s’écoule comme celui que je verse en ce moment;
+qu’un esprit malfaisant se joue de mes projets, comme l’ouragan d’une
+paille; que mon bras soit de plomb pour venger une injure; que les
+chauves-souris habitent mon sépulcre; que je sois, vivant, hanté par
+les morts; mort, profané par les vivants; que mes yeux se fondent en
+pleurs comme ceux d’une femme, si jamais je parle de ce qui a lieu, à
+cette heure, dans la clairière de Ralph le Géant. Daignent les
+bienheureux saints m’entendre!</p>
+
+<p>&mdash;Amen, répétèrent les deux vieillards.</p>
+
+<p>Alors ils se séparèrent, et il ne resta plus dans la clairière que le
+foyer à demi éteint dont les rayons mourants montaient par intervalles
+jusqu’au faîte des tours ruinées et solitaires de Ralph le Géant.</p>
+
+<h2><a name="XIX" id="XIX"></a>XIX</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">THÉODORE.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Tristan, fuyons par ici.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">TRISTAN.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">C’est une étrange disgrâce.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">THÉODORE.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Nous aura-t-on reconnus?<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">TRISTAN.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Je l’ignore et j’en ai peur.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">LOPE DE VEGA. <i>Le Chien du Jardinier.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Benignus Spiagudry se rendait difficilement compte des motifs qui
+pouvaient pousser un jeune homme bien constitué et paraissant avoir
+encore de longues années de vie devant lui, tel que son compagnon de
+voyage, à se porter l’agresseur volontaire du redoutable Han
+d’Islande. Bien souvent, depuis qu’ils avaient commencé leur route, il
+avait abordé adroitement cette question; mais le jeune aventurier
+gardait, sur la cause de son voyage, un silence obstiné. Le pauvre
+homme n’avait pas été plus heureux dans toutes les autres curiosités
+que son singulier camarade devait naturellement lui inspirer. Une
+fois, il avait hasardé une question sur la famille et le nom de son
+jeune <i>maître</i>.&mdash;Appelez-moi Ordener, avait répondu celui-ci; et cette
+réponse peu satisfaisante était prononcée d’un ton qui interdisait la
+réplique. Il fallait donc se résigner; chacun a ses secrets; et le bon
+Spiagudry lui-même ne cachait-il pas soigneusement, dans sa besace et
+sous son manteau, certaine cassette mystérieuse sur laquelle toutes
+recherches lui eussent semblé fort déplacées et fort désagréables.</p>
+
+<p>Ils avaient quitté Drontheim depuis quatre jours, sans avoir fait
+beaucoup de chemin, tant en raison du dégât causé dans les routes par
+l’orage, que de la multiplicité des voies de traverse et détours que
+le concierge fugitif croyait prudent de prendre pour éviter les lieux
+trop habités. Après avoir laissé Skongen à leur droite, vers le soir
+du quatrième jour ils atteignirent la rive du lac de Sparbo.</p>
+
+<p>C’était un tableau sombre et magnifique que cette vaste nappe d’eau
+réfléchissant les derniers rayons du jour et les premières étoiles de
+la nuit dans un cadre de hauts rochers, de sapins noirs et de grands
+chênes. L’aspect d’un lac, le soir, produit quelquefois, à une
+certaine distance, une singulière illusion d’optique; c’est comme si
+un abîme prodigieux, perçant le globe de part en part, laissait voir
+le ciel à travers la terre.</p>
+
+<p>Ordener s’arrêta, contemplant ces vieilles forêts druidiques qui
+couvrent les rivages montueux du lac comme une chevelure, et les
+huttes crayeuses de Sparbo, répandues sur une pente ainsi qu’un
+troupeau épars de chèvres blanches. Il écoutait les bruits lointains
+des forges [Note: Les Eaux du lac de Sparbo sont renommées pour la
+trempe de l’acier.] mêlés au sourd mugissement des grands bois
+magiques, aux cris intermittents des oiseaux sauvages et à la grave
+harmonie des vagues. Au nord, un immense rocher de granit, encore
+éclairé par le soleil, s’élevait majestueusement au-dessus du petit
+hameau d’Oëlmoe, puis sa tête se courbait sous un amas de tours
+ruinées, comme si le géant eût été fatigué du fardeau.</p>
+
+<p>Quand l'âme est triste, les spectacles mélancoliques lui plaisent;
+elle les rembrunit de toute sa tristesse. Qu’un malheureux soit jeté
+parmi les sauvages et hautes montagnes, près d’un sombre lac, d’une
+noire forêt, au moment où le jour va disparaître, il verra cette scène
+grave, cette nature sérieuse, en quelque sorte à travers un voile
+funèbre; il ne lui semblera pas que le soleil se couche, mais qu’il
+meurt.</p>
+
+<p>Ordener rêvait, silencieux et immobile, quand son compagnon s’écria:</p>
+
+<p>&mdash;À merveille, jeune seigneur! Il est beau de méditer ainsi devant le
+lac de Norvège qui renferme le plus de pleuronectes.</p>
+
+<p>Cette observation et le geste qui l’accompagnait eussent fait sourire
+tout autre qu’un amant séparé de sa maîtresse pour ne la revoir
+peut-être plus. Le savant concierge poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant, souffrez que je vous enlève à votre docte contemplation
+pour vous faire remarquer que le jour décline, et qu’il faut nous
+hâter si nous voulons arriver au village d’Oëlmoe avant le crépuscule.</p>
+
+<p>La remarque était juste. Ordener se remit en marche, et Spiagudry le
+suivit en continuant ses réflexions mal écoutées sur les phénomènes
+botaniques et physiologiques que le lac de Sparbo présente aux
+naturalistes.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur Ordener, disait-il, si vous en croyiez votre dévoué guide,
+vous abandonneriez votre funeste entreprise; oui, seigneur, et vous
+vous fixeriez ici sur les bords de ce lac si curieux où nous pourrions
+nous livrer ensemble à une foule de doctes recherches, par exemple à
+celle de la <i>stella canora palustris</i>, plante singulière que beaucoup
+de savants croient fabuleuse, mais que l’évêque Arngrim affirme avoir
+vue et entendue sur les rives du Sparbo. Ajoutez à cela que nous
+aurions la satisfaction d’habiter le sol de l’Europe qui renferme le
+plus de gypse, et où les sicaires de la Thémis de Drontheim pénètrent
+le moins.&mdash;Cela ne vous sourit-il pas, mon jeune maître? Allons,
+renoncez à votre voyage insensé; car, sans vous offenser, votre
+entreprise est périlleuse sans profit, <i>periculum sine pecunia</i>,
+c’est-à-dire insensée, et conçue dans un moment où vous auriez mieux
+fait de penser à autre chose.</p>
+
+<p>Ordener, qui ne prêtait aucune attention aux paroles du pauvre homme,
+n’entretenait la conversation que par ces monosyllabes insignifiants
+et distraits que les grands parleurs prennent pour des réponses. C’est
+ainsi qu’ils arrivèrent au hameau d’Oëlmoe, sur la place duquel un
+mouvement inusité se faisait en ce moment remarquer.</p>
+
+<p>Les habitants, chasseurs, pêcheurs, forgerons, sortaient de toutes les
+cabanes et accouraient se grouper autour d’un tertre circulaire,
+occupé par quelques hommes, dont l’un sonnait du cor en agitant
+au-dessus de sa tête une petite bannière blanche et noire.</p>
+
+<p>&mdash;C’est sans doute quelque charlatan, dit Spiagudry, <i>ambubaiarum
+collegia, pharmacopolae</i>, quelque misérable qui convertit l’or en
+plomb et les plaies en ulcères. Voyons; quelle invention de l’enfer
+va-t-il vendre à ces pauvres campagnards? Encore si ces imposteurs se
+bornaient aux rois, s’ils imitaient tous le danois Borch et le
+milanais Borri, ces alchimistes qui se jouèrent si complètement de
+notre Frédéric III [Note: Frédéric III fut la dupe de Borch ou
+Borrichius, chimiste danois, et surtout de Borri, charlatan milanais,
+qui se disait le favori de l’archange Michel. Cet imposteur, après
+avoir émerveillé de ses prétendus prodiges Strasbourg et Amsterdam,
+agrandit la sphère de son ambition et la témérité de ses mensonges;
+après avoir trompé le peuple, il osa tromper les rois. Il commença par
+la reine Christine à Hambourg, et termina par le roi Frédéric à
+Copenhague.]; mais il leur faut le denier du paysan non moins que le
+million du prince.</p>
+
+<p>Spiagudry se trompait; en approchant du monticule, ils reconnurent, à
+sa robe noire et à son bonnet rond et aigu, un syndic environné de
+quelques archers. L’homme qui sonnait du cor était le crieur des
+édits.</p>
+
+<p>Le gardien fugitif, troublé, murmura à voix basse:</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, seigneur Ordener, en entrant dans cette bourgade, je ne
+m’attendais guère à tomber sur un syndic. Me protège le grand saint
+Hospice! que va-t-il dire?</p>
+
+<p>Son incertitude ne fut pas longue, car la voix glapissante du crieur
+des édits s’éleva tout à coup, religieusement écoutée par la petite
+foule des habitants d’Oëlmoe.</p>
+
+<p>&mdash;«Au nom de sa majesté, et par ordre de son excellence le général
+Levin de Knud, gouverneur, le haut-syndic du Drontheimhus fait savoir
+à tous les habitants des villes, bourgs et bourgades de la province,
+que:&mdash;1° la tête de Han, natif de Klipstadur, en Islande, assassin et
+incendiaire, est mise au prix de mille écus royaux.»</p>
+
+<p>Un murmure vague éclata dans l’auditoire. Le crieur poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;«2° La tête de Benignus Spiagudry, nécroman et sacrilège, ex-gardien
+du Spladgest de Drontheim, est mise au prix de quatre écus royaux;</p>
+
+<p>«3° Cet édit sera publié dans toute la province, par les syndics des
+villes, bourgs et bourgades, qui en faciliteront l’exécution.»</p>
+
+<p>Le syndic prit l’édit des mains du crieur, et ajouta d’une voix
+lugubre et solennelle:</p>
+
+<p>&mdash;La vie de ces hommes est offerte à qui voudra la prendre.</p>
+
+<p>Le lecteur se persuadera aisément que cette lecture ne fut pas écoutée
+sans quelque émotion par notre pauvre et malencontreux Spiagudry. Nul
+doute même que les signes extraordinaires d’effroi qui lui échappèrent
+en ce moment n’eussent appelé l’attention du groupe qui l’environnait,
+si elle n’eût été entièrement absorbée par la première partie de
+l’édit syndical.</p>
+
+<p>&mdash;La tête de Han à prix! s’écria un vieux pêcheur qui était venu
+traînant ses filets humides. Ils feraient tout aussi bien, par saint
+Usulph, de mettre à prix également la tête de Belzébuth.</p>
+
+<p>&mdash;Pour garder la proportion entre Han et Belzébuth, il faudrait, dit
+un chasseur, reconnaissable à sa veste de peau de chamois, qu’ils
+offrissent seulement quinze cents écus du chef cornu du dernier démon.</p>
+
+<p>&mdash;Gloire soit à la sainte mère de Dieu! ajouta en roulant son fuseau
+une vieille dont le front chauve branlait. Je voudrais voir la tête de
+ce Han, afin de m’assurer que ses yeux sont deux charbons ardents,
+comme on le dit.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sûrement, reprit une autre vieille, c’est seulement en la
+regardant qu’il a brûlé la cathédrale de Drontheim. Moi, je voudrais
+voir le monstre tout entier avec sa queue de serpent, son pied fourchu
+et ses grandes ailes de chauve-souris.</p>
+
+<p>&mdash;Qui vous a fait ces contes, bonne mère? interrompit le chasseur d’un
+air de fatuité. J’ai vu, moi, ce Han d’Islande dans les gorges de
+Medsyhath; c’est un homme fait comme nous, seulement il a la hauteur
+d’un peuplier de quarante ans.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment? dit avec une expression singulière une voix dans la foule.
+Cette voix, qui fit tressaillir Spiagudry, était celle d’un petit
+homme dont le visage était caché sous un large feutre de mineur, et le
+corps couvert d’une natte de jonc et de poil de veau marin.</p>
+
+<p>&mdash;Sur ma foi, reprit, avec un rire épais, un forgeron qui portait son
+grand marteau en bandoulière, qu’on offre pour sa tête mille ou dix
+mille écus royaux, qu’il ait quatre ou quarante brasses de hauteur, ce
+n’est pas moi qui me chargerai d’aller y voir.</p>
+
+<p>&mdash;Ni moi, dit le pêcheur.</p>
+
+<p>&mdash;Ni moi, ni moi, répétèrent toutes les voix.</p>
+
+<p>&mdash;Celui pourtant qui en serait tenté, reprit le petit homme, trouvera
+Han d’Islande demain dans la ruine d’Arbar, près le Smiasen;
+après-demain dans la grotte de Walderhog.</p>
+
+<p>&mdash;Brave homme, en êtes-vous sûr?</p>
+
+<p>Cette question fut faite à la fois par Ordener, qui assistait à cette
+scène avec un intérêt facile à comprendre pour tout autre que
+Spiagudry, et par un autre petit homme, assez replet, vêtu de noir,
+d’un visage gai, et qui était sorti, aux premiers sons de la trompe du
+crieur, de la seule auberge que renfermât la bourgade.</p>
+
+<p>Le petit homme au grand chapeau parut les considérer un instant tous
+deux, et répondit d’une voix sourde:</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment le savez-vous pour pouvoir l’affirmer? demanda Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais où est Han d’Islande, comme je sais où est Benignus
+Spiagudry; ni l’un ni l’autre ne sont loin d’ici en ce moment.</p>
+
+<p>Toutes les terreurs se réveillèrent dans le pauvre concierge, osant à
+peine regarder le mystérieux petit homme, et se croyant mal caché sous
+sa perruque française; il se mit à tirer le manteau d’Ordener en
+disant à voix basse:</p>
+
+<p>&mdash;Maître, seigneur, au nom du ciel, de grâce, par pitié,
+allons-nous-en, sortons de ce maudit faubourg de l’enfer!</p>
+
+<p>Ordener, surpris comme lui, examinait attentivement le petit homme,
+qui, tournant le dos au jour, paraissait soigneux de cacher ses
+traits.</p>
+
+<p>&mdash;Ce Benignus Spiagudry, s’écria le pêcheur, je l’ai vu au Spladgest
+de Drontheim. C’est un grand.</p>
+
+<p>&mdash;C’est celui dont on offre quatre écus.</p>
+
+<p>Le chasseur éclata de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Quatre écus! Ce n’est pas moi qui chasserai celui-là. On paie plus
+cher la peau d’un renard bleu.</p>
+
+<p>Cette comparaison, qui dans tout autre temps eût fort désobligé le
+savant concierge, le rassura cette fois. Il allait néanmoins adresser
+une nouvelle prière à Ordener pour le décider à poursuivre leur
+chemin, quand celui-ci, sachant ce qu’il lui importait de savoir, le
+prévint, en sortant du rassemblement qui commençait à s’éclaircir.</p>
+
+<p>Quoiqu’ils eussent, en arrivant au hameau d’Oëlmoe, l’intention d’y
+passer la nuit, ils le quittèrent tous deux, comme par une convention
+tacite, sans même s’interroger sur le motif de leur départ précipité.
+Celui d’Ordener était l’espérance de rencontrer plus tôt le brigand,
+celui de Spiagudry le désir de s’éloigner plus vite des archers.</p>
+
+<p>Ordener avait l’esprit trop grave pour rire des mésaventures de son
+compagnon. Ce fut d’une voix affectueuse qu’il rompit le premier le
+silence.</p>
+
+<p>&mdash;Vieillard, quelle est donc déjà cette ruine où l’on pourra trouver
+demain Han d’Islande, à ce qu’affirme ce petit homme qui paraît tout
+savoir?</p>
+
+<p>&mdash;Je l’ignore.... Je l’ai mal entendu, noble maître, dit Spiagudry,
+qui en effet ne mentait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Il faudra donc, continua le jeune homme, se résigner à ne le
+rencontrer qu’après-demain à cette grotte de Walderhog?</p>
+
+<p>&mdash;La grotte de Walderhog, seigneur! c’est en effet la demeure favorite
+de Han d’Islande.</p>
+
+<p>&mdash;Prenons-en le chemin, dit Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Tournons à gauche, derrière le rocher d’Oëlmoe; il faut moins de
+deux journées pour arriver à la caverne de Walderhog.</p>
+
+<p>&mdash;Connaissez-vous, vieillard, reprit Ordener avec ménagement, ce
+singulier homme qui semble si bien vous connaître?</p>
+
+<p>Cette question réveilla dans Spiagudry les craintes qui commençaient à
+s’affaiblir à mesure qu’ils s’éloignaient de la bourgade d’Oëlmoe.</p>
+
+<p>&mdash;Non, vraiment, seigneur, répondit-il d’une voix presque tremblante.
+Seulement, il a une voix bien étrange!</p>
+
+<p>Ordener chercha à le rassurer.</p>
+
+<p>&mdash;Ne craignez rien, vieillard; servez-moi bien, je vous protégerai de
+même. Si je reviens vainqueur de Han, je vous promets non-seulement
+votre grâce, mais encore l’abandon des mille écus royaux qui sont
+offerts par la justice.</p>
+
+<p>L’honnête Benignus aimait extraordinairement la vie, mais il aimait
+l’or prodigieusement. Les promesses d’Ordener furent comme des paroles
+magiques; non-seulement elles bannirent toutes ses frayeurs, mais
+encore elles réveillèrent en lui cette sorte d’hilarité loquace, qui
+s’épanchait en longs discours, en gesticulations bizarres et en
+savantes citations.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur Ordener, dit-il, quand je devrais subir à ce sujet une
+controverse avec Over-Bilseuth, autrement dit le Bavard, non, rien ne
+m’empêcherait de soutenir que vous êtes un sage et honorable jeune
+homme. Quoi de plus digne et de plus glorieux en effet, <i>quid cithara,
+tuba, vel campana dignius</i>, que d’exposer noblement sa vie pour
+délivrer son pays d’un monstre, d’un brigand, d’un démon, en qui tous
+les démons, les brigands et les monstres semblent réunis?&mdash;Qu’on ne
+m’aille pas dire qu’un sordide intérêt vous guide! le noble seigneur
+Ordener abandonne le salaire de son combat au compagnon de son voyage,
+au vieillard qui l’aura conduit seulement à un mille de la grotte de
+Walderhog; car, n’est-il pas vrai, jeune maître, que vous me
+permettrez d’attendre le résultat de votre illustre entreprise au
+hameau de Surb, situé à un mille du rivage de Walderhog, dans la
+forêt? Et quand votre éclatante victoire sera connue, seigneur, ce
+sera dans toute la Norvège une joie pareille à celle de Vermund le
+Proscrit, quand, du sommet de ce même rocher d’Oëlmoe que nous
+côtoyons maintenant, il aperçut le grand feu que son frère Hafdan
+avait allumé, en signe de délivrance, sur le donjon de Munckholm.</p>
+
+<p>À ce nom, Ordener interrompit vivement:</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! du haut de ce rocher on aperçoit le donjon de Munckholm?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, seigneur, à douze milles au sud, entre les montagnes que nos
+pères nommaient les Escabelles de Frigga. À cette heure on doit voir
+parfaitement le phare du donjon.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment! s’écria Ordener, qui s’élançait vers l’idée de revoir
+encore une fois le lieu où était tout son bonheur. Vieillard, il y a
+sans doute un sentier qui conduit au sommet de ce rocher?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sans doute; un sentier qui prend naissance dans le bois où nous
+allons entrer, et s’élève, par une pente assez douce, jusqu’à la tête
+nue du rocher, sur laquelle il se continue en gradins taillés dans le
+roc par les compagnons de Vermund le Proscrit, au château duquel il
+aboutit. Ce sont ces ruines, que vous pouvez voir au clair de la lune.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, vieillard, vous allez m’indiquer le sentier; c’est dans ces
+ruines que nous passerons la nuit, dans ces ruines d’où l’on voit le
+donjon de Munckholm.</p>
+
+<p>&mdash;Y pensez-vous, seigneur? dit Benignus. La fatigue de cette
+journée....</p>
+
+<p>&mdash;Vieillard, j’aiderai votre marche; jamais mon pas ne fut plus ferme.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur, les ronces qui obstruent ce sentier depuis si longtemps
+abandonné, les pierres dégradées, la nuit....</p>
+
+<p>&mdash;Je marcherai le premier.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être quelque bête malfaisante, quelque animal impur, quelque
+monstre hideux....</p>
+
+<p>&mdash;Ce n’est pas pour éviter les monstres que j’ai entrepris ce voyage.</p>
+
+<p>L’idée de s’arrêter si près d’Oëlmoe déplaisait fort à Spiagudry;
+celle de voir le phare de Munckholm, et peut-être la lumière de la
+fenêtre d’Éthel, enchantait et entraînait Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Mon jeune maître, dit Spiagudry, abandonnez ce projet, croyez-moi;
+j’ai le pressentiment qu’il nous portera malheur.</p>
+
+<p>Cette prière n’était rien, devant ce que désirait Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit-il avec impatience, songez que vous vous êtes engagé à
+me bien servir. Je veux que vous m’indiquiez ce sentier; où est-il?</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons y arriver tout à l’heure, dit le concierge forcé
+d’obéir.</p>
+
+<p>En effet, le sentier s’offrit bientôt à eux; ils y entrèrent, mais
+Spiagudry remarqua, avec un étonnement mêlé d’effroi, que les hautes
+herbes étaient couchées et brisées, et que le vieux sentier de Vermund
+le Proscrit paraissait avoir été foulé récemment.</p>
+
+<h2><a name="XX" id="XX"></a>XX</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">LEONARDO.<br /></span>
+<span class="i0">Le roi vous demande.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">HENRIQUE.<br /></span>
+<span class="i0">Comment cela?<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">LOPE DE VEGA. <i>La Fuerza lastimosa.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Devant quelques papiers épars sur son bureau, parmi lesquels on
+distingue des lettres nouvellement ouvertes, le général Levin de Knud
+paraît rêver profondément. Un secrétaire debout près de lui semble
+attendre ses ordres. Le général tantôt frappe de ses éperons le riche
+tapis qui s’étend sous ses pieds, tantôt joue d’un air distrait avec
+la décoration de l’éléphant, suspendue à son cou par le collier de
+l’ordre. De temps en temps il ouvre la bouche pour parler, puis
+s’arrête et se frotte le front, et jette un nouveau coup d’œil sur
+les dépêches décachetées qui couvrent la table.</p>
+
+<p>&mdash;Comment diable!.... s’écrie-t-il enfin.</p>
+
+<p>Cette exclamation concluante est suivie d’un instant de silence.</p>
+
+<p>&mdash;Qui se serait jamais figuré, reprend-il, que ces démons de mineurs
+en viendraient là? Il faut nécessairement que de secrètes instigations
+les aient poussés à cette révolte.&mdash;Mais, savez-vous, Wapherney, que
+la chose est sérieuse? Savez-vous que cinq à six cents coquins des
+îles Fa-roër, commandés par un certain vieux bandit nommé Jonas, ont
+déjà déserté leurs mines? qu’un jeune fanatique, appelé Norbith, s’est
+également mis à la tête des mécontents de Guldbranshal? qu’à
+Sund-Moër, à Hubfallo, à Kongsberg, ces mauvaises têtes, qui
+n’attendaient qu’un signal, sont déjà peut-être soulevées? Savez-vous
+que les montagnards s’en mêlent, et qu’un des plus hardis renards de
+Kole, le vieux Kennybol, les commande? Savez-vous enfin que, d’après
+un bruit général dans le nord du Drontheimhus, s’il faut en croire les
+syndics qui m’écrivent, ce fameux scélérat dont nous avons fait mettre
+la tête à prix, le formidable Han, dirige en chef l’insurrection? Que
+direz-vous de tout cela, mon cher Wapherney? hem!</p>
+
+<p>&mdash;Votre excellence, dit Wapherney, sait quelles mesures....</p>
+
+<p>&mdash;Il y a encore dans cette déplorable affaire une circonstance que je
+ne puis m’expliquer; c’est que notre prisonnier Schumacker soit, comme
+on le prétend, l’auteur de la révolte. C’est ce qui semble n’étonner
+personne, et c’est enfin ce qui m’étonne le plus. Il me paraît
+difficile qu’un homme près duquel se plaisait mon loyal Ordener soit
+un traître. Cependant, les mineurs, assure-t-on, se lèvent en son nom;
+son nom est leur mot d’ordre, leur cri de ralliement; ils lui donnent
+même les titres dont le roi l’a privé.&mdash;Tout cela semble
+certain.&mdash;Mais comment se fait-il que la comtesse d’Ahlefeld connût
+déjà tous ces détails il y a six jours, au moment où les premiers
+symptômes réels de l’insurrection se manifestaient à peine dans les
+mines?&mdash;Cela est étrange.&mdash;N’importe, il faut pourvoir à tout.
+Donnez-moi mon sceau, Wapherney.</p>
+
+<p>Le général écrivit trois lettres, les scella et les remit au
+secrétaire.</p>
+
+<p>&mdash;Faites tenir ces messages au baron Voethaün, colonel des
+arquebusiers, actuellement en garnison à Munckholm, afin que son
+régiment marche en hâte aux révoltés.&mdash;Voici, pour le commandant de
+Munckholm, un ordre de veiller plus soigneusement que jamais sur
+l’ex-grand-chancelier. Il faudra que je voie et que j’interroge
+moi-même ce Schumacker.&mdash;Enfin, envoyez cette lettre à Skongen, au
+major Wolhm, qui y commande, afin qu’il dirige une partie de la
+garnison vers le foyer de l’insurrection.&mdash;Allez, Wapherney, et qu’on
+exécute promptement ces ordres.</p>
+
+<p>Le secrétaire sortit, laissant le gouverneur plongé dans ses
+réflexions.</p>
+
+<p>&mdash;Tout cela est fort inquiétant, pensait-il. Ces mineurs révoltés
+là-bas, cette intrigante chancelière ici, ce fou d’Ordener... on ne
+sait où!&mdash;Peut-être il voyage au milieu de tous ces bandits, laissant
+ici sous ma protection ce Schumacker, qui conspire contre l’état, et
+sa fille, pour la sûreté de laquelle j’ai eu la bonté d’éloigner la
+compagnie où se trouve ce Frédéric d’Ahlefeld, qu’Ordener accuse.&mdash;Eh
+mais, il me semble que cette compagnie pourra bien arrêter les
+premières colonnes des insurgés; elle est bien placée pour cela.
+Walhstrom, où elle tient garnison, est près du lac de Smiasen et de la
+ruine d’Arbar. C’est un des points que la révolte gagnera
+nécessairement.</p>
+
+<p>À cet endroit de sa rêverie, le général fut interrompu par le bruit de
+la porte qui s’ouvrait.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, que voulez-vous, Gustave?</p>
+
+<p>&mdash;Mon général, c’est un messager qui demande votre excellence.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! qu’est-ce encore? quelque désastre!.... Faites entrer ce
+messager.</p>
+
+<p>Le messager, introduit, remit un paquet au gouverneur.</p>
+
+<p>&mdash;Votre excellence, dit-il, c’est de la part de sa sérénité le
+vice-roi.</p>
+
+<p>Le général ouvrit précipitamment la dépêche.</p>
+
+<p>&mdash;Par saint Georges, s’écria-t-il avec un mouvement de surprise, je crois
+qu’ils sont tous fous! Ne voilà-t-il pas le vice-roi qui m’invite à me
+rendre près de lui, à Berghen? C’est, dit-il, pour une affaire pressante,
+d’après l’ordre du roi.&mdash;Voilà une affaire pressante qui choisit bien son
+moment.&mdash;«Le grand-chancelier, qui visite actuellement le Drontheimhus,
+suppléera à votre absence....»&mdash;C’est un suppléant auquel je ne me fie
+guère!&mdash;«L’évêque l’assistera....»&mdash;En vérité, Frédéric choisit là de
+bons gouverneurs pour un pays révolté; deux hommes de robe, un chancelier
+et un évêque!&mdash;Allons cependant, l’invitation est expresse, c’est l’ordre
+du roi. Il faut s’y rendre. Mais avant mon départ je veux voir
+Schumacker, et l’interroger.&mdash;Je sens bien qu’on veut m’engloutir dans un
+chaos d’intrigues, mais j’ai pour me diriger une boussole qui ne me
+trompe jamais,&mdash;c’est ma conscience.</p>
+
+<h2><a name="XXI" id="XXI"></a>XXI</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Il semble que tout prenne une voix pour l’accuser<br /></span>
+<span class="i0">de son crime.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Caïn,</i> tragédie<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>&mdash;Oui, seigneur comte, c’est aujourd’hui même, dans la ruine d’Arbar,
+que nous pourrons le rencontrer. Une foule de circonstances me font
+croire à la vérité de ce renseignement précieux, que j’ai recueilli
+hier soir par hasard, comme je vous l’ai conté, dans le village
+d’Oëlmoe.</p>
+
+<p>&mdash;Sommes-nous loin de cette ruine d’Arbar?</p>
+
+<p>&mdash;Mais c’est auprès du lac de Smiasen. Le guide m’a assuré que nous y
+serions avant le milieu du jour.</p>
+
+<p>Ainsi s’entretenaient deux personnages à cheval et enveloppés de
+manteaux bruns, lesquels suivaient de grand matin une de ces mille
+routes sinueuses et étroites qui traversent en tous sens la forêt
+située entre les lacs de Smiasen et de Sparbo. Un guide des montagnes,
+muni de sa trompe et armé de sa hache, les précédait sur son petit
+cheval gris, et derrière eux marchaient quatre autres cavaliers armés
+jusqu’aux dents, vers lesquels ces deux personnages tournaient de
+temps en temps la tête, comme s’ils craignaient d’en être entendus.</p>
+
+<p>&mdash;Si ce brigand islandais se trouve en effet dans la ruine d’Arbar,
+disait celui des deux interlocuteurs dont la monture se tenait
+respectueusement un peu en arrière de l’autre, c’est un grand point de
+gagné, car le difficile était de rencontrer cet être insaisissable.</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez, Musdœmon? Et s’il allait rejeter nos offres?</p>
+
+<p>&mdash;Impossible, votre grâce! de l’or et l’impunité, quel brigand
+résisterait à cela?</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous savez que ce brigand n’est pas un scélérat ordinaire. Ne
+le jugez donc pas à votre mesure; s’il refusait, comment
+rempliriez-vous la promesse que vous avez faite dans la nuit
+d’avant-hier aux trois chefs de l’insurrection?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, noble comte, dans ce cas, que je regarde comme impossible,
+si nous avons le bonheur de trouver notre homme, votre grâce a-t-elle
+oublié qu’un faux Han d’Islande m’attend dans deux jours à l’heure
+fixée, au lieu du rendez-vous assigné aux trois chefs, à
+l’Étoile-Bleue, endroit d’ailleurs assez voisin de la ruine d’Arbar?</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, toujours raison, mon cher Musdœmon, dit le noble
+comte; et ils retombèrent tous deux dans leur cercle particulier de
+réflexions.</p>
+
+<p>Musdœmon, dont l’intérêt était de tenir le maître en bonne humeur,
+fit, pour le distraire, une question au guide.</p>
+
+<p>&mdash;Brave homme, quelle est cette espèce de croix de pierre dégradée qui
+s’élève là-haut, derrière ces jeunes chênes?</p>
+
+<p>Le guide, homme au regard fixe, à la mine stupide, tourna la tête et
+la secoua à plusieurs reprises en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! seigneur maître, c’est la plus vieille potence de Norvège; le
+saint roi Olaüs la fit construire pour un juge qui avait fait un pacte
+avec un brigand.</p>
+
+<p>Musdœmon aperçut sur le visage de son patron une impression toute
+contraire à celle qu’il espérait des paroles simples du guide.</p>
+
+<p>&mdash;Ce fut, poursuivit celui-ci, une histoire bien singulière, la bonne
+mère Osie me l’a contée; le brigand fut chargé de pendre le juge.</p>
+
+<p>Le pauvre guide ne s’apercevait pas, dans sa naïveté, que l’aventure
+dont il voulait égayer ses voyageurs était presque un outrage pour
+eux. Musdœmon l’arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;Assez, assez, lui dit-il, nous connaissons cette histoire.</p>
+
+<p>&mdash;L’insolent! murmura le comte, il connaît cette histoire! Ah!
+Musdœmon, tu me paieras cher tes impudences.</p>
+
+<p>&mdash;Sa grâce ne parle-t-elle pas? dit Musdœmon d’un air obséquieux.</p>
+
+<p>&mdash;Je pensais aux moyens de vous faire enfin obtenir l’ordre de
+Dannebrog. Le mariage de ma fille Ulrique et du baron Ordener sera une
+bonne occasion.</p>
+
+<p>Musdœmon se confondit en protestations et en remerciements.</p>
+
+<p>&mdash;À propos, reprit sa grâce, parlons de nos affaires. Croyez-vous que
+l’ordre de rappel momentané que nous lui destinons soit parvenu au
+mecklembourgeois?</p>
+
+<p>Le lecteur se rappelle peut-être que le comte avait l’habitude de
+désigner sous ce nom le général Levin de Knud, qui était en effet
+natif du Mecklembourg.</p>
+
+<p>&mdash;Parlons de nos affaires! se dit intérieurement Musdœmon choqué; il
+paraît que mes affaires ne sont pas <i>nos affaires</i>.&mdash;Seigneur comte,
+répondit-il à haute voix, je pense que le messager du vice-roi doit
+être en ce moment à Drontheim, et qu’ainsi le général Levin n’est pas
+loin de son départ.</p>
+
+<p>Le comte prit une voix affectueuse.</p>
+
+<p>&mdash;Ce rappel, mon cher, est un de vos coups de maître; c’est une de vos
+intrigues les mieux conçues et les plus habilement exécutées.</p>
+
+<p>&mdash;L’honneur en appartient à sa grâce autant qu’à moi, répliqua
+Musdœmon, soigneux, comme nous l’avons déjà dit, de mêler le comte à
+toutes ses machinations.</p>
+
+<p>Le patron connaissait cette pensée secrète de son confident, mais il
+voulait paraître l’ignorer. Il se mit à sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher secrétaire intime, vous êtes toujours modeste; mais rien ne
+me fera méconnaître vos éminents services. La présence d’Elphège et
+l’absence du mecklembourgeois assurent mon triomphe à Drontheim. Me
+voici le chef de la province, et si Han d’Islande accepte le
+commandement des révoltés, que je veux lui offrir moi-même, c’est à
+moi que reviendra, aux yeux du roi, la gloire d’avoir apaisé cette
+inquiétante insurrection et pris ce formidable brigand.</p>
+
+<p>Ils parlaient ainsi à voix basse, quand le guide se retourna.</p>
+
+<p>&mdash;Mes seigneurs maîtres, dit-il, voici, à notre gauche, le monticule
+sur lequel Biord le Juste fit décapiter, aux yeux de son armée, Vellon
+à la langue double, ce traître qui avait éloigné les vrais défenseurs
+du roi et appelé l’ennemi dans le camp, pour paraître avoir seul sauvé
+les jours de Biord.</p>
+
+<p>Tous ces souvenirs de la vieille Norvège ne semblèrent pas du goût de
+Musdœmon, car il interrompit brusquement le guide.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, allons, bonhomme, taisez-vous et continuez votre chemin sans
+vous détourner; que nous importe ce que des masures ruinées ou des
+arbres morts vous rappellent de sottes aventures? Vous importunez mon
+maître avec vos contes de vieilles femmes.</p>
+
+<h2><a name="XXII" id="XXII"></a>XXII</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Voici l’heure où le lion rugit,<br /></span>
+<span class="i0">Où le loup hurle à la lune,<br /></span>
+<span class="i0">Tandis que le laboureur ronfle,<br /></span>
+<span class="i0">Épuisé de sa pénible tâche.<br /></span>
+<span class="i0">Maintenant les tisons consumés brillent dans le foyer;<br /></span>
+<span class="i0">La chouette poussant son cri sinistre,<br /></span>
+<span class="i0">Rappelle aux malheureux, couchés dans les douleurs,<br /></span>
+<span class="i0">Le souvenir d’un drap funèbre.<br /></span>
+<span class="i0">Voici le temps de la nuit<br /></span>
+<span class="i0">Où les tombeaux, tous entr’ouverts,<br /></span>
+<span class="i0">Laissent échapper chacun son spectre,<br /></span>
+<span class="i0">Qui va errer dans les sentiers des cimetières.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">SHAKESPEARE. <i>Le Songe d’été.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Retournons sur nos pas. Nous avons laissé Ordener et Spiagudry
+gravissant avec assez de peine, au lever de la lune, la croupe du
+rocher courbé d’Oëlmoe. Ce rocher, chauve à l’origine de sa courbure,
+était appelé alors par les paysans norvégiens le Cou-de-Vautour,
+dénomination qui représente en effet assez bien la figure qu’offre de
+loin cette masse énorme de granit.</p>
+
+<p>À mesure que nos voyageurs s’élevaient vers la partie nue du rocher,
+la forêt se changeait en bruyère. Les mousses succédaient aux herbes;
+les églantiers sauvages, les genêts, les houx, aux chênes et aux
+bouleaux; appauvrissement de végétation qui, sur les hautes montagnes,
+indique toujours la proximité du sommet, en annonçant l’amincissement
+graduel de la couche de terre dont ce qu’on pourrait appeler
+l’ossement du mont est revêtu.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur Ordener, disait Spiagudry, dont l’esprit mobile était comme
+sans cesse entraîné dans un tourbillon d’idées diverses, cette pente
+est bien fatigante, et, pour vous avoir suivi, il faut tout le
+dévouement....</p>
+
+<p>&mdash;Mais il me semble que je vois là, à droite, un magnifique
+<i>convolvulus</i>; je voudrais bien pouvoir l’examiner. Pourquoi ne
+fait-il pas grand jour?&mdash;Savez-vous que c’est une chose bien
+impertinente que d’évaluer un savant tel que moi quatre méchants écus?
+Il est vrai que le fameux Phèdre était esclave, et qu’Ésope, si nous
+en croyons le docte Planude, fut vendu dans une foire comme une bête
+ou une chose. Et qui ne serait fier d’avoir un rapport quelconque avec
+le grand Ésope?</p>
+
+<p>&mdash;Et avec le célèbre Han? ajouta Ordener en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;Par saint Hospice, répondit le concierge, ne prononcez pas ce nom
+ainsi; je me passerais bien, je vous jure, seigneur, de cette dernière
+conformité. Mais ne serait-ce pas une chose singulière, que le prix de
+sa tête revînt à Benignus Spiagudry, son compagnond’infortune?&mdash;Seigneur
+Ordener, vous êtes plus noble que Jason, qui ne donna pas la toison
+d’or au pilote d’Argo; et certes votre entreprise, dont je ne devine
+pas positivement le but, n’est pas moins périlleuse que celle de
+Jason.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dit Ordener, puisque vous connaissez Han d’Islande, donnez-moi
+donc quelques détails sur lui. Vous m’avez déjà appris que ce n’est
+pas un géant, comme on le croit le plus communément.</p>
+
+<p>Spiagudry l’interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtez, maître! n’entendez-vous point un bruit de pas derrière
+nous?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit tranquillement le jeune homme. Ne vous alarmez pas;
+c’est quelque bête fauve que notre approche effarouche, et qui se
+retire en froissant les halliers.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, mon jeune César; il y a si longtemps que ces bois
+n’ont vu d'êtres humains! Si l’on en juge à la pesanteur des pas,
+l’animal doit être gros. C’est un élan ou un renne; cette partie de la
+Norvège en est peuplée. On y trouve aussi des chatpards. J’en ai vu
+un, entre autres, qu’on avait amené à Copenhague; il était d’une
+grandeur monstrueuse. Il faut que je vous fasse la description de ce
+féroce animal.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher guide, dit Ordener, j’aimerais mieux que vous me fissiez la
+description d’un autre monstre non moins féroce, de cet horrible Han.</p>
+
+<p>&mdash;Baissez la voix, seigneur! Comme le jeune maître prononce
+paisiblement un tel nom! Vous ne savez pas....&mdash;Dieu! seigneur,
+écoutez!</p>
+
+<p>Spiagudry se rapprocha, en disant ces mots, d’Ordener, qui venait
+d’entendre en effet très distinctement un cri pareil à l’espèce de
+rugissement qui, si le lecteur se le rappelle, avait si fort effrayé
+le timide concierge dans cette soirée orageuse où ils avaient quitté
+Drontheim.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous entendu? murmura celui-ci, tout haletant de crainte.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, dit Ordener, et je ne vois pas pourquoi vous tremblez.
+C’est un hurlement de bête sauvage, peut-être tout simplement le cri
+d’un de ces chatpards dont vous parliez tout à l’heure. Comptiez-vous
+traverser à cette heure un pareil endroit sans être averti en rien de
+la présence des hôtes que vous troublez? Je vous proteste, vieillard,
+qu’ils sont plus effrayés encore que vous.</p>
+
+<p>Spiagudry, en voyant le calme de son jeune compagnon, se rassura un
+peu.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, il pourrait bien se faire, seigneur, que vous eussiez encore
+raison. Mais ce cri de bête ressemble horriblement à une voix.... Vous
+avez été fâcheusement inspiré, souffrez que je vous le dise, seigneur,
+de vouloir monter à ce château de Vermund. Je crains qu’il ne nous
+arrive malheur sur le Cou-de-Vautour.</p>
+
+<p>&mdash;Ne craignez rien tant que vous serez avec moi, répondit Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! rien ne vous alarme; mais, seigneur, il n’y a que le bienheureux
+saint Paul qui puisse prendre des vipères sans se blesser.&mdash;Vous
+n’avez seulement pas remarqué, quand nous sommes entrés dans ce maudit
+sentier, qu’il paraissait frayé depuis peu, et que les herbes foulées
+n’avaient même pas eu le temps de se relever depuis qu’on y avait
+passé.</p>
+
+<p>&mdash;J’avoue que tout cela me frappe peu, et que le calme de mon esprit
+ne dépend pas du plus ou moins de courbure d’un brin d’herbe. Voici
+que nous allons quitter la bruyère; nous n’entendrons plus de pas ni
+de cris de bêtes; je ne vous dirai donc plus, mon brave guide, de
+rassembler votre courage, mais de ramasser vos forces, car le sentier,
+taillé dans le roc, sera sans doute plus difficile que celui-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n’est pas, seigneur, qu’il soit plus escarpé, mais le savant
+voyageur Suckson conte qu’il est souvent embarrassé d’éclats de roches
+ou de lourdes pierres qu’on ne peut soulever et qu’il n’est pas aisé
+de franchir. Il y a entre autres, un peu au delà de la poterne de
+Malaër, dont nous approchons, un énorme bloc triangulaire de granit
+que j’ai toujours vivement désiré voir. Schoenning affirme y avoir
+retrouvé les trois caractères runiques primitifs.</p>
+
+<p>Il y avait déjà quelque temps que les voyageurs gravissaient la roche
+nue; ils atteignirent une petite tour écroulée, à travers laquelle il
+fallait passer, et que Spiagudry fit remarquer à Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;C’est la poterne de Malaër, seigneur. Ce chemin creusé à vif
+présente plusieurs autres constructions curieuses, qui montrent
+quelles étaient les anciennes fortifications de nos manoirs
+norvégiens! Cette poterne, qui était toujours gardée par quatre hommes
+d’armes, était le premier ouvrage avancé du fort de Vermund. À propos
+de porte ou poterne, le moine Urensius fait une remarque singulière;
+le mot <i>janua</i>, qui vient de <i>Janus</i>, dont le temple avait des portes
+si célèbres, n’a-t-il pas engendré le mot <i>janissaire</i>, gardien de la
+porte du sultan? Il serait assez curieux que le nom du prince le plus
+doux de l’histoire eût passé aux soldats les plus féroces de la terre.</p>
+
+<p>Au milieu de tout le fatras scientifique du concierge, ils avançaient
+assez péniblement sur des pierres roulantes et des cailloux
+tranchants, mêlés de ce gazon court et glissant qui croît quelquefois
+sur les rochers. Ordener oubliait la fatigue en songeant au bonheur de
+revoir ce Munckholm, si éloigné; tout à coup Spiagudry s’écria:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je l’aperçois! cette seule vue me dédommage de toute ma peine.
+Je la vois, seigneur, je la vois!</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc? dit Ordener, qui pensait en ce moment à son Éthel.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! seigneur, la pyramide triangulaire dont parle Schoenning! Je
+serai, avec le professeur Schoenning et l’évêque Isleif, le troisième
+savant qui aura eu le bonheur de l’examiner. Seulement il est fâcheux
+que ce ne soit qu’au clair de lune.</p>
+
+<p>En approchant du fameux bloc, Spiagudry poussa un cri de douleur et
+d’épouvante à la fois. Ordener, surpris, s’informa avec intérêt du
+nouveau sujet de son émotion; mais le concierge archéologue fut
+quelque temps avant de pouvoir lui répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyiez, disait Ordener, que cette pierre barrait le chemin;
+vous devez, au contraire, reconnaître avec plaisir qu’elle le laisse
+parfaitement libre.</p>
+
+<p>&mdash;Et c’est justement ce qui me désespère! dit Benignus d’une voix
+lamentable.</p>
+
+<p>&mdash;Comment?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! seigneur, reprit le concierge, ne voyez-vous pas que cette
+pyramide a été dérangée de sa position; que la base, qui était assise
+sur le sentier, est maintenant exposée à l’air, tandis que le bloc est
+précisément appuyé contre terre, sur la face où Schoenning avait
+découvert les caractères runiques primordiaux?&mdash;Je suis bien
+malheureux!</p>
+
+<p>&mdash;C’est jouer de malheur, en effet, dit le jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Et ajoutez à cela, reprit vivement Spiagudry, que le dérangement de
+cette masse prouve ici la présence de quelque être surhumain. À moins
+que ce ne soit le diable, il n’y a en Norvège qu’un seul homme dont le
+bras puisse...</p>
+
+<p>&mdash;Mon pauvre guide, vous revenez encore à vos terreurs paniques. Qui
+sait si cette pierre n’est pas ainsi depuis plus d’un siècle?</p>
+
+<p>&mdash;Il y a cent cinquante ans, à la vérité, dit Spiagudry d’une voix
+plus calme, que le dernier observateur l’a étudiée. Mais il me semble
+qu’elle est fraîchement remuée; la place qu’elle occupait est encore
+humide. Voyez, seigneur.</p>
+
+<p>Ordener, impatient d’arriver aux ruines, arracha son guide d’auprès de
+la pyramide merveilleuse, et parvint, par de sages paroles, à dissiper
+les nouvelles craintes que cet étrange déplacement avait inspirées au
+vieux savant.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, vieillard, vous pourrez vous fixer au bord de ce lac, et
+vous livrer à votre aise à vos importantes études, quand vous aurez
+reçu les mille écus royaux que vous rapportera la tête de Han.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, noble seigneur; mais ne parlez pas si légèrement
+d’une victoire bien douteuse. Il faut que je vous donne un conseil
+pour que vous vous rendiez plus aisément maître du monstre.</p>
+
+<p>Ordener se rapprocha vivement de Spiagudry.</p>
+
+<p>&mdash;Un conseil! lequel?</p>
+
+<p>&mdash;Le brigand, dit celui-ci à voix basse et en jetant des regards
+inquiets autour de lui, le brigand porte à sa ceinture un crâne dans
+lequel il a coutume de boire. Ce crâne est le crâne de son fils, dont
+le cadavre est celui pour la profanation duquel je suis poursuivi.</p>
+
+<p>&mdash;Haussez un peu la voix et ne craignez rien, je vous entends à peine.
+Eh bien! ce crâne?</p>
+
+<p>&mdash;C’est de ce crâne, dit Spiagudry en se penchant à l’oreille du jeune
+homme, qu’il faut tâcher de vous emparer. Le monstre y attache je ne
+sais quelles idées superstitieuses. Quand le crâne de son fils sera en
+votre pouvoir, vous ferez de lui tout ce que vous voudrez.</p>
+
+<p>&mdash;Cela est bien, mon brave homme; mais comment s’emparer de ce crâne?</p>
+
+<p>&mdash;Par la ruse, seigneur; pendant le sommeil du monstre, peut-être...</p>
+
+<p>Ordener l’interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Il suffit. Votre bon conseil ne peut me servir; je ne dois pas
+savoir si un ennemi dort. Je ne connais pour combattre que mon épée.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur, seigneur! il n’est pas prouvé que l’archange Michel n’ait
+pas usé de ruse pour terrasser Satan.</p>
+
+<p>Ici Spiagudry s’arrêta tout à coup, et étendit ses deux mains devant
+lui, en s’écriant d’une voix presque éteinte:</p>
+
+<p>&mdash;O ciel! ô ciel! qu’est-ce que je vois là-bas? Voyez, maître,
+n’est-ce pas un petit homme qui marche dans ce même sentier devant
+nous?</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, dit Ordener en levant les yeux, je ne vois rien.</p>
+
+<p>&mdash;Rien, seigneur?&mdash;En effet, le sentier tourne, et il a disparu
+derrière ce rocher.&mdash;N’allons pas plus loin, seigneur, je vous en
+conjure.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, si ce personnage prétendu a si vite disparu, cela
+n’annonce pas qu’il ait l’intention de nous attendre; et s’il fuit, ce
+n’est pas une raison pour nous de fuir.</p>
+
+<p>&mdash;Veille sur nous, saint Hospice! dit Spiagudry, qui, dans toutes les
+occasions périlleuses, se souvenait de son patron favori.</p>
+
+<p>&mdash;Vous aurez pris, ajouta Ordener, l’ombre mouvante d’une chouette
+effrayée pour un homme.</p>
+
+<p>&mdash;J’ai pourtant bien cru voir un petit homme; il est vrai que le clair
+de lune produit souvent des illusions singulières. C’est à cette
+lumière que Baldan, sire de Merneugh, prit le rideau blanc de son lit
+pour l’ombre de sa mère; ce qui le décida à aller, le lendemain,
+déclarer son parricide aux juges de Christiania, qui allaient
+condamner le page innocent de la défunte. Ainsi, l’on peut dire que le
+clair de lune a sauvé la vie à ce page.</p>
+
+<p>Personne n’oubliait mieux que Spiagudry le présent dans le passé. Un
+souvenir de sa vaste mémoire suffisait pour bannir toutes les
+impressions du moment. Aussi l’histoire de Baldan dissipa-t-elle sa
+frayeur. Il reprit d’une voix tranquille:</p>
+
+<p>&mdash;Il est possible que le clair de lune m’ait trompé de même.</p>
+
+<p>Cependant ils atteignaient le sommet du Cou-de-Vautour, et
+commençaient à revoir le faîte des ruines, que la courbure du rocher
+leur avait cachées pendant qu’ils montaient.</p>
+
+<p>Que le lecteur ne s’étonne pas si nous rencontrons souvent des ruines
+à la cime des monts de Norvège. Quiconque a parcouru des montagnes en
+Europe n’aura pas manqué de remarquer fréquemment des restes de forts
+et de châteaux, suspendus à la crête des pics les plus élevés, comme
+d’anciens nids de vautours ou des aires d’aigles morts. En Norvège
+surtout, au siècle où nous nous sommes transportés, ces sortes de
+constructions aériennes étonnaient autant par leur variété que par
+leur nombre. C’étaient tantôt de longues murailles démantelées, se
+roulant en ceinture autour d’un roc; tantôt des tourelles grêles et
+aiguës surmontant la pointe d’un pic, comme une couronne; ou, sur la
+tête blanche d’une haute montagne, de grosses tours groupées autour
+d’un grand donjon, et présentant de loin l’aspect d’une vieille tiare.
+On voyait près des frêles arcades ogives d’un cloître gothique, les
+lourds piliers égyptiens d’une église saxonne; près de la citadelle à
+tours carrées d’un chef païen, la forteresse à créneaux d’un sire
+chrétien; près d’un château-fort ruiné par le temps, un monastère
+détruit par la guerre. Tous ces édifices, mélange d’architectures
+singulières et presque ignorées aujourd’hui, construits hardiment sur
+des lieux en apparence inaccessibles, n’y avaient plus laissé que des
+débris, pour rendre en quelque sorte à la fois témoignage de la
+puissance et du néant de l’homme. Peut-être s’était-il passé dans leur
+enceinte bien des choses plus dignes d'être racontées que tout ce
+qu’on raconte à la terre; mais les événements s’écoulent, les yeux qui
+les ont vus se ferment; les traditions s’éteignent avec les ans, comme
+un feu qu’on n’a point recueilli; et qui pourrait ensuite pénétrer le
+secret des siècles?</p>
+
+<p>Le manoir de Vermund le Proscrit, où nos deux voyageurs arrivaient en
+ce moment, était un de ceux auxquels la superstition rattachait le
+plus d’histoires surprenantes et d’aventures miraculeuses. À ces
+murailles de cailloux noyés dans un ciment devenu plus dur que la
+pierre, on reconnaissait aisément qu’il avait été bâti vers le
+cinquième ou le sixième siècle. De ses cinq tours, une seulement était
+encore debout dans toute sa hauteur; les quatre autres, plus ou moins
+dégradées, et couvrant de leurs débris le sommet du rocher, étaient
+liées entre elles par des lignes de ruines, lesquelles indiquaient
+également les anciennes limites des cours dans l’enceinte du château.
+Il était très difficile de pénétrer dans cette enceinte, obstruée de
+pierres, de quartiers de rochers, et d’arbustes de toute espèce, qui,
+rampant de ruine en ruine, surmontaient de leurs touffes les murailles
+tombées, ou laissaient pendre jusque dans le précipice leurs longs
+bras flexibles. C’est à ces tresses de rameaux que venaient souvent,
+disait-on, se balancer, au clair de lune, des âmes bleuâtres, esprits
+coupables de ceux qui s’étaient volontairement noyés dans le Sparbo,
+ou que le farfadet du lac attachait le nuage qui devait le remmener au
+lever du soleil. Mystères effrayants, dont avaient été plus d’une fois
+témoins de hardis pêcheurs, quand, pour profiter du sommeil des chiens
+de mer, [Note: Les chiens de mer sont redoutés des pêcheurs, parce
+qu’ils effraient les poissons.] ils osaient la nuit pousser leur
+barque jusque sous le rocher d’Oëlmoe, qui s’arrondissait dans
+l’ombre, au-dessus de leur tête, comme l’arche rompue d’un pont
+gigantesque.</p>
+
+<p>Nos deux aventuriers franchirent, non sans peine, la muraille du
+manoir, à travers une crevasse, car l’ancienne porte était encombrée
+de ruines. La seule tour qui, ainsi que nous l’avons dit, fût restée
+debout, était située à l’extrémité du rocher. C’était, dit Spiagudry à
+Ordener, celle du sommet de laquelle on apercevait le fanal de
+Munckholm. Ils s’y dirigèrent, quoique l’obscurité fût en ce moment
+complète. La lune était entièrement cachée par un gros nuage noir. Ils
+allaient gravir la brèche d’un autre mur, pour pénétrer dans ce qui
+avait été la seconde cour du château, quand Benignus s’arrêta tout
+court, et saisit brusquement le bras d’Ordener, d’une main qui
+tremblait si fort, que le jeune homme lui-même en était ébranlé.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc?... dit Ordener surpris.</p>
+
+<p>Benignus, sans répondre, pressa son bras plus vivement encore, comme
+pour lui demander du silence.</p>
+
+<p>&mdash;Mais.... reprit le jeune homme.</p>
+
+<p>Une nouvelle pression, accompagnée d’un gros soupir mal étouffé, le
+décida à attendre patiemment que ce nouvel effroi fût passé.</p>
+
+<p>Enfin Spiagudry, d’une voix oppressée:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! maître, qu’en dites-vous?</p>
+
+<p>&mdash;De quoi? dit Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, seigneur, continua l’autre du même ton, vous vous repentez bien
+maintenant d'être monté ici!</p>
+
+<p>&mdash;Non, en vérité, mon brave guide, j’espère bien monter plus haut
+encore. Pourquoi voulez-vous que je m’en repente?</p>
+
+<p>&mdash;Comment, seigneur, vous n’avez donc point vu?...</p>
+
+<p>&mdash;Vu! quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Vous n’avez point vu! répéta l’honnête concierge, avec un accès
+toujours croissant de terreur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais non vraiment! répondit Ordener d’un ton d’impatience; je n’ai
+rien vu, et je n’ai entendu que le bruit de vos dents que la peur
+faisait claquer violemment.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! là, derrière ce mur, dans l’ombre, ces deux yeux flamboyants
+comme des comètes, qui se sont fixés sur nous. Vous ne les avez point
+vus?</p>
+
+<p>&mdash;En honneur, non.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne les avez point vus errer, monter, descendre et disparaître
+enfin dans les ruines?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais ce que vous voulez dire. Qu’importe, d’ailleurs?</p>
+
+<p>&mdash;Comment! seigneur Ordener, savez-vous qu’il n’y a en Norvège qu’un
+seul homme dont les yeux rayonnent ainsi dans les ténèbres?</p>
+
+<p>&mdash;Allons, qu’importe encore! Quel est donc cet homme aux yeux de chat?
+Est-ce Han, votre formidable islandais? Tant mieux, s’il est ici! cela
+nous épargnera le voyage de Walderhog.</p>
+
+<p>Ce <i>tant mieux</i> n’était point du goût de Spiagudry, qui ne put
+s’empêcher de révéler sa pensée secrète par cette exclamation
+involontaire:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! seigneur, vous m’aviez promis de me laisser au village de Surb,
+à un mille du lieu du combat.</p>
+
+<p>Le bon et noble Ordener comprit et sourit.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, vieillard; il serait injuste de vous mêler à mes
+dangers. Ne craignez donc rien. Vous voyez ce Han d’Islande partout.
+Est-ce qu’il ne peut pas y avoir dans ces ruines quelque chat sauvage,
+dont les yeux soient aussi brillants que ceux de cet homme!</p>
+
+<p>Pour la cinquième fois, Spiagudry parvint à se rassurer, soit que
+l’explication d’Ordener lui parût en effet naturelle, soit que la
+tranquillité de son jeune compagnon eût quelque chose de contagieux.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! seigneur, sans vous je serais dix fois mort de peur en
+gravissant ces roches.&mdash;Il est vrai que, sans vous, je ne l’aurais pas
+tenté.</p>
+
+<p>La lune, qui reparut, leur laissa voir l’entrée de la plus haute tour,
+au bas de laquelle ils étaient parvenus. Ils y pénétrèrent en
+soulevant un épais rideau de lierre, qui fit pleuvoir sur eux des
+lézards endormis et de vieux nids d’oiseaux funèbres. Le concierge
+ramassa deux cailloux qu’il choqua, en laissant tomber les étincelles
+sur un tas de feuilles mortes et de branches sèches recueillies par
+Ordener. En peu d’instants une flamme claire s’éleva; et, dissipant
+les ténèbres qui les entouraient, elle leur permit d’observer
+l’intérieur de la tour.</p>
+
+<p>Il n’en restait plus que la muraille circulaire, qui était très
+épaisse et revêtue de lierre et de mousse. Les plafonds de ses quatre
+étages s’étaient successivement écroulés au rez-de-chaussée, où ils
+formaient un amas énorme de décombres. Un escalier étroit et sans
+rampe, rompu en plusieurs endroits, tournait en spirale sur la surface
+intérieure de la muraille, au sommet de laquelle il aboutissait. Aux
+premiers pétillements du feu, une nuée de chats-huants et d’orfraies
+s’envolèrent lourdement, avec des cris étonnés et lugubres, et de
+grandes chauves-souris vinrent par intervalles effleurer la flamme de
+leurs ailes couleur de cendre.</p>
+
+<p>&mdash;Voici des hôtes qui ne nous reçoivent pas très gaiement, dit
+Ordener; mais n’allez pas vous effrayer encore.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, seigneur, reprit Spiagudry, en s’asseyant près du feu, moi
+craindre un hibou ou une chauve-souris! Je vivais avec des cadavres,
+et je ne craignais pas les vampires. Ah! je ne redoute que les
+vivants! Je ne suis pas brave, j’en conviens; mais je ne suis pas
+superstitieux.&mdash;Tenez, si vous m’en croyez, seigneur, rions de ces
+dames aux ailes noires et aux chants rauques, et songeons à souper.</p>
+
+<p>Ordener ne songeait qu’à Munckholm.</p>
+
+<p>&mdash;J’ai bien là quelques provisions, dit Spiagudry en tirant son
+havre-sac de dessous son manteau; mais, si votre appétit égale le
+mien, ce pain noir et ce fromage rance auront bientôt disparu. Je vois
+que nous serons obligés de rester encore fort loin des limites de la
+loi du roi français Philippe le Bel: <i>Nemo audeat comedere praeter duo
+fercula cum potagio</i>. Il doit bien y avoir au sommet de cette tour des
+nids de mouettes ou de faisans; mais comment y arriver par un escalier
+branlant qui ne pourrait tout au plus porter que des sylphes?</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, reprit Ordener, il faudra bien qu’il me porte; car je
+monterai certainement au faîte de cette tour.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! maître, pour avoir des nids de mouettes?</p>
+
+<p>&mdash;Ne faites pas, de grâce, cette imprudence. Il ne faut pas se tuer
+pour mieux souper. Songez d’ailleurs que vous pourriez vous tromper,
+et prendre des nids de chats-huants.</p>
+
+<p>&mdash;C’est bien de vos nids que je m’embarrasse! Ne m’avez-vous pas dit
+que du haut de cette tour on apercevait le donjon de Munckholm?</p>
+
+<p>&mdash;Cela est vrai, jeune maître; au sud. Je vois bien que le désir de
+fixer ce point important pour la science géographique a été le motif
+de ce fatigant voyage au château de Vermund. Mais daignez réfléchir,
+noble seigneur Ordener, que le devoir d’un savant zélé peut être
+quelquefois de braver la fatigue, mais jamais le danger. Je vous en
+supplie, ne tentez pas cette méchante ruine d’escalier sur laquelle un
+corbeau n’oserait se percher.</p>
+
+<p>Benignus ne se souciait nullement de rester seul dans le bas de la
+tour. Comme il se levait pour prendre la main d’Ordener, son
+havre-sac, placé sur les pointes de ses genoux, tomba dans les pierres
+et rendit un son clair.</p>
+
+<p>&mdash;Qu’est-ce donc qui résonne ainsi dans ce havre-sac? demanda Ordener.</p>
+
+<p>Cette question sur un point si délicat pour Spiagudry, lui ôta l’envie
+de retenir son jeune compagnon.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit-il sans répondre à la question, puisque, malgré mes
+prières, vous vous obstinez à monter au haut de cette tour, prenez
+garde aux crevasses de l’escalier.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, reprit Ordener, qu’y a-t-il donc dans votre havre-sac, pour
+lui faire rendre, ce son métallique?</p>
+
+<p>Cette insistance indiscrète déplut souverainement au vieux gardien qui
+maudit le questionneur du fond de l'âme.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! noble maître, répondit-il, comment pouvez-vous vous occuper d’un
+méchant plat à barbe de fer, qui retentit contre un caillou?&mdash;Puisque
+je ne puis vous fléchir, se hâta-t-il d’ajouter, ne tardez pas à
+redescendre, et ayez soin de vous tenir aux lierres qui tapissent la
+muraille. Vous verrez le fanal de Munckholm entre les deux Escabelles
+de Frigge, au midi.</p>
+
+<p>Spiagudry n’aurait rien pu dire de plus adroit pour bannir toute autre
+idée de l’esprit du jeune homme. Ordener, se débarrassant de son
+manteau, s’élança vers l’escalier, sur lequel le concierge le suivit
+des yeux, jusqu’à ce qu’il ne le vît plus que glisser, comme une ombre
+vague, au plus haut de la muraille, à peine éclairée à son sommet par
+la lueur agitée du foyer et le reflet immobile de la lune.</p>
+
+<p>Alors, se rasseyant et ramassant son havre-sac:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher Benignus Spiagudry, dit-il, pendant que ce jeune lynx ne
+vous voit pas et que vous êtes seul, hâtez-vous de briser l’incommode
+enveloppe de fer qui vous empêche de prendre possession, <i>oculis et
+manu</i>, du trésor renfermé sans doute dans cette cassette. Quand il
+sera délivré de cette prison, il sera moins lourd à porter et plus
+aisé à cacher.</p>
+
+<p>Déjà, armé d’une grosse pierre, il s’apprêtait à briser le couvercle
+du coffre, quand un rayon de lumière tombant sur le sceau de fer qui
+le fermait, arrêta tout à coup le concierge antiquaire.</p>
+
+<p>&mdash;Par saint Willebrod le Numismate, je ne me trompe pas, s’écriait-il
+en frottant vivement le couvercle rouillé, ce sont bien là les armes
+de Griffenfeld. J’allais faire une grande folie de rompre ce sceau.
+Voilà peut-être le seul modèle qui reste de ces armoiries fameuses,
+brisées en 1676 par la main du bourreau. Diable! ne touchons pas à ce
+couvercle. Quelle que soit la valeur des objets qu’il cache, à moins
+que, contre toute probabilité, ce ne soient des monnaies de Palmyre ou
+des médailles carthaginoises, il est certainement plus précieux
+encore. Me voici donc seul propriétaire des armes maintenant abolies
+de Griffenfeld! Cachons soigneusement ce trésor.&mdash;Aussi bien je
+trouverai peut-être quelque secret pour ouvrir la cassette, sans
+commettre de vandalisme. Les armoiries de Griffenfeld! Oh oui! voilà
+bien la main de justice, la balance sur champ de gueules. Quel
+bonheur!</p>
+
+<p>À chaque nouvelle découverte héraldique qu’il faisait en dérouillant
+le vieux cachet, il poussait un cri d’admiration ou une exclamation de
+contentement.</p>
+
+<p>&mdash;Au moyen d’un dissolvant, j’ouvrirai la serrure sans briser le
+sceau. Ce sont sans doute les trésors de l’ex-chancelier.&mdash;Si
+quelqu’un, tenté par l’appât des quatre écus syndicaux, me reconnaît
+et m’arrête, il ne me sera pas difficile de me racheter.&mdash;Ainsi, cette
+bienheureuse cassette m’aura sauvé.</p>
+
+<p>En parlant ainsi, son regard se leva machinalement.</p>
+
+<p>&mdash;Tout à coup son visage grotesque passa en un clin d’œil de
+l’expression d’une joie folle à celle d’une terreur stupide. Tous ses
+membres tremblèrent convulsivement. Ses yeux devinrent fixes, son
+front se rida, sa bouche demeura béante, et sa voix s’éteignit dans
+son gosier, comme une lumière qu’on souffle.</p>
+
+<p>En face de lui, de l’autre côté du foyer, un petit homme était debout,
+les bras croisés. À ses vêtements de peaux ensanglantées, à sa hache
+de pierre, à sa barbe rousse, et à ce regard dévorant fixé sur lui, le
+malheureux concierge avait reconnu du premier coup d’œil l’effrayant
+personnage dont il avait reçu la dernière visite au Spladgest de
+Drontheim.</p>
+
+<p>&mdash;C’est moi! dit le petit homme d’un air terrible.</p>
+
+<p>&mdash;Cette cassette t’aura sauvé, ajouta-t-il avec un affreux sourire
+ironique. Spiagudry! est-ce ici le chemin de Thoctree?</p>
+
+<p>L’infortuné essaya d’articuler quelques paroles.</p>
+
+<p>&mdash;Thoctree!... Seigneur... Mon seigneur maître... j’y allais...</p>
+
+<p>&mdash;Tu allais à Walderhog, répondit l’autre d’une voix de tonnerre.</p>
+
+<p>Spiagudry terrifié ramassa toutes ses forces pour faire un signe de
+tête négatif.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me conduisais un ennemi; merci! ce sera un vivant de moins. Ne
+crains rien, fidèle guide, il te suivra.</p>
+
+<p>Le malheureux gardien voulut pousser un cri et put à peine faire
+entendre un murmure vague et confus.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi t’effraies-tu de ma présence? Tu me cherchais.&mdash;Écoute, ne
+crie pas, ou tu es mort.</p>
+
+<p>Le petit homme agita sa hache de pierre au-dessus de la tête du
+concierge; il poursuivit, d’une voix qui sortait de sa poitrine comme
+le bruit d’un torrent sort d’une caverne:</p>
+
+<p>&mdash;Tu m’as trahi.</p>
+
+<p>&mdash;Non, votre grâce, non, excellence... dit enfin Benignus pouvant à
+peine articuler ces paroles suppliantes. L’autre fit entendre comme un
+rugissement sourd.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu voudrais me tromper encore! Ne l’espère plus.&mdash;Écoute,
+j’étais sur le toit du Spladgest quand tu as scellé ton pacte avec cet
+insensé; c’est moi dont tu as deux fois entendu la voix. C’est moi que
+tu as encore entendu dans l’orage sur la route; c’est moi que tu as
+retrouvé dans la tour de Vygla; c’est moi qui t’ai dit: Au revoir!</p>
+
+<p>Le concierge épouvanté jeta un regard égaré autour de lui, comme pour
+appeler du secours. Le petit homme continua:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne voulais pas laisser échapper ces soldats qui te poursuivaient.
