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-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74842 ***
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- Mgr ROBERT-HUGH BENSON
-
- LES CONFESSIONS
- D’UN
- CONVERTI
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- Traduites de l’Anglais avec l’autorisation de l’Auteur
- PAR
- TEODOR DE WYZEWA
-
-
- PARIS
- LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
- PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
- 35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35
- 1914
- Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
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-DU MÊME AUTEUR
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-
- Le Maître de la Terre, roman traduit de l’anglais, avec
- l’autorisation de l’auteur, par T. de Wyzewa, 20e édition.
- Un volume in-16 3 fr. 50
-
- La Lumière invisible, scènes et récits de la vie mystique,
- traduits de l’anglais, avec l’autorisation de l’auteur, par
- T. de Wyzewa, 4e édition. Un volume in-16 3 fr. 50
-
- La Vocation de Franck Guiseley, roman traduit de l’anglais,
- avec l’autorisation de l’auteur, par T. de Wyzewa. Un
- volume in-16 3 fr. 50
-
- Le Christ dans l’Église, traduit de l’anglais, avec
- l’autorisation de l’auteur, par l’abbé F. Thellier et
- Paul Deron, 2e édition. Un volume in-16 3 fr. 50
-
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-IL A ÉTÉ IMPRIMÉ:
-
-dix exemplaires numérotés sur papier de Hollande Van Gelder.
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-
-Copyright by Perrin et Cie, 1914
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-[Illustration: Robert Hugh Benson.]
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-AU R. P. REGINALD BUCKLER, O. P.,
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-dont la main paternelle a bien voulu ouvrir pour moi les portes de la
-Cité de Dieu.
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-PRÉFACE
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-
-Le petit livre qu’on va lire a été publié d’abord, sous la forme d’une
-série d’articles, dans une revue américaine, l’_Ave Maria_, au cours des
-années 1906 et 1907. C’est avec l’aimable autorisation du directeur de
-cette revue, le Père Hudson, que je le réimprime aujourd’hui, un peu
-corrigé et pourvu d’un petit nombre d’additions.
-
-Depuis le temps de l’apparition de mon récit dans l’_Ave Maria_, maintes
-personnes m’ont engagé à recueillir en volume cette série d’articles:
-mais j’ai longtemps hésité avant de m’y résoudre. J’ai hésité, en
-partie, parce que je me suis demandé si un ouvrage comme celui-là avait
-chance de rendre vraiment service à qui que ce fût, et en partie parce
-que je me proposais d’étendre et de développer considérablement ma
-relation primitive, et puis d’y joindre encore une peinture de mon
-évolution intérieure après ma conversion. A ce dernier projet,
-cependant, j’ai vite dû renoncer, en raison de la difficulté extrême que
-je découvrais à établir une comparaison définie entre mes anciennes
-impressions d’anglican, qui s’effaçaient très rapidement de ma mémoire,
-et l’effet de plus en plus profond que produisaient en moi mes croyances
-catholiques. Le cardinal Newman a assimilé quelque part les impressions
-d’un anglican converti à celles d’un personnage d’un conte de fées qui,
-après avoir vécu durant toute la nuit dans une ville enchantée, se
-retourne, au lever du soleil, pour jeter un regard sur la ville, et qui
-a la grande surprise de constater que celle-ci a disparu: les monuments
-qu’il avait admirés pendant la nuit se sont évanouis, comme un
-brouillard sous la lumière de l’aube nouvelle. C’est exactement ce qui
-m’est arrivé. Je me sens désormais absolument incapable de comparer les
-deux systèmes de croyances, ainsi que j’étais en état de le faire durant
-les premiers mois de ma conversion: car il se trouve que la croyance que
-j’ai quittée ne m’apparaît plus du tout un système cohérent, une ville
-habitable avec les monuments et les maisons qu’il m’avait semblé y
-connaître naguère. Il me reste, naturellement, dans l’esprit toute sorte
-d’images, de souvenirs, et d’émotions, se rattachant à mon séjour dans
-l’anglicanisme, et quelques-unes de ces images sont même parmi les plus
-sacrées et les plus chères de mon cœur, et toujours encore je me sens
-heureux de compter au nombre de mes amis maintes personnes qui
-continuent à trouver dans l’anglicanisme la liaison et la vie d’un
-véritable système religieux; mais, quant à moi, je ne puis plus voir en
-lui autre chose que des fragments détachés de leur centre primitif, et
-employés après coup à la construction d’un édifice purement humain, sans
-fondement stable.
-
-Cette impression nouvelle ne s’accompagne d’ailleurs chez moi--autant
-que je puis en avoir conscience--d’aucune amertume. Tout au plus
-m’arrive-t-il parfois d’éprouver un mouvement d’impatience à la pensée
-d’avoir été retenu si longtemps par des ombres, empêché par elles
-d’entrer en possession de la substance divine. Mais toute comparaison
-équitable des deux systèmes m’est dorénavant complètement impossible:
-comment songer à établir une comparaison entre un rêve et une réalité?
-Si bien que force m’a été de renoncer à tout espoir de joindre à la
-peinture, de plus en plus confuse en moi, de ma période d’anglicanisme
-l’histoire de mes aventures bien autrement actives et vivantes sous le
-plein soleil de la Vérité Éternelle. Et puisque nombre d’amis m’ont
-conseillé de publier le récit de la longue suite d’épreuves qui ont
-constitué pour moi le passage de l’ancien demi-jour à la présente
-lumière, c’est donc ce récit que l’on va lire, tel à peu près que je
-l’ai écrit naguère pour les lecteurs de l’_Ave Maria_. J’ai profondément
-conscience de tout ce qu’il y a de choquant dans l’«égotisme»
-ininterrompu de pages comme celles-là; mais comment échapper à cet
-inconvénient, dès que l’on tente de mettre au service d’autrui les
-résultats de sa propre expérience?
-
-Robert-Hugh Benson.
-
-Édimbourg, novembre 1912.
-
-
-
-
-LES CONFESSIONS D’UN CONVERTI
-
-
-
-
-CHAPITRE PREMIER
-
-LES PREMIÈRES IMPRESSIONS RELIGIEUSES
-
-
-Lorsqu’un voyageur se trouve enfin parvenu sur un haut plateau, il lui
-est très difficile de se rendre compte bien exactement de la route qu’il
-a suivie pour y parvenir: cette route tourne, s’élève, retombe,
-s’élargit et se rétrécit, de telle manière que le souvenir qui en reste
-au voyageur lui apparaît étrangement confus. Sans compter que les
-explications qui lui sont criées d’en bas, aussi bien par les amis que
-par des étrangers, ne sont guère faites, non plus, pour suppléer à
-l’insuffisance de sa propre mémoire.
-
-
-I
-
-L’on m’a dit que j’étais devenu catholique parce que je me laissais
-abattre sous l’échec, et parce que je me laissais exalter sous le
-succès; parce que j’étais trop rempli d’imagination, et parce que je
-manquais du sens de l’observation; parce que je n’avais pas assez de
-confiance dans les choses, et parce que j’en avais trop; parce que
-j’étais trop ardent à espérer, et trop prompt au désespoir; parce que
-j’étais orgueilleux et pusillanime. Plusieurs ont même dit, en présence
-de mes livres, que je n’avais jamais vraiment compris l’Église
-d’Angleterre.
-
-Et, naturellement, cela n’est pas impossible; mais, en tout cas, cette
-inintelligence ne résulte pas du manque d’information. Le fait est que,
-ainsi qu’on va le voir, j’ai été élevé pendant vingt-cinq ans dans une
-famille ecclésiastique anglicane; moi-même j’ai été, pendant neuf ans,
-pasteur anglican; dans des paroisses de ville et de campagne, ainsi que
-dans une congrégation religieuse. Mon père, en sa qualité d’archevêque
-de Cantorbéry, se trouvait être le chef spirituel de toute la communion
-anglicane; ma mère, mes frères et mon unique sœur continuent aujourd’hui
-encore à faire partie de cette communion, tout de même qu’un grand
-nombre de mes amis. J’ai été préparé aux ordres sacrés par le théologien
-anglican le plus en vue de son temps; et cette préparation a fini par
-faire de moi, durant de longues années, un membre passionnément
-convaincu de la Haute Église.
-
-J’ajouterai que, maintenant que j’ai pris la plume pour raconter mon
-évolution religieuse passée, je m’aperçois que jamais encore jusqu’ici
-je n’ai sérieusement tâché à reconstituer le détail de cette évolution;
-de telle sorte que ma tentative m’apparaît bien imprudente et bien
-dangereuse. Car c’est chose extrêmement facile de se tromper soi-même;
-et c’est chose extrêmement difficile de ne pas se complaire à voir
-seulement ce que l’on désire voir; et puis, surtout, j’ai peur que mes
-propres aveux ne réussissent pas à être convaincants pour d’autres
-personnes. Nul moyen, en effet, de définir en quoi a consisté la
-direction de l’Esprit de Dieu, ou de diagnostiquer les opérations de cet
-Esprit dans les chambres secrètes de l’âme...
-
-Tout au plus est-il possible de décrire à peu près fidèlement
-l’apparence extérieure des diverses régions à travers lesquelles notre
-âme a passé, et puis aussi d’offrir une peinture sommaire des principaux
-incidents de la route, réflexions intérieures ou paroles venues du
-dehors. La foi religieuse, au fond, est un travail divin accompli dans
-les ténèbres, même quand ce travail nous semble incarné dans des
-arguments intellectuels et des faits historiques: car il faut se
-rappeler que deux âmes également sincères et intelligentes peuvent
-rencontrer les mêmes manifestations extérieures, et en tirer des
-conclusions absolument opposées. L’essence véritable de notre vie
-intérieure réside quelque part où nulle exploration psychologique ne
-saurait atteindre.
-
-
-II
-
-Je vais d’abord essayer de décrire le mieux possible ma première
-éducation religieuse, et la situation intime qui en est résultée pour
-moi.
-
-J’ai été élevé dans les sentiments et les idées de l’anglicanisme
-modéré, et, naturellement, j’ai d’abord accepté celui-ci comme le mode
-le plus représentatif, comme le plus légitime aussi, de toute la
-communion protestante. J’ai appris,--autant du moins que je pouvais les
-comprendre,--les dogmes établis naguère par les théologiens anglais du
-dix-septième siècle; j’ai été instruit à être suffisamment respectueux
-de l’autorité établie, affranchi de tout excès d’enthousiasme, méprisant
-et hostile à l’égard de Rome. J’ai été instruit encore à croire dans la
-Présence réelle sans vouloir tenter de la définir; à apprécier la
-solennité et la beauté du culte sans lui attribuer une portée absolue.
-Enfin mes premiers maîtres m’ont fait étudier d’abord toute la Bible en
-général, et c’est seulement ensuite que j’ai abordé l’étude du Nouveau
-Testament. J’ai d’ailleurs l’impression,--si je puis parler ainsi sans
-paraître impertinent,--que mon éducation religieuse a été des plus
-sages. Je m’intéressais à la religion; je suivais les cérémonies du
-culte dans des cathédrales et des églises magnifiques, avec permission
-de m’en aller avant le sermon; j’étais nourri des allégories de
-Wilberforce, ainsi que des histoires des premiers martyrs chrétiens; et
-les vertus qui m’étaient recommandées comme les plus admirables étaient
-les précieuses vertus de la véracité, du courage, de l’honneur, de
-l’obéissance, et du respect. Je ne crois pas que mon éducation m’ait
-amené à aimer Dieu consciemment; mais du moins je n’ai jamais éprouvé
-cette terreur devant toute manifestation de la force divine, ou encore
-devant les menaces de l’enfer, qui souvent s’impose pour toujours à des
-âmes formées sous la discipline protestante. Autant qu’il me souvient,
-j’acceptais Dieu, assez froidement, comme un Père d’une présence et
-d’une autorité universelles. Quant à la personne de Notre-Seigneur,
-celle-là m’apparaissait beaucoup plus d’après les Évangiles que d’après
-ma propre expérience spirituelle. Je pensais à elle au passé ou au
-futur, rarement au présent.
-
-L’influence de mon père sur moi a toujours été si grande que je
-tâcherais vainement à vouloir la définir. Je n’ai pas l’idée que mon
-père m’ait jamais bien compris: mais sa personnalité était si dominante
-et si pénétrante que ce manque de compréhension de sa part, à mon
-endroit, n’a guère amené de différence dans l’ensemble de son action sur
-moi. Le fait est qu’il a formé et façonné mes vues en matière religieuse
-de telle sorte que, aussi longtemps qu’il a vécu, concevoir des opinions
-autres que les siennes m’aurait produit l’effet d’un blasphème. Il y
-avait bien dès lors, dans son système de croyances, certains points qui
-m’embarrassaient, et qui continuent à m’embarrasser aujourd’hui encore:
-mais ces points ne me causaient pas plus de doutes touchant l’excellence
-et la vérité de la foi de mon père que les difficultés intellectuelles
-que m’offre à présent la Révélation divine ne me causent de doutes
-concernant son autorité.
-
-Mon père était, au total, un représentant presque parfait de la Haute
-Église d’autrefois. Il avait un amour profond de la dignité et de la
-splendeur du culte divin, un grand sentiment de l’autorité de l’Église,
-et une orthodoxie inébranlable à l’égard des fondements généraux de la
-foi chrétienne. Et cependant il avait beau répéter, avec beaucoup de
-sérieux sous son ton de plaisanterie, qu’il aurait dû avoir été un
-chanoine dans une cathédrale française; il avait beau réciter
-scrupuleusement, chaque jour, les prières du matin et du soir imposées
-par l’Église anglicane; il avait beau aimer infiniment l’histoire de
-l’Église et la connaître à fond, tout de même que l’histoire des
-liturgies chrétiennes et les écrits des Pères: tout cela ne l’empêchait
-point, suivant ce qui me semblait dès ce moment, de manquer sur certains
-points particuliers à l’application de ses principes. Par exemple, il
-n’y a point de coutume plus fortement enracinée dans l’antiquité, ni
-enjointe plus explicitement dans le Livre de Prières anglais, que celle
-du jeûne du vendredi; il n’y a guère de discipline ecclésiastique plus
-primitive que celle qui interdit le mariage d’un homme qui a déjà reçu
-les ordres majeurs; et il n’y a rien de plus clair,--me disais-je à ce
-moment,--parmi les questions disputées touchant le mariage, que le
-principe suivant lequel la rupture du lien matrimonial en faveur de l’un
-des conjoints, avec permission pour lui de se remarier, a simultanément
-pour effet de relever du même lien l’autre conjoint. Or, je me trouve
-encore tout à fait hors d’état de comprendre,--surtout en me rappelant
-l’amour enthousiaste de mon père pour ce que j’appellerais la coutume
-chrétienne,--de quelle façon cet homme plein de bon sens et de foi
-justifiait son attitude à l’égard des trois points susdits; car je ne me
-souviens pas que jamais il se soit abstenu de viande un vendredi, ni
-aucun autre jour,--tout en ne se faisant pas faute de se mortifier, je
-le sais, par maintes autres pratiques;--pareillement, je ne l’ai jamais
-entendu soulever la moindre objection théorique en présence de mariages
-contractés par des prêtres ou évêques anglicans; et enfin je me rappelle
-que toujours, lorsqu’un divorce avait été prononcé par la loi civile,
-mon père était d’avis que le conjoint «coupable» n’avait pas le droit
-d’obtenir de l’Église la bénédiction d’un second mariage, tandis que
-l’autre conjoint en avait le droit.
-
-De même je n’ai jamais pu comprendre, depuis le début, de quelle manière
-mon père interprétait ces paroles de son _Credo_: «Je crois en la Sainte
-Église catholique.» Je me souviens qu’il retranchait de l’unité
-extérieure de cette Église les confessions chrétiennes qui n’admettaient
-pas la succession épiscopale; d’autre part, comme j’aurai à le raconter
-bientôt avec plus de détail, il hésitait sur la question de savoir si
-l’Église de Rome se trouvait ou non déchue de sa place dans le corps du
-Christ; tandis que, par ailleurs encore, il témoignait de la plus grande
-sympathie pour certains groupes de chrétiens orientaux dont les dogmes
-avaient été explicitement condamnés par des conciles que lui-même, mon
-père, reconnaissait avoir été pleinement œcuméniques.
-
-De même encore je n’ai jamais bien compris son attitude à l’égard de
-doctrines telles que celle du sacrement de pénitence. En théorie, il
-maintenait fermement que Jésus-Christ avait donné autorité à ses
-ministres d’absoudre et de remettre les péchés des fidèles repentants;
-et lui-même, en pratique, durant une certaine crise de ma vie, m’a
-recommandé de me confesser à un «discret et savant» pasteur de sa
-connaissance; et cependant, autant que je sache, jamais il n’insistait
-sur l’utilité de la confession en général, et jamais lui-même ne
-recourait à la confession. Il croyait pleinement au pouvoir des clefs
-transmises par Jésus à Pierre: mais en même temps il semblait estimer
-que ce moyen d’être soulagé ne devait être employé que si nul autre
-moyen ne réussissait à procurer la paix de l’âme. En un mot, il semblait
-admettre que l’autorité conférée, dans des conditions extraordinairement
-solennelles, par le Christ à ses apôtres n’était aucunement nécessaire
-pour le pardon du péché mortel commis après le baptême.
-
-Après cela, je suis tout à fait sûr que mon père ne se croyait pas du
-tout inconséquent, et avait des principes qui réconciliaient, à ses
-propres yeux, ces apparentes contradictions. Mais ce qu’étaient ces
-principes, jamais je n’ai pu le savoir. Car encore que rien ne lui fût
-aussi agréable que d’être consulté par ses enfants sur des matières
-religieuses, en fait mon vénéré père n’était pas très accessible à des
-natures timides. Pour ma part, j’avais toujours un peu peur de lui
-paraître ignorant, et plus peur encore de le choquer. Pas une seule
-fois, dans une difficulté véritable, je n’ai manqué à le trouver
-infiniment tendre et attentif, mais son intense personnalité et l’ardeur
-presque farouche de sa foi me donnaient toujours l’illusion qu’il
-jugerait irrespectueux chez moi, et indigne d’un fils, de ne pas
-acquiescer sur-le-champ à tous ses jugements; d’où résultait que,
-souvent, je me résignais à ignorer ce que pouvaient être ces jugements
-eux-mêmes.
-
-Mais en tout cas la religion, dans notre maison, se trouvait toujours
-colorée et vivifiée par la puissante individualité de mon père. Je me
-rappelle, maintenant encore, le sentiment de plénitude et de sécurité
-qui en dérivait. Les offices du matin et du soir, d’abord dans la petite
-chapelle de Lincoln, où mon père était chancelier depuis ma naissance
-jusqu’à ma cinquième année, puis dans son merveilleux oratoire privé de
-Truro, où il fut évêque jusqu’après ma treizième année, et enfin dans
-les belles chapelles archiépiscopales de Lambeth et d’Addington, après
-son élévation au siège de Cantorbéry; ces offices, dont les moindres
-détails avaient été soigneusement réglés par mon père lui-même, se
-trouvaient observés avec une rigueur et une révérence liturgiques
-incomparables, et conservent encore dans mon cœur un étrange parfum qui
-jamais, sans doute, ne s’en effacera.
-
-D’autres voies par lesquelles s’est imposée à moi l’influence religieuse
-de mon père étaient les suivantes:
-
-Le dimanche après-midi, à la campagne, nous nous promenions avec lui,
-lentement et posément, pendant environ une heure et demie, et au cours
-de ces promenades l’un de nous, ou parfois mon père, lisait tout haut
-des passages d’un livre religieux. Ces livres, en vérité, ne me semblent
-pas avoir été très bien choisis pour l’instruction spirituelle de jeunes
-garçons. Souvent, par exemple, mon père nous faisait lire les poèmes de
-George Herbert[1]; et ces méditations d’un ordre tout spécial, subtiles
-et pédantesques, me procuraient par instants un frisson soudain de
-plaisir, mais bien plus communément encore elles me causaient une espèce
-d’impatience mêlée de mauvaise humeur. Ou bien l’ouvrage que nous
-lisions était une interminable vie de saint, ou bien un volume
-d’histoire de l’Église, ou encore un certain livre du doyen Stanley sur
-la Terre Sainte. Une fois seulement je me rappelle avec un véritable
-plaisir de quelle façon mon père m’a fasciné pendant une demi-heure, en
-nous lisant tout haut, pendant que nous marchions, le récit du martyre
-de sainte Perpétue. Cela se passait dans mon enfance, vers 1880; et je
-me rappelle aussi le sentiment de respect un peu effrayé avec lequel je
-ne tardai pas à découvrir que notre père nous traduisait tout haut et
-d’improviste, dans une langue anglaise irréprochable, le texte latin des
-_Acta Martyrum_.
-
- [1] Poète anglais du dix-septième siècle.
-
-A l’issue de ces promenades du dimanche, et quelquefois aussi les jours
-de semaine après le déjeuner du matin, nous nous rendions dans le
-cabinet de mon père, pour lire avec lui la Bible ou le Nouveau
-Testament. Il m’est difficile de décrire ces leçons. La plupart du
-temps, mon père se livrait à un commentaire continu et très brillant,
-mais souvent bien au-dessus de ma capacité de comprendre. Par
-intervalles, il s’arrêtait pour nous poser des questions, et témoignait
-d’un grand plaisir lorsque nous avions répondu proprement; de même
-encore il était ravi lorsque nous lui posions à notre tour des questions
-raisonnables; mais au contraire son visage exprimait un désappointement
-très pénible pour nous lorsque nous lui paraissions inattentifs, ou bien
-inintelligents. Tout cela était infiniment stimulant pour l’esprit, non
-point d’ailleurs sans lui être aussi quelque peu fatigant: mais je crois
-bien aujourd’hui que le défaut principal de ces leçons consistait dans
-la prédominance du raisonnement sur l’émotion et sur tout l’élément
-«spirituel». Le fait est que je n’ai pas souvenir que ces leçons nous
-aient rendu plus facile d’aimer Dieu. Elles étaient souvent
-intéressantes, et quelquefois même absorbantes; mais, avec toute ma
-révérence pour la mémoire de mon père, je ne puis pas dire qu’elles
-aient développé en moi le côté «divin» de la religion. Pour mon père
-lui-même, avec la grande spiritualité qu’il avait en soi, naturellement,
-il suffisait que son âme trouvât une activité agréable dans la sphère
-didactique et intellectuelle; mais, pour moi, il résultait de là une
-tendance fâcheuse à penser que l’intellectualisme constituait le fond
-même de la religion.
-
-En ce qui regarde l’éducation morale, pareillement, l’attitude de mon
-père n’était point sans m’embarrasser quelque peu. Il avait un très
-grand sentiment du devoir d’obéissance; et j’ai l’idée que ce sentiment,
-poussé à l’excès dans sa froide rigueur, tendait à obscurcir en un
-certain degré, à mes propres yeux, les différentes valeurs morales du
-péché effectif. Il y avait bien deux ou trois péchés qui
-m’apparaissaient comme les formes suprêmes du mal: des péchés tels que
-le mensonge, le vol, et la cruauté. Mais au delà de ces actions
-éminemment mauvaises, presque tous les autres péchés me faisaient
-l’effet de s’équivaloir. Grimper par-dessus les fils de fer qui
-bordaient la grande allée, à Truro, en mettant mes pieds ailleurs que
-dans les endroits où lesdits fils de fer traversaient les poteaux de
-bois,--mon père m’ayant ordonné de faire toujours ainsi pour éviter de
-forcer ou de briser les fils,--cela me semblait absolument aussi
-coupable que de m’irriter, de bouder, ou même de commettre des actes de
-véritable bassesse. De telle sorte que mon appréciation de la moralité
-des actions humaines se trouvait quelque peu brouillée, ou même
-étouffée, par la faute de cette éducation trop dominée par le principe
-de l’obéissance: l’oubli d’un ordre, ou le moindre retard à l’accomplir,
-nous étant reprochés par notre père avec autant de sévérité que s’il se
-fût agi d’une faute morale délibérée. Plus tard, pendant mon séjour à
-Eton, je fus un jour accusé de cruauté grave à l’égard d’un autre élève,
-et peu s’en fallut que je fusse fouetté à cette occasion. Or, il se
-trouvait que j’étais innocent, et, de fait, une très longue et
-minutieuse enquête de mes maîtres finit par aboutir à ma pleine
-justification: mais en attendant, lorsque la nouvelle de l’accusation
-parvint à mon père, pendant que j’étais chez lui pour les vacances, je
-me sentis presque paralysé d’esprit par la terrible atmosphère de
-l’indignation paternelle, si bien que je ne pus même pas essayer de me
-défendre, si ce n’est par des larmes et par un désespoir silencieux. Et
-cependant, en même temps, j’avais conscience d’un vague soulagement,
-résultant pour moi de la certitude que, si même j’avais été coupable,
-mon père ne m’aurait pas montré plus de colère qu’il avait coutume de
-m’en montrer, par exemple, quand je lançais des pierres sur les poissons
-dorés de la pièce d’eau, ou bien quand je jouais avec mes doigts durant
-les prières.
-
-Telle a été, très brièvement résumée, l’influence de mon père sur ma vie
-religieuse. Comme je l’ai dit, je ne crois pas qu’il m’ait rendu facile
-d’aimer Dieu; mais incontestablement il a établi dans mon esprit la
-notion à jamais indéracinable d’un gouvernement moral de l’univers,
-d’une puissance sans limites située derrière les phénomènes, et de
-l’austère et solennelle dignité avec laquelle cette puissance morale se
-déployait. Mon père lui-même était, avec cela, infiniment tendre de cœur
-et affectueux, désireux de mon bien avec une véritable passion, et puis
-aussi, au fond,--mais malheureusement à mon insu,--pénétré d’un touchant
-désir d’obtenir mon amour et ma confiance: mais sa sollicitude même à
-mon endroit obscurcissait en partie la flamme de sa tendresse, ou plutôt
-me forçait à ressentir la chaleur de celle-ci beaucoup plus que sa
-lumière. J’ajouterai qu’il me dominait complètement par la grande force
-de caractère qui était en lui, et que sa mort a produit sur moi une
-impression toute pareille à celle que me définissait un autre homme, en
-me disant que, à la mort de son père, il lui avait semblé que le toit du
-monde venait soudain d’être enlevé.
-
-
-III
-
-Dans l’école privée de Clevedon, où je fus d’abord placé, nous avions
-des offices religieux d’un ordre plus «ritualiste» que ceux auxquels
-j’avais été habitué chez mon père. L’école possédait une chapelle sombre
-et d’atmosphère mystique; les pasteurs revêtaient des étoles de couleur,
-et maints offices se faisaient en chant grégorien. Mais je n’ai pas le
-moindre souvenir d’avoir éprouvé une impression de surprise en
-constatant la différence de l’enseignement religieux donné dans cette
-école avec celui que l’on m’avait appris à la maison; simplement, je me
-sentais un peu intéressé et alarmé tout ensemble devant les menues
-différences du rituel; et je me rappelle que l’espèce de plain-chant que
-nous étions forcés d’employer ne laissait pas de me produire un effet
-déprimant.
-
-A l’école d’Eton, ensuite, je me retrouvai tout à fait dans l’atmosphère
-religieuse qui m’était familière, avec une grande solennité extérieure,
-de beaux chants anglais, et une extrême imprécision de dogme. Selon
-toute apparence, c’était là que j’aurais dû recevoir une profonde
-impression religieuse. Mais, en fait, je n’en reçus aucune, non plus
-d’ailleurs que les autres jeunes garçons de ma connaissance. Ma
-confirmation eut à être reculée pendant deux ans, en raison de
-l’indifférence que l’on me soupçonnait d’avoir à l’égard de cette
-cérémonie, et que j’avais pour elle en réalité. Le fait est que je
-considérais cette confirmation comme une simple formalité extérieure,
-sanctionnant une espèce de maturité spirituelle; si bien que je fus fort
-étonné lorsque, m’étant enfin décidé à interroger mon père sur la date
-où aurait lieu ma confirmation,--puisque la plupart de mes amis avaient
-déjà depuis longtemps obtenu la leur,--je m’entendis répondre que
-j’aurais dû, moi aussi, être confirmé depuis un an ou deux, mais que
-l’on avait ajourné la chose parce que je n’avais point paru la désirer.
-Mon père ajouta que, puisque j’avais pris moi-même l’initiative de le
-questionner à ce sujet, il m’autorisait à recevoir la confirmation.
-Cette réponse éveilla en moi un léger sentiment de protestation: car je
-m’étais si complètement accoutumé à me laisser diriger par mon père en
-matière de religion que jamais l’idée ne m’était venue de la
-possibilité, pour moi, de prendre une initiative quelconque en cette
-matière.
-
-Mais la confirmation elle-même, et accompagnée de très tendres
-entretiens avec mon père, n’apporta aucune différence dans mes
-sentiments religieux. Pour me préparer à la cérémonie, je m’adressai à
-un «tuteur» professionnel, qui me prit en particulier une demi-douzaine
-de fois, et me parla surtout de morale, en me recommandant l’énergie
-intérieure. Je ne me souviens pas qu’il m’ait rien dit sur le dogme: ce
-genre de chose était, sans doute, considéré comme établi d’avance.
-Cependant, mon tuteur me suggéra l’idée d’une sorte de confession
-rudimentaire, mais naturellement sans qu’il s’agît d’absolution, car je
-ne crois pas que j’aie jamais, même à ce moment, réfléchi à la
-possibilité d’une pareille sanction. Aussi bien ne voulus-je même pas
-admettre ce projet d’une confession de mes péchés, en déclarant que je
-n’avais rien que je souhaitasse révéler. Enfin mon tuteur me donna la
-_Religion Personnelle_ de Goulburn, un gros livre épais et mortellement
-ennuyeux. J’ai retrouvé le volume, il y a quelques années, et j’ai
-constaté que les pages n’en étaient pas coupées. En vérité, toute
-l’affaire de ma confirmation a eu pour moi si peu d’importance que je ne
-parviens même pas à me rappeler le nom de l’évêque qui s’est trouvé
-chargé de me confirmer. Le seul incident qui se rattache à ma
-confirmation, dans ma mémoire, est une consultation que j’ai eue, ce
-jour-là, avec trois amis, touchant la question de savoir s’il serait
-convenable de jouer au tennis dans l’après-midi du jour de la fête, ou
-bien s’il serait décidément plus convenable de passer la journée entière
-dans une inaction respectueuse. Nous n’étions, certes, aucunement
-hypocrites, ni non plus méprisants: nous désirions sincèrement faire ce
-qui seyait, dans l’espèce; et nous nous demandions simplement si notre
-partie de tennis pouvait ou non se concilier avec les convenances les
-plus irréprochables. En fin de compte, nous décidâmes que la chose était
-possible, et nous jouâmes notre partie, tout au plus avec un air
-légèrement réservé. Ma mère, de son côté, me donna ce jour-là une petite
-croix de Malte en argent, où elle avait fait graver la date de ma
-confirmation, le 26 mars 1887. Je portai cette croix attachée à ma
-chaîne de montre pendant quelque temps,--car dans notre école d’Eton, à
-ce moment, il n’y avait pas plus d’opposition à la religion que
-d’enthousiasme pour elle,--mais je ne tardai pas à la perdre, sans que
-cette perte me laissât trop de regret.
-
-Le jour de ma communion, lui, m’a produit un peu plus d’effet. Tout ce
-que je voyais autour de moi m’apparaissait inaccoutumé et mystérieux:
-car une fois seulement, auparavant, j’avais eu l’occasion d’assister à
-un office de communion. J’eus même vaguement l’idée d’être entré depuis
-lors dans un lien plus étroit avec le divin Maître; et, bien que je me
-sentisse un peu ennuyé à la pensée que, désormais, j’aurais à me mieux
-conduire dans la vie, je me rappelle que, très sincèrement, je me promis
-de le faire.
-
-Il y a encore deux autres incidents que je me rappelle comme s’étant
-rattachés, durant cette période, à mes sentiments religieux. Le premier
-a été la découverte que j’ai faite, dans une chambre inoccupée, au
-palais épiscopal de Lambeth, d’un exemplaire des _Prières_ du docteur
-Ken, écrites à l’usage des écoliers de Winchester. Ce volume, je ne sais
-trop pourquoi, réussit à séduire ma fantaisie; et je me rappelle
-également que mon père inscrivit avec grand plaisir son nom et le mien
-sur le livre, lorsque je lui demandai si je pouvais le prendre pour moi.
-Je fis emploi assidûment, pendant quelques mois, des prières de Ken, qui
-m’avaient plu par leur langue, sans doute, ainsi que par une certaine
-allure à la fois élégante et solennelle. Puis je cessai tout à fait de
-prier; et je me contentai d’aller à la communion aussi souvent que
-c’était nécessaire pour les convenances du dehors,--mais chaque fois, je
-crois bien, avec les mêmes intentions de me rendre digne de la faveur
-divine.
-
-Le second incident m’arriva à Eton, malgré tout ce qu’il avait d’anormal
-dans cette maison. Le fils d’un haut dignitaire de l’Église évangélique
-avait traversé une espèce de crise religieuse, chez lui, pendant ses
-vacances; et, de retour au collège, il s’était mis, avec un beau zèle, à
-vouloir convertir ses camarades. Je me trouvai être l’un d’eux, et ce
-garçon finit par obtenir de moi, ainsi que de l’un de mes amis, notre
-assistance régulière à des séances de lecture de la Bible, accompagnée
-de prières, qui avaient lieu dans sa chambre. Quatre autres élèves se
-trouvèrent assemblés avec nous; et nous nous tenions assis dans un état
-d’inquiétude vague, échangeant de furtifs coups d’œil pendant que notre
-apôtre nous exposait sa doctrine. Au moindre bruit de pas dans le
-corridor, les Bibles disparaissaient comme dans les tours de
-passe-passe; et je me souviens que ces séances se terminèrent à jamais
-dès la seconde fois, arrêtées par une soudaine et irrépressible
-explosion de rire de la part de mon ami le plus intime. Le pauvre garçon
-s’agitait sur sa chaise, le visage écarlate, avec des larmes ruisselant
-sur ses joues et des éclats de rire lui échappant par bouffées
-successives, tandis que le reste de l’assistance se tournait
-alternativement vers lui et vers notre instructeur. Je crois, du reste,
-que toute cette affaire aurait pu devenir extrêmement malsaine pour nous
-si elle nous avait affectés le moins du monde; mais, fort heureusement,
-elle n’y réussit pas, et nous sortîmes de la seconde séance avec
-l’opinion toujours bien arrêtée qu’un zèle religieux comme celui-là
-était plutôt «commun», et sans la moindre valeur.
-
-Notre évangéliste, cependant, ne se laissa point décourager; et sa
-tentative suivante fut même beaucoup plus sérieuse. Il s’arrangea, je ne
-sais comment, pour décider un ancien élève à venir à Eton et à y faire
-un grand discours, en présence de l’un des principaux maîtres de la
-maison, ce qui ne laisse pas d’être bien surprenant. J’assistai
-naturellement à la scène, qui fut terrible. L’ancien élève nous débita
-une harangue pathétique, consacrée surtout à confesser ouvertement le
-grand péché qu’avait été, naguère, sa propre manière de vivre au
-collège. Je ne crois pas avoir jamais vu des jeunes gens plus
-sincèrement remplis d’horreur, non point, il est vrai, à cause de la
-substance d’un tel récit, mais à cause de tout ce qu’il y avait de
-scandaleusement «inélégant» à y faire allusion en public.
-
-Cette même attitude d’indifférence s’est encore manifestée de bien
-d’autres façons. Les offices de la chapelle, à Eton, comptaient vraiment
-pour très peu de chose, au point de vue religieux: c’étaient plutôt des
-solennités artistiques, rendant à Dieu un hommage équivalent à celui que
-constituaient, vis-à-vis de la reine Victoria, nos acclamations unanimes
-lorsqu’elle venait nous voir, ou bien lorsque nous-mêmes, parfois,
-étions conduits au château pour lui être présentés. Chacun pouvait à son
-gré, personnellement, ressentir ou non un profond enthousiasme:
-l’essentiel était seulement que tout le monde témoignât au dehors d’une
-déférence convenable. Quelquefois, cependant, l’un ou l’autre des
-professeurs ecclésiastiques du collège tentait bravement, dans un
-sermon, de faire un appel direct à la conscience de ses auditeurs, en
-particulier sur le sujet de la pureté. Mais le fait est que ces
-auditeurs, en somme, avant comme après cette prédication, n’avaient sur
-ce sujet aucun principe qui leur fût commun. Un élève pouvait être
-incroyablement corrompu, au point de vue de la pureté, ou bien au
-contraire scrupuleusement soucieux d’une pureté absolue, sans que cela
-lui aliénât ou lui valût le moins du monde les égards de ses camarades;
-le code moral de notre collège, du moins en ce temps-là, regardait ces
-questions comme étant simple affaire de goûts individuels. Il y avait
-certaines choses qui nous étaient positivement défendues: nous ne
-devions pas être sales, ni lâches, ni dénonciateurs, ni voleurs; mais
-quant à la pureté, en particulier, chacun était libre de choisir sa
-manière d’être, sans le moindre risque de passer pour un misérable si
-l’on adoptait l’un des partis, ou d’être accusé de pruderie si l’on
-préférait l’autre. Et aussi ces appels du haut de la chaire, qui le plus
-souvent nous étaient faits avec beaucoup de sincérité et d’ardeur, nous
-apparaissaient-ils surtout légèrement ridicules. Les autorités du
-collège avaient leur opinion sur la matière; nous savions cela,
-naturellement, mais n’en continuions pas moins à avoir, de notre côté,
-une opinion différente. C’est dire que nulle impression ne nous vint
-jamais de ces fervents discours, et que même jamais ceux-ci n’obtinrent
-de nous l’honneur d’un commentaire, sauf peut-être pour l’un de nous à
-observer, parfois, que «l’excellent A... avait paru bien excité», ce
-jour-là. En un mot, une chaleur aussi évidente à nous parler d’un sujet
-sur lequel chacun de nous avait depuis longtemps son siège fait, dans un
-sens ou dans l’autre, c’était encore là une de ces choses «inélégantes»
-dont la crainte et la détestation formaient la plus grosse partie de
-notre morale scolaire.
-
-Il y avait là, incontestablement, une lacune des plus graves, ou plutôt
-un véritable mal; et j’estime que la principale cause du mal était, de
-la part de nos maîtres, l’absence de toute action individuelle sur nos
-âmes. Je crois savoir que des efforts ont été faits récemment pour
-remédier à cela en une certaine mesure; mais je suis convaincu que
-l’unique remède efficace se trouve, en fait, foncièrement impraticable
-dans une atmosphère religieuse comme celle de ces grands collèges
-anglais. Aussi longtemps que ces collèges protestants n’auront pas
-trouvé le moyen d’introduire chez eux quelque chose d’analogue au
-système employé dans les écoles catholiques pour l’encouragement de la
-dévotion privée, quelque chose d’équivalent à des confessions
-régulières, et accompagnées d’un enseignement religieux qui fasse sentir
-aux collégiens les avantages qui résultent de cette pratique; aussi
-longtemps que tout cela ne sera pas devenu possible dans les écoles
-susdites, je ne vois pas comment les formalités publiques de la religion
-pourront y être rien de plus que de simples formalités. Seule, la
-sauvegarde individuelle du confessionnal catholique aurait de quoi, en
-réalité, constituer le remède rêvé; et il va sans dire que cette
-sauvegarde se trouve, dans l’espèce, tout à fait impossible à utiliser.
-Il n’y a pas jusqu’à un système de confession purement volontaire, comme
-celui que pratiquaient autrefois certaines écoles anglicanes, qui, tout
-en valant beaucoup mieux que rien, n’entraîne à sa suite des
-inconvénients inévitables.
-
-
-IV
-
-Ce fut après avoir quitté le collège d’Eton, et avant d’entrer à
-l’université de Cambridge, que je ressentis pour la première fois une
-émotion d’ordre religieux. J’étais venu passer une année à Londres, et
-d’abord, pendant quelques semaines, je m’étais senti vaguement intéressé
-par la théosophie; puis, tout d’un coup, je devins entièrement absorbé
-et fasciné par la beauté musicale et par toute la solennité de la vie
-religieuse de la cathédrale de Saint-Paul. La célébration des grands
-offices à Saint-Paul est vraiment, comme l’on m’a assuré que le disait
-Gounod, l’une des manifestations religieuses les plus saisissantes de
-l’Europe. Sous leur influence, je commençai à aller à la communion
-toutes les semaines, comme aussi à suivre tous les autres offices que je
-pouvais,--parfois debout à l’orgue, observant avec bonheur les mystères
-des jeux et des pédales, ou parfois assis en bas, dans les stalles. Je
-n’appréciais pas du tout les sermons, encore que ceux du chanoine Liddon
-me fissent vaguement un certain effet. Au fond, la musique seule
-m’attirait; et ce fut par cette ouverture que je commençai à entrevoir
-des lueurs du monde spirituel. Mais je dois reconnaître que mon sens de
-l’adoration religieuse fut aussi développé et dirigé, vers ce même
-temps, par l’admiration passionnée que m’avait inspirée le roman
-historique et mystique de M. Shorthouse, _John Inglesant_[2]. J’avais lu
-et relu ce livre à d’innombrables reprises, sans me dissimuler
-d’ailleurs ses tendances au panthéisme. Maintenant encore, j’en sais des
-passages par cœur, en particulier ceux qui traitent de la personne du
-Christ. J’avais l’impression d’avoir enfin découvert le secret de ces
-cérémonies religieuses dont j’avais toujours pris ma part, jusque-là,
-avec une indifférence banale. J’ajouterai qu’une ou deux amitiés très
-chaudes, que j’avais contractées pendant ce séjour à Londres, m’aidaient
-encore à marcher dans la même voie.
-
- [2] C’était un roman historique, à la fois, et religieux, dont le
- succès avait été énorme auprès du public anglais. L’auteur y
- racontait l’histoire d’un jeune homme qui, tout en restant fidèle à
- son anglicanisme, avait transporté dans celui-ci une foule
- d’aspirations et de pratiques catholiques. On pourra lire,
- d’ailleurs, une longue analyse de _John Inglesant_ dans la première
- série de mes _Écrivains étrangers_. (T. W.)
-
-
-V
-
-A Cambridge, ensuite, toutes ces impressions religieuses m’abandonnèrent
-une fois de plus, à l’exception d’une curiosité assez vive, mais aussi
-passagère que soudaine, qui m’avait attiré vers la doctrine de
-Swedenborg. Cette petite crise passée, je perdis de nouveau tout intérêt
-pour les choses religieuses. Mes prières même furent abandonnées, sauf
-pendant un moment, après que mon père m’eut fait cadeau d’une belle
-édition des _Preces Privatæ_ de l’évêque Andrews, en grec et en latin.
-Pareillement, j’avais renoncé à la communion; et l’unique fil qui me
-rattachât encore un peu au surnaturel était, une fois de plus, la
-musique. M’abstenant presque toujours des offices de la chapelle de mon
-collège, j’allais souvent, d’autre part, écouter l’office du soir au
-Collège du Roi, très différent de ceux de la cathédrale de Saint-Paul,
-mais qui, lui aussi, m’apparaissait dans son genre d’une beauté
-incomparable. Une demi-douzaine de fois même, en compagnie d’un de mes
-anciens camarades d’Eton fraîchement converti, j’assistai à la
-grand’messe du dimanche dans cette église catholique de Cambridge où,
-plus tard, je devais officier en qualité de vicaire; mais je me souviens
-que ce spectacle ne me produisit aucune impression, sauf peut-être un
-mélange confus de mépris et de frayeur. Chose curieuse: je me rappelle,
-au contraire, très nettement la sensation agréable de surprise que
-j’éprouvai lorsque, à l’_Asperges_, un jour, une goutte d’eau bénite
-m’arrosa le visage. Mon ami m’avait prêté un _Jardin de l’âme_, que je
-ne lui ai jamais rendu. Douze ans plus tard, devenu moi-même catholique,
-je lui ai écrit pour lui rappeler ce prêt, en ajoutant que, maintenant,
-ce livre m’appartenait plus que jamais.
-
-Le peu de religion que j’avais à ce moment, cela va sans dire, relevait
-tout entier de l’ordre artistique. Ma religion n’exerçait pas la moindre
-influence sur mes actes, mais avait pour moi l’utilité de me maintenir
-en contact, bien superficiellement d’ailleurs, avec des choses qui
-n’étaient pas tout à fait de ce monde.
-
-Mon attitude à l’égard de la religion me semble aujourd’hui très
-heureusement définie et mise en lumière par une petite aventure qui
-m’arriva en Suisse, vers ce même temps:
-
-Un de mes frères et moi, nous avions décidé de gravir le Pizpalù, l’un
-des pics de la chaîne de la Bernina, dans l’Engadine; et au moment où
-nous atteignions le sommet du pic, après une très pénible ascension qui
-avait duré toute la nuit, voici que, soudain, je me sentis défaillir!
-Mon frère me fit avaler de l’eau-de-vie, mais qui échoua complètement à
-me restaurer; et pendant deux heures environ l’on dut me porter, le long
-de l’arête de la montagne, dans un état d’inconscience apparente. Le
-fait est que mon frère, pendant la plus grande partie de ce temps, me
-crut mort, ou du moins hors d’état de me réveiller de ma torpeur. Or,
-bien que je parusse inconscient, et que même je l’eusse été vraiment
-pendant quelques instants, au fond je sentais fort bien que j’étais en
-train de mourir. J’avais même commencé à me demander quel serait le
-premier phénomène du monde surnaturel qui allait se révéler à moi, et je
-m’imaginais,--sans doute sous l’influence de la suggestion produite sur
-moi par les immenses pics neigeux que j’avais vus au moment de fermer
-les yeux,--que ce phénomène initial serait une vision d’un grand trône
-blanc. Et cependant pas une minute je n’ai eu conscience de la moindre
-appréhension à la pensée de me présenter devant Dieu, ni non plus le
-moindre désir de faire un acte de contrition pour les fautes de ma vie
-passée. Ma religion, telle qu’elle était, avait un caractère si
-personnel et si peu vital que, sans jamais douter de la vérité objective
-de ce que l’on m’avait enseigné, je n’éprouvais ni aucune crainte de
-Dieu ni aucun amour pour lui; je ne me sentais aucune responsabilité
-devant lui, et la perspective de le voir ne me causait pas la moindre
-émotion.
-
-Et ceci, je crois bien, symbolisait toute mon attitude à l’égard de la
-religion dans la vie ordinaire. Intellectuellement, j’acceptais le dogme
-chrétien: mais je n’y apportais rien de ma volonté, et rien non plus de
-mon émotion. Sauf pendant quelques minutes passagères d’une sorte
-d’excitation superficielle, ma religion n’avait pas en soi l’ombre d’une
-vitalité effective.
-
-Aussi bien mon ami le plus intime, à ce moment, se trouvait-il être un
-athée absolu,--le seul que j’aie jamais rencontré, je crois bien,--et je
-n’éprouvais aucune impression d’un abîme inquiétant entre lui et moi. Un
-autre de mes amis, comme je l’ai dit, était un nouveau catholique, tout
-brûlant de zèle. Avec celui-là il m’arrivait parfois de discuter, mais
-je ne crois pas qu’il me soit jamais venu à l’esprit de concevoir ses
-croyances comme n’étant pas manifestement absurdes, encore bien que
-j’aie été extrêmement ennuyé, un jour, lorsque mon ami athée, que nous
-avions pris comme arbitre, a déclaré que, si seulement l’on admettait le
-christianisme, la forme catholique était la seule manière possible
-d’interpréter cette religion. Le plus souvent, mon indifférence
-religieuse était complète. Je passais alors une bonne partie de mon
-temps à étudier l’hypnotisme, où j’avais fini par acquérir une habileté
-assez grande. J’ajouterai que, autant du moins que je puis me le
-rappeler, aucune personne autorisée n’a tenté, durant cette période, le
-plus léger effort pour m’entretenir de questions religieuses.
-
-
-VI
-
-Et alors,--aujourd’hui encore je ne parviens pas à comprendre
-pourquoi,--je me suis décidé à devenir pasteur. Il se pourrait que la
-mort d’une de mes sœurs, vers ce temps, eût un peu contribué à ma
-décision. Mais pour le reste, je suppose que mes motifs dérivaient
-surtout de ce fait, qu’une vie cléricale me semblait m’offrir la «ligne
-de moindre résistance». Certes, je suis sûr que je n’étais pas de
-caractère assez calculateur pour me dire que l’avantage que j’avais
-d’être le fils de mon père me vaudrait des privilèges dans la carrière
-ecclésiastique: car, en toute loyauté, je dois déclarer que ni les
-traitements, ni les promotions ne me séduisaient à aucun degré. Mais
-sans doute la perspective d’une vie passée dans un presbytère, et
-l’absence chez moi de toute autre curiosité bien marquée concouraient à
-me désigner la profession de mon père comme étant, au total, la solution
-la plus simple des problèmes de mon avenir. Je savais, en outre, que ma
-décision causerait à mon excellent père un énorme plaisir, et
-j’appréciais son approbation par-dessus toutes choses. J’avais
-d’ailleurs, de temps à autre, quelques bouffées romantiques en matière
-spirituelle et, toujours aussi, je me figurais aimer passionnément la
-personne de Notre-Seigneur, telle qu’elle m’avait été suggérée par _John
-Inglesant_. Tout cela m’explique aujourd’hui, en une certaine mesure,
-que très sincèrement j’aie résolu d’embrasser de tout mon cœur la
-carrière cléricale, et de la poursuivre aussi dignement que possible.
-
-Depuis le jour où je pris cette résolution, les choses changèrent un peu
-pour moi. Je commençai à lire des livres de théologie, et à y porter un
-réel intérêt, en particulier pour ce qui concernait le dogme et
-l’histoire de l’Église. Mais il ne m’entrait pas dans la tête, un seul
-instant, que l’Église d’Angleterre ne fût pas seule à représenter
-l’institution originelle du Christ. Je n’étais aucunement disposé à
-admettre, comme j’allais essayer de l’admettre plus tard, que notre
-communion anglicane était l’Église «catholique» pour l’Angleterre,
-tandis que la communion romaine constituait l’Église «catholique» du
-continent. Je me souviens même d’avoir vivement reproché un jour, en
-Suisse, des vues de ce genre à une dame anglicane qui, s’inspirant
-d’elles, allait entendre la messe dans une chapelle catholique. Les
-catholiques romains, à mon sens, étaient manifestement corrompus et
-déchus; les ritualistes eux-mêmes m’apparaissaient teintés d’hérésie,
-tandis que, d’autre part, les protestants des sectes extrêmes me
-faisaient l’effet de personnages bruyants, extravagants, et vulgaires.
-Une seule vie religieuse me semblait possible: celle d’un tranquille
-pasteur de campagne, avec un beau jardin, une maîtrise bien assouplie,
-et une existence ordonnée de célibataire,--car je dois ajouter que le
-mariage, alors comme toujours, me faisait l’effet d’un état inconcevable
-pour un prêtre chrétien.
-
-
-VII
-
-Je me préparai pendant dix-huit mois à recevoir les ordres. Le maître
-qui me dirigeait dans cette préparation était le doyen Vaughan, de
-Llandaff, homme tout à fait exceptionnel, unique en son genre; et c’est
-sans doute à cause du charme extraordinaire de sa personne, comme aussi
-de sa haute spiritualité, que mon père avait décidé de me confier à lui,
-malgré la divergence de ses vues et de celles du doyen. Je crois bien
-que, à maints égards, le doyen Vaughan était le prédicateur le plus
-remarquable que j’aie jamais entendu. Il écrivait ses sermons avec un
-soin infini, les élaborait mot par mot, toujours prêt à détruire le
-manuscrit entier pour le recommencer à nouveau d’un bout à l’autre, s’il
-se trouvait interrompu pendant sa rédaction; après quoi il prononçait le
-sermon exactement tel qu’il l’avait mis sur son papier, presque sans
-aucun geste, sauf de légers et rapides coups d’œil sur l’auditoire et
-quelques timides mouvements de tête. Sa langue anglaise était absolument
-parfaite, n’ayant d’égales, me semble-t-il, que celles de Ruskin et de
-Newman. Sa voix était souple et polie et pénétrante comme la lame d’une
-épée; mais, bien haut encore par-dessus tout cela, il possédait une
-sorte de magnétisme personnel qui affectait tout auditeur un peu raffiné
-de la même manière qu’un chant musical. Ses croyances étaient très
-nettement celles de la secte évangélique. Je garde encore quelque part
-un ou deux cahiers de notes prises par moi, sous son influence, touchant
-les sacrements du baptême et de la Cène, et qui déniaient expressément à
-ces deux «rites» toute valeur sacramentelle. Et pourtant la foi du doyen
-Vaughan était d’une force si rayonnante, et si intense son amour pour la
-personne de Notre-Seigneur, que ses élèves, quels qu’ils fussent,
-n’avaient nullement conscience de ce qui pouvait manquer à son
-enseignement pour se conformer à leurs propres vues. Aussi longtemps que
-nous étions sous son charme, c’était comme si nous eussions eu
-l’impression que rien d’autre ne pouvait être nécessaire que l’amour de
-Dieu, tel que nous le voyions au cœur de notre maître.
-
-La femme de celui-ci, sœur du doyen Stanley, était, elle aussi, une
-personne remarquable, et d’une grande influence sur les élèves de son
-mari. Cette étrange vieille dame, qui ressemblait par le visage à la
-reine Victoria, était sûrement l’une des femmes les plus intelligentes
-de sa génération. Pleine d’esprit, elle causait et écrivait avec un
-éclat merveilleux; et c’était un réel plaisir de se trouver en sa
-compagnie. Lorsque trois ou quatre d’entre nous étions invités à dîner
-chez le doyen, nous avions coutume de comparer nos billets d’invitation,
-pour nous régaler du spectacle de l’étonnante variété des expressions de
-Mme Vaughan. Le fait est que chacun des billets était entièrement
-différent des autres, mais tous avec la même vie et le même attrait. Je
-me rappelle encore l’amusement discret du doyen lorsqu’il découvrit que,
-pendant une grave maladie qu’il avait traversée, sa femme, désespérant
-de sa guérison, avait loué une maison où elle comptait se retirer dès le
-début de son veuvage. Il nous raconta tous les détails de la chose en
-présence de sa femme, pendant que celle-ci faisait de vagues gestes ou
-grimaces de protestation.
-
---Non, ma chère amie,--lui dit enfin le doyen, avec des yeux qui
-brillaient comme des étoiles,--vous voyez que, tout de même, je ne suis
-pas encore mort; et je crains bien que vous ne puissiez pas entrer dans
-votre nouvelle maison pour le moment!
-
-Nous menions à Llandaff une vie très innocente, lisant chaque matin le
-Nouveau Testament en grec avec le doyen, composant toutes les semaines
-un sermon qu’il nous corrigeait, jouant beaucoup au football, et
-assistant tous les jours à un office dans la cathédrale. L’un des jours
-les plus orgueilleux de toute mon existence fut celui où j’eus l’honneur
-d’être choisi par un club pour faire partie du petit groupe de ses
-membres qui allaient engager le défi annuel contre les joueurs de
-football de Cardiff. Mais je dois ajouter que, pendant ce séjour à
-Llandaff, et malgré le vigoureux évangélisme du doyen, je commençai à
-ressentir les premiers éléments d’une aspiration religieuse plus
-«catholique»; ce fut alors que, pour la première fois de ma vie,
-notamment, je commençai à préférer recevoir la communion avant tout
-repas. Cela me venait en partie de l’influence d’un «ritualiste» très
-pieux, avec qui je m’étais lié d’une étroite amitié; _John Inglesant_,
-aussi, avait repris un peu de son ancien pouvoir sur moi; et je fis même
-alors un ou deux voyages aux environs de Llandaff pour chercher une
-maison où je pourrais fonder une institution ressemblant à celle du
-Little Gidding de Nicolas Ferrar[3], avec cette seule différence
-essentielle que les femmes seraient strictement exclues de la maison
-nouvelle. Les habitants de celle-ci auraient à vivre dans une retraite
-profonde, une espèce de solitude érudite et poétique: mais je ne me
-souviens pas que le renoncement à soi-même, sous aucune forme, dût jouer
-un rôle dans l’institution projetée. Du moins l’intention première de
-celle-ci était-elle excellente: car l’objet principal de la vie que je
-rêvais d’organiser, dans mon Little Gidding, était d’accroître l’union
-de nos âmes avec la personne de Notre-Seigneur.
-
- [3] Communauté anglicane du début du dix-septième siècle, décrite par
- SHORTHOUSE, dans son _John Inglesant_.
-
-
-VIII
-
-Je fus ordonné diacre en 1894, après une très étrange retraite d’une
-solitude absolue, où, pendant une semaine environ, tout sentiment
-religieux m’abandonna de nouveau. Cette retraite eut lieu près de
-Lincoln, l’endroit où, longtemps auparavant, s’était écoulée mon
-enfance. J’avais loué deux chambres dans la loge du portier d’un vieux
-parc, à quatre ou cinq milles en dehors de la ville, et aussitôt j’avais
-arrangé mes journées d’une manière qui me paraissait très sage, avec des
-heures régulières pour l’oraison et la méditation, pour la récitation
-des Petites Heures en anglais, et pour les exercices corporels. C’était
-là, je le vois bien à présent, une tentative absolument folle. Je me
-trouvais dans un état d’excitation très intense à la perspective de ma
-prochaine entrée dans les ordres; et je ne savais absolument rien,
-jusque-là, du contenu de mon âme, ni des dangers de l’examen de
-conscience, sans compter mon ignorance complète de la science difficile
-de la prière. De telle sorte que le résultat de ma retraite fut une
-angoisse mentale si affreuse que, même encore aujourd’hui, je ne puis me
-la rappeler sans un frisson douloureux. Après un jour ou deux d’entière
-solitude, il me sembla qu’il n’existait aucune vérité religieuse, que
-Jésus-Christ n’était pas Dieu, que toute notre vie humaine n’était rien
-qu’une farce vide de sens, et que j’étais moi-même, sinon le pire des
-pécheurs, en tout cas le plus monumental des sots. Je me souviens, en
-particulier, de la torture ressentie pendant le premier dimanche de
-l’Avent. Dès l’aube, je m’étais mis en route vers Lincoln, à pied, et
-sans avoir déjeuné. A la cathédrale, je communiai, et puis me fis un
-devoir d’assister à tous les offices de la journée, assis dans un coin
-de la grande nef poussiéreuse, avec toutes les souffrances d’une âme
-dans l’enfer. Il m’est toujours impossible de lire la magnifique
-collecte du dimanche de l’Avent dans le _Livre des prières communes_, de
-réentendre dans mes oreilles les phrases sonores touchant les «œuvres de
-ténèbres» et l’«armure de lumière», ou bien encore l’hymne puissamment
-rythmé: _Voyez, Notre Souverain arrive, descendant parmi des nuées!_
-sans qu’un écho de l’horreur de ce jour-là reparaisse en moi.
-
-Je dois dire, cependant, que les choses s’améliorèrent un peu vers la
-fin de ma retraite. Une espèce de lueur confuse de foi m’était revenue,
-et lorsqu’enfin je m’en retournai à Addington, pour y être ordonné
-diacre, tout au plus me sentais-je encore fortement secoué, et, pour
-ainsi dire, plongé encore dans un état d’hystérie spirituelle.
-
-L’ordination elle-même eut pour effet de me distraire profitablement. Ce
-fut mon père qui y présida, dans l’église paroissiale de Croydon; et le
-chanoine Mason, président du collège Pembroke à Cambridge, prêcha un
-sermon tout à fait réchauffant. J’ai gardé le souvenir d’une phrase
-particulièrement subtile et spirituelle de ce sermon; le chanoine
-parlait des divisions doctrinales dans l’Église d’Angleterre; et,
-tâchant à nous rassurer sur ce point, il avait imaginé de combiner les
-dissensions géographiques et dogmatiques dans une même période d’un
-relief saisissant. «Malgré toutes nos divisions, disait-il, nous n’en
-restons pas moins unis dans la vérité objective. C’est une forme unique
-de paroles religieuses qui est prononcée aujourd’hui dans tous les
-diocèses, de Carlisle à Cantorbéry, de Lincoln à Liverpool.»
-
-A la Noël suivante, j’assistai mon père pour administrer la communion
-dans l’église d’Addington, et puis, de là, je m’en allai tout de suite
-prendre mon service dans l’est de Londres, où je faisais partie de la
-mission organisée par les anciens élèves d’Eton. C’est là que, pour la
-première fois, des vues de la Haute Église anglicane commencèrent à
-prendre peu à peu possession de moi. La chose se produisit dans les
-circonstances suivantes:
-
-Un mois après mon ordination j’avais été invité à une retraite que
-présidait l’un des Pères de la Société de pasteurs fondée par Cowley. Je
-m’y rendis en haut collet et en cravate blanche; et, sur-le-champ,
-j’éprouvai là une impression des plus fortes. Pour la première fois la
-doctrine chrétienne, telle que la prêchait le Père Mathurin, se révélait
-à moi comme un système ordonné. Je voyais à présent de quelle manière
-les choses se rattachaient l’une à l’autre, de quelle manière
-l’Incarnation avait pour conséquences inévitables les sacrements, et
-comment la grâce de Dieu s’adressait tout ensemble au corps et à l’âme.
-Le prédicateur était d’une éloquence extraordinaire. Pendant un sermon
-de plusieurs heures, c’était comme s’il eût pris dans ses mains mes
-fragments de pensées, mes vagues éclairs d’émotion spirituelle, mes
-démarches tâtonnantes dans le demi-jour, et comme s’il m’eût montré tout
-cela illuminé et transfiguré, introduit dans un immense organisme
-religieux dont je n’avais pas même soupçonné l’existence. J’ajoute qu’il
-toucha mon cœur aussi, et non moins profondément que mon esprit, en me
-révélant les sources et les ressorts de ma nature intime sous un jour
-complètement nouveau. Il nous recommandait, notamment, la confession, en
-nous montrant sa place dans l’économie divine: mais sur ce point-là,
-naturellement, j’opposai à ses paroles une résistance énergique. La
-retraite n’était pas d’un ordre strict, et je pus causer librement,
-l’après-midi, avec deux amis, ce qui m’offrit l’occasion de tâcher à me
-persuader moi-même de l’erreur de l’éloquent sermonnaire au sujet de la
-confession, celle-ci n’étant, pour moi, qu’un remède tout à fait
-occasionnel à l’usage de ceux qui en éprouvaient expressément le désir.
-Mais les paroles que je venais d’entendre n’en avaient pas moins
-accompli leur œuvre en moi, encore que je ne m’en rendisse aucun compte
-sur le moment. Tout au plus avais-je emporté explicitement de cette
-retraite un profond désir de m’approprier la religion que je venais
-d’entendre prêcher. Et cela même m’était rendu malaisé par de sérieux
-obstacles.
-
-La paroisse où mon père m’avait envoyé avait un caractère éminemment
-moyen. La confession y était nettement déconseillée, et l’on n’y
-célébrait la communion que le dimanche et le jeudi. Nous avions une très
-belle chapelle, construite par Bodley sur le type de la Haute Église,
-avec des inscriptions latines absolument incompréhensibles pour nos
-paroissiens. Le curé précédent, qui maintenant était devenu évêque du
-Zoulouland, et qui appartenait catégoriquement à la Haute Église, avait
-été remplacé depuis peu par un ancien chapelain de mon père, le révérend
-Donaldson, aujourd’hui archevêque de Brisbane, dont les opinions se
-rapprochaient beaucoup plus de la nuance évangélique. M. Donaldson était
-un homme d’œuvres de premier ordre: des clubs d’adultes commençaient à
-s’organiser, et toute espèce d’autres occupations pratiques absorbaient
-notre temps, réunions antialcooliques, jeux d’enfants, et surtout série
-régulière de visites dans toutes les maisons de la paroisse. Mais les
-méthodes antérieures du premier curé de la paroisse, avec leurs
-tendances ritualistes, avaient été grandement modifiées: le nouveau
-pasteur avait aboli la célébration quotidienne, et congédié les Sœurs
-anglicanes qui avaient été précédemment attachées à la paroisse. Je
-crois bien que le révérend Donaldson ne refusait pas, à l’occasion, de
-confesser dans sa sacristie les deux ou trois adhérents de l’ancien
-système: mais, à coup sûr, il ne prêchait ni n’encourageait aucunement
-la pratique de la confession.
-
-Et cependant, malgré son influence sur moi, les idées semées naguère
-dans mon esprit par le Père Mathurin commençaient à fermenter. J’avais
-dès lors l’impression,--qui persiste en moi maintenant encore, lorsque
-je me place au point de vue anglican,--que l’unique espoir de toucher
-réellement et de relever les âmes de ceux qui vivent sous le fardeau de
-la misère sordide de l’Est de Londres consistait en ce qu’on pourrait
-appeler la «matérialisation» de la religion, c’est-à-dire dans le
-déploiement d’actes et d’images capables de concentrer sur soi l’émotion
-religieuse. Une manière d’agir extrêmement définie me paraît
-indispensable, et cela non seulement sous la forme des dehors du culte,
-que l’on doit essayer de rendre aussi brillants et impressionnants que
-possible, mais aussi sous la forme des procédés au moyen desquels
-s’opère l’union individuelle avec Dieu. Certes, les clubs d’hommes où
-toute conversation religieuse est contraire au règlement (ainsi que
-c’était le cas pour les nôtres), de fréquentes visites aux paroissiens,
-des pantomimes d’enfants, et tous ces modes généraux d’activité et de
-ferveur ne sont pas sans jouer leur rôle: mais si l’individu ne comprend
-pas où et comment il pourra se décharger du poids de sa pénitence ou de
-son besoin d’adoration, s’il ne connaît pas une manière de se soulager
-non seulement comme membre d’une congrégation, mais encore comme une âme
-spéciale que Dieu a faite et rachetée, jamais sa piété ne pourra cesser
-d’être vague et diffuse. C’est de quoi j’avais obscurément la notion dès
-lors; et comme l’âme propre d’un homme est plus proche de lui que toute
-âme étrangère, j’avais commencé, dès lors, à voir que mon devoir était
-d’opérer d’abord sur moi-même.
-
-La conséquence de cet état de choses fut que, la veille de mon
-ordination définitive en qualité de «prêtre», je sollicitai de mon père
-l’autorisation de faire, pour la première fois, une pleine confession de
-toute ma vie en présence d’un pasteur. Celui-ci se montra
-extraordinairement bon et adroit; et la joie qui suivit pour moi cette
-première confession fut, tout simplement, indescriptible. Je revins chez
-moi, ce jour-là, dans une espèce d’extase bienheureuse.
-
-Mon ordination définitive, elle aussi, fut pour moi un immense bonheur,
-bien que je comprenne à présent tout ce qu’il y avait de fiévreux et
-d’exagéré dans mes émotions de ce temps. L’après-midi de l’ordination,
-je m’en allai seul dans les bois d’Addington, me répétant sans arrêt que
-j’étais désormais un prêtre, et que je pourrais faire pour les autres ce
-qui avait été fait pour moi récemment par le Père Mathurin et par mon
-confesseur. C’est avec un enthousiasme débordant que, quelques jours
-après, je m’en retourna à mon service de vicaire, dans l’Est de Londres.
-
-
-
-
-CHAPITRE II
-
-LE DÉBUT DE LA CRISE
-
-
-Vers ce même temps, j’avais repris mon ancienne liaison avec cet ami de
-Cambridge, converti au catholicisme, avec qui j’avais eu naguère
-d’innombrables discussions, et qui était devenu à présent novice dans
-une maison d’Oratoriens. A plusieurs reprises j’allai lui faire visite:
-mais, avec cela, je ne crois pas avoir admis sérieusement une seule fois
-que sa position intellectuelle pût être autre chose qu’une folie
-ridicule. Du moins ce novice catholique était-il un homme charmant; et
-je suis certain aujourd’hui qu’il a fait beaucoup, dès ce moment, pour
-détruire le mur de malentendus qui séparait ma pensée de la sienne. Sur
-le moment, j’étais parfaitement confiant, parfaitement satisfait, et
-parfaitement obstiné. Je me sentais à tel point muni et armé contre
-l’influence de mon ami, que je ne craignis pas même d’aller passer
-quelques semaines avec lui sur la côte de Cornouailles; et pendant notre
-séjour dans une petite ville de cette région, comme je n’avais pas
-emporté de vêtements religieux, il m’arriva de lui emprunter sa robe de
-novice, dont je me revêtis avec une espèce d’excitation joyeuse, pour
-monter dans la chaire de la petite église anglicane de l’endroit.
-
-Au mois d’octobre 1896, mon père mourut soudain, pendant qu’il était à
-genoux dans la chapelle privée de M. Gladstone, à Hawarden. J’étais en
-train de diriger l’école du dimanche, dans notre paroisse de Londres,
-lorsque l’on m’apporta un télégramme qui m’annonçait la nouvelle. Dans
-le train qui m’emmenait à Hawarden, ce soir-là, je récitai comme
-d’ordinaire les prières du soir désignées pour cette journée; et je me
-rappelle que, dans la seconde leçon, j’éprouvai un saisissement
-involontaire en lisant ces paroles: «Seigneur, laisse-moi d’abord aller
-enterrer mon père, après quoi, je viendrai te suivre!»
-
-Les jours qui succédèrent à la catastrophe furent pleins, à la fois, de
-tristesse et de dignité. Il nous semblait incroyable que mon père fût
-mort. Il venait de rentrer d’Irlande, où il avait fait une sorte de
-visite demi-officielle à l’Église protestante irlandaise, et jamais il
-ne nous était apparu plus riche de vitalité. Ses dernières paroles
-écrites, trouvées sur la table de son cabinet de toilette, étaient le
-brouillon d’une lettre au _Times_, au sujet de la bulle papale, toute
-récente, qui condamnait les ordres anglicans comme nuls et sans valeur.
-
-C’est moi qui fus chargé de célébrer le service de communion dans la
-chapelle de Hawarden, avant que nous partions pour accompagner le
-cercueil jusqu’à Cantorbéry; et j’eus ainsi l’occasion de donner la
-communion à M. Gladstone. Le corps de mon père reposait dans son
-cercueil devant l’autel, recouvert du même drap qui, plus tard, je
-crois, a servi à recouvrir le cercueil de M. Gladstone lui-même. A
-Cantorbéry, ensuite, les obsèques eurent un caractère merveilleusement
-saisissant. Une grande tempête de vent, de pluie, et de tonnerre faisait
-rage au dehors, pendant que nous déposions à l’intérieur de la
-cathédrale, auprès des portes de l’Ouest, le corps du premier archevêque
-enterré là depuis la Réforme. Et, pendant notre voyage de retour vers la
-maison de mes parents, il nous semblait incroyable de penser que nous ne
-devions pas retrouver cette même personnalité vivante et active,
-s’avançant au-devant de nous pour nous accueillir lorsque nous
-arriverions à Addington.
-
-Une semaine après ces obsèques, ma santé s’altéra brusquement et
-gravement, si bien que les médecins m’enjoignirent de partir pour
-l’Égypte, sans un jour de retard, et d’y demeurer jusqu’à la fin de
-l’hiver. Je me souviens que ma dernière requête au révérend Donaldson,
-avant d’apprendre la nécessité de mon prochain départ, avait été pour
-demander que, désormais, nous eussions de nouveau un office quotidien,
-dans notre église, au lieu des deux offices par semaine que nous
-prescrivait le régime présent. Mais M. Donaldson m’avait répondu que, à
-son avis, il valait mieux s’abstenir de cette innovation.
-
- * * * * *
-
-Jusqu’au moment de la mort de mon père, je ne pense pas qu’un doute
-m’ait jamais traversé l’esprit touchant l’inanité des prétentions du
-catholicisme. Je me rappelle qu’un jour, comme mon père et moi
-revenions, à cheval, d’une de nos promenades, je lui dis tout d’un coup
-que je n’arrivais pas à comprendre cette phrase du _Credo_: «Je crois en
-la sainte Église catholique». «Par exemple, ajoutai-je, les catholiques
-romains font-ils partie de l’Église du Christ?» Mon père demeura un
-moment silencieux, puis il me dit que Dieu seul savait de manière
-certaine ceux qui étaient ou qui n’étaient pas membres de son Église.
-Quant à lui, mon père, il n’était pas éloigné d’admettre que les
-catholiques romains avaient erré assez gravement, dans leurs croyances
-doctrinales, pour avoir perdu tout droit à figurer dans le corps du
-Christ. Et sans doute cette réponse me satisfit pleinement; car je n’ai
-pas souvenir d’avoir réfléchi de nouveau à la question durant les mois
-suivants.
-
-Mais peu de temps après la mort de mon père, les choses commencèrent à
-m’apparaître sous un jour nouveau; et ce fut surtout durant les cinq
-mois de mon séjour en Orient que les titres de l’Église catholique se
-révélèrent à moi. L’événement se produisit à peu près de la façon que
-voici.
-
-
-I
-
-Tout d’abord, mon contentement de l’Église d’Angleterre subit un certain
-choc lorsque je découvris quelle très petite chose, et très peu
-importante, était, en réalité, la communion anglicane. Nous voyagions,
-en effet, à travers la France et l’Italie, rencontrant au passage
-d’innombrables églises dont les fidèles ne savaient rien de notre
-«catholicisme» national. Souvent déjà, auparavant, j’avais été sur le
-continent; mais je n’y étais plus retourné depuis que je m’étais
-officiellement identifié à l’Église d’Angleterre. A présent, je
-regardais tout ce qui m’entourait avec des yeux plus professionnels, et
-grande était ma stupeur de constater que nous n’y tenions aucune place.
-Ce vaste continent semblait tout à fait ignorer notre existence!
-Moi-même qui me croyais un prêtre, je ne pouvais pas me dire tel à des
-étrangers sans devoir ajouter des clauses distinctives!
-
-Enfin nous arrivâmes à Louqsor, et je dus, à l’occasion, assister le
-chapelain anglican de l’hôtel dans la célébration des offices. Mais tout
-cela, décidément, m’apparaissait bien isolé et bien provincial. De plus,
-ce chapelain se trouvait être de tendances fortement évangéliques, et je
-me rendais compte de n’avoir rien de commun avec lui. Jamais, par
-exemple, il n’aurait rêvé de s’intituler «prêtre». (J’ajouterai que ce
-chapelain était destiné à périr bientôt, avec toute sa famille, dans le
-tremblement de terre de Messine, où il s’en était allé remplir les
-fonctions de pasteur anglican.)
-
-
-II
-
-Ce malaise croissant se trouva confirmé un jour où, durant une promenade
-à cheval que je faisais dans les villages voisins, j’étais entré, par
-simple caprice, dans la petite église catholique de Louqsor. Cette
-église était perdue au milieu des cabanes de boue du village; il n’y
-avait autour d’elle aucune atmosphère de protection européenne, et je
-dois avouer que son intérieur était aussi peu engageant que possible,
-avec une énorme quantité de mousseline sale et de papier découpé. Et
-cependant je suis aujourd’hui convaincu que c’est là que, pour la
-première fois, quelque chose qui ressemblait à une foi expressément
-catholique s’est éveillé en moi. L’église faisait si évidemment partie
-de la vie du village! Elle était de niveau avec les maisons arabes: elle
-restait ouverte toute la journée; et puis elle se trouvait exactement
-pareille à toute autre église catholique du monde entier, sauf pour ce
-qui était de l’indigence de son ornementation artistique. Elle n’avait
-rien d’une espèce d’appendice à la vie européenne, emporté par une
-certaine nation, à travers le monde (un peu comme un _tub_ en
-caoutchouc), pour offrir aux touristes de cette nation un surcroît de
-«confort», ou pour leur procurer une sensation de familiarité. Et si
-même cette église ne possédait pas un seul converti, du moins elle
-m’apparaissait accessible à tous, ce qui la distinguait encore de notre
-chapelle de l’hôtel.
-
-Toutes ces choses, je ne puis pas affirmer que je les aie expressément
-reconnues sur-le-champ; mais, en tout cas, c’est sûrement dans cette
-petite église, que, pour la première fois, il m’est venu à l’esprit de
-concevoir sérieusement que Rome pouvait avoir raison, et nous avoir
-tort, si bien que, dorénavant, mon ancien mépris pour le catholicisme a
-commencé à se mêler d’une nuance de crainte respectueuse. Afin de me
-rassurer, je me suis empressé de me lier d’amitié avec le prêtre
-schismatique copte de l’endroit; et même je me souviens de lui avoir
-envoyé une paire de chandeliers en cuivre, pour son autel, après mon
-retour en Angleterre.
-
-Une autre conséquence de cette impression fut que je commençai à
-raisonner un peu avec moi-même, pour me fortifier délibérément dans ma
-position d’anglican. Pendant mon séjour au Caire, j’avais eu deux
-audiences du patriarche copte; je lui écrivis maintenant, de Louqsor,
-pour lui demander le droit d’être admis à la communion dans les églises
-coptes, tout cela par suite de mon désir de me persuader que nous
-n’étions pas aussi isolés que semblaient l’indiquer les apparences. Je
-ne m’inquiétais nullement de savoir si les Coptes étaient teintés ou non
-d’hérésie (car l’on connaît le proverbe anglais sur la discrétion forcée
-des habitants d’une maison de verre); mais l’unique chose qui me
-préoccupât était de songer que nous autres, anglicans, faisions au monde
-l’effet d’être tristement isolés! En d’autres termes, je commençais pour
-la première fois à prendre conscience d’une aspiration instinctive vers
-la communion catholique. Une Église nationale, hors de sa nation,
-c’était décidément quelque chose de bien misérable! Le patriarche,
-d’ailleurs, ne daigna point me répondre, et je demeurai tout frémissant
-d’une vague honte.
-
-
-III
-
-Encore mon malaise s’accrut-il lorsque, au sortir de Louqsor, je passai
-par Jérusalem et par la Terre sainte. Là aussi, dans ce berceau du
-christianisme, je constatai que nous étions moins que rien. Il est vrai
-que l’évêque anglican de Jérusalem me témoigna une extrême bonté, me
-pria de prêcher dans sa chapelle, me fit cadeau d’une petite croix d’or,
-et obtint pour moi la permission de célébrer la communion dans la
-chapelle d’Abraham. Mais cette dernière faveur elle-même fut loin
-d’avoir de quoi me rassurer. Il nous était défendu de nous servir de
-l’autel grec; on avait dû apporter du dehors une table, ainsi que les
-ornements habituels, prêtés par une pieuse confrérie anglicane; et ce
-fut dans ces conditions que, tout distrait et gêné, épié curieusement de
-la porte par un groupe de Grecs, je célébrai ce qu’alors je croyais être
-les mystères divins, avec une impression de solitude qui me pesait
-lourdement.
-
-La même chose se retrouvait dans toutes les Églises. Chaque secte
-imaginable de l’Orient, hérétique ou schismatique, avait son tour à
-l’autel du Saint-Sépulcre: car chacune avait au moins derrière soi la
-respectabilité de plusieurs siècles, une sorte de continuité historique.
-Je pus voir, notamment à Bethléem, des rites bien étranges et bien
-invraisemblables. Mais l’Église anglicane, celle que j’avais été
-accoutumé à considérer comme le tronc sain d’un arbre pourri, celle-là
-n’avait de privilèges nulle part. C’était comme si elle n’eût pas
-existé; ou plutôt je la voyais reconnue et traitée par le reste de la
-chrétienté, simplement, comme une secte protestante d’origine toute
-fraîche. Par une manière d’affirmation solennelle, je me mis à porter
-publiquement ma soutane dans les rues, à la grande consternation de
-quelques protestants irlandais dont j’avais fait la connaissance, et
-dont je me souviens que, dès lors, je me sentais fort ennuyé de songer
-que j’étais en pleine communion religieuse avec eux. J’eus même une
-véritable querelle avec un marchand du pays qui m’avait dit que, malgré
-ma soutane, il supposait que je n’étais pas un prêtre, mais un pasteur.
-
-Il y avait d’autres pasteurs, dans le groupe en compagnie duquel je me
-rendis à Damas; et deux ou trois d’entre nous, chaque matin avant de
-partir, célébrions le service de communion dans l’une des tentes. L’un
-de ces pasteurs, un Américain très pieux et d’un sérieux profond, non
-seulement récitait tout haut son office à cheval, mais avait amené avec
-soi ses vêtements cultuels, ses vases, ses chandeliers, et ses hosties,
-dont je me servais, moi aussi, avec une joie secrète. Je suis heureux
-d’ajouter que ce pasteur, de même que moi, a été plus tard reçu dans
-l’Église catholique, et ordonné prêtre.
-
-
-IV
-
-Un coup nouveau m’attendait à Damas. Je lus dans le _Guardian_ que le
-prédicateur à qui je devais ma notion d’une doctrine distinctement
-catholique, celui-là même qui m’avait amené à faire ma première
-confession, venait de se soumettre à l’Église romaine. Je ne saurais
-décrire le choc et l’horreur que fut pour moi cette nouvelle. J’écrivis
-de Damas au susdit prédicateur une lettre qui--ou du moins je me plais
-maintenant à le supposer--ne contenait pas un seul mot amer: mais le
-fait est que je ne reçus aucune réponse. Le destinataire m’a simplement
-dit, depuis, que l’absence de reproches, dans le ton de ma lettre,
-l’avait étonné.
-
-Ce fut également à Damas que, une fois de plus, je revins à mon projet
-de fondation d’une maison religieuse; et, par une sorte de défi aux
-sentiments qui commençaient à me troubler, je décidai avec un ami que la
-constitution et le cérémonial de notre fondation seraient expressément
-«anglais». Nous ne devions porter aucun vêtement eucharistique, mais des
-surplis et écharpes noires; après quoi, nous ne devions, dans notre
-ordre nouveau, rien faire de particulier, trop heureux simplement
-d’appartenir à une maison pieuse.
-
-Ce fut dans ces dispositions que je revins en Angleterre, avec l’espoir
-d’y trouver un havre de paix. Là, du moins, je le savais, je ne serais
-plus agité à chaque instant par des preuves trop évidentes de mon
-isolement; sans compter que j’y trouverais aussi, exactement,
-l’atmosphère de repos et de beauté dont j’avais besoin. J’avais été
-nommé vicaire assistant à Kemsing, le village même où avait eu lieu
-cette inoubliable retraite qui m’avait initié pour la première fois à
-l’idée d’un dogme ordonné. L’emploi que l’on m’avait imposé était des
-plus faciles: car l’état de ma santé m’empêchait encore de me livrer à
-tout travail un peu fatigant.
-
-
-V
-
-Et, en vérité, je vécus à Kemsing une vie extraordinairement heureuse,
-pendant environ une année. La vieille église avait été restaurée avec un
-goût exquis, la musique était fort belle, le cérémonial plein de
-dignité, et nettement «catholique». Le presbytère où je demeurais avec
-l’un de mes amis était une maison charmante, toujours peuplée de
-personnes charmantes; et, dans cette atmosphère appropriée, mes troubles
-disparurent aussi complètement que possible.
-
-Ce fut là que, pour la première fois, après une seconde retraite prêchée
-par le Père Mathurin, mon curé introduisit régulièrement l’usage de
-célébrer la communion, chaque dimanche, avec des surplis de toile. Nous
-n’employions cependant ces surplis, ainsi que les lumières et les
-hosties, que dans la matinée du dimanche, et non pas aux offices
-solennels de midi: car nous avions à considérer les vues très
-anti-catholiques du châtelain du lieu, qui, tout en étant un vieillard
-des plus courtois, apportait un véritable fanatisme à affirmer sa
-position d’ultra-protestant. J’ai souvent admiré l’étonnante réserve de
-ce châtelain pendant qu’il nous accueillait, mon curé et moi, dans sa
-belle vieille maison: car je savais qu’au fond de son cœur il nous
-croyait des ennemis avérés de la croix du Christ, et des collaborateurs
-plus ou moins conscients de la Femme Écarlate de Rome. J’ajouterai que
-je n’aimais pas beaucoup, pour ma part, cette façon d’adopter une
-certaine forme de culte le matin et une autre à midi: car je me
-fortifiais de jour en jour dans les principes de la Haute Église, et je
-me souviens d’avoir été félicité de mes instincts «catholiques» par le
-pasteur de Londres à qui j’allais régulièrement me confesser quatre fois
-par année. Ce fut aussi durant cette période que je m’affiliai à trois
-sociétés ritualistes de Londres. Mais l’essentiel est que, pendant tout
-ce temps, je me sentais infiniment heureux à Kemsing.
-
-Il m’était redevenu tout à fait possible, en concentrant résolument mes
-regards sur les seuls objets qui me convenaient, de croire que l’Église
-d’Angleterre était ce qu’elle prétendait être, la mère spirituelle du
-peuple anglais et une partie authentique de l’Église universelle du
-Christ. Je m’étais lié d’amitié avec des personnes excellentes, dont je
-suis heureux de pouvoir dire que leur affection m’est restée fidèle
-jusqu’à ce jour; j’avais commencé à m’occuper soigneusement de mes
-prédications; et je travaillais beaucoup à instruire les enfants du
-village. Les seules occasions que j’eusse de me rappeler les faits
-extérieurs étaient, de temps à autre, des réunions ecclésiastiques, et
-puis aussi, parfois, de petits paragraphes secs et coupants, dans les
-journaux, m’apprenant que telle ou telle personne que j’avais connue
-autrefois venait d’être «reçue dans l’Église catholique romaine».
-
-
-VI
-
-Ce n’est vraiment qu’au bout d’une année de parfait repos que me sont
-revenus mes troubles de naguère, et sans que je puisse me rappeler
-exactement aujourd’hui l’occasion qui les a réveillés en moi. Il
-m’arrivait bien parfois, durant cette première année, d’avoir des
-moments de malaise, en particulier après avoir chanté la célébration
-chorale. Je me demandais alors si, en fin de compte, c’était chose
-possible que je me trouvasse dans l’erreur, et que la cérémonie où je
-venais de prendre part, cette fête rendue si belle et par l’art et par
-la dévotion, ne fût rien autre qu’un effort «subjectif» de notre Église
-pour affirmer nos titres à une qualité que nous ne possédions point. Il
-y avait, dans le chœur de notre église, une plaque de cuivre consacrée à
-la mémoire d’un certain «Thomas de Hoppe», un prêtre d’avant la Réforme;
-et, à plus d’une reprise, j’ai songé malgré moi à ce qu’aurait pensé ce
-sir Thomas de toutes nos pratiques anglicanes. Mais je m’étais accoutumé
-à traiter toutes les pensées de ce genre comme des tentations. Je les
-confessais expressément comme des péchés; je lisais des livres en faveur
-de l’Église d’Angleterre, je m’ingéniais de toutes mes forces, dans un
-ou deux cas, à retenir des paroissiens qui se sentaient le désir de
-passer au catholicisme; et j’achevais de tâcher à me réformer moi-même
-par l’adoption d’un langage des plus méprisants à l’égard de ce que
-j’appelais la «mission italienne»,--d’une formule qui avait été, je
-crois, imaginée autrefois par mon père.
-
-Je me rappelle surtout un incident qui montre bien à quel point ces
-pensées étaient alors en train de me préoccuper. J’assistais, dans la
-cathédrale de Saint-Paul, à la cérémonie organisée pour fêter le Jubilé
-de Diamant de la Reine Victoria; et, parmi les innombrables personnages
-curieux qui s’offraient à mes regards, je me rappelle qu’à beaucoup près
-c’était le représentant du pape qui m’attirait le plus. Je ne cessais
-pas de l’observer, épiant tous ses gestes, et m’efforçant de me
-persuader que ce prélat romain se trouvait impressionné par le spectacle
-de notre Église d’Angleterre dans toute la plénitude de sa gloire. Cette
-cérémonie était d’ailleurs, vraiment, un spectacle frappant; et
-j’éprouvais un enthousiasme profond à la vue du groupe magnifique de nos
-archevêques et évêques, assemblés sur les marches du chœur, en robes
-solennelles. Le bruit avait même couru que ces hauts dignitaires avaient
-consenti à porter des mitres, et cette rumeur avait grandement ému notre
-monde religieux. En fait, nos évêques ne portaient point de mitres: mais
-c’était un plaisir de voir l’éclat fastueux des coiffures très diverses
-qu’ils avaient arborées. L’évêque de Londres, que je revois encore,
-portait sur la tête une sorte de toque dorée qui valait presque une
-mitre; et j’exultais à la pensée des récits et descriptions que devrait
-faire le prélat papiste, lorsqu’il reviendrait auprès de ses arrogants
-amis de là-bas. J’eus également plaisir à apprendre, un jour ou deux
-plus tard, qu’un pasteur anglican de ma connaissance avait été pris pour
-un prêtre catholique, dans la foule de la sortie.
-
-Chose étrange: je ne fus que très faiblement affecté par la décision
-papale au sujet des ordres anglicans. Certes, cette décision m’avait
-surpris, d’autant plus qu’un membre du clergé anglican, revenu de Rome
-où il avait été en mesure de se bien renseigner, m’avait assuré que la
-décision nous serait favorable; mais, encore une fois, jamais la
-déception ainsi éprouvée ne m’a touché très à fond. J’avais simplement
-conscience comme d’une certaine sensation de douleur sourde, dans mon
-âme, toutes les fois que j’y pensais: mais jamais, durant tout le temps
-qui a précédé ma conversion, la condamnation solennelle de nos ordres
-anglicans ne m’a fortement remué, dans un sens ni dans l’autre.
-
-Ce fut encore pendant cette année de Kemsing que je reçus ma première
-confession, celle d’un jeune élève d’Eton qui demeurait aux environs, et
-qui n’allait point tarder à devenir catholique. Je me rappelle mon émoi
-à la pensée que quelqu’un pourrait nous déranger pendant la cérémonie:
-car, bien que la confession fût prêchée dans notre paroisse, elle n’y
-était pour ainsi dire jamais pratiquée. Je finis par fermer à clef la
-porte de l’église, tout tremblant d’émoi; j’écoutai la confession, et
-puis je m’en revins au presbytère avec le sentiment d’avoir commis une
-faute à la fois terrible et splendide.