+Ils étaient du régiment de Munckholm.</p>
+
+<p>&mdash;Pour toi, je ne pouvais te perdre.&mdash;Spiagudry, c’est moi que tu as
+revu au village d’Oëlmoe sous ce feutre de mineur; c’est moi dont tu
+as entendu les pas et la voix, dont tu as reconnu les yeux en montant
+à ces ruines; c’est moi!</p>
+
+<p>Hélas! l’infortuné n’en était que trop convaincu; il se roula à terre,
+aux pieds de son formidable juge, en s’écriant d’une voix déchirante
+et étouffée:&mdash;Grâce!</p>
+
+<p>Le petit homme, les bras toujours croisés, attachait sur lui un regard
+de sang, plus ardent que la flamme du foyer.</p>
+
+<p>&mdash;Demande ton salut à cette cassette dont tu l’attends, dit-il
+ironiquement.</p>
+
+<p>&mdash;Grâce, seigneur! Grâce! répéta le mourant Spiagudry.</p>
+
+<p>&mdash;Je t’avais recommandé d'être fidèle et muet, tu n’as pu être fidèle;
+à l’avenir je te proteste que tu seras muet.</p>
+
+<p>Le concierge, entrevoyant l’horrible sens de ces paroles, poussa un
+long gémissement.</p>
+
+<p>&mdash;Ne crains rien, dit l’homme, je ne te séparerai pas de ton trésor.</p>
+
+<p>À ces mots, dénouant sa ceinture de cuir, il la passa dans l’anneau de
+la cassette, et la suspendit ainsi au cou de Spiagudry, qui
+fléchissait sous le poids.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! reprit l’autre, quel est le diable auquel tu désires donner
+ton âme? Hâte-toi de l’appeler, afin qu’un autre démon dont tu ne te
+soucierais pas ne s’en empare point avant lui.</p>
+
+<p>Le désespéré vieillard, hors d’état de prononcer une parole, tomba aux
+genoux du petit homme, en faisant mille signes de prière et
+d’épouvante.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! dit celui-ci; écoute, fidèle Spiagudry, ne te désole pas
+de laisser ainsi ton jeune compagnon sans guide. Je te promets qu’il
+ira où tu vas. Suis-moi, tu ne fais que lui montrer le chemin.&mdash;Allons!</p>
+
+<p>À ces mots, saisissant le misérable dans ses bras de fer, il l’emporta
+hors de la tour comme un tigre emporte une longue couleuvre; et un
+moment après il s’éleva dans les ruines un grand cri, auquel se mêla
+un effroyable éclat de rire.</p>
+
+<h2><a name="XXIII" id="XXIII"></a>XXIII</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Oui, l’on peut bien montrer à l’œil éploré de<br /></span>
+<span class="i0">l’amant fidèle l’objet éloigné de son idolâtrie.<br /></span>
+<span class="i0">Mais, hélas! les scènes de l’attente, des adieux,<br /></span>
+<span class="i0">les pensées, les souvenirs doux et amers, les<br /></span>
+<span class="i0">rêves enchanteurs des êtres qui aiment! qui peut<br /></span>
+<span class="i0">les rendre?<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">MATURIN. <i>Bertram.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Cependant l’aventureux Ordener, après avoir vingt fois failli tomber
+dans sa périlleuse ascension, était parvenu sur le haut du mur épais
+et circulaire de la tour. À son arrivée inattendue, de noires
+chouettes centenaires, brusquement troublées dans leurs ruines,
+s’enfuirent d’un vol oblique, en tournant vers lui leur regard fixe,
+et des pierres roulantes, heurtées par son pied, tombèrent dans le
+gouffre en bondissant sur les saillies des rochers avec des bruits
+sourds et lointains.</p>
+
+<p>En tout autre instant, Ordener eût longtemps laissé errer sa vue et sa
+rêverie sur la profondeur de l’abîme, accrue de la profondeur de la
+nuit. Son œil, observant à l’horizon toutes ces grandes ombres, dont
+une lune nébuleuse blanchissait à peine les sombres contours, eût
+longtemps cherché à distinguer les vapeurs parmi les rochers et les
+montagnes parmi les nuages; son imagination eût animé toutes les
+formes gigantesques, toutes les apparences fantastiques que le clair
+de lune prête aux monts et aux brouillards. Il eût écouté de loin la
+plainte confuse du lac et des forêts, mêlée au sifflement aigu des
+herbes sèches que le vent tourmentait à ses pieds, entre les fentes
+des pierres; et son esprit eût donné un langage à toutes ces voix
+mortes que la nature matérielle élève pendant le sommeil de l’homme et
+le silence de la nuit. Mais, quoique cette scène agît à son insu sur
+son être entier, d’autres pensées le remplissaient. À peine son pied
+s’était-il posé sur le faîte de la muraille, que son œil s’était
+tourné vers le sud du ciel, et qu’une joie indicible l’avait
+transporté en apercevant, au delà de l’angle de deux montagnes, un
+point lumineux rayonner à l’horizon comme une étoile rouge.&mdash;C’était
+le fanal de Munckholm.</p>
+
+<p>Ceux-là ne sont pas destinés à goûter les vraies joies de la vie, qui
+ne comprendront pas le bonheur qu’éprouva le jeune homme. Tout son
+cœur se souleva de ravissement; son sein gonflé, palpitant avec
+force, respirait à peine. Immobile, l’œil tendu, il contemplait
+l’astre de consolation et d’espérance. Il lui semblait que ce rayon de
+lumière, venant au sein de la nuit du séjour qui contenait toute sa
+félicité, lui apportait quelque chose de son Éthel. Ah! n’en doutons
+pas, à travers les temps et les espaces, les âmes ont quelquefois des
+correspondances mystérieuses. En vain le monde réel élève ses
+barrières entre deux êtres qui s’aiment; habitants de la vie idéale,
+ils s’apparaissent dans l’absence, ils s’unissent dans la mort. Que
+peuvent en effet les séparations corporelles, les distances physiques
+sur deux cœurs liés invinciblement par une même pensée et un commun
+désir?&mdash;Le véritable amour peut souffrir, mais non mourir.</p>
+
+<p>Qui ne s’est point arrêté cent fois durant les nuits pluvieuses sous
+quelque fenêtre à peine éclairée? Qui n’a point passé et repassé
+devant une porte, erré avec délices autour d’une maison? Qui ne s’est
+point brusquement retourné de son chemin pour suivre, le soir, dans
+les détours d’une rue déserte, une robe flottante, un voile blanc tout
+à coup reconnu dans l’ombre? Celui qui ne connaît pas ces émotions
+peut dire qu’il n’a jamais aimé.</p>
+
+<p>En présence du fanal lointain de Munckholm, Ordener méditait. À sa
+première joie avait succédé un contentement triste et ironique; mille
+sentiments divers se pressaient dans son âme tumultueuse.&mdash;Oui, se
+disait-il, il faut que l’homme gravisse longtemps et péniblement pour
+voir enfin un point de bonheur dans l’immense nuit.&mdash;Elle est donc là!
+elle dort, elle rêve, elle pense à moi, peut-être!&mdash;Mais qui lui dira
+que son Ordener est maintenant, triste et isolé, suspendu dans l’ombre
+au-dessus d’un abîme? son Ordener, qui n’a plus d’elle qu’une boucle
+de cheveux sur son sein, et une lueur vague à l’horizon!&mdash;Puis,
+laissant tomber un coup d’œil sur les rayons rougeâtres du grand feu
+allumé dans la tour, qui s’échappaient au dehors à travers les
+crevasses de la muraille:</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être, murmura-t-il, de l’une des fenêtres de sa prison,
+jette-t-elle un regard indifférent sur la flamme lointaine de ce
+foyer.</p>
+
+<p>Tout à coup un grand cri et un long éclat de rire se firent entendre,
+comme au-dessous de lui, sur le bord de l’abîme; il se détourna
+brusquement, et vit l’intérieur de la tour désert. Alors, inquiet pour
+le vieillard, il se hâta de descendre; mais à peine avait-il franchi
+quelques marches de l’escalier, qu’un bruit sourd, pareil à celui d’un
+corps pesant qui serait tombé dans les eaux profondes du lac, monta
+jusqu’à lui.</p>
+
+<h2><a name="XXIV" id="XXIV"></a>XXIV</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Le comte don Sancho Diaz, seigneur de Saldana,<br /></span>
+<span class="i0">répandait d’amères larmes dans sa prison.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Plein de désespoir, il exhalait, ses plaintes dans<br /></span>
+<span class="i0">la solitude contre le roi Alphonse.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">«O tristes moments, où mes cheveux blancs me<br /></span>
+<span class="i0">rappellent combien d’années j’ai déjà passées dans<br /></span>
+<span class="i0">cette prison horrible!»<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Romances espagnoles.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Le soleil se couchait; ses rayons horizontaux dessinaient sur la
+simarre de laine de Schumacker et sur la robe de crêpe d’Éthel,
+l’ombre noire des barreaux de leur fenêtre. Tous deux étaient assis
+près de la haute croisée en ogive, le vieillard sur un grand fauteuil
+gothique, la jeune fille sur un tabouret, à ses pieds. Le prisonnier
+paraissait rêver dans sa position favorite et mélancolique. Son front
+chauve et ridé était appuyé sur ses mains et l’on ne voyait de son
+visage que sa barbe blanche qui pendait en désordre sur sa poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, dit Éthel qui cherchait tous les moyens de le distraire,
+mon seigneur et père, j’ai fait cette nuit un songe d’heureux
+avenir.&mdash;Voyez, levez les yeux, mon noble père, regardez ce beau ciel.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vois le ciel, répondit le vieillard, qu’à travers les barreaux
+de ma prison, comme je ne vois votre avenir, Éthel, qu’à travers mes
+malheurs.</p>
+
+<p>Puis sa tête, un moment soulevée, retomba sur ses mains, et tous deux
+se turent.</p>
+
+<p>&mdash;Mon seigneur et père, reprit la jeune fille un moment après et d’une
+voix timide, est-ce au seigneur Ordener que vous pensez?</p>
+
+<p>&mdash;Ordener, dit le vieillard, comme cherchant à se rappeler de qui on
+lui parlait.&mdash;Ah! je sais qui vous voulez dire. Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Pensez-vous qu’il revienne bientôt, mon père? il y a longtemps déjà
+qu’il est parti. Voici le quatrième jour.</p>
+
+<p>Le vieillard secoua tristement la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que, lorsque nous aurons compté la quatrième année depuis
+son départ, nous serons aussi près de son retour qu’aujourd’hui.</p>
+
+<p>Éthel pâlit.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu! croyez-vous donc qu’il ne reviendra pas? Schumacker ne
+répondit point. La jeune fille répéta sa question avec un accent
+suppliant et inquiet.</p>
+
+<p>&mdash;N’a-t-il donc pas promis qu’il reviendrait? dit brusquement le
+prisonnier.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sans doute, seigneur! reprit Éthel empressée.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! comment pouvez-vous compter sur son retour? n’est-ce pas un
+homme? Je crois que le vautour pourra retourner au cadavre, mais je ne
+crois pas au retour du printemps dans l’année qui décline.</p>
+
+<p>Éthel, voyant son père retomber dans ses mélancolies, se rassura; il y
+avait dans son cœur de vierge et d’enfant une voix qui démentait
+impérieusement la philosophie chagrine du vieillard.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, dit-elle avec fermeté, le seigneur Ordener reviendra; ce
+n’est pas un homme comme les autres hommes.</p>
+
+<p>&mdash;Qu’en savez-vous, jeune fille?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que vous en savez vous-même, mon seigneur et père.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais rien, dit le vieillard. J’ai entendu des paroles d’un
+homme qui annonçaient des actions d’un dieu.</p>
+
+<p>Puis il ajouta, avec un rire amer:</p>
+
+<p>&mdash;J’ai réfléchi sur cela, et j’ai vu que c’était trop beau pour y
+croire.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, seigneur, j’y ai cru, précisément parce que c’était beau.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! jeune fille, si vous étiez ce que vous deviez être, comtesse de
+Tongsberg et princesse de Wollin, entourée, comme vous le seriez,
+d’une cour de beaux traîtres et d’adorateurs intéressés, cette
+crédulité serait d’un grand danger pour vous.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père et seigneur, ce n’est pas crédulité, c’est confiance.</p>
+
+<p>&mdash;On s’aperçoit aisément, Éthel, qu’il y a du sang français dans vos
+veines.</p>
+
+<p>Cette idée ramena le vieillard, par une transition imperceptible, à
+des souvenirs, et il continua avec une sorte de complaisance:</p>
+
+<p>&mdash;Car ceux qui ont dégradé votre père plus qu’il n’avait été élevé, ne
+pourront empêcher que vous ne soyez fille de Charlotte, princesse de
+Tarente, et que l’une de vos aïeules ne soit Adèle ou Édèle, comtesse
+de Flandre, dont vous portez le nom.</p>
+
+<p>Éthel pensait à toute autre chose.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, vous jugez mal le noble Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Noble, ma fille! quel sens donnez-vous à ce mot? J’ai fait des
+nobles qui ont été bien vils.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux point dire, seigneur, qu’il soit noble de la noblesse qui
+se donne.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce donc que vous savez qu’il descend d’un <i>jarl</i> ou d’un
+<i>hersa</i>? [Note: Les anciens seigneurs en Norvège, avant que
+Griffenfeld fondât une noblesse régulière, portaient les titres de
+<i>hersa</i> (baron), ou <i>jarl</i> (comte). C’est de ce dernier mot qu’est
+formé le mot anglais <i>earl</i> (comte).]</p>
+
+<p>&mdash;Je l’ignore comme vous, mon père. Il est peut-être, poursuivit-elle
+en baissant les yeux, le fils d’un serf ou d’un vassal. Hélas! on
+peint des couronnes et des lyres sur le velours d’un marchepied. Je
+veux dire seulement d’après vous, mon vénéré seigneur, qu’il est noble
+de cœur.</p>
+
+<p>De tous les hommes qu’elle avait vus, Ordener était celui qu’Éthel
+connaissait le plus et le moins tout ensemble. Il était apparu dans sa
+destinée, pour ainsi dire, comme ces anges qui visitaient les premiers
+hommes, en s’enveloppant à la fois de clartés et de mystères. Leur
+seule présence révélait leur nature, et l’on adorait. Ainsi Ordener
+avait laissé voir à Éthel ce que les hommes cachent le plus, son
+cœur; il avait gardé le silence sur ce dont ils se vantent assez
+volontiers, sa patrie et sa famille; son regard avait suffi à Éthel,
+et elle avait eu foi en ses paroles. Elle l’aimait, elle lui avait
+donné sa vie, elle n’ignorait rien de son âme, et ne savait pas son
+nom.</p>
+
+<p>&mdash;Noble de cœur! répéta le vieillard, noble de cœur! Cette noblesse
+est au-dessus de celle que donnent les rois; c’est Dieu qui la donne.
+Il la prodigue moins qu’eux.</p>
+
+<p>Ici le prisonnier leva les yeux vers ses armoiries brisées, en
+ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Et il ne la reprend jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi, mon père, dit la jeune fille, celui qui garde l’une se
+console-t-il aisément d’avoir perdu l’autre.</p>
+
+<p>Cette parole fit tressaillir le père et lui rendit son courage. Il
+reprit d’une voix ferme:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, jeune fille. Mais vous ne savez pas que la
+disgrâce jugée injuste par le monde est quelquefois justifiée par
+notre intime conscience. Telle est notre misérable nature; une fois
+malheureux, il s’élève en nous-mêmes, pour nous reprocher des fautes
+et des erreurs, une foule de voix qui dormaient dans la prospérité.</p>
+
+<p>&mdash;Ne parlez pas ainsi, mon illustre père, dit Éthel, profondément
+émue; car, à la voix altérée du vieillard, elle sentait qu’il avait
+laissé échapper le secret de l’une de ses douleurs. Elle leva ses yeux
+sur lui, et, baisant sa main froide et ridée, elle reprit doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Vous jugez bien sévèrement deux hommes nobles, le seigneur Ordener
+et vous, mon vénéré père.</p>
+
+<p>&mdash;Vous décidez légèrement, Éthel. On dirait que vous ne savez pas que
+la vie est une chose grave.</p>
+
+<p>&mdash;Ai-je donc mal fait, seigneur, de rendre justice au généreux
+Ordener?</p>
+
+<p>Schumacker fronça le sourcil d’un air mécontent.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis vous approuver, ma fille, d’attacher ainsi votre
+admiration à un inconnu, que vous ne reverrez jamais sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dit la jeune fille, sur laquelle ces paroles glacées tombaient
+comme un poids, ne croyez pas cela. Nous le reverrons. N’est-ce pas
+pour vous qu’il va affronter ce danger?</p>
+
+<p>&mdash;Je me suis comme vous, je l’avoue, laissé prendre d’abord à ses
+promesses. Mais non, il n’ira pas, et alors il ne reviendra pas vers
+nous.</p>
+
+<p>&mdash;Il ira, seigneur, il ira!</p>
+
+<p>Le ton dont la jeune fille prononça ces mots était presque celui de
+l’offense. Elle se sentait outragée dans son Ordener. Hélas! elle
+était trop sûre dans son âme de ce qu’elle affirmait!</p>
+
+<p>Le prisonnier reprit, sans paraître ému:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! s’il va combattre ce brigand, s’il se dévoue à ce danger,
+il en sera de même; il ne reviendra pas.</p>
+
+<p>Pauvre Éthel!&mdash;combien une parole dite avec indifférence peut
+quelquefois froisser douloureusement la plaie secrète d’un cœur
+inquiet et déchiré! Elle baissa son visage pâle, pour dérober au
+regard froid de son père deux larmes qui s’échappaient malgré elle de
+ses paupières gonflées.</p>
+
+<p>&mdash;O mon père! murmura-t-elle, au moment où vous parlez ainsi,
+peut-être ce noble infortuné meurt-il pour vous!</p>
+
+<p>Le vieux ministre secoua la tête en signe de doute.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le crois pas plus que je ne le désire; et d’ailleurs, où
+serait mon crime? J’aurais été ingrat envers ce jeune homme, comme
+tant d’autres l’ont été envers moi.</p>
+
+<p>Un soupir profond fut la seule réponse d’Éthel; et Schumacker, se
+penchant vers son bureau, continua de déchirer d’un air distrait
+quelques feuillets des <i>Vies des Hommes illustres</i> de Plutarque, dont
+le volume, déjà lacéré en vingt endroits, et surchargé de notes, était
+devant lui.</p>
+
+<p>Un moment après, le bruit de la porte qui s’ouvrait se fit entendre,
+et Schumacker, sans se détourner, cria sa défense habituelle:&mdash;Qu’on
+n’entre pas! laissez-moi; je ne veux pas qu’on entre.</p>
+
+<p>&mdash;C’est son excellence le gouverneur, répondit la voix de l’huissier.</p>
+
+<p>En effet, un vieillard, revêtu d’un grand habit de général, portant à
+son cou les colliers de l’éléphant, de dannebrog et de la toison d’or,
+s’avança vers Schumacker, qui se leva à demi, en répétant entre ses
+dents:</p>
+
+<p>&mdash;Le gouverneur! le gouverneur!&mdash;Le général salua avec respect Éthel,
+qui, debout près de son père, le considérait d’un air inquiet et
+craintif.</p>
+
+<p>Peut-être, avant d’aller plus loin, n’est-il pas inutile de rappeler
+en quelques mots les motifs de cette visite du général Levin à
+Munckholm. Le lecteur n’a pas oublié les fâcheuses nouvelles qui
+tourmentaient le vieux gouverneur, au chapitre XX de cette véritable
+histoire. En les recevant, la nécessité d’interroger Schumacker
+s’était d’abord présentée à l’esprit du général; mais il n’avait pu
+s’y décider sans une extrême répugnance. L’idée d’aller tourmenter un
+infortuné prisonnier, déjà livré à tant de tourments, et qu’il avait
+vu si puissant, de scruter sévèrement les secrets du malheur, même
+coupable, déplaisait à son âme bonne et généreuse. Cependant le
+service du roi l’exigeait; il ne devait pas quitter Drontheim
+sans emporter les nouvelles lueurs qui pouvaient jaillir de
+l’interrogatoire de l’auteur apparent de l’insurrection des mineurs.
+C’était donc le soir qui devait précéder son départ qu’après un
+entretien long et confidentiel avec la comtesse d’Ahlefeld, le
+gouverneur s’était résigné à voir le captif. En se rendant au château,
+l’idée des intérêts de l’état, du parti que ses nombreux ennemis
+personnels pourraient tirer de ce qu’on nommerait sa négligence, et
+peut-être aussi d’astucieuses paroles de la grande-chancelière,
+avaient fermenté dans sa tête et l’avaient ramené à la fermeté. Il
+était donc monté au donjon du Lion de Slesvig avec des projets de
+sévérité; il se promettait d'être avec le conspirateur Schumacker
+comme s’il n’avait jamais connu le chancelier Griffenfeld, de
+dépouiller tous ses souvenirs et jusqu’à son caractère, et de parler
+en juge inflexible à cet ancien confrère de faveur et de puissance.</p>
+
+<p>Cependant, à peine entré dans l’appartement de l’ex-chancelier, le
+visage, vénérable, quoique morose, du vieillard l’avait frappé; la
+figure douce, quoique fière, d’Éthel l’avait attendri; et le premier
+aspect des deux prisonniers avait déjà dissipé la moitié de sa
+sévérité.</p>
+
+<p>Il s’avança vers le ministre tombé, et lui tendit involontairement la
+main en disant, sans s’apercevoir que l’autre ne répondait pas à sa
+politesse:</p>
+
+<p>&mdash;Salut, comte de Griffenf...&mdash;C’était la surprise d’une vieille
+habitude. Il se reprit précipitamment:</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur Schumacker!&mdash;Puis il s’arrêta, tout satisfait et tout
+épuisé d’un tel effort.</p>
+
+<p>Il se fit une pause. Le général cherchait dans sa tête quelles paroles
+assez sévères pourraient dignement répondre à la dureté de ce début.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit enfin Schumacker, vous êtes le gouverneur du
+Drontheimhus?</p>
+
+<p>Le général, un peu surpris de se voir questionné par celui qu’il
+venait interroger, fit un signe affirmatif.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, reprit le prisonnier, j’ai une plainte à vous faire.</p>
+
+<p>&mdash;Une plainte! laquelle? laquelle? et le visage du noble Levin prenait
+une expression d’intérêt.</p>
+
+<p>Schumacker continua d’un air d’humeur:</p>
+
+<p>&mdash;Un ordre du vice-roi prescrit qu’on me laisse libre et tranquille
+dans ce donjon.</p>
+
+<p>&mdash;Je connais cet ordre.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur gouverneur, on se permet pourtant de m’importuner et de
+pénétrer dans ma prison.</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc? s’écria le général; nommez-moi celui qui ose...</p>
+
+<p>&mdash;Vous, seigneur gouverneur.</p>
+
+<p>Ces paroles, prononcées d’un ton hautain, blessèrent le général. Il
+répondit d’une voix presque irritée:</p>
+
+<p>&mdash;Vous oubliez que mon pouvoir, lorsqu’il s’agit de servir le roi, ne
+connaît point de limites.</p>
+
+<p>&mdash;Si ce n’est, dit Schumacker, celles du respect qu’on doit au
+malheur. Mais les hommes ne savent pas cela.</p>
+
+<p>L’ex-grand-chancelier parlait ainsi, comme s’il se fût parlé à
+lui-même. Il fut entendu du gouverneur.</p>
+
+<p>&mdash;Si vraiment, si vraiment! J’ai eu tort, comte de Griff.... seigneur
+Schumacker, veux-je dire; je devais vous laisser la colère, puisque
+j’ai la puissance.</p>
+
+<p>Schumacker se tut un instant.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a, reprit-il pensif, dans votre visage et dans votre voix,
+seigneur gouverneur, quelque chose d’un homme que j’ai connu jadis. Il
+y a bien longtemps. Il n’y a que moi qui me souvienne de ce temps-là.
+C’était dans ma prospérité. C’était un certain Levin de Knud, du
+Mecklembourg. Avez-vous connu ce fou?</p>
+
+<p>&mdash;Je l’ai connu, répliqua le général sans s’émouvoir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous vous le rappelez. Je croyais qu’on ne se souvenait des
+hommes que dans l’adversité.</p>
+
+<p>&mdash;N’était-ce pas un capitaine de la milice royale? poursuivit le
+gouverneur.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, un simple capitaine, bien que le roi l’aimât beaucoup. Mais il
+ne songeait qu’aux plaisirs et ne montrait pas d’ambition. C’était une
+tête singulièrement extravagante. Conçoit-on une pareille modération
+de désirs dans un favori?</p>
+
+<p>&mdash;Mais cela peut se concevoir.</p>
+
+<p>&mdash;Je l’aimais assez, ce Levin de Knud, parce qu’il ne m’inquiétait
+pas. Il était l’ami du roi comme d’un autre homme. On eût dit qu’il ne
+l’aimait que pour son plaisir particulier, et nullement pour sa
+fortune.</p>
+
+<p>Le général voulut interrompre Schumacker; mais celui-ci continua avec
+quelque opiniâtreté, soit par esprit de contrariété, soit que le
+souvenir réveillé en lui lui plût en effet:</p>
+
+<p>&mdash;Puisque vous avez connu ce capitaine Levin, seigneur gouverneur,
+vous savez sans doute qu’il eut un fils, lequel même est mort tout
+jeune. Mais vous souvenez-vous de ce qui se passa à la naissance de ce
+fils?</p>
+
+<p>&mdash;Je me souviens bien plus de ce qui se passa à sa mort, dit le
+général, en cachant ses yeux de sa main et d’une voix altérée.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, poursuivit l’indifférent Schumacker, c’est un fait connu de
+peu de personnes, et qui vous peindra toute la bizarrerie de ce Levin.
+Le roi voulait tenir l’enfant sur les fonts de baptême; croiriez-vous
+que Levin refusa? Il fit bien plus encore; il choisit pour le parrain
+de son fils un vieux mendiant qui se traînait aux portes du palais. Je
+n’ai jamais pu comprendre le motif d’un pareil acte de démence.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous le dire, répondit le général. En choisissant un
+protecteur à l'âme de son fils, ce capitaine Levin pensait sans doute
+qu’un pauvre est plus puissant auprès de Dieu qu’un roi.</p>
+
+<p>Schumacker réfléchit un instant et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison.</p>
+
+<p>Le gouverneur voulut encore ramener la conversation au but de sa
+visite. Mais Schumacker l’arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;De grâce, s’il est vrai que ce Levin du Mecklembourg ne vous soit
+pas inconnu, laissez-moi parler de lui. De tous les hommes que j’ai
+vus dans mes temps de grandeur, c’est le seul dont le souvenir ne
+m’apporte ni dégoût ni horreur. S’il poussait la singularité jusqu’à
+la folie, il n’en était pas moins, par ses nobles qualités, un homme
+tel qu’il y en a bien peu.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne pense pas de même. Ce Levin n’avait rien de plus que les
+autres hommes. Il y en a beaucoup même qui valent mieux que lui.</p>
+
+<p>Schumacker croisa les bras, en levant les yeux au ciel.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, voilà bien comme ils sont tous! On ne peut louer devant eux un
+homme digne de louange, qu’ils ne cherchent aussitôt à le noircir. Ils
+empoisonnent jusqu’au plaisir de louer justement. Il est cependant
+assez rare.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous me connaissiez, vous ne m’accuseriez pas de noirceur envers
+le gén...&mdash;c’est-à-dire, le capitaine Levin.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi, laissez-moi, dit le prisonnier, pour la loyauté et la
+générosité il n’y a jamais eu deux hommes comme ce Levin de Knud, et
+dire le contraire, c’est à la fois le calomnier et louer démesurément
+cette exécrable race humaine!</p>
+
+<p>&mdash;Je vous assure, reprit le gouverneur, cherchant à calmer la colère
+de Schumacker, que je n’ai eu contre Levin de Knud aucune intention
+perfide.</p>
+
+<p>&mdash;Ne dites pas cela. Bien qu’il fût insensé, tous les hommes sont loin
+de lui ressembler. Ils sont faux, ingrats, envieux, calomniateurs.
+Savez-vous que Levin de Knud donnait aux hôpitaux de Copenhague plus
+de la moitié de son revenu?</p>
+
+<p>&mdash;J’ignorais que vous en fussiez instruit.</p>
+
+<p>&mdash;C’est cela! s’écria le vieillard d’un air triomphant. Il espérait
+pouvoir le flétrir en toute sûreté, dans la confiance que j’ignorais
+les bonnes actions de ce pauvre Levin!</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, mais non!</p>
+
+<p>&mdash;Pensez-vous que je ne sais pas encore qu’il fit donner le régiment
+que le roi lui destinait, à un officier qui l’avait blessé en duel,
+lui, Levin de Knud, parce que, disait-il, l’autre était plus ancien
+que lui?</p>
+
+<p>&mdash;Je croyais cependant cette action secrète.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi donc, seigneur gouverneur du Drontheimhus, est-ce que pour
+cela elle en est moins belle? Parce que Levin cachait ses vertus,
+est-ce une raison pour les nier? Oh! que les hommes sont bien les
+mêmes! Oser confondre avec eux le noble Levin, lui qui, n’ayant pu
+sauver un soldat convaincu d’avoir voulu l’assassiner, fit une pension
+à la veuve de son meurtrier!</p>
+
+<p>&mdash;Eh! qui n’en eût pas fait autant? Ici Schumacker éclata.</p>
+
+<p>&mdash;Qui? vous! moi! tous les hommes, seigneur gouverneur! Parce que vous
+portez le brillant costume de général et des plaques d’honneur sur
+votre poitrine, croyez-vous donc à votre mérite? Vous êtes général, et
+le malheureux Levin sera mort capitaine. Il est vrai que c’était un
+fou, et qu’il ne songeait pas à son avancement.</p>
+
+<p>&mdash;S’il n’y a point songé lui-même, la bonté du roi y a songé pour lui.</p>
+
+<p>&mdash;La bonté? dites la justice! si pourtant on peut dire la justice d’un
+roi. Eh bien! quelle insigne récompense lui a-t-on donnée?</p>
+
+<p>&mdash;Sa majesté a payé Levin de Knud bien au delà de son mérite.</p>
+
+<p>&mdash;À merveille! s’écria le vieux ministre en frappant des mains. Un
+loyal capitaine vient peut-être, après trente ans de service, d'être
+nommé major, et cette haute faveur vous porte ombrage, noble général?
+Un proverbe persan a raison de dire que le soleil couchant est jaloux
+de la lune qui se lève.</p>
+
+<p>Schumacker était tellement irrité que le général put à peine faire
+entendre ces paroles:&mdash;Si vous m’interrompez sans cesse... vous
+m’empêchez de vous expliquer...</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! poursuivit l’autre, j’avais cru, seigneur général, saisir,
+au premier abord, quelques traits de ressemblance entre vous et le bon
+Levin; mais, allez! il n’en existe aucun.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, écoutez-moi...</p>
+
+<p>&mdash;Vous écouter! pour que vous me disiez que Levin de Knud est indigne
+de quelque misérable récompense!</p>
+
+<p>&mdash;Je vous jure que ce n’est pas...</p>
+
+<p>&mdash;Vous en viendriez bientôt, je vous devine, vous autres hommes, à me
+soutenir qu’il est, comme vous tous, fourbe, hypocrite, méchant.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, non.</p>
+
+<p>&mdash;Que sais-je? peut-être qu’il a trahi un ami, persécuté un
+bienfaiteur, comme vous l’avez tous fait?&mdash;ou empoisonné son père, ou
+assassiné sa mère?</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes dans une erreur...&mdash;Je suis loin de vouloir...</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous que ce fut lui qui détermina le vice-chancelier Wind,
+ainsi que Scheel, Vinding et le justicier Lasson, trois de mes juges,
+à ne point opiner pour la peine de mort? Et vous voulez que je vous
+entende, de sang-froid, le calomnier! Oui, c’est ainsi qu’il a agi
+envers moi, et pourtant je lui avais toujours fait plutôt du mal que
+du bien; car je suis semblable à vous, vil et méchant.</p>
+
+<p>Le noble Levin éprouvait, durant cet étrange entretien, une émotion
+singulière. Objet à la fois des outrages les plus directs et de la
+louange la plus sincère, il ne savait quelle contenance faire à
+d’aussi rudes compliments, à tant de flatteuses injures. Il était
+choqué et attendri. Tantôt il voulait s’emporter, tantôt remercier
+Schumacker. Présent et inconnu, il aimait à voir le farouche
+Schumacker défendre en lui, et contre lui, un ami et un absent;
+seulement, il eût voulu que son avocat mît un peu moins d’amertume et
+d'âcreté dans son panégyrique. Mais, au fond de l'âme, les éloges
+furieux donnés au capitaine Levin le touchaient plus que les injures
+adressées au gouverneur de Drontheim ne le blessaient. Attachant sur
+le favori disgracié son regard bienveillant, il prit le parti de lui
+laisser exhaler son indignation et sa reconnaissance. Celui-ci enfin,
+après une longue déclamation contre l’ingratitude humaine, tomba
+épuisé sur son fauteuil, dans les bras de la tremblante Éthel, en
+disant d’une voix douloureuse:&mdash;O hommes! que vous ai-je donc fait
+pour vous être fait connaître à moi?</p>
+
+<p>Le général n’avait pas encore pu arriver au sujet important de sa
+descente à Munckholm. Toute sa répugnance à tourmenter le captif d’un
+interrogatoire lui était revenue; à sa pitié et à son attendrissement
+se joignaient deux raisons assez fortes; l’état d’agitation où était
+tombé Schumacker ne laissait pas espérer qu’il pût répondre d’une
+façon satisfaisante; et d’ailleurs, en envisageant l’affaire en
+elle-même, il ne semblait pas au confiant Levin qu’un pareil homme pût
+être un conspirateur. Néanmoins, comment partir de Drontheim sans
+avoir interrogé Schumacker? Cette nécessité fâcheuse de sa position de
+gouverneur vainquit une fois encore toutes ses hésitations, et ce fut
+ainsi qu’il commença, en adoucissant le plus possible l’accent de sa
+voix:</p>
+
+<p>&mdash;Veuillez calmer un peu votre agitation, comte Schumacker.</p>
+
+<p>C’était d’inspiration que le bon gouverneur avait trouvé cette
+qualification, comme pour concilier le respect dû au jugement de
+dégradation avec les égards réclamés par le malheur du dégradé, en
+unissant son titre nobiliaire à son nom roturier. Il continua:</p>
+
+<p>&mdash;C’est un devoir pénible pour moi que de venir....</p>
+
+<p>&mdash;Avant tout, interrompit le prisonnier, permettez-moi, seigneur
+gouverneur, de vous reparler d’une chose qui m’intéresse beaucoup plus
+que tout ce que votre excellence peut avoir à me dire. Vous m’avez
+assuré tout à l’heure qu’on avait récompensé ce fou de Levin de ses
+services. Je désirerais vivement savoir comment.</p>
+
+<p>&mdash;Sa majesté, seigneur de Griffenfeld, a élevé Levin au rang de
+général, et depuis plus de vingt ans ce fou vieillit paisiblement,
+honoré de cette dignité militaire et de la bienveillance de son roi.</p>
+
+<p>Schumacker baissa la tête:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ce fou de Levin, auquel il importait si peu de vieillir
+capitaine, mourra général, et le sage Schumacker, qui comptait mourir
+grand-chancelier, vieillit prisonnier d’état.</p>
+
+<p>En parlant ainsi, le captif couvrit son visage de ses mains, et de
+longs soupirs s’échappaient de sa vieille poitrine. Éthel, qui ne
+comprenait de l’entretien que ce qui attristait son père, chercha
+sur-le-champ à le distraire.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, voyez donc là-bas, au nord, on voit briller une lumière
+que je n’ai pas remarquée les soirées précédentes.</p>
+
+<p>En effet, la nuit, qui était tout à fait tombée, faisait ressortir à
+l’horizon une lumière faible et lointaine, qui semblait partir du
+sommet de quelque montagne éloignée. Mais l’œil et l’esprit de
+Schumacker ne se dirigeaient pas incessamment comme ceux d’Éthel vers
+le nord; aussi ne répondit-il point. Le général seul fut frappé de
+l’observation de la jeune fille.&mdash;C’est peut-être, se dit-il en
+lui-même, un feu allumé par les révoltés; et cette idée lui rappelant
+avec force le but de sa présence, il adressa la parole au prisonnier:</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur Griffenfeld, je suis fâché de vous tourmenter; mais il faut
+que vous subissiez....</p>
+
+<p>&mdash;J’entends, seigneur gouverneur, ce n’est pas assez de passer mes
+jours dans ce donjon, de vivre flétri et abandonné, de n’avoir plus à
+moi que des souvenirs amers de grandeur et de puissance; il faut
+encore que vous violiez ma solitude pour scruter mes douleurs et jouir
+de mon infortune. Puisque ce noble Levin de Knud, que plusieurs traits
+extérieurs de votre personne m’ont rappelé, est général comme vous, il
+eût été trop heureux pour moi qu’on lui donnât le poste que vous
+occupez; car ce n’est pas lui, je vous jure, seigneur gouverneur, qui
+fût venu tourmenter un infortuné dans sa prison.</p>
+
+<p>Durant le cours de cet entretien bizarre, le général avait été plus
+d’une fois sur le point de se nommer afin de le faire cesser. Ce
+reproche indirect de Schumacker lui en ôta le pouvoir. Il s’accordait
+si bien avec ses sentiments intérieurs, qu’il lui inspira comme un
+sentiment de honte de lui-même. Il essaya néanmoins de répondre à la
+supposition accablante de Schumacker. Chose étrange! par la seule
+différence de leur caractère, ces deux hommes avaient changé
+réciproquement de position. Le juge était en quelque sorte réduit à se
+justifier devant l’accusé.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dit le général, si le devoir l’y eût contraint, ne doutez pas
+que Levin de Knud....</p>
+
+<p>&mdash;J’en doute, noble gouverneur! s’écria Schumacker; ne doutez pas
+vous-même qu’il n’eût rejeté, avec toute la généreuse indignation de
+son âme, l’emploi d’épier et d’accroître les tortures d’un malheureux
+captif! Allez, je le connais mieux que vous; en aucun cas il n’eût
+accepté les fonctions de bourreau. Maintenant, seigneur général, je
+vous écoute. Faites ce que vous appelez votre devoir. Que veut de moi
+votre excellence?</p>
+
+<p>Et le vieux ministre attachait son regard fier sur le gouverneur.
+Toute la résolution de celui-ci était tombée. Ses premières
+répugnances s’étaient réveillées, et réveillées invincibles.</p>
+
+<p>&mdash;Il a raison, se disait-il en lui-même; venir tourmenter un
+malheureux sur de simples soupçons! Qu’on en charge un autre que moi!</p>
+
+<p>L’effet de ces réflexions fut prompt; il s’avança vers Schumacker
+étonné et lui serra la main. Puis, sortant précipitamment:</p>
+
+<p>&mdash;Comte Schumacker, dit-il, conservez toujours la même estime à Levin
+de Knud.</p>
+
+<h2><a name="XXV" id="XXV"></a>XXV</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">LE LION.<br /></span>
+<span class="i0">Hoh!<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">THÉSÉE.<br /></span>
+<span class="i0">Bien rugi, lion!<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">SHAKESPEARE, <i>le Songe d’été</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Le voyageur qui parcourt de nos jours les montagnes couvertes de neige
+dont le lac de Smiasen est entouré comme d’une ceinture blanche, ne
+trouve plus aucun vestige de ce que les norvégiens du dix-septième
+siècle appelaient la ruine d’Arbar. On n’a jamais pu savoir de quelle
+construction humaine, de quel genre d’édifice, provenait cette ruine,
+si l’on peut lui donner ce nom. En sortant de la forêt qui couvre la
+partie méridionale du lac, après avoir gravi une pente semée çà et là
+de pans de murs et de restes de tours, on arrive à une ouverture
+voûtée qui perce le flanc du mont. Cette ouverture, aujourd’hui
+entièrement obstruée par les éboulements de terre, était l’entrée
+d’une espèce de galerie creusée à vif dans le roc, laquelle traversait
+la montagne de part en part. Cette galerie, éclairée faiblement par
+des soupiraux coniques, pratiqués dans sa voûte de distance en
+distance, aboutissait à une sorte de salle oblongue et ovale, creusée
+à moitié dans la roche et terminée en une espèce de maçonnerie
+cyclopéenne. Autour de cette salle on observait, dans des niches
+profondes, des figures de granit grossièrement travaillées.
+Quelques-uns de ces simulacres mystérieux, tombés de leurs piédestaux,
+gisaient pêle-mêle sur les dalles, avec d’autres décombres informes
+couverts d’herbes et de mousses, à travers lesquels serpentaient le
+lézard, l’araignée, et tous les insectes hideux qui naissent de la
+terre et des ruines.</p>
+
+<p>Le jour ne pénétrait dans ce lieu que par une porte opposée à la
+bouche de la galerie. Cette porte avait, vue d’un certain côté, la
+forme ogive, mais grossière, sans âge et sans date, et évidemment
+donnée à l’architecte par le hasard. On aurait pu donner à cette
+porte, bien qu’elle fût de plain-pied, le nom de fenêtre, car elle
+s’ouvrait sur un précipice immense; et l’on ne comprenait pas où
+pouvaient conduire trois ou quatre marches d’escalier suspendues sur
+l’abîme en dehors et au-dessous de cette singulière issue.</p>
+
+<p>Cette salle était l’intérieur d’une espèce de tourelle gigantesque
+qui, de loin, vue du côté du précipice, semblait un des pitons de la
+montagne. Cette tourelle était isolée, et, comme on l’a déjà dit, nul
+ne savait à quel édifice elle avait appartenu. On apercevait seulement
+au-dessus, sur un plateau inaccessible au plus hardi chasseur, une
+masse qu’on pouvait prendre, à cause de l’éloignement, pour une roche
+courbée ou pour le débris d’une arcade colossale.&mdash;Cette tourelle et
+cette arcade écroulée étaient connues des paysans sous le nom de
+ruines d’Arbar. On ne savait pas plus l’origine du nom que l’origine
+du monument.</p>
+
+<p>C’est sur une pierre située au milieu de cette salle elliptique, qu’un
+petit homme, vêtu de peaux de bêtes, et que nous avons déjà eu
+occasion de rencontrer plusieurs fois dans le cours de cet ouvrage,
+est assis. Il tourne le dos au jour, ou plutôt au vague crépuscule qui
+pénètre dans la sombre tourelle pendant le soleil éclatant de midi.
+Cette lueur, la plus forte qui puisse éclairer naturellement
+l’intérieur de la tourelle, ne suffit pas pour qu’on puisse distinguer
+de quelle nature est l’objet vers lequel le petit homme se tient
+courbé. On entend quelques gémissements sourds, et l’on pourrait juger
+qu’ils partent de ce corps, aux mouvements faibles qu’il semble faire
+de tout temps. Quelquefois le petit homme se redresse, et il porte à
+ses lèvres une sorte de coupe, dont la forme paraît être celle d’un
+crâne humain, pleine d’une liqueur fumante dont on ne peut voir la
+couleur, et qu’il savoure à longs traits.</p>
+
+<p>Tout à coup il se lève brusquement.</p>
+
+<p>&mdash;On marche dans la galerie, je crois; est-ce déjà le chancelier des
+deux royaumes?</p>
+
+<p>Ces paroles sont suivies d’un éclat de rire horrible, qui se termine
+en rugissement sauvage, auquel répond soudain un hurlement parti de la
+galerie.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! reprend l’hôte de la ruine d’Arbar, ce n’est pas un homme;
+mais c’est toujours un ennemi; c’est un loup.</p>
+
+<p>En effet, un grand loup sort subitement de dessous la voûte de la
+galerie, s’arrête un moment, puis s’approche obliquement vers l’homme,
+le ventre à terre et fixant sur lui des yeux ardents qui étincellent
+dans l’ombre. Celui-ci, toujours debout et les bras croisés, le
+regarde.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c’est le vieux loup au poil gris! le plus vieux loup des forêts
+du Smiasen.&mdash;Bonjour, loup; tes yeux brillent; tu es affamé, et
+l’odeur des cadavres t’attire.&mdash;Tu attireras aussi bientôt les loups
+affamés.</p>
+
+<p>&mdash;Sois le bienvenu, loup de Smiasen; j’ai toujours eu envie de te
+rencontrer. Tu es si vieux qu’on dit que tu ne peux mourir.&mdash;On ne le
+dira plus demain.</p>
+
+<p>L’animal répondit par un hurlement affreux, fit un soubresaut en
+arrière et s’élança d’un bond sur le petit homme.</p>
+
+<p>Celui-ci ne recula point d’un pas. Aussi prompt que l’éclair, de son
+bras droit il étreignit le ventre du loup, qui, debout en face de lui,
+avait jeté ses deux pattes de devant sur ses épaules; de la main
+gauche, il garantit son visage de la gueule béante de son ennemi, en
+lui saisissant le gosier avec une telle force, que l’animal, contraint
+de lever la tête, put à peine articuler un cri de douleur.</p>
+
+<p>&mdash;Loup de Smiasen, dit l’homme triomphant, tu déchires ma casaque,
+mais ta peau la remplacera.</p>
+
+<p>Au moment où il mêlait à ces paroles de victoire quelques paroles d’un
+jargon bizarre, un effort convulsif du loup à l’agonie le fit
+trébucher contre les pierres qui parsemaient la salle. Ils tombèrent
+tous deux, et les rugissements de l’homme se confondirent avec les
+hurlements de la bête.</p>
+
+<p>Obligé dans sa chute de lâcher le gosier du loup, le petit homme
+sentait déjà les dents tranchantes s’enfoncer dans son épaule, quand,
+en se roulant l’un sur l’autre, les deux combattants heurtèrent une
+énorme masse blanche velue qui gisait dans la partie la plus
+ténébreuse de la salle.</p>
+
+<p>C’était un ours, qui se réveilla de son lourd sommeil en grondant.</p>
+
+<p>À peine les yeux paresseux de ce nouveau personnage se furent-ils
+assez ouverts pour distinguer la lutte, qu’il se précipita avec
+fureur, non sur l’homme, mais sur le loup qui en ce moment triomphait
+à son tour, le saisit violemment de sa gueule par le milieu du corps,
+et dégagea ainsi le combattant à face humaine.</p>
+
+<p>L’homme, loin de se montrer reconnaissant d’un si grand service, se
+releva tout ensanglanté, et, s’élançant sur l’ours, lui donna un
+vigoureux coup de pied dans le ventre, comme un maître à son chien
+lorsqu’il a commis quelque faute.</p>
+
+<p>&mdash;Friend! qui est-ce qui t’appelle? De quoi te mêles-tu?</p>
+
+<p>Ces mots étaient entrecoupés d’interjections furibondes et de
+grincements de dents.</p>
+
+<p>&mdash;Va-t’en! ajouta-t-il en rugissant. L’ours, qui avait reçu à la fois
+un coup de pied de l’homme et un coup de dent du loup, fit entendre
+une sorte de murmure plaintif; puis, baissant sa lourde tête, il lâcha
+l’animal affamé, qui se jeta sur l’homme avec une rage nouvelle.</p>
+
+<p>Pendant que la lutte continuait, l’ours rebuté retourna à la place où
+il dormait, s’assit gravement en laissant errer sur les deux ennemis
+furieux un regard indifférent, et garda le plus paisible silence, en
+passant alternativement chacune de ses pattes de devant sur
+l’extrémité de son museau blanc.</p>
+
+<p>Mais le petit homme, au moment où le doyen des loups du Smiasen était
+revenu à la charge, avait saisi le mufle sanglant de la bête; puis,
+par un effort inouï de force et d’adresse, il était parvenu à
+emprisonner la gueule tout entière dans sa main. Le loup se débattait
+avec des élancements de rage et de douleur; une écume livide tombait
+de ses lèvres comprimées, et ses yeux, comme gonflés de colère,
+semblaient sortir de leur orbite. Des deux adversaires, celui dont les
+os étaient broyés par des dents aiguës, les chairs déchirées par des
+ongles brûlants, ce n’était pas l’homme, mais la bête féroce; celui
+dont le hurlement avait l’accent le plus sauvage, l’expression la plus
+farouche, ce n’était point la bête fauve, mais l’homme.</p>
+
+<p>Enfin celui-ci, ramassant toutes ses forces épuisées par la longue
+résistance du vieux loup, serra le museau de ses deux mains avec une
+telle vigueur, que le sang jaillit des narines et de la gueule de
+l’animal; ses yeux de flamme s’éteignirent et se fermèrent à demi; il
+chancela et tomba inanimé aux pieds de son vainqueur. Le mouvement
+faible et continuel de sa queue et les tremblements convulsifs et
+intermittents qui couraient par tout son corps annonçaient seuls qu’il
+n’était pas encore tout à fait mort.</p>
+
+<p>Tout à coup une dernière convulsion ébranla l’animal expirant, et les
+symptômes de vie cessèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Te voilà mort, loup cervier! dit le petit homme en le poussant du
+pied avec dédain; est-ce que tu croyais vieillir encore après m’avoir
+rencontré? Tu ne courras plus à pas sourds sur les neiges en suivant
+l’odeur et les traces de ta proie; te voilà toi-même bon pour les
+loups ou les vautours; tu as dévoré bien des voyageurs égarés autour
+du Smiasen durant ta longue vie de meurtre et de carnage; maintenant,
+tu es mort toi-même, tu ne mangeras plus d’hommes; c’est dommage.</p>
+
+<p>Il s’arma d’une pierre tranchante, s’accroupit sur le corps chaud et
+palpitant du loup, rompit les jointures des membres, sépara la tête
+des épaules, fendit la peau dans toute sa longueur sur le ventre, la
+détacha comme on enlève une veste, et en un clin d’œil le formidable
+loup du Smiasen n’offrit plus qu’une carcasse nue et ensanglantée. Il
+jeta cette dépouille sur ses épaules meurtries de morsures, en
+tournant au dehors le côté nu de la peau humide et tachée de longues
+veines de sang.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut bien, grommela-t-il entre ses dents, se vêtir de la peau des
+bêtes, celle de l’homme est trop mince pour préserver du froid.
+Pendant qu’il se parlait ainsi à lui-même, plus hideux encore sous son
+hideux trophée, l’ours, ennuyé sans doute de son inaction, s’était
+approché comme furtivement de l’autre objet couché dans l’ombre dont
+nous avons parlé au commencement de ce chapitre, et bientôt il s’éleva
+de cette partie ténébreuse de la salle un bruit de dents mêlé de
+soupirs d’agonie faibles et douloureux. Le petit homme se retourna.</p>
+
+<p>&mdash;Friend! cria-t-il d’une voix menaçante; ah! misérable Friend!&mdash;Ici,
+viens ici!</p>
+
+<p>Et ramassant une grosse pierre, il la jeta à la tête du monstre, qui,
+tout étourdi du choc, s’arracha lentement à son festin, et vint, en
+léchant ses lèvres rouges, tomber pantelant aux pieds du petit homme,
+vers lequel il élevait sa tête énorme en courbant son dos, comme pour
+demander grâce de son indiscrétion.</p>
+
+<p>Alors, il se fit entre les deux monstres, car on peut bien donner ce
+nom à l’habitant de la ruine d’Arbar, un échange de grondements
+significatifs. Ceux de l’homme exprimaient l’empire et la colère, ceux
+de l’ours la prière et la soumission.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit enfin l’homme, en montrant de son doigt crochu le cadavre
+écorché du loup, voici ta proie; laisse-moi la mienne.</p>
+
+<p>L’ours, après avoir flairé le corps du loup, secoua la tête d’un air
+mécontent et tourna son regard vers l’homme qui paraissait son maître.</p>
+
+<p>&mdash;J’entends, dit celui-ci, cela est déjà trop mort pour toi, tandis
+que l’autre palpite encore.&mdash;Tu es raffiné dans tes voluptés, Friend,
+autant qu’un homme; tu veux que ta nourriture vive encore au moment où
+tu la déchires; tu aimes à sentir la chair mourir sous ta dent; tu ne
+jouis que de ce qui souffre. Nous nous ressemblons;&mdash;car je ne suis
+pas homme, Friend, je suis au-dessus de cette espèce misérable, je
+suis une bête farouche comme toi.&mdash;Je voudrais que tu pusses parler,
+compagnon Friend, pour me dire si elle égale ma joie, la joie dont
+palpitent tes entrailles d’ours quand tu dévores des entrailles
+d’homme; mais non, je ne voudrais pas t’entendre parler, de peur que
+ta voix ne me rappelât la voix humaine.&mdash;Oui, gronde à mes pieds, de
+ce grondement qui fait tressaillir dans la montagne le chevrier égaré;
+il me plaît comme une voix amie, parce qu’il lui annonce un ennemi.
+Lève, Friend, lève ta tête vers moi; lèche mes mains de cette langue
+qui a tant de fois bu le sang humain.&mdash;Tu as, ainsi que moi, les dents
+blanches; cependant ce n’est point notre faute si elles ne sont pas
+rouges comme une plaie nouvelle; mais le sang lave le sang.&mdash;J’ai vu
+plus d’une fois, du fond d’une caverne noire, les jeunes filles de
+Kole ou d’Oëlmoe laver leurs pieds nus dans l’eau des torrents, en
+chantant d’une voix douce; mais je préfère à ces voix mélodieuses et à
+ces figures satinées ta gueule velue et tes cris rauques; ils
+épouvantent l’homme.</p>
+
+<p>En parlant ainsi, il s’était assis et abandonnait sa main aux caresses
+du monstre, qui, se roulant sur le dos à ses pieds, les lui prodiguait
+de mille manières, comme un épagneul qui déploie toutes ses
+gentillesses sur le sopha de sa maîtresse. Ce qui était encore plus
+étrange, c’est l’attention intelligente avec laquelle il paraissait
+recueillir les paroles de son patron. Les monosyllabes bizarres dont
+celui-ci les entremêlait semblaient surtout compris de lui, et il
+manifestait cette compréhension en redressant subitement sa tête, ou
+en roulant quelques sons confus au fond de son gosier.</p>
+
+<p>&mdash;Les hommes disent que je les fuis, reprit le petit homme, mais ce
+sont eux qui me fuient; ils font par crainte ce que je ferais par
+haine. Cependant tu sais, Friend, que je suis aise de rencontrer un
+homme quand j’ai faim ou soif.</p>
+
+<p>Tout à coup, il aperçut dans les profondeurs de la galerie une lumière
+rougeâtre poindre et s’accroître par degrés, en colorant faiblement
+les vieux murs humides.</p>
+
+<p>&mdash;En voici un justement. Quand on parle d’enfer, Satan montre sa
+corne.&mdash;Holà! Friend, ajouta-t-il en se tournant vers l’ours; holà,
+lève-toi!</p>
+
+<p>L’animal se dressa sur-le-champ.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, il faut bien récompenser ton obéissance en satisfaisant ton
+appétit.</p>
+
+<p>En parlant ainsi, l’homme se courba vers ce qui était couché à terre.
+On entendit comme un craquement d’os brisés par la hache; mais il ne
+s’y mêlait plus ni soupirs ni gémissements.</p>
+
+<p>&mdash;Il paraît, murmura le petit homme, que nous ne sommes plus que deux
+qui vivons dans cette salle d’Arbar.&mdash;Tiens, ami Friend, achève ton
+festin commencé. Il jeta vers la porte extérieure dont nous avons
+parlé ce qu’il avait détaché de l’objet étendu à ses pieds. L’ours se
+précipita sur cette proie si avidement, que le coup d’œil le plus
+rapide n’eût pu distinguer si ce lambeau n’avait pas en effet la forme
+d’un bras humain, revêtu d’un morceau d’étoffe verte de la nuance de
+l’uniforme des arquebusiers de Munckholm.</p>
+
+<p>&mdash;Voici que l’on approche, dit le petit homme, l’œil fixé sur la
+lumière qui croissait de plus en plus.&mdash;Compagnon Friend, laisse-moi
+seul un instant.&mdash;Hé! dehors!</p>
+
+<p>Le monstre obéissant s’élança vers la porte, descendit à reculons les
+marches extérieures, et disparut, emportant dans sa gueule sa proie
+dégouttante, avec un hurlement de satisfaction.</p>
+
+<p>Au même instant, un homme assez grand se présenta à l’issue de la
+galerie, dont les profondeurs sinueuses reflétaient encore une lumière
+vague. Il était enveloppé d’un long manteau brun, et portait une
+lanterne sourde, dont il dirigea le foyer lumineux droit au visage du
+petit homme.</p>
+
+<p>Celui-ci, toujours assis sur sa pierre et les bras croisés, s’écria:</p>
+
+<p>&mdash;Sois le mal venu, toi qui viens ici amené par une pensée et non par
+un instinct!</p>
+
+<p>Mais l’étranger, sans répondre, paraissait le considérer
+attentivement.</p>
+
+<p>&mdash;Regarde-moi, poursuivit-il en dressant la tête, tu n’auras peut-être
+pas dans une heure un souffle de voix pour te vanter de m’avoir vu. Le
+nouveau venu, en promenant sa lumière sur toute la personne du petit
+homme, paraissait plus surpris encore qu’effrayé.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, de quoi t’étonnes-tu? reprit le petit homme avec un rire
+pareil au bruit d’un crâne qu’on brise; j’ai des bras et des jambes
+ainsi que toi. Seulement mes membres ne seront pas, ainsi que les
+tiens, la pâture des chatpards et des corbeaux.</p>
+
+<p>L’étranger répondit enfin d’une voix basse, quoique assurée, et comme
+s’il craignait seulement d'être entendu du dehors.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, je ne viens pas en ennemi, mais en ami.</p>
+
+<p>L’autre l’interrompit:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi alors n’as-tu pas dépouillé ta forme d’homme?</p>
+
+<p>&mdash;Mon intention est de vous rendre service, si vous êtes celui que je
+cherche.</p>
+
+<p>&mdash;C’est-à-dire de tirer un service de moi. Homme, tu perds tes pas. Je
+ne sais rendre de service qu’à ceux qui sont las de la vie.</p>
+
+<p>&mdash;À vos paroles, répondit l’étranger, je vous reconnais, bien pour
+l’homme qu’il me faut; mais votre taille... Han d’Islande est un
+géant; ce ne peut être vous.</p>
+
+<p>&mdash;C’est la première fois qu’on en doute devant moi.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! ce serait vous!&mdash;Et l’étranger se rapprochait du petit
+homme.&mdash;Mais on dit que Han d’Islande est d’une stature colossale?</p>
+
+<p>&mdash;Ajoute ma renommée à ma taille, et tu me verras plus haut que
+l’Hécla.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment! Répondez-moi, je vous prie; vous êtes bien Han, natif de
+Klipstadur, en Islande?</p>
+
+<p>&mdash;Ce n’est point avec des paroles que je réponds à cette question, dit
+le petit homme en se levant; et le regard qu’il lança sur l’imprudent
+étranger le fit reculer de trois pas.</p>
+
+<p>&mdash;Bornez-vous, de grâce, à la résoudre avec ce regard, répondit-il
+d’une voix presque suppliante et en jetant vers le seuil de la galerie
+un coup d’œil où se peignait le regret de l’avoir franchi. Ce sont
+vos seuls intérêts qui me conduisent ici.</p>
+
+<p>En entrant dans la salle, le nouveau-venu, n’ayant fait qu’entrevoir
+celui qu’il abordait, avait pu conserver quelque sang-froid; mais
+quand l’hôte d’Arbar se fut levé, avec son visage de tigre, ses
+membres ramassés, ses épaules sanglantes, à peine couvertes d’une peau
+encore fraîche, ses grandes mains armées d’ongles, et son regard
+flamboyant, l’aventureux étranger avait frémi, comme un voyageur
+ignorant, qui croit caresser une anguille et se sent piquer par une
+vipère.</p>
+
+<p>&mdash;Mes intérêts? reprit le monstre. Viens-tu donc me donner avis qu’il
+y a quelque source à empoisonner, quelque village à incendier, ou
+quelque arquebusier de Munckholm à égorger?</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être.&mdash;Écoutez. Les mineurs de Norvège se révoltent. Vous savez
+combien de désastres amène une révolte.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, le meurtre, le viol, le sacrilège, l’incendie, le pillage.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous offre tout cela. Le petit homme se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Je n’ai pas besoin que tu me l’offres pour le prendre.</p>
+
+<p>Le ricanement féroce qui accompagnait ces paroles fit de nouveau
+tressaillir l’étranger. Il continua néanmoins:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous propose, au nom des mineurs, le commandement de
+l’insurrection.</p>
+
+<p>Le petit homme resta un moment silencieux. Tout à coup sa physionomie
+sombre prit une expression de malice infernale.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce bien en leur nom que tu me le proposes? dit-il.</p>
+
+<p>Cette question sembla déconcerter le nouveau-venu; mais, sûr d'être
+inconnu de son redoutable interlocuteur, il se remit aisément.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi les mineurs se révoltent-ils? demanda celui-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Pour s’affranchir des charges de la tutelle royale.</p>
+
+<p>&mdash;N’est-ce que pour cela? repartit l’autre avec le même ton railleur.</p>
+
+<p>&mdash;Ils veulent aussi délivrer le prisonnier de Munckholm.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce là le seul but de ce mouvement? répéta le petit homme avec
+cet accent qui déconcertait l’étranger.</p>
+
+<p>&mdash;Je n’en connais point d’autre, balbutia ce dernier.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu n’en connais point d’autre! Ces paroles étaient prononcées du
+même ton ironique. L’étranger, pour dissiper l’embarras qu’elles lui
+causaient, s’empressa de tirer de dessous son manteau une grosse
+bourse qu’il jeta aux pieds du monstre.</p>
+
+<p>&mdash;Voici les honoraires de votre commandement. Le petit homme repoussa
+le sac du pied.</p>
+
+<p>&mdash;Je n’en veux pas. Crois-tu donc que si j’avais envie de ton or ou de
+ton sang, j’attendrais ta permission pour me satisfaire?</p>
+
+<p>L’étranger fit un geste de surprise et presque d’effroi.</p>
+
+<p>&mdash;C’était un présent dont les mineurs royaux m’avaient chargé pour
+vous.</p>
+
+<p>&mdash;Je n’en veux pas, te dis-je. L’or ne me sert à rien. Les hommes
+vendent bien leur âme, mais ils ne vendent pas leur vie. On est forcé
+de la prendre.</p>
+
+<p>&mdash;J’annoncerai donc aux chefs des mineurs que le redoutable Han
+d’Islande se borne à accepter leur commandement?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l’accepte pas.</p>
+
+<p>Ces mots, prononcés d’une voix brève, parurent frapper très
+désagréablement le prétendu envoyé des mineurs révoltés.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? dit-il,</p>
+
+<p>&mdash;Non! répéta l’autre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous refusez de prendre part à une expédition qui vous présente tant
+d’avantages?</p>
+
+<p>&mdash;Je puis bien piller les fermes, dévaster les hameaux, massacrer les
+paysans ou les soldats, tout seul.</p>
+
+<p>&mdash;Mais songez qu’en acceptant l’offre des mineurs l’impunité vous est
+assurée.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce encore au nom des mineurs que tu me promets l’impunité?
+demanda l’autre en riant.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous dissimulerai pas, répondit l’étranger d’un air
+mystérieux, que c’est au nom d’un puissant personnage qui s’intéresse
+à l’insurrection.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce puissant personnage, lui-même, est-il sûr de n'être pas pendu?</p>
+
+<p>&mdash;Si vous le connaissiez, vous ne secoueriez pas ainsi la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Ah!&mdash;Eh bien! quel est-il donc?</p>
+
+<p>&mdash;C’est ce que je ne puis vous dire.</p>
+
+<p>Le petit homme s’avança, et frappa sur l’épaule de l’étranger,
+toujours avec le même rire sardonique.</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu que je te le dise, moi?</p>
+
+<p>Un mouvement échappa à l’homme au manteau; c’était à la fois de
+l’épouvante et de l’orgueil blessé. Il ne s’attendait pas plus à la
+brusque interpellation du monstre qu’à sa sauvage familiarité.</p>
+
+<p>&mdash;Je me joue de toi, continua ce dernier. Tu ne sais pas que je sais
+tout. Ce puissant personnage, c’est le grand-chancelier de Danemark et
+de Norvège, et le grand-chancelier de Danemark et de Norvège, c’est
+toi.</p>
+
+<p>C’était lui en effet. Arrivé à la ruine d’Arbar, vers laquelle nous
+l’avons laissé voyageant avec Musdœmon, il avait voulu ne s’en
+remettre qu’à lui-même du soin de séduire le brigand, dont il était
+loin de se croire connu et attendu. Jamais, par la suite, le comte
+d’Ahlefeld, malgré toute sa finesse et toute sa puissance, ne put
+découvrir par quel moyen Han d’Islande avait été si bien informé.
+Était-ce une trahison de Musdœmon? C’était Musdœmon, il est vrai,
+qui avait insinué au noble comte l’idée de se présenter en personne au
+brigand; mais quel intérêt pouvait-il tirer de cette perfidie? Le
+brigand avait-il saisi sur quelqu’une de ses victimes des papiers
+relatifs aux projets du grand-chancelier? Mais Frédéric d’Ahlefeld
+était, avec Musdœmon, le seul être vivant instruit du plan de son
+père, et, tout frivole qu’il était, il n’était pas assez insensé pour
+compromettre un pareil secret. D’ailleurs, il était en garnison à
+Munckholm, du moins le grand-chancelier le croyait. Ceux qui liront la
+suite de cette scène, sans être, plus que le comte d’Ahlefeld, à même
+de résoudre le problème, verront quelle probabilité on pouvait asseoir
+sur cette dernière hypothèse.</p>
+
+<p>Une des qualités les plus éminentes du comte d’Ahlefeld, c’était la
+présence d’esprit. Quand il s’entendit si rudement nommer par le petit
+homme, il ne put réprimer un cri de surprise; mais en un clin d’œil
+sa physionomie pâle et hautaine passa de l’expression de la crainte et
+de l’étonnement à celle du calme et de l’assurance.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, oui! dit-il, je veux être franc avec vous; je suis en effet
+le chancelier. Mais soyez franc aussi.</p>
+
+<p>Un éclat de rire de l’autre l’interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que je me suis fait prier pour te dire mon nom et pour te
+dire le tien?</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi avec la même sincérité comment vous avez su qui j’étais.</p>
+
+<p>&mdash;Ne t’a-t-on donc pas dit que Han d’Islande voit à travers les
+montagnes?</p>
+
+<p>Le comte voulut insister.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez en moi un ami.</p>
+
+<p>&mdash;Ta main, comte d’Ahlefeld! dit le petit homme brutalement. Puis il
+regarda le ministre en face et s’écria:&mdash;Si nos deux âmes s’envolaient
+de nos corps en ce moment, je crois que Satan hésiterait avant de
+décider laquelle des deux est celle du monstre.</p>
+
+<p>Le hautain seigneur se mordit les lèvres; mais, placé entre la crainte
+du brigand et la nécessité d’en faire son instrument, il ne manifesta
+pas son mécontentement.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous jouez pas de vos intérêts; acceptez la direction de
+l’insurrection, et confiez-vous à ma reconnaissance.</p>
+
+<p>&mdash;Chancelier de Norvège; tu comptes sur le succès de tes entreprises,
+comme une vieille femme qui songe à la robe qu’elle va se filer avec
+du chanvre dérobé, tandis que la griffe du chat embrouille sa
+quenouille.</p>
+
+<p>&mdash;Encore une fois, réfléchissez avant de rejeter mes offres.</p>
+
+<p>&mdash;Encore une fois, moi, brigand, je te dis à toi, grand-chancelier des
+deux royaumes: non!</p>
+
+<p>&mdash;J’attendais une autre réponse, après l’éminent service que vous
+m’avez déjà rendu.</p>
+
+<p>&mdash;Quel service? demanda le brigand.</p>
+
+<p>&mdash;N’est-ce point par vous que le capitaine Dispolsen a été assassiné?