-
-
-VII
-
-Mes anciens troubles me revinrent donc après une année de répit, et je
-finis même par être plongé dans une inquiétude pénible. Mais cette
-inquiétude, je pus le constater dès lors, avait sa source beaucoup plus
-dans la région des sentiments que dans celle de l’intelligence. J’avais
-beau lire des livres de controverse anglicans, et me nourrir du recueil
-de sarcasmes anti-catholiques du savant Littledale, je sentais bien que
-tout cela n’atteignait pas la source profonde de mes troubles. Ceux-ci
-provenaient surtout, me semble-t-il, de deux choses: tout d’abord, de
-cette impression d’isolement que m’avait laissée mon voyage sur le
-continent, en me faisant voir l’abîme qui séparait mon anglicanisme du
-reste des Églises chrétiennes; et secondement ils venaient de la
-nécessité où j’étais de reconnaître la force des prétentions romaines à
-continuer l’Église d’avant la Réforme, comme aussi la faiblesse
-respective de nos propres prétentions anglicanes. Ces deux choses me
-furent encore bien cruellement rappelées pendant un mois que je passai à
-Cadenabbia, et pendant lequel je m’étais chargé des fonctions de
-chapelain anglican dans cette charmante petite station italienne. A
-Kemsing même, j’ai souvenir d’une circonstance encore qui, s’ajoutant à
-celles que j’ai mentionnées plus haut, tendait également à accroître mon
-inquiétude.
-
-A quelques milles de notre paroisse se trouvait un couvent de
-religieuses anglicanes dont les pratiques extérieures étaient absolument
-pareilles à celles d’un couvent catholique. Les jours de fêtes non
-prévues par notre _Livre de Prières_, telles que la Fête-Dieu et
-l’Assomption, l’habitude était que certains pasteurs, à la fois de
-Londres et des paroisses d’alentour, vinssent assister aux offices du
-couvent; et c’est ainsi que, plusieurs fois, j’eus l’occasion d’y
-prendre part. Le missel romain était employé là avec tous ses articles;
-et, le jour de la Fête-Dieu, une procession s’organisait qui se
-conformait jusque dans le moindre détail aux directions précises de la
-liturgie catholique. Un reposoir était installé dans le beau jardin du
-couvent, et la procession chantait le _Pange lingua_. Or, il faut savoir
-que ces nonnes ne se contentaient nullement de jouer à la vie
-religieuse: elles célébraient l’office de nuit toutes les nuits, selon
-l’observance la plus stricte, récitaient naturellement le bréviaire
-monastique, et vivaient une vie de prière, dans une retraite absolue.
-Mais il m’était impossible de me persuader, malgré tous mes efforts, que
-l’atmosphère d’une telle maison eût rien de commun avec celle de notre
-Église d’Angleterre. Je discutais à l’occasion avec le chapelain du
-couvent, qui, tout de même que son successeur, allaient me précéder dans
-l’Église catholique. Je critiquais certains détails: mais les réponses
-du chapelain, toutes pleines de la science la plus sûre, avait beau
-vouloir me prouver que l’Église d’Angleterre, étant catholique, pouvait
-prétendre à tous les privilèges catholiques, ces réponses ne parvenaient
-pas à me satisfaire. Loin de là, elles m’amenaient à sentir plus
-vivement que les privilèges catholiques étaient tout à fait étrangers au
-caractère essentiel de l’Église anglicane, ce qui, du même coup,
-paraissait impliquer comme conclusion que cette Église n’était pas
-catholique. Aussi suis-je certain aujourd’hui que ces visites, plus
-encore peut-être que tout le reste, ont commencé à mettre en pleine
-lumière devant mes yeux le gouffre qui me séparait de la chrétienté
-catholique. Je me souviens d’avoir fait don d’une lampe d’argent pour la
-statue de la Vierge, dans ce couvent, par manière d’entraînement, afin
-d’essayer de fortifier mes droits à faire partie de l’Église
-universelle.
-
-
-VIII
-
-Ainsi le temps coulait, et mon inquiétude s’aggravait. Je commençais à
-réfléchir sur mon cas. Je me disais que la vie que je menais à Kemsing
-était trop heureuse pour être sainte, et je méditais d’autres plans
-d’avenir. J’avais acquis, à ce moment, une certaine habileté dans la
-prédication. Je pris part à une mission paroissiale, et fus invité par
-le chanoine missionnaire de notre diocèse à venir décidément m’installer
-près de lui pour l’aider dans son œuvre. Mais j’avais, depuis lors,
-formé le rêve de me vouer à la vie religieuse sous sa forme la plus
-pure: et j’ajouterai que mes velléités de me rendre à l’invitation du
-chanoine missionnaire furent encore bien réduites lorsque j’appris que,
-dans la chapelle de Cantorbéry que nous aurions eue, force nous aurait
-été de renoncer à ce beau cérémonial accoutumé. En toute honnêteté, je
-ne pense pas que j’aie été, à ce moment ni jamais, un simple
-«ritualiste», attachant une importance prépondérante à la liturgie; mais
-il me semblait évident que la foi et son expression devaient aller de
-front, et que nous nous rendrions gratuitement la tâche malaisée en
-voulant prêcher une religion dont les signes extérieurs et
-l’accompagnement liturgique indispensable se trouveraient absents. Je
-n’en finis pas moins, cependant, par me décider à accepter l’invitation,
-si le successeur de mon père, l’archevêque Temple, était d’avis que je
-l’acceptasse. L’archevêque se montra plein de bonté pour moi: mais sa
-réponse, après une demi-heure d’entretien, fut tout à fait péremptoire.
-Elle me fit entendre que j’étais trop jeune pour une tâche aussi
-importante; si bien que je m’en retournai à Kemsing avec la résolution
-arrêtée de m’offrir plutôt à faire partie de cette communauté anglicane
-de la Résurrection dont j’avais entendu parler bien des fois déjà, avec
-des éloges respectueux.
-
-Quelques semaines après, j’eus à ce sujet un entretien avec le révérend
-Gore (aujourd’hui évêque d’Oxford), dans sa maison de chanoine à
-Westminster; et je fus définitivement admis à l’épreuve, dans la
-communauté. Le révérend Gore, lui aussi, me témoigna une bonté et une
-sympathie extrêmes. Il semblait comprendre mes aspirations, tandis que,
-de mon côté, je me sentais profondément ému à la fois de sa propre
-attitude et de la calme atmosphère religieuse qui l’entourait. J’avais
-désormais l’impression que tous mes troubles avaient pris fin. La pensée
-de la vie nouvelle qui s’ouvrait devant moi m’excitait et me ravissait
-infiniment, et il me devenait plus facile que jamais de traiter toutes
-les «difficultés romaines» comme des tentations diaboliques. En revoyant
-tout cela aujourd’hui, je comprends que mon attention était simplement
-distraite, et mon imagination absorbée par la nouveauté du spectacle qui
-allait s’offrir à moi; en réalité, mon inquiétude de naguère persistait
-sans aucun changement. Mais il n’en est pas moins vrai que, lorsque je
-me rendis à Birkenhaed pour assister à la retraite annuelle de la
-communauté, par laquelle devait commencer ma période d’épreuve, aucune
-pensée de pouvoir jamais abandonner la communion anglicane ne
-m’apparaissait concevable. J’allais être lancé parmi les flots d’une mer
-entièrement nouvelle; j’allais vivre comme avaient vécu les moines d’il
-y a cinq siècles; j’allais réaliser--d’une manière imprévue, il est
-vrai--mes anciens rêves de Llandaff et de Damas; j’allais me consacrer à
-Dieu, une fois pour toutes, dans la plus haute des vocations accessibles
-à l’homme.
-
-
-
-
-CHAPITRE III
-
-AU MONASTÈRE ANGLICAN DE MIERFIELD
-
-
-I
-
-Il me sera toujours impossible de reconnaître exactement la dette de
-gratitude que je dois à la communauté de la Résurrection, non plus que
-d’exprimer l’admiration que j’ai constamment ressentie, et continue de
-ressentir à l’égard de l’esprit et des méthodes de cette communauté.
-Tout au plus pourrai-je essayer de décrire l’apparence extérieure de la
-vie de ses membres, en tâchant de mon mieux à faire entrevoir la
-profonde charité, la fraternité et la dévotion chrétienne dont elle
-était imprégnée. Il est vrai que les membres de la communauté ne me
-permettraient plus, aujourd’hui, d’aller séjourner parmi eux comme
-j’aimerais souvent à le faire; mais, individuellement, ils m’ont gardé
-pour la plupart une touchante amitié. J’ai cependant l’idée qu’une telle
-visite, en raison même de ce sentiment, risquerait de leur être pénible,
-ainsi qu’à moi; mais, d’autre part, il faut songer que le fait, pour un
-anglican, de devenir catholique n’a pas du tout, aux yeux des anciens
-amis de cet ex-anglican, la signification qu’aurait pour des catholiques
-une conversion en sens opposé. Car lorsqu’un catholique abandonne
-l’Église, ceux dont il se sépare le regardent comme un infortuné qui a
-quitté le bercail du Christ pour se perdre dans un désert. Peu importe
-la congrégation religieuse nouvelle à laquelle il s’est désormais
-attaché; il n’en a pas moins renoncé à faire partie de ce que ses amis
-considèrent comme l’unique corps du Christ. Lorsqu’un anglican de la
-Haute Église devient catholique, au contraire, tout ce qu’il fait, au
-point de vue de la théorie anglicane, est simplement de se transporter
-d’une région de l’Église universelle dans une autre. D’après la théorie
-de la «Branche», il a simplement passé d’une branche à une autre; et
-d’après la théorie de la «Province», pour employer une phraséologie
-encore plus récente, il s’est détaché seulement de Cantorbéry, mais non
-point de l’Église du Christ, comme l’entendent les anglicans. Il a bien,
-aux yeux de ceux-ci, le grave tort d’être devenu «schismatique», et
-celui, plus grave encore, d’avoir dénié la validité des ordres qu’il
-avait naguère acceptés; mais il n’en est pas moins impossible pour ses
-amis de le regarder comme un apostat, au sens commun du mot, et le fait
-est, il faut leur rendre cette justice, que c’est chose très rare qu’ils
-le regardent comme tel. Assurément, en tout cas, mes anciens frères de
-la communauté de Mierfield ne m’ont jamais témoigné d’aucune façon une
-opinion qui aurait été, de leur part, à la fois discourtoise et
-parfaitement injuste.
-
-Je dois encore noter, avant de procéder à une description sommaire de
-notre vie à Mierfield, que tout ce que je mettrai dans cette description
-de l’existence et de la règle de la communauté anglicane ne dépassera
-jamais ce que peut avoir observé librement tout visiteur qui a séjourné
-dans la pieuse maison. Chaque famille a ses «secrets»--par où j’entends
-simplement ses petites habitudes et méthodes de vie intime--et il ne
-serait ni décent ni loyal à moi d’en faire mention ici. Je me bornerai à
-dire que ce côté intérieur de notre vie quotidienne, nos relations
-mutuelles, leur ton et leur atmosphère, étaient d’une douceur infinie,
-et, avec cela, merveilleusement «chrétiens». Je suppose qu’il doit y
-avoir eu, çà et là, des difficultés, inséparables de l’intimité
-constante de tempéraments aussi nombreux et variés: mais de ces
-difficultés je n’ai vraiment conservé aucun souvenir. Je me rappelle
-seulement l’extraordinaire bonté et générosité dont j’ai toujours été
-comblé.
-
-
-II
-
-Nous demeurions dans une grande maison entourée de son propre jardin, au
-sommet d’une hauteur dominant la vallée de la Calder. C’était une région
-un peu enfumée, avec de hautes cheminées visibles tout à l’entour: mais
-le large espace de terrain appartenant à la maison nous garantissait de
-toute sensation de resserrement ou d’encombrement. Notre vie extérieure
-était une adaptation des anciennes règles religieuses, où se combinaient
-surtout les traditions monastiques des Rédemptoristes et des
-Bénédictins. Quelques-uns des frères employaient presque tout leur temps
-à des travaux d’érudition, s’occupant à éditer des ouvrages liturgiques,
-des chants religieux, des écrits dogmatiques ou édifiants; et, à l’usage
-de ces frères, la communauté possédait une riche bibliothèque d’environ
-cinq mille volumes. Le reste des frères, qui formaient la majorité,
-passaient une moitié de l’année en prières et en études dans la maison,
-et l’autre moitié en travail de mission et d’évangélisation.
-
-Nos journées s’écoulaient d’après un plan très pratique et très simple.
-Levés vers six heures et demie, nous nous rendions aussitôt à la
-chapelle pour la prière du matin, avec les psaumes de Primes, et pour
-l’office de communion; à huit heures, nous déjeunions; à neuf heures
-moins le quart, nous récitions l’office de Tierce et faisions une
-méditation. Jusqu’à une heure, ensuite, nous travaillions dans la
-bibliothèque ou dans nos chambres; et puis, après l’office de Sixte, et
-les Intercessions, c’était le dîner. L’après-midi commençait par des
-exercices corporels, promenade ou jardinage; à quatre heures et demie,
-nous goûtions après avoir récité None. Et puis, de nouveau, nous
-travaillions jusqu’à sept heures, où nous allions à la chapelle pour
-chanter l’office du soir; nous soupions à la demie, et, après une petite
-récréation et une ou deux heures de travail, nous récitions les Complies
-à dix heures moins le quart, après quoi nous rentrions dans nos chambres
-pour la nuit. Le samedi matin, une sorte de chapitre était tenu où, tous
-agenouillés, nous faisions une confession publique de tous nos
-manquements extérieurs à la règle.
-
-La vie de la communauté, au moment où j’y entrai, se trouvait quelque
-peu dans un état de transition. Les frères se dirigeaient, un peu à
-tâtons, vers la création d’une règle plus stricte; et le fait est que,
-au moment où je me suis séparé d’eux, quatre années plus tard, un
-développement considérable s’était déjà produit dans le sens d’un mode
-de vie plus complètement monastique. Le silence, par exemple, s’étendait
-de plus en plus, à tel point que, durant les derniers temps, nous ne
-pouvions plus parler depuis les Complies jusqu’au dîner du lendemain. Le
-travail manuel, avec un nombre d’heures déterminé, était devenu une
-règle absolue: nous cassions et transportions du charbon, nous cirions
-nos souliers, et faisions nous-mêmes nos lits. Ma dernière tâche
-manuelle à Mierfield a été la construction d’un escalier, dans la
-carrière attenant à la maison. Je travaillais là tous les après-midi,
-et, tout en taillant mes pierres, je roulais et retournais en moi-même
-mes difficultés intérieures. De même encore le costume de la communauté,
-qui d’abord avait été facultatif, évoluait continuellement vers la
-prescription d’un véritable habit religieux, consistant en une soutane
-du type bénédictin accompagnée d’une ceinture de cuir. A l’origine,
-aussi, le chef de la communauté était ordinairement appelé notre
-«doyen»; mais lorsque le révérend Gore fut nommé évêque de Birmingham,
-et que nous nous fûmes choisi un nouveau chef, celui-ci fut dorénavant
-revêtu du titre de «supérieur». J’ajouterai que le mot de «Père», pour
-désigner les membres de la communauté, avait été d’abord plutôt
-désapprouvé; vers la fin, au contraire, ce mot était devenu presque d’un
-emploi général, encore qu’un ou deux membres continuassent à ne pas
-goûter la signification qu’il impliquait. Tous ces divers changements,
-ardemment désirés par une majorité dont je faisais partie, n’étaient pas
-admis sans quelques protestations de la part de trois ou quatre membres
-attachés aux vues anciennes; et bien que jamais je n’aie aperçu dans nos
-rapports rien qui ressemblât à de l’amertume, je me rappelle que l’un
-des frères, tout au moins, se trouva forcé de quitter la communauté au
-moment du renouvellement annuel des vœux, faute pour lui de pouvoir
-s’accommoder de toutes ces innovations, trop «romaines» à son gré.
-
-Quant à ces vœux eux-mêmes, j’aurais plus de peine à les expliquer. Ils
-ont été plus d’une fois spirituellement raillés dans la presse anglaise,
-et je dois bien avouer aujourd’hui que les railleries dont on les a
-accablés n’étaient pas sans quelque raison d’être. Nous étions supposés
-nous engager au célibat, mais seulement jusqu’au jour où il nous
-plairait de nous marier. En gros, la période de probation durait
-normalement une année pleine, de juillet à juillet, après laquelle le
-novice, si les votes de la communauté l’y autorisaient, se voyait admis
-à faire sa profession. Celle-ci consistait en une promesse formelle
-d’observer les règles de la communauté pendant treize mois, et en une
-expression de l’intention délibérée d’appartenir à cette communauté pour
-la vie entière. Cette profession n’était donc pas du tout une simple
-épreuve: elle constituait, en pratique, une intention pour la vie
-entière, mais avec faculté de se dédire si, pour un motif quelconque,
-l’existence adoptée se montrait intolérable. La règle essentielle était
-fondée sur les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. En
-un mot, le régime de vie était un peu moins rigide que celui des
-communautés catholiques ordinaires; mais, à coup sûr, il dépassait de
-beaucoup en rigueur celui de congrégations dans le genre de l’Oratoire.
-
-Nous étions alors au nombre d’environ quatorze frères, qui tous avaient
-reçu les ordres de l’Église d’Angleterre, et qui tous avaient une
-expérience personnelle du travail paroissial. Nous n’avions pas de
-frères lais: les tâches domestiques indispensables que nous ne pouvions
-pas accomplir nous-mêmes étaient faites par trois ou quatre serviteurs
-payés. Depuis, le nombre des membres de la communauté s’est élevé à une
-moyenne allant de vingt à trente; un vaste collège de la Résurrection a
-été élevé sur les terrains dépendant de la communauté, et pourvoit à
-l’éducation de jeunes gens pauvres en vue du ministère ecclésiastique.
-Un prieuré a été ouvert à Leeds, et une maison de communauté à
-Johannesburg, dans l’Afrique du Sud. Je crois savoir aussi que l’on a
-essayé de s’ajoindre des frères lais. Pareillement l’on m’a dit que la
-communauté était en train de se faire construire une chapelle. Pendant
-que j’étais à Mierfield, nous nous servions pour nos offices d’une
-grande chambre de la maison, très adroitement adaptée et ornée pour nos
-cérémonies. Celles-ci étaient vraiment à la fois très pieuses et pleines
-de dignité, mais ne s’élevaient pas, dans leur rituel, au-dessus du
-niveau ordinaire de ce qu’on peut appeler le parti anglo-catholique.
-Nous faisions usage de vêtements de toile blanche; mais plus tard, et
-tout d’abord au moyen d’un don fait par moi à la communauté, nous avions
-commencé à substituer aux aubes blanches des vêtements de couleur. Nous
-ne nous refusions pas à employer l’encens, mais sans aucune cérémonie
-spéciale; et quant à ce qui était de notre musique, nous chantions, le
-plus souvent, un plain-chant non accompagné, adapté aux paroles du
-_Livre de Prières_ anglican. Je dois le dire en toute franchise, nous ne
-chantions pas bien; mais du moins faisions-nous de notre mieux, et je
-n’oublierai pas aisément l’impression de mystère et de beauté qui
-s’exhalait de nos offices chantés du dimanche matin. L’autel était du
-type moyen anglican, avec deux cierges sur l’autel lui-même, deux autres
-sur les piliers des rideaux, et deux autres encore sur les côtés du
-chœur. Nous avions également une lampe de sanctuaire, mais dont la vue
-m’était toujours un peu désagréable, étant donné que la présence de
-cette lampe ne répondait à aucune signification définie.
-
-
-III
-
-Il m’est impossible de décrire le profond bonheur dont je jouis à
-Mierfield. Pendant une année environ, je ne fis que très peu de
-prédication au dehors, et m’occupai presque entièrement à la prière
-ainsi qu’aux études théologiques. Mon «maître de noviciat» était un
-homme singulièrement habile pour la direction des âmes; et bien qu’il ne
-fût pas mon confesseur, toujours je le sentais capable et désireux de
-m’aider. Pendant un temps, il n’y avait avec moi qu’un seul autre
-candidat soumis à la probation: un Irlandais d’une éloquence et d’une
-ferveur remarquables, qui allait devenir un prédicateur de missions de
-premier ordre, mais qui, plus tard, allait quitter la communauté pour se
-marier. Les circonstances nous forçaient à vivre beaucoup ensemble, et
-je trouvais en lui un enthousiasme expansif de foi et de confiance dans
-l’Église d’Angleterre (alternant, il est vrai, avec de sombres
-dépressions) qui contribuait énormément à me réconforter.
-
-Lorsque le moment de ma profession approcha, cependant, je commençai à
-me méfier un peu de mon aptitude à la vie de communauté. Ce n’était pas
-que je fusse encore troublé d’un retour de mes difficultés «romaines» de
-naguère, car celles-là avaient à peu près complètement disparu! mais je
-me demandais si ma position n’était pas trop «avancée» pour que je pusse
-me satisfaire pleinement de l’esprit de la maison,--et cela d’autant
-plus que la communauté venait alors de prendre une certaine résolution
-beaucoup trop timide, à mon gré, en vue d’une crise possible dans
-l’Église d’Angleterre. Je dois dire que, dès lors, j’en étais venu à
-admettre en pratique tous les dogmes de l’Église catholique, à la seule
-exception de celui de l’infaillibilité du pape. J’avais étudié et
-analysé respectueusement la _Théologie morale_ de Lehmkuhl, en omettant
-simplement toutes les sections qui traitaient de l’autorité du Souverain
-Pontife. Je récitais régulièrement mon rosaire, j’invoquais les saints;
-j’estimais que le mot «transsubstantiation» était celui qui exprimait le
-mieux la réalité de la présence de Notre-Seigneur dans le sacrement; je
-considérais la pénitence comme le moyen normal par lequel se trouvait
-remis le péché mortel après le baptême; enfin je n’avais aucun scrupule
-à me servir du mot de «messe» pour désigner l’office de la communion.
-C’étaient également ces doctrines que je prêchais, dans un langage un
-peu voilé; et j’avais même constaté qu’elles seules me permettaient de
-provoquer l’enthousiasme de mes auditeurs. Elles seules, tout au moins,
-me permettaient de mettre en relief cette adorable personne du Christ,
-dont je m’efforçais de faire le centre vivant de mon enseignement. Je me
-rappelle, par exemple, qu’un vicaire indigné m’a reproché d’exposer une
-doctrine qui lui semblait «un mélange de romanisme et de wesleyanisme»,
-accusation qui m’avait ravi au dernier point. Je dois ajouter que,
-d’autre part, la communauté en général me faisait l’effet d’être
-beaucoup trop prudente, en désirant se dissocier du parti extrême dans
-l’Église d’Angleterre; pour ma part, c’était pleinement à ce parti que
-je me rattachais.
-
-Le résultat de ces doutes et scrupules fut que je retardai d’un an
-encore ma profession, afin de me mieux éprouver. Mais cette année de
-délai me délivra de toutes mes difficultés. Je commençais à me sentir de
-plus en plus encouragé dans mon travail de mission, et à reconnaître que
-ma calme vie à Mierfield me donnait des ressources de toute espèce qu’il
-m’aurait été impossible d’obtenir ailleurs. Mes lecteurs catholiques
-auront peine à le croire; mais c’est un fait que, pendant cette période
-de ma vie religieuse anglicane, je pouvais passer beaucoup plus d’heures
-dans le confessionnal que je l’ai pu ensuite dans l’Église catholique:
-encore que cela s’explique naturellement par ce fait que, depuis ma
-conversion, je n’ai jamais prêché une mission régulière. Dans une
-certaine paroisse de Londres, par exemple, quatre journées entières
-après l’achèvement de notre mission furent employées, par mon collègue
-et moi, à écouter des confessions, à recommander des résolutions et des
-règles de vie, cela pendant au moins douze heures chaque jour, tandis
-que deux heures encore se trouvaient consacrées à des sermons
-qu’écoutaient de nombreux auditoires.
-
-Ces pieuses tâches, toutefois, ne devaient m’échoir qu’après ma
-profession. Mais dès avant celle-ci il m’a semblé qu’un très important
-travail devait être accompli. Nous sortions de notre vie paisible de
-Mierfield tout brûlants de zèle, et partout nous trouvions des hommes et
-des femmes qui paraissaient nous attendre. Nous voyions de tous côtés
-surgir des conversions; nous apercevions des pécheurs transformés tout
-d’un coup, par la puissance de Dieu, en des enfants éveillés à la vie
-spirituelle et enflammés du désir de s’instruire; nous voyions les
-tièdes changés en fervents, les obstinés contraints de déposer les
-armes. Comment douter que la grâce de Dieu fût à l’œuvre avec nous? Et,
-si l’Église d’Angleterre était capable d’être employée par Dieu comme
-l’instrument d’une tâche si belle, comment aurais-je douté désormais de
-sa mission surnaturelle? Et donc, cela étant, et puisque par ailleurs
-j’avais rencontré un bonheur et une inspiration si extrêmes dans ma vie
-monastique à Mierfield, pourquoi aurais-je hésité davantage à adopter
-définitivement cette vie?
-
-
-IV
-
-Avant ma profession, le révérend Gore, notre supérieur, me demanda, à ma
-grande surprise, si je ne courais aucun danger de tomber dans le
-«romanisme». Très franchement je lui répondis: «Non, autant du moins que
-je puis en juger!» Et ce fut sans la moindre alarme que, en juillet
-1901, je prononçai mes vœux. J’eus là une journée exceptionnellement
-heureuse. Je m’étais fait faire une nouvelle soutane, que je suis en
-train de porter précisément aujourd’hui, après l’avoir fait adapter à la
-coupe romaine. Ma mère vint à Mierfield, et fut présente à la cérémonie,
-dans le petit vestibule de la chapelle. Je me vis solennellement
-installé dans la communauté: tous les frères me baisèrent la main; je
-prononçai mes vœux, et reçus la communion comme gage de stabilité.
-L’après-midi, je fis une promenade en voiture avec ma mère, dans une
-sorte d’extase bienheureuse.
-
-Et puis, une fois de plus, je me remis au travail. Je crois bien que la
-partie la plus difficile de ma tâche extérieure consista dans l’étrange
-diversité des doctrines et des rites avec lesquels il me fut donné de
-prendre contact parmi les paroissiens anglicans, encore que, d’une
-manière générale, nous ne fussions invités à conduire des missions que
-dans des paroisses où l’on acceptait d’avance nos vues et les principes
-de notre prédication. J’ajouterai que, d’ailleurs, le parti ritualiste
-extrême était loin de nous regarder comme satisfaisants, et cela, sans
-doute, surtout à cause de la position personnelle de notre supérieur. Le
-révérend Gore, en effet, à tort ou à raison, passait pour faire partie
-de la Haute École libérale; il était supposé très réservé sur la
-doctrine de l’Incarnation; ses idées sur la critique biblique étaient
-tenues pour dangereuses; et enfin on le jugeait un peu «original» sur le
-chapitre du socialisme chrétien. Et il va sans dire que tout cela
-n’était pas sans me causer une certaine détresse, attendu que, sur ces
-trois derniers points notamment, je n’étais pas du tout parmi les
-disciples de notre vénérable supérieur. Mais ce qui m’éprouvait plus
-encore, comme je l’ai dit, était l’obligation pour moi d’officier dans
-des paroisses beaucoup moins avancées, où, du reste, je n’étais invité
-que pour prononcer un sermon de temps à autre, le clergé de l’endroit
-ayant l’impression que la présence toute passagère de l’un des «frères»
-de Mierfield n’aurait pas de quoi le compromettre irréparablement. Dans
-ces églises, tout de même que dans les trois églises anglicanes de
-Mierfield, où nous suivions les offices, à notre choix, le dimanche
-soir, j’avais le chagrin de trouver des doctrines et un cérémonial
-étonnamment divers. Dans l’une de ces églises, le clergé n’avait pas le
-droit de revêtir des vêtements sacerdotaux; dans une autre, ces
-vêtements n’étaient de mise que pour les offices où ne devaient pas
-assister les gros bonnets protestants de la paroisse. Ici et là, on
-voilait adroitement les doctrines relatives à la Présence réelle; la
-pénitence n’était mentionnée qu’à regret, en passant, et comme un simple
-«sacrement de réconciliation»; ou bien l’on ne l’enseignait qu’à un
-petit nombre de privilégiés, dans de petits offices de confréries, sans
-compter que, naturellement, nous ne touchions à qu’une dixième partie du
-profond désaccord de pensée et de sentiments dont il nous était
-impossible d’ignorer l’existence dans notre Église d’Angleterre.
-
-Du moins avais-je fini, après un peu d’expérience, par être en état de
-reconnaître aussitôt, sur un simple coup d’œil à l’adresse du pasteur ou
-de son église, le niveau doctrinal particulier de l’enseignement donné
-dans une paroisse. Si bien que je m’étais accoutumé à adopter deux ou
-trois plans différents de prédication, en rapport avec ce niveau des
-paroisses où je devais prêcher. Dans les moins avancées de ces
-paroisses, je prêchais simplement l’amour du Christ, ou les joies du
-repentir, ou encore la paternité de Dieu, avec toute la ferveur qui
-brûlait en moi, espérant que ces vérités produiraient leurs fruits
-naturels normalement, un jour ou l’autre, dans les âmes de ceux qui
-m’écoutaient. La seule fois qu’il me fut donné de prêcher dans l’abbaye
-de Westminster, je concentrai toutes mes énergies dans un effort pour
-montrer la personne du Christ au centre de toute la religion chrétienne,
-m’abstenant de toucher à aucune doctrine plus définie. En quoi je ne me
-montrais pas aussi courageux qu’un autre des membres de notre communauté
-qui, dans les mêmes circonstances, avait osé dénoncer les «autels morts»
-de la vénérable abbaye!
-
-Mais cette nécessité même n’en était pas moins très pénible pour moi; et
-c’est ainsi que par degrés, sans que je m’en rendisse bien compte sur le
-moment, ma confiance dans la valeur divine de l’Église d’Angleterre
-recommençait, une fois de plus, à s’ébranler. J’avais l’habitude, dans
-mes moments d’angoisse, de revenir précipitamment à Mierfield, comme au
-meilleur refuge: car là, tout au moins, je trouvais la paix et une
-unanimité suffisante. Et puis j’avais découvert un moyen qui me semblait
-alors tout à fait péremptoire. Je vais essayer d’indiquer brièvement en
-quoi il consistait.
-
-
-V
-
-Autrefois, en ma qualité de partisan modéré de la Haute-Église, j’avais
-admis que l’Église d’Angleterre, dans sa ressemblance supposée avec
-l’Église «primitive», était la confession la plus orthodoxe de toute la
-chrétienté. Il me semblait alors que Rome et l’Orient, d’un côté,
-avaient erré par excès, tandis que les sectes non-conformistes, d’autre
-part, avaient erré par défaut, sans compter que ces dernières, en
-renonçant à la succession épiscopale, avaient expressément abandonné
-toute place matérielle dans le Corps visible du Christ. Mais cette
-position doctrinale de naguère s’était, depuis longtemps, écroulée sous
-moi. En premier lieu j’avais vu l’impossibilité de croire que pendant un
-millier d’années environ, entre le cinquième siècle et la Réforme, les
-promesses du Christ eussent failli, et que pendant tout cet espace de
-temps la corruption de l’hérésie eût souillé la pureté originelle de
-l’Évangile. En second lieu j’avais commencé à percevoir que, dans
-l’Église du Christ, il devait exister une voix vivante qui, sinon douée
-d’une infaillibilité positive, devait du moins être considérée comme
-autorisée. Je reconnaissais la nécessité de l’existence d’un évêque ou
-d’un concile qui pût juger les théories nouvelles, répondre aux
-nouvelles questions. Chose singulière, j’avais même tenté de trouver
-cette voix vivante dans notre _Livre de Prières communes_ et dans les
-Articles de notre Église anglicane, c’est-à-dire de voir en eux un
-interprète définitif de la vieille foi apostolique! Mais maintenant
-j’avais constaté l’inanité d’une telle tentative, puisque ces
-formulaires eux-mêmes pouvaient être pris dans des sens tout à fait
-différents. Le ritualiste, par exemple, affirme que le _Livre de
-Prières_ nous enseigne la présence objective et réelle du Christ dans le
-sacrement, tandis que le membre de la Basse-Église prétend n’y rien
-découvrir d’autre qu’un simple symbole spirituel. Et lorsque, ensuite,
-j’interrogeais avec désespoir les seuls éléments de l’Église
-d’Angleterre qui eussent quelque ressemblance avec une voix vivante, les
-décisions de nos évêques ou les résolutions des conférences
-pan-anglicanes, je constatais que celles-ci ou bien étaient partagées,
-ou bien refusaient de répondre, ou bien encore répondaient d’une manière
-qu’il m’était impossible de concilier avec ce qui m’apparaissait
-désormais constituer la foi chrétienne. De telle façon que la théorie de
-la Haute-Église modérée m’était devenue inaccessible, et que je m’étais
-vu forcé de me créer une théorie nouvelle, pour mon usage propre. Cette
-théorie, je crus momentanément l’avoir trouvée à l’intérieur de l’église
-ritualiste, et voici comment:
-
-L’Église catholique, d’après mes vues nouvelles, consistait dans l’union
-de toutes les Églises chrétiennes qui conservaient le _Credo_ et le
-ministère apostolique. Cette réunion comprenait donc à la fois Rome,
-Moscou, et Cantorbéry, comme aussi quelques sectes détachées, telles que
-celle des vieux-catholiques, dont les doctrines m’étaient d’ailleurs
-fort peu connues. Donc, cette «Église catholique» possédait une espèce
-de voix propre: elle parlait par son consentement tacite. Là où Rome,
-Moscou, et Cantorbéry étaient d’accord, je reconnaissais expressément la
-voix du Saint-Esprit; sur les points où les trois Églises différaient de
-doctrine, le champ restait libre pour l’opinion privée. Or, Cantorbéry
-avait parfois chancelé dans son témoignage, mais il me semblait tout au
-moins que jamais notre grand siège épiscopal n’avait émis une hérésie
-positive. En conséquence, sur les points où Cantorbéry n’avait pas eu
-l’occasion de parler, l’on devait admettre que ses vues étaient celles
-du reste de la chrétienté catholique.
-
-C’était là une théorie des plus commodes, car elle me permettait
-d’embrasser, en fait, toutes les doctrines de l’Église catholique
-propre, à l’exception de celles de l’infaillibilité papale et de la
-nécessité d’une communion extérieure avec Rome. De cette manière, je
-pouvais me procurer l’impression d’avoir derrière moi la tolérance
-muette, sinon l’autorité explicite, de ma communion anglicane, et en
-même temps l’autorité de l’Église tout entière du Christ.
-
-On peut voir par là combien je m’étais éloigné déjà de l’ancienne
-position _tractarienne_, n’admettant que l’appel à l’Église non divisée.
-Au contraire, les divisions n’avaient aucune importance pour moi; le
-schisme était impossible, en fait, aussi longtemps que se trouvaient
-maintenus le _Credo_ et le ministère apostolique. J’avais également
-laissé bien loin derrière moi mes anciennes positions, celles de mes
-débuts dans le sacerdoce, et qui consistaient à regarder l’Église
-d’Angleterre comme l’unique tronc sain d’un arbre pourri. Je m’étais
-créé désormais une théorie beaucoup plus large, que je serais tenté
-d’appeler «diffusive», et qui, vraiment, m’a fort bien suffi jusqu’au
-jour où, tout d’un coup, je l’ai sentie à son tour s’effondrer
-misérablement. A l’ombre de cette théorie, j’invoquais les saints, en
-présence de petites images que j’avais dessinées moi-même et clouées
-autour d’une statue de la Vierge; j’adorais le Christ dans son
-sacrement, et j’avais même commencé à m’imprégner, pour la première
-fois, d’un certain esprit de soumission catholique. Dès qu’une doctrine
-m’était proposée qui avait en sa faveur l’autorité de l’Église
-diffusive--c’est-à-dire sur laquelle Rome surtout s’était prononcée, et
-que Cantorbéry n’avait point contredite--je l’acceptais de tout mon
-cœur, en écartant aussitôt toutes mes préventions contre elle.
-
-Je fus d’abord un peu embarrassé pour m’expliquer de quelle manière une
-telle autorité parlait aux ignorants qui se trouvaient hors d’état de
-rechercher les points particuliers de désaccord entre les trois grandes
-Églises chrétiennes: mais, là encore, je finis peu à peu par me
-constituer une théorie. Tout de même que le catholique romain ignorant
-s’adresse à un prêtre qui est en communion avec l’autorité du Pontife
-romain, de même le laïc ignorant de l’Église diffusive devait s’adresser
-à un prêtre qui reconnaissait l’autorité de la dite Église; et c’est en
-effet chose certaine, que si les laïcs de cette espèce recouraient à ce
-moyen, ils trouveraient une unanimité à peu près suffisante. Je proposai
-même cette vue à mes supérieurs, en 1903, comme un mode possible pour
-moi d’échapper à mes dernières difficultés: mais j’eus le chagrin de
-m’entendre affirmer qu’une telle vue n’était pas acceptable. Et j’avoue
-que, alors ni maintenant, je n’ai compris pourquoi: car il me semble
-que, si seulement l’on admet mon point de départ, cette théorie est la
-seule issue logique et pratique qui en puisse résulter.
-
-
-
-
-CHAPITRE IV
-
-LES PROGRÈS DE LA CRISE
-
-
-Et, ainsi donc, je demeurai pendant près de deux ans un membre avéré de
-la communauté. Pendant l’une de ces deux années, je me sentis très
-heureux et confiant, sauf un ou deux cas où, brusquement, mes anciens
-troubles reparaissaient, et puis m’abandonnaient de nouveau. J’avais
-trouvé autour de moi, comme je l’ai dit déjà, une fraternité et une
-amitié inappréciables. Maintenant encore, dans mes rêves, il m’arrive de
-revenir à Mierfield,--mais jamais, Dieu merci, en qualité d’anglican!
-Dans un de ces rêves, je me rappelle que le cardinal Merry del Val
-venait d’être élu supérieur de la communauté, et avait reçu notre
-soumission. J’étais là, moi aussi, tout rayonnant de joie, éclatant de
-rire à force de bonheur. Une autre fois, je revenais à Mierfield comme
-prêtre catholique, et m’étonnais de voir qu’il n’existât aucune barrière
-de gêne entre mes anciens frères et moi: nous nous tenions ensemble,
-dans le grand _hall_, et causions fraternellement comme autrefois. En
-réalité, cependant, je ne suis jamais revenu à Mierfield, malgré tout le
-plaisir que j’aurais à y retourner, même sans la compagnie de Mgr Merry
-del Val: la communauté n’a point cru pouvoir m’y autoriser.
-
-C’est là, aussi, que j’ai commencé pour la première fois à ordonner en
-système mes pratiques de dévotion, et aussi à m’essayer dans l’art de la
-méditation; et c’est là également que Dieu m’a récompensé avec abondance
-de mes pauvres efforts. Déjà il me préparait, comme je le vois bien à
-présent, pour la résolution décisive qu’il allait bientôt proposer à mon
-libre choix.
-
-
-I
-
-Ce fut, je crois bien, durant l’été et l’automne de 1902 que je
-commençai à écrire un petit livre intitulé _la Lumière invisible_.
-Certaines histoires que m’avait racontées mon frère aîné m’avaient
-suggéré l’idée de ce livre, et je m’étais mis à l’écrire peu à peu, dans
-mes moments de loisir. Les divers récits qui formaient le volume, et où
-le mysticisme se mêlait volontiers d’un élément surnaturel, se
-déroulaient autour d’une figure principale que j’avais appelée un
-«prêtre catholique»; et bien souvent, depuis lors, on m’a demandé si mon
-intention avait été de faire de ce personnage un véritable catholique ou
-un anglican[4]. Ma seule réponse est que je concevais mon héros comme
-pouvant appartenir indistinctement à ces deux confessions. Ma théorie de
-l’Église diffusive m’amenait de plus en plus à supprimer, dans mes
-pensées aussi bien que dans ma prédication, toute séparation entre ce
-que je considérais simplement comme des parties différentes du grand
-Corps mystique du Christ; et c’est ainsi que, dans ma _Lumière
-invisible_, j’évitais soigneusement tout ce qui aurait risqué de trop
-«spécialiser» le «catholicisme» de mon vénérable héros. Ajouterai-je que
-ce souci m’apparaît maintenant revêtu d’une signification dont je
-n’avais point conscience sur le moment? Il prouve que, dès lors, je
-n’avais plus en notre Église d’Angleterre la confiance parfaite qui,
-naturellement, m’aurait porté à représenter mon personnage comme un
-prêtre anglican.
-
- [4] J’ai publié naguère, à la librairie Perrin, une traduction de
- cette _lumière invisible_, en y intercalant quelques autres récits
- d’un genre analogue, mais qui, ceux-là, avaient été écrits par le P.
- Benson après sa conversion définitive au catholicisme (T. W.).
-
-Avant, pendant, et après la rédaction de ce livre, je me suis senti de
-plus en plus attiré par le mysticisme. J’avais écarté de moi la
-contemplation froide et positive du dogme, et m’étais efforcé de cacher
-celui-ci sous la réalité plus chaude d’une expérience intime d’ordre
-spirituel. Dans mon livre même, je tâchais à imprégner du dogme
-l’essence des récits, bien plutôt qu’à l’exprimer explicitement. On m’a
-aussi demandé si les histoires que je racontais étaient «vraies»; à cela
-je puis répondre seulement que le livre, dans son ensemble, n’a pas
-d’autre prétention que d’être une œuvre du genre romanesque. Et je
-crois, d’ailleurs, qu’il m’a été donné là de réussir assez heureusement
-à me maintenir sur le terrain moyen entre le catholicisme et
-l’anglicanisme, puisque le livre continue, aujourd’hui encore, à trouver
-maints lecteurs à la fois parmi les catholiques et les anglicans. Mais
-sans aucun doute j’étais encore, à cette date, très profondément pénétré
-d’anglicanisme; car, lorsque j’ai écrit l’une des histoires du livre où
-je montrais une religieuse en prière devant le Saint-Sacrement, j’avais
-dans l’esprit un couvent anglican où j’étais allé plusieurs fois, et je
-me suis également beaucoup inspiré de l’atmosphère de l’endroit même où
-je demeurais pendant que j’écrivais ce récit--le presbytère anglican de
-Saint-Cuthbert, à Kensington, où le Saint-Sacrement est conservé nuit et
-jour sur l’autel.
-
-
-II
-
-Oui, la fortune de ce petit livre--ou plutôt la différence des personnes
-qui goûtent ce livre et de celles à qui il déplaît--m’apparaît, elle
-aussi, bien significative. En fait, _la Lumière invisible_ rencontre
-plus de succès auprès des anglicans qu’auprès des catholiques. Et,
-certes, il est naturel que certains anglicans se plaisent à rechercher,
-dans mon livre, le témoignage de ma triste décadence, à la fois
-littéraire et spirituelle, depuis que j’ai quitté l’Église d’Angleterre:
-mais, en dehors même de ce point de vue particulier, c’est chose
-certaine que les anglicans préfèrent infiniment ma _Lumière invisible_ à
-tout ce que j’ai écrit depuis lors, tandis que la plupart des
-catholiques, et moi-même avec eux, estimons que le livre intitulé:
-_Richard Raynal, solitaire_, est beaucoup mieux écrit, et d’une portée
-religieuse bien supérieure. J’avouerai même que, pour ma part, je
-ressens une vive antipathie à l’égard de ma _Lumière invisible_, du
-moins au point de vue spirituel. J’ai écrit ce livre dans un état
-d’excitation fiévreuse, et sous l’influence de ce qui m’apparaît
-maintenant comme une sentimentalité maladive. Je m’entraînais à me
-rassurer concernant la vérité de la religion, et cela m’avait conduit à
-prendre un ton affirmatif et catégorique qui, plus d’une fois, n’était
-pas exempt d’affectation. J’ajouterai que le livre risque même, sous
-certains rapports, d’être malfaisant; car il suppose que l’intuition
-spirituelle, ou même la simple imagination, constitue un élément
-essentiel de toute expérience religieuse, et que la réalisation
-personnelle est un mode de croyance préférable à celui de la simple foi
-d’une âme qui se borne à recevoir la vérité divine de la main d’une
-autorité divine. Pour les catholiques il est presque indifférent de
-savoir si l’âme se trouve en état de «réaliser», de transformer en
-objets de vision personnelle, les faits révélés et les principes de la
-vie spirituelle; l’unique chose importante est que la volonté y adhère,
-et que la raison les approuve. Mais pour les anglicans, dont la
-théologie ne comporte pas de fondement raisonnable, et parmi lesquels
-l’autorité est, il faut bien le dire, inexistante, il est beaucoup plus
-naturel de placer le centre de gravité dans les émotions, plutôt que
-dans la raison unie à la volonté. La raison, pour eux, doit être
-continuellement étouffée, même dans sa propre sphère légitime, et la
-volonté presque toujours concentrée au-dedans de soi. De telle sorte que
-le seul mode de vie spirituelle, pour les anglicans, le seul royaume où
-opère la spiritualité, se trouve être l’expérience du sentiment
-individuel. Et si l’antipathie que m’inspire aujourd’hui mon premier
-livre peut paraître exagérée, cette exagération doit provenir d’une
-sorte de réaction contre les erreurs et les vaines ombres au milieu
-desquelles j’ai eu longtemps à vivre.
-
-
-III
-
-Je voudrais expliquer, à ce propos, de quelle façon je réussissais à
-conserver ma foi dans les ordres anglicans. Je me disais qu’il y a deux
-choses dans la réception d’une grâce: le fait lui-même et le mode de
-réception. Le fait est affaire d’intuition spirituelle, le mode, de
-perception intellectuelle. Pour ce qui concernait le fait, la
-communication réelle entre Notre-Seigneur et mon âme, telle qu’elle se
-produisait surtout dans certains moments solennels, là-dessus je
-n’éprouvais pas le moindre doute; non plus que je n’en éprouve encore
-aujourd’hui. Sans aucune espèce d’hésitation, je continue à déclarer que
-mes communions, dans notre chapelle de Mierfield et ailleurs, les
-confessions que je faisais ou celles que j’entendais pendant ma période
-d’anglicanisme, demeureront toujours parmi les moments les plus sacrés
-de ma vie. Leur dénier toute réalité, ce serait en vérité trahir
-Notre-Seigneur et répudier Son amour. Mais il en va tout autrement du
-mode de réception. Pendant que j’étais dans l’Église d’Angleterre,
-j’acceptais, à peu près jusqu’au dernier jour, l’affirmation par
-laquelle cette Église garantissait que j’étais un prêtre, et j’en
-déduisais naturellement que la grâce de mon ordination avait une valeur
-sacramentelle; tandis que plus tard, lorsque je me suis soumis à Rome,
-j’ai accepté avec une sécurité bien plus grande, avec un consentement
-intérieur tout autant qu’extérieur, l’affirmation suivant laquelle je
-n’avais jamais été prêtre si peu que ce fût. Rome ne m’a jamais demandé
-de rien admettre des choses parfaitement absurdes et blasphématoires que
-les anglicans l’accusent volontiers d’exiger de ses nouveaux fidèles,
-comme, par exemple, la nature diabolique, ou même simplement illusoire,
-de la grâce accordée par Dieu à ceux qui sont de bonne foi dans des
-croyances erronées. Dans mes confessions anglicanes, je faisais des
-actes de contrition parfaitement valables, et tâchais de mon mieux à
-accomplir le sacrement de pénitence; dans mes communions, j’élevais mon
-cœur vers le Pain de Vie; et, en conséquence, Notre-Seigneur n’aurait
-pas été le Récompenseur de tous ceux qui le servent s’Il n’était pas
-venu à moi durant ces instants, et n’avait pas répondu à mon appel par
-Sa sainte visitation.
-
-Toutes ces choses que je viens d’écrire, je les ai comprises bien
-longtemps avant que ma soumission à Rome devînt imminente; et lorsque
-mes supérieurs ou mes frères me disaient que je coupais des cheveux en
-quatre, ce reproche ne parvenait aucunement à me troubler. Je savais,
-dès lors, que l’épaisseur d’un quart de cheveu pouvait parfois
-constituer une grande distance.
-
-
-IV
-
-Pendant l’été de 1902, je dis à ma mère, au cours d’une promenade avec
-elle, que j’avais eu des troubles intérieurs touchant la validité de
-l’anglicanisme; mais je lui affirmai que mes troubles s’étaient de
-nouveau dissipés, et je lui promis que, s’ils faisaient mine de
-reparaître, je viendrais aussitôt m’en entretenir avec elle. Or, dès la
-Noël suivante, je me vis dans l’obligation de tenir cette dernière
-promesse; et en vérité, je ne saurais dire combien je fus touché de la
-manière dont ma mère accueillit ma confidence. Depuis lors, elle et mon
-supérieur furent tenus au courant de chacune des phases de la crise que
-je traversais. J’exécutais à la lettre chacune de leurs recommandations,
-je lisais tous les livres que l’on me donnait, et qui avaient pour objet
-de défendre le point de vue anglican; je consultais toutes les autorités
-vivantes que l’on me proposait. J’ajouterai que ma mère et mon supérieur
-m’ont traité, l’un et l’autre, jusqu’au dernier jour, avec une bonté et
-une sympathie extrêmes. Sous tous les rapports, je me félicite
-aujourd’hui d’avoir agi à leur égard comme je l’ai fait: car tous les
-deux, ma mère et mon supérieur, lorsqu’ensuite je me suis soumis à Rome,
-et que, suivant l’usage en pareil cas, un flot d’accusations s’est
-répandu sur moi, se sont empressés d’informer tous leurs correspondants
-de la fausseté absolue de ces accusations, du moins en ce qui touchait
-ma prétendue dissimulation.
-
-
-V
-
-Ce fut, je crois bien, au mois d’octobre de l’année 1902 que l’abîme de
-détresse où j’étais plongé me devint si intolérable que, avec la
-permission de mon supérieur, j’écrivis une longue lettre à un prêtre
-catholique des plus en vue, pour lui faire l’exposé de toutes mes
-difficultés. (Je dirai tout à l’heure ce qu’elles étaient au juste.) La
-réponse que je reçus me surprit alors infiniment: elle m’étonne beaucoup
-moins aujourd’hui, puisque le prêtre en question est mort, un peu plus
-tard, tout à fait en dehors de la communion catholique. Il me
-définissait très soigneusement la doctrine de l’infaillibilité papale,
-m’indiquait le sens précis attaché à ce dogme par l’opinion générale de
-l’Église, et, en conclusion, me conseillait d’attendre. Il me
-disait--chose que j’ai reconnue depuis n’être pas vraie--que, si les
-«minimistes» semblaient avoir triomphé pour ce qui concernait la formule
-du décret proclamant l’infaillibilité, c’étaient au contraire les
-«maximistes» qui avaient eu constamment le dessus depuis lors; et il
-ajoutait que, bien que pour son propre compte, étant un «minimiste», il
-se sentît personnellement le droit de rester au point où il était, il ne
-se croirait pas cependant autorisé à recevoir personne dans l’Église
-sans que le nouveau converti adhérât pleinement aux termes qui
-prévalaient maintenant, c’est-à-dire aux principes des «maximistes».
-Après quoi il déclarait que ces principes étaient parfaitement
-impossibles à admettre pour des personnes raisonnables. D’où résultait
-pratiquement, comme je l’ai dit, la conclusion que je ferais mieux d’en
-rester où j’étais. Il y avait même dans sa lettre une phrase qui m’a
-donné, dès ce moment, un rapide soupçon de ce que j’appellerais la
-déloyauté objective de sa position. Je l’avais prié de se souvenir de
-moi dans sa messe; et lui, en réponse, il me priait de me souvenir de
-lui dans la mienne!
-
-Après ma réception dans l’Église, ce prêtre notoire m’a écrit de
-nouveau, pour me demander de quelle manière j’avais surmonté le grave
-obstacle qu’il m’avait indiqué. Je lui ai répondu que de telles
-distinctions artificielles n’avaient pas pu m’empêcher de vouloir m’unir
-à ce qui m’apparaissait incontestablement désormais le centre divin de
-l’Unité, et que j’avais simplement accepté le décret du Vatican dans le
-sens où l’Église elle-même l’avait promulgué et accepté.
-
-Mais d’abord la lettre de mon correspondant, lorsqu’elle me parvint, me
-calma et me rassura pour quelque temps. Aussi bien n’avais-je que trop
-besoin d’être rassuré. Mon supérieur, de son côté, me fit observer qu’il
-m’aurait été impossible d’avoir plus manifestement une indication de la
-volonté de Dieu à mon endroit, me prouvant que celle-ci était que je
-demeurasse dans la communion où il m’avait placé. Le fait même que
-j’avais écrit à un prêtre catholique, et reçu de lui une réponse
-décourageante, nous semblait alors, à mon supérieur et à moi, un signe
-évident de la vraie nature de mon devoir. Ce fait semblait nous prouver
-également que, même à l’intérieur de l’Église romaine, existaient de
-larges divergences d’opinion, et que, même là, je chercherais vainement
-cette unité à laquelle j’aspirais. L’histoire ultérieure du prêtre en
-question, son excommunication, et sa mort en dehors de l’Église, ont
-d’ailleurs assez montré, naturellement, que tel n’était point le cas, et
-que l’Église ne souffre pas d’être représentée par des hommes qui, de
-bonne foi ou non, défigurent sa doctrine.
-
-Toujours est-il que je me trouvai de nouveau rassuré: mais pour très peu
-de temps. Presque immédiatement, mes doutes reparurent. Je m’étais
-engagé de divers côtés à des prédications qui m’auraient occupé pendant
-tout cet hiver, et dont la date était toute proche. Je demandai la
-permission d’en être dispensé; mais mon supérieur estima qu’il valait
-mieux ne pas m’accorder cette permission; et le fait est qu’aujourd’hui,
-en revoyant ma situation, j’ai l’idée que le travail actif était
-vraiment, pour moi, la meilleure chance de faire taire le vacarme
-douloureux de mes doutes intérieurs.
-
-Je prêchai donc quelques missions, allai passer la Noël chez ma mère, et
-revins de nouveau à Mierfield. Mais ma détresse ne faisait que grandir.
-J’avais même sollicité les prières d’un converti de fraîche date, qui,
-plus tard, a été comme moi ordonné prêtre, et qui était venu demeurer
-chez ma mère durant les vacances; et je lui avais exposé une ou deux de
-mes difficultés, pour voir quelle réponse il y ferait. De nouveau,
-cependant, mon angoisse s’apaisa un peu dans la bienfaisante atmosphère
-de Mierfield; et ce fut très à contre-cœur que je dus m’en aller de mon
-cher couvent pour aller prêcher une mission et diriger les offices de la
-semaine sainte dans une paroisse du Sud de l’Angleterre. Le vendredi
-saint, je prêchai les Trois Heures; et, le soir du jour de Pâques, je
-parus pour la dernière fois dans une chaire anglicane, où je pris pour
-thème de mon sermon l’accueil fait par Notre-Seigneur à Madeleine
-pénitente. Je crois me rappeler que, dès ce jour-là, lorsque je
-redescendis les degrés de la chaire après mon sermon, j’eus déjà une
-prévision de ce qui allait m’arriver. Je revins à Mierfield dans un état
-profond d’épuisement corporel, spirituel et mental.
-
-
-VI
-
-J’ai l’idée que les catholiques ne se rendent aucun compte de tous les
-obstacles que doivent franchir les anglicans avant de faire leur
-soumission à l’Église. Je ne parle pas seulement des souffrances
-extérieures, telles que la perte d’amis, de revenus, de positions, et
-souvent même des plus modestes commodités de la vie. De ce genre de
-pertes je me trouvais garanti, pour ma part, encore que la nécessité
-d’abandonner la communauté de Mierfield ait été, sans aucun doute,
-l’épreuve la plus cruelle que j’aie eue à subir jamais, au point de vue
-de ma vie sociale. J’ai tendrement baisé, à la manière grecque, la porte
-de ma chambre, en quittant celle-ci pour la dernière fois. Mais enfin je
-ne perdais pas, j’ose le dire, l’amitié personnelle des membres de la
-communauté, en tant qu’individus. Je les revois encore, à l’occasion, et
-reçois de leurs nouvelles. Aussi bien n’est-ce pas de ce côté de la
-lutte que je veux parler, mais bien du conflit purement intérieur.
-L’anglican passé au catholicisme se trouve, pour ainsi dire,
-simultanément chassé de tous les chemins qu’il suivait. Son âme est
-saisie d’une douleur intolérable, et dont l’unique soulagement se trouve
-dans une espèce de quiétisme impassible. Se soumettre à l’Église, pour
-un anglican, c’est sortir à jamais de ce qui lui est familier et cher,
-pour s’en aller dans un immense désert où il est certain d’être épié,
-soupçonné, raillé, à chaque rencontre qu’il fera. Ou plutôt c’est là,
-certainement, en majeure partie, une illusion, et les choses se révèlent
-sous un tout autre aspect lorsque l’ex-anglican est décidément devenu
-catholique. Mais il n’en reste pas moins vrai qu’elles lui apparaissent
-d’abord sous cet aspect-là, qui pourrait bien être le dernier piège
-émotif tendu par Satan. A quoi j’ajouterai que celui-ci ne laisse pas
-d’être aidé, dans sa tâche, par la négligence des écrivains catholiques
-à rassurer les néophytes sur ce point particulier.
-
-Deux incidents de cet ordre ont presque failli éteindre en moi la
-lumière naissante de la foi. Je ne veux pas les décrire ici; mais, dans
-les deux cas, ils ont eu pour point de départ une parole imprudente
-sortie de la bouche d’un prêtre catholique très sincère et très bon,
-dans un discours public. Quand une âme atteint un certain degré de
-conflit intérieur, elle cesse d’être tout à fait logique; elle devient
-alors quelque chose de très tendre et de très impressionnable,
-frémissant au moindre contact, et aspirant à n’être touchée que par des
-mains qui ont été percées de clous. Or cette âme endolorie, durant la
-crise qui précède sa conversion, se trouve traitée rudement, poussée
-impérieusement d’un côté et de l’autre par un directeur qui ne se fait
-pas la moindre idée de son état, vivant lui-même au centre de la lumière
-vers laquelle l’âme tremblante du converti tâche à s’élever parmi des
-souffrances indicibles. Quoi d’étonnant que, plus d’une fois, cette âme
-misérable se laisse retomber dans la pénombre, plutôt que d’avoir à en
-supporter davantage, et même se persuade qu’une demi-lumière accompagnée
-de charité doit être plus proche du cœur de Dieu qu’un soleil éclatant
-au milieu d’un désert?
-
-
-VII
-
-Je vais maintenant essayer de résumer brièvement la nature de ces doutes
-et de ces objections qui, depuis le mois d’octobre de l’année
-précédente, m’avaient de plus en plus préoccupé. Parfois, pour essayer
-d’y échapper, je me réfugiais désespérément dans la prière: mais bientôt
-mes angoisses me ressaisissaient, et, de nouveau, je me mettais à lire
-tous les livres qui avaient quelque chance de pouvoir me rassurer.
-
-Il y avait, d’abord, la conception générale du plan divin; et en second
-lieu il y avait les faits réels qui m’entouraient dans le monde. Je vais
-commencer par ce second point, qui, moins important à mes yeux que le
-premier, l’a cependant précédé dans mes pensées. Voici en quoi il
-consistait:
-
-J’acceptais le christianisme comme la révélation de Dieu. C’était là,
-pour moi, un axiome dont je ne m’arrêterai pas à exposer les fondements.
-J’acceptais également la Bible comme un récit inspiré, et divinement
-garanti, des faits positifs de cette Révélation. Mais j’en étais arrivé
-à comprendre, comme je l’ai déjà expliqué, la nécessité de l’existence
-d’une Église enseignante qui fût chargée de conserver et d’interpréter
-les vérités du christianisme à la série des générations successives.
-C’est seulement pour une religion morte que des documents écrits peuvent
-suffire. Une religion vivante doit toujours être en état de s’adapter à
-un milieu nouveau sans rien perdre de son identité propre. D’où résulte
-cette conclusion certaine que, si le christianisme est, comme je le
-crois, une Révélation réelle, l’Église enseignante doit, en tout cas,
-avoir une opinion touchant le trésor confié à ses soins, et notamment
-touchant les divers points indispensables au salut de ses enfants. Cette
-Église peut rester elle-même dans l’indécision et peut permettre des
-vues divergentes sur des points purement théoriques; elle peut souffrir,
-par exemple, que ses théologiens discutent au long des siècles les modes
-d’action de Dieu, ou bien encore les meilleures manières philosophiques
-d’interpréter les mystères du dogme; elle peut encore autoriser la
-discussion sur les limites précises de certains de ses pouvoirs, et sur
-leur façon de s’exercer. Mais dans les choses qui affectent directement
-et pratiquement les âmes, comme par exemple le fait de la grâce, ses
-voies, les conditions nécessaires du salut, et le reste, il faut que non
-seulement l’Église ait une opinion définie, mais il faut aussi qu’elle
-la proclame constamment, et que, non moins constamment, elle impose
-silence à ceux qui voudraient obscurcir son opinion ou la défigurer.
-
-Or, tel n’était pas du tout le cas pour la communion chrétienne dont je
-me trouvais faire partie.
-
-J’étais desservant d’une Église qui ne semblait pas avoir une opinion
-fixe, même sur les matières les plus directement liées au salut des
-âmes. Ainsi, j’avais pour devoir de prêcher et de pratiquer le système
-de rédemption que Dieu nous a donné par le moyen de la vie et de la mort
-de Jésus-Christ, et je savais bien que ce système était sacramentel. Or,
-lorsque je regardais autour de moi, en quête d’un clair exposé de ce
-système, il m’était impossible de le découvrir. Il est vrai que bien des
-individus acceptaient et enseignaient ce que j’enseignais moi-même; il y
-avait notamment les sociétés auxquelles j’appartenais, l’Union anglicane
-et la Confrérie du Saint-Sacrement, qui s’accordaient de la manière la
-plus absolue avec moi sur ce terrain: mais il m’était impossible de dire
-que les autorités de mon Église en fussent au même point. Pour m’en
-tenir à un seul exemple, mais capital--la doctrine de la
-Pénitence--j’ignorais tout à fait si mon Église me permettait ou non
-d’enseigner que cette pénitence était normalement indispensable pour le
-pardon du péché mortel. Au contraire, presque tous nos évêques niaient
-cela, et quelques-uns d’entre eux se refusaient même complètement à
-reconnaître le pouvoir de l’absolution. Mais, en admettant même que mes
-propres vues fussent tolérées--ce qu’elles n’étaient pas, tout au moins
-en droit strict--le fait que des vues qui excluaient les miennes se
-trouvassent jouir d’une égale tolérance, ce fait me prouvait que mes
-vues ne faisaient point partie de la doctrine foncière de mon Église. En
-mettant les choses au mieux, j’enseignais mon opinion privée sur un
-point qui demeurait encore, officiellement, indéfini. J’enseignais comme
-une certitude ce qui était encore incertain. De telle sorte que, à
-mesure que je me rendais un compte plus clair de cette situation, il me
-devenait de plus en plus impossible de dire que l’Église d’Angleterre
-proclamât le sacrement de la Confession.
-
-Je n’ignorais pas que bon nombre de mes confrères avaient une manière
-très simple d’échapper à ce dilemme. Ils faisaient appel non pas à la
-voix vivante de l’Église d’Angleterre, mais à ses formulaires écrits,
-qu’ils interprétaient en accord avec leurs propres vues. Mais, pour ma
-part, j’avais peine à suivre sincèrement leur exemple, parce que j’avais
-commencé à comprendre qu’un formulaire écrit ne peut jamais être décisif
-dans une Église où ce formulaire peut être interprété selon plusieurs
-sens différents--ce qui était le cas pour celui-là, sans le moindre
-doute--et dans une Église où les autorités non seulement se refusent à
-décider de l’unique sens véritable, mais tolèrent avec une égale
-facilité des sens qui s’excluent et se détruisent l’un l’autre. De plus
-en plus, je commençais à sentir la nécessité absolue d’une autorité
-vivante qui pût continuer de parler au fur et à mesure que plusieurs
-interprétations nouvelles de ses paroles anciennes se disputaient le
-privilège d’être conformes à son opinion.
-
-Et, naturellement, bien des personnes me conseillaient de m’en tenir à
-mon interprétation propre, sans m’occuper des autres: mais cela m’était
-impossible. J’estimais que, puisque mon interprétation était contestée,
-je n’avais pas le droit de l’enseigner comme valable. Là-dessus, on me
-rappelait le cas de théologiens anglicans tels que Pusey et Keble, qui
-avaient tranquillement soutenu comme certaines les vues les plus
-mystiques et les plus proches du catholicisme. Mais je répondais qu’il
-m’était impossible de m’appuyer sur l’autorité de tels individus
-particuliers, si éminents qu’ils fussent, étant donné qu’il y avait
-d’autres individus non moins éminents qui soutenaient des vues opposées.
-
-Deux ou trois de mes conseillers, enfin, me disaient que je m’occupais
-là de points secondaires, et nullement essentiels. Ils m’assuraient que
-les dogmes généraux du _Credo_ étaient les seuls qui fussent
-nécessaires, et que sur ceux-là l’Église anglicane se trouvait
-suffisamment d’accord. Mais je répondais que ces points dont je
-m’occupais étaient, au contraire, les plus pratiques de tous, ne
-concernant pas de vagues propositions théologiques, mais les détails les
-plus actuels de la vie chrétienne. Pouvais-je ou ne pouvais-je pas dire
-à mes pénitents qu’ils étaient tenus de confesser leurs péchés mortels
-avant la communion? Et ce que je dis là de la Pénitence n’est qu’un
-exemple entre maints autres, car de tous côtés je voyais s’élever les
-mêmes questions. Je me trouvais entouré d’une Église dont la pratique
-m’apparaissait impossible à justifier. Ses enfants vivaient et mouraient
-par dizaine de milliers dans l’ignorance complète de ce que je croyais
-être le dogme chrétien, et dans une ignorance qui ne résultait point de
-leur propre négligence, mais bien de la volonté réfléchie d’hommes qui
-étaient des ministres de mon Église, aussi pleinement accrédités que
-moi-même, et qui en outre, tout comme moi, n’aspiraient qu’à enseigner
-ses préceptes et à lui obéir.
-
-Et puis, de l’autre côté, je voyais l’Église de Rome. J’avais, je crois
-bien, lu et entendu tous les arguments historiques ou théoriques qu’il
-était possible d’apporter contre ses titres: mais, à la regarder du
-point de vue pratique, il ne pouvait point faire de doute pour moi que
-le système de cette Église agissait là où le système de mon Église
-anglicane demeurait impuissant. On me disait que cette action était
-toute machinale, ou bien encore superstitieuse: mais, en tout cas, elle
-était réelle, incontestable. Je me souviens d’avoir, un jour, dans une
-conversation privée, comparé les deux systèmes rivaux à deux feux
-préparés de deux manières différentes. Le système anglican était comme
-si un homme approchait une allumette d’une masse de combustible entassée
-en bloc; là où ce geste s’accompagnait de beaucoup de zèle et de
-sincérité personnels, sûrement une flamme jaillissait, des âmes se
-trouvaient échauffées et éclairées; mais aussitôt que cette influence
-personnelle disparaissait, tout redevenait comme auparavant. Dans le
-système romain, au contraire, on avait beau me dire que les individus
-faisaient voir moins de zèle et moins de piété: en tout cas, le feu
-brûlait d’une flamme sûre et constante, tout à fait indépendamment de
-l’influence individuelle, parce que le combustible se trouvait préparé
-et disposé en bon ordre. Qu’un prêtre fût négligent, ou même relâché,
-dans ses vues privées, il n’en résultait aucune différence essentielle:
-son troupeau n’en savait pas moins ce qui était nécessaire pour le
-salut, et comment il pourrait l’obtenir. Le plus petit enfant élevé dans
-l’Église catholique romaine savait, de la manière la plus précise,
-comment il pouvait se réconcilier avec Dieu et recevoir sa grâce.
-
-
-VIII
-
-En second lieu, il y avait la question générale de la catholicité. La
-théorie anglicane m’apparaissait simplement extravagante, maintenant que
-je la considérais d’un point de vue moins «provincial». Je n’avais
-aucune idée, par exemple, de celui qui se trouvait être l’évêque
-légitime de Zanzibar: cela dépendait surtout, dans ma théorie d’alors,
-de la question de savoir quelle communion, la romaine ou l’anglicane,
-avait par hasard débarqué la première sur la côte d’Afrique! En fait, la
-juridiction religieuse se présentait à moi comme une espèce de course au
-clocher pieuse. En Irlande, je savais fort bien que j’étais en communion
-avec des personnes qui, d’après mes vues individuelles, étaient
-absolument des hérétiques, et hors de communion avec des personnes dont
-les vues religieuses étaient exactement les miennes. Au contraire, la
-théorie romaine était, simplement, la même partout. Tout catholique
-romain pouvait dire avec saint Jérôme: «Je suis en communion avec le
-Christ, représenté par la chaire de Pierre. Sur ce rocher est construite
-toute l’Église.» Ici encore, la théorie romaine était logique et
-agissait, tandis que ma théorie anglicane n’avait ni consistance, ni
-action pratique.
-
-Après cela, il va sans dire que ces considérations ne résolvaient pas le
-problème. On me rappelait que Notre-Seigneur aimait à parler par
-paraboles, et se refusait volontiers à trancher les nœuds par des
-réponses simples et directes. Il n’y avait rien d’impossible à ce que le
-fil doré de Son plan divin passât précisément à travers ces fourrés qui
-me semblaient impénétrables, et que la grande route toute droite ne fût
-qu’un monument de l’impuissance et de l’erreur humaines.
-
-Aussi, bien que ces points me prédisposassent en faveur de l’Église de
-Rome, estimais-je qu’il m’était encore nécessaire de beaucoup lire et de
-beaucoup réfléchir avant de me décider. Sans compter que d’autres points
-dérivaient de ceux-là, qui exigeaient également une élucidation
-minutieuse. Par exemple, comment se pouvait-il que des dogmes qui
-contraignaient aujourd’hui la conscience des fidèles ne l’eussent pas
-contrainte il y a cent ans? Que penser de dogmes nouvellement proclamés,
-comme celui de l’Immaculée-Conception--qui d’ailleurs, comme matière
-d’opinion privée, me paraissait parfaitement acceptable--et comme celui
-de l’infaillibilité papale? Et puis enfin, il restait toujours encore le
-vieux problème, vainement étudié, des textes relatifs à saint Pierre et
-des commentaires patristiques à leur sujet.
-
-
-IX
-
-Si bien qu’il y avait une chose que je commençais à voir avec une
-certitude de plus en plus accablante: à savoir, qu’il était impossible,
-en raison des immenses complications de l’histoire, de la philosophie,
-de l’exégèse, de la loi naturelle, etc., de soutenir avec probabilité
-n’importe quelle théorie au monde. Les matériaux d’après lesquels je me
-trouvais forcé de juger, avec toute mon incompétence, étaient comme un
-vaste kaléidoscope de couleurs. Chaque homme avait une inclination
-naturelle vers une théorie, et tendait à choisir celle-là. Il était
-incontestablement possible de trouver des arguments en faveur de
-l’anglicanisme, ou de la papauté, ou du judaïsme, ou du système des
-Quakers. Et c’était dans ces conditions, presque désespérantes, que je
-m’étais mis à l’œuvre! Mais, avec cela, il y avait une chose qui
-m’apparaissait, par degrés, non moins évidente: à savoir, que
-l’intelligence, réduite à ses propres moyens, ne pouvait prouver que
-très peu. L’énigme que Dieu m’avait donné à résoudre consistait en des
-éléments dont la solution avait besoin non seulement de la tête, mais
-aussi du cœur, de l’imagination, des intuitions, en un mot de notre
-nature humaine tout entière. C’était chose impossible d’échapper
-complètement à notre prévention native: mais du moins je devais faire de
-mon mieux. Je devais me reculer un peu de la toile, et regarder la
-peinture d’ensemble, au lieu de me tenir penché sur elle avec un
-centimètre. Voilà ce que je sentis de plus en plus, à mesure que
-j’avançais dans mon enquête! Mais, avant d’en arriver là, je m’étais
-plongé à l’aveugle dans le tourbillon affolant de la controverse.
-
-J’ennuierais le lecteur en essayant de lui fournir une liste un peu
-complète de tous les ouvrages de controverse que j’ai lus, pendant les
-huit derniers mois de ma période anglicane. Je dévorais littéralement
-tout ce que je pouvais trouver, dans les deux camps. Je me nourrissais
-des livres du Révérend Gore, de Richardson, de Pusey, de Ryder, de
-Littledale, de Puller, de Stone, de Percival, de Mortimer, de Mallock,
-de Rivington. J’étudiais avec soin un manuscrit sur l’histoire du règne
-d’Élisabeth; je prenais des notes en abondance; et enfin je lisais le
-_Développement_ de Newman, ainsi que la réponse de Mozley. Je cherchais
-aussi l’interprétation de divers points chez les Pères, mais avec une
-espèce de désespoir, en me sachant tout à fait incompétent pour décider,
-là où de grands savants s’étaient trouvés en désaccord. Je dois avouer
-que toutes ces lectures m’ont troublé et désolé au dernier point. Ne
-valait-il pas mieux pour moi abandonner ces recherches poussiéreuses, et
-rester paisiblement dans la situation où m’avait placé la Providence
-divine? Après tout, une renaissance extraordinaire de vie spirituelle
-s’était produite, récemment, dans l’Église d’Angleterre, et la nature de
-ma tâche de missionnaire m’avait tout particulièrement permis d’en
-constater les effets. Ne serait-ce pas une sorte de péché contre le
-Saint-Esprit, de tourner le dos à une œuvre aussi manifestement solide
-de la grâce, pour me mettre en quête de ce qui pourrait bien n’être
-qu’un brillant et séduisant fantôme?
-
-
-
-
-CHAPITRE V
-
-LA MONTÉE DÉCISIVE
-
-
-I
-
-Par degrés, cependant, trois choses se dégagèrent pour moi de ce bruyant
-tourbillon d’idées et écrits. La première de ces trois choses fut une
-pensée. Mon supérieur m’avait donné à entendre que je m’exposais sans
-aucun doute au péché d’orgueil en me hasardant à dresser mon opinion
-propre contre les vues d’hommes tels que Pusey et Keble, d’hommes qui
-m’étaient infiniment supérieurs en science, en expérience, et en valeur
-morale. Ces hommes avaient pénétré dans toutes les questions qui
-m’occupaient, les avaient explorées bien plus profondément que je
-pouvais jamais espérer de le faire: et ils étaient arrivés à la
-conclusion que les titres de Rome n’étaient point justifiés, et que
-l’Église d’Angleterre formait, tout au moins, une partie de l’Église du
-Christ. Or, je compris clairement, tout d’un coup, ce que j’avais
-seulement soupçonné jusque-là: à savoir que si, comme je le croyais,
-l’Église du Christ était la voie divine du salut, c’était chose
-impossible que la découverte de cette voie fût une affaire
-d’intelligence ou d’érudition, car, à ce prix, le salut deviendrait plus
-facile pour l’homme adroit et possédant des loisirs que pour l’homme
-simple et n’ayant point le temps de longues réflexions. Et quant à ce
-qui était de la sainteté d’hommes tels que Pusey, je me dis que, somme
-toute, le Christ était venu en ce monde pour sauver les pécheurs. Deux
-ou trois textes de l’Écriture commencèrent à m’apparaître en lettres de
-flamme. «Il y aura un grand chemin, écrivait Isaïe, et le racheté y
-marchera. Celui qui s’y sera engagé, si même il est sot, ne risquera pas
-de s’égarer.» D’autre part, Notre-Seigneur a dit: «Une cité placée sur
-une montagne ne saurait être cachée.» Et encore: «A moins que vous
-deveniez pareils à de petits enfants, vous ne pourrez pas entrer dans le
-royaume des cieux!» Ou bien encore: «Je te remercie, O mon Père, de ce
-que tu as caché ces choses aux sages et aux prudents, et les as révélées
-aux tout petits!»
-
-Je ne saurais décrire le soulagement que m’a apporté cette pensée. Je
-voyais maintenant que mes difficultés intellectuelles ne constituaient
-pas du tout le vrai cœur de l’affaire, et que je n’avais aucun droit de
-me décourager parce que je me savais infiniment inférieur à d’autres qui
-avaient décidé contre la cause que je commençais à reconnaître pour
-vraie. L’humilité et la bonne foi, je m’en rendais compte à présent,
-avaient bien plus d’importance que toute l’érudition patristique. Et
-aussi commençai-je depuis lors, bien plus encore qu’auparavant, à
-aspirer vers ces deux vertus, et à me remettre entre les mains de Dieu.
-Tous les jours, je pratiquais l’un des actes d’humilité recommandés par
-saint Ignace dans ses _Exercices spirituels_. En fait, je crois même
-que, sous l’excès de la réaction, je courais un certain danger de
-retomber dans le quiétisme.
-
-Mais alors deux livres vinrent à mon secours, le _Développement_ de
-Newman, et la _Déruption doctrinale_ de Mallock. Il y eut aussi l’un des
-_Essais_ du Père Carson qui me fut très précieux durant cette
-crise--celui qui traitait de la croissance de l’Église depuis son état
-embryonnaire jusqu’à sa pleine virilité; car peut-être était-ce la
-doctrine de cet essai qui m’aidait le mieux à résoudre mes dernières
-difficultés. Et enfin je dois citer le livre de M. Spencer Jones sur
-_l’Angleterre et le Saint-Siège_, ouvrage des plus remarquables, écrit
-par un homme qui est encore aujourd’hui pasteur de l’Église
-d’Angleterre. Chacun de ces livres m’aidait à sa façon, non point
-peut-être directement pour l’acquisition de ma foi nouvelle--car
-celle-ci se formait en moi aussi indépendamment de tout effort
-intellectuel que de tout attrait sentimental: mais ces divers écrits
-avaient pour moi l’avantage, d’une part, de détruire les obstacles qui
-se dressaient entre Rome et moi, et d’autre part de détruire les
-derniers vestiges de liens théoriques qui me rattachaient à l’Église
-d’Angleterre. Grâce à eux je commençais désormais à voir poindre
-nettement, comme des montagnes à travers une brume matinale, les
-contours de ce que j’appellerai les vues générales des deux communions
-entre lesquelles je me trouvais partagé.
-
-
-II
-
-En premier lieu, il y avait la vue générale de l’Église d’Angleterre, et
-de ses relations avec le christianisme. Ces relations, comme je l’ai dit
-déjà, reposaient maintenant entièrement sur ma théorie de «l’Église
-diffusive». Or le livre de M. Mallock, après avoir exposé précisément
-cette théorie avec une impartialité absolue, la démolissait de fond en
-comble. Aussitôt que j’eus achevé la lecture de ce livre, je compris
-trop sûrement que je n’avais plus rien à dire du point de vue anglican.
-Un seul espoir me restait désormais, et celui-là même bien faible dans
-mon état présent: l’espoir d’une retombée dans cette espèce
-d’agnosticisme pieux qui est aujourd’hui le refuge d’un grand nombre de
-pasteurs anglais. Mais j’ai l’idée que, avec cela, si les autres livres
-que j’ai cités tout à l’heure n’étaient pas venus, vers le même temps,
-me révéler très nettement les contours de l’Église catholique, j’aurais
-fait en sorte de retomber de mon mieux dans cet agnosticisme, et en
-serais resté au point où j’étais, en me confirmant par le souvenir de
-l’extrême confusion de l’histoire de l’Église et par ma connaissance
-positive des œuvres incontestablement accomplies par Dieu, de nos jours,
-dans la communion anglicane.
-
-Je n’ai pas à décrire tout au long l’argument de M. Mallock. Mais, en un
-mot, le voici: la théorie de l’Église diffusive est bien considérée par
-les ritualistes anglais comme le fondement de leurs croyances, mais, en
-réalité, l’Église diffusive elle-même repousse cette théorie. Rome,
-Moscou et Cantorbéry, tout en s’accordant sur d’autres points, sont
-expressément en désaccord sur celui-là. Par conséquent, l’autorité à
-laquelle ma théorie faisait appel se refuse implicitement à me servir
-d’autorité; et, comme conséquence dernière, toute ma théorie n’est rien
-qu’une illusion.
-
-Plus d’une fois, depuis lors, j’ai sollicité une réponse à cet argument
-de M. Mallock, et jamais encore je n’en ai reçu aucune. Tout au plus un
-savant et zélé anglican a-t-il pu me dire que l’argument était trop
-logique pour être vrai, et que le cœur avait des raisons que la raison
-ne connaissait pas.
-
-Je commençai maintenant à me tourner avec plus d’espoir vers les
-ouvrages «constructifs». Dans celui de M. Spencer Jones, je trouvai une
-systématisation méthodique des arguments qui m’aidait grandement à
-éclaircir mes pensées, tandis que, par ailleurs, l’_Essai_ du Père
-Carson m’offrait une sorte de variation brillante sur le grand thème de
-Newman. Mais surtout c’était le livre fameux de Newman lui-même qui,
-comme un magicien, effaçant devant moi les derniers nuages, me
-permettait d’apercevoir la Cité de Dieu dans toute sa force et toute sa
-beauté.
-
-
-III
-
-Cependant rien de tout cela ne contribua autant que la lecture des
-Écritures elles-mêmes à me renseigner sur la valeur positive des titres
-de Rome. De tous côtés mes amis me disaient d’étudier la parole écrite
-de Dieu; et, en vérité, c’était le meilleur conseil que l’on pût me
-donner, car mes amis et moi étions d’accord pour accepter les Écritures
-comme l’œuvre inspirée de Dieu. Mais eux, dans ces Écritures
-interprétées par ce qu’ils croyaient être l’Église, ils trouvaient la
-confirmation de leurs propres vues, tandis que moi, depuis que j’avais
-perdu confiance dans l’Église à laquelle j’appartenais, ou plutôt depuis
-que j’avais cessé de recevoir de cette Église la moindre interprétation
-positive qui eût de quoi me satisfaire, je me trouvais réduit aux
-Écritures toutes seules. Je pouvais lire indéfiniment des livres de
-controverse, et échouer à découvrir les erreurs et faiblesses humaines
-qui les viciaient de part et d’autre; certes, je ferais mieux de
-m’adresser à des écrits où l’erreur n’existait pas. Et ainsi, une fois
-de plus, je me tournai vers le Nouveau Testament, en essayant d’y
-trouver un fil qui rassemblerait toutes mes croyances, une autorité
-vivante qui me renseignerait sur les titres authentiques de cette autre
-autorité que des motifs tout humains me montraient comme la plus
-consistante de toutes, l’autorité du successeur de saint Pierre
-prétendant au droit d’être le Précepteur et le Maître de tous les
-chrétiens.
-
-On m’a dit alors, naturellement, que j’avais trouvé dans le Nouveau
-Testament ce que j’espérais y trouver; que j’avais déjà accepté
-entièrement les titres de Rome, que, par suite, je m’étais entraîné à
-conclure que les Écritures les confirmaient aussi. De telle sorte que
-l’on me prescrivait de m’adresser de nouveau aux théologiens pour
-l’interprétation de l’Écriture, c’est-à-dire, en fait, de revenir à ce
-même chaos de témoignages qui d’ailleurs, dans l’ensemble, m’avaient
-paru plutôt appuyer la position romaine, mais dont on m’avait conseillé
-auparavant de me dégager pour ne plus interroger que la propre parole de
-Dieu. Et cependant que pouvais-je faire, sinon de tâcher honnêtement à
-rechercher, dans le livre divin, les preuves des seuls titres qui me
-semblaient à la fois cohérents, raisonnables, historiques, pratiques, et
-même nécessaires d’une nécessité intrinsèque?
-
-Après quoi je n’ai pas besoin de dire que j’ai trouvé dans les Écritures
-une confirmation bien plus évidente et facile des titres de l’autorité
-du pape que de bien d’autres doctrines que j’étais pleinement disposé à
-accepter comme m’étant affirmées par les Saintes Écritures. Des dogmes
-tels que celui de la Sainte Trinité, des sacrements tels que celui de la
-Confirmation, et des institutions telles que celle de l’épiscopat,
-toutes ces choses peuvent en vérité, pour l’anglican aussi bien que pour
-le catholique, être découvertes dans l’Écriture, si l’on veut creuser
-celle-ci pour les découvrir. Mais les titres des successeurs de Pierre,
-eux, n’ont pas besoin que l’on creuse pour les découvrir: ils s’étalent
-devant nous comme un grand diamant, rayonnant à la surface, pour peu que
-l’on ait frotté ses yeux et qu’on se soit délivré de toute prévention
-anti-catholique. Jésus déclare que sur Pierre il bâtira son Église: il
-enjoint à ce même Pierre, au lendemain de son plus grave péché, de
-«paître ses brebis». Il fait cela comme Bon Pasteur, et, comme Porte, il
-donne à Pierre les clefs de son Église. J’ai trouvé en tout vingt-neuf
-passages des Écritures où les prérogatives de Pierre sont tout au moins
-impliquées, et je n’en ai pas trouvé un seul qui leur fût contraire, ou
-incompatible avec leur admission. J’ai, d’ailleurs, reproduit ces
-passages dans une petite brochure, écrite peu de temps après ma
-conversion.
-
-Il est, naturellement, tout à fait impossible pour moi de désigner telle
-ou telle de ces diverses lectures comme étant celle qui m’a décidément
-convaincu. Au reste, ce n’est pas un argument qui m’a convaincu, non
-plus qu’un sentiment qui m’a poussé. Je me suis trouvé simplement
-conduit par l’Esprit de Dieu vers un terrain d’où il m’est devenu aisé
-de voir les faits tels qu’ils étaient. Mais je n’en suis pas moins forcé
-de reconnaître que c’est surtout le livre de Newman qui m’a indiqué les
-faits, qui a transporté mon regard de tel point à tel autre, et qui m’a
-montré de quelle manière le glorieux monument tout entier se dressait
-sur les fondements immuables de l’Évangile, pour s’élever de là jusque
-dans le ciel.
-
-
-IV
-
-Dans ce livre de Newman je voyais--pour adopter une autre
-image--l’Épouse mystique du Christ croissant par degrés de l’enfance à
-l’adolescence, grandissant à la fois en taille et en sagesse,
-n’acquérant point de connaissances nouvelles, mais développant celles
-qu’elle avait dès l’abord, et renforçant ses membres et étendant ses
-mains; changeant parfois d’aspect et de langue, recourant tantôt à une
-forme d’expression humaine et tantôt à une autre pour traduire de plus
-en plus complètement sa pensée; et tirant de son trésor des choses qui
-lui avaient appartenu depuis le premier jour, et toujours pénétrée de
-l’esprit de son Époux, et toujours souffrant comme Il l’avait fait.
-
-Elle aussi, l’Épouse, elle avait été trahie et crucifiée. Elle avait eu
-à «mourir chaque jour», comme son Époux. Elle avait été raillée, niée,
-méprisée. Elle avait été dépouillée de ses vêtements, et n’en était
-apparue que plus glorieuse, comme une vraie fille de roi. Elle avait été
-mise au tombeau, recouverte d’une pierre par les pouvoirs séculiers, et
-puis était ressuscitée en de merveilleux jours de Pâques. Elle avait
-passé par des portes que l’on croyait fermées à jamais; elle avait étalé
-ses banquets mystiques dans d’humbles mansardes et au bord de la mer; et
-surtout elle était montée par delà les nuages, pour aller demeurer dans
-le royaume céleste avec Celui qui était son Époux et son Dieu.
-
-L’une après l’autre, mes difficultés s’évanouissaient à mesure que je
-contemplais cette Église. Je voyais maintenant de quelle façon il était
-nécessaire que ses aspects extérieurs changeassent, et que l’enfant
-torturé des catacombes semblât très différent de la Mère et Maîtresse
-régnante des Églises. Je voyais aussi comment il n’y avait pas jusqu’à
-sa constitution qui ne dût subir un changement apparent; comment ses
-membres, qui d’abord s’étaient mus gauchement et avec des allures
-spasmodiques, avaient dû devenir de plus en plus dirigés par la Tête
-visible, à mesure qu’elle acquérait plus de forces; comment les grands
-gestes naïfs des premiers Conciles avaient dû peu à peu évoluer vers la
-voix sereine qui, maintenant, sortait de ses lèvres; comment le sens
-implicite des premiers siècles avait dû s’exprimer avec de plus en plus
-de précision, à mesure que l’Église avait pris l’habitude de parler aux
-hommes de ce qu’elle savait depuis le commencement; et comment elle
-continuait de nos jours à proclamer le principe sur lequel son action
-était fondée de tout temps, à savoir que, dans les matières qui
-concernaient le contenu vital de son message, sa Tête se trouvait
-inspirée, pour la protéger, de ce même Esprit de vérité qui d’abord
-avait formé son corps dans le sein de l’humanité.
-
-Je ne dis pas que toutes mes difficultés s’en soient allées d’un seul
-coup. Non, et en fait, je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui un seul
-catholique qui ose dire qu’il ne rencontre pas de difficultés autour de
-sa foi: mais je comprenais dès lors que «dix mille difficultés
-n’arrivent pas à constituer un doute». Il restait toujours encore les
-vieux problèmes éternels du péché et de la volonté libre: mais pour
-celui qui, une fois, a plongé ses yeux dans ceux de la grande Mère, ces
-problèmes ne sont plus rien, car celui-là comprend que la Mère sait, si
-nous ignorons; qu’elle sait, même si elle ne dit pas qu’elle sait; et
-qu’au dedans d’elle, quelque part, tout au fond de son grand cœur,
-réside la science infinie de Dieu.