+répondit le chancelier.</p>
+
+<p>&mdash;Cela se peut, comte d’Ahlefeld; je ne le connais pas. Quel est cet
+homme dont tu me parles?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! est-ce que ce ne serait point dans vos mains par hasard que
+serait tombé le coffret de fer dont il était porteur?</p>
+
+<p>Cette question parut fixer les souvenirs du brigand.</p>
+
+<p>&mdash;Attendez, dit-il, je me rappelle en effet cet homme et sa cassette
+de fer. C’était aux grèves d’Urchtal.</p>
+
+<p>&mdash;Du moins, reprit le chancelier, si vous pouviez me remettre cette
+cassette, ma reconnaissance serait sans bornes. Dites-moi, qu’est
+devenue cette cassette? car elle est en votre pouvoir.</p>
+
+<p>Le noble ministre insistait si vivement sur cette demande que le
+brigand en parut frappé.</p>
+
+<p>&mdash;Cette boîte de fer est donc d’une bien haute importance pour ta
+grâce, chancelier de Norvège?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle sera ma récompense si je te dis où tu la trouveras?</p>
+
+<p>&mdash;Tout ce que vous pouvez désirer, mon cher Han d’Islande.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! je ne te le dirai pas.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, vous riez! Songez au service que vous me rendrez.</p>
+
+<p>&mdash;J’y songe précisément.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous assurerai une fortune immense, je demanderai votre grâce au
+roi.</p>
+
+<p>&mdash;Demande-moi plutôt la tienne, dit le brigand. Écoute-moi,
+grand-chancelier de Danemark et de Norvège, les tigres ne dévorent pas
+les hyènes. Je vais te laisser sortir vivant de ma présence, parce que
+tu es un méchant et que chaque instant de ta vie, chaque pensée de ton
+âme, enfante un malheur pour les hommes et un crime pour toi. Mais ne
+reviens plus, car je t’apprendrais que ma haine n’épargne personne,
+pas même les scélérats. Quant à ton capitaine, ne te flatte pas que ce
+soit pour toi que je l’ai assassiné; c’est son uniforme qui l’a
+condamné, ainsi que cet autre misérable, que je n’ai pas non plus
+égorgé pour te rendre service, je t’assure.</p>
+
+<p>En parlant ainsi, il avait saisi le bras du noble comte et l’avait
+entraîné vers le corps couché dans l’ombre. Au moment où il achevait
+ses protestations, la lumière de la lanterne sourde tomba sur cet
+objet. C’était un cadavre déchiré et revêtu en effet d’un habit
+d’officier des arquebusiers de Munckholm. Le chancelier s’approcha
+avec un sentiment d’horreur. Tout à coup son regard s’arrêta sur le
+visage blême et sanglant du mort. Cette bouche bleue et entr’ouverte,
+ces cheveux hérissés, ces joues livides, ces yeux éteints, ne
+l’empêchèrent pas de le reconnaître. Il poussa un cri effrayant:</p>
+
+<p>&mdash;Ciel! Frédéric! mon fils!</p>
+
+<p>Qu’on n’en doute pas, les cœurs en apparence les plus desséchés et
+les plus endurcis recèlent toujours dans leur dernier repli quelque
+affection ignorée d’eux-mêmes, qui semble se cacher parmi des passions
+et des vices, comme un témoin mystérieux et un vengeur futur. On
+dirait qu’elle est là pour faire un jour connaître au crime la
+douleur. Elle attend son heure en silence. L’homme pervers la porte
+dans son sein et ne la sent pas, parce qu’aucune des afflictions
+ordinaires n’est assez forte pour pénétrer l’écorce épaisse d’égoïsme
+et de méchanceté dont elle est enveloppée; mais qu’une des rares et
+véritables douleurs de la vie se présente inattendue, elle plonge dans
+le gouffre de cette âme comme un glaive, et en touche le fond. Alors
+l’affection inconnue se dévoile, à l’infortuné méchant, d’autant plus
+violente qu’elle était plus ignorée, d’autant plus douloureuse qu’elle
+était moins sensible, parce que l’aiguillon du malheur a dû remuer le
+cœur bien plus profondément pour l’atteindre. La nature se réveille
+et se déchaîne; elle livre le misérable à des désolations
+inaccoutumées, à des supplices inouïs; il éprouve réunies en un
+instant toutes les souffrances dont il s’était joué durant tant
+d’années. Les tourments les plus opposés le déchirent à la fois. Son
+cœur, sur qui pèse une stupeur morne, se soulève en proie à des
+tortures convulsives. Il semble qu’il vienne d’entrevoir l’enfer dans
+sa vie, et qu’il se soit révélé à lui quelque chose de plus que le
+désespoir.</p>
+
+<p>Le comte d’Ahlefeld aimait son fils sans le savoir. Nous disons son
+fils, parce qu’ignorant l’adultère de sa femme, Frédéric, l’héritier
+direct de son nom, avait ce titre à ses yeux. Le croyant toujours à
+Munckholm, il était bien loir de s’attendre à le retrouver dans la
+tourelle d’Arbar et à le retrouver mort! Cependant il était là,
+sanglant, décoloré; c’était lui, il n’en pouvait douter. On peut se
+figurer ce qui se passa en lui quand la certitude de l’aimer pénétra
+dans son âme inopinément avec la certitude de l’avoir perdu. Tous les
+sentiments que ces deux pages décrivent à peine fondirent sur son
+cœur ensemble comme des éclats de tonnerre. Foudroyé, en quelque
+sorte, par la surprise, l’épouvante et le désespoir, il se jeta en
+arrière et se tordit les bras, en répétant d’une voix lamentable:</p>
+
+<p>&mdash;Mon fils! mon fils!</p>
+
+<p>Le brigand se mit à rire; et ce fut une chose horrible que d’entendre
+ce rire se mêler aux gémissements d’un père devant le cadavre de son
+fils.</p>
+
+<p>&mdash;Par mon aïeul Ingolphe! tu peux crier, comte d’Ahlefeld, tu ne le
+réveilleras pas.</p>
+
+<p>Tout à coup son atroce visage se rembrunit, et il dit d’une voix
+sombre:</p>
+
+<p>&mdash;Pleure ton fils, je venge le mien.</p>
+
+<p>Un bruit de pas précipités dans la galerie l’interrompit; et au moment
+où il retournait la tête avec surprise, quatre hommes de haute taille,
+le sabre nu, s’élancèrent dans la salle; un cinquième, petit et
+replet, les suivait, portant une torche d’une main et une épée de
+l’autre. Il était enveloppé d’un manteau brun, pareil à celui du
+grand-chancelier.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur! cria-t-il, nous vous avons entendu, nous accourons à votre
+secours.</p>
+
+<p>Le lecteur a sans doute déjà reconnu Musdœmon et les quatre
+domestiques armés qui composaient la suite du comte.</p>
+
+<p>Quand les rayons de la torche jetèrent leur lumière vive dans la
+salle, les cinq nouveaux-venus s’arrêtèrent frappés d’horreur; et
+c’était en effet un spectacle effrayant. D’un côté, les restes
+sanglants du loup; de l’autre, le cadavre défiguré du jeune officier;
+puis ce père aux yeux hagards, aux cris farouches, et près de lui
+l’épouvantable brigand, tournant vers les assaillants un visage
+hideux, où se peignait un étonnement intrépide.</p>
+
+<p>En voyant ce renfort inattendu, l’idée de la vengeance s’empara du
+comte et le jeta du désespoir dans la rage.</p>
+
+<p>&mdash;Mort à ce brigand! s’écria-t-il en tirant son épée. Il a assassiné
+mon fils! Mort! mort!</p>
+
+<p>&mdash;Il a assassiné le seigneur Frédéric? dit Musdœmon, et la torche
+qu’il portait n’éclaira point la moindre altération sur son visage.</p>
+
+<p>&mdash;Mort! mort! répéta le comte furieux.</p>
+
+<p>Et ils s’élancèrent tous six sur le brigand. Celui-ci, surpris de
+cette brusque attaque, recula vers l’ouverture qui donnait sur le
+précipice, avec un rugissement féroce, qui annonçait plutôt la colère
+que la crainte.</p>
+
+<p>Six épées étaient dirigées contre lui, et son regard était plus
+enflammé, et ses traits étaient plus menaçants qu’aucun de ceux des
+agresseurs. Il avait saisi sa hache de pierre, et, contraint par le
+nombre des assaillants à se borner à la défensive, il la faisait
+tourner dans sa main avec une telle rapidité, que le cercle de
+rotation le couvrait comme un bouclier. Une multitude d’étincelles
+jaillissaient avec un bruit clair de la pointe des épées, lorsqu’elles
+étaient heurtées par le tranchant de la hache; mais aucune lame ne
+touchait son corps. Toutefois, fatigué par son précédent combat avec
+le loup, il perdait insensiblement du terrain, et il se vit bientôt
+acculé à la porte ouverte sur l’abîme.</p>
+
+<p>&mdash;Mes amis! cria le comte, du courage! jetons le monstre dans ce
+précipice.</p>
+
+<p>&mdash;Avant que j’y tombe, les étoiles y tomberont, répliqua le brigand.</p>
+
+<p>Cependant les agresseurs redoublèrent d’ardeur et d’audace en voyant
+le petit homme forcé de descendre une marche de l’escalier suspendu
+au-dessus du gouffre.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, poussons! reprit le grand-chancelier; il faudra bien qu’il
+tombe; encore un effort!&mdash;Misérable! tu as commis ton dernier
+crime.&mdash;Courage, compagnons!</p>
+
+<p>Tandis que de sa main droite il continuait les terribles évolutions de
+sa hache, le brigand, sans répondre, prit de la gauche une trompe de
+corne suspendue à sa ceinture, et, la portant à ses lèvres, lui fit
+rendre à plusieurs reprises un son rauque et prolongé, auquel répondit
+soudain un rugissement parti de l’abîme.</p>
+
+<p>Quelques instants après, au moment où le comte et ses satellites,
+serrant toujours le petit homme de près, s’applaudissaient de lui
+avoir fait descendre la seconde marche, la tête énorme d’un ours blanc
+parut au bout rompu de l’escalier. Frappés d’un étonnement mêlé
+d’effroi, les assaillants reculèrent.</p>
+
+<p>L’ours acheva de gravir l’escalier lourdement en leur présentant sa
+gueule sanglante et ses dents acérées.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, mon brave Friend! cria le brigand.</p>
+
+<p>Et profitant de la surprise des agresseurs, il se jeta sur le dos de
+son ours qui se mit à descendre à reculons, montrant toujours, sa tête
+menaçante aux ennemis de son maître.</p>
+
+<p>Bientôt, revenus de leur première stupéfaction, ils purent voir
+l’ours, emportant le brigand hors de leur atteinte, descendre dans
+l’abîme, ainsi que sans doute il en était monté, en s’accrochant à de
+vieux troncs d’arbres et à des saillies de rochers. Ils voulurent
+faire rouler des quartiers de pierre sur lui; mais avant qu’ils
+eussent soulevé du sol une de ces vieilles masses de granit qui y
+dormaient depuis si longtemps, le brigand et son étrange monture
+avaient disparu dans une caverne.</p>
+
+<h2><a name="XXVI" id="XXVI"></a>XXVI</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Non, non, ne rions plus. Voyez-vous, ce qui me<br /></span>
+<span class="i0">paraissait si plaisant a aussi son côté sérieux,<br /></span>
+<span class="i0">très sérieux, comme tout dans l’univers!<br /></span>
+<span class="i0">Croyez-moi, ce mot hasard est un blasphème; rien<br /></span>
+<span class="i0">sous le soleil n’arrive par hasard; et ne<br /></span>
+<span class="i0">voyez-vous pas ici le but marqué par la<br /></span>
+<span class="i0">providence?<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">LESSING. <i>Émilia Galotti.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Oui, une raison profonde se dévoile souvent dans ce que les hommes
+nomment hasard. Il y a dans les événements comme une main mystérieuse
+qui leur marque, en quelque sorte, la voie et le but. On se récrie sur
+les caprices de la fortune, sur les bizarreries du sort, et tout à
+coup il sort de ce chaos des éclairs effrayants, ou des rayons
+merveilleux; et la sagesse humaine s’humilie devant les hautes leçons
+de la destinée.</p>
+
+<p>Si, par exemple, quand Frédéric d’Ahlefeld étalait dans un salon
+somptueux, aux yeux des femmes de Copenhague, la magnificence de ses
+vêtements, la fatuité de son rang et la présomption de ses paroles; si
+quelque homme, instruit des choses de l’avenir, fût venu troubler la
+frivolité de ses pensées par de graves révélations; s’il lui eût dit
+qu’un jour ce brillant uniforme qui faisait son orgueil causerait sa
+perte; qu’un monstre à face humaine boirait son sang comme il buvait,
+lui, voluptueux insouciant, les vins de France et de Bohême; que ses
+cheveux, pour lesquels il n’avait pas assez d’essences et de parfums,
+balaieraient la poussière d’un antre de bêtes fauves; que ce bras,
+dont il offrait avec tant de grâce l’appui aux belles dames de
+Charlottenbourg, serait jeté à un ours comme un os de chevreuil à demi
+rongé; comment Frédéric eût-il répondu à ces lugubres prophéties? par
+un éclat de rire et une pirouette; et ce qu’il y a de plus effrayant,
+c’est que toutes les raisons humaines auraient approuvé l’insensé.</p>
+
+<p>Examinons cette destinée de plus haut encore.&mdash;N’est-ce pas un mystère
+étrange que de voir le crime du comte et de la comtesse d’Ahlefeld
+retomber sur eux en châtiments? Ils ont ourdi une trame infâme contre
+la fille d’un captif; cette infortunée rencontre par hasard un
+protecteur qui juge nécessaire d’éloigner leur fils, chargé par eux
+d’exécuter leur abominable dessein. Ce fils, leur unique espérance,
+est envoyé loin du théâtre de sa séduction; et, à peine arrivé dans
+son nouveau séjour, un autre hasard vengeur lui fait rencontrer la
+mort. Ainsi c’est en voulant entraîner une jeune fille innocente et
+abhorrée dans le déshonneur, qu’ils ont poussé leur fils coupable et
+chéri dans le tombeau. C’est par leur faute que ces misérables sont
+devenus des malheureux.</p>
+
+<h2><a name="XXVII" id="XXVII"></a>XXVII</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Ah! voilà notre belle comtesse!&mdash;Pardon, madame,<br /></span>
+<span class="i0">si je ne puis aujourd’hui profiter de l’honneur de<br /></span>
+<span class="i0">votre visite. Je suis en affaires. Une autre fois,<br /></span>
+<span class="i0">chère comtesse, une autrefois; mais, pour<br /></span>
+<span class="i0">aujourd’hui, je ne vous retiens pas plus longtemps<br /></span>
+<span class="i0">ici.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Le prince à Orsina.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Le lendemain de sa visite à Munckholm, de grand matin, le gouverneur
+de Drontheim ordonna qu’on attelât sa voiture de voyage, espérant
+partir pendant que la comtesse d’Ahlefeld dormirait encore; mais nous
+avons déjà dit que le sommeil de la comtesse était léger.</p>
+
+<p>Le général venait de signer les dernières recommandations qu’il
+adressait à l’évêque, aux mains duquel le gouvernement devait être
+remis par intérim. Il se levait, après avoir endossé sa redingote
+fourrée, pour sortir, quand l’huissier annonça la noble chancelière.
+Ce contre-temps déconcerta le vieux soldat, accoutumé à rire devant la
+mitraille de cent canons, mais non devant les artifices d’une femme.
+Il fit néanmoins d’assez bonne grâce ses adieux à la méchante
+comtesse, et ne laissa percer quelque humeur sur son visage que
+lorsqu’il la vit se pencher vers son oreille avec cet air astucieux
+qui voulait seulement paraître confidentiel.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, noble général, que vous a-t-il dit?</p>
+
+<p>&mdash;Qui? Poël? il m’a dit que la voiture allait être prête.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous parle du prisonnier de Munckholm, général.</p>
+
+<p>&mdash;Ah!</p>
+
+<p>&mdash;A-t-il répondu à votre interrogatoire d’une manière satisfaisante?</p>
+
+<p>&mdash;Mais... oui vraiment, dame comtesse, dit le gouverneur, dont on
+devine l’embarras.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous la preuve qu’il ait trempé dans le complot des mineurs?</p>
+
+<p>Une exclamation échappa à Levin.</p>
+
+<p>&mdash;Noble dame, il est innocent!</p>
+
+<p>Il s’arrêta tout court, car il venait d’exprimer une conviction de son
+cœur, et non de son esprit.</p>
+
+<p>&mdash;Il est innocent! répéta la comtesse d’un air consterné, quoique
+incrédule; car elle tremblait qu’en effet Schumacker n’eût démontré au
+général cette innocence qu’il était si important aux intérêts du
+grand-chancelier de noircir.</p>
+
+<p>Le gouverneur avait eu le temps de réfléchir; il répondit à
+l’insistance de la grande-chancelière d’un ton de voix qui la rassura,
+parce qu’il décelait le doute et le trouble:</p>
+
+<p>&mdash;Innocent...&mdash;Oui,&mdash;si vous voulez...</p>
+
+<p>&mdash;Si je veux, seigneur général!</p>
+
+<p>Et la méchante femme éclata de rire.</p>
+
+<p>Ce rire blessa le gouverneur.</p>
+
+<p>&mdash;Noble comtesse, dit-il, vous permettrez que je ne rende compte de
+mon entretien avec l’ex-grand-chancelier qu’au vice-roi.</p>
+
+<p>Alors il salua profondément, et descendit dans la cour où l’attendait
+sa voiture.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, se disait la comtesse d’Ahlefeld rentrée dans ses appartements,
+pars, chevalier errant, que ton absence nous délivre du protecteur de
+nos ennemis. Va, ton départ est le signal du retour de mon Frédéric.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous demande un peu, oser envoyer le plus joli cavalier de
+Copenhague dans ces horribles montagnes! Heureusement il ne me sera
+pas difficile maintenant d’obtenir son rappel.</p>
+
+<p>À cette pensée, elle s’adressa à sa suivante favorite.</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère Lisbeth, vous ferez venir de Berghen deux douzaines de ces
+petits peignes que nos élégants portent dans leurs cheveux; vous vous
+informerez du nouveau roman de la fameuse Scudéry, et vous veillerez à
+ce qu’on lave régulièrement tous les matins dans l’eau de rose la
+guenon de mon cher Frédéric.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! ma gracieuse maîtresse, demanda Lisbeth, est-ce que le
+seigneur Frédéric peut revenir?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, vraiment; et, pour qu’il ait quelque plaisir à me revoir, il
+faut faire tout ce qu’il demande; je veux lui ménager une surprise à
+son retour.</p>
+
+<p>Pauvre mère!</p>
+
+<h2><a name="XXVIII" id="XXVIII"></a>XXVIII</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">... Bernard suit en courant les rives de<br /></span>
+<span class="i0">l’Arlança. Il est semblable à un lion qui sort de<br /></span>
+<span class="i0">son antre, cherchant les chasseurs, et déterminé à<br /></span>
+<span class="i0">les vaincre ou à mourir.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Il est parti, l’espagnol vaillant et déterminé?<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">C’est d’un pas rapide, une grosse lance au poing,<br /></span>
+<span class="i0">dans laquelle il met ses espérances, que Bernard<br /></span>
+<span class="i0">suit les ruines de l’Arlança.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Romances espagnoles.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Ordener, descendu de la tour d’où il avait aperçu le fanal de
+Munckholm, s’était longtemps fatigué à chercher de tous côtés son
+pauvre guide Benignus Spiagudry. Longtemps il l’avait appelé, et
+l’écho brisé des ruines avait seul répondu. Surpris, mais non effrayé
+de cette inconcevable disparition, il l’avait attribuée à quelque
+terreur panique du craintif concierge, et, après s'être généreusement
+reproché de l’avoir quitté quelques instants, il s’était décidé à
+passer la nuit sur le rocher d’Oëlmoe pour lui donner le temps de
+revenir. Alors il prit quelque nourriture, et s’enveloppant de son
+manteau, il se coucha près du foyer qui s’éteignait, déposa un baiser
+sur la boucle de cheveux d’Éthel, et ne tarda pas à s’endormir; car on
+peut dormir avec un cœur inquiet, quand la conscience est tranquille.</p>
+
+<p>Au soleil levant, il était debout, mais il ne retrouva de Spiagudry
+que sa besace et son manteau laissés dans la tour, ce qui semblait
+l’indice d’une fuite très précipitée. Alors, désespérant de le revoir,
+du moins sur le rocher d’Oëlmoe, il se détermina à partir sans lui,
+car c’était le lendemain qu’il fallait atteindre Han d’Islande à
+Walderhog.</p>
+
+<p>On a appris dans les premiers chapitres de cet ouvrage qu’Ordener
+s’était de bonne heure accoutumé aux fatigues d’une vie errante et
+aventurière. Ayant déjà plusieurs fois parcouru le nord de la Norvège,
+il n’avait plus besoin de guide, maintenant qu’il savait où trouver le
+brigand. Il dirigea donc vers le nord-ouest son voyage solitaire, dans
+lequel il n’eut plus de Benignus Spiagudry pour lui dire combien de
+quartz ou de spath renfermait chaque colline, quelle tradition
+s’attachait à chaque masure, et si tel ou tel déchirement du sol
+provenait d’un courant du déluge ou de quelque ancienne commotion
+volcanique.</p>
+
+<p>Il marcha un jour entier à travers ces montagnes qui, partant comme
+des côtes, de distance en distance, de la chaîne principale dont la
+Norvège est traversée dans sa longueur, s’étendent en s’abaissant
+graduellement jusqu’à la mer, où elles se plongent; de sorte que tous
+les rivages de ce pays ne présentent qu’une succession de promontoires
+et de golfes, et tout l’intérieur des terres qu’une suite de montagnes
+et de vallées, disposition singulière du sol, qui a fait comparer la
+Norvège à la grande arête d’un poisson.</p>
+
+<p>Ce n’était point une chose commode que de voyager dans ce pays. Tantôt
+il fallait suivre pour chemin le lit pierreux d’un torrent desséché,
+tantôt franchir sur des ponts tremblants de troncs d’arbres les
+chemins mêmes, que des torrents nés de la veille venaient de choisir
+pour lits.</p>
+
+<p>Au reste, Ordener cheminait quelquefois des heures entières sans être
+averti de la présence de l’homme dans ces lieux incultes autrement que
+par l’apparition intermittente et alternative des ailes d’un moulin à
+vent au sommet d’une colline, ou par le bruit d’une forge lointaine,
+dont la fumée se courbait au gré de l’air comme un panache noir.</p>
+
+<p>De loin en loin il rencontrait un paysan monté sur un petit cheval au
+poil gris, à la tête basse, moins sauvage encore que son maître, ou un
+marchand de pelleteries assis dans son traîneau attelé de deux rennes,
+derrière lequel était attachée une longue corde, dont les nœuds
+nombreux, en bondissant sur les pierres de la route, étaient destinés
+à effrayer les loups.</p>
+
+<p>Si alors Ordener demandait au marchand le chemin de la grotte de
+Walderhog:&mdash;Marchez toujours au nord-ouest, vous trouverez le
+village d’Hervalyn, vous franchirez la ravine de Dodlysax, et cette
+nuit vous pourrez atteindre Surb, qui n’est qu’à deux milles de
+Walderhog.&mdash;Ainsi répondait avec indifférence le commerçant nomade,
+instruit seulement des noms et de la position des lieux que son
+métier lui faisait parcourir.</p>
+
+<p>Si Ordener adressait la même question au paysan, celui-ci, imbu
+profondément des traditions du pays et des contes du foyer,
+secouait plusieurs fois la tête et arrêtait sa monture grise en
+disant:&mdash;Walderhog! la caverne de Walderhog! les pierres y
+chantent, les os y dansent, et le démon d’Islande y habite; ce
+n’est sans doute point à la caverne de Walderhog que votre
+courtoisie veut aller?</p>
+
+<p>&mdash;Si vraiment, répondait Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;C’est donc que votre courtoisie a perdu sa mère, ou que le feu a
+brûlé sa ferme, ou que le voisin lui a volé son cochon gras?</p>
+
+<p>&mdash;Non, en vérité, reprenait le jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, c’est qu’un magicien a jeté un sort sur l’esprit de sa
+courtoisie.</p>
+
+<p>&mdash;Bonhomme, je vous demande le chemin de Walderhog.</p>
+
+<p>&mdash;C’est à cette demande que je réponds, seigneur. Adieu donc. Toujours
+au nord! je sais bien comment vous irez, mais j’ignore comment vous
+reviendrez.</p>
+
+<p>Et le paysan s’éloignait avec un signe de croix.</p>
+
+<p>À la triste monotonie de cette route se joignait l’incommodité d’une
+pluie fine et pénétrante qui avait envahi le ciel vers le milieu du
+jour et accroissait les difficultés du chemin. Nul oiseau n’osait se
+hasarder dans l’air, et Ordener, glacé sous son manteau, ne voyait
+voler au-dessus de sa tête que l’autour, le gerfaut ou le
+faucon-pêcheur, qui, au bruit de son passage, s’envolait brusquement
+des roseaux d’un étang avec un poisson dans ses griffes.</p>
+
+<p>Il était nuit close quand le jeune voyageur, après avoir franchi le
+bois de trembles et de bouleaux qui est adossé à la ravine de
+Dodlysax, arriva à ce hameau de Surb dans lequel Spiagudry, si le
+lecteur se le rappelle, voulait fixer son quartier général. L’odeur de
+goudron et la fumée de charbon de terre avertirent Ordener qu’il
+approchait d’une peuplade de pêcheurs. Il s’avança vers la première
+hutte que l’ombre lui permit de distinguer. L’entrée, basse et
+étroite, en était fermée, suivant l’usage norvégien, par une grande
+peau de poisson transparente, colorée en ce moment par la lumière
+rouge et tremblante d’un foyer allumé. Il frappa sur l’encadrement de
+bois de la porte, en criant:</p>
+
+<p>&mdash;C’est un voyageur!</p>
+
+<p>&mdash;Entrez, entrez, répondit une voix de l’intérieur.</p>
+
+<p>Au même instant une main officieuse leva la peau de poisson, et
+Ordener fut introduit dans l’habitacle conique d’un pêcheur des côtes
+de Norvège. C’était une sorte de tente ronde de bois et de terre, au
+milieu de laquelle brillait un feu où la flamme pourpre de la tourbe
+se mariait à la clarté blanche du sapin. Près de ce feu le pêcheur, sa
+femme et deux enfants vêtus de haillons étaient assis devant une table
+chargée d’assiettes de bois et de vases de terre. Du côté opposé,
+parmi des filets et des rames, deux rennes endormis étaient couchés
+sur un lit de feuilles et de peaux, dont le prolongement semblait
+destiné à recevoir le sommeil des maîtres du logis et des hôtes qu’il
+plairait au ciel de leur amener. Ce n’était pas du premier coup d’œil
+que l’on pouvait distinguer cette disposition intérieure de la hutte,
+car une fumée âcre et pesante qui s’échappait avec peine par une
+ouverture pratiquée à la sommité du cône enveloppait tous ces objets
+d’un voile épais et mobile.</p>
+
+<p>À peine Ordener eut-il franchi le seuil, que le pêcheur et sa femme se
+levèrent et lui rendirent son salut d’un air ouvert et bienveillant.
+Les paysans norvégiens aiment les voyageurs, autant peut-être par le
+sentiment de curiosité, si vif chez eux, que par leur penchant naturel
+à l’hospitalité.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur, dit le pêcheur, vous devez avoir faim et froid, voici du
+feu pour sécher votre manteau et d’excellent rindebrod pour apaiser
+votre appétit. Votre courtoisie daignera ensuite nous dire qui elle
+est, d’où elle vient, où elle va, et quelles sont les histoires que
+racontent les vieilles femmes de son pays.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, seigneur, ajouta la femme, et vous pourrez joindre à ce rindebrod
+excellent, comme le dit mon seigneur et mari, un morceau délicieux de
+stock-fish salé, assaisonné d’huile de baleine.&mdash;Asseyez-vous, seigneur
+étranger.</p>
+
+<p>&mdash;Et si votre courtoisie n’aime pas la chère de saint Usulph,
+[Note: Patron des pêcheurs.] reprit l’homme, qu’elle veuille bien
+prendre patience un moment, je lui réponds qu’elle mangera un quartier
+de chevreuil merveilleux ou au moins une aile de faisan royal. Nous
+attendons le retour du plus fin chasseur qui soit dans les trois
+provinces. N’est-il pas vrai, ma bonne Maase?</p>
+
+<p><i>Maase</i>, nom que le pêcheur donnait à sa femme, est un mot norvégien
+qui signifie <i>mouette</i>. La femme n’en parut nullement choquée, soit
+que ce fût son nom véritable, soit que ce fût un surnom de tendresse.</p>
+
+<p>&mdash;Le meilleur chasseur! je le crois, certes, répondit-elle avec
+emphase. C’est mon frère, le fameux Kennybol! Dieu bénisse ses
+courses! Il est venu passer quelques jours avec nous, et vous pourrez,
+seigneur étranger, boire dans la même tasse que lui quelques coups de
+cette bonne bière. C’est un voyageur comme vous.</p>
+
+<p>&mdash;Grand merci, ma brave hôtesse, dit Ordener en souriant; mais je
+serai forcé de me contenter de votre appétissant stock-fish et d’un
+morceau de ce rindebrod. Je n’aurai pas le loisir d’attendre votre
+frère, le fameux chasseur. Il faut que je reparte sur-le-champ.</p>
+
+<p>La bonne Maase, à la fois contrariée du prompt départ de l’étranger et
+flattée des éloges qu’il donnait à son stock-fish et à son frère,
+s’écria:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes bien bon, seigneur. Mais comment! vous allez nous quitter
+si tôt?</p>
+
+<p>&mdash;Il le faut.</p>
+
+<p>&mdash;Vous hasarder dans ces montagnes à cette heure et par un temps
+semblable?</p>
+
+<p>&mdash;C’est pour une affaire importante. Ces réponses du jeune homme
+piquaient la curiosité native de ses hôtes autant qu’elles excitaient
+leur étonnement.</p>
+
+<p>Le pêcheur se leva et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes chez Christophe Buldus Braall, pêcheur, du hameau de Surb.</p>
+
+<p>La femme ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Maase Kennybol est sa femme et sa servante.</p>
+
+<p>Quand les paysans norvégiens voulaient demander poliment son nom à un
+étranger, leur usage était de lui dire le leur.</p>
+
+<p>Ordener répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, je suis un voyageur qui n’est sûr ni du nom qu’il porte, ni
+du chemin qu’il suit.</p>
+
+<p>Cette réponse singulière ne parut pas satisfaire le pêcheur Braall.</p>
+
+<p>&mdash;Par la couronne de Gormon le Vieux, dit-il, je croyais qu’il n’y
+avait en ce moment en Norvège qu’un seul homme qui ne fût pas sûr de
+son nom. C’est le noble baron de Thorvick, qui va s’appeler
+maintenant, assure-t-on, le comte de Danneskiold, à cause de son
+glorieux mariage avec la fille du chancelier. C’est du moins, ma bonne
+Maase, la plus fraîche nouvelle que j’aie apportée de Drontheim.&mdash;Je
+vous félicite, seigneur étranger, de cette conformité avec le fils du
+vice-roi, le grand comte Guldenlew.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque votre courtoisie, ajouta la femme avec un visage enflammé de
+curiosité, paraît ne pouvoir rien nous dire de ce qui lui touche, ne
+pourrait-elle pas nous apprendre quelque chose de ce qui se passe en
+ce moment; par exemple, de ce fameux mariage dont mon seigneur et mari
+a recueilli la nouvelle?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, reprit celui-ci d’un air important, c’est ce qu’il y a de plus
+nouveau. Avant un mois, le fils du vice-roi épouse la fille du
+grand-chancelier.</p>
+
+<p>&mdash;J’en doute, dit Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Vous en doutez, seigneur! Je puis vous affirmer, moi, que la chose
+est sûre. Je la tiens de bonne source. Celui qui m’en a fait part l’a
+appris du seigneur Poël, le domestique favori du noble baron de
+Thorvick, c’est-à-dire du noble comte de Danneskiold. Est-ce qu’un
+orage aurait troublé l’eau, depuis six jours? Cette grande union
+serait-elle rompue?</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois, répondit le jeune homme en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;S’il en est ainsi, seigneur, j’avais tort. Il ne faut pas allumer le
+feu pour frire le poisson avant que le filet ne se soit refermé sur
+lui. Mais cette rupture est-elle certaine? de qui en tenez-vous la
+nouvelle?</p>
+
+<p>&mdash;De personne, dit Ordener. C’est moi qui arrange cela ainsi dans ma
+tête.</p>
+
+<p>À ces mots naïfs, le pêcheur ne put s’empêcher de déroger à la
+courtoisie norvégienne par un long éclat de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Mille pardons, seigneur. Mais il est aisé de voir que vous êtes en
+effet un voyageur, et sans doute un étranger. Vous imaginez-vous donc
+que les événements suivront vos caprices, et que le temps se
+rembrunira ou s’éclaircira selon votre volonté?</p>
+
+<p>Ici, le pêcheur, versé dans les affaires nationales, comme tous les
+pasyans norvégiens, se mit à expliquer à Ordener pour quelles raisons
+ce mariage ne pouvait manquer; il était nécessaire aux intérêts de la
+famille d’Ahlefeld; le vice-roi ne pouvait le refuser au roi, qui le
+désirait; on affirmait en outre qu’une passion véritable unissait les
+deux futurs époux. En un mot, le pêcheur Braall ne doutait pas que
+cette alliance n’eût lieu; il eût voulu être aussi sûr de tuer, le
+lendemain, le maudit chien de mer qui infestait l’étang de
+Master-Bick.</p>
+
+<p>Ordener se sentait peu disposé à soutenir une conversation politique
+avec un aussi rude homme d’état, quand la survenue d’un nouveau
+personnage vint le tirer d’embarras.</p>
+
+<p>&mdash;C’est lui, c’est mon frère! s’écria la vieille Maase.</p>
+
+<p>Et il ne fallait rien moins que l’arrivée d’un frère pour l’arracher
+de l’admiration contemplative avec laquelle elle écoutait les longues
+paroles de son mari.</p>
+
+<p>Celui-ci, pendant que les deux enfants se jetaient bruyamment au cou
+de leur oncle, lui tendit la main gravement.</p>
+
+<p>&mdash;Sois le bienvenu, mon frère.</p>
+
+<p>Puis, se tournant vers Ordener:</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur, c’est notre frère, le renommé chasseur Kennybol, des
+montagnes de Kole.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous salue tous cordialement, dit le montagnard en ôtant son
+bonnet de peau d’ours. Frère, je fais mauvaise chasse sur vos côtes,
+comme tu ferais sans doute mauvaise pêche dans nos montagnes. Je crois
+que je remplirais encore plutôt ma gibecière en cherchant des lutins
+et des follets dans les forêts brumeuses de la reine Mab. Sœur Maase,
+vous êtes la première mouette à laquelle j’ai pu dire bonjour de près
+aujourd’hui. Tenez, amis, Dieu vous maintienne en paix! c’est pour ce
+méchant coq de bruyère que le premier chasseur du Drontheimhus a couru
+les clairières jusqu’à cette heure et par ce temps.</p>
+
+<p>En parlant ainsi, il tira de sa carnassière et déposa sur la table une
+gelinotte blanche, en affirmant que cette bête maigre n’était pas
+digne d’un coup de mousquet.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, ajouta-t-il entre ses dents, fidèle arquebuse de Kennybol, tu
+chasseras bientôt de plus gros gibier. Si tu n’abats plus des robes de
+chamois ou d’élan, tu auras à percer des casaques vertes et des
+justaucorps rouges.</p>
+
+<p>Ces mots, à demi entendus, frappèrent la curieuse Maase.</p>
+
+<p>&mdash;Hein! demanda-t-elle, que dites-vous donc là, mon bon frère?</p>
+
+<p>&mdash;Je dis qu’il y a toujours un farfadet qui danse sous la langue des
+femmes.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as raison, frère Kennybol, s’écria le pêcheur. Ces filles d’Eve
+sont toutes curieuses comme leur mère.&mdash;Ne parlais-tu pas de casaques
+vertes?</p>
+
+<p>&mdash;Frère Braall, répliqua le chasseur d’un air d’humeur, je ne confie
+mes secrets qu’à mon mousquet, parce que je suis sûr qu’il ne les
+répétera pas.</p>
+
+<p>&mdash;On parle dans le village, poursuivit intrépidement le pêcheur, d’une
+révolte des mineurs. Frère, saurais-tu quelque chose de cela?</p>
+
+<p>Le montagnard reprit son bonnet, et l’enfonça sur ses yeux en jetant
+un regard oblique sur l’étranger; puis il se baissa vers le pêcheur,
+et dit d’une voix brève et basse:</p>
+
+<p>&mdash;Silence!</p>
+
+<p>Celui-ci secoua la tête à plusieurs reprises.</p>
+
+<p>&mdash;Frère Kennybol, le poisson a beau être muet, il n’en tombe pas moins
+dans la nasse.</p>
+
+<p>Il se fit un moment de silence. Les deux frères se regardaient d’un
+air expressif; les enfants tiraient les plumes de la gelinotte déposée
+sur la table; la bonne femme écoutait ce qu’on ne disait pas; et
+Ordener observait.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous faites maigre chère aujourd’hui, dit tout à coup le
+chasseur, cherchant visiblement à changer de conversation, il n’en
+sera pas de même demain. Frère Braall, tu peux pêcher le roi des
+poissons, je te promets de l’huile d’ours pour l’assaisonner.</p>
+
+<p>&mdash;De l’huile d’ours! s’écria Maase. Est-ce qu’on a vu un ours dans les
+environs?&mdash;Patrick, Regner, mes enfants, je vous défends de sortir de
+cette cabane.&mdash;Un ours!</p>
+
+<p>&mdash;Tranquillisez-vous, sœur, vous n’aurez plus à le craindre demain.
+Oui, c’est un ours en effet que j’ai aperçu à deux milles environ de
+Surb; un ours blanc. Il paraissait emporter un homme, ou un animal
+plutôt.</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, ce pouvait être un chevrier qu’il enlevait, car les
+chevriers se vêtissent de peaux de bêtes.&mdash;Au reste, l’éloignement ne
+m’a pas permis de distinguer. Ce qui m’a étonné, c’est qu’il portait
+sa proie sur son dos et non entre ses dents.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, frère?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et il fallait que l’animal fût mort, car il ne faisait aucun
+mouvement pour se défendre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, demanda judicieusement le pêcheur, s’il était mort, comment
+était-il soutenu sur le dos de l’ours?</p>
+
+<p>&mdash;C’est ce que je n’ai pu comprendre. Au reste, il aura fait le
+dernier repas de l’ours. En entrant dans ce village je viens de
+prévenir six bons compagnons; et demain, sœur Maase, je vous
+apporterai la plus belle fourrure blanche qui ait jamais couru sur les
+neiges d’une montagne.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez garde, frère, dit la femme, vous avez remarqué en effet de
+singulières choses. Cet ours est peut-être le diable.</p>
+
+<p>&mdash;Êtes-vous folle? interrompit le montagnard en riant; le diable se
+changer en ours! En chat, en singe, à la bonne heure, cela s’est vu;
+mais en ours! ah! par saint Eldon l’exorciseur, vous feriez pitié à un
+enfant ou à une vieille femme avec vos superstitions!</p>
+
+<p>La pauvre femme baissa la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Frère, vous étiez mon seigneur avant que mon vénéré mari jetât les
+yeux sur moi, agissez comme votre ange gardien vous inspirera d’agir.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, demanda le pêcheur au montagnard, de quel côté as-tu donc
+rencontré cet ours?</p>
+
+<p>&mdash;Dans la direction du Smiasen à Walderhog.</p>
+
+<p>&mdash;Walderhog! dit la femme avec un signe de croix.</p>
+
+<p>&mdash;Walderhog! répéta Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon frère, reprit le pêcheur, ce n’est pas toi, j’espère, qui
+te dirigeais vers cette grotte de Walderhog?</p>
+
+<p>&mdash;Moi! Dieu m’en garde! C’était l’ours.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous irez le chercher là demain? interrompit Maase avec
+terreur.</p>
+
+<p>&mdash;Non vraiment; comment voulez-vous, mes amis, qu’un ours même ose
+prendre pour retraite une caverne où...?</p>
+
+<p>Il s’arrêta, et tous trois firent un signe de croix.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as raison, répondit le pêcheur, il y a un instinct qui avertit
+les bêtes de ces choses-là.</p>
+
+<p>&mdash;Mes bons hôtes, dit Ordener, qu’y a-t-il donc de si effrayant dans
+cette grotte de Walderhog?</p>
+
+<p>Ils se regardèrent tous trois avec un étonnement stupide, comme s’ils
+ne comprenaient pas une pareille question.</p>
+
+<p>&mdash;C’est là qu’est le tombeau du roi Walder? ajouta le jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, reprit la femme, un tombeau de pierre qui chante.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce n’est pas tout, dit le pêcheur.</p>
+
+<p>&mdash;Non, continua-t-elle, la nuit on y a vu danser les os des trépassés.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce n’est pas tout, dit le montagnard.</p>
+
+<p>Tous se turent, comme s’ils n’osaient poursuivre.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, demanda Ordener, qu’y a-t-il donc encore de surnaturel?</p>
+
+<p>&mdash;Jeune homme, dit gravement le montagnard, il ne faut pas parler si
+légèrement quand vous voyez frissonner un vieux loup gris tel que moi.</p>
+
+<p>Le jeune homme répondit en souriant doucement:</p>
+
+<p>&mdash;J’aurais pourtant voulu savoir tout ce qui se passe de merveilleux
+dans cette grotte de Walderhog; car c’est là précisément que je vais.</p>
+
+<p>Ces mots pétrifièrent de terreur les trois auditeurs.</p>
+
+<p>&mdash;À Walderhog! ciel! vous allez à Walderhog?</p>
+
+<p>&mdash;Et il dit cela, reprit le pêcheur, comme on dirait: Je vais à Loevig
+vendre ma morue! ou à la clairière de Ralph pêcher le hareng!&mdash;À
+Walderhog, grand Dieu!</p>
+
+<p>&mdash;Malheureux jeune homme! s’écriait la femme, vous êtes donc né sans
+ange gardien? aucun saint du ciel n’est donc votre patron? Hélas! cela
+est trop vrai, puisque vous paraissez ne savoir même pas votre nom.</p>
+
+<p>&mdash;Et quel motif, interrompit le montagnard, peut donc conduire votre
+courtoisie à cet effroyable lieu?</p>
+
+<p>&mdash;J’ai quelque chose à demander à quelqu’un, répondit Ordener.</p>
+
+<p>L’étonnement des trois hôtes redoublait avec leur curiosité.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, seigneur étranger; vous paraissez ne pas bien connaître ce
+pays; votre courtoisie se trompe sans doute, ce ne peut être à
+Walderhog qu’elle veut aller.</p>
+
+<p>&mdash;D’ailleurs, ajouta le montagnard, si elle veut parler à quelque être
+humain, elle n’y trouverait personne.</p>
+
+<p>&mdash;Que le démon, reprit la femme.</p>
+
+<p>&mdash;Le démon! quel démon?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, continua-t-elle, celui pour qui chante le tombeau et dansent
+les trépassés.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne savez donc pas, seigneur, dit le pêcheur en baissant la voix
+et en se rapprochant d’Ordener, vous ne savez donc pas que la grotte
+de Walderhog est la demeure ordinaire de....</p>
+
+<p>La femme l’arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;Mon seigneur et mari, ne prononcez pas ce nom, il porte malheur.</p>
+
+<p>&mdash;La demeure de qui? demanda Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;D’un Belzébuth incarné, dit Kennybol.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, mes braves hôtes, je ne sais ce que vous voulez dire. On
+m’avait bien appris que Walderhog était habité par Han d’Islande.</p>
+
+<p>Un triple cri d’effroi s’éleva dans la chaumière.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien!&mdash;Vous le saviez!&mdash;C’est ce démon!</p>
+
+<p>La femme baissa sa coiffe de bure en attestant tous les saints que ce
+n’était pas elle qui avait prononcé ce nom.</p>
+
+<p>Quand le pêcheur fut un peu revenu de sa stupéfaction, il regarda
+fixement Ordener, comme s’il y avait en ce jeune homme quelque chose
+qu’il ne pouvait comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Je croyais, seigneur voyageur, quand j’aurais dû vivre une vie
+encore plus longue que celle de mon père, qui est mort âgé de cent
+vingt ans, n’avoir jamais à indiquer le chemin de Walderhog à une
+créature humaine douée de sa raison et croyant en Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, s’écria Maase, mais sa courtoisie n’ira pas à cette
+grotte maudite; car, pour y mettre le pied, il faut vouloir faire un
+pacte avec le diable!</p>
+
+<p>&mdash;J’irai, mes bons hôtes, et le plus grand service que vous pourrez me
+rendre sera de m’indiquer le plus court chemin.</p>
+
+<p>&mdash;Le plus court pour aller où vous voulez aller, dit le pêcheur, c’est
+de vous précipiter du haut du rocher le plus voisin dans le torrent le
+plus proche.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce donc arriver au même but, demanda Ordener d’une voix
+tranquille, que de préférer une mort stérile à un danger utile?</p>
+
+<p>Braall secoua la tête, tandis que son frère attachait sur le jeune
+aventurier un regard scrutateur.</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends, s’écria tout à coup le pêcheur, vous voulez gagner les
+mille écus royaux que le haut syndic promet pour la tête de ce démon
+d’Islande.</p>
+
+<p>Ordener sourit.</p>
+
+<p>&mdash;Jeune seigneur, continua le pêcheur avec émotion, croyez-moi,
+renoncez à ce projet. Je suis pauvre et vieux, et je ne donnerais pas
+ce qui me reste de vie pour vos mille écus royaux, ne me restât-il
+qu’un jour.</p>
+
+<p>L’œil suppliant et compatissant de la femme épiait l’effet que
+produirait sur le jeune seigneur la prière de son mari. Ordener se
+hâta de répondre:</p>
+
+<p>&mdash;C’est un intérêt plus grand qui me fait chercher ce brigand que vous
+appelez un démon; c’est pour d’autres que pour moi...</p>
+
+<p>Le montagnard, qui n’avait pas quitté Ordener du regard,
+l’interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous comprends à mon tour, je sais pourquoi vous cherchez le
+démon islandais.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux le forcer à combattre, dit le jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;C’est cela, dit Kennybol, vous êtes chargé de grands intérêts,
+n’est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Je viens de le dire.</p>
+
+<p>Le montagnard s’approcha du jeune homme d’un air d’intelligence, et ce
+ne fut pas sans un extrême étonnement qu’Ordener l’entendit lui dire à
+l’oreille, à demi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;C’est pour le comte Schumacker de Griffenfeld, n’est-il pas vrai?</p>
+
+<p>&mdash;Brave homme, s’écria-t-il, comment savez-vous?...</p>
+
+<p>Et en effet, il lui était difficile de s’expliquer comment un
+montagnard norvégien pouvait savoir un secret qu’il n’avait confié à
+personne, pas même au général Levin.</p>
+
+<p>Kennybol se pencha vers lui.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous souhaite bon succès, reprit-il du même ton mystérieux; vous
+êtes un noble jeune homme de servir ainsi les opprimés.</p>
+
+<p>La surprise d’Ordener était si grande qu’il trouvait à peine des
+paroles pour demander au montagnard comment il était instruit du but
+de son voyage.</p>
+
+<p>&mdash;Silence, dit Kennybol en mettant son doigt sur la bouche, j’espère
+que vous obtiendrez de l’habitant de Walderhog ce que vous désirez;
+mon bras est dévoué, comme le vôtre, au prisonnier de Munckholm.</p>
+
+<p>Puis élevant la voix, avant qu’Ordener eût pu répliquer:</p>
+
+<p>&mdash;Frère, bonne sœur Maase, poursuivit-il, recevez ce respectable
+jeune homme comme un frère de plus. Allons, je crois que le souper est
+prêt.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! interrompit Maase, vous avez sans doute décidé sa courtoisie à
+renoncer à son projet de visiter le démon?</p>
+
+<p>&mdash;Sœur, priez pour qu’il ne lui arrive point de mal. C’est un noble
+et digne jeune homme. Allons, brave seigneur, prenez quelque
+nourriture et quelque repos avec nous. Demain je vous montrerai votre
+chemin, et nous irons à la recherche, vous de votre diable, et moi de
+mon ours.</p>
+
+<h2><a name="XXIX" id="XXIX"></a>XXIX</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Compagnon, eh! compagnon, de quel compagnon es-tu<br /></span>
+<span class="i0">donc né? de quel enfant des hommes es-tu provenu<br /></span>
+<span class="i0">pour oser ainsi attaquer Fafnir?<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Edda</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Le premier rayon du soleil levant rougissait à peine la plus haute
+cime des rochers qui bordent la mer, lorsqu’un pêcheur, qui était venu
+avant l’aube jeter ses filets à quelques portées d’arquebuse du
+rivage, en face de l’entrée de la grotte de Walderhog, vit comme une
+figure enveloppée d’un manteau, ou d’un linceul, descendre le long des
+roches et disparaître sous la voûte formidable de la caverne. Frappé
+de terreur, il recommanda sa barque et son âme à saint Usuph, et
+courut raconter à sa famille effrayée qu’il avait aperçu l’un des
+spectres qui habitent le palais de Han d’Islande rentrer dans la
+grotte au lever du jour.</p>
+
+<p>Ce spectre, l’entretien et l’effroi futur des longues veillées
+d’hiver, c’était Ordener, le noble fils du vice-roi de Norvège, qui,
+tandis que les deux royaumes le croyaient livré à de doux soins auprès
+de son altière fiancée, venait, seul et inconnu, exposer sa vie pour
+celle à qui il avait donné son cœur et son avenir, pour la fille d’un
+proscrit.</p>
+
+<p>De tristes présages, de sinistres prédictions l’avaient accompagné à
+ce but de son voyage; il venait de quitter la famille du pêcheur, et
+en lui disant adieu la bonne Maase s’était mise en prières pour lui
+devant le seuil de sa porte. Le montagnard Kennybol et ses six
+compagnons, qui lui avaient indiqué le chemin, s’étaient séparés de
+lui à un demi-mille de Walderhog, et ces intrépides chasseurs, qui
+allaient en riant affronter un ours, avaient longtemps attaché un œil
+d’épouvante sur le sentier que suivait l’aventureux voyageur.</p>
+
+<p>Le jeune homme entra dans la grotte de Walderhog, comme on entre dans
+un port longtemps désiré. Il éprouvait une joie céleste en songeant
+qu’il allait accomplir l’objet de sa vie, et que dans quelques
+instants peut-être il aurait donné tout son sang pour son Éthel. Près
+d’attaquer un brigand redouté d’une province entière, un monstre, un
+démon peut-être, ce n’était point cette effrayante figure qui
+apparaissait à son imagination; il ne voyait que l’image de la douce
+vierge captive, priant pour lui sans doute devant l’autel de sa
+prison. S’il se fût dévoué pour toute autre qu’elle, il aurait pu
+songer un moment, pour les mépriser, aux périls qu’il venait chercher
+de si loin; mais est-ce qu’une réflexion trouve place dans un jeune
+cœur au moment où il bat de la double exaltation d’un beau dévouement
+et d’un noble amour?</p>
+
+<p>Il s’avança, la tête haute, sous la voûte sonore dont les mille échos
+multipliaient le bruit de ses pas, sans même jeter un coup d’œil sur
+les stalactites, sur les basaltes séculaires qui pendaient au-dessus
+de sa tête parmi des cônes de mousses, de lierre et de lichen;
+assemblages confus de formes bizarres, dont la crédulité
+superstitieuse des campagnards norvégiens avait fait plus d’une fois
+des foules de démons ou des processions de fantômes.</p>
+
+<p>Il passa avec la même indifférence devant ce tombeau du roi Walder,
+auquel se rattachaient tant de traditions lugubres, et il n’entendit
+d’autre voix que les longs sifflements de la bise sous ces funèbres
+galeries.</p>
+
+<p>Il continua sa marche sous de tortueuses arcades, éclairées faiblement
+par des crevasses à demi obstruées d’herbes et de bruyères. Son pied
+heurtait souvent je ne sais quelles ruines, qui roulaient sur le roc
+avec un son creux, et présentaient dans l’ombre à ses yeux des
+apparences de crânes brisés, ou de longues rangées de dents blanches
+et dépouillées jusqu’à leurs racines.</p>
+
+<p>Mais aucune terreur ne montait jusqu’à son âme. Il s’étonnait
+seulement de n’avoir pas encore rencontré le formidable habitant de
+cette horrible grotte.</p>
+
+<p>Il arriva dans une sorte de salle ronde, naturellement creusée dans le
+flanc du rocher. Là aboutissait la route souterraine qu’il avait
+suivie, et les parois de la salle n’offraient plus d’autre ouverture
+que de larges fentes, à travers lesquelles on apercevait les montagnes
+et les forêts extérieures.</p>
+
+<p>Surpris d’avoir ainsi infructueusement parcouru toute la fatale
+caverne, il commença à désespérer de rencontrer le brigand. Un
+monument de forme singulière, situé au milieu de la salle souterraine,
+appela son attention. Trois pierres longues et massives, posées debout
+sur le sol, en soutenaient une quatrième, large et carrée, comme trois
+piliers portent un toit. Sous cette espèce de trépied gigantesque
+s’élevait une sorte d’autel, formé également d’un seul quartier de
+granit, et percé circulairement au milieu de sa face supérieure.
+Ordener reconnut une de ces colossales constructions druidiques qu’il
+avait souvent observées dans ses voyages en Norvège, et dont les
+modèles les plus étonnants peut-être sont, en France, les monuments de
+Lokmariaker et de Carnac. Édifices étranges qui ont vieilli, posés sur
+la terre comme des tentes d’un jour, et où la solidité naît de la
+seule pesanteur.</p>
+
+<p>Le jeune homme, livré à ses rêveries, s’appuya machinalement sur cet
+autel, dont la bouche de pierre était brunie, tant elle avait bu
+profondément le sang des victimes humaines.</p>
+
+<p>Tout à coup il tressaillit; une voix, qui semblait sortir de la
+pierre, avait frappé son oreille:</p>
+
+<p>&mdash;Jeune homme, c’est avec des pieds qui touchent au sépulcre que tu es
+venu dans ce lieu.</p>
+
+<p>Il se leva brusquement, et sa main se jeta sur son sabre, tandis qu’un
+écho, faible comme la voix d’un mort, répétait distinctement dans les
+profondeurs de la grotte:</p>
+
+<p>&mdash;Jeune homme, c’est avec des pieds qui touchent au sépulcre que tu es
+venu dans ce lieu.</p>
+
+<p>En ce moment, une tête effroyable se leva de l’autre côté de l’autel
+druidique, avec des cheveux rouges et un rire atroce.</p>
+
+<p>&mdash;Jeune homme, répéta-t-elle, oui, tu es venu dans ce lieu avec des
+pieds qui touchent au sépulcre.</p>
+
+<p>&mdash;Et avec une main qui touche une épée, répondit le jeune homme sans
+s’émouvoir.</p>
+
+<p>Le monstre sortit entièrement de dessous l’autel, et montra ses
+membres trapus et nerveux, ses vêtements sauvages et sanglants, ses
+mains crochues et sa lourde hache de pierre.</p>
+
+<p>&mdash;C’est moi, dit-il avec un grondement de bête fauve.</p>
+
+<p>&mdash;C’est moi, répondit Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Je t’attendais.</p>
+
+<p>&mdash;Je faisais plus, repartit l’intrépide jeune homme, je te cherchais.</p>
+
+<p>Le brigand croisa les bras.</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu qui je suis?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu n’as point de peur?</p>
+
+<p>&mdash;Je n’en ai plus.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as donc éprouvé une crainte en venant ici?</p>
+
+<p>Et le monstre balançait sa tête d’un air triomphant.</p>
+
+<p>&mdash;Celle de ne pas te rencontrer.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me braves, et tes pas viennent de trébucher contre des cadavres
+humains!</p>
+
+<p>&mdash;Demain, peut-être, ils trébucheront contre le tien.</p>
+
+<p>Un tremblement de colère saisit le petit homme. Ordener, immobile,
+conservait son attitude calme et fière.</p>
+
+<p>&mdash;Prends garde! murmura le brigand; je vais fondre sur toi, comme la
+grêle de Norvège sur un parasol.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne voudrais point d’autre bouclier contre toi.</p>
+
+<p>On eût dit qu’il y avait dans le regard d’Ordener quelque chose qui
+dominait le monstre. Il se mit à arracher avec ses ongles les poils de
+son manteau, comme un tigre qui dévore l’herbe avant de s’élancer sur
+sa proie.</p>
+
+<p>&mdash;Tu m’apprends ce que c’est que la pitié, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Et à moi, ce que c’est que le mépris.</p>
+
+<p>&mdash;Enfant, ta voix est douce, ton visage est frais, comme la voix et le
+visage d’une jeune fille;&mdash;quelle mort veux-tu de moi?</p>
+
+<p>&mdash;La tienne.</p>
+
+<p>Le petit homme rit.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne sais point que je suis un démon, que mon esprit est l’esprit
+d’Ingolphe l’Exterminateur.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais que tu es un brigand, que tu commets le meurtre pour de
+l’or.</p>
+
+<p>&mdash;Tu te trompes, interrompit le monstre, c’est pour du sang.</p>
+
+<p>&mdash;N’as-tu pas été payé par les d’Ahlefeld pour assassiner le capitaine
+Dispolsen?</p>
+
+<p>&mdash;Que me dis-tu là? Quels sont ces noms?</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne connais pas le capitaine Dispolsen, que tu as assassiné sur la
+grève d’Urchtal?</p>
+
+<p>&mdash;Cela se peut, mais je l’ai oublié, comme je t’aurai oublié dans
+trois jours.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne connais pas le comte d’Ahlefeld, qui t’a payé pour enlever au
+capitaine un coffret de fer?</p>
+
+<p>&mdash;D’Ahlefeld! Attends; oui, je le connais. J’ai bu hier le sang de son
+fils dans le crâne du mien.</p>
+
+<p>Ordener frissonna d’horreur.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu n’étais pas content de ton salaire?</p>
+
+<p>&mdash;Quel salaire? demanda le brigand.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute; ta vue me pèse; il faut en finir. Tu as dérobé, il y a huit
+jours, une cassette de fer à l’une de tes victimes, à un officier de
+Munckholm?</p>
+
+<p>Ce mot fit tressaillir le brigand.</p>
+
+<p>&mdash;Un officier de Munckholm! dit-il entre ses dents.</p>
+
+<p>Puis il reprit, avec un mouvement de surprise:</p>
+
+<p>&mdash;Serais-tu aussi un officier de Munckholm, toi?</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Tant pis!</p>
+
+<p>Et les traits du brigand se rembrunirent.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute, reprit l’opiniâtre Ordener, où est cette cassette que tu as
+dérobée au capitaine?</p>
+
+<p>Le petit homme parut méditer un instant.</p>
+
+<p>&mdash;Par Ingolphe! voilà une méchante boîte de fer qui occupe bien des
+esprits. Je te réponds que l’on cherchera moins celle qui contiendra
+tes os, si jamais ils sont recueillis dans un cercueil.</p>
+
+<p>Ces paroles, en montrant à Ordener que le brigand connaissait la
+cassette dont il lui parlait, lui rendirent l’espoir de la
+reconquérir.</p>
+
+<p>&mdash;Dis-moi ce que tu as fait de cette cassette. Est-elle au pouvoir du
+comte d’Ahlefeld?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Tu mens, car tu ris.</p>
+
+<p>&mdash;Crois ce que tu voudras. Que m’importe?</p>
+
+<p>Le monstre avait en effet pris un air railleur qui inspirait de la
+défiance à Ordener. Il vit qu’il n’y avait plus rien à faire que de le
+mettre en fureur, ou de l’intimider, s’il était possible.</p>
+
+<p>&mdash;Entends-moi, dit-il en élevant la voix, il faut que tu me donnes
+cette cassette.</p>
+
+<p>L’autre répondit par un ricanement farouche.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que tu me la donnes! répéta le jeune homme d’une voix
+tonnante.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu es accoutumé à donner des ordres aux buffles et aux
+ours? répliqua le monstre avec le même rire.</p>
+
+<p>&mdash;J’en donnerais au démon dans l’enfer.</p>
+
+<p>&mdash;C’est ce que tu seras à même de faire tout à l’heure.</p>
+
+<p>Ordener tira son sabre, qui étincela dans l’ombre comme un éclair.</p>
+
+<p>&mdash;Obéis!</p>
+
+<p>&mdash;Allons, reprit l’autre en secouant sa hache, il ne tenait qu’à moi
+de briser tes os et de sucer ton sang quand tu es arrivé, mais je me
+suis contenu; j’étais curieux de voir le moineau franc fondre sur le
+vautour.</p>
+
+<p>&mdash;Misérable, cria Ordener, défends-toi!</p>
+
+<p>&mdash;C’est la première fois qu’on me le dit, murmura le brigand en
+grinçant des dents.</p>
+
+<p>En parlant ainsi, il sauta sur l’autel de granit et se ramassa sur
+lui-même, comme le léopard qui attend le chasseur au haut d’un rocher
+pour se précipiter sur lui à l’improviste.</p>
+
+<p>De là son œil fixe plongeait sur le jeune homme et semblait chercher
+de quel côté il pourrait le mieux s’élancer sur lui. C’en était fait
+du noble Ordener, s’il eût attendu un instant. Mais il ne donna pas au
+brigand le temps de réfléchir, et se jeta impétueusement sur lui en
+lui portant la pointe de son sabre au visage.</p>
+
+<p>Alors commença le combat le plus effrayant que l’imagination puisse se
+figurer. Le petit homme, debout sur l’autel, comme une statue sur son
+piédestal, semblait une des horribles idoles qui, dans les siècles
+barbares, avaient reçu dans ce même lieu des sacrifices impies et de
+sacrilèges offrandes.</p>
+
+<p>Ses mouvements étaient si rapides que de quelque côté qu’Ordener
+l’attaquât, il rencontrait toujours la face du monstre et le tranchant
+de sa hache. Il aurait été mis en pièces dès les premiers chocs s’il
+n’avait eu l’heureuse inspiration de rouler son manteau autour de son
+bras gauche, en sorte que la plupart des coups de son furieux ennemi
+se perdaient dans ce bouclier flottant. Ils firent ainsi inutilement,
+pendant plusieurs minutes, des efforts inouïs pour se blesser l’un et
+l’autre. Les yeux gris et enflammés du petit homme sortaient de leur
+orbite. Surpris d'être si vigoureusement et si audacieusement combattu
+par un adversaire en apparence si faible, une rage sombre avait
+remplacé ses ricanements sauvages. L’atroce immobilité des traits du
+monstre, le calme intrépide de ceux d’Ordener contrastaient
+singulièrement avec la promptitude de leurs mouvements et la vivacité
+de leurs attaques.</p>
+
+<p>On n’entendait d’autre bruit que le cliquetis des armes, les pas
+tumultueux du jeune homme, et la respiration pressée des deux
+combattants, quand le petit homme poussa un rugissement terrible. Le
+tranchant de sa hache venait de s’engager dans les plis du manteau. Il
+se roidit; il secoua furieusement son bras, et ne fit qu’embarrasser
+le manche avec le tranchant dans l’étoffe, qui, à chaque nouvel
+effort, se tordait de plus en plus à l’entour.</p>
+
+<p>Le formidable brigand vit le fer du jeune homme s’appuyer sur sa
+poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute-moi encore une fois, dit Ordener triomphant; veux-tu me
+remettre ce coffre de fer que tu as lâchement volé?</p>
+
+<p>Le petit homme garda un moment le silence, puis il dit au milieu d’un
+rugissement:</p>
+
+<p>&mdash;Non, et sois maudit!</p>
+
+<p>Ordener reprit, sans quitter son attitude victorieuse et menaçante:</p>
+
+<p>&mdash;Réfléchis!</p>
+
+<p>&mdash;Non; je t’ai dit que non, répéta le brigand.</p>
+
+<p>Le noble jeune homme baissa son sabre.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit-il, dégage ta hache des plis de mon manteau, afin que
+nous puissions continuer.</p>
+
+<p>Un rire dédaigneux fut la réponse du monstre.</p>
+
+<p>&mdash;Enfant, tu fais le généreux, comme si j’en avais besoin!</p>
+
+<p>Avant qu’Ordener surpris eût pu tourner la tête, il avait posé son
+pied sur l’épaule de son loyal vainqueur, et d’un bond il était à
+douze pas dans la salle.</p>
+
+<p>D’un autre bond il était sur Ordener. Il s’était suspendu à lui tout
+entier, comme la panthère s’attache de la gueule et des griffes aux
+flancs du grand lion. Ses ongles s’enfonçaient dans les épaules du
+jeune homme; ses genoux noueux pressaient ses hanches, tandis que son
+affreux visage présentait aux yeux d’Ordener une bouche sanglante et
+des dents de bête fauve prêtes à le déchirer. Il ne parlait plus;
+aucune parole humaine ne s’échappait de son gosier pantelant; un
+mugissement sourd, entremêlé de cris rauques et ardents, exprimait
+seul sa rage. C’était quelque chose de plus hideux qu’une bête féroce,
+de plus monstrueux qu’un démon; c’était un homme auquel il ne restait
+rien d’humain.</p>
+
+<p>Ordener avait chancelé sous l’assaut du petit homme, et serait tombé à
+ce choc inattendu, si l’un des larges piliers du monument druidique ne
+se fût trouvé derrière lui pour le soutenir. Il resta donc à demi
+renversé sur le dos, et haletant sous le poids de son formidable
+ennemi. Qu’on pense que tout ce que nous venons de décrire s’était
+passé en aussi peu de temps qu’il faut pour se le figurer, et l’on
+aura quelque idée de ce que présentait d’horrible ce moment de la
+lutte.</p>
+
+<p>Nous l’avons dit, le noble jeune homme avait chancelé, mais il n’avait
+pas tremblé. Il se hâta de donner une pensée d’adieu à son Éthel.
+Cette pensée d’amour fut comme une prière; elle lui rendit des forces.
+Il enlaça le monstre de ses deux bras; puis, saisissant la lame de son
+sabre par le milieu, il lui appuya perpendiculairement la pointe sur
+l’épine du dos. Le brigand atteint poussa une clameur effrayante, et
+d’un soubresaut, qui ébranla Ordener, il se dégagea des bras de son
+intrépide adversaire et alla tomber à quelques pas en arrière,
+emportant dans ses dents un lambeau du manteau vert qu’il avait mordu
+dans sa fureur.</p>
+
+<p>Il se releva, souple et agile comme un jeune chamois, et le combat
+recommença pour la troisième fois, d’une manière plus terrible encore.
+Le hasard avait jeté près du lieu où il se trouvait un amas de
+quartiers de rochers, entre lesquels les mousses et les ronces
+croissaient paisiblement depuis des siècles. Deux hommes de force
+ordinaire auraient à peine pu soulever la moindre de ces masses. Le
+brigand en saisit une de ses deux bras et l’éleva au-dessus de sa tête
+en la balançant vers Ordener. Son regard fut affreux dans ce moment.