-
-Ainsi, pour la première fois, ma conception idéale de l’Église du Christ
-m’apparaissait à présent pleinement réalisée dans ce que j’avais coutume
-d’appeler l’Église de Rome. Et que si, ensuite, je me retournais et
-regardais de nouveau l’Église d’Angleterre, je découvrais une différence
-extraordinaire. Ce n’était pas que mon ancienne Église eût cessé de me
-paraître aimable. Je continue à l’aimer maintenant encore, de la manière
-dont on peut aimer un ami tout en se rendant compte de ce qu’il a en soi
-de peu satisfaisant. L’Église d’Angleterre m’apparaissait douée de cent
-vertus, d’une langue délicate, d’un esprit poétique; un parfum charmant
-s’exhalait d’elle; elle était infiniment séduisante et touchante; elle
-avait l’avantage de demeurer dans la pénombre de son vague, comme aussi
-d’habiter de superbes demeures, encore qu’elle ne les eût pas
-construites elle-même; elle avait certaines façons gracieuses, certains
-modes d’expression d’une douceur exquise; sa musique et sa poésie me
-semblent, aujourd’hui encore, extrêmement belles; et puis, par-dessus
-tout, elle était la mère nourricière de beaucoup de mes meilleurs amis,
-et pendant plus de trente ans elle m’avait élevé et nourri, moi aussi,
-avec une bonté pleine d’indulgence. A coup sûr, je n’avais pas
-l’ingratitude de méconnaître ses mérites: mais c’était chose entièrement
-impossible pour moi de continuer à la révérer comme la divine maîtresse
-de mon âme.
-
-Il est vrai qu’elle m’avait nourri des meilleurs aliments qu’elle
-possédât, et que Notre-Seigneur avait joint à ces dons, qui me venaient
-d’elle, d’autres dons meilleurs encore qui ne me venaient que de Lui; et
-c’était elle, en outre, qui m’avait toujours mené vers Lui, le désignant
-à mon attention beaucoup plus que soi-même. Mais tout cela ne suffisait
-pas à faire d’elle ma reine, ni non plus ma mère, et, en fait, sur bien
-des sujets, elle m’avait trompé, non point par sa faute, mais en raison
-de l’infortune de sa propre nature. Lorsque je l’avais interrogée sur
-les fondements de la vie que je menais sous sa protection, elle n’avait
-pas pu répondre. Elle m’avait dit simplement de rester en repos et de
-l’aimer; or, cela n’était pas assez pour moi. Une âme ne peut pas se
-satisfaire indéfiniment de pure bonté, ni d’un murmure apaisant, ni du
-chant des hymnes; et il y a une liberté qui constitue un esclavage plus
-intolérable que la plus lourde des chaînes. Tel que j’étais, moi, je ne
-désirais nullement pouvoir aller d’un côté ou de l’autre selon mon
-propre gré; ce que je désirais, c’était de savoir dans quelle voie Dieu
-voulait que j’allasse. Je n’avais aucun besoin d’être libre pour pouvoir
-changer à mon gré ma conception de la vérité: mais plutôt j’avais besoin
-d’une vérité qui, elle-même, pût me rendre libre. Je n’avais pas besoin
-des larges chemins du plaisir, mais du chemin étroit qui est la Vérité
-et la Vie. Et, pour toutes ces choses, l’Église d’Angleterre était hors
-d’état de m’aider.
-
-Ainsi je la voyais, mon ancienne maîtresse, aimante et touchante, me
-retenant à son service par tous les liens humains; tandis que de l’autre
-côté, dans un rayonnement d’aveuglante lumière, je voyais l’Épouse du
-Christ, dominante et impérieuse, mais avec un regard dans ses yeux et un
-sourire sur ses lèvres qui ne pouvaient naître que d’une vision céleste.
-Et celle-là m’appelait à son service non point parce qu’elle avait
-jamais rien fait pour moi, non point, comme l’autre, parce que j’étais
-un Anglais épris des manières anglaises, mais simplement et uniquement
-parce que j’étais un enfant de Dieu, et parce qu’à elle Dieu avait dit:
-«Prends cet enfant et nourris-le pour moi, et je te donnerai tes gages!»
-Parce que, simplement et uniquement, elle était l’Épouse de Dieu, et
-que, moi, j’étais un fils de son divin Époux.
-
-Si, dans ce choix, j’avais hésité et que je fusse revenu à celle que je
-connaissais et aimais, de préférence à celle que, jusqu’alors, je voyais
-seulement et redoutais de loin, je comprenais que je serais tombé, sans
-l’ombre d’un doute, sous le poids de cette condamnation prononcée par
-mon divin Maître: «A moins qu’un homme abandonne son père et sa mère, et
-tout ce qu’il possède, il ne peut pas être mon disciple!» Si bien que,
-dès le début de l’été, j’allai trouver mon supérieur, je lui exposai,
-une fois de plus, mon état d’esprit, et j’obtins de lui la permission
-d’aller passer quelques mois dans la maison de ma mère, pour me reposer
-et pour réfléchir.
-
-
-
-
-CHAPITRE VI
-
-LES DERNIERS PAS
-
-
-I
-
-Je revins chez ma mère dans un état assez étrange, mais à coup sûr
-profondément misérable. Pour résumer en un mot une foule de symptômes
-que je ne puis songer à mettre sous les yeux du lecteur, je me sentais
-complètement épuisé au point de vue spirituel. Une seule chose
-m’apparaissait avec une clarté absolue, autant du moins que je restais
-capable d’une vision intellectuelle: c’était que j’avais le devoir de me
-soumettre à Rome. C’est aussi ce que je fis comprendre à ma mère, pour
-laquelle je n’avais pas eu de secrets depuis le premier jour; et je me
-rendis volontiers à la proposition qu’elle me fit, d’ajourner toute
-résolution jusque vers la fin de mai, afin de me laisser le temps et le
-repos nécessaires pour une réaction possible. Pendant ce temps, il m’est
-arrivé plus d’une fois de célébrer encore la communion anglicane dans la
-petite chapelle de notre maison, et cela pour des motifs que j’ai déjà
-expliqués: mais, avec le consentement de mon supérieur, je refusai
-obstinément d’aller prêcher où que ce fût, en déclarant que, pour le
-moment, je traversais une crise d’où allaient dépendre tous mes plans
-pour l’avenir. Aussi bien était-il parfaitement exact que je me
-trouvais, à ce moment, dans une période d’indécision totale, quant à la
-suite de ma vie religieuse; car ma confiance dans le jugement de mes
-supérieurs et dans celui de ma mère aurait déjà suffi pour me faire
-admettre la possibilité d’un changement qui me ramènerait à mon ancienne
-manière de voir. Matériellement, j’étais toujours encore un membre de la
-communauté anglicane de la Résurrection; je récitais mon office avec une
-régularité parfaite, et observais les autres détails de la règle de
-notre communauté. Dès lors, pourtant, j’avais fait part à quelques amis
-intimes de ce que je considérais comme devant m’arriver.
-
-
-II
-
-Au cours de mes lectures de l’hiver précédent, j’avais étudié avec un
-plaisir tout particulier un certain manuscrit du temps d’Élisabeth dont
-j’ai déjà fait mention, et où se trouvaient décrites des scènes de la
-vie religieuse de cette période. La peinture contenue dans ce livre
-m’avait laissé un souvenir très vivant, et maintenant, pendant mon
-séjour chez ma mère, je me demandai si je ne ferais pas bien de tenter
-une sorte de roman historique sur le même sujet, par manière de soupape
-de sûreté à mes troubles intérieurs. D’où résulta que, bientôt, je me
-vis plongé tout entier dans la confection d’un roman publié par moi plus
-tard sous le titre de _Par quelle Autorité?_ La préparation de ce roman
-m’excita à un degré extraordinaire. Je travaillais au moins huit ou dix
-heures chaque jour, tantôt écrivant, tantôt lisant et annotant tous les
-livres et toutes les brochures historiques sur lesquels je pouvais
-mettre la main. Je découvrais des passages dans des revues, des phrases
-isolées dans de vieux livres, et je recueillais tout cela, et
-m’arrangeais pour le faire figurer parmi les matériaux qui devaient me
-servir à la mise au point de mon livre. Dès le début de septembre,
-celui-ci se trouvait aux trois quarts achevé.
-
-J’aurais bien des défauts à relever aujourd’hui dans ce roman. Il est
-beaucoup trop long, et d’un sentimentalisme inutile, et beaucoup trop
-encombré de détails historiques: mais surtout l’atmosphère mentale que
-j’ai dépeinte dans mon récit y est au moins d’un siècle en avance: car
-ce n’est guère que sous les règnes des deux Charles Stuart que les
-hommes ont pensé et senti comme je les ai représentés pensant et sentant
-sous le règne d’Élisabeth. Il n’y a que deux points sur lesquels mon
-ancien roman me satisfasse encore: Il a, je crois bien, une certaine
-fraîcheur assez agréable, et en second lieu il est d’une exactitude tout
-à fait irréprochable sous le rapport des faits historiques. Jamais, en
-tout cas, je n’ai pu découvrir, sous ce rapport, la moindre assertion
-erronée, ce qui s’explique d’ailleurs par le soin et le scrupule
-extrêmes avec lesquels je m’occupais de la justesse d’une foule de
-détails absolument insignifiants pour l’ensemble de la vérité
-historique. Mais surtout je suis reconnaissant à ce livre d’avoir très
-bien joué le rôle en vue duquel je m’étais mis à l’écrire. Sa rédaction
-a été vraiment, pour mon âme inquiète d’alors, une soupape de sûreté
-infiniment précieuse, et je me demande parfois ce qui aurait pu
-m’arriver si je ne m’étais pas avisé d’un tel moyen de m’abstraire, en
-quelque sorte, de moi-même[5].
-
- [5] Le roman intitulé: _Par quelle Autorité?_ a été traduit en
- français, il y a quelques années, et publié à la librairie
- Lethielleux.
-
-Mais j’avais beau attendre et ne plus réfléchir: de plus en plus, ma
-résolution se dessinait clairement devant moi. Dans tous ces livres
-d’histoire que je lisais, je retrouvais les anciens fondements
-catholiques de l’Église d’Angleterre ressortant du sol, comme ces
-contours de vieux murs démolis que l’on aperçoit parmi le gazon d’une
-verte prairie. Je commençais à m’étonner de plus en plus d’avoir pu
-imaginer jamais que ma communion anglicane fût identique à la vieille
-Église d’Angleterre. C’est ainsi que, depuis plusieurs années déjà,
-j’avais prétendu dire la «messe» en célébrant notre office du matin, et
-affirmer que le sacrifice de la messe avait toujours été regardé comme
-l’une des doctrines essentielles de l’Église d’Angleterre; et voici que,
-sous le règne d’Élisabeth, des prêtres étaient punis de mort simplement
-pour le crime d’avoir fait ce que j’avais prétendu faire au nom de
-l’Église qui les persécutait! J’avais supposé que nos tables de
-communion en bois étaient des autels; et voici que, au temps des Tudor,
-les vieilles pierres des autels avaient été renversées et délibérément
-outragées par les dignitaires de l’Église à laquelle j’appartenais
-encore officiellement! Les choses qui m’étaient les plus chères à
-Mierfield, les vêtements sacerdotaux, les crucifix, les chapelets, tout
-cela sous Élisabeth avait été solennellement dénoncé comme des «objets
-sacrilèges» et des «emblèmes de superstition»! Je m’étonnais d’avoir pu
-me tromper à ce point, et le fait est que, dès avant l’achèvement de mon
-livre, j’ai même tout à fait renoncé à célébrer l’office de communion.
-
-
-III
-
-Pendant cet été passé chez ma mère, celle-ci avait obtenu de moi que
-j’allasse consulter trois membres éminents de l’Église d’Angleterre: un
-pasteur de paroisse des plus connus, un haut dignitaire et un laïc non
-moins renommé. Tous les trois se sont montrés à mon égard d’une bonté
-touchante; et je dois reconnaître, par-dessus tout, que pas un seul
-d’entre eux ne m’a fait le reproche de déloyauté envers la mémoire de
-mon père. Ils comprenaient tous les trois que, dans des circonstances
-comme celles qui me préoccupaient, un tel argument ne pouvait entrer en
-ligne de compte.
-
-Le pasteur de paroisse ne produisit absolument aucun effet sur moi. Il
-tenta à peine de discuter, et ne me dit presque rien que je puisse me
-rappeler, à cela près qu’il attira mon attention sur l’incontestable
-renaissance de la vie spirituelle dans l’Église d’Angleterre, durant les
-derniers temps. Or, comme je crois l’avoir dit, c’était là un argument
-qui, à mes yeux, prouvait simplement que Dieu récompensait le surcroît
-de zèle par un surcroît de bénédiction. Mon interlocuteur lui-même
-m’offrait un excellent exemple d’un zèle ainsi récompensé. Et quant au
-fait que, cette renaissance spirituelle s’étant accompagnée de tendances
-à une conception plus sacramentelle, l’on pouvait trouver là un
-témoignage en faveur de la validité des sacrements anglicans, il y avait
-longtemps que cet argument-là avait cessé de me toucher. Car, en premier
-lieu, la même renaissance avait eu lieu parmi les presbytériens, et sans
-que les anglicans de la Haute-Église en tirassent argument pour accepter
-la validité des ordres presbytériens; et puis, en second lieu, il était
-naturel que la renaissance revêtit cette forme parmi les anglicans,
-puisque leur _Livre de prières_ les dirigeait expressément en ce sens.
-
-Le haut dignitaire, en compagnie duquel je passai quelques jours, et
-qui, lui aussi, me fit voir une indulgence et une amabilité extrêmes,
-n’était point parvenu, je crois, à comprendre ma véritable position
-religieuse. Il me demanda s’il n’y avait pas, dans l’Église romaine, des
-dévotions à l’égard desquelles je sentisse une répugnance. Je dus lui
-répondre qu’en effet il y en avait quelques-unes, et notamment les
-dévotions populaires à la Vierge. Sur quoi mon hôte témoigna d’une
-grande surprise à la pensée que je pusse sérieusement envisager la
-perspective de me soumettre à une communion où je risquais d’avoir à
-employer des méthodes de culte désapprouvées par moi. En vain j’essayai
-de lui expliquer que je me proposais de devenir catholique romain non
-point parce que j’étais attiré par les coutumes de l’Église romaine,
-mais parce que je croyais que cette Église était l’Église de Dieu; et
-que, par suite, si mes opinions sur des détails accessoires différaient
-de celles de l’Église, c’était tant pis pour moi; mais que, en fait,
-j’allais tâcher à étouffer en moi le plus possible ces dernières
-répugnances, car j’entendais aller vers Rome non point comme un critique
-ni un précepteur, mais bien comme un enfant et un élève. Mon hôte me
-sembla juger ce point de vue quelque peu immoral. A ses yeux,
-évidemment, la religion était plus ou moins une affaire de choix et de
-goût individuels.
-
-Mes entretiens avec lui illustrèrent en moi, une fois de plus, ma
-conviction de l’impossibilité pour l’Église d’Angleterre de remplir sa
-mission de corps enseignant,--c’est-à-dire la principale mission pour
-laquelle le Christ a institué son Église. Voici, en effet, que l’un des
-principaux directeurs de l’Église d’Angleterre admettait, presque à la
-façon d’un axiome, que je devais me borner à n’accepter que les seuls
-dogmes qui, individuellement, se trouvaient convenir à ma raison ou à
-mon naturel! D’une manière tacite, donc, il ne reconnaissait à l’Église
-aucun pouvoir d’autorité, aucun droit d’exiger une soumission
-intellectuelle; tout de même que, décidément, il n’établissait aucune
-distinction réelle entre la religion naturelle et la religion révélée.
-Le Christ, selon lui, n’avait pas révélé de vérités positives auxquelles
-nous fussions tenus de nous soumettre sur-le-champ, sans hésitation, à
-partir du moment où nous acceptions le Christ comme Maître divin. Ou
-bien, si mon expression est trop forte, je dirai que le prélat en
-question niait l’existence, ici-bas, d’une autorité capable de proposer
-d’une manière formelle les vérités de la Révélation, et, du même coup,
-dépouillait celle-ci de tous titres à la soumission complète des hommes.
-
-Enfin le laïc, chez qui j’ai également demeuré quelques jours, était un
-ami de mes parents qui, bien des fois déjà auparavant, m’avait témoigné
-la plus affectueuse bonté. Cette fois, il a mis le comble à son
-obligeance envers moi, et je ne saurais assez dire combien j’ai été ému
-de sa sympathie. Avec une clarté merveilleuse il a étalé devant moi le
-plan tout entier des deux partis entre lesquels j’avais à choisir. Il
-m’a déclaré que, si vraiment je croyais que le pape était le centre
-nécessaire de l’unité chrétienne, sans aucun doute j’étais tenu de me
-soumettre à lui sur-le-champ; mais en même temps il m’a engagé à me bien
-assurer qu’il en était ainsi, et à ne pas me soumettre simplement parce
-que je considérais le pape comme étant d’une aide très précieuse pour
-cette unité. Il m’a dit en outre que, lui-même, il estimait que le pape
-était l’aboutissement naturel du développement ecclésiastique; que, à
-ses yeux, le pape était bien le Vicaire du Christ _jure ecclesiastico_,
-mais non _jure divino_; et il a ajouté que, sauf le cas où je me
-sentirais absolument sûr de ce _jure divino_--qu’il ne pouvait pas
-admettre pour son compte--je serais beaucoup plus heureux en restant
-dans l’Église d’Angleterre, et aurais chance d’y être beaucoup plus
-utile pour les progrès de l’Unité chrétienne. C’étaient là toutes choses
-infiniment sages, me semblait-il, et auxquelles je ne pouvais refuser
-mon adhésion.
-
-Un hasard singulier avait amené chez mon hôte, en même temps que moi, un
-prélat qui avait eu une grande influence sur ma vie passée. Ce prélat
-connaissait le motif de mon séjour chez notre ami commun: mais je n’ai
-pas souvenir d’en avoir jamais causé avec lui. Après mon retour chez ma
-mère, mon hôte m’a envoyé une nombreuse série de documents privés des
-plus intéressants, toujours avec l’espoir de m’amener à changer de
-résolution. Je lus ces documents--qui ont été publiés depuis lors--et
-les renvoyai: mais je dois ajouter que leur lecture n’a pas réussi à
-m’affecter le moins du monde.
-
-Vers la fin de juillet, je me trouvais, une fois de plus, profondément
-fatigué d’esprit et de corps. J’étais en outre tout désolé de
-l’ultimatum qui m’était arrivé de Mierfield, à la fois parfaitement
-paternel et d’une grande fermeté, me signifiant que je devais ou bien
-revenir pour l’assemblée annuelle de la communauté, ou bien me
-considérer désormais comme ne faisant plus partie de celle-ci. Le frère
-qui avait reçu la commission de m’écrire cet ultimatum avait été,
-autrefois, mon compagnon de noviciat, et j’avais vécu avec lui dans des
-termes d’une intimité toute particulière. Le ton de sa lettre laissait
-deviner une véritable détresse; et c’est également avec une détresse
-navrante que je dus lui annoncer, en réponse, l’impossibilité pour moi
-de revenir à la date fixée. Jamais depuis lors je n’ai plus eu de
-nouvelles de mon ancien ami jusqu’à ce que, un jour, le hasard nous eût
-fait nous rencontrer dans un train. Nous nous sommes alors entretenus
-longuement de maints sujets, et j’ai remporté de cette rencontre
-l’espoir d’un recommencement de notre amitié de jadis. Mais, depuis
-lors, le frère susdit s’est de nouveau refusé à me connaître, en donnant
-pour raison de ce refus que je montrais trop «d’amertume» dans les
-controverses publiques.
-
-Vers le même temps où j’avais dû répondre à Mierfield, j’avais aussi à
-poursuivre une autre correspondance, à peine moins pénible. Un haut
-dignitaire de l’Église d’Angleterre, qui occupait un siège historique et
-avait été de tout temps l’ami de ma famille, n’avait pu apprendre la
-situation où je me trouvais sans éprouver le besoin de m’écrire une
-lettre éminemment bonne et tendre, par laquelle il m’invitait à venir
-passer quelque temps auprès de lui. Je lui avais répondu qu’en effet
-j’étais très troublé dans ma quiétude religieuse, mais que j’avais déjà
-étudié la question jusqu’à l’extrême limite de mes forces, de telle
-manière que je ne me sentais plus capable d’entamer une discussion
-nouvelle. Or, le ton de ma lettre, sans doute, aura permis de supposer
-que, malgré tout, les convictions auxquelles j’avais abouti pouvaient
-encore être modifiées; car le fait est que le dignitaire susdit
-m’écrivit une seconde lettre, toujours aussi affectueuse; et de là, je
-ne sais trop comment, une longue correspondance s’engagea qui me
-contraignit à parcourir dans toute sa largeur, une fois de plus, le
-terrain que j’avais eu à traverser plusieurs mois auparavant. Enfin je
-me vis forcé de déclarer nettement à mon vénérable correspondant que ma
-décision intellectuelle était tout à fait inébranlable: sur quoi je
-reçus en réponse une ou deux lettres du ton le plus vif, où le haut
-dignitaire anglican me disait que, si seulement je voulais prendre la
-peine d’aller travailler énergiquement dans une paroisse des faubourgs
-de Londres, toutes mes difficultés ne tarderaient pas à disparaître. Il
-aurait pu, tout aussi bien, me dire d’aller enseigner la religion
-bouddhiste! Dans sa dernière lettre, il me prophétisait que l’une des
-trois choses suivantes ne manquerait pas de m’arriver: ou bien (ce qu’il
-espérait) je reviendrais bientôt à l’Église d’Angleterre et regagnerais
-ma santé morale; ou bien (ce qu’il craignait) je perdrais complètement
-ma foi chrétienne; ou bien enfin (ce qu’il semblait redouter bien plus
-encore) je deviendrais un «romaniste» endurci et obstiné. Il paraissait
-impossible à ce membre prépondérant de l’Église anglicane que la foi et
-l’ouverture d’esprit d’un homme raisonnable pussent survivre à sa
-conversion au catholicisme. J’ai d’ailleurs détruit aussitôt sa lettre;
-mais j’ai la conviction de ne rien dire ici qui ne traduise exactement
-l’état d’esprit qu’il faisait voir.
-
-
-IV
-
-Afin de me distraire de tout cela, je partis ensuite pour une promenade
-solitaire de quelques jours, à bicyclette, dans le Sud de l’Angleterre.
-J’étais vêtu en laïc, et m’arrêtai d’abord à la Chartreuse de
-Saint-Hugues, à Parkminster, où j’avais une lettre de recommandation
-pour l’un des moines, qui lui-même était un ancien pasteur anglican
-converti. Ce moine me reçut très courtoisement: mais ma visite eut pour
-effet d’ajouter encore, si c’était possible, à ma dépression. Le
-chartreux ne parut pas comprendre que, en réalité, je ne demandais qu’à
-être instruit, et ne venais pas en critique, mais bien plutôt en enfant.
-De telle sorte que je me sentis tout désespéré en reprenant mon voyage,
-et fus trop heureux de pouvoir me reposer, le dimanche suivant, dans un
-hôtel de Chichester. Ce fut là que, dans une petite église vis-à-vis de
-la cathédrale, je fis pour la dernière fois ma confession d’anglican, en
-avouant d’ailleurs très franchement au confesseur que j’étais désormais
-à peu près sûr de devenir bientôt catholique romain. Le confesseur ne
-m’en donna pas moins, très gracieusement, son absolution, après quoi il
-me conseilla de «prendre sur moi».
-
-Pour la dernière fois aussi, ce jour-là, j’assistai en anglican aux
-offices de la cathédrale et reçus la communion: car j’estimais encore
-qu’il était de mon devoir de recourir à toutes les sources possibles de
-grâce qui étaient à ma portée. Le lundi, je couchai à Lewes, puis me
-rendis à Rye, où, à la table d’hôte du _Roi Georges_, j’eus une longue
-conversation avec un inconnu que je crus bien être un certain acteur
-assez célèbre. Je l’entretins presque uniquement de l’Église catholique,
-qu’il me parut aussi aimer, à distance: mais je ne lui dis rien de mes
-intentions, et du reste, en fait, ce fut lui qui parla presque tout le
-temps. Le lendemain, je revins chez ma mère en passant par Mierfield, et
-en jetant des regards d’une envie bien cruelle sur les murs du couvent,
-pendant que mon chemin m’amenait à les longer. Je me souviens également
-de m’être arrêté quelques minutes dans une très belle petite église
-catholique, sombre et recueillie, que j’avais rencontrée à l’improviste
-au fond d’une vallée, par ce beau jour d’été tout rayonnant de lumière.
-
-Pourquoi je ne m’étais pas déjà soumis à Rome dès ce moment, c’est ce
-qui me paraît aujourd’hui assez difficile à expliquer. Les motifs qui
-m’en avaient empêché étaient, je crois bien, les suivants. En premier
-lieu, il y avait le désir de ma mère et de toute ma famille, me
-demandant de m’accorder tous les délais et de rechercher toutes les
-occasions qui auraient chance d’amener pour moi un changement d’état
-d’esprit, parmi des milieux nouveaux; et ce désir, à lui seul, aurait
-suffi pour me retenir pendant quelque temps, car je tâchais de mon mieux
-à être docile et à recueillir jusqu’aux moindres indications qui
-pouvaient me venir de Dieu. En second lieu, il y avait mon propre état
-d’esprit, qui, malgré la parfaite conviction intellectuelle où j’étais
-arrivé, n’en restait pas moins assez troublé. Il serait inconvenant pour
-moi d’essayer de le décrire en détail: mais la somme totale de mes
-impressions d’alors était la sensation d’un immense désert spirituel
-dans lequel je me trouvais plongé, et que dominait à l’horizon la Cité
-de Dieu, aperçue aussi clairement que des montagnes avant la pluie.
-Cette cité était là devant moi, vivante et imposante comme une
-révélation, et je me tenais en face d’elle, et la contemplais, tout en
-me demandant si ce n’était pas un mirage, ou parfois même si ce n’était
-pas un monument illusoire construit par le démon pour me perdre. Le
-cardinal Newman a une phrase qui me semble définir excellemment ma
-condition mentale de cette période. Je savais que l’Église catholique
-était l’Église véritable: mais je «ne savais pas encore absolument que
-je le savais».
-
-Je n’avais aucune espèce d’attraction sentimentale vers cette Église,
-aucune espèce d’illusions personnelles à son sujet. Je savais
-parfaitement qu’elle était humaine aussi bien que divine, et que des
-crimes avaient été commis à l’intérieur de ses murs; et que ses voies et
-coutumes, et que la langue de ses citoyens seraient toutes différentes
-de celles de la chère cité natale que j’avais désormais abandonnée; et
-que j’y trouverais de la dureté, des manières nouvelles pour moi, même
-des soupçons et du blâme. Mais, avec tout cela, cette Église était
-divine; elle était construite sur la Pierre des pierres; ses fondements
-étaient de diamant, même ses rues avaient la dureté de l’or; et je
-savais que l’Agneau était la lumière qui l’illuminait. Pourtant, me
-mettre en route vers ses portes était, pour moi, une tâche très pénible.
-Je n’avais aucune énergie, aucune impression de bienvenue ni
-d’exaltation joyeuse; je connaissais à peine trois ou quatre des
-habitants de la demeure où j’aurais à pénétrer. Et je me sentais
-mortellement fatigué.
-
-Heureusement, Dieu eut très vite pitié de moi. Aujourd’hui encore, je
-serais en peine de dire exactement ce qui a précipité la démarche
-finale. Le monde entier me semblait accablé d’une espèce de paralysie;
-moi-même ne pouvais pas faire un mouvement, et il n’y avait rien ni
-personne pour me suggérer de bouger... Et cependant, au début de
-septembre, j’annonçai à ma mère que j’allais écrire à un prêtre
-catholique de ma connaissance, pour me remettre entre ses mains. Ce
-prêtre, qui lui aussi était un anglican converti, se préparait à entrer
-dans l’ordre des Dominicains; et c’est ainsi qu’il me recommanda à l’un
-des moines de cet ordre, le Père Réginald Buckler, qui se trouvait alors
-à Woodchester. Deux ou trois jours après, je reçus une lettre
-m’apprenant que l’on m’attendait au prieuré de Woodchester; et le lundi
-7 octobre, en costume laïque, je me mis en route pour m’y rendre. Ma
-mère vint me dire adieu à la gare.
-
-
-
-
-CHAPITRE VII
-
-L’ARRIVÉE
-
-
-I
-
-Je ne crois pas que personne soit jamais entré dans la Cité de Dieu avec
-aussi peu d’émotion que moi. J’avais l’impression d’être devenu
-absolument insensible; et je n’éprouvais ni joie ni tristesse, ni
-crainte ni exaltation. Je voyais devant moi la Vérité, se dressant là
-comme un pic neigeux, et j’avais à me rendre vers elle. Jamais, fût-ce
-une seule minute, jamais je n’avais douté de cela depuis le moment où je
-m’en étais convaincu; et je n’ai pas besoin de dire que jamais, non
-plus, je n’en ai douté dans la suite. J’essayais bien de réchauffer
-cette froideur qui m’avait envahi: mais tous mes efforts échouaient à
-plat. J’étais comme quelqu’un qui abandonnerait l’éclat d’une lumière
-artificielle--au sortir d’un salon illuminé et chaud, merveilleusement
-agréable et commode--pour pénétrer désormais dans un monde de pâle
-lumière naturelle. J’avais échangé une erreur qui m’était familière et
-douce contre une certitude qui n’avait pour moi que d’être ce qu’elle
-était. En un mot, j’étais profondément apathique, et sans ombre d’une
-illusion sentimentale.
-
-
-II
-
-J’arrivai à Stroud vers le soir, après avoir récité en chemin, pour la
-dernière fois, mon office anglican. Puis un omnibus me conduisit
-lentement à Woodchester, qui est à quelques milles de là. Ce voyage en
-omnibus me parut aussi lugubre que tout le reste, encore que la région
-soit vraiment très belle. Une longue vallée serpente entre des hauteurs
-qui, sur les deux côtés, rappellent étrangement certains paysages
-d’Italie. L’omnibus avançait lentement, interminablement. J’écoutais,
-presque sans comprendre, les explications d’un vieil homme avec un
-visage rose, et je me souviens d’avoir été agacé par le bruit que
-faisaient une paire d’enfants. Mais rien de tout cela ne me semblait
-avoir la moindre importance.
-
-Un frère lai m’attendait, au pied du petit sentier pierreux et abrupt
-qui monte de la route au Prieuré; et ce fut en sa compagnie que je
-gravis le sentier. Près de la porte de la chapelle, dans la pénombre du
-soir, une figure blanche se tenait debout qui, dès qu’elle nous vit
-approcher, descendit vers nous et prit mes mains dans les siennes: après
-quoi, presque sans nous rien dire, nous continuâmes de monter et
-pénétrâmes dans la maison. Mais, même alors, je me sentais entièrement
-engourdi et indifférent.
-
-Je ne saurais songer à décrire en détail les trois jours qui ont suivi.
-Au fait, je ne vois pas ce que leur récit pourrait avoir d’intéressant
-pour personne. Et je n’entreprendrai pas non plus de décrire la bonté,
-la courtoisie, et la patience infinies que j’ai trouvées chez le Père
-Réginald et chez le prieur, ou, plus exactement, chez tous ceux à qui
-j’ai eu affaire pendant mon séjour. Chacun des trois après-midi, mon
-instructeur et moi nous nous promenions dans la campagne voisine, en
-nous entretenant de toute sorte de choses; et puis, durant tous mes
-moments de loisir, je m’occupais à étudier le _Petit Catéchisme_. Il y a
-cependant un détail que je dois mentionner, au risque même d’ennuyer ce
-cher Père dominicain. Le jeudi, il me demanda si je n’avais rien qui
-m’embarrassât. Je lui répondis: «Non!--Mais, par exemple, les
-indulgences doivent sûrement vous gêner?» reprit-il. De nouveau, je lui
-dis que ni cette question-là, ni aucune autre ne m’embarrassait le moins
-du monde. Je n’étais pas tout à fait certain de les bien comprendre,
-mais j’étais tout à fait certain d’y croire parfaitement, comme à tout
-le reste de ce que l’Église proposait à ma foi. Cependant le Père ne
-parut pas pleinement convaincu, et se crut forcé de me donner une
-instruction complète et détaillée sur ce point.
-
-Le soir, aussi, il venait toujours passer une ou deux heures dans ma
-chambre, au premier étage. Le matin, j’entendais la messe et tentais une
-espèce de méditation. J’assistais également à d’autres offices, de temps
-à autre; en particulier je ne manquais jamais les Complies, et l’exquise
-cérémonie dominicaine du _Salve Regina_ qui les suit. J’ajouterai que je
-fus très frappé, et doucement ému, de constater la ressemblance du rite
-dominicain, sur bien des points, avec le rite anglican de Salisbury.
-
-Le vendredi, qui était le jour fixé pour ma réception, je fis une longue
-promenade solitaire, toujours dans le même état d’entière apathie. Je
-visitai une vieille église, tout à l’autre extrémité de la vallée. Je me
-rappelle que je fus surpris par la pluie, et allai prendre du thé dans
-un petit salon d’auberge où il y avait, sur le mur, une série assez
-amusante d’instructions au visiteur touchant la manière dont
-l’aubergiste concevait la discipline de sa maison. Puis, vers six
-heures, je revins au Prieuré.
-
-En vérité, je ne sais pas trop pourquoi je note tout cela; mais le fait
-est qu’il m’est impossible aujourd’hui de songer à ces premières
-journées de Woodchester autrement que sous la forme des menus incidents
-extérieurs qui m’y sont arrivés. Après quoi il va sans dire que, si même
-j’avais eu alors des expériences spirituelles mémorables, je me croirais
-tenu de n’en point parler: mais vraiment je n’en ai eu d’aucune sorte.
-Il n’y avait rien en moi, me semblait-il, qu’une certitude absolue
-d’accomplir la volonté de Dieu en entrant dans Son Église. Nulle trace,
-chez moi, d’élévations mystiques, non plus que de tentations contre la
-foi: et je dois même avouer que cet engourdissement s’est prolongé non
-seulement jusqu’à ma réception dans l’Église et à ma première communion,
-mais aussi pendant les quelques mois suivants. Le séjour de Rome
-lui-même, malgré l’importance des leçons que j’y ai apprises, ne m’a
-procuré qu’un bien petit nombre d’émotions profondes.
-
-En fait, je subissais alors la réaction naturelle de la lutte terrible
-où je m’étais trouvé engagé durant toute l’année précédente. Durant
-cette année-là, sous des formes diverses, j’avais vraiment traversé la
-gamme entière de la vie spirituelle dont j’étais capable; et la
-conséquence avait été que mes facultés avaient fini par tomber dans une
-espèce de léthargie. Je me permets de faire mention de cela parce que
-j’ai connu plus d’un converti qui, semblablement, s’est trouvé surpris
-et déçu de l’insensibilité qui accompagnait pour lui les débuts de la
-vie catholique. L’âme s’était attendue à voir les cieux s’ouvrir, à en
-voir jaillir des flots abondants de grâce, des torrents de plaisir, une
-gloire éblouissante et une musique supraterrestre; et, au lieu de ces
-merveilles, rien n’était descendu sur cette âme qu’un immense fardeau,
-dans une sorte de brouillard percé seulement d’un unique rayon,--le
-rayon qui venait de l’étoile de la foi divine, aussi ferme et sûre que
-Dieu sur son trône.
-
-Naturellement, il y a d’autres âmes qui ont le bonheur de sentir
-autrement. L’un de mes amis, qui est aujourd’hui devenu prêtre comme
-moi, m’a dit que sa difficulté suprême, au moment de faire sa
-soumission, était la pensée d’avoir à répudier son ordination anglicane.
-Cet ami avait été jusqu’alors un pasteur ritualiste, travaillant
-assidûment parmi les pauvres dans une de nos grandes villes anglaises,
-et célébrant chaque jour, pendant des années, ce qu’il croyait être le
-saint sacrifice de la messe. Il m’a dit qu’il voyait approcher presque
-avec terreur sa première communion, parce qu’il craignait que--ne
-pouvant pas concevoir que Notre-Seigneur lui témoignât plus de grâce
-qu’il en avait éprouvé naguère devant son autel anglican--il ne fût
-tenté de mettre en doute la réalité du changement. Mais dès l’instant où
-l’hostie sacrée a touché sa langue, il a reconnu la différence. Jamais,
-depuis ce moment, il n’a douté un seul instant que ce qu’il avait reçu
-jusque-là n’était que du pain et du vin, accompagnés d’une grâce qui
-n’avait rien de sacramentel, tandis que ce nouveau don qu’il recevait
-n’était rien autre que le Corps immaculé du Christ. A quoi j’ajouterai
-que cet ami est un homme d’âge moyen, tout à fait «raisonnable», et de
-l’esprit le plus positif.
-
-
-III
-
-Vers six heures et demie du soir, environ, le Père Réginald m’emmena
-dans la salle du chapitre, et là, agenouillé auprès du siège du prieur,
-je récitai ma confession, ainsi que les actes de foi, d’espérance, de
-charité, et de contrition, après quoi le prieur me donna l’absolution.
-L’on ne crut pas devoir m’administrer le baptême conditionnel--encore
-que, naturellement, je fusse tout disposé à le recevoir--attendu que
-deux témoins de mon baptême précédent attestaient que la cérémonie avait
-été, sans aucun doute, accomplie conformément aux exigences catholiques.
-L’absolution donnée, le prieur m’embrassa, comme un père embrasse son
-fils; et je me rendis à la chapelle pour remercier Dieu.
-
-Le lendemain matin, je reçus la sainte communion des mains du prieur,
-dans la belle petite chapelle. Je prolongeai mon séjour jusqu’au lundi,
-et assistai aux offices du dimanche avec une singulière espèce de
-contentement tranquille, qui croissait dans mon cœur presque d’instant
-en instant. Le lundi, je me mis en route vers le nord, pour aller
-demeurer chez l’ami dont j’ai parlé déjà, qui était alors chapelain dans
-une grande maison catholique.
-
-Là, une étrange surprise m’attendait. Quelques semaines auparavant,
-j’avais eu un de ces rêves très intenses qui laissent, durant la journée
-suivante, une impression à la fois profonde et inexplicable. J’avais
-rêvé que je marchais sur des hauteurs, au bord de la mer, avec une
-impression d’isolement assez pénible. Le terrain était nu, tout à
-l’entour de moi: mais, en m’avançant, j’avais commencé à voir un bois à
-l’horizon, et puis, tout à coup, je m’étais trouvé sur une éminence d’où
-m’était apparue une grande forêt, avec la mer au delà. Tout juste au
-milieu de la forêt s’étalait le toit d’une vaste maison; et, dès le
-moment où j’avais aperçu cette maison, j’avais eu soudain conscience
-d’un plaisir merveilleux, comme celui d’un enfant qui rentre dans sa
-maison. C’est là-dessus que je m’étais éveillé, toujours encore rempli
-d’un bonheur extraordinaire.
-
-Or, je n’étais jamais venu voir mon ami dans sa nouvelle demeure, et
-jamais lui-même ne m’avait fait la moindre description de l’endroit où
-il vivait. Je ne savais pas même que cet endroit fût voisin de la mer,
-si bien que, lorsque j’arrivai dans la maison, le soir, et que j’appris
-que la mer était tout proche, je racontai mon rêve à mon ami, en
-ajoutant que, d’ailleurs, je ne voyais aucune autre ressemblance entre
-la vision de mon rêve et cet endroit. Mais voici que, le lendemain
-matin, il me fit monter sur une éminence qui s’élevait derrière la
-maison; et là, chose étonnante, je dus reconnaître que les deux
-spectacles coïncidaient dans tous les contours généraux! Je voyais à mes
-pieds le toit de la grande maison catholique, l’épaisse forêt, et, au
-delà, le long horizon de la mer. Dans le détail, cependant, il y avait
-deux ou trois petites choses qui m’apparaissaient différentes; et
-surtout je n’éprouvais en aucune façon l’immense joie dont m’avait
-imprégné la vision de mon rêve.
-
-
-IV
-
-Et maintenant commencèrent les conséquences inévitables de ce que
-j’avais fait. Je ne saurais dire combien de lettres j’ai reçues pendant
-les quelques jours qui ont suivi l’annonce, dans les journaux, de ma
-conversion. Mais j’avais au moins deux amples courriers par jour. A
-toutes ces lettres, il me fallait répondre; et ce qui me rendait la
-chose plus pénible était que, parmi ces lettres, il n’y en avait pas
-plus de deux ou trois qui me vinssent de catholiques. Cela était
-d’ailleurs parfaitement naturel, car je ne connaissais guère de
-catholiques à ce moment. Il y eut, en vérité, un télégramme qui me
-réchauffa le cœur: il venait de ce prêtre à qui je devais tant, et dont
-la conversion m’avait tant affligé lorsque je l’avais apprise à Damas,
-six ans auparavant! Mais tout le reste des lettres avait pour auteurs
-des anglicans--prêtres, laïcs, femmes, et même enfants--dont la plupart
-me regardaient ou bien comme un traître d’action délibérée (mais je dois
-dire que ceux-là étaient peu nombreux), ou bien comme un sot aveuglé, ou
-encore comme un bigot entêté et ingrat. Bon nombre de ces correspondants
-me cachaient leurs sentiments le mieux qu’ils pouvaient, mais sans
-pouvoir m’empêcher de comprendre clairement ce qu’ils pensaient. Un
-pasteur, qui était encore très attaché à ses fonctions, m’écrivit une
-lettre toute remplie de félicitations, où il m’enviait d’avoir été assez
-heureux pour trouver le chemin de la Cité de Paix. Huit ans plus tard,
-ce pasteur est entré à son tour dans la même Cité.
-
-Je crois bien que j’ai répondu à toutes ces lettres, y comprise celle
-d’une dame qui me suppliait de me rappeler un sermon que j’avais prêché
-autrefois sur l’Enfant Prodigue, et me sommait de me hâter, moi aussi,
-de rentrer dans la maison de mon père. A cette lettre, je répondis en
-déclarant que, précisément, c’était là ce que j’avais fait, et en
-ajoutant que, seule, cette conviction avait pu me décider à sortir de
-l’Église d’Angleterre. J’exprimais en outre l’espérance que ma
-correspondante, un jour, se déciderait aussi à suivre mon exemple. La
-dame transmit ma lettre à son pasteur, qui, tout de suite, me répondit
-par une violente accusation de fourberie, en me disant que, lorsqu’il
-m’avait prié de prêcher une mission dans sa paroisse, il avait poussé
-l’illusion jusqu’à me croire un homme loyal; il déplorait à présent que
-ma «perversion» eût si promptement dégradé mon caractère. A cela je
-répondis, de mon côté, en citant au pasteur les paroles de sa
-paroissienne, afin de lui prouver qu’il m’aurait été impossible
-d’accueillir ces paroles autrement que je l’avais fait. Sur quoi le
-pasteur m’envoya une sorte de demi-excuse, en me disant que la dame lui
-avait donné à entendre que c’était moi qui lui avais écrit le premier,
-si bien qu’il regrettait maintenant d’avoir employé à mon endroit des
-expressions aussi fortes.
-
-Une autre des lettres que je reçus me procura beaucoup de peine, en même
-temps que de surprise. Elle venait d’une dame assez âgée que j’avais
-toujours crue mon amie sincère,--la femme d’un haut dignitaire de
-l’Église anglicane. La lettre était brève, amère, et farouche, me
-reprochant le déshonneur que j’avais fait au nom et à la mémoire de mon
-père. Il m’a semblé incompréhensible sur le moment--et c’est encore mon
-impression aujourd’hui--qu’une personne vraiment et profondément
-religieuse, comme l’était sans aucun doute ma correspondante, s’avisât
-de m’adresser un tel reproche. Combien différente a été l’attitude
-généreuse d’un certain évêque anglican qui, s’entretenant avec ma mère,
-après mon départ pour Rome, lui a dit: «Rappelez-vous que, au total,
-votre fils a suivi sa conscience! Et n’est-ce point là ce que son père
-aurait pu souhaiter pour lui?»
-
-Une autre fois, un peu plus tard, un pasteur m’informa que des actes
-schismatiques, comme celui que j’avais commis en me convertissant à
-l’Église de Rome, portaient toujours «des fruits amers», et que déjà
-dans mon cas, tout de même que dans maints autres, «l’honneur s’était
-envolé». Tout cela parce que, après mon ordination à Rome, j’étais venu
-demeurer dans la même ville où demeurait ce pasteur, sans m’y livrer
-d’ailleurs à aucune œuvre d’évangélisation, et alors que, deux ans
-auparavant, contre mon gré, j’avais été envoyé pour prêcher une mission
-anglicane dans la paroisse du susdit pasteur. Je lui répondis en lui
-signifiant que, s’il ne retirait point ses paroles--dont je savais qu’il
-ne manquerait pas à les répéter de toutes parts--je me considérerais
-comme ayant le droit d’envoyer sa lettre aux journaux. J’ajoute qu’il
-s’est aussitôt empressé de se rétracter.
-
-Et cependant je dois reconnaître avec la plus profonde gratitude que,
-dans l’ensemble, les membres de mon ancienne communion anglicane m’ont
-traité avec une charité dont j’ai été très surpris. Je ne me doutais pas
-qu’il y eût au monde autant de générosité.
-
-Quelques jours après mon arrivée chez mon ami, je suis allé faire un
-séjour chez les Bénédictins d’Erdington, et, là, j’ai commencé à
-constater des marques de plus en plus nombreuses de la bienvenue qui
-m’attendait dans ma nouvelle maison. Deux des Pères, qui étaient
-eux-mêmes des pasteurs convertis, ont fait tout le possible pour me
-mettre à l’aise et pour me combler de la plus touchante bonté. J’ai
-éprouvé également une impression bien consolante en rencontrant à
-Erdington un autre pasteur anglican bien connu, qui venait de me
-précéder de quelques mois dans l’Église catholique. Je n’ai pas besoin
-de dire que nous avons eu à causer abondamment de la similitude de nos
-situations.
-
-D’Erdington, je revins chez ma mère, où j’eus la satisfaction d’achever
-les dernières pages de mon roman, _Par quelle autorité?_ avant de
-quitter l’Angleterre, le jour des Morts, pour aller m’installer à Rome,
-où je me proposais de commencer mes études en vue de la prêtrise.
-
-Un nouvel exemple de la charité anglicane se produisit à mon occasion,
-quelques instants après que mon train se fut éloigné de la gare de
-Victoria. Au moment où ma mère s’apprêtait à sortir de la gare, elle vit
-accourir vers elle un prélat de l’Église épiscopale d’Écosse, partisan
-zélé de la Haute-Église, très vieil ami de mes parents. Il était venu me
-dire adieu et me souhaiter bon voyage. Je n’ai jamais oublié cela, et
-compte bien, s’il plaît à Dieu, ne jamais l’oublier.
-
-
-
-
-CHAPITRE VIII
-
-LA NOUVELLE DEMEURE
-
-
-Et maintenant, je ne sais pas s’il est bien respectueux à l’égard de ma
-sainte mère l’Église que j’essaie de dire encore ce qu’elle a été pour
-moi depuis le jour où je me suis jeté dans ses bras, tout aveugle et
-sourd et profondément misérable. Mais je vais, en tout cas, me hasarder
-à le dire, après tout ce que j’ai rappelé déjà de mes relations avec une
-autre Église, longtemps habitée et aimée et vénérée par moi avant qu’une
-voix toute-puissante m’en eût fait sortir.
-
-
-I
-
-Tout d’abord, certains lecteurs trouveront peut-être étrange que je me
-sente obligé de dire ceci: à savoir, que l’idée de revenir jamais à
-l’Église d’Angleterre est pour moi absolument aussi inconcevable que le
-serait l’idée de tâcher à entrer dans la tribu des Natchez. Et
-cependant, en me plaçant au point de vue anglican--autant du moins que
-cela m’est possible--je comprends assez comment il se fait que les
-anglicans aient coutume de prédire toujours, à propos de chaque nouveau
-converti, qu’il «ne peut manquer de revenir à son ancienne foi». Tout
-d’abord, en effet, ces anglicans ont naturellement le désir que toutes
-les personnes honorables appartiennent à l’Église dont eux-mêmes font
-partie. Les catholiques n’ont-ils pas, de leur côté, un désir tout
-pareil? Mais, en second lieu, j’estime que l’erreur des anglicans
-susdits, au sujet de leurs anciens frères convertis au catholicisme,
-provient de ce qu’ils ne se rendent pas un compte exact de la situation.
-Ils sont si habitués à la désunion sur les matières les plus profondes
-de la foi, dans leurs propres congrégations, qu’ils conçoivent
-malaisément la possibilité d’une Église où les choses se passent tout
-autrement. Ou bien, se disent-ils, ces mêmes divisions doivent exister
-aussi dans le catholicisme, par-dessous l’union apparente, ou bien, si
-elles n’y existent pas, cela doit signifier que toute activité
-intellectuelle se trouve supprimée par l’«uniformité de fer» du système
-catholique. Ils n’ont absolument aucune idée de la manière dont «la
-vérité peut nous rendre libres». Et j’admets combien tout ce que je vais
-ajouter est, chez moi, une impression purement personnelle: mais,
-vraiment, j’ai de plus en plus la conviction que le petit nombre de
-personnes qui reviennent au protestantisme y reviennent soit par le
-chemin de l’incrédulité complète, ou bien à cause de quelque grave péché
-dans leur vie, ou bien encore, simplement, parce que jamais elles n’ont
-bien compris leur position catholique.
-
-Car comment ne pas voir, avec une évidence absolue, que le fait de
-revenir de l’Église catholique à l’Église anglicane signifie l’échange
-de la certitude pour le doute, de la foi pour l’agnosticisme, de la
-substance pour l’ombre, d’une lumière brillante pour de mornes ténèbres,
-d’une réalité historique et universelle pour une théorie antihistorique
-et toute «provinciale»? Impossible pour moi de m’exprimer dans des
-termes plus doux, malgré ma certitude que ce qu’on vient de lire
-apparaîtra, tout au moins, d’une extravagance monstrueuse aux membres
-sincères et recueillis de la communion anglicane. Tout récemment encore,
-un jeune représentant de la Haute-Église, pourvu de l’éducation
-universitaire la plus relevée, m’a déclaré du ton le plus sérieux, en
-fixant ses yeux dans les miens, quelque chose comme ceci: «L’idée
-romaine, cela est parfait en théorie! Mais, comme système pratique,
-cette idée ne va pas, ne s’arrange ni avec l’histoire ni avec la vie;
-tandis que notre communion anglicane...!»
-
-
-II
-
-Est-ce donc qu’il n’y a point de lacunes ou de déceptions qui attendent
-l’anglican converti au catholicisme? Ce converti trouvera dans sa
-nouvelle demeure autant de lacunes qu’il en existe dans la nature
-humaine; et le nombre de ses déceptions variera d’après celui de ses
-illusions.
-
-Il y a d’abord, par exemple, une attitude assez singulière que prennent
-maints catholiques d’une foi bien assurée, en présence de la conversion
-de non-catholiques, et en particulier d’anglicans. Je veux parler de
-l’état d’esprit de ces personnes qui, tout en pratiquant elles-mêmes
-avec ferveur leur foi religieuse, semblent être d’une indifférence
-entière pour la tâche «missionnaire» de l’Église. «J’apprends que B...
-est devenu catholique! disait un jour une brave dame catholique. Quel
-intérêt a-t-il bien pu avoir pour se convertir?»
-
-Une telle attitude d’esprit n’est pas seulement un défaut: pour moi,
-personnellement, elle a été une déception très réelle. Jamais je
-n’aurais pensé d’avance qu’une attitude comme celle-là pût exister chez
-quelqu’un qui faisait cas de sa foi. Et j’ajouterai, pour dire la
-vérité, que cette attitude est loin d’être aussi rare qu’on pourrait le
-supposer. Or, c’est là le fait de sectaires: car, la religion catholique
-serait fausse, si on ne la concevait point comme destinée à toute
-l’humanité. Cette religion doit être «catholique» littéralement,
-universelle, ou rien. Sans compter que, dès l’enfance, j’avais été
-instruit à penser que les catholiques avaient la passion du
-prosélytisme, si bien que dans nulle autre confession religieuse on ne
-pouvait trouver aujourd’hui autant de cette ardeur pour convertir autrui
-qui est, généralement, l’un des signes d’une conviction forte. Et voici
-que m’étant converti, je découvrais autour de moi non seulement de
-l’indifférence dans bien des cas, mais même une espèce d’opposition plus
-ou moins voilée contre tout mode d’activité dirigé en ce sens! «Les
-convertis ont trop de zèle! m’entendais-je répéter à droite et à gauche.
-Ils sont indiscrets et impétueux. Mieux vaut nous en tenir aux vieux
-chemins éprouvés: gardons notre foi pour nous-mêmes, et laissons les
-autres garder la leur!»
-
-Il est vrai que, depuis peu, j’en suis arrivé à juger moins sévèrement
-cet état d’esprit sectaire, en découvrant qu’il était, bien des fois, la
-conséquence fatale des siècles de suspicion et d’illégalité qu’ont eu à
-subir les catholiques anglais. Ceux-ci ont été si longtemps accoutumés à
-devoir cacher leurs mystères sacrés afin de protéger à la fois ces
-mystères et soi-même, qu’une sorte de vague tradition tacite s’est
-formée en eux, leur enseignant qu’il vaut mieux pratiquer loyalement
-leur religion pour leur compte, et s’exposer le moins possible à
-n’importe quels risques. Si mon hypothèse est fondée, le défaut dont je
-parle ne laisse pas d’avoir une excuse; mais, quoi qu’il en soit, ce
-n’en est pas moins un défaut. Et d’ailleurs, chose curieuse, ce n’est
-point surtout parmi les anciennes familles catholiques d’Angleterre
-qu’il se rencontre; ces familles sont même, en général, aussi ardentes à
-la tâche missionnaire que les convertis: c’est bien plutôt parmi les
-«parvenus» spirituels, parmi les catholiques d’une ou deux générations
-seulement, que ce «snobisme» spirituel est le plus fréquent.
-
-Un second défaut, proche parent du premier, est une certaine jalousie à
-l’endroit des convertis. C’est là un défaut sur lequel je ne me serais
-point permis d’insister si j’avais eu moi-même à en souffrir
-sensiblement: car, dans ce cas, j’aurais eu à me méfier de mes propres
-impressions. Mais le fait est que je n’en ai point souffert. J’ai reçu,
-au contraire, de toutes parts, les marques d’une générosité
-merveilleuse, même touchant des sujets tels que mon privilège d’être
-ordonné prêtre, à Rome, après la très courte période de neuf mois de vie
-catholique. Naturellement, il s’est trouvé bien des personnes pour
-désapprouver la rapidité avec laquelle j’ai été ainsi promu à la
-prêtrise; mais, dans aucun de ces cas, je n’ai pu soupçonner la présence
-de cette jalousie qui se traduit en un désir de vexer le néophyte. D’une
-manière générale, j’ai été étonné de la bonté que les catholiques m’ont
-toujours montrée.
-
-Mais j’ai rencontré une foule de cas, j’ai entendu une foule de paroles
-qui m’obligent à reconnaître, sans l’ombre d’un doute, que bien des
-nouveaux convertis ont à subir jalousie et suspicion de la part de
-certains catholiques, et que, même, c’est là une des plus grandes
-épreuves de leur vie. Une telle attitude est d’ailleurs, elle aussi,
-éminemment humaine et naturelle. «Tu les as rendus égaux à nous, s’écrie
-l’homme de la parabole, à nous qui avons dû supporter la tâche et la
-chaleur de toute la journée!» Et puis encore cette attitude est,
-souvent, plus ou moins justifiée par l’arrogance de tels ou tels
-convertis qui pénètrent dans l’Église, pour ainsi dire, la bannière
-déployée et les tambours battants, comme s’ils étaient des conquérants
-au lieu d’être des vaincus. Mais, en toute honnêteté, j’estime que cette
-arrogance parmi les convertis est chose assez peu commune. La longue
-période d’instruction à travers laquelle ils doivent passer, les
-pénibles sacrifices que beaucoup d’entre eux ont à faire, tout cela,
-sans parler de l’admirable grâce divine qui les a introduits dans
-l’Église, tout cela a d’ordinaire pour effet de purifier et de
-discipliner l’âme à un haut degré. Tout compte fait, et toutes choses
-d’ailleurs égales, le converti a été appelé par Dieu pour donner un plus
-grand témoignage de sincérité que l’homme qui, étant catholique dès le
-berceau, n’a jamais eu d’autre devoir que de conserver sa foi. Toutes
-choses égales, il y a plus d’héroïsme à rompre avec le passé qu’à lui
-rester fidèle.
-
-Ici encore, cependant, ce n’est point parmi les véritables catholiques
-de toujours que se manifestent habituellement la jalousie et la
-suspicion à l’égard des convertis: mais, cette fois encore, c’est
-surtout parmi ceux qui désireraient passer pour tels, parmi ceux qui,
-avec leur résolution de bien marquer l’absence chez eux de «l’esprit du
-converti», se sentent conduits à proclamer ce fait par le moyen d’un
-certain mépris mêlé de reproches. Ils ne sont entrés en possession de
-leur fortune qu’à une date relativement récente, et c’est afin de cacher
-leurs origines religieuses qu’ils rabrouent ceux qui ne sauraient
-prétendre à faire partie d’une telle aristocratie spirituelle.
-
-Il y a donc des défauts chez les catholiques--je pourrais en citer
-quelques autres encore--et ce serait chose tout à fait inutile de
-chercher à les nier. Mais ces défauts ne sont aucunement de l’espèce que
-soupçonnent ou prétendent les non-catholiques. Ces défauts réels sont
-ceux qui relèvent communément de notre nature humaine, les défauts
-ordinaires de tous ceux des membres de l’humanité qui échouent à se
-laisser délivrer de leur faiblesse native par une pénétration complète
-de leur foi religieuse. Mais, au contraire, les défauts que les
-anglicans supposent être les plus caractéristiques dans l’Église romaine
-n’ont absolument rien de caractéristique. Tout d’abord, il n’y a chez
-les catholiques aucune trace de cette division sur les matières de la
-foi que l’anglican est obligé d’accepter, un peu comme sa «croix», dans
-sa propre Église; il n’existe point, chez les catholiques, d’«écoles de
-pensée», au sens où l’entendent les anglicans; et l’on ne saurait
-découvrir l’ombre même d’une différence _dogmatique_ entre les deux
-groupes de tempéraments qui se partagent plus ou moins toute l’espèce
-humaine, les «maximistes» et les «minimistes», ou, comme disent les
-anglicans à propos de l’Église catholique, les ultramontains et les
-gallicans. Dans la mesure où ces deux camps existent vraiment--et encore
-que, pour ma part, en toute franchise, je doive reconnaître
-l’impossibilité absolue où je suis de classer les catholiques de cette
-manière--j’imagine que la différence entre eux ne se rapporte qu’au plus
-ou moins d’opportunité présente d’un certain mode d’action proposé, ou
-bien ne désigne qu’un goût plus ou moins fort de ce qu’on appelle les
-méthodes «romaines», et ainsi de suite. Jamais la division entre les
-catholiques n’atteint des questions d’ordre important: tout au plus
-s’agit-il de menus détails pratiques, et des plus secondaires.
-
-Il n’existe pas non plus, à ma connaissance, de «mécontentement sourd» à
-l’intérieur de l’Église. Certes, j’entends continuellement parler de
-quelque chose de tel, mais toujours seulement de la part de
-non-catholiques. Il n’existe aucune révolte intellectuelle, du moins que
-je sache, chez les esprits les plus vigoureux de la communion romaine,
-et jamais je n’en ai entendu parler que par des non-catholiques. Il
-n’existe aucune trace de ce que l’on a appelé «l’aliénation du sexe
-fort». Au contraire, dans notre pays tout de même qu’en Italie et en
-France, je ne cesse pas de m’étonner de la prédominance extraordinaire
-des hommes sur les femmes, pour tout ce qui est de l’assistance à la
-messe et des autres pratiques, dans nos églises. Le desservant d’une
-paroisse suburbaine, à qui je parlais tout récemment de cela, m’a dit
-que, la veille encore, il avait eu le loisir d’observer le nombre et
-l’espèce des personnes qui avaient assisté à un salut du soir; et il m’a
-assuré que la proportion des hommes, par rapport aux femmes, avait été
-de deux pour un. J’ajoute que ceci, cependant, ne constitue qu’une
-exception: mais le fait qu’elle illustre n’en est pas moins
-incontestable.
-
-Toutes ces accusations, que l’on se plaît à lancer librement contre
-nous, m’apparaissent dépourvues de fondement. Certes, il y a parmi les
-catholiques, comme ailleurs, des tempéraments chauds et froids, des
-natures apostoliques et d’autres qui seraient plutôt diplomatiques.
-Certes il peut se faire, à l’occasion, qu’une petite révolte surgisse,
-comme elle surgirait dans n’importe quelle société humaine. Certes il
-peut arriver que des âmes pleines de soi se dissocient de la vie
-catholique, ou bien, chose plus triste encore, tâchent à rester
-catholiques de nom tout en n’ayant plus rien de catholique dans
-l’esprit. Mais ce que je nie énergiquement, c’est que ces divers
-incidents puissent être considérés, si peu que ce soit, comme des
-tendances, et plus encore que, à les tenir pour des tendances, ces
-incidents puissent être regardés, si peu que ce soit, comme
-caractéristiques du catholicisme. Il n’est pas vrai que le calme
-merveilleux que l’on voit à la surface de l’Église se trouve, en fait,
-recouvrir d’ardents conflits intérieurs. Je le nie de la façon la plus
-formelle: car, simplement, cela n’est point.
-
-Pareillement il est tout à fait faux que la religion catholique ait pour
-trait distinctif un formalisme qui ne se retrouve pas, au même degré
-caractéristique, dans les confessions protestantes. Tout au plus cette
-accusation, souvent répétée, repose-t-elle sur une ombre de vérité: en
-effet, c’est chose certaine que, parmi les catholiques, l’excès
-d’émotion et la sentimentalité violente sont généralement découragés, et
-que l’on est communément enclin à faire consister plutôt l’essence de la
-religion dans l’adhésion et l’obéissance de la volonté. D’où résulte
-que, naturellement, des personnes d’une nature relativement peu dévote,
-lorsqu’elles sont catholiques, continuent à pratiquer leur religion en
-n’accomplissant que le plus strict minimum de leurs obligations, et
-cela, parfois, dans des conditions assez médiocres et prosaïques; tandis
-que les mêmes personnes, si elles appartenaient à l’anglicanisme,
-renonceraient complètement à toute pratique religieuse. Si bien que,
-peut-être, il serait vrai de dire que le niveau _émotionnel_ moyen d’une
-réunion de catholiques est plus bas que le niveau correspondant d’une
-réunion de protestants: mais de cela ne dérive en aucune façon que les
-catholiques soient plus formalistes que les protestants. Ces âmes
-froides et peu dévotes adhèrent à leur religion simplement par
-obéissance; et il y aurait en vérité quelque chose de singulier à
-vouloir les condamner pour un tel motif! L’obéissance à la volonté de
-Dieu--ou même à ce que l’on croit être la volonté de Dieu--n’est-elle
-pas en réalité _plus_ méritoire, et non pas _moins_, lorsqu’elle ne se
-trouve pas accompagnée de consolations émotionnelles et de ferveur
-sentimentale?
-
-En résumé, donc, je serais porté à déclarer ceci: que, à en juger par
-une expérience de neuf années de sacerdoce anglican et huit années de
-sacerdoce catholique, il y a des défauts aussi bien dans la communion
-anglicane que dans la communion catholique; mais que, dans le cas des
-anglicans, ces défauts sont essentiels et radicaux, puisqu’ils
-constituent des fissures dans ce qui devrait être divinement intact,
-c’est-à-dire dans des choses telles que la certitude de la foi, l’unité
-des croyants, l’autorité de ceux qui devraient être les pasteurs au nom
-de Dieu; tandis que, dans le cas de l’Église catholique, ces défauts
-sont simplement ceux de la faiblesse humaine, inséparables de l’état
-d’imperfection où tout homme est plongé. Les défauts de l’anglicanisme,
-et de tout le protestantisme en général, sont des preuves établissant
-que le système entier n’est point de portée divine; les défauts dans le
-système catholique nous montrent seulement que ce système a un côté
-humain en même temps qu’un côté divin, et c’est là ce que pas un
-catholique n’a jamais songé à nier.
-
-
-III
-
-A Rome, j’ai appris une leçon éminemment importante, parmi cent autres.
-On a fort bien dit que l’architecture gothique représente l’âme aspirant
-à Dieu, et que l’architecture romane, ou encore celle de la Renaissance,
-représentent Dieu s’unissant aux hommes. Ces deux aspects de la religion
-sont également vrais, mais aucun des deux n’est complet sans l’autre.
-D’une part, il est vrai que l’âme doit toujours tâcher à percer du
-regard les ténèbres pour découvrir un Dieu qui se cache, toujours se
-rappeler que l’infini dépasse le fini et qu’une énorme quantité
-d’ignorance doit être un élément nécessaire de toute croyance. Les
-contours de ce monde, pour ainsi dire, sont noyés dans l’obscurité: la
-lueur qui scintille devant nous suffit pour nous faire avancer sur notre
-route, mais ne peut guère nous aider à rien d’autre. C’est en silence
-que Dieu est connu, et parmi des mystères qu’il se manifeste. «Dieu est
-esprit», un esprit sans forme, sans limites, invisible et éternel; et
-ceux qui l’adorent doivent l’adorer en «esprit et en vérité». Voilà,
-donc, d’une part, la mystique et profonde obscurité de l’expérience
-spirituelle!
-
-Mais voici, d’autre part, que Dieu est devenu homme, et que «le Verbe
-s’est fait chair»! L’inconnaissable nature divine «est venue habiter
-parmi nous, sous un vêtement de chair, et nous avons contemplé sa
-gloire». Ce qui était caché a été révélé. Ce n’est pas seulement nous
-qui avons soif et qui cherchons: c’est Dieu qui, ayant soif de notre
-amour, est mort sur la croix afin de pouvoir ouvrir le royaume des cieux
-à tous les fidèles, et qui a déchiré le voile du temple sous le
-contre-coup de son soupir d’agonie, et qui, maintenant encore, se tient
-et frappe à la porte de tout cœur humain, afin de pouvoir entrer et
-s’attabler avec l’homme. Le dôme rond des cieux s’est abaissé sur la
-terre; les murs du monde sont devenus visibles; l’immense lumière de la
-Révélation ruisselle de tous côtés, par des fenêtres claires, sur un sol
-resplendissant; et les anges et les hommes frémissent dans une même
-ivresse d’amour divin; le maître-autel se dresse en pleine vue, parmi
-une gloire d’or et de cierges; et, au-dessus de lui, la tente de Dieu
-fait homme se montre à tous, pour que tous puissent également voir et
-adorer.
-
-Or, cet aspect de la religion chrétienne n’avait eu jusque-là, pour moi,
-presque aucune importance. J’étais un homme du Nord, élevé dans les
-voies des races du Nord. J’aimais la pénombre, et la musique
-mystérieuse, et l’ombrage des profondes forêts; je détestais les espaces
-amplement ensoleillés, et les trompettes à l’unisson, et les formes
-rondes et carrées en architecture. Je préférais la méditation à la
-prière vocale, Mme Guyon à saint Thomas, le treizième siècle--tel que je
-l’imaginais--au seizième. Jusque vers la fin de ma vie anglicane,
-j’aurais été prêt à avouer cela franchement; plus tard, si l’on m’avait
-affirmé que tels étaient mes goûts, je m’en serais attristé, car je
-commençais à comprendre que le monde était à la fois matériel et
-spirituel, et que les croyances définies étaient aussi nécessaires que
-les aspirations. Mais, en arrivant à Rome, je dus reconnaître décidément
-combien peu j’avais compris jusque-là.
-
-Je voyais autour de moi une ville qui n’était que Renaissance, étalée
-sous un ciel limpide et un brûlant soleil; et la religion, dans cette
-ville, était l’âme demeurant dans le corps. C’était l’assertion de la
-réalité du principe humain incarnant le divin. Même les dogmes les plus
-exclusivement chrétiens m’étaient exprimés en des images païennes. La
-Révélation parlait sous les formes de la religion naturelle; Dieu se
-manifestait ouvertement en pleine lumière; les prêtres officiaient,
-répandaient l’eau lustrale, allaient en longues processions avec de
-l’encens et des cierges, et parfois même donnaient au ciel le nom
-d’Olympe. _Sacrum Divo Sebastiano_, je voyais cela inscrit sur un autel
-de granit. J’avais à écouter les leçons de prêtres professeurs qui
-criaient, riaient, procédaient à leur enseignement avec une bonne humeur
-expansive. Je voyais l’image du «père des princes et des rois» exposée
-dans les rues, le jour de la fête du Pontife, entourée de fleurs et de
-lumières, tout à fait à la façon dont on avait coutume d’honorer
-autrefois les souverains temporels. Je descendais dans les catacombes,
-le jour de Sainte-Cécile, et j’y respirais une odeur de myrte qui venait
-de branches semées sur le sol, rendant à la mémoire de la sainte le même
-hommage qui jadis avait été rendu à des vainqueurs de combats tout
-profanes. En un mot, je commençais à comprendre que «le Verbe s’était
-fait chair et avait habité parmi nous»; et que, de même qu’il avait pris
-la substance créée d’une Vierge pour se pourvoir d’un corps naturel, de
-même aussi il continuait de prendre la substance créée des hommes--leurs
-pensées, leurs expressions, et leurs manières d’agir--pour se pourvoir
-de ce corps mystique au moyen duquel il est toujours avec nous. Est-ce
-donc que le catholicisme est «matériel»? Oui, certes; il l’est tout à
-fait comme la Création et l’Incarnation, ni plus, ni moins.
-
-Je ne saurais songer à décrire ce que signifie cette découverte, pour
-une âme de nos races du Nord. A coup sûr, elle signifie le pâlissement
-de quelques-unes des anciennes lumières qui, jadis, nous avaient paru
-merveilleuses, dans la demi-obscurité de l’expérience individuelle; ou
-plutôt la découverte signifie pour nous la disparition de ces lumières,
-dans le puissant éclat du plein jour de midi. Placez, à côté d’une pompe
-romaine, le plus exquis des offices anglicans: combien vous le verrez
-devenir provincial, local, individualiste! A côté d’un professeur romain
-enseignant à des auditeurs de toutes les races les devoirs des citoyens
-envers l’État, placez un théologien anglican occupé à expliquer les
-épîtres de saint Paul à de jeunes étudiants de Cambridge; à côté d’un
-frère italien de San-Carlo le plus passionné des missionnaires de
-l’Église anglicane! Mettez côte à côte les paysans de la Campagne
-romaine chantant des hymnes à Saint-Jean-de-Latran, avec des branches
-d’olivier dans les mains, et une pieuse compagnie d’anglicans rassemblés
-pour les cantiques du soir; juxtaposez un des officiants de
-Sainte-Marie-Majeure et le ritualiste le plus parfaitement entraîné; en
-costume de «messe!» Comparez n’importe quel aspect du culte catholique,
-tel qu’il se montre à Rome, à un aspect correspondant du culte anglican!
-Tout de suite la différence apparaîtra, une différence qui aura pour
-effet de révéler la pauvreté, l’insuffisance timide et médiocre des
-imitations anglicanes.
-
-Et ainsi, il se trouve qu’un séjour à Rome produit forcément, chez un
-homme de ma sorte, une expansion de vues dépassant toutes paroles.
-Tandis que, jusqu’alors, j’avais été accoutumé à me représenter le
-christianisme comme une fleur délicate, divine en raison même de sa
-fragilité surnaturelle, je voyais maintenant que c’était un arbre dans
-les branches duquel tous les oiseaux des airs pouvaient loger à l’aise,
-un arbre divin par cela seul que l’amplitude de ses branches et la force
-de ses racines ne pouvaient s’expliquer d’aucune manière humaine.
-Auparavant, je m’étais fait du christianisme l’image d’un doux et subtil
-parfum, demandant à être goûté dans le recueillement; et maintenant je
-voyais que le christianisme était le levain caché dans les lourdes
-mesures du monde, et ayant pour effet de faire lever la pâte dans des
-proportions incalculables.
-
-
-IV
-
-Ainsi, de jour en jour, l’enseignement de Rome se poursuivait pour moi.
-J’étais comme un jeune garçon introduit pour la première fois dans un
-grand dépôt de machines. Autour de moi, les roues mugissaient,
-d’immenses mouvements se prolongeaient; le fracas et la puissance
-m’étourdissaient; et cependant, peu à peu, je commençais à apprendre
-qu’il y avait quelque chose qui jusque-là m’était resté inconnu, quelque
-chose que je n’aurais jamais pu découvrir dans mon calme demi-jour du
-Nord. C’étaient ici les bureaux du monde spirituel; ici la grâce était
-distribuée, le dogme défini, les provisions faites pour les âmes de
-l’univers entier. Ici Dieu avait choisi son siège pour régner sur son
-peuple, dans ce lieu où autrefois Domitien, _Dominus et Deus Noster_, ce
-singe de Dieu, avait régné concurremment avec le vicaire de Dieu, encore
-caché dans l’ombre. Le vendredi saint, sous les ruines du Palatin,
-j’entendais lire: «Si tu laisses cet homme en liberté, tu n’es pas l’ami
-de César!» Or, à présent, «cet homme» est roi, et César n’est plus rien.
-C’est ici en vérité, infiniment plus que partout ailleurs, c’est ici que
-le levain plongé il y a dix-neuf siècles par la main de Dieu dans la
-pâte pesante de l’Empire romain s’est exprimé en degrés, en lois, et en
-dogmes; c’est ici que le sang de Pierre, qui a arrosé le sol au-dessous
-de l’obélisque du Vatican, continue de circuler, plus vivant que jamais,
-dans les veines de Pie X, _Pontifex maximus et Pater Patrum_, à cent pas
-de distance de ce même obélisque!
-
-Voilà l’une des choses que j’ai apprises à Rome; et cette chose-là
-valait dix mille fois le conflit qui se livrait en moi à son sujet. Je
-comprenais enfin que rien d’humain n’était étranger à Dieu; que les
-efforts des nations préchrétiennes les avaient amenées très près de la
-Porte de Vérité; que leurs petits systèmes et tous leurs travaux
-n’avaient pas été méprisés par Celui qui les avait permis; et que «Dieu,
-ayant parlé en diverses occasions et de diverses manières, dans les
-temps passés, à nos pères par les prophètes, nous avait enfin parlé
-directement par son Fils, qu’il avait proclamé l’héritier de toutes
-choses, et par lequel aussi il avait créé le monde, et qui, étant la
-splendeur de sa gloire et la figure de sa substance, et faisant
-purgation de nos péchés, se trouve assis à la droite de la Majesté
-Suprême».
-
-
-V
-
-Et après avoir appris cela à Rome, j’ai appris une fois de plus, de
-retour en Angleterre, que l’Église est aussi tendre qu’elle est forte.
-Pareille à son Époux divin, elle voit toutes les choses et tous les
-hommes, régissant des forces immenses; et cependant, dans sa divinité,
-elle ne dédaigne pas «le moindre de ces petits». Pour le monde, elle est
-une reine, rigide, hautaine, impérieuse, revêtue d’or et de joyaux: mais
-pour ses propres enfants elle est une mère, bien plus encore qu’une
-reine. Elle cicatrise les plaies des plus humbles de ses enfants, elle
-écoute leurs doléances à peine perceptibles, elle leur enseigne
-patiemment leurs leçons, et désire passionnément de les voir croître
-comme autant de princes. Mais surtout elle connaît la manière de leur
-parler de leur Père, de leur interpréter Sa volonté, de leur raconter
-l’histoire de Ses exploits. Elle insuffle en eux quelque chose de son
-propre amour et de son propre respect; elle les encourage à être francs
-et sans crainte, à la fois vis-à-vis d’elle et vis-à-vis de Lui. Elle
-les prend par la main et, par un sentier secret, les introduit en Sa
-présence.
-
-Tout ce que j’avais trouvé naguère de direction et d’encouragement dans
-mon ancienne maison, je l’ai retrouvé à présent de la part des prêtres
-de cette Église, et en les découvrant doués de science aussi bien que
-d’amour. Toute cette liberté de foi et de pensée individuelles, que
-quelques-uns se figurent être le privilège des confessions
-non-catholiques, j’ai trouvé tout cela expressément procuré et garanti
-dans nos temples, et j’en ai usé désormais avec bien plus de confiance,
-sachant que l’œil infaillible de l’Église était sur moi, et que, sans
-faute, elle m’avertirait d’abord, et enfin me frapperait, s’il
-m’arrivait de me hasarder trop loin. Ses bras sont aussi ouverts à ceux
-qui veulent servir Dieu dans le silence et la solitude qu’à ceux qui
-«dansent devant lui de toutes leurs forces». Car, pareille à la charité,
-dont elle est l’incarnation, l’Église «est patiente, elle est bonne,
-elle supporte toutes choses». En elle «nous savons en partie et en
-partie nous prévoyons»; nous sommes assurés de ce que nous avons reçu,
-et nous attendons avec espoir ce qui est encore à venir. C’est en elle
-que je comprends suprêmement que, «lorsque j’étais un enfant, je parlais
-comme un enfant, j’entendais comme un enfant, je pensais comme un
-enfant; mais que, lorsque je suis devenu un homme, j’ai dépouillé les
-choses de l’enfant».
-
-Ainsi donc, tout ce qui se rencontre dans les autres systèmes, pour
-individuels qu’on les suppose, tout cela se retrouve dans l’Église: le
-mysticisme du Nord, la patience de l’Orient, la confiance joyeuse du
-Sud, et l’entreprise hardie de l’Ouest. L’Église comprend et réchauffe
-le cœur aussi bien qu’elle guide et informe la tête. Elle regarde la
-virginité comme l’état le plus honorable, et, en même temps, regarde le
-mariage comme un sacrement très saint et indissoluble. Elle seule
-reconnaît explicitement la vocation de l’individu et, en même temps, les
-idéals de la race, avec un respect pour la foi subjective égal à sa
-fidélité envers la vérité objective. Elle seule, en effet, est
-parfaitement familière et tendre avec l’âme isolée, comprenant ses
-besoins, suppléant à ses lacunes, traitant soigneusement ses faiblesses
-et ses péchés; simplement parce qu’elle est grande comme le monde, et
-vieille comme les âges, et infinie de cœur comme Dieu.
-
-
-VI
-
-Si bien qu’aujourd’hui, en relisant les premières pages de ces
-_Confessions_, je vois le plan de Dieu à mon égard se dessiner comme un
-fil d’or à travers toutes les régions montueuses parmi lesquelles j’ai
-eu à marcher, depuis les aimables prairies de la maison paternelle et de
-l’école, et les hauteurs abruptes et accidentées du travail paroissial,
-jusqu’à ce plateau fortifié d’où, pour la première fois, le monde m’est
-apparu tel qu’il est réellement, et non pas tel que j’avais pensé qu’il
-était. Je comprends maintenant qu’il y existe une cohésion entière dans
-tout ce que Dieu a fait; qu’il n’y a pas une seule aspiration du fond
-des ténèbres qui ne trouve son chemin jusqu’à Lui; pas un système de
-pensée qui ne reflète au moins un rayon de Sa gloire éternelle; pas une
-âme qui n’ait sa place dans l’économie totale de Son œuvre. D’un côté,
-il y a soif, et désir, et inquiétude; de l’autre, satisfaction et paix.
-Mais il n’y a pas un instinct qui n’ait son objet, pas une mare qui ne
-reflète le soleil; pas un lieu désolé sur la terre qui n’ait le ciel
-au-dessus de soi. Et, à travers ce désert plein de ruines, Sa bonté
-infinie m’a conduit jusqu’à l’endroit où Jérusalem est descendue d’en
-haut; elle m’a élevé, de ces sentiers tournants qui ne mènent nulle
-part, jusque sur la large route qui mène droit à Lui.
-
-C’est sur cette route que je dois marcher maintenant, et le jour est
-prochain où mes pas s’arrêteront. Mais il n’y a rien à craindre pour
-ceux qui s’avancent sur cette route-là; plus de montagnes à gravir, ni
-de torrents à traverser. Dieu a rendu toutes choses aisées pour ceux
-qu’il a admis à passer sous la Porte du Ciel qu’il a bâtie sur la terre;
-le fleuve même de la mort n’est pour eux qu’un cours d’eau sans dangers,
-semé de ponts et garni de parapets de chaque côté; et l’ombre de la mort
-n’est que comme un demi-jour, pour ceux qui la contemplent dans la
-lumière de l’Agneau.
-
-«Voici la tente de Dieu avec les hommes; et il va demeurer avec eux, et
-il essuiera toutes les larmes de leurs yeux, et la mort cessera
-d’être... La cité n’a pas besoin de soleil ni de lune, car la gloire de
-Dieu l’a illuminée, et c’est l’Agneau qui est la lampe qui l’éclaire.»
-
-
-FIN
-
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-TABLE DES MATIÈRES
-
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- Pages.
- Préface VII
-
- CHAPITRE PREMIER
- Les premières impressions religieuses 1
-
- CHAPITRE II
- Le début de la crise 61
-
- CHAPITRE III
- Au monastère anglican de Mierfield 95
-
- CHAPITRE IV
- Les progrès de la crise 125
-
- CHAPITRE V
- La montée décisive 161
-
- CHAPITRE VI
- Les derniers pas 183
-
- CHAPITRE VII
- L’arrivée 207
-
- CHAPITRE VIII
- La nouvelle demeure 225
-
-
-
-
- TOURS
- IMPRIMERIE E. ARRAULT ET Cie
- 3761
-
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-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74842 ***
+ +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74842 *** + + + + + + + Mgr ROBERT-HUGH BENSON + + LES CONFESSIONS + D’UN + CONVERTI + + Traduites de l’Anglais avec l’autorisation de l’Auteur + PAR + TEODOR DE WYZEWA + + + PARIS + LIBRAIRIE ACADÉMIQUE + PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS + 35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35 + 1914 + Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays. + + + + +DU MÊME AUTEUR + + + Le Maître de la Terre, roman traduit de l’anglais, avec + l’autorisation de l’auteur, par T. de Wyzewa, 20e édition. + Un volume in-16 3 fr. 50 + + La Lumière invisible, scènes et récits de la vie mystique, + traduits de l’anglais, avec l’autorisation de l’auteur, par + T. de Wyzewa, 4e édition. Un volume in-16 3 fr. 50 + + La Vocation de Franck Guiseley, roman traduit de l’anglais, + avec l’autorisation de l’auteur, par T. de Wyzewa. Un + volume in-16 3 fr. 50 + + Le Christ dans l’Église, traduit de l’anglais, avec + l’autorisation de l’auteur, par l’abbé F. Thellier et + Paul Deron, 2e édition. Un volume in-16 3 fr. 50 + + + + +IL A ÉTÉ IMPRIMÉ: + +dix exemplaires numérotés sur papier de Hollande Van Gelder. + + +Copyright by Perrin et Cie, 1914 + + + + +[Illustration: Robert Hugh Benson.] + + + + +AU R. P. REGINALD BUCKLER, O. P., + +dont la main paternelle a bien voulu ouvrir pour moi les portes de la +Cité de Dieu. + + + + +PRÉFACE + + +Le petit livre qu’on va lire a été publié d’abord, sous la forme d’une +série d’articles, dans une revue américaine, l’_Ave Maria_, au cours des +années 1906 et 1907. C’est avec l’aimable autorisation du directeur de +cette revue, le Père Hudson, que je le réimprime aujourd’hui, un peu +corrigé et pourvu d’un petit nombre d’additions. + +Depuis le temps de l’apparition de mon récit dans l’_Ave Maria_, maintes +personnes m’ont engagé à recueillir en volume cette série d’articles: +mais j’ai longtemps hésité avant de m’y résoudre. J’ai hésité, en +partie, parce que je me suis demandé si un ouvrage comme celui-là avait +chance de rendre vraiment service à qui que ce fût, et en partie parce +que je me proposais d’étendre et de développer considérablement ma +relation primitive, et puis d’y joindre encore une peinture de mon +évolution intérieure après ma conversion. A ce dernier projet, +cependant, j’ai vite dû renoncer, en raison de la difficulté extrême que +je découvrais à établir une comparaison définie entre mes anciennes +impressions d’anglican, qui s’effaçaient très rapidement de ma mémoire, +et l’effet de plus en plus profond que produisaient en moi mes croyances +catholiques. Le cardinal Newman a assimilé quelque part les impressions +d’un anglican converti à celles d’un personnage d’un conte de fées qui, +après avoir vécu durant toute la nuit dans une ville enchantée, se +retourne, au lever du soleil, pour jeter un regard sur la ville, et qui +a la grande surprise de constater que celle-ci a disparu: les monuments +qu’il avait admirés pendant la nuit se sont évanouis, comme un +brouillard sous la lumière de l’aube nouvelle. C’est exactement ce qui +m’est arrivé. Je me sens désormais absolument incapable de comparer les +deux systèmes de croyances, ainsi que j’étais en état de le faire durant +les premiers mois de ma conversion: car il se trouve que la croyance que +j’ai quittée ne m’apparaît plus du tout un système cohérent, une ville +habitable avec les monuments et les maisons qu’il m’avait semblé y +connaître naguère. Il me reste, naturellement, dans l’esprit toute sorte +d’images, de souvenirs, et d’émotions, se rattachant à mon séjour dans +l’anglicanisme, et quelques-unes de ces images sont même parmi les plus +sacrées et les plus chères de mon cœur, et toujours encore je me sens +heureux de compter au nombre de mes amis maintes personnes qui +continuent à trouver dans l’anglicanisme la liaison et la vie d’un +véritable système religieux; mais, quant à moi, je ne puis plus voir en +lui autre chose que des fragments détachés de leur centre primitif, et +employés après coup à la construction d’un édifice purement humain, sans +fondement stable. + +Cette impression nouvelle ne s’accompagne d’ailleurs chez moi--autant +que je puis en avoir conscience--d’aucune amertume. Tout au plus +m’arrive-t-il parfois d’éprouver un mouvement d’impatience à la pensée +d’avoir été retenu si longtemps par des ombres, empêché par elles +d’entrer en possession de la substance divine. Mais toute comparaison +équitable des deux systèmes m’est dorénavant complètement impossible: +comment songer à établir une comparaison entre un rêve et une réalité? +Si bien que force m’a été de renoncer à tout espoir de joindre à la +peinture, de plus en plus confuse en moi, de ma période d’anglicanisme +l’histoire de mes aventures bien autrement actives et vivantes sous le +plein soleil de la Vérité Éternelle. Et puisque nombre d’amis m’ont +conseillé de publier le récit de la longue suite d’épreuves qui ont +constitué pour moi le passage de l’ancien demi-jour à la présente +lumière, c’est donc ce récit que l’on va lire, tel à peu près que je +l’ai écrit naguère pour les lecteurs de l’_Ave Maria_. J’ai profondément +conscience de tout ce qu’il y a de choquant dans l’«égotisme» +ininterrompu de pages comme celles-là; mais comment échapper à cet +inconvénient, dès que l’on tente de mettre au service d’autrui les +résultats de sa propre expérience? + +Robert-Hugh Benson. + +Édimbourg, novembre 1912. + + + + +LES CONFESSIONS D’UN CONVERTI + + + + +CHAPITRE PREMIER + +LES PREMIÈRES IMPRESSIONS RELIGIEUSES + + +Lorsqu’un voyageur se trouve enfin parvenu sur un haut plateau, il lui +est très difficile de se rendre compte bien exactement de la route qu’il +a suivie pour y parvenir: cette route tourne, s’élève, retombe, +s’élargit et se rétrécit, de telle manière que le souvenir qui en reste +au voyageur lui apparaît étrangement confus. Sans compter que les +explications qui lui sont criées d’en bas, aussi bien par les amis que +par des étrangers, ne sont guère faites, non plus, pour suppléer à +l’insuffisance de sa propre mémoire. + + +I + +L’on m’a dit que j’étais devenu catholique parce que je me laissais +abattre sous l’échec, et parce que je me laissais exalter sous le +succès; parce que j’étais trop rempli d’imagination, et parce que je +manquais du sens de l’observation; parce que je n’avais pas assez de +confiance dans les choses, et parce que j’en avais trop; parce que +j’étais trop ardent à espérer, et trop prompt au désespoir; parce que +j’étais orgueilleux et pusillanime. Plusieurs ont même dit, en présence +de mes livres, que je n’avais jamais vraiment compris l’Église +d’Angleterre. + +Et, naturellement, cela n’est pas impossible; mais, en tout cas, cette +inintelligence ne résulte pas du manque d’information. Le fait est que, +ainsi qu’on va le voir, j’ai été élevé pendant vingt-cinq ans dans une +famille ecclésiastique anglicane; moi-même j’ai été, pendant neuf ans, +pasteur anglican; dans des paroisses de ville et de campagne, ainsi que +dans une congrégation religieuse. Mon père, en sa qualité d’archevêque +de Cantorbéry, se trouvait être le chef spirituel de toute la communion +anglicane; ma mère, mes frères et mon unique sœur continuent aujourd’hui +encore à faire partie de cette communion, tout de même qu’un grand +nombre de mes amis. J’ai été préparé aux ordres sacrés par le théologien +anglican le plus en vue de son temps; et cette préparation a fini par +faire de moi, durant de longues années, un membre passionnément +convaincu de la Haute Église. + +J’ajouterai que, maintenant que j’ai pris la plume pour raconter mon +évolution religieuse passée, je m’aperçois que jamais encore jusqu’ici +je n’ai sérieusement tâché à reconstituer le détail de cette évolution; +de telle sorte que ma tentative m’apparaît bien imprudente et bien +dangereuse. Car c’est chose extrêmement facile de se tromper soi-même; +et c’est chose extrêmement difficile de ne pas se complaire à voir +seulement ce que l’on désire voir; et puis, surtout, j’ai peur que mes +propres aveux ne réussissent pas à être convaincants pour d’autres +personnes. Nul moyen, en effet, de définir en quoi a consisté la +direction de l’Esprit de Dieu, ou de diagnostiquer les opérations de cet +Esprit dans les chambres secrètes de l’âme... + +Tout au plus est-il possible de décrire à peu près fidèlement +l’apparence extérieure des diverses régions à travers lesquelles notre +âme a passé, et puis aussi d’offrir une peinture sommaire des principaux +incidents de la route, réflexions intérieures ou paroles venues du +dehors. La foi religieuse, au fond, est un travail divin accompli dans +les ténèbres, même quand ce travail nous semble incarné dans des +arguments intellectuels et des faits historiques: car il faut se +rappeler que deux âmes également sincères et intelligentes peuvent +rencontrer les mêmes manifestations extérieures, et en tirer des +conclusions absolument opposées. L’essence véritable de notre vie +intérieure réside quelque part où nulle exploration psychologique ne +saurait atteindre. + + +II + +Je vais d’abord essayer de décrire le mieux possible ma première +éducation religieuse, et la situation intime qui en est résultée pour +moi. + +J’ai été élevé dans les sentiments et les idées de l’anglicanisme +modéré, et, naturellement, j’ai d’abord accepté celui-ci comme le mode +le plus représentatif, comme le plus légitime aussi, de toute la +communion protestante. J’ai appris,--autant du moins que je pouvais les +comprendre,--les dogmes établis naguère par les théologiens anglais du +dix-septième siècle; j’ai été instruit à être suffisamment respectueux +de l’autorité établie, affranchi de tout excès d’enthousiasme, méprisant +et hostile à l’égard de Rome. J’ai été instruit encore à croire dans la +Présence réelle sans vouloir tenter de la définir; à apprécier la +solennité et la beauté du culte sans lui attribuer une portée absolue. +Enfin mes premiers maîtres m’ont fait étudier d’abord toute la Bible en +général, et c’est seulement ensuite que j’ai abordé l’étude du Nouveau +Testament. J’ai d’ailleurs l’impression,--si je puis parler ainsi sans +paraître impertinent,--que mon éducation religieuse a été des plus +sages. Je m’intéressais à la religion; je suivais les cérémonies du +culte dans des cathédrales et des églises magnifiques, avec permission +de m’en aller avant le sermon; j’étais nourri des allégories de +Wilberforce, ainsi que des histoires des premiers martyrs chrétiens; et +les vertus qui m’étaient recommandées comme les plus admirables étaient +les précieuses vertus de la véracité, du courage, de l’honneur, de +l’obéissance, et du respect. Je ne crois pas que mon éducation m’ait +amené à aimer Dieu consciemment; mais du moins je n’ai jamais éprouvé +cette terreur devant toute manifestation de la force divine, ou encore +devant les menaces de l’enfer, qui souvent s’impose pour toujours à des +âmes formées sous la discipline protestante. Autant qu’il me souvient, +j’acceptais Dieu, assez froidement, comme un Père d’une présence et +d’une autorité universelles. Quant à la personne de Notre-Seigneur, +celle-là m’apparaissait beaucoup plus d’après les Évangiles que d’après +ma propre expérience spirituelle. Je pensais à elle au passé ou au +futur, rarement au présent. + +L’influence de mon père sur moi a toujours été si grande que je +tâcherais vainement à vouloir la définir. Je n’ai pas l’idée que mon +père m’ait jamais bien compris: mais sa personnalité était si dominante +et si pénétrante que ce manque de compréhension de sa part, à mon +endroit, n’a guère amené de différence dans l’ensemble de son action sur +moi. Le fait est qu’il a formé et façonné mes vues en matière religieuse +de telle sorte que, aussi longtemps qu’il a vécu, concevoir des opinions +autres que les siennes m’aurait produit l’effet d’un blasphème. Il y +avait bien dès lors, dans son système de croyances, certains points qui +m’embarrassaient, et qui continuent à m’embarrasser aujourd’hui encore: +mais ces points ne me causaient pas plus de doutes touchant l’excellence +et la vérité de la foi de mon père que les difficultés intellectuelles +que m’offre à présent la Révélation divine ne me causent de doutes +concernant son autorité. + +Mon père était, au total, un représentant presque parfait de la Haute +Église d’autrefois. Il avait un amour profond de la dignité et de la +splendeur du culte divin, un grand sentiment de l’autorité de l’Église, +et une orthodoxie inébranlable à l’égard des fondements généraux de la +foi chrétienne. Et cependant il avait beau répéter, avec beaucoup de +sérieux sous son ton de plaisanterie, qu’il aurait dû avoir été un +chanoine dans une cathédrale française; il avait beau réciter +scrupuleusement, chaque jour, les prières du matin et du soir imposées +par l’Église anglicane; il avait beau aimer infiniment l’histoire de +l’Église et la connaître à fond, tout de même que l’histoire des +liturgies chrétiennes et les écrits des Pères: tout cela ne l’empêchait +point, suivant ce qui me semblait dès ce moment, de manquer sur certains +points particuliers à l’application de ses principes. Par exemple, il +n’y a point de coutume plus fortement enracinée dans l’antiquité, ni +enjointe plus explicitement dans le Livre de Prières anglais, que celle +du jeûne du vendredi; il n’y a guère de discipline ecclésiastique plus +primitive que celle qui interdit le mariage d’un homme qui a déjà reçu +les ordres majeurs; et il n’y a rien de plus clair,--me disais-je à ce +moment,--parmi les questions disputées touchant le mariage, que le +principe suivant lequel la rupture du lien matrimonial en faveur de l’un +des conjoints, avec permission pour lui de se remarier, a simultanément +pour effet de relever du même lien l’autre conjoint. Or, je me trouve +encore tout à fait hors d’état de comprendre,--surtout en me rappelant +l’amour enthousiaste de mon père pour ce que j’appellerais la coutume +chrétienne,--de quelle façon cet homme plein de bon sens et de foi +justifiait son attitude à l’égard des trois points susdits; car je ne me +souviens pas que jamais il se soit abstenu de viande un vendredi, ni +aucun autre jour,--tout en ne se faisant pas faute de se mortifier, je +le sais, par maintes autres pratiques;--pareillement, je ne l’ai jamais +entendu soulever la moindre objection théorique en présence de mariages +contractés par des prêtres ou évêques anglicans; et enfin je me rappelle +que toujours, lorsqu’un divorce avait été prononcé par la loi civile, +mon père était d’avis que le conjoint «coupable» n’avait pas le droit +d’obtenir de l’Église la bénédiction d’un second mariage, tandis que +l’autre conjoint en avait le droit. + +De même je n’ai jamais pu comprendre, depuis le début, de quelle manière +mon père interprétait ces paroles de son _Credo_: «Je crois en la Sainte +Église catholique.» Je me souviens qu’il retranchait de l’unité +extérieure de cette Église les confessions chrétiennes qui n’admettaient +pas la succession épiscopale; d’autre part, comme j’aurai à le raconter +bientôt avec plus de détail, il hésitait sur la question de savoir si +l’Église de Rome se trouvait ou non déchue de sa place dans le corps du +Christ; tandis que, par ailleurs encore, il témoignait de la plus grande +sympathie pour certains groupes de chrétiens orientaux dont les dogmes +avaient été explicitement condamnés par des conciles que lui-même, mon +père, reconnaissait avoir été pleinement œcuméniques. + +De même encore je n’ai jamais bien compris son attitude à l’égard de +doctrines telles que celle du sacrement de pénitence. En théorie, il +maintenait fermement que Jésus-Christ avait donné autorité à ses +ministres d’absoudre et de remettre les péchés des fidèles repentants; +et lui-même, en pratique, durant une certaine crise de ma vie, m’a +recommandé de me confesser à un «discret et savant» pasteur de sa +connaissance; et cependant, autant que je sache, jamais il n’insistait +sur l’utilité de la confession en général, et jamais lui-même ne +recourait à la confession. Il croyait pleinement au pouvoir des clefs +transmises par Jésus à Pierre: mais en même temps il semblait estimer +que ce moyen d’être soulagé ne devait être employé que si nul autre +moyen ne réussissait à procurer la paix de l’âme. En un mot, il semblait +admettre que l’autorité conférée, dans des conditions extraordinairement +solennelles, par le Christ à ses apôtres n’était aucunement nécessaire +pour le pardon du péché mortel commis après le baptême. + +Après cela, je suis tout à fait sûr que mon père ne se croyait pas du +tout inconséquent, et avait des principes qui réconciliaient, à ses +propres yeux, ces apparentes contradictions. Mais ce qu’étaient ces +principes, jamais je n’ai pu le savoir. Car encore que rien ne lui fût +aussi agréable que d’être consulté par ses enfants sur des matières +religieuses, en fait mon vénéré père n’était pas très accessible à des +natures timides. Pour ma part, j’avais toujours un peu peur de lui +paraître ignorant, et plus peur encore de le choquer. Pas une seule +fois, dans une difficulté véritable, je n’ai manqué à le trouver +infiniment tendre et attentif, mais son intense personnalité et l’ardeur +presque farouche de sa foi me donnaient toujours l’illusion qu’il +jugerait irrespectueux chez moi, et indigne d’un fils, de ne pas +acquiescer sur-le-champ à tous ses jugements; d’où résultait que, +souvent, je me résignais à ignorer ce que pouvaient être ces jugements +eux-mêmes. + +Mais en tout cas la religion, dans notre maison, se trouvait toujours +colorée et vivifiée par la puissante individualité de mon père. Je me +rappelle, maintenant encore, le sentiment de plénitude et de sécurité +qui en dérivait. Les offices du matin et du soir, d’abord dans la petite +chapelle de Lincoln, où mon père était chancelier depuis ma naissance +jusqu’à ma cinquième année, puis dans son merveilleux oratoire privé de +Truro, où il fut évêque jusqu’après ma treizième année, et enfin dans +les belles chapelles archiépiscopales de Lambeth et d’Addington, après +son élévation au siège de Cantorbéry; ces offices, dont les moindres +détails avaient été soigneusement réglés par mon père lui-même, se +trouvaient observés avec une rigueur et une révérence liturgiques +incomparables, et conservent encore dans mon cœur un étrange parfum qui +jamais, sans doute, ne s’en effacera. + +D’autres voies par lesquelles s’est imposée à moi l’influence religieuse +de mon père étaient les suivantes: + +Le dimanche après-midi, à la campagne, nous nous promenions avec lui, +lentement et posément, pendant environ une heure et demie, et au cours +de ces promenades l’un de nous, ou parfois mon père, lisait tout haut +des passages d’un livre religieux. Ces livres, en vérité, ne me semblent +pas avoir été très bien choisis pour l’instruction spirituelle de jeunes +garçons. Souvent, par exemple, mon père nous faisait lire les poèmes de +George Herbert[1]; et ces méditations d’un ordre tout spécial, subtiles +et pédantesques, me procuraient par instants un frisson soudain de +plaisir, mais bien plus communément encore elles me causaient une espèce +d’impatience mêlée de mauvaise humeur. Ou bien l’ouvrage que nous +lisions était une interminable vie de saint, ou bien un volume +d’histoire de l’Église, ou encore un certain livre du doyen Stanley sur +la Terre Sainte. Une fois seulement je me rappelle avec un véritable +plaisir de quelle façon mon père m’a fasciné pendant une demi-heure, en +nous lisant tout haut, pendant que nous marchions, le récit du martyre +de sainte Perpétue. Cela se passait dans mon enfance, vers 1880; et je +me rappelle aussi le sentiment de respect un peu effrayé avec lequel je +ne tardai pas à découvrir que notre père nous traduisait tout haut et +d’improviste, dans une langue anglaise irréprochable, le texte latin des +_Acta Martyrum_. + + [1] Poète anglais du dix-septième siècle. + +A l’issue de ces promenades du dimanche, et quelquefois aussi les jours +de semaine après le déjeuner du matin, nous nous rendions dans le +cabinet de mon père, pour lire avec lui la Bible ou le Nouveau +Testament. Il m’est difficile de décrire ces leçons. La plupart du +temps, mon père se livrait à un commentaire continu et très brillant, +mais souvent bien au-dessus de ma capacité de comprendre. Par +intervalles, il s’arrêtait pour nous poser des questions, et témoignait +d’un grand plaisir lorsque nous avions répondu proprement; de même +encore il était ravi lorsque nous lui posions à notre tour des questions +raisonnables; mais au contraire son visage exprimait un désappointement +très pénible pour nous lorsque nous lui paraissions inattentifs, ou bien +inintelligents. Tout cela était infiniment stimulant pour l’esprit, non +point d’ailleurs sans lui être aussi quelque peu fatigant: mais je crois +bien aujourd’hui que le défaut principal de ces leçons consistait dans +la prédominance du raisonnement sur l’émotion et sur tout l’élément +«spirituel». Le fait est que je n’ai pas souvenir que ces leçons nous +aient rendu plus facile d’aimer Dieu. Elles étaient souvent +intéressantes, et quelquefois même absorbantes; mais, avec toute ma +révérence pour la mémoire de mon père, je ne puis pas dire qu’elles +aient développé en moi le côté «divin» de la religion. Pour mon père +lui-même, avec la grande spiritualité qu’il avait en soi, naturellement, +il suffisait que son âme trouvât une activité agréable dans la sphère +didactique et intellectuelle; mais, pour moi, il résultait de là une +tendance fâcheuse à penser que l’intellectualisme constituait le fond +même de la religion. + +En ce qui regarde l’éducation morale, pareillement, l’attitude de mon +père n’était point sans m’embarrasser quelque peu. Il avait un très +grand sentiment du devoir d’obéissance; et j’ai l’idée que ce sentiment, +poussé à l’excès dans sa froide rigueur, tendait à obscurcir en un +certain degré, à mes propres yeux, les différentes valeurs morales du +péché effectif. Il y avait bien deux ou trois péchés qui +m’apparaissaient comme les formes suprêmes du mal: des péchés tels que +le mensonge, le vol, et la cruauté. Mais au delà de ces actions +éminemment mauvaises, presque tous les autres péchés me faisaient +l’effet de s’équivaloir. Grimper par-dessus les fils de fer qui +bordaient la grande allée, à Truro, en mettant mes pieds ailleurs que +dans les endroits où lesdits fils de fer traversaient les poteaux de +bois,--mon père m’ayant ordonné de faire toujours ainsi pour éviter de +forcer ou de briser les fils,--cela me semblait absolument aussi +coupable que de m’irriter, de bouder, ou même de commettre des actes de +véritable bassesse. De telle sorte que mon appréciation de la moralité +des actions humaines se trouvait quelque peu brouillée, ou même +étouffée, par la faute de cette éducation trop dominée par le principe +de l’obéissance: l’oubli d’un ordre, ou le moindre retard à l’accomplir, +nous étant reprochés par notre père avec autant de sévérité que s’il se +fût agi d’une faute morale délibérée. Plus tard, pendant mon séjour à +Eton, je fus un jour accusé de cruauté grave à l’égard d’un autre élève, +et peu s’en fallut que je fusse fouetté à cette occasion. Or, il se +trouvait que j’étais innocent, et, de fait, une très longue et +minutieuse enquête de mes maîtres finit par aboutir à ma pleine +justification: mais en attendant, lorsque la nouvelle de l’accusation +parvint à mon père, pendant que j’étais chez lui pour les vacances, je +me sentis presque paralysé d’esprit par la terrible atmosphère de +l’indignation paternelle, si bien que je ne pus même pas essayer de me +défendre, si ce n’est par des larmes et par un désespoir silencieux. Et +cependant, en même temps, j’avais conscience d’un vague soulagement, +résultant pour moi de la certitude que, si même j’avais été coupable, +mon père ne m’aurait pas montré plus de colère qu’il avait coutume de +m’en montrer, par exemple, quand je lançais des pierres sur les poissons +dorés de la pièce d’eau, ou bien quand je jouais avec mes doigts durant +les prières. + +Telle a été, très brièvement résumée, l’influence de mon père sur ma vie +religieuse. Comme je l’ai dit, je ne crois pas qu’il m’ait rendu facile +d’aimer Dieu; mais incontestablement il a établi dans mon esprit la +notion à jamais indéracinable d’un gouvernement moral de l’univers, +d’une puissance sans limites située derrière les phénomènes, et de +l’austère et solennelle dignité avec laquelle cette puissance morale se +déployait. Mon père lui-même était, avec cela, infiniment tendre de cœur +et affectueux, désireux de mon bien avec une véritable passion, et puis +aussi, au fond,--mais malheureusement à mon insu,--pénétré d’un touchant +désir d’obtenir mon amour et ma confiance: mais sa sollicitude même à +mon endroit obscurcissait en partie la flamme de sa tendresse, ou plutôt +me forçait à ressentir la chaleur de celle-ci beaucoup plus que sa +lumière. J’ajouterai qu’il me dominait complètement par la grande force +de caractère qui était en lui, et que sa mort a produit sur moi une +impression toute pareille à celle que me définissait un autre homme, en +me disant que, à la mort de son père, il lui avait semblé que le toit du +monde venait soudain d’être enlevé. + + +III + +Dans l’école privée de Clevedon, où je fus d’abord placé, nous avions +des offices religieux d’un ordre plus «ritualiste» que ceux auxquels +j’avais été habitué chez mon père. L’école possédait une chapelle sombre +et d’atmosphère mystique; les pasteurs revêtaient des étoles de couleur, +et maints offices se faisaient en chant grégorien. Mais je n’ai pas le +moindre souvenir d’avoir éprouvé une impression de surprise en +constatant la différence de l’enseignement religieux donné dans cette +école avec celui que l’on m’avait appris à la maison; simplement, je me +sentais un peu intéressé et alarmé tout ensemble devant les menues +différences du rituel; et je me rappelle que l’espèce de plain-chant que +nous étions forcés d’employer ne laissait pas de me produire un effet +déprimant. + +A l’école d’Eton, ensuite, je me retrouvai tout à fait dans l’atmosphère +religieuse qui m’était familière, avec une grande solennité extérieure, +de beaux chants anglais, et une extrême imprécision de dogme. Selon +toute apparence, c’était là que j’aurais dû recevoir une profonde +impression religieuse. Mais, en fait, je n’en reçus aucune, non plus +d’ailleurs que les autres jeunes garçons de ma connaissance. Ma +confirmation eut à être reculée pendant deux ans, en raison de +l’indifférence que l’on me soupçonnait d’avoir à l’égard de cette +cérémonie, et que j’avais pour elle en réalité. Le fait est que je +considérais cette confirmation comme une simple formalité extérieure, +sanctionnant une espèce de maturité spirituelle; si bien que je fus fort +étonné lorsque, m’étant enfin décidé à interroger mon père sur la date +où aurait lieu ma confirmation,--puisque la plupart de mes amis avaient +déjà depuis longtemps obtenu la leur,--je m’entendis répondre que +j’aurais dû, moi aussi, être confirmé depuis un an ou deux, mais que +l’on avait ajourné la chose parce que je n’avais point paru la désirer. +Mon père ajouta que, puisque j’avais pris moi-même l’initiative de le +questionner à ce sujet, il m’autorisait à recevoir la confirmation. +Cette réponse éveilla en moi un léger sentiment de protestation: car je +m’étais si complètement accoutumé à me laisser diriger par mon père en +matière de religion que jamais l’idée ne m’était venue de la +possibilité, pour moi, de prendre une initiative quelconque en cette +matière. + +Mais la confirmation elle-même, et accompagnée de très tendres +entretiens avec mon père, n’apporta aucune différence dans mes +sentiments religieux. Pour me préparer à la cérémonie, je m’adressai à +un «tuteur» professionnel, qui me prit en particulier une demi-douzaine +de fois, et me parla surtout de morale, en me recommandant l’énergie +intérieure. Je ne me souviens pas qu’il m’ait rien dit sur le dogme: ce +genre de chose était, sans doute, considéré comme établi d’avance. +Cependant, mon tuteur me suggéra l’idée d’une sorte de confession +rudimentaire, mais naturellement sans qu’il s’agît d’absolution, car je +ne crois pas que j’aie jamais, même à ce moment, réfléchi à la +possibilité d’une pareille sanction. Aussi bien ne voulus-je même pas +admettre ce projet d’une confession de mes péchés, en déclarant que je +n’avais rien que je souhaitasse révéler. Enfin mon tuteur me donna la +_Religion Personnelle_ de Goulburn, un gros livre épais et mortellement +ennuyeux. J’ai retrouvé le volume, il y a quelques années, et j’ai +constaté que les pages n’en étaient pas coupées. En vérité, toute +l’affaire de ma confirmation a eu pour moi si peu d’importance que je ne +parviens même pas à me rappeler le nom de l’évêque qui s’est trouvé +chargé de me confirmer. Le seul incident qui se rattache à ma +confirmation, dans ma mémoire, est une consultation que j’ai eue, ce +jour-là, avec trois amis, touchant la question de savoir s’il serait +convenable de jouer au tennis dans l’après-midi du jour de la fête, ou +bien s’il serait décidément plus convenable de passer la journée entière +dans une inaction respectueuse. Nous n’étions, certes, aucunement +hypocrites, ni non plus méprisants: nous désirions sincèrement faire ce +qui seyait, dans l’espèce; et nous nous demandions simplement si notre +partie de tennis pouvait ou non se concilier avec les convenances les +plus irréprochables. En fin de compte, nous décidâmes que la chose était +possible, et nous jouâmes notre partie, tout au plus avec un air +légèrement réservé. Ma mère, de son côté, me donna ce jour-là une petite +croix de Malte en argent, où elle avait fait graver la date de ma +confirmation, le 26 mars 1887. Je portai cette croix attachée à ma +chaîne de montre pendant quelque temps,--car dans notre école d’Eton, à +ce moment, il n’y avait pas plus d’opposition à la religion que +d’enthousiasme pour elle,--mais je ne tardai pas à la perdre, sans que +cette perte me laissât trop de regret. + +Le jour de ma communion, lui, m’a produit un peu plus d’effet. Tout ce +que je voyais autour de moi m’apparaissait inaccoutumé et mystérieux: +car une fois seulement, auparavant, j’avais eu l’occasion d’assister à +un office de communion. J’eus même vaguement l’idée d’être entré depuis +lors dans un lien plus étroit avec le divin Maître; et, bien que je me +sentisse un peu ennuyé à la pensée que, désormais, j’aurais à me mieux +conduire dans la vie, je me rappelle que, très sincèrement, je me promis +de le faire. + +Il y a encore deux autres incidents que je me rappelle comme s’étant +rattachés, durant cette période, à mes sentiments religieux. Le premier +a été la découverte que j’ai faite, dans une chambre inoccupée, au +palais épiscopal de Lambeth, d’un exemplaire des _Prières_ du docteur +Ken, écrites à l’usage des écoliers de Winchester. Ce volume, je ne sais +trop pourquoi, réussit à séduire ma fantaisie; et je me rappelle +également que mon père inscrivit avec grand plaisir son nom et le mien +sur le livre, lorsque je lui demandai si je pouvais le prendre pour moi. +Je fis emploi assidûment, pendant quelques mois, des prières de Ken, qui +m’avaient plu par leur langue, sans doute, ainsi que par une certaine +allure à la fois élégante et solennelle. Puis je cessai tout à fait de +prier; et je me contentai d’aller à la communion aussi souvent que +c’était nécessaire pour les convenances du dehors,--mais chaque fois, je +crois bien, avec les mêmes intentions de me rendre digne de la faveur +divine. + +Le second incident m’arriva à Eton, malgré tout ce qu’il avait d’anormal +dans cette maison. Le fils d’un haut dignitaire de l’Église évangélique +avait traversé une espèce de crise religieuse, chez lui, pendant ses +vacances; et, de retour au collège, il s’était mis, avec un beau zèle, à +vouloir convertir ses camarades. Je me trouvai être l’un d’eux, et ce +garçon finit par obtenir de moi, ainsi que de l’un de mes amis, notre +assistance régulière à des séances de lecture de la Bible, accompagnée +de prières, qui avaient lieu dans sa chambre. Quatre autres élèves se +trouvèrent assemblés avec nous; et nous nous tenions assis dans un état +d’inquiétude vague, échangeant de furtifs coups d’œil pendant que notre +apôtre nous exposait sa doctrine. Au moindre bruit de pas dans le +corridor, les Bibles disparaissaient comme dans les tours de +passe-passe; et je me souviens que ces séances se terminèrent à jamais +dès la seconde fois, arrêtées par une soudaine et irrépressible +explosion de rire de la part de mon ami le plus intime. Le pauvre garçon +s’agitait sur sa chaise, le visage écarlate, avec des larmes ruisselant +sur ses joues et des éclats de rire lui échappant par bouffées +successives, tandis que le reste de l’assistance se tournait +alternativement vers lui et vers notre instructeur. Je crois, du reste, +que toute cette affaire aurait pu devenir extrêmement malsaine pour nous +si elle nous avait affectés le moins du monde; mais, fort heureusement, +elle n’y réussit pas, et nous sortîmes de la seconde séance avec +l’opinion toujours bien arrêtée qu’un zèle religieux comme celui-là +était plutôt «commun», et sans la moindre valeur. + +Notre évangéliste, cependant, ne se laissa point décourager; et sa +tentative suivante fut même beaucoup plus sérieuse. Il s’arrangea, je ne +sais comment, pour décider un ancien élève à venir à Eton et à y faire +un grand discours, en présence de l’un des principaux maîtres de la +maison, ce qui ne laisse pas d’être bien surprenant. J’assistai +naturellement à la scène, qui fut terrible. L’ancien élève nous débita +une harangue pathétique, consacrée surtout à confesser ouvertement le +grand péché qu’avait été, naguère, sa propre manière de vivre au +collège. Je ne crois pas avoir jamais vu des jeunes gens plus +sincèrement remplis d’horreur, non point, il est vrai, à cause de la +substance d’un tel récit, mais à cause de tout ce qu’il y avait de +scandaleusement «inélégant» à y faire allusion en public. + +Cette même attitude d’indifférence s’est encore manifestée de bien +d’autres façons. Les offices de la chapelle, à Eton, comptaient vraiment +pour très peu de chose, au point de vue religieux: c’étaient plutôt des +solennités artistiques, rendant à Dieu un hommage équivalent à celui que +constituaient, vis-à-vis de la reine Victoria, nos acclamations unanimes +lorsqu’elle venait nous voir, ou bien lorsque nous-mêmes, parfois, +étions conduits au château pour lui être présentés. Chacun pouvait à son +gré, personnellement, ressentir ou non un profond enthousiasme: +l’essentiel était seulement que tout le monde témoignât au dehors d’une +déférence convenable. Quelquefois, cependant, l’un ou l’autre des +professeurs ecclésiastiques du collège tentait bravement, dans un +sermon, de faire un appel direct à la conscience de ses auditeurs, en +particulier sur le sujet de la pureté. Mais le fait est que ces +auditeurs, en somme, avant comme après cette prédication, n’avaient sur +ce sujet aucun principe qui leur fût commun. Un élève pouvait être +incroyablement corrompu, au point de vue de la pureté, ou bien au +contraire scrupuleusement soucieux d’une pureté absolue, sans que cela +lui aliénât ou lui valût le moins du monde les égards de ses camarades; +le code moral de notre collège, du moins en ce temps-là, regardait ces +questions comme étant simple affaire de goûts individuels. Il y avait +certaines choses qui nous étaient positivement défendues: nous ne +devions pas être sales, ni lâches, ni dénonciateurs, ni voleurs; mais +quant à la pureté, en particulier, chacun était libre de choisir sa +manière d’être, sans le moindre risque de passer pour un misérable si +l’on adoptait l’un des partis, ou d’être accusé de pruderie si l’on +préférait l’autre. Et aussi ces appels du haut de la chaire, qui le plus +souvent nous étaient faits avec beaucoup de sincérité et d’ardeur, nous +apparaissaient-ils surtout légèrement ridicules. Les autorités du +collège avaient leur opinion sur la matière; nous savions cela, +naturellement, mais n’en continuions pas moins à avoir, de notre côté, +une opinion différente. C’est dire que nulle impression ne nous vint +jamais de ces fervents discours, et que même jamais ceux-ci n’obtinrent +de nous l’honneur d’un commentaire, sauf peut-être pour l’un de nous à +observer, parfois, que «l’excellent A... avait paru bien excité», ce +jour-là. En un mot, une chaleur aussi évidente à nous parler d’un sujet +sur lequel chacun de nous avait depuis longtemps son siège fait, dans un +sens ou dans l’autre, c’était encore là une de ces choses «inélégantes» +dont la crainte et la détestation formaient la plus grosse partie de +notre morale scolaire. + +Il y avait là, incontestablement, une lacune des plus graves, ou plutôt +un véritable mal; et j’estime que la principale cause du mal était, de +la part de nos maîtres, l’absence de toute action individuelle sur nos +âmes. Je crois savoir que des efforts ont été faits récemment pour +remédier à cela en une certaine mesure; mais je suis convaincu que +l’unique remède efficace se trouve, en fait, foncièrement impraticable +dans une atmosphère religieuse comme celle de ces grands collèges +anglais. Aussi longtemps que ces collèges protestants n’auront pas +trouvé le moyen d’introduire chez eux quelque chose d’analogue au +système employé dans les écoles catholiques pour l’encouragement de la +dévotion privée, quelque chose d’équivalent à des confessions +régulières, et accompagnées d’un enseignement religieux qui fasse sentir +aux collégiens les avantages qui résultent de cette pratique; aussi +longtemps que tout cela ne sera pas devenu possible dans les écoles +susdites, je ne vois pas comment les formalités publiques de la religion +pourront y être rien de plus que de simples formalités. Seule, la +sauvegarde individuelle du confessionnal catholique aurait de quoi, en +réalité, constituer le remède rêvé; et il va sans dire que cette +sauvegarde se trouve, dans l’espèce, tout à fait impossible à utiliser. +Il n’y a pas jusqu’à un système de confession purement volontaire, comme +celui que pratiquaient autrefois certaines écoles anglicanes, qui, tout +en valant beaucoup mieux que rien, n’entraîne à sa suite des +inconvénients inévitables. + + +IV + +Ce fut après avoir quitté le collège d’Eton, et avant d’entrer à +l’université de Cambridge, que je ressentis pour la première fois une +émotion d’ordre religieux. J’étais venu passer une année à Londres, et +d’abord, pendant quelques semaines, je m’étais senti vaguement intéressé +par la théosophie; puis, tout d’un coup, je devins entièrement absorbé +et fasciné par la beauté musicale et par toute la solennité de la vie +religieuse de la cathédrale de Saint-Paul. La célébration des grands +offices à Saint-Paul est vraiment, comme l’on m’a assuré que le disait +Gounod, l’une des manifestations religieuses les plus saisissantes de +l’Europe. Sous leur influence, je commençai à aller à la communion +toutes les semaines, comme aussi à suivre tous les autres offices que je +pouvais,--parfois debout à l’orgue, observant avec bonheur les mystères +des jeux et des pédales, ou parfois assis en bas, dans les stalles. Je +n’appréciais pas du tout les sermons, encore que ceux du chanoine Liddon +me fissent vaguement un certain effet. Au fond, la musique seule +m’attirait; et ce fut par cette ouverture que je commençai à entrevoir +des lueurs du monde spirituel. Mais je dois reconnaître que mon sens de +l’adoration religieuse fut aussi développé et dirigé, vers ce même +temps, par l’admiration passionnée que m’avait inspirée le roman +historique et mystique de M. Shorthouse, _John Inglesant_[2]. J’avais lu +et relu ce livre à d’innombrables reprises, sans me dissimuler +d’ailleurs ses tendances au panthéisme. Maintenant encore, j’en sais des +passages par cœur, en particulier ceux qui traitent de la personne du +Christ. J’avais l’impression d’avoir enfin découvert le secret de ces +cérémonies religieuses dont j’avais toujours pris ma part, jusque-là, +avec une indifférence banale. J’ajouterai qu’une ou deux amitiés très +chaudes, que j’avais contractées pendant ce séjour à Londres, m’aidaient +encore à marcher dans la même voie. + + [2] C’était un roman historique, à la fois, et religieux, dont le + succès avait été énorme auprès du public anglais. L’auteur y + racontait l’histoire d’un jeune homme qui, tout en restant fidèle à + son anglicanisme, avait transporté dans celui-ci une foule + d’aspirations et de pratiques catholiques. On pourra lire, + d’ailleurs, une longue analyse de _John Inglesant_ dans la première + série de mes _Écrivains étrangers_. (T. W.) + + +V + +A Cambridge, ensuite, toutes ces impressions religieuses m’abandonnèrent +une fois de plus, à l’exception d’une curiosité assez vive, mais aussi +passagère que soudaine, qui m’avait attiré vers la doctrine de +Swedenborg. Cette petite crise passée, je perdis de nouveau tout intérêt +pour les choses religieuses. Mes prières même furent abandonnées, sauf +pendant un moment, après que mon père m’eut fait cadeau d’une belle +édition des _Preces Privatæ_ de l’évêque Andrews, en grec et en latin. +Pareillement, j’avais renoncé à la communion; et l’unique fil qui me +rattachât encore un peu au surnaturel était, une fois de plus, la +musique. M’abstenant presque toujours des offices de la chapelle de mon +collège, j’allais souvent, d’autre part, écouter l’office du soir au +Collège du Roi, très différent de ceux de la cathédrale de Saint-Paul, +mais qui, lui aussi, m’apparaissait dans son genre d’une beauté +incomparable. Une demi-douzaine de fois même, en compagnie d’un de mes +anciens camarades d’Eton fraîchement converti, j’assistai à la +grand’messe du dimanche dans cette église catholique de Cambridge où, +plus tard, je devais officier en qualité de vicaire; mais je me souviens +que ce spectacle ne me produisit aucune impression, sauf peut-être un +mélange confus de mépris et de frayeur. Chose curieuse: je me rappelle, +au contraire, très nettement la sensation agréable de surprise que +j’éprouvai lorsque, à l’_Asperges_, un jour, une goutte d’eau bénite +m’arrosa le visage. Mon ami m’avait prêté un _Jardin de l’âme_, que je +ne lui ai jamais rendu. Douze ans plus tard, devenu moi-même catholique, +je lui ai écrit pour lui rappeler ce prêt, en ajoutant que, maintenant, +ce livre m’appartenait plus que jamais. + +Le peu de religion que j’avais à ce moment, cela va sans dire, relevait +tout entier de l’ordre artistique. Ma religion n’exerçait pas la moindre +influence sur mes actes, mais avait pour moi l’utilité de me maintenir +en contact, bien superficiellement d’ailleurs, avec des choses qui +n’étaient pas tout à fait de ce monde. + +Mon attitude à l’égard de la religion me semble aujourd’hui très +heureusement définie et mise en lumière par une petite aventure qui +m’arriva en Suisse, vers ce même temps: + +Un de mes frères et moi, nous avions décidé de gravir le Pizpalù, l’un +des pics de la chaîne de la Bernina, dans l’Engadine; et au moment où +nous atteignions le sommet du pic, après une très pénible ascension qui +avait duré toute la nuit, voici que, soudain, je me sentis défaillir! +Mon frère me fit avaler de l’eau-de-vie, mais qui échoua complètement à +me restaurer; et pendant deux heures environ l’on dut me porter, le long +de l’arête de la montagne, dans un état d’inconscience apparente. Le +fait est que mon frère, pendant la plus grande partie de ce temps, me +crut mort, ou du moins hors d’état de me réveiller de ma torpeur. Or, +bien que je parusse inconscient, et que même je l’eusse été vraiment +pendant quelques instants, au fond je sentais fort bien que j’étais en +train de mourir. J’avais même commencé à me demander quel serait le +premier phénomène du monde surnaturel qui allait se révéler à moi, et je +m’imaginais,--sans doute sous l’influence de la suggestion produite sur +moi par les immenses pics neigeux que j’avais vus au moment de fermer +les yeux,--que ce phénomène initial serait une vision d’un grand trône +blanc. Et cependant pas une minute je n’ai eu conscience de la moindre +appréhension à la pensée de me présenter devant Dieu, ni non plus le +moindre désir de faire un acte de contrition pour les fautes de ma vie +passée. Ma religion, telle qu’elle était, avait un caractère si +personnel et si peu vital que, sans jamais douter de la vérité objective +de ce que l’on m’avait enseigné, je n’éprouvais ni aucune crainte de +Dieu ni aucun amour pour lui; je ne me sentais aucune responsabilité +devant lui, et la perspective de le voir ne me causait pas la moindre +émotion. + +Et ceci, je crois bien, symbolisait toute mon attitude à l’égard de la +religion dans la vie ordinaire. Intellectuellement, j’acceptais le dogme +chrétien: mais je n’y apportais rien de ma volonté, et rien non plus de +mon émotion. Sauf pendant quelques minutes passagères d’une sorte +d’excitation superficielle, ma religion n’avait pas en soi l’ombre d’une +vitalité effective. + +Aussi bien mon ami le plus intime, à ce moment, se trouvait-il être un +athée absolu,--le seul que j’aie jamais rencontré, je crois bien,--et je +n’éprouvais aucune impression d’un abîme inquiétant entre lui et moi. Un +autre de mes amis, comme je l’ai dit, était un nouveau catholique, tout +brûlant de zèle. Avec celui-là il m’arrivait parfois de discuter, mais +je ne crois pas qu’il me soit jamais venu à l’esprit de concevoir ses +croyances comme n’étant pas manifestement absurdes, encore bien que +j’aie été extrêmement ennuyé, un jour, lorsque mon ami athée, que nous +avions pris comme arbitre, a déclaré que, si seulement l’on admettait le +christianisme, la forme catholique était la seule manière possible +d’interpréter cette religion. Le plus souvent, mon indifférence +religieuse était complète. Je passais alors une bonne partie de mon +temps à étudier l’hypnotisme, où j’avais fini par acquérir une habileté +assez grande. J’ajouterai que, autant du moins que je puis me le +rappeler, aucune personne autorisée n’a tenté, durant cette période, le +plus léger effort pour m’entretenir de questions religieuses. + + +VI + +Et alors,--aujourd’hui encore je ne parviens pas à comprendre +pourquoi,--je me suis décidé à devenir pasteur. Il se pourrait que la +mort d’une de mes sœurs, vers ce temps, eût un peu contribué à ma +décision. Mais pour le reste, je suppose que mes motifs dérivaient +surtout de ce fait, qu’une vie cléricale me semblait m’offrir la «ligne +de moindre résistance». Certes, je suis sûr que je n’étais pas de +caractère assez calculateur pour me dire que l’avantage que j’avais +d’être le fils de mon père me vaudrait des privilèges dans la carrière +ecclésiastique: car, en toute loyauté, je dois déclarer que ni les +traitements, ni les promotions ne me séduisaient à aucun degré. Mais +sans doute la perspective d’une vie passée dans un presbytère, et +l’absence chez moi de toute autre curiosité bien marquée concouraient à +me désigner la profession de mon père comme étant, au total, la solution +la plus simple des problèmes de mon avenir. Je savais, en outre, que ma +décision causerait à mon excellent père un énorme plaisir, et +j’appréciais son approbation par-dessus toutes choses. J’avais +d’ailleurs, de temps à autre, quelques bouffées romantiques en matière +spirituelle et, toujours aussi, je me figurais aimer passionnément la +personne de Notre-Seigneur, telle qu’elle m’avait été suggérée par _John +Inglesant_. Tout cela m’explique aujourd’hui, en une certaine mesure, +que très sincèrement j’aie résolu d’embrasser de tout mon cœur la +carrière cléricale, et de la poursuivre aussi dignement que possible. + +Depuis le jour où je pris cette résolution, les choses changèrent un peu +pour moi. Je commençai à lire des livres de théologie, et à y porter un +réel intérêt, en particulier pour ce qui concernait le dogme et +l’histoire de l’Église. Mais il ne m’entrait pas dans la tête, un seul +instant, que l’Église d’Angleterre ne fût pas seule à représenter +l’institution originelle du Christ. Je n’étais aucunement disposé à +admettre, comme j’allais essayer de l’admettre plus tard, que notre +communion anglicane était l’Église «catholique» pour l’Angleterre, +tandis que la communion romaine constituait l’Église «catholique» du +continent. Je me souviens même d’avoir vivement reproché un jour, en +Suisse, des vues de ce genre à une dame anglicane qui, s’inspirant +d’elles, allait entendre la messe dans une chapelle catholique. Les +catholiques romains, à mon sens, étaient manifestement corrompus et +déchus; les ritualistes eux-mêmes m’apparaissaient teintés d’hérésie, +tandis que, d’autre part, les protestants des sectes extrêmes me +faisaient l’effet de personnages bruyants, extravagants, et vulgaires. +Une seule vie religieuse me semblait possible: celle d’un tranquille +pasteur de campagne, avec un beau jardin, une maîtrise bien assouplie, +et une existence ordonnée de célibataire,--car je dois ajouter que le +mariage, alors comme toujours, me faisait l’effet d’un état inconcevable +pour un prêtre chrétien. + + +VII + +Je me préparai pendant dix-huit mois à recevoir les ordres. Le maître +qui me dirigeait dans cette préparation était le doyen Vaughan, de +Llandaff, homme tout à fait exceptionnel, unique en son genre; et c’est +sans doute à cause du charme extraordinaire de sa personne, comme aussi +de sa haute spiritualité, que mon père avait décidé de me confier à lui, +malgré la divergence de ses vues et de celles du doyen. Je crois bien +que, à maints égards, le doyen Vaughan était le prédicateur le plus +remarquable que j’aie jamais entendu. Il écrivait ses sermons avec un +soin infini, les élaborait mot par mot, toujours prêt à détruire le +manuscrit entier pour le recommencer à nouveau d’un bout à l’autre, s’il +se trouvait interrompu pendant sa rédaction; après quoi il prononçait le +sermon exactement tel qu’il l’avait mis sur son papier, presque sans +aucun geste, sauf de légers et rapides coups d’œil sur l’auditoire et +quelques timides mouvements de tête. Sa langue anglaise était absolument +parfaite, n’ayant d’égales, me semble-t-il, que celles de Ruskin et de +Newman. Sa voix était souple et polie et pénétrante comme la lame d’une +épée; mais, bien haut encore par-dessus tout cela, il possédait une +sorte de magnétisme personnel qui affectait tout auditeur un peu raffiné +de la même manière qu’un chant musical. Ses croyances étaient très +nettement celles de la secte évangélique. Je garde encore quelque part +un ou deux cahiers de notes prises par moi, sous son influence, touchant +les sacrements du baptême et de la Cène, et qui déniaient expressément à +ces deux «rites» toute valeur sacramentelle. Et pourtant la foi du doyen +Vaughan était d’une force si rayonnante, et si intense son amour pour la +personne de Notre-Seigneur, que ses élèves, quels qu’ils fussent, +n’avaient nullement conscience de ce qui pouvait manquer à son +enseignement pour se conformer à leurs propres vues. Aussi longtemps que +nous étions sous son charme, c’était comme si nous eussions eu +l’impression que rien d’autre ne pouvait être nécessaire que l’amour de +Dieu, tel que nous le voyions au cœur de notre maître. + +La femme de celui-ci, sœur du doyen Stanley, était, elle aussi, une +personne remarquable, et d’une grande influence sur les élèves de son +mari. Cette étrange vieille dame, qui ressemblait par le visage à la +reine Victoria, était sûrement l’une des femmes les plus intelligentes +de sa génération. Pleine d’esprit, elle causait et écrivait avec un +éclat merveilleux; et c’était un réel plaisir de se trouver en sa +compagnie. Lorsque trois ou quatre d’entre nous étions invités à dîner +chez le doyen, nous avions coutume de comparer nos billets d’invitation, +pour nous régaler du spectacle de l’étonnante variété des expressions de +Mme Vaughan. Le fait est que chacun des billets était entièrement +différent des autres, mais tous avec la même vie et le même attrait. Je +me rappelle encore l’amusement discret du doyen lorsqu’il découvrit que, +pendant une grave maladie qu’il avait traversée, sa femme, désespérant +de sa guérison, avait loué une maison où elle comptait se retirer dès le +début de son veuvage. Il nous raconta tous les détails de la chose en +présence de sa femme, pendant que celle-ci faisait de vagues gestes ou +grimaces de protestation. + +--Non, ma chère amie,--lui dit enfin le doyen, avec des yeux qui +brillaient comme des étoiles,--vous voyez que, tout de même, je ne suis +pas encore mort; et je crains bien que vous ne puissiez pas entrer dans +votre nouvelle maison pour le moment! + +Nous menions à Llandaff une vie très innocente, lisant chaque matin le +Nouveau Testament en grec avec le doyen, composant toutes les semaines +un sermon qu’il nous corrigeait, jouant beaucoup au football, et +assistant tous les jours à un office dans la cathédrale. L’un des jours +les plus orgueilleux de toute mon existence fut celui où j’eus l’honneur +d’être choisi par un club pour faire partie du petit groupe de ses +membres qui allaient engager le défi annuel contre les joueurs de +football de Cardiff. Mais je dois ajouter que, pendant ce séjour à +Llandaff, et malgré le vigoureux évangélisme du doyen, je commençai à +ressentir les premiers éléments d’une aspiration religieuse plus +«catholique»; ce fut alors que, pour la première fois de ma vie, +notamment, je commençai à préférer recevoir la communion avant tout +repas. Cela me venait en partie de l’influence d’un «ritualiste» très +pieux, avec qui je m’étais lié d’une étroite amitié; _John Inglesant_, +aussi, avait repris un peu de son ancien pouvoir sur moi; et je fis même +alors un ou deux voyages aux environs de Llandaff pour chercher une +maison où je pourrais fonder une institution ressemblant à celle du +Little Gidding de Nicolas Ferrar[3], avec cette seule différence +essentielle que les femmes seraient strictement exclues de la maison +nouvelle. Les habitants de celle-ci auraient à vivre dans une retraite +profonde, une espèce de solitude érudite et poétique: mais je ne me +souviens pas que le renoncement à soi-même, sous aucune forme, dût jouer +un rôle dans l’institution projetée. Du moins l’intention première de +celle-ci était-elle excellente: car l’objet principal de la vie que je +rêvais d’organiser, dans mon Little Gidding, était d’accroître l’union +de nos âmes avec la personne de Notre-Seigneur. + + [3] Communauté anglicane du début du dix-septième siècle, décrite par + SHORTHOUSE, dans son _John Inglesant_. + + +VIII + +Je fus ordonné diacre en 1894, après une très étrange retraite d’une +solitude absolue, où, pendant une semaine environ, tout sentiment +religieux m’abandonna de nouveau. Cette retraite eut lieu près de +Lincoln, l’endroit où, longtemps auparavant, s’était écoulée mon +enfance. J’avais loué deux chambres dans la loge du portier d’un vieux +parc, à quatre ou cinq milles en dehors de la ville, et aussitôt j’avais +arrangé mes journées d’une manière qui me paraissait très sage, avec des +heures régulières pour l’oraison et la méditation, pour la récitation +des Petites Heures en anglais, et pour les exercices corporels. C’était +là, je le vois bien à présent, une tentative absolument folle. Je me +trouvais dans un état d’excitation très intense à la perspective de ma +prochaine entrée dans les ordres; et je ne savais absolument rien, +jusque-là, du contenu de mon âme, ni des dangers de l’examen de +conscience, sans compter mon ignorance complète de la science difficile +de la prière. De telle sorte que le résultat de ma retraite fut une +angoisse mentale si affreuse que, même encore aujourd’hui, je ne puis me +la rappeler sans un frisson douloureux. Après un jour ou deux d’entière +solitude, il me sembla qu’il n’existait aucune vérité religieuse, que +Jésus-Christ n’était pas Dieu, que toute notre vie humaine n’était rien +qu’une farce vide de sens, et que j’étais moi-même, sinon le pire des +pécheurs, en tout cas le plus monumental des sots. Je me souviens, en +particulier, de la torture ressentie pendant le premier dimanche de +l’Avent. Dès l’aube, je m’étais mis en route vers Lincoln, à pied, et +sans avoir déjeuné. A la cathédrale, je communiai, et puis me fis un +devoir d’assister à tous les offices de la journée, assis dans un coin +de la grande nef poussiéreuse, avec toutes les souffrances d’une âme +dans l’enfer. Il m’est toujours impossible de lire la magnifique +collecte du dimanche de l’Avent dans le _Livre des prières communes_, de +réentendre dans mes oreilles les phrases sonores touchant les «œuvres de +ténèbres» et l’«armure de lumière», ou bien encore l’hymne puissamment +rythmé: _Voyez, Notre Souverain arrive, descendant parmi des nuées!_ +sans qu’un écho de l’horreur de ce jour-là reparaisse en moi. + +Je dois dire, cependant, que les choses s’améliorèrent un peu vers la +fin de ma retraite. Une espèce de lueur confuse de foi m’était revenue, +et lorsqu’enfin je m’en retournai à Addington, pour y être ordonné +diacre, tout au plus me sentais-je encore fortement secoué, et, pour +ainsi dire, plongé encore dans un état d’hystérie spirituelle. + +L’ordination elle-même eut pour effet de me distraire profitablement. Ce +fut mon père qui y présida, dans l’église paroissiale de Croydon; et le +chanoine Mason, président du collège Pembroke à Cambridge, prêcha un +sermon tout à fait réchauffant. J’ai gardé le souvenir d’une phrase +particulièrement subtile et spirituelle de ce sermon; le chanoine +parlait des divisions doctrinales dans l’Église d’Angleterre; et, +tâchant à nous rassurer sur ce point, il avait imaginé de combiner les +dissensions géographiques et dogmatiques dans une même période d’un +relief saisissant. «Malgré toutes nos divisions, disait-il, nous n’en +restons pas moins unis dans la vérité objective. C’est une forme unique +de paroles religieuses qui est prononcée aujourd’hui dans tous les +diocèses, de Carlisle à Cantorbéry, de Lincoln à Liverpool.» + +A la Noël suivante, j’assistai mon père pour administrer la communion +dans l’église d’Addington, et puis, de là, je m’en allai tout de suite +prendre mon service dans l’est de Londres, où je faisais partie de la +mission organisée par les anciens élèves d’Eton. C’est là que, pour la +première fois, des vues de la Haute Église anglicane commencèrent à +prendre peu à peu possession de moi. La chose se produisit dans les +circonstances suivantes: + +Un mois après mon ordination j’avais été invité à une retraite que +présidait l’un des Pères de la Société de pasteurs fondée par Cowley. Je +m’y rendis en haut collet et en cravate blanche; et, sur-le-champ, +j’éprouvai là une impression des plus fortes. Pour la première fois la +doctrine chrétienne, telle que la prêchait le Père Mathurin, se révélait +à moi comme un système ordonné. Je voyais à présent de quelle manière +les choses se rattachaient l’une à l’autre, de quelle manière +l’Incarnation avait pour conséquences inévitables les sacrements, et +comment la grâce de Dieu s’adressait tout ensemble au corps et à l’âme. +Le prédicateur était d’une éloquence extraordinaire. Pendant un sermon +de plusieurs heures, c’était comme s’il eût pris dans ses mains mes +fragments de pensées, mes vagues éclairs d’émotion spirituelle, mes +démarches tâtonnantes dans le demi-jour, et comme s’il m’eût montré tout +cela illuminé et transfiguré, introduit dans un immense organisme +religieux dont je n’avais pas même soupçonné l’existence. J’ajoute qu’il +toucha mon cœur aussi, et non moins profondément que mon esprit, en me +révélant les sources et les ressorts de ma nature intime sous un jour +complètement nouveau. Il nous recommandait, notamment, la confession, en +nous montrant sa place dans l’économie divine: mais sur ce point-là, +naturellement, j’opposai à ses paroles une résistance énergique. La +retraite n’était pas d’un ordre strict, et je pus causer librement, +l’après-midi, avec deux amis, ce qui m’offrit l’occasion de tâcher à me +persuader moi-même de l’erreur de l’éloquent sermonnaire au sujet de la +confession, celle-ci n’étant, pour moi, qu’un remède tout à fait +occasionnel à l’usage de ceux qui en éprouvaient expressément le désir. +Mais les paroles que je venais d’entendre n’en avaient pas moins +accompli leur œuvre en moi, encore que je ne m’en rendisse aucun compte +sur le moment. Tout au plus avais-je emporté explicitement de cette +retraite un profond désir de m’approprier la religion que je venais +d’entendre prêcher. Et cela même m’était rendu malaisé par de sérieux +obstacles. + +La paroisse où mon père m’avait envoyé avait un caractère éminemment +moyen. La confession y était nettement déconseillée, et l’on n’y +célébrait la communion que le dimanche et le jeudi. Nous avions une très +belle chapelle, construite par Bodley sur le type de la Haute Église, +avec des inscriptions latines absolument incompréhensibles pour nos +paroissiens. Le curé précédent, qui maintenant était devenu évêque du +Zoulouland, et qui appartenait catégoriquement à la Haute Église, avait +été remplacé depuis peu par un ancien chapelain de mon père, le révérend +Donaldson, aujourd’hui archevêque de Brisbane, dont les opinions se +rapprochaient beaucoup plus de la nuance évangélique. M. Donaldson était +un homme d’œuvres de premier ordre: des clubs d’adultes commençaient à +s’organiser, et toute espèce d’autres occupations pratiques absorbaient +notre temps, réunions antialcooliques, jeux d’enfants, et surtout série +régulière de visites dans toutes les maisons de la paroisse. Mais les +méthodes antérieures du premier curé de la paroisse, avec leurs +tendances ritualistes, avaient été grandement modifiées: le nouveau +pasteur avait aboli la célébration quotidienne, et congédié les Sœurs +anglicanes qui avaient été précédemment attachées à la paroisse. Je +crois bien que le révérend Donaldson ne refusait pas, à l’occasion, de +confesser dans sa sacristie les deux ou trois adhérents de l’ancien +système: mais, à coup sûr, il ne prêchait ni n’encourageait aucunement +la pratique de la confession. + +Et cependant, malgré son influence sur moi, les idées semées naguère +dans mon esprit par le Père Mathurin commençaient à fermenter. J’avais +dès lors l’impression,--qui persiste en moi maintenant encore, lorsque +je me place au point de vue anglican,--que l’unique espoir de toucher +réellement et de relever les âmes de ceux qui vivent sous le fardeau de +la misère sordide de l’Est de Londres consistait en ce qu’on pourrait +appeler la «matérialisation» de la religion, c’est-à-dire dans le +déploiement d’actes et d’images capables de concentrer sur soi l’émotion +religieuse. Une manière d’agir extrêmement définie me paraît +indispensable, et cela non seulement sous la forme des dehors du culte, +que l’on doit essayer de rendre aussi brillants et impressionnants que +possible, mais aussi sous la forme des procédés au moyen desquels +s’opère l’union individuelle avec Dieu. Certes, les clubs d’hommes où +toute conversation religieuse est contraire au règlement (ainsi que +c’était le cas pour les nôtres), de fréquentes visites aux paroissiens, +des pantomimes d’enfants, et tous ces modes généraux d’activité et de +ferveur ne sont pas sans jouer leur rôle: mais si l’individu ne comprend +pas où et comment il pourra se décharger du poids de sa pénitence ou de +son besoin d’adoration, s’il ne connaît pas une manière de se soulager +non seulement comme membre d’une congrégation, mais encore comme une âme +spéciale que Dieu a faite et rachetée, jamais sa piété ne pourra cesser +d’être vague et diffuse. C’est de quoi j’avais obscurément la notion dès +lors; et comme l’âme propre d’un homme est plus proche de lui que toute +âme étrangère, j’avais commencé, dès lors, à voir que mon devoir était +d’opérer d’abord sur moi-même. + +La conséquence de cet état de choses fut que, la veille de mon +ordination définitive en qualité de «prêtre», je sollicitai de mon père +l’autorisation de faire, pour la première fois, une pleine confession de +toute ma vie en présence d’un pasteur. Celui-ci se montra +extraordinairement bon et adroit; et la joie qui suivit pour moi cette +première confession fut, tout simplement, indescriptible. Je revins chez +moi, ce jour-là, dans une espèce d’extase bienheureuse. + +Mon ordination définitive, elle aussi, fut pour moi un immense bonheur, +bien que je comprenne à présent tout ce qu’il y avait de fiévreux et +d’exagéré dans mes émotions de ce temps. L’après-midi de l’ordination, +je m’en allai seul dans les bois d’Addington, me répétant sans arrêt que +j’étais désormais un prêtre, et que je pourrais faire pour les autres ce +qui avait été fait pour moi récemment par le Père Mathurin et par mon +confesseur. C’est avec un enthousiasme débordant que, quelques jours +après, je m’en retourna à mon service de vicaire, dans l’Est de Londres. + + + + +CHAPITRE II + +LE DÉBUT DE LA CRISE + + +Vers ce même temps, j’avais repris mon ancienne liaison avec cet ami de +Cambridge, converti au catholicisme, avec qui j’avais eu naguère +d’innombrables discussions, et qui était devenu à présent novice dans +une maison d’Oratoriens. A plusieurs reprises j’allai lui faire visite: +mais, avec cela, je ne crois pas avoir admis sérieusement une seule fois +que sa position intellectuelle pût être autre chose qu’une folie +ridicule. Du moins ce novice catholique était-il un homme charmant; et +je suis certain aujourd’hui qu’il a fait beaucoup, dès ce moment, pour +détruire le mur de malentendus qui séparait ma pensée de la sienne. Sur +le moment, j’étais parfaitement confiant, parfaitement satisfait, et +parfaitement obstiné. Je me sentais à tel point muni et armé contre +l’influence de mon ami, que je ne craignis pas même d’aller passer +quelques semaines avec lui sur la côte de Cornouailles; et pendant notre +séjour dans une petite ville de cette région, comme je n’avais pas +emporté de vêtements religieux, il m’arriva de lui emprunter sa robe de +novice, dont je me revêtis avec une espèce d’excitation joyeuse, pour +monter dans la chaire de la petite église anglicane de l’endroit. + +Au mois d’octobre 1896, mon père mourut soudain, pendant qu’il était à +genoux dans la chapelle privée de M. Gladstone, à Hawarden. J’étais en +train de diriger l’école du dimanche, dans notre paroisse de Londres, +lorsque l’on m’apporta un télégramme qui m’annonçait la nouvelle. Dans +le train qui m’emmenait à Hawarden, ce soir-là, je récitai comme +d’ordinaire les prières du soir désignées pour cette journée; et je me +rappelle que, dans la seconde leçon, j’éprouvai un saisissement +involontaire en lisant ces paroles: «Seigneur, laisse-moi d’abord aller +enterrer mon père, après quoi, je viendrai te suivre!» + +Les jours qui succédèrent à la catastrophe furent pleins, à la fois, de +tristesse et de dignité. Il nous semblait incroyable que mon père fût +mort. Il venait de rentrer d’Irlande, où il avait fait une sorte de +visite demi-officielle à l’Église protestante irlandaise, et jamais il +ne nous était apparu plus riche de vitalité. Ses dernières paroles +écrites, trouvées sur la table de son cabinet de toilette, étaient le +brouillon d’une lettre au _Times_, au sujet de la bulle papale, toute +récente, qui condamnait les ordres anglicans comme nuls et sans valeur. + +C’est moi qui fus chargé de célébrer le service de communion dans la +chapelle de Hawarden, avant que nous partions pour accompagner le +cercueil jusqu’à Cantorbéry; et j’eus ainsi l’occasion de donner la +communion à M. Gladstone. Le corps de mon père reposait dans son +cercueil devant l’autel, recouvert du même drap qui, plus tard, je +crois, a servi à recouvrir le cercueil de M. Gladstone lui-même. A +Cantorbéry, ensuite, les obsèques eurent un caractère merveilleusement +saisissant. Une grande tempête de vent, de pluie, et de tonnerre faisait +rage au dehors, pendant que nous déposions à l’intérieur de la +cathédrale, auprès des portes de l’Ouest, le corps du premier archevêque +enterré là depuis la Réforme. Et, pendant notre voyage de retour vers la +maison de mes parents, il nous semblait incroyable de penser que nous ne +devions pas retrouver cette même personnalité vivante et active, +s’avançant au-devant de nous pour nous accueillir lorsque nous +arriverions à Addington. + +Une semaine après ces obsèques, ma santé s’altéra brusquement et +gravement, si bien que les médecins m’enjoignirent de partir pour +l’Égypte, sans un jour de retard, et d’y demeurer jusqu’à la fin de +l’hiver. Je me souviens que ma dernière requête au révérend Donaldson, +avant d’apprendre la nécessité de mon prochain départ, avait été pour +demander que, désormais, nous eussions de nouveau un office quotidien, +dans notre église, au lieu des deux offices par semaine que nous +prescrivait le régime présent. Mais M. Donaldson m’avait répondu que, à +son avis, il valait mieux s’abstenir de cette innovation. + + * * * * * + +Jusqu’au moment de la mort de mon père, je ne pense pas qu’un doute +m’ait jamais traversé l’esprit touchant l’inanité des prétentions du +catholicisme. Je me rappelle qu’un jour, comme mon père et moi +revenions, à cheval, d’une de nos promenades, je lui dis tout d’un coup +que je n’arrivais pas à comprendre cette phrase du _Credo_: «Je crois en +la sainte Église catholique». «Par exemple, ajoutai-je, les catholiques +romains font-ils partie de l’Église du Christ?» Mon père demeura un +moment silencieux, puis il me dit que Dieu seul savait de manière +certaine ceux qui étaient ou qui n’étaient pas membres de son Église. +Quant à lui, mon père, il n’était pas éloigné d’admettre que les +catholiques romains avaient erré assez gravement, dans leurs croyances +doctrinales, pour avoir perdu tout droit à figurer dans le corps du +Christ. Et sans doute cette réponse me satisfit pleinement; car je n’ai +pas souvenir d’avoir réfléchi de nouveau à la question durant les mois +suivants. + +Mais peu de temps après la mort de mon père, les choses commencèrent à +m’apparaître sous un jour nouveau; et ce fut surtout durant les cinq +mois de mon séjour en Orient que les titres de l’Église catholique se +révélèrent à moi. L’événement se produisit à peu près de la façon que +voici. + + +I + +Tout d’abord, mon contentement de l’Église d’Angleterre subit un certain +choc lorsque je découvris quelle très petite chose, et très peu +importante, était, en réalité, la communion anglicane. Nous voyagions, +en effet, à travers la France et l’Italie, rencontrant au passage +d’innombrables églises dont les fidèles ne savaient rien de notre +«catholicisme» national. Souvent déjà, auparavant, j’avais été sur le +continent; mais je n’y étais plus retourné depuis que je m’étais +officiellement identifié à l’Église d’Angleterre. A présent, je +regardais tout ce qui m’entourait avec des yeux plus professionnels, et +grande était ma stupeur de constater que nous n’y tenions aucune place. +Ce vaste continent semblait tout à fait ignorer notre existence! +Moi-même qui me croyais un prêtre, je ne pouvais pas me dire tel à des +étrangers sans devoir ajouter des clauses distinctives! + +Enfin nous arrivâmes à Louqsor, et je dus, à l’occasion, assister le +chapelain anglican de l’hôtel dans la célébration des offices. Mais tout +cela, décidément, m’apparaissait bien isolé et bien provincial. De plus, +ce chapelain se trouvait être de tendances fortement évangéliques, et je +me rendais compte de n’avoir rien de commun avec lui. Jamais, par +exemple, il n’aurait rêvé de s’intituler «prêtre». (J’ajouterai que ce +chapelain était destiné à périr bientôt, avec toute sa famille, dans le +tremblement de terre de Messine, où il s’en était allé remplir les +fonctions de pasteur anglican.) + + +II + +Ce malaise croissant se trouva confirmé un jour où, durant une promenade +à cheval que je faisais dans les villages voisins, j’étais entré, par +simple caprice, dans la petite église catholique de Louqsor. Cette +église était perdue au milieu des cabanes de boue du village; il n’y +avait autour d’elle aucune atmosphère de protection européenne, et je +dois avouer que son intérieur était aussi peu engageant que possible, +avec une énorme quantité de mousseline sale et de papier découpé. Et +cependant je suis aujourd’hui convaincu que c’est là que, pour la +première fois, quelque chose qui ressemblait à une foi expressément +catholique s’est éveillé en moi. L’église faisait si évidemment partie +de la vie du village! Elle était de niveau avec les maisons arabes: elle +restait ouverte toute la journée; et puis elle se trouvait exactement +pareille à toute autre église catholique du monde entier, sauf pour ce +qui était de l’indigence de son ornementation artistique. Elle n’avait +rien d’une espèce d’appendice à la vie européenne, emporté par une +certaine nation, à travers le monde (un peu comme un _tub_ en +caoutchouc), pour offrir aux touristes de cette nation un surcroît de +«confort», ou pour leur procurer une sensation de familiarité. Et si +même cette église ne possédait pas un seul converti, du moins elle +m’apparaissait accessible à tous, ce qui la distinguait encore de notre +chapelle de l’hôtel. + +Toutes ces choses, je ne puis pas affirmer que je les aie expressément +reconnues sur-le-champ; mais, en tout cas, c’est sûrement dans cette +petite église, que, pour la première fois, il m’est venu à l’esprit de +concevoir sérieusement que Rome pouvait avoir raison, et nous avoir +tort, si bien que, dorénavant, mon ancien mépris pour le catholicisme a +commencé à se mêler d’une nuance de crainte respectueuse. Afin de me +rassurer, je me suis empressé de me lier d’amitié avec le prêtre +schismatique copte de l’endroit; et même je me souviens de lui avoir +envoyé une paire de chandeliers en cuivre, pour son autel, après mon +retour en Angleterre. + +Une autre conséquence de cette impression fut que je commençai à +raisonner un peu avec moi-même, pour me fortifier délibérément dans ma +position d’anglican. Pendant mon séjour au Caire, j’avais eu deux +audiences du patriarche copte; je lui écrivis maintenant, de Louqsor, +pour lui demander le droit d’être admis à la communion dans les églises +coptes, tout cela par suite de mon désir de me persuader que nous +n’étions pas aussi isolés que semblaient l’indiquer les apparences. Je +ne m’inquiétais nullement de savoir si les Coptes étaient teintés ou non +d’hérésie (car l’on connaît le proverbe anglais sur la discrétion forcée +des habitants d’une maison de verre); mais l’unique chose qui me +préoccupât était de songer que nous autres, anglicans, faisions au monde +l’effet d’être tristement isolés! En d’autres termes, je commençais pour +la première fois à prendre conscience d’une aspiration instinctive vers +la communion catholique. Une Église nationale, hors de sa nation, +c’était décidément quelque chose de bien misérable! Le patriarche, +d’ailleurs, ne daigna point me répondre, et je demeurai tout frémissant +d’une vague honte. + + +III + +Encore mon malaise s’accrut-il lorsque, au sortir de Louqsor, je passai +par Jérusalem et par la Terre sainte. Là aussi, dans ce berceau du +christianisme, je constatai que nous étions moins que rien. Il est vrai +que l’évêque anglican de Jérusalem me témoigna une extrême bonté, me +pria de prêcher dans sa chapelle, me fit cadeau d’une petite croix d’or, +et obtint pour moi la permission de célébrer la communion dans la +chapelle d’Abraham. Mais cette dernière faveur elle-même fut loin +d’avoir de quoi me rassurer. Il nous était défendu de nous servir de +l’autel grec; on avait dû apporter du dehors une table, ainsi que les +ornements habituels, prêtés par une pieuse confrérie anglicane; et ce +fut dans ces conditions que, tout distrait et gêné, épié curieusement de +la porte par un groupe de Grecs, je célébrai ce qu’alors je croyais être +les mystères divins, avec une impression de solitude qui me pesait +lourdement. + +La même chose se retrouvait dans toutes les Églises. Chaque secte +imaginable de l’Orient, hérétique ou schismatique, avait son tour à +l’autel du Saint-Sépulcre: car chacune avait au moins derrière soi la +respectabilité de plusieurs siècles, une sorte de continuité historique. +Je pus voir, notamment à Bethléem, des rites bien étranges et bien +invraisemblables. Mais l’Église anglicane, celle que j’avais été +accoutumé à considérer comme le tronc sain d’un arbre pourri, celle-là +n’avait de privilèges nulle part. C’était comme si elle n’eût pas +existé; ou plutôt je la voyais reconnue et traitée par le reste de la +chrétienté, simplement, comme une secte protestante d’origine toute +fraîche. Par une manière d’affirmation solennelle, je me mis à porter +publiquement ma soutane dans les rues, à la grande consternation de +quelques protestants irlandais dont j’avais fait la connaissance, et +dont je me souviens que, dès lors, je me sentais fort ennuyé de songer +que j’étais en pleine communion religieuse avec eux. J’eus même une +véritable querelle avec un marchand du pays qui m’avait dit que, malgré +ma soutane, il supposait que je n’étais pas un prêtre, mais un pasteur. + +Il y avait d’autres pasteurs, dans le groupe en compagnie duquel je me +rendis à Damas; et deux ou trois d’entre nous, chaque matin avant de +partir, célébrions le service de communion dans l’une des tentes. L’un +de ces pasteurs, un Américain très pieux et d’un sérieux profond, non +seulement récitait tout haut son office à cheval, mais avait amené avec +soi ses vêtements cultuels, ses vases, ses chandeliers, et ses hosties, +dont je me servais, moi aussi, avec une joie secrète. Je suis heureux +d’ajouter que ce pasteur, de même que moi, a été plus tard reçu dans +l’Église catholique, et ordonné prêtre. + + +IV + +Un coup nouveau m’attendait à Damas. Je lus dans le _Guardian_ que le +prédicateur à qui je devais ma notion d’une doctrine distinctement +catholique, celui-là même qui m’avait amené à faire ma première +confession, venait de se soumettre à l’Église romaine. Je ne saurais +décrire le choc et l’horreur que fut pour moi cette nouvelle. J’écrivis +de Damas au susdit prédicateur une lettre qui--ou du moins je me plais +maintenant à le supposer--ne contenait pas un seul mot amer: mais le +fait est que je ne reçus aucune réponse. Le destinataire m’a simplement +dit, depuis, que l’absence de reproches, dans le ton de ma lettre, +l’avait étonné. + +Ce fut également à Damas que, une fois de plus, je revins à mon projet +de fondation d’une maison religieuse; et, par une sorte de défi aux +sentiments qui commençaient à me troubler, je décidai avec un ami que la +constitution et le cérémonial de notre fondation seraient expressément +«anglais». Nous ne devions porter aucun vêtement eucharistique, mais des +surplis et écharpes noires; après quoi, nous ne devions, dans notre +ordre nouveau, rien faire de particulier, trop heureux simplement +d’appartenir à une maison pieuse. + +Ce fut dans ces dispositions que je revins en Angleterre, avec l’espoir +d’y trouver un havre de paix. Là, du moins, je le savais, je ne serais +plus agité à chaque instant par des preuves trop évidentes de mon +isolement; sans compter que j’y trouverais aussi, exactement, +l’atmosphère de repos et de beauté dont j’avais besoin. J’avais été +nommé vicaire assistant à Kemsing, le village même où avait eu lieu +cette inoubliable retraite qui m’avait initié pour la première fois à +l’idée d’un dogme ordonné. L’emploi que l’on m’avait imposé était des +plus faciles: car l’état de ma santé m’empêchait encore de me livrer à +tout travail un peu fatigant. + + +V + +Et, en vérité, je vécus à Kemsing une vie extraordinairement heureuse, +pendant environ une année. La vieille église avait été restaurée avec un +goût exquis, la musique était fort belle, le cérémonial plein de +dignité, et nettement «catholique». Le presbytère où je demeurais avec +l’un de mes amis était une maison charmante, toujours peuplée de +personnes charmantes; et, dans cette atmosphère appropriée, mes troubles +disparurent aussi complètement que possible. + +Ce fut là que, pour la première fois, après une seconde retraite prêchée +par le Père Mathurin, mon curé introduisit régulièrement l’usage de +célébrer la communion, chaque dimanche, avec des surplis de toile. Nous +n’employions cependant ces surplis, ainsi que les lumières et les +hosties, que dans la matinée du dimanche, et non pas aux offices +solennels de midi: car nous avions à considérer les vues très +anti-catholiques du châtelain du lieu, qui, tout en étant un vieillard +des plus courtois, apportait un véritable fanatisme à affirmer sa +position d’ultra-protestant. J’ai souvent admiré l’étonnante réserve de +ce châtelain pendant qu’il nous accueillait, mon curé et moi, dans sa +belle vieille maison: car je savais qu’au fond de son cœur il nous +croyait des ennemis avérés de la croix du Christ, et des collaborateurs +plus ou moins conscients de la Femme Écarlate de Rome. J’ajouterai que +je n’aimais pas beaucoup, pour ma part, cette façon d’adopter une +certaine forme de culte le matin et une autre à midi: car je me +fortifiais de jour en jour dans les principes de la Haute Église, et je +me souviens d’avoir été félicité de mes instincts «catholiques» par le +pasteur de Londres à qui j’allais régulièrement me confesser quatre fois +par année. Ce fut aussi durant cette période que je m’affiliai à trois +sociétés ritualistes de Londres. Mais l’essentiel est que, pendant tout +ce temps, je me sentais infiniment heureux à Kemsing. + +Il m’était redevenu tout à fait possible, en concentrant résolument mes +regards sur les seuls objets qui me convenaient, de croire que l’Église +d’Angleterre était ce qu’elle prétendait être, la mère spirituelle du +peuple anglais et une partie authentique de l’Église universelle du +Christ. Je m’étais lié d’amitié avec des personnes excellentes, dont je +suis heureux de pouvoir dire que leur affection m’est restée fidèle +jusqu’à ce jour; j’avais commencé à m’occuper soigneusement de mes +prédications; et je travaillais beaucoup à instruire les enfants du +village. Les seules occasions que j’eusse de me rappeler les faits +extérieurs étaient, de temps à autre, des réunions ecclésiastiques, et +puis aussi, parfois, de petits paragraphes secs et coupants, dans les +journaux, m’apprenant que telle ou telle personne que j’avais connue +autrefois venait d’être «reçue dans l’Église catholique romaine». + + +VI + +Ce n’est vraiment qu’au bout d’une année de parfait repos que me sont +revenus mes troubles de naguère, et sans que je puisse me rappeler +exactement aujourd’hui l’occasion qui les a réveillés en moi. Il +m’arrivait bien parfois, durant cette première année, d’avoir des +moments de malaise, en particulier après avoir chanté la célébration +chorale. Je me demandais alors si, en fin de compte, c’était chose +possible que je me trouvasse dans l’erreur, et que la cérémonie où je +venais de prendre part, cette fête rendue si belle et par l’art et par +la dévotion, ne fût rien autre qu’un effort «subjectif» de notre Église +pour affirmer nos titres à une qualité que nous ne possédions point. Il +y avait, dans le chœur de notre église, une plaque de cuivre consacrée à +la mémoire d’un certain «Thomas de Hoppe», un prêtre d’avant la Réforme; +et, à plus d’une reprise, j’ai songé malgré moi à ce qu’aurait pensé ce +sir Thomas de toutes nos pratiques anglicanes. Mais je m’étais accoutumé +à traiter toutes les pensées de ce genre comme des tentations. Je les +confessais expressément comme des péchés; je lisais des livres en faveur +de l’Église d’Angleterre, je m’ingéniais de toutes mes forces, dans un +ou deux cas, à retenir des paroissiens qui se sentaient le désir de +passer au catholicisme; et j’achevais de tâcher à me réformer moi-même +par l’adoption d’un langage des plus méprisants à l’égard de ce que +j’appelais la «mission italienne»,--d’une formule qui avait été, je +crois, imaginée autrefois par mon père. + +Je me rappelle surtout un incident qui montre bien à quel point ces +pensées étaient alors en train de me préoccuper. J’assistais, dans la +cathédrale de Saint-Paul, à la cérémonie organisée pour fêter le Jubilé +de Diamant de la Reine Victoria; et, parmi les innombrables personnages +curieux qui s’offraient à mes regards, je me rappelle qu’à beaucoup près +c’était le représentant du pape qui m’attirait le plus. Je ne cessais +pas de l’observer, épiant tous ses gestes, et m’efforçant de me +persuader que ce prélat romain se trouvait impressionné par le spectacle +de notre Église d’Angleterre dans toute la plénitude de sa gloire. Cette +cérémonie était d’ailleurs, vraiment, un spectacle frappant; et +j’éprouvais un enthousiasme profond à la vue du groupe magnifique de nos +archevêques et évêques, assemblés sur les marches du chœur, en robes +solennelles. Le bruit avait même couru que ces hauts dignitaires avaient +consenti à porter des mitres, et cette rumeur avait grandement ému notre +monde religieux. En fait, nos évêques ne portaient point de mitres: mais +c’était un plaisir de voir l’éclat fastueux des coiffures très diverses +qu’ils avaient arborées. L’évêque de Londres, que je revois encore, +portait sur la tête une sorte de toque dorée qui valait presque une +mitre; et j’exultais à la pensée des récits et descriptions que devrait +faire le prélat papiste, lorsqu’il reviendrait auprès de ses arrogants +amis de là-bas. J’eus également plaisir à apprendre, un jour ou deux +plus tard, qu’un pasteur anglican de ma connaissance avait été pris pour +un prêtre catholique, dans la foule de la sortie. + +Chose étrange: je ne fus que très faiblement affecté par la décision +papale au sujet des ordres anglicans. Certes, cette décision m’avait +surpris, d’autant plus qu’un membre du clergé anglican, revenu de Rome +où il avait été en mesure de se bien renseigner, m’avait assuré que la +décision nous serait favorable; mais, encore une fois, jamais la +déception ainsi éprouvée ne m’a touché très à fond. J’avais simplement +conscience comme d’une certaine sensation de douleur sourde, dans mon +âme, toutes les fois que j’y pensais: mais jamais, durant tout le temps +qui a précédé ma conversion, la condamnation solennelle de nos ordres +anglicans ne m’a fortement remué, dans un sens ni dans l’autre. + +Ce fut encore pendant cette année de Kemsing que je reçus ma première +confession, celle d’un jeune élève d’Eton qui demeurait aux environs, et +qui n’allait point tarder à devenir catholique. Je me rappelle mon émoi +à la pensée que quelqu’un pourrait nous déranger pendant la cérémonie: +car, bien que la confession fût prêchée dans notre paroisse, elle n’y +était pour ainsi dire jamais pratiquée. Je finis par fermer à clef la +porte de l’église, tout tremblant d’émoi; j’écoutai la confession, et +puis je m’en revins au presbytère avec le sentiment d’avoir commis une +faute à la fois terrible et splendide. + + +VII + +Mes anciens troubles me revinrent donc après une année de répit, et je +finis même par être plongé dans une inquiétude pénible. Mais cette +inquiétude, je pus le constater dès lors, avait sa source beaucoup plus +dans la région des sentiments que dans celle de l’intelligence. J’avais +beau lire des livres de controverse anglicans, et me nourrir du recueil +de sarcasmes anti-catholiques du savant Littledale, je sentais bien que +tout cela n’atteignait pas la source profonde de mes troubles. Ceux-ci +provenaient surtout, me semble-t-il, de deux choses: tout d’abord, de +cette impression d’isolement que m’avait laissée mon voyage sur le +continent, en me faisant voir l’abîme qui séparait mon anglicanisme du +reste des Églises chrétiennes; et secondement ils venaient de la +nécessité où j’étais de reconnaître la force des prétentions romaines à +continuer l’Église d’avant la Réforme, comme aussi la faiblesse +respective de nos propres prétentions anglicanes. Ces deux choses me +furent encore bien cruellement rappelées pendant un mois que je passai à +Cadenabbia, et pendant lequel je m’étais chargé des fonctions de +chapelain anglican dans cette charmante petite station italienne. A +Kemsing même, j’ai souvenir d’une circonstance encore qui, s’ajoutant à +celles que j’ai mentionnées plus haut, tendait également à accroître mon +inquiétude. + +A quelques milles de notre paroisse se trouvait un couvent de +religieuses anglicanes dont les pratiques extérieures étaient absolument +pareilles à celles d’un couvent catholique. Les jours de fêtes non +prévues par notre _Livre de Prières_, telles que la Fête-Dieu et +l’Assomption, l’habitude était que certains pasteurs, à la fois de +Londres et des paroisses d’alentour, vinssent assister aux offices du +couvent; et c’est ainsi que, plusieurs fois, j’eus l’occasion d’y +prendre part. Le missel romain était employé là avec tous ses articles; +et, le jour de la Fête-Dieu, une procession s’organisait qui se +conformait jusque dans le moindre détail aux directions précises de la +liturgie catholique. Un reposoir était installé dans le beau jardin du +couvent, et la procession chantait le _Pange lingua_. Or, il faut savoir +que ces nonnes ne se contentaient nullement de jouer à la vie +religieuse: elles célébraient l’office de nuit toutes les nuits, selon +l’observance la plus stricte, récitaient naturellement le bréviaire +monastique, et vivaient une vie de prière, dans une retraite absolue. +Mais il m’était impossible de me persuader, malgré tous mes efforts, que +l’atmosphère d’une telle maison eût rien de commun avec celle de notre +Église d’Angleterre. Je discutais à l’occasion avec le chapelain du +couvent, qui, tout de même que son successeur, allaient me précéder dans +l’Église catholique. Je critiquais certains détails: mais les réponses +du chapelain, toutes pleines de la science la plus sûre, avait beau +vouloir me prouver que l’Église d’Angleterre, étant catholique, pouvait +prétendre à tous les privilèges catholiques, ces réponses ne parvenaient +pas à me satisfaire. Loin de là, elles m’amenaient à sentir plus +vivement que les privilèges catholiques étaient tout à fait étrangers au +caractère essentiel de l’Église anglicane, ce qui, du même coup, +paraissait impliquer comme conclusion que cette Église n’était pas +catholique. Aussi suis-je certain aujourd’hui que ces visites, plus +encore peut-être que tout le reste, ont commencé à mettre en pleine +lumière devant mes yeux le gouffre qui me séparait de la chrétienté +catholique. Je me souviens d’avoir fait don d’une lampe d’argent pour la +statue de la Vierge, dans ce couvent, par manière d’entraînement, afin +d’essayer de fortifier mes droits à faire partie de l’Église +universelle. + + +VIII + +Ainsi le temps coulait, et mon inquiétude s’aggravait. Je commençais à +réfléchir sur mon cas. Je me disais que la vie que je menais à Kemsing +était trop heureuse pour être sainte, et je méditais d’autres plans +d’avenir. J’avais acquis, à ce moment, une certaine habileté dans la +prédication. Je pris part à une mission paroissiale, et fus invité par +le chanoine missionnaire de notre diocèse à venir décidément m’installer +près de lui pour l’aider dans son œuvre. Mais j’avais, depuis lors, +formé le rêve de me vouer à la vie religieuse sous sa forme la plus +pure: et j’ajouterai que mes velléités de me rendre à l’invitation du +chanoine missionnaire furent encore bien réduites lorsque j’appris que, +dans la chapelle de Cantorbéry que nous aurions eue, force nous aurait +été de renoncer à ce beau cérémonial accoutumé. En toute honnêteté, je +ne pense pas que j’aie été, à ce moment ni jamais, un simple +«ritualiste», attachant une importance prépondérante à la liturgie; mais +il me semblait évident que la foi et son expression devaient aller de +front, et que nous nous rendrions gratuitement la tâche malaisée en +voulant prêcher une religion dont les signes extérieurs et +l’accompagnement liturgique indispensable se trouveraient absents. Je +n’en finis pas moins, cependant, par me décider à accepter l’invitation, +si le successeur de mon père, l’archevêque Temple, était d’avis que je +l’acceptasse. L’archevêque se montra plein de bonté pour moi: mais sa +réponse, après une demi-heure d’entretien, fut tout à fait péremptoire. +Elle me fit entendre que j’étais trop jeune pour une tâche aussi +importante; si bien que je m’en retournai à Kemsing avec la résolution +arrêtée de m’offrir plutôt