+La pierre, lancée avec violence, traversa lourdement l’espace; le
+jeune homme n’eut que le temps de se détourner. Le quartier de granit
+s’était brisé en éclats au pied du mur souterrain avec un bruit
+épouvantable, que se renvoyèrent longtemps les échos profonds de la
+grotte.</p>
+
+<p>Ordener étourdi avait à peine eu le temps de reprendre son sang-froid,
+qu’une seconde masse de pierre se balançait dans les mains du brigand.
+Irrité de se voir ainsi lapider lâchement, il s’élança vers le petit
+homme, le sabre haut, afin de changer de combat; mais le bloc
+formidable, parti comme un tonnerre, rencontra, en roulant dans
+l’atmosphère épaisse et sombre de la caverne, la lame frêle et nue sur
+son passage; elle tomba en éclats comme un morceau de verre, et le
+rire farouche du monstre remplit la voûte.</p>
+
+<p>Ordener était désarmé.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu, cria le monstre, quelque chose à dire à Dieu ou au diable
+avant de mourir?</p>
+
+<p>Et son œil lançait des flammes, et tous ses muscles s’étaient roidis
+de rage et de joie, et il s’était précipité avec un frémissement
+d’impatience sur sa hache laissée à terre dans les plis du
+manteau.&mdash;Pauvre Éthel!</p>
+
+<p>Tout à coup un rugissement lointain se fait entendre au dehors. Le
+monstre s’arrête. Le bruit redouble; des clameurs d’hommes se mêlent
+aux grondements plaintifs d’un ours. Le brigand écoute. Les cris
+douloureux continuent. Il saisit brusquement la hache et s’élance, non
+vers Ordener, mais vers l’une des crevasses dont nous avons parlé et
+qui donnaient passage au jour. Ordener, au comble de la surprise de se
+voir ainsi oublié, se dirige comme lui vers l’une de ces portes
+naturelles, et voit, dans une clairière assez voisine, un grand ours
+blanc réduit aux abois par sept chasseurs, parmi lesquels il croit
+même distinguer ce Kennybol dont les paroles l’avaient tant frappé la
+veille.</p>
+
+<p>Il se retourne. Le brigand n’était plus dans la grotte, et il entend
+au dehors une voix effrayante qui criait:</p>
+
+<p>&mdash;Friend! Friend! je suis à toi! me voici!</p>
+
+<h2><a name="XXX" id="XXX"></a>XXX</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Pierre le bon enfant aux dés a tout perdu.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">RÉGNIER<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Le régiment des arquebusiers de Munckholm est en marche à travers les
+défilés qui se trouvent entre Drontheim et Skongen. Tantôt il côtoie
+un torrent, et l’on voit la file des bayonnettes ramper dans les
+ravines comme un long serpent dont les écailles brillent au jour;
+tantôt il tourne en spirale à l’entour d’une montagne, qui ressemble
+alors à ces colonnes triomphales autour desquelles montent des
+bataillons de bronze.</p>
+
+<p>Les soldats marchent, les armes basses et les manteaux déployés, d’un
+air d’humeur et d’ennui, parce que ces nobles hommes n’aiment que le
+combat ou le repos. Les grosses railleries, les vieux sarcasmes qui
+faisaient hier leurs délices ne les égayent pas aujourd’hui; l’air est
+froid, le ciel est brumeux. Il faut au moins, pour qu’un rire passager
+s’élève dans les rangs, qu’une cantinière se laisse tomber
+maladroitement du haut de son petit cheval barbe, ou qu’une marmite de
+fer-blanc roule de rocher en rocher jusqu’au fond d’un précipice.</p>
+
+<p>C’est pour se distraire un moment de l’ennui de cette route que le
+lieutenant Randmer, jeune baron danois, aborda le vieux capitaine
+Lory, soldat de fortune. Le capitaine marchait, sombre et silencieux,
+d’un pas pesant, mais assuré; le lieutenant, leste et léger, faisait
+siffler une baguette qu’il avait arrachée aux broussailles dont le
+chemin était bordé.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, capitaine, qu’avez-vous donc? vous êtes triste.</p>
+
+<p>&mdash;C’est qu’apparemment j’en ai sujet, répondit le vieil officier sans
+lever la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, allons, point de chagrin; regardez-moi, suis-je triste? et
+pourtant je gage que j’en aurais au moins autant sujet que vous.</p>
+
+<p>&mdash;J’en doute, baron Randmer; j’ai perdu mon seul bien, j’ai perdu
+toute ma richesse.</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine Lory, notre infortune est précisément la même. Il n’y a
+pas quinze jours que le lieutenant Alberick m’a gagné d’un coup de dé
+mon beau château de Randmer et ses dépendances. Je suis ruiné; me
+voit-on moins gai pour cela?</p>
+
+<p>Le capitaine répondit d’une voix bien triste:</p>
+
+<p>&mdash;Lieutenant, vous n’avez perdu que votre beau château; moi, j’ai
+perdu mon chien.</p>
+
+<p>À cette réponse, la figure frivole du jeune homme resta indécise entre
+le rire et l’attendrissement.</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine, dit-il, consolez-vous; tenez, moi qui ai perdu mon
+château...</p>
+
+<p>L’autre l’interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Qu’est-ce que cela? D’ailleurs, vous regagnerez un autre château.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous retrouverez un autre chien.</p>
+
+<p>Le vieillard secoua la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Je retrouverai un chien; je ne retrouverai pas mon pauvre Drake.</p>
+
+<p>Il s’arrêta; de grosses larmes roulaient dans ses yeux et tombaient
+une à une sur son visage dur et rude.</p>
+
+<p>&mdash;Je n’avais, continua-t-il, jamais aimé que lui; je n’ai connu ni
+père ni mère; que Dieu leur fasse paix, comme à mon pauvre
+Drake!&mdash;Lieutenant Randmer, il m’avait sauvé la vie dans la guerre de
+Poméranie; je l’appelai Drake pour faire honneur au fameux amiral.&mdash;Ce
+bon chien! il n’avait jamais changé pour moi, lui, selon ma fortune.
+Après le combat d’Oholfen, le grand général Schack l’avait flatté de
+la main en me disant: Vous avez là un bien beau chien, sergent
+Lory!&mdash;car à cette époque je n’étais encore que sergent.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! interrompit le jeune baron en agitant sa baguette, cela doit
+paraître singulier d'être sergent.</p>
+
+<p>Le vieux soldat de fortune ne l’entendait pas; il paraissait, se
+parler à lui-même, et l’on entendait à peine quelques paroles
+inarticulées s’échapper de sa bouche.</p>
+
+<p>&mdash;Ce pauvre Drake! être revenu tant de fois sain et sauf des brèches
+et des tranchées pour se noyer, comme un chat, dans le maudit golfe de
+Drontheim!</p>
+
+<p>&mdash;Mon pauvre chien! mon brave ami! tu étais digne de mourir comme moi
+sur le champ de bataille.</p>
+
+<p>&mdash;Brave capitaine, cria le lieutenant, comment pouvez-vous rester
+triste? nous nous battrons peut-être demain.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit dédaigneusement le vieux capitaine, contre de fiers
+ennemis!</p>
+
+<p>&mdash;Comment, ces brigands de mineurs! ces diables de montagnards!</p>
+
+<p>&mdash;Des tailleurs de pierres, des voleurs de grands chemins! des gens
+qui ne sauront seulement pas former en bataille la tête de porc ou le
+coin de Gustave-Adolphe! voilà de belle canaille en face d’un homme
+tel que moi, qui ai fait toutes les guerres de Poméranie et de
+Holstein! les campagnes de Scanie et de Dalécarlie! qui ai combattu
+sous le glorieux général Schack, sous le vaillant comte de Guldenlew!</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous ne savez pas, interrompit Randmer, qu’on donne à ces
+bandes un redoutable chef, un géant fort et sauvage comme Goliath, un
+brigand qui ne boit que du sang humain, un démon qui porte en lui tout
+Satan.</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc? demanda l’autre.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! le fameux Han d’Islande!</p>
+
+<p>&mdash;Brrr! je gage que ce formidable général ne sait seulement pas armer
+un mousquet en quatre mouvements ou charger une carabine à
+l’impériale!</p>
+
+<p>Randmer éclata de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, riez, poursuivit le capitaine. Il sera fort gai en effet de
+croiser de bons sabres avec de viles pioches, et de nobles piques avec
+des fourches à fumier! voilà de dignes ennemis! mon brave Drake
+n’aurait pas daigné leur mordre les jambes!</p>
+
+<p>Le capitaine continuait de donner un cours énergique à son
+indignation, lorsqu’il fut interrompu par l’arrivée d’un officier qui
+accourait vers eux tout essoufflé.</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine Lory! mon cher Randmer!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? dirent-ils tous deux à la fois.</p>
+
+<p>&mdash;Mes amis, je suis glacé d’horreur!&mdash;D’Ahlefeld! le lieutenant
+d’Ahlefeld! le fils du grand-chancelier! vous savez, mon cher baron
+Randmer, ce Frédéric... si élégant... si fat!...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit le jeune baron, très élégant! Cependant, au dernier
+bal de Charlottenbourg, mon déguisement était d’un meilleur goût que
+le sien.&mdash;Mais que lui est-il donc arrivé?</p>
+
+<p>&mdash;Je sais de qui vous voulez parler, disait en même temps Lory, c’est
+Frédéric d’Ahlefeld, le lieutenant de la troisième compagnie, qui a
+les revers bleus. Il fait assez négligemment son service.</p>
+
+<p>&mdash;On ne s’en plaindra plus, capitaine Lory.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? dit Randmer.</p>
+
+<p>&mdash;Il est en garnison à Walhstrom, continua froidement le vieux
+capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Précisément, reprit l’autre, le colonel vient de recevoir un
+messager... Ce pauvre Frédéric!</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu’est-ce donc? capitaine Bollar, vous m’effrayez. Le vieux
+Lory poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Brrr! notre fat aura manqué aux appels, comme à son ordinaire; le
+capitaine aura envoyé en prison le fils du grand-chancelier; et voilà,
+j’en suis sûr, le malheur qui vous décompose le visage.</p>
+
+<p>Bollar lui frappa sur l’épaule.</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine Lory, le lieutenant d’Ahlefeld a été dévoré tout vivant.</p>
+
+<p>Les deux capitaines se regardèrent fixement, et Randmer, un moment
+étonné, se mit tout à coup à rire aux éclats.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! capitaine Bollar, je vois que vous êtes toujours mauvais
+plaisant. Mais je ne donnerai pas dans celle-là, je vous en préviens.</p>
+
+<p>Et le lieutenant, croisant ses deux bras, donna un libre essor à toute
+sa gaieté, en jurant que ce qui l’amusait le plus, c’était la
+crédulité avec laquelle Lory accueillait les amusantes inventions de
+Bollar. Le conte, disait-il, était vraiment drôle, et c’était une idée
+tout à fait divertissante que de faire dévorer tout cru ce Frédéric
+qui avait de sa peau un soin si tendre et si ridicule.</p>
+
+<p>&mdash;Randmer, dit gravement Bollar, vous êtes un fou. Je vous dis que
+d’Ahlefeld est mort. Je le tiens du colonel;&mdash;mort!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! qu’il joue bien son rôle! reprit le baron toujours en riant;
+qu’il est amusant!</p>
+
+<p>Bollar haussa les épaules, et se tourna vers le vieux Lory, qui lui
+demanda avec sang-froid quelques détails.</p>
+
+<p>&mdash;Oui vraiment, mon cher capitaine Bollar, ajouta le rieur
+inextinguible, contez-nous donc par qui ce pauvre diable a été ainsi
+mangé. A-t-il fait le déjeuner d’un loup, ou le souper d’un ours?</p>
+
+<p>&mdash;Le colonel, dit Bollar, vient de recevoir en route une dépêche, qui
+l’instruit d’abord que la garnison de Walhstrom se replie vers nous,
+devant un parti considérable d’insurgés.</p>
+
+<p>Le vieux Lory fronça le sourcil.</p>
+
+<p>&mdash;Ensuite, poursuivit Bollar, que le lieutenant Frédéric d’Ahlefeld,
+ayant été, il y a trois jours, chasser dans les montagnes, du côté de
+la ruine d’Arbar, y a rencontré un monstre, qui l’a emporté dans sa
+caverne et l’a dévoré.</p>
+
+<p>Ici le lieutenant Randmer redoubla ses joyeuses exclamations.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! comme ce bon Lory croit aux contes d’enfants! C’est bien,
+gardez votre sérieux, mon cher Bollar. Vous êtes admirablement drôle.
+Mais vous ne nous direz pas quel est ce monstre, cet ogre, ce vampire
+qui a emporté et mangé le lieutenant comme un chevreau de six jours!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous le dirai pas, à vous, murmura Bollar avec impatience;
+mais je le dirai à Lory, qui n’est pas follement incrédule.&mdash;Mon cher
+Lory, le monstre qui a bu le sang de Frédéric, c’est Han d’Islande.</p>
+
+<p>&mdash;Le colonel des brigands! s’écria le vieux officier.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mon brave Lory, reprit le railleur Randmer, a-t-on besoin
+de savoir l’exercice à l’impériale, quand on fait si bien manœuvrer
+sa mâchoire?</p>
+
+<p>&mdash;Baron Randmer, dit Bollar, vous avez le même caractère que
+d’Ahlefeld; prenez garde d’avoir le même sort.</p>
+
+<p>&mdash;J’affirme, s’écria le jeune homme, que ce qui m’amuse le plus, c’est
+le sérieux imperturbable du capitaine Bollar.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, répliqua Bollar, ce qui m’effraie le plus, c’est la gaieté
+intarissable du lieutenant Randmer.</p>
+
+<p>En ce moment un groupe d’officiers, qui paraissaient s’entretenir
+vivement, se rapprocha de nos trois interlocuteurs.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pardieu, s’écria Randmer, il faut que je les amuse de
+l’invention de Bollar.&mdash;Camarades, ajouta-t-il en s’avançant vers eux,
+vous ne savez pas? ce pauvre Frédéric d’Ahlefeld vient d'être croqué
+tout vivant par le barbare Han d’Islande.</p>
+
+<p>En achevant ces paroles, il ne put réprimer un éclat de rire, qui, à
+sa grande surprise, fut accueilli des nouveaux-venus presque avec des
+cris d’indignation.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! vous riez!&mdash;Je ne croyais pas que Randmer dût répéter de
+cette manière une semblable nouvelle.&mdash;Rire d’un pareil malheur!</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! dit Randmer troublé, est-ce que cela serait vrai?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! c’est vous qui nous le répétez! lui cria-t-on de toutes parts.
+Est-ce que vous n’avez pas foi en vos paroles?</p>
+
+<p>&mdash;Mais je croyais que c’était une plaisanterie de Bollar.</p>
+
+<p>Un vieux officier prit la parole.</p>
+
+<p>&mdash;La plaisanterie eût été de mauvais goût; mais ce n’en est
+malheureusement pas une. Le baron Voethaün, notre colonel, vient de
+recevoir cette fatale nouvelle.</p>
+
+<p>&mdash;Une affreuse aventure! c’est effrayant! répétèrent une foule de
+voix.</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons donc, disait l’un, combattre des loups et des ours à
+face humaine!</p>
+
+<p>&mdash;Nous recevrons des coups d’arquebuse, disait l’autre, sans savoir
+d’où ils partiront; nous serons tués un à un, comme de vieux faisans
+dans une volière.</p>
+
+<p>&mdash;Cette mort de d’Ahlefeld, cria Bollar d’une voix solennelle, fait
+frissonner. Notre régiment est malheureux. La mort de Dispolsen, celle
+de ces pauvres soldats trouvés à Cascadthymore, celle de d’Ahlefeld,
+voilà trois tragiques événements en bien peu de temps.</p>
+
+<p>Le jeune baron Randmer, qui était resté muet, sortit de sa rêverie.</p>
+
+<p>&mdash;Cela est incroyable, dit-il; ce Frédéric qui dansait si bien!</p>
+
+<p>Et après cette réflexion profonde, il retomba dans le silence, tandis
+que le capitaine Lory affirmait qu’il était très affligé de la mort du
+jeune lieutenant, et faisait remarquer au second arquebusier, Toric
+Belfast, que le cuivre de sa bandoulière était moins brillant qu’à
+l’ordinaire.</p>
+
+<h2><a name="XXXI" id="XXXI"></a>XXXI</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">«Chut! chut! voilà un homme qui descend de là-haut<br /></span>
+<span class="i0">par le moyen d’une échelle.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">........................................<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">&mdash;Oh oui, c’est un espion.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">&mdash;Le ciel ne pouvait m’accorder une plus grande<br /></span>
+<span class="i0">faveur que celle de pouvoir vous livrer... ma vie.<br /></span>
+<span class="i0">Je suis à vous; mais dites-moi, de grâce, à qui<br /></span>
+<span class="i0">appartient cette armée.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">&mdash;Au comte de Barcelone.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">&mdash;Quel comte?<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">................................<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">&mdash;Qu’est-ce donc?<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">&mdash;Général, voilà un espion de l’ennemi.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">&mdash;D’où viens-tu?<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">&mdash;Je venais ici, bien éloigné de songer à ce que<br /></span>
+<span class="i0">je devais y trouver; je ne m’attendais pas à ce<br /></span>
+<span class="i0">que je vois.»<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">LOPE DE VEGA. <i>La Fuerza lastimosa</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Il y a quelque chose de sinistre et de désolé dans l’aspect d’une
+campagne rase et nue, quand le soleil a disparu, lorsqu’on est seul,
+qu’on marche en brisant du pied des tronçons de paille sèche, au cri
+monotone de la cigale, et qu’on voit de grands nuages déformés se
+coucher lentement sur l’horizon, comme des cadavres de fantômes.</p>
+
+<p>Telle était l’impression qui se mêlait aux tristes pensées d’Ordener,
+le soir de son inutile rencontre avec le brigand d’Islande. Étourdi un
+moment de sa brusque disparition, il avait d’abord voulu le
+poursuivre; mais il s’était égaré dans les bruyères, et il avait erré
+toute la journée dans des terres de plus en plus incultes et sauvages,
+sans rencontrer trace d’homme. À la chute du jour, il se trouvait dans
+une plaine spacieuse, qui ne lui offrait de tous côtés qu’un horizon
+égal et circulaire, où rien ne promettait un abri au jeune voyageur
+exténué de fatigue et de besoin.</p>
+
+<p>Encore si ses souffrances corporelles n’eussent pas été aggravées par
+les tristesses de son âme; mais c’en était fait! il avait atteint le
+terme de son voyage, sans en remplir le but. Il ne lui restait même
+plus ces folles illusions d’espérance qui l’avaient entraîné à la
+poursuite du brigand; et maintenant que rien ne soutenait plus son
+cœur, mille pensées décourageantes, qui n’y trouvaient point place la
+veille, venaient l’assaillir. Qu’allait-il faire? comment revenir vers
+Schumacker sans lui apporter le salut d’Éthel? de quelle effrayante
+nature étaient les malheurs que la conquête de la fatale cassette eût
+prévenus? Et son mariage, avec Ulrique d’Ahlefeld! S’il pouvait du
+moins enlever son Éthel à cette indigne captivité; s’il pouvait fuir
+avec elle, et emporter son bonheur dans quelque lointain exil!</p>
+
+<p>Il s’enveloppa de son manteau et se coucha sur la terre. Le ciel était
+noir; une lueur orageuse apparaissait par intervalles dans les nues
+comme à travers un crêpe funèbre, et s’éteignait; un vent froid
+tournait sur la plaine. Le jeune homme songeait à peine à ces signes
+d’une tempête violente et prochaine; et d’ailleurs, quand il eût pu
+trouver un asile où fuir l’orage et se reposer de ses fatigues, en
+eût-il trouvé un où fuir son malheur et se reposer de ses pensées?</p>
+
+<p>Tout à coup des sons confus de voix humaines arrivèrent à son oreille.
+Surpris, il se souleva sur le coude, et aperçut, à quelque distance de
+lui, comme des ombres se mouvoir dans l’obscurité. Il regarda; une
+lumière brilla au milieu du groupe mystérieux, et Ordener vit, avec un
+étonnement facile à concevoir, chacune de ces figures fantasmagoriques
+s’enfoncer successivement dans la terre.&mdash;Tout disparut.</p>
+
+<p>Ordener était au-dessus des superstitions de son temps et de son pays.
+Son esprit grave et mûr ignorait ces crédulités vaines, ces terreurs
+étranges qui tourmentent l’enfance des peuples de même que l’enfance
+des hommes. Il y avait cependant dans cette apparition singulière
+quelque chose de surnaturel qui lui inspira une religieuse défiance de
+sa raison; car nul ne sait si les esprits des morts ne reviennent pas
+quelquefois sur la terre.</p>
+
+<p>Il se leva, fit un signe de croix, et se dirigea vers le lieu où la
+vision avait disparu. De larges gouttes de pluie commençaient à
+tomber; son manteau se gonflait comme une voile, et la plume de sa
+toque, tourmentée par le vent, battait son visage.</p>
+
+<p>Il s’arrêta tout à coup.&mdash;Un éclair venait de lui montrer devant ses
+pas une sorte de puits large et circulaire, où il se serait
+infailliblement précipité sans la lueur bienfaisante de l’orage. Il
+s’approcha du gouffre. Une lumière vague y brillait à une profondeur
+effrayante, et répandait une teinte rougeâtre sur l’extrémité
+inférieure de cet immense cylindre creusé dans les entrailles de la
+terre. Ce rayon, qui semblait un feu magique allumé par les gnomes,
+accroissait en quelque sorte l’incommensurable étendue des ténèbres
+que l’œil était contraint de traverser pour l’atteindre.</p>
+
+<p>L’intrépide jeune homme, penché sur l’abîme, écouta. Un bruit lointain
+de voix monta à son oreille. Il ne douta plus que les êtres qui
+avaient étrangement paru et disparu à ses yeux ne se fussent plongés
+dans ce gouffre, et il sentit un désir invincible, parce qu’il était
+sans doute dans sa destinée, d’y descendre après eux, dût-il suivre
+des spectres dans une des bouches de l’enfer. D’ailleurs, la tempête
+commençait avec fureur, et ce gouffre lui présentait un abri contre
+elle. Mais comment y descendre? quel chemin avaient pris ceux qu’il
+voulait suivre, si ce n’étaient pas des fantômes?&mdash;Un second éclair
+vint à son secours, et lui fit voir à ses pieds l’extrémité supérieure
+d’une échelle, qui se prolongeait dans les profondeurs du puits.
+C’était une forte solive verticale, que traversaient horizontalement,
+de distance en distance, de courtes barres de fer destinées à recevoir
+les pieds et les mains de ceux qui oseraient s’aventurer dans ce
+gouffre.</p>
+
+<p>Ordener ne balança pas. Il se suspendit audacieusement à la formidable
+échelle, et s’enfonça dans l’abîme, sans savoir même si elle le
+conduirait jusqu’au fond, sans songer qu’il ne reverrait peut-être
+plus le soleil. Bientôt, dans les ténèbres qui couvraient sa tête, il
+ne distingua plus le ciel qu’aux éclairs bleuâtres qui l’illuminaient
+fréquemment. Bientôt la pluie abondante, qui battait la surface de la
+terre, n’arriva plus à lui qu’en rosée fine et vaporeuse. Bientôt le
+tourbillon de vent qui s’engouffrait impétueusement dans le puits se
+perdit au-dessus de lui en long sifflement. Il descendit, il descendit
+encore, et à peine paraissait-il s'être rapproché de la lumière
+souterraine. Il continua sans se décourager, en évitant seulement
+d’abaisser son regard dans le gouffre, de peur d’y être précipité par
+un étourdissement.</p>
+
+<p>Cependant, l’air de plus en plus étouffé, le bruit de voix de plus en
+plus distinct, le reflet pourpre qui commençait à colorer la muraille
+circulaire du puits, l’avertirent enfin qu’il n’était pas loin du
+fond. Il descendit encore quelques échelons, et son regard put voir
+clairement, au bas de l’échelle, l’entrée d’un souterrain éclairée
+d’une lueur tremblante et rouge, tandis que son oreille était frappée
+par des paroles qui attirèrent toute son attention.</p>
+
+<p>&mdash;Kennybol n’arrive pas, disait une voix du ton de l’impatience.</p>
+
+<p>&mdash;Qui peut le retenir? répétait la même voix après un moment de
+silence.</p>
+
+<p>&mdash;Nous l’ignorons, seigneur Hacket, répondait-on.</p>
+
+<p>&mdash;Il a dû passer la nuit chez sa sœur Maase Braall, du village de
+Surb, ajoutait une autre voix.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le voyez, reprenait la première, je tiens, moi, tous mes
+engagements. Je devais vous amener Han d’Islande pour chef; je vous
+l’amène.</p>
+
+<p>Un murmure, dont il était difficile de deviner le sens, répondit à ces
+paroles. La curiosité d’Ordener, déjà éveillée par le nom de ce
+Kennybol, qui lui avait tant causé de surprise la veille, redoubla au
+nom de Han d’Islande.</p>
+
+<p>La même voix reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Mes amis, Jonas, Norbith, si Kennybol est en retard, qu’importe!
+nous sommes assez nombreux pour ne plus rien craindre; avez-vous
+trouvé vos enseignes dans les ruines de Crag?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, seigneur Hacket, répondirent plusieurs voix.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! levez l’étendard, il en est temps! Voici de l’or! voici
+votre invincible chef. Courage! marchez à la délivrance du noble
+Schumacker, de l’infortuné comte de Griffenfeld!</p>
+
+<p>&mdash;Vive! vive Schumacker! répétèrent une foule de voix, et le nom de
+Schumacker se prolongea d’échos en échos dans les replis des voûtes
+souterraines.</p>
+
+<p>Ordener, conduit de curiosité en curiosité, d’étonnement en
+étonnement, écoutait, respirant à peine. Il ne pouvait croire ni
+comprendre ce qu’il entendait. Schumacker mêlé à Kennybol, à Han
+d’Islande! Quel était ce drame ténébreux dont, spectateur ignoré, il
+entrevoyait une scène? De qui défendait-on les jours? de qui jouait-on
+la tête?</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, reprit la même voix, vous voyez l’ami, le confident du
+noble comte de Griffenfeld. C’était la première fois qu’Ordener
+entendait cette voix. Elle poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;.....Accordez-moi votre confiance, comme il m’accorde la sienne.
+Amis, tout vous favorise; vous arriverez à Drontheim sans rencontrer
+un ennemi.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur Hacket, interrompit une voix, marchons. Peters m’a dit
+avoir vu dans les défilés tout le régiment de Munckholm en marche
+contre nous.</p>
+
+<p>&mdash;Il vous a trompé, répondit l’autre avec autorité. Le gouvernement
+ignore encore votre révolte, et sa tranquillité est telle, que celui
+qui a repoussé vos justes plaintes, votre oppresseur, l’oppresseur de
+l’illustre et malheureux Schumacker, le général Levin de Knud a quitté
+Drontheim pour aller dans la capitale assister aux fêtes du fameux
+mariage de son élève Ordener Guldenlew avec Ulrique d’Ahlefeld.</p>
+
+<p>Qu’on juge de l’émotion d’Ordener. Dans ce pays sauvage et désert,
+sous cette voûte mystérieuse, entendre des inconnus prononcer tous les
+noms qui l’intéressaient, et jusqu’au sien propre! Un doute affreux
+s’éleva dans son cœur. Serait-il vrai? était-ce en effet un agent du
+comte de Griffenfeld dont il entendait la voix? Quoi! Schumacker, ce
+vieillard vénérable, le noble père de sa noble Éthel, se révoltait
+contre le roi son seigneur, soudoyait des brigands, allumait une
+guerre civile! Et c’était pour cet hypocrite, pour ce rebelle, qu’il
+avait, lui, fils du vice-roi de Norvège, élève du général Levin,
+compromis son avenir, exposé sa vie! c’était pour lui qu’il avait
+cherché et combattu ce brigand islandais avec lequel Schumacker
+paraissait être d’intelligence, puisqu’il le plaçait à la tête de ces
+bandits! Qui sait même si cette cassette, pour laquelle lui, Ordener,
+avait été sur le point de donner son sang, ne contenait pas
+quelques-uns des indignes secrets de cette trame odieuse? Ou plutôt le
+vindicatif prisonnier de Munckholm ne s’était-il pas joué de lui?
+Peut-être il avait découvert son nom; peut-être, et combien cette
+pensée fut douloureuse pour le magnanime jeune homme! n’avait-il
+désiré, en le poussant à ce fatal voyage, que la perte du fils d’un
+ennemi?</p>
+
+<p>Hélas! lorsqu’on a longtemps porté le nom d’un malheureux en
+vénération et en amour, quand dans le secret de sa pensée on a juré à
+son infortune un attachement inviolable, c’est un moment bien amer que
+celui où l’on reçoit son salaire d’ingratitude, où l’on sent que l’on
+est désenchanté de la générosité, et qu’il faut renoncer à ce bonheur
+si pur et si doux du dévouement. On a vieilli en un instant de la plus
+triste des vieillesses, on est devenu vieux d’expérience; et l’on a
+perdu la plus belle des illusions de la vie, qui n’a de beau que les
+illusions.</p>
+
+<p>Telles étaient les désolantes pensées qui se pressaient confusément
+dans l'âme d’Ordener. Le noble jeune homme eût voulu mourir dans ce
+fatal moment; il lui semblait que toute la félicité de sa vie lui
+échappait. Il y avait bien dans les assertions de celui qui parlait
+comme envoyé de Griffenfeld des choses qui lui paraissaient
+mensongères ou douteuses; mais comme elles n’étaient destinées qu’à
+abuser de malheureux campagnards, Schumacker n’en était que plus
+coupable à ses yeux; et ce Schumacker était le père de son Éthel!</p>
+
+<p>Ces réflexions agitèrent d’autant plus violemment son cœur qu’elles
+s’y précipitèrent toutes à la fois. Il chancela sur les barreaux qui
+le soutenaient, et continua d’écouter; car on attend parfois avec une
+impatience inexplicable et une affreuse avidité les malheurs que l’on
+redoute le plus.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, poursuivit la voix de l’envoyé, vous êtes commandés par le
+formidable Han d’Islande. Qui osera vous combattre? Votre cause est
+celle de vos femmes, de vos enfants indignement dépouillés de votre
+héritage; d’un noble infortuné, depuis vingt ans plongé injustement
+dans une infâme prison. Allons, Schumacker et la liberté vous
+attendent. Guerre aux tyrans!</p>
+
+<p>&mdash;Guerre! répétèrent mille voix; et l’on entendit dans les détours du
+souterrain un long bruit d’armes se mêler aux sons rauques de la
+trompe des montagnes.</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtez! cria Ordener.&mdash;Il avait descendu précipitamment le reste de
+l’échelle. L’idée d’épargner un crime à Schumacker et tant de malheurs
+à son pays s’était emparée impérieusement de tout son être. Mais, au
+moment où il était apparu sur le seuil du souterrain, la crainte de
+perdre, par d’imprudentes déclamations, le père de son Éthel, et
+peut-être son Éthel elle-même, avait remplacé tout autre sentiment en
+lui; et il était resté là, pâle et jetant un regard étonné sur le
+tableau singulier qui s’offrait à sa vue.</p>
+
+<p>C’était comme une immense place d’une ville souterraine, dont les
+limites se perdaient derrière une foule de piliers qui soutenaient les
+voûtes. Ces piliers brillaient comme des pilastres de cristal aux
+rayons d’un millier de torches que portait une multitude d’hommes
+bizarrement armés et répandus confusément dans les profondeurs de la
+place. On eût dit, à voir tous ces points lumineux et toutes ces
+figures effrayantes errer dans les ténèbres, une de ces assemblées
+fabuleuses dont parlent les vieilles chroniques, de sorciers et de
+démons qui portaient des étoiles pour flambeaux, et illuminaient la
+nuit les vieux bois et les châteaux écroulés.</p>
+
+<p>Un long cri s’éleva.</p>
+
+<p>&mdash;Un étranger! Mort! mort!</p>
+
+<p>Cent bras étaient déjà levés sur Ordener. Il porta la main à son côté
+pour y chercher son sabre.&mdash;Noble jeune homme! dans son généreux élan
+il avait oublié qu’il était seul et désarmé.</p>
+
+<p>&mdash;Attendez, attendez! cria une voix, la voix de celui en qui Ordener
+voyait l’envoyé de Schumacker.</p>
+
+<p>C’était un petit homme gras, vêtu de noir, à l’œil gai et faux. Il
+s’avança vers Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Qui êtes-vous? lui dit-il.</p>
+
+<p>Ordener ne répondit pas; il était saisi de toutes parts, et il n’y
+avait pas une place sur sa poitrine où ne s’appuyât la pointe d’une
+épée ou le canon d’un pistolet.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu as peur? demanda le petit homme avec un sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Si ta main était sur mon cœur au lieu de ces épées, dit froidement
+le jeune homme, tu verrais qu’il ne bat pas plus vite que le tien, en
+supposant que tu aies un cœur.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! dit le petit homme, il fait le fier! eh bien! qu’il
+meure.&mdash;Et il tourna le dos.</p>
+
+<p>&mdash;Donne-moi la mort, répliqua Ordener; c’est tout ce que je veux te
+devoir.</p>
+
+<p>&mdash;Un instant, seigneur Hacket, dit un vieillard à barbe touffue, qui
+se tenait appuyé sur un long mousquet. Vous êtes ici chez moi, et j’ai
+seul le droit d’envoyer ce chrétien raconter aux morts ce qu’il a vu
+ici.</p>
+
+<p>Le seigneur Hacket se mit à rire.&mdash;Ma foi, mon cher Jonas, comme il
+vous plaira! Peu m’importe que cet espion soit jugé par vous, pourvu
+qu’il soit condamné.</p>
+
+<p>Le vieillard se tourna vers Ordener:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dis-nous qui tu es, toi qui souhaitais si audacieusement de
+savoir qui nous sommes.</p>
+
+<p>Ordener garda le silence. Entouré des étranges partisans de ce
+Schumacker, pour lequel il aurait si volontiers donné son sang, il
+n’éprouvait en ce moment qu’un désir infini de la mort.</p>
+
+<p>&mdash;Sa courtoisie ne veut pas répondre, dit le vieillard. Quand le
+renard est pris, il ne crie plus. Tuez-le.</p>
+
+<p>&mdash;Mon brave Jonas, reprit Hacket, que la mort de cet homme soit le
+premier exploit de Han d’Islande parmi vous.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui! crièrent une foule de voix.</p>
+
+<p>Ordener étonné, mais toujours intrépide, chercha des yeux ce Han
+d’Islande, auquel il avait si vaillamment disputé sa vie le matin
+même, et vit, avec un redoublement de surprise, s’avancer vers lui un
+homme d’une stature colossale, vêtu du costume des montagnards. Ce
+géant fixa sur Ordener un regard atrocement stupide, et demanda une
+hache.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n’es pas Han d’Islande, dit Ordener avec force.</p>
+
+<p>&mdash;Qu’il meure! qu’il meure! cria Hacket d’une voix furieuse.</p>
+
+<p>Ordener vit qu’il fallait mourir. Il mit la main dans sa poitrine,
+afin d’en tirer les cheveux de son Éthel et de leur donner un dernier
+baiser. Ce mouvement fit tomber un papier de sa ceinture.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est ce papier? dit Hacket; Norbith, prenez ce papier.</p>
+
+<p>Ce Norbith était un jeune homme dont les traits noirs et durs avaient
+une expression de noblesse. Il ramassa le papier et le déploya.</p>
+
+<p>&mdash;Grand Dieu! s’écria-t-il, c’est la passe de mon pauvre ami
+Christophorus Nedlam, de ce malheureux camarade qu’ils ont exécuté, il
+n’y a pas huit jours, sur la place publique de Skongen, pour fausse
+monnaie.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit Hacket avec l’accent d’une attente trompée, gardez ce
+chiffon de papier. Je le croyais plus important. Vous, mon cher Han
+d’Islande, expédiez votre homme.</p>
+
+<p>Le jeune Norbith se plaça devant Ordener, et s’écria:</p>
+
+<p>&mdash;Cet homme est sous ma protection. Ma tête tombera avant qu’il tombe
+un cheveu de la sienne. Je ne souffrirai pas que le sauf-conduit de
+mon ami Christophorus Nedlam soit violé.</p>
+
+<p>Ordener, si miraculeusement protégé, baissa la tête et s’humilia; car
+il se rappelait combien il avait dédaigneusement accueilli en lui-même
+le vœu touchant de l’aumônier Athanase Munder:&mdash;Puisse le don du
+mourant être un bienfait pour le voyageur!</p>
+
+<p>&mdash;Bah! bah! dit Hacket, vous dites là des folies, mon brave Norbith.
+Cet homme est un espion; il faut qu’il meure.</p>
+
+<p>&mdash;Donnez-moi ma hache, répéta le géant.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne mourra pas! cria Norbith. Que dirait l’esprit de mon pauvre
+Nedlam, qu’ils ont indignement pendu? Je vous assure qu’il ne mourra
+pas; car Nedlam ne veut pas qu’il meure.</p>
+
+<p>&mdash;En effet, dit le vieux Jonas, Norbith a raison. Comment voulez-vous
+qu’on tue cet étranger, seigneur Hacket? il a la passe de
+Christophorus Nedlam.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c’est un espion, c’est un espion, reprit Hacket.</p>
+
+<p>Le vieillard se plaça près du jeune homme, devant Ordener, et tous
+deux dirent gravement:</p>
+
+<p>&mdash;Il a la passe de Christophorus Nedlam, qui a été pendu à Skongen.</p>
+
+<p>Hacket vit qu’il fallait céder; car tous les autres commençaient à
+murmurer, en disant que cet étranger ne pouvait mourir, puisqu’il
+portait le sauf-conduit de Nedlam le faux-monnayeur.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit-il entre ses dents avec une rage concentrée, qu’il vive
+donc. Au reste, c’est votre affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Ce serait le diable que je ne le tuerais point, dit Norbith
+triomphant.</p>
+
+<p>En parlant ainsi, il se tourna vers Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute, poursuivit-il, tu dois être un bon frère, puisque tu as la
+passe de Nedlam, mon pauvre ami. Nous sommes les mineurs royaux. Nous
+nous révoltons pour qu’on nous délivre de la tutelle. Le seigneur
+Hacket, que tu vois, dit que nous prenons les armes pouf un certain
+comte Schumacker; mais moi je ne le connais pas. Étranger, notre cause
+est juste. Écoute, et réponds-moi comme si tu répondais à ton saint
+patron. Veux-tu être des nôtres?</p>
+
+<p>Une idée passa dans l’esprit d’Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit-il.</p>
+
+<p>Norbith lui présenta un sabre, qu’il reçut en silence.</p>
+
+<p>&mdash;Frère, dit le jeune chef, si tu veux nous trahir, tu commenceras par
+me tuer.</p>
+
+<p>En ce moment le son de la trompe retentit sous les arceaux de la mine,
+et l’on entendit des voix éloignées qui disaient: Voilà Kennybol.</p>
+
+<h2><a name="XXXII" id="XXXII"></a>XXXII</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Il a des pensées dans la tête qui vont jusqu’aux<br /></span>
+<span class="i0">cieux.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Romances espagnoles.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>L'âme a quelquefois des inspirations subites, des illuminations
+soudaines, dont un volume entier de pensées et de réflexions
+n’exprimerait pas mieux l’étendue, ne sonderait pas plus la
+profondeur, que la clarté de mille flambeaux ne rendrait la lueur
+immense et rapide de l’éclair.</p>
+
+<p>On n’essaiera donc pas d’analyser ici l’impulsion impérieuse et
+secrète qui, à la proposition du jeune Norbith, jeta le noble fils du
+vice-roi de Norvège parmi les bandits qui se révoltaient pour un
+proscrit. Ce fut tout à la fois, sans doute, un généreux désir
+d’approfondir, à tout prix, cette ténébreuse aventure, mêlé à un
+dégoût amer de la vie, à un insouciant désespoir de l’avenir;
+peut-être je ne sais quel doute de la culpabilité de Schumacker,
+inspiré par tout ce qu’offraient de louche et de faux les apparences
+diverses qui avaient frappé le jeune homme, par un instinct inconnu de
+la vérité, et surtout par son amour pour Éthel. Enfin, ce fut
+certainement une révélation intime du bien qu’un ami clairvoyant de
+Schumacker pourrait lui faire, au milieu de ses aveugles partisans.</p>
+
+<h2><a name="XXXIII" id="XXXIII"></a>XXXIII</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Est-ce là le chef? ses regards m’effraient, je<br /></span>
+<span class="i0">n’oserais lui parler.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">MATURIN, <i>Bertram</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Aux cris qui annonçaient le fameux chasseur Kennybol, Hacket s’élança
+précipitamment au-devant de lui, en laissant Ordener avec les deux
+autres chefs.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voilà enfin, mon cher Kennybol! Venez que je vous présente à
+votre formidable chef, Han d’Islande.</p>
+
+<p>À ce nom, Kennybol, qui arrivait pâle, haletant, les cheveux hérissés,
+le visage inondé de sueur et les mains teintes de sang, recula de
+trois pas.</p>
+
+<p>&mdash;Han d’Islande!</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit Hacket, rassurez-vous! il vient pour vous seconder. Ne
+voyez en lui qu’un ami, qu’un compagnon.</p>
+
+<p>Kennybol ne l’entendait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Han d’Islande ici! répéta-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Eh oui, dit Hacket, en réprimant un rire équivoque; allez-vous en
+avoir peur?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! interrompit pour la troisième fois le chasseur, vous
+m’affirmez... Han d’Islande dans&mdash;cette mine!...</p>
+
+<p>Hacket se tourna vers ceux qui l’entouraient:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que notre brave Kennybol est fou? Puis, s’adressant à
+Kennybol:</p>
+
+<p>&mdash;Je vois que c’est la crainte de Han d’Islande qui vous a retardé.</p>
+
+<p>Kennybol leva la main au ciel:</p>
+
+<p>&mdash;Par Etheldera, la sainte martyre norvégienne, ce n’est pas la
+crainte de Han d’Islande, seigneur Hacket, mais bien Han d’Islande
+lui-même, je vous jure, qui m’a empêché d'être ici plus tôt.</p>
+
+<p>Ces paroles firent éclater un murmure d’étonnement parmi la foule de
+montagnards et de mineurs qui entouraient les deux interlocuteurs, et
+jetèrent sur le front de Hacket le même nuage que l’aspect et le salut
+d’Ordener y avaient déjà fait naître un moment auparavant.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! que dites-vous? demanda-t-il en baissant la voix.</p>
+
+<p>&mdash;Je dis, seigneur Hacket, que sans votre maudit Han l’Islandais
+j’aurais été ici avant le premier cri de la chouette.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité! Que vous a-t-il donc fait?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ne me le demandez pas; je veux seulement que ma barbe blanchisse
+en un jour, comme le poil d’une hermine, si l’on me surprend de ma
+vie, puisqu’il est vrai que je vis encore, à la chasse d’un ours
+blanc.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous avez failli être dévoré par un ours? Kennybol haussa
+les épaules en signe de mépris:</p>
+
+<p>&mdash;Un ours! voilà un redoutable ennemi! Kennybol dévoré par un ours!
+Pour qui me prenez-vous, seigneur Hacket?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pardon, dit Hacket en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous saviez ce qui m’est arrivé, mon brave seigneur, interrompit
+le vieux chasseur en baissant la voix, vous ne me répéteriez point que
+Han d’Islande est ici.</p>
+
+<p>Hacket parut de nouveau un moment déconcerté. Il arrêta brusquement
+Kennybol par le bras, comme s’il craignait qu’il n’approchât davantage
+du point de la place souterraine où l’on apercevait, au-dessus des
+têtes des mineurs, la tête énorme du géant.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher Kennybol, dit-il d’une voix presque solennelle, contez-moi,
+je vous prie, ce qui a causé votre retard. Vous sentez qu’au moment où
+nous sommes, tout peut être d’une haute importance.</p>
+
+<p>&mdash;Cela est vrai, dit Kennybol après un moment de réflexion.</p>
+
+<p>Alors, cédant aux instances réitérées de Hacket, il lui raconta
+comment il avait, le matin même, aidé de six compagnons, poussé un
+ours blanc jusqu’aux environs de la grotte de Walderhog, sans
+s’apercevoir, dans l’ardeur de la chasse, qu’il était si près de ce
+lieu redoutable; comment les plaintes de l’ours aux abois avaient
+attiré un petit homme, un monstre, un démon, qui, armé d’une hache de
+pierre, s’était jeté sur eux à la défense de l’ours. L’apparition de
+cette espèce de diable, qui ne pouvait être autre que Han, le démon
+islandais, les avait glacés tous sept de terreur; enfin, ses six
+malheureux camarades avaient été victimes des deux monstres, et lui,
+Kennybol, n’avait dû son salut qu’à une prompte fuite, qui n’avait pas
+été entravée, grâce à son agilité, à la fatigue de Han d’Islande, et,
+avant tout, à la protection du bienheureux patron des chasseurs, saint
+Sylvestre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, seigneur Hacket, dit-il en terminant son récit encore
+plein de son épouvante, et orné de toutes les fleurs de la rhétorique
+des montagnes, vous voyez que si je viens tard, ce n’est pas moi qu’il
+faut accuser, et qu’il est impossible que le démon d’Islande, que j’ai
+laissé ce matin avec son ours, s’acharnant sur les cadavres de mes six
+pauvres camarades dans la bruyère de Walderhog, soit maintenant, comme
+notre ami, dans cette mine d’Apsyl-Corh, à notre rendez-vous. Je vous
+proteste que cela ne se peut. Je le connais, à présent, ce démon
+incarné; je l’ai vu!</p>
+
+<p>Hacket, qui avait tout écouté attentivement, prit la parole et dit
+d’une voix grave:</p>
+
+<p>&mdash;Mon brave ami Kennybol, quand vous parlez de Han d’Islande ou de
+l’enfer, ne croyez rien impossible. Je savais tout ce que vous venez
+de me dire.</p>
+
+<p>L’expression de l’extrême étonnement et de la plus naïve crédulité se
+peignit sur les traits sauvages du vieux chasseur des monts de Kole.</p>
+
+<p>&mdash;Comment?</p>
+
+<p>&mdash;... Oui, poursuivit Hacket, sur le visage duquel un observateur plus
+adroit eût peut-être démêlé quelque chose de triomphant et de
+sardonique, je savais tout, excepté pourtant que vous fussiez le héros
+de cette triste aventure. Han d’Islande me l’avait contée en me
+suivant ici.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment! dit Kennybol; et son regard attaché sur Hacket venait de
+prendre un air de crainte et de respect.</p>
+
+<p>Hacket continua avec le même sang-froid:</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute; mais maintenant, soyez tranquille, je vais vous conduire
+à ce formidable Han d’Islande.</p>
+
+<p>Kennybol poussa un cri d’effroi.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez tranquille, vous dis-je, reprit Hacket. Voyez en lui votre
+chef et votre camarade; gardez-vous seulement de lui rappeler en rien
+ce qui s’est passé ce matin. Vous comprenez?</p>
+
+<p>Il fallut céder, mais ce ne fut pas sans une vive répugnance
+intérieure qu’il consentit à se laisser présenter au démon. Ils
+s’avancèrent vers le groupe où étaient Ordener, Jonas et Norbith.</p>
+
+<p>&mdash;Mon bon Jonas, mon cher Norbith, dit Kennybol, que Dieu vous
+assiste!</p>
+
+<p>&mdash;Nous en avons besoin, Kennybol, dit Jonas. En ce moment le regard
+de Kennybol s’arrêta sur celui d’Ordener, qui cherchait le sien.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous voilà, jeune homme, dit-il en s’approchant vivement de lui
+et lui tendant sa main ridée et rude, soyez le bienvenu. Il paraît que
+votre hardiesse a eu bon succès?</p>
+
+<p>Ordener, qui ne comprenait pas que ce montagnard parût le comprendre
+si bien, allait provoquer une explication, quand Norbith s’écria:</p>
+
+<p>&mdash;Vous connaissez donc cet étranger, Kennybol?</p>
+
+<p>&mdash;Par mon ange gardien, si je le connais! Je l’aime et je l’estime. Il
+est dévoué comme nous tous à la bonne cause que nous servons.</p>
+
+<p>Et il lança vers Ordener un second regard d’intelligence, auquel
+celui-ci se préparait à répondre, lorsque Hacket, qui était allé
+chercher son géant, que tous ces bandits semblaient fuir avec effroi,
+les aborda tous quatre en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Mon brave chasseur Kennybol, voici votre chef, le fameux Han de
+Klipstadur!</p>
+
+<p>Kennybol jeta sur le brigand gigantesque un coup d’œil où il y avait
+plus de surprise encore que de crainte, et se pencha vers l’oreille de
+Hacket:</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur Hacket, le Han d’Islande que j’ai laissé ce matin à
+Walderhog était un petit homme.</p>
+
+<p>Hacket lui répondit à voix basse:</p>
+
+<p>&mdash;Vous oubliez, Kennybol! un démon!</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai, dit le crédule chasseur, il aura changé de forme.</p>
+
+<p>Et il se détourna en tremblant pour faire furtivement un signe de
+croix.</p>
+
+<h2><a name="XXXIV" id="XXXIV"></a>XXXIV</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Le masque approche; c’est Angelo lui-même; le<br /></span>
+<span class="i0">drôle entend bien son métier; il faut qu’il soit<br /></span>
+<span class="i0">sûr de son fait.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">LESSING<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>C’est dans une sombre forêt de vieux chênes, où pénètre à peine le
+pâle crépuscule du matin, qu’un homme de petite taille en aborde un
+autre qui est seul, et qui paraît l’attendre. L’entretien suivant
+commence à voix basse:</p>
+
+<p>&mdash;Daigne votre grâce me pardonner si je l’ai fait attendre! Plusieurs
+incidents m’ont retardé.</p>
+
+<p>&mdash;Lesquels?</p>
+
+<p>&mdash;Le chef des montagnards, Kennybol, n’est arrivé au rendez-vous qu’à
+minuit; et nous avons en revanche été troublés par un témoin
+inattendu.</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc?</p>
+
+<p>&mdash;C’est un homme qui s’est jeté comme un fou dans la mine au milieu de
+notre sanhédrin. J’ai pensé d’abord que c’était un espion, et j’ai
+voulu le faire poignarder; mais il s’est trouvé porteur de la
+sauvegarde de je ne sais quel pendu fort respecté de nos mineurs, et
+ils l’ont pris sous leur protection. Je pense, en y réfléchissant, que
+ce n’est sans doute qu’un voyageur curieux ou un savant imbécile. En
+tout cas, j’ai disposé mes mesures à son égard.</p>
+
+<p>&mdash;Tout va-t-il bien du reste?</p>
+
+<p>&mdash;Fort bien. Les mineurs de Guldbranshal et de Fa-roër, commandés par
+le jeune Norbith et le vieux Jonas, les montagnards de Kole, conduits
+par Kennybol, doivent être en marche en ce moment. À quatre milles de
+l’Étoile-Bleue, leurs compagnons de Hubfallo et de Sund-Moër les
+joindront; ceux de Kongsberg et la troupe des forgerons du Smiasen,
+qui ont déjà forcé la garnison de Walhstrom de se retirer, comme le
+noble comte le sait, les attendent quelques milles plus loin.&mdash;Enfin,
+mon cher et honoré maître, toutes ces bandes réunies feront halte
+cette nuit à deux milles de Skongen, dans les gorges du Pilier-Noir.</p>
+
+<p>&mdash;Mais votre Han d’Islande, comment l’ont-ils reçu?</p>
+
+<p>&mdash;Avec une entière crédulité.</p>
+
+<p>&mdash;Que ne puis-je venger la mort de mon fils sur ce monstre! Quel
+malheur qu’il nous ait échappé!</p>
+
+<p>&mdash;Mon noble seigneur, usez d’abord du nom de Han d’Islande pour vous
+venger de Schumacker; vous aviserez ensuite au moyen de vous venger de
+Han lui-même. Les révoltés marcheront aujourd’hui tout le jour et
+feront halte ce soir, pour passer la nuit dans le défilé du
+Pilier-Noir, à deux milles de Skongen.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! vous laisseriez pénétrer si près de Skongen un
+rassemblement aussi considérable?&mdash;Musdœmon!...</p>
+
+<p>&mdash;Un soupçon, noble comte! Que votre grâce daigne envoyer, à l’instant
+même, un messager au colonel Voethaün, dont le régiment doit être en
+ce moment à Skongen; informez-le que toutes les forces des insurgés
+seront campées cette nuit sans défiance dans le défilé du Pilier-Noir,
+qui semble avoir été créé exprès pour les embuscades.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous comprends; mais pourquoi, mon cher, avoir tout disposé de
+façon que les rebelles soient si nombreux?</p>
+
+<p>&mdash;Plus l’insurrection sera formidable, seigneur, plus le crime de
+Schumacker et votre mérite seront grands. D’ailleurs il importe
+qu’elle soit entièrement éteinte d’un seul coup.</p>
+
+<p>&mdash;Bien! mais pourquoi le lieu de la halte est-il si voisin de Skongen?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, dans toutes les montagnes, c’est le seul où la défense
+soit impossible. Il ne sortira de là que ceux qui sont désignés pour
+figurer devant le tribunal.</p>
+
+<p>&mdash;À merveille!&mdash;Quelque chose, Musdœmon, me dit de terminer
+promptement cette affaire. Si tout est rassurant de ce côté, tout est
+inquiétant de l’autre. Vous savez que nous avons fait faire à
+Copenhague des recherches secrètes sur les papiers qui pouvaient être
+tombés au pouvoir de ce Dispolsen?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, seigneur?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, je viens d’apprendre à l’instant que cet intrigant avait eu
+des rapports mystérieux avec ce maudit astrologue Cumbysulsum.</p>
+
+<p>&mdash;Qui est mort dernièrement?</p>
+
+<p>&mdash;Oui; et que le vieux sorcier avait en mourant remis à l’agent de
+Schumacker des papiers.</p>
+
+<p>&mdash;Damnation! il avait des lettres de moi, un exposé de notre plan!</p>
+
+<p>&mdash;De votre plan, Musdœmon!</p>
+
+<p>&mdash;Mille pardons, noble comte! Mais aussi pourquoi votre grâce
+avait-elle été se livrer à ce charlatan de Cumbysulsum? le vieux
+traître!</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, Musdœmon, je ne suis pas comme vous un être sans croyance
+et sans foi.&mdash;Ce n’est pas sans de justes raisons, mon cher, que j’ai
+toujours eu confiance dans la science magique du vieux Cumbysulsum.</p>
+
+<p>&mdash;Que votre grâce n’a-t-elle eu autant de défiance de sa fidélité que
+de confiance en sa science? Au surplus, ne nous alarmons pas, mon
+noble maître, Dispolsen est mort, ses papiers sont perdus; dans
+quelques jours il ne sera plus question de ceux auxquels ils
+pourraient servir.</p>
+
+<p>&mdash;En tout cas quelle accusation pourrait monter jusqu’à moi?</p>
+
+<p>&mdash;Ou jusqu’à moi, protégé par votre grâce?</p>
+
+<p>&mdash;Oh oui, mon cher, vous pouvez, certes, compter sur moi; mais hâtons,
+je vous prie, le dénoûment de tout ceci; je vais envoyer le messager
+au colonel. Venez, mes gens m’attendent derrière ces halliers, et il
+faut reprendre le chemin de Drontheim, que le mecklembourgeois a
+quitté sans doute. Allons, continuez à me bien servir, et, malgré tous
+les Cumbysulsum et les Dispolsen de la terre, comptez sur moi à la vie
+et à la mort!</p>
+
+<p>&mdash;Je prie votre grâce de croire... Diable!</p>
+
+<p>Ici ils s’enfoncèrent tous deux dans le bois, dans les détours duquel
+leurs voix s’éteignirent peu à peu; et bientôt après on n’y entendit
+plus que le bruit des pas des deux chevaux qui s’éloignaient.</p>
+
+<h2><a name="XXXV" id="XXXV"></a>XXXV</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">.... Battez, tambours! ils viennent!<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">.... Ils ont fait serment tous, et tous le même<br /></span>
+<span class="i0">serment, de ne pas rentrer en Castille sans le<br /></span>
+<span class="i0">comte prisonnier, leur seigneur.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Ils ont sa statue de pierre dans un chariot, et<br /></span>
+<span class="i0">sont résolus à ne retourner en arrière qu’en<br /></span>
+<span class="i0">voyant la statue s’en retourner elle-même.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Et en signe que celui qui ferait un pas en arrière<br /></span>
+<span class="i0">serait regardé comme un traître, ils ont tous levé<br /></span>
+<span class="i0">la main et prêté leur serment.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">.............................................<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Et ils marchent vers Arlançon, aussi vite que<br /></span>
+<span class="i0">peuvent aller les bœufs qui traînent le chariot;<br /></span>
+<span class="i0">ils ne s’arrêtent pas plus que le soleil.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Burgos reste désert; seulement les femmes et les<br /></span>
+<span class="i0">enfants y sont demeurés; il en est ainsi dans les<br /></span>
+<span class="i0">environs.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Ils vont causant ensemble du cheval et du faucon,<br /></span>
+<span class="i0">et se demandant s’il faut affranchir la Castille<br /></span>
+<span class="i0">du tribut qu’elle paie à Léon.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Et avant d’entrer dans la Navarre, ils rencontrent<br /></span>
+<span class="i0">sur la frontière...&mdash;<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Romances espagnoles.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Pendant que la conversation qu’on vient de lire avait lieu dans une
+des forêts qui avoisinent le Smiasen, les révoltés, divisés en trois
+colonnes, sortirent de la mine de plomb d’Apsyl-Corh, par l’entrée
+principale, qui s’ouvre de plain-pied sur un ravin profond. Ordener,
+qui, malgré son désir de se rapprocher de Kennybol, avait été rangé
+dans la bande de Norbith, ne vit d’abord qu’une longue procession de
+torches, dont les feux, luttant avec les premières lueurs du jour, se
+réfléchissaient sur des haches, des fourches, des pioches, des massues
+armées de pointes de fer, d’énormes marteaux, des pics, des leviers et
+toutes les armes grossières que la révolte peut emprunter au travail,
+mêlées à d’autres armes régulières, qui annonçaient que cette révolte
+était une conspiration, des mousquets, des piques, des sabres, des
+carabines et des arquebuses. Quand le soleil eut paru, et que la
+lumière des torches ne fut plus que de la fumée, il put mieux observer
+l’aspect de cette singulière armée, qui s’avançait en désordre, avec
+des chants rauques et des cris sauvages, pareille à un troupeau de
+loups affamés qui vont à la conquête d’un cadavre. Elle était partagée
+en trois divisions, ou plutôt en trois foules. D’abord marchaient les
+montagnards de Kole, commandés par Kennybol, auquel ils ressemblaient
+tous par leur costume de peaux de bêtes, et presque par leur mine
+farouche et hardie. Puis venaient les jeunes mineurs de Norbith et les
+vieux de Jonas, avec leurs grands feutres, leurs larges pantalons,
+leurs bras entièrement nus et leurs visages noirs, qui tournaient vers
+le soleil des yeux stupides. Au-dessus de ces bandes tumultueuses
+flottaient pêle-mêle des bannières couleur de feu, sur lesquelles on
+lisait différentes devises, telles que: Vive Schumacker!&mdash;Délivrons
+notre libérateur!&mdash;Liberté aux mineurs! Liberté au comte de
+Griffenfeld!&mdash;Mort à Guldenlew!&mdash;Mort aux oppresseurs! Mort à
+d’Ahlefeld!&mdash;Les rebelles paraissaient plutôt considérer ces enseignes
+comme des fardeaux que comme des ornements, et elles passaient de main
+en main quand les porte-étendards étaient fatigués ou voulaient mêler
+le son discordant de leur trompe aux psalmodies et aux vociférations
+de leurs camarades.</p>
+
+<p>L’arrière-garde de cette étrange armée se composait de dix chariots
+traînés par des rennes et de grands ânes, destinés sans doute à porter
+les munitions; et l’avant-garde, du géant amené par Hacket, qui
+marchait seul, armé d’une massue et d’une hache, et bien loin duquel
+venaient, avec une sorte de terreur, les premiers rangs commandés par
+Kennybol, qui ne le quittait pas des yeux, comme pour pouvoir suivre
+son chef diabolique dans les diverses transfigurations qu’il lui
+plairait de subir.</p>
+
+<p>Ce torrent de rebelles descendait ainsi avec une rumeur confuse et en
+remplissant les bois de pins du bruit de la trompe des montagnes du
+Drontheimhus septentrional. Il fut bientôt grossi par les diverses
+bandes de Sund-Moër, de Hubfallo, de Kongsberg, et la troupe des
+forgerons du Smiasen, qui présentait un contraste bizarre avec le
+reste des révoltés. C’étaient des hommes grands et forts, armés de
+pinces et de marteaux, ayant pour cuirasses de larges tabliers de
+cuir, ne portant pour enseigne qu’une haute croix de bois, qui
+marchaient gravement et en cadence, avec une régularité plus
+réligieuse encore que militaire sans autre chant de guerre que les
+psaumes et les cantiques de la bible. Ils n’avaient de chef que leur
+porte-croix, qui s’avançait sans armes à leur tête.</p>
+
+<p>Tout ce ramas d’insurgés ne rencontrait pas un être humain sur son
+passage. À leur approche, le chevrier poussait son troupeau dans une
+caverne, et le paysan désertait son village; car l’habitant des
+plaines et des vallées est partout le même, il craint la trompe des
+bandits de même que le cor des archers.</p>
+
+<p>Ils traversèrent ainsi des collines et des forêts semées de rares
+bourgades, suivirent des routes sinueuses où l’on voyait plus de
+traces de bêtes fauves que de pas d’hommes, côtoyèrent des lagunes,
+franchirent des torrents, des ravins, des marais. Ordener ne
+connaissait aucun de ces lieux. Une fois seulement, son regard, se
+levant, rencontra a l’horizon l’apparence lointaine et bleuâtre d’une
+grande roche courbée. Il se pencha vers un de ses grossiers compagnons
+de voyage:</p>
+
+<p>&mdash;Ami, quel est ce rocher là-bas, au sud, à droite?</p>
+
+<p>&mdash;C’est le Cou-de-Vautour, le rocher d’Oëlmoe, répondit l’autre.</p>
+
+<p>Ordener soupira profondément.</p>
+
+<h2><a name="XXXVI" id="XXXVI"></a>XXXVI</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Ma fille, Dieu vous garde et vous veuille bénir!<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">RÉGNIER<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Guenon, perroquets, peignes et rubans, tout était prêt chez la
+comtesse d’Ahlefeld pour recevoir le lieutenant Frédéric. Elle avait
+fait venir à grands frais le dernier roman de la fameuse Scudéry. On
+l’avait, par son ordre, revêtu d’une riche reliure à fermoirs de
+vermeil ciselé, et placé entre les flacons d’essence et les boîtes de
+mouches, sur l’élégante toilette à pieds dorés, ornée de mosaïque de
+bois, dont elle avait meublé le boudoir futur de son cher enfant
+Frédéric. Quand elle eut ainsi parcouru le cercle minutieux de ces
+petits soins maternels, qui l’avaient un moment distraite de la haine,
+elle songea qu’elle n’avait plus autre chose à faire que de nuire à
+Schumacker et à Éthel. Le départ du général Levin les lui livrait sans
+défense.</p>
+
+<p>Il s’était passé depuis peu dans le donjon de Munckholm une foule de
+choses sur lesquelles elle n’avait pu obtenir que des données très
+vagues.&mdash;Quel était le serf, vassal ou paysan, qui, à en croire les
+paroles très ambiguës et très embarrassées de Frédéric, s’était fait
+aimer de la fille de l’ex-chancelier?&mdash;Quels étaient les rapports du
+baron Ordener avec les prisonniers de Munckholm?&mdash;Quels étaient les
+motifs incompréhensibles de l’absence si singulière d’Ordener, dans un
+moment où les deux royaumes n’étaient occupés que de son prochain mariage
+avec cette Ulrique d’Ahlefeld qu’il paraissait dédaigner?&mdash;Enfin, que
+s’était-il passé entre Levin de Knud et Schumacker?&mdash;L’esprit de la
+comtesse se perdait en conjectures. Elle résolut enfin, pour éclaircir
+tous ces mystères, de hasarder une descente à Munckholm, conseil que lui
+donnaient à la fois sa curiosité de femme et ses intérêts d’ennemie.</p>
+
+<p>Un soir qu’Éthel, seule dans le jardin du donjon, venait de graver,
+pour la sixième fois, avec le diamant d’une bague, je ne sais quel
+chiffre mystérieux sur le pilier noir de la poterne qui avait vu
+disparaître son Ordener, cette porte s’ouvrit. La jeune fille
+tressaillit. C’était la première fois que cette poterne s’ouvrait,
+depuis qu’elle s’était refermée sur lui.</p>
+
+<p>Une grande femme pâle, vêtue de blanc, était devant elle. Elle
+présentait à Éthel un sourire doux comme du miel empoisonné, et il y
+avait, derrière son regard paisible et bienveillant, comme une
+expression de haine, de dépit et d’admiration involontaire.</p>
+
+<p>Éthel la considéra avec étonnement, presque avec crainte. Depuis sa
+vieille nourrice, qui était morte entre ses bras, c’était la première
+femme qu’elle voyait dans la sombre enceinte de Munckholm.</p>
+
+<p>&mdash;Mon enfant, dit doucement l’étrangère, vous êtes la fille du
+prisonnier de Munckholm?</p>
+
+<p>Éthel ne put s’empêcher de détourner la tête; quelque chose en elle ne
+sympathisait pas avec l’étrangère, et il lui semblait qu’il y avait du
+venin dans le souffle qui accompagnait cette douce voix.&mdash;Elle
+répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Je m’appelle Éthel Schumacker. Mon père dit qu’on me nommait, dans
+mon berceau, comtesse de Tongsberg et princesse de Wollin.</p>
+
+<p>&mdash;Votre père vous dit cela! s’écria la grande femme avec un accent
+qu’elle réprima aussitôt. Puis elle ajouta:&mdash;Vous avez éprouvé bien
+des malheurs!</p>
+
+<p>&mdash;Le malheur m’a reçue à ma naissance dans ses bras de fer, répondit
+la jeune prisonnière; mon noble père dit qu’il ne me quittera qu’à ma
+mort.</p>
+
+<p>Un sourire passa sur les lèvres de l’étrangère, qui reprit du ton de
+la pitié:</p>
+
+<p>&mdash;Et vous ne murmurez pas contre ceux qui ont jeté votre vie dans ce
+cachot? vous ne maudissez pas les auteurs de votre infortune?</p>
+
+<p>&mdash;Non, de peur que notre malédiction n’attire sur eux des maux pareils
+à ceux qu’ils nous font souffrir.</p>
+
+<p>&mdash;Et, continua la femme blanche avec un front impassible,
+connaissez-vous les auteurs de ces maux dont vous vous plaignez?</p>
+
+<p>Éthel réfléchit un moment et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Tout s’est fait par la volonté du ciel.</p>
+
+<p>&mdash;Votre père ne vous parle jamais du roi?</p>
+
+<p>&mdash;Le roi? c’est celui pour lequel je prie matin et soir sans le
+connaître.</p>
+
+<p>Éthel ne comprit pas pourquoi l’étrangère se mordit les lèvres à cette
+réponse.</p>
+
+<p>&mdash;Votre malheureux père ne vous nomme jamais, dans sa colère, ses
+implacables ennemis, le général Arensdorf, l’évêque Spollyson, le
+chancelier d’Ahlefeld?</p>
+
+<p>&mdash;J’ignore de qui vous me parlez.</p>
+
+<p>&mdash;Et connaissez-vous le nom de Levin de Knud?</p>
+
+<p>Le souvenir de la scène qui s’était passée la surveille entre le
+gouverneur de Drontheim et Schumacker était trop récent dans l’esprit
+d’Éthel, pour que le nom de Levin de Knud ne la frappât point.</p>
+
+<p>&mdash;Levin de Knud? dit-elle; il me semble que c’est cet homme pour
+lequel mon père a tant d’estime et presque tant d’affection.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! s’écria la grande femme.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, reprit la jeune fille, c’est ce Levin de Knud que mon seigneur
+et père défendait si vivement avant-hier contre le gouverneur de
+Drontheim.</p>
+
+<p>Ces paroles redoublèrent la surprise de l’autre:</p>
+
+<p>&mdash;Contre le gouverneur de Drontheim! Ne vous jouez pas de moi, ma
+fille. Ce sont vos intérêts qui m’amènent. Votre père prenait contre
+le gouverneur de Drontheim le parti du général Levin de Knud!</p>
+
+<p>&mdash;Du général! il me semble que c’était du capitaine... Mais non; vous
+avez raison.&mdash;Mon père, poursuivit Éthel, paraissait conserver autant
+d’attachement à ce général Levin de Knud qu’il témoignait de haine au
+gouverneur du Drontheimhus.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà encore un étrange mystère! dit en elle-même la grande femme
+pâle, dont la curiosité s’allumait de plus en plus.&mdash;Ma chère enfant,
+que s’est-il donc passé entre votre père et le gouverneur de
+Drontheim?</p>
+
+<p>L’interrogatoire fatiguait la pauvre Éthel, qui regarda fixement la
+grande femme.</p>
+
+<p>&mdash;Suis-je donc une criminelle pour que vous m’interrogiez ainsi?</p>
+
+<p>À ce mot si simple, l’inconnue parut interdite, comme si elle sentait
+le fruit de son adresse lui échapper. Elle reprit néanmoins, d’une
+voix légèrement émue:</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne me parleriez pas ainsi si vous saviez pourquoi et pour qui
+je viens.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! dit Éthel, viendriez-vous de sa part? m’apporteriez-vous un
+message de lui?</p>
+
+<p>Et tout son sang rougissait son beau visage; et tout son cœur s’était
+soulevé dans son sein, gonflé d’impatience et d’inquiétude.</p>
+
+<p>&mdash;... De qui? demanda l’autre.</p>
+
+<p>La jeune fille s’arrêta au moment de prononcer le nom adoré. Elle
+avait vu luire dans l’œil de l’étrangère un éclair de sombre joie qui
+semblait un rayon de l’enfer. Elle dit tristement:</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne savez pas de qui je veux parler. L’expression de l’attente
+trompée se peignit pour la seconde fois sur le visage bienveillant de
+l’autre.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre jeune fille! s’écria-t-elle, que pourrais-je faire pour vous?</p>
+
+<p>Éthel n’entendait pas. Sa pensée était derrière les montagnes du
+septentrion, à la suite de l’aventureux voyageur. Sa tête s’était
+baissée sur son sein, et ses mains s’étaient jointes comme
+d’elles-mêmes.</p>
+
+<p>&mdash;Votre père espère-t-il sortir de cette prison? Cette question, que
+l’inconnue répéta deux fois, ramena Éthel à elle-même.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit-elle.</p>
+
+<p>Et une larme roula dans ses yeux.</p>
+
+<p>Ceux de l’étrangère s’étaient animés à cette réponse.</p>
+
+<p>&mdash;Il l’espère, dites-moi! et comment? par quel moyen? quand?</p>
+
+<p>&mdash;Il espère sortir de cette prison, parce qu’il espère sortir de la
+vie.</p>
+
+<p>Il y a quelquefois dans la simplicité d’une âme douce et jeune une
+puissance qui se joue des ruses d’un cœur vieilli dans la méchanceté.