à faire partie de cette communauté anglicane +de la Résurrection dont j’avais entendu parler bien des fois déjà, avec +des éloges respectueux. + +Quelques semaines après, j’eus à ce sujet un entretien avec le révérend +Gore (aujourd’hui évêque d’Oxford), dans sa maison de chanoine à +Westminster; et je fus définitivement admis à l’épreuve, dans la +communauté. Le révérend Gore, lui aussi, me témoigna une bonté et une +sympathie extrêmes. Il semblait comprendre mes aspirations, tandis que, +de mon côté, je me sentais profondément ému à la fois de sa propre +attitude et de la calme atmosphère religieuse qui l’entourait. J’avais +désormais l’impression que tous mes troubles avaient pris fin. La pensée +de la vie nouvelle qui s’ouvrait devant moi m’excitait et me ravissait +infiniment, et il me devenait plus facile que jamais de traiter toutes +les «difficultés romaines» comme des tentations diaboliques. En revoyant +tout cela aujourd’hui, je comprends que mon attention était simplement +distraite, et mon imagination absorbée par la nouveauté du spectacle qui +allait s’offrir à moi; en réalité, mon inquiétude de naguère persistait +sans aucun changement. Mais il n’en est pas moins vrai que, lorsque je +me rendis à Birkenhaed pour assister à la retraite annuelle de la +communauté, par laquelle devait commencer ma période d’épreuve, aucune +pensée de pouvoir jamais abandonner la communion anglicane ne +m’apparaissait concevable. J’allais être lancé parmi les flots d’une mer +entièrement nouvelle; j’allais vivre comme avaient vécu les moines d’il +y a cinq siècles; j’allais réaliser--d’une manière imprévue, il est +vrai--mes anciens rêves de Llandaff et de Damas; j’allais me consacrer à +Dieu, une fois pour toutes, dans la plus haute des vocations accessibles +à l’homme. + + + + +CHAPITRE III + +AU MONASTÈRE ANGLICAN DE MIERFIELD + + +I + +Il me sera toujours impossible de reconnaître exactement la dette de +gratitude que je dois à la communauté de la Résurrection, non plus que +d’exprimer l’admiration que j’ai constamment ressentie, et continue de +ressentir à l’égard de l’esprit et des méthodes de cette communauté. +Tout au plus pourrai-je essayer de décrire l’apparence extérieure de la +vie de ses membres, en tâchant de mon mieux à faire entrevoir la +profonde charité, la fraternité et la dévotion chrétienne dont elle +était imprégnée. Il est vrai que les membres de la communauté ne me +permettraient plus, aujourd’hui, d’aller séjourner parmi eux comme +j’aimerais souvent à le faire; mais, individuellement, ils m’ont gardé +pour la plupart une touchante amitié. J’ai cependant l’idée qu’une telle +visite, en raison même de ce sentiment, risquerait de leur être pénible, +ainsi qu’à moi; mais, d’autre part, il faut songer que le fait, pour un +anglican, de devenir catholique n’a pas du tout, aux yeux des anciens +amis de cet ex-anglican, la signification qu’aurait pour des catholiques +une conversion en sens opposé. Car lorsqu’un catholique abandonne +l’Église, ceux dont il se sépare le regardent comme un infortuné qui a +quitté le bercail du Christ pour se perdre dans un désert. Peu importe +la congrégation religieuse nouvelle à laquelle il s’est désormais +attaché; il n’en a pas moins renoncé à faire partie de ce que ses amis +considèrent comme l’unique corps du Christ. Lorsqu’un anglican de la +Haute Église devient catholique, au contraire, tout ce qu’il fait, au +point de vue de la théorie anglicane, est simplement de se transporter +d’une région de l’Église universelle dans une autre. D’après la théorie +de la «Branche», il a simplement passé d’une branche à une autre; et +d’après la théorie de la «Province», pour employer une phraséologie +encore plus récente, il s’est détaché seulement de Cantorbéry, mais non +point de l’Église du Christ, comme l’entendent les anglicans. Il a bien, +aux yeux de ceux-ci, le grave tort d’être devenu «schismatique», et +celui, plus grave encore, d’avoir dénié la validité des ordres qu’il +avait naguère acceptés; mais il n’en est pas moins impossible pour ses +amis de le regarder comme un apostat, au sens commun du mot, et le fait +est, il faut leur rendre cette justice, que c’est chose très rare qu’ils +le regardent comme tel. Assurément, en tout cas, mes anciens frères de +la communauté de Mierfield ne m’ont jamais témoigné d’aucune façon une +opinion qui aurait été, de leur part, à la fois discourtoise et +parfaitement injuste. + +Je dois encore noter, avant de procéder à une description sommaire de +notre vie à Mierfield, que tout ce que je mettrai dans cette description +de l’existence et de la règle de la communauté anglicane ne dépassera +jamais ce que peut avoir observé librement tout visiteur qui a séjourné +dans la pieuse maison. Chaque famille a ses «secrets»--par où j’entends +simplement ses petites habitudes et méthodes de vie intime--et il ne +serait ni décent ni loyal à moi d’en faire mention ici. Je me bornerai à +dire que ce côté intérieur de notre vie quotidienne, nos relations +mutuelles, leur ton et leur atmosphère, étaient d’une douceur infinie, +et, avec cela, merveilleusement «chrétiens». Je suppose qu’il doit y +avoir eu, çà et là, des difficultés, inséparables de l’intimité +constante de tempéraments aussi nombreux et variés: mais de ces +difficultés je n’ai vraiment conservé aucun souvenir. Je me rappelle +seulement l’extraordinaire bonté et générosité dont j’ai toujours été +comblé. + + +II + +Nous demeurions dans une grande maison entourée de son propre jardin, au +sommet d’une hauteur dominant la vallée de la Calder. C’était une région +un peu enfumée, avec de hautes cheminées visibles tout à l’entour: mais +le large espace de terrain appartenant à la maison nous garantissait de +toute sensation de resserrement ou d’encombrement. Notre vie extérieure +était une adaptation des anciennes règles religieuses, où se combinaient +surtout les traditions monastiques des Rédemptoristes et des +Bénédictins. Quelques-uns des frères employaient presque tout leur temps +à des travaux d’érudition, s’occupant à éditer des ouvrages liturgiques, +des chants religieux, des écrits dogmatiques ou édifiants; et, à l’usage +de ces frères, la communauté possédait une riche bibliothèque d’environ +cinq mille volumes. Le reste des frères, qui formaient la majorité, +passaient une moitié de l’année en prières et en études dans la maison, +et l’autre moitié en travail de mission et d’évangélisation. + +Nos journées s’écoulaient d’après un plan très pratique et très simple. +Levés vers six heures et demie, nous nous rendions aussitôt à la +chapelle pour la prière du matin, avec les psaumes de Primes, et pour +l’office de communion; à huit heures, nous déjeunions; à neuf heures +moins le quart, nous récitions l’office de Tierce et faisions une +méditation. Jusqu’à une heure, ensuite, nous travaillions dans la +bibliothèque ou dans nos chambres; et puis, après l’office de Sixte, et +les Intercessions, c’était le dîner. L’après-midi commençait par des +exercices corporels, promenade ou jardinage; à quatre heures et demie, +nous goûtions après avoir récité None. Et puis, de nouveau, nous +travaillions jusqu’à sept heures, où nous allions à la chapelle pour +chanter l’office du soir; nous soupions à la demie, et, après une petite +récréation et une ou deux heures de travail, nous récitions les Complies +à dix heures moins le quart, après quoi nous rentrions dans nos chambres +pour la nuit. Le samedi matin, une sorte de chapitre était tenu où, tous +agenouillés, nous faisions une confession publique de tous nos +manquements extérieurs à la règle. + +La vie de la communauté, au moment où j’y entrai, se trouvait quelque +peu dans un état de transition. Les frères se dirigeaient, un peu à +tâtons, vers la création d’une règle plus stricte; et le fait est que, +au moment où je me suis séparé d’eux, quatre années plus tard, un +développement considérable s’était déjà produit dans le sens d’un mode +de vie plus complètement monastique. Le silence, par exemple, s’étendait +de plus en plus, à tel point que, durant les derniers temps, nous ne +pouvions plus parler depuis les Complies jusqu’au dîner du lendemain. Le +travail manuel, avec un nombre d’heures déterminé, était devenu une +règle absolue: nous cassions et transportions du charbon, nous cirions +nos souliers, et faisions nous-mêmes nos lits. Ma dernière tâche +manuelle à Mierfield a été la construction d’un escalier, dans la +carrière attenant à la maison. Je travaillais là tous les après-midi, +et, tout en taillant mes pierres, je roulais et retournais en moi-même +mes difficultés intérieures. De même encore le costume de la communauté, +qui d’abord avait été facultatif, évoluait continuellement vers la +prescription d’un véritable habit religieux, consistant en une soutane +du type bénédictin accompagnée d’une ceinture de cuir. A l’origine, +aussi, le chef de la communauté était ordinairement appelé notre +«doyen»; mais lorsque le révérend Gore fut nommé évêque de Birmingham, +et que nous nous fûmes choisi un nouveau chef, celui-ci fut dorénavant +revêtu du titre de «supérieur». J’ajouterai que le mot de «Père», pour +désigner les membres de la communauté, avait été d’abord plutôt +désapprouvé; vers la fin, au contraire, ce mot était devenu presque d’un +emploi général, encore qu’un ou deux membres continuassent à ne pas +goûter la signification qu’il impliquait. Tous ces divers changements, +ardemment désirés par une majorité dont je faisais partie, n’étaient pas +admis sans quelques protestations de la part de trois ou quatre membres +attachés aux vues anciennes; et bien que jamais je n’aie aperçu dans nos +rapports rien qui ressemblât à de l’amertume, je me rappelle que l’un +des frères, tout au moins, se trouva forcé de quitter la communauté au +moment du renouvellement annuel des vœux, faute pour lui de pouvoir +s’accommoder de toutes ces innovations, trop «romaines» à son gré. + +Quant à ces vœux eux-mêmes, j’aurais plus de peine à les expliquer. Ils +ont été plus d’une fois spirituellement raillés dans la presse anglaise, +et je dois bien avouer aujourd’hui que les railleries dont on les a +accablés n’étaient pas sans quelque raison d’être. Nous étions supposés +nous engager au célibat, mais seulement jusqu’au jour où il nous +plairait de nous marier. En gros, la période de probation durait +normalement une année pleine, de juillet à juillet, après laquelle le +novice, si les votes de la communauté l’y autorisaient, se voyait admis +à faire sa profession. Celle-ci consistait en une promesse formelle +d’observer les règles de la communauté pendant treize mois, et en une +expression de l’intention délibérée d’appartenir à cette communauté pour +la vie entière. Cette profession n’était donc pas du tout une simple +épreuve: elle constituait, en pratique, une intention pour la vie +entière, mais avec faculté de se dédire si, pour un motif quelconque, +l’existence adoptée se montrait intolérable. La règle essentielle était +fondée sur les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. En +un mot, le régime de vie était un peu moins rigide que celui des +communautés catholiques ordinaires; mais, à coup sûr, il dépassait de +beaucoup en rigueur celui de congrégations dans le genre de l’Oratoire. + +Nous étions alors au nombre d’environ quatorze frères, qui tous avaient +reçu les ordres de l’Église d’Angleterre, et qui tous avaient une +expérience personnelle du travail paroissial. Nous n’avions pas de +frères lais: les tâches domestiques indispensables que nous ne pouvions +pas accomplir nous-mêmes étaient faites par trois ou quatre serviteurs +payés. Depuis, le nombre des membres de la communauté s’est élevé à une +moyenne allant de vingt à trente; un vaste collège de la Résurrection a +été élevé sur les terrains dépendant de la communauté, et pourvoit à +l’éducation de jeunes gens pauvres en vue du ministère ecclésiastique. +Un prieuré a été ouvert à Leeds, et une maison de communauté à +Johannesburg, dans l’Afrique du Sud. Je crois savoir aussi que l’on a +essayé de s’ajoindre des frères lais. Pareillement l’on m’a dit que la +communauté était en train de se faire construire une chapelle. Pendant +que j’étais à Mierfield, nous nous servions pour nos offices d’une +grande chambre de la maison, très adroitement adaptée et ornée pour nos +cérémonies. Celles-ci étaient vraiment à la fois très pieuses et pleines +de dignité, mais ne s’élevaient pas, dans leur rituel, au-dessus du +niveau ordinaire de ce qu’on peut appeler le parti anglo-catholique. +Nous faisions usage de vêtements de toile blanche; mais plus tard, et +tout d’abord au moyen d’un don fait par moi à la communauté, nous avions +commencé à substituer aux aubes blanches des vêtements de couleur. Nous +ne nous refusions pas à employer l’encens, mais sans aucune cérémonie +spéciale; et quant à ce qui était de notre musique, nous chantions, le +plus souvent, un plain-chant non accompagné, adapté aux paroles du +_Livre de Prières_ anglican. Je dois le dire en toute franchise, nous ne +chantions pas bien; mais du moins faisions-nous de notre mieux, et je +n’oublierai pas aisément l’impression de mystère et de beauté qui +s’exhalait de nos offices chantés du dimanche matin. L’autel était du +type moyen anglican, avec deux cierges sur l’autel lui-même, deux autres +sur les piliers des rideaux, et deux autres encore sur les côtés du +chœur. Nous avions également une lampe de sanctuaire, mais dont la vue +m’était toujours un peu désagréable, étant donné que la présence de +cette lampe ne répondait à aucune signification définie. + + +III + +Il m’est impossible de décrire le profond bonheur dont je jouis à +Mierfield. Pendant une année environ, je ne fis que très peu de +prédication au dehors, et m’occupai presque entièrement à la prière +ainsi qu’aux études théologiques. Mon «maître de noviciat» était un +homme singulièrement habile pour la direction des âmes; et bien qu’il ne +fût pas mon confesseur, toujours je le sentais capable et désireux de +m’aider. Pendant un temps, il n’y avait avec moi qu’un seul autre +candidat soumis à la probation: un Irlandais d’une éloquence et d’une +ferveur remarquables, qui allait devenir un prédicateur de missions de +premier ordre, mais qui, plus tard, allait quitter la communauté pour se +marier. Les circonstances nous forçaient à vivre beaucoup ensemble, et +je trouvais en lui un enthousiasme expansif de foi et de confiance dans +l’Église d’Angleterre (alternant, il est vrai, avec de sombres +dépressions) qui contribuait énormément à me réconforter. + +Lorsque le moment de ma profession approcha, cependant, je commençai à +me méfier un peu de mon aptitude à la vie de communauté. Ce n’était pas +que je fusse encore troublé d’un retour de mes difficultés «romaines» de +naguère, car celles-là avaient à peu près complètement disparu! mais je +me demandais si ma position n’était pas trop «avancée» pour que je pusse +me satisfaire pleinement de l’esprit de la maison,--et cela d’autant +plus que la communauté venait alors de prendre une certaine résolution +beaucoup trop timide, à mon gré, en vue d’une crise possible dans +l’Église d’Angleterre. Je dois dire que, dès lors, j’en étais venu à +admettre en pratique tous les dogmes de l’Église catholique, à la seule +exception de celui de l’infaillibilité du pape. J’avais étudié et +analysé respectueusement la _Théologie morale_ de Lehmkuhl, en omettant +simplement toutes les sections qui traitaient de l’autorité du Souverain +Pontife. Je récitais régulièrement mon rosaire, j’invoquais les saints; +j’estimais que le mot «transsubstantiation» était celui qui exprimait le +mieux la réalité de la présence de Notre-Seigneur dans le sacrement; je +considérais la pénitence comme le moyen normal par lequel se trouvait +remis le péché mortel après le baptême; enfin je n’avais aucun scrupule +à me servir du mot de «messe» pour désigner l’office de la communion. +C’étaient également ces doctrines que je prêchais, dans un langage un +peu voilé; et j’avais même constaté qu’elles seules me permettaient de +provoquer l’enthousiasme de mes auditeurs. Elles seules, tout au moins, +me permettaient de mettre en relief cette adorable personne du Christ, +dont je m’efforçais de faire le centre vivant de mon enseignement. Je me +rappelle, par exemple, qu’un vicaire indigné m’a reproché d’exposer une +doctrine qui lui semblait «un mélange de romanisme et de wesleyanisme», +accusation qui m’avait ravi au dernier point. Je dois ajouter que, +d’autre part, la communauté en général me faisait l’effet d’être +beaucoup trop prudente, en désirant se dissocier du parti extrême dans +l’Église d’Angleterre; pour ma part, c’était pleinement à ce parti que +je me rattachais. + +Le résultat de ces doutes et scrupules fut que je retardai d’un an +encore ma profession, afin de me mieux éprouver. Mais cette année de +délai me délivra de toutes mes difficultés. Je commençais à me sentir de +plus en plus encouragé dans mon travail de mission, et à reconnaître que +ma calme vie à Mierfield me donnait des ressources de toute espèce qu’il +m’aurait été impossible d’obtenir ailleurs. Mes lecteurs catholiques +auront peine à le croire; mais c’est un fait que, pendant cette période +de ma vie religieuse anglicane, je pouvais passer beaucoup plus d’heures +dans le confessionnal que je l’ai pu ensuite dans l’Église catholique: +encore que cela s’explique naturellement par ce fait que, depuis ma +conversion, je n’ai jamais prêché une mission régulière. Dans une +certaine paroisse de Londres, par exemple, quatre journées entières +après l’achèvement de notre mission furent employées, par mon collègue +et moi, à écouter des confessions, à recommander des résolutions et des +règles de vie, cela pendant au moins douze heures chaque jour, tandis +que deux heures encore se trouvaient consacrées à des sermons +qu’écoutaient de nombreux auditoires. + +Ces pieuses tâches, toutefois, ne devaient m’échoir qu’après ma +profession. Mais dès avant celle-ci il m’a semblé qu’un très important +travail devait être accompli. Nous sortions de notre vie paisible de +Mierfield tout brûlants de zèle, et partout nous trouvions des hommes et +des femmes qui paraissaient nous attendre. Nous voyions de tous côtés +surgir des conversions; nous apercevions des pécheurs transformés tout +d’un coup, par la puissance de Dieu, en des enfants éveillés à la vie +spirituelle et enflammés du désir de s’instruire; nous voyions les +tièdes changés en fervents, les obstinés contraints de déposer les +armes. Comment douter que la grâce de Dieu fût à l’œuvre avec nous? Et, +si l’Église d’Angleterre était capable d’être employée par Dieu comme +l’instrument d’une tâche si belle, comment aurais-je douté désormais de +sa mission surnaturelle? Et donc, cela étant, et puisque par ailleurs +j’avais rencontré un bonheur et une inspiration si extrêmes dans ma vie +monastique à Mierfield, pourquoi aurais-je hésité davantage à adopter +définitivement cette vie? + + +IV + +Avant ma profession, le révérend Gore, notre supérieur, me demanda, à ma +grande surprise, si je ne courais aucun danger de tomber dans le +«romanisme». Très franchement je lui répondis: «Non, autant du moins que +je puis en juger!» Et ce fut sans la moindre alarme que, en juillet +1901, je prononçai mes vœux. J’eus là une journée exceptionnellement +heureuse. Je m’étais fait faire une nouvelle soutane, que je suis en +train de porter précisément aujourd’hui, après l’avoir fait adapter à la +coupe romaine. Ma mère vint à Mierfield, et fut présente à la cérémonie, +dans le petit vestibule de la chapelle. Je me vis solennellement +installé dans la communauté: tous les frères me baisèrent la main; je +prononçai mes vœux, et reçus la communion comme gage de stabilité. +L’après-midi, je fis une promenade en voiture avec ma mère, dans une +sorte d’extase bienheureuse. + +Et puis, une fois de plus, je me remis au travail. Je crois bien que la +partie la plus difficile de ma tâche extérieure consista dans l’étrange +diversité des doctrines et des rites avec lesquels il me fut donné de +prendre contact parmi les paroissiens anglicans, encore que, d’une +manière générale, nous ne fussions invités à conduire des missions que +dans des paroisses où l’on acceptait d’avance nos vues et les principes +de notre prédication. J’ajouterai que, d’ailleurs, le parti ritualiste +extrême était loin de nous regarder comme satisfaisants, et cela, sans +doute, surtout à cause de la position personnelle de notre supérieur. Le +révérend Gore, en effet, à tort ou à raison, passait pour faire partie +de la Haute École libérale; il était supposé très réservé sur la +doctrine de l’Incarnation; ses idées sur la critique biblique étaient +tenues pour dangereuses; et enfin on le jugeait un peu «original» sur le +chapitre du socialisme chrétien. Et il va sans dire que tout cela +n’était pas sans me causer une certaine détresse, attendu que, sur ces +trois derniers points notamment, je n’étais pas du tout parmi les +disciples de notre vénérable supérieur. Mais ce qui m’éprouvait plus +encore, comme je l’ai dit, était l’obligation pour moi d’officier dans +des paroisses beaucoup moins avancées, où, du reste, je n’étais invité +que pour prononcer un sermon de temps à autre, le clergé de l’endroit +ayant l’impression que la présence toute passagère de l’un des «frères» +de Mierfield n’aurait pas de quoi le compromettre irréparablement. Dans +ces églises, tout de même que dans les trois églises anglicanes de +Mierfield, où nous suivions les offices, à notre choix, le dimanche +soir, j’avais le chagrin de trouver des doctrines et un cérémonial +étonnamment divers. Dans l’une de ces églises, le clergé n’avait pas le +droit de revêtir des vêtements sacerdotaux; dans une autre, ces +vêtements n’étaient de mise que pour les offices où ne devaient pas +assister les gros bonnets protestants de la paroisse. Ici et là, on +voilait adroitement les doctrines relatives à la Présence réelle; la +pénitence n’était mentionnée qu’à regret, en passant, et comme un simple +«sacrement de réconciliation»; ou bien l’on ne l’enseignait qu’à un +petit nombre de privilégiés, dans de petits offices de confréries, sans +compter que, naturellement, nous ne touchions à qu’une dixième partie du +profond désaccord de pensée et de sentiments dont il nous était +impossible d’ignorer l’existence dans notre Église d’Angleterre. + +Du moins avais-je fini, après un peu d’expérience, par être en état de +reconnaître aussitôt, sur un simple coup d’œil à l’adresse du pasteur ou +de son église, le niveau doctrinal particulier de l’enseignement donné +dans une paroisse. Si bien que je m’étais accoutumé à adopter deux ou +trois plans différents de prédication, en rapport avec ce niveau des +paroisses où je devais prêcher. Dans les moins avancées de ces +paroisses, je prêchais simplement l’amour du Christ, ou les joies du +repentir, ou encore la paternité de Dieu, avec toute la ferveur qui +brûlait en moi, espérant que ces vérités produiraient leurs fruits +naturels normalement, un jour ou l’autre, dans les âmes de ceux qui +m’écoutaient. La seule fois qu’il me fut donné de prêcher dans l’abbaye +de Westminster, je concentrai toutes mes énergies dans un effort pour +montrer la personne du Christ au centre de toute la religion chrétienne, +m’abstenant de toucher à aucune doctrine plus définie. En quoi je ne me +montrais pas aussi courageux qu’un autre des membres de notre communauté +qui, dans les mêmes circonstances, avait osé dénoncer les «autels morts» +de la vénérable abbaye! + +Mais cette nécessité même n’en était pas moins très pénible pour moi; et +c’est ainsi que par degrés, sans que je m’en rendisse bien compte sur le +moment, ma confiance dans la valeur divine de l’Église d’Angleterre +recommençait, une fois de plus, à s’ébranler. J’avais l’habitude, dans +mes moments d’angoisse, de revenir précipitamment à Mierfield, comme au +meilleur refuge: car là, tout au moins, je trouvais la paix et une +unanimité suffisante. Et puis j’avais découvert un moyen qui me semblait +alors tout à fait péremptoire. Je vais essayer d’indiquer brièvement en +quoi il consistait. + + +V + +Autrefois, en ma qualité de partisan modéré de la Haute-Église, j’avais +admis que l’Église d’Angleterre, dans sa ressemblance supposée avec +l’Église «primitive», était la confession la plus orthodoxe de toute la +chrétienté. Il me semblait alors que Rome et l’Orient, d’un côté, +avaient erré par excès, tandis que les sectes non-conformistes, d’autre +part, avaient erré par défaut, sans compter que ces dernières, en +renonçant à la succession épiscopale, avaient expressément abandonné +toute place matérielle dans le Corps visible du Christ. Mais cette +position doctrinale de naguère s’était, depuis longtemps, écroulée sous +moi. En premier lieu j’avais vu l’impossibilité de croire que pendant un +millier d’années environ, entre le cinquième siècle et la Réforme, les +promesses du Christ eussent failli, et que pendant tout cet espace de +temps la corruption de l’hérésie eût souillé la pureté originelle de +l’Évangile. En second lieu j’avais commencé à percevoir que, dans +l’Église du Christ, il devait exister une voix vivante qui, sinon douée +d’une infaillibilité positive, devait du moins être considérée comme +autorisée. Je reconnaissais la nécessité de l’existence d’un évêque ou +d’un concile qui pût juger les théories nouvelles, répondre aux +nouvelles questions. Chose singulière, j’avais même tenté de trouver +cette voix vivante dans notre _Livre de Prières communes_ et dans les +Articles de notre Église anglicane, c’est-à-dire de voir en eux un +interprète définitif de la vieille foi apostolique! Mais maintenant +j’avais constaté l’inanité d’une telle tentative, puisque ces +formulaires eux-mêmes pouvaient être pris dans des sens tout à fait +différents. Le ritualiste, par exemple, affirme que le _Livre de +Prières_ nous enseigne la présence objective et réelle du Christ dans le +sacrement, tandis que le membre de la Basse-Église prétend n’y rien +découvrir d’autre qu’un simple symbole spirituel. Et lorsque, ensuite, +j’interrogeais avec désespoir les seuls éléments de l’Église +d’Angleterre qui eussent quelque ressemblance avec une voix vivante, les +décisions de nos évêques ou les résolutions des conférences +pan-anglicanes, je constatais que celles-ci ou bien étaient partagées, +ou bien refusaient de répondre, ou bien encore répondaient d’une manière +qu’il m’était impossible de concilier avec ce qui m’apparaissait +désormais constituer la foi chrétienne. De telle façon que la théorie de +la Haute-Église modérée m’était devenue inaccessible, et que je m’étais +vu forcé de me créer une théorie nouvelle, pour mon usage propre. Cette +théorie, je crus momentanément l’avoir trouvée à l’intérieur de l’église +ritualiste, et voici comment: + +L’Église catholique, d’après mes vues nouvelles, consistait dans l’union +de toutes les Églises chrétiennes qui conservaient le _Credo_ et le +ministère apostolique. Cette réunion comprenait donc à la fois Rome, +Moscou, et Cantorbéry, comme aussi quelques sectes détachées, telles que +celle des vieux-catholiques, dont les doctrines m’étaient d’ailleurs +fort peu connues. Donc, cette «Église catholique» possédait une espèce +de voix propre: elle parlait par son consentement tacite. Là où Rome, +Moscou, et Cantorbéry étaient d’accord, je reconnaissais expressément la +voix du Saint-Esprit; sur les points où les trois Églises différaient de +doctrine, le champ restait libre pour l’opinion privée. Or, Cantorbéry +avait parfois chancelé dans son témoignage, mais il me semblait tout au +moins que jamais notre grand siège épiscopal n’avait émis une hérésie +positive. En conséquence, sur les points où Cantorbéry n’avait pas eu +l’occasion de parler, l’on devait admettre que ses vues étaient celles +du reste de la chrétienté catholique. + +C’était là une théorie des plus commodes, car elle me permettait +d’embrasser, en fait, toutes les doctrines de l’Église catholique +propre, à l’exception de celles de l’infaillibilité papale et de la +nécessité d’une communion extérieure avec Rome. De cette manière, je +pouvais me procurer l’impression d’avoir derrière moi la tolérance +muette, sinon l’autorité explicite, de ma communion anglicane, et en +même temps l’autorité de l’Église tout entière du Christ. + +On peut voir par là combien je m’étais éloigné déjà de l’ancienne +position _tractarienne_, n’admettant que l’appel à l’Église non divisée. +Au contraire, les divisions n’avaient aucune importance pour moi; le +schisme était impossible, en fait, aussi longtemps que se trouvaient +maintenus le _Credo_ et le ministère apostolique. J’avais également +laissé bien loin derrière moi mes anciennes positions, celles de mes +débuts dans le sacerdoce, et qui consistaient à regarder l’Église +d’Angleterre comme l’unique tronc sain d’un arbre pourri. Je m’étais +créé désormais une théorie beaucoup plus large, que je serais tenté +d’appeler «diffusive», et qui, vraiment, m’a fort bien suffi jusqu’au +jour où, tout d’un coup, je l’ai sentie à son tour s’effondrer +misérablement. A l’ombre de cette théorie, j’invoquais les saints, en +présence de petites images que j’avais dessinées moi-même et clouées +autour d’une statue de la Vierge; j’adorais le Christ dans son +sacrement, et j’avais même commencé à m’imprégner, pour la première +fois, d’un certain esprit de soumission catholique. Dès qu’une doctrine +m’était proposée qui avait en sa faveur l’autorité de l’Église +diffusive--c’est-à-dire sur laquelle Rome surtout s’était prononcée, et +que Cantorbéry n’avait point contredite--je l’acceptais de tout mon +cœur, en écartant aussitôt toutes mes préventions contre elle. + +Je fus d’abord un peu embarrassé pour m’expliquer de quelle manière une +telle autorité parlait aux ignorants qui se trouvaient hors d’état de +rechercher les points particuliers de désaccord entre les trois grandes +Églises chrétiennes: mais, là encore, je finis peu à peu par me +constituer une théorie. Tout de même que le catholique romain ignorant +s’adresse à un prêtre qui est en communion avec l’autorité du Pontife +romain, de même le laïc ignorant de l’Église diffusive devait s’adresser +à un prêtre qui reconnaissait l’autorité de la dite Église; et c’est en +effet chose certaine, que si les laïcs de cette espèce recouraient à ce +moyen, ils trouveraient une unanimité à peu près suffisante. Je proposai +même cette vue à mes supérieurs, en 1903, comme un mode possible pour +moi d’échapper à mes dernières difficultés: mais j’eus le chagrin de +m’entendre affirmer qu’une telle vue n’était pas acceptable. Et j’avoue +que, alors ni maintenant, je n’ai compris pourquoi: car il me semble +que, si seulement l’on admet mon point de départ, cette théorie est la +seule issue logique et pratique qui en puisse résulter. + + + + +CHAPITRE IV + +LES PROGRÈS DE LA CRISE + + +Et, ainsi donc, je demeurai pendant près de deux ans un membre avéré de +la communauté. Pendant l’une de ces deux années, je me sentis très +heureux et confiant, sauf un ou deux cas où, brusquement, mes anciens +troubles reparaissaient, et puis m’abandonnaient de nouveau. J’avais +trouvé autour de moi, comme je l’ai dit déjà, une fraternité et une +amitié inappréciables. Maintenant encore, dans mes rêves, il m’arrive de +revenir à Mierfield,--mais jamais, Dieu merci, en qualité d’anglican! +Dans un de ces rêves, je me rappelle que le cardinal Merry del Val +venait d’être élu supérieur de la communauté, et avait reçu notre +soumission. J’étais là, moi aussi, tout rayonnant de joie, éclatant de +rire à force de bonheur. Une autre fois, je revenais à Mierfield comme +prêtre catholique, et m’étonnais de voir qu’il n’existât aucune barrière +de gêne entre mes anciens frères et moi: nous nous tenions ensemble, +dans le grand _hall_, et causions fraternellement comme autrefois. En +réalité, cependant, je ne suis jamais revenu à Mierfield, malgré tout le +plaisir que j’aurais à y retourner, même sans la compagnie de Mgr Merry +del Val: la communauté n’a point cru pouvoir m’y autoriser. + +C’est là, aussi, que j’ai commencé pour la première fois à ordonner en +système mes pratiques de dévotion, et aussi à m’essayer dans l’art de la +méditation; et c’est là également que Dieu m’a récompensé avec abondance +de mes pauvres efforts. Déjà il me préparait, comme je le vois bien à +présent, pour la résolution décisive qu’il allait bientôt proposer à mon +libre choix. + + +I + +Ce fut, je crois bien, durant l’été et l’automne de 1902 que je +commençai à écrire un petit livre intitulé _la Lumière invisible_. +Certaines histoires que m’avait racontées mon frère aîné m’avaient +suggéré l’idée de ce livre, et je m’étais mis à l’écrire peu à peu, dans +mes moments de loisir. Les divers récits qui formaient le volume, et où +le mysticisme se mêlait volontiers d’un élément surnaturel, se +déroulaient autour d’une figure principale que j’avais appelée un +«prêtre catholique»; et bien souvent, depuis lors, on m’a demandé si mon +intention avait été de faire de ce personnage un véritable catholique ou +un anglican[4]. Ma seule réponse est que je concevais mon héros comme +pouvant appartenir indistinctement à ces deux confessions. Ma théorie de +l’Église diffusive m’amenait de plus en plus à supprimer, dans mes +pensées aussi bien que dans ma prédication, toute séparation entre ce +que je considérais simplement comme des parties différentes du grand +Corps mystique du Christ; et c’est ainsi que, dans ma _Lumière +invisible_, j’évitais soigneusement tout ce qui aurait risqué de trop +«spécialiser» le «catholicisme» de mon vénérable héros. Ajouterai-je que +ce souci m’apparaît maintenant revêtu d’une signification dont je +n’avais point conscience sur le moment? Il prouve que, dès lors, je +n’avais plus en notre Église d’Angleterre la confiance parfaite qui, +naturellement, m’aurait porté à représenter mon personnage comme un +prêtre anglican. + + [4] J’ai publié naguère, à la librairie Perrin, une traduction de + cette _lumière invisible_, en y intercalant quelques autres récits + d’un genre analogue, mais qui, ceux-là, avaient été écrits par le P. + Benson après sa conversion définitive au catholicisme (T. W.). + +Avant, pendant, et après la rédaction de ce livre, je me suis senti de +plus en plus attiré par le mysticisme. J’avais écarté de moi la +contemplation froide et positive du dogme, et m’étais efforcé de cacher +celui-ci sous la réalité plus chaude d’une expérience intime d’ordre +spirituel. Dans mon livre même, je tâchais à imprégner du dogme +l’essence des récits, bien plutôt qu’à l’exprimer explicitement. On m’a +aussi demandé si les histoires que je racontais étaient «vraies»; à cela +je puis répondre seulement que le livre, dans son ensemble, n’a pas +d’autre prétention que d’être une œuvre du genre romanesque. Et je +crois, d’ailleurs, qu’il m’a été donné là de réussir assez heureusement +à me maintenir sur le terrain moyen entre le catholicisme et +l’anglicanisme, puisque le livre continue, aujourd’hui encore, à trouver +maints lecteurs à la fois parmi les catholiques et les anglicans. Mais +sans aucun doute j’étais encore, à cette date, très profondément pénétré +d’anglicanisme; car, lorsque j’ai écrit l’une des histoires du livre où +je montrais une religieuse en prière devant le Saint-Sacrement, j’avais +dans l’esprit un couvent anglican où j’étais allé plusieurs fois, et je +me suis également beaucoup inspiré de l’atmosphère de l’endroit même où +je demeurais pendant que j’écrivais ce récit--le presbytère anglican de +Saint-Cuthbert, à Kensington, où le Saint-Sacrement est conservé nuit et +jour sur l’autel. + + +II + +Oui, la fortune de ce petit livre--ou plutôt la différence des personnes +qui goûtent ce livre et de celles à qui il déplaît--m’apparaît, elle +aussi, bien significative. En fait, _la Lumière invisible_ rencontre +plus de succès auprès des anglicans qu’auprès des catholiques. Et, +certes, il est naturel que certains anglicans se plaisent à rechercher, +dans mon livre, le témoignage de ma triste décadence, à la fois +littéraire et spirituelle, depuis que j’ai quitté l’Église d’Angleterre: +mais, en dehors même de ce point de vue particulier, c’est chose +certaine que les anglicans préfèrent infiniment ma _Lumière invisible_ à +tout ce que j’ai écrit depuis lors, tandis que la plupart des +catholiques, et moi-même avec eux, estimons que le livre intitulé: +_Richard Raynal, solitaire_, est beaucoup mieux écrit, et d’une portée +religieuse bien supérieure. J’avouerai même que, pour ma part, je +ressens une vive antipathie à l’égard de ma _Lumière invisible_, du +moins au point de vue spirituel. J’ai écrit ce livre dans un état +d’excitation fiévreuse, et sous l’influence de ce qui m’apparaît +maintenant comme une sentimentalité maladive. Je m’entraînais à me +rassurer concernant la vérité de la religion, et cela m’avait conduit à +prendre un ton affirmatif et catégorique qui, plus d’une fois, n’était +pas exempt d’affectation. J’ajouterai que le livre risque même, sous +certains rapports, d’être malfaisant; car il suppose que l’intuition +spirituelle, ou même la simple imagination, constitue un élément +essentiel de toute expérience religieuse, et que la réalisation +personnelle est un mode de croyance préférable à celui de la simple foi +d’une âme qui se borne à recevoir la vérité divine de la main d’une +autorité divine. Pour les catholiques il est presque indifférent de +savoir si l’âme se trouve en état de «réaliser», de transformer en +objets de vision personnelle, les faits révélés et les principes de la +vie spirituelle; l’unique chose importante est que la volonté y adhère, +et que la raison les approuve. Mais pour les anglicans, dont la +théologie ne comporte pas de fondement raisonnable, et parmi lesquels +l’autorité est, il faut bien le dire, inexistante, il est beaucoup plus +naturel de placer le centre de gravité dans les émotions, plutôt que +dans la raison unie à la volonté. La raison, pour eux, doit être +continuellement étouffée, même dans sa propre sphère légitime, et la +volonté presque toujours concentrée au-dedans de soi. De telle sorte que +le seul mode de vie spirituelle, pour les anglicans, le seul royaume où +opère la spiritualité, se trouve être l’expérience du sentiment +individuel. Et si l’antipathie que m’inspire aujourd’hui mon premier +livre peut paraître exagérée, cette exagération doit provenir d’une +sorte de réaction contre les erreurs et les vaines ombres au milieu +desquelles j’ai eu longtemps à vivre. + + +III + +Je voudrais expliquer, à ce propos, de quelle façon je réussissais à +conserver ma foi dans les ordres anglicans. Je me disais qu’il y a deux +choses dans la réception d’une grâce: le fait lui-même et le mode de +réception. Le fait est affaire d’intuition spirituelle, le mode, de +perception intellectuelle. Pour ce qui concernait le fait, la +communication réelle entre Notre-Seigneur et mon âme, telle qu’elle se +produisait surtout dans certains moments solennels, là-dessus je +n’éprouvais pas le moindre doute; non plus que je n’en éprouve encore +aujourd’hui. Sans aucune espèce d’hésitation, je continue à déclarer que +mes communions, dans notre chapelle de Mierfield et ailleurs, les +confessions que je faisais ou celles que j’entendais pendant ma période +d’anglicanisme, demeureront toujours parmi les moments les plus sacrés +de ma vie. Leur dénier toute réalité, ce serait en vérité trahir +Notre-Seigneur et répudier Son amour. Mais il en va tout autrement du +mode de réception. Pendant que j’étais dans l’Église d’Angleterre, +j’acceptais, à peu près jusqu’au dernier jour, l’affirmation par +laquelle cette Église garantissait que j’étais un prêtre, et j’en +déduisais naturellement que la grâce de mon ordination avait une valeur +sacramentelle; tandis que plus tard, lorsque je me suis soumis à Rome, +j’ai accepté avec une sécurité bien plus grande, avec un consentement +intérieur tout autant qu’extérieur, l’affirmation suivant laquelle je +n’avais jamais été prêtre si peu que ce fût. Rome ne m’a jamais demandé +de rien admettre des choses parfaitement absurdes et blasphématoires que +les anglicans l’accusent volontiers d’exiger de ses nouveaux fidèles, +comme, par exemple, la nature diabolique, ou même simplement illusoire, +de la grâce accordée par Dieu à ceux qui sont de bonne foi dans des +croyances erronées. Dans mes confessions anglicanes, je faisais des +actes de contrition parfaitement valables, et tâchais de mon mieux à +accomplir le sacrement de pénitence; dans mes communions, j’élevais mon +cœur vers le Pain de Vie; et, en conséquence, Notre-Seigneur n’aurait +pas été le Récompenseur de tous ceux qui le servent s’Il n’était pas +venu à moi durant ces instants, et n’avait pas répondu à mon appel par +Sa sainte visitation. + +Toutes ces choses que je viens d’écrire, je les ai comprises bien +longtemps avant que ma soumission à Rome devînt imminente; et lorsque +mes supérieurs ou mes frères me disaient que je coupais des cheveux en +quatre, ce reproche ne parvenait aucunement à me troubler. Je savais, +dès lors, que l’épaisseur d’un quart de cheveu pouvait parfois +constituer une grande distance. + + +IV + +Pendant l’été de 1902, je dis à ma mère, au cours d’une promenade avec +elle, que j’avais eu des troubles intérieurs touchant la validité de +l’anglicanisme; mais je lui affirmai que mes troubles s’étaient de +nouveau dissipés, et je lui promis que, s’ils faisaient mine de +reparaître, je viendrais aussitôt m’en entretenir avec elle. Or, dès la +Noël suivante, je me vis dans l’obligation de tenir cette dernière +promesse; et en vérité, je ne saurais dire combien je fus touché de la +manière dont ma mère accueillit ma confidence. Depuis lors, elle et mon +supérieur furent tenus au courant de chacune des phases de la crise que +je traversais. J’exécutais à la lettre chacune de leurs recommandations, +je lisais tous les livres que l’on me donnait, et qui avaient pour objet +de défendre le point de vue anglican; je consultais toutes les autorités +vivantes que l’on me proposait. J’ajouterai que ma mère et mon supérieur +m’ont traité, l’un et l’autre, jusqu’au dernier jour, avec une bonté et +une sympathie extrêmes. Sous tous les rapports, je me félicite +aujourd’hui d’avoir agi à leur égard comme je l’ai fait: car tous les +deux, ma mère et mon supérieur, lorsqu’ensuite je me suis soumis à Rome, +et que, suivant l’usage en pareil cas, un flot d’accusations s’est +répandu sur moi, se sont empressés d’informer tous leurs correspondants +de la fausseté absolue de ces accusations, du moins en ce qui touchait +ma prétendue dissimulation. + + +V + +Ce fut, je crois bien, au mois d’octobre de l’année 1902 que l’abîme de +détresse où j’étais plongé me devint si intolérable que, avec la +permission de mon supérieur, j’écrivis une longue lettre à un prêtre +catholique des plus en vue, pour lui faire l’exposé de toutes mes +difficultés. (Je dirai tout à l’heure ce qu’elles étaient au juste.) La +réponse que je reçus me surprit alors infiniment: elle m’étonne beaucoup +moins aujourd’hui, puisque le prêtre en question est mort, un peu plus +tard, tout à fait en dehors de la communion catholique. Il me +définissait très soigneusement la doctrine de l’infaillibilité papale, +m’indiquait le sens précis attaché à ce dogme par l’opinion générale de +l’Église, et, en conclusion, me conseillait d’attendre. Il me +disait--chose que j’ai reconnue depuis n’être pas vraie--que, si les +«minimistes» semblaient avoir triomphé pour ce qui concernait la formule +du décret proclamant l’infaillibilité, c’étaient au contraire les +«maximistes» qui avaient eu constamment le dessus depuis lors; et il +ajoutait que, bien que pour son propre compte, étant un «minimiste», il +se sentît personnellement le droit de rester au point où il était, il ne +se croirait pas cependant autorisé à recevoir personne dans l’Église +sans que le nouveau converti adhérât pleinement aux termes qui +prévalaient maintenant, c’est-à-dire aux principes des «maximistes». +Après quoi il déclarait que ces principes étaient parfaitement +impossibles à admettre pour des personnes raisonnables. D’où résultait +pratiquement, comme je l’ai dit, la conclusion que je ferais mieux d’en +rester où j’étais. Il y avait même dans sa lettre une phrase qui m’a +donné, dès ce moment, un rapide soupçon de ce que j’appellerais la +déloyauté objective de sa position. Je l’avais prié de se souvenir de +moi dans sa messe; et lui, en réponse, il me priait de me souvenir de +lui dans la mienne! + +Après ma réception dans l’Église, ce prêtre notoire m’a écrit de +nouveau, pour me demander de quelle manière j’avais surmonté le grave +obstacle qu’il m’avait indiqué. Je lui ai répondu que de telles +distinctions artificielles n’avaient pas pu m’empêcher de vouloir m’unir +à ce qui m’apparaissait incontestablement désormais le centre divin de +l’Unité, et que j’avais simplement accepté le décret du Vatican dans le +sens où l’Église elle-même l’avait promulgué et accepté. + +Mais d’abord la lettre de mon correspondant, lorsqu’elle me parvint, me +calma et me rassura pour quelque temps. Aussi bien n’avais-je que trop +besoin d’être rassuré. Mon supérieur, de son côté, me fit observer qu’il +m’aurait été impossible d’avoir plus manifestement une indication de la +volonté de Dieu à mon endroit, me prouvant que celle-ci était que je +demeurasse dans la communion où il m’avait placé. Le fait même que +j’avais écrit à un prêtre catholique, et reçu de lui une réponse +décourageante, nous semblait alors, à mon supérieur et à moi, un signe +évident de la vraie nature de mon devoir. Ce fait semblait nous prouver +également que, même à l’intérieur de l’Église romaine, existaient de +larges divergences d’opinion, et que, même là, je chercherais vainement +cette unité à laquelle j’aspirais. L’histoire ultérieure du prêtre en +question, son excommunication, et sa mort en dehors de l’Église, ont +d’ailleurs assez montré, naturellement, que tel n’était point le cas, et +que l’Église ne souffre pas d’être représentée par des hommes qui, de +bonne foi ou non, défigurent sa doctrine. + +Toujours est-il que je me trouvai de nouveau rassuré: mais pour très peu +de temps. Presque immédiatement, mes doutes reparurent. Je m’étais +engagé de divers côtés à des prédications qui m’auraient occupé pendant +tout cet hiver, et dont la date était toute proche. Je demandai la +permission d’en être dispensé; mais mon supérieur estima qu’il valait +mieux ne pas m’accorder cette permission; et le fait est qu’aujourd’hui, +en revoyant ma situation, j’ai l’idée que le travail actif était +vraiment, pour moi, la meilleure chance de faire taire le vacarme +douloureux de mes doutes intérieurs. + +Je prêchai donc quelques missions, allai passer la Noël chez ma mère, et +revins de nouveau à Mierfield. Mais ma détresse ne faisait que grandir. +J’avais même sollicité les prières d’un converti de fraîche date, qui, +plus tard, a été comme moi ordonné prêtre, et qui était venu demeurer +chez ma mère durant les vacances; et je lui avais exposé une ou deux de +mes difficultés, pour voir quelle réponse il y ferait. De nouveau, +cependant, mon angoisse s’apaisa un peu dans la bienfaisante atmosphère +de Mierfield; et ce fut très à contre-cœur que je dus m’en aller de mon +cher couvent pour aller prêcher une mission et diriger les offices de la +semaine sainte dans une paroisse du Sud de l’Angleterre. Le vendredi +saint, je prêchai les Trois Heures; et, le soir du jour de Pâques, je +parus pour la dernière fois dans une chaire anglicane, où je pris pour +thème de mon sermon l’accueil fait par Notre-Seigneur à Madeleine +pénitente. Je crois me rappeler que, dès ce jour-là, lorsque je +redescendis les degrés de la chaire après mon sermon, j’eus déjà une +prévision de ce qui allait m’arriver. Je revins à Mierfield dans un état +profond d’épuisement corporel, spirituel et mental. + + +VI + +J’ai l’idée que les catholiques ne se rendent aucun compte de tous les +obstacles que doivent franchir les anglicans avant de faire leur +soumission à l’Église. Je ne parle pas seulement des souffrances +extérieures, telles que la perte d’amis, de revenus, de positions, et +souvent même des plus modestes commodités de la vie. De ce genre de +pertes je me trouvais garanti, pour ma part, encore que la nécessité +d’abandonner la communauté de Mierfield ait été, sans aucun doute, +l’épreuve la plus cruelle que j’aie eue à subir jamais, au point de vue +de ma vie sociale. J’ai tendrement baisé, à la manière grecque, la porte +de ma chambre, en quittant celle-ci pour la dernière fois. Mais enfin je +ne perdais pas, j’ose le dire, l’amitié personnelle des membres de la +communauté, en tant qu’individus. Je les revois encore, à l’occasion, et +reçois de leurs nouvelles. Aussi bien n’est-ce pas de ce côté de la +lutte que je veux parler, mais bien du conflit purement intérieur. +L’anglican passé au catholicisme se trouve, pour ainsi dire, +simultanément chassé de tous les chemins qu’il suivait. Son âme est +saisie d’une douleur intolérable, et dont l’unique soulagement se trouve +dans une espèce de quiétisme impassible. Se soumettre à l’Église, pour +un anglican, c’est sortir à jamais de ce qui lui est familier et cher, +pour s’en aller dans un immense désert où il est certain d’être épié, +soupçonné, raillé, à chaque rencontre qu’il fera. Ou plutôt c’est là, +certainement, en majeure partie, une illusion, et les choses se révèlent +sous un tout autre aspect lorsque l’ex-anglican est décidément devenu +catholique. Mais il n’en reste pas moins vrai qu’elles lui apparaissent +d’abord sous cet aspect-là, qui pourrait bien être le dernier piège +émotif tendu par Satan. A quoi j’ajouterai que celui-ci ne laisse pas +d’être aidé, dans sa tâche, par la négligence des écrivains catholiques +à rassurer les néophytes sur ce point particulier. + +Deux incidents de cet ordre ont presque failli éteindre en moi la +lumière naissante de la foi. Je ne veux pas les décrire ici; mais, dans +les deux cas, ils ont eu pour point de départ une parole imprudente +sortie de la bouche d’un prêtre catholique très sincère et très bon, +dans un discours public. Quand une âme atteint un certain degré de +conflit intérieur, elle cesse d’être tout à fait logique; elle devient +alors quelque chose de très tendre et de très impressionnable, +frémissant au moindre contact, et aspirant à n’être touchée que par des +mains qui ont été percées de clous. Or cette âme endolorie, durant la +crise qui précède sa conversion, se trouve traitée rudement, poussée +impérieusement d’un côté et de l’autre par un directeur qui ne se fait +pas la moindre idée de son état, vivant lui-même au centre de la lumière +vers laquelle l’âme tremblante du converti tâche à s’élever parmi des +souffrances indicibles. Quoi d’étonnant que, plus d’une fois, cette âme +misérable se laisse retomber dans la pénombre, plutôt que d’avoir à en +supporter davantage, et même se persuade qu’une demi-lumière accompagnée +de charité doit être plus proche du cœur de Dieu qu’un soleil éclatant +au milieu d’un désert? + + +VII + +Je vais maintenant essayer de résumer brièvement la nature de ces doutes +et de ces objections qui, depuis le mois d’octobre de l’année +précédente, m’avaient de plus en plus préoccupé. Parfois, pour essayer +d’y échapper, je me réfugiais désespérément dans la prière: mais bientôt +mes angoisses me ressaisissaient, et, de nouveau, je me mettais à lire +tous les livres qui avaient quelque chance de pouvoir me rassurer. + +Il y avait, d’abord, la conception générale du plan divin; et en second +lieu il y avait les faits réels qui m’entouraient dans le monde. Je vais +commencer par ce second point, qui, moins important à mes yeux que le +premier, l’a cependant précédé dans mes pensées. Voici en quoi il +consistait: + +J’acceptais le christianisme comme la révélation de Dieu. C’était là, +pour moi, un axiome dont je ne m’arrêterai pas à exposer les fondements. +J’acceptais également la Bible comme un récit inspiré, et divinement +garanti, des faits positifs de cette Révélation. Mais j’en étais arrivé +à comprendre, comme je l’ai déjà expliqué, la nécessité de l’existence +d’une Église enseignante qui fût chargée de conserver et d’interpréter +les vérités du christianisme à la série des générations successives. +C’est seulement pour une religion morte que des documents écrits peuvent +suffire. Une religion vivante doit toujours être en état de s’adapter à +un milieu nouveau sans rien perdre de son identité propre. D’où résulte +cette conclusion certaine que, si le christianisme est, comme je le +crois, une Révélation réelle, l’Église enseignante doit, en tout cas, +avoir une opinion touchant le trésor confié à ses soins, et notamment +touchant les divers points indispensables au salut de ses enfants. Cette +Église peut rester elle-même dans l’indécision et peut permettre des +vues divergentes sur des points purement théoriques; elle peut souffrir, +par exemple, que ses théologiens discutent au long des siècles les modes +d’action de Dieu, ou bien encore les meilleures manières philosophiques +d’interpréter les mystères du dogme; elle peut encore autoriser la +discussion sur les limites précises de certains de ses pouvoirs, et sur +leur façon de s’exercer. Mais dans les choses qui affectent directement +et pratiquement les âmes, comme par exemple le fait de la grâce, ses +voies, les conditions nécessaires du salut, et le reste, il faut que non +seulement l’Église ait une opinion définie, mais il faut aussi qu’elle +la proclame constamment, et que, non moins constamment, elle impose +silence à ceux qui voudraient obscurcir son opinion ou la défigurer. + +Or, tel n’était pas du tout le cas pour la communion chrétienne dont je +me trouvais faire partie. + +J’étais desservant d’une Église qui ne semblait pas avoir une opinion +fixe, même sur les matières les plus directement liées au salut des +âmes. Ainsi, j’avais pour devoir de prêcher et de pratiquer le système +de rédemption que Dieu nous a donné par le moyen de la vie et de la mort +de Jésus-Christ, et je savais bien que ce système était sacramentel. Or, +lorsque je regardais autour de moi, en quête d’un clair exposé de ce +système, il m’était impossible de le découvrir. Il est vrai que bien des +individus acceptaient et enseignaient ce que j’enseignais moi-même; il y +avait notamment les sociétés auxquelles j’appartenais, l’Union anglicane +et la Confrérie du Saint-Sacrement, qui s’accordaient de la manière la +plus absolue avec moi sur ce terrain: mais il m’était impossible de dire +que les autorités de mon Église en fussent au même point. Pour m’en +tenir à un seul exemple, mais capital--la doctrine de la +Pénitence--j’ignorais tout à fait si mon Église me permettait ou non +d’enseigner que cette pénitence était normalement indispensable pour le +pardon du péché mortel. Au contraire, presque tous nos évêques niaient +cela, et quelques-uns d’entre eux se refusaient même complètement à +reconnaître le pouvoir de l’absolution. Mais, en admettant même que mes +propres vues fussent tolérées--ce qu’elles n’étaient pas, tout au moins +en droit strict--le fait que des vues qui excluaient les miennes se +trouvassent jouir d’une égale tolérance, ce fait me prouvait que mes +vues ne faisaient point partie de la doctrine foncière de mon Église. En +mettant les choses au mieux, j’enseignais mon opinion privée sur un +point qui demeurait encore, officiellement, indéfini. J’enseignais comme +une certitude ce qui était encore incertain. De telle sorte que, à +mesure que je me rendais un compte plus clair de cette situation, il me +devenait de plus en plus impossible de dire que l’Église d’Angleterre +proclamât le sacrement de la Confession. + +Je n’ignorais pas que bon nombre de mes confrères avaient une manière +très simple d’échapper à ce dilemme. Ils faisaient appel non pas à la +voix vivante de l’Église d’Angleterre, mais à ses formulaires écrits, +qu’ils interprétaient en accord avec leurs propres vues. Mais, pour ma +part, j’avais peine à suivre sincèrement leur exemple, parce que j’avais +commencé à comprendre qu’un formulaire écrit ne peut jamais être décisif +dans une Église où ce formulaire peut être interprété selon plusieurs +sens différents--ce qui était le cas pour celui-là, sans le moindre +doute--et dans une Église où les autorités non seulement se refusent à +décider de l’unique sens véritable, mais tolèrent avec une égale +facilité des sens qui s’excluent et se détruisent l’un l’autre. De plus +en plus, je commençais à sentir la nécessité absolue d’une autorité +vivante qui pût continuer de parler au fur et à mesure que plusieurs +interprétations nouvelles de ses paroles anciennes se disputaient le +privilège d’être conformes à son opinion. + +Et, naturellement, bien des personnes me conseillaient de m’en tenir à +mon interprétation propre, sans m’occuper des autres: mais cela m’était +impossible. J’estimais que, puisque mon interprétation était contestée, +je n’avais pas le droit de l’enseigner comme valable. Là-dessus, on me +rappelait le cas de théologiens anglicans tels que Pusey et Keble, qui +avaient tranquillement soutenu comme certaines les vues les plus +mystiques et les plus proches du catholicisme. Mais je répondais qu’il +m’était impossible de m’appuyer sur l’autorité de tels individus +particuliers, si éminents qu’ils fussent, étant donné qu’il y avait +d’autres individus non moins éminents qui soutenaient des vues opposées. + +Deux ou trois de mes conseillers, enfin, me disaient que je m’occupais +là de points secondaires, et nullement essentiels. Ils m’assuraient que +les dogmes généraux du _Credo_ étaient les seuls qui fussent +nécessaires, et que sur ceux-là l’Église anglicane se trouvait +suffisamment d’accord. Mais je répondais que ces points dont je +m’occupais étaient, au contraire, les plus pratiques de tous, ne +concernant pas de vagues propositions théologiques, mais les détails les +plus actuels de la vie chrétienne. Pouvais-je ou ne pouvais-je pas dire +à mes pénitents qu’ils étaient tenus de confesser leurs péchés mortels +avant la communion? Et ce que je dis là de la Pénitence n’est qu’un +exemple entre maints autres, car de tous côtés je voyais s’élever les +mêmes questions. Je me trouvais entouré d’une Église dont la pratique +m’apparaissait impossible à justifier. Ses enfants vivaient et mouraient +par dizaine de milliers dans l’ignorance complète de ce que je croyais +être le dogme chrétien, et dans une ignorance qui ne résultait point de +leur propre négligence, mais bien de la volonté réfléchie d’hommes qui +étaient des ministres de mon Église, aussi pleinement accrédités que +moi-même, et qui en outre, tout comme moi, n’aspiraient qu’à enseigner +ses préceptes et à lui obéir. + +Et puis, de l’autre côté, je voyais l’Église de Rome. J’avais, je crois +bien, lu et entendu tous les arguments historiques ou théoriques qu’il +était possible d’apporter contre ses titres: mais, à la regarder du +point de vue pratique, il ne pouvait point faire de doute pour moi que +le système de cette Église agissait là où le système de mon Église +anglicane demeurait impuissant. On me disait que cette action était +toute machinale, ou bien encore superstitieuse: mais, en tout cas, elle +était réelle, incontestable. Je me souviens d’avoir, un jour, dans une +conversation privée, comparé les deux systèmes rivaux à deux feux +préparés de deux manières différentes. Le système anglican était comme +si un homme approchait une allumette d’une masse de combustible entassée +en bloc; là où ce geste s’accompagnait de beaucoup de zèle et de +sincérité personnels, sûrement une flamme jaillissait, des âmes se +trouvaient échauffées et éclairées; mais aussitôt que cette influence +personnelle disparaissait, tout redevenait comme auparavant. Dans le +système romain, au contraire, on avait beau me dire que les individus +faisaient voir moins de zèle et moins de piété: en tout cas, le feu +brûlait d’une flamme sûre et constante, tout à fait indépendamment de +l’influence individuelle, parce que le combustible se trouvait préparé +et disposé en bon ordre. Qu’un prêtre fût négligent, ou même relâché, +dans ses vues privées, il n’en résultait aucune différence essentielle: +son troupeau n’en savait pas moins ce qui était nécessaire pour le +salut, et comment il pourrait l’obtenir. Le plus petit enfant élevé dans +l’Église catholique romaine savait, de la manière la plus précise, +comment il pouvait se réconcilier avec Dieu et recevoir sa grâce. + + +VIII + +En second lieu, il y avait la question générale de la catholicité. La +théorie anglicane m’apparaissait simplement extravagante, maintenant que +je la considérais d’un point de vue moins «provincial». Je n’avais +aucune idée, par exemple, de celui qui se trouvait être l’évêque +légitime de Zanzibar: cela dépendait surtout, dans ma théorie d’alors, +de la question de savoir quelle communion, la romaine ou l’anglicane, +avait par hasard débarqué la première sur la côte d’Afrique! En fait, la +juridiction religieuse se présentait à moi comme une espèce de course au +clocher pieuse. En Irlande, je savais fort bien que j’étais en communion +avec des personnes qui, d’après mes vues individuelles, étaient +absolument des hérétiques, et hors de communion avec des personnes dont +les vues religieuses étaient exactement les miennes. Au contraire, la +théorie romaine était, simplement, la même partout. Tout catholique +romain pouvait dire avec saint Jérôme: «Je suis en communion avec le +Christ, représenté par la chaire de Pierre. Sur ce rocher est construite +toute l’Église.» Ici encore, la théorie romaine était logique et +agissait, tandis que ma théorie anglicane n’avait ni consistance, ni +action pratique. + +Après cela, il va sans dire que ces considérations ne résolvaient pas le +problème. On me rappelait que Notre-Seigneur aimait à parler par +paraboles, et se refusait volontiers à trancher les nœuds par des +réponses simples et directes. Il n’y avait rien d’impossible à ce que le +fil doré de Son plan divin passât précisément à travers ces fourrés qui +me semblaient impénétrables, et que la grande route toute droite ne fût +qu’un monument de l’impuissance et de l’erreur humaines. + +Aussi, bien que ces points me prédisposassent en faveur de l’Église de +Rome, estimais-je qu’il m’était encore nécessaire de beaucoup lire et de +beaucoup réfléchir avant de me décider. Sans compter que d’autres points +dérivaient de ceux-là, qui exigeaient également une élucidation +minutieuse. Par exemple, comment se pouvait-il que des dogmes qui +contraignaient aujourd’hui la conscience des fidèles ne l’eussent pas +contrainte il y a cent ans? Que penser de dogmes nouvellement proclamés, +comme celui de l’Immaculée-Conception--qui d’ailleurs, comme matière +d’opinion privée, me paraissait parfaitement acceptable--et comme celui +de l’infaillibilité papale? Et puis enfin, il restait toujours encore le +vieux problème, vainement étudié, des textes relatifs à saint Pierre et +des commentaires patristiques à leur sujet. + + +IX + +Si bien qu’il y avait une chose que je commençais à voir avec une +certitude de plus en plus accablante: à savoir, qu’il était impossible, +en raison des immenses complications de l’histoire, de la philosophie, +de l’exégèse, de la loi naturelle, etc., de soutenir avec probabilité +n’importe quelle théorie au monde. Les matériaux d’après lesquels je me +trouvais forcé de juger, avec toute mon incompétence, étaient comme un +vaste kaléidoscope de couleurs. Chaque homme avait une inclination +naturelle vers une théorie, et tendait à choisir celle-là. Il était +incontestablement possible de trouver des arguments en faveur de +l’anglicanisme, ou de la papauté, ou du judaïsme, ou du système des +Quakers. Et c’était dans ces conditions, presque désespérantes, que je +m’étais mis à l’œuvre! Mais, avec cela, il y avait une chose qui +m’apparaissait, par degrés, non moins évidente: à savoir, que +l’intelligence, réduite à ses propres moyens, ne pouvait prouver que +très peu. L’énigme que Dieu m’avait donné à résoudre consistait en des +éléments dont la solution avait besoin non seulement de la tête, mais +aussi du cœur, de l’imagination, des intuitions, en un mot de notre +nature humaine tout entière. C’était chose impossible d’échapper +complètement à notre prévention native: mais du moins je devais faire de +mon mieux. Je devais me reculer un peu de la toile, et regarder la +peinture d’ensemble, au lieu de me tenir penché sur elle avec un +centimètre. Voilà ce que je sentis de plus en plus, à mesure que +j’avançais dans mon enquête! Mais, avant d’en arriver là, je m’étais +plongé à l’aveugle dans le tourbillon affolant de la controverse. + +J’ennuierais le lecteur en essayant de lui fournir une liste un peu +complète de tous les ouvrages de controverse que j’ai lus, pendant les +huit derniers mois de ma période anglicane. Je dévorais littéralement +tout ce que je pouvais trouver, dans les deux camps. Je me nourrissais +des livres du Révérend Gore, de Richardson, de Pusey, de Ryder, de +Littledale, de Puller, de Stone, de Percival, de Mortimer, de Mallock, +de Rivington. J’étudiais avec soin un manuscrit sur l’histoire du règne +d’Élisabeth; je prenais des notes en abondance; et enfin je lisais le +_Développement_ de Newman, ainsi que la réponse de Mozley. Je cherchais +aussi l’interprétation de divers points chez les Pères, mais avec une +espèce de désespoir, en me sachant tout à fait incompétent pour décider, +là où de grands savants s’étaient trouvés en désaccord. Je dois avouer +que toutes ces lectures m’ont troublé et désolé au dernier point. Ne +valait-il pas mieux pour moi abandonner ces recherches poussiéreuses, et +rester paisiblement dans la situation où m’avait placé la Providence +divine? Après tout, une renaissance extraordinaire de vie spirituelle +s’était produite, récemment, dans l’Église d’Angleterre, et la nature de +ma tâche de missionnaire m’avait tout particulièrement permis d’en +constater les effets. Ne serait-ce pas une sorte de péché contre le +Saint-Esprit, de tourner le dos à une œuvre aussi manifestement solide +de la grâce, pour me mettre en quête de ce qui pourrait bien n’être +qu’un brillant et séduisant fantôme? + + + + +CHAPITRE V + +LA MONTÉE DÉCISIVE + + +I + +Par degrés, cependant, trois choses se dégagèrent pour moi de ce bruyant +tourbillon d’idées et écrits. La première de ces trois choses fut une +pensée. Mon supérieur m’avait donné à entendre que je m’exposais sans +aucun doute au péché d’orgueil en me hasardant à dresser mon opinion +propre contre les vues d’hommes tels que Pusey et Keble, d’hommes qui +m’étaient infiniment supérieurs en science, en expérience, et en valeur +morale. Ces hommes avaient pénétré dans toutes les questions qui +m’occupaient, les avaient explorées bien plus profondément que je +pouvais jamais espérer de le faire: et ils étaient arrivés à la +conclusion que les titres de Rome n’étaient point justifiés, et que +l’Église d’Angleterre formait, tout au moins, une partie de l’Église du +Christ. Or, je compris clairement, tout d’un coup, ce que j’avais +seulement soupçonné jusque-là: à savoir que si, comme je le croyais, +l’Église du Christ était la voie divine du salut, c’était chose +impossible que la découverte de cette voie fût une affaire +d’intelligence ou d’érudition, car, à ce prix, le salut deviendrait plus +facile pour l’homme adroit et possédant des loisirs que pour l’homme +simple et n’ayant point le temps de longues réflexions. Et quant à ce +qui était de la sainteté d’hommes tels que Pusey, je me dis que, somme +toute, le Christ était venu en ce monde pour sauver les pécheurs. Deux +ou trois textes de l’Écriture commencèrent à m’apparaître en lettres de +flamme. «Il y aura un grand chemin, écrivait Isaïe, et le racheté y +marchera. Celui qui s’y sera engagé, si même il est sot, ne risquera pas +de s’égarer.» D’autre part, Notre-Seigneur a dit: «Une cité placée sur +une montagne ne saurait être cachée.» Et encore: «A moins que vous +deveniez pareils à de petits enfants, vous ne pourrez pas entrer dans le +royaume des cieux!» Ou bien encore: «Je te remercie, O mon Père, de ce +que tu as caché ces choses aux sages et aux prudents, et les as révélées +aux tout petits!» + +Je ne saurais décrire le soulagement que m’a apporté cette pensée. Je +voyais maintenant que mes difficultés intellectuelles ne constituaient +pas du tout le vrai cœur de l’affaire, et que je n’avais aucun droit de +me décourager parce que je me savais infiniment inférieur à d’autres qui +avaient décidé contre la cause que je commençais à reconnaître pour +vraie. L’humilité et la bonne foi, je m’en rendais compte à présent, +avaient bien plus d’importance que toute l’érudition patristique. Et +aussi commençai-je depuis lors, bien plus encore qu’auparavant, à +aspirer vers ces deux vertus, et à me remettre entre les mains de Dieu. +Tous les jours, je pratiquais l’un des actes d’humilité recommandés par +saint Ignace dans ses _Exercices spirituels_. En fait, je crois même +que, sous l’excès de la réaction, je courais un certain danger de +retomber dans le quiétisme. + +Mais alors deux livres vinrent à mon secours, le _Développement_ de +Newman, et la _Déruption doctrinale_ de Mallock. Il y eut aussi l’un des +_Essais_ du Père Carson qui me fut très précieux durant cette +crise--celui qui traitait de la croissance de l’Église depuis son état +embryonnaire jusqu’à sa pleine virilité; car peut-être était-ce la +doctrine de cet essai qui m’aidait le mieux à résoudre mes dernières +difficultés. Et enfin je dois citer le livre de M. Spencer Jones sur +_l’Angleterre et le Saint-Siège_, ouvrage des plus remarquables, écrit +par un homme qui est encore aujourd’hui pasteur de l’Église +d’Angleterre. Chacun de ces livres m’aidait à sa façon, non point +peut-être directement pour l’acquisition de ma foi nouvelle--car +celle-ci se formait en moi aussi indépendamment de tout effort +intellectuel que de tout attrait sentimental: mais ces divers écrits +avaient pour moi l’avantage, d’une part, de détruire les obstacles qui +se dressaient entre Rome et moi, et d’autre part de détruire les +derniers vestiges de liens théoriques qui me rattachaient à l’Église +d’Angleterre. Grâce à eux je commençais désormais à voir poindre +nettement, comme des montagnes à travers une brume matinale, les +contours de ce que j’appellerai les vues générales des deux communions +entre lesquelles je me trouvais partagé. + + +II + +En premier lieu, il y avait la vue générale de l’Église d’Angleterre, et +de ses relations avec le christianisme. Ces relations, comme je l’ai dit +déjà, reposaient maintenant entièrement sur ma théorie de «l’Église +diffusive». Or le livre de M. Mallock, après avoir exposé précisément +cette théorie avec une impartialité absolue, la démolissait de fond en +comble. Aussitôt que j’eus achevé la lecture de ce livre, je compris +trop sûrement que je n’avais plus rien à dire du point de vue anglican. +Un seul espoir me restait désormais, et celui-là même bien faible dans +mon état présent: l’espoir d’une retombée dans cette espèce +d’agnosticisme pieux qui est aujourd’hui le refuge d’un grand nombre de +pasteurs anglais. Mais j’ai l’idée que, avec cela, si les autres livres +que j’ai cités tout à l’heure n’étaient pas venus, vers le même temps, +me révéler très nettement les contours de l’Église catholique, j’aurais +fait en sorte de retomber de mon mieux dans cet agnosticisme, et en +serais resté au point où j’étais, en me confirmant par le souvenir de +l’extrême confusion de l’histoire de l’Église et par ma connaissance +positive des œuvres incontestablement accomplies par Dieu, de nos jours, +dans la communion anglicane. + +Je n’ai pas à décrire tout au long l’argument de M. Mallock. Mais, en un +mot, le voici: la théorie de l’Église diffusive est bien considérée par +les ritualistes anglais comme le fondement de leurs croyances, mais, en +réalité, l’Église diffusive elle-même repousse cette théorie. Rome, +Moscou et Cantorbéry, tout en s’accordant sur d’autres points, sont +expressément en désaccord sur celui-là. Par conséquent, l’autorité à +laquelle ma théorie faisait appel se refuse implicitement à me servir +d’autorité; et, comme conséquence dernière, toute ma théorie n’est rien +qu’une illusion. + +Plus d’une fois, depuis lors, j’ai sollicité une réponse à cet argument +de M. Mallock, et jamais encore je n’en ai reçu aucune. Tout au plus un +savant et zélé anglican a-t-il pu me dire que l’argument était trop +logique pour être vrai, et que le cœur avait des raisons que la raison +ne connaissait pas. + +Je commençai maintenant à me tourner avec plus d’espoir vers les +ouvrages «constructifs». Dans celui de M. Spencer Jones, je trouvai une +systématisation méthodique des arguments qui m’aidait grandement à +éclaircir mes pensées, tandis que, par ailleurs, l’_Essai_ du Père +Carson m’offrait une sorte de variation brillante sur le grand thème de +Newman. Mais surtout c’était le livre fameux de Newman lui-même qui, +comme un magicien, effaçant devant moi les derniers nuages, me +permettait d’apercevoir la Cité de Dieu dans toute sa force et toute sa +beauté. + + +III + +Cependant rien de tout cela ne contribua autant que la lecture des +Écritures elles-mêmes à me renseigner sur la valeur positive des titres +de Rome. De tous côtés mes amis me disaient d’étudier la parole écrite +de Dieu; et, en vérité, c’était le meilleur conseil que l’on pût me +donner, car mes amis et moi étions d’accord pour accepter les Écritures +comme l’œuvre inspirée de Dieu. Mais eux, dans ces Écritures +interprétées par ce qu’ils croyaient être l’Église, ils trouvaient la +confirmation de leurs propres vues, tandis que moi, depuis que j’avais +perdu confiance dans l’Église à laquelle j’appartenais, ou plutôt depuis +que j’avais cessé de recevoir de cette Église la moindre interprétation +positive qui eût de quoi me satisfaire, je me trouvais réduit aux +Écritures toutes seules. Je pouvais lire indéfiniment des livres de +controverse, et échouer à découvrir les erreurs et faiblesses humaines +qui les viciaient de part et d’autre; certes, je ferais mieux de +m’adresser à des écrits où l’erreur n’existait pas. Et ainsi, une fois +de plus, je me tournai vers le Nouveau Testament, en essayant d’y +trouver un fil qui rassemblerait toutes mes croyances, une autorité +vivante qui me renseignerait sur les titres authentiques de cette autre +autorité que des motifs tout humains me montraient comme la plus +consistante de toutes, l’autorité du successeur de saint Pierre +prétendant au droit d’être le Précepteur et le Maître de tous les +chrétiens. + +On m’a dit alors, naturellement, que j’avais trouvé dans le Nouveau +Testament ce que j’espérais y trouver; que j’avais déjà accepté +entièrement les titres de Rome, que, par suite, je m’étais entraîné à +conclure que les Écritures les confirmaient aussi. De telle sorte que +l’on me prescrivait de m’adresser de nouveau aux théologiens pour +l’interprétation de l’Écriture, c’est-à-dire, en fait, de revenir à ce +même chaos de témoignages qui d’ailleurs, dans l’ensemble, m’avaient +paru plutôt appuyer la position romaine, mais dont on m’avait conseillé +auparavant de me dégager pour ne plus interroger que la propre parole de +Dieu. Et cependant que pouvais-je faire, sinon de tâcher honnêtement à +rechercher, dans le livre divin, les preuves des seuls titres qui me +semblaient à la fois cohérents, raisonnables, historiques, pratiques, et +même nécessaires d’une nécessité intrinsèque? + +Après quoi je n’ai pas besoin de dire que j’ai trouvé dans les Écritures +une confirmation bien plus évidente et facile des titres de l’autorité +du pape que de bien d’autres doctrines que j’étais pleinement disposé à +accepter comme m’étant affirmées par les Saintes Écritures. Des dogmes +tels que celui de la Sainte Trinité, des sacrements tels que celui de la +Confirmation, et des institutions telles que celle de l’épiscopat, +toutes ces choses peuvent en vérité, pour l’anglican aussi bien que pour +le catholique, être découvertes dans l’Écriture, si l’on veut creuser +celle-ci pour les découvrir. Mais les titres des successeurs de Pierre, +eux, n’ont pas besoin que l’on creuse pour les découvrir: ils s’étalent +devant nous comme un grand diamant, rayonnant à la surface, pour peu que +l’on ait frotté ses yeux et qu’on se soit délivré de toute prévention +anti-catholique. Jésus déclare que sur Pierre il bâtira son Église: il +enjoint à ce même Pierre, au lendemain de son plus grave péché, de +«paître ses brebis». Il fait cela comme Bon Pasteur, et, comme Porte, il +donne à Pierre les clefs de son Église. J’ai trouvé en tout vingt-neuf +passages des Écritures où les prérogatives de Pierre sont tout au moins +impliquées, et je n’en ai pas trouvé un seul qui leur fût contraire, ou +incompatible avec leur admission. J’ai, d’ailleurs, reproduit ces +passages dans une petite brochure, écrite peu de temps après ma +conversion. + +Il est, naturellement, tout à fait impossible pour moi de désigner telle +ou telle de ces diverses lectures comme étant celle qui m’a décidément +convaincu. Au reste, ce n’est pas un argument qui m’a convaincu, non +plus qu’un sentiment qui m’a poussé. Je me suis trouvé simplement +conduit par l’Esprit de Dieu vers un terrain d’où il m’est devenu aisé +de voir les faits tels qu’ils étaient. Mais je n’en suis pas moins forcé +de reconnaître que c’est surtout le livre de Newman qui m’a indiqué les +faits, qui a transporté mon regard de tel point à tel autre, et qui m’a +montré de quelle manière le glorieux monument tout entier se dressait +sur les fondements immuables de l’Évangile, pour s’élever de là jusque +dans le ciel. + + +IV + +Dans ce livre de Newman je voyais--pour adopter une autre +image--l’Épouse mystique du Christ croissant par degrés de l’enfance à +l’adolescence, grandissant à la fois en taille et en sagesse, +n’acquérant point de connaissances nouvelles, mais développant celles +qu’elle avait dès l’abord, et renforçant ses membres et étendant ses +mains; changeant parfois d’aspect et de langue, recourant tantôt à une +forme d’expression humaine et tantôt à une autre pour traduire de plus +en plus complètement sa pensée; et tirant de son trésor des choses qui +lui avaient appartenu depuis le premier jour, et toujours pénétrée de +l’esprit de son Époux, et toujours souffrant comme Il l’avait fait. + +Elle aussi, l’Épouse, elle avait été trahie et crucifiée. Elle avait eu +à «mourir chaque jour», comme son Époux. Elle avait été raillée, niée, +méprisée. Elle avait été dépouillée de ses vêtements, et n’en était +apparue que plus glorieuse, comme une vraie fille de roi. Elle avait été +mise au tombeau, recouverte d’une pierre par les pouvoirs séculiers, et +puis était ressuscitée en de merveilleux jours de Pâques. Elle avait +passé par des portes que l’on croyait fermées à jamais; elle avait étalé +ses banquets mystiques dans d’humbles mansardes et au bord de la mer; et +surtout elle était montée par delà les nuages, pour aller demeurer dans +le royaume céleste avec Celui qui était son Époux et son Dieu. + +L’une après l’autre, mes difficultés s’évanouissaient à mesure que je +contemplais cette Église. Je voyais maintenant de quelle façon il était +nécessaire que ses aspects extérieurs changeassent, et que l’enfant +torturé des catacombes semblât très différent de la Mère et Maîtresse +régnante des Églises. Je voyais aussi comment il n’y avait pas jusqu’à +sa constitution qui ne dût subir un changement apparent; comment ses +membres, qui d’abord s’étaient mus gauchement et avec des allures +spasmodiques, avaient dû devenir de plus en plus dirigés par la Tête +visible, à mesure qu’elle acquérait plus de forces; comment les grands +gestes naïfs des premiers Conciles avaient dû peu à peu évoluer vers la +voix sereine qui, maintenant, sortait de ses lèvres; comment le sens +implicite des premiers siècles avait dû s’exprimer avec de plus en plus +de précision, à mesure que l’Église avait pris l’habitude de parler aux +hommes de ce qu’elle savait depuis le commencement; et comment elle +continuait de nos jours à proclamer le principe sur lequel son action +était fondée de tout temps, à savoir que, dans les matières qui +concernaient le contenu vital de son message, sa Tête se trouvait +inspirée, pour la protéger, de ce même Esprit de vérité qui d’abord +avait formé son corps dans le sein de l’humanité. + +Je ne dis pas que toutes mes difficultés s’en soient allées d’un seul +coup. Non, et en fait, je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui un seul +catholique qui ose dire qu’il ne rencontre pas de difficultés autour de +sa foi: mais je comprenais dès lors que «dix mille difficultés +n’arrivent pas à constituer un doute». Il restait toujours encore les +vieux problèmes éternels du péché et de la volonté libre: mais pour +celui qui, une fois, a plongé ses yeux dans ceux de la grande Mère, ces +problèmes ne sont plus rien, car celui-là comprend que la Mère sait, si +nous ignorons; qu’elle sait, même si elle ne dit pas qu’elle sait; et +qu’au dedans d’elle, quelque part, tout au fond de son grand cœur, +réside la science infinie de Dieu. + +Ainsi, pour la première fois, ma conception idéale de l’Église du Christ +m’apparaissait à présent pleinement réalisée dans ce que j’avais coutume +d’appeler l’Église de Rome. Et que si, ensuite, je me retournais et +regardais de nouveau l’Église d’Angleterre, je découvrais une différence +extraordinaire. Ce n’était pas que mon ancienne Église eût cessé de me +paraître aimable. Je continue à l’aimer maintenant encore, de la manière +dont on peut aimer un ami tout en se rendant compte de ce qu’il a en soi +de peu satisfaisant. L’Église d’Angleterre m’apparaissait douée de cent +vertus, d’une langue délicate, d’un esprit poétique; un parfum charmant +s’exhalait d’elle; elle était infiniment séduisante et touchante; elle +avait l’avantage de demeurer dans la pénombre de son vague, comme aussi +d’habiter de superbes demeures, encore qu’elle ne les eût pas +construites elle-même; elle avait certaines façons gracieuses, certains +modes d’expression d’une douceur exquise; sa musique et sa poésie me +semblent, aujourd’hui encore, extrêmement belles; et puis, par-dessus +tout, elle était la mère nourricière de beaucoup de mes meilleurs amis, +et pendant plus de trente ans elle m’avait élevé et nourri, moi aussi, +avec une bonté pleine d’indulgence. A coup sûr, je n’avais pas +l’ingratitude de méconnaître ses mérites: mais c’était chose entièrement +impossible pour moi de continuer à la révérer comme la divine maîtresse +de mon âme. + +Il est vrai qu’elle m’avait nourri des meilleurs aliments qu’elle +possédât, et que Notre-Seigneur avait joint à ces dons, qui me venaient +d’elle, d’autres dons meilleurs encore qui ne me venaient que de Lui; et +c’était elle, en outre, qui m’avait toujours mené vers Lui, le désignant +à mon attention beaucoup plus que soi-même. Mais tout cela ne suffisait +pas à faire d’elle ma reine, ni non plus ma mère, et, en fait, sur bien +des sujets, elle m’avait trompé, non point par sa faute, mais en raison +de l’infortune de sa propre nature. Lorsque je l’avais interrogée sur +les fondements de la vie que je menais sous sa protection, elle n’avait +pas pu répondre. Elle m’avait dit simplement de rester en repos et de +l’aimer; or, cela n’était pas assez pour moi. Une âme ne peut pas se +satisfaire indéfiniment de pure bonté, ni d’un murmure apaisant, ni du +chant des hymnes; et il y a une liberté qui constitue un esclavage plus +intolérable que la plus lourde des chaînes. Tel que j’étais, moi, je ne +désirais nullement pouvoir aller d’un côté ou de l’autre selon mon +propre gré; ce que je désirais, c’était de savoir dans quelle voie Dieu +voulait que j’allasse. Je n’avais aucun besoin d’être libre pour pouvoir +changer à mon gré ma conception de la vérité: mais plutôt j’avais besoin +d’une vérité qui, elle-même, pût me rendre libre. Je n’avais pas besoin +des larges chemins du plaisir, mais du chemin étroit qui est la Vérité +et la Vie. Et, pour toutes ces choses, l’Église d’Angleterre était hors +d’état de m’aider. + +Ainsi je la voyais, mon ancienne maîtresse, aimante et touchante, me +retenant à son service par tous les liens humains; tandis que de l’autre +côté, dans un rayonnement d’aveuglante lumière, je voyais l’Épouse du +Christ, dominante et impérieuse, mais avec un regard dans ses yeux et un +sourire sur ses lèvres qui ne pouvaient naître que d’une vision céleste. +Et celle-là m’appelait à son service non point parce qu’elle avait +jamais rien fait pour moi, non point, comme l’autre, parce que j’étais +un Anglais épris des manières anglaises, mais simplement et uniquement +parce que j’étais un enfant de Dieu, et parce qu’à elle Dieu avait dit: +«Prends cet enfant et nourris-le pour moi, et je te donnerai tes gages!» +Parce que, simplement et uniquement, elle était l’Épouse de Dieu, et +que, moi, j’étais un fils de son divin Époux. + +Si, dans ce choix, j’avais hésité et que je fusse revenu à celle que je +connaissais et aimais, de préférence à celle que, jusqu’alors, je voyais +seulement et redoutais de loin, je comprenais que je serais tombé, sans +l’ombre d’un doute, sous le poids de cette condamnation prononcée par +mon divin Maître: «A moins qu’un homme abandonne son père et sa mère, et +tout ce qu’il possède, il ne peut pas être mon disciple!» Si bien que, +dès le début de l’été, j’allai trouver mon supérieur, je lui exposai, +une fois de plus, mon état d’esprit, et j’obtins de lui la permission +d’aller passer quelques mois dans la maison de ma mère, pour me reposer +et pour réfléchir. + + + + +CHAPITRE VI + +LES DERNIERS PAS + + +I + +Je revins chez ma mère dans un état assez étrange, mais à coup sûr +profondément misérable. Pour résumer en un mot une foule de symptômes +que je ne puis songer à mettre sous les yeux du lecteur, je me sentais +complètement épuisé au point de vue spirituel. Une seule chose +m’apparaissait avec une clarté absolue, autant du moins que je restais +capable d’une vision intellectuelle: c’était que j’avais le devoir de me +soumettre à Rome. C’est aussi ce que je fis comprendre à ma mère, pour +laquelle je n’avais pas eu de secrets depuis le premier jour; et je me +rendis volontiers à la proposition qu’elle me fit, d’ajourner toute +résolution jusque vers la fin de mai, afin de me laisser le temps et le +repos nécessaires pour une réaction possible. Pendant ce temps, il m’est +arrivé plus d’une fois de célébrer encore la communion anglicane dans la +petite chapelle de notre maison, et cela pour des motifs que j’ai déjà +expliqués: mais, avec le consentement de mon supérieur, je refusai +obstinément d’aller prêcher où que ce fût, en déclarant que, pour le +moment, je traversais une crise d’où allaient dépendre tous mes plans +pour l’avenir. Aussi bien était-il parfaitement exact que je me +trouvais, à ce moment, dans une période d’indécision totale, quant à la +suite de ma vie religieuse; car ma confiance dans le jugement de mes +supérieurs et dans celui de ma mère aurait déjà suffi pour me faire +admettre la possibilité d’un changement qui me ramènerait à mon ancienne +manière de voir. Matériellement, j’étais toujours encore un membre de la +communauté anglicane de la Résurrection; je récitais mon office avec une +régularité parfaite, et observais les autres détails de la règle de +notre communauté. Dès lors, pourtant, j’avais fait part à quelques amis +intimes de ce que je considérais comme devant m’arriver. + + +II + +Au cours de mes lectures de l’hiver précédent, j’avais étudié avec un +plaisir tout particulier un certain manuscrit du temps d’Élisabeth dont +j’ai déjà fait mention, et où se trouvaient décrites des scènes de la +vie religieuse de cette période. La peinture contenue dans ce livre +m’avait laissé un souvenir très vivant, et maintenant, pendant mon +séjour chez ma mère, je me demandai si je ne ferais pas bien de tenter +une sorte de roman historique sur le même sujet, par manière de soupape +de sûreté à mes troubles intérieurs. D’où résulta que, bientôt, je me +vis plongé tout entier dans la confection d’un roman publié par moi plus +tard sous le titre de _Par quelle Autorité?_ La préparation de ce roman +m’excita à un degré extraordinaire. Je travaillais au moins huit ou dix +heures chaque jour, tantôt écrivant, tantôt lisant et annotant tous les +livres et toutes les brochures historiques sur lesquels je pouvais +mettre la main. Je découvrais des passages dans des revues, des phrases +isolées dans de vieux livres, et je recueillais tout cela, et +m’arrangeais pour le faire figurer parmi les matériaux qui devaient me +servir à la mise au point de mon livre. Dès le début de septembre, +celui-ci se trouvait aux trois quarts achevé. + +J’aurais bien des défauts à relever aujourd’hui dans ce roman. Il est +beaucoup trop long, et d’un sentimentalisme inutile, et beaucoup trop +encombré de détails historiques: mais surtout l’atmosphère mentale que +j’ai dépeinte dans mon récit y est au moins d’un siècle en avance: car +ce n’est guère que sous les règnes des deux Charles Stuart que les +hommes ont pensé et senti comme je les ai représentés pensant et sentant +sous le règne d’Élisabeth. Il n’y a que deux points sur lesquels mon +ancien roman me satisfasse encore: Il a, je crois bien, une certaine +fraîcheur assez agréable, et en second lieu il est d’une exactitude tout +à fait irréprochable sous le rapport des faits historiques. Jamais, en +tout cas, je n’ai pu découvrir, sous ce rapport, la moindre assertion +erronée, ce qui s’explique d’ailleurs par le soin et le scrupule +extrêmes avec lesquels je m’occupais de la justesse d’une foule de +détails absolument insignifiants pour l’ensemble de la vérité +historique. Mais surtout je suis reconnaissant à ce livre d’avoir très +bien joué le rôle en vue duquel je m’étais mis à l’écrire. Sa rédaction +a été vraiment, pour mon âme inquiète d’alors, une soupape de sûreté +infiniment précieuse, et je me demande parfois ce qui aurait pu +m’arriver si je ne m’étais pas avisé d’un tel moyen de m’abstraire, en +quelque sorte, de moi-même[5]. + + [5] Le roman intitulé: _Par quelle Autorité?