+Cette pensée parut agiter l’esprit de la grande femme, car
+l’expression de son visage changea tout à coup; et, posant sa main
+froide sur le bras d’Éthel:</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez-moi, dit-elle d’un ton qui était presque de la franchise;
+avez-vous entendu dire que les jours de votre père sont de nouveau
+menacés d’une enquête juridique? qu’il est soupçonné d’avoir fomenté
+une révolte parmi les mineurs du Nord?</p>
+
+<p>Ces mots de révolte et d’enquête n’offraient pas d’idée claire à
+Éthel; elle leva son grand œil noir sur l’inconnue:</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire?</p>
+
+<p>&mdash;Que votre père conspire contre l’état; que son crime est presque
+découvert; que ce crime entraîne la peine de mort.</p>
+
+<p>&mdash;Mort! crime!... s’écria la pauvre enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Crime et mort, dit gravement la femme étrangère.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père! mon noble père! poursuivit Éthel.</p>
+
+<p>Hélas! lui qui passe ses jours à m’entendre lire l’Edda et l’Évangile!
+lui, conspirer! Que vous a-t-il donc fait?</p>
+
+<p>&mdash;Ne me regardez pas ainsi; je vous le répète, je suis loin d'être
+votre ennemie. Votre père est soupçonné d’un grand crime, je vous en
+avertis. Peut-être, au lieu de ces témoignages de haine, aurais-je
+droit à quelque reconnaissance.</p>
+
+<p>Ce reproche toucha Éthel.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pardon, noble dame! pardon! Jusqu’ici quel être humain
+avons-nous vu qui ne fût de nos ennemis? J’ai été défiante envers
+vous; vous me le pardonnez, n’est-ce pas?</p>
+
+<p>L’étrangère sourit.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! ma fille! est-ce que jusqu’à ce jour vous n’avez pas encore
+rencontré un ami?</p>
+
+<p>Une vive rougeur enflamma les joues d’Éthel. Elle hésita un moment.</p>
+
+<p>&mdash;Oui.&mdash;Dieu connaît la vérité. Nous avons trouvé un ami, noble dame.
+Un seul!</p>
+
+<p>&mdash;Un seul! dit précipitamment la grande femme. Nommez-le-moi, de
+grâce; vous ne savez pas combien il est important. C’est pour le salut
+de votre père. Quel est cet ami?</p>
+
+<p>&mdash;Je l’ignore, dit Éthel. L’inconnue pâlit.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce parce que je veux vous servir que vous vous jouez de moi?
+Songez qu’il s’agit des jours de votre père. Quel est, dites, quel est
+l’ami dont vous me parliez?</p>
+
+<p>&mdash;Le ciel sait, noble dame, que je ne connais de lui que son nom, qui
+est Ordener.</p>
+
+<p>Éthel dit ces mots avec cette peine que l’on éprouve à prononcer
+devant un indifférent le nom sacré qui réveille en nous tout ce qui
+aime.</p>
+
+<p>&mdash;Ordener! Ordener! répéta l’inconnue avec une émotion étrange, tandis
+que ses mains froissaient vivement la blanche broderie de son
+voile.&mdash;Et quel est le nom de son père? demanda-t-elle d’une voix
+troublée.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais, répondit la jeune fille. Qu’importent sa famille et son
+père! Cet Ordener, noble dame, est le plus généreux des hommes.</p>
+
+<p>Hélas! l’accent qui accompagnait cette parole avait livré tout le
+secret du cœur d’Éthel à la pénétration de l’étrangère.</p>
+
+<p>L’étrangère prit un air calme et composé, et fit cette demande sans
+quitter la jeune fille du regard:</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous entendu parler du prochain mariage du fils du vice-roi
+avec la fille du grand-chancelier actuel, d’Ahlefeld?</p>
+
+<p>Il fallut recommencer cette question, pour ramener l’esprit d’Éthel à
+des idées qui ne semblaient point l’intéresser.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que oui, fut toute sa réponse.</p>
+
+<p>Sa tranquillité, son air indifférent parurent surprendre l’inconnue.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! que pensez-vous de ce mariage?</p>
+
+<p>Il lui fut impossible d’apercevoir la moindre altération dans les
+grands yeux d’Éthel tandis qu’elle répondait:</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, rien. Puisse leur union être heureuse!</p>
+
+<p>&mdash;Les comtes Guldenlew et d’Ahlefeld, pères des deux fiancés, sont
+deux grands ennemis de votre père.</p>
+
+<p>&mdash;Puisse, répéta doucement Éthel, l’union de leurs enfants être
+heureuse!</p>
+
+<p>&mdash;Il me vient une idée, poursuivit l’astucieuse inconnue. Si les jours
+de votre père sont menacés, vous pourriez, à l’occasion de ce grand
+mariage, faire obtenir sa grâce par le fils du comte vice-roi.</p>
+
+<p>&mdash;Les saints vous récompenseront de tous vos bons soins pour nous,
+noble dame; mais comment faire parvenir ma prière jusqu’au fils du
+vice-roi?</p>
+
+<p>Ces paroles étaient prononcées avec tant de bonne foi qu’elles
+arrachèrent à l’étrangère un geste d’étonnement.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! est-ce que vous ne le connaissez pas?</p>
+
+<p>&mdash;Ce puissant seigneur! s’écria Éthel; vous oubliez qu’aucun de mes
+regards n’a encore franchi l’enceinte de cette forteresse.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vraiment, murmura entre ses dents la grande femme, que me
+disait donc ce vieux fou de Levin? Elle ne le connaît pas.&mdash;Impossible
+cependant! dit-elle en élevant la voix; vous devez avoir vu le fils du
+vice-roi, il est venu ici.</p>
+
+<p>&mdash;Cela se peut, noble dame; de tous les hommes qui sont venus ici je
+n’ai jamais vu que lui, mon Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Votre Ordener! interrompit l’inconnue.&mdash;Elle continua, sans paraître
+s’apercevoir de la rougeur d’Éthel:&mdash;Connaissez-vous un jeune homme au
+visage noble, à la taille élégante, à la démarche grave et assurée?
+son œil est doux et austère, son teint frais comme celui d’une jeune
+fille, ses cheveux châtains.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! s’écria la pauvre Éthel, c’est lui, c’est mon fiancé, mon adoré
+Ordener! Dites-moi, noble et chère dame, m’apportez-vous de ses
+nouvelles? Où l’avez-vous rencontré? Il vous a dit qu’il daignait
+m’aimer, n’est-il pas vrai? Il vous a dit qu’il avait tout mon amour.
+Hélas! une malheureuse prisonnière n’a que son amour au monde. Ce
+noble ami! Il n’y a pas huit jours, je le voyais encore à cette même
+place, avec son manteau vert, sous lequel bat un si généreux cœur, et
+cette plume noire qui se balançait avec tant de grâce sur son beau
+front.</p>
+
+<p>Elle n’acheva pas. Elle vit la grande femme inconnue trembler, pâlir
+et rougir, et crier d’une voix foudroyante à ses oreilles:</p>
+
+<p>&mdash;Malheureuse! tu aimes Ordener Guldenlew, le fiancé d’Ulrique
+d’Ahlefeld, le fils du mortel ennemi de ton père, du vice-roi de
+Norvège!</p>
+
+<p>Éthel tomba évanouie.</p>
+
+<h2><a name="XXXVII" id="XXXVII"></a>XXXVII</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">CAUPOLICAN.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Marchez avec tant de précaution que la terre<br /></span>
+<span class="i0">elle-même n’entende pas le bruit de vos pas...<br /></span>
+<span class="i0">Redoublez de soins, mes amis... Si nous arrivons<br /></span>
+<span class="i0">sans être entendus, je vous réponds de la<br /></span>
+<span class="i0">victoire.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">TUCAPEL.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">La nuit a tout couvert de ses voiles; une<br /></span>
+<span class="i0">obscurité effrayante enveloppe la terre. Nous<br /></span>
+<span class="i0">n’entendons aucune sentinelle, nous n’avons point<br /></span>
+<span class="i0">aperçu d’espions.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">RINGO.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Avançons!<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">. . . . . . . . . .<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">TUCAPEL.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Qu’entends-je? serions-nous découverts?<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">LOPE DE VEGA, <i>l’Arauque dompté</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>&mdash;Dis-moi, Guldon Stayper, mon vieux camarade, sais-tu que la bise du
+soir commence à me rabattre vigoureusement les poils de mon bonnet sur
+le visage?</p>
+
+<p>C’était Kennybol, qui, détachant un moment son regard du géant qui
+marchait en tête des révoltés, s’était tourné à demi vers l’un des
+montagnards que le hasard d’une course désordonnée avait placé près de
+lui.</p>
+
+<p>Celui-ci secoua la tête, et changea d’épaule la bannière qu’il
+portait, avec un grand soupir de lassitude.</p>
+
+<p>&mdash;Hum! je crois, notre capitaine, que dans ces maudites gorges du
+Pilier-Noir, où le vent se précipite comme un torrent, nous n’aurons
+pas tout à fait aussi chaud cette nuit qu’une flamme qui danse sur la
+braise.</p>
+
+<p>&mdash;Il faudra faire de tels feux que les vieilles chouettes en soient
+éveillées au haut des rochers, dans leurs palais de ruines. Je n’aime
+pas les chouettes; dans cette horrible nuit où j’ai vu la fée Ubfem,
+elle avait la forme d’une chouette.</p>
+
+<p>&mdash;Par saint Sylvestre! interrompit Guldon Stayper en détournant la
+tête, l’ange du vent nous donne de furieux coups d’ailes!&mdash;Si l’on
+m’en croit, capitaine Kennybol, on mettra le feu à tous les sapins
+d’une montagne. D’ailleurs ce sera une belle chose à voir qu’une armée
+se chauffant avec une forêt.</p>
+
+<p>&mdash;À Dieu ne plaise, mon cher Guldon! et les chevreuils! et les
+gerfauts! et les faisans! fais cuire le gibier, à merveille; mais ne
+le fais pas brûler.</p>
+
+<p>Le vieux Guldon se mit à rire:</p>
+
+<p>&mdash;Notre capitaine, tu es bien toujours le même démon Kennybol, le loup
+des chevreuils, l’ours des loups, et le buffle des ours!</p>
+
+<p>&mdash;Sommes-nous encore loin du Pilier-Noir? demanda une voix parmi les
+chasseurs.</p>
+
+<p>&mdash;Compagnon, répondit Kennybol, nous entrerons dans les gorges à la
+nuit tombante; nous voici dans un instant aux Quatre-Croix. Il se fit
+un moment de silence, pendant lequel on n’entendit que le bruit
+multiplié des pas, le gémissement de la bise, et le chant éloigné de
+la bande des forgerons du lac Smiasen.</p>
+
+<p>&mdash;Ami Guldon Stayper, reprit Kennybol après avoir sifflé l’air du
+chasseur Rollon, tu viens de passer quelques jours à Drontheim?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, notre capitaine; notre frère Georges Stayper le pêcheur était
+malade, et j’ai été le remplacer pendant quelque temps dans sa barque,
+afin que sa pauvre famille ne mourût pas de faim pendant qu’il serait
+mort de maladie.</p>
+
+<p>&mdash;Et puisque tu arrives de Drontheim, as-tu eu occasion de voir ce
+comte, le prisonnier... Schumacker... Gleffenhem... quel est son nom
+déjà? cet homme enfin au nom duquel nous nous révoltons contre la
+tutelle royale, et dont tu portes sans doute les armoiries brodées sur
+cette grande bannière couleur de feu?</p>
+
+<p>&mdash;Elle est bien lourde! dit Guldon.&mdash;Tu veux parler du prisonnier du
+château-fort de Munckholm, le comte?... enfin soit. Et comment
+veux-tu, notre brave capitaine, que je l’aie vu? il m’aurait fallu,
+ajouta-t-il en baissant la voix, les yeux de ce démon qui marche
+devant nous, sans pourtant laisser derrière lui l’odeur du soufre, de
+ce Han d’Islande qui voit à travers les murs, ou l’anneau de la fée
+Mab qui passe par le trou des serrures.&mdash;Il n’y a en ce moment parmi
+nous, j’en suis sûr, qu’un seul homme qui ait vu le comte... le
+prisonnier dont tu me parles.</p>
+
+<p>&mdash;Un seul? Ah! le seigneur Hacket? Mais ce Hacket n’est plus parmi
+nous. Il nous a quittés cette nuit pour retourner...</p>
+
+<p>&mdash;Ce n’est point le seigneur Hacket que je veux dire, notre capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui donc?</p>
+
+<p>&mdash;Ce jeune homme au manteau vert, à la plume noire, qui est tombé au
+milieu de nous cette nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit Guldon en se rapprochant de Kennybol, c’est celui-là
+qui connaît le comte... ce fameux comte, enfin, comme je te connais,
+notre capitaine Kennybol.</p>
+
+<p>Kennybol regarda Guldon, cligna de l’œil gauche en faisant claquer
+ses dents, et lui frappa sur l’épaule avec cette exclamation
+triomphale qui échappe à notre amour-propre, quand nous sommes
+contents de notre pénétration:&mdash;Je m’en doutais!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, notre capitaine, poursuivit Guldon Stayper en replaçant
+l’étendard couleur de feu sur l’épaule délassée, je te proteste que le
+jeune homme vert a vu le comte...&mdash;je ne sais comment tu l’appelles,
+celui donc pour qui nous allons nous battre.&mdash;dans le donjon même de
+Munckholm, et qu’il ne paraissait pas attacher moins d’importance à
+entrer dans cette prison, que toi ou moi à pénétrer dans un parc
+royal.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment sais-tu cela, notre frère Guldon?</p>
+
+<p>Le vieux montagnard saisit le bras de Kennybol, puis, entr’ouvrant sa
+peau de loutre avec une précaution presque soupçonneuse:&mdash;Regarde! lui
+dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Par mon très saint patron! s’écria Kennybol, cela brille comme du
+diamant!</p>
+
+<p>C’était en effet une riche boucle de diamants, qui attachait le
+grossier ceinturon de Guldon Stayper.</p>
+
+<p>&mdash;Et il est aussi vrai que c’est du diamant, repartit celui-ci en
+laissant tomber le pan de sa casaque, qu’il est vrai que la lune est à
+deux journées de marche de la terre, et que le cuir de mon ceinturon
+est du cuir de buffle mort.</p>
+
+<p>Mais les traits de Kennybol s’étaient rembrunis, et avaient passé de
+l’étonnement à la sévérité. Il baissa les yeux vers la terre en disant
+avec une sorte de solennité sauvage:</p>
+
+<p>&mdash;Guldon Stayper, du village de Chol-Soe, dans les montagnes de Kole,
+ton père, Medprath Stayper, est mort à cent deux ans, sans avoir rien
+à se reprocher, car ce ne sont pas des forfaitures que de tuer par
+mégarde un daim ou un élan du roi.&mdash;Guldon Stayper, tu as sur ta tête
+grise cinquante-sept bonnes années, ce qui n’est jeunesse que pour le
+hibou.&mdash;Guldon Stayper, notre camarade, j’aimerais mieux pour toi que
+les diamants de cette boucle fussent des grains de mil, si tu ne l’as
+pas acquise légitimement, aussi légitimement que le faisan royal
+acquiert la balle de plomb du mousquet.</p>
+
+<p>En prononçant cette singulière admonestation, il y avait dans l’accent
+du chef montagnard à la fois de la menace et de l’onction.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi vrai que notre capitaine Kennybol est le plus hardi chasseur
+de Kole, répondit Guldon sans s’émouvoir, et que ces diamants sont des
+diamants, je les possède en légitime propriété.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment! reprit Kennybol avec une inflexion de voix qui tenait le
+milieu entre la confiance et le doute.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu et mon patron béni savent, reprit Guldon, que c’était un soir,
+au moment où je venais d’indiquer le Spladgest de Drontheim à des
+enfants de notre bonne mère la Norvège, qui apportaient le corps d’un
+officier trouvé sur les grèves d’Urchtal.&mdash;Il y a de ceci huit jours
+environ.&mdash;Un jeune homme s’avança vers ma barque:&mdash;À Munckholm! me
+dit-il. Je m’en souciais peu, notre capitaine; un oiseau ne vole pas
+volontiers autour d’une cage. Cependant le jeune seigneur avait la
+mine haute et fière, il était suivi d’un domestique qui menait deux
+chevaux; il avait sauté dans ma barque d’un air d’autorité; je pris
+mes rames,&mdash;c’est-à-dire les rames de mon frère. C’était mon bon ange
+qui le voulait. En arrivant, le jeune passager, après avoir parlé au
+seigneur sergent, qui commandait sans doute le fort, m’a jeté pour
+paiement, et Dieu m’entend, notre capitaine, oui, cette boucle de
+diamants que je viens de te montrer, et qui eût dû appartenir à mon
+frère Georges, et non à moi, si, à l’heure où le voyageur, que le ciel
+assiste, m’a pris, la journée que je faisais pour Georges n’eût été
+finie. Cela est la vérité, capitaine Kennybol.</p>
+
+<p>&mdash;Bien.</p>
+
+<p>Peu à peu la physionomie du chef reprit autant de sérénité que son
+expression, naturellement sombre et dure, le lui permettait, et il
+demanda à Guldon, d’une voix radoucie:</p>
+
+<p>&mdash;Et tu es sûr, notre vieux camarade, que ce jeune homme est le même
+qui est maintenant derrière nous avec ceux de Norbith?</p>
+
+<p>&mdash;Sûr. Je n’oublierais pas, entre mille visages, le visage de celui
+qui a fait ma fortune. D’ailleurs, c’est le même manteau, la même
+plume noire.</p>
+
+<p>&mdash;Je te crois, Guldon.</p>
+
+<p>&mdash;Et il est clair qu’il allait voir le fameux prisonnier; car, si ce
+n’eût pas été pour quelque grand mystère, il n’eût point récompensé
+ainsi le batelier qui l’amenait; et d’ailleurs, maintenant qu’il se
+retrouve avec nous...</p>
+
+<p>&mdash;Tu as raison.</p>
+
+<p>&mdash;Et j’imagine, notre capitaine, que le jeune étranger est peut-être
+bien plus en crédit auprès du comte que nous allons délivrer, que le
+seigneur Hacket, qui ne me semble bon, sur mon âme, qu’à miauler comme
+un chat sauvage.</p>
+
+<p>Kennybol fit un signe de tête expressif.</p>
+
+<p>&mdash;Notre camarade, tu as dit ce que j’allais dire. Je serais, dans
+toute cette affaire, bien plus tenté d’obéir à ce jeune seigneur qu’à
+l’envoyé Hacket. Que saint Sylvestre et saint Olaüs me soient en aide;
+si le démon islandais nous commande, je pense, camarade Guldon, que
+nous le devons beaucoup moins au corbeau bavard Hacket, qu’à cet
+inconnu.</p>
+
+<p>&mdash;Vrai, notre capitaine? demanda Guldon. Kennybol ouvrait la bouche
+pour répondre, quand il se sentit frapper sur l’épaule. C’était
+Norbith.</p>
+
+<p>&mdash;Kennybol, nous sommes trahis! Gormon Woëstroem vient du sud. Tout le
+régiment des arquebusiers marche contre nous. Les hulans de Slesvig
+sont à Sparbo; trois compagnies de dragons danois attendent des
+chevaux au village de Loevig. Tout le long de la route, il a vu autant
+de casaques vertes que de buissons. Hâtons-nous de gagner Skongen; ne
+faisons point halte avant d’y être entrés. Là, du moins, nous pourrons
+nous défendre. Encore, Gormon croit-il avoir vu des mousquetons
+briller à travers les broussailles, en longeant les gorges du
+Pilier-Noir.</p>
+
+<p>Le jeune chef était pâle, agité; cependant son regard et le son de sa
+voix annonçaient encore l’audace et la résolution.</p>
+
+<p>&mdash;Impossible! s’écria Kennybol.</p>
+
+<p>&mdash;Certain! certain! dit Norbith.</p>
+
+<p>&mdash;Mais le seigneur Hacket...</p>
+
+<p>&mdash;Est un traître ou un lâche. Sois sûr de ce que je dis, camarade
+Kennybol.&mdash;Où est-il, ce Hacket?</p>
+
+<p>En ce moment le vieux Jonas aborda les deux chefs. Au découragement
+profond empreint dans tous ses traits, il était facile de voir qu’il
+était instruit de la fatale nouvelle.</p>
+
+<p>Les regards des deux vieillards, Jonas et Kennybol, se rencontrèrent,
+et tous deux se mirent à hocher la tête comme d’un mutuel accord.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! Jonas? Eh bien! Kennybol? dit Norbith.</p>
+
+<p>Cependant le vieux chef des mineurs de Fa-roër avait passé lentement
+sa main sur son front ridé, et il répondait à voix basse au coup
+d’œil du vieux chef des montagnards de Kole:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, cela est trop vrai, cela est trop sûr. C’est Gormon Woëstroem
+qui les a vus.</p>
+
+<p>&mdash;Si la chose est ainsi, dit Kennybol, que faire?</p>
+
+<p>&mdash;Que faire? répliqua Jonas.</p>
+
+<p>&mdash;J’estime, camarade Jonas, que nous agirions sagement de nous
+arrêter.</p>
+
+<p>&mdash;Et plus sagement encore, notre frère Kennybol, de reculer.</p>
+
+<p>&mdash;S’arrêter! reculer! s’écria Norbith. Il faut avancer!</p>
+
+<p>Les deux vieillards tournèrent vers le jeune homme un regard froid et
+surpris.</p>
+
+<p>&mdash;Avancer! dit Kennybol. Et les arquebusiers de Munckholm!</p>
+
+<p>&mdash;Et les hulans de Slesvig! ajouta Jonas.</p>
+
+<p>&mdash;Et les dragons danois! reprit Kennybol. Norbith frappa la terre du
+pied.</p>
+
+<p>&mdash;Et la tutelle royale! et ma mère, qui meurt de faim et de froid!</p>
+
+<p>&mdash;Démons! la tutelle royale! dit le mineur Jonas, avec une sorte de
+frémissement.</p>
+
+<p>&mdash;Qu’importe! dit le montagnard Kennybol. Jonas prit Kennybol par la
+main.</p>
+
+<p>&mdash;Notre compagnon le chasseur, vous n’avez pas l’honneur d'être
+pupille de notre glorieux souverain Christiern IV. Puisse le saint roi
+Olaüs, qui est au ciel, nous délivrer de la tutelle!</p>
+
+<p>&mdash;Demande ce bienfait à ton sabre! dit Norbith d’une voix farouche.</p>
+
+<p>&mdash;Les paroles hardies coûtent peu à un jeune homme, camarade Norbith,
+répondit Kennybol, mais songez que si nous allons plus loin, toutes
+ces casaques vertes...</p>
+
+<p>&mdash;Je songe que nous aurons beau rentrer dans nos montagnes, comme des
+renards devant les loups, on connaît nos noms et notre révolte; et,
+mourir pour mourir, j’aime mieux la balle d’une arquebuse que la corde
+d’un gibet.</p>
+
+<p>Jonas remua la tête de haut en bas en signe d’adhésion.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! la tutelle pour nos frères! le gibet pour nous! Norbith
+pourrait bien avoir raison.</p>
+
+<p>&mdash;Donne-moi la main, mon brave Norbith, dit Kennybol; il y a danger
+des deux côtés. Il vaut mieux marcher droit au précipice qu’y tomber à
+reculons.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! allons donc! s’écria le vieux Jonas, en faisant sonner le
+pommeau de son sabre.</p>
+
+<p>Norbith leur serra vivement la main.</p>
+
+<p>&mdash;Frères, écoutez! Soyez audacieux comme moi, je serai prudent comme
+vous. Ne nous arrêtons aujourd’hui qu’à Skongen; la garnison est
+faible et nous l’écraserons. Franchissons, puisqu’il le faut, les
+défilés du Pilier-Noir, mais dans un profond silence. Il faut les
+traverser, quand même ils seraient surveillés par l’ennemi.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que les arquebusiers ne sont pas encore au pont de
+l’Ordals, avant Skongen. Mais, n’importe. Silence!</p>
+
+<p>&mdash;Silence! soit, répéta Kennybol.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, Jonas, reprit Norbith, retournons tous deux à notre
+poste. Demain peut-être nous serons à Drontheim, malgré les
+arquebusiers, les hulans, les dragons et tous les justaucorps verts du
+midi.</p>
+
+<p>Les trois chefs se quittèrent. Bientôt le mot d’ordre <i>silence!</i> passa
+de rang en rang, et cette bande de rebelles, un moment auparavant si
+tumultueuse, ne fut plus, dans ces déserts rembrunis par les approches
+de la nuit, que comme une troupe de fantômes muets, qui se promène
+sans bruit dans les sentiers tortueux d’un cimetière.</p>
+
+<p>Cependant la route qu’ils suivaient se rétrécissait de moment en
+moment, et semblait s’enfoncer par degrés entre deux remparts de
+rochers qui devenaient de plus en plus escarpés. À l’instant où la
+lune rougeâtre se leva au milieu d’un amas froid de nuages qui
+déroulaient autour d’elle leurs formes bizarres avec une mobilité
+fantastique, Kennybol s’inclina vers Guldon Stayper:</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons entrer dans le défilé du Pilier-Noir. Silence!</p>
+
+<p>En effet, on entendait déjà le bruit du torrent qui suit entre les
+deux montagnes tous les détours du chemin, et l’on voyait au midi
+l’énorme pyramide oblongue de granit, qu’on a nommée le Pilier-Noir,
+se dessiner sur le gris du ciel et sur la neige des montagnes
+environnantes; tandis que l’horizon de l’ouest, chargé de brouillards,
+était borné par l’extrémité de la forêt du Sparbo et par un long
+amphithéâtre de rochers, étagés comme un escalier de géants.</p>
+
+<p>Les révoltés, contraints d’allonger leurs colonnes dans ces routes
+tortueuses étranglées entre deux montagnes, continuèrent leur marche.
+Ils pénétrèrent dans ces gorges profondes sans allumer de torches,
+sans pousser de clameurs. Le bruit même de leurs pas ne s’entendait
+point au milieu du fracas assourdissant des cascades et des
+rugissements d’un vent violent qui ployait les forêts druidiques et
+faisait tournoyer les nuées autour des pitons revêtus de glace et de
+neige. Perdue dans les sombres profondeurs du défilé, la lumière
+souvent voilée de la lune, ne descendait pas jusqu’aux fers de leurs
+piques, et les aigles blancs qui passaient par intervalles au-dessus
+de leurs têtes ne se doutaient pas qu’une aussi grande multitude
+d’hommes troublât en ce moment leurs solitudes.</p>
+
+<p>Une fois le vieux Guldon Stayper toucha l’épaule de Kennybol de la
+crosse de sa carabine.</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine! notre capitaine! je vois quelque chose reluire derrière
+cette touffe de houx et de genêts.</p>
+
+<p>&mdash;Je le vois également, répondit le chef montagnard; c’est l’eau du
+torrent qui réfléchit les nuages.</p>
+
+<p>Et l’on passa outre.</p>
+
+<p>Une autre fois Guldon arrêta brusquement son chef par le bras.</p>
+
+<p>&mdash;Regarde, lui dit-il, ne sont-ce pas des mousquetons qui brillent
+là-haut dans l’ombre de ce rocher?</p>
+
+<p>Kennybol secoua la tête, puis après un moment
+d’attention:&mdash;Rassure-toi, frère Guldon. C’est un rayon de la lune qui
+tombe sur un pic de glace.</p>
+
+<p>Aucun sujet d’alarme ne se présenta plus autour d’eux, et les diverses
+bandes, paisiblement déroulées dans les sinuosités du défilé,
+oublièrent insensiblement tout ce que la position du lieu présentait
+de danger.</p>
+
+<p>Après deux heures de marche souvent pénible, au milieu des troncs
+d’arbres et des quartiers de granit dont le chemin était obstrué,
+l’avant-garde entra dans le montueux bouquet de sapins qui termine la
+gorge du Pilier-Noir, et au-dessus duquel pendent de hauts rochers
+noirs et moussus.</p>
+
+<p>Guldon Stayper se rapprocha de Kennybol, affirmant qu’il se félicitait
+d'être enfin sur le point de sortir de ce maudit coupe-gorge, et qu’il
+fallait rendre grâce à saint Silvestre de ce que le Pilier-Noir ne
+leur avait pas été fatal.</p>
+
+<p>Kennybol se mit à rire, jurant qu’il n’avait jamais partagé ces
+terreurs de vieilles femmes; car pour la plupart des hommes, quand le
+péril est passé, il n’a point existé, et l’on cherche alors à prouver,
+par l’incrédulité que l’on montre, le courage qu’on n’aurait peut-être
+pas montré.</p>
+
+<p>En ce moment, deux petites lueurs rondes, pareilles à deux charbons
+ardents, qui se mouvaient dans l’épaisseur du taillis, appelèrent son
+attention.</p>
+
+<p>&mdash;Par le salut de mon âme! dit-il à voix basse, en secouant le bras de
+Guldon, voilà, certes, deux yeux de braise qui doivent appartenir au
+plus beau chatpard qui ait jamais miaulé dans un hallier.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as raison, répondit le vieux Stayper, et s’il ne marchait pas
+devant nous, je croirais plutôt que ce sont les yeux maudits du démon
+d’Isl...</p>
+
+<p>&mdash;Chut! cria Kennybol.</p>
+
+<p>Puis, saisissant sa carabine:</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, poursuivit-il, il ne sera pas dit qu’une aussi belle
+pièce aura passé impunément sous les yeux de Kennybol.</p>
+
+<p>Le coup était parti avant que Guldon Stayper, qui s’était jeté sur le
+bras de l’imprudent chasseur, eût pu l’arrêter.&mdash;Ce ne fut pas la
+plainte aiguë d’un chat sauvage qui répondit à la bruyante détonation
+de la carabine, ce fut un affreux grondement de tigre, suivi d’un
+éclat de rire humain, plus affreux encore.</p>
+
+<p>On n’entendit pas le retentissement du coup de feu se prolonger, et
+mourir d’écho en écho dans les profondeurs des montagnes; car à peine
+la lumière de la carabine eut-elle brillé dans la nuit, à peine le
+bruit fatal de la poudre eut-il éclaté dans le silence, qu’un millier
+de voix formidables s’élevèrent inattendues sur les monts, dans les
+gorges, dans les forêts; qu’un cri de <i>vive le Roi!</i> immense comme un
+tonnerre, roula sur la tête des rebelles, à leurs côtés, devant et
+derrière eux, et que la lueur meurtrière d’une mousqueterie terrible,
+éclatant de toutes parts, les frappant et les éclairant à la fois,
+leur fit voir, parmi les rouges tourbillons de fumée, un bataillon
+derrière chaque rocher, et un soldat derrière chaque arbre.</p>
+
+<h2><a name="XXXVIII" id="XXXVIII"></a>XXXVIII</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Aux armes! aux armes! capitaines!<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Le captif d’Ochali</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Qu’on veuille bien recommencer avec nous la journée qui vient de
+s’écouler, et se transporter à Skongen, où, tandis que les insurgés
+sortaient de la mine de plomb d’Apsyl-Corh, est entré le régiment des
+arquebusiers, que nous avons vu en marche au trentième chapitre de
+cette très véridique narration.</p>
+
+<p>Après avoir donné quelques ordres pour le logement des soldats qu’il
+commandait, le baron Voethaün, colonel des arquebusiers, allait
+franchir le seuil de l’hôtel qui lui était destiné près de la porte de
+la ville, quand il sentit une main lourde se poser familièrement sur
+son épaule. Il se retourna.</p>
+
+<p>C’était un homme de petite taille, dont un grand chapeau d’osier, qui
+couvrait ses traits, ne laissait apercevoir que la barbe rousse et
+touffue. Il était soigneusement enveloppé des plis d’une espèce de
+manteau de bure grise, qui, à un reste de capuchon qu’on y voyait
+pendre, paraissait avoir été une robe d’ermite, et ne laissait
+apercevoir que ses mains cachées sous de gros gants.</p>
+
+<p>&mdash;Brave homme, demanda brusquement le colonel, que diable me
+voulez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Colonel des arquebusiers de Munckholm, répondit l’homme avec une
+expression bizarre, suis-moi un instant, j’ai un avis à te donner.</p>
+
+<p>À cette étrange invitation, le baron resta un moment surpris et muet.</p>
+
+<p>&mdash;Un avis important, colonel, répéta l’homme aux gros gants.</p>
+
+<p>Cette insistance détermina le baron Voethaün. Dans le moment de crise
+où se trouvait la province, et avec la mission qu’il remplissait,
+aucun renseignement n’était à dédaigner.&mdash;Allons, dit-il.</p>
+
+<p>Le petit homme marcha devant lui, et dès qu’ils furent hors de la
+ville il s’arrêta:&mdash;Colonel, as-tu bonne envie d’exterminer d’un seul
+coup tous les révoltés?</p>
+
+<p>Le colonel se prit à rire:</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce ne serait point mal commencer la campagne.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! fais placer dès aujourd’hui en embuscade tous tes soldats
+dans les gorges du Pilier-Noir, à deux milles de cette ville; les
+bandes y camperont cette nuit. Au premier feu que tu verras briller,
+fonds sur eux avec les tiens. La victoire sera aisée.</p>
+
+<p>&mdash;Brave homme, l’avis est bon, et je vous en remercie. Mais comment
+savez-vous ce que vous me dites?</p>
+
+<p>&mdash;Si tu me connaissais, colonel, tu me demanderais plutôt comment il
+se pourrait faire que je ne le susse point.</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc êtes-vous?</p>
+
+<p>L’homme frappa du pied.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis point venu ici pour te dire cela.</p>
+
+<p>&mdash;Ne craignez rien. Qui que vous soyez, le service que vous rendez
+sera votre sauvegarde. Peut-être étiez-vous du nombre des rebelles?</p>
+
+<p>&mdash;J’ai refusé d’en être.</p>
+
+<p>&mdash;Alors pourquoi taire votre nom, puisque vous êtes un fidèle sujet du
+roi?</p>
+
+<p>&mdash;Que t’importe?</p>
+
+<p>Le colonel voulut tirer encore quelques éclaircissements de ce
+singulier donneur d’avis.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi, est-il vrai que les brigands soient commandés par le
+fameux Han d’Islande?</p>
+
+<p>&mdash;Han d’Islande! répéta le petit homme avec une inflexion de voix
+extraordinaire.</p>
+
+<p>Le baron recommença sa question. Un éclat de rire, qui eût pu passer
+pour un rugissement, fut toute la réponse qu’il put obtenir. Il essaya
+plusieurs autres questions sur le nombre et les chefs des mineurs; le
+petit homme lui ferma la bouche.</p>
+
+<p>&mdash;Colonel des arquebusiers de Munckholm, je t’ai dit tout ce que
+j’avais à te dire. Embusque-toi dès aujourd’hui dans le défilé du
+Pilier-Noir avec ton régiment entier, et tu pourras écraser tout ce
+troupeau d’hommes.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne voulez pas me dévoiler qui vous êtes; ainsi vous vous privez
+de la reconnaissance du roi; mais il n’en est pas moins juste que le
+baron Voethaün vous témoigne sa gratitude du service que vous lui
+rendez.</p>
+
+<p>Le colonel jeta sa bourse aux pieds du petit homme.</p>
+
+<p>&mdash;Garde ton or, colonel, dit celui-ci. Je n’en ai pas besoin; et,
+ajouta-t-il, en montrant un gros sac suspendu à sa ceinture de corde,
+s’il te fallait un salaire pour tuer ces hommes, j’aurais encore,
+colonel, de l’or à te donner en paiement de leur sang.</p>
+
+<p>Avant que le colonel fût revenu de l’étonnement où l’avaient jeté les
+inexplicables paroles de cet être mystérieux, il avait disparu.</p>
+
+<p>Le baron Voethaün retourna lentement sur ses pas, en se demandant ce
+qu’on devait ajouter de foi aux avis de cet homme. Au moment où il
+rentrait dans son hôtel, on lui remit une lettre scellée des armes du
+grand-chancelier. C’était en effet un message du comte d’Ahlefeld, où
+le colonel retrouva, avec une surprise facile à concevoir, le même
+avis et le même conseil que venait de lui donner aux portes de la
+ville l’incompréhensible personnage au chapeau d’osier et aux gros
+gants.</p>
+
+<h2><a name="XXXIX" id="XXXIX"></a>XXXIX</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Cent bannières flottaient sur les têtes des<br /></span>
+<span class="i0">braves, des ruisseaux de sang coulaient de toutes<br /></span>
+<span class="i0">parts, et la mort paraissait préférable à la<br /></span>
+<span class="i0">fuite. Un barde saxon aurait appelé cette nuit la<br /></span>
+<span class="i0">fête des épées; le cri des aigles fondant sur leur<br /></span>
+<span class="i0">proie, ce bruit de guerre, aurait été plus<br /></span>
+<span class="i0">flatteur à son oreille que les chants joyeux d’un<br /></span>
+<span class="i0">festin de noces.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">WALTER SCOTT. <i>Ivanhoë</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>On n’entreprendra pas de décrire ici l’épouvantable confusion qui
+rompit les colonnes déjà désordonnées des rebelles, quand le fatal
+défilé leur montra soudain toutes ses cimes hérissées, tous ses antres
+peuplés d’ennemis inattendus. Il eût été difficile de distinguer si le
+long cri, formé de mille cris, qui s’échappa de leurs rangs ainsi
+inopinément foudroyés, était un cri de désespoir, d’épouvante ou de
+rage. Le feu terrible que vomissaient sur eux de toutes parts les
+pelotons démasqués des troupes royales s’accroissait de moment en
+moment; et, avant qu’il fût parti de leurs lignes un autre coup de
+mousquet que le funeste coup de Kennybol, ils ne voyaient déjà plus
+autour d’eux qu’un nuage étouffant de fumée embrasée à travers lequel
+volait aveuglément la mort, où chacun d’eux, isolé, ne reconnaissait
+que soi-même, et distinguait à peine de loin les arquebusiers, les
+dragons, les hulans, qui se montraient confusément au front des
+rochers et sur la lisière des taillis, comme des diables dans une
+fournaise.</p>
+
+<p>Toutes ces bandes, ainsi éparses dans une longueur d’environ un mille,
+sur un chemin étroit et tortueux, bordé d’un côté d’un torrent
+profond, de l’autre d’une muraille de rochers, ce qui leur ôtait toute
+facilité de se replier sur elles-mêmes, ressemblaient à ce serpent que
+l’on brise en le frappant sur le dos, lorsqu’il a déroulé tous ses
+anneaux, et dont les tronçons vivants se roulent longtemps dans leur
+écume, cherchant encore à se réunir.</p>
+
+<p>Quand la première surprise fut passée, le même désespoir parut animer,
+comme une âme commune, tous ces hommes naturellement farouches et
+intrépides. Furieux de se voir ainsi écraser sans défense, cette foule
+de brigands poussa une clameur comme un seul corps, une clameur qui
+couvrit un moment tout le bruit des ennemis triomphants; et quand
+ceux-ci les virent sans chefs, sans ordre, presque sans armes, gravir,
+sous un feu terrible, des rochers à pic, s’attacher des dents et des
+poings à des ronces au-dessus des précipices, en agitant des marteaux
+et des fourches de fer, ces soldats si bien armés, si bien rangés, si
+sûrement postés, et qui n’avaient pas encore perdu un seul des leurs,
+ne purent se défendre d’un mouvement d’effroi involontaire.</p>
+
+<p>Il y eut plusieurs fois de ces barbares qui parvinrent, tantôt sur des
+ponts de morts, tantôt en s’élevant sur les épaules de leurs
+camarades, appliqués aux pentes des rocs comme des échelles vivantes,
+jusqu’aux sommets occupés par les assaillants; mais à peine
+avaient-ils crié: Liberté! à peine avaient-ils élevé leurs haches ou
+leurs massues noueuses; à peine avaient-ils montré leurs noirs
+visages, tout écumants d’une rage convulsive, qu’ils étaient
+précipités dans l’abîme, entraînant avec eux ceux de leurs hasardeux
+compagnons qu’ils rencontraient dans leur chute suspendus à quelque
+buisson ou embrassant quelque pointe de roche.</p>
+
+<p>Les efforts de ces infortunés pour fuir et pour se défendre étaient
+vains; toutes les issues du défilé étaient fermées; tous les points
+accessibles étaient hérissés de soldats. La plupart de ces malheureux
+rebelles expiraient en mordant le sable de la route, après avoir brisé
+leurs bisaiguës ou leurs coutelas sur quelque éclat de granit;
+quelques-uns, croisant les bras, l’œil fixé à terre, s’asseyaient sur
+des pierres au bord du chemin, et là ils attendaient, en silence et
+immobiles, qu’une balle les jetât dans le torrent. Ceux d’entre eux
+que la prévoyance de Hacket avait armés de mauvaises arquebuses
+dirigeaient au hasard quelques coups perdus vers la crête des rochers,
+vers l’ouverture des cavernes d’où tombaient sans cesse sur eux de
+nouvelles pluies de balles. Une rumeur tumultueuse, où l’on
+distinguait les cris furieux des chefs et les commandements
+tranquilles des officiers, se mêlait incessamment au fracas
+intermittent et fréquent des décharges, tandis qu’une sanglante vapeur
+montait et fuyait au-dessus du lieu de carnage, jetant au front des
+montagnes de grandes lueurs tremblantes; et que le torrent, blanchi
+d’écume, passait comme un ennemi, entre ces deux troupes d’hommes
+ennemis, emportant avec lui sa proie de cadavres.</p>
+
+<p>Mais, dès les premiers moments de l’action, ou plutôt de la boucherie,
+c’étaient les montagnards de Kole, commandés par le brave et imprudent
+Kennybol, qui avaient le plus souffert. On se souvient qu’ils
+formaient l’avant-garde de l’armée rebelle, et qu’ils étaient engagés
+dans le bois de pins qui termine le défilé. À peine le malencontreux
+Kennybol eut-il armé son arquebuse, que ce bois, peuplé soudain, en
+quelque sorte par magie, de tirailleurs ennemis, les enferma d’un
+cercle de feu; tandis que, du sommet d’une hauteur en esplanade
+dominée par quelques grandes roches penchées, un bataillon entier du
+régiment de Munckholm, formé en équerre, les foudroyait sans relâche
+d’une mousqueterie épouvantable. Dans cette horrible crise, Kennybol,
+éperdu, jeta les yeux vers le mystérieux géant, n’attendant plus de
+salut que d’un pouvoir surhumain, tel que celui de Han d’Islande; mais
+il ne vit point le formidable démon déployer soudain deux ailes
+immenses, et s’élever au-dessus des combattants en vomissant des
+flammes et des foudres sur les arquebusiers; il ne le vit point
+grandir tout à coup jusqu’aux nuages, et renverser une montagne sur
+les assaillants, ou frapper du pied la terre, et ouvrir un abîme sous
+le bataillon embusqué. Ce formidable Han d’Islande recula comme lui
+dès la première bordée d’arquebusades, et vint à lui d’un visage
+presque troublé, demandant une carabine, attendu, disait-il avec une
+voix assez ordinaire, qu’en un pareil moment sa hache lui était aussi
+inutile que la quenouille d’une vieille femme.</p>
+
+<p>Kennybol, étonné, mais toujours aussi crédule, remit son propre
+mousqueton au géant avec un effroi qui lui faisait presque oublier la
+crainte des balles qui pleuvaient autour de lui. Espérant toujours un
+prodige, il s’attendit encore à voir son arme fatale devenir entre les
+mains de Han d’Islande aussi grosse qu’un canon, ou se métamorphoser
+en un dragon ailé lançant du feu par les yeux, la gueule et les
+narines. Il n’en fut rien, et l’étonnement du pauvre chasseur fut au
+comble quand il vit le démon charger comme lui la carabine de poudre
+et de plomb ordinaire, la mettre en joue à sa manière, et lâcher tout
+simplement son coup, sans même ajuster aussi bien que lui, Kennybol,
+aurait pu le faire. Il le regarda avec une morne stupeur répéter cette
+opération toute machinale plusieurs fois de suite; et, convaincu enfin
+qu’il fallait renoncer à un miracle, il songea à tirer ses compagnons
+et lui-même du mauvais pas où ils se trouvaient, par quelque moyen
+humain. Déjà son pauvre vieux camarade Guldon Stayper était tombé à
+ses côtés, criblé de blessures; déjà tous les montagnards, épouvantés
+et ne pouvant fuir, cernés de toutes parts, se serraient les uns
+contre les autres, sans songer à se défendre, avec de lamentables
+clameurs. Kennybol comprit et vit combien cet amas d’hommes donnait de
+sûreté aux coups de l’ennemi, dont chaque décharge lui enlevait une
+vingtaine des siens. Il ordonna à ses malheureux compagnons de
+s’éparpiller, de se jeter dans les taillis qui longent le chemin,
+beaucoup plus large en cet endroit que dans le reste de la gorge du
+Pilier-Noir, de se cacher sous les broussailles, et de riposter de
+leur mieux au feu de plus en plus meurtrier des tirailleurs et du
+bataillon. Les montagnards, pour la plupart bien armés, parce qu’ils
+étaient tous chasseurs, exécutèrent l’ordre de leur chef avec une
+soumission qu’il n’eût peut-être pas obtenue dans un moment moins
+critique; car, en face du danger, les hommes en général perdent la
+tête, et alors ils obéissent assez volontiers à celui qui se charge
+d’avoir du sang-froid et de la présence d’esprit pour tous.</p>
+
+<p>Cette mesure sage était loin cependant d'être la victoire, ou
+seulement le salut. Il y avait déjà plus de montagnards étendus hors
+de combat qu’il n’en restait debout, et, malgré l’exemple et les
+encouragements de leur chef et du géant, plusieurs d’entre eux,
+s’appuyant sur leurs mousquets inutiles, ou s’étendant auprès des
+blessés, avaient pris obstinément le parti de recevoir la mort sans
+avoir la peine de la donner. On s’étonnera peut-être que ces hommes,
+accoutumés tous les jours à braver la mort en courant de glaciers en
+glaciers à la poursuite des bêtes féroces, eussent si tôt perdu
+courage; mais, qu’on ne s’y trompe pas, dans les cœurs vulgaires, le
+courage est local; on peut rire devant la mitraille, et trembler dans
+les ténèbres ou au bord d’un précipice; on peut affronter chaque jour
+les animaux farouches, franchir des abîmes d’un bond, et fuir devant
+une décharge d’artillerie. Il arrive souvent que l’intrépidité n’est
+qu’habitude, et que, pour avoir cessé de craindre la mort sous telle
+ou telle forme, on ne l’en redoute pas moins.</p>
+
+<p>Kennybol, entouré des monceaux de ses frères expirants, commençait
+lui-même à désespérer, quoiqu’il n’eût encore reçu qu’une légère
+atteinte au bras gauche, et qu’il vît le diabolique géant continuer
+son office de mousquetaire avec l’impassibilité la plus rassurante.
+Tout à coup il aperçut, dans le fatal bataillon rangé sur la hauteur,
+se manifester une confusion extraordinaire, et qui ne pouvait être
+certainement causée par le peu de dommage que lui faisait éprouver le
+très faible feu de ses montagnards. Il entendit d’affreux cris de
+détresse, des imprécations de mourants, des paroles d’épouvante,
+s’élever de ce peloton victorieux. Bientôt la mousqueterie se
+ralentit, la fumée s’éclaircit, et il put voir distinctement d’énormes
+quartiers de granit tomber sur les arquebusiers de Munckholm du haut
+de la roche élevée qui dominait le plateau où ils étaient en bataille.
+Ces éclats de rocs se suivaient dans leur chute avec une horrible
+rapidité; on les entendait se briser à grand bruit les uns sur les
+autres, et rebondir parmi les soldats, qui, rompant leurs lignes, se
+hâtaient de descendre en désordre de la hauteur et fuyaient dans
+toutes les directions.</p>
+
+<p>À ce secours inattendu, Kennybol tourna la tête;&mdash;le géant était
+pourtant encore là! Le montagnard resta interdit, car il avait pensé
+que Han d’Islande avait enfin pris son vol et s’était placé au haut de
+ce rocher d’où il écrasait l’ennemi. Il éleva les yeux vers le sommet
+d’où tombaient les formidables masses, et ne vit rien. Il ne pouvait
+donc supposer qu’une partie des rebelles étaient parvenus à ce
+redoutable poste, puisqu’on ne voyait point briller d’armes, puisqu’on
+n’entendait point de cris de triomphe.</p>
+
+<p>Cependant le feu du plateau avait entièrement cessé; l’épaisseur des
+arbres cachait les débris du bataillon qui se ralliait sans doute au
+bas de la hauteur. La mousqueterie des tirailleurs était même devenue
+moins vive. Kennybol, en chef habile, profita de cet avantage bien
+inespéré; il ranima ses compagnons, et leur montra, à la sombre lueur
+qui rougissait toute cette scène de carnage, le monceau de cadavres
+entassés sur l’esplanade parmi les quartiers de rocs qui continuaient
+de tomber d’intervalle en intervalle. Alors les montagnards
+répondirent à leur tour par des clameurs de victoire aux gémissements
+de leurs ennemis; ils se formèrent en colonne, et, bien que toujours
+incommodés par les tirailleurs épars dans les halliers, ils
+résolurent, pleins comme d’un courage nouveau, de sortir de vive force
+de ce funeste défilé.</p>
+
+<p>La colonne ainsi formée allait s’ébranler; déjà Kennybol donnait le
+signal avec sa trompe, au bruit des acclamations <i>Liberté! liberté!
+Plus de tutelle!</i> quand le son du tambour et du cor, sonnant la
+charge, se fit entendre devant eux; puis le reste du bataillon de
+l’esplanade, grossi de quelques renforts de soldats frais, déboucha à
+portée de carabine d’un tournant de la route, et montra aux
+montagnards un front hérissé de piques et de bayonnettes, soutenu de
+rangs nombreux dont l’œil ne pouvait sonder la profondeur. Arrivé
+ainsi à l’improviste en vue de la colonne de Kennybol, le bataillon
+fit halte, et celui qui paraissait le commander agita une petite
+bannière blanche en s’avançant vers les montagnards, escorté d’un
+trompette.</p>
+
+<p>L’apparition imprévue de cette troupe n’avait point déconcerté
+Kennybol. Il y a un point, dans le sentiment du danger, où la surprise
+et la crainte sont impossibles. Aux premiers bruits du cor et du
+tambour, le vieux renard de Kole avait arrêté ses compagnons. Au
+moment où le front du bataillon se déploya en bon ordre, il fit
+charger toutes les carabines et disposa ses montagnards deux par deux,
+afin de présenter moins de surface aux décharges de l’ennemi. Il se
+plaça lui-même en tête, à côté du géant, avec lequel, dans la chaleur
+de l’action, il commençait presque à se familiariser, ayant osé
+remarquer que ses yeux n’étaient pas précisément aussi flamboyants que
+la fournaise d’une forge, et que les prétendues griffes de ses mains
+ne s’éloignaient pas autant qu’on le disait de la forme des ongles
+humains.</p>
+
+<p>Quand il vit le commandant des arquebusiers royaux s’avancer ainsi
+comme pour capituler, et le feu des tirailleurs s’éteindre tout à
+fait, bien que leurs cris d’appel, qui retentissaient de toutes parts,
+décelassent encore leur présence dans le bois, il suspendit un instant
+ses préparatifs de défense.</p>
+
+<p>Cependant l’officier à la bannière blanche était parvenu au milieu de
+l’espace qui divisait les deux colonnes; il s’arrêta, et le trompette
+qui l’accompagnait sonna trois fois la sommation. Alors l’officier
+cria d’une voix forte, que les montagnards entendirent distinctement,
+malgré le fracas toujours croissant dont le combat remplissait
+derrière eux les gorges de la montagne:</p>
+
+<p>&mdash;Au nom du roi! la grâce du roi est accordée à ceux des rebelles qui
+mettront bas les armes, et livreront leurs chefs à la souveraine
+justice de sa majesté!</p>
+
+<p>Le parlementaire avait à peine prononcé ces paroles qu’un coup de feu
+partit d’un taillis voisin. L’officier frappé chancela; il fit
+quelques pas en élevant sa bannière, et tomba en s’écriant:&mdash;Trahison!</p>
+
+<p>Nul ne sut de quelle main venait le coup fatal.</p>
+
+<p>&mdash;Trahison! lâcheté! répéta le bataillon des arquebusiers avec des
+frémissements de rage.</p>
+
+<p>Et une effroyable salve de mousqueterie foudroya les montagnards.</p>
+
+<p>&mdash;Trahison! reprirent à leur tour les montagnards, furieux de voir
+leurs frères tomber à leurs côtés.</p>
+
+<p>Et une décharge générale répondit à la bordée inattendue des soldats
+royaux.</p>
+
+<p>&mdash;Sur eux! camarades! mort à ces lâches! Mort! crièrent les officiers
+des arquebusiers.</p>
+
+<p>&mdash;Mort! mort! répétèrent les montagnards. Et les combattants des deux
+partis s’élancèrent les sabres nus, et les deux colonnes se
+rencontrèrent presque sur le corps du malheureux officier, avec un
+horrible bruit d’armes et de clameurs.</p>
+
+<p>Les rangs enfoncés se mêlèrent. Chefs rebelles, officiers royaux,
+soldats, montagnards, tous, pêle-mêle, se heurtèrent, se saisirent,
+s’étreignirent, comme deux troupeaux de tigres affamés qui se joignent
+dans un désert. Les longues piques, les bayonnettes, les pertuisanes
+étaient devenues inutiles; les sabres et les haches brillaient seuls
+au-dessus des têtes; et beaucoup de combattants, luttant corps à
+corps, ne pouvaient même plus employer d’autres armes que le poignard
+ou les dents.</p>
+
+<p>Une égale fureur, une pareille indignation animait les montagnards et
+les arquebusiers; le même cri <i>trahison! vengeance!</i> était vomi par
+toutes les bouches. La mêlée en était arrivée à ce point où la
+férocité entre dans tous les cœurs, où l’on préfère à sa vie la mort
+d’un ennemi que l’on ne connaît pas, où l’on marche avec indifférence
+sur des amas de blessés et de cadavres parmi lesquels le mourant se
+réveille, pour combattre encore de sa morsure celui qui le foule aux
+pieds.</p>
+
+<p>C’est dans ce moment qu’un petit homme, que plusieurs combattants, à
+travers les fumées et les vapeurs du sang, prirent d’abord, à son
+vêtement de peaux de bêtes, pour un animal sauvage, se jeta au milieu
+du carnage, avec d’horribles rires et des hurlements de joie. Nul ne
+savait d’où il venait, ni pour quel parti il combattait, car sa hache
+de pierre ne choisissait pas ses victimes, et fendait également le
+crâne d’un rebelle et le ventre d’un soldat. Il paraissait néanmoins
+massacrer plus volontiers les arquebusiers de Munckholm. Tout
+s’écartait devant lui; il courait dans la mêlée comme un esprit; et sa
+hache sanglante tournoyait sans cesse autour de lui, faisant jaillir
+de tous côtés des lambeaux de chair, des membres rompus, des ossements
+fracassés. Il criait <i>vengeance!</i> comme tous les autres, et prononçait
+des paroles bizarres, parmi lesquelles le nom de Gill revenait
+souvent. Ce formidable inconnu était dans le carnage comme dans une
+fête.</p>
+
+<p>Un montagnard sur lequel son regard meurtrier s’était arrêté vint
+tomber aux pieds du géant dans lequel Kennybol avait placé tant
+d’espérances déçues, en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Han d’Islande, sauve-moi!</p>
+
+<p>&mdash;Han d’Islande! répéta le petit homme.</p>
+
+<p>Il s’avança vers le géant.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu es Han d’Islande? dit-il.</p>
+
+<p>Le géant pour réponse leva sa hache de fer. Le petit homme recula, et
+le tranchant, dans sa chute, s’enfonça dans le crâne même du
+malheureux qui implorait le secours du géant.</p>
+
+<p>L’inconnu se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Ho! ho! par Ingolfe! je croyais Han d’Islande plus adroit.</p>
+
+<p>&mdash;C’est ainsi que Han d’Islande sauve qui l’implore! dit le géant.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as raison. Les deux formidables champions s’attaquèrent avec
+rage. La hache de fer et la hache de pierre se rencontrèrent; elles se
+heurtèrent si violemment, que les deux tranchants volèrent en éclats
+avec mille étincelles.</p>
+
+<p>Plus prompt que la pensée, le petit homme désarmé saisit une lourde
+massue de bois, laissée à terre par un mourant, et, évitant le géant
+qui se courbait pour le saisir entre ses bras, il asséna, à mains
+jointes, un coup furieux de massue sur le large front de son colossal
+adversaire.</p>
+
+<p>Le géant poussa un cri étouffé et tomba. Le petit homme triomphant le
+foula aux pieds, en écumant de joie.</p>
+
+<p>&mdash;Tu portais un nom trop lourd pour toi, dit-il.</p>
+
+<p>Et, agitant sa massue victorieuse, il alla chercher d’autres victimes.</p>
+
+<p>Le géant n’était pas mort. La violence du coup l’avait étourdi, il
+était tombé presque sans vie. Il commençait à rouvrir les yeux et à
+faire quelques faibles mouvements, lorsqu’un arquebusier l’aperçut
+dans le tumulte, et se jeta sur lui en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Han d’Islande est pris! victoire!</p>
+
+<p>&mdash;Han d’Islande est pris! répétèrent toutes les voix avec des accents
+de triomphe ou de détresse.</p>
+
+<p>Le petit homme avait disparu.</p>
+
+<p>Il y avait déjà quelque temps que les montagnards se sentaient
+succomber sous le nombre; car aux arquebusiers de Munckholm s’étaient
+joints les tirailleurs de la forêt, et des détachements de hulans et
+de dragons démontés, qui arrivaient de moment en moment de l’intérieur
+des gorges, où la reddition des principaux chefs rebelles avait arrêté
+le carnage. Le brave Kennybol, blessé au commencement de l’action,
+avait été fait prisonnier. La capture de Han d’Islande acheva
+d’abattre tout le reste du courage des montagnards. Ils mirent bas les
+armes.</p>
+
+<p>Quand les premières blancheurs de l’aube éclairèrent la cime aiguë des
+hauts glaciers encore à demi submergés dans l’ombre, il n’y avait plus
+dans les défilés du Pilier-Noir qu’un morne repos, qu’un affreux
+silence parfois entremêlé de faibles plaintes dont se jouait le vent
+léger du matin. De noires nuées de corbeaux accouraient vers ces
+fatales gorges de tous les points du ciel; et quelques pauvres
+chevriers, ayant passé pendant le crépuscule sur la lisière des
+rochers, revinrent effrayés dans leurs cabanes, affirmant qu’ils
+avaient vu, dans le défilé du Pilier-Noir, une bête à face humaine,
+qui buvait du sang, assise sur des monceaux de morts.</p>
+
+<h2><a name="XL" id="XL"></a>XL</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Brûle donc qui voudra sous ces feux couverts!<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">BRANTÔME<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>&mdash;Ma fille, ouvrez cette fenêtre; ces vitraux sont bien sombres, je
+voudrais voir un peu le jour.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez le jour, mon père! la nuit approche à grands pas.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a encore des rayons de soleil sur les collines qui bordent le
+golfe. J’ai besoin de respirer cet air libre à travers les barreaux de
+mon cachot.&mdash;Le ciel est si pur!</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, un orage vient derrière l’horizon.</p>
+
+<p>&mdash;Un orage, Éthel! où le voyez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;C’est parce que le ciel est pur; mon père, que j’attends un orage.</p>
+
+<p>Le vieillard jeta un regard surpris sur la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Si j’avais pensé cela dès ma jeunesse, je ne serais point ici. Puis
+il ajouta d’un ton moins ému:</p>
+
+<p>&mdash;Ce que vous dites est juste, mais n’est pas de votre âge. Je ne
+comprends point comment il se fait que votre jeune raison ressemble à
+ma vieille expérience.</p>
+
+<p>Éthel baissa les yeux, comme troublée par cette réflexion grave et
+simple. Ses deux mains se joignirent douloureusement, et un soupir
+profond souleva sa poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;Ma fille, dit le vieux captif, depuis quelques jours vous êtes pâle,
+comme si jamais la vie n’avait échauffé le sang de vos veines. Voilà
+plusieurs matins que vous m’abordez avec des paupières rouges et
+gonflées, avec des yeux qui ont pleuré et veillé. Voilà plusieurs
+journées, Éthel, que je passe dans le silence, sans que votre voix
+essaie de m’arracher à la sombre méditation de mon passé. Vous êtes
+auprès de moi plus triste que moi; et cependant vous n’avez pas, comme
+votre père, le fardeau de toute une vie de néant et de vide qui pèse
+sur votre âme. L’affliction entoure votre jeunesse, mais ne peut
+pénétrer jusqu’à votre cœur. Les nuages du matin se dissipent
+promptement. Vous êtes à cette époque de l’existence où l’on se
+choisit dans ses rêves un avenir indépendant du présent, quel qu’il
+soit. Qu’avez-vous donc, ma fille? Grâce à cette monotone captivité,
+vous êtes à l’abri des malheurs imprévus. Quelle faute avez-vous
+commise?&mdash;Je ne puis croire que ce soit sur moi que vous vous
+affligiez; vous devez être accoutumée à mon irrémédiable infortune.
+L’espérance, à la vérité, n’est plus dans mes discours; mais ce n’est
+pas un motif pour que je lise le désespoir dans vos yeux.</p>
+
+<p>En parlant ainsi, la voix sévère du prisonnier s’était attendrie
+presque jusqu’à l’accent paternel. Éthel, muette, se tenait debout
+devant lui. Tout à coup, elle se détourna d’un mouvement presque
+convulsif, tomba à genoux sur la pierre, et cacha son visage dans ses
+mains, comme pour étouffer les larmes et les sanglots qui
+s’échappaient tumultueusement de son sein.</p>
+
+<p>Trop de douleur gonflait le cœur de l’infortunée jeune fille.
+Qu’avait-elle donc fait à cette fatale étrangère, pour lui révéler le
+secret qui détruisait toute sa vie? Hélas! depuis que le nom de son
+Ordener lui était connu tout entier, la pauvre enfant n’avait pas
+encore pu livrer ses yeux au sommeil, ni son âme au repos. La nuit
+elle n’éprouvait d’autre soulagement que celui de pouvoir pleurer en
+liberté. C’en était donc fait! il n’était point à elle, celui qui lui
+appartenait par tous ses souvenirs, par toutes ses douleurs, par
+toutes ses prières, celui dont elle s’était crue l’épouse sur la foi
+de ses rêves. Car la soirée où Ordener l’avait si tendrement serrée
+dans ses bras n’était plus dans sa pensée que comme un songe. Et en
+effet, ce doux songe, chacune de ses nuits le lui avait rendu depuis.
+C’était donc une tendresse coupable que celle qu’elle conservait
+encore malgré elle à cet ami absent! Son Ordener était le fiancé d’une
+autre! Et qui peut dire ce qu’éprouva ce cœur virginal quand le
+sentiment étrange et inconnu de la jalousie vint s’y glisser comme une
+vipère? quand elle s’agita pendant les longues heures de l’insomnie
+sur son lit brûlant, se figurant son Ordener, peut-être en ce moment
+même, dans les bras d’une autre femme plus belle, plus riche et plus
+noble qu’elle?&mdash;Car, se disait-elle, j’étais bien folle de croire
+qu’il avait été chercher la mort pour moi. Ordener est le fils d’un
+vice-roi, d’un puissant seigneur, et moi, je ne suis rien qu’une
+pauvre prisonnière; rien, que l’enfant méprisée d’un proscrit. Il est
+parti, lui qui est libre! et parti, sans doute, pour aller épouser sa
+belle fiancée, la fille d’un chancelier, d’un ministre, d’un
+orgueilleux comte!&mdash;Mais il m’a donc trompée, mon Ordener? ô Dieu! qui
+m’eût dit que cette voix pût tromper?</p>
+
+<p>Et la malheureuse Éthel pleurait et pleurait encore, et elle voyait
+devant ses yeux son Ordener, celui dont elle avait fait le dieu ignoré
+de tout son être, cet Ordener paré de l’éclat de son rang, marchant à
+l’autel au milieu d’une fête, et se tournant vers l’autre avec ce
+sourire qui était jadis sa joie.</p>
+
+<p>Cependant, au sein de son inexprimable désolation, elle n’avait pas un
+moment oublié sa tendresse filiale. Cette faible fille avait fait les
+plus héroïques efforts pour dérober son malheur à son infortuné père;
+car c’est ce qu’il y a de plus douloureux dans la douleur que d’en
+comprimer l’explosion extérieure, et les larmes qu’on dévore sont bien
+plus amères que celles qu’on répand. Il avait fallu plusieurs jours
+pour que le silencieux vieillard s’aperçût du changement de son Éthel,
+et les questions presque affectueuses qu’il venait de lui adresser
+avaient enfin fait jaillir tout à coup ses larmes trop longtemps
+renfermées dans son cœur.</p>
+
+<p>Le père regarda quelque temps sa fille pleurer avec un sourire amer,
+et en secouant la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Éthel, dit-il enfin, toi qui ne vis pas parmi les hommes, pourquoi
+pleures-tu?</p>
+
+<p>Il achevait à peine ces paroles que la noble et douce fille se releva.