_ a été traduit en + français, il y a quelques années, et publié à la librairie + Lethielleux. + +Mais j’avais beau attendre et ne plus réfléchir: de plus en plus, ma +résolution se dessinait clairement devant moi. Dans tous ces livres +d’histoire que je lisais, je retrouvais les anciens fondements +catholiques de l’Église d’Angleterre ressortant du sol, comme ces +contours de vieux murs démolis que l’on aperçoit parmi le gazon d’une +verte prairie. Je commençais à m’étonner de plus en plus d’avoir pu +imaginer jamais que ma communion anglicane fût identique à la vieille +Église d’Angleterre. C’est ainsi que, depuis plusieurs années déjà, +j’avais prétendu dire la «messe» en célébrant notre office du matin, et +affirmer que le sacrifice de la messe avait toujours été regardé comme +l’une des doctrines essentielles de l’Église d’Angleterre; et voici que, +sous le règne d’Élisabeth, des prêtres étaient punis de mort simplement +pour le crime d’avoir fait ce que j’avais prétendu faire au nom de +l’Église qui les persécutait! J’avais supposé que nos tables de +communion en bois étaient des autels; et voici que, au temps des Tudor, +les vieilles pierres des autels avaient été renversées et délibérément +outragées par les dignitaires de l’Église à laquelle j’appartenais +encore officiellement! Les choses qui m’étaient les plus chères à +Mierfield, les vêtements sacerdotaux, les crucifix, les chapelets, tout +cela sous Élisabeth avait été solennellement dénoncé comme des «objets +sacrilèges» et des «emblèmes de superstition»! Je m’étonnais d’avoir pu +me tromper à ce point, et le fait est que, dès avant l’achèvement de mon +livre, j’ai même tout à fait renoncé à célébrer l’office de communion. + + +III + +Pendant cet été passé chez ma mère, celle-ci avait obtenu de moi que +j’allasse consulter trois membres éminents de l’Église d’Angleterre: un +pasteur de paroisse des plus connus, un haut dignitaire et un laïc non +moins renommé. Tous les trois se sont montrés à mon égard d’une bonté +touchante; et je dois reconnaître, par-dessus tout, que pas un seul +d’entre eux ne m’a fait le reproche de déloyauté envers la mémoire de +mon père. Ils comprenaient tous les trois que, dans des circonstances +comme celles qui me préoccupaient, un tel argument ne pouvait entrer en +ligne de compte. + +Le pasteur de paroisse ne produisit absolument aucun effet sur moi. Il +tenta à peine de discuter, et ne me dit presque rien que je puisse me +rappeler, à cela près qu’il attira mon attention sur l’incontestable +renaissance de la vie spirituelle dans l’Église d’Angleterre, durant les +derniers temps. Or, comme je crois l’avoir dit, c’était là un argument +qui, à mes yeux, prouvait simplement que Dieu récompensait le surcroît +de zèle par un surcroît de bénédiction. Mon interlocuteur lui-même +m’offrait un excellent exemple d’un zèle ainsi récompensé. Et quant au +fait que, cette renaissance spirituelle s’étant accompagnée de tendances +à une conception plus sacramentelle, l’on pouvait trouver là un +témoignage en faveur de la validité des sacrements anglicans, il y avait +longtemps que cet argument-là avait cessé de me toucher. Car, en premier +lieu, la même renaissance avait eu lieu parmi les presbytériens, et sans +que les anglicans de la Haute-Église en tirassent argument pour accepter +la validité des ordres presbytériens; et puis, en second lieu, il était +naturel que la renaissance revêtit cette forme parmi les anglicans, +puisque leur _Livre de prières_ les dirigeait expressément en ce sens. + +Le haut dignitaire, en compagnie duquel je passai quelques jours, et +qui, lui aussi, me fit voir une indulgence et une amabilité extrêmes, +n’était point parvenu, je crois, à comprendre ma véritable position +religieuse. Il me demanda s’il n’y avait pas, dans l’Église romaine, des +dévotions à l’égard desquelles je sentisse une répugnance. Je dus lui +répondre qu’en effet il y en avait quelques-unes, et notamment les +dévotions populaires à la Vierge. Sur quoi mon hôte témoigna d’une +grande surprise à la pensée que je pusse sérieusement envisager la +perspective de me soumettre à une communion où je risquais d’avoir à +employer des méthodes de culte désapprouvées par moi. En vain j’essayai +de lui expliquer que je me proposais de devenir catholique romain non +point parce que j’étais attiré par les coutumes de l’Église romaine, +mais parce que je croyais que cette Église était l’Église de Dieu; et +que, par suite, si mes opinions sur des détails accessoires différaient +de celles de l’Église, c’était tant pis pour moi; mais que, en fait, +j’allais tâcher à étouffer en moi le plus possible ces dernières +répugnances, car j’entendais aller vers Rome non point comme un critique +ni un précepteur, mais bien comme un enfant et un élève. Mon hôte me +sembla juger ce point de vue quelque peu immoral. A ses yeux, +évidemment, la religion était plus ou moins une affaire de choix et de +goût individuels. + +Mes entretiens avec lui illustrèrent en moi, une fois de plus, ma +conviction de l’impossibilité pour l’Église d’Angleterre de remplir sa +mission de corps enseignant,--c’est-à-dire la principale mission pour +laquelle le Christ a institué son Église. Voici, en effet, que l’un des +principaux directeurs de l’Église d’Angleterre admettait, presque à la +façon d’un axiome, que je devais me borner à n’accepter que les seuls +dogmes qui, individuellement, se trouvaient convenir à ma raison ou à +mon naturel! D’une manière tacite, donc, il ne reconnaissait à l’Église +aucun pouvoir d’autorité, aucun droit d’exiger une soumission +intellectuelle; tout de même que, décidément, il n’établissait aucune +distinction réelle entre la religion naturelle et la religion révélée. +Le Christ, selon lui, n’avait pas révélé de vérités positives auxquelles +nous fussions tenus de nous soumettre sur-le-champ, sans hésitation, à +partir du moment où nous acceptions le Christ comme Maître divin. Ou +bien, si mon expression est trop forte, je dirai que le prélat en +question niait l’existence, ici-bas, d’une autorité capable de proposer +d’une manière formelle les vérités de la Révélation, et, du même coup, +dépouillait celle-ci de tous titres à la soumission complète des hommes. + +Enfin le laïc, chez qui j’ai également demeuré quelques jours, était un +ami de mes parents qui, bien des fois déjà auparavant, m’avait témoigné +la plus affectueuse bonté. Cette fois, il a mis le comble à son +obligeance envers moi, et je ne saurais assez dire combien j’ai été ému +de sa sympathie. Avec une clarté merveilleuse il a étalé devant moi le +plan tout entier des deux partis entre lesquels j’avais à choisir. Il +m’a déclaré que, si vraiment je croyais que le pape était le centre +nécessaire de l’unité chrétienne, sans aucun doute j’étais tenu de me +soumettre à lui sur-le-champ; mais en même temps il m’a engagé à me bien +assurer qu’il en était ainsi, et à ne pas me soumettre simplement parce +que je considérais le pape comme étant d’une aide très précieuse pour +cette unité. Il m’a dit en outre que, lui-même, il estimait que le pape +était l’aboutissement naturel du développement ecclésiastique; que, à +ses yeux, le pape était bien le Vicaire du Christ _jure ecclesiastico_, +mais non _jure divino_; et il a ajouté que, sauf le cas où je me +sentirais absolument sûr de ce _jure divino_--qu’il ne pouvait pas +admettre pour son compte--je serais beaucoup plus heureux en restant +dans l’Église d’Angleterre, et aurais chance d’y être beaucoup plus +utile pour les progrès de l’Unité chrétienne. C’étaient là toutes choses +infiniment sages, me semblait-il, et auxquelles je ne pouvais refuser +mon adhésion. + +Un hasard singulier avait amené chez mon hôte, en même temps que moi, un +prélat qui avait eu une grande influence sur ma vie passée. Ce prélat +connaissait le motif de mon séjour chez notre ami commun: mais je n’ai +pas souvenir d’en avoir jamais causé avec lui. Après mon retour chez ma +mère, mon hôte m’a envoyé une nombreuse série de documents privés des +plus intéressants, toujours avec l’espoir de m’amener à changer de +résolution. Je lus ces documents--qui ont été publiés depuis lors--et +les renvoyai: mais je dois ajouter que leur lecture n’a pas réussi à +m’affecter le moins du monde. + +Vers la fin de juillet, je me trouvais, une fois de plus, profondément +fatigué d’esprit et de corps. J’étais en outre tout désolé de +l’ultimatum qui m’était arrivé de Mierfield, à la fois parfaitement +paternel et d’une grande fermeté, me signifiant que je devais ou bien +revenir pour l’assemblée annuelle de la communauté, ou bien me +considérer désormais comme ne faisant plus partie de celle-ci. Le frère +qui avait reçu la commission de m’écrire cet ultimatum avait été, +autrefois, mon compagnon de noviciat, et j’avais vécu avec lui dans des +termes d’une intimité toute particulière. Le ton de sa lettre laissait +deviner une véritable détresse; et c’est également avec une détresse +navrante que je dus lui annoncer, en réponse, l’impossibilité pour moi +de revenir à la date fixée. Jamais depuis lors je n’ai plus eu de +nouvelles de mon ancien ami jusqu’à ce que, un jour, le hasard nous eût +fait nous rencontrer dans un train. Nous nous sommes alors entretenus +longuement de maints sujets, et j’ai remporté de cette rencontre +l’espoir d’un recommencement de notre amitié de jadis. Mais, depuis +lors, le frère susdit s’est de nouveau refusé à me connaître, en donnant +pour raison de ce refus que je montrais trop «d’amertume» dans les +controverses publiques. + +Vers le même temps où j’avais dû répondre à Mierfield, j’avais aussi à +poursuivre une autre correspondance, à peine moins pénible. Un haut +dignitaire de l’Église d’Angleterre, qui occupait un siège historique et +avait été de tout temps l’ami de ma famille, n’avait pu apprendre la +situation où je me trouvais sans éprouver le besoin de m’écrire une +lettre éminemment bonne et tendre, par laquelle il m’invitait à venir +passer quelque temps auprès de lui. Je lui avais répondu qu’en effet +j’étais très troublé dans ma quiétude religieuse, mais que j’avais déjà +étudié la question jusqu’à l’extrême limite de mes forces, de telle +manière que je ne me sentais plus capable d’entamer une discussion +nouvelle. Or, le ton de ma lettre, sans doute, aura permis de supposer +que, malgré tout, les convictions auxquelles j’avais abouti pouvaient +encore être modifiées; car le fait est que le dignitaire susdit +m’écrivit une seconde lettre, toujours aussi affectueuse; et de là, je +ne sais trop comment, une longue correspondance s’engagea qui me +contraignit à parcourir dans toute sa largeur, une fois de plus, le +terrain que j’avais eu à traverser plusieurs mois auparavant. Enfin je +me vis forcé de déclarer nettement à mon vénérable correspondant que ma +décision intellectuelle était tout à fait inébranlable: sur quoi je +reçus en réponse une ou deux lettres du ton le plus vif, où le haut +dignitaire anglican me disait que, si seulement je voulais prendre la +peine d’aller travailler énergiquement dans une paroisse des faubourgs +de Londres, toutes mes difficultés ne tarderaient pas à disparaître. Il +aurait pu, tout aussi bien, me dire d’aller enseigner la religion +bouddhiste! Dans sa dernière lettre, il me prophétisait que l’une des +trois choses suivantes ne manquerait pas de m’arriver: ou bien (ce qu’il +espérait) je reviendrais bientôt à l’Église d’Angleterre et regagnerais +ma santé morale; ou bien (ce qu’il craignait) je perdrais complètement +ma foi chrétienne; ou bien enfin (ce qu’il semblait redouter bien plus +encore) je deviendrais un «romaniste» endurci et obstiné. Il paraissait +impossible à ce membre prépondérant de l’Église anglicane que la foi et +l’ouverture d’esprit d’un homme raisonnable pussent survivre à sa +conversion au catholicisme. J’ai d’ailleurs détruit aussitôt sa lettre; +mais j’ai la conviction de ne rien dire ici qui ne traduise exactement +l’état d’esprit qu’il faisait voir. + + +IV + +Afin de me distraire de tout cela, je partis ensuite pour une promenade +solitaire de quelques jours, à bicyclette, dans le Sud de l’Angleterre. +J’étais vêtu en laïc, et m’arrêtai d’abord à la Chartreuse de +Saint-Hugues, à Parkminster, où j’avais une lettre de recommandation +pour l’un des moines, qui lui-même était un ancien pasteur anglican +converti. Ce moine me reçut très courtoisement: mais ma visite eut pour +effet d’ajouter encore, si c’était possible, à ma dépression. Le +chartreux ne parut pas comprendre que, en réalité, je ne demandais qu’à +être instruit, et ne venais pas en critique, mais bien plutôt en enfant. +De telle sorte que je me sentis tout désespéré en reprenant mon voyage, +et fus trop heureux de pouvoir me reposer, le dimanche suivant, dans un +hôtel de Chichester. Ce fut là que, dans une petite église vis-à-vis de +la cathédrale, je fis pour la dernière fois ma confession d’anglican, en +avouant d’ailleurs très franchement au confesseur que j’étais désormais +à peu près sûr de devenir bientôt catholique romain. Le confesseur ne +m’en donna pas moins, très gracieusement, son absolution, après quoi il +me conseilla de «prendre sur moi». + +Pour la dernière fois aussi, ce jour-là, j’assistai en anglican aux +offices de la cathédrale et reçus la communion: car j’estimais encore +qu’il était de mon devoir de recourir à toutes les sources possibles de +grâce qui étaient à ma portée. Le lundi, je couchai à Lewes, puis me +rendis à Rye, où, à la table d’hôte du _Roi Georges_, j’eus une longue +conversation avec un inconnu que je crus bien être un certain acteur +assez célèbre. Je l’entretins presque uniquement de l’Église catholique, +qu’il me parut aussi aimer, à distance: mais je ne lui dis rien de mes +intentions, et du reste, en fait, ce fut lui qui parla presque tout le +temps. Le lendemain, je revins chez ma mère en passant par Mierfield, et +en jetant des regards d’une envie bien cruelle sur les murs du couvent, +pendant que mon chemin m’amenait à les longer. Je me souviens également +de m’être arrêté quelques minutes dans une très belle petite église +catholique, sombre et recueillie, que j’avais rencontrée à l’improviste +au fond d’une vallée, par ce beau jour d’été tout rayonnant de lumière. + +Pourquoi je ne m’étais pas déjà soumis à Rome dès ce moment, c’est ce +qui me paraît aujourd’hui assez difficile à expliquer. Les motifs qui +m’en avaient empêché étaient, je crois bien, les suivants. En premier +lieu, il y avait le désir de ma mère et de toute ma famille, me +demandant de m’accorder tous les délais et de rechercher toutes les +occasions qui auraient chance d’amener pour moi un changement d’état +d’esprit, parmi des milieux nouveaux; et ce désir, à lui seul, aurait +suffi pour me retenir pendant quelque temps, car je tâchais de mon mieux +à être docile et à recueillir jusqu’aux moindres indications qui +pouvaient me venir de Dieu. En second lieu, il y avait mon propre état +d’esprit, qui, malgré la parfaite conviction intellectuelle où j’étais +arrivé, n’en restait pas moins assez troublé. Il serait inconvenant pour +moi d’essayer de le décrire en détail: mais la somme totale de mes +impressions d’alors était la sensation d’un immense désert spirituel +dans lequel je me trouvais plongé, et que dominait à l’horizon la Cité +de Dieu, aperçue aussi clairement que des montagnes avant la pluie. +Cette cité était là devant moi, vivante et imposante comme une +révélation, et je me tenais en face d’elle, et la contemplais, tout en +me demandant si ce n’était pas un mirage, ou parfois même si ce n’était +pas un monument illusoire construit par le démon pour me perdre. Le +cardinal Newman a une phrase qui me semble définir excellemment ma +condition mentale de cette période. Je savais que l’Église catholique +était l’Église véritable: mais je «ne savais pas encore absolument que +je le savais». + +Je n’avais aucune espèce d’attraction sentimentale vers cette Église, +aucune espèce d’illusions personnelles à son sujet. Je savais +parfaitement qu’elle était humaine aussi bien que divine, et que des +crimes avaient été commis à l’intérieur de ses murs; et que ses voies et +coutumes, et que la langue de ses citoyens seraient toutes différentes +de celles de la chère cité natale que j’avais désormais abandonnée; et +que j’y trouverais de la dureté, des manières nouvelles pour moi, même +des soupçons et du blâme. Mais, avec tout cela, cette Église était +divine; elle était construite sur la Pierre des pierres; ses fondements +étaient de diamant, même ses rues avaient la dureté de l’or; et je +savais que l’Agneau était la lumière qui l’illuminait. Pourtant, me +mettre en route vers ses portes était, pour moi, une tâche très pénible. +Je n’avais aucune énergie, aucune impression de bienvenue ni +d’exaltation joyeuse; je connaissais à peine trois ou quatre des +habitants de la demeure où j’aurais à pénétrer. Et je me sentais +mortellement fatigué. + +Heureusement, Dieu eut très vite pitié de moi. Aujourd’hui encore, je +serais en peine de dire exactement ce qui a précipité la démarche +finale. Le monde entier me semblait accablé d’une espèce de paralysie; +moi-même ne pouvais pas faire un mouvement, et il n’y avait rien ni +personne pour me suggérer de bouger... Et cependant, au début de +septembre, j’annonçai à ma mère que j’allais écrire à un prêtre +catholique de ma connaissance, pour me remettre entre ses mains. Ce +prêtre, qui lui aussi était un anglican converti, se préparait à entrer +dans l’ordre des Dominicains; et c’est ainsi qu’il me recommanda à l’un +des moines de cet ordre, le Père Réginald Buckler, qui se trouvait alors +à Woodchester. Deux ou trois jours après, je reçus une lettre +m’apprenant que l’on m’attendait au prieuré de Woodchester; et le lundi +7 octobre, en costume laïque, je me mis en route pour m’y rendre. Ma +mère vint me dire adieu à la gare. + + + + +CHAPITRE VII + +L’ARRIVÉE + + +I + +Je ne crois pas que personne soit jamais entré dans la Cité de Dieu avec +aussi peu d’émotion que moi. J’avais l’impression d’être devenu +absolument insensible; et je n’éprouvais ni joie ni tristesse, ni +crainte ni exaltation. Je voyais devant moi la Vérité, se dressant là +comme un pic neigeux, et j’avais à me rendre vers elle. Jamais, fût-ce +une seule minute, jamais je n’avais douté de cela depuis le moment où je +m’en étais convaincu; et je n’ai pas besoin de dire que jamais, non +plus, je n’en ai douté dans la suite. J’essayais bien de réchauffer +cette froideur qui m’avait envahi: mais tous mes efforts échouaient à +plat. J’étais comme quelqu’un qui abandonnerait l’éclat d’une lumière +artificielle--au sortir d’un salon illuminé et chaud, merveilleusement +agréable et commode--pour pénétrer désormais dans un monde de pâle +lumière naturelle. J’avais échangé une erreur qui m’était familière et +douce contre une certitude qui n’avait pour moi que d’être ce qu’elle +était. En un mot, j’étais profondément apathique, et sans ombre d’une +illusion sentimentale. + + +II + +J’arrivai à Stroud vers le soir, après avoir récité en chemin, pour la +dernière fois, mon office anglican. Puis un omnibus me conduisit +lentement à Woodchester, qui est à quelques milles de là. Ce voyage en +omnibus me parut aussi lugubre que tout le reste, encore que la région +soit vraiment très belle. Une longue vallée serpente entre des hauteurs +qui, sur les deux côtés, rappellent étrangement certains paysages +d’Italie. L’omnibus avançait lentement, interminablement. J’écoutais, +presque sans comprendre, les explications d’un vieil homme avec un +visage rose, et je me souviens d’avoir été agacé par le bruit que +faisaient une paire d’enfants. Mais rien de tout cela ne me semblait +avoir la moindre importance. + +Un frère lai m’attendait, au pied du petit sentier pierreux et abrupt +qui monte de la route au Prieuré; et ce fut en sa compagnie que je +gravis le sentier. Près de la porte de la chapelle, dans la pénombre du +soir, une figure blanche se tenait debout qui, dès qu’elle nous vit +approcher, descendit vers nous et prit mes mains dans les siennes: après +quoi, presque sans nous rien dire, nous continuâmes de monter et +pénétrâmes dans la maison. Mais, même alors, je me sentais entièrement +engourdi et indifférent. + +Je ne saurais songer à décrire en détail les trois jours qui ont suivi. +Au fait, je ne vois pas ce que leur récit pourrait avoir d’intéressant +pour personne. Et je n’entreprendrai pas non plus de décrire la bonté, +la courtoisie, et la patience infinies que j’ai trouvées chez le Père +Réginald et chez le prieur, ou, plus exactement, chez tous ceux à qui +j’ai eu affaire pendant mon séjour. Chacun des trois après-midi, mon +instructeur et moi nous nous promenions dans la campagne voisine, en +nous entretenant de toute sorte de choses; et puis, durant tous mes +moments de loisir, je m’occupais à étudier le _Petit Catéchisme_. Il y a +cependant un détail que je dois mentionner, au risque même d’ennuyer ce +cher Père dominicain. Le jeudi, il me demanda si je n’avais rien qui +m’embarrassât. Je lui répondis: «Non!--Mais, par exemple, les +indulgences doivent sûrement vous gêner?» reprit-il. De nouveau, je lui +dis que ni cette question-là, ni aucune autre ne m’embarrassait le moins +du monde. Je n’étais pas tout à fait certain de les bien comprendre, +mais j’étais tout à fait certain d’y croire parfaitement, comme à tout +le reste de ce que l’Église proposait à ma foi. Cependant le Père ne +parut pas pleinement convaincu, et se crut forcé de me donner une +instruction complète et détaillée sur ce point. + +Le soir, aussi, il venait toujours passer une ou deux heures dans ma +chambre, au premier étage. Le matin, j’entendais la messe et tentais une +espèce de méditation. J’assistais également à d’autres offices, de temps +à autre; en particulier je ne manquais jamais les Complies, et l’exquise +cérémonie dominicaine du _Salve Regina_ qui les suit. J’ajouterai que je +fus très frappé, et doucement ému, de constater la ressemblance du rite +dominicain, sur bien des points, avec le rite anglican de Salisbury. + +Le vendredi, qui était le jour fixé pour ma réception, je fis une longue +promenade solitaire, toujours dans le même état d’entière apathie. Je +visitai une vieille église, tout à l’autre extrémité de la vallée. Je me +rappelle que je fus surpris par la pluie, et allai prendre du thé dans +un petit salon d’auberge où il y avait, sur le mur, une série assez +amusante d’instructions au visiteur touchant la manière dont +l’aubergiste concevait la discipline de sa maison. Puis, vers six +heures, je revins au Prieuré. + +En vérité, je ne sais pas trop pourquoi je note tout cela; mais le fait +est qu’il m’est impossible aujourd’hui de songer à ces premières +journées de Woodchester autrement que sous la forme des menus incidents +extérieurs qui m’y sont arrivés. Après quoi il va sans dire que, si même +j’avais eu alors des expériences spirituelles mémorables, je me croirais +tenu de n’en point parler: mais vraiment je n’en ai eu d’aucune sorte. +Il n’y avait rien en moi, me semblait-il, qu’une certitude absolue +d’accomplir la volonté de Dieu en entrant dans Son Église. Nulle trace, +chez moi, d’élévations mystiques, non plus que de tentations contre la +foi: et je dois même avouer que cet engourdissement s’est prolongé non +seulement jusqu’à ma réception dans l’Église et à ma première communion, +mais aussi pendant les quelques mois suivants. Le séjour de Rome +lui-même, malgré l’importance des leçons que j’y ai apprises, ne m’a +procuré qu’un bien petit nombre d’émotions profondes. + +En fait, je subissais alors la réaction naturelle de la lutte terrible +où je m’étais trouvé engagé durant toute l’année précédente. Durant +cette année-là, sous des formes diverses, j’avais vraiment traversé la +gamme entière de la vie spirituelle dont j’étais capable; et la +conséquence avait été que mes facultés avaient fini par tomber dans une +espèce de léthargie. Je me permets de faire mention de cela parce que +j’ai connu plus d’un converti qui, semblablement, s’est trouvé surpris +et déçu de l’insensibilité qui accompagnait pour lui les débuts de la +vie catholique. L’âme s’était attendue à voir les cieux s’ouvrir, à en +voir jaillir des flots abondants de grâce, des torrents de plaisir, une +gloire éblouissante et une musique supraterrestre; et, au lieu de ces +merveilles, rien n’était descendu sur cette âme qu’un immense fardeau, +dans une sorte de brouillard percé seulement d’un unique rayon,--le +rayon qui venait de l’étoile de la foi divine, aussi ferme et sûre que +Dieu sur son trône. + +Naturellement, il y a d’autres âmes qui ont le bonheur de sentir +autrement. L’un de mes amis, qui est aujourd’hui devenu prêtre comme +moi, m’a dit que sa difficulté suprême, au moment de faire sa +soumission, était la pensée d’avoir à répudier son ordination anglicane. +Cet ami avait été jusqu’alors un pasteur ritualiste, travaillant +assidûment parmi les pauvres dans une de nos grandes villes anglaises, +et célébrant chaque jour, pendant des années, ce qu’il croyait être le +saint sacrifice de la messe. Il m’a dit qu’il voyait approcher presque +avec terreur sa première communion, parce qu’il craignait que--ne +pouvant pas concevoir que Notre-Seigneur lui témoignât plus de grâce +qu’il en avait éprouvé naguère devant son autel anglican--il ne fût +tenté de mettre en doute la réalité du changement. Mais dès l’instant où +l’hostie sacrée a touché sa langue, il a reconnu la différence. Jamais, +depuis ce moment, il n’a douté un seul instant que ce qu’il avait reçu +jusque-là n’était que du pain et du vin, accompagnés d’une grâce qui +n’avait rien de sacramentel, tandis que ce nouveau don qu’il recevait +n’était rien autre que le Corps immaculé du Christ. A quoi j’ajouterai +que cet ami est un homme d’âge moyen, tout à fait «raisonnable», et de +l’esprit le plus positif. + + +III + +Vers six heures et demie du soir, environ, le Père Réginald m’emmena +dans la salle du chapitre, et là, agenouillé auprès du siège du prieur, +je récitai ma confession, ainsi que les actes de foi, d’espérance, de +charité, et de contrition, après quoi le prieur me donna l’absolution. +L’on ne crut pas devoir m’administrer le baptême conditionnel--encore +que, naturellement, je fusse tout disposé à le recevoir--attendu que +deux témoins de mon baptême précédent attestaient que la cérémonie avait +été, sans aucun doute, accomplie conformément aux exigences catholiques. +L’absolution donnée, le prieur m’embrassa, comme un père embrasse son +fils; et je me rendis à la chapelle pour remercier Dieu. + +Le lendemain matin, je reçus la sainte communion des mains du prieur, +dans la belle petite chapelle. Je prolongeai mon séjour jusqu’au lundi, +et assistai aux offices du dimanche avec une singulière espèce de +contentement tranquille, qui croissait dans mon cœur presque d’instant +en instant. Le lundi, je me mis en route vers le nord, pour aller +demeurer chez l’ami dont j’ai parlé déjà, qui était alors chapelain dans +une grande maison catholique. + +Là, une étrange surprise m’attendait. Quelques semaines auparavant, +j’avais eu un de ces rêves très intenses qui laissent, durant la journée +suivante, une impression à la fois profonde et inexplicable. J’avais +rêvé que je marchais sur des hauteurs, au bord de la mer, avec une +impression d’isolement assez pénible. Le terrain était nu, tout à +l’entour de moi: mais, en m’avançant, j’avais commencé à voir un bois à +l’horizon, et puis, tout à coup, je m’étais trouvé sur une éminence d’où +m’était apparue une grande forêt, avec la mer au delà. Tout juste au +milieu de la forêt s’étalait le toit d’une vaste maison; et, dès le +moment où j’avais aperçu cette maison, j’avais eu soudain conscience +d’un plaisir merveilleux, comme celui d’un enfant qui rentre dans sa +maison. C’est là-dessus que je m’étais éveillé, toujours encore rempli +d’un bonheur extraordinaire. + +Or, je n’étais jamais venu voir mon ami dans sa nouvelle demeure, et +jamais lui-même ne m’avait fait la moindre description de l’endroit où +il vivait. Je ne savais pas même que cet endroit fût voisin de la mer, +si bien que, lorsque j’arrivai dans la maison, le soir, et que j’appris +que la mer était tout proche, je racontai mon rêve à mon ami, en +ajoutant que, d’ailleurs, je ne voyais aucune autre ressemblance entre +la vision de mon rêve et cet endroit. Mais voici que, le lendemain +matin, il me fit monter sur une éminence qui s’élevait derrière la +maison; et là, chose étonnante, je dus reconnaître que les deux +spectacles coïncidaient dans tous les contours généraux! Je voyais à mes +pieds le toit de la grande maison catholique, l’épaisse forêt, et, au +delà, le long horizon de la mer. Dans le détail, cependant, il y avait +deux ou trois petites choses qui m’apparaissaient différentes; et +surtout je n’éprouvais en aucune façon l’immense joie dont m’avait +imprégné la vision de mon rêve. + + +IV + +Et maintenant commencèrent les conséquences inévitables de ce que +j’avais fait. Je ne saurais dire combien de lettres j’ai reçues pendant +les quelques jours qui ont suivi l’annonce, dans les journaux, de ma +conversion. Mais j’avais au moins deux amples courriers par jour. A +toutes ces lettres, il me fallait répondre; et ce qui me rendait la +chose plus pénible était que, parmi ces lettres, il n’y en avait pas +plus de deux ou trois qui me vinssent de catholiques. Cela était +d’ailleurs parfaitement naturel, car je ne connaissais guère de +catholiques à ce moment. Il y eut, en vérité, un télégramme qui me +réchauffa le cœur: il venait de ce prêtre à qui je devais tant, et dont +la conversion m’avait tant affligé lorsque je l’avais apprise à Damas, +six ans auparavant! Mais tout le reste des lettres avait pour auteurs +des anglicans--prêtres, laïcs, femmes, et même enfants--dont la plupart +me regardaient ou bien comme un traître d’action délibérée (mais je dois +dire que ceux-là étaient peu nombreux), ou bien comme un sot aveuglé, ou +encore comme un bigot entêté et ingrat. Bon nombre de ces correspondants +me cachaient leurs sentiments le mieux qu’ils pouvaient, mais sans +pouvoir m’empêcher de comprendre clairement ce qu’ils pensaient. Un +pasteur, qui était encore très attaché à ses fonctions, m’écrivit une +lettre toute remplie de félicitations, où il m’enviait d’avoir été assez +heureux pour trouver le chemin de la Cité de Paix. Huit ans plus tard, +ce pasteur est entré à son tour dans la même Cité. + +Je crois bien que j’ai répondu à toutes ces lettres, y comprise celle +d’une dame qui me suppliait de me rappeler un sermon que j’avais prêché +autrefois sur l’Enfant Prodigue, et me sommait de me hâter, moi aussi, +de rentrer dans la maison de mon père. A cette lettre, je répondis en +déclarant que, précisément, c’était là ce que j’avais fait, et en +ajoutant que, seule, cette conviction avait pu me décider à sortir de +l’Église d’Angleterre. J’exprimais en outre l’espérance que ma +correspondante, un jour, se déciderait aussi à suivre mon exemple. La +dame transmit ma lettre à son pasteur, qui, tout de suite, me répondit +par une violente accusation de fourberie, en me disant que, lorsqu’il +m’avait prié de prêcher une mission dans sa paroisse, il avait poussé +l’illusion jusqu’à me croire un homme loyal; il déplorait à présent que +ma «perversion» eût si promptement dégradé mon caractère. A cela je +répondis, de mon côté, en citant au pasteur les paroles de sa +paroissienne, afin de lui prouver qu’il m’aurait été impossible +d’accueillir ces paroles autrement que je l’avais fait. Sur quoi le +pasteur m’envoya une sorte de demi-excuse, en me disant que la dame lui +avait donné à entendre que c’était moi qui lui avais écrit le premier, +si bien qu’il regrettait maintenant d’avoir employé à mon endroit des +expressions aussi fortes. + +Une autre des lettres que je reçus me procura beaucoup de peine, en même +temps que de surprise. Elle venait d’une dame assez âgée que j’avais +toujours crue mon amie sincère,--la femme d’un haut dignitaire de +l’Église anglicane. La lettre était brève, amère, et farouche, me +reprochant le déshonneur que j’avais fait au nom et à la mémoire de mon +père. Il m’a semblé incompréhensible sur le moment--et c’est encore mon +impression aujourd’hui--qu’une personne vraiment et profondément +religieuse, comme l’était sans aucun doute ma correspondante, s’avisât +de m’adresser un tel reproche. Combien différente a été l’attitude +généreuse d’un certain évêque anglican qui, s’entretenant avec ma mère, +après mon départ pour Rome, lui a dit: «Rappelez-vous que, au total, +votre fils a suivi sa conscience! Et n’est-ce point là ce que son père +aurait pu souhaiter pour lui?» + +Une autre fois, un peu plus tard, un pasteur m’informa que des actes +schismatiques, comme celui que j’avais commis en me convertissant à +l’Église de Rome, portaient toujours «des fruits amers», et que déjà +dans mon cas, tout de même que dans maints autres, «l’honneur s’était +envolé». Tout cela parce que, après mon ordination à Rome, j’étais venu +demeurer dans la même ville où demeurait ce pasteur, sans m’y livrer +d’ailleurs à aucune œuvre d’évangélisation, et alors que, deux ans +auparavant, contre mon gré, j’avais été envoyé pour prêcher une mission +anglicane dans la paroisse du susdit pasteur. Je lui répondis en lui +signifiant que, s’il ne retirait point ses paroles--dont je savais qu’il +ne manquerait pas à les répéter de toutes parts--je me considérerais +comme ayant le droit d’envoyer sa lettre aux journaux. J’ajoute qu’il +s’est aussitôt empressé de se rétracter. + +Et cependant je dois reconnaître avec la plus profonde gratitude que, +dans l’ensemble, les membres de mon ancienne communion anglicane m’ont +traité avec une charité dont j’ai été très surpris. Je ne me doutais pas +qu’il y eût au monde autant de générosité. + +Quelques jours après mon arrivée chez mon ami, je suis allé faire un +séjour chez les Bénédictins d’Erdington, et, là, j’ai commencé à +constater des marques de plus en plus nombreuses de la bienvenue qui +m’attendait dans ma nouvelle maison. Deux des Pères, qui étaient +eux-mêmes des pasteurs convertis, ont fait tout le possible pour me +mettre à l’aise et pour me combler de la plus touchante bonté. J’ai +éprouvé également une impression bien consolante en rencontrant à +Erdington un autre pasteur anglican bien connu, qui venait de me +précéder de quelques mois dans l’Église catholique. Je n’ai pas besoin +de dire que nous avons eu à causer abondamment de la similitude de nos +situations. + +D’Erdington, je revins chez ma mère, où j’eus la satisfaction d’achever +les dernières pages de mon roman, _Par quelle autorité?_ avant de +quitter l’Angleterre, le jour des Morts, pour aller m’installer à Rome, +où je me proposais de commencer mes études en vue de la prêtrise. + +Un nouvel exemple de la charité anglicane se produisit à mon occasion, +quelques instants après que mon train se fut éloigné de la gare de +Victoria. Au moment où ma mère s’apprêtait à sortir de la gare, elle vit +accourir vers elle un prélat de l’Église épiscopale d’Écosse, partisan +zélé de la Haute-Église, très vieil ami de mes parents. Il était venu me +dire adieu et me souhaiter bon voyage. Je n’ai jamais oublié cela, et +compte bien, s’il plaît à Dieu, ne jamais l’oublier. + + + + +CHAPITRE VIII + +LA NOUVELLE DEMEURE + + +Et maintenant, je ne sais pas s’il est bien respectueux à l’égard de ma +sainte mère l’Église que j’essaie de dire encore ce qu’elle a été pour +moi depuis le jour où je me suis jeté dans ses bras, tout aveugle et +sourd et profondément misérable. Mais je vais, en tout cas, me hasarder +à le dire, après tout ce que j’ai rappelé déjà de mes relations avec une +autre Église, longtemps habitée et aimée et vénérée par moi avant qu’une +voix toute-puissante m’en eût fait sortir. + + +I + +Tout d’abord, certains lecteurs trouveront peut-être étrange que je me +sente obligé de dire ceci: à savoir, que l’idée de revenir jamais à +l’Église d’Angleterre est pour moi absolument aussi inconcevable que le +serait l’idée de tâcher à entrer dans la tribu des Natchez. Et +cependant, en me plaçant au point de vue anglican--autant du moins que +cela m’est possible--je comprends assez comment il se fait que les +anglicans aient coutume de prédire toujours, à propos de chaque nouveau +converti, qu’il «ne peut manquer de revenir à son ancienne foi». Tout +d’abord, en effet, ces anglicans ont naturellement le désir que toutes +les personnes honorables appartiennent à l’Église dont eux-mêmes font +partie. Les catholiques n’ont-ils pas, de leur côté, un désir tout +pareil? Mais, en second lieu, j’estime que l’erreur des anglicans +susdits, au sujet de leurs anciens frères convertis au catholicisme, +provient de ce qu’ils ne se rendent pas un compte exact de la situation. +Ils sont si habitués à la désunion sur les matières les plus profondes +de la foi, dans leurs propres congrégations, qu’ils conçoivent +malaisément la possibilité d’une Église où les choses se passent tout +autrement. Ou bien, se disent-ils, ces mêmes divisions doivent exister +aussi dans le catholicisme, par-dessous l’union apparente, ou bien, si +elles n’y existent pas, cela doit signifier que toute activité +intellectuelle se trouve supprimée par l’«uniformité de fer» du système +catholique. Ils n’ont absolument aucune idée de la manière dont «la +vérité peut nous rendre libres». Et j’admets combien tout ce que je vais +ajouter est, chez moi, une impression purement personnelle: mais, +vraiment, j’ai de plus en plus la conviction que le petit nombre de +personnes qui reviennent au protestantisme y reviennent soit par le +chemin de l’incrédulité complète, ou bien à cause de quelque grave péché +dans leur vie, ou bien encore, simplement, parce que jamais elles n’ont +bien compris leur position catholique. + +Car comment ne pas voir, avec une évidence absolue, que le fait de +revenir de l’Église catholique à l’Église anglicane signifie l’échange +de la certitude pour le doute, de la foi pour l’agnosticisme, de la +substance pour l’ombre, d’une lumière brillante pour de mornes ténèbres, +d’une réalité historique et universelle pour une théorie antihistorique +et toute «provinciale»? Impossible pour moi de m’exprimer dans des +termes plus doux, malgré ma certitude que ce qu’on vient de lire +apparaîtra, tout au moins, d’une extravagance monstrueuse aux membres +sincères et recueillis de la communion anglicane. Tout récemment encore, +un jeune représentant de la Haute-Église, pourvu de l’éducation +universitaire la plus relevée, m’a déclaré du ton le plus sérieux, en +fixant ses yeux dans les miens, quelque chose comme ceci: «L’idée +romaine, cela est parfait en théorie! Mais, comme système pratique, +cette idée ne va pas, ne s’arrange ni avec l’histoire ni avec la vie; +tandis que notre communion anglicane...!» + + +II + +Est-ce donc qu’il n’y a point de lacunes ou de déceptions qui attendent +l’anglican converti au catholicisme? Ce converti trouvera dans sa +nouvelle demeure autant de lacunes qu’il en existe dans la nature +humaine; et le nombre de ses déceptions variera d’après celui de ses +illusions. + +Il y a d’abord, par exemple, une attitude assez singulière que prennent +maints catholiques d’une foi bien assurée, en présence de la conversion +de non-catholiques, et en particulier d’anglicans. Je veux parler de +l’état d’esprit de ces personnes qui, tout en pratiquant elles-mêmes +avec ferveur leur foi religieuse, semblent être d’une indifférence +entière pour la tâche «missionnaire» de l’Église. «J’apprends que B... +est devenu catholique! disait un jour une brave dame catholique. Quel +intérêt a-t-il bien pu avoir pour se convertir?» + +Une telle attitude d’esprit n’est pas seulement un défaut: pour moi, +personnellement, elle a été une déception très réelle. Jamais je +n’aurais pensé d’avance qu’une attitude comme celle-là pût exister chez +quelqu’un qui faisait cas de sa foi. Et j’ajouterai, pour dire la +vérité, que cette attitude est loin d’être aussi rare qu’on pourrait le +supposer. Or, c’est là le fait de sectaires: car, la religion catholique +serait fausse, si on ne la concevait point comme destinée à toute +l’humanité. Cette religion doit être «catholique» littéralement, +universelle, ou rien. Sans compter que, dès l’enfance, j’avais été +instruit à penser que les catholiques avaient la passion du +prosélytisme, si bien que dans nulle autre confession religieuse on ne +pouvait trouver aujourd’hui autant de cette ardeur pour convertir autrui +qui est, généralement, l’un des signes d’une conviction forte. Et voici +que m’étant converti, je découvrais autour de moi non seulement de +l’indifférence dans bien des cas, mais même une espèce d’opposition plus +ou moins voilée contre tout mode d’activité dirigé en ce sens! «Les +convertis ont trop de zèle! m’entendais-je répéter à droite et à gauche. +Ils sont indiscrets et impétueux. Mieux vaut nous en tenir aux vieux +chemins éprouvés: gardons notre foi pour nous-mêmes, et laissons les +autres garder la leur!» + +Il est vrai que, depuis peu, j’en suis arrivé à juger moins sévèrement +cet état d’esprit sectaire, en découvrant qu’il était, bien des fois, la +conséquence fatale des siècles de suspicion et d’illégalité qu’ont eu à +subir les catholiques anglais. Ceux-ci ont été si longtemps accoutumés à +devoir cacher leurs mystères sacrés afin de protéger à la fois ces +mystères et soi-même, qu’une sorte de vague tradition tacite s’est +formée en eux, leur enseignant qu’il vaut mieux pratiquer loyalement +leur religion pour leur compte, et s’exposer le moins possible à +n’importe quels risques. Si mon hypothèse est fondée, le défaut dont je +parle ne laisse pas d’avoir une excuse; mais, quoi qu’il en soit, ce +n’en est pas moins un défaut. Et d’ailleurs, chose curieuse, ce n’est +point surtout parmi les anciennes familles catholiques d’Angleterre +qu’il se rencontre; ces familles sont même, en général, aussi ardentes à +la tâche missionnaire que les convertis: c’est bien plutôt parmi les +«parvenus» spirituels, parmi les catholiques d’une ou deux générations +seulement, que ce «snobisme» spirituel est le plus fréquent. + +Un second défaut, proche parent du premier, est une certaine jalousie à +l’endroit des convertis. C’est là un défaut sur lequel je ne me serais +point permis d’insister si j’avais eu moi-même à en souffrir +sensiblement: car, dans ce cas, j’aurais eu à me méfier de mes propres +impressions. Mais le fait est que je n’en ai point souffert. J’ai reçu, +au contraire, de toutes parts, les marques d’une générosité +merveilleuse, même touchant des sujets tels que mon privilège d’être +ordonné prêtre, à Rome, après la très courte période de neuf mois de vie +catholique. Naturellement, il s’est trouvé bien des personnes pour +désapprouver la rapidité avec laquelle j’ai été ainsi promu à la +prêtrise; mais, dans aucun de ces cas, je n’ai pu soupçonner la présence +de cette jalousie qui se traduit en un désir de vexer le néophyte. D’une +manière générale, j’ai été étonné de la bonté que les catholiques m’ont +toujours montrée. + +Mais j’ai rencontré une foule de cas, j’ai entendu une foule de paroles +qui m’obligent à reconnaître, sans l’ombre d’un doute, que bien des +nouveaux convertis ont à subir jalousie et suspicion de la part de +certains catholiques, et que, même, c’est là une des plus grandes +épreuves de leur vie. Une telle attitude est d’ailleurs, elle aussi, +éminemment humaine et naturelle. «Tu les as rendus égaux à nous, s’écrie +l’homme de la parabole, à nous qui avons dû supporter la tâche et la +chaleur de toute la journée!» Et puis encore cette attitude est, +souvent, plus ou moins justifiée par l’arrogance de tels ou tels +convertis qui pénètrent dans l’Église, pour ainsi dire, la bannière +déployée et les tambours battants, comme s’ils étaient des conquérants +au lieu d’être des vaincus. Mais, en toute honnêteté, j’estime que cette +arrogance parmi les convertis est chose assez peu commune. La longue +période d’instruction à travers laquelle ils doivent passer, les +pénibles sacrifices que beaucoup d’entre eux ont à faire, tout cela, +sans parler de l’admirable grâce divine qui les a introduits dans +l’Église, tout cela a d’ordinaire pour effet de purifier et de +discipliner l’âme à un haut degré. Tout compte fait, et toutes choses +d’ailleurs égales, le converti a été appelé par Dieu pour donner un plus +grand témoignage de sincérité que l’homme qui, étant catholique dès le +berceau, n’a jamais eu d’autre devoir que de conserver sa foi. Toutes +choses égales, il y a plus d’héroïsme à rompre avec le passé qu’à lui +rester fidèle. + +Ici encore, cependant, ce n’est point parmi les véritables catholiques +de toujours que se manifestent habituellement la jalousie et la +suspicion à l’égard des convertis: mais, cette fois encore, c’est +surtout parmi ceux qui désireraient passer pour tels, parmi ceux qui, +avec leur résolution de bien marquer l’absence chez eux de «l’esprit du +converti», se sentent conduits à proclamer ce fait par le moyen d’un +certain mépris mêlé de reproches. Ils ne sont entrés en possession de +leur fortune qu’à une date relativement récente, et c’est afin de cacher +leurs origines religieuses qu’ils rabrouent ceux qui ne sauraient +prétendre à faire partie d’une telle aristocratie spirituelle. + +Il y a donc des défauts chez les catholiques--je pourrais en citer +quelques autres encore--et ce serait chose tout à fait inutile de +chercher à les nier. Mais ces défauts ne sont aucunement de l’espèce que +soupçonnent ou prétendent les non-catholiques. Ces défauts réels sont +ceux qui relèvent communément de notre nature humaine, les défauts +ordinaires de tous ceux des membres de l’humanité qui échouent à se +laisser délivrer de leur faiblesse native par une pénétration complète +de leur foi religieuse. Mais, au contraire, les défauts que les +anglicans supposent être les plus caractéristiques dans l’Église romaine +n’ont absolument rien de caractéristique. Tout d’abord, il n’y a chez +les catholiques aucune trace de cette division sur les matières de la +foi que l’anglican est obligé d’accepter, un peu comme sa «croix», dans +sa propre Église; il n’existe point, chez les catholiques, d’«écoles de +pensée», au sens où l’entendent les anglicans; et l’on ne saurait +découvrir l’ombre même d’une différence _dogmatique_ entre les deux +groupes de tempéraments qui se partagent plus ou moins toute l’espèce +humaine, les «maximistes» et les «minimistes», ou, comme disent les +anglicans à propos de l’Église catholique, les ultramontains et les +gallicans. Dans la mesure où ces deux camps existent vraiment--et encore +que, pour ma part, en toute franchise, je doive reconnaître +l’impossibilité absolue où je suis de classer les catholiques de cette +manière--j’imagine que la différence entre eux ne se rapporte qu’au plus +ou moins d’opportunité présente d’un certain mode d’action proposé, ou +bien ne désigne qu’un goût plus ou moins fort de ce qu’on appelle les +méthodes «romaines», et ainsi de suite. Jamais la division entre les +catholiques n’atteint des questions d’ordre important: tout au plus +s’agit-il de menus détails pratiques, et des plus secondaires. + +Il n’existe pas non plus, à ma connaissance, de «mécontentement sourd» à +l’intérieur de l’Église. Certes, j’entends continuellement parler de +quelque chose de tel, mais toujours seulement de la part de +non-catholiques. Il n’existe aucune révolte intellectuelle, du moins que +je sache, chez les esprits les plus vigoureux de la communion romaine, +et jamais je n’en ai entendu parler que par des non-catholiques. Il +n’existe aucune trace de ce que l’on a appelé «l’aliénation du sexe +fort». Au contraire, dans notre pays tout de même qu’en Italie et en +France, je ne cesse pas de m’étonner de la prédominance extraordinaire +des hommes sur les femmes, pour tout ce qui est de l’assistance à la +messe et des autres pratiques, dans nos églises. Le desservant d’une +paroisse suburbaine, à qui je parlais tout récemment de cela, m’a dit +que, la veille encore, il avait eu le loisir d’observer le nombre et +l’espèce des personnes qui avaient assisté à un salut du soir; et il m’a +assuré que la proportion des hommes, par rapport aux femmes, avait été +de deux pour un. J’ajoute que ceci, cependant, ne constitue qu’une +exception: mais le fait qu’elle illustre n’en est pas moins +incontestable. + +Toutes ces accusations, que l’on se plaît à lancer librement contre +nous, m’apparaissent dépourvues de fondement. Certes, il y a parmi les +catholiques, comme ailleurs, des tempéraments chauds et froids, des +natures apostoliques et d’autres qui seraient plutôt diplomatiques. +Certes il peut se faire, à l’occasion, qu’une petite révolte surgisse, +comme elle surgirait dans n’importe quelle société humaine. Certes il +peut arriver que des âmes pleines de soi se dissocient de la vie +catholique, ou bien, chose plus triste encore, tâchent à rester +catholiques de nom tout en n’ayant plus rien de catholique dans +l’esprit. Mais ce que je nie énergiquement, c’est que ces divers +incidents puissent être considérés, si peu que ce soit, comme des +tendances, et plus encore que, à les tenir pour des tendances, ces +incidents puissent être regardés, si peu que ce soit, comme +caractéristiques du catholicisme. Il n’est pas vrai que le calme +merveilleux que l’on voit à la surface de l’Église se trouve, en fait, +recouvrir d’ardents conflits intérieurs. Je le nie de la façon la plus +formelle: car, simplement, cela n’est point. + +Pareillement il est tout à fait faux que la religion catholique ait pour +trait distinctif un formalisme qui ne se retrouve pas, au même degré +caractéristique, dans les confessions protestantes. Tout au plus cette +accusation, souvent répétée, repose-t-elle sur une ombre de vérité: en +effet, c’est chose certaine que, parmi les catholiques, l’excès +d’émotion et la sentimentalité violente sont généralement découragés, et +que l’on est communément enclin à faire consister plutôt l’essence de la +religion dans l’adhésion et l’obéissance de la volonté. D’où résulte +que, naturellement, des personnes d’une nature relativement peu dévote, +lorsqu’elles sont catholiques, continuent à pratiquer leur religion en +n’accomplissant que le plus strict minimum de leurs obligations, et +cela, parfois, dans des conditions assez médiocres et prosaïques; tandis +que les mêmes personnes, si elles appartenaient à l’anglicanisme, +renonceraient complètement à toute pratique religieuse. Si bien que, +peut-être, il serait vrai de dire que le niveau _émotionnel_ moyen d’une +réunion de catholiques est plus bas que le niveau correspondant d’une +réunion de protestants: mais de cela ne dérive en aucune façon que les +catholiques soient plus formalistes que les protestants. Ces âmes +froides et peu dévotes adhèrent à leur religion simplement par +obéissance; et il y aurait en vérité quelque chose de singulier à +vouloir les condamner pour un tel motif! L’obéissance à la volonté de +Dieu--ou même à ce que l’on croit être la volonté de Dieu--n’est-elle +pas en réalité _plus_ méritoire, et non pas _moins_, lorsqu’elle ne se +trouve pas accompagnée de consolations émotionnelles et de ferveur +sentimentale? + +En résumé, donc, je serais porté à déclarer ceci: que, à en juger par +une expérience de neuf années de sacerdoce anglican et huit années de +sacerdoce catholique, il y a des défauts aussi bien dans la communion +anglicane que dans la communion catholique; mais que, dans le cas des +anglicans, ces défauts sont essentiels et radicaux, puisqu’ils +constituent des fissures dans ce qui devrait être divinement intact, +c’est-à-dire dans des choses telles que la certitude de la foi, l’unité +des croyants, l’autorité de ceux qui devraient être les pasteurs au nom +de Dieu; tandis que, dans le cas de l’Église catholique, ces défauts +sont simplement ceux de la faiblesse humaine, inséparables de l’état +d’imperfection où tout homme est plongé. Les défauts de l’anglicanisme, +et de tout le protestantisme en général, sont des preuves établissant +que le système entier n’est point de portée divine; les défauts dans le +système catholique nous montrent seulement que ce système a un côté +humain en même temps qu’un côté divin, et c’est là ce que pas un +catholique n’a jamais songé à nier. + + +III + +A Rome, j’ai appris une leçon éminemment importante, parmi cent autres. +On a fort bien dit que l’architecture gothique représente l’âme aspirant +à Dieu, et que l’architecture romane, ou encore celle de la Renaissance, +représentent Dieu s’unissant aux hommes. Ces deux aspects de la religion +sont également vrais, mais aucun des deux n’est complet sans l’autre. +D’une part, il est vrai que l’âme doit toujours tâcher à percer du +regard les ténèbres pour découvrir un Dieu qui se cache, toujours se +rappeler que l’infini dépasse le fini et qu’une énorme quantité +d’ignorance doit être un élément nécessaire de toute croyance. Les +contours de ce monde, pour ainsi dire, sont noyés dans l’obscurité: la +lueur qui scintille devant nous suffit pour nous faire avancer sur notre +route, mais ne peut guère nous aider à rien d’autre. C’est en silence +que Dieu est connu, et parmi des mystères qu’il se manifeste. «Dieu est +esprit», un esprit sans forme, sans limites, invisible et éternel; et +ceux qui l’adorent doivent l’adorer en «esprit et en vérité». Voilà, +donc, d’une part, la mystique et profonde obscurité de l’expérience +spirituelle! + +Mais voici, d’autre part, que Dieu est devenu homme, et que «le Verbe +s’est fait chair»! L’inconnaissable nature divine «est venue habiter +parmi nous, sous un vêtement de chair, et nous avons contemplé sa +gloire». Ce qui était caché a été révélé. Ce n’est pas seulement nous +qui avons soif et qui cherchons: c’est Dieu qui, ayant soif de notre +amour, est mort sur la croix afin de pouvoir ouvrir le royaume des cieux +à tous les fidèles, et qui a déchiré le voile du temple sous le +contre-coup de son soupir d’agonie, et qui, maintenant encore, se tient +et frappe à la porte de tout cœur humain, afin de pouvoir entrer et +s’attabler avec l’homme. Le dôme rond des cieux s’est abaissé sur la +terre; les murs du monde sont devenus visibles; l’immense lumière de la +Révélation ruisselle de tous côtés, par des fenêtres claires, sur un sol +resplendissant; et les anges et les hommes frémissent dans une même +ivresse d’amour divin; le maître-autel se dresse en pleine vue, parmi +une gloire d’or et de cierges; et, au-dessus de lui, la tente de Dieu +fait homme se montre à tous, pour que tous puissent également voir et +adorer. + +Or, cet aspect de la religion chrétienne n’avait eu jusque-là, pour moi, +presque aucune importance. J’étais un homme du Nord, élevé dans les +voies des races du Nord. J’aimais la pénombre, et la musique +mystérieuse, et l’ombrage des profondes forêts; je détestais les espaces +amplement ensoleillés, et les trompettes à l’unisson, et les formes +rondes et carrées en architecture. Je préférais la méditation à la +prière vocale, Mme Guyon à saint Thomas, le treizième siècle--tel que je +l’imaginais--au seizième. Jusque vers la fin de ma vie anglicane, +j’aurais été prêt à avouer cela franchement; plus tard, si l’on m’avait +affirmé que tels étaient mes goûts, je m’en serais attristé, car je +commençais à comprendre que le monde était à la fois matériel et +spirituel, et que les croyances définies étaient aussi nécessaires que +les aspirations. Mais, en arrivant à Rome, je dus reconnaître décidément +combien peu j’avais compris jusque-là. + +Je voyais autour de moi une ville qui n’était que Renaissance, étalée +sous un ciel limpide et un brûlant soleil; et la religion, dans cette +ville, était l’âme demeurant dans le corps. C’était l’assertion de la +réalité du principe humain incarnant le divin. Même les dogmes les plus +exclusivement chrétiens m’étaient exprimés en des images païennes. La +Révélation parlait sous les formes de la religion naturelle; Dieu se +manifestait ouvertement en pleine lumière; les prêtres officiaient, +répandaient l’eau lustrale, allaient en longues processions avec de +l’encens et des cierges, et parfois même donnaient au ciel le nom +d’Olympe. _Sacrum Divo Sebastiano_, je voyais cela inscrit sur un autel +de granit. J’avais à écouter les leçons de prêtres professeurs qui +criaient, riaient, procédaient à leur enseignement avec une bonne humeur +expansive. Je voyais l’image du «père des princes et des rois» exposée +dans les rues, le jour de la fête du Pontife, entourée de fleurs et de +lumières, tout à fait à la façon dont on avait coutume d’honorer +autrefois les souverains temporels. Je descendais dans les catacombes, +le jour de Sainte-Cécile, et j’y respirais une odeur de myrte qui venait +de branches semées sur le sol, rendant à la mémoire de la sainte le même +hommage qui jadis avait été rendu à des vainqueurs de combats tout +profanes. En un mot, je commençais à comprendre que «le Verbe s’était +fait chair et avait habité parmi nous»; et que, de même qu’il avait pris +la substance créée d’une Vierge pour se pourvoir d’un corps naturel, de +même aussi il continuait de prendre la substance créée des hommes--leurs +pensées, leurs expressions, et leurs manières d’agir--pour se pourvoir +de ce corps mystique au moyen duquel il est toujours avec nous. Est-ce +donc que le catholicisme est «matériel»? Oui, certes; il l’est tout à +fait comme la Création et l’Incarnation, ni plus, ni moins. + +Je ne saurais songer à décrire ce que signifie cette découverte, pour +une âme de nos races du Nord. A coup sûr, elle signifie le pâlissement +de quelques-unes des anciennes lumières qui, jadis, nous avaient paru +merveilleuses, dans la demi-obscurité de l’expérience individuelle; ou +plutôt la découverte signifie pour nous la disparition de ces lumières, +dans le puissant éclat du plein jour de midi. Placez, à côté d’une pompe +romaine, le plus exquis des offices anglicans: combien vous le verrez +devenir provincial, local, individualiste! A côté d’un professeur romain +enseignant à des auditeurs de toutes les races les devoirs des citoyens +envers l’État, placez un théologien anglican occupé à expliquer les +épîtres de saint Paul à de jeunes étudiants de Cambridge; à côté d’un +frère italien de San-Carlo le plus passionné des missionnaires de +l’Église anglicane! Mettez côte à côte les paysans de la Campagne +romaine chantant des hymnes à Saint-Jean-de-Latran, avec des branches +d’olivier dans les mains, et une pieuse compagnie d’anglicans rassemblés +pour les cantiques du soir; juxtaposez un des officiants de +Sainte-Marie-Majeure et le ritualiste le plus parfaitement entraîné; en +costume de «messe!» Comparez n’importe quel aspect du culte catholique, +tel qu’il se montre à Rome, à un aspect correspondant du culte anglican! +Tout de suite la différence apparaîtra, une différence qui aura pour +effet de révéler la pauvreté, l’insuffisance timide et médiocre des +imitations anglicanes. + +Et ainsi, il se trouve qu’un séjour à Rome produit forcément, chez un +homme de ma sorte, une expansion de vues dépassant toutes paroles. +Tandis que, jusqu’alors, j’avais été accoutumé à me représenter le +christianisme comme une fleur délicate, divine en raison même de sa +fragilité surnaturelle, je voyais maintenant que c’était un arbre dans +les branches duquel tous les oiseaux des airs pouvaient loger à l’aise, +un arbre divin par cela seul que l’amplitude de ses branches et la force +de ses racines ne pouvaient s’expliquer d’aucune manière humaine. +Auparavant, je m’étais fait du christianisme l’image d’un doux et subtil +parfum, demandant à être goûté dans le recueillement; et maintenant je +voyais que le christianisme était le levain caché dans les lourdes +mesures du monde, et ayant pour effet de faire lever la pâte dans des +proportions incalculables. + + +IV + +Ainsi, de jour en jour, l’enseignement de Rome se poursuivait pour moi. +J’étais comme un jeune garçon introduit pour la première fois dans un +grand dépôt de machines. Autour de moi, les roues mugissaient, +d’immenses mouvements se prolongeaient; le fracas et la puissance +m’étourdissaient; et cependant, peu à peu, je commençais à apprendre +qu’il y avait quelque chose qui jusque-là m’était resté inconnu, quelque +chose que je n’aurais jamais pu découvrir dans mon calme demi-jour du +Nord. C’étaient ici les bureaux du monde spirituel; ici la grâce était +distribuée, le dogme défini, les provisions faites pour les âmes de +l’univers entier. Ici Dieu avait choisi son siège pour régner sur son +peuple, dans ce lieu où autrefois Domitien, _Dominus et Deus Noster_, ce +singe de Dieu, avait régné concurremment avec le vicaire de Dieu, encore +caché dans l’ombre. Le vendredi saint, sous les ruines du Palatin, +j’entendais lire: «Si tu laisses cet homme en liberté, tu n’es pas l’ami +de César!» Or, à présent, «cet homme» est roi, et César n’est plus rien. +C’est ici en vérité, infiniment plus que partout ailleurs, c’est ici que +le levain plongé il y a dix-neuf siècles par la main de Dieu dans la +pâte pesante de l’Empire romain s’est exprimé en degrés, en lois, et en +dogmes; c’est ici que le sang de Pierre, qui a arrosé le sol au-dessous +de l’obélisque du Vatican, continue de circuler, plus vivant que jamais, +dans les veines de Pie X, _Pontifex maximus et Pater Patrum_, à cent pas +de distance de ce même obélisque! + +Voilà l’une des choses que j’ai apprises à Rome; et cette chose-là +valait dix mille fois le conflit qui se livrait en moi à son sujet. Je +comprenais enfin que rien d’humain n’était étranger à Dieu; que les +efforts des nations préchrétiennes les avaient amenées très près de la +Porte de Vérité; que leurs petits systèmes et tous leurs travaux +n’avaient pas été méprisés par Celui qui les avait permis; et que «Dieu, +ayant parlé en diverses occasions et de diverses manières, dans les +temps passés, à nos pères par les prophètes, nous avait enfin parlé +directement par son Fils, qu’il avait proclamé l’héritier de toutes +choses, et par lequel aussi il avait créé le monde, et qui, étant la +splendeur de sa gloire et la figure de sa substance, et faisant +purgation de nos péchés, se trouve assis à la droite de la Majesté +Suprême». + + +V + +Et après avoir appris cela à Rome, j’ai appris une fois de plus, de +retour en Angleterre, que l’Église est aussi tendre qu’elle est forte. +Pareille à son Époux divin, elle voit toutes les choses et tous les +hommes, régissant des forces immenses; et cependant, dans sa divinité, +elle ne dédaigne pas «le moindre de ces petits». Pour le monde, elle est +une reine, rigide, hautaine, impérieuse, revêtue d’or et de joyaux: mais +pour ses propres enfants elle est une mère, bien plus encore qu’une +reine. Elle cicatrise les plaies des plus humbles de ses enfants, elle +écoute leurs doléances à peine perceptibles, elle leur enseigne +patiemment leurs leçons, et désire passionnément de les voir croître +comme autant de princes. Mais surtout elle connaît la manière de leur +parler de leur Père, de leur interpréter Sa volonté, de leur raconter +l’histoire de Ses exploits. Elle insuffle en eux quelque chose de son +propre amour et de son propre respect; elle les encourage à être francs +et sans crainte, à la fois vis-à-vis d’elle et vis-à-vis de Lui. Elle +les prend par la main et, par un sentier secret, les introduit en Sa +présence. + +Tout ce que j’avais trouvé naguère de direction et d’encouragement dans +mon ancienne maison, je l’ai retrouvé à présent de la part des prêtres +de cette Église, et en les découvrant doués de science aussi bien que +d’amour. Toute cette liberté de foi et de pensée individuelles, que +quelques-uns se figurent être le privilège des confessions +non-catholiques, j’ai trouvé tout cela expressément procuré et garanti +dans nos temples, et j’en ai usé désormais avec bien plus de confiance, +sachant que l’œil infaillible de l’Église était sur moi, et que, sans +faute, elle m’avertirait d’abord, et enfin me frapperait, s’il +m’arrivait de me hasarder trop loin. Ses bras sont aussi ouverts à ceux +qui veulent servir Dieu dans le silence et la solitude qu’à ceux qui +«dansent devant lui de toutes leurs forces». Car, pareille à la charité, +dont elle est l’incarnation, l’Église «est patiente, elle est bonne, +elle supporte toutes choses». En elle «nous savons en partie et en +partie nous prévoyons»; nous sommes assurés de ce que nous avons reçu, +et nous attendons avec espoir ce qui est encore à venir. C’est en elle +que je comprends suprêmement que, «lorsque j’étais un enfant, je parlais +comme un enfant, j’entendais comme un enfant, je pensais comme un +enfant; mais que, lorsque je suis devenu un homme, j’ai dépouillé les +choses de l’enfant». + +Ainsi donc, tout ce qui se rencontre dans les autres systèmes, pour +individuels qu’on les suppose, tout cela se retrouve dans l’Église: le +mysticisme du Nord, la patience de l’Orient, la confiance joyeuse du +Sud, et l’entreprise hardie de l’Ouest. L’Église comprend et réchauffe +le cœur aussi bien qu’elle guide et informe la tête. Elle regarde la +virginité comme l’état le plus honorable, et, en même temps, regarde le +mariage comme un sacrement très saint et indissoluble. Elle seule +reconnaît explicitement la vocation de l’individu et, en même temps, les +idéals de la race, avec un respect pour la foi subjective égal à sa +fidélité envers la vérité objective. Elle seule, en effet, est +parfaitement familière et tendre avec l’âme isolée, comprenant ses +besoins, suppléant à ses lacunes, traitant soigneusement ses faiblesses +et ses péchés; simplement parce qu’elle est grande comme le monde, et +vieille comme les âges, et infinie de cœur comme Dieu. + + +VI + +Si bien qu’aujourd’hui, en relisant les premières pages de ces +_Confessions_, je vois le plan de Dieu à mon égard se dessiner comme un +fil d’or à travers toutes les régions montueuses parmi lesquelles j’ai +eu à marcher, depuis les aimables prairies de la maison paternelle et de +l’école, et les hauteurs abruptes et accidentées du travail paroissial, +jusqu’à ce plateau fortifié d’où, pour la première fois, le monde m’est +apparu tel qu’il est réellement, et non pas tel que j’avais pensé qu’il +était. Je comprends maintenant qu’il y existe une cohésion entière dans +tout ce que Dieu a fait; qu’il n’y a pas une seule aspiration du fond +des ténèbres qui ne trouve son chemin jusqu’à Lui; pas un système de +pensée qui ne reflète au moins un rayon de Sa gloire éternelle; pas une +âme qui n’ait sa place dans l’économie totale de Son œuvre. D’un côté, +il y a soif, et désir, et inquiétude; de l’autre, satisfaction et paix. +Mais il n’y a pas un instinct qui n’ait son objet, pas une mare qui ne +reflète le soleil; pas un lieu désolé sur la terre qui n’ait le ciel +au-dessus de soi. Et, à travers ce désert plein de ruines, Sa bonté +infinie m’a conduit jusqu’à l’endroit où Jérusalem est descendue d’en +haut; elle m’a élevé, de ces sentiers tournants qui ne mènent nulle +part, jusque sur la large route qui mène droit à Lui. + +C’est sur cette route que je dois marcher maintenant, et le jour est +prochain où mes pas s’arrêteront. Mais il n’y a rien à craindre pour +ceux qui s’avancent sur cette route-là; plus de montagnes à gravir, ni +de torrents à traverser. Dieu a rendu toutes choses aisées pour ceux +qu’il a admis à passer sous la Porte du Ciel qu’il a bâtie sur la terre; +le fleuve même de la mort n’est pour eux qu’un cours d’eau sans dangers, +semé de ponts et garni de parapets de chaque côté; et l’ombre de la mort +n’est que comme un demi-jour, pour ceux qui la contemplent dans la +lumière de l’Agneau. + +«Voici la tente de Dieu avec les hommes; et il va demeurer avec eux, et +il essuiera toutes les larmes de leurs yeux, et la mort cessera +d’être... La cité n’a pas besoin de soleil ni de lune, car la gloire de +Dieu l’a illuminée, et c’est l’Agneau qui est la lampe qui l’éclaire.» + + +FIN + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + + Pages. + Préface VII + + CHAPITRE PREMIER + Les premières impressions religieuses 1 + + CHAPITRE II + Le début de la crise 61 + + CHAPITRE III + Au monastère anglican de Mierfield 95 + + CHAPITRE IV + Les progrès de la crise 125 + + CHAPITRE V + La montée décisive 161 + + CHAPITRE VI + Les derniers pas 183 + + CHAPITRE VII + L’arrivée 207 + + CHAPITRE VIII + La nouvelle demeure 225 + + + + + TOURS + IMPRIMERIE E. ARRAULT ET Cie + 3761 + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74842 *** diff --git a/74842-h/74842-h.htm b/74842-h/74842-h.htm index c3779ee..9327e71 100644 --- a/74842-h/74842-h.htm +++ b/74842-h/74842-h.htm @@ -1,6246 +1,6246 @@ -<!DOCTYPE html>
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-<p class="c top2em large b">M<sup>GR</sup> ROBERT-HUGH BENSON</p>
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-<h1>LES CONFESSIONS<br>
-<span class="tiny">D’UN</span><br>
-<span class="xlarge">CONVERTI</span></h1>
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-<p class="c"><span class="i xsmall">Traduites de l’Anglais avec l’autorisation de l’Auteur</span><br>
-<span class="xsmall">PAR</span><br>
-<span class="large b">TEODOR DE WYZEWA</span></p>
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-<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br>
-<span class="xs ssf">LIBRAIRIE ACADÉMIQUE</span><br>
-PERRIN ET C<sup>ie</sup>, LIBRAIRES-ÉDITEURS<br>
-35, <span class="xsmall">QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS</span>, 35</p>
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-<p class="c">1914<br>
-<span class="xsmall">Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.</span></p>
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-<p class="c top4em">DU MÊME AUTEUR</p>
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-<div class="flex">
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-<tr><td class="drap"><b>Le Maître de la Terre</b>, roman traduit de l’anglais,
-avec l’autorisation de l’auteur, par T. <span class="sc">de Wyzewa</span>,
-20<sup>e</sup> édition. Un volume in-16</td>
-<td class="bot r w3"><div><b>3</b> fr. <b>50</b></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>La Lumière invisible</b>, scènes et récits de la vie
-mystique, traduits de l’anglais, avec l’autorisation
-de l’auteur, par T. <span class="sc">de Wyzewa</span>, 4<sup>e</sup> édition. Un volume
-in-16</td>
-<td class="bot r w3"><div><b>3</b> fr. <b>50</b></div></td></tr>
-
-<tr><td class="drap"><b>La Vocation de Franck Guiseley</b>, roman traduit
-de l’anglais, avec l’autorisation de l’auteur, par
-T. <span class="sc">de Wyzewa</span>. Un volume in-16</td>
-<td class="bot r w3"><div><b>3</b> fr. <b>50</b></div></td></tr>
-
-<tr><td class="drap"><b>Le Christ dans l’Église</b>, traduit de l’anglais, avec
-l’autorisation de l’auteur, par l’abbé F. <span class="sc">Thellier</span> et
-<span class="sc">Paul Deron</span>, 2<sup>e</sup> édition. Un volume in-16</td>
-<td class="bot r w3"><div><b>3</b> fr. <b>50</b></div></td></tr>
-</table>
-</div>
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em"><span class="xsmall">IL A ÉTÉ IMPRIMÉ</span> :<br>
-<span class="i">dix exemplaires numérotés sur papier
-de Hollande Van Gelder.</span></p>
-
-
-<p class="c gap small i"><span lang="en" xml:lang="en">Copyright by</span> Perrin et C<sup>ie</sup>, 1914</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="c"><img src="images/illu.jpg" alt="Illustration"><br>
-Robert Hugh Benson.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="c top4em i">AU R. P. REGINALD BUCKLER, O. P.,<br>
-dont la main paternelle a bien voulu ouvrir pour moi
-les portes de la Cité de Dieu.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c0">PRÉFACE</h2>
-
-
-<p>Le petit livre qu’on va lire a été publié
-d’abord, sous la forme d’une série d’articles,
-dans une revue américaine, l’<i lang="la" xml:lang="la">Ave
-Maria</i>, au cours des années 1906 et 1907.
-C’est avec l’aimable autorisation du directeur
-de cette revue, le Père Hudson, que je
-le réimprime aujourd’hui, un peu corrigé
-et pourvu d’un petit nombre d’additions.</p>
-
-<p>Depuis le temps de l’apparition de mon
-récit dans l’<i lang="la" xml:lang="la">Ave Maria</i>, maintes personnes
-m’ont engagé à recueillir en volume cette
-série d’articles : mais j’ai longtemps hésité
-avant de m’y résoudre. J’ai hésité, en partie,
-parce que je me suis demandé si un
-ouvrage comme celui-là avait chance de
-rendre vraiment service à qui que ce fût,
-et en partie parce que je me proposais
-d’étendre et de développer considérablement
-ma relation primitive, et puis d’y
-joindre encore une peinture de mon évolution
-intérieure après ma conversion. A
-ce dernier projet, cependant, j’ai vite dû
-renoncer, en raison de la difficulté extrême
-que je découvrais à établir une comparaison
-définie entre mes anciennes impressions
-d’anglican, qui s’effaçaient très rapidement
-de ma mémoire, et l’effet de plus en
-plus profond que produisaient en moi mes
-croyances catholiques. Le cardinal Newman
-a assimilé quelque part les impressions
-d’un anglican converti à celles d’un
-personnage d’un conte de fées qui, après
-avoir vécu durant toute la nuit dans une ville
-enchantée, se retourne, au lever du soleil,
-pour jeter un regard sur la ville, et qui a
-la grande surprise de constater que celle-ci
-a disparu : les monuments qu’il avait admirés
-pendant la nuit se sont évanouis,
-comme un brouillard sous la lumière de
-l’aube nouvelle. C’est exactement ce qui
-m’est arrivé. Je me sens désormais absolument
-incapable de comparer les deux
-systèmes de croyances, ainsi que j’étais
-en état de le faire durant les premiers
-mois de ma conversion : car il se trouve
-que la croyance que j’ai quittée ne m’apparaît
-plus du tout un système cohérent,
-une ville habitable avec les monuments et
-les maisons qu’il m’avait semblé y connaître
-naguère. Il me reste, naturellement,
-dans l’esprit toute sorte d’images, de souvenirs,
-et d’émotions, se rattachant à mon
-séjour dans l’anglicanisme, et quelques-unes
-de ces images sont même parmi les
-plus sacrées et les plus chères de mon
-cœur, et toujours encore je me sens heureux
-de compter au nombre de mes amis
-maintes personnes qui continuent à trouver
-dans l’anglicanisme la liaison et la vie d’un
-véritable système religieux ; mais, quant à
-moi, je ne puis plus voir en lui autre chose
-que des fragments détachés de leur centre
-primitif, et employés après coup à la construction
-d’un édifice purement humain,
-sans fondement stable.</p>
-
-<p>Cette impression nouvelle ne s’accompagne
-d’ailleurs chez moi — autant que
-je puis en avoir conscience — d’aucune
-amertume. Tout au plus m’arrive-t-il parfois
-d’éprouver un mouvement d’impatience
-à la pensée d’avoir été retenu si
-longtemps par des ombres, empêché par
-elles d’entrer en possession de la substance
-divine. Mais toute comparaison
-équitable des deux systèmes m’est dorénavant
-complètement impossible : comment
-songer à établir une comparaison entre un
-rêve et une réalité ? Si bien que force m’a
-été de renoncer à tout espoir de joindre à
-la peinture, de plus en plus confuse en
-moi, de ma période d’anglicanisme l’histoire
-de mes aventures bien autrement actives
-et vivantes sous le plein soleil de la
-Vérité Éternelle. Et puisque nombre d’amis
-m’ont conseillé de publier le récit de la
-longue suite d’épreuves qui ont constitué
-pour moi le passage de l’ancien demi-jour
-à la présente lumière, c’est donc ce récit
-que l’on va lire, tel à peu près que je l’ai
-écrit naguère pour les lecteurs de l’<i lang="la" xml:lang="la">Ave
-Maria</i>. J’ai profondément conscience de
-tout ce qu’il y a de choquant dans l’« égotisme »
-ininterrompu de pages comme
-celles-là ; mais comment échapper à cet
-inconvénient, dès que l’on tente de mettre
-au service d’autrui les résultats de sa
-propre expérience ?</p>
-
-<p class="sign sc">Robert-Hugh Benson.</p>
-
-<p class="gap small">Édimbourg, novembre 1912.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="c xlarge">LES CONFESSIONS D’UN CONVERTI</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="c1">CHAPITRE PREMIER<br>
-<span class="xsmall">LES PREMIÈRES IMPRESSIONS RELIGIEUSES</span></h2>
-
-
-<p>Lorsqu’un voyageur se trouve enfin parvenu
-sur un haut plateau, il lui est très difficile
-de se rendre compte bien exactement de
-la route qu’il a suivie pour y parvenir : cette
-route tourne, s’élève, retombe, s’élargit et se
-rétrécit, de telle manière que le souvenir qui
-en reste au voyageur lui apparaît étrangement
-confus. Sans compter que les explications
-qui lui sont criées d’en bas, aussi bien
-par les amis que par des étrangers, ne sont
-guère faites, non plus, pour suppléer à l’insuffisance
-de sa propre mémoire.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>I</h3>
-
-<p>L’on m’a dit que j’étais devenu catholique
-parce que je me laissais abattre sous l’échec, et
-parce que je me laissais exalter sous le succès ;
-parce que j’étais trop rempli d’imagination,
-et parce que je manquais du sens de l’observation ;
-parce que je n’avais pas assez de confiance
-dans les choses, et parce que j’en avais
-trop ; parce que j’étais trop ardent à espérer,
-et trop prompt au désespoir ; parce que j’étais
-orgueilleux et pusillanime. Plusieurs ont
-même dit, en présence de mes livres, que
-je n’avais jamais vraiment compris l’Église
-d’Angleterre.</p>
-
-<p>Et, naturellement, cela n’est pas impossible ;
-mais, en tout cas, cette inintelligence ne résulte
-pas du manque d’information. Le fait
-est que, ainsi qu’on va le voir, j’ai été élevé
-pendant vingt-cinq ans dans une famille ecclésiastique
-anglicane ; moi-même j’ai été,
-pendant neuf ans, pasteur anglican ; dans des
-paroisses de ville et de campagne, ainsi que
-dans une congrégation religieuse. Mon père,
-en sa qualité d’archevêque de Cantorbéry, se
-trouvait être le chef spirituel de toute la
-communion anglicane ; ma mère, mes frères
-et mon unique sœur continuent aujourd’hui
-encore à faire partie de cette communion,
-tout de même qu’un grand nombre de mes
-amis. J’ai été préparé aux ordres sacrés par
-le théologien anglican le plus en vue de son
-temps ; et cette préparation a fini par faire
-de moi, durant de longues années, un membre
-passionnément convaincu de la Haute Église.</p>
-
-<p>J’ajouterai que, maintenant que j’ai pris la
-plume pour raconter mon évolution religieuse
-passée, je m’aperçois que jamais encore jusqu’ici
-je n’ai sérieusement tâché à reconstituer
-le détail de cette évolution ; de telle sorte
-que ma tentative m’apparaît bien imprudente
-et bien dangereuse. Car c’est chose extrêmement
-facile de se tromper soi-même ; et c’est
-chose extrêmement difficile de ne pas se complaire
-à voir seulement ce que l’on désire
-voir ; et puis, surtout, j’ai peur que mes propres
-aveux ne réussissent pas à être convaincants
-pour d’autres personnes. Nul moyen, en effet,
-de définir en quoi a consisté la direction de
-l’Esprit de Dieu, ou de diagnostiquer les opérations
-de cet Esprit dans les chambres secrètes
-de l’âme…</p>
-
-<p>Tout au plus est-il possible de décrire à
-peu près fidèlement l’apparence extérieure
-des diverses régions à travers lesquelles notre
-âme a passé, et puis aussi d’offrir une peinture
-sommaire des principaux incidents de
-la route, réflexions intérieures ou paroles
-venues du dehors. La foi religieuse, au fond,
-est un travail divin accompli dans les ténèbres,
-même quand ce travail nous semble incarné
-dans des arguments intellectuels et des faits
-historiques : car il faut se rappeler que deux
-âmes également sincères et intelligentes peuvent
-rencontrer les mêmes manifestations extérieures,
-et en tirer des conclusions absolument
-opposées. L’essence véritable de notre
-vie intérieure réside quelque part où nulle exploration
-psychologique ne saurait atteindre.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>II</h3>
-
-<p>Je vais d’abord essayer de décrire le mieux
-possible ma première éducation religieuse, et
-la situation intime qui en est résultée pour
-moi.</p>
-
-<p>J’ai été élevé dans les sentiments et les
-idées de l’anglicanisme modéré, et, naturellement,
-j’ai d’abord accepté celui-ci comme le
-mode le plus représentatif, comme le plus
-légitime aussi, de toute la communion protestante.
-J’ai appris, — autant du moins que
-je pouvais les comprendre, — les dogmes
-établis naguère par les théologiens anglais
-du dix-septième siècle ; j’ai été instruit à être
-suffisamment respectueux de l’autorité établie,
-affranchi de tout excès d’enthousiasme,
-méprisant et hostile à l’égard de Rome. J’ai
-été instruit encore à croire dans la Présence
-réelle sans vouloir tenter de la définir ; à
-apprécier la solennité et la beauté du culte
-sans lui attribuer une portée absolue. Enfin
-mes premiers maîtres m’ont fait étudier
-d’abord toute la Bible en général, et c’est
-seulement ensuite que j’ai abordé l’étude du
-Nouveau Testament. J’ai d’ailleurs l’impression, — si
-je puis parler ainsi sans paraître
-impertinent, — que mon éducation religieuse
-a été des plus sages. Je m’intéressais à la religion ;
-je suivais les cérémonies du culte
-dans des cathédrales et des églises magnifiques,
-avec permission de m’en aller avant le
-sermon ; j’étais nourri des allégories de Wilberforce,
-ainsi que des histoires des premiers
-martyrs chrétiens ; et les vertus qui m’étaient
-recommandées comme les plus admirables
-étaient les précieuses vertus de la véracité, du
-courage, de l’honneur, de l’obéissance, et du
-respect. Je ne crois pas que mon éducation
-m’ait amené à aimer Dieu consciemment ;
-mais du moins je n’ai jamais éprouvé cette
-terreur devant toute manifestation de la force
-divine, ou encore devant les menaces de l’enfer,
-qui souvent s’impose pour toujours à des
-âmes formées sous la discipline protestante.
-Autant qu’il me souvient, j’acceptais Dieu,
-assez froidement, comme un Père d’une présence
-et d’une autorité universelles. Quant à
-la personne de Notre-Seigneur, celle-là m’apparaissait
-beaucoup plus d’après les Évangiles
-que d’après ma propre expérience spirituelle.
-Je pensais à elle au passé ou au futur,
-rarement au présent.</p>
-
-<p>L’influence de mon père sur moi a toujours
-été si grande que je tâcherais vainement à
-vouloir la définir. Je n’ai pas l’idée que mon
-père m’ait jamais bien compris : mais sa personnalité
-était si dominante et si pénétrante
-que ce manque de compréhension de sa part,
-à mon endroit, n’a guère amené de différence
-dans l’ensemble de son action sur moi. Le
-fait est qu’il a formé et façonné mes vues en
-matière religieuse de telle sorte que, aussi
-longtemps qu’il a vécu, concevoir des opinions
-autres que les siennes m’aurait produit
-l’effet d’un blasphème. Il y avait bien dès
-lors, dans son système de croyances, certains
-points qui m’embarrassaient, et qui continuent
-à m’embarrasser aujourd’hui encore : mais ces
-points ne me causaient pas plus de doutes
-touchant l’excellence et la vérité de la foi de
-mon père que les difficultés intellectuelles
-que m’offre à présent la Révélation divine
-ne me causent de doutes concernant son autorité.</p>
-
-<p>Mon père était, au total, un représentant
-presque parfait de la Haute Église d’autrefois.
-Il avait un amour profond de la dignité
-et de la splendeur du culte divin, un grand
-sentiment de l’autorité de l’Église, et une orthodoxie
-inébranlable à l’égard des fondements
-généraux de la foi chrétienne. Et cependant
-il avait beau répéter, avec beaucoup
-de sérieux sous son ton de plaisanterie, qu’il
-aurait dû avoir été un chanoine dans une cathédrale
-française ; il avait beau réciter scrupuleusement,
-chaque jour, les prières du matin
-et du soir imposées par l’Église anglicane ;
-il avait beau aimer infiniment l’histoire de
-l’Église et la connaître à fond, tout de même
-que l’histoire des liturgies chrétiennes et les
-écrits des Pères : tout cela ne l’empêchait
-point, suivant ce qui me semblait dès ce moment,
-de manquer sur certains points particuliers
-à l’application de ses principes. Par
-exemple, il n’y a point de coutume plus fortement
-enracinée dans l’antiquité, ni enjointe
-plus explicitement dans le Livre de Prières
-anglais, que celle du jeûne du vendredi ; il
-n’y a guère de discipline ecclésiastique plus
-primitive que celle qui interdit le mariage
-d’un homme qui a déjà reçu les ordres majeurs ;
-et il n’y a rien de plus clair, — me disais-je
-à ce moment, — parmi les questions
-disputées touchant le mariage, que le principe
-suivant lequel la rupture du lien matrimonial
-en faveur de l’un des conjoints, avec permission
-pour lui de se remarier, a simultanément
-pour effet de relever du même lien l’autre
-conjoint. Or, je me trouve encore tout à fait
-hors d’état de comprendre, — surtout en me
-rappelant l’amour enthousiaste de mon père
-pour ce que j’appellerais la coutume chrétienne, — de
-quelle façon cet homme plein de
-bon sens et de foi justifiait son attitude à
-l’égard des trois points susdits ; car je ne me
-souviens pas que jamais il se soit abstenu de
-viande un vendredi, ni aucun autre jour, — tout
-en ne se faisant pas faute de se mortifier,
-je le sais, par maintes autres pratiques ; — pareillement,
-je ne l’ai jamais entendu soulever
-la moindre objection théorique en présence
-de mariages contractés par des prêtres ou
-évêques anglicans ; et enfin je me rappelle que
-toujours, lorsqu’un divorce avait été prononcé
-par la loi civile, mon père était d’avis que le
-conjoint « coupable » n’avait pas le droit d’obtenir
-de l’Église la bénédiction d’un second
-mariage, tandis que l’autre conjoint en avait
-le droit.</p>
-
-<p>De même je n’ai jamais pu comprendre, depuis
-le début, de quelle manière mon père interprétait
-ces paroles de son <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i> : « Je crois
-en la Sainte Église catholique. » Je me souviens
-qu’il retranchait de l’unité extérieure de
-cette Église les confessions chrétiennes qui
-n’admettaient pas la succession épiscopale ;
-d’autre part, comme j’aurai à le raconter bientôt
-avec plus de détail, il hésitait sur la question
-de savoir si l’Église de Rome se trouvait
-ou non déchue de sa place dans le corps du
-Christ ; tandis que, par ailleurs encore, il témoignait
-de la plus grande sympathie pour
-certains groupes de chrétiens orientaux dont
-les dogmes avaient été explicitement condamnés
-par des conciles que lui-même, mon
-père, reconnaissait avoir été pleinement œcuméniques.</p>
-
-<p>De même encore je n’ai jamais bien compris
-son attitude à l’égard de doctrines telles
-que celle du sacrement de pénitence. En
-théorie, il maintenait fermement que Jésus-Christ
-avait donné autorité à ses ministres
-d’absoudre et de remettre les péchés des fidèles
-repentants ; et lui-même, en pratique,
-durant une certaine crise de ma vie, m’a recommandé
-de me confesser à un « discret et
-savant » pasteur de sa connaissance ; et cependant,
-autant que je sache, jamais il n’insistait
-sur l’utilité de la confession en général,
-et jamais lui-même ne recourait à la confession.
-Il croyait pleinement au pouvoir des
-clefs transmises par Jésus à Pierre : mais en
-même temps il semblait estimer que ce moyen
-d’être soulagé ne devait être employé que si
-nul autre moyen ne réussissait à procurer la
-paix de l’âme. En un mot, il semblait admettre
-que l’autorité conférée, dans des conditions
-extraordinairement solennelles, par le Christ
-à ses apôtres n’était aucunement nécessaire
-pour le pardon du péché mortel commis après
-le baptême.</p>
-
-<p>Après cela, je suis tout à fait sûr que mon
-père ne se croyait pas du tout inconséquent,
-et avait des principes qui réconciliaient, à ses
-propres yeux, ces apparentes contradictions.
-Mais ce qu’étaient ces principes, jamais je n’ai
-pu le savoir. Car encore que rien ne lui fût
-aussi agréable que d’être consulté par ses enfants
-sur des matières religieuses, en fait
-mon vénéré père n’était pas très accessible à
-des natures timides. Pour ma part, j’avais
-toujours un peu peur de lui paraître ignorant,
-et plus peur encore de le choquer. Pas une
-seule fois, dans une difficulté véritable, je
-n’ai manqué à le trouver infiniment tendre et
-attentif, mais son intense personnalité et
-l’ardeur presque farouche de sa foi me donnaient
-toujours l’illusion qu’il jugerait irrespectueux
-chez moi, et indigne d’un fils, de
-ne pas acquiescer sur-le-champ à tous ses jugements ;
-d’où résultait que, souvent, je me
-résignais à ignorer ce que pouvaient être ces
-jugements eux-mêmes.</p>
-
-<p>Mais en tout cas la religion, dans notre
-maison, se trouvait toujours colorée et vivifiée
-par la puissante individualité de mon père.
-Je me rappelle, maintenant encore, le sentiment
-de plénitude et de sécurité qui en dérivait.
-Les offices du matin et du soir, d’abord
-dans la petite chapelle de Lincoln, où mon
-père était chancelier depuis ma naissance jusqu’à
-ma cinquième année, puis dans son merveilleux
-oratoire privé de Truro, où il fut
-évêque jusqu’après ma treizième année, et
-enfin dans les belles chapelles archiépiscopales
-de Lambeth et d’Addington, après son
-élévation au siège de Cantorbéry ; ces offices,
-dont les moindres détails avaient été soigneusement
-réglés par mon père lui-même, se trouvaient
-observés avec une rigueur et une
-révérence liturgiques incomparables, et conservent
-encore dans mon cœur un étrange
-parfum qui jamais, sans doute, ne s’en effacera.</p>
-
-<p>D’autres voies par lesquelles s’est imposée
-à moi l’influence religieuse de mon père
-étaient les suivantes :</p>
-
-<p>Le dimanche après-midi, à la campagne,
-nous nous promenions avec lui, lentement
-et posément, pendant environ une heure et
-demie, et au cours de ces promenades l’un
-de nous, ou parfois mon père, lisait tout haut
-des passages d’un livre religieux. Ces livres,
-en vérité, ne me semblent pas avoir été très
-bien choisis pour l’instruction spirituelle de
-jeunes garçons. Souvent, par exemple, mon
-père nous faisait lire les poèmes de George
-Herbert<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> ; et ces méditations d’un ordre tout
-spécial, subtiles et pédantesques, me procuraient
-par instants un frisson soudain de
-plaisir, mais bien plus communément encore
-elles me causaient une espèce d’impatience
-mêlée de mauvaise humeur. Ou bien l’ouvrage
-que nous lisions était une interminable vie
-de saint, ou bien un volume d’histoire de
-l’Église, ou encore un certain livre du doyen
-Stanley sur la Terre Sainte. Une fois seulement
-je me rappelle avec un véritable plaisir
-de quelle façon mon père m’a fasciné pendant
-une demi-heure, en nous lisant tout haut, pendant
-que nous marchions, le récit du martyre
-de sainte Perpétue. Cela se passait dans
-mon enfance, vers 1880 ; et je me rappelle
-aussi le sentiment de respect un peu effrayé
-avec lequel je ne tardai pas à découvrir que
-notre père nous traduisait tout haut et d’improviste,
-dans une langue anglaise irréprochable,
-le texte latin des <i lang="la" xml:lang="la">Acta Martyrum</i>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Poète anglais du dix-septième siècle.</p>
-</div>
-<p>A l’issue de ces promenades du dimanche,
-et quelquefois aussi les jours de semaine après
-le déjeuner du matin, nous nous rendions
-dans le cabinet de mon père, pour lire avec
-lui la Bible ou le Nouveau Testament. Il m’est
-difficile de décrire ces leçons. La plupart du
-temps, mon père se livrait à un commentaire
-continu et très brillant, mais souvent bien
-au-dessus de ma capacité de comprendre.
-Par intervalles, il s’arrêtait pour nous poser
-des questions, et témoignait d’un grand plaisir
-lorsque nous avions répondu proprement ;
-de même encore il était ravi lorsque nous lui
-posions à notre tour des questions raisonnables ;
-mais au contraire son visage exprimait
-un désappointement très pénible pour
-nous lorsque nous lui paraissions inattentifs,
-ou bien inintelligents. Tout cela était infiniment
-stimulant pour l’esprit, non point
-d’ailleurs sans lui être aussi quelque peu fatigant :
-mais je crois bien aujourd’hui que
-le défaut principal de ces leçons consistait
-dans la prédominance du raisonnement sur
-l’émotion et sur tout l’élément « spirituel ».
-Le fait est que je n’ai pas souvenir que ces
-leçons nous aient rendu plus facile d’aimer
-Dieu. Elles étaient souvent intéressantes, et
-quelquefois même absorbantes ; mais, avec
-toute ma révérence pour la mémoire de mon
-père, je ne puis pas dire qu’elles aient développé
-en moi le côté « divin » de la religion.
-Pour mon père lui-même, avec la grande spiritualité
-qu’il avait en soi, naturellement, il
-suffisait que son âme trouvât une activité
-agréable dans la sphère didactique et intellectuelle ;
-mais, pour moi, il résultait de là une
-tendance fâcheuse à penser que l’intellectualisme
-constituait le fond même de la religion.</p>
-
-<p>En ce qui regarde l’éducation morale, pareillement,
-l’attitude de mon père n’était point
-sans m’embarrasser quelque peu. Il avait un
-très grand sentiment du devoir d’obéissance ;
-et j’ai l’idée que ce sentiment, poussé à l’excès
-dans sa froide rigueur, tendait à obscurcir en
-un certain degré, à mes propres yeux, les différentes
-valeurs morales du péché effectif. Il y
-avait bien deux ou trois péchés qui m’apparaissaient
-comme les formes suprêmes du mal :
-des péchés tels que le mensonge, le vol, et la
-cruauté. Mais au delà de ces actions éminemment
-mauvaises, presque tous les autres péchés
-me faisaient l’effet de s’équivaloir.
-Grimper par-dessus les fils de fer qui bordaient
-la grande allée, à Truro, en mettant
-mes pieds ailleurs que dans les endroits où
-lesdits fils de fer traversaient les poteaux de
-bois, — mon père m’ayant ordonné de faire
-toujours ainsi pour éviter de forcer ou de
-briser les fils, — cela me semblait absolument
-aussi coupable que de m’irriter, de bouder,
-ou même de commettre des actes de
-véritable bassesse. De telle sorte que mon
-appréciation de la moralité des actions humaines
-se trouvait quelque peu brouillée, ou
-même étouffée, par la faute de cette éducation
-trop dominée par le principe de l’obéissance :
-l’oubli d’un ordre, ou le moindre retard à l’accomplir,
-nous étant reprochés par notre père
-avec autant de sévérité que s’il se fût agi d’une
-faute morale délibérée. Plus tard, pendant
-mon séjour à Eton, je fus un jour accusé de
-cruauté grave à l’égard d’un autre élève, et
-peu s’en fallut que je fusse fouetté à cette
-occasion. Or, il se trouvait que j’étais innocent,
-et, de fait, une très longue et minutieuse
-enquête de mes maîtres finit par aboutir à ma
-pleine justification : mais en attendant, lorsque
-la nouvelle de l’accusation parvint à mon
-père, pendant que j’étais chez lui pour les
-vacances, je me sentis presque paralysé d’esprit
-par la terrible atmosphère de l’indignation
-paternelle, si bien que je ne pus même
-pas essayer de me défendre, si ce n’est par
-des larmes et par un désespoir silencieux. Et
-cependant, en même temps, j’avais conscience
-d’un vague soulagement, résultant pour moi
-de la certitude que, si même j’avais été coupable,
-mon père ne m’aurait pas montré plus
-de colère qu’il avait coutume de m’en montrer,
-par exemple, quand je lançais des pierres sur
-les poissons dorés de la pièce d’eau, ou bien
-quand je jouais avec mes doigts durant les
-prières.</p>
-
-<p>Telle a été, très brièvement résumée, l’influence
-de mon père sur ma vie religieuse.
-Comme je l’ai dit, je ne crois pas qu’il m’ait
-rendu facile d’aimer Dieu ; mais incontestablement
-il a établi dans mon esprit la notion
-à jamais indéracinable d’un gouvernement
-moral de l’univers, d’une puissance sans limites
-située derrière les phénomènes, et de
-l’austère et solennelle dignité avec laquelle
-cette puissance morale se déployait. Mon
-père lui-même était, avec cela, infiniment
-tendre de cœur et affectueux, désireux de mon
-bien avec une véritable passion, et puis
-aussi, au fond, — mais malheureusement à
-mon insu, — pénétré d’un touchant désir d’obtenir
-mon amour et ma confiance : mais sa
-sollicitude même à mon endroit obscurcissait
-en partie la flamme de sa tendresse, ou plutôt
-me forçait à ressentir la chaleur de celle-ci
-beaucoup plus que sa lumière. J’ajouterai
-qu’il me dominait complètement par la grande
-force de caractère qui était en lui, et que
-sa mort a produit sur moi une impression
-toute pareille à celle que me définissait un
-autre homme, en me disant que, à la mort de
-son père, il lui avait semblé que le toit du
-monde venait soudain d’être enlevé.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>III</h3>
-
-<p>Dans l’école privée de Clevedon, où je fus
-d’abord placé, nous avions des offices religieux
-d’un ordre plus « ritualiste » que ceux
-auxquels j’avais été habitué chez mon père.
-L’école possédait une chapelle sombre et d’atmosphère
-mystique ; les pasteurs revêtaient
-des étoles de couleur, et maints offices se faisaient
-en chant grégorien. Mais je n’ai pas le
-moindre souvenir d’avoir éprouvé une impression
-de surprise en constatant la différence
-de l’enseignement religieux donné dans cette
-école avec celui que l’on m’avait appris à la
-maison ; simplement, je me sentais un peu intéressé
-et alarmé tout ensemble devant les
-menues différences du rituel ; et je me rappelle
-que l’espèce de plain-chant que nous
-étions forcés d’employer ne laissait pas de
-me produire un effet déprimant.</p>
-
-<p>A l’école d’Eton, ensuite, je me retrouvai
-tout à fait dans l’atmosphère religieuse qui
-m’était familière, avec une grande solennité
-extérieure, de beaux chants anglais, et une
-extrême imprécision de dogme. Selon toute
-apparence, c’était là que j’aurais dû recevoir
-une profonde impression religieuse. Mais, en
-fait, je n’en reçus aucune, non plus d’ailleurs
-que les autres jeunes garçons de ma connaissance.
-Ma confirmation eut à être reculée pendant
-deux ans, en raison de l’indifférence que
-l’on me soupçonnait d’avoir à l’égard de cette
-cérémonie, et que j’avais pour elle en réalité.
-Le fait est que je considérais cette confirmation
-comme une simple formalité extérieure,
-sanctionnant une espèce de maturité spirituelle ;
-si bien que je fus fort étonné lorsque,
-m’étant enfin décidé à interroger mon père
-sur la date où aurait lieu ma confirmation, — puisque
-la plupart de mes amis avaient déjà
-depuis longtemps obtenu la leur, — je m’entendis
-répondre que j’aurais dû, moi aussi,
-être confirmé depuis un an ou deux, mais
-que l’on avait ajourné la chose parce que je
-n’avais point paru la désirer. Mon père ajouta
-que, puisque j’avais pris moi-même l’initiative
-de le questionner à ce sujet, il m’autorisait
-à recevoir la confirmation. Cette réponse
-éveilla en moi un léger sentiment de protestation :
-car je m’étais si complètement accoutumé
-à me laisser diriger par mon père en matière
-de religion que jamais l’idée ne m’était
-venue de la possibilité, pour moi, de prendre
-une initiative quelconque en cette matière.</p>
-
-<p>Mais la confirmation elle-même, et accompagnée
-de très tendres entretiens avec mon
-père, n’apporta aucune différence dans mes
-sentiments religieux. Pour me préparer à la
-cérémonie, je m’adressai à un « tuteur » professionnel,
-qui me prit en particulier une
-demi-douzaine de fois, et me parla surtout de
-morale, en me recommandant l’énergie intérieure.
-Je ne me souviens pas qu’il m’ait rien
-dit sur le dogme : ce genre de chose était,
-sans doute, considéré comme établi d’avance.
-Cependant, mon tuteur me suggéra l’idée
-d’une sorte de confession rudimentaire, mais
-naturellement sans qu’il s’agît d’absolution,
-car je ne crois pas que j’aie jamais, même à
-ce moment, réfléchi à la possibilité d’une pareille
-sanction. Aussi bien ne voulus-je même
-pas admettre ce projet d’une confession de mes
-péchés, en déclarant que je n’avais rien que
-je souhaitasse révéler. Enfin mon tuteur me
-donna la <i>Religion Personnelle</i> de Goulburn,
-un gros livre épais et mortellement ennuyeux.
-J’ai retrouvé le volume, il y a quelques années,
-et j’ai constaté que les pages n’en
-étaient pas coupées. En vérité, toute l’affaire
-de ma confirmation a eu pour moi si
-peu d’importance que je ne parviens même
-pas à me rappeler le nom de l’évêque qui
-s’est trouvé chargé de me confirmer. Le seul
-incident qui se rattache à ma confirmation,
-dans ma mémoire, est une consultation que
-j’ai eue, ce jour-là, avec trois amis, touchant
-la question de savoir s’il serait convenable de
-jouer au tennis dans l’après-midi du jour de
-la fête, ou bien s’il serait décidément plus convenable
-de passer la journée entière dans une
-inaction respectueuse. Nous n’étions, certes,
-aucunement hypocrites, ni non plus méprisants :
-nous désirions sincèrement faire ce
-qui seyait, dans l’espèce ; et nous nous demandions
-simplement si notre partie de tennis
-pouvait ou non se concilier avec les convenances
-les plus irréprochables. En fin de
-compte, nous décidâmes que la chose était
-possible, et nous jouâmes notre partie, tout
-au plus avec un air légèrement réservé. Ma
-mère, de son côté, me donna ce jour-là une
-petite croix de Malte en argent, où elle avait
-fait graver la date de ma confirmation, le
-26 mars 1887. Je portai cette croix attachée
-à ma chaîne de montre pendant quelque temps, — car
-dans notre école d’Eton, à ce moment,
-il n’y avait pas plus d’opposition à la religion
-que d’enthousiasme pour elle, — mais je ne
-tardai pas à la perdre, sans que cette perte
-me laissât trop de regret.</p>
-
-<p>Le jour de ma communion, lui, m’a produit
-un peu plus d’effet. Tout ce que je voyais autour
-de moi m’apparaissait inaccoutumé et
-mystérieux : car une fois seulement, auparavant,
-j’avais eu l’occasion d’assister à un office
-de communion. J’eus même vaguement
-l’idée d’être entré depuis lors dans un lien
-plus étroit avec le divin Maître ; et, bien
-que je me sentisse un peu ennuyé à la pensée
-que, désormais, j’aurais à me mieux conduire
-dans la vie, je me rappelle que, très sincèrement,
-je me promis de le faire.</p>
-
-<p>Il y a encore deux autres incidents que je
-me rappelle comme s’étant rattachés, durant
-cette période, à mes sentiments religieux. Le
-premier a été la découverte que j’ai faite,
-dans une chambre inoccupée, au palais épiscopal
-de Lambeth, d’un exemplaire des <i>Prières</i>
-du docteur Ken, écrites à l’usage des écoliers
-de Winchester. Ce volume, je ne sais trop
-pourquoi, réussit à séduire ma fantaisie ; et
-je me rappelle également que mon père inscrivit
-avec grand plaisir son nom et le mien
-sur le livre, lorsque je lui demandai si je
-pouvais le prendre pour moi. Je fis emploi
-assidûment, pendant quelques mois, des
-prières de Ken, qui m’avaient plu par leur
-langue, sans doute, ainsi que par une certaine
-allure à la fois élégante et solennelle. Puis
-je cessai tout à fait de prier ; et je me contentai
-d’aller à la communion aussi souvent que
-c’était nécessaire pour les convenances du
-dehors, — mais chaque fois, je crois bien, avec
-les mêmes intentions de me rendre digne de
-la faveur divine.</p>
-
-<p>Le second incident m’arriva à Eton, malgré
-tout ce qu’il avait d’anormal dans cette
-maison. Le fils d’un haut dignitaire de l’Église
-évangélique avait traversé une espèce de
-crise religieuse, chez lui, pendant ses vacances ;
-et, de retour au collège, il s’était
-mis, avec un beau zèle, à vouloir convertir
-ses camarades. Je me trouvai être l’un d’eux,
-et ce garçon finit par obtenir de moi, ainsi
-que de l’un de mes amis, notre assistance régulière
-à des séances de lecture de la Bible,
-accompagnée de prières, qui avaient lieu dans
-sa chambre. Quatre autres élèves se trouvèrent
-assemblés avec nous ; et nous nous tenions
-assis dans un état d’inquiétude vague, échangeant
-de furtifs coups d’œil pendant que notre
-apôtre nous exposait sa doctrine. Au moindre
-bruit de pas dans le corridor, les Bibles disparaissaient
-comme dans les tours de passe-passe ;
-et je me souviens que ces séances
-se terminèrent à jamais dès la seconde fois,
-arrêtées par une soudaine et irrépressible explosion
-de rire de la part de mon ami le plus
-intime. Le pauvre garçon s’agitait sur sa
-chaise, le visage écarlate, avec des larmes
-ruisselant sur ses joues et des éclats de rire
-lui échappant par bouffées successives, tandis
-que le reste de l’assistance se tournait alternativement
-vers lui et vers notre instructeur.
-Je crois, du reste, que toute cette affaire aurait
-pu devenir extrêmement malsaine pour nous
-si elle nous avait affectés le moins du monde ;
-mais, fort heureusement, elle n’y réussit pas,
-et nous sortîmes de la seconde séance avec
-l’opinion toujours bien arrêtée qu’un zèle religieux
-comme celui-là était plutôt « commun »,
-et sans la moindre valeur.</p>
-
-<p>Notre évangéliste, cependant, ne se laissa
-point décourager ; et sa tentative suivante fut
-même beaucoup plus sérieuse. Il s’arrangea,
-je ne sais comment, pour décider un ancien
-élève à venir à Eton et à y faire un grand discours,
-en présence de l’un des principaux maîtres
-de la maison, ce qui ne laisse pas d’être
-bien surprenant. J’assistai naturellement à la
-scène, qui fut terrible. L’ancien élève nous
-débita une harangue pathétique, consacrée
-surtout à confesser ouvertement le grand péché
-qu’avait été, naguère, sa propre manière
-de vivre au collège. Je ne crois pas avoir
-jamais vu des jeunes gens plus sincèrement
-remplis d’horreur, non point, il est vrai, à
-cause de la substance d’un tel récit, mais à
-cause de tout ce qu’il y avait de scandaleusement
-« inélégant » à y faire allusion en public.</p>
-
-<p>Cette même attitude d’indifférence s’est encore
-manifestée de bien d’autres façons. Les
-offices de la chapelle, à Eton, comptaient
-vraiment pour très peu de chose, au point de
-vue religieux : c’étaient plutôt des solennités
-artistiques, rendant à Dieu un hommage équivalent
-à celui que constituaient, vis-à-vis de
-la reine Victoria, nos acclamations unanimes
-lorsqu’elle venait nous voir, ou bien lorsque
-nous-mêmes, parfois, étions conduits au château
-pour lui être présentés. Chacun pouvait
-à son gré, personnellement, ressentir ou non
-un profond enthousiasme : l’essentiel était
-seulement que tout le monde témoignât au
-dehors d’une déférence convenable. Quelquefois,
-cependant, l’un ou l’autre des professeurs
-ecclésiastiques du collège tentait bravement,
-dans un sermon, de faire un appel direct
-à la conscience de ses auditeurs, en particulier
-sur le sujet de la pureté. Mais le fait est
-que ces auditeurs, en somme, avant comme
-après cette prédication, n’avaient sur ce sujet
-aucun principe qui leur fût commun. Un élève
-pouvait être incroyablement corrompu, au
-point de vue de la pureté, ou bien au contraire
-scrupuleusement soucieux d’une pureté
-absolue, sans que cela lui aliénât ou lui valût
-le moins du monde les égards de ses camarades ;
-le code moral de notre collège, du
-moins en ce temps-là, regardait ces questions
-comme étant simple affaire de goûts individuels.
-Il y avait certaines choses qui nous
-étaient positivement défendues : nous ne devions
-pas être sales, ni lâches, ni dénonciateurs,
-ni voleurs ; mais quant à la pureté, en
-particulier, chacun était libre de choisir sa
-manière d’être, sans le moindre risque de passer
-pour un misérable si l’on adoptait l’un des
-partis, ou d’être accusé de pruderie si l’on
-préférait l’autre. Et aussi ces appels du haut
-de la chaire, qui le plus souvent nous étaient
-faits avec beaucoup de sincérité et d’ardeur,
-nous apparaissaient-ils surtout légèrement ridicules.
-Les autorités du collège avaient leur
-opinion sur la matière ; nous savions cela, naturellement,
-mais n’en continuions pas moins
-à avoir, de notre côté, une opinion différente.
-C’est dire que nulle impression ne nous vint
-jamais de ces fervents discours, et que même
-jamais ceux-ci n’obtinrent de nous l’honneur
-d’un commentaire, sauf peut-être pour l’un
-de nous à observer, parfois, que « l’excellent
-A… avait paru bien excité », ce jour-là. En
-un mot, une chaleur aussi évidente à nous parler
-d’un sujet sur lequel chacun de nous avait
-depuis longtemps son siège fait, dans un sens
-ou dans l’autre, c’était encore là une de ces
-choses « inélégantes » dont la crainte et la
-détestation formaient la plus grosse partie
-de notre morale scolaire.</p>
-
-<p>Il y avait là, incontestablement, une lacune
-des plus graves, ou plutôt un véritable mal ;
-et j’estime que la principale cause du mal
-était, de la part de nos maîtres, l’absence de
-toute action individuelle sur nos âmes. Je
-crois savoir que des efforts ont été faits récemment
-pour remédier à cela en une certaine
-mesure ; mais je suis convaincu que
-l’unique remède efficace se trouve, en fait,
-foncièrement impraticable dans une atmosphère
-religieuse comme celle de ces grands
-collèges anglais. Aussi longtemps que ces
-collèges protestants n’auront pas trouvé le
-moyen d’introduire chez eux quelque chose
-d’analogue au système employé dans les
-écoles catholiques pour l’encouragement de
-la dévotion privée, quelque chose d’équivalent
-à des confessions régulières, et accompagnées
-d’un enseignement religieux qui fasse
-sentir aux collégiens les avantages qui résultent
-de cette pratique ; aussi longtemps
-que tout cela ne sera pas devenu possible
-dans les écoles susdites, je ne vois pas
-comment les formalités publiques de la religion
-pourront y être rien de plus que de
-simples formalités. Seule, la sauvegarde individuelle
-du confessionnal catholique aurait
-de quoi, en réalité, constituer le remède rêvé ;
-et il va sans dire que cette sauvegarde se
-trouve, dans l’espèce, tout à fait impossible
-à utiliser. Il n’y a pas jusqu’à un système de
-confession purement volontaire, comme celui
-que pratiquaient autrefois certaines écoles
-anglicanes, qui, tout en valant beaucoup mieux
-que rien, n’entraîne à sa suite des inconvénients
-inévitables.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>IV</h3>
-
-<p>Ce fut après avoir quitté le collège d’Eton,
-et avant d’entrer à l’université de Cambridge,
-que je ressentis pour la première fois une
-émotion d’ordre religieux. J’étais venu passer
-une année à Londres, et d’abord, pendant
-quelques semaines, je m’étais senti vaguement
-intéressé par la théosophie ; puis, tout
-d’un coup, je devins entièrement absorbé et
-fasciné par la beauté musicale et par toute
-la solennité de la vie religieuse de la cathédrale
-de Saint-Paul. La célébration des grands
-offices à Saint-Paul est vraiment, comme l’on
-m’a assuré que le disait Gounod, l’une des
-manifestations religieuses les plus saisissantes
-de l’Europe. Sous leur influence, je
-commençai à aller à la communion toutes les
-semaines, comme aussi à suivre tous les autres
-offices que je pouvais, — parfois debout à
-l’orgue, observant avec bonheur les mystères
-des jeux et des pédales, ou parfois assis en
-bas, dans les stalles. Je n’appréciais pas du
-tout les sermons, encore que ceux du chanoine
-Liddon me fissent vaguement un certain
-effet. Au fond, la musique seule m’attirait ;
-et ce fut par cette ouverture que je
-commençai à entrevoir des lueurs du monde
-spirituel. Mais je dois reconnaître que mon
-sens de l’adoration religieuse fut aussi développé
-et dirigé, vers ce même temps, par
-l’admiration passionnée que m’avait inspirée
-le roman historique et mystique de M. Shorthouse,
-<i>John Inglesant</i><a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>. J’avais lu et relu ce
-livre à d’innombrables reprises, sans me dissimuler
-d’ailleurs ses tendances au panthéisme.
-Maintenant encore, j’en sais des
-passages par cœur, en particulier ceux qui
-traitent de la personne du Christ. J’avais
-l’impression d’avoir enfin découvert le secret
-de ces cérémonies religieuses dont j’avais
-toujours pris ma part, jusque-là, avec une
-indifférence banale. J’ajouterai qu’une ou deux
-amitiés très chaudes, que j’avais contractées
-pendant ce séjour à Londres, m’aidaient
-encore à marcher dans la même voie.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> C’était un roman historique, à la fois, et religieux,
-dont le succès avait été énorme auprès du public anglais.
-L’auteur y racontait l’histoire d’un jeune homme qui, tout
-en restant fidèle à son anglicanisme, avait transporté
-dans celui-ci une foule d’aspirations et de pratiques
-catholiques. On pourra lire, d’ailleurs, une longue
-analyse de <i>John Inglesant</i> dans la première série de mes
-<i>Écrivains étrangers</i>. (T. W.)</p>
-</div>
-<div class="chapter"></div>
-<h3>V</h3>
-
-<p>A Cambridge, ensuite, toutes ces impressions
-religieuses m’abandonnèrent une fois
-de plus, à l’exception d’une curiosité assez
-vive, mais aussi passagère que soudaine, qui
-m’avait attiré vers la doctrine de Swedenborg.
-Cette petite crise passée, je perdis de
-nouveau tout intérêt pour les choses religieuses.
-Mes prières même furent abandonnées,
-sauf pendant un moment, après que
-mon père m’eut fait cadeau d’une belle édition
-des <i lang="la" xml:lang="la">Preces Privatæ</i> de l’évêque Andrews,
-en grec et en latin. Pareillement, j’avais renoncé
-à la communion ; et l’unique fil qui me
-rattachât encore un peu au surnaturel était,
-une fois de plus, la musique. M’abstenant
-presque toujours des offices de la chapelle de
-mon collège, j’allais souvent, d’autre part,
-écouter l’office du soir au Collège du Roi,
-très différent de ceux de la cathédrale de
-Saint-Paul, mais qui, lui aussi, m’apparaissait
-dans son genre d’une beauté incomparable.
-Une demi-douzaine de fois même,
-en compagnie d’un de mes anciens camarades
-d’Eton fraîchement converti, j’assistai à la
-grand’messe du dimanche dans cette église
-catholique de Cambridge où, plus tard, je devais
-officier en qualité de vicaire ; mais je me
-souviens que ce spectacle ne me produisit
-aucune impression, sauf peut-être un mélange
-confus de mépris et de frayeur. Chose
-curieuse : je me rappelle, au contraire, très
-nettement la sensation agréable de surprise
-que j’éprouvai lorsque, à l’<i lang="la" xml:lang="la">Asperges</i>, un jour,
-une goutte d’eau bénite m’arrosa le visage.
-Mon ami m’avait prêté un <i>Jardin de l’âme</i>,
-que je ne lui ai jamais rendu. Douze ans plus
-tard, devenu moi-même catholique, je lui
-ai écrit pour lui rappeler ce prêt, en ajoutant
-que, maintenant, ce livre m’appartenait plus
-que jamais.</p>
-
-<p>Le peu de religion que j’avais à ce moment,
-cela va sans dire, relevait tout entier de
-l’ordre artistique. Ma religion n’exerçait pas
-la moindre influence sur mes actes, mais avait
-pour moi l’utilité de me maintenir en contact,
-bien superficiellement d’ailleurs, avec des
-choses qui n’étaient pas tout à fait de ce
-monde.</p>
-
-<p>Mon attitude à l’égard de la religion me
-semble aujourd’hui très heureusement définie
-et mise en lumière par une petite aventure
-qui m’arriva en Suisse, vers ce même
-temps :</p>
-
-<p>Un de mes frères et moi, nous avions décidé
-de gravir le Pizpalù, l’un des pics de la
-chaîne de la Bernina, dans l’Engadine ; et au
-moment où nous atteignions le sommet du
-pic, après une très pénible ascension qui avait
-duré toute la nuit, voici que, soudain, je me
-sentis défaillir ! Mon frère me fit avaler de
-l’eau-de-vie, mais qui échoua complètement
-à me restaurer ; et pendant deux heures environ
-l’on dut me porter, le long de l’arête de la
-montagne, dans un état d’inconscience apparente.
-Le fait est que mon frère, pendant la
-plus grande partie de ce temps, me crut mort,
-ou du moins hors d’état de me réveiller de
-ma torpeur. Or, bien que je parusse inconscient,
-et que même je l’eusse été vraiment
-pendant quelques instants, au fond je sentais
-fort bien que j’étais en train de mourir. J’avais
-même commencé à me demander quel serait
-le premier phénomène du monde surnaturel
-qui allait se révéler à moi, et je m’imaginais, — sans
-doute sous l’influence de la suggestion
-produite sur moi par les immenses pics neigeux
-que j’avais vus au moment de fermer
-les yeux, — que ce phénomène initial serait
-une vision d’un grand trône blanc. Et cependant
-pas une minute je n’ai eu conscience de
-la moindre appréhension à la pensée de me
-présenter devant Dieu, ni non plus le moindre
-désir de faire un acte de contrition pour les
-fautes de ma vie passée. Ma religion, telle
-qu’elle était, avait un caractère si personnel
-et si peu vital que, sans jamais douter de la
-vérité objective de ce que l’on m’avait enseigné,
-je n’éprouvais ni aucune crainte de Dieu ni
-aucun amour pour lui ; je ne me sentais aucune
-responsabilité devant lui, et la perspective
-de le voir ne me causait pas la moindre
-émotion.</p>
-
-<p>Et ceci, je crois bien, symbolisait toute
-mon attitude à l’égard de la religion dans la
-vie ordinaire. Intellectuellement, j’acceptais
-le dogme chrétien : mais je n’y apportais
-rien de ma volonté, et rien non plus de mon
-émotion. Sauf pendant quelques minutes passagères
-d’une sorte d’excitation superficielle,
-ma religion n’avait pas en soi l’ombre d’une
-vitalité effective.</p>
-
-<p>Aussi bien mon ami le plus intime, à ce
-moment, se trouvait-il être un athée absolu, — le
-seul que j’aie jamais rencontré, je crois
-bien, — et je n’éprouvais aucune impression
-d’un abîme inquiétant entre lui et moi. Un
-autre de mes amis, comme je l’ai dit, était
-un nouveau catholique, tout brûlant de zèle.
-Avec celui-là il m’arrivait parfois de discuter,
-mais je ne crois pas qu’il me soit jamais venu
-à l’esprit de concevoir ses croyances comme
-n’étant pas manifestement absurdes, encore
-bien que j’aie été extrêmement ennuyé, un jour,
-lorsque mon ami athée, que nous avions pris
-comme arbitre, a déclaré que, si seulement
-l’on admettait le christianisme, la forme catholique
-était la seule manière possible d’interpréter
-cette religion. Le plus souvent, mon
-indifférence religieuse était complète. Je passais
-alors une bonne partie de mon temps à
-étudier l’hypnotisme, où j’avais fini par acquérir
-une habileté assez grande. J’ajouterai
-que, autant du moins que je puis me le rappeler,
-aucune personne autorisée n’a tenté,
-durant cette période, le plus léger effort pour
-m’entretenir de questions religieuses.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>VI</h3>
-
-<p>Et alors, — aujourd’hui encore je ne parviens
-pas à comprendre pourquoi, — je me
-suis décidé à devenir pasteur. Il se pourrait
-que la mort d’une de mes sœurs, vers ce temps,
-eût un peu contribué à ma décision. Mais pour
-le reste, je suppose que mes motifs dérivaient
-surtout de ce fait, qu’une vie cléricale me
-semblait m’offrir la « ligne de moindre résistance ».
-Certes, je suis sûr que je n’étais pas
-de caractère assez calculateur pour me dire
-que l’avantage que j’avais d’être le fils de mon
-père me vaudrait des privilèges dans la carrière
-ecclésiastique : car, en toute loyauté, je
-dois déclarer que ni les traitements, ni les
-promotions ne me séduisaient à aucun degré.
-Mais sans doute la perspective d’une vie passée
-dans un presbytère, et l’absence chez moi
-de toute autre curiosité bien marquée concouraient
-à me désigner la profession de mon
-père comme étant, au total, la solution la
-plus simple des problèmes de mon avenir. Je
-savais, en outre, que ma décision causerait
-à mon excellent père un énorme plaisir, et
-j’appréciais son approbation par-dessus toutes
-choses. J’avais d’ailleurs, de temps à autre,
-quelques bouffées romantiques en matière
-spirituelle et, toujours aussi, je me figurais
-aimer passionnément la personne de Notre-Seigneur,
-telle qu’elle m’avait été suggérée par
-<i>John Inglesant</i>. Tout cela m’explique aujourd’hui,
-en une certaine mesure, que très sincèrement
-j’aie résolu d’embrasser de tout
-mon cœur la carrière cléricale, et de la poursuivre
-aussi dignement que possible.</p>
-
-<p>Depuis le jour où je pris cette résolution,
-les choses changèrent un peu pour moi. Je
-commençai à lire des livres de théologie, et
-à y porter un réel intérêt, en particulier pour
-ce qui concernait le dogme et l’histoire de
-l’Église. Mais il ne m’entrait pas dans la tête,
-un seul instant, que l’Église d’Angleterre ne
-fût pas seule à représenter l’institution originelle
-du Christ. Je n’étais aucunement disposé
-à admettre, comme j’allais essayer de l’admettre
-plus tard, que notre communion anglicane
-était l’Église « catholique » pour
-l’Angleterre, tandis que la communion romaine
-constituait l’Église « catholique » du
-continent. Je me souviens même d’avoir vivement
-reproché un jour, en Suisse, des vues
-de ce genre à une dame anglicane qui, s’inspirant
-d’elles, allait entendre la messe dans
-une chapelle catholique. Les catholiques
-romains, à mon sens, étaient manifestement
-corrompus et déchus ; les ritualistes eux-mêmes
-m’apparaissaient teintés d’hérésie,
-tandis que, d’autre part, les protestants des
-sectes extrêmes me faisaient l’effet de personnages
-bruyants, extravagants, et vulgaires.
-Une seule vie religieuse me semblait possible :
-celle d’un tranquille pasteur de campagne,
-avec un beau jardin, une maîtrise bien assouplie,
-et une existence ordonnée de célibataire, — car
-je dois ajouter que le mariage, alors
-comme toujours, me faisait l’effet d’un état
-inconcevable pour un prêtre chrétien.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>VII</h3>
-
-<p>Je me préparai pendant dix-huit mois à recevoir
-les ordres. Le maître qui me dirigeait
-dans cette préparation était le doyen Vaughan,
-de Llandaff, homme tout à fait exceptionnel,
-unique en son genre ; et c’est sans
-doute à cause du charme extraordinaire de
-sa personne, comme aussi de sa haute spiritualité,
-que mon père avait décidé de me
-confier à lui, malgré la divergence de ses vues
-et de celles du doyen. Je crois bien que, à
-maints égards, le doyen Vaughan était le prédicateur
-le plus remarquable que j’aie jamais
-entendu. Il écrivait ses sermons avec un soin
-infini, les élaborait mot par mot, toujours
-prêt à détruire le manuscrit entier pour le
-recommencer à nouveau d’un bout à l’autre,
-s’il se trouvait interrompu pendant sa rédaction ;
-après quoi il prononçait le sermon exactement
-tel qu’il l’avait mis sur son papier,
-presque sans aucun geste, sauf de légers et
-rapides coups d’œil sur l’auditoire et quelques
-timides mouvements de tête. Sa langue anglaise
-était absolument parfaite, n’ayant
-d’égales, me semble-t-il, que celles de Ruskin
-et de Newman. Sa voix était souple et polie
-et pénétrante comme la lame d’une épée ;
-mais, bien haut encore par-dessus tout cela,
-il possédait une sorte de magnétisme personnel
-qui affectait tout auditeur un peu raffiné
-de la même manière qu’un chant musical. Ses
-croyances étaient très nettement celles de la
-secte évangélique. Je garde encore quelque
-part un ou deux cahiers de notes prises par
-moi, sous son influence, touchant les sacrements
-du baptême et de la Cène, et qui déniaient
-expressément à ces deux « rites » toute
-valeur sacramentelle. Et pourtant la foi du
-doyen Vaughan était d’une force si rayonnante,
-et si intense son amour pour la personne
-de Notre-Seigneur, que ses élèves,
-quels qu’ils fussent, n’avaient nullement conscience
-de ce qui pouvait manquer à son enseignement
-pour se conformer à leurs propres
-vues. Aussi longtemps que nous étions sous
-son charme, c’était comme si nous eussions
-eu l’impression que rien d’autre ne pouvait
-être nécessaire que l’amour de Dieu,
-tel que nous le voyions au cœur de notre
-maître.</p>
-
-<p>La femme de celui-ci, sœur du doyen Stanley,
-était, elle aussi, une personne remarquable,
-et d’une grande influence sur les
-élèves de son mari. Cette étrange vieille
-dame, qui ressemblait par le visage à la
-reine Victoria, était sûrement l’une des
-femmes les plus intelligentes de sa génération.
-Pleine d’esprit, elle causait et écrivait
-avec un éclat merveilleux ; et c’était un réel
-plaisir de se trouver en sa compagnie. Lorsque
-trois ou quatre d’entre nous étions invités à
-dîner chez le doyen, nous avions coutume de
-comparer nos billets d’invitation, pour nous
-régaler du spectacle de l’étonnante variété
-des expressions de Mme Vaughan. Le fait
-est que chacun des billets était entièrement
-différent des autres, mais tous avec la même
-vie et le même attrait. Je me rappelle encore
-l’amusement discret du doyen lorsqu’il découvrit
-que, pendant une grave maladie qu’il
-avait traversée, sa femme, désespérant de sa
-guérison, avait loué une maison où elle comptait
-se retirer dès le début de son veuvage.
-Il nous raconta tous les détails de la chose
-en présence de sa femme, pendant que celle-ci
-faisait de vagues gestes ou grimaces de
-protestation.</p>
-
-<p>— Non, ma chère amie, — lui dit enfin le
-doyen, avec des yeux qui brillaient comme
-des étoiles, — vous voyez que, tout de même,
-je ne suis pas encore mort ; et je crains bien
-que vous ne puissiez pas entrer dans votre
-nouvelle maison pour le moment !</p>
-
-<p>Nous menions à Llandaff une vie très innocente,
-lisant chaque matin le Nouveau Testament
-en grec avec le doyen, composant
-toutes les semaines un sermon qu’il nous corrigeait,
-jouant beaucoup au football, et assistant
-tous les jours à un office dans la cathédrale.
-L’un des jours les plus orgueilleux de
-toute mon existence fut celui où j’eus l’honneur
-d’être choisi par un club pour faire partie
-du petit groupe de ses membres qui allaient
-engager le défi annuel contre les joueurs de
-football de Cardiff. Mais je dois ajouter que,
-pendant ce séjour à Llandaff, et malgré le
-vigoureux évangélisme du doyen, je commençai
-à ressentir les premiers éléments
-d’une aspiration religieuse plus « catholique » ;
-ce fut alors que, pour la première fois de ma
-vie, notamment, je commençai à préférer recevoir
-la communion avant tout repas. Cela
-me venait en partie de l’influence d’un « ritualiste »
-très pieux, avec qui je m’étais lié d’une
-étroite amitié ; <i>John Inglesant</i>, aussi, avait
-repris un peu de son ancien pouvoir sur moi ;
-et je fis même alors un ou deux voyages aux
-environs de Llandaff pour chercher une maison
-où je pourrais fonder une institution ressemblant
-à celle du Little Gidding de Nicolas
-Ferrar<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>, avec cette seule différence essentielle
-que les femmes seraient strictement
-exclues de la maison nouvelle. Les habitants
-de celle-ci auraient à vivre dans une retraite
-profonde, une espèce de solitude érudite et
-poétique : mais je ne me souviens pas que le
-renoncement à soi-même, sous aucune forme,
-dût jouer un rôle dans l’institution projetée.
-Du moins l’intention première de celle-ci
-était-elle excellente : car l’objet principal de
-la vie que je rêvais d’organiser, dans mon
-Little Gidding, était d’accroître l’union de nos
-âmes avec la personne de Notre-Seigneur.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Communauté anglicane du début du dix-septième
-siècle, décrite par <span class="sc">Shorthouse</span>, dans son <i>John Inglesant</i>.</p>
-</div>
-<div class="chapter"></div>
-<h3>VIII</h3>
-
-<p>Je fus ordonné diacre en 1894, après une
-très étrange retraite d’une solitude absolue,
-où, pendant une semaine environ, tout sentiment
-religieux m’abandonna de nouveau. Cette
-retraite eut lieu près de Lincoln, l’endroit où,
-longtemps auparavant, s’était écoulée mon
-enfance. J’avais loué deux chambres dans la
-loge du portier d’un vieux parc, à quatre ou
-cinq milles en dehors de la ville, et aussitôt
-j’avais arrangé mes journées d’une manière
-qui me paraissait très sage, avec des heures
-régulières pour l’oraison et la méditation,
-pour la récitation des Petites Heures en anglais,
-et pour les exercices corporels. C’était
-là, je le vois bien à présent, une tentative absolument
-folle. Je me trouvais dans un état
-d’excitation très intense à la perspective de
-ma prochaine entrée dans les ordres ; et je ne
-savais absolument rien, jusque-là, du contenu
-de mon âme, ni des dangers de l’examen de
-conscience, sans compter mon ignorance complète
-de la science difficile de la prière. De
-telle sorte que le résultat de ma retraite fut
-une angoisse mentale si affreuse que, même
-encore aujourd’hui, je ne puis me la rappeler
-sans un frisson douloureux. Après un jour ou
-deux d’entière solitude, il me sembla qu’il
-n’existait aucune vérité religieuse, que Jésus-Christ
-n’était pas Dieu, que toute notre vie
-humaine n’était rien qu’une farce vide de sens,
-et que j’étais moi-même, sinon le pire des
-pécheurs, en tout cas le plus monumental des
-sots. Je me souviens, en particulier, de la
-torture ressentie pendant le premier dimanche
-de l’Avent. Dès l’aube, je m’étais mis en
-route vers Lincoln, à pied, et sans avoir déjeuné.
-A la cathédrale, je communiai, et puis
-me fis un devoir d’assister à tous les offices
-de la journée, assis dans un coin de la grande
-nef poussiéreuse, avec toutes les souffrances
-d’une âme dans l’enfer. Il m’est toujours impossible
-de lire la magnifique collecte du dimanche
-de l’Avent dans le <i>Livre des prières
-communes</i>, de réentendre dans mes oreilles les
-phrases sonores touchant les « œuvres de
-ténèbres » et l’« armure de lumière », ou
-bien encore l’hymne puissamment rythmé :
-<i>Voyez, Notre Souverain arrive, descendant
-parmi des nuées !</i> sans qu’un écho de l’horreur
-de ce jour-là reparaisse en moi.</p>
-
-<p>Je dois dire, cependant, que les choses
-s’améliorèrent un peu vers la fin de ma retraite.
-Une espèce de lueur confuse de foi m’était
-revenue, et lorsqu’enfin je m’en retournai à
-Addington, pour y être ordonné diacre, tout
-au plus me sentais-je encore fortement secoué,
-et, pour ainsi dire, plongé encore dans un
-état d’hystérie spirituelle.</p>
-
-<p>L’ordination elle-même eut pour effet de
-me distraire profitablement. Ce fut mon père
-qui y présida, dans l’église paroissiale de
-Croydon ; et le chanoine Mason, président du
-collège Pembroke à Cambridge, prêcha un
-sermon tout à fait réchauffant. J’ai gardé le
-souvenir d’une phrase particulièrement subtile
-et spirituelle de ce sermon ; le chanoine
-parlait des divisions doctrinales dans l’Église
-d’Angleterre ; et, tâchant à nous rassurer sur
-ce point, il avait imaginé de combiner les
-dissensions géographiques et dogmatiques
-dans une même période d’un relief saisissant.
-« Malgré toutes nos divisions, disait-il, nous
-n’en restons pas moins unis dans la vérité objective.
-C’est une forme unique de paroles religieuses
-qui est prononcée aujourd’hui dans
-tous les diocèses, de Carlisle à Cantorbéry,
-de Lincoln à Liverpool. »</p>
-
-<p>A la Noël suivante, j’assistai mon père pour
-administrer la communion dans l’église d’Addington,
-et puis, de là, je m’en allai tout de
-suite prendre mon service dans l’est de
-Londres, où je faisais partie de la mission
-organisée par les anciens élèves d’Eton. C’est
-là que, pour la première fois, des vues de
-la Haute Église anglicane commencèrent à
-prendre peu à peu possession de moi. La
-chose se produisit dans les circonstances suivantes :</p>
-
-<p>Un mois après mon ordination j’avais été
-invité à une retraite que présidait l’un des
-Pères de la Société de pasteurs fondée par
-Cowley. Je m’y rendis en haut collet et en
-cravate blanche ; et, sur-le-champ, j’éprouvai
-là une impression des plus fortes. Pour la
-première fois la doctrine chrétienne, telle que
-la prêchait le Père Mathurin, se révélait à
-moi comme un système ordonné. Je voyais
-à présent de quelle manière les choses se rattachaient
-l’une à l’autre, de quelle manière
-l’Incarnation avait pour conséquences inévitables
-les sacrements, et comment la grâce de
-Dieu s’adressait tout ensemble au corps et à
-l’âme. Le prédicateur était d’une éloquence
-extraordinaire. Pendant un sermon de plusieurs
-heures, c’était comme s’il eût pris dans
-ses mains mes fragments de pensées, mes
-vagues éclairs d’émotion spirituelle, mes démarches
-tâtonnantes dans le demi-jour, et
-comme s’il m’eût montré tout cela illuminé
-et transfiguré, introduit dans un immense organisme
-religieux dont je n’avais pas même
-soupçonné l’existence. J’ajoute qu’il toucha
-mon cœur aussi, et non moins profondément
-que mon esprit, en me révélant les sources
-et les ressorts de ma nature intime sous un
-jour complètement nouveau. Il nous recommandait,
-notamment, la confession, en nous
-montrant sa place dans l’économie divine :
-mais sur ce point-là, naturellement, j’opposai
-à ses paroles une résistance énergique. La retraite
-n’était pas d’un ordre strict, et je pus
-causer librement, l’après-midi, avec deux
-amis, ce qui m’offrit l’occasion de tâcher à
-me persuader moi-même de l’erreur de l’éloquent
-sermonnaire au sujet de la confession,
-celle-ci n’étant, pour moi, qu’un remède tout
-à fait occasionnel à l’usage de ceux qui en
-éprouvaient expressément le désir. Mais les
-paroles que je venais d’entendre n’en avaient
-pas moins accompli leur œuvre en moi, encore
-que je ne m’en rendisse aucun compte sur le
-moment. Tout au plus avais-je emporté explicitement
-de cette retraite un profond désir de
-m’approprier la religion que je venais d’entendre
-prêcher. Et cela même m’était rendu
-malaisé par de sérieux obstacles.</p>
-
-<p>La paroisse où mon père m’avait envoyé
-avait un caractère éminemment moyen. La
-confession y était nettement déconseillée, et
-l’on n’y célébrait la communion que le dimanche
-et le jeudi. Nous avions une très belle
-chapelle, construite par Bodley sur le type
-de la Haute Église, avec des inscriptions latines
-absolument incompréhensibles pour nos
-paroissiens. Le curé précédent, qui maintenant
-était devenu évêque du Zoulouland, et qui appartenait
-catégoriquement à la Haute Église,
-avait été remplacé depuis peu par un ancien
-chapelain de mon père, le révérend Donaldson,
-aujourd’hui archevêque de Brisbane, dont
-les opinions se rapprochaient beaucoup plus
-de la nuance évangélique. M. Donaldson était
-un homme d’œuvres de premier ordre : des
-clubs d’adultes commençaient à s’organiser,
-et toute espèce d’autres occupations pratiques
-absorbaient notre temps, réunions antialcooliques,
-jeux d’enfants, et surtout série régulière
-de visites dans toutes les maisons de la
-paroisse. Mais les méthodes antérieures du
-premier curé de la paroisse, avec leurs tendances
-ritualistes, avaient été grandement
-modifiées : le nouveau pasteur avait aboli la
-célébration quotidienne, et congédié les Sœurs
-anglicanes qui avaient été précédemment attachées
-à la paroisse. Je crois bien que le révérend
-Donaldson ne refusait pas, à l’occasion,
-de confesser dans sa sacristie les deux
-ou trois adhérents de l’ancien système : mais,
-à coup sûr, il ne prêchait ni n’encourageait
-aucunement la pratique de la confession.</p>
-
-<p>Et cependant, malgré son influence sur moi,
-les idées semées naguère dans mon esprit
-par le Père Mathurin commençaient à fermenter.
-J’avais dès lors l’impression, — qui persiste
-en moi maintenant encore, lorsque je
-me place au point de vue anglican, — que
-l’unique espoir de toucher réellement et de
-relever les âmes de ceux qui vivent sous le
-fardeau de la misère sordide de l’Est de
-Londres consistait en ce qu’on pourrait appeler
-la « matérialisation » de la religion,
-c’est-à-dire dans le déploiement d’actes et
-d’images capables de concentrer sur soi l’émotion
-religieuse. Une manière d’agir extrêmement
-définie me paraît indispensable, et cela
-non seulement sous la forme des dehors du
-culte, que l’on doit essayer de rendre aussi
-brillants et impressionnants que possible,
-mais aussi sous la forme des procédés au
-moyen desquels s’opère l’union individuelle
-avec Dieu. Certes, les clubs d’hommes où
-toute conversation religieuse est contraire au
-règlement (ainsi que c’était le cas pour les
-nôtres), de fréquentes visites aux paroissiens,
-des pantomimes d’enfants, et tous ces modes
-généraux d’activité et de ferveur ne sont pas
-sans jouer leur rôle : mais si l’individu ne
-comprend pas où et comment il pourra se décharger
-du poids de sa pénitence ou de son
-besoin d’adoration, s’il ne connaît pas une
-manière de se soulager non seulement comme
-membre d’une congrégation, mais encore
-comme une âme spéciale que Dieu a faite et
-rachetée, jamais sa piété ne pourra cesser
-d’être vague et diffuse. C’est de quoi j’avais
-obscurément la notion dès lors ; et comme
-l’âme propre d’un homme est plus proche de
-lui que toute âme étrangère, j’avais commencé,
-dès lors, à voir que mon devoir était d’opérer
-d’abord sur moi-même.</p>
-
-<p>La conséquence de cet état de choses fut
-que, la veille de mon ordination définitive en
-qualité de « prêtre », je sollicitai de mon père
-l’autorisation de faire, pour la première fois,
-une pleine confession de toute ma vie en présence
-d’un pasteur. Celui-ci se montra extraordinairement
-bon et adroit ; et la joie qui
-suivit pour moi cette première confession fut,
-tout simplement, indescriptible. Je revins
-chez moi, ce jour-là, dans une espèce d’extase
-bienheureuse.</p>
-
-<p>Mon ordination définitive, elle aussi, fut
-pour moi un immense bonheur, bien que je
-comprenne à présent tout ce qu’il y avait de
-fiévreux et d’exagéré dans mes émotions de
-ce temps. L’après-midi de l’ordination, je
-m’en allai seul dans les bois d’Addington,
-me répétant sans arrêt que j’étais désormais
-un prêtre, et que je pourrais faire pour les
-autres ce qui avait été fait pour moi récemment
-par le Père Mathurin et par mon confesseur.
-C’est avec un enthousiasme débordant
-que, quelques jours après, je m’en retourna à
-mon service de vicaire, dans l’Est de Londres.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c2">CHAPITRE II<br>
-<span class="xsmall">LE DÉBUT DE LA CRISE</span></h2>
-
-
-<p>Vers ce même temps, j’avais repris mon
-ancienne liaison avec cet ami de Cambridge,
-converti au catholicisme, avec qui j’avais
-eu naguère d’innombrables discussions, et
-qui était devenu à présent novice dans une
-maison d’Oratoriens. A plusieurs reprises
-j’allai lui faire visite : mais, avec cela, je ne
-crois pas avoir admis sérieusement une seule
-fois que sa position intellectuelle pût être
-autre chose qu’une folie ridicule. Du moins
-ce novice catholique était-il un homme charmant ;
-et je suis certain aujourd’hui qu’il a fait
-beaucoup, dès ce moment, pour détruire le
-mur de malentendus qui séparait ma pensée
-de la sienne. Sur le moment, j’étais parfaitement
-confiant, parfaitement satisfait, et parfaitement
-obstiné. Je me sentais à tel point
-muni et armé contre l’influence de mon ami,
-que je ne craignis pas même d’aller passer
-quelques semaines avec lui sur la côte de
-Cornouailles ; et pendant notre séjour dans
-une petite ville de cette région, comme je
-n’avais pas emporté de vêtements religieux,
-il m’arriva de lui emprunter sa robe de
-novice, dont je me revêtis avec une espèce
-d’excitation joyeuse, pour monter dans la
-chaire de la petite église anglicane de l’endroit.</p>
-
-<p>Au mois d’octobre 1896, mon père mourut
-soudain, pendant qu’il était à genoux dans
-la chapelle privée de M. Gladstone, à Hawarden.
-J’étais en train de diriger l’école du dimanche,
-dans notre paroisse de Londres,
-lorsque l’on m’apporta un télégramme qui
-m’annonçait la nouvelle. Dans le train qui
-m’emmenait à Hawarden, ce soir-là, je récitai
-comme d’ordinaire les prières du soir
-désignées pour cette journée ; et je me rappelle
-que, dans la seconde leçon, j’éprouvai
-un saisissement involontaire en lisant ces
-paroles : « Seigneur, laisse-moi d’abord aller
-enterrer mon père, après quoi, je viendrai te
-suivre ! »</p>
-
-<p>Les jours qui succédèrent à la catastrophe
-furent pleins, à la fois, de tristesse et de dignité.
-Il nous semblait incroyable que mon
-père fût mort. Il venait de rentrer d’Irlande,
-où il avait fait une sorte de visite demi-officielle
-à l’Église protestante irlandaise, et
-jamais il ne nous était apparu plus riche de
-vitalité. Ses dernières paroles écrites, trouvées
-sur la table de son cabinet de toilette,
-étaient le brouillon d’une lettre au <i lang="en" xml:lang="en">Times</i>, au
-sujet de la bulle papale, toute récente, qui condamnait
-les ordres anglicans comme nuls et
-sans valeur.</p>
-
-<p>C’est moi qui fus chargé de célébrer le service
-de communion dans la chapelle de Hawarden,
-avant que nous partions pour accompagner
-le cercueil jusqu’à Cantorbéry ; et j’eus
-ainsi l’occasion de donner la communion à
-M. Gladstone. Le corps de mon père reposait
-dans son cercueil devant l’autel, recouvert du
-même drap qui, plus tard, je crois, a servi à
-recouvrir le cercueil de M. Gladstone lui-même.
-A Cantorbéry, ensuite, les obsèques
-eurent un caractère merveilleusement saisissant.
-Une grande tempête de vent, de pluie, et
-de tonnerre faisait rage au dehors, pendant
-que nous déposions à l’intérieur de la cathédrale,
-auprès des portes de l’Ouest, le corps
-du premier archevêque enterré là depuis la
-Réforme. Et, pendant notre voyage de retour
-vers la maison de mes parents, il nous semblait
-incroyable de penser que nous ne devions
-pas retrouver cette même personnalité vivante
-et active, s’avançant au-devant de nous
-pour nous accueillir lorsque nous arriverions
-à Addington.</p>
-
-<p>Une semaine après ces obsèques, ma santé
-s’altéra brusquement et gravement, si bien
-que les médecins m’enjoignirent de partir
-pour l’Égypte, sans un jour de retard, et d’y
-demeurer jusqu’à la fin de l’hiver. Je me souviens
-que ma dernière requête au révérend
-Donaldson, avant d’apprendre la nécessité
-de mon prochain départ, avait été pour demander
-que, désormais, nous eussions de
-nouveau un office quotidien, dans notre
-église, au lieu des deux offices par semaine
-que nous prescrivait le régime présent. Mais
-M. Donaldson m’avait répondu que, à son
-avis, il valait mieux s’abstenir de cette innovation.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Jusqu’au moment de la mort de mon père,
-je ne pense pas qu’un doute m’ait jamais traversé
-l’esprit touchant l’inanité des prétentions
-du catholicisme. Je me rappelle qu’un
-jour, comme mon père et moi revenions, à
-cheval, d’une de nos promenades, je lui dis
-tout d’un coup que je n’arrivais pas à comprendre
-cette phrase du <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i> : « Je crois en
-la sainte Église catholique ». « Par exemple,
-ajoutai-je, les catholiques romains font-ils
-partie de l’Église du Christ ? » Mon père demeura
-un moment silencieux, puis il me dit
-que Dieu seul savait de manière certaine
-ceux qui étaient ou qui n’étaient pas membres
-de son Église. Quant à lui, mon père, il n’était
-pas éloigné d’admettre que les catholiques
-romains avaient erré assez gravement,
-dans leurs croyances doctrinales, pour avoir
-perdu tout droit à figurer dans le corps du
-Christ. Et sans doute cette réponse me
-satisfit pleinement ; car je n’ai pas souvenir
-d’avoir réfléchi de nouveau à la question durant
-les mois suivants.</p>
-
-<p>Mais peu de temps après la mort de mon
-père, les choses commencèrent à m’apparaître
-sous un jour nouveau ; et ce fut surtout durant
-les cinq mois de mon séjour en Orient
-que les titres de l’Église catholique se révélèrent
-à moi. L’événement se produisit à peu
-près de la façon que voici.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>I</h3>
-
-<p>Tout d’abord, mon contentement de l’Église
-d’Angleterre subit un certain choc lorsque
-je découvris quelle très petite chose, et très
-peu importante, était, en réalité, la communion
-anglicane. Nous voyagions, en effet, à
-travers la France et l’Italie, rencontrant au
-passage d’innombrables églises dont les fidèles
-ne savaient rien de notre « catholicisme »
-national. Souvent déjà, auparavant, j’avais
-été sur le continent ; mais je n’y étais plus
-retourné depuis que je m’étais officiellement
-identifié à l’Église d’Angleterre. A présent,
-je regardais tout ce qui m’entourait avec des
-yeux plus professionnels, et grande était ma
-stupeur de constater que nous n’y tenions
-aucune place. Ce vaste continent semblait
-tout à fait ignorer notre existence ! Moi-même
-qui me croyais un prêtre, je ne pouvais pas
-me dire tel à des étrangers sans devoir ajouter
-des clauses distinctives !</p>
-
-<p>Enfin nous arrivâmes à Louqsor, et je dus,
-à l’occasion, assister le chapelain anglican
-de l’hôtel dans la célébration des offices. Mais
-tout cela, décidément, m’apparaissait bien
-isolé et bien provincial. De plus, ce chapelain
-se trouvait être de tendances fortement évangéliques,
-et je me rendais compte de n’avoir
-rien de commun avec lui. Jamais, par exemple,
-il n’aurait rêvé de s’intituler « prêtre ».
-(J’ajouterai que ce chapelain était destiné à
-périr bientôt, avec toute sa famille, dans le
-tremblement de terre de Messine, où il s’en
-était allé remplir les fonctions de pasteur anglican.)</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>II</h3>
-
-<p>Ce malaise croissant se trouva confirmé un
-jour où, durant une promenade à cheval que
-je faisais dans les villages voisins, j’étais
-entré, par simple caprice, dans la petite église
-catholique de Louqsor. Cette église était
-perdue au milieu des cabanes de boue du village ;
-il n’y avait autour d’elle aucune atmosphère
-de protection européenne, et je dois
-avouer que son intérieur était aussi peu engageant
-que possible, avec une énorme quantité
-de mousseline sale et de papier découpé.
-Et cependant je suis aujourd’hui convaincu
-que c’est là que, pour la première fois, quelque
-chose qui ressemblait à une foi expressément
-catholique s’est éveillé en moi.
-L’église faisait si évidemment partie de la
-vie du village ! Elle était de niveau avec les
-maisons arabes : elle restait ouverte toute
-la journée ; et puis elle se trouvait exactement
-pareille à toute autre église catholique
-du monde entier, sauf pour ce qui était de
-l’indigence de son ornementation artistique.
-Elle n’avait rien d’une espèce d’appendice à
-la vie européenne, emporté par une certaine
-nation, à travers le monde (un peu comme un
-<i lang="en" xml:lang="en">tub</i> en caoutchouc), pour offrir aux touristes
-de cette nation un surcroît de « confort », ou
-pour leur procurer une sensation de familiarité.
-Et si même cette église ne possédait pas
-un seul converti, du moins elle m’apparaissait
-accessible à tous, ce qui la distinguait
-encore de notre chapelle de l’hôtel.</p>
-
-<p>Toutes ces choses, je ne puis pas affirmer
-que je les aie expressément reconnues sur-le-champ ;
-mais, en tout cas, c’est sûrement dans
-cette petite église, que, pour la première fois,
-il m’est venu à l’esprit de concevoir sérieusement
-que Rome pouvait avoir raison, et
-nous avoir tort, si bien que, dorénavant, mon
-ancien mépris pour le catholicisme a commencé
-à se mêler d’une nuance de crainte
-respectueuse. Afin de me rassurer, je me
-suis empressé de me lier d’amitié avec le
-prêtre schismatique copte de l’endroit ; et
-même je me souviens de lui avoir envoyé
-une paire de chandeliers en cuivre, pour
-son autel, après mon retour en Angleterre.</p>
-
-<p>Une autre conséquence de cette impression
-fut que je commençai à raisonner un peu
-avec moi-même, pour me fortifier délibérément
-dans ma position d’anglican. Pendant
-mon séjour au Caire, j’avais eu deux audiences
-du patriarche copte ; je lui écrivis
-maintenant, de Louqsor, pour lui demander
-le droit d’être admis à la communion dans
-les églises coptes, tout cela par suite de mon
-désir de me persuader que nous n’étions pas
-aussi isolés que semblaient l’indiquer les apparences.
-Je ne m’inquiétais nullement de
-savoir si les Coptes étaient teintés ou non
-d’hérésie (car l’on connaît le proverbe anglais
-sur la discrétion forcée des habitants d’une
-maison de verre) ; mais l’unique chose qui me
-préoccupât était de songer que nous autres,
-anglicans, faisions au monde l’effet d’être
-tristement isolés ! En d’autres termes, je
-commençais pour la première fois à prendre
-conscience d’une aspiration instinctive vers
-la communion catholique. Une Église nationale,
-hors de sa nation, c’était décidément
-quelque chose de bien misérable ! Le patriarche,
-d’ailleurs, ne daigna point me répondre,
-et je demeurai tout frémissant d’une
-vague honte.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>III</h3>
-
-<p>Encore mon malaise s’accrut-il lorsque, au
-sortir de Louqsor, je passai par Jérusalem et
-par la Terre sainte. Là aussi, dans ce berceau
-du christianisme, je constatai que nous
-étions moins que rien. Il est vrai que l’évêque
-anglican de Jérusalem me témoigna une extrême
-bonté, me pria de prêcher dans sa
-chapelle, me fit cadeau d’une petite croix
-d’or, et obtint pour moi la permission de célébrer
-la communion dans la chapelle d’Abraham.
-Mais cette dernière faveur elle-même
-fut loin d’avoir de quoi me rassurer. Il nous
-était défendu de nous servir de l’autel grec ;
-on avait dû apporter du dehors une table,
-ainsi que les ornements habituels, prêtés par
-une pieuse confrérie anglicane ; et ce fut dans
-ces conditions que, tout distrait et gêné, épié
-curieusement de la porte par un groupe de
-Grecs, je célébrai ce qu’alors je croyais être
-les mystères divins, avec une impression de
-solitude qui me pesait lourdement.</p>
-
-<p>La même chose se retrouvait dans toutes
-les Églises. Chaque secte imaginable de
-l’Orient, hérétique ou schismatique, avait
-son tour à l’autel du Saint-Sépulcre : car
-chacune avait au moins derrière soi la respectabilité
-de plusieurs siècles, une sorte de
-continuité historique. Je pus voir, notamment
-à Bethléem, des rites bien étranges et bien
-invraisemblables. Mais l’Église anglicane,
-celle que j’avais été accoutumé à considérer
-comme le tronc sain d’un arbre pourri, celle-là
-n’avait de privilèges nulle part. C’était
-comme si elle n’eût pas existé ; ou plutôt je la
-voyais reconnue et traitée par le reste de la
-chrétienté, simplement, comme une secte protestante
-d’origine toute fraîche. Par une manière
-d’affirmation solennelle, je me mis à
-porter publiquement ma soutane dans les
-rues, à la grande consternation de quelques
-protestants irlandais dont j’avais fait la connaissance,
-et dont je me souviens que, dès
-lors, je me sentais fort ennuyé de songer que
-j’étais en pleine communion religieuse avec
-eux. J’eus même une véritable querelle avec
-un marchand du pays qui m’avait dit que,
-malgré ma soutane, il supposait que je n’étais
-pas un prêtre, mais un pasteur.</p>
-
-<p>Il y avait d’autres pasteurs, dans le groupe
-en compagnie duquel je me rendis à Damas ;
-et deux ou trois d’entre nous, chaque matin
-avant de partir, célébrions le service de communion
-dans l’une des tentes. L’un de ces
-pasteurs, un Américain très pieux et d’un sérieux
-profond, non seulement récitait tout
-haut son office à cheval, mais avait amené
-avec soi ses vêtements cultuels, ses vases,
-ses chandeliers, et ses hosties, dont je me servais,
-moi aussi, avec une joie secrète. Je suis
-heureux d’ajouter que ce pasteur, de même
-que moi, a été plus tard reçu dans l’Église
-catholique, et ordonné prêtre.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>IV</h3>
-
-<p>Un coup nouveau m’attendait à Damas. Je
-lus dans le <i lang="en" xml:lang="en">Guardian</i> que le prédicateur à qui
-je devais ma notion d’une doctrine distinctement
-catholique, celui-là même qui m’avait
-amené à faire ma première confession, venait
-de se soumettre à l’Église romaine. Je ne
-saurais décrire le choc et l’horreur que fut
-pour moi cette nouvelle. J’écrivis de Damas
-au susdit prédicateur une lettre qui — ou du
-moins je me plais maintenant à le supposer — ne
-contenait pas un seul mot amer : mais
-le fait est que je ne reçus aucune réponse. Le
-destinataire m’a simplement dit, depuis, que
-l’absence de reproches, dans le ton de ma
-lettre, l’avait étonné.</p>
-
-<p>Ce fut également à Damas que, une fois de
-plus, je revins à mon projet de fondation
-d’une maison religieuse ; et, par une sorte
-de défi aux sentiments qui commençaient à
-me troubler, je décidai avec un ami que la
-constitution et le cérémonial de notre fondation
-seraient expressément « anglais ». Nous
-ne devions porter aucun vêtement eucharistique,
-mais des surplis et écharpes noires ;
-après quoi, nous ne devions, dans notre ordre
-nouveau, rien faire de particulier, trop heureux
-simplement d’appartenir à une maison
-pieuse.</p>
-
-<p>Ce fut dans ces dispositions que je revins
-en Angleterre, avec l’espoir d’y trouver un
-havre de paix. Là, du moins, je le savais, je
-ne serais plus agité à chaque instant par des
-preuves trop évidentes de mon isolement ;
-sans compter que j’y trouverais aussi, exactement,
-l’atmosphère de repos et de beauté
-dont j’avais besoin. J’avais été nommé vicaire
-assistant à Kemsing, le village même où
-avait eu lieu cette inoubliable retraite qui
-m’avait initié pour la première fois à l’idée
-d’un dogme ordonné. L’emploi que l’on m’avait
-imposé était des plus faciles : car l’état de
-ma santé m’empêchait encore de me livrer à
-tout travail un peu fatigant.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>V</h3>
-
-<p>Et, en vérité, je vécus à Kemsing une vie
-extraordinairement heureuse, pendant environ
-une année. La vieille église avait été restaurée
-avec un goût exquis, la musique était fort
-belle, le cérémonial plein de dignité, et nettement
-« catholique ». Le presbytère où je
-demeurais avec l’un de mes amis était une
-maison charmante, toujours peuplée de personnes
-charmantes ; et, dans cette atmosphère
-appropriée, mes troubles disparurent aussi
-complètement que possible.</p>
-
-<p>Ce fut là que, pour la première fois, après
-une seconde retraite prêchée par le Père Mathurin,
-mon curé introduisit régulièrement l’usage
-de célébrer la communion, chaque dimanche,
-avec des surplis de toile. Nous n’employions
-cependant ces surplis, ainsi que les lumières
-et les hosties, que dans la matinée du dimanche,
-et non pas aux offices solennels de
-midi : car nous avions à considérer les vues
-très anti-catholiques du châtelain du lieu, qui,
-tout en étant un vieillard des plus courtois,
-apportait un véritable fanatisme à affirmer sa
-position d’ultra-protestant. J’ai souvent admiré
-l’étonnante réserve de ce châtelain pendant
-qu’il nous accueillait, mon curé et moi,
-dans sa belle vieille maison : car je savais
-qu’au fond de son cœur il nous croyait des
-ennemis avérés de la croix du Christ, et des
-collaborateurs plus ou moins conscients de
-la Femme Écarlate de Rome. J’ajouterai que
-je n’aimais pas beaucoup, pour ma part, cette
-façon d’adopter une certaine forme de culte
-le matin et une autre à midi : car je me fortifiais
-de jour en jour dans les principes de
-la Haute Église, et je me souviens d’avoir été
-félicité de mes instincts « catholiques » par
-le pasteur de Londres à qui j’allais régulièrement
-me confesser quatre fois par année. Ce
-fut aussi durant cette période que je m’affiliai
-à trois sociétés ritualistes de Londres.
-Mais l’essentiel est que, pendant tout ce
-temps, je me sentais infiniment heureux à
-Kemsing.</p>
-
-<p>Il m’était redevenu tout à fait possible, en
-concentrant résolument mes regards sur les
-seuls objets qui me convenaient, de croire
-que l’Église d’Angleterre était ce qu’elle prétendait
-être, la mère spirituelle du peuple
-anglais et une partie authentique de l’Église
-universelle du Christ. Je m’étais lié d’amitié
-avec des personnes excellentes, dont je suis
-heureux de pouvoir dire que leur affection
-m’est restée fidèle jusqu’à ce jour ; j’avais
-commencé à m’occuper soigneusement de
-mes prédications ; et je travaillais beaucoup
-à instruire les enfants du village. Les seules
-occasions que j’eusse de me rappeler les faits
-extérieurs étaient, de temps à autre, des réunions
-ecclésiastiques, et puis aussi, parfois,
-de petits paragraphes secs et coupants, dans
-les journaux, m’apprenant que telle ou telle
-personne que j’avais connue autrefois venait
-d’être « reçue dans l’Église catholique romaine ».</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>VI</h3>
-
-<p>Ce n’est vraiment qu’au bout d’une année
-de parfait repos que me sont revenus mes
-troubles de naguère, et sans que je puisse
-me rappeler exactement aujourd’hui l’occasion
-qui les a réveillés en moi. Il m’arrivait bien
-parfois, durant cette première année, d’avoir
-des moments de malaise, en particulier après
-avoir chanté la célébration chorale. Je me
-demandais alors si, en fin de compte, c’était
-chose possible que je me trouvasse dans
-l’erreur, et que la cérémonie où je venais de
-prendre part, cette fête rendue si belle et par
-l’art et par la dévotion, ne fût rien autre qu’un
-effort « subjectif » de notre Église pour affirmer
-nos titres à une qualité que nous ne possédions
-point. Il y avait, dans le chœur de
-notre église, une plaque de cuivre consacrée
-à la mémoire d’un certain « Thomas de
-Hoppe », un prêtre d’avant la Réforme ; et, à
-plus d’une reprise, j’ai songé malgré moi à
-ce qu’aurait pensé ce sir Thomas de toutes
-nos pratiques anglicanes. Mais je m’étais accoutumé
-à traiter toutes les pensées de ce
-genre comme des tentations. Je les confessais
-expressément comme des péchés ; je lisais
-des livres en faveur de l’Église d’Angleterre,
-je m’ingéniais de toutes mes forces, dans
-un ou deux cas, à retenir des paroissiens qui
-se sentaient le désir de passer au catholicisme ;
-et j’achevais de tâcher à me réformer moi-même
-par l’adoption d’un langage des plus
-méprisants à l’égard de ce que j’appelais la
-« mission italienne », — d’une formule qui
-avait été, je crois, imaginée autrefois par
-mon père.</p>
-
-<p>Je me rappelle surtout un incident qui
-montre bien à quel point ces pensées étaient
-alors en train de me préoccuper. J’assistais,
-dans la cathédrale de Saint-Paul, à la cérémonie
-organisée pour fêter le Jubilé de Diamant
-de la Reine Victoria ; et, parmi les innombrables
-personnages curieux qui s’offraient
-à mes regards, je me rappelle qu’à beaucoup
-près c’était le représentant du pape qui m’attirait
-le plus. Je ne cessais pas de l’observer,
-épiant tous ses gestes, et m’efforçant de me
-persuader que ce prélat romain se trouvait
-impressionné par le spectacle de notre Église
-d’Angleterre dans toute la plénitude de sa
-gloire. Cette cérémonie était d’ailleurs, vraiment,
-un spectacle frappant ; et j’éprouvais un
-enthousiasme profond à la vue du groupe magnifique
-de nos archevêques et évêques, assemblés
-sur les marches du chœur, en robes solennelles.
-Le bruit avait même couru que ces
-hauts dignitaires avaient consenti à porter
-des mitres, et cette rumeur avait grandement
-ému notre monde religieux. En fait, nos évêques
-ne portaient point de mitres : mais c’était un
-plaisir de voir l’éclat fastueux des coiffures
-très diverses qu’ils avaient arborées. L’évêque
-de Londres, que je revois encore, portait
-sur la tête une sorte de toque dorée qui valait
-presque une mitre ; et j’exultais à la pensée
-des récits et descriptions que devrait
-faire le prélat papiste, lorsqu’il reviendrait
-auprès de ses arrogants amis de là-bas. J’eus
-également plaisir à apprendre, un jour ou
-deux plus tard, qu’un pasteur anglican de ma
-connaissance avait été pris pour un prêtre catholique,
-dans la foule de la sortie.</p>
-
-<p>Chose étrange : je ne fus que très faiblement
-affecté par la décision papale au sujet
-des ordres anglicans. Certes, cette décision
-m’avait surpris, d’autant plus qu’un membre
-du clergé anglican, revenu de Rome où il
-avait été en mesure de se bien renseigner,
-m’avait assuré que la décision nous serait favorable ;
-mais, encore une fois, jamais la
-déception ainsi éprouvée ne m’a touché très
-à fond. J’avais simplement conscience comme
-d’une certaine sensation de douleur sourde,
-dans mon âme, toutes les fois que j’y pensais :
-mais jamais, durant tout le temps qui
-a précédé ma conversion, la condamnation
-solennelle de nos ordres anglicans ne m’a
-fortement remué, dans un sens ni dans
-l’autre.</p>
-
-<p>Ce fut encore pendant cette année de Kemsing
-que je reçus ma première confession,
-celle d’un jeune élève d’Eton qui demeurait
-aux environs, et qui n’allait point tarder à devenir
-catholique. Je me rappelle mon émoi à la
-pensée que quelqu’un pourrait nous déranger
-pendant la cérémonie : car, bien que la confession
-fût prêchée dans notre paroisse, elle
-n’y était pour ainsi dire jamais pratiquée. Je
-finis par fermer à clef la porte de l’église, tout
-tremblant d’émoi ; j’écoutai la confession, et
-puis je m’en revins au presbytère avec le sentiment
-d’avoir commis une faute à la fois terrible
-et splendide.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>VII</h3>
-
-<p>Mes anciens troubles me revinrent donc
-après une année de répit, et je finis même
-par être plongé dans une inquiétude pénible.
-Mais cette inquiétude, je pus le constater
-dès lors, avait sa source beaucoup plus dans
-la région des sentiments que dans celle de
-l’intelligence. J’avais beau lire des livres
-de controverse anglicans, et me nourrir du
-recueil de sarcasmes anti-catholiques du
-savant Littledale, je sentais bien que tout cela
-n’atteignait pas la source profonde de mes
-troubles. Ceux-ci provenaient surtout, me
-semble-t-il, de deux choses : tout d’abord,
-de cette impression d’isolement que m’avait
-laissée mon voyage sur le continent, en me
-faisant voir l’abîme qui séparait mon anglicanisme
-du reste des Églises chrétiennes ; et
-secondement ils venaient de la nécessité où
-j’étais de reconnaître la force des prétentions
-romaines à continuer l’Église d’avant la Réforme,
-comme aussi la faiblesse respective
-de nos propres prétentions anglicanes. Ces
-deux choses me furent encore bien cruellement
-rappelées pendant un mois que je passai
-à Cadenabbia, et pendant lequel je m’étais
-chargé des fonctions de chapelain anglican
-dans cette charmante petite station italienne.
-A Kemsing même, j’ai souvenir d’une circonstance
-encore qui, s’ajoutant à celles que
-j’ai mentionnées plus haut, tendait également
-à accroître mon inquiétude.</p>
-
-<p>A quelques milles de notre paroisse se
-trouvait un couvent de religieuses anglicanes
-dont les pratiques extérieures étaient absolument
-pareilles à celles d’un couvent catholique.
-Les jours de fêtes non prévues par notre
-<i>Livre de Prières</i>, telles que la Fête-Dieu et
-l’Assomption, l’habitude était que certains
-pasteurs, à la fois de Londres et des paroisses
-d’alentour, vinssent assister aux offices du couvent ;
-et c’est ainsi que, plusieurs fois, j’eus
-l’occasion d’y prendre part. Le missel romain
-était employé là avec tous ses articles ; et, le
-jour de la Fête-Dieu, une procession s’organisait
-qui se conformait jusque dans le moindre
-détail aux directions précises de la liturgie
-catholique. Un reposoir était installé dans le
-beau jardin du couvent, et la procession chantait
-le <i lang="la" xml:lang="la">Pange lingua</i>. Or, il faut savoir que
-ces nonnes ne se contentaient nullement de
-jouer à la vie religieuse : elles célébraient
-l’office de nuit toutes les nuits, selon l’observance
-la plus stricte, récitaient naturellement
-le bréviaire monastique, et vivaient une
-vie de prière, dans une retraite absolue.
-Mais il m’était impossible de me persuader,
-malgré tous mes efforts, que l’atmosphère
-d’une telle maison eût rien de commun avec
-celle de notre Église d’Angleterre. Je discutais
-à l’occasion avec le chapelain du couvent,
-qui, tout de même que son successeur, allaient
-me précéder dans l’Église catholique.
-Je critiquais certains détails : mais les réponses
-du chapelain, toutes pleines de la
-science la plus sûre, avait beau vouloir me
-prouver que l’Église d’Angleterre, étant catholique,
-pouvait prétendre à tous les privilèges
-catholiques, ces réponses ne parvenaient pas
-à me satisfaire. Loin de là, elles m’amenaient
-à sentir plus vivement que les privilèges catholiques
-étaient tout à fait étrangers au
-caractère essentiel de l’Église anglicane, ce
-qui, du même coup, paraissait impliquer
-comme conclusion que cette Église n’était
-pas catholique. Aussi suis-je certain aujourd’hui
-que ces visites, plus encore peut-être
-que tout le reste, ont commencé à mettre en
-pleine lumière devant mes yeux le gouffre qui
-me séparait de la chrétienté catholique. Je
-me souviens d’avoir fait don d’une lampe
-d’argent pour la statue de la Vierge, dans ce
-couvent, par manière d’entraînement, afin
-d’essayer de fortifier mes droits à faire partie
-de l’Église universelle.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>VIII</h3>
-
-<p>Ainsi le temps coulait, et mon inquiétude
-s’aggravait. Je commençais à réfléchir sur
-mon cas. Je me disais que la vie que je menais
-à Kemsing était trop heureuse pour être
-sainte, et je méditais d’autres plans d’avenir.
-J’avais acquis, à ce moment, une certaine habileté
-dans la prédication. Je pris part à une
-mission paroissiale, et fus invité par le chanoine
-missionnaire de notre diocèse à venir
-décidément m’installer près de lui pour l’aider
-dans son œuvre. Mais j’avais, depuis
-lors, formé le rêve de me vouer à la vie religieuse
-sous sa forme la plus pure : et j’ajouterai
-que mes velléités de me rendre à l’invitation
-du chanoine missionnaire furent encore
-bien réduites lorsque j’appris que, dans la
-chapelle de Cantorbéry que nous aurions eue,
-force nous aurait été de renoncer à ce beau
-cérémonial accoutumé. En toute honnêteté,
-je ne pense pas que j’aie été, à ce moment ni
-jamais, un simple « ritualiste », attachant une
-importance prépondérante à la liturgie ; mais
-il me semblait évident que la foi et son expression
-devaient aller de front, et que nous
-nous rendrions gratuitement la tâche malaisée
-en voulant prêcher une religion dont les
-signes extérieurs et l’accompagnement liturgique
-indispensable se trouveraient absents.
-Je n’en finis pas moins, cependant, par me
-décider à accepter l’invitation, si le successeur
-de mon père, l’archevêque Temple, était
-d’avis que je l’acceptasse. L’archevêque se
-montra plein de bonté pour moi : mais sa
-réponse, après une demi-heure d’entretien,
-fut tout à fait péremptoire. Elle me fit entendre
-que j’étais trop jeune pour une tâche
-aussi importante ; si bien que je m’en retournai
-à Kemsing avec la résolution arrêtée de
-m’offrir plutôt à faire partie de cette communauté
-anglicane de la Résurrection dont
-j’avais entendu parler bien des fois déjà, avec
-des éloges respectueux.</p>
-
-<p>Quelques semaines après, j’eus à ce sujet
-un entretien avec le révérend Gore (aujourd’hui
-évêque d’Oxford), dans sa maison de
-chanoine à Westminster ; et je fus définitivement
-admis à l’épreuve, dans la communauté.
-Le révérend Gore, lui aussi, me témoigna
-une bonté et une sympathie extrêmes. Il semblait
-comprendre mes aspirations, tandis que,
-de mon côté, je me sentais profondément ému
-à la fois de sa propre attitude et de la calme
-atmosphère religieuse qui l’entourait. J’avais
-désormais l’impression que tous mes troubles
-avaient pris fin. La pensée de la vie nouvelle
-qui s’ouvrait devant moi m’excitait et me ravissait
-infiniment, et il me devenait plus facile
-que jamais de traiter toutes les « difficultés
-romaines » comme des tentations diaboliques.
-En revoyant tout cela aujourd’hui, je comprends
-que mon attention était simplement
-distraite, et mon imagination absorbée par
-la nouveauté du spectacle qui allait s’offrir à
-moi ; en réalité, mon inquiétude de naguère
-persistait sans aucun changement. Mais il
-n’en est pas moins vrai que, lorsque je me
-rendis à Birkenhaed pour assister à la retraite
-annuelle de la communauté, par laquelle devait
-commencer ma période d’épreuve, aucune
-pensée de pouvoir jamais abandonner la communion
-anglicane ne m’apparaissait concevable.
-J’allais être lancé parmi les flots
-d’une mer entièrement nouvelle ; j’allais vivre
-comme avaient vécu les moines d’il y a cinq
-siècles ; j’allais réaliser — d’une manière imprévue,
-il est vrai — mes anciens rêves de
-Llandaff et de Damas ; j’allais me consacrer
-à Dieu, une fois pour toutes, dans la plus
-haute des vocations accessibles à l’homme.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c3">CHAPITRE III<br>
-<span class="xsmall">AU MONASTÈRE ANGLICAN DE MIERFIELD</span></h2>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Il me sera toujours impossible de reconnaître
-exactement la dette de gratitude que
-je dois à la communauté de la Résurrection,
-non plus que d’exprimer l’admiration que j’ai
-constamment ressentie, et continue de ressentir
-à l’égard de l’esprit et des méthodes
-de cette communauté. Tout au plus pourrai-je
-essayer de décrire l’apparence extérieure de
-la vie de ses membres, en tâchant de mon
-mieux à faire entrevoir la profonde charité, la
-fraternité et la dévotion chrétienne dont elle
-était imprégnée. Il est vrai que les membres
-de la communauté ne me permettraient plus,
-aujourd’hui, d’aller séjourner parmi eux
-comme j’aimerais souvent à le faire ; mais,
-individuellement, ils m’ont gardé pour la plupart
-une touchante amitié. J’ai cependant
-l’idée qu’une telle visite, en raison même de
-ce sentiment, risquerait de leur être pénible,
-ainsi qu’à moi ; mais, d’autre part, il faut
-songer que le fait, pour un anglican, de devenir
-catholique n’a pas du tout, aux yeux des
-anciens amis de cet ex-anglican, la signification
-qu’aurait pour des catholiques une conversion
-en sens opposé. Car lorsqu’un catholique
-abandonne l’Église, ceux dont il se sépare
-le regardent comme un infortuné qui
-a quitté le bercail du Christ pour se perdre
-dans un désert. Peu importe la congrégation
-religieuse nouvelle à laquelle il s’est désormais
-attaché ; il n’en a pas moins renoncé à
-faire partie de ce que ses amis considèrent
-comme l’unique corps du Christ. Lorsqu’un
-anglican de la Haute Église devient catholique,
-au contraire, tout ce qu’il fait, au point
-de vue de la théorie anglicane, est simplement
-de se transporter d’une région de l’Église
-universelle dans une autre. D’après la théorie
-de la « Branche », il a simplement passé
-d’une branche à une autre ; et d’après la
-théorie de la « Province », pour employer une
-phraséologie encore plus récente, il s’est détaché
-seulement de Cantorbéry, mais non
-point de l’Église du Christ, comme l’entendent
-les anglicans. Il a bien, aux yeux de ceux-ci,
-le grave tort d’être devenu « schismatique »,
-et celui, plus grave encore, d’avoir dénié la
-validité des ordres qu’il avait naguère acceptés ;
-mais il n’en est pas moins impossible pour
-ses amis de le regarder comme un apostat, au
-sens commun du mot, et le fait est, il faut leur
-rendre cette justice, que c’est chose très rare
-qu’ils le regardent comme tel. Assurément,
-en tout cas, mes anciens frères de la communauté
-de Mierfield ne m’ont jamais témoigné
-d’aucune façon une opinion qui aurait été, de
-leur part, à la fois discourtoise et parfaitement
-injuste.</p>
-
-<p>Je dois encore noter, avant de procéder à
-une description sommaire de notre vie à Mierfield,
-que tout ce que je mettrai dans cette
-description de l’existence et de la règle de la
-communauté anglicane ne dépassera jamais
-ce que peut avoir observé librement tout visiteur
-qui a séjourné dans la pieuse maison.
-Chaque famille a ses « secrets » — par où
-j’entends simplement ses petites habitudes et
-méthodes de vie intime — et il ne serait ni
-décent ni loyal à moi d’en faire mention ici.
-Je me bornerai à dire que ce côté intérieur de
-notre vie quotidienne, nos relations mutuelles,
-leur ton et leur atmosphère, étaient d’une
-douceur infinie, et, avec cela, merveilleusement
-« chrétiens ». Je suppose qu’il doit y
-avoir eu, çà et là, des difficultés, inséparables
-de l’intimité constante de tempéraments aussi
-nombreux et variés : mais de ces difficultés je
-n’ai vraiment conservé aucun souvenir. Je me
-rappelle seulement l’extraordinaire bonté et
-générosité dont j’ai toujours été comblé.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>II</h3>
-
-<p>Nous demeurions dans une grande maison
-entourée de son propre jardin, au sommet
-d’une hauteur dominant la vallée de la Calder.
-C’était une région un peu enfumée, avec
-de hautes cheminées visibles tout à l’entour :
-mais le large espace de terrain appartenant à
-la maison nous garantissait de toute sensation
-de resserrement ou d’encombrement.
-Notre vie extérieure était une adaptation des
-anciennes règles religieuses, où se combinaient
-surtout les traditions monastiques des
-Rédemptoristes et des Bénédictins. Quelques-uns
-des frères employaient presque tout leur
-temps à des travaux d’érudition, s’occupant à
-éditer des ouvrages liturgiques, des chants
-religieux, des écrits dogmatiques ou édifiants ;
-et, à l’usage de ces frères, la communauté
-possédait une riche bibliothèque d’environ
-cinq mille volumes. Le reste des frères, qui
-formaient la majorité, passaient une moitié
-de l’année en prières et en études dans la maison,
-et l’autre moitié en travail de mission et
-d’évangélisation.</p>
-
-<p>Nos journées s’écoulaient d’après un plan
-très pratique et très simple. Levés vers six
-heures et demie, nous nous rendions aussitôt
-à la chapelle pour la prière du matin, avec
-les psaumes de Primes, et pour l’office de
-communion ; à huit heures, nous déjeunions ;
-à neuf heures moins le quart, nous récitions
-l’office de Tierce et faisions une méditation.
-Jusqu’à une heure, ensuite, nous travaillions
-dans la bibliothèque ou dans nos chambres ;
-et puis, après l’office de Sixte, et les Intercessions,
-c’était le dîner. L’après-midi commençait
-par des exercices corporels, promenade
-ou jardinage ; à quatre heures et demie,
-nous goûtions après avoir récité None. Et
-puis, de nouveau, nous travaillions jusqu’à
-sept heures, où nous allions à la chapelle pour
-chanter l’office du soir ; nous soupions à la
-demie, et, après une petite récréation et une
-ou deux heures de travail, nous récitions les
-Complies à dix heures moins le quart, après
-quoi nous rentrions dans nos chambres pour
-la nuit. Le samedi matin, une sorte de chapitre
-était tenu où, tous agenouillés, nous
-faisions une confession publique de tous nos
-manquements extérieurs à la règle.</p>
-
-<p>La vie de la communauté, au moment où
-j’y entrai, se trouvait quelque peu dans un
-état de transition. Les frères se dirigeaient, un
-peu à tâtons, vers la création d’une règle
-plus stricte ; et le fait est que, au moment
-où je me suis séparé d’eux, quatre années plus
-tard, un développement considérable s’était
-déjà produit dans le sens d’un mode de vie
-plus complètement monastique. Le silence,
-par exemple, s’étendait de plus en plus, à tel
-point que, durant les derniers temps, nous
-ne pouvions plus parler depuis les Complies
-jusqu’au dîner du lendemain. Le travail
-manuel, avec un nombre d’heures déterminé,
-était devenu une règle absolue : nous cassions
-et transportions du charbon, nous cirions
-nos souliers, et faisions nous-mêmes nos lits.
-Ma dernière tâche manuelle à Mierfield a
-été la construction d’un escalier, dans la carrière
-attenant à la maison. Je travaillais là
-tous les après-midi, et, tout en taillant mes
-pierres, je roulais et retournais en moi-même
-mes difficultés intérieures. De même encore
-le costume de la communauté, qui d’abord
-avait été facultatif, évoluait continuellement
-vers la prescription d’un véritable habit religieux,
-consistant en une soutane du type bénédictin
-accompagnée d’une ceinture de cuir.
-A l’origine, aussi, le chef de la communauté
-était ordinairement appelé notre « doyen » ;
-mais lorsque le révérend Gore fut nommé
-évêque de Birmingham, et que nous nous
-fûmes choisi un nouveau chef, celui-ci fut
-dorénavant revêtu du titre de « supérieur ».
-J’ajouterai que le mot de « Père », pour désigner
-les membres de la communauté, avait
-été d’abord plutôt désapprouvé ; vers la fin,
-au contraire, ce mot était devenu presque d’un
-emploi général, encore qu’un ou deux membres
-continuassent à ne pas goûter la signification
-qu’il impliquait. Tous ces divers changements,
-ardemment désirés par une majorité dont je
-faisais partie, n’étaient pas admis sans quelques
-protestations de la part de trois ou
-quatre membres attachés aux vues anciennes ;
-et bien que jamais je n’aie aperçu dans nos
-rapports rien qui ressemblât à de l’amertume,
-je me rappelle que l’un des frères, tout au
-moins, se trouva forcé de quitter la communauté
-au moment du renouvellement annuel
-des vœux, faute pour lui de pouvoir s’accommoder
-de toutes ces innovations, trop « romaines »
-à son gré.</p>
-
-<p>Quant à ces vœux eux-mêmes, j’aurais plus
-de peine à les expliquer. Ils ont été plus d’une
-fois spirituellement raillés dans la presse
-anglaise, et je dois bien avouer aujourd’hui
-que les railleries dont on les a accablés
-n’étaient pas sans quelque raison d’être. Nous
-étions supposés nous engager au célibat,
-mais seulement jusqu’au jour où il nous
-plairait de nous marier. En gros, la période
-de probation durait normalement une année
-pleine, de juillet à juillet, après laquelle le
-novice, si les votes de la communauté l’y
-autorisaient, se voyait admis à faire sa profession.
-Celle-ci consistait en une promesse
-formelle d’observer les règles de la communauté
-pendant treize mois, et en une expression
-de l’intention délibérée d’appartenir à cette
-communauté pour la vie entière. Cette profession
-n’était donc pas du tout une simple
-épreuve : elle constituait, en pratique, une
-intention pour la vie entière, mais avec faculté
-de se dédire si, pour un motif quelconque,
-l’existence adoptée se montrait intolérable.
-La règle essentielle était fondée sur les trois
-vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance.
-En un mot, le régime de vie était un peu
-moins rigide que celui des communautés
-catholiques ordinaires ; mais, à coup sûr, il
-dépassait de beaucoup en rigueur celui de
-congrégations dans le genre de l’Oratoire.</p>
-
-<p>Nous étions alors au nombre d’environ
-quatorze frères, qui tous avaient reçu les
-ordres de l’Église d’Angleterre, et qui tous
-avaient une expérience personnelle du travail
-paroissial. Nous n’avions pas de frères lais :
-les tâches domestiques indispensables que
-nous ne pouvions pas accomplir nous-mêmes
-étaient faites par trois ou quatre serviteurs
-payés. Depuis, le nombre des membres de
-la communauté s’est élevé à une moyenne
-allant de vingt à trente ; un vaste collège
-de la Résurrection a été élevé sur les terrains
-dépendant de la communauté, et pourvoit
-à l’éducation de jeunes gens pauvres en
-vue du ministère ecclésiastique. Un prieuré a
-été ouvert à Leeds, et une maison de communauté
-à Johannesburg, dans l’Afrique du
-Sud. Je crois savoir aussi que l’on a essayé
-de s’ajoindre des frères lais. Pareillement
-l’on m’a dit que la communauté était en train
-de se faire construire une chapelle. Pendant
-que j’étais à Mierfield, nous nous servions
-pour nos offices d’une grande chambre de la
-maison, très adroitement adaptée et ornée
-pour nos cérémonies. Celles-ci étaient vraiment
-à la fois très pieuses et pleines de dignité,
-mais ne s’élevaient pas, dans leur rituel,
-au-dessus du niveau ordinaire de ce qu’on
-peut appeler le parti anglo-catholique. Nous
-faisions usage de vêtements de toile blanche ;
-mais plus tard, et tout d’abord au moyen d’un
-don fait par moi à la communauté, nous avions
-commencé à substituer aux aubes blanches
-des vêtements de couleur. Nous ne nous refusions
-pas à employer l’encens, mais sans
-aucune cérémonie spéciale ; et quant à ce qui
-était de notre musique, nous chantions, le
-plus souvent, un plain-chant non accompagné,
-adapté aux paroles du <i>Livre de Prières</i>
-anglican. Je dois le dire en toute franchise,
-nous ne chantions pas bien ; mais du moins
-faisions-nous de notre mieux, et je n’oublierai
-pas aisément l’impression de mystère et de
-beauté qui s’exhalait de nos offices chantés
-du dimanche matin. L’autel était du type
-moyen anglican, avec deux cierges sur l’autel
-lui-même, deux autres sur les piliers des rideaux,
-et deux autres encore sur les côtés du
-chœur. Nous avions également une lampe de
-sanctuaire, mais dont la vue m’était toujours
-un peu désagréable, étant donné que la présence
-de cette lampe ne répondait à aucune
-signification définie.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>III</h3>
-
-<p>Il m’est impossible de décrire le profond
-bonheur dont je jouis à Mierfield. Pendant
-une année environ, je ne fis que très peu de
-prédication au dehors, et m’occupai presque
-entièrement à la prière ainsi qu’aux études
-théologiques. Mon « maître de noviciat »
-était un homme singulièrement habile pour
-la direction des âmes ; et bien qu’il ne fût
-pas mon confesseur, toujours je le sentais
-capable et désireux de m’aider. Pendant un
-temps, il n’y avait avec moi qu’un seul autre
-candidat soumis à la probation : un Irlandais
-d’une éloquence et d’une ferveur remarquables,
-qui allait devenir un prédicateur de
-missions de premier ordre, mais qui, plus
-tard, allait quitter la communauté pour se
-marier. Les circonstances nous forçaient à
-vivre beaucoup ensemble, et je trouvais en
-lui un enthousiasme expansif de foi et de
-confiance dans l’Église d’Angleterre (alternant,
-il est vrai, avec de sombres dépressions)
-qui contribuait énormément à me réconforter.</p>
-
-<p>Lorsque le moment de ma profession approcha,
-cependant, je commençai à me méfier
-un peu de mon aptitude à la vie de communauté.