+Elle avait, par je ne sais quelle puissance, arrêté les larmes dans
+ses yeux, qu’elle essuyait avec son écharpe.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, dit-elle avec force, mon seigneur et père, pardonnez-moi;
+c’était un moment de faiblesse.</p>
+
+<p>Puis elle leva sur lui des regards qui s’efforçaient de sourire.</p>
+
+<p>Elle alla au fond de la chambre chercher l’Edda, vint se rasseoir près
+de son père taciturne, et ouvrit le livre au hasard. Alors, calmant
+l’émotion de sa voix, elle se mit à lire; mais sa lecture inutile
+passait sans être écoutée, ni d’elle, ni du vieillard.</p>
+
+<p>Celui-ci fit un geste de la main.</p>
+
+<p>&mdash;Assez, assez, ma fille.</p>
+
+<p>Elle ferma le livre.</p>
+
+<p>&mdash;Éthel, ajouta Schumacker, songez-vous encore quelquefois à Ordener?</p>
+
+<p>La jeune fille, interdite, tressaillit.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, continua-t-il; à cet Ordener, qui est parti....</p>
+
+<p>&mdash;Mon seigneur et père, interrompit Éthel, pourquoi nous occuper de
+lui? Je pense, comme vous, qu’il est parti pour ne pas revenir.</p>
+
+<p>&mdash;Pour ne pas revenir, ma fille! Je n’ai pu dire cela. Je ne sais quel
+pressentiment m’avertit au contraire qu’il reviendra.</p>
+
+<p>&mdash;Telle n’était point votre pensée, mon noble père, quand vous me
+parliez avec tant de défiance de ce jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;En ai-je donc parlé avec défiance?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon père, et je me range en cela de votre avis; je pense qu’il
+nous a trompés.</p>
+
+<p>&mdash;Qu’il nous a trompés, ma fille! Si je l’ai jugé ainsi, j’ai agi
+comme tous les hommes qui condamnent sans preuve. Je n’ai reçu de cet
+Ordener que des témoignages de dévouement.</p>
+
+<p>&mdash;Et savez-vous, mon vénérable père, si ces paroles cordiales ne
+cachaient pas des pensées perfides?</p>
+
+<p>&mdash;D’ordinaire, les hommes ne s’empressent point autour du malheur et
+de la disgrâce. Si cet Ordener ne m’était point attaché, il ne serait
+pas ainsi venu dans ma prison sans but.</p>
+
+<p>&mdash;Êtes-vous sûr, reprit Éthel d’une voix faible, qu’en venant ici il
+n’ait eu aucun but?</p>
+
+<p>&mdash;Et lequel? demanda vivement le vieillard.</p>
+
+<p>Éthel se tut.</p>
+
+<p>L’effort était trop grand pour elle, de continuer à accuser le
+bien-aimé Ordener, qu’elle défendait autrefois contre son père.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis plus le comte de Griffenfeld, poursuivit celui-ci. Je ne
+suis plus le grand-chancelier de Danemark et de Norvège, le
+dispensateur favori des grâces royales, le tout-puissant ministre. Je
+suis un misérable prisonnier d’état, un proscrit, un pestiféré
+politique. C’est déjà du courage que de parler de moi sans exécration
+à tous ces hommes que j’ai comblés d’honneurs et de biens; c’est du
+dévouement que de franchir le seuil de ce cachot, si l’on n’est pas un
+geôlier ou un bourreau; c’est de l’héroïsme, ma fille, que de le
+franchir en se disant mon ami.&mdash;Non, je ne serai point ingrat comme
+toute cette race humaine. Ce jeune homme a mérité ma reconnaissance,
+ne fût-ce que pour m’avoir montré un visage bienveillant et fait
+entendre une voix consolatrice.</p>
+
+<p>Éthel écoutait péniblement ce langage, qui l’eût ravie quelques jours
+plus tôt, lorsque cet Ordener était encore dans son cœur son Ordener.
+Le vieillard, après s'être arrêté un moment, reprit d’une voix
+solennelle:</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez-moi, ma fille, car ce que je vais vous dire est grave. Je me
+sens dépérir lentement; la vie se retire peu à peu de moi; oui, ma
+fille, ma fin approche.</p>
+
+<p>Éthel l’interrompit par un gémissement étouffé.</p>
+
+<p>&mdash;O Dieu, mon père, ne parlez pas ainsi! de grâce, épargnez votre
+pauvre fille! Hélas! est-ce que vous voulez l’abandonner aussi? Que
+deviendra-t-elle, seule au monde, quand votre protection lui manquera?</p>
+
+<p>&mdash;La protection d’un proscrit! dit le père en remuant la tête.&mdash;Au
+reste, c’est à cela que j’ai pensé. Oui, votre bonheur futur m’occupe
+plus encore que mes malheurs passés.&mdash;Écoutez-moi donc, et ne
+m’interrompez plus. Cet Ordener ne mérite pas d'être jugé aussi
+sévèrement par vous, ma fille, et j’avais cru jusqu’ici que vous
+n’aviez point tant d’aversion pour lui. Ses dehors sont francs et
+nobles; ce qui ne prouve rien à la vérité, mais je dois dire qu’il ne
+me paraît pas peut-être sans quelques vertus, bien qu’il lui suffise
+de porter une âme d’homme pour renfermer en lui le germe de tous les
+vices et de tous les crimes. Toute flamme donne sa fumée.</p>
+
+<p>Le vieillard s’arrêta encore une fois, et, fixant son regard sur sa
+fille, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Averti intérieurement de l’approche de ma mort, j’ai médité sur lui
+et sur vous, Éthel; et s’il revient, comme j’en ai l’espérance,&mdash;je
+vous le donne pour protecteur et pour mari.</p>
+
+<p>Éthel pâlit, trembla; c’était au moment où son rêve de bonheur venait
+de s’envoler pour jamais, que son père essayait de le réaliser. Cette
+pensée si amère: J’aurais donc pu être heureuse! vint rendre à son
+désespoir toute sa violence. Elle resta un moment sans pouvoir parler,
+de peur de laisser échapper les larmes brûlantes qui roulaient dans
+ses yeux.</p>
+
+<p>Le père attendait.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! dit-elle enfin d’une voix éteinte, vous me le destiniez pour
+mari, mon seigneur et père, sans connaître sa naissance, sa famille,
+son nom?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous le destinais point, ma fille, je vous le destine.</p>
+
+<p>Le ton du vieillard était presque impérieux; Éthel soupira.</p>
+
+<p>&mdash;... Je vous le destine, dis-je; et que m’importe sa naissance? je
+n’ai pas besoin de connaître sa famille, puisque je connais sa
+personne. Songez-y; c’est la seule ancre de salut qui vous reste. Je
+crois qu’il n’a heureusement pas pour vous la même répugnance que vous
+montrez pour lui.</p>
+
+<p>La pauvre jeune fille leva les yeux au ciel.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m’entendez, Éthel; je le répète, que me fait sa naissance? Il
+est sans doute d’un rang obscur, car on n’enseigne pas à ceux qui
+naissent dans les palais à fréquenter les prisons. Oui, et ne
+manifestez pas d’orgueilleux regrets, ma fille; n’oubliez pas qu’Éthel
+Schumacker n’est plus princesse de Wollin et comtesse de Tongsberg;
+vous êtes redescendue plus bas que le point d’où votre père s’est
+élevé. Soyez donc heureuse si cet homme accepte votre main, quelle que
+soit sa famille. S’il est d’une humble naissance, tant mieux, ma
+fille; vos jours du moins seront à l’abri des orages qui ont tourmenté
+les jours de votre père. Vous coulerez, loin de l’envie et de la haine
+des hommes, sous quelque nom inconnu, une existence ignorée, bien
+différente de la mienne, car elle s’achèvera mieux qu’elle n’aura
+commencé.</p>
+
+<p>Éthel était tombée à genoux devant le prisonnier.</p>
+
+<p>&mdash;O mon père! grâce!</p>
+
+<p>Il ouvrit ses bras avec surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire, ma fille?</p>
+
+<p>&mdash;Au nom du ciel, ne me peignez pas ce bonheur, il n’est pas fait pour
+moi!</p>
+
+<p>&mdash;Éthel, reprit sévèrement le vieillard, ne vous jouez pas de toute
+votre vie. J’ai refusé la main d’une princesse de sang royal, d’une
+princesse de Holstein-Augustenbourg, entendez-vous cela? Et mon
+orgueil a été cruellement puni. Vous dédaignez celle d’un homme
+obscur, mais loyal; tremblez que le vôtre ne soit aussi tristement
+châtié.</p>
+
+<p>&mdash;Plût au ciel, murmura Éthel, que ce fût un homme obscur et loyal!</p>
+
+<p>Le vieillard se leva et fit quelques pas dans l’appartement avec
+agitation.</p>
+
+<p>&mdash;Ma fille, dit-il, c’est votre pauvre père qui vous en prie et qui
+vous l’ordonne. Ne me laissez pas à ma mort une inquiétude sur votre
+avenir; promettez-moi d’accepter cet étranger pour époux.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous obéirai toujours, mon père, mais n’espérez pas son retour.</p>
+
+<p>&mdash;J’ai pesé les probabilités, et je pense, d’après l’accent dont cet
+Ordener prononçait votre nom....</p>
+
+<p>&mdash;Qu’il m’aime! interrompit Éthel amèrement; oh! non, ne le croyez
+pas.</p>
+
+<p>Le père répondit froidement:</p>
+
+<p>&mdash;J’ignore si, pour employer votre expression de jeune fille, il vous
+aime; mais je sais qu’il reviendra.</p>
+
+<p>&mdash;Abandonnez cette idée, mon noble père. D’ailleurs, vous ne voudriez
+peut-être pas qu’il fût votre gendre si vous le connaissiez.</p>
+
+<p>&mdash;Éthel, il le sera, quels que soient son nom et son rang.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! reprit-elle, si ce jeune homme, en qui vous avez vu un
+consolateur, en qui vous voulez voir un soutien pour votre fille,
+monseigneur et père, si c’était le fils d’un de vos mortels ennemis,
+du vice-roi de Norvège, du comte de Guldenlew?</p>
+
+<p>Schumacker recula de deux pas.</p>
+
+<p>&mdash;Que dites-vous, grand Dieu! Ordener! cet Ordener.&mdash;Cela est
+impossible!....</p>
+
+<p>L’indicible expression de haine qui venait de s’allumer dans les yeux
+ternes du vieillard glaça le cœur tremblant d’Éthel, qui se repentit
+vainement de la parole imprudente qu’elle venait de prononcer.</p>
+
+<p>Le coup était porté. Schumacker resta quelques instants immobile et
+les bras croisés; tout son corps tressaillait comme s’il avait été sur
+un gril ardent; ses prunelles flamboyantes sortaient de leur orbite,
+et son regard, fixé sur les dalles de pierre, paraissait vouloir les
+enfoncer. Enfin quelques paroles sortirent de ses lèvres bleues,
+prononcées d’une voix aussi faible que celle d’un homme qui rêve.</p>
+
+<p>&mdash;Ordener!&mdash;Oui, c’est cela, Ordener Guldenlew!</p>
+
+<p>&mdash;C’est bien. Allons! Schumacker, vieux insensé, ouvre-lui donc tes
+bras, ce loyal jeune homme vient pour te poignarder.</p>
+
+<p>Tout à coup il frappa le sol du pied, et sa voix devint tonnante.</p>
+
+<p>&mdash;Ils m’ont donc envoyé toute leur infâme race pour m’insulter dans ma
+chute et dans ma captivité! j’avais déjà vu un d’Ahlefeld; j’ai
+presque souri à un Guldenlew! Les monstres! Qui eût dit cela de cet
+Ordener, qu’il portait une pareille âme et un pareil nom! Malheur à
+moi! malheur à lui! Puis il tomba anéanti sur son fauteuil, et tandis
+que sa poitrine oppressée se dégonflait par de longs soupirs, la
+pauvre Éthel, palpitante d’effroi, pleurait à ses pieds.</p>
+
+<p>&mdash;Ne pleure pas, ma fille, dit-il d’une voix sinistre, viens, oh!
+viens sur mon cœur.</p>
+
+<p>Et il la pressa dans ses bras.</p>
+
+<p>Éthel ne savait comment s’expliquer cette caresse dans un moment de
+rage, lorsqu’il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Du moins, jeune fille, tu as été plus clairvoyante que ton vieux
+père. Tu n’as point été trompée par le serpent aux yeux doux et
+venimeux. Viens, que je te remercie de la haine que tu m’as fait voir
+pour cet exécrable Ordener.</p>
+
+<p>Elle frémit de cet éloge, hélas! si peu mérité.</p>
+
+<p>&mdash;Mon seigneur et père, dit-elle, calmez-vous!</p>
+
+<p>&mdash;Promets-moi, poursuivait Schumacker, de vouer toujours les mêmes
+sentiments au fils de Guldenlew; jure-le-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu défend le serment, mon père.</p>
+
+<p>&mdash;Jure-le, ma fille, répéta Schumacker avec véhémence. N’est-il pas
+vrai que tu conserveras toujours le même cœur pour cet Ordener
+Guldenlew?</p>
+
+<p>Éthel n’eut pas de peine à répondre:</p>
+
+<p>&mdash;Toujours.</p>
+
+<p>Le vieillard l’attira sur sa poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, ma fille! que je te lègue au moins ma haine pour eux; si je ne
+puis te léguer les biens et les honneurs qu’ils m’ont ravis. Écoute,
+ils ont enlevé à ton vieux père son rang et sa gloire, ils l’ont
+traîné d’un échafaud dans les fers, comme pour le souiller de toutes
+les infamies en le faisant passer par tous les supplices. Les
+misérables! Et c’est à moi qu’ils devaient le pouvoir qu’ils ont
+tourné contre moi! Oh! que le ciel et l’enfer m’entendent, et qu’ils
+soient tous maudits dans leur existence, et maudits dans leur
+postérité!</p>
+
+<p>Il se tut un moment; puis, embrassant sa pauvre fille, épouvantée de
+ses imprécations:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon Éthel, toi qui es ma seule gloire et mon seul bien,
+dis-moi, comment ton instinct a-t-il été plus habile que le mien?
+Comment as-tu découvert que ce traître portait l’un des noms abhorrés
+qui sont écrits au fond de mon cœur avec du fiel? Comment as-tu
+pénétré ce secret?</p>
+
+<p>Elle rassemblait toutes ses forces pour répondre, quand la porte
+s’ouvrit.</p>
+
+<p>Un homme vêtu de noir, portant à sa main une verge d’ébène et à son
+cou une chaîne d’acier bruni, parut sur le seuil, environné de
+hallebardiers également vêtus de noir.</p>
+
+<p>&mdash;Que me veux-tu? demanda le captif avec aigreur et étonnement.</p>
+
+<p>L’homme, sans lui répondre et sans le regarder, déroula un long
+parchemin, auquel pendait, à des fils de soie, un sceau de cire verte,
+et lut à haute voix:</p>
+
+<p>&mdash;«Au nom de sa majesté notre miséricordieux souverain et seigneur,
+Christiern, roi!</p>
+
+<p>»Il est enjoint à Schumacker, prisonnier d’état dans la forteresse
+royale de Munckholm, et à sa fille, de suivre le porteur dudit
+ordre.»</p>
+
+<p>Schumacker répéta sa question:</p>
+
+<p>&mdash;Que me veux-tu?</p>
+
+<p>L’homme noir, toujours impassible, se mit en devoir de recommencer sa
+lecture.</p>
+
+<p>&mdash;Il suffit, dit le vieillard.</p>
+
+<p>Alors, se levant, il fit signe à Éthel, surprise et épouvantée, de
+suivre avec lui cette lugubre escorte.</p>
+
+<h2><a name="XLI" id="XLI"></a>XLI</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Un signal lugubre est donné, un ministre abject de<br /></span>
+<span class="i0">la justice vient frapper à sa porte, et l’avertir<br /></span>
+<span class="i0">qu’on a besoin de lui.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">JOSEPH DE MAISTRE<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>La nuit venait de tomber; un vent froid sifflait autour de la
+Tour-Maudite, et les portes de la ruine de Vygla tremblaient dans
+leurs gonds, comme si la même main les eût secouées toutes à la fois.</p>
+
+<p>Les farouches habitants de la tour, le bourreau et sa famille, étaient
+réunis autour du foyer allumé au milieu de la salle du premier étage,
+qui jetait des rougeurs vacillantes sur leurs visages sombres et sur
+leurs vêtements d’écarlate. Il y avait dans les traits des enfants
+quelque chose de féroce comme le rire de leur père, et de hagard comme
+le regard de leur mère. Leurs yeux, ainsi que ceux de Bechlie, étaient
+tournés vers Orugix, qui, assis sur une escabelle de bois, paraissait
+reprendre haleine, et dont les pieds, couverts de poussière,
+annonçaient qu’il venait d’arriver de quelque lointaine expédition.</p>
+
+<p>&mdash;Femme, écoute; écoutez, enfants. Ce n’est pas pour apporter de
+mauvaises nouvelles que j’ai été absent deux jours entiers. Si, avant
+un mois, je ne suis pas exécuteur royal, je veux ne savoir pas serrer
+un nœud coulant ou manier une hache. Réjouissez-vous, mes petits
+louveteaux, votre père vous laissera peut-être pour héritage
+l’échafaud même de Copenhague.</p>
+
+<p>&mdash;Nychol, demanda Bechlie, qu’y a-t-il donc?</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, ma vieille bohémienne, reprit Nychol avec son rire pesant,
+réjouis-toi aussi! tu peux t’acheter des colliers de verre bleu pour
+orner ton cou de cigogne étranglée. Notre engagement expire bientôt;
+mais va, dans un mois, quand tu me verras le premier bourreau des deux
+royaumes, tu ne refuseras pas de casser une autre cruche avec moi.</p>
+
+<p>&mdash;Qu’y a-t-il donc, qu’y a-t-il donc, mon père? demandèrent les
+enfants, dont l’aîné jouait avec un chevalet tout sanglant, tandis que
+le plus petit s’amusait à plumer vivant un petit oiseau qu’il avait
+pris à sa mère dans le nid même.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu’il y a, mes enfants?&mdash;Tue donc cet oiseau, Haspar, il crie
+comme une mauvaise scie; et d’ailleurs il ne faut pas être cruel.
+Tue-le.&mdash;Ce qu’il y a? Rien, peu de chose vraiment, sinon, dame
+Bechlie, qu’avant huit jours d’ici l’ex-chancelier Schumacker, qui est
+prisonnier à Munckholm, après avoir vu mon visage de si près à
+Copenhague, et le fameux brigand d’Islande Han de Klipstadur, me
+passeront peut-être tous deux à la fois par les mains.</p>
+
+<p>L’œil égaré de la femme rouge prit une expression d’étonnement et de
+curiosité.</p>
+
+<p>&mdash;Schumacker! Han d’Islande! comment cela, Nychol?</p>
+
+<p>&mdash;Voilà tout. J’ai rencontré hier matin, sur la route de Skongen, au
+pont de l’Ordals, tout le régiment des arquebusiers de Munckholm, qui
+s’en retournait à Drontheim d’un air très victorieux. J’ai questionné
+un des soldats, qui a daigné me répondre, parce qu’il ignorait sans
+doute pourquoi ma casaque et ma charrette sont rouges; j’ai appris que
+les arquebusiers revenaient des gorges du Pilier-Noir, où ils avaient
+mis en pièces des bandes de brigands, c’est-à-dire de mineurs
+insurgés. Or, tu sauras, Bechlie la bohémienne, que ces rebelles se
+révoltaient pour Schumacker, et étaient commandés par Han d’Islande.
+Tu sauras que cette levée de boucliers constitue pour Han d’Islande un
+bon crime d’insurrection contre l’autorité royale, et pour Schumacker
+un bon crime de haute trahison; ce qui amène tout naturellement ces
+deux honorables seigneurs à la potence ou au billot. Ajoute à ces deux
+superbes exécutions, qui ne peuvent manquer de me rapporter au moins
+quinze ducats d’or chacune, et de me faire le plus grand honneur dans
+les deux royaumes, celles, moins importantes, à la vérité, de quelques
+autres....</p>
+
+<p>&mdash;Mais quoi! interrompit Bechlie, Han d’Islande a donc été pris?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi interrompez-vous votre seigneur et maître, femme de
+perdition? dit le bourreau. Oui, sans doute, ce fameux, cet imprenable
+Han d’Islande a été pris, avec quelques autres chefs de brigands, ses
+lieutenants, qui me rapporteront bien aussi chacun douze écus par
+tête, sans compter la vente des cadavres. Il a été pris, vous dis-je,
+et je l’ai vu, puisqu’il faut satisfaire entièrement votre curiosité,
+passer entre les rangs des soldats.</p>
+
+<p>La femme et les enfants se rapprochèrent vivement d’Orugix.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! tu l’as vu, père? demandèrent les enfants.</p>
+
+<p>&mdash;Taisez-vous, enfants. Vous criez comme un coquin qui se dit
+innocent. Je l’ai vu. C’est une espèce de géant; il marchait les bras
+croisés, enchaînés derrière le dos, et le front bandé. C’est que, sans
+doute, il a été blessé à la tête. Mais, qu’il soit tranquille, avant
+peu je l’aurai guéri de cette blessure.</p>
+
+<p>Après avoir mêlé à ces horribles paroles un horrible geste, le
+bourreau continua:</p>
+
+<p>&mdash;Il y avait derrière lui quatre de ses compagnons, également
+prisonniers, blessés de même, et qu’on menait comme lui à Drontheim,
+où ils seront jugés, avec l’ex-grand-chancelier Schumacker, par un
+tribunal où siégera le haut-syndic, et que présidera le
+grand-chancelier actuel.</p>
+
+<p>&mdash;Père, quel visage avaient les autres prisonniers?</p>
+
+<p>&mdash;Les deux premiers étaient deux vieillards, dont l’un portait le
+feutre de mineur, et l’autre le bonnet de montagnard. Tous deux
+paraissaient désespérés. Des deux autres, l’un était un jeune mineur,
+qui marchait la tête haute, en sifflant; l’autre....&mdash;Te souviens-tu,
+ma damnée Bechlie, de ces voyageurs qui sont entrés dans cette tour,
+il y a une dizaine de jours, la nuit de ce violent orage?</p>
+
+<p>&mdash;Comme Satan se souvient du jour de sa chute, répondit la femme.</p>
+
+<p>&mdash;Avais-tu remarqué parmi ces étrangers un jeune homme qui
+accompagnait ce vieux docteur fou à grande perruque? un jeune homme,
+te dis-je, vêtu d’un grand manteau vert et coiffé d’une toque à plume
+noire?</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, je crois l’avoir encore devant les yeux, me disant:
+Femme, nous avons de l’or.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! la vieille, je veux n’avoir jamais étranglé que des coqs de
+bruyère, si le quatrième prisonnier n’est pas ce jeune homme. Sa
+figure m’était, à la vérité, entièrement cachée par sa plume, sa
+toque, ses cheveux et son manteau; d’ailleurs, il baissait la tête.
+Mais c’est bien le même vêtement, les mêmes bottines, le même air. Je
+veux avaler d’une bouchée le gibet de pierre de Skongen, si ce n’est
+pas le même homme! Que dis-tu de cela, Bechlie? Ne serait-il pas
+plaisant qu’après avoir reçu de moi de quoi soutenir sa vie, cet
+étranger en reçût également de quoi l’abréger, et qu’il exerçât mon
+habileté après avoir éprouvé mon hospitalité?</p>
+
+<p>Le bourreau prolongea quelque temps son gros rire sinistre; puis il
+reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, réjouissez-vous donc tous, et buvons; oui, Bechlie,
+donne-moi un verre de cette bière qui râpe le gosier comme si l’on
+buvait des limes, que je le vide à mon avancement futur.&mdash;Allons,
+honneur et santé au seigneur Nychol Orugix, exécuteur royal en
+perspective!&mdash;Je t’avouerai, vieille pécheresse, que j’ai eu de la
+peine à me rendre au bourg de Noes pour y pendre obscurément je ne
+sais quel ignoble voleur de choux et de chicorée. Cependant, en y
+réfléchissant, j’ai pensé que trente-deux ascalins n’étaient pas
+encore à dédaigner, et que mes mains ne se dégraderaient en exécutant
+de simples voleurs et autres canailles de ce genre que lorsqu’elles
+auraient décapité le noble comte ex-grand-chancelier et le fameux
+démon d’Islande. Je me suis donc résigné, en attendant mon diplôme de
+maître royal des hautes-œuvres, à expédier le pauvre misérable du
+bourg de Noes; et voici, ajouta-t-il en tirant une bourse de cuir de
+son havre-sac, voici les trente-deux ascalins que je t’apporte, la
+vieille.</p>
+
+<p>En ce moment, le bruit du cor se fit entendre à trois reprises
+différentes, en dehors de la tour.</p>
+
+<p>&mdash;Femme, cria Orugix en se levant, ce sont les archers du haut-syndic.</p>
+
+<p>À ces mots, il descendit en toute hâte.</p>
+
+<p>Un instant après il reparut, portant un grand parchemin, dont il avait
+rompu le sceau.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit-il à sa femme, voilà ce que le haut-syndic m’envoie.
+Déchiffre-moi cela, toi qui lirais le grimoire de Satan. Ce sont
+peut-être déjà mes lettres de promotion; car, puisque le tribunal aura
+un grand-chancelier pour président et un grand-chancelier pour accusé,
+il conviendrait que le bourreau qui exécutera son arrêt fût un
+bourreau royal.</p>
+
+<p>La femme reçut le parchemin, et, après y avoir quelque temps promené
+ses yeux, elle lut à haute voix, tandis que les enfants jetaient sur
+elle un regard hébété et stupide:</p>
+
+<p>&mdash;«Au nom du haut-syndic du Drontheimhus!&mdash;il est ordonné à Nychol
+Orugix, bourreau de la province, de se transporter sur-le-champ à
+Drontheim, et de se munir de la hache d’honneur, du billot et des
+tentures noires.»</p>
+
+<p>&mdash;C’est là tout? demanda le bourreau d’une voix mécontente.</p>
+
+<p>&mdash;C’est là tout, répondit Bechlie.</p>
+
+<p>&mdash;Bourreau de la province! murmura Orugix entre ses dents.</p>
+
+<p>Il resta un moment jetant sur le parchemin syndical des regards
+d’humeur.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit-il enfin, il faut obéir et partir. Voici pourtant qu’on
+me demande la hache d’honneur et les tentures noires.&mdash;Tu auras soin,
+Bechlie, d’enlever les gouttes de rouille qui ont délustré ma hache,
+et de voir si la draperie n’est pas tachée en plusieurs endroits. En
+somme, il ne faut pas se décourager, ils ne veulent peut-être
+m’accorder d’avancement que comme salaire de cette belle exécution.
+Tant pis pour les condamnés, ils n’auront pas la satisfaction d'être
+mis à mort par un exécuteur royal.</p>
+
+<h2><a name="XLII" id="XLII"></a>XLII</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">ELVINE.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Qu’est devenu le pauvre Sanche? Il n’a point paru<br /></span>
+<span class="i0">dans la ville.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">NUNO.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Sanche aura su se mettre à couvert.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">LOPE DE VEGA. <i>Le meilleur alcade est le roi.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Le comte d’Ahlefeld, traînant une ample simarre de satin noir doublée
+d’hermine, la tête et les épaules cachées par une large perruque
+magistrale, et la poitrine chargée de plusieurs étoiles et
+décorations, parmi lesquelles on distinguait les colliers des ordres
+royaux de l’éléphant et de Dannebrog; revêtu, en un mot, du costume
+complet de grand-chancelier de Danemark et de Norvège, se promenait
+d’un air soucieux dans l’appartement de la comtesse d’Ahlefeld, seule
+avec lui en ce moment.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, il est neuf heures, le tribunal va entrer en séance; il ne
+faut pas le faire attendre, car il est nécessaire que l’arrêt soit
+rendu dans la nuit, afin qu’on l’exécute demain matin au plus tard. Le
+haut-syndic m’a assuré que le bourreau serait ici avant
+l’aube.&mdash;Elphége! avez-vous ordonné qu’on apprêtât la barque qui doit
+me transporter à Munckholm?</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, elle vous attend depuis une demi-heure au moins,
+répondit la comtesse en se soulevant sur son fauteuil.</p>
+
+<p>&mdash;Et ma litière est-elle à la porte?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monseigneur.</p>
+
+<p>&mdash;Allons!....&mdash;Vous dites donc, Elphége, ajouta le comte en se
+frappant le front, qu’il existe une intrigue amoureuse entre Ordener
+Guldenlew et la fille de Schumacker?</p>
+
+<p>&mdash;Très amoureuse, je vous jure! répliqua la comtesse en souriant de
+colère et de dédain.</p>
+
+<p>&mdash;Qui se fût imaginé cela?&mdash;Pourtant, je vous assure que je m’en étais
+déjà douté.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi aussi, dit la comtesse.&mdash;C’est un tour que ce maudit Levin
+nous a joué.</p>
+
+<p>&mdash;Vieux scélérat de mecklembourgeois! murmura le chancelier; va, je te
+recommanderai à Arensdorf.</p>
+
+<p>&mdash;Si je pouvais le faire disgracier!&mdash;Eh! mais, écoutez donc, Elphége,
+voici un trait de lumière.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez que les individus que nous allons juger dans le château
+de Munckholm sont au nombre de six:&mdash;Schumacker, que je ne redouterai
+plus, j’espère, demain à pareille heure; ce montagnard colosse, notre
+faux Han d’Islande, qui a juré de soutenir le rôle jusqu’à la fin,
+dans l’espérance que Musdœmon, dont il a déjà reçu de fortes sommes
+d’argent, le fera évader.&mdash;Ce Musdœmon a des idées vraiment
+diaboliques!&mdash;Les quatre autres accusés sont les trois chefs des
+rebelles, et un quidam qui s’est trouvé, on ne sait comment, au milieu
+du rassemblement d’Apsyl-Corh, et que les précautions prises par
+Musdœmon ont fait tomber dans nos mains. Musdœmon pense que cet
+homme est un espion de Levin de Knud. Et, en effet, en arrivant ici
+prisonnier, sa première parole a été pour demander le général; et
+quand il a appris l’absence du mecklembourgeois, il a paru consterné.
+Du reste, il n’a voulu répondre à aucune des questions que lui a
+adressées Musdœmon.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher seigneur, interrompit la comtesse, pourquoi ne l’avez-vous
+pas interrogé vous-même?</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, Elphége, comment l’aurais-je pu au milieu de tous les
+soins qui m’accablent depuis mon arrivée? Je me suis reposé de cette
+affaire sur Musdœmon, qu’elle intéresse autant que moi. D’ailleurs,
+ma chère, cet homme n’est d’aucune importance par lui-même; c’est
+quelque pauvre vagabond. Nous n’en pourrons tirer parti qu’en le
+présentant comme un agent de Levin de Knud, et, comme il a été pris
+dans les rangs des rebelles, cela pourra prouver entre le
+mecklembourgeois et Schumacker une connivence coupable, qui suffira
+pour provoquer, sinon la mise en accusation, du moins la disgrâce du
+maudit Levin.</p>
+
+<p>La comtesse parut méditer un moment.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, monseigneur. Mais cette fatale passion du baron
+Thorvick pour Éthel Schumacker....</p>
+
+<p>Le chancelier se frotta le front de nouveau; puis tout à coup haussant
+les épaules:</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, Elphége, nous ne sommes plus ni l’un ni l’autre jeunes et
+novices dans la vie, et pourtant nous ne connaissons pas les hommes!
+Quand Schumacker aura été une seconde fois flétri par un jugement de
+haute trahison, quand il aura subi sur l’échafaud une condamnation
+infamante, quand sa fille, retombée au-dessous des derniers rangs de
+la société, sera souillée à jamais publiquement de tout l’opprobre de
+son père, pensez-vous, Elphége, qu’alors Ordener Guldenlew se
+souvienne un seul instant de cette amourette d’enfance, que vous
+nommez passion, d’après les discours exaltés d’une jeune folle
+prisonnière, et qu’il balance un seul jour entre la fille déshonorée
+d’un misérable criminel et la fille illustre d’un glorieux chancelier?
+Il faut juger les hommes d’après soi, ma chère; où avez-vous vu que le
+cœur humain fût ainsi fait?</p>
+
+<p>&mdash;Je souhaite que vous ayez encore raison.&mdash;Vous ne trouverez
+cependant pas inutile, n’est-il pas vrai, la demande que j’ai faite au
+syndic pour que la fille de Schumacker assiste au procès de son père,
+et soit placée dans la même tribune que moi? Je suis curieuse
+d’étudier cette créature.</p>
+
+<p>&mdash;Tout ce qui peut nous éclairer sur cette affaire est précieux, dit
+le chancelier avec flegme.&mdash;Mais, dites-moi, sait-on où cet Ordener
+est en ce moment?</p>
+
+<p>&mdash;Personne au monde ne le sait; c’est le digne élève de ce vieux
+Levin, un chevalier errant comme lui. Je crois qu’il visite en ce
+moment Ward-Hus.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, bien, notre Ulrique le fixera. Allons, j’oublie que le
+tribunal m’attend.</p>
+
+<p>La comtesse arrêta le grand-chancelier.</p>
+
+<p>&mdash;Encore un mot, monseigneur.&mdash;Je vous en ai parlé hier, mais votre
+esprit était occupé, et je n’ai pu obtenir de réponse. Où est mon
+Frédéric?</p>
+
+<p>&mdash;Frédéric! dit le comte avec une expression lugubre, et en portant la
+main sur son visage.</p>
+
+<p>&mdash;Oui; répondez-moi, mon Frédéric! Son régiment est de retour à
+Drontheim sans lui. Jurez-moi que Frédéric n’était pas dans cette
+horrible gorge du Pilier-Noir. Pourquoi votre figure a-t-elle changé
+au nom de Frédéric? Je suis dans une mortelle inquiétude.</p>
+
+<p>Le chancelier reprit sa physionomie impassible.</p>
+
+<p>&mdash;Elphége, tranquillisez-vous. Je vous jure qu’il n’était point dans
+le défilé du Pilier-Noir. D’ailleurs, on a publié la liste des
+officiers tués ou blessés dans cette rencontre.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit la comtesse calmée, vous me rassurez. Deux officiers
+seulement ont été tués, le capitaine Lory et le jeune baron Randmer,
+qui a fait tant de folies avec mon pauvre Frédéric dans les bals de
+Copenhague! Oh! j’ai lu et relu la liste, je vous assure. Mais
+dites-moi, monseigneur, mon fils est donc resté à Walhstrom?</p>
+
+<p>&mdash;Il y est resté, répondit le comte.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, cher ami, dit la mère avec un sourire qu’elle s’efforçait
+de rendre tendre, je ne vous demande qu’une grâce, c’est de faire
+revenir vite mon Frédéric de cet affreux pays.</p>
+
+<p>Le chancelier se dégagea péniblement de ses bras suppliants.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, dit-il, le tribunal m’attend. Adieu, ce que vous me demandez
+ne dépend pas de moi.</p>
+
+<p>Et il sortit brusquement.</p>
+
+<p>La comtesse demeura sombre et pensive.</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne dépend pas de lui! se dit-elle; et il lui suffirait d’un mot
+pour me rendre mon fils!&mdash;Je l’ai toujours pensé, cet homme-là est
+vraiment méchant.</p>
+
+<h2><a name="XLIII" id="XLIII"></a>XLIII</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Est-ce ainsi qu’on traite un homme de ma charge?<br /></span>
+<span class="i0">est-ce ainsi qu’on perd le respect dû à la<br /></span>
+<span class="i0">justice?<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">CALDERON. <i>Louis Perez de Galice</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>La tremblante Éthel, que les gardes ont séparée de son père à la
+sortie du donjon du Lion de Slesvig, a été conduite, à travers de
+ténébreux corridors, jusqu’alors inconnus d’elle, dans une sorte de
+cellule obscure, qu’on a refermée sur son entrée. Du côté de la
+cellule opposée à la porte est une grande ouverture grillée, à travers
+laquelle pénètre une lumière de torches et de flambeaux. Devant cette
+ouverture est une banquette sur laquelle est placée une femme voilée
+et vêtue de noir, qui lui fait signe de s’asseoir auprès d’elle. Elle
+obéit en silence et interdite.</p>
+
+<p>Ses yeux se portent au delà de l’ouverture grillée. Un tableau sombre
+et imposant est devant elle.</p>
+
+<p>À l’extrémité d’une salle, tendue de noir, et faiblement éclairée par
+des lampes de cuivre suspendues à la voûte, s’élève un tribunal noir
+arrondi en fer à cheval, occupé par sept juges vêtus de robes noires,
+dont l’un, placé au centre sur un siège plus élevé, porte sur sa
+poitrine des chaînes de diamants et des plaques d’or qui étincellent.
+Le juge assis à la droite de celui-ci se distingue des autres par une
+ceinture blanche et un manteau d’hermine, insigne du haut-syndic de la
+province. À droite du tribunal est une estrade couverte d’un dais, où
+siège un vieillard, revêtu d’habits pontificaux; à gauche, une table
+chargée de papiers, derrière laquelle se tient debout un homme de
+petite taille, coiffé d’une énorme perruque, et enveloppé des plis
+d’une longue robe noire.</p>
+
+<p>On remarque, en face des juges, un banc de bois entouré de
+hallebardiers qui portent des torches, dont la lueur, réfléchie par
+une forêt de piques, de mousquets et de pertuisanes, répand de vagues
+rayons sur les têtes tumultueuses d’une foule de spectateurs, pressés
+contre la grille de fer qui les sépare du tribunal.</p>
+
+<p>Éthel observait ce spectacle comme si elle eût assisté éveillée à un
+rêve; cependant elle était loin de se sentir indifférente à ce qui
+allait se passer sous ses yeux. Elle entendait en elle comme une voix
+intime qui l’avertissait d'être attentive, parce qu’elle touchait à
+l’une des crises de sa vie. Son cœur était en proie à deux agitations
+différentes en même temps; elle eût voulu savoir sur-le-champ en quoi
+elle était intéressée à la scène qu’elle contemplait, ou ne le savoir
+jamais. Depuis plusieurs jours, l’idée que son Ordener était perdu
+pour elle lui avait inspiré le désir désespéré d’en finir d’une fois
+avec l’existence, et de pouvoir lire d’un coup d’œil tout le livre de
+sa destinée. C’est pourquoi, comprenant qu’elle entrait dans l’heure
+décisive de son sort, elle examina le tableau lugubre qui s’offrait à
+elle, moins avec répugnance qu’avec une sorte de joie impatiente et
+funèbre.</p>
+
+<p>Elle vit le président se lever, en proclamant, au nom du roi, que
+l’audience de justice était ouverte.</p>
+
+<p>Elle entendit le petit homme noir, placé à la gauche du tribunal,
+lire, d’une voix basse et rapide, un long discours où le nom de son
+père, mêlé aux mots de <i>conspiration</i>, de <i>révolte des mines</i>, de
+<i>haute-trahison</i>, revenait fréquemment. Alors elle se rappela ce que
+la fatale inconnue lui avait dit, dans le jardin du donjon, de
+l’accusation dont son père était menacé; et elle frémit quand elle
+entendit l’homme à la robe noire terminer son discours par le mot de
+<i>mort</i>, fortement articulé.</p>
+
+<p>Épouvantée, elle se tourna vers la femme voilée, pour laquelle un
+sentiment qu’elle ne s’expliquait pas lui inspirait de la crainte:</p>
+
+<p>&mdash;Où sommes-nous? qu’est-ce que tout ceci? demanda-t-elle timidement.</p>
+
+<p>Un geste de sa mystérieuse compagne l’invita au silence et à
+l’attention. Elle reporta sa vue dans la salle du tribunal.</p>
+
+<p>Le vieillard vénérable, en habits épiscopaux, venait de se lever; et
+Éthel recueillit ces paroles, qu’il prononça distinctement:</p>
+
+<p>&mdash;Au nom du Dieu tout-puissant et miséricordieux,&mdash;moi,
+Pamphile-Éleuthère, évêque de la royale ville de Drontheim et de la
+royale province du Drontheimhus, je salue le respectable tribunal qui
+juge au nom du roi, notre seigneur après Dieu;</p>
+
+<p>Et je dis&mdash;qu’ayant remarqué que les prisonniers amenés devant ce
+tribunal étaient des hommes et des chrétiens, et qu’ils n’avaient
+point de procureurs, je déclare aux respectables juges que mon
+intention est de les assister de mon faible secours, dans la cruelle
+position où le ciel les a voulu mettre;</p>
+
+<p>Priant Dieu de daigner donner sa force à notre infirme faiblesse, et
+sa lumière à notre profonde cécité.</p>
+
+<p>C’est ainsi que moi, évêque de ce royal diocèse, je salue le
+respectable et judicieux tribunal.&mdash;</p>
+
+<p>Après avoir parlé ainsi, l’évêque descendit de son trône pontifical,
+et alla s’asseoir sur le banc de bois destiné aux accusés, tandis
+qu’un murmure d’approbation éclatait parmi le peuple.</p>
+
+<p>Le président se leva, et dit d’une voix sèche:</p>
+
+<p>&mdash;Hallebardiers, qu’on fasse silence!&mdash;Seigneur évêque, le tribunal
+remercie votre révérence, au nom des prisonniers.&mdash;Habitants du
+Drontheimhus, soyez attentifs à la haute justice du roi; le tribunal
+va juger sans appel. Archers,&mdash;qu’on amène les accusés.</p>
+
+<p>Il se fit dans l’auditoire un silence d’attente et de terreur;
+seulement toutes les têtes s’agitèrent dans l’ombre, comme les sombres
+vagues d’une mer orageuse, sur laquelle le tonnerre s’apprête à
+gronder.</p>
+
+<p>Bientôt Éthel entendit une rumeur sourde et un mouvement
+extraordinaire se prolonger au-dessous d’elle, dans les sinistres
+avenues de la salle; puis l’auditoire se rangea avec un frémissement
+d’impatience et de curiosité; des pas multipliés retentirent; des
+hallebardes et des mousquets brillèrent; et bientôt six hommes
+enchaînés et entourés de gardes pénétrèrent, la tête nue, dans
+l’enceinte du tribunal. Éthel ne vit que le premier de ces six
+prisonniers; c’était un vieillard à barbe blanche, vêtu d’une simarre
+noire; c’était son père.</p>
+
+<p>Elle s’appuya défaillante sur la balustrade de pierre qui était devant
+sa banquette; les objets roulaient sous ses yeux comme dans un nuage
+confus, et il lui semblait que son cœur palpitait à son oreille.
+Elle-dit d’une voix faible:</p>
+
+<p>&mdash;O Dieu, secourez-moi!</p>
+
+<p>La femme voilée se pencha vers elle, et lui fit respirer des sels qui
+la réveillèrent de sa léthargie.</p>
+
+<p>&mdash;Noble dame, dit-elle ranimée, de grâce, un mot de votre voix pour me
+convaincre que je ne suis pas ici le jouet des fantômes de l’enfer.</p>
+
+<p>Mais l’inconnue, sourde à sa prière, avait retourné sa tête vers le
+tribunal; et la pauvre Éthel, qui avait retrouvé quelque force, se
+résigna à l’imiter en silence.</p>
+
+<p>Le président s’était levé, et avait dit d’une voix lente et
+solennelle:</p>
+
+<p>&mdash;Prisonniers, on vous amène devant nous pour que nous ayons à
+examiner si vous êtes coupables de haute-trahison, de conspiration, de
+révolte par les armes contre l’autorité du roi notre souverain
+seigneur. Méditez maintenant dans vos consciences, car une accusation
+de lèse-majesté au premier chef pèse sur vos têtes.</p>
+
+<p>En ce moment un rayon de lumière tomba sur le visage d’un des six
+accusés, d’un jeune homme qui tenait sa tête penchée sur sa poitrine,
+comme pour dérober ses traits sous les boucles pendantes de ses longs
+cheveux. Éthel tressaillit, et une sueur froide sortit de tous ses
+membres; elle avait cru reconnaître....&mdash;Mais non, c’était une cruelle
+illusion; la salle était faiblement éclairée, et les hommes s’y
+mouvaient comme des ombres; à peine distinguait-on le grand christ
+d’ébène poli, placé au-dessus du fauteuil du président.</p>
+
+<p>Cependant ce jeune homme était enveloppé d’un manteau qui de loin
+paraissait vert, ses cheveux en désordre avaient des reflets châtains,
+et le rayon inattendu qui avait dessiné ses traits.... Mais non, cela
+n’était pas, cela ne pouvait être! c’était une horrible illusion.</p>
+
+<p>Les prisonniers étaient assis sur le banc où était descendu l’évêque.
+Schumacker s’était placé à l’une des extrémités; il était séparé du
+jeune homme aux cheveux châtains par ses quatre compagnons
+d’infortune, qui portaient des vêtements grossiers, et au nombre
+desquels on remarquait une espèce de géant. L’évêque siégeait à
+l’autre extrémité du banc.</p>
+
+<p>Éthel vit le président se tourner vers son père.</p>
+
+<p>&mdash;Vieillard, dit-il d’une voix sévère, dites-nous votre nom et qui
+vous êtes.</p>
+
+<p>Le vieillard souleva sa tête vénérable.</p>
+
+<p>&mdash;Autrefois, répondit-il en regardant fixement le président, on
+m’appelait comte de Griffenfeld et de Tongsberg, prince de Wollin,
+prince du Saint-Empire, chevalier de l’ordre royal de l’éléphant,
+chevalier de l’ordre royal de Dannebrog; chevalier de la toison d’or
+d’Allemagne et de la jarretière d’Angleterre, premier ministre,
+inspecteur général des universités, grand-chancelier de Danemark et
+de....</p>
+
+<p>Le président l’interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Accusé, le tribunal ne vous demande ni comment on vous a nommé, ni
+ce que vous avez été, mais comment on vous nomme, et ce que vous êtes.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, reprit vivement le vieillard, maintenant je m’appelle Jean
+Schumacker, j’ai soixante-neuf ans, et je ne suis rien, que votre
+ancien bienfaiteur, chancelier d’Ahlefeld.</p>
+
+<p>Le président parut interdit.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai reconnu, seigneur comte, ajouta l’ex-chancelier, et comme
+j’ai cru voir qu’il n’en était pas de même à mon égard de votre côté,
+j’ai pris la liberté de rappeler à votre grâce que nous sommes de
+vieilles connaissances.</p>
+
+<p>&mdash;Schumacker, dit le président d’un ton où l’on sentait l’accent de la
+colère concentrée, épargnez les moments du tribunal.</p>
+
+<p>Le vieux captif l’interrompit encore:</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons changé de rôle, noble chancelier; autrefois c’était moi
+qui vous appelais simplement <i>d’Ahlefeld</i>, et vous qui me disiez
+<i>seigneur comte</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Accusé, répliqua le président, vous nuisez à votre cause en
+rappelant le jugement infamant dont vous êtes déjà flétri.</p>
+
+<p>&mdash;Si ce jugement est infamant pour quelqu’un, comte d’Ahlefeld, ce
+n’est pas pour moi.</p>
+
+<p>Le vieillard s’était levé à demi en prononçant ces paroles avec force.
+Le président étendit la main vers lui.</p>
+
+<p>&mdash;Asseyez-vous. N’insultez pas, devant un tribunal, et aux juges qui
+vous ont condamné, et au roi qui vous a donné ces juges. Rappelez-vous
+que sa majesté a daigné vous accorder la vie, et bornez-vous ici à
+vous défendre.</p>
+
+<p>Schumacker ne répondit qu’en haussant les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous, demanda le président, quelques aveux à faire au tribunal
+touchant le crime capital dont vous êtes accusé?</p>
+
+<p>Voyant que Schumacker gardait le silence, le président répéta sa
+question.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que c’est à moi que vous parlez? dit l’ex-grand-chancelier.
+Je croyais, noble comte d’Ahlefeld, que vous vous parliez à vous-même.
+De quel crime m’entretenez-vous? Est-ce que j’ai jamais donné le
+baiser d’Iscariote à un ami? Ai-je emprisonné, condamné, déshonoré un
+bienfaiteur? dépouillé celui à qui je devais tout? J’ignore, en
+vérité, seigneur chancelier actuel, pourquoi l’on m’amène ici. C’est
+sans doute pour juger de votre habileté à faire tomber des têtes
+innocentes. Je ne serai point fâché en effet de voir si vous saurez
+aussi bien me perdre que vous perdez le royaume, et s’il vous suffira
+d’une virgule pour causer ma mort, comme il vous a suffi d’une lettre
+de l’alphabet pour provoquer la guerre avec la Suède.[*]</p>
+
+<div class="block">
+<p class="nind">
+[*] Il y avait eu en effet de très graves différends entre le
+Danemark et la Suède, parce que le comte d’Ahlefeld avait exigé,
+dans une négociation, qu’un traité entre les deux états donnât au
+roi de Danemark le titre de <i>rex Gothorum</i>, ce qui semblait
+attribuer au monarque danois la souveraineté de la Gothie, province
+suédoise; tandis que les Suédois ne voulaient lui accorder que la
+qualité de <i>rex Gotorum</i>, dénomination vague qui équivalait à
+l’ancien titre des souverains danois, <i>roi des Gots</i>.
+<br />
+C’est à cette <i>h</i>, cause, non d’une guerre, mais de longues et
+menaçantes négociations, que Schumacker faisait sans doute allusion.
+</p>
+</div>
+
+<p>À peine achevait-il cette raillerie amère, que l’homme placé devant la
+table à gauche du tribunal se leva.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur président, dit-il, après s'être incliné profondément,
+seigneurs juges, je demande que la parole soit interdite à Jean
+Schumacker, s’il continue d’injurier ainsi sa grâce le président de ce
+respectable tribunal.</p>
+
+<p>La voix calme de l’évêque s’éleva:</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur secrétaire intime, on ne peut interdire la parole à un
+accusé.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, révérend évêque, s’écria le président avec
+précipitation. Notre intention est de laisser le plus de liberté
+possible à la défense.&mdash;J’engage seulement l’accusé à modérer son
+langage, s’il comprend ses véritables intérêts.</p>
+
+<p>Schumacker secoua la tête et dit froidement:</p>
+
+<p>&mdash;Il parait que le comte d’Ahlefeld est plus sûr de son fait qu’en
+1677.</p>
+
+<p>&mdash;Taisez-vous, dit le président; et s’adressant sur-le-champ au
+prisonnier voisin du vieillard, il lui demanda quel était son nom.
+C’était un montagnard d’une taille colossale, dont le front était
+entouré de bandages, qui se leva en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis Han, de Klipstadur, en Islande.</p>
+
+<p>Un frémissement d’épouvante erra quelque temps dans la foule, et
+Schumacker, soulevant sa tête pensive déjà retombée sur sa poitrine,
+jeta un brusque regard sur son formidable voisin, dont tous les autres
+co-accusés se tenaient éloignés.</p>
+
+<p>&mdash;Han d’Islande, demanda le président quand le trouble fut dissipé,
+qu’avez-vous à dire au tribunal?</p>
+
+<p>De tous les spectateurs, Éthel n’avait pas été la moins frappée de la
+présence du brigand fameux qui, depuis si longtemps, lui apparaissait
+dans toutes ses terreurs. Elle attacha avec une avidité craintive son
+regard sur le géant monstrueux que son Ordener avait peut-être
+combattu, dont il avait peut-être été la victime. Cette idée se
+retourna dans son cœur sous toutes ses formes douloureuses. Aussi,
+entièrement absorbée par une foule d’émotions déchirantes, elle
+entendit à peine la réponse qu’adressait au président, dans un langage
+grossier et embarrassé, ce Han d’Islande, en qui elle voyait presque
+le meurtrier de son Ordener. Elle comprit seulement que le brigand se
+déclarait le chef des bandes rebelles.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce de vous-même, demanda le président, ou par une instigation
+étrangère, que vous avez pris le commandement des insurgés?</p>
+
+<p>Le brigand répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n’est pas de moi-même.</p>
+
+<p>&mdash;Qui vous a provoqué à ce crime?</p>
+
+<p>&mdash;Un homme qui s’appelait Hacket.</p>
+
+<p>&mdash;Quel était ce Hacket?</p>
+
+<p>&mdash;Un agent de Schumacker, qu’il nommait aussi comte de Griffenfeld.</p>
+
+<p>Le président s’adressa à Schumacker:</p>
+
+<p>&mdash;Schumacker, connaissez-vous ce Hacket?</p>
+
+<p>&mdash;Vous m’avez prévenu, comte d’Ahlefeld, repartit le vieillard;
+j’allais vous adresser la même question.</p>
+
+<p>&mdash;Jean Schumacker, dit le président, vous êtes mal conseillé par votre
+haine. Le tribunal appréciera votre système de défense.</p>
+
+<p>L’évêque prit la parole.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur secrétaire intime, dit-il en se tournant vers l’homme de
+petite taille, qui paraissait faire les fonctions de greffier et
+d’accusateur, ce Hacket est-il parmi mes clients?</p>
+
+<p>&mdash;Non, votre révérence, répondit le secrétaire.</p>
+
+<p>&mdash;Sait-on ce qu’il est devenu?</p>
+
+<p>&mdash;On n’a pu le saisir; il a disparu.</p>
+
+<p>On eût dit qu’en parlant ainsi le seigneur secrétaire intime composait
+sa voix.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois plutôt qu’il s’est évanoui, dit Schumacker.</p>
+
+<p>L’évêque continua:</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur secrétaire, fait-on poursuivre ce Hacket? A-t-on son
+signalement?</p>
+
+<p>Avant que le secrétaire intime eût pu répondre, un des prisonniers se
+leva; c’était un jeune mineur d’un visage âpre et fier.</p>
+
+<p>&mdash;Il serait aisé de l’avoir, dit-il d’une voix forte. Ce misérable
+Hacket, l’agent de Schumacker, est un homme de petite stature, d’une
+figure ouverte, mais ouverte comme une bouche de l’enfer.&mdash;Tenez,
+seigneur évêque, sa voix ressemble beaucoup à celle de ce seigneur qui
+écrit là sur cette table, et que votre révérence appelle, je crois,
+secrétaire intime. Et même, si cette salle était moins sombre, et que
+le seigneur secrétaire intime eût moins de cheveux pour lui cacher le
+visage, j’assurerais presque qu’il y a dans ses traits quelque
+ressemblance avec ceux du traître Hacket.</p>
+
+<p>&mdash;Notre frère dit vrai, s’écrièrent les deux prisonniers voisins du
+jeune mineur.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment! murmura Schumacker avec une expression de triomphe.</p>
+
+<p>Cependant le secrétaire avait fait un mouvement involontaire, soit de
+crainte, soit de l’indignation qu’il ressentait d'être comparé à ce
+Hacket. Le président, qui lui-même avait paru troublé, se hâta
+d’élever la voix.</p>
+
+<p>&mdash;Prisonniers, n’oubliez pas que vous ne devez parler que lorsque le
+tribunal vous interroge; et surtout n’outragez pas les ministres de la
+justice par d’indignes comparaisons.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, seigneur président, dit l’évêque, ceci n’est qu’une
+question de signalement. Si le coupable Hacket offre quelques points
+de ressemblance avec le secrétaire, cela pourrait être utile.</p>
+
+<p>Le président l’interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Han d’Islande, vous qui avez eu tant de rapports avec Hacket,
+dites-nous, pour satisfaire le révérend évêque, si cet homme ressemble
+en effet à notre très honoré secrétaire intime.</p>
+
+<p>&mdash;Nullement, seigneur, répondit le géant sans hésiter.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, seigneur évêque, ajouta le président.</p>
+
+<p>L’évêque prononça d’un signe de tête qu’il était satisfait; et le
+président, s’adressant à un autre accusé, prononça la formule usitée:</p>
+
+<p>&mdash;Quel est votre nom?</p>
+
+<p>&mdash;Wilfrid Kennybol, des montagnes de Kole.</p>
+
+<p>&mdash;Étiez-vous parmi les insurgés?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, seigneur; la vérité vaut mieux que la vie. J’ai été pris dans
+les gorges maudites du Pilier-Noir. J’étais le chef des montagnards.</p>
+
+<p>&mdash;Qui vous a poussé au crime de rébellion?</p>
+
+<p>&mdash;Nos frères les mineurs se plaignaient de la tutelle royale, et cela
+était tout simple, n’est-ce pas, votre courtoisie? Vous n’auriez
+qu’une hutte de boue et deux mauvaises peaux de renard, que vous ne
+seriez pas fâché d’en être le maître. Le gouvernement n’a pas écouté
+leurs prières. Alors, seigneur, ils ont songé à se révolter, et nous
+ont priés de les aider. Un si petit service ne se refuse pas entre
+frères qui récitent les mêmes oraisons et chôment les mêmes saints.
+Voilà tout.</p>
+
+<p>&mdash;Personne, dit le président, n’a-t-il éveillé, encouragé et dirigé
+votre insurrection?</p>
+
+<p>&mdash;C’était un seigneur Hacket, qui nous parlait sans cesse de délivrer
+un comte prisonnier à Munckholm, dont il se disait l’envoyé. Nous le
+lui avons promis, parce qu’une liberté de plus ne nous coûtait rien.</p>
+
+<p>&mdash;Ce comte ne s’appelait-il pas Schumacker ou Griffenfeld?</p>
+
+<p>&mdash;Justement, votre courtoisie.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne l’avez jamais vu?</p>
+
+<p>&mdash;Non, seigneur; mais si c’est ce vieillard qui vous a dit tout à
+l’heure tant de noms, je ne puis faire autrement que de convenir....</p>
+
+<p>&mdash;De quoi? interrompit le président.</p>
+
+<p>&mdash;Qu’il a une bien belle barbe blanche, seigneur, presque aussi belle
+que celle du père du mari de ma sœur Maase, de la bourgade de Surb,
+lequel a vécu jusqu’à cent vingt ans.</p>
+
+<p>L’ombre répandue dans la salle empêcha de voir si le président
+paraissait désappointé de la naïve réponse du montagnard. Il ordonna
+aux archers de déployer quelques bannières couleur de feu déposées
+devant le tribunal.</p>
+
+<p>&mdash;Wilfrid Kennybol, dit-il, reconnaissez-vous ces bannières?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, votre courtoisie; elles nous ont été données par Hacket, au nom
+du comte Schumacker. Le comte fit distribuer aussi des armes aux
+mineurs; car nous n’en avions pas besoin, nous autres montagnards, qui
+vivons de la carabine et de la gibecière. Et moi, seigneur, tel que
+vous me voyez, attaché ici comme une méchante poule qu’on va rôtir,
+j’ai plus d’une fois, du fond de nos vallées, atteint de vieux aigles,
+lorsqu’au plus haut de leur vol ils ne semblaient que des alouettes ou
+des grives.</p>
+
+<p>&mdash;Vous entendez, seigneurs juges, observa le secrétaire intime;
+l’accusé Schumacker a fait distribuer par Hacket des armes et des
+drapeaux aux rebelles.</p>
+
+<p>&mdash;Kennybol, reprit le président, n’avez-vous plus rien à déclarer?</p>
+
+<p>&mdash;Rien, votre courtoisie, sinon que je ne mérite pas la mort. Je n’ai
+fait que prêter assistance, en bon frère, aux mineurs, et j’ose
+affirmer à toutes vos courtoisies que le plomb de ma carabine, tout
+vieux chasseur que je suis, n’a jamais touché un daim du roi.</p>
+
+<p>Le président, sans répondre à ce plaidoyer, interrogea les deux
+compagnons de Kennybol. C’étaient des chefs de mineurs. Le plus vieux,
+qui déclara se nommer Jonas, répéta, en d’autres termes, ce qu’avait
+avoué Kennybol. L’autre, qui était le jeune homme dont les yeux
+avaient saisi tant de ressemblance entre le secrétaire intime et le
+perfide Hacket, dit s’appeler Norbith, confessa fièrement sa part dans
+la révolte, mais refusa de rien révéler touchant Hacket et Schumacker.
+Il avait, disait-il, prêté serment de se taire, et ne se souvenait
+plus que de ce serment. Le président eut beau l’interroger par toutes
+les menaces et par toutes les prières, l’obstiné jeune homme resta
+inflexible. D’ailleurs il assurait ne point s'être révolté pour
+Schumacker, mais seulement parce que sa vieille mère avait faim et
+froid. Il ne niait point qu’il n’eût peut-être mérité la mort; mais il
+affirmait que l’on commettrait une injustice en le condamnant, parce
+qu’en le tuant on tuerait aussi sa pauvre mère, qui ne l’avait pas
+mérité.</p>
+
+<p>Quand Norbith eut cessé de parler, le secrétaire intime résuma en peu
+de mots les charges accablantes qui pesaient jusqu’à ce moment sur les
+accusés, surtout sur Schumacker. Il lut quelques-unes des devises
+séditieuses inscrites sur les bannières, et fit ressortir contre
+l’ex-grand-chancelier l’unanimité des réponses de ses complices, et
+jusqu’au silence de ce jeune Norbith, lié par un serment
+fanatique.&mdash;Il ne reste plus, ajouta-t-il en terminant, qu’un accusé à
+interroger, et nous avons de hautes raisons de le croire agent secret
+de l’autorité qui a si mal veillé à la tranquillité du Drontheimhus.
+Cette autorité a favorisé, sinon par sa connivence coupable, du moins
+par sa fatale négligence, l’explosion de la révolte qui va perdre tous
+ces malheureux, et rendre à l’échafaud ce Schumacker, que la clémence
+du roi en avait si généreusement sauvé.</p>
+
+<p>Éthel, qui de ses craintes pour Ordener était revenue, par une cruelle
+transition, à ses craintes pour son père, frémit à ce langage
+sinistre, et un torrent de larmes s’échappa de ses yeux, quand elle
+vit son père se lever, en disant d’une voix tranquille:&mdash;Chancelier
+d’Ahlefeld, j’admire tout ceci. Avez-vous eu la prévoyance de faire
+mander le bourreau?</p>
+
+<p>L’infortunée crut en ce moment qu’elle épuisait sa dernière douleur;
+elle se trompait.</p>
+
+<p>Le sixième accusé venait de se lever; noble et superbe, il avait
+écarté les cheveux qui couvraient son visage, et aux questions que le
+président lui avait adressées, il avait répondu d’une voix ferme et
+haute:</p>
+
+<p>&mdash;Je m’appelle Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de
+Dannebrog.</p>
+
+<p>Un cri de surprise échappa au secrétaire:</p>
+
+<p>&mdash;Le fils du vice-roi!</p>
+
+<p>&mdash;Le fils du vice-roi! répétèrent toutes les voix, comme si la salle
+eût eu en ce moment mille échos.</p>
+
+<p>Le président avait reculé sur son siège; les juges, jusqu’alors
+immobiles dans le tribunal, se penchaient tumultueusement les uns vers
+les autres, ainsi que des arbres qui seraient battus à la fois de
+vents opposés. L’agitation était plus grande encore dans l’auditoire;
+les spectateurs montaient sur les corniches de pierre et les grilles
+de fer; la foule entière parlait comme d’une seule bouche; et les
+gardes, oubliant de réclamer le silence, mêlaient leurs paroles de
+surprise à la rumeur universelle.</p>
+
+<p>Quelle âme assez accoutumée aux soudaines émotions de la vie pourrait
+concevoir ce qui se passa dans l'âme d’Éthel? Qui pourrait rendre ce
+mélange inouï de joie déchirante et de délicieuse douleur? cette
+attente inquiète, qui était à la fois de la crainte et de l’espérance,
+et n’en était cependant pas?&mdash;Il était devant elle, sans qu’elle fût
+devant lui! c’était lui qu’elle voyait et qui ne la voyait pas!
+c’était son bien-aimé Ordener, son Ordener, qu’elle avait cru mort,
+qu’elle savait perdu pour elle, son ami qui l’avait trompée et qu’elle
+adorait comme d’une adoration nouvelle. Il était là; oui, il était là.
+Un vain songe ne l’abusait pas; oh! c’était bien lui, cet Ordener,
+hélas! qu’elle avait rêvé plus souvent encore qu’elle ne l’avait vu.</p>
+
+<p>&mdash;Mais apparaissait-il dans cette enceinte solennelle comme un ange
+sauveur ou comme un fatal génie? Devait-elle espérer en lui ou
+trembler pour lui?&mdash;Mille conjectures oppressaient à la fois sa pensée
+et l’étouffaient comme une flamme que trop d’aliment éteint; toutes
+les idées, toutes les sensations que nous venons d’indiquer
+parcoururent son esprit comme un éclair, au moment où le fils du
+vice-roi de Norvège prononça son nom. Elle fut la première à le
+reconnaître, et les autres ne l’avaient pas encore reconnu, qu’elle
+était évanouie.</p>
+
+<p>Elle reprit bientôt ses sens, pour la seconde fois, grâce aux soins de
+sa mystérieuse voisine. Pâle, elle rouvrit ses yeux dans lesquels les
+larmes s’étaient subitement taries. Elle jeta avidement sur le jeune
+homme, toujours debout et calme dans le tumulte général, un de ces
+regards qui embrassent tout un être; et le trouble avait cessé dans le
+tribunal et le peuple, que le nom d’Ordener Guldenlew retentissait
+encore à son oreille. Elle remarqua avec une douloureuse inquiétude
+qu’il portait son bras en écharpe, et que ses mains étaient chargées
+de fers; elle remarqua que son manteau était déchiré en plusieurs
+endroits, que son sabre fidèle ne pendait plus à sa ceinture. Rien
+n’échappa à sa sollicitude; car l’œil d’une amante ressemble à l’œil
+d’une mère. Elle environna de toute son âme celui qu’elle ne pouvait
+couvrir de tout son corps; et, il faut le dire à la honte et à la
+gloire de l’amour, dans cette salle qui renfermait son père et les
+persécuteurs de son père, Éthel ne vit plus qu’un seul homme.</p>
+
+<p>Le silence s’était rétabli peu à peu. Le président se mit en devoir de
+commencer l’interrogatoire du fils du vice-roi.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur baron.... dit-il d’une voix tremblante.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne m’appelle point ici <i>seigneur baron</i>, répondit Ordener d’une
+voix ferme, je m’appelle Ordener Guldenlew, comme celui qui a été
+comte de Griffenfeld s’appelle Jean Schumacker.</p>
+
+<p>Le président resta un moment comme interdit.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien donc! reprit-il, Ordener Guldenlew, c’est sans doute par un
+hasard malheureux que vous êtes amené devant nous. Les rebelles vous
+auront pris voyageant, vous auront forcé de les suivre, et c’est
+ainsi, sans doute, que vous avez été trouvé dans leurs rangs.</p>
+
+<p>Le secrétaire se leva:</p>
+
+<p>&mdash;Nobles juges, le nom seul du fils du vice-roi de Norvège est un
+plaidoyer suffisant pour lui. Le baron Ordener Guldenlew ne peut être
+un rebelle. Notre illustre président a parfaitement expliqué sa
+fâcheuse arrestation parmi les rebelles. Le seul tort du noble
+prisonnier est de n’avoir pas dit plus tôt son nom. Nous demandons
+qu’il soit mis sur-le-champ en liberté, abandonnant toute accusation à
+son égard, et regrettant qu’il se soit assis sur le banc souillé par
+le criminel Schumacker et ses complices.</p>
+
+<p>&mdash;Que faites-vous donc? s’écria Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Le secrétaire intime, dit le président, se désiste de toute
+poursuite à votre égard.</p>
+
+<p>&mdash;Il a tort, répliqua Ordener, d’une voix haute et sonore; je dois ici
+être seul accusé, seul jugé, et seul condamné.&mdash;Il s’arrêta un moment,
+et ajouta d’un accent moins ferme:&mdash;Car je suis seul coupable.</p>
+
+<p>&mdash;Seul coupable! s’écria le président.</p>
+
+<p>&mdash;Seul coupable! répéta le secrétaire intime.</p>
+
+<p>Une nouvelle explosion de surprise se manifesta dans l’auditoire. La
+malheureuse Éthel frémit; elle ne songeait pas que cette déclaration
+de son amant sauvait son père. Elle avait devant les yeux la mort de
+son Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Hallebardiers, qu’on fasse silence! dit le président, profitant
+peut-être du moment de rumeur pour rallier ses idées et reprendre sa
+présence d’esprit.&mdash;Ordener Guldenlew, reprit-il, expliquez-vous.</p>
+
+<p>Le jeune homme resta, un instant rêveur, puis soupira avec effort,
+puis prononça ces paroles d’un ton calme et résigné:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je sais qu’une mort infâme m’attend; je sais que la vie
+pourrait m'être belle et glorieuse. Mais Dieu lira au fond de mon
+cœur! à la vérité, Dieu seul!&mdash;Je vais accomplir le premier devoir de
+mon existence; je vais lui sacrifier mon sang, mon honneur peut-être;
+mais je sens que je mourrai sans remords et sans repentir. Ne vous
+étonnez pas de mes paroles, seigneurs juges; il y a dans l'âme et dans
+la destinée humaine des mystères que vous ne pouvez pénétrer et qui ne
+sont jugés qu’au ciel. Écoutez-moi donc; et agissez envers moi selon
+vos consciences, quand vous aurez absous ces infortunés, et surtout ce
+déplorable Schumacker, qui a déjà, dans sa captivité, expié bien plus
+de crimes qu’un homme n’en peut commettre.&mdash;Oui, je suis coupable,
+nobles juges, et seul coupable. Schumacker est innocent; ces autres
+malheureux ne sont qu’égarés. L’auteur de la rébellion des mineurs,
+c’est moi.</p>
+
+<p>&mdash;Vous! s’écrièrent à la fois, et avec une expression étrange, le
+président et le secrétaire intime.</p>
+
+<p>&mdash;Moi! et ne m’interrompez plus, seigneurs. Je suis pressé de
+terminer, car en m’accusant je justifie ces infortunés. C’est moi qui
+ai soulevé les mineurs au nom de Schumacker; c’est moi qui ai fait
+distribuer aux rebelles des bannières; qui leur ai envoyé, au nom du
+prisonnier de Munckholm, de l’or et des armes. Hacket était mon agent.</p>
+
+<p>À ce nom de <i>Hacket</i>, le secrétaire intime fit un geste de stupeur.
+Ordener continua:</p>
+
+<p>&mdash;J’épargne vos moments, seigneurs. J’ai été pris dans les rangs des
+mineurs, que j’avais poussés à la révolte. J’ai seul tout fait.
+Maintenant, jugez. Si j’ai prouvé mon crime, j’ai prouvé également
+l’innocence de Schumacker et celle des pauvres misérables que vous
+croyez ses complices.</p>
+
+<p>Le jeune homme parlait ainsi, les yeux levés au ciel. Éthel, presque
+inanimée, respirait à peine; il lui semblait seulement qu’Ordener,
+tout en justifiant son père, prononçait bien amèrement son nom. Les
+discours du jeune homme l’étonnaient et l’épouvantaient, sans qu’elle
+pût les comprendre. Dans tout ce qui frappait ses sens, elle ne voyait
+clairement que le malheur.</p>
+
+<p>Un sentiment du même genre paraissait préoccuper le président. On eût
+dit qu’il ne pouvait croire à ce qu’il entendait de ses oreilles. Il
+adressa néanmoins la parole au fils du vice-roi:</p>
+
+<p>&mdash;Si vous êtes en effet l’unique auteur de cette révolte, dans quel
+but l’avez-vous excitée?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis le dire.</p>
+
+<p>Un frisson saisit Éthel, lorsqu’elle entendit le président répliquer
+d’une voix presque irritée:</p>
+
+<p>&mdash;N’aviez-vous point une intrigue avec la fille de Schumacker?</p>
+
+<p>Mais Ordener, enchaîné, avait fait un pas vers le tribunal, et s’était
+écrié, avec l’accent de l’indignation:</p>
+
+<p>&mdash;Chancelier d’Ahlefeld, contentez-vous de ma vie que je vous livre;
+respectez une noble et innocente fille. Ne tentez pas de la déshonorer
+une seconde fois.</p>
+
+<p>La pauvre Éthel, qui avait senti son sang remonter à son visage, ne
+comprit pas ce que signifiaient ces mots, <i>une seconde fois</i>, sur
+lesquels son défenseur appuyait avec énergie; mais à la colère qui se
+peignait sur les traits du président, on eût dit qu’il les comprenait.</p>
+
+<p>&mdash;Ordener Guldenlew, n’oubliez pas vous-même le respect que vous devez
+à la justice du roi et à ses suprêmes officiers. Je vous réprimande au
+nom du tribunal.&mdash;À présent, je vous somme de nouveau de me déclarer
+dans quel but vous avez commis le crime dont vous vous accusez.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous répète que je ne puis vous le dire.</p>
+
+<p>&mdash;N’était-ce pas, reprit le secrétaire, pour délivrer Schumacker?</p>
+
+<p>Ordener garda le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Ne soyez pas muet, accusé Ordener, dit le président; il est prouvé
+que vous entreteniez des intelligences avec Schumacker, et l’aveu de
+votre culpabilité accuse, plus qu’il ne justifie, le prisonnier de
+Munckholm. Vous alliez souvent à Munckholm, et certes vous attachiez à
+ces visites plus qu’un intérêt de curiosité ordinaire. Témoin cette
+boucle de diamants.</p>
+
+<p>Le président prit sur le bureau, et montra à Ordener une boucle de
+brillants qui y était déposée.</p>
+
+<p>&mdash;La reconnaissez-vous pour vous avoir appartenu?</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Par quel hasard?....</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! un des rebelles l’a remise, avant d’expirer, à notre
+secrétaire intime, en déclarant qu’il l’avait reçue de vous en
+paiement, pour vous avoir transporté du port de Drontheim à la
+forteresse de Munckholm. Or, je vous le demande, seigneurs juges, un
+pareil salaire donné à un simple matelot n’annoncet-il pas quelle
+importance l’accusé Ordener Guldenlew attachait à parvenir jusqu’à
+cette prison, qui est celle de Schumacker?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s’écria l’accusé Kennybol, ce que dit sa courtoisie est vrai, je
+reconnais la boucle; c’est l’histoire de notre pauvre frère Guldon
+Stayper.</p>
+
+<p>&mdash;Silence, dit le président, laissez répondre Ordener Guldenlew.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne cacherai pas, repartit Ordener, que je désirais voir
+Schumacker. Mais cette boucle ne signifie rien. On ne peut entrer avec
+des diamants dans le fort; le matelot qui m’avait amené s’était
+plaint, dans la traversée, de sa misère; je lui ai jeté cette boucle,
+que je ne pouvais garder sur moi.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, votre courtoisie, interrompit le secrétaire intime, le
+règlement excepte de cette mesure le fils du vice-roi. Vous pouviez
+donc....</p>
+
+<p>&mdash;Je ne voulais pas me nommer.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? demanda le président.</p>
+
+<p>&mdash;C’est ce que je ne puis dire.</p>
+
+<p>&mdash;Vos intelligences avec Schumacker et sa fille prouvent que le but de
+votre complot était de les délivrer.</p>
+
+<p>Schumacker, qui, jusqu’alors, n’avait donné d’autre signe d’attention
+que de dédaigneux mouvements d’épaules, se leva:</p>
+
+<p>&mdash;Me délivrer! Le but de cette infernale trame était de me
+compromettre et de me perdre, comme il l’est encore. Croyez-vous
+qu’Ordener Guldenlew eût avoué sa participation au crime, s’il n’eût
+été pris parmi les révoltés? Oh! je vois qu’il a hérité de la haine de
+son père pour moi. Et quant aux intelligences qu’on lui suppose avec
+moi et ma fille, qu’il sache, cet exécré Guldenlew, que ma fille a
+hérité aussi de ma haine pour lui, pour la race des Guldenlew et des
+d’Ahlefeld!</p>
+
+<p>Ordener soupira profondément, tandis qu’Éthel désavouait tout bas son
+père, et que celui-ci retombait sur son banc, palpitant encore de
+colère.</p>
+
+<p>&mdash;Le tribunal jugera, dit le président.</p>
+
+<p>Ordener, qui, aux paroles de Schumacker, avait baissé les yeux en
+silence, parut se réveiller:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! nobles juges, écoutez. Vous allez descendre dans vos
+consciences; n’oubliez pas qu’Ordener Guldenlew est coupable seul;
+Schumacker est innocent. Ces autres infortunés ont été trompés par
+Hacket, qui était mon agent. J’ai fait tout le reste.</p>
+
+<p>Kennybol l’interrompit:</p>
+
+<p>&mdash;Sa courtoisie dit vrai, seigneurs juges; car c’est elle qui s’est
+chargée de nous amener le fameux Han d’Islande, dont je souhaite que
+le nom ne me porte pas malheur. Je sais que c’est ce jeune seigneur
+qui a osé l’aller trouver dans la caverne de Walderhog, pour lui
+proposer d'être notre chef. Il m’a confié le secret de son entreprise
+au hameau de Surb, chez mon frère Braall. Et, pour le reste encore, le
+jeune seigneur dit vrai; nous avons été abusés par ce Hacket maudit;
+d’où il suit que nous ne méritons pas la mort.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur secrétaire intime, dit le président, les débats sont clos.
+Quelles sont vos conclusions?</p>
+
+<p>Le secrétaire se leva, salua plusieurs fois le tribunal, passa quelque
+temps la main entre les plis de son rabat de dentelle, sans quitter un
+moment des yeux les yeux du président. Enfin, il fit entendre ces
+paroles d’une voix sourde et lugubre:</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur président, respectables juges! l’accusation demeure
+victorieuse. Ordener Guldenlew, qui ternit à jamais la splendeur de
+son glorieux nom, n’a réussi qu’à prouver sa culpabilité sans
+démontrer l’innocence de l’ex-chancelier Schumacker, et de ses
+complices Han d’Islande, Wilfrid Kennybol, Jonas et Norbith.&mdash;Je
+demande à la justice du tribunal que les six accusés soient déclarés
+coupables du crime de haute-trahison et de lèse-majesté, au premier
+chef.</p>
+
+<p>Un murmure vague s’éleva de la foule. Le président allait proclamer la
+formule de clôture, quand l’évêque réclama un moment d’attention.</p>
+
+<p>&mdash;Doctes juges, il est convenable que la défense des accusés se fasse
+entendre la dernière. Je souhaiterais qu’elle eût un meilleur organe;
+car je suis vieux et faible, et je n’ai plus en moi d’autre force que
+celle qui me vient de Dieu.&mdash;Je m’étonne des sévères requêtes du
+secrétaire intime. Rien ici ne prouve le crime de mon client
+Schumacker. On ne peut établir contre lui aucune participation directe
+à l’insurrection des mineurs; et puisque mon autre client Ordener
+Guldenlew déclare avoir abusé du nom de Schumacker, et, de plus, être
+l’unique auteur de cette condamnable sédition, toutes les présomptions
+qui pesaient sur Schumacker s’évanouissent; vous devez donc
+l’absoudre. Je recommande à votre indulgence chrétienne les autres
+accusés, qui n’ont été qu’égarés, comme la brebis du bon pasteur; et
+même le jeune Ordener Guldenlew, qui a du moins le mérite, bien grand
+devant le Seigneur, de confesser son crime. Songez, seigneurs juges,
+qu’il est encore dans l'âge où l’homme peut faillir, et même tomber,
+sans que Dieu refuse de le soutenir ou de le relever. Ordener
+Guldenlew porte à peine le quart de ce fardeau de l’existence qui pèse
+déjà presque entier sur ma tête. Mettez dans la balance de vos
+jugements sa jeunesse et son inexpérience, et ne lui retirez pas si
+tôt cette vie que le Seigneur vient à peine de lui donner.</p>
+
+<p>Le vieillard se tut et se plaça près d’Ordener, qui souriait; tandis
+qu’à l’invitation du président, les juges se levaient du tribunal, et
+passaient en silence le seuil de la formidable salle de leurs
+délibérations.</p>
+
+<p>Pendant que quelques hommes décidaient de six destinées dans ce
+terrible sanctuaire, les accusés immobiles étaient restés assis sur
+leur banc entre deux rangs de hallebardiers. Schumacker, la tête sur
+sa poitrine, paraissait endormi dans une rêverie profonde; le géant
+promenait à droite et à gauche des regards où se peignait une
+assurance stupide; Jonas et Kennybol, les mains jointes, priaient à
+voix basse, tandis que leur camarade Norbith frappait par intervalles
+la terre du pied, ou secouait ses chaînes avec des tressaillements
+convulsifs. Entre lui et le vénérable évêque, qui lisait les psaumes
+de la pénitence, se tenait Ordener, les bras croisés et les yeux levés
+au ciel.</p>
+
+<p>Derrière eux on entendait le bruit de la foule, qui avait
+impétueusement éclaté à la sortie des juges. C’était le fameux captif
+de Munckholm, c’était le redoutable démon d’Islande, c’était surtout
+le fils du vice-roi, qui occupaient toutes les pensées, toutes les
+paroles, tous les regards. La rumeur, mêlée de plaintes, de rires et
+de cris confus, qui s’échappait de l’auditoire, s’abaissait et
+s’élevait comme une flamme qui ondoie sous le vent.</p>
+
+<p>Ainsi se passèrent plusieurs heures d’attente, si longues que chacun
+s’étonnait qu’elles fussent contenues dans la même nuit. De temps en
+temps on jetait un regard vers la porte de la chambre des
+délibérations; mais on n’y voyait rien, que les deux soldats qui se
+promenaient avec leurs pertuisanes étincelantes devant le seuil fatal,
+comme deux fantômes muets.</p>
+
+<p>Enfin, les torches et les lampes commençaient à pâlir, et quelques
+rayons blancs de l’aube traversaient les vitraux étroits de la salle,
+quand la porte redoutable s’ouvrit. Un silence profond remplaça
+sur-le-champ, comme par magie, tout le tumulte du peuple, et l’on
+n’entendit plus que le bruit des respirations pressées et le mouvement
+vague et sourd de la foule en suspens.</p>
+
+<p>Les juges, sortant à pas lents de la chambre des délibérations,
+reprirent place au tribunal, le président à leur tête.</p>
+
+<p>Le secrétaire intime, qui avait paru absorbé dans ses réflexions
+pendant leur absence, s’inclina:</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur président, quel est l’arrêt que le tribunal, jugeant sans
+appel, a rendu au nom du roi? Nous sommes prêts à l’entendre avec un
+respect religieux. Le juge placé à droite du président se leva, tenant
+un parchemin dans ses mains:</p>
+
+<p>&mdash;Sa grâce, notre glorieux président, fatigué par la longueur de cette
+audience, daigne nous charger, nous, haut-syndic du Drontheimhus,
+président naturel de ce tribunal respectable, de lire à sa place la
+sentence rendue au nom du roi. Nous allons remplir ce devoir honorable
+et pénible, rappelant à l’auditoire de se taire devant l’infaillible
+justice du roi.</p>
+
+<p>Alors la voix du haut-syndic prit une inflexion solennelle et grave,
+et tous les cœurs palpitèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Au nom de notre vénéré maître et légitime seigneur Christiern,
+roi!&mdash;voici l’arrêt que nous, juges du haut tribunal du Drontheimhus,
+nous rendons dans nos consciences, touchant Jean Schumacker,
+prisonnier d’État; Wilfrid Kennybol, habitant des montagnes de Kole;
+Jonas, mineur royal; Norbith, mineur royal; Han, de Klipstadur, en
+Islande; et Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de
+Dannebrog; tous accusés des crimes de haute trahison et de
+lèse-majesté au premier chef; Han d’Islande étant de plus prévenu des
+crimes d’assassinat, d’incendie et de brigandage.</p>
+
+<p>1° Jean Schumacker n’est point coupable;</p>
+
+<p>2° Wilfrid Kennybol, Jonas et Norbith sont coupables; mais le tribunal
+les excuse, parce qu’ils ont été égarés;</p>
+
+<p>3° Han d’Islande est coupable de tous les crimes qu’on lui impute;</p>
+
+<p>4° Ordener Guldenlew est coupable de haute trahison et de lèse-majesté
+au premier chef.» Le juge s’arrêta un moment comme pour prendre
+haleine. Ordener attachait sur lui un regard plein d’une joie céleste.</p>
+
+<p>&mdash;Jean Schumacker, continua le juge, le tribunal vous absout et vous
+renvoie dans votre prison.</p>
+
+<p>Kennybol, Jonas et Norbith, le tribunal réduit la peine que vous avez
+encourue à une détention perpétuelle et à l’amende de mille écus
+royaux chacun.</p>
+
+<p>Han, de Klipstadur, assassin et incendiaire, vous serez ce soir
+conduit sur la place d’armes de Munckholm, et pendu par le cou jusqu’à
+ce que mort s’ensuive.</p>
+
+<p>Ordener Guldenlew, traître, après avoir été dégradé de vos titres
+devant ce tribunal, vous serez conduit ce soir au même lieu, avec un
+flambeau à la main, pour y avoir la tête tranchée, le corps brûlé, et
+pour que vos cendres soient jetées au vent et votre tête exposée sur
+la claie.</p>
+
+<p>Retirez-vous tous. Tel est l’arrêt rendu par la justice du roi.&mdash;</p>
+
+<p>À peine le haut-syndic avait-il achevé cette funèbre lecture, qu’on
+entendit dans la salle un cri. Ce cri glaça les assistants plus même
+que l’effrayant appareil de la sentence de mort; ce cri fit pâlir un
+moment le front serein et radieux d’Ordener condamné.</p>
+
+<h2><a name="XLIV" id="XLIV"></a>XLIV</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">C’était le malheur qui les rendait égaux.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">CHARLES NODIER<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>C’en est donc fait; tout va s’accomplir, ou plutôt tout est déjà
+accompli. Il a sauvé le père de celle qu’il aimait, il l’a sauvée
+elle-même, en lui conservant l’appui paternel. La noble conspiration
+du jeune homme pour la vie de Schumacker a réussi; maintenant le reste
+n’est rien; il n’a plus qu’à mourir.</p>
+
+<p>Que ceux qui l’ont cru coupable ou insensé le jugent maintenant, ce
+généreux Ordener, comme il se juge lui-même dans son âme avec un saint
+ravissement. Car ce fut toujours sa pensée, en entrant dans les rangs
+des rebelles, que, s’il ne pouvait empêcher l’exécution du crime de
+Schumacker, il pourrait du moins en empêcher le châtiment, en
+l’appelant sur sa propre tête.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! s’était-il dit, sans doute Schumacker est coupable; mais, aigri
+par sa captivité et son malheur, son crime est pardonnable. Il ne veut
+que sa délivrance; il la tente, même par la rébellion.&mdash;D’ailleurs,
+que deviendra mon Éthel si on lui enlève son père; si elle le perd
+par l’échafaud, si un nouvel opprobre vient flétrir sa vie, que
+deviendra-t-elle, sans soutien, sans secours, seule dans son cachot,
+ou errante dans un monde d’ennemis? Cette pensée l’avait déterminé à
+son sacrifice, et il s’y était préparé avec joie; car le plus grand
+bonheur d’un être qui aime est d’immoler son existence, je ne dis pas
+à l’existence, mais à un sourire, à une larme de l'être aimé.</p>
+
+<p>Il a donc été pris parmi les rebelles, il a été traîné devant les
+juges qui devaient condamner Schumacker, il a commis son généreux
+mensonge, il a été condamné, il va mourir d’une mort cruelle, d’un
+supplice ignominieux, il va laisser une mémoire souillée; mais que lui
+importe au noble jeune homme? il a sauvé le père de son Éthel.</p>
+
+<p>Il est maintenant assis sur ses chaînes dans un cachot humide, où la
+lumière et l’air ne pénètrent qu’à peine par de sombres soupiraux;
+près de lui est la nourriture du reste de son existence, un pain noir,
+une cruche pleine d’eau. Un collier de fer pèse sur son cou, des
+bracelets, des carcans de fer pressent ses mains et ses pieds. Chaque
+heure qui s’écoule lui emporte plus de vie qu’une année n’en enlève
+aux autres mortels.&mdash;Il rêve délicieusement.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être mon souvenir ne périra-t-il pas avec moi, du moins dans un
+des cœurs qui battent parmi les hommes! peut-être daignera-t-elle me
+donner une larme pour mon sang! peut-être consacrera-t-elle
+quelquefois un regret à celui qui lui a dévoué sa vie! peut-être, dans
+ses rêveries virginales, aura-t-elle parfois présente la confuse image
+de son ami! Qui sait d’ailleurs ce qui est derrière la mort? Qui sait
+si les âmes délivrées de leur prison matérielle ne peuvent pas
+quelquefois revenir veiller sur les âmes qu’elles aiment, commercer
+mystérieusement avec ces douces compagnes encore captives, et leur
+apporter en secret quelque vertu des anges et quelque joie du ciel?</p>
+
+<p>Toutefois des idées amères se mêlaient à ces consolantes méditations.
+La haine que Schumacker lui avait témoignée au moment même de son
+sacrifice oppressait son cœur. Le cri déchirant qu’il avait entendu
+en même temps que son arrêt de mort l’avait ébranlé profondément; car,
+seul dans l’auditoire, il avait reconnu cette voix et compris cette
+douleur. Et puis, ne la reverra-t-il donc plus, son Éthel? ses
+derniers moments se passeront-ils dans la prison même qui la renferme,
+sans qu’il puisse encore une fois toucher la douce main, entendre la
+douce voix de celle pour qui il va mourir?</p>
+
+<p>Il abandonnait ainsi son âme à cette vague et triste rêverie, qui est
+à la pensée ce que le sommeil est à la vie, quand le cri rauque des
+vieux verrous rouillés heurta rudement son oreille, déjà en quelque
+sorte attentive aux concerts de l’autre sphère où il allait
+s’envoler.&mdash;C’était la lourde porte de fer de son cachot, qui
+s’ouvrait en grondant sur ses gonds. Le jeune condamné se leva
+tranquille et presque joyeux, car il pensa que c’était le bourreau qui
+venait le chercher, et il avait déjà dépouillé l’existence comme le
+manteau qu’il foulait à ses pieds.</p>
+
+<p>Il fut trompé dans son attente; une figure blanche et svelte venait
+d’apparaître au seuil de son cachot, pareille à une vision lumineuse.
+Ordener douta de ses yeux, et se demanda s’il n’était pas déjà dans le
+ciel. C’était elle, c’était son Éthel.</p>
+
+<p>La jeune fille était tombée dans ses bras enchaînés; elle couvrait les
+mains d’Ordener de larmes, qu’essuyaient les longues tresses noires de
+ses cheveux épars; baisant les fers du condamné, elle meurtrissait ses
+lèvres pures sur les infâmes carcans; elle ne parlait pas, mais tout
+son cœur semblait prêt à s’échapper dans la première parole qui
+passerait à travers ses sanglots.</p>
+
+<p>Lui, il éprouvait la joie la plus céleste qu’il eût éprouvée depuis sa
+naissance. Il serrait doucement son Éthel sur sa poitrine, et les
+forces réunies de la terre et de l’enfer n’eussent pu en ce moment
+dénouer les deux bras dont il l’environnait. Le sentiment de sa mort
+prochaine mêlait quelque chose de solennel à son ravissement, et il
+s’emparait de son Éthel comme s’il en eût déjà pris possession pour
+l’éternité.</p>
+
+<p>Il ne demanda pas à cet ange comment elle avait pu pénétrer jusqu’à
+lui. Elle était là, pouvait-il penser à autre chose? D’ailleurs il ne
+s’en étonnait pas. Il ne se demandait pas comment cette jeune fille
+proscrite, faible, isolée, avait pu, malgré les triples portes de fer,
+et les triples rangs de soldats, ouvrir sa propre prison et celle de
+son amant; cela lui semblait simple; il portait en lui la conscience
+intime de ce que peut l’amour.</p>
+
+<p>À quoi bon se parler avec la voix quand on se peut parler avec l'âme?
+Pourquoi ne pas laisser les corps écouter en silence le langage
+mystérieux des intelligences?&mdash;Tous deux se taisaient, parce qu’il y a
+des émotions qu’on ne saurait exprimer qu’en se taisant.</p>
+
+<p>Cependant la jeune fille souleva enfin sa tête appuyée sur le cœur
+tumultueux du jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Ordener, dit-elle, je viens te sauver; et elle prononça cette parole
+d’espérance avec une angoisse douloureuse.</p>
+
+<p>Ordener secoua la tête en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;Me sauver, Éthel! tu t’abuses; la fuite est impossible.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! je le sais trop. Ce château est peuplé de soldats, et toutes
+les portes qu’il faut traverser pour arriver ici sont gardées par des
+archers et des geôliers qui ne dorment pas.&mdash;Elle ajouta avec effort:
+Mais je t’apporte un autre moyen de salut.</p>
+
+<p>&mdash;Va, ton espérance est vaine. Ne te berce pas de chimères, Éthel;
+dans quelques heures un coup de hache les dissiperait trop
+cruellement.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! n’achève pas! Ordener! tu ne mourras pas. Oh! dérobe-moi cette
+affreuse pensée, ou plutôt, oui, présente-la-moi dans toute son
+horreur, pour me donner la force d’accomplir ton salut et mon
+sacrifice.</p>
+
+<p>Il y avait dans l’accent de la jeune fille une expression
+indéfinissable, Ordener la regarda doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Ton sacrifice! que veux-tu dire?</p>
+
+<p>Elle cacha son visage dans ses mains, et sanglota en disant d’une voix
+inarticulée:&mdash;O Dieu!</p>
+
+<p>Cet abattement fut de courte durée; elle se releva; ses yeux
+brillaient, sa bouche souriait. Elle était belle comme un ange qui
+remonte de l’enfer au ciel.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, mon Ordener, votre échafaud ne s’élèvera pas. Pour que vous
+viviez, il suffit que vous promettiez d’épouser Ulrique d’Ahlefeld.</p>
+
+<p>&mdash;Ulrique d’Ahlefeld! ce nom dans ta bouche, mon Éthel!</p>
+
+<p>&mdash;Ne m’interrompez pas, poursuivit-elle avec le calme d’une martyre
+qui subit sa dernière torture; je viens ici envoyée par la comtesse
+d’Ahlefeld. On vous promet d’obtenir votre grâce du roi, si l’on
+obtient en échange votre main pour la fille du grand-chancelier. Je
+viens ici vous demander le serment d’épouser Ulrique et de vivre pour
+elle. On m’a choisie pour messagère, parce qu’on a pensé que ma voix
+aurait quelque puissance sur vous.</p>
+
+<p>&mdash;Éthel, dit le condamné d’une voix glacée, adieu; en sortant de ce
+cachot, dites qu’on fasse venir le bourreau.</p>
+
+<p>Elle se leva, resta un moment devant lui debout, pâle et tremblante;
+puis ses genoux fléchirent, elle tomba à genoux sur la pierre en
+joignant les mains.</p>
+
+<p>&mdash;Que lui ai-je fait? murmura-t-elle d’une voix éteinte.</p>
+
+<p>Ordener, muet, fixait son regard sur la pierre.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur, dit-elle, se traînant à genoux jusqu’à lui, vous ne me
+répondez pas? Vous ne voulez donc plus me parler?&mdash;Il ne me reste plus
+qu’à mourir.</p>
+
+<p>Une larme roula dans les yeux du jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Éthel, vous ne m’aimez plus.</p>
+
+<p>&mdash;O Dieu! s’écria la pauvre jeune fille, serrant dans ses bras les
+genoux du prisonnier, je ne l’aime plus! Tu dis que je ne t’aime plus,
+mon Ordener. Est-il bien vrai que tu as pu dire cela?</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne m’aimez plus, puisque vous me méprisez.</p>
+
+<p>Il se repentit à l’instant même d’avoir prononcé cette parole cruelle;
+car l’accent d’Éthel fut déchirant, quand elle jeta ses bras adorés
+autour de son cou, en criant d’une voix étouffée par les larmes:</p>
+
+<p>&mdash;Pardonne-moi, mon bien-aimé Ordener, pardonne-moi comme je te
+pardonne. Moi! te mépriser, grand Dieu! n’es-tu pas mon bien, mon
+orgueil, mon idolâtrie?&mdash;Dis-moi, est-ce qu’il y avait dans mes
+paroles autre chose qu’un profond amour, qu’une brûlante admiration
+pour toi? Hélas! ton langage sévère m’a fait bien du mal, quand je
+venais pour te sauver, mon Ordener adoré, en immolant tout mon être au
+tien.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, répondit le jeune homme radouci en essuyant les pleurs
+d’Éthel avec des baisers, n’était-ce pas me montrer peu d’estime que
+de me proposer de racheter ma vie par l’abandon de mon Éthel, par un
+lâche oubli de mes serments, par le sacrifice de mon amour?&mdash;Il
+ajouta, l’œil fixé sur Éthel:&mdash;De mon amour, pour lequel je verse
+aujourd’hui tout mon sang. Un long gémissement précéda la réponse
+d’Éthel.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute-moi encore, mon Ordener, ne m’accuse pas si vite. J’ai
+peut-être plus de force qu’il n’appartient d’ordinaire à une pauvre
+femme.&mdash;Du haut de notre donjon on voit construire, dans la place
+d’Armes l’échafaud qui t’est destiné. Ordener! tu ne connais pas cette
+affreuse douleur de voir lentement se préparer la mort de celui qui
+porte avec lui notre vie! La comtesse d’Ahlefeld, près de laquelle
+j’étais quand j’ai entendu prononcer ton arrêt funèbre, est venue me
+trouver au donjon, où j’étais rentrée avec mon père. Elle m’a demandé
+si je voulais te sauver, elle m’a offert cet odieux moyen; mon
+Ordener, il fallait détruire ma pauvre destinée, renoncer à toi, te
+perdre pour jamais, donner à une autre cet Ordener, toute la félicité
+de la délaissée Éthel, ou te livrer au supplice; on me laissait le
+choix entre mon malheur et ta mort; je n’ai pas balancé.</p>
+
+<p>Il baisa avec respect la main de cet ange.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne balance pas non plus, Éthel. Tu ne serais pas venue m’offrir
+la vie avec la main d’Ulrique d’Ahlefeld si tu avais su comment il se
+fait que je meurs.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi? Quel mystère?....</p>
+
+<p>&mdash;Permets-moi d’avoir un secret pour toi, mon Éthel bien-aimée. Je
+veux mourir sans que tu saches si tu me dois de la reconnaissance ou
+de la haine pour ma mort.</p>
+
+<p>&mdash;Tu veux mourir! Tu veux donc mourir! O Dieu! et cela est vrai, et
+l’échafaud se dresse en ce moment, et aucune puissance humaine ne peut
+délivrer mon Ordener qu’on va tuer! Dis-moi, jette un regard sur ton
+esclave, sur ta compagne, et promets-moi, bien-aimé Ordener, de
+m’entendre sans colère. Es-tu bien sûr, réponds à ton Éthel comme à
+Dieu, que tu ne pourrais mener une vie heureuse auprès de cette femme,
+de cette Ulrique d’Ahlefeld? en es-tu bien sûr, Ordener? Elle est
+peut-être, sans doute même, belle, douce, vertueuse; elle vaut mieux
+que celle pour qui tu péris.&mdash;Ne détourne pas la tête, cher ami, mon
+Ordener. Tu es si noble et si jeune pour monter sur un échafaud! Eh
+bien! tu irais vivre avec elle dans quelque brillante ville où tu ne
+penserais plus à ce funeste donjon; tu laisserais couler paisiblement
+tes jours sans t’informer de moi; j’y consens, tu me chasserais de ton
+cœur, même de ton souvenir, Ordener. Mais vis, laisse-moi ici seule,
+c’est à moi de mourir. Et, crois-moi, quand je te saurai dans les bras
+d’une autre, tu n’auras pas besoin de t’inquiéter de moi; je ne
+souffrirai pas longtemps.</p>
+
+<p>Elle s’arrêta; sa voix se perdait dans les larmes. Cependant on lisait
+dans son regard désolé le désir douloureux de remporter la victoire
+fatale dont elle devait mourir.</p>
+
+<p>Ordener lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Éthel, ne me parle plus de cela. Qu’il ne sorte en ce moment de nos
+bouches d’autres noms que le tien et le mien.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, reprit-elle, hélas! hélas! tu veux donc mourir?</p>
+
+<p>&mdash;Il le faut. J’irai avec joie à l’échafaud pour toi; j’irais avec
+horreur à l’autel pour toute autre femme. Ne m’en parle plus; tu
+m’affliges et tu m’offenses.</p>
+
+<p>Elle pleurait en murmurant toujours:&mdash;Il va mourir, ô Dieu! et d’une
+mort infâme!</p>
+
+<p>Le condamné répondit avec un sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Crois-moi, Éthel, il y a moins de déshonneur dans ma mort que dans
+la vie telle que tu me la proposes.</p>
+
+<p>En ce moment, son regard, se détachant de son Éthel éplorée, aperçut
+un vieillard vêtu d’habits ecclésiastiques, qui se tenait debout dans
+l’ombre, sous la voûte basse de la porte:</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous? dit-il brusquement.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur, je suis venu avec l’envoyée de la comtesse d’Ahlefeld.
+Vous ne m’avez point aperçu, et j’attendais en silence que vos yeux
+tombassent sur moi.</p>
+
+<p>En effet, Ordener n’avait vu que son Éthel, et celle-ci, voyant
+Ordener, avait oublié son compagnon.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis, continua le vieillard, le ministre chargé....</p>
+
+<p>&mdash;J’entends, dit le jeune homme. Je suis prêt.</p>
+
+<p>Le ministre s’avança vers lui.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu est prêt aussi à vous recevoir, mon fils.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur ministre, reprit Ordener, votre visage ne m’est pas
+inconnu. Je vous ai vu quelque part. Le ministre s’inclina.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous reconnais aussi, mon fils. C’était dans la tour de Vygla.
+Nous avons tous deux montré ce jour-là combien les paroles humaines
+ont peu de certitude. Vous m’avez promis la grâce de douze malheureux
+condamnés, et moi je n’ai point cru en votre promesse, ne pouvant
+deviner que vous fussiez ce que vous êtes, le fils du vice-roi; et
+vous, seigneur, qui comptiez sur votre puissance et sur votre rang, en
+me donnant cette assurance....</p>
+
+<p>Ordener acheva la pensée qu’Athanase Munder n’osait compléter.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis aujourd’hui obtenir aucune grâce, pas même la mienne;
+vous avez raison, seigneur ministre. Je respectais trop peu l’avenir;
+il m’en a puni, en me montrant sa puissance supérieure à la mienne.</p>
+
+<p>Le ministre baissa la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu est fort, dit-il.</p>
+
+<p>Puis il releva ses yeux bienveillants sur Ordener en ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Dieu est bon.</p>
+
+<p>Ordener, qui paraissait préoccupé, s’écria, après un court silence:</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, seigneur ministre, je veux tenir la promesse que je vous ai
+faite dans la tour de Vygla. Quand je serai mort, allez trouver à
+Berghen mon père, le vice-roi de Norvège, et dites-lui que la dernière
+grâce que lui demande son fils, c’est celle de vos douze protégés. Il
+vous l’accordera, j’en suis sûr.</p>
+
+<p>Une larme d’attendrissement mouilla le visage vénérable d’Athanase.</p>
+
+<p>&mdash;Mon fils, il faut que de nobles pensées remplissent votre âme, pour
+savoir, dans la même heure, rejeter avec courage votre propre grâce et
+solliciter avec bonté celle des autres. Car j’ai entendu vos refus;
+et, tout en blâmant le dangereux excès d’une passion humaine, j’en ai
+été profondément touché. Maintenant je me dis: <i>Unde scelus?</i> Comment
+se fait-il qu’un homme qui approche tant du vrai juste se soit souillé
+du crime pour lequel il est condamné?</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, je ne l’ai point dit à cet ange, je ne puis vous le dire.
+Croyez seulement que la cause de ma condamnation n’est point un crime.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? expliquez-vous, mon fils.</p>
+
+<p>&mdash;Ne me pressez pas, répondit le jeune homme avec fermeté. Laissez-moi
+emporter dans le tombeau le secret de ma mort.</p>
+
+<p>&mdash;Ce jeune homme ne peut être coupable, murmura le ministre.</p>
+
+<p>Alors il tira de son sein un crucifix noir, qu’il plaça sur une sorte
+d’autel grossièrement formé d’une dalle de granit adossée au mur
+humide de la prison. Près du crucifix il posa une petite lampe de fer
+allumée, qu’il avait apportée avec lui, et une bible ouverte.</p>
+
+<p>&mdash;Mon fils, priez et méditez. Je reviendrai dans quelques
+heures.&mdash;Allons, ajouta-t-il, se tournant vers Éthel, qui, pendant
+tout l’entretien d’Ordener et d’Athanase, avait gardé le silence du
+recueillement, il faut quitter le prisonnier. Le temps s’écoule.</p>
+
+<p>Elle se leva radieuse et tranquille; quelque chose de divin enflammait
+son regard:</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur ministre, je ne puis vous suivre encore. Il faut auparavant
+que vous ayez uni Éthel Schumacker à son époux Ordener Guldenlew.</p>
+
+<p>Elle regarda Ordener:</p>
+
+<p>&mdash;Si tu étais encore puissant, libre et glorieux, mon Ordener, je
+pleurerais et j’éloignerais ma fatale destinée de la tienne.&mdash;Mais
+maintenant que tu ne crains plus la contagion de mon malheur, que tu
+es ainsi que moi captif, flétri, opprimé, maintenant que tu vas
+mourir, je viens à toi, espérant que tu daigneras du moins, Ordener,
+mon seigneur, permettre à celle qui n’aurait pu être la compagne de ta
+vie, d'être la compagne de ta mort; car tu m’aimes assez, n’est-il pas
+vrai, pour n’avoir pas douté un instant que je n’expire en même temps
+que toi?</p>
+
+<p>Le condamné tomba à ses pieds et baisa le bas de sa robe.</p>
+
+<p>&mdash;Vous, vieillard, continua-t-elle, vous allez nous tenir lieu de
+familles et de pères; ce cachot sera le temple; cette pierre, l’autel.
+Voici mon anneau, nous sommes à genoux devant Dieu et devant vous.
+Bénissez-nous et lisez les paroles saintes qui vont unir Éthel
+Schumacker à Ordener Guldenlew, son seigneur.</p>
+
+<p>Et ils s’étaient agenouillés ensemble devant le prêtre, qui les
+contemplait avec un étonnement mêlé de pitié.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, mes enfants! que faites-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, dit la jeune fille, le temps presse. Dieu et la mort nous
+attendent.</p>
+
+<p>On rencontre quelquefois dans la vie des puissances irrésistibles, des
+volontés auxquelles on cède soudain comme si elles avaient quelque
+chose de plus que les volontés humaines. Le prêtre leva les yeux en
+soupirant.</p>
+
+<p>&mdash;Que le Seigneur me pardonne si ma condescendance est coupable! Vous
+vous aimez, vous n’avez plus que bien peu de temps à vous aimer sur la
+terre; je ne crois pas manquer à nos saints devoirs en légitimant
+votre amour.</p>
+
+<p>La douce et redoutable cérémonie s’accomplit. Ils se levèrent tous
+deux sous la dernière bénédiction du prêtre; ils étaient époux.</p>
+
+<p>Le visage du condamné brillait d’une douloureuse joie; on eût dit
+qu’il commençait à sentir l’amertume de la mort, à présent qu’il
+essayait la félicité de la vie. Les traits de sa compagne étaient
+sublimes de grandeur et de simplicité; elle était encore modeste comme
+une jeune vierge, et déjà presque fière comme une jeune épouse.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute-moi, mon Ordener, dit-elle; n’est-il pas vrai que nous sommes
+maintenant heureux de mourir, puisque la vie ne pouvait nous réunir?
+Tu ne sais pas, ami, ce que je ferai,&mdash;je me placerai aux fenêtres du
+donjon de manière à te voir monter sur l’échafaud, afin que nos âmes
+s’envolent ensemble dans le ciel. Si j’expire avant que la hache ne
+tombe, je t’attendrai; car nous sommes époux, mon Ordener adoré, et ce
+soir le cercueil sera notre lit nuptial.</p>
+
+<p>Il la pressa sur son cœur gonflé et ne put prononcer que ces mots,
+qui étaient l’idée de toute son existence:</p>
+
+<p>&mdash;Éthel, tu es donc à moi!</p>
+
+<p>&mdash;Mes enfants, dit la voix attendrie de l’aumônier, dites-vous adieu.
+Il est temps.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! s’écria Éthel.</p>
+
+<p>Toute sa force d’ange lui revint, et elle se prosterna devant le
+condamné:</p>
+
+<p>&mdash;Adieu! mon Ordener bien-aimé; mon seigneur, donnez-moi votre
+bénédiction.</p>
+
+<p>Le prisonnier accomplit ce vœu touchant, puis il se retourna pour
+saluer le vénérable Athanase Munder. Le vieillard était également
+agenouillé devant lui.</p>
+
+<p>&mdash;Qu’attendez-vous, mon père? demanda-t-il surpris.</p>
+
+<p>Le vieillard le regarda d’un air humble et doux:</p>
+
+<p>&mdash;Votre bénédiction, mon fils.</p>
+
+<p>&mdash;Que le ciel vous bénisse et appelle sur vous toutes les félicités
+que vos prières appellent sur vos frères les autres hommes, répondit
+Ordener d’un accent ému et solennel.</p>
+
+<p>Bientôt la voûte sépulcrale entendit les derniers adieux et les
+derniers baisers; bientôt les durs verrous se refermèrent bruyamment,
+et la porte de fer sépara les deux jeunes époux, qui allaient mourir
+après s'être donné rendez-vous dans l’éternité.</p>
+
+<h2><a name="XLV" id="XLV"></a>XLV</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">À qui me livrera Louis Perez, mort ou vif,<br /></span>
+<span class="i0">Je lui donne deux mille écus.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">CALDERON. <i>Louis Perez de Galice</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>&mdash;Baron Voethaün, colonel des arquebusiers de Munckholm, quel est
+celui des soldats qui ont combattu sous vos ordres au Pilier-Noir, qui
+a fait Han d’Islande prisonnier? Nommez-le au tribunal, afin qu’il
+reçoive les mille écus royaux promis pour cette capture.</p>
+
+<p>Ainsi parle au colonel des arquebusiers le président du tribunal. Le
+tribunal est assemblé; car, selon l’usage ancien de Norvège, les juges
+qui prononcent sans appel doivent rester sur leurs sièges jusqu’à ce
+que l’arrêt qu’ils ont rendu soit exécuté. Devant eux est le géant,
+qu’on vient de ramener, portant à son cou la corde qui doit le porter
+à son tour dans quelques heures.</p>
+
+<p>Le colonel, assis près de la table du secrétaire intime, se lève. Il
+salue le tribunal et l’évêque, qui est remonté sur son trône.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneurs juges, le soldat qui a pris Han d’Islande est dans cette
+enceinte. Il se nomme Toric Belfast, second arquebusier de mon
+régiment.</p>
+
+<p>&mdash;Qu’il vienne donc, reprend le président, recevoir la récompense
+promise.</p>
+
+<p>Un jeune soldat, en uniforme d’arquebusier de Munckholm, se présente.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes Toric Belfast? demande le président.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, votre grâce.</p>
+
+<p>&mdash;C’est vous qui avez fait Han d’Islande prisonnier?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, avec l’aide de saint Belzébuth, s’il plaît à votre excellence.</p>
+
+<p>On apporte sur le tribunal un sac pesant.</p>
+
+<p>&mdash;Vous reconnaissez bien cet homme pour le fameux Han d’Islande?
+ajoute le président, montrant le géant enchaîné.</p>
+
+<p>&mdash;Je connaissais mieux le minois de la jolie Cattie que celui de Han
+d’Islande; mais j’affirme, par la gloire de saint Belphégor, que, si
+Han d’Islande est quelque part, c’est sous la forme de ce grand démon.</p>
+
+<p>&mdash;Approchez, Toric Belfast, reprit le président. Voici les mille écus
+promis par le haut-syndic.</p>
+
+<p>Le soldat s’avançait précipitamment vers le tribunal, quand une voix
+s’éleva dans la foule:</p>
+
+<p>&mdash;Arquebusier de Munckholm, ce n’est pas toi qui as pris Han
+d’Islande!</p>
+
+<p>&mdash;Par tous les bienheureux diables, s’écria le soldat en se
+retournant, je n’ai en propriété que ma pipe et la minute où je parle,
+mais je promets de donner dix mille écus d’or à celui qui vient de
+dire cela, s’il peut prouver ce qu’il a dit.</p>
+
+<p>Et, croisant les deux bras, il promenait un regard assuré sur
+l’auditoire.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! que celui qui vient de parler se montre donc!</p>
+
+<p>&mdash;C’est moi! dit un petit homme qui fendait la presse pour pénétrer
+dans l’enceinte.</p>
+
+<p>Ce nouveau personnage était enveloppé d’une natte de jonc et de poil
+de veau marin, vêtement des Groënlandais, qui tombait autour de lui
+comme le toit conique d’une hutte. Sa barbe était noire, et d’épais
+cheveux de même couleur, couvrant ses sourcils roux, cachaient son
+visage, dont tout ce qu’on distinguait était hideux. On ne voyait ni
+ses bras ni ses mains.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c’est toi? dit le soldat avec un éclat de rire. Et qui donc,
+selon toi, mon beau sire, a eu l’honneur de prendre ce diabolique
+géant?</p>
+
+<p>Le petit homme secoua la tête et dit avec une sorte de sourire
+malicieux:</p>
+
+<p>&mdash;C’est moi!</p>
+
+<p>En ce moment, le baron Voethaün crut reconnaître en cet homme
+singulier l'être mystérieux qui lui avait donné à Skongen l’avis de
+l’arrivée des rebelles; le chancelier d’Ahlefeld, l’hôte de la ruine
+d’Arbar; et le secrétaire intime, un certain paysan d’Oëlmoe, qui
+portait une natte pareille et lui avait si bien indiqué la retraite de
+Han d’Islande. Mais, séparés tous trois, ils ne purent se communiquer
+leur impression fugitive, que les différences de costume et de traits
+qu’ils remarquèrent ensuite eurent bientôt effacée.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, c’est toi! répondit le soldat ironiquement.&mdash;Sans ton
+costume de phoque du Groënland, au regard que tu me lances, je serais
+tenté de reconnaître en toi un autre nain grotesque, qui m’a de même
+cherché querelle dans le Spladgest, il y a environ quinze
+jours;&mdash;c’était le jour où on apporta le cadavre du mineur Gill Stadt.</p>
+
+<p>&mdash;Gill Stadt! interrompit le petit homme en tressaillant.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Gill Stadt, affirma le soldat avec indifférence, l’amoureux
+rebuté d’une fille qui était la maîtresse d’un de nos camarades, et
+pour laquelle il est mort comme un sot.</p>
+
+<p>Le petit homme dit sourdement:</p>
+
+<p>&mdash;N’y avait-il pas aussi au Spladgest le corps d’un officier de ton
+régiment?</p>
+
+<p>&mdash;Précisément, je me rappellerai toute ma vie ce jour-là; j’ai oublié
+l’heure de la retraite dans le Spladgest, et j’ai failli être dégradé
+en rentrant au fort. Cet officier, c’était le capitaine Dispolsen.</p>
+
+<p>À ce nom le secrétaire intime se leva.</p>
+
+<p>&mdash;Ces deux individus abusent de la patience du tribunal. Nous prions
+le seigneur président d’abréger cet entretien inutile.</p>
+
+<p>&mdash;Par l’honneur de ma Cattie, je ne demande pas mieux, dit Toric
+Belfast, pourvu que vos courtoisies m’adjugent les mille écus promis
+pour la tête de Han, car c’est moi qui l’ai fait prisonnier.</p>
+
+<p>&mdash;Tu mens! s’écria le petit homme.</p>
+
+<p>Le soldat chercha son sabre à son côté.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es bien heureux, drôle, que nous soyons devant la justice, en
+présence de laquelle un soldat, fût-il arquebusier de Munckholm, doit
+se tenir désarmé comme un vieux coq.</p>
+
+<p>&mdash;C’est à moi, dit froidement le petit homme, qu’appartient le
+salaire, car sans moi on n’aurait pas la tête de Han d’Islande.</p>
+
+<p>Le soldat furieux jura que c’était lui qui avait pris Han d’Islande
+lorsque, tombé sur le champ de bataille, il commençait à rouvrir les
+yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit son adversaire, il se peut que ce soit toi qui l’aies
+pris, mais c’est moi qui l’ai terrassé; sans moi tu n’aurais pu
+l’emmener prisonnier; donc les mille écus m’appartiennent.</p>
+
+<p>&mdash;Cela est faux, répliqua le soldat, ce n’est pas toi qui l’as
+terrassé, c’est un esprit vêtu de peaux de bêtes.</p>
+
+<p>&mdash;C’est moi!</p>
+
+<p>&mdash;Non, non.</p>
+
+<p>Le président ordonna aux deux parties de se taire; puis, demandant de
+nouveau au colonel Voethaün si c’était bien Toric Belfast qui lui
+avait amené Han d’Islande prisonnier, sur la réponse affirmative, il
+déclara que la récompense appartenait au soldat.</p>
+
+<p>Le petit homme grinça des dents, et l’arquebusier étendit avidement
+les mains pour recevoir le sac.</p>
+
+<p>&mdash;Un instant! cria le petit homme.&mdash;Sire président, cette somme,
+d’après l’édit du haut-syndic, n’appartient qu’à celui qui livrera Han
+d’Islande.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? dirent les juges.</p>
+
+<p>Le petit homme se tourna vers le géant:</p>
+
+<p>&mdash;Cet homme n’est pas Han d’Islande.</p>
+
+<p>Un murmure d’étonnement parcourut la salle. Le président et le
+secrétaire intime s’agitaient sur leurs sièges.</p>
+
+<p>&mdash;Non, répéta avec force le petit homme, l’argent n’appartient pas à
+l’arquebusier maudit de Munckholm, car cet homme n’est point Han
+d’Islande.</p>
+
+<p>&mdash;Hallebardiers, dit le président, qu’on emmène ce furieux, il a perdu
+la raison.</p>
+
+<p>L’évêque éleva la voix:</p>
+
+<p>&mdash;Me permette le respectable président de lui faire observer qu’on
+peut, en refusant d’entendre cet homme, briser la planche du salut
+sous les pieds du condamné ici présent. Je demande au contraire que la
+confrontation continue.</p>
+
+<p>&mdash;Révérend évêque, le tribunal va vous satisfaire, répondit le
+président; et s’adressant au géant:&mdash;Vous avez déclaré être Han
+d’Islande; confirmez-vous devant la mort votre déclaration?</p>
+
+<p>&mdash;Le condamné répondit:&mdash;Je la confirme, je suis Han d’Islande.</p>
+
+<p>&mdash;Vous entendez, seigneur évêque?</p>
+
+<p>Le petit homme criait en même temps que le président:</p>
+
+<p>&mdash;Tu mens, montagnard de Kole! tu mens! Ne t’obstine pas à porter un
+nom qui t’écrase; souviens-toi qu’il t’a déjà été funeste.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis Han, de Klipstadur, en Islande, répéta le géant, l’œil fixé
+sur le secrétaire intime.</p>
+
+<p>Le petit homme s’approcha du soldat de Munckholm, qui, comme
+l’auditoire, observait cette scène avec curiosité.</p>
+
+<p>&mdash;Montagnard de Kole, on dit que Han d’Islande boit du sang humain. Si
+tu l’es, bois-en.&mdash;En voici.</p>
+
+<p>Et à peine ces paroles étaient-elles prononcées, qu’écartant son
+manteau de natte, il avait plongé un poignard dans le cœur de
+l’arquebusier, et jeté le cadavre aux pieds du géant.</p>
+
+<p>Un cri d’effroi et d’horreur s’éleva; les soldats qui gardaient le
+géant reculèrent. Le petit homme, prompt comme le tonnerre, s’élança
+sur le montagnard découvert, et d’un nouveau coup de poignard il le
+fit tomber sur le corps du soldat. Alors, dépouillant sa natte de
+jonc, sa fausse chevelure et sa barbe noire, il dévoila ses membres
+nerveux, hideusement revêtus de peaux de bêtes, et un visage qui
+répandit plus d’horreur encore parmi les assistants que le poignard
+sanglant dont il élevait le fer dégouttant de deux meurtres.</p>
+
+<p>&mdash;Hé! juges, où est Han d’Islande?</p>
+
+<p>&mdash;Gardes, qu’on saisisse ce monstre! cria le président épouvanté.</p>
+
+<p>Han jeta dans la salle son poignard.</p>
+
+<p>&mdash;Il m’est inutile, s’il n’y a plus ici de soldats de Munckholm. En
+parlant ainsi, il se livra sans résistance aux hallebardiers et aux
+archers qui l’entouraient, se préparant à l’assiéger comme une ville.
+On enchaîna le monstre sur le banc des accusés, et une litière emporta
+ses deux victimes, dont l’une, le montagnard, respirait encore.</p>
+
+<p>Il est impossible de peindre les divers mouvements de terreur,
+d’étonnement et d’indignation qui, pendant cette scène horrible,
+avaient agité le peuple, les gardes et les juges. Quand le brigand eut
+pris place, calme et impassible, sur le banc fatal, le sentiment de la
+curiosité imposa silence à toute autre impression, et l’attention
+rétablit la tranquillité.</p>
+
+<p>L’évêque vénérable se leva:</p>
+
+<p>&mdash;Seigneurs juges.... dit-il.</p>
+
+<p>Le brigand l’interrompit:</p>
+
+<p>&mdash;Évêque de Drontheim, je suis Han d’Islande; ne prends pas la peine
+de me défendre.</p>
+
+<p>Le secrétaire intime se leva.</p>
+
+<p>&mdash;Noble président....</p>
+
+<p>Le monstre lui coupa la parole:</p>
+
+<p>&mdash;Secrétaire intime, je suis Han d’Islande; ne prends pas le soin de
+m’accuser.</p>
+
+<p>Alors, les pieds dans le sang, il promena son œil farouche et hardi
+sur le tribunal, les archers et la foule, et l’on eût dit que tous ces
+hommes palpitaient d’épouvante sous le regard de cet homme désarmé,
+seul et enchaîné.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, juges, n’attendez pas de moi de longues paroles. Je suis le
+démon de Klipstadur. Ma mère est cette vieille Islande, l'île des
+volcans. Elle ne formait autrefois qu’une montagne, mais elle a été
+écrasée par la main d’un géant qui s’appuya sur sa cime en tombant du
+ciel. Je n’ai pas besoin de vous parler de moi; je suis le descendant
+d’Ingolphe l’Exterminateur, et je porte en moi son esprit. J’ai commis
+plus de meurtres et allumé plus d’incendies que vous n’avez à vous
+tous prononcé d’arrêts iniques dans votre vie. J’ai des secrets
+communs avec le chancelier d’Ahlefeld.&mdash;Je boirais tout le sang qui
+coule dans vos veines avec délices. Ma nature est de haïr les hommes,
+ma mission de leur nuire. Colonel des arquebusiers de Munckholm, c’est
+moi qui t’ai donné avis du passage des mineurs au Pilier-Noir, certain
+que tu tuerais un grand nombre d’hommes dans ces gorges; c’est moi qui
+ai écrasé un bataillon de ton régiment avec des quartiers de rochers;
+je vengeais mon fils.&mdash;Maintenant, juges, mon fils est mort; je viens
+ici chercher la mort. L'âme d’Ingolphe me pèse, parce que je la porte
+seul et que je ne pourrai la transmettre à aucun héritier. Je suis las
+de la vie, puisqu’elle ne peut plus être l’exemple et la leçon d’un
+successeur. J’ai assez bu de sang; je n’ai plus soif. À présent, me
+voici; vous pouvez boire le mien.</p>
+
+<p>Il se tut, et toutes les voix répétèrent sourdement chacune de ses
+effroyables paroles.</p>
+
+<p>L’évêque lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Mon fils, dans quelle intention avez-vous donc commis tant de
+crimes?</p>
+
+<p>Le brigand se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, je te jure, révérend évêque, que ce n’était pas, comme ton
+confrère l’évêque de Borglum, dans l’intention de m’enrichir.
+[Note: Quelques chroniqueurs affirment qu’en 1525 un évêque de
+Borglum se rendit fameux par divers brigandages. Il soudoyait des
+pirates, disent-ils, qui infestaient les côtes de Norvège.] Quelque
+chose était en moi, qui me poussait.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu ne réside pas toujours dans tous ses ministres, répondit
+humblement le saint vieillard. Vous voulez m’insulter, je voudrais
+pouvoir vous défendre.</p>
+
+<p>&mdash;Ta révérence perd son temps. Va demander à ton autre confrère
+l’évêque de Scalholt, en Islande. Par Ingolphe, ce sera une chose
+étrange que deux évêques aient pris soin de ma vie, l’un près de mon
+berceau, l’autre près de mon sépulcre.&mdash;Évêque, tu es un vieux fou.</p>
+
+<p>&mdash;Mon fils, croyez-vous en Dieu?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi non? Je veux qu’il soit un Dieu pour pouvoir blasphémer.</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtez, malheureux! vous allez mourir, et vous ne baisez pas les
+pieds du Christ!</p>
+
+<p>Han d’Islande haussa les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Si je le faisais, ce serait à la manière du gendarme de Roll, qui
+fit tomber le roi en lui baisant le pied.</p>
+
+<p>L’évêque se rassit, profondément ému.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, juges, poursuivit Han d’Islande, qu’attendez-vous? Si
+j’avais été à votre place et vous à la mienne, je ne vous aurais point
+fait attendre si longtemps votre arrêt de mort. Le tribunal se retira.
+Après une courte délibération, il rentra dans l’audience, et le
+président lut à haute voix une sentence qui, selon les formules,
+condamnait Han d’Islande <i>à être pendu par le cou jusqu’à ce que mort
+s’ensuivît</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà qui est bien, dit le brigand. Chancelier d’Ahlefeld, j’en sais
+assez sur ton compte pour t’en faire obtenir autant. Mais vis, puisque
+tu fais du mal aux hommes.&mdash;Allons, je suis sûr maintenant de ne point
+aller dans le Nysthiem. [Note: Selon les croyances populaires, le
+Nysthiem était l’enfer de ceux qui mouraient de maladie ou de
+vieillesse.]</p>
+
+<p>Le secrétaire intime ordonna aux gardes qui l’emmenaient de le déposer
+dans le donjon du Lion de Slesvig, pendant qu’on lui préparerait un
+cachot, pour y attendre son exécution, dans le quartier des
+arquebusiers de Munckholm.</p>
+
+<p>&mdash;Dans le quartier des arquebusiers de Munckholm! répéta le monstre
+avec un grondement de joie.</p>
+
+<h2><a name="XLVI" id="XLVI"></a>XLVI</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Cependant le cadavre de Ponce de Léon qui était<br /></span>
+<span class="i0">resté auprès de la fontaine, ayant été défiguré<br /></span>
+<span class="i0">par le soleil, les Maures des Alpuxares s’en<br /></span>
+<span class="i0">emparèrent et le portèrent à Grenade.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">E.H. <i>Le Captif d’Ochali</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Cependant, avant l’aube du jour dans lequel nous sommes déjà assez
+avancés, à l’heure même où la sentence d’Ordener se prononçait à
+Munckholm, le nouveau gardien du Spladgest de Drontheim, l’ancien
+lieutenant et le successeur actuel de Benignus Spiagudry, Oglypiglap,
+avait été brusquement réveillé sur son grabat par le retentissement de
+la porte de l’édifice sous plusieurs coups violents. Il s’était levé à
+regret, avait pris sa lampe de cuivre dont la faible lumière blessait
+ses yeux endormis, et était allé, en jurant de l’humidité de la salle
+des morts, ouvrir à ceux qui l’arrachaient si tôt à son sommeil.</p>
+
+<p>C’étaient des pêcheurs du lac de Sparbo, qui apportaient sur une
+litière couverte de joncs, d’algues et de limoselle des marais, un
+cadavre trouvé dans les eaux du lac.</p>
+
+<p>Ils déposèrent leur fardeau dans l’intérieur de l’édifice funèbre, et
+Oglypiglap leur donna un reçu du mort afin qu’ils pussent réclamer
+leur salaire.</p>
+
+<p>Resté seul dans le Spladgest, il commença à déshabiller le cadavre,
+qui était remarquable par sa longueur et sa maigreur. Le premier objet
+qui se présenta à ses yeux, quand il eut soulevé le voile dont il
+était enveloppé, fut une énorme perruque.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, se dit-il, cette perruque de forme étrangère m’a déjà
+passé par les mains, c’était celle de ce jeune élégant français...
+Mais, continua-t-il en poursuivant ses opérations, voici les
+bottes fortes du pauvre postillon Cramner que ses chevaux ont
+écrasé, et...&mdash;que diable est-ce que cela signifie?&mdash;l’habit noir
+complet du professeur Syngramtax, ce vieux savant qui s’est noyé
+dernièrement.&mdash;Quel est donc ce nouveau venu qui m’arrive avec la
+dépouille de toutes mes vieilles connaissances?</p>
+
+<p>Il promena sa lampe sur le visage du mort, mais inutilement; les
+traits, déjà décomposés, avaient perdu leur forme et leur couleur. Il
+fouilla dans les poches de l’habit, et en tira quelques vieux
+parchemins imprégnés d’eau et souillés de vase; il les essuya
+fortement avec son tablier de cuir, et parvint à lire sur l’un d’eux
+ces mots sans suite à demi effacés: «&mdash;Rudbeck. Saxon le grammairien.
+Arngrim, évêque de Holum.&mdash;Il n’y a en Norvège que deux comtés, Larvig
+et Jarlsberg, et une baronnie...&mdash;On ne trouve de mines d’argent qu’à
+Kongsberg; de l’aimant, des aspestes, qu’à Sundmoër; de l’améthyste,
+qu’à Guldbranshal; des calcédoines, des agates, du jaspe, qu’aux îles
+Fa-roër.&mdash;À Noukahiva, en temps de famine, les hommes mangent leurs
+femmes et leurs enfants.&mdash;Thormodus Thorfœus; Isleif, évêque de
+Scalholt, premier historien islandais.&mdash;Mercure joua aux échecs avec
+la Lune, et lui gagna la soixante-douzième partie du jour.&mdash;Malstrom,
+gouffre.&mdash;<i>Hirundo, hirudo</i>.&mdash;Cicéron, pois chiche; gloire.&mdash;Frode le
+savant.&mdash;Odin consultait la tête de Mimer, sage.&mdash;(Mahomet et son
+pigeon, Sertorius et sa biche).&mdash;Plus le sol... moins il renferme de
+gypse...»</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis en croire encore mes yeux! s’écria-t-il, laissant tomber
+le parchemin; c’est l’écriture de mon ancien maître, Benignus
+Spiagudry!</p>
+
+<p>Alors, examinant de nouveau le cadavre, il reconnut les longues mains,
+les cheveux rares, et toute l’habitude du corps de l’infortuné.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n’est pas à tort, pensa-t-il en secouant la tête, qu’on a lancé
+contre lui une accusation de sacrilège et de nécromancie. Le diable
+l’a enlevé pour le noyer dans le Sparbo.&mdash;Ce que c’est que de nous!
+qui eût jamais pensé que le docteur Spiagudry, après avoir si
+longtemps gardé les autres dans cette hôtellerie des morts, viendrait
+un jour de loin s’y faire garder lui-même!</p>
+
+<p>Le petit lapon philosophe soulevait le corps pour le porter sur l’une
+de ses six couches de granit, lorsqu’il s’aperçut que quelque chose de
+lourd était attaché par un lien de cuir au cou du malheureux
+Spiagudry.</p>
+
+<p>&mdash;C’est sans doute la pierre avec laquelle le démon l’a précipité dans
+le lac, murmura-t-il.</p>
+
+<p>Il se trompait; c’était une petite cassette de fer, sur laquelle, en
+la regardant de près, après l’avoir soigneusement essuyée, il remarqua
+un large fermoir en écusson.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a sans doute quelque diablerie dans cette boîte, se dit-il; cet
+homme était sacrilège et sorcier. Allons déposer cette cassette chez
+l’évêque, elle renferme peut-être un démon.</p>
+
+<p>Alors, la détachant du cadavre, qu’il déposa dans la salle
+d’exposition, il sortit en toute hâte pour se rendre au palais
+épiscopal, murmurant en chemin quelques prières contre la redoutable
+boîte qu’il portait.</p>
+
+<h2><a name="XLVII" id="XLVII"></a>XLVII</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Est-ce un homme ou un esprit infernal qui parle<br /></span>
+<span class="i0">ainsi? Quel est donc l’esprit malfaisant qui te<br /></span>
+<span class="i0">tourmente? Montre-moi l’ennemi implacable qui<br /></span>
+<span class="i0">habite ton cœur.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">MATURIN<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Han d’Islande et Schumacker sont dans la même salle du donjon de
+Slesvig. L’ex-chancelier absous se promène à pas lents, les yeux
+chargés de pleurs amers; le brigand condamné rit de ses chaînes,
+environné de gardes.</p>
+
+<p>Les deux prisonniers s’observent longtemps en silence; on dirait
+qu’ils se sentent tous deux et se reconnaissent mutuellement ennemis
+des hommes.</p>
+
+<p>&mdash;Qui es-tu? demande enfin l’ex-chancelier au brigand.</p>
+
+<p>&mdash;Je te dirai mon nom, reprit l’autre, pour te faire fuir. Je suis Han
+d’Islande.</p>
+
+<p>Schumacker s’avance vers lui:</p>
+
+<p>&mdash;Prends ma main! dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu veux que je la dévore?</p>
+
+<p>&mdash;Han d’Islande, reprend Schumacker, je t’aime parce que tu hais les
+hommes.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà pourquoi je te hais.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute, je hais les hommes, comme toi, parce que je leur ai fait du
+bien, et qu’ils m’ont fait du mal.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne les hais pas comme moi; je les hais, moi, parce qu’ils m’ont
+fait du bien, et que je leur ai rendu du mal.</p>
+
+<p>Schumacker frémit du regard du monstre. Il a beau vaincre sa nature,
+son âme ne peut sympathiser avec celle-là.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, s’écrie-t-il, j’exècre les hommes, parce qu’ils sont fourbes,
+ingrats, cruels. Je leur ai dû tout le malheur de ma vie.</p>
+
+<p>&mdash;Tant mieux!&mdash;je leur ai dû, moi, tout le bonheur de la mienne.</p>
+
+<p>&mdash;Quel bonheur?</p>
+
+<p>&mdash;Le bonheur de sentir des chairs palpitantes frémir sous ma dent, un
+sang fumant réchauffer mon gosier altéré; la volupté de briser des
+êtres vivants contre des pointes de rochers, et d’entendre le cri de
+la victime se mêler au bruit des membres fracassés. Voilà les plaisirs
+que m’ont procurés les hommes.</p>
+
+<p>Schumacker recula avec épouvante devant le monstre dont il s’était
+approché presque avec l’orgueil de lui ressembler. Pénétré de honte,
+il voila son visage vénérable de ses mains; car ses yeux étaient
+pleins de larmes d’indignation, non contre la race humaine, mais
+contre lui-même. Son cœur noble et grand commençait à s’effrayer de
+la haine qu’il portait aux hommes depuis si longtemps en la voyant
+reproduite dans le cœur de Han d’Islande comme par un miroir
+effrayant.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit le monstre en riant, ennemi des hommes, oses-tu te
+vanter d'être semblable à moi?</p>
+
+<p>Le vieillard frissonna.</p>
+
+<p>&mdash;O Dieu! plutôt que de les haïr comme toi, j’aimerais mieux les
+aimer.</p>
+
+<p>Les gardes vinrent chercher le monstre, pour l’emmener dans un cachot
+plus sûr. Schumacker rêveur resta seul dans le donjon; mais il n’y
+restait plus d’ennemi des hommes.</p>
+
+<h2><a name="XLVIII" id="XLVIII"></a>XLVIII</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">...... Quand le méchant m’épie,<br /></span>
+<span class="i0">Me ferez-vous tomber,<br /></span>
+<span class="i0">Seigneur, entre ses mains?<br /></span>
+<span class="i0">C’est lui qui sous mes pas a rompu vos chemins.<br /></span>
+<span class="i0">Ne me châtiez point, car mon crime est son crime.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">A. DE VIGNY<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>L’heure fatale était arrivée; le soleil ne montrait plus que la moitié
+de son disque au-dessus de l’horizon. Les postes étaient doublés dans
+tout le château fort de Munckholm; devant chaque porte se promenaient
+des sentinelles silencieuses et farouches. La rumeur de la ville
+arrivait plus tumultueuse et plus bruyante aux sombres tours de la
+forteresse, livrée elle-même à une agitation extraordinaire. On
+entendait dans toutes les cours le bruit lugubre des tambours voilés
+de crêpes; le canon de la tour basse grondait par intervalles; la
+lourde cloche du donjon se balançait lentement avec des sons graves et
+prolongés, et, de tous les points du port, des embarcations chargées
+de peuple se pressaient vers le redoutable rocher. Un échafaud tendu
+de noir, autour duquel s’épaississait et se grossissait sans cesse une
+foule impatiente, s’élevait dans la place d’armes du château, au
+centre d’un carré de soldats. Sur l’échafaud se promenait un homme
+vêtu de serge rouge, tantôt s’appuyant sur une hache qu’il tenait à la
+main, tantôt remuant un billot et une claie que portait l’estrade
+funèbre. Près de là était préparé un bûcher devant lequel brûlaient
+quelques torches de résine. Entre l’échafaud et le bûcher, on avait
+planté un pieu auquel était suspendu un écriteau: <i>Ordener Guldenlew,
+traître</i>.&mdash;On apercevait, de la place d’Armes, flotter au haut du
+donjon de Slesvig un grand drapeau noir.</p>
+
+<p>C’est dans ce moment que parut, devant le tribunal toujours assemblé
+dans la salle d’audience, Ordener condamné. L’évêque seulement était
+absent; son ministère de défenseur avait cessé.</p>
+
+<p>Le fils du vice-roi était vêtu de noir, et portait à son cou le
+collier de Dannebrog. Son visage était pâle, mais fier. Il était seul;
+car on était venu le chercher pour le supplice avant que l’aumônier
+Athanase Munder fût revenu dans son cachot.</p>
+
+<p>Ordener avait déjà consommé intérieurement son sacrifice. Cependant
+l’époux d’Éthel songeait encore avec quelque amertume à la vie, et eût
+peut-être voulu pouvoir choisir pour sa première nuit de noces une
+autre nuit que celle du tombeau. Il avait prié et surtout rêvé dans sa
+prison. Maintenant il était debout devant le terme de toute prière et
+de tout rêve. Il se sentait fort de la force que donnent Dieu et
+l’amour. La foule, plus émue que le condamné, le considérait avec une
+attention avide. L’éclat de son rang, l’horreur de son sort,
+éveillaient toutes les envies et toutes les pitiés. Chacun assistait à
+son châtiment sans s’expliquer son crime. Il y a au fond des hommes un
+sentiment étrange qui les pousse, ainsi qu’à des plaisirs, au
+spectacle des supplices. Ils cherchent avec un horrible empressement à
+saisir la pensée de la destruction sur les traits décomposés de celui
+qui va mourir, comme si quelque révélation du ciel ou de l’enfer
+devait apparaître, en ce moment solennel, dans les yeux du misérable;
+comme pour voir quelle ombre jette l’aile de la mort planant sur une
+tête humaine; comme pour examiner ce qui reste d’un homme quand
+l’espérance l’a quitté. Cet être, plein de force et de santé, qui se
+meut, qui respire, qui vit, et qui, dans un moment, cessera de se
+mouvoir, de respirer, de vivre, environné d'êtres pareils à lui,
+auxquels il n’a rien fait, qui le plaignent tous, et dont nul ne le
+secourra; ce malheureux, mourant sans être moribond, courbé à la fois
+sous une puissance matérielle et sous un pouvoir invisible; cette vie
+que la société n’a pu donner, et qu’elle prend avec appareil, toute
+cette cérémonie imposante du meurtre judiciaire, ébranlent vivement
+les imaginations. Condamnés tous à mort avec des sursis indéfinis,
+c’est pour nous un objet de curiosité étrange et douloureuse, que
+l’infortuné qui sait précisément à quelle heure son sursis doit être
+levé.</p>
+
+<p>On se souvient qu’avant d’aller à l’échafaud Ordener devait être amené
+devant le tribunal, pour être dégradé de ses titres et de ses
+honneurs. À peine le mouvement excité dans l’assemblée par son arrivée
+eut-il fait place au calme, que le président se fit apporter le livre
+héraldique des deux royaumes, et les statuts de l’ordre de Dannebrog.</p>
+
+<p>Alors, ayant invité le condamné à mettre un genou en terre, il
+recommanda aux assistants le silence et le respect, ouvrit le livre
+des chevaliers de Dannebrog, et commença à lire d’une voix haute et
+sévère:</p>
+
+<p>«&mdash;Christiern, par la grâce et miséricorde du Tout-Puissant, roi de
+Danemark et de Norvège, des Vandales et des Goths, duc de Slesvig, de
+Holstein, de Stormarie et de Dytmarse, comte d’Oldenbourg et de
+Delmenhurst, savoir faisons&mdash;qu’ayant rétabli, sur la proposition de
+notre grand-chancelier, comte de Griffenfeld (la voix du président
+passa si rapidement sur ce nom qu’on l’entendit à peine), l’ordre
+royal de Dannebrog, fondé par notre illustre aïeul saint Waldemar,</p>
+
+<p>«Sur ce que nous avons considéré que cet ordre vénérable ayant été
+créé en souvenir de l’étendard Dannebrog, envoyé du ciel à notre
+royaume béni,</p>
+
+<p>«Ce serait mentir à la divine institution de l’ordre si quelqu’un des
+chevaliers pouvait impunément forfaire à l’honneur et aux saintes lois
+de l’église et de l’état.</p>
+
+<p>Nous ordonnons, à genoux devant Dieu, que quiconque, parmi les
+chevaliers de l’ordre, aura livré son âme au démon par quelque félonie
+ou trahison, après avoir été blâmé publiquement par un juge, sera à
+jamais dégradé du rang de chevalier de notre royal ordre de Dannebrog.»</p>
+
+<p>Le président referma le livre.</p>
+
+<p>&mdash;Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de Dannebrog, vous
+vous êtes rendu coupable de haute trahison, crime pour lequel votre
+tête va être tranchée, votre corps brûlé, et votre cendre jetée au
+vent.&mdash;Ordener Guldenlew, traître, vous vous êtes rendu indigne de
+prendre rang parmi les chevaliers de Dannebrog. Je vous invite à vous
+humilier, car je vais vous dégrader publiquement au nom du roi.</p>
+
+<p>Le président étendit la main sur le livre de l’ordre, et s’apprêtait à
+prononcer la formule fatale sur Ordener, calme et immobile, lorsqu’une
+porte latérale s’ouvrit à droite du tribunal. Un huissier
+ecclésiastique parut, annonçant sa révérence l’évêque de Drontheimhus.</p>
+
+<p>C’était lui en effet. Il entra précipitamment dans la salle,
+accompagné d’un autre ecclésiastique qui le soutenait.</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtez! seigneur président, cria-t-il avec une force qui semblait
+n'être plus de son âge; arrêtez!&mdash;Le ciel soit béni! j’arrive à temps:</p>
+
+<p>L’assemblée redoubla d’attention, prévoyant quelque nouvel événement.</p>
+
+<p>Le président se tourna vers l’évêque avec humeur:</p>
+
+<p>&mdash;Votre révérence me permettra de lui faire remarquer, que sa présence
+est inutile ici. Le tribunal va dégrader le condamné, qui touche au
+moment de subir sa peine.</p>
+
+<p>&mdash;Gardez-vous, dit l’évêque, de toucher à celui qui est pur devant le
+Seigneur. Ce condamné est innocent. Rien ne peut se comparer au cri
+d’étonnement qui retentit dans l’auditoire, si ce n’est le cri
+d’épouvante que poussèrent le président et le secrétaire intime.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tremblez, juges, poursuivit l’évêque avant que le président eût
+eu le temps de reprendre son sang-froid; tremblez! car vous alliez
+verser le sang innocent.</p>
+
+<p>Pendant que l’émotion du président se calmait, Ordener s’était levé
+consterné. Le noble jeune homme craignait que sa généreuse ruse ne fût
+découverte, et qu’on n’eût trouvé des preuves de la culpabilité de
+Schumacker.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur évêque, dit le président, dans cette affaire, le crime
+semble vouloir nous échapper, en passant de tête en tête. Ne vous fiez
+pas à quelque vaine apparence. Si Ordener Guldenlew est innocent, quel
+est donc alors le coupable?</p>
+
+<p>&mdash;Votre grâce va le savoir, répondit l’évêque.&mdash;Puis, montrant au
+tribunal une cassette de fer qu’un serviteur portait derrière
+lui:&mdash;Nobles seigneurs, vous avez jugé dans les ténèbres; dans cette
+cassette est la lumière miraculeuse qui doit les dissiper.</p>
+
+<p>Le président, le secrétaire intime et Ordener parurent frappés en même
+temps, à l’aspect de la mystérieuse cassette. L’évêque poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Nobles juges, écoutez-nous. Aujourd’hui, au moment où nous rentrions
+dans notre palais épiscopal, afin de nous reposer des fatigues de la
+nuit, et de prier pour les condamnés, on nous a remis cette boîte de
+fer scellée. Le gardien du Spladgest l’avait, nous a-t-on dit,
+apportée ce matin à notre palais pour qu’elle nous fût remise,
+affirmant qu’elle renfermait sans doute quelque mystère satanique,
+attendu qu’il l’avait trouvée sur le corps du sacrilège Benignus
+Spiagudry, dont on a retiré le cadavre du Sparbo.</p>
+
+<p>L’attention d’Ordener redoubla. Tout l’auditoire se taisait
+religieusement. Le président et le secrétaire courbaient la tête comme
+deux condamnés. On eût dit qu’ils avaient tous deux oublié leur astuce
+et leur audace. Il y a un moment dans la vie du méchant où sa
+puissance s’en va.</p>
+
+<p>&mdash;Après avoir béni cette cassette, continua l’évêque, nous en avons
+brisé le sceau, qui portait, comme vous pouvez le voir encore, les
+anciennes armoiries abolies de Griffenfeld. Nous y avons trouvé en
+effet un secret satanique. Vous allez en juger, vénérables seigneurs.
+Prêtez-nous toute votre attention; car il s’agit ici du sang des
+hommes, et le Seigneur en pèse chaque goutte.</p>
+
+<p>Alors, ouvrant la formidable cassette, il en tira un parchemin au dos
+duquel était écrite l’attestation suivante:</p>
+
+<p>«Moi, Blaxtham Cumbysulsum, docteur, je déclare, au moment de mourir,
+remettre au capitaine Dispolsen, procureur, à Copenhague, de l’ancien
+comte de Griffenfeld, la pièce suivante, entièrement écrite de la main
+de Turiaf Musdœmon, serviteur du chancelier comte d’Ahlefeld, afin
+que le susnommé capitaine en fasse l’usage qu’il lui plaira.&mdash;Et je
+prie Dieu de me pardonner mes crimes.&mdash;À Copenhague, le onzième jour
+du mois de janvier mil six cent quatre-vingt-dix-neuf.</p>
+
+<p>«CUMBYSULSUM.»</p>
+
+<p>Le secrétaire intime tremblait d’un tremblement convulsif. Il voulut
+parler et ne le put. L’évêque cependant remettait le parchemin au
+président pâle et agité.</p>
+
+<p>&mdash;Que vois-je? s’écria celui-ci en déployant le parchemin.&mdash;<i>Note au
+noble comte d’Ahlefeld, sur le moyen de se défaire juridiquement de
+Schumacker!</i>....&mdash;Je vous jure, révérend évêque....</p>
+
+<p>Le parchemin tomba des mains du président.</p>
+
+<p>&mdash;Lisez, lisez, seigneur, poursuivit l’évêque. Je ne doute pas que
+votre indigne serviteur n’ait abusé de votre nom, comme il a abusé de
+celui du malheureux Schumacker. Voyez seulement ce qu’a produit votre
+haine peu charitable pour votre prédécesseur tombé. Un de vos
+courtisans a machiné en votre nom sa perte, espérant sans doute s’en
+faire un mérite auprès de votre grâce.</p>
+
+<p>En montrant au président que les soupçons de l’évêque, qui connaissait
+tout le contenu de la cassette, ne tombaient pas sur lui, ces paroles
+le ranimèrent. Ordener respirait également. Il commençait à entrevoir
+que l’innocence du père de son Éthel allait éclater en même temps que
+la sienne propre. Il éprouvait un profond étonnement de cette destinée
+bizarre qui l’avait conduit à la poursuite d’un formidable brigand
+pour retrouver cette cassette, que son vieux guide Benignus Spiagudry
+portait sur lui; en sorte qu’elle le suivait pendant qu’il la
+cherchait. Il méditait aussi la grave leçon des événements qui, après
+l’avoir perdu par cette fatale cassette, le sauvaient par elle.</p>
+
+<p>Le président, rappelant son sang-froid, lut alors, avec les signes
+d’une indignation que partageait tout l’auditoire, une longue note, où
+Musdœmon expliquait en détail l’abominable plan que nous lui avons vu
+suivre dans le cours de cette histoire. Plusieurs fois le secrétaire
+intime voulut se lever pour se défendre; mais à chaque fois la rumeur
+publique le repoussait sur son siège. Enfin l’odieuse lecture se
+termina au milieu d’un murmure d’horreur.</p>
+
+<p>&mdash;Hallebardiers, qu’on saisisse cet homme! dit le président, désignant
+le secrétaire intime.</p>
+
+<p>Le misérable, sans force et sans parole, descendit de son siège, et
+fut jeté sur le banc d’infamie, parmi les huées de la populace.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneurs juges, dit l’évêque, frémissez et réjouissez-vous. La
+vérité, qui vient d'être portée à vos consciences, va encore vous être
+confirmée par ce que l’aumônier des prisons de cette royale ville,
+notre honoré frère Athanase Munder, ici présent, va vous apprendre.</p>
+
+<p>C’était en effet Athanase Munder qui accompagnait l’évêque. Il
+s’inclina devant son pasteur et devant le tribunal, puis, sur un signe
+du président, il s’exprima ainsi:</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je vais dire est la vérité. Me punisse le ciel si je profère
+ici une parole dans une intention autre que celle de bien
+faire!&mdash;J’avais, d’après ce que j’avais vu ce matin dans le cachot du
+fils du vice-roi, pensé en moi-même que ce jeune homme n’était point
+coupable, quoique vos seigneuries l’aient condamné sur ses aveux. Or,
+j’ai été appelé, il y a quelques heures, pour donner les derniers
+secours spirituels au malheureux montagnard qui a été si cruellement
+assassiné devant vous, et que vous aviez condamné, respectables
+seigneurs, comme étant Han d’Islande. Voici ce que m’a dit ce
+moribond: «Je ne suis point Han d’Islande; j’ai été bien puni d’avoir
+pris ce nom. Celui qui m’a payé pour jouer ce rôle est le secrétaire
+intime de la grande chancellerie; il se nomme Musdœmon, et il a
+machiné toute la révolte sous le nom de Hacket. Je crois qu’il est le
+seul coupable dans tout ceci.» Alors il m’a demandé ma bénédiction et
+recommandé de venir en toute hâte reporter ses dernières paroles au
+tribunal. Dieu est témoin de ce que je dis. Puisse-je sauver le sang
+de l’innocent, et ne point faire verser celui du coupable!</p>
+
+<p>Il se tut, saluant de nouveau son évêque et les juges.</p>
+
+<p>&mdash;Votre grâce voit, seigneur, dit l’évêque au président, que l’un de
+mes clients n’avait point saisi à tort tant de ressemblance entre ce
+Hacket et votre secrétaire intime.</p>
+
+<p>&mdash;Turiaf Musdœmon; demanda le président au nouvel accusé,
+qu’avez-vous à alléguer pour votre défense?</p>
+
+<p>Musdœmon leva sur son maître un regard qui l’effraya. Toute son
+assurance lui était revenue. Il répondit après un moment de silence:</p>
+
+<p>&mdash;Rien, seigneur.</p>
+
+<p>Le président reprit d’une voix altérée et faible:</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous avouez donc coupable du crime qui vous est imputé? Vous
+vous avouez auteur d’une conspiration tramée à la fois contre l’état
+et contre un individu nommé Schumacker.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, seigneur, répondit Musdœmon. L’évêque se leva.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur président, pour qu’il ne reste aucun doute dans cette
+affaire, que votre grâce demande à l’accusé s’il a eu des complices.</p>
+
+<p>&mdash;Des complices! répéta Musdœmon.</p>
+
+<p>Il parut réfléchir un moment. Un horrible malaise se peignit sur le
+front du président.</p>
+
+<p>&mdash;Non, seigneur évêque, dit-il enfin.</p>
+
+<p>Le président jeta sur lui un regard soulagé qui rencontra le sien.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je n’ai point eu de complices, répéta Musdœmon avec plus de
+force. J’avais tramé tout ce complot par attachement pour mon maître,
+qui l’ignorait, pour perdre son ennemi Schumacker.</p>
+
+<p>Les regards de l’accusé et du président se rencontrèrent encore.</p>
+
+<p>&mdash;Votre grâce, reprit l’évêque, doit sentir que, puisque Musdœmon n’a
+point eu de complices, le baron Ordener Guldenlew ne peut être
+coupable.</p>
+
+<p>&mdash;S’il ne l’était pas, révérend évêque, comment se serait-il avoué
+criminel?</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur président, comment ce montagnard s’est-il obstiné à se dire
+Han d’Islande au péril de sa tête? Dieu seul sait ce qui existe au
+fond des cœurs.</p>
+
+<p>Ordener prit la parole.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneurs juges, je puis vous le dire, maintenant que le vrai
+coupable est découvert. Oui, je me suis faussement accusé, pour sauver
+l’ancien chancelier Schumacker, dont la mort eût laissé sa fille sans
+protecteur.</p>
+
+<p>Le président se mordit les lèvres.</p>
+
+<p>&mdash;Nous demandons au tribunal, dit l’évêque, que l’innocence de notre
+client Ordener soit proclamée par lui.</p>
+
+<p>Le président répondit par un signe d’adhésion; et, sur la demande du
+haut-syndic, on acheva l’examen de la redoutable cassette, qui ne
+renfermait plus que le diplôme et les titres de Schumacker mêlés à
+quelques lettres du prisonnier de Munckholm au capitaine Dispolsen,
+lettres amères sans être coupables, et qui ne pouvaient effrayer que
+le chancelier d’Ahlefeld.</p>
+
+<p>Bientôt le tribunal se retira, et après une courte délibération,
+tandis que les curieux rassemblés dans la place d’Armes attendaient
+avec une impatience opiniâtre le fils du vice-roi condamné, et que le
+bourreau se promenait nonchalamment sur l’échafaud, le président
+prononça, d’une voix presque éteinte, l’arrêt qui condamnait à mort
+Turiaf Musdœmon, et réhabilitait Ordener Guldenlew, le réintégrant
+dans tous ses honneurs, titres et privilèges.</p>
+
+<h2><a name="XLIX" id="XLIX"></a>XLIX</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Combien me vendras-tu ta carcasse, mon drôle? Je<br /></span>
+<span class="i0">n’en donnerais pas, en honneur, une obole.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Saint Michel à Satan</i>. Mystère<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Ce qui restait du régiment des arquebusiers de Munckholm était rentré
+dans son ancienne caserne, bâtiment isolé au milieu d’une grande cour
+carrée dans l’enceinte du fort. À la nuit tombante, on barricada,
+suivant l’usage, les portes de cet édifice, où s’étaient retirés tous
+les soldats, à l’exception des sentinelles dispersées sur les tours et
+du peloton de garde devant la prison militaire adossée à la caserne.
+Cette prison, la plus sûre et la mieux surveillée de toutes les
+prisons de Munckholm, renfermait les deux condamnés qui devaient être
+pendus le lendemain matin, Han d’Islande et Musdœmon.</p>
+
+<p>Han d’Islande est seul dans son cachot. Il est étendu sur la terre,
+enchaîné, la tête appuyée sur une pierre; quelque faible lumière vient
+jusqu’à lui à travers une ouverture quadrangulaire grillée, pratiquée
+dans l’épaisse porte de chêne qui sépare son cachot de la salle
+voisine, où il entend ses gardiens rire et blasphémer, au bruit des
+bouteilles qu’ils vident et des dés qu’ils roulent sur un tambour. Le
+monstre s’agite en silence dans l’ombre, ses bras se resserrent et
+s’écartent, ses genoux se contractent et se déploient, ses dents
+mordent ses fers.</p>
+
+<p>Tout à coup il élève la voix, il appelle; un guichetier se présente à
+l’ouverture grillée.</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu? dit-il au brigand.</p>
+
+<p>Han d’Islande se soulève.</p>
+
+<p>&mdash;Compagnon, j’ai froid; mon lit de pierre est dur et humide;
+donne-moi une botte de paille pour dormir, et un peu de feu pour me
+réchauffer.</p>
+
+<p>&mdash;Il est juste, reprend le guichetier, de procurer au moins ses aises
+à un pauvre diable qui va être pendu, fût-il le diable d’Islande. Je
+vais t’apporter ce que tu me demandes.&mdash;As-tu de l’argent?</p>
+
+<p>&mdash;Non, répond le brigand.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! toi, le plus fameux voleur de la Norvège, tu n’as pas dans ta
+sacoche quelques méchants ducats d’or?</p>
+
+<p>&mdash;Non, répond le brigand.</p>
+
+<p>&mdash;Quelques petits écus royaux?</p>
+
+<p>&mdash;Non, te dis-je!</p>
+
+<p>&mdash;Pas même quelques pauvres ascalins?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, rien; pas de quoi acheter la peau d’un rat ou l'âme d’un
+homme.</p>
+
+<p>Le guichetier hocha la tête:</p>
+
+<p>&mdash;C’est différent; tu as tort de te plaindre; ta cellule n’est pas
+aussi froide que celle où tu dormiras demain, sans t’apercevoir, je te
+jure, de la dureté du lit.</p>
+
+<p>Cela dit, le guichetier se retira, emportant une malédiction du
+monstre, qui continua de se mouvoir dans ses chaînes, dont les anneaux
+rendaient par intervalles des bruits faibles, comme s’ils se fussent
+lentement brisés sous des tiraillements violents et réitérés.</p>
+
+<p>La porte de chêne s’ouvrit; un homme de haute taille, vêtu de serge
+rouge, et portant une lanterne sourde, entra dans le cachot,
+accompagné du guichetier qui avait repoussé la prière du prisonnier.
+Celui-ci cessa tout mouvement.</p>
+
+<p>&mdash;Han d’Islande, dit l’homme vêtu de rouge, je suis Nychol Orugix,
+bourreau du Drontheimhus; je dois avoir demain, au lever du jour,
+l’honneur de pendre ton excellence par le cou à une belle potence
+neuve, sur la place publique de Drontheim.</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu bien sûr en effet de me pendre? répondit le brigand.</p>
+
+<p>Le bourreau se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais que tu fusses aussi sûr de monter droit au ciel par
+l’échelle de Jacob, que tu es sûr de monter demain au gibet par
+l’échelle de Nychol Orugix.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité? dit le monstre avec un malicieux regard.</p>
+
+<p>&mdash;Je te répète, seigneur brigand, que je suis le bourreau de la
+province.</p>
+
+<p>&mdash;Si je n’étais moi, je voudrais être toi, reprit le brigand.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne t’en dirai pas autant, reprit le bourreau; puis, se frottant
+les mains d’un air vain et flatté:&mdash;Mon ami, tu as raison, c’est un
+bel état que le nôtre. Ah! ma main sait ce que pèse la tête d’un
+homme.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu quelquefois bu du sang? demanda le brigand.</p>
+
+<p>&mdash;Non; mais j’ai souvent donné la question.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu quelquefois dévoré les entrailles d’un petit enfant vivant
+encore?</p>
+
+<p>&mdash;Non; mais j’ai fait crier des os entre les ais d’un chevalet de fer;
+j’ai tordu des membres dans les rayons d’une roue; j’ai ébréché des
+scies d’acier sur des crânes dont j’enlevais les chevelures; j’ai
+tenaillé des chairs palpitantes, avec des pinces rougies devant un feu
+ardent; j’ai brûlé le sang dans des veines entr’ouvertes, en y versant
+des ruisseaux de plomb fondu et d’huile bouillante.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit le brigand pensif, tu as bien aussi tes plaisirs.</p>
+
+<p>&mdash;En somme, continua le bourreau, quoique tu sois Han d’Islande, je
+crois qu’il s’est encore envolé plus d'âmes de mes mains que des
+tiennes, sans compter celle que tu rendras demain.</p>
+
+<p>&mdash;En supposant que j’en aie une.&mdash;Crois-tu donc, bourreau du
+Drontheimhus, que tu pourrais faire partir l’esprit d’Ingolphe du
+corps de Han d’Islande, sans qu’il emportât le tien?</p>
+
+<p>La réponse du bourreau commença par un éclat de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, vraiment! nous verrons cela demain.</p>
+
+<p>&mdash;Nous verrons, dit le brigand.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit le bourreau, je ne suis pas venu ici pour t’entretenir
+de ton esprit, mais seulement de ton corps. Écoute-moi!&mdash;Ton cadavre
+m’appartient de droit après ta mort; cependant la loi te laisse la
+faculté de me le vendre; dis-moi donc ce que tu en veux.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je veux de mon cadavre? dit le brigand.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et sois consciencieux.</p>
+
+<p>Han d’Islande s’adressa au guichetier:</p>
+
+<p>&mdash;Dis-moi, camarade, combien veux-tu me vendre une botte de paille et
+un peu de feu?</p>
+
+<p>Le guichetier resta un moment rêveur:</p>
+
+<p>&mdash;Deux ducats d’or, répondit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit le brigand au bourreau, tu me donneras deux ducats d’or
+de mon cadavre.</p>
+
+<p>&mdash;Deux ducats d’or! s’écria le bourreau. Cela est horriblement cher.
+Deux ducats d’or un méchant cadavre! Non, certes! je n’en donnerai pas
+ce prix.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, répondit tranquillement le monstre, tu ne l’auras pas!</p>
+
+<p>&mdash;Tu seras jeté à la voirie, au lieu d’orner le musée royal de
+Copenhague ou le cabinet de curiosités de Berghen.</p>
+
+<p>&mdash;Que m’importe?</p>
+
+<p>&mdash;Longtemps après ta mort, on viendrait en foule examiner ton
+squelette, en disant: <i>Ce sont les restes du fameux Han d’Islande!</i> on
+polirait tes os avec soin, on les rattacherait avec des chevilles de
+cuivre; on te placerait sous une grande cage de verre, dont on aurait
+soin chaque jour d’enlever la poussière. Au lieu de ces honneurs,
+songe à ce qui t’attend, si tu ne veux pas me vendre ton cadavre; on
+t’abandonnera à la pourriture dans quelque charnier, où tu seras à la
+fois la pâture des vers et la proie des vautours.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! je ressemblerai aux vivants qui sont sans cesse rongés par
+les petits et dévorés par les grands.</p>
+
+<p>&mdash;Deux ducats d’or! répétait le bourreau entre ses dents; quelle
+prétention exorbitante! Si tu ne modères ton prix, mon cher Han
+d’Islande, nous ne pourrons traiter ensemble.</p>
+
+<p>&mdash;C’est la première et probablement la dernière vente que je ferai de
+ma vie; je tiens à faire un marché avantageux.</p>
+
+<p>&mdash;Songe que je puis te faire repentir de ton opiniâtreté. Demain tu
+seras en ma puissance.</p>
+
+<p>&mdash;Crois-tu?</p>
+
+<p>Ces mots étaient prononcés avec une expression qui échappa au
+bourreau.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et il y a une manière de serrer le nœud coulant.... tandis
+que, si tu deviens raisonnable, je te pendrai mieux.</p>
+
+<p>&mdash;Peu m’importe ce que tu feras demain de mon cou! répondit le monstre
+d’un air railleur.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, ne pourrais-tu te contenter de deux écus royaux? Qu’en
+feras-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Adresse-toi à ton camarade, dit le brigand en montrant le
+guichetier; il me demande deux ducats d’or pour un peu de paille et de
+feu.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi, dit le bourreau, apostrophant le guichetier avec humeur, par
+la scie de saint Joseph! il est révoltant de faire payer du feu et de
+la méchante paille au poids de l’or. Deux ducats! Le guichetier
+répliqua aigrement:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bien bon de n’en pas exiger quatre!&mdash;C’est vous, maître
+Nychol, qui êtes aussi arabe que le chiffre 2, de refuser à ce pauvre
+prisonnier deux ducats d’or de son cadavre, que vous pourrez vendre au
+moins vingt ducats à quelque savant ou à quelque médecin.</p>
+
+<p>&mdash;Je n’ai jamais payé un cadavre plus de quinze ascalins, dit le
+bourreau.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, repartit le guichetier, le cadavre d’un mauvais voleur ou d’un
+misérable juif, cela peut-être; mais chacun sait que vous tirerez ce
+que vous voudrez du corps de Han d’Islande.</p>
+
+<p>Han d’Islande hocha la tête.</p>
+
+<p>&mdash;De quoi vous mêlez-vous? dit Orugix brusquement; est-ce que je
+m’occupe, moi, de vos rapines, des vêtements, des bijoux que vous
+volez aux prisonniers, de l’eau sale que vous versez dans leur maigre
+bouillon, des tourments que vous leur faites éprouver pour tirer d’eux
+de l’argent?&mdash;Non! je ne donnerai point deux ducats d’or.</p>
+
+<p>&mdash;Point de paille et point de feu, à moins de deux ducats d’or,
+répondit l’obstiné guichetier.</p>
+
+<p>&mdash;Point de cadavre à moins de deux ducats d’or, répéta le brigand
+immobile.</p>
+
+<p>Le bourreau, après un moment de silence, frappa la terre du pied:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, le temps me presse. Je suis appelé ailleurs. Il tira de sa
+veste un sac de cuir qu’il ouvrit lentement et comme à regret.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, maudit démon d’Islande, voilà tes deux ducats. Satan ne
+donnerait certes pas de ton âme ce que je donne de ton corps.</p>
+
+<p>Le brigand reçut les deux pièces d’or. Aussitôt le guichetier avança
+la main pour les reprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Un instant, compagnon, donne-moi d’abord ce que je t’ai demandé.</p>
+
+<p>Le guichetier sortit, et revint un moment après, apportant une botte
+de paille fraîche et un réchaud plein de charbons ardents, qu’il plaça
+près du condamné.</p>
+
+<p>&mdash;C’est cela, dit le brigand en lui remettant les deux ducats, je me
+chaufferai cette nuit.&mdash;Encore un mot, ajouta-t-il d’une voix
+sinistre:&mdash;Le cachot ne touche-t-il pas à la caserne des arquebusiers
+de Munckholm?</p>
+
+<p>&mdash;Cela est vrai, repartit le guichetier.</p>
+
+<p>&mdash;Et d’où vient le vent?</p>
+
+<p>&mdash;De l’est, je crois.</p>
+
+<p>&mdash;C’est bon, reprit le brigand.</p>
+
+<p>&mdash;Où veux-tu donc en venir, camarade? demanda le guichetier.</p>
+
+<p>&mdash;À rien, répondit le brigand.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, camarade, à demain de bonne heure.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, à demain, répéta le brigand.</p>
+
+<p>Et le bruit de la lourde porte, qui se refermait, empêcha le bourreau
+et son compagnon d’entendre le ricanement sauvage et goguenard, qui
+accompagnait ces paroles.</p>
+
+<h2><a name="L" id="L"></a>L</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Espérais-tu finir par un autre trépas?<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">ALEX. SOUMET<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Jetons maintenant un regard dans l’autre cachot de la prison militaire
+adossée à la caserne des arquebusiers, qui renferme notre ancienne
+connaissance Turiaf Musdœmon.</p>
+
+<p>On s’est peut-être étonné d’entendre ce Musdœmon, si profondément
+rusé, si profondément lâche, livrer avec tant de bonne foi le secret
+de son crime au tribunal qui l’a condamné, et cacher avec tant de
+générosité la part qu’y a prise son ingrat patron, le chancelier
+d’Ahlefeld. Qu’on se rassure cependant; Musdœmon n’était point
+converti. Cette généreuse bonne foi était peut-être la plus grande
+preuve d’adresse qu’il eût jamais donnée. Quand il avait vu toute son
+infernale intrigue si inopinément dévoilée et si invinciblement
+démontrée, il avait été un instant étourdi et épouvanté. Cette
+première impression passée, l’extrême justesse de son esprit lui fit
+sentir que, dans l’impuissance de perdre désormais ses victimes
+désignées, il ne devait plus songer qu’à se sauver. Deux partis à
+prendre se présentèrent à lui: se décharger de tout sur le comte
+d’Ahlefeld, qui l’abandonnait si lâchement, ou prendre sur lui tout le
+crime qu’il avait partagé avec le comte. Un esprit vulgaire se fût
+jeté sur le premier, Musdœmon choisit le second. Le chancelier était
+chancelier, d’ailleurs rien ne le compromettait directement dans ces
+papiers qui accablaient son secrétaire intime; puis il avait échangé
+quelques regards d’intelligence avec Musdœmon; il n’en fallut pas
+davantage pour déterminer celui-ci à se laisser condamner, certain que
+le comte d’Ahlefeld faciliterait son évasion, moins encore par
+reconnaissance pour le service passé que par besoin de ses services
+futurs.</p>
+
+<p>Il se promenait donc dans sa prison, qu’éclairait à peine une lampe
+sépulcrale, ne doutant pas que la porte ne lui en fût ouverte dans la
+nuit. Il examinait la forme de ce vieux cachot de pierre, bâti par
+d’anciens rois dont l’histoire sait, à peine les noms, s’étonnant
+seulement qu’il eût un plancher de bois, sur lequel ses pas
+retentissaient profondément comme s’il eût couvert quelque cavité
+souterraine. Il remarquait un gros anneau de fer scellé dans la clef
+de la voûte en ogive, et auquel pendait un lambeau de vieille corde
+rompue. Et le temps s’écoulait, et il écoutait avec impatience
+l’horloge du donjon sonner lentement les heures, en traînant ses
+tintements lugubres dans le silence de la nuit. Enfin, un mouvement de
+pas se fit entendre en dehors du cachot; son cœur battit d’espérance.
+L’énorme serrure cria, les cadenas s’agitèrent, les chaînes tombèrent;
+et, quand la porte s’ouvrit, son front rayonna de joie.</p>
+
+<p>C’était le personnage en habits d’écarlate que nous venons de voir
+dans le cachot de Han. Il portait sous son bras un rouleau de corde de
+chanvre, et était accompagné de quatre hallebardiers vêtus de noir et
+armés d’épées et de pertuisanes.</p>
+
+<p>Musdœmon était encore en robe et en perruque de magistrat. Ce costume
+parut faire effet sur l’homme rouge. Il le salua comme accoutumé à le
+respecter.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur, demanda-t-il au prisonnier avec quelque hésitation, est-ce
+à votre courtoisie que nous avons affaire?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, répondit en hâte Musdœmon confirmé dans son espoir
+d’évasion par ce début poli, et ne remarquant point la couleur
+sanglante des vêtements de celui qui lui parlait.</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous nommez, dit l’homme, les yeux fixés sur un parchemin qu’il
+avait déployé, Turiaf Musdœmon.</p>
+
+<p>&mdash;Précisément. Vous venez, mes amis, de la part du grand-chancelier?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, votre courtoisie.</p>
+
+<p>&mdash;N’oubliez pas, quand vous aurez terminé votre mission, d’exprimer à
+sa grâce toute ma reconnaissance.</p>
+
+<p>L’homme aux habits rouges leva sur lui un regard étonné.</p>
+
+<p>&mdash;Votre.... reconnaissance!....</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sans doute, mes amis; car il me sera probablement impossible de
+la lui témoigner moi-même tout de suite.</p>
+
+<p>&mdash;Probablement, répondit l’homme avec une expression ironique.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous sentez, poursuivit Musdœmon, que je ne dois pas me montrer
+ingrat pour un pareil service.</p>
+
+<p>&mdash;Par la croix du bon larron, s’écria l’autre en riant lourdement, on
+dirait, à vous entendre, que le chancelier fait pour votre courtoisie
+tout autre chose.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, il ne me rend encore en ce moment qu’une justice
+rigoureuse!</p>
+
+<p>&mdash;Rigoureuse, soit!&mdash;mais enfin vous convenez que c’est justice. C’est
+le premier aveu de ce genre que j’entends depuis vingt-six ans que
+j’exerce. Allons, seigneur, le temps se passe en paroles; êtes-vous
+prêt?</p>
+
+<p>&mdash;Je le suis, dit Musdœmon joyeux, faisant un pas vers la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Attendez, attendez un moment, cria l’homme rouge, se baissant pour
+déposer à terre son rouleau de corde.</p>
+
+<p>Musdœmon s’arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc toute cette corde?</p>
+
+<p>&mdash;Votre courtoisie a raison de me faire cette question; j’en ai là en
+effet bien plus qu’il ne m’en faut; mais, au commencement de ce
+procès, je croyais avoir bien plus de condamnés.</p>
+
+<p>En parlant ainsi l’homme dénouait son rouleau de corde.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dépêchons, dit Musdœmon.</p>
+
+<p>&mdash;Votre courtoisie est bien pressée.&mdash;Est-ce qu’elle n’a pas encore
+quelque prière?....</p>
+
+<p>&mdash;Point d’autre que celle que je vous ai déjà adressée, de remercier
+pour moi sa grâce.&mdash;Pour Dieu, hâtons-nous, ajouta Musdœmon, je suis
+impatient de sortir d’ici. Avons-nous beaucoup de chemin à faire?</p>
+
+<p>&mdash;De chemin! reprit l’homme au vêtement d’écarlate, se redressant et
+mesurant plusieurs brasses de corde déroulée. La route qui nous reste
+à faire ne fatiguera pas beaucoup votre courtoisie; car nous allons
+tout terminer sans mettre le pied hors d’ici.</p>
+
+<p>Musdœmon tressaillit.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire?</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire vous-même? demanda l’autre.</p>
+
+<p>&mdash;O Dieu! dit Musdœmon, pâlissant comme s’il entrevoyait une lueur
+funèbre; qui êtes-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis le bourreau.</p>
+
+<p>Le misérable trembla ainsi qu’une feuille sèche que le vent secoue.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous ne venez pas pour me faire évader? murmura-t-il
+d’une voix éteinte.</p>
+
+<p>Le bourreau partit d’un éclat de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Si fait vraiment! pour vous faire évader dans le pays des esprits,
+où je vous proteste qu’on ne pourra plus vous reprendre.</p>
+
+<p>Musdœmon s’était prosterné la face contre terre.</p>
+
+<p>&mdash;Grâce! ayez pitié de moi! Grâce!</p>
+
+<p>&mdash;Sur ma foi, dit froidement le bourreau, c’est la première fois qu’on
+me fait une pareille demande.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous me prenez pour le roi?</p>
+
+<p>L’infortuné se traînait à genoux, souillant sa robe dans la poussière,
+frappant le plancher de son front, un moment auparavant si radieux, et
+embrassant les pieds du bourreau avec des cris sourds et des sanglots
+étouffes.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, paix! reprit le bourreau. Je n’avais point encore vu la robe
+noire s’humilier devant ma veste rouge.</p>
+
+<p>Il repoussa du pied le suppliant.</p>
+
+<p>&mdash;Camarade, prie Dieu et les saints; ils t’écouteront mieux que moi.</p>
+
+<p>Musdœmon resta agenouillé, le visage caché dans ses mains et pleurant
+amèrement. Cependant le bourreau, se haussant sur la pointe des pieds,
+avait passé la corde dans l’anneau de la voûte; il la laissa pendre
+jusque sur le plancher, puis l’arrêta par un double tour, puis prépara
+un nœud coulant à l’extrémité qui touchait à terre.</p>
+
+<p>&mdash;J’ai fini, dit-il au condamné quand ces menaçants apprêts furent
+terminés; en as-tu fini de même avec la vie?</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit Musdœmon se levant, non, cela ne se peut! Vous commettez
+quelque horrible méprise. Le chancelier d’Ahlefeld n’est point assez
+infâme... Je lui suis trop nécessaire. Il est impossible que ce soit
+pour moi que l’on vous ait envoyé. Laissez-moi fuir, craignez
+d’encourir la colère du chancelier.</p>
+
+<p>&mdash;Ne nous as-tu point déclaré, répliqua le bourreau, que tu étais
+Turiaf Musdœmon?</p>
+
+<p>Le prisonnier demeura un moment silencieux:</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit-il tout à coup, non, je ne me nomme point Musdœmon; je me
+nomme Turiaf Orugix.</p>
+
+<p>&mdash;Orugix! s’écria le bourreau, Orugix!</p>
+
+<p>Il arracha précipitamment la perruque qui cachait le visage du
+condamné, et poussa un cri de stupeur:</p>
+
+<p>&mdash;Mon frère!</p>
+
+<p>&mdash;Ton frère! répondit le condamné avec un étonnement mêlé de honte et
+de joie, serais-tu?...</p>
+
+<p>&mdash;Nychol Orugix, bourreau du Drontheimhus, pour te servir, mon frère
+Turiaf.</p>
+
+<p>Le condamné se jeta au cou de l’exécuteur, en l’appelant son frère,
+son frère chéri. Cette reconnaissance fraternelle n’eût pas dilaté le
+cœur de celui qui en eût été témoin. Turiaf prodiguait à Nychol mille
+caresses avec un sourire affecté et craintif, auquel Nychol répondait
+par des regards sombres et embarrassés; on eût dit un tigre flattant
+un éléphant au moment où le pied pesant du monstre presse son ventre
+haletant.</p>
+
+<p>&mdash;Quel bonheur, frère Nychol!&mdash;Je suis bien joyeux de te revoir.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, j’en suis fâché pour toi, frère Turiaf. Le condamné feignait
+de ne point entendre, et poursuivait d’une voix tremblante:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as une femme et des enfants, sans doute? Tu me mèneras voir mon
+aimable sœur et embrasser mes charmants neveux.</p>
+
+<p>&mdash;Signe de croix du démon! murmura le bourreau.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux être leur second père. Écoute, frère, je suis puissant, j’ai
+du crédit....</p>
+
+<p>Le frère répondit d’un accent sinistre:</p>
+
+<p>&mdash;Je sais que tu en avais!&mdash;À présent ne songe plus qu’à celui que tu
+as sans doute su te ménager près des saints.</p>
+
+<p>Toute espérance disparut du front du condamné.</p>
+
+<p>&mdash;O Dieu! que signifie ceci, cher Nychol? Je suis sauvé, puisque je te
+retrouve.&mdash;Songe que le même ventre nous a portés, que le même sein
+nous a nourris, que les mêmes jeux ont occupé notre enfance;
+souviens-toi, Nychol, que tu es mon frère!</p>
+
+<p>&mdash;Jusqu’à cette heure, tu ne t’en étais pas souvenu, répondit le
+farouche Nychol.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je ne puis mourir de la main de mon frère!</p>
+
+<p>&mdash;C’est ta faute, Turiaf.&mdash;C’est toi qui as rompu ma carrière; qui
+m’as empêché d'être exécuteur royal de Copenhague; qui m’as fait
+jeter, comme bourreau de province, dans ce misérable pays. Si tu
+n’avais point agi ainsi en mauvais frère, tu ne te plaindrais pas de
+ce qui te révolte aujourd’hui. Je ne serais point dans le
+Drontheimhus, et ce serait un autre qui ferait ton affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Nous en avons dit assez, mon frère, il faut mourir.</p>
+
+<p>La mort est hideuse au méchant, par le même sentiment qui la rend
+belle à l’homme de bien; tous deux vont quitter ce qu’ils ont
+d’humain, mais le juste est délivré de son corps comme d’une prison,
+le méchant en est arraché comme d’une forteresse. Au dernier moment,
+l’enfer se révèle à l'âme perverse qui a rêvé le néant. Elle frappe
+avec inquiétude sur la sombre porte de la mort, et ce n’est pas le
+vide qui lui répond. Le condamné se roula sur le plancher en se
+tordant les bras avec une plainte plus déchirante que la lamentation
+éternelle d’un damné.</p>
+
+<p>&mdash;Miséricorde de Dieu! Saints anges du ciel, si vous existez, ayez
+compassion de moi! Nychol, mon Nychol, au nom de notre mère commune,
+oh! laisse-moi vivre!</p>
+
+<p>Le bourreau montra son parchemin.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis; l’ordre est précis.</p>
+
+<p>&mdash;Cet ordre ne me concerne pas, balbutia le désespéré prisonnier; il
+regarde un certain Musdœmon, ce n’est pas moi; je suis Turiaf Orugix.</p>
+
+<p>&mdash;Tu veux rire, dit Nychol en haussant les épaules. Je sais bien qu’il
+s’agit de toi. D’ailleurs, ajouta-t-il durement, tu n’aurais point été
+hier, pour ton frère, Turiaf Orugix; tu n’es pour lui aujourd’hui que
+Turiaf Musdœmon.</p>
+
+<p>&mdash;Mon frère, mon frère! reprit le misérable, eh bien! attends jusqu’à
+demain! Il est impossible que le grand-chancelier ait donné l’ordre de
+ma mort. C’est un affreux malentendu. Le comte d’Ahlefeld m’aime
+beaucoup. Je t’en conjure, mon cher Nychol, la vie!&mdash;Je serai bientôt
+rentré en faveur, et je te rendrai tous les services....</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne peux plus m’en rendre qu’un, Turiaf, interrompit le bourreau.
+J’ai déjà perdu les deux exécutions sur lesquelles je comptais le
+plus, celles de l’ex-chancelier Schumacker et du fils du vice-roi.
+J’ai toujours du malheur. Il ne me reste plus que Han d’Islande et
+toi. Ton exécution, comme nocturne et secrète, me vaudra douze ducats
+d’or. Laisse-moi donc faire tranquillement, voilà le seul service que
+j’attends de toi.</p>
+
+<p>&mdash;O Dieu! dit douloureusement le condamné.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera le premier et le dernier, à la vérité; mais, en revanche, je
+te promets que tu ne souffriras point. Je te pendrai en
+frère.&mdash;Résigne-toi.</p>
+
+<p>Musdœmon se leva; ses narines étaient gonflées de rage, ses lèvres
+vertes tremblaient, ses dents claquaient, sa bouche écumait de
+désespoir.</p>
+
+<p>&mdash;Satan!&mdash;J’aurai sauvé ce d’Ahlefeld! j’aurai embrassé mon frère! et
+ils me tueront!, et il faudra mourir la nuit, dans un cachot obscur,
+sans que le monde puisse entendre mes malédictions, sans que ma voix
+puisse tonner, sur eux d’un bout du royaume à l’autre, sans que ma
+main puisse déchirer le voile de tous leurs crimes! Ce sera pour
+arriver à cette mort que j’aurai souillé toute ma vie!&mdash;Misérable!
+poursuivit-il, s’adressant à son frère, tu veux donc être fratricide?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bourreau, répondit le flegmatique Nychol.</p>
+
+<p>&mdash;Non! s’écria le condamné. Et il s’était jeté à corps perdu sur le
+bourreau, et ses yeux lançaient des flammes et répandaient des larmes,
+comme ceux d’un taureau aux abois. Non, je ne mourrai pas ainsi! Je
+n’aurai point vécu comme un serpent formidable pour mourir comme le
+misérable ver qu’on écrase! Je laisserai ma vie dans ma dernière
+morsure; mais elle sera mortelle.</p>
+
+<p>En parlant ainsi, il étreignait en ennemi celui qu’il venait
+d’embrasser en frère. Le flatteur et caressant Musdœmon se montrait
+en ce moment ce qu’il était dans son essence. Le désespoir avait remué
+le fond de son âme ainsi qu’une lie, et après avoir rampé comme le
+tigre, il se redressait comme lui. Il eût été difficile de décider
+lequel des deux frères était le plus effroyable, dans ce moment où ils
+luttaient, l’un avec la stupide férocité d’une bête sauvage, l’autre
+avec la fureur rusée d’un démon.</p>
+
+<p>Mais les quatre hallebardiers, jusqu’alors impassibles, n’étaient pas
+restés immobiles. Ils avaient prêté assistance au bourreau, et bientôt
+Musdœmon, qui n’avait d’autre force que sa rage, fut contraint de
+lâcher prise. Il alla se jeter à plat ventre contre la muraille,
+poussant des hurlements inarticulés et émoussant ses ongles sur la
+pierre.</p>
+
+<p>&mdash;Mourir! démons de l’enfer! mourir sans que mes cris percent ces
+voûtes, sans que mes bras renversent ces murs!</p>
+
+<p>On le saisit sans éprouver de résistance. Son effort inutile l’avait
+épuisé. On le dépouilla de sa robe pour le garrotter. En ce moment, un
+paquet cacheté tomba de ses vêtements.</p>
+
+<p>&mdash;Qu’est cela? dit le bourreau.</p>
+
+<p>Une espérance infernale luisait dans l’œil hagard du condamné.</p>
+
+<p>&mdash;Comment avais-je oublié cela? murmura-t-il.&mdash;Écoute, frère Nychol,
+ajouta-t-il d’une voix presque amicale; ces papiers appartiennent au
+grand-chancelier. Promets-moi de les lui remettre, et fais ensuite de
+moi ce que tu voudras.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque tu es tranquille maintenant, je te promets de remplir ta
+dernière intention, quoique tu viennes d’agir envers moi comme un
+mauvais frère. Ces papiers seront remis au chancelier, foi d’Orugix.</p>
+
+<p>&mdash;Demande à les lui remettre toi-même, reprit le condamné en souriant
+au bourreau, qui, par sa nature, comprenait peu les sourires. Le
+plaisir qu’ils causeront à sa grâce te vaudra peut-être quelque
+faveur.</p>
+
+<p>&mdash;Vrai, frère? dit Orugix. Merci. Peut-être le diplôme d’exécuteur
+royal, n’est-ce pas? Eh bien! quittons-nous bons amis. Je te pardonne
+les coups d’ongles que tu m’as donnés; pardonne-moi le collier de
+corde que tu vas recevoir de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Le chancelier m’avait promis un autre collier, répondit Musdœmon.</p>
+
+<p>Alors les hallebardiers l’amenèrent garrotté au milieu du cachot; le
+bourreau lui passa le fatal nœud coulant autour du cou.</p>
+
+<p>&mdash;Turiaf, es-tu prêt?</p>
+
+<p>&mdash;Un instant! un instant! dit le condamné, auquel sa terreur était
+revenue; de grâce, mon frère, ne tire pas la corde avant que je ne te
+le dise.</p>
+
+<p>&mdash;Je n’aurai pas besoin de tirer la corde, répondit le bourreau.</p>
+
+<p>Une minute après il répéta sa question:</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu prêt?</p>
+
+<p>&mdash;Encore un instant! hélas! il faut donc mourir!</p>
+
+<p>&mdash;Turiaf, je n’ai pas le temps d’attendre.</p>
+
+<p>En parlant ainsi, Orugix invitait les hallebardiers à s’éloigner du
+condamné.</p>
+
+<p>&mdash;Un mot encore, frère! n’oublie pas de remettre le paquet au comte
+d’Ahlefeld.</p>
+
+<p>&mdash;Sois tranquille, répliqua le frère. Il ajouta pour la troisième
+fois:&mdash;Allons, es-tu prêt?</p>
+
+<p>L’infortuné ouvrait la bouche pour implorer peut-être encore une
+minute de vie, quand le bourreau impatient se baissa. Il tourna un
+bouton de cuivre qui sortait du plancher.</p>
+
+<p>Le plancher se déroba sous le patient; le misérable disparut dans une
+trappe carrée, au bruit sourd de la corde qui se tendait soudainement
+avec d’effrayantes vibrations, causées en partie par les dernières
+convulsions du mourant. On ne vit plus que la corde qui s’agitait dans
+la sombre ouverture, d’où s’échappaient un vent frais et une rumeur
+pareille à celle de l’eau courante.</p>
+
+<p>Les hallebardiers eux-mêmes reculèrent frappés d’horreur. Le bourreau
+s’approcha du gouffre, saisit de la main la corde qui vibrait toujours
+et se suspendit sur l’abîme, s’appuyant des deux pieds sur les épaules
+du patient. La fatale corde se tendit avec un son rauque et demeura
+immobile. Un soupir étouffé venait de sortir de la trappe.</p>
+
+<p>&mdash;C’est bon, dit le bourreau remontant dans le cachot. Adieu, frère.</p>
+
+<p>Il tira un coutelas de sa ceinture.</p>
+
+<p>&mdash;Va nourrir les poissons du golfe. Que ton corps soit la proie de
+l’eau tandis que ton âme sera celle du feu.</p>
+
+<p>À ces mots, il coupa la corde tendue. Ce qui en resta suspendu à
+l’anneau de fer revint fouetter la voûte, tandis qu’on entendait l’eau
+profonde et ténébreuse rejaillir de la chute du corps, puis continuer
+sa course souterraine vers le golfe.</p>
+
+<p>Le bourreau referma la trappe comme il l’avait ouverte. Au moment où
+il se redressait, il vit le cachot plein de fumée.</p>
+
+<p>&mdash;Qu’est-ce donc? demanda-t-il aux hallebardiers; d’où vient cette
+fumée?</p>
+
+<p>Ils l’ignoraient comme lui. Surpris, ils ouvrirent la porte du cachot;
+les corridors de la prison étaient également inondés d’une fumée
+épaisse et nauséabonde. Une issue secrète les conduisit, alarmés, dans
+la cour carrée, où un spectacle effrayant les attendait.</p>
+
+<p>Un immense incendie, accru par la violence du vent d’est, dévorait la
+prison militaire et la caserne des arquebusiers. La flamme, poussée en
+tourbillons, rampait autour des murs de pierre, couronnait les toits
+ardents, sortait comme d’une bouche des fenêtres dévorées; et les
+noires tours de Munckholm tantôt se rougissaient d’une clarté
+sinistre, tantôt disparaissaient dans d’épais nuages de fumée.</p>
+
+<p>Un guichetier qui fuyait dans la cour leur apprit en peu de mots que
+le feu était parti, pendant le sommeil des gardiens de Han d’Islande,
+du cachot du monstre, auquel on avait eu l’imprudence de donner de la
+paille et du feu.</p>
+
+<p>&mdash;J’ai bien du malheur! s’écria Orugix à ce récit; voilà encore sans
+doute Han d’Islande qui m’échappe. Le misérable aura été brûlé! et je
+n’aurai même plus son corps que j’ai payé deux ducats!</p>
+
+<p>Cependant les malheureux arquebusiers de Munckholm, réveillés en
+sursaut par cette mort imminente, se pressaient en foule à la grande
+porte, embarrassée de funestes barricades; on entendait du dehors
+leurs clameurs d’angoisse et de détresse; on les voyait se tordre les
+bras aux fenêtres en feu ou se précipiter sur les dalles de la cour,
+évitant une mort dans une autre. La flamme victorieuse embrassait tout
+l’édifice, avant que le reste de la garnison eût eu le temps
+d’accourir. Tout secours était déjà inutile. Le bâtiment était
+heureusement isolé; on se borna à enfoncer à coups de hache la porte
+principale; mais ce fut trop tard, car au moment où elle s’ouvrait,
+toute la charpente embrasée du toit de la caserne s’écroula avec un
+long fracas sur les infortunés soldats, entraînant dans sa chute les
+combles et les étages incendiés. L’édifice entier disparut alors dans
+un tourbillon de poussière enflammée et de fumée ardente, où
+s’éteignaient quelques faibles clameurs.</p>
+
+<p>Le lendemain matin il ne s’élevait plus dans la cour carrée que quatre
+hautes murailles noires et chaudes encore, entourant un horrible amas
+de décombres fumants qui continuaient à se dévorer les uns les autres,
+comme des bêtes dans un cirque. Quand toute cette ruine fut un peu
+refroidie, on en fouilla les profondeurs. Sous une couche de pierres,
+de poutres et de ferrures tordues par le feu, reposait un amas
+d’ossements blanchis et de cadavres défigurés; avec une trentaine de
+soldats, pour la plupart estropiés, c’était ce qui restait du beau
+régiment de Munckholm.</p>
+
+<p>Lorsqu’en remuant les débris de la prison on arriva au cachot fatal
+d’où l’incendie était parti et que Han d’Islande avait habité, on y
+trouva les restes d’un corps humain, couché près d’un réchaud de fer,
+sur des chaînes rompues. On remarqua seulement que parmi ces cendres
+il y avait deux crânes, quoiqu’il n’y eût qu’un cadavre.</p>
+
+<h2><a name="LI" id="LI"></a>LI</h2>
+
+<div class="poem">
+<p>SALADIN. Bravo, Ibrahim! tu es vraiment un messager de bonheur; je
+te remercie de ta bonne nouvelle.</p>
+
+<p>LE MAMELOUCK. Eh bien! il n’en est que cela?</p>
+
+<p>SALADIN. Qu’attends-tu?</p>
+
+<p>LE MAMELOUCK. Il n’y a rien de plus pour le messager du bonheur?</p>
+
+<p>LESSING, <i>Nathan le Sage</i>.</p>
+</div>
+
+<p>Pâle et défait, le comte d’Ahlefeld se promène à grands pas dans son
+appartement; il froisse dans ses mains un paquet de lettres qu’il
+vient de parcourir, et frappe du pied le marbre poli et les tapis à
+franges d’or.</p>
+
+<p>À l’autre bout de l’appartement se tient debout, quoique dans
+l’attitude d’une prostration respectueuse, Nychol Orugix, vêtu de son
+infâme pourpre et son chapeau de feutre à la main.</p>
+
+<p>&mdash;Tu m’as rendu service, Musdœmon, murmure le chancelier entre ses
+dents, resserrées par la colère. Le bourreau lève timidement son
+regard stupide:</p>
+
+<p>&mdash;Sa grâce est contente?</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu, toi? dit le chancelier se détournant brusquement.</p>
+
+<p>Le bourreau, fier d’avoir attiré un regard du chancelier, sourit
+d’espérance.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je veux, votre grâce? La place d’exécuteur à Copenhague, si
+votre grâce daigne payer par cette haute faveur les bonnes nouvelles
+que je lui apporte.</p>
+
+<p>Le chancelier appelle les deux hallebardiers de garde à la porte de
+son appartement.</p>
+
+<p>&mdash;Qu’on saisisse ce drôle, qui a l’insolence de me narguer.</p>
+
+<p>Les deux gardes entraînent Nychol stupéfait et consterné, qui hasarde
+encore une parole:</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur....</p>
+
+<p>&mdash;Tu n’es plus bourreau du Drontheimhus! j’annule ton diplôme! reprend
+le chancelier poussant la porte avec violence.</p>
+
+<p>Le chancelier ressaisit les lettres, les lit, les relit, avec rage,
+s’enivrant en quelque sorte de son déshonneur, car ces lettres sont
+l’ancienne correspondance de la comtesse avec Musdœmon. C’est
+l’écriture d’Elphége. Il y voit qu’Ulrique n’est pas sa fille, que ce
+Frédéric si regretté n’était peut-être pas son fils. Le malheureux
+comte est puni par le même orgueil qui a causé tous ses crimes. C’est
+peu d’avoir vu sa vengeance fuir de sa main; il voit tous ses rêves
+ambitieux s’évanouir, son passé flétri, son avenir mort. Il a voulu
+perdre ses ennemis; il n’a réussi qu’à perdre son crédit, son
+conseiller, et jusqu’à ses droits de mari et de père.</p>
+
+<p>Il veut du moins voir une fois encore la misérable qui l’a trahi. Il
+traverse les grandes salles d’un pas rapide, secouant les lettres dans
+ses mains, comme s’il eût tenu la foudre. Il ouvre en furieux la porte
+de l’appartement d’Elphége. Il entre...</p>
+
+<p>Cette coupable épouse venait d’apprendre subitement du colonel
+Voethaün l’horrible mort de son fils Frédéric. La pauvre mère était
+folle.</p>
+
+<h2><a name="CONCLUSION" id="CONCLUSION"></a>CONCLUSION</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Ce que j’avais dit par plaisanterie, vous l’avez<br /></span>
+<span class="i0">pris sérieusement.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Romances espagnoles</i>. Le roi Alphonse à Bernard<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Depuis quinze jours, les événements que nous venons de raconter
+occupaient toutes les conversations de Drontheim et du Drontheimhus,
+jugés selon les diverses faces qu’ils avaient présentées au jour. La
+populace de la ville, qui s’était vainement attendue au spectacle de
+sept exécutions successives, commençait à désespérer de ce plaisir; et
+les vieilles femmes, à demi aveugles, racontaient encore qu’elles
+avaient vu, la nuit du déplorable embrasement de la caserne, Han
+d’Islande s’envoler dans une flamme, riant dans l’incendie, et
+poussant du pied la toiture brûlante de l’édifice sur les arquebusiers
+de Munckholm; lorsque, après une absence qui avait semblé bien longue
+à son Éthel, Ordener reparut dans le donjon du Lion de Slesvig,
+accompagné du général Levin de Knud et de l’aumônier Athanase Munder.</p>
+
+<p>Schumacker se promenait en ce moment dans le jardin, appuyé sur sa
+fille. Les deux jeunes époux eurent bien de la peine à ne point tomber
+dans les bras l’un de l’autre; il fallut encore se contenter d’un
+regard. Schumacker serra affectueusement la main d’Ordener et salua
+d’un air de bienveillance les deux étrangers.</p>
+
+<p>&mdash;Jeune homme, dit le vieux captif, que le ciel bénisse votre retour!</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur, répondit Ordener, j’arrive. Je viens de voir mon père de
+Berghen, je reviens embrasser mon père de Drontheim.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire? demanda le vieillard étonné.</p>
+
+<p>&mdash;Que vous me donniez votre fille, noble seigneur.</p>
+
+<p>&mdash;Ma fille! s’écria le prisonnier, se tournant vers Éthel rouge et
+tremblante.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, seigneur, j’aime votre Éthel; je lui ai consacré ma vie; elle
+est à moi.</p>
+
+<p>Le front de Schumacker se rembrunit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes un noble et digne jeune homme, mon fils; quoique votre
+père m’ait fait bien du mal, je le lui pardonne en votre faveur, et je
+verrais volontiers cette union. Mais il y a un obstacle.</p>
+
+<p>&mdash;Lequel, seigneur? demanda Ordener presque inquiet.</p>
+
+<p>&mdash;Vous aimez ma fille; mais êtes-vous sûr qu’elle vous aime?</p>
+
+<p>Les deux amants se regardèrent, muets de surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, poursuivit le père. J’en suis fâché; car je vous aime, moi, et
+j’aurais voulu vous appeler mon fils. C’est ma fille qui ne voudra
+pas. Elle m’a déclaré dernièrement son aversion pour vous. Depuis
+votre départ, elle se tait quand je lui parle de vous, et semble
+éviter votre pensée, comme si elle la gênait. Renoncez donc à votre
+amour, Ordener. Allez, on se guérit d’aimer comme de haïr.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur... dit Ordener stupéfait.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père!... dit-Éthel joignant les mains.</p>
+
+<p>&mdash;Ma fille, sois tranquille, interrompit le vieillard; ce mariage me
+plaît, mais il te déplaît. Je ne veux pas torturer ton cœur, Éthel.
+Depuis quinze jours je suis bien changé, va. Je ne forcerai pas ta
+répugnance pour Ordener. Tu es libre.</p>
+
+<p>Athanase Munder souriait.</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne l’est pas, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous trompez, mon noble père, ajouta Éthel enhardie. Je ne hais
+pas Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! s’écria le père.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis... reprit Éthel. Elle s’arrêta. Ordener s’agenouilla devant
+le vieillard.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est ma femme, mon père! Pardonnez-moi comme mon autre père m’a
+déjà pardonné, et bénissez vos enfants.</p>
+
+<p>Schumacker, étonné à son tour, bénit le jeune couple incliné devant
+lui.</p>
+
+<p>&mdash;J’ai tant maudit dans ma vie, dit-il, que je saisis maintenant sans
+examen toutes les occasions de bénir. Mais à présent expliquez-moi....</p>
+
+<p>On lui expliqua tout. Il pleurait d’attendrissement, de reconnaissance
+et d’amour.</p>
+
+<p>&mdash;Je me croyais sage, je suis vieux, et je n’ai pas compris le cœur
+d’une jeune fille!</p>
+
+<p>&mdash;Je m’appelle donc Ordener Guldenlew! disait Éthel avec une joie
+enfantine.</p>
+
+<p>&mdash;Ordener Guldenlew, reprit le vieux Schumacker, vous valez mieux que
+moi; car, dans ma prospérité, je ne serais certes pas descendu de mon
+rang pour m’unir à la fille pauvre et dégradée d’un malheureux
+proscrit.</p>
+
+<p>Le général prit la main du prisonnier et lui remit un rouleau de
+parchemins:</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur comte, ne parlez pas ainsi. Voici vos titres que le roi
+vous avait déjà renvoyés par Dispolsen. Sa majesté vient d’y joindre
+le don de votre grâce et de votre liberté. Telle est la dot de la
+comtesse de Danneskiold, votre fille.</p>
+
+<p>&mdash;Grâce! liberté! répéta Éthel ravie.</p>
+
+<p>&mdash;Comtesse de Danneskiold! ajouta le père.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, comte, continua le général, vous rentrez dans tous vos
+honneurs, tous vos biens vous sont rendus!</p>
+
+<p>&mdash;À qui dois-je tout cela? demanda l’heureux Schumacker.</p>
+
+<p>&mdash;Au général Levin de Knud, répondit Ordener.</p>
+
+<p>&mdash;Levin de Knud! Je vous le disais bien, général gouverneur, Levin de
+Knud est le meilleur des hommes. Mais pourquoi n’est-il pas venu
+lui-même m’apporter mon bonheur? où est-il?</p>
+
+<p>Ordener montra avec étonnement le général qui souriait et pleurait:</p>
+
+<p>&mdash;Le voici!</p>
+
+<p>Ce fut une scène touchante que la reconnaissance de ces deux vieux
+compagnons de puissance et de jeunesse. Le cœur de Schumacker se
+dilatait enfin. En connaissant Han d’Islande, il avait cessé de haïr
+les hommes; en connaissant Ordener et Levin, il se prenait à les
+aimer.</p>
+
+<p>Bientôt de belles et douces fêtes solennisèrent le sombre hymen du
+cachot. La vie commença à sourire aux deux jeunes époux qui avaient su
+sourire à la mort. Le comte d’Ahlefeld les vit heureux; ce fut sa plus
+cruelle punition.</p>
+
+<p>Athanase Munder eut aussi sa joie. Il obtint la grâce de ses douze
+condamnés, et Ordener y ajouta celle de ses anciens confrères
+d’infortune, Kennybol, Jonas et Norbith, qui retournèrent libres et
+joyeux annoncer, aux mineurs pacifiés que le roi les délivrait de la
+tutelle.</p>
+
+<p>Schumacker ne jouit pas longtemps de l’union d’Éthel et d’Ordener; la
+liberté et le bonheur avaient trop ébranlé son âme; elle alla jouir
+d’un autre bonheur et d’une autre liberté. Il mourut dans la même
+année 1699, et ce chagrin vint frapper ses enfants, comme pour leur
+apprendre qu’il n’est point de félicité parfaite sur la terre. On
+l’inhuma dans l’église de Veer, terre que son gendre possédait dans le
+Jutland, et le tombeau lui conserva tous les titres que la captivité
+lui avait enlevés. De l’alliance d’Ordener et d’Éthel naquit la
+famille des comtes de Danneskiold.</p>
+
+<hr class="full" />
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Han d'Islande, by Victor Hugo
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HAN D'ISLANDE ***
+
+***** This file should be named 6994-h.htm or 6994-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/6/9/9/6994/
+
+Produced by Carlo Traverso, Juliette Sutherland Charles
+Franks and the Online Distributed Proofreading Team
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
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+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
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+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
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+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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+WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
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+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
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