-Ce n’était pas que je fusse encore
-troublé d’un retour de mes difficultés « romaines »
-de naguère, car celles-là avaient à
-peu près complètement disparu ! mais je me
-demandais si ma position n’était pas trop
-« avancée » pour que je pusse me satisfaire
-pleinement de l’esprit de la maison, — et cela
-d’autant plus que la communauté venait alors
-de prendre une certaine résolution beaucoup
-trop timide, à mon gré, en vue d’une crise
-possible dans l’Église d’Angleterre. Je dois
-dire que, dès lors, j’en étais venu à admettre
-en pratique tous les dogmes de l’Église catholique,
-à la seule exception de celui de
-l’infaillibilité du pape. J’avais étudié et analysé
-respectueusement la <i>Théologie morale</i> de
-Lehmkuhl, en omettant simplement toutes
-les sections qui traitaient de l’autorité du
-Souverain Pontife. Je récitais régulièrement
-mon rosaire, j’invoquais les saints ; j’estimais
-que le mot « transsubstantiation » était celui
-qui exprimait le mieux la réalité de la présence
-de Notre-Seigneur dans le sacrement ;
-je considérais la pénitence comme le moyen
-normal par lequel se trouvait remis le péché
-mortel après le baptême ; enfin je n’avais aucun
-scrupule à me servir du mot de « messe »
-pour désigner l’office de la communion.
-C’étaient également ces doctrines que je prêchais,
-dans un langage un peu voilé ; et j’avais
-même constaté qu’elles seules me permettaient
-de provoquer l’enthousiasme de mes
-auditeurs. Elles seules, tout au moins, me
-permettaient de mettre en relief cette adorable
-personne du Christ, dont je m’efforçais
-de faire le centre vivant de mon enseignement.
-Je me rappelle, par exemple, qu’un vicaire
-indigné m’a reproché d’exposer une
-doctrine qui lui semblait « un mélange de
-romanisme et de wesleyanisme », accusation
-qui m’avait ravi au dernier point. Je dois
-ajouter que, d’autre part, la communauté en
-général me faisait l’effet d’être beaucoup trop
-prudente, en désirant se dissocier du parti
-extrême dans l’Église d’Angleterre ; pour ma
-part, c’était pleinement à ce parti que je me
-rattachais.</p>
-
-<p>Le résultat de ces doutes et scrupules fut
-que je retardai d’un an encore ma profession,
-afin de me mieux éprouver. Mais cette année
-de délai me délivra de toutes mes difficultés.
-Je commençais à me sentir de plus
-en plus encouragé dans mon travail de mission,
-et à reconnaître que ma calme vie à Mierfield
-me donnait des ressources de toute espèce
-qu’il m’aurait été impossible d’obtenir
-ailleurs. Mes lecteurs catholiques auront peine
-à le croire ; mais c’est un fait que, pendant
-cette période de ma vie religieuse anglicane,
-je pouvais passer beaucoup plus d’heures
-dans le confessionnal que je l’ai pu ensuite
-dans l’Église catholique : encore que cela
-s’explique naturellement par ce fait que, depuis
-ma conversion, je n’ai jamais prêché
-une mission régulière. Dans une certaine paroisse
-de Londres, par exemple, quatre journées
-entières après l’achèvement de notre
-mission furent employées, par mon collègue
-et moi, à écouter des confessions, à recommander
-des résolutions et des règles de vie,
-cela pendant au moins douze heures chaque
-jour, tandis que deux heures encore se trouvaient
-consacrées à des sermons qu’écoutaient
-de nombreux auditoires.</p>
-
-<p>Ces pieuses tâches, toutefois, ne devaient
-m’échoir qu’après ma profession. Mais dès
-avant celle-ci il m’a semblé qu’un très important
-travail devait être accompli. Nous
-sortions de notre vie paisible de Mierfield
-tout brûlants de zèle, et partout nous trouvions
-des hommes et des femmes qui paraissaient
-nous attendre. Nous voyions de tous
-côtés surgir des conversions ; nous apercevions
-des pécheurs transformés tout d’un
-coup, par la puissance de Dieu, en des enfants
-éveillés à la vie spirituelle et enflammés
-du désir de s’instruire ; nous voyions les
-tièdes changés en fervents, les obstinés contraints
-de déposer les armes. Comment douter
-que la grâce de Dieu fût à l’œuvre avec nous ?
-Et, si l’Église d’Angleterre était capable
-d’être employée par Dieu comme l’instrument
-d’une tâche si belle, comment aurais-je douté
-désormais de sa mission surnaturelle ? Et
-donc, cela étant, et puisque par ailleurs j’avais
-rencontré un bonheur et une inspiration si
-extrêmes dans ma vie monastique à Mierfield,
-pourquoi aurais-je hésité davantage à adopter
-définitivement cette vie ?</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>IV</h3>
-
-<p>Avant ma profession, le révérend Gore,
-notre supérieur, me demanda, à ma grande
-surprise, si je ne courais aucun danger de
-tomber dans le « romanisme ». Très franchement
-je lui répondis : « Non, autant du moins
-que je puis en juger ! » Et ce fut sans la
-moindre alarme que, en juillet 1901, je prononçai
-mes vœux. J’eus là une journée exceptionnellement
-heureuse. Je m’étais fait faire
-une nouvelle soutane, que je suis en train de
-porter précisément aujourd’hui, après l’avoir
-fait adapter à la coupe romaine. Ma mère
-vint à Mierfield, et fut présente à la cérémonie,
-dans le petit vestibule de la chapelle. Je
-me vis solennellement installé dans la communauté :
-tous les frères me baisèrent la
-main ; je prononçai mes vœux, et reçus la
-communion comme gage de stabilité. L’après-midi,
-je fis une promenade en voiture avec
-ma mère, dans une sorte d’extase bienheureuse.</p>
-
-<p>Et puis, une fois de plus, je me remis au
-travail. Je crois bien que la partie la plus
-difficile de ma tâche extérieure consista dans
-l’étrange diversité des doctrines et des rites
-avec lesquels il me fut donné de prendre contact
-parmi les paroissiens anglicans, encore que,
-d’une manière générale, nous ne fussions
-invités à conduire des missions que dans des
-paroisses où l’on acceptait d’avance nos vues et
-les principes de notre prédication. J’ajouterai
-que, d’ailleurs, le parti ritualiste extrême était
-loin de nous regarder comme satisfaisants, et
-cela, sans doute, surtout à cause de la position
-personnelle de notre supérieur. Le révérend
-Gore, en effet, à tort ou à raison, passait pour
-faire partie de la Haute École libérale ; il était
-supposé très réservé sur la doctrine de l’Incarnation ;
-ses idées sur la critique biblique
-étaient tenues pour dangereuses ; et enfin on
-le jugeait un peu « original » sur le chapitre
-du socialisme chrétien. Et il va sans dire que
-tout cela n’était pas sans me causer une certaine
-détresse, attendu que, sur ces trois derniers
-points notamment, je n’étais pas du tout
-parmi les disciples de notre vénérable supérieur.
-Mais ce qui m’éprouvait plus encore,
-comme je l’ai dit, était l’obligation pour moi
-d’officier dans des paroisses beaucoup moins
-avancées, où, du reste, je n’étais invité que
-pour prononcer un sermon de temps à autre,
-le clergé de l’endroit ayant l’impression que
-la présence toute passagère de l’un des
-« frères » de Mierfield n’aurait pas de quoi
-le compromettre irréparablement. Dans ces
-églises, tout de même que dans les trois églises
-anglicanes de Mierfield, où nous suivions
-les offices, à notre choix, le dimanche soir,
-j’avais le chagrin de trouver des doctrines et
-un cérémonial étonnamment divers. Dans
-l’une de ces églises, le clergé n’avait pas le
-droit de revêtir des vêtements sacerdotaux ;
-dans une autre, ces vêtements n’étaient de
-mise que pour les offices où ne devaient pas
-assister les gros bonnets protestants de la
-paroisse. Ici et là, on voilait adroitement les
-doctrines relatives à la Présence réelle ; la
-pénitence n’était mentionnée qu’à regret, en
-passant, et comme un simple « sacrement de
-réconciliation » ; ou bien l’on ne l’enseignait
-qu’à un petit nombre de privilégiés, dans de
-petits offices de confréries, sans compter que,
-naturellement, nous ne touchions à qu’une
-dixième partie du profond désaccord de pensée
-et de sentiments dont il nous était impossible
-d’ignorer l’existence dans notre Église d’Angleterre.</p>
-
-<p>Du moins avais-je fini, après un peu d’expérience,
-par être en état de reconnaître aussitôt,
-sur un simple coup d’œil à l’adresse
-du pasteur ou de son église, le niveau doctrinal
-particulier de l’enseignement donné
-dans une paroisse. Si bien que je m’étais
-accoutumé à adopter deux ou trois plans différents
-de prédication, en rapport avec ce
-niveau des paroisses où je devais prêcher.
-Dans les moins avancées de ces paroisses,
-je prêchais simplement l’amour du Christ, ou
-les joies du repentir, ou encore la paternité de
-Dieu, avec toute la ferveur qui brûlait en moi,
-espérant que ces vérités produiraient leurs
-fruits naturels normalement, un jour ou l’autre,
-dans les âmes de ceux qui m’écoutaient.
-La seule fois qu’il me fut donné de prêcher
-dans l’abbaye de Westminster, je concentrai
-toutes mes énergies dans un effort pour
-montrer la personne du Christ au centre de
-toute la religion chrétienne, m’abstenant de
-toucher à aucune doctrine plus définie. En
-quoi je ne me montrais pas aussi courageux
-qu’un autre des membres de notre
-communauté qui, dans les mêmes circonstances,
-avait osé dénoncer les « autels morts »
-de la vénérable abbaye !</p>
-
-<p>Mais cette nécessité même n’en était pas
-moins très pénible pour moi ; et c’est ainsi que
-par degrés, sans que je m’en rendisse bien
-compte sur le moment, ma confiance dans la
-valeur divine de l’Église d’Angleterre recommençait,
-une fois de plus, à s’ébranler. J’avais
-l’habitude, dans mes moments d’angoisse,
-de revenir précipitamment à Mierfield, comme
-au meilleur refuge : car là, tout au moins,
-je trouvais la paix et une unanimité suffisante.
-Et puis j’avais découvert un moyen qui
-me semblait alors tout à fait péremptoire. Je
-vais essayer d’indiquer brièvement en quoi il
-consistait.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>V</h3>
-
-<p>Autrefois, en ma qualité de partisan modéré
-de la Haute-Église, j’avais admis que
-l’Église d’Angleterre, dans sa ressemblance
-supposée avec l’Église « primitive », était la
-confession la plus orthodoxe de toute la chrétienté.
-Il me semblait alors que Rome et
-l’Orient, d’un côté, avaient erré par excès,
-tandis que les sectes non-conformistes, d’autre
-part, avaient erré par défaut, sans compter
-que ces dernières, en renonçant à la succession
-épiscopale, avaient expressément
-abandonné toute place matérielle dans le
-Corps visible du Christ. Mais cette position
-doctrinale de naguère s’était, depuis longtemps,
-écroulée sous moi. En premier lieu
-j’avais vu l’impossibilité de croire que pendant
-un millier d’années environ, entre le
-cinquième siècle et la Réforme, les promesses
-du Christ eussent failli, et que pendant tout
-cet espace de temps la corruption de l’hérésie
-eût souillé la pureté originelle de l’Évangile.
-En second lieu j’avais commencé à percevoir
-que, dans l’Église du Christ, il devait exister
-une voix vivante qui, sinon douée d’une infaillibilité
-positive, devait du moins être considérée
-comme autorisée. Je reconnaissais la nécessité
-de l’existence d’un évêque ou d’un
-concile qui pût juger les théories nouvelles,
-répondre aux nouvelles questions. Chose
-singulière, j’avais même tenté de trouver cette
-voix vivante dans notre <i>Livre de Prières communes</i>
-et dans les Articles de notre Église
-anglicane, c’est-à-dire de voir en eux un
-interprète définitif de la vieille foi apostolique !
-Mais maintenant j’avais constaté l’inanité
-d’une telle tentative, puisque ces formulaires
-eux-mêmes pouvaient être pris dans
-des sens tout à fait différents. Le ritualiste,
-par exemple, affirme que le <i>Livre de Prières</i>
-nous enseigne la présence objective et réelle
-du Christ dans le sacrement, tandis que le
-membre de la Basse-Église prétend n’y rien
-découvrir d’autre qu’un simple symbole spirituel.
-Et lorsque, ensuite, j’interrogeais avec
-désespoir les seuls éléments de l’Église d’Angleterre
-qui eussent quelque ressemblance
-avec une voix vivante, les décisions de nos
-évêques ou les résolutions des conférences
-pan-anglicanes, je constatais que celles-ci ou
-bien étaient partagées, ou bien refusaient de
-répondre, ou bien encore répondaient d’une
-manière qu’il m’était impossible de concilier
-avec ce qui m’apparaissait désormais constituer
-la foi chrétienne. De telle façon que la
-théorie de la Haute-Église modérée m’était
-devenue inaccessible, et que je m’étais vu
-forcé de me créer une théorie nouvelle, pour
-mon usage propre. Cette théorie, je crus momentanément
-l’avoir trouvée à l’intérieur de
-l’église ritualiste, et voici comment :</p>
-
-<p>L’Église catholique, d’après mes vues nouvelles,
-consistait dans l’union de toutes les
-Églises chrétiennes qui conservaient le <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i>
-et le ministère apostolique. Cette réunion
-comprenait donc à la fois Rome, Moscou, et
-Cantorbéry, comme aussi quelques sectes détachées,
-telles que celle des vieux-catholiques,
-dont les doctrines m’étaient d’ailleurs fort peu
-connues. Donc, cette « Église catholique »
-possédait une espèce de voix propre : elle
-parlait par son consentement tacite. Là où
-Rome, Moscou, et Cantorbéry étaient d’accord,
-je reconnaissais expressément la voix du
-Saint-Esprit ; sur les points où les trois Églises
-différaient de doctrine, le champ restait libre
-pour l’opinion privée. Or, Cantorbéry avait
-parfois chancelé dans son témoignage, mais
-il me semblait tout au moins que jamais notre
-grand siège épiscopal n’avait émis une hérésie
-positive. En conséquence, sur les points où
-Cantorbéry n’avait pas eu l’occasion de parler,
-l’on devait admettre que ses vues étaient
-celles du reste de la chrétienté catholique.</p>
-
-<p>C’était là une théorie des plus commodes,
-car elle me permettait d’embrasser, en fait,
-toutes les doctrines de l’Église catholique
-propre, à l’exception de celles de l’infaillibilité
-papale et de la nécessité d’une communion
-extérieure avec Rome. De cette manière,
-je pouvais me procurer l’impression d’avoir
-derrière moi la tolérance muette, sinon l’autorité
-explicite, de ma communion anglicane,
-et en même temps l’autorité de l’Église tout
-entière du Christ.</p>
-
-<p>On peut voir par là combien je m’étais éloigné
-déjà de l’ancienne position <i>tractarienne</i>,
-n’admettant que l’appel à l’Église non divisée.
-Au contraire, les divisions n’avaient
-aucune importance pour moi ; le schisme était
-impossible, en fait, aussi longtemps que se
-trouvaient maintenus le <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i> et le ministère
-apostolique. J’avais également laissé bien
-loin derrière moi mes anciennes positions,
-celles de mes débuts dans le sacerdoce, et
-qui consistaient à regarder l’Église d’Angleterre
-comme l’unique tronc sain d’un arbre
-pourri. Je m’étais créé désormais une théorie
-beaucoup plus large, que je serais tenté d’appeler
-« diffusive », et qui, vraiment, m’a fort
-bien suffi jusqu’au jour où, tout d’un coup,
-je l’ai sentie à son tour s’effondrer misérablement.
-A l’ombre de cette théorie, j’invoquais
-les saints, en présence de petites images que
-j’avais dessinées moi-même et clouées autour
-d’une statue de la Vierge ; j’adorais le Christ
-dans son sacrement, et j’avais même commencé
-à m’imprégner, pour la première fois,
-d’un certain esprit de soumission catholique.
-Dès qu’une doctrine m’était proposée qui
-avait en sa faveur l’autorité de l’Église diffusive — c’est-à-dire
-sur laquelle Rome surtout
-s’était prononcée, et que Cantorbéry
-n’avait point contredite — je l’acceptais de
-tout mon cœur, en écartant aussitôt toutes
-mes préventions contre elle.</p>
-
-<p>Je fus d’abord un peu embarrassé pour
-m’expliquer de quelle manière une telle autorité
-parlait aux ignorants qui se trouvaient
-hors d’état de rechercher les points particuliers
-de désaccord entre les trois grandes
-Églises chrétiennes : mais, là encore, je finis
-peu à peu par me constituer une théorie. Tout
-de même que le catholique romain ignorant
-s’adresse à un prêtre qui est en communion
-avec l’autorité du Pontife romain, de même
-le laïc ignorant de l’Église diffusive devait
-s’adresser à un prêtre qui reconnaissait l’autorité
-de la dite Église ; et c’est en effet chose
-certaine, que si les laïcs de cette espèce recouraient
-à ce moyen, ils trouveraient une
-unanimité à peu près suffisante. Je proposai
-même cette vue à mes supérieurs, en 1903,
-comme un mode possible pour moi d’échapper
-à mes dernières difficultés : mais j’eus le
-chagrin de m’entendre affirmer qu’une telle
-vue n’était pas acceptable. Et j’avoue que,
-alors ni maintenant, je n’ai compris pourquoi :
-car il me semble que, si seulement l’on
-admet mon point de départ, cette théorie est la
-seule issue logique et pratique qui en puisse
-résulter.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c4">CHAPITRE IV<br>
-<span class="xsmall">LES PROGRÈS DE LA CRISE</span></h2>
-
-
-<p>Et, ainsi donc, je demeurai pendant près
-de deux ans un membre avéré de la communauté.
-Pendant l’une de ces deux années, je
-me sentis très heureux et confiant, sauf un ou
-deux cas où, brusquement, mes anciens
-troubles reparaissaient, et puis m’abandonnaient
-de nouveau. J’avais trouvé autour de
-moi, comme je l’ai dit déjà, une fraternité et
-une amitié inappréciables. Maintenant encore,
-dans mes rêves, il m’arrive de revenir
-à Mierfield, — mais jamais, Dieu merci, en
-qualité d’anglican ! Dans un de ces rêves, je
-me rappelle que le cardinal Merry del Val venait
-d’être élu supérieur de la communauté,
-et avait reçu notre soumission. J’étais là, moi
-aussi, tout rayonnant de joie, éclatant de rire
-à force de bonheur. Une autre fois, je revenais
-à Mierfield comme prêtre catholique, et
-m’étonnais de voir qu’il n’existât aucune barrière
-de gêne entre mes anciens frères et moi :
-nous nous tenions ensemble, dans le grand
-<i>hall</i>, et causions fraternellement comme autrefois.
-En réalité, cependant, je ne suis jamais
-revenu à Mierfield, malgré tout le plaisir
-que j’aurais à y retourner, même sans la
-compagnie de Mgr Merry del Val : la communauté
-n’a point cru pouvoir m’y autoriser.</p>
-
-<p>C’est là, aussi, que j’ai commencé pour la
-première fois à ordonner en système mes pratiques
-de dévotion, et aussi à m’essayer dans
-l’art de la méditation ; et c’est là également
-que Dieu m’a récompensé avec abondance de
-mes pauvres efforts. Déjà il me préparait,
-comme je le vois bien à présent, pour la résolution
-décisive qu’il allait bientôt proposer
-à mon libre choix.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>I</h3>
-
-<p>Ce fut, je crois bien, durant l’été et l’automne
-de 1902 que je commençai à écrire un
-petit livre intitulé <i>la Lumière invisible</i>. Certaines
-histoires que m’avait racontées mon
-frère aîné m’avaient suggéré l’idée de ce livre,
-et je m’étais mis à l’écrire peu à peu, dans
-mes moments de loisir. Les divers récits qui
-formaient le volume, et où le mysticisme se
-mêlait volontiers d’un élément surnaturel,
-se déroulaient autour d’une figure principale
-que j’avais appelée un « prêtre catholique » ;
-et bien souvent, depuis lors, on m’a demandé
-si mon intention avait été de faire de ce personnage
-un véritable catholique ou un anglican<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>.
-Ma seule réponse est que je concevais
-mon héros comme pouvant appartenir indistinctement
-à ces deux confessions. Ma théorie
-de l’Église diffusive m’amenait de plus en
-plus à supprimer, dans mes pensées aussi bien
-que dans ma prédication, toute séparation
-entre ce que je considérais simplement comme
-des parties différentes du grand Corps mystique
-du Christ ; et c’est ainsi que, dans ma
-<i>Lumière invisible</i>, j’évitais soigneusement
-tout ce qui aurait risqué de trop « spécialiser »
-le « catholicisme » de mon vénérable
-héros. Ajouterai-je que ce souci m’apparaît
-maintenant revêtu d’une signification dont je
-n’avais point conscience sur le moment ? Il
-prouve que, dès lors, je n’avais plus en notre
-Église d’Angleterre la confiance parfaite qui,
-naturellement, m’aurait porté à représenter
-mon personnage comme un prêtre anglican.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> J’ai publié naguère, à la librairie Perrin, une traduction
-de cette <i>lumière invisible</i>, en y intercalant quelques
-autres récits d’un genre analogue, mais qui, ceux-là,
-avaient été écrits par le P. Benson après sa conversion
-définitive au catholicisme (T. W.).</p>
-</div>
-<p>Avant, pendant, et après la rédaction de ce
-livre, je me suis senti de plus en plus attiré
-par le mysticisme. J’avais écarté de moi la
-contemplation froide et positive du dogme, et
-m’étais efforcé de cacher celui-ci sous la réalité
-plus chaude d’une expérience intime
-d’ordre spirituel. Dans mon livre même, je
-tâchais à imprégner du dogme l’essence des
-récits, bien plutôt qu’à l’exprimer explicitement.
-On m’a aussi demandé si les histoires
-que je racontais étaient « vraies » ; à cela je
-puis répondre seulement que le livre, dans
-son ensemble, n’a pas d’autre prétention que
-d’être une œuvre du genre romanesque. Et je
-crois, d’ailleurs, qu’il m’a été donné là de
-réussir assez heureusement à me maintenir sur
-le terrain moyen entre le catholicisme et l’anglicanisme,
-puisque le livre continue, aujourd’hui
-encore, à trouver maints lecteurs à la
-fois parmi les catholiques et les anglicans.
-Mais sans aucun doute j’étais encore, à cette
-date, très profondément pénétré d’anglicanisme ;
-car, lorsque j’ai écrit l’une des histoires
-du livre où je montrais une religieuse
-en prière devant le Saint-Sacrement, j’avais
-dans l’esprit un couvent anglican où j’étais
-allé plusieurs fois, et je me suis également
-beaucoup inspiré de l’atmosphère de l’endroit
-même où je demeurais pendant que j’écrivais
-ce récit — le presbytère anglican de Saint-Cuthbert,
-à Kensington, où le Saint-Sacrement
-est conservé nuit et jour sur l’autel.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>II</h3>
-
-<p>Oui, la fortune de ce petit livre — ou
-plutôt la différence des personnes qui goûtent
-ce livre et de celles à qui il déplaît — m’apparaît,
-elle aussi, bien significative. En
-fait, <i>la Lumière invisible</i> rencontre plus de
-succès auprès des anglicans qu’auprès des
-catholiques. Et, certes, il est naturel que
-certains anglicans se plaisent à rechercher,
-dans mon livre, le témoignage de ma triste
-décadence, à la fois littéraire et spirituelle,
-depuis que j’ai quitté l’Église d’Angleterre :
-mais, en dehors même de ce point de vue
-particulier, c’est chose certaine que les anglicans
-préfèrent infiniment ma <i>Lumière invisible</i>
-à tout ce que j’ai écrit depuis lors,
-tandis que la plupart des catholiques, et moi-même
-avec eux, estimons que le livre intitulé :
-<i>Richard Raynal, solitaire</i>, est beaucoup mieux
-écrit, et d’une portée religieuse bien supérieure.
-J’avouerai même que, pour ma part,
-je ressens une vive antipathie à l’égard de
-ma <i>Lumière invisible</i>, du moins au point de
-vue spirituel. J’ai écrit ce livre dans un état
-d’excitation fiévreuse, et sous l’influence de ce
-qui m’apparaît maintenant comme une sentimentalité
-maladive. Je m’entraînais à me
-rassurer concernant la vérité de la religion,
-et cela m’avait conduit à prendre un ton affirmatif
-et catégorique qui, plus d’une fois,
-n’était pas exempt d’affectation. J’ajouterai
-que le livre risque même, sous certains rapports,
-d’être malfaisant ; car il suppose que
-l’intuition spirituelle, ou même la simple imagination,
-constitue un élément essentiel de
-toute expérience religieuse, et que la réalisation
-personnelle est un mode de croyance
-préférable à celui de la simple foi d’une âme
-qui se borne à recevoir la vérité divine de la
-main d’une autorité divine. Pour les catholiques
-il est presque indifférent de savoir si
-l’âme se trouve en état de « réaliser », de transformer
-en objets de vision personnelle, les
-faits révélés et les principes de la vie spirituelle ;
-l’unique chose importante est que la
-volonté y adhère, et que la raison les approuve.
-Mais pour les anglicans, dont la théologie ne
-comporte pas de fondement raisonnable, et
-parmi lesquels l’autorité est, il faut bien le
-dire, inexistante, il est beaucoup plus naturel
-de placer le centre de gravité dans les émotions,
-plutôt que dans la raison unie à la volonté.
-La raison, pour eux, doit être continuellement
-étouffée, même dans sa propre sphère
-légitime, et la volonté presque toujours concentrée
-au-dedans de soi. De telle sorte que
-le seul mode de vie spirituelle, pour les anglicans,
-le seul royaume où opère la spiritualité,
-se trouve être l’expérience du sentiment individuel.
-Et si l’antipathie que m’inspire aujourd’hui
-mon premier livre peut paraître exagérée,
-cette exagération doit provenir d’une
-sorte de réaction contre les erreurs et les
-vaines ombres au milieu desquelles j’ai eu
-longtemps à vivre.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>III</h3>
-
-<p>Je voudrais expliquer, à ce propos, de quelle
-façon je réussissais à conserver ma foi dans les
-ordres anglicans. Je me disais qu’il y a deux
-choses dans la réception d’une grâce : le fait
-lui-même et le mode de réception. Le fait est
-affaire d’intuition spirituelle, le mode, de perception
-intellectuelle. Pour ce qui concernait
-le fait, la communication réelle entre Notre-Seigneur
-et mon âme, telle qu’elle se produisait
-surtout dans certains moments solennels,
-là-dessus je n’éprouvais pas le moindre doute ;
-non plus que je n’en éprouve encore aujourd’hui.
-Sans aucune espèce d’hésitation, je
-continue à déclarer que mes communions,
-dans notre chapelle de Mierfield et ailleurs,
-les confessions que je faisais ou celles que
-j’entendais pendant ma période d’anglicanisme,
-demeureront toujours parmi les moments
-les plus sacrés de ma vie. Leur dénier
-toute réalité, ce serait en vérité trahir Notre-Seigneur
-et répudier Son amour. Mais il en
-va tout autrement du mode de réception. Pendant
-que j’étais dans l’Église d’Angleterre,
-j’acceptais, à peu près jusqu’au dernier jour,
-l’affirmation par laquelle cette Église garantissait
-que j’étais un prêtre, et j’en déduisais
-naturellement que la grâce de mon ordination
-avait une valeur sacramentelle ; tandis que
-plus tard, lorsque je me suis soumis à Rome,
-j’ai accepté avec une sécurité bien plus grande,
-avec un consentement intérieur tout autant
-qu’extérieur, l’affirmation suivant laquelle je
-n’avais jamais été prêtre si peu que ce fût.
-Rome ne m’a jamais demandé de rien admettre
-des choses parfaitement absurdes et blasphématoires
-que les anglicans l’accusent volontiers
-d’exiger de ses nouveaux fidèles, comme,
-par exemple, la nature diabolique, ou même
-simplement illusoire, de la grâce accordée
-par Dieu à ceux qui sont de bonne foi dans
-des croyances erronées. Dans mes confessions
-anglicanes, je faisais des actes de contrition
-parfaitement valables, et tâchais de mon
-mieux à accomplir le sacrement de pénitence ;
-dans mes communions, j’élevais mon cœur
-vers le Pain de Vie ; et, en conséquence, Notre-Seigneur
-n’aurait pas été le Récompenseur
-de tous ceux qui le servent s’Il n’était pas
-venu à moi durant ces instants, et n’avait pas
-répondu à mon appel par Sa sainte visitation.</p>
-
-<p>Toutes ces choses que je viens d’écrire, je
-les ai comprises bien longtemps avant que
-ma soumission à Rome devînt imminente ;
-et lorsque mes supérieurs ou mes frères me
-disaient que je coupais des cheveux en
-quatre, ce reproche ne parvenait aucunement
-à me troubler. Je savais, dès lors, que l’épaisseur
-d’un quart de cheveu pouvait parfois
-constituer une grande distance.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>IV</h3>
-
-<p>Pendant l’été de 1902, je dis à ma mère,
-au cours d’une promenade avec elle, que
-j’avais eu des troubles intérieurs touchant
-la validité de l’anglicanisme ; mais je lui
-affirmai que mes troubles s’étaient de nouveau
-dissipés, et je lui promis que, s’ils faisaient
-mine de reparaître, je viendrais aussitôt
-m’en entretenir avec elle. Or, dès la Noël
-suivante, je me vis dans l’obligation de tenir
-cette dernière promesse ; et en vérité, je ne
-saurais dire combien je fus touché de la manière
-dont ma mère accueillit ma confidence.
-Depuis lors, elle et mon supérieur furent
-tenus au courant de chacune des phases de
-la crise que je traversais. J’exécutais à la
-lettre chacune de leurs recommandations, je
-lisais tous les livres que l’on me donnait, et
-qui avaient pour objet de défendre le point
-de vue anglican ; je consultais toutes les autorités
-vivantes que l’on me proposait. J’ajouterai
-que ma mère et mon supérieur m’ont
-traité, l’un et l’autre, jusqu’au dernier jour,
-avec une bonté et une sympathie extrêmes.
-Sous tous les rapports, je me félicite aujourd’hui
-d’avoir agi à leur égard comme je
-l’ai fait : car tous les deux, ma mère et mon
-supérieur, lorsqu’ensuite je me suis soumis
-à Rome, et que, suivant l’usage en pareil
-cas, un flot d’accusations s’est répandu sur
-moi, se sont empressés d’informer tous leurs
-correspondants de la fausseté absolue de ces
-accusations, du moins en ce qui touchait ma
-prétendue dissimulation.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>V</h3>
-
-<p>Ce fut, je crois bien, au mois d’octobre de
-l’année 1902 que l’abîme de détresse où
-j’étais plongé me devint si intolérable que,
-avec la permission de mon supérieur, j’écrivis
-une longue lettre à un prêtre catholique
-des plus en vue, pour lui faire l’exposé de
-toutes mes difficultés. (Je dirai tout à l’heure
-ce qu’elles étaient au juste.) La réponse que
-je reçus me surprit alors infiniment : elle
-m’étonne beaucoup moins aujourd’hui, puisque
-le prêtre en question est mort, un peu
-plus tard, tout à fait en dehors de la communion
-catholique. Il me définissait très soigneusement
-la doctrine de l’infaillibilité papale,
-m’indiquait le sens précis attaché à ce
-dogme par l’opinion générale de l’Église, et,
-en conclusion, me conseillait d’attendre. Il
-me disait — chose que j’ai reconnue depuis
-n’être pas vraie — que, si les « minimistes »
-semblaient avoir triomphé pour ce qui concernait
-la formule du décret proclamant l’infaillibilité,
-c’étaient au contraire les « maximistes »
-qui avaient eu constamment le dessus
-depuis lors ; et il ajoutait que, bien que pour
-son propre compte, étant un « minimiste », il
-se sentît personnellement le droit de rester au
-point où il était, il ne se croirait pas cependant
-autorisé à recevoir personne dans l’Église
-sans que le nouveau converti adhérât pleinement
-aux termes qui prévalaient maintenant,
-c’est-à-dire aux principes des « maximistes ».
-Après quoi il déclarait que ces principes
-étaient parfaitement impossibles à admettre
-pour des personnes raisonnables. D’où résultait
-pratiquement, comme je l’ai dit, la conclusion
-que je ferais mieux d’en rester où
-j’étais. Il y avait même dans sa lettre une
-phrase qui m’a donné, dès ce moment, un
-rapide soupçon de ce que j’appellerais la déloyauté
-objective de sa position. Je l’avais
-prié de se souvenir de moi dans sa messe ; et
-lui, en réponse, il me priait de me souvenir
-de lui dans la mienne !</p>
-
-<p>Après ma réception dans l’Église, ce prêtre
-notoire m’a écrit de nouveau, pour me demander
-de quelle manière j’avais surmonté le
-grave obstacle qu’il m’avait indiqué. Je lui ai
-répondu que de telles distinctions artificielles
-n’avaient pas pu m’empêcher de vouloir
-m’unir à ce qui m’apparaissait incontestablement
-désormais le centre divin de l’Unité, et
-que j’avais simplement accepté le décret du
-Vatican dans le sens où l’Église elle-même
-l’avait promulgué et accepté.</p>
-
-<p>Mais d’abord la lettre de mon correspondant,
-lorsqu’elle me parvint, me calma et me
-rassura pour quelque temps. Aussi bien
-n’avais-je que trop besoin d’être rassuré. Mon
-supérieur, de son côté, me fit observer qu’il
-m’aurait été impossible d’avoir plus manifestement
-une indication de la volonté de Dieu à
-mon endroit, me prouvant que celle-ci était
-que je demeurasse dans la communion où il
-m’avait placé. Le fait même que j’avais écrit
-à un prêtre catholique, et reçu de lui une réponse
-décourageante, nous semblait alors, à
-mon supérieur et à moi, un signe évident de
-la vraie nature de mon devoir. Ce fait semblait
-nous prouver également que, même à
-l’intérieur de l’Église romaine, existaient de
-larges divergences d’opinion, et que, même
-là, je chercherais vainement cette unité à
-laquelle j’aspirais. L’histoire ultérieure du
-prêtre en question, son excommunication, et
-sa mort en dehors de l’Église, ont d’ailleurs
-assez montré, naturellement, que tel n’était
-point le cas, et que l’Église ne souffre pas
-d’être représentée par des hommes qui, de
-bonne foi ou non, défigurent sa doctrine.</p>
-
-<p>Toujours est-il que je me trouvai de nouveau
-rassuré : mais pour très peu de temps.
-Presque immédiatement, mes doutes reparurent.
-Je m’étais engagé de divers côtés à
-des prédications qui m’auraient occupé pendant
-tout cet hiver, et dont la date était toute
-proche. Je demandai la permission d’en être
-dispensé ; mais mon supérieur estima qu’il
-valait mieux ne pas m’accorder cette permission ;
-et le fait est qu’aujourd’hui, en revoyant
-ma situation, j’ai l’idée que le travail
-actif était vraiment, pour moi, la meilleure
-chance de faire taire le vacarme douloureux
-de mes doutes intérieurs.</p>
-
-<p>Je prêchai donc quelques missions, allai
-passer la Noël chez ma mère, et revins de
-nouveau à Mierfield. Mais ma détresse ne
-faisait que grandir. J’avais même sollicité les
-prières d’un converti de fraîche date, qui,
-plus tard, a été comme moi ordonné prêtre,
-et qui était venu demeurer chez ma mère durant
-les vacances ; et je lui avais exposé une
-ou deux de mes difficultés, pour voir quelle
-réponse il y ferait. De nouveau, cependant,
-mon angoisse s’apaisa un peu dans la bienfaisante
-atmosphère de Mierfield ; et ce fut
-très à contre-cœur que je dus m’en aller de
-mon cher couvent pour aller prêcher une
-mission et diriger les offices de la semaine
-sainte dans une paroisse du Sud de l’Angleterre.
-Le vendredi saint, je prêchai les Trois
-Heures ; et, le soir du jour de Pâques, je parus
-pour la dernière fois dans une chaire anglicane,
-où je pris pour thème de mon sermon
-l’accueil fait par Notre-Seigneur à Madeleine
-pénitente. Je crois me rappeler que, dès ce
-jour-là, lorsque je redescendis les degrés de
-la chaire après mon sermon, j’eus déjà une
-prévision de ce qui allait m’arriver. Je revins
-à Mierfield dans un état profond d’épuisement
-corporel, spirituel et mental.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>VI</h3>
-
-<p>J’ai l’idée que les catholiques ne se rendent
-aucun compte de tous les obstacles que
-doivent franchir les anglicans avant de faire
-leur soumission à l’Église. Je ne parle pas
-seulement des souffrances extérieures, telles
-que la perte d’amis, de revenus, de positions,
-et souvent même des plus modestes
-commodités de la vie. De ce genre de pertes
-je me trouvais garanti, pour ma part, encore
-que la nécessité d’abandonner la communauté
-de Mierfield ait été, sans aucun doute,
-l’épreuve la plus cruelle que j’aie eue à subir
-jamais, au point de vue de ma vie sociale.
-J’ai tendrement baisé, à la manière grecque,
-la porte de ma chambre, en quittant celle-ci
-pour la dernière fois. Mais enfin je ne perdais
-pas, j’ose le dire, l’amitié personnelle des
-membres de la communauté, en tant qu’individus.
-Je les revois encore, à l’occasion, et
-reçois de leurs nouvelles. Aussi bien n’est-ce
-pas de ce côté de la lutte que je veux parler,
-mais bien du conflit purement intérieur. L’anglican
-passé au catholicisme se trouve, pour
-ainsi dire, simultanément chassé de tous les
-chemins qu’il suivait. Son âme est saisie d’une
-douleur intolérable, et dont l’unique soulagement
-se trouve dans une espèce de quiétisme
-impassible. Se soumettre à l’Église, pour un
-anglican, c’est sortir à jamais de ce qui lui
-est familier et cher, pour s’en aller dans un
-immense désert où il est certain d’être épié,
-soupçonné, raillé, à chaque rencontre qu’il
-fera. Ou plutôt c’est là, certainement, en majeure
-partie, une illusion, et les choses se révèlent
-sous un tout autre aspect lorsque l’ex-anglican
-est décidément devenu catholique.
-Mais il n’en reste pas moins vrai qu’elles lui
-apparaissent d’abord sous cet aspect-là, qui
-pourrait bien être le dernier piège émotif
-tendu par Satan. A quoi j’ajouterai que celui-ci
-ne laisse pas d’être aidé, dans sa tâche, par
-la négligence des écrivains catholiques à rassurer
-les néophytes sur ce point particulier.</p>
-
-<p>Deux incidents de cet ordre ont presque failli
-éteindre en moi la lumière naissante de la
-foi. Je ne veux pas les décrire ici ; mais, dans
-les deux cas, ils ont eu pour point de départ
-une parole imprudente sortie de la bouche d’un
-prêtre catholique très sincère et très bon, dans
-un discours public. Quand une âme atteint un
-certain degré de conflit intérieur, elle cesse
-d’être tout à fait logique ; elle devient alors
-quelque chose de très tendre et de très impressionnable,
-frémissant au moindre contact, et
-aspirant à n’être touchée que par des mains
-qui ont été percées de clous. Or cette âme endolorie,
-durant la crise qui précède sa conversion,
-se trouve traitée rudement, poussée impérieusement
-d’un côté et de l’autre par un directeur
-qui ne se fait pas la moindre idée de
-son état, vivant lui-même au centre de la lumière
-vers laquelle l’âme tremblante du converti
-tâche à s’élever parmi des souffrances
-indicibles. Quoi d’étonnant que, plus d’une
-fois, cette âme misérable se laisse retomber
-dans la pénombre, plutôt que d’avoir à en
-supporter davantage, et même se persuade
-qu’une demi-lumière accompagnée de charité
-doit être plus proche du cœur de Dieu qu’un
-soleil éclatant au milieu d’un désert ?</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>VII</h3>
-
-<p>Je vais maintenant essayer de résumer brièvement
-la nature de ces doutes et de ces objections
-qui, depuis le mois d’octobre de l’année
-précédente, m’avaient de plus en plus préoccupé.
-Parfois, pour essayer d’y échapper, je me
-réfugiais désespérément dans la prière : mais
-bientôt mes angoisses me ressaisissaient, et,
-de nouveau, je me mettais à lire tous les livres
-qui avaient quelque chance de pouvoir me
-rassurer.</p>
-
-<p>Il y avait, d’abord, la conception générale
-du plan divin ; et en second lieu il y avait
-les faits réels qui m’entouraient dans le
-monde. Je vais commencer par ce second
-point, qui, moins important à mes yeux que
-le premier, l’a cependant précédé dans mes
-pensées. Voici en quoi il consistait :</p>
-
-<p>J’acceptais le christianisme comme la révélation
-de Dieu. C’était là, pour moi, un
-axiome dont je ne m’arrêterai pas à exposer
-les fondements. J’acceptais également la Bible
-comme un récit inspiré, et divinement garanti,
-des faits positifs de cette Révélation. Mais
-j’en étais arrivé à comprendre, comme je l’ai
-déjà expliqué, la nécessité de l’existence
-d’une Église enseignante qui fût chargée de
-conserver et d’interpréter les vérités du christianisme
-à la série des générations successives.
-C’est seulement pour une religion morte
-que des documents écrits peuvent suffire. Une
-religion vivante doit toujours être en état de
-s’adapter à un milieu nouveau sans rien perdre
-de son identité propre. D’où résulte cette conclusion
-certaine que, si le christianisme est,
-comme je le crois, une Révélation réelle,
-l’Église enseignante doit, en tout cas, avoir
-une opinion touchant le trésor confié à ses
-soins, et notamment touchant les divers points
-indispensables au salut de ses enfants. Cette
-Église peut rester elle-même dans l’indécision
-et peut permettre des vues divergentes sur des
-points purement théoriques ; elle peut souffrir,
-par exemple, que ses théologiens discutent
-au long des siècles les modes d’action
-de Dieu, ou bien encore les meilleures manières
-philosophiques d’interpréter les mystères
-du dogme ; elle peut encore autoriser
-la discussion sur les limites précises de certains
-de ses pouvoirs, et sur leur façon de
-s’exercer. Mais dans les choses qui affectent
-directement et pratiquement les âmes, comme
-par exemple le fait de la grâce, ses voies, les
-conditions nécessaires du salut, et le reste, il
-faut que non seulement l’Église ait une opinion
-définie, mais il faut aussi qu’elle la proclame
-constamment, et que, non moins constamment,
-elle impose silence à ceux qui voudraient
-obscurcir son opinion ou la défigurer.</p>
-
-<p>Or, tel n’était pas du tout le cas pour la communion
-chrétienne dont je me trouvais faire
-partie.</p>
-
-<p>J’étais desservant d’une Église qui ne semblait
-pas avoir une opinion fixe, même sur
-les matières les plus directement liées au salut
-des âmes. Ainsi, j’avais pour devoir de
-prêcher et de pratiquer le système de rédemption
-que Dieu nous a donné par le moyen de
-la vie et de la mort de Jésus-Christ, et je savais
-bien que ce système était sacramentel. Or,
-lorsque je regardais autour de moi, en quête
-d’un clair exposé de ce système, il m’était
-impossible de le découvrir. Il est vrai que
-bien des individus acceptaient et enseignaient
-ce que j’enseignais moi-même ; il y avait notamment
-les sociétés auxquelles j’appartenais,
-l’Union anglicane et la Confrérie du Saint-Sacrement,
-qui s’accordaient de la manière
-la plus absolue avec moi sur ce terrain : mais
-il m’était impossible de dire que les autorités
-de mon Église en fussent au même point.
-Pour m’en tenir à un seul exemple, mais capital — la
-doctrine de la Pénitence — j’ignorais
-tout à fait si mon Église me permettait
-ou non d’enseigner que cette pénitence était
-normalement indispensable pour le pardon
-du péché mortel. Au contraire, presque tous
-nos évêques niaient cela, et quelques-uns
-d’entre eux se refusaient même complètement
-à reconnaître le pouvoir de l’absolution.
-Mais, en admettant même que mes propres
-vues fussent tolérées — ce qu’elles n’étaient
-pas, tout au moins en droit strict — le fait
-que des vues qui excluaient les miennes se
-trouvassent jouir d’une égale tolérance, ce
-fait me prouvait que mes vues ne faisaient
-point partie de la doctrine foncière de mon
-Église. En mettant les choses au mieux, j’enseignais
-mon opinion privée sur un point qui
-demeurait encore, officiellement, indéfini.
-J’enseignais comme une certitude ce qui était
-encore incertain. De telle sorte que, à mesure
-que je me rendais un compte plus clair de
-cette situation, il me devenait de plus en plus
-impossible de dire que l’Église d’Angleterre
-proclamât le sacrement de la Confession.</p>
-
-<p>Je n’ignorais pas que bon nombre de mes
-confrères avaient une manière très simple
-d’échapper à ce dilemme. Ils faisaient appel
-non pas à la voix vivante de l’Église d’Angleterre,
-mais à ses formulaires écrits, qu’ils
-interprétaient en accord avec leurs propres
-vues. Mais, pour ma part, j’avais peine à
-suivre sincèrement leur exemple, parce que
-j’avais commencé à comprendre qu’un formulaire
-écrit ne peut jamais être décisif dans une
-Église où ce formulaire peut être interprété
-selon plusieurs sens différents — ce qui était
-le cas pour celui-là, sans le moindre doute — et
-dans une Église où les autorités non
-seulement se refusent à décider de l’unique
-sens véritable, mais tolèrent avec une égale
-facilité des sens qui s’excluent et se détruisent
-l’un l’autre. De plus en plus, je commençais
-à sentir la nécessité absolue d’une autorité
-vivante qui pût continuer de parler au fur et
-à mesure que plusieurs interprétations nouvelles
-de ses paroles anciennes se disputaient
-le privilège d’être conformes à son opinion.</p>
-
-<p>Et, naturellement, bien des personnes me
-conseillaient de m’en tenir à mon interprétation
-propre, sans m’occuper des autres : mais
-cela m’était impossible. J’estimais que, puisque
-mon interprétation était contestée, je
-n’avais pas le droit de l’enseigner comme valable.
-Là-dessus, on me rappelait le cas de
-théologiens anglicans tels que Pusey et Keble,
-qui avaient tranquillement soutenu comme
-certaines les vues les plus mystiques et les
-plus proches du catholicisme. Mais je répondais
-qu’il m’était impossible de m’appuyer
-sur l’autorité de tels individus particuliers, si
-éminents qu’ils fussent, étant donné qu’il y
-avait d’autres individus non moins éminents
-qui soutenaient des vues opposées.</p>
-
-<p>Deux ou trois de mes conseillers, enfin, me
-disaient que je m’occupais là de points secondaires,
-et nullement essentiels. Ils m’assuraient
-que les dogmes généraux du <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i>
-étaient les seuls qui fussent nécessaires, et
-que sur ceux-là l’Église anglicane se trouvait
-suffisamment d’accord. Mais je répondais que
-ces points dont je m’occupais étaient, au contraire,
-les plus pratiques de tous, ne concernant
-pas de vagues propositions théologiques,
-mais les détails les plus actuels de la
-vie chrétienne. Pouvais-je ou ne pouvais-je
-pas dire à mes pénitents qu’ils étaient tenus
-de confesser leurs péchés mortels avant la
-communion ? Et ce que je dis là de la Pénitence
-n’est qu’un exemple entre maints autres,
-car de tous côtés je voyais s’élever les
-mêmes questions. Je me trouvais entouré
-d’une Église dont la pratique m’apparaissait
-impossible à justifier. Ses enfants vivaient
-et mouraient par dizaine de milliers dans
-l’ignorance complète de ce que je croyais
-être le dogme chrétien, et dans une ignorance
-qui ne résultait point de leur propre négligence,
-mais bien de la volonté réfléchie
-d’hommes qui étaient des ministres de mon
-Église, aussi pleinement accrédités que moi-même,
-et qui en outre, tout comme moi,
-n’aspiraient qu’à enseigner ses préceptes et
-à lui obéir.</p>
-
-<p>Et puis, de l’autre côté, je voyais l’Église
-de Rome. J’avais, je crois bien, lu et entendu
-tous les arguments historiques ou théoriques
-qu’il était possible d’apporter contre ses titres :
-mais, à la regarder du point de vue pratique,
-il ne pouvait point faire de doute pour moi que
-le système de cette Église agissait là où le
-système de mon Église anglicane demeurait
-impuissant. On me disait que cette action était
-toute machinale, ou bien encore superstitieuse :
-mais, en tout cas, elle était réelle, incontestable.
-Je me souviens d’avoir, un jour,
-dans une conversation privée, comparé les
-deux systèmes rivaux à deux feux préparés de
-deux manières différentes. Le système anglican
-était comme si un homme approchait une
-allumette d’une masse de combustible entassée
-en bloc ; là où ce geste s’accompagnait de
-beaucoup de zèle et de sincérité personnels,
-sûrement une flamme jaillissait, des âmes se
-trouvaient échauffées et éclairées ; mais aussitôt
-que cette influence personnelle disparaissait,
-tout redevenait comme auparavant. Dans
-le système romain, au contraire, on avait beau
-me dire que les individus faisaient voir moins
-de zèle et moins de piété : en tout cas, le feu
-brûlait d’une flamme sûre et constante, tout
-à fait indépendamment de l’influence individuelle,
-parce que le combustible se trouvait
-préparé et disposé en bon ordre. Qu’un prêtre
-fût négligent, ou même relâché, dans ses vues
-privées, il n’en résultait aucune différence
-essentielle : son troupeau n’en savait pas
-moins ce qui était nécessaire pour le salut,
-et comment il pourrait l’obtenir. Le plus petit
-enfant élevé dans l’Église catholique romaine
-savait, de la manière la plus précise,
-comment il pouvait se réconcilier avec Dieu
-et recevoir sa grâce.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>VIII</h3>
-
-<p>En second lieu, il y avait la question générale
-de la catholicité. La théorie anglicane
-m’apparaissait simplement extravagante,
-maintenant que je la considérais d’un
-point de vue moins « provincial ». Je n’avais
-aucune idée, par exemple, de celui qui se
-trouvait être l’évêque légitime de Zanzibar :
-cela dépendait surtout, dans ma théorie
-d’alors, de la question de savoir quelle communion,
-la romaine ou l’anglicane, avait par
-hasard débarqué la première sur la côte
-d’Afrique ! En fait, la juridiction religieuse se
-présentait à moi comme une espèce de course
-au clocher pieuse. En Irlande, je savais fort
-bien que j’étais en communion avec des personnes
-qui, d’après mes vues individuelles,
-étaient absolument des hérétiques, et hors de
-communion avec des personnes dont les vues
-religieuses étaient exactement les miennes.
-Au contraire, la théorie romaine était, simplement,
-la même partout. Tout catholique romain
-pouvait dire avec saint Jérôme : « Je
-suis en communion avec le Christ, représenté
-par la chaire de Pierre. Sur ce rocher est
-construite toute l’Église. » Ici encore, la
-théorie romaine était logique et agissait, tandis
-que ma théorie anglicane n’avait ni consistance,
-ni action pratique.</p>
-
-<p>Après cela, il va sans dire que ces considérations
-ne résolvaient pas le problème. On
-me rappelait que Notre-Seigneur aimait à parler
-par paraboles, et se refusait volontiers à
-trancher les nœuds par des réponses simples
-et directes. Il n’y avait rien d’impossible à ce
-que le fil doré de Son plan divin passât précisément
-à travers ces fourrés qui me semblaient
-impénétrables, et que la grande route toute
-droite ne fût qu’un monument de l’impuissance
-et de l’erreur humaines.</p>
-
-<p>Aussi, bien que ces points me prédisposassent
-en faveur de l’Église de Rome, estimais-je
-qu’il m’était encore nécessaire de beaucoup
-lire et de beaucoup réfléchir avant de me décider.
-Sans compter que d’autres points dérivaient
-de ceux-là, qui exigeaient également
-une élucidation minutieuse. Par exemple,
-comment se pouvait-il que des dogmes qui
-contraignaient aujourd’hui la conscience des
-fidèles ne l’eussent pas contrainte il y a cent
-ans ? Que penser de dogmes nouvellement
-proclamés, comme celui de l’Immaculée-Conception — qui
-d’ailleurs, comme matière
-d’opinion privée, me paraissait parfaitement
-acceptable — et comme celui de l’infaillibilité
-papale ? Et puis enfin, il restait toujours
-encore le vieux problème, vainement étudié,
-des textes relatifs à saint Pierre et des commentaires
-patristiques à leur sujet.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>IX</h3>
-
-<p>Si bien qu’il y avait une chose que je commençais
-à voir avec une certitude de plus en
-plus accablante : à savoir, qu’il était impossible,
-en raison des immenses complications
-de l’histoire, de la philosophie, de l’exégèse,
-de la loi naturelle, etc., de soutenir avec probabilité
-n’importe quelle théorie au monde.
-Les matériaux d’après lesquels je me trouvais
-forcé de juger, avec toute mon incompétence,
-étaient comme un vaste kaléidoscope de couleurs.
-Chaque homme avait une inclination naturelle
-vers une théorie, et tendait à choisir
-celle-là. Il était incontestablement possible
-de trouver des arguments en faveur de l’anglicanisme,
-ou de la papauté, ou du judaïsme,
-ou du système des Quakers. Et c’était dans
-ces conditions, presque désespérantes, que je
-m’étais mis à l’œuvre ! Mais, avec cela, il y
-avait une chose qui m’apparaissait, par degrés,
-non moins évidente : à savoir, que l’intelligence,
-réduite à ses propres moyens, ne
-pouvait prouver que très peu. L’énigme que
-Dieu m’avait donné à résoudre consistait en
-des éléments dont la solution avait besoin
-non seulement de la tête, mais aussi du cœur,
-de l’imagination, des intuitions, en un mot
-de notre nature humaine tout entière. C’était
-chose impossible d’échapper complètement
-à notre prévention native : mais du moins je
-devais faire de mon mieux. Je devais me reculer
-un peu de la toile, et regarder la peinture
-d’ensemble, au lieu de me tenir penché
-sur elle avec un centimètre. Voilà ce que je
-sentis de plus en plus, à mesure que j’avançais
-dans mon enquête ! Mais, avant d’en arriver
-là, je m’étais plongé à l’aveugle dans le
-tourbillon affolant de la controverse.</p>
-
-<p>J’ennuierais le lecteur en essayant de lui
-fournir une liste un peu complète de tous les
-ouvrages de controverse que j’ai lus, pendant
-les huit derniers mois de ma période anglicane.
-Je dévorais littéralement tout ce que je
-pouvais trouver, dans les deux camps. Je me
-nourrissais des livres du Révérend Gore, de
-Richardson, de Pusey, de Ryder, de Littledale,
-de Puller, de Stone, de Percival, de
-Mortimer, de Mallock, de Rivington. J’étudiais
-avec soin un manuscrit sur l’histoire du
-règne d’Élisabeth ; je prenais des notes en
-abondance ; et enfin je lisais le <i>Développement</i>
-de Newman, ainsi que la réponse de Mozley.
-Je cherchais aussi l’interprétation de divers
-points chez les Pères, mais avec une espèce
-de désespoir, en me sachant tout à fait incompétent
-pour décider, là où de grands savants
-s’étaient trouvés en désaccord. Je dois
-avouer que toutes ces lectures m’ont troublé
-et désolé au dernier point. Ne valait-il pas
-mieux pour moi abandonner ces recherches
-poussiéreuses, et rester paisiblement dans la
-situation où m’avait placé la Providence divine ?
-Après tout, une renaissance extraordinaire
-de vie spirituelle s’était produite, récemment,
-dans l’Église d’Angleterre, et la nature
-de ma tâche de missionnaire m’avait tout particulièrement
-permis d’en constater les effets.
-Ne serait-ce pas une sorte de péché contre le
-Saint-Esprit, de tourner le dos à une œuvre
-aussi manifestement solide de la grâce, pour
-me mettre en quête de ce qui pourrait bien
-n’être qu’un brillant et séduisant fantôme ?</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c5">CHAPITRE V<br>
-<span class="xsmall">LA MONTÉE DÉCISIVE</span></h2>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Par degrés, cependant, trois choses se
-dégagèrent pour moi de ce bruyant tourbillon
-d’idées et écrits. La première de ces trois
-choses fut une pensée. Mon supérieur m’avait
-donné à entendre que je m’exposais sans
-aucun doute au péché d’orgueil en me hasardant
-à dresser mon opinion propre contre
-les vues d’hommes tels que Pusey et Keble,
-d’hommes qui m’étaient infiniment supérieurs
-en science, en expérience, et en valeur morale.
-Ces hommes avaient pénétré dans toutes les
-questions qui m’occupaient, les avaient explorées
-bien plus profondément que je pouvais
-jamais espérer de le faire : et ils étaient
-arrivés à la conclusion que les titres de Rome
-n’étaient point justifiés, et que l’Église d’Angleterre
-formait, tout au moins, une partie de
-l’Église du Christ. Or, je compris clairement,
-tout d’un coup, ce que j’avais seulement soupçonné
-jusque-là : à savoir que si, comme
-je le croyais, l’Église du Christ était la voie
-divine du salut, c’était chose impossible que
-la découverte de cette voie fût une affaire
-d’intelligence ou d’érudition, car, à ce prix,
-le salut deviendrait plus facile pour l’homme
-adroit et possédant des loisirs que pour
-l’homme simple et n’ayant point le temps de
-longues réflexions. Et quant à ce qui était de
-la sainteté d’hommes tels que Pusey, je me
-dis que, somme toute, le Christ était venu en
-ce monde pour sauver les pécheurs. Deux ou
-trois textes de l’Écriture commencèrent à
-m’apparaître en lettres de flamme. « Il y aura
-un grand chemin, écrivait Isaïe, et le racheté
-y marchera. Celui qui s’y sera engagé, si
-même il est sot, ne risquera pas de s’égarer. »
-D’autre part, Notre-Seigneur a dit : « Une
-cité placée sur une montagne ne saurait être
-cachée. » Et encore : « A moins que vous deveniez
-pareils à de petits enfants, vous ne
-pourrez pas entrer dans le royaume des
-cieux ! » Ou bien encore : « Je te remercie, O
-mon Père, de ce que tu as caché ces choses
-aux sages et aux prudents, et les as révélées
-aux tout petits ! »</p>
-
-<p>Je ne saurais décrire le soulagement que
-m’a apporté cette pensée. Je voyais maintenant
-que mes difficultés intellectuelles ne
-constituaient pas du tout le vrai cœur de
-l’affaire, et que je n’avais aucun droit de me
-décourager parce que je me savais infiniment
-inférieur à d’autres qui avaient décidé contre
-la cause que je commençais à reconnaître
-pour vraie. L’humilité et la bonne foi, je
-m’en rendais compte à présent, avaient bien
-plus d’importance que toute l’érudition patristique.
-Et aussi commençai-je depuis lors,
-bien plus encore qu’auparavant, à aspirer
-vers ces deux vertus, et à me remettre entre
-les mains de Dieu. Tous les jours, je pratiquais
-l’un des actes d’humilité recommandés
-par saint Ignace dans ses <i>Exercices spirituels</i>.
-En fait, je crois même que, sous l’excès de la
-réaction, je courais un certain danger de retomber
-dans le quiétisme.</p>
-
-<p>Mais alors deux livres vinrent à mon secours,
-le <i>Développement</i> de Newman, et la
-<i>Déruption doctrinale</i> de Mallock. Il y eut
-aussi l’un des <i>Essais</i> du Père Carson qui me
-fut très précieux durant cette crise — celui
-qui traitait de la croissance de l’Église depuis
-son état embryonnaire jusqu’à sa pleine virilité ;
-car peut-être était-ce la doctrine de cet
-essai qui m’aidait le mieux à résoudre mes
-dernières difficultés. Et enfin je dois citer le
-livre de M. Spencer Jones sur <i>l’Angleterre
-et le Saint-Siège</i>, ouvrage des plus remarquables,
-écrit par un homme qui est encore
-aujourd’hui pasteur de l’Église d’Angleterre.
-Chacun de ces livres m’aidait à sa façon,
-non point peut-être directement pour l’acquisition
-de ma foi nouvelle — car celle-ci se
-formait en moi aussi indépendamment de
-tout effort intellectuel que de tout attrait
-sentimental : mais ces divers écrits avaient
-pour moi l’avantage, d’une part, de détruire
-les obstacles qui se dressaient entre Rome
-et moi, et d’autre part de détruire les derniers
-vestiges de liens théoriques qui me rattachaient
-à l’Église d’Angleterre. Grâce à eux
-je commençais désormais à voir poindre nettement,
-comme des montagnes à travers
-une brume matinale, les contours de ce que
-j’appellerai les vues générales des deux communions
-entre lesquelles je me trouvais partagé.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>II</h3>
-
-<p>En premier lieu, il y avait la vue générale
-de l’Église d’Angleterre, et de ses relations
-avec le christianisme. Ces relations, comme
-je l’ai dit déjà, reposaient maintenant entièrement
-sur ma théorie de « l’Église diffusive ».
-Or le livre de M. Mallock, après avoir exposé
-précisément cette théorie avec une impartialité
-absolue, la démolissait de fond en
-comble. Aussitôt que j’eus achevé la lecture
-de ce livre, je compris trop sûrement que je
-n’avais plus rien à dire du point de vue anglican.
-Un seul espoir me restait désormais,
-et celui-là même bien faible dans mon état
-présent : l’espoir d’une retombée dans cette
-espèce d’agnosticisme pieux qui est aujourd’hui
-le refuge d’un grand nombre de pasteurs
-anglais. Mais j’ai l’idée que, avec cela,
-si les autres livres que j’ai cités tout à l’heure
-n’étaient pas venus, vers le même temps, me
-révéler très nettement les contours de l’Église
-catholique, j’aurais fait en sorte de retomber
-de mon mieux dans cet agnosticisme, et en
-serais resté au point où j’étais, en me confirmant
-par le souvenir de l’extrême confusion
-de l’histoire de l’Église et par ma connaissance
-positive des œuvres incontestablement
-accomplies par Dieu, de nos jours, dans la
-communion anglicane.</p>
-
-<p>Je n’ai pas à décrire tout au long l’argument
-de M. Mallock. Mais, en un mot, le
-voici : la théorie de l’Église diffusive est bien
-considérée par les ritualistes anglais comme
-le fondement de leurs croyances, mais, en
-réalité, l’Église diffusive elle-même repousse
-cette théorie. Rome, Moscou et Cantorbéry,
-tout en s’accordant sur d’autres points, sont
-expressément en désaccord sur celui-là. Par
-conséquent, l’autorité à laquelle ma théorie
-faisait appel se refuse implicitement à me servir
-d’autorité ; et, comme conséquence dernière,
-toute ma théorie n’est rien qu’une illusion.</p>
-
-<p>Plus d’une fois, depuis lors, j’ai sollicité
-une réponse à cet argument de M. Mallock,
-et jamais encore je n’en ai reçu aucune. Tout
-au plus un savant et zélé anglican a-t-il pu
-me dire que l’argument était trop logique
-pour être vrai, et que le cœur avait des raisons
-que la raison ne connaissait pas.</p>
-
-<p>Je commençai maintenant à me tourner
-avec plus d’espoir vers les ouvrages « constructifs ».
-Dans celui de M. Spencer Jones, je
-trouvai une systématisation méthodique des
-arguments qui m’aidait grandement à éclaircir
-mes pensées, tandis que, par ailleurs,
-l’<i>Essai</i> du Père Carson m’offrait une sorte de
-variation brillante sur le grand thème de Newman.
-Mais surtout c’était le livre fameux de
-Newman lui-même qui, comme un magicien,
-effaçant devant moi les derniers nuages, me
-permettait d’apercevoir la Cité de Dieu dans
-toute sa force et toute sa beauté.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>III</h3>
-
-<p>Cependant rien de tout cela ne contribua
-autant que la lecture des Écritures elles-mêmes
-à me renseigner sur la valeur positive
-des titres de Rome. De tous côtés mes
-amis me disaient d’étudier la parole écrite de
-Dieu ; et, en vérité, c’était le meilleur conseil
-que l’on pût me donner, car mes amis et moi
-étions d’accord pour accepter les Écritures
-comme l’œuvre inspirée de Dieu. Mais eux,
-dans ces Écritures interprétées par ce qu’ils
-croyaient être l’Église, ils trouvaient la confirmation
-de leurs propres vues, tandis que
-moi, depuis que j’avais perdu confiance dans
-l’Église à laquelle j’appartenais, ou plutôt
-depuis que j’avais cessé de recevoir de cette
-Église la moindre interprétation positive qui
-eût de quoi me satisfaire, je me trouvais réduit
-aux Écritures toutes seules. Je pouvais
-lire indéfiniment des livres de controverse,
-et échouer à découvrir les erreurs et faiblesses
-humaines qui les viciaient de part et
-d’autre ; certes, je ferais mieux de m’adresser
-à des écrits où l’erreur n’existait pas. Et
-ainsi, une fois de plus, je me tournai vers le
-Nouveau Testament, en essayant d’y trouver
-un fil qui rassemblerait toutes mes croyances,
-une autorité vivante qui me renseignerait sur
-les titres authentiques de cette autre autorité
-que des motifs tout humains me montraient
-comme la plus consistante de toutes, l’autorité
-du successeur de saint Pierre prétendant
-au droit d’être le Précepteur et le Maître
-de tous les chrétiens.</p>
-
-<p>On m’a dit alors, naturellement, que j’avais
-trouvé dans le Nouveau Testament ce que
-j’espérais y trouver ; que j’avais déjà accepté
-entièrement les titres de Rome, que, par
-suite, je m’étais entraîné à conclure que les
-Écritures les confirmaient aussi. De telle
-sorte que l’on me prescrivait de m’adresser
-de nouveau aux théologiens pour l’interprétation
-de l’Écriture, c’est-à-dire, en fait, de
-revenir à ce même chaos de témoignages qui
-d’ailleurs, dans l’ensemble, m’avaient paru
-plutôt appuyer la position romaine, mais dont
-on m’avait conseillé auparavant de me dégager
-pour ne plus interroger que la propre
-parole de Dieu. Et cependant que pouvais-je
-faire, sinon de tâcher honnêtement à rechercher,
-dans le livre divin, les preuves des
-seuls titres qui me semblaient à la fois cohérents,
-raisonnables, historiques, pratiques,
-et même nécessaires d’une nécessité intrinsèque ?</p>
-
-<p>Après quoi je n’ai pas besoin de dire que
-j’ai trouvé dans les Écritures une confirmation
-bien plus évidente et facile des titres de
-l’autorité du pape que de bien d’autres doctrines
-que j’étais pleinement disposé à accepter
-comme m’étant affirmées par les Saintes
-Écritures. Des dogmes tels que celui de
-la Sainte Trinité, des sacrements tels que
-celui de la Confirmation, et des institutions
-telles que celle de l’épiscopat, toutes ces
-choses peuvent en vérité, pour l’anglican
-aussi bien que pour le catholique, être découvertes
-dans l’Écriture, si l’on veut creuser
-celle-ci pour les découvrir. Mais les titres des
-successeurs de Pierre, eux, n’ont pas besoin
-que l’on creuse pour les découvrir : ils s’étalent
-devant nous comme un grand diamant,
-rayonnant à la surface, pour peu que l’on
-ait frotté ses yeux et qu’on se soit délivré de
-toute prévention anti-catholique. Jésus déclare
-que sur Pierre il bâtira son Église :
-il enjoint à ce même Pierre, au lendemain de
-son plus grave péché, de « paître ses brebis ».
-Il fait cela comme Bon Pasteur, et, comme
-Porte, il donne à Pierre les clefs de son
-Église. J’ai trouvé en tout vingt-neuf passages
-des Écritures où les prérogatives de
-Pierre sont tout au moins impliquées, et je
-n’en ai pas trouvé un seul qui leur fût contraire,
-ou incompatible avec leur admission.
-J’ai, d’ailleurs, reproduit ces passages dans
-une petite brochure, écrite peu de temps après
-ma conversion.</p>
-
-<p>Il est, naturellement, tout à fait impossible
-pour moi de désigner telle ou telle de ces
-diverses lectures comme étant celle qui m’a
-décidément convaincu. Au reste, ce n’est pas
-un argument qui m’a convaincu, non plus
-qu’un sentiment qui m’a poussé. Je me suis
-trouvé simplement conduit par l’Esprit de
-Dieu vers un terrain d’où il m’est devenu aisé
-de voir les faits tels qu’ils étaient. Mais je
-n’en suis pas moins forcé de reconnaître que
-c’est surtout le livre de Newman qui m’a indiqué
-les faits, qui a transporté mon regard
-de tel point à tel autre, et qui m’a montré de
-quelle manière le glorieux monument tout
-entier se dressait sur les fondements immuables
-de l’Évangile, pour s’élever de là jusque
-dans le ciel.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>IV</h3>
-
-<p>Dans ce livre de Newman je voyais — pour
-adopter une autre image — l’Épouse mystique
-du Christ croissant par degrés de l’enfance
-à l’adolescence, grandissant à la fois en
-taille et en sagesse, n’acquérant point de connaissances
-nouvelles, mais développant celles
-qu’elle avait dès l’abord, et renforçant ses
-membres et étendant ses mains ; changeant
-parfois d’aspect et de langue, recourant tantôt
-à une forme d’expression humaine et tantôt
-à une autre pour traduire de plus en plus
-complètement sa pensée ; et tirant de son
-trésor des choses qui lui avaient appartenu
-depuis le premier jour, et toujours pénétrée
-de l’esprit de son Époux, et toujours souffrant
-comme Il l’avait fait.</p>
-
-<p>Elle aussi, l’Épouse, elle avait été trahie
-et crucifiée. Elle avait eu à « mourir chaque
-jour », comme son Époux. Elle avait été
-raillée, niée, méprisée. Elle avait été dépouillée
-de ses vêtements, et n’en était apparue
-que plus glorieuse, comme une vraie fille de
-roi. Elle avait été mise au tombeau, recouverte
-d’une pierre par les pouvoirs séculiers,
-et puis était ressuscitée en de merveilleux
-jours de Pâques. Elle avait passé par des
-portes que l’on croyait fermées à jamais ; elle
-avait étalé ses banquets mystiques dans
-d’humbles mansardes et au bord de la mer ;
-et surtout elle était montée par delà les nuages,
-pour aller demeurer dans le royaume céleste
-avec Celui qui était son Époux et son Dieu.</p>
-
-<p>L’une après l’autre, mes difficultés s’évanouissaient
-à mesure que je contemplais cette
-Église. Je voyais maintenant de quelle façon
-il était nécessaire que ses aspects extérieurs
-changeassent, et que l’enfant torturé des catacombes
-semblât très différent de la Mère et
-Maîtresse régnante des Églises. Je voyais
-aussi comment il n’y avait pas jusqu’à sa
-constitution qui ne dût subir un changement
-apparent ; comment ses membres, qui d’abord
-s’étaient mus gauchement et avec des allures
-spasmodiques, avaient dû devenir de plus en
-plus dirigés par la Tête visible, à mesure
-qu’elle acquérait plus de forces ; comment les
-grands gestes naïfs des premiers Conciles
-avaient dû peu à peu évoluer vers la voix sereine
-qui, maintenant, sortait de ses lèvres ;
-comment le sens implicite des premiers siècles
-avait dû s’exprimer avec de plus en plus
-de précision, à mesure que l’Église avait pris
-l’habitude de parler aux hommes de ce qu’elle
-savait depuis le commencement ; et comment
-elle continuait de nos jours à proclamer le
-principe sur lequel son action était fondée de
-tout temps, à savoir que, dans les matières
-qui concernaient le contenu vital de son message,
-sa Tête se trouvait inspirée, pour la
-protéger, de ce même Esprit de vérité qui
-d’abord avait formé son corps dans le sein
-de l’humanité.</p>
-
-<p>Je ne dis pas que toutes mes difficultés
-s’en soient allées d’un seul coup. Non, et en
-fait, je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui un
-seul catholique qui ose dire qu’il ne rencontre
-pas de difficultés autour de sa foi : mais
-je comprenais dès lors que « dix mille difficultés
-n’arrivent pas à constituer un doute ».
-Il restait toujours encore les vieux problèmes
-éternels du péché et de la volonté libre :
-mais pour celui qui, une fois, a plongé ses
-yeux dans ceux de la grande Mère, ces problèmes
-ne sont plus rien, car celui-là comprend
-que la Mère sait, si nous ignorons ;
-qu’elle sait, même si elle ne dit pas qu’elle
-sait ; et qu’au dedans d’elle, quelque part,
-tout au fond de son grand cœur, réside la
-science infinie de Dieu.</p>
-
-<p>Ainsi, pour la première fois, ma conception
-idéale de l’Église du Christ m’apparaissait
-à présent pleinement réalisée dans ce que
-j’avais coutume d’appeler l’Église de Rome.
-Et que si, ensuite, je me retournais et regardais
-de nouveau l’Église d’Angleterre, je découvrais
-une différence extraordinaire. Ce
-n’était pas que mon ancienne Église eût cessé
-de me paraître aimable. Je continue à l’aimer
-maintenant encore, de la manière dont on
-peut aimer un ami tout en se rendant compte
-de ce qu’il a en soi de peu satisfaisant.
-L’Église d’Angleterre m’apparaissait douée
-de cent vertus, d’une langue délicate, d’un
-esprit poétique ; un parfum charmant s’exhalait
-d’elle ; elle était infiniment séduisante et
-touchante ; elle avait l’avantage de demeurer
-dans la pénombre de son vague, comme aussi
-d’habiter de superbes demeures, encore qu’elle
-ne les eût pas construites elle-même ; elle
-avait certaines façons gracieuses, certains
-modes d’expression d’une douceur exquise ; sa
-musique et sa poésie me semblent, aujourd’hui
-encore, extrêmement belles ; et puis, par-dessus
-tout, elle était la mère nourricière de beaucoup
-de mes meilleurs amis, et pendant plus
-de trente ans elle m’avait élevé et nourri,
-moi aussi, avec une bonté pleine d’indulgence.
-A coup sûr, je n’avais pas l’ingratitude
-de méconnaître ses mérites : mais c’était chose
-entièrement impossible pour moi de continuer
-à la révérer comme la divine maîtresse de
-mon âme.</p>
-
-<p>Il est vrai qu’elle m’avait nourri des meilleurs
-aliments qu’elle possédât, et que Notre-Seigneur
-avait joint à ces dons, qui me
-venaient d’elle, d’autres dons meilleurs encore
-qui ne me venaient que de Lui ; et c’était elle,
-en outre, qui m’avait toujours mené vers Lui,
-le désignant à mon attention beaucoup plus
-que soi-même. Mais tout cela ne suffisait pas
-à faire d’elle ma reine, ni non plus ma mère,
-et, en fait, sur bien des sujets, elle m’avait
-trompé, non point par sa faute, mais en raison
-de l’infortune de sa propre nature.
-Lorsque je l’avais interrogée sur les fondements
-de la vie que je menais sous sa protection,
-elle n’avait pas pu répondre. Elle m’avait
-dit simplement de rester en repos et de l’aimer ;
-or, cela n’était pas assez pour moi. Une
-âme ne peut pas se satisfaire indéfiniment de
-pure bonté, ni d’un murmure apaisant, ni
-du chant des hymnes ; et il y a une liberté
-qui constitue un esclavage plus intolérable
-que la plus lourde des chaînes. Tel que j’étais,
-moi, je ne désirais nullement pouvoir aller
-d’un côté ou de l’autre selon mon propre gré ;
-ce que je désirais, c’était de savoir dans quelle
-voie Dieu voulait que j’allasse. Je n’avais
-aucun besoin d’être libre pour pouvoir changer
-à mon gré ma conception de la vérité : mais
-plutôt j’avais besoin d’une vérité qui, elle-même,
-pût me rendre libre. Je n’avais pas
-besoin des larges chemins du plaisir, mais du
-chemin étroit qui est la Vérité et la Vie. Et,
-pour toutes ces choses, l’Église d’Angleterre
-était hors d’état de m’aider.</p>
-
-<p>Ainsi je la voyais, mon ancienne maîtresse,
-aimante et touchante, me retenant à son service
-par tous les liens humains ; tandis que
-de l’autre côté, dans un rayonnement d’aveuglante
-lumière, je voyais l’Épouse du Christ,
-dominante et impérieuse, mais avec un regard
-dans ses yeux et un sourire sur ses lèvres qui
-ne pouvaient naître que d’une vision céleste.
-Et celle-là m’appelait à son service non point
-parce qu’elle avait jamais rien fait pour moi,
-non point, comme l’autre, parce que j’étais
-un Anglais épris des manières anglaises, mais
-simplement et uniquement parce que j’étais
-un enfant de Dieu, et parce qu’à elle Dieu
-avait dit : « Prends cet enfant et nourris-le
-pour moi, et je te donnerai tes gages ! » Parce
-que, simplement et uniquement, elle était
-l’Épouse de Dieu, et que, moi, j’étais un fils
-de son divin Époux.</p>
-
-<p>Si, dans ce choix, j’avais hésité et que je
-fusse revenu à celle que je connaissais et
-aimais, de préférence à celle que, jusqu’alors,
-je voyais seulement et redoutais de loin, je
-comprenais que je serais tombé, sans l’ombre
-d’un doute, sous le poids de cette condamnation
-prononcée par mon divin Maître : « A
-moins qu’un homme abandonne son père et
-sa mère, et tout ce qu’il possède, il ne peut
-pas être mon disciple ! » Si bien que, dès le
-début de l’été, j’allai trouver mon supérieur,
-je lui exposai, une fois de plus, mon état
-d’esprit, et j’obtins de lui la permission d’aller
-passer quelques mois dans la maison de ma
-mère, pour me reposer et pour réfléchir.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c6">CHAPITRE VI<br>
-<span class="xsmall">LES DERNIERS PAS</span></h2>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Je revins chez ma mère dans un état assez
-étrange, mais à coup sûr profondément misérable.
-Pour résumer en un mot une foule de
-symptômes que je ne puis songer à mettre
-sous les yeux du lecteur, je me sentais complètement
-épuisé au point de vue spirituel.
-Une seule chose m’apparaissait avec une
-clarté absolue, autant du moins que je restais
-capable d’une vision intellectuelle : c’était
-que j’avais le devoir de me soumettre à Rome.
-C’est aussi ce que je fis comprendre à ma
-mère, pour laquelle je n’avais pas eu de
-secrets depuis le premier jour ; et je me rendis
-volontiers à la proposition qu’elle me fit,
-d’ajourner toute résolution jusque vers la fin
-de mai, afin de me laisser le temps et le repos
-nécessaires pour une réaction possible. Pendant
-ce temps, il m’est arrivé plus d’une fois
-de célébrer encore la communion anglicane
-dans la petite chapelle de notre maison, et
-cela pour des motifs que j’ai déjà expliqués :
-mais, avec le consentement de mon supérieur,
-je refusai obstinément d’aller prêcher
-où que ce fût, en déclarant que, pour le
-moment, je traversais une crise d’où allaient
-dépendre tous mes plans pour l’avenir. Aussi
-bien était-il parfaitement exact que je me trouvais,
-à ce moment, dans une période d’indécision
-totale, quant à la suite de ma vie religieuse ;
-car ma confiance dans le jugement de
-mes supérieurs et dans celui de ma mère aurait
-déjà suffi pour me faire admettre la possibilité
-d’un changement qui me ramènerait à mon
-ancienne manière de voir. Matériellement,
-j’étais toujours encore un membre de la communauté
-anglicane de la Résurrection ; je récitais
-mon office avec une régularité parfaite,
-et observais les autres détails de la règle de
-notre communauté. Dès lors, pourtant, j’avais
-fait part à quelques amis intimes de ce que je
-considérais comme devant m’arriver.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>II</h3>
-
-<p>Au cours de mes lectures de l’hiver précédent,
-j’avais étudié avec un plaisir tout
-particulier un certain manuscrit du temps
-d’Élisabeth dont j’ai déjà fait mention, et où
-se trouvaient décrites des scènes de la vie religieuse
-de cette période. La peinture contenue
-dans ce livre m’avait laissé un souvenir très
-vivant, et maintenant, pendant mon séjour
-chez ma mère, je me demandai si je ne ferais
-pas bien de tenter une sorte de roman historique
-sur le même sujet, par manière de soupape
-de sûreté à mes troubles intérieurs.
-D’où résulta que, bientôt, je me vis plongé
-tout entier dans la confection d’un roman
-publié par moi plus tard sous le titre de <i>Par
-quelle Autorité ?</i> La préparation de ce roman
-m’excita à un degré extraordinaire. Je travaillais
-au moins huit ou dix heures chaque
-jour, tantôt écrivant, tantôt lisant et annotant
-tous les livres et toutes les brochures
-historiques sur lesquels je pouvais mettre la
-main. Je découvrais des passages dans des
-revues, des phrases isolées dans de vieux
-livres, et je recueillais tout cela, et m’arrangeais
-pour le faire figurer parmi les matériaux
-qui devaient me servir à la mise au
-point de mon livre. Dès le début de septembre,
-celui-ci se trouvait aux trois quarts
-achevé.</p>
-
-<p>J’aurais bien des défauts à relever aujourd’hui
-dans ce roman. Il est beaucoup trop
-long, et d’un sentimentalisme inutile, et beaucoup
-trop encombré de détails historiques :
-mais surtout l’atmosphère mentale que j’ai
-dépeinte dans mon récit y est au moins d’un
-siècle en avance : car ce n’est guère que sous
-les règnes des deux Charles Stuart que les
-hommes ont pensé et senti comme je les ai
-représentés pensant et sentant sous le règne
-d’Élisabeth. Il n’y a que deux points sur lesquels
-mon ancien roman me satisfasse encore :
-Il a, je crois bien, une certaine fraîcheur
-assez agréable, et en second lieu il est
-d’une exactitude tout à fait irréprochable
-sous le rapport des faits historiques. Jamais,
-en tout cas, je n’ai pu découvrir, sous ce
-rapport, la moindre assertion erronée, ce
-qui s’explique d’ailleurs par le soin et le
-scrupule extrêmes avec lesquels je m’occupais
-de la justesse d’une foule de détails
-absolument insignifiants pour l’ensemble
-de la vérité historique. Mais surtout je suis
-reconnaissant à ce livre d’avoir très bien
-joué le rôle en vue duquel je m’étais mis à
-l’écrire. Sa rédaction a été vraiment, pour
-mon âme inquiète d’alors, une soupape de
-sûreté infiniment précieuse, et je me demande
-parfois ce qui aurait pu m’arriver si je ne
-m’étais pas avisé d’un tel moyen de m’abstraire,
-en quelque sorte, de moi-même<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Le roman intitulé : <i>Par quelle Autorité ?</i> a été traduit
-en français, il y a quelques années, et publié à la
-librairie Lethielleux.</p>
-</div>
-<p>Mais j’avais beau attendre et ne plus réfléchir :
-de plus en plus, ma résolution se dessinait
-clairement devant moi. Dans tous ces
-livres d’histoire que je lisais, je retrouvais
-les anciens fondements catholiques de l’Église
-d’Angleterre ressortant du sol, comme ces
-contours de vieux murs démolis que l’on aperçoit
-parmi le gazon d’une verte prairie. Je
-commençais à m’étonner de plus en plus
-d’avoir pu imaginer jamais que ma communion
-anglicane fût identique à la vieille
-Église d’Angleterre. C’est ainsi que, depuis
-plusieurs années déjà, j’avais prétendu dire
-la « messe » en célébrant notre office du matin,
-et affirmer que le sacrifice de la messe avait
-toujours été regardé comme l’une des doctrines
-essentielles de l’Église d’Angleterre ; et voici
-que, sous le règne d’Élisabeth, des prêtres
-étaient punis de mort simplement pour le
-crime d’avoir fait ce que j’avais prétendu
-faire au nom de l’Église qui les persécutait !
-J’avais supposé que nos tables de communion
-en bois étaient des autels ; et voici que, au
-temps des Tudor, les vieilles pierres des autels
-avaient été renversées et délibérément outragées
-par les dignitaires de l’Église à laquelle
-j’appartenais encore officiellement ! Les choses
-qui m’étaient les plus chères à Mierfield, les
-vêtements sacerdotaux, les crucifix, les chapelets,
-tout cela sous Élisabeth avait été
-solennellement dénoncé comme des « objets
-sacrilèges » et des « emblèmes de superstition » !
-Je m’étonnais d’avoir pu me tromper
-à ce point, et le fait est que, dès avant
-l’achèvement de mon livre, j’ai même tout
-à fait renoncé à célébrer l’office de communion.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>III</h3>
-
-<p>Pendant cet été passé chez ma mère, celle-ci
-avait obtenu de moi que j’allasse consulter
-trois membres éminents de l’Église d’Angleterre :
-un pasteur de paroisse des plus connus,
-un haut dignitaire et un laïc non moins
-renommé. Tous les trois se sont montrés à
-mon égard d’une bonté touchante ; et je dois
-reconnaître, par-dessus tout, que pas un seul
-d’entre eux ne m’a fait le reproche de déloyauté
-envers la mémoire de mon père. Ils
-comprenaient tous les trois que, dans des
-circonstances comme celles qui me préoccupaient,
-un tel argument ne pouvait entrer en
-ligne de compte.</p>
-
-<p>Le pasteur de paroisse ne produisit absolument
-aucun effet sur moi. Il tenta à peine
-de discuter, et ne me dit presque rien que
-je puisse me rappeler, à cela près qu’il attira
-mon attention sur l’incontestable renaissance
-de la vie spirituelle dans l’Église d’Angleterre,
-durant les derniers temps. Or, comme
-je crois l’avoir dit, c’était là un argument qui,
-à mes yeux, prouvait simplement que Dieu
-récompensait le surcroît de zèle par un surcroît
-de bénédiction. Mon interlocuteur lui-même
-m’offrait un excellent exemple d’un
-zèle ainsi récompensé. Et quant au fait que,
-cette renaissance spirituelle s’étant accompagnée
-de tendances à une conception plus
-sacramentelle, l’on pouvait trouver là un témoignage
-en faveur de la validité des sacrements
-anglicans, il y avait longtemps que
-cet argument-là avait cessé de me toucher.
-Car, en premier lieu, la même renaissance
-avait eu lieu parmi les presbytériens, et sans
-que les anglicans de la Haute-Église en tirassent
-argument pour accepter la validité des
-ordres presbytériens ; et puis, en second lieu,
-il était naturel que la renaissance revêtit cette
-forme parmi les anglicans, puisque leur <i>Livre
-de prières</i> les dirigeait expressément en ce
-sens.</p>
-
-<p>Le haut dignitaire, en compagnie duquel je
-passai quelques jours, et qui, lui aussi, me
-fit voir une indulgence et une amabilité extrêmes,
-n’était point parvenu, je crois, à
-comprendre ma véritable position religieuse.
-Il me demanda s’il n’y avait pas, dans l’Église
-romaine, des dévotions à l’égard desquelles
-je sentisse une répugnance. Je dus lui répondre
-qu’en effet il y en avait quelques-unes,
-et notamment les dévotions populaires
-à la Vierge. Sur quoi mon hôte témoigna
-d’une grande surprise à la pensée que je
-pusse sérieusement envisager la perspective
-de me soumettre à une communion où je
-risquais d’avoir à employer des méthodes de
-culte désapprouvées par moi. En vain j’essayai
-de lui expliquer que je me proposais de
-devenir catholique romain non point parce
-que j’étais attiré par les coutumes de l’Église
-romaine, mais parce que je croyais que cette
-Église était l’Église de Dieu ; et que, par
-suite, si mes opinions sur des détails accessoires
-différaient de celles de l’Église, c’était
-tant pis pour moi ; mais que, en fait, j’allais
-tâcher à étouffer en moi le plus possible ces
-dernières répugnances, car j’entendais aller
-vers Rome non point comme un critique ni
-un précepteur, mais bien comme un enfant
-et un élève. Mon hôte me sembla juger ce
-point de vue quelque peu immoral. A ses
-yeux, évidemment, la religion était plus ou
-moins une affaire de choix et de goût individuels.</p>
-
-<p>Mes entretiens avec lui illustrèrent en moi,
-une fois de plus, ma conviction de l’impossibilité
-pour l’Église d’Angleterre de remplir
-sa mission de corps enseignant, — c’est-à-dire
-la principale mission pour laquelle le
-Christ a institué son Église. Voici, en effet,
-que l’un des principaux directeurs de l’Église
-d’Angleterre admettait, presque à la façon
-d’un axiome, que je devais me borner à n’accepter
-que les seuls dogmes qui, individuellement,
-se trouvaient convenir à ma raison
-ou à mon naturel ! D’une manière tacite, donc,
-il ne reconnaissait à l’Église aucun pouvoir
-d’autorité, aucun droit d’exiger une soumission
-intellectuelle ; tout de même que, décidément,
-il n’établissait aucune distinction
-réelle entre la religion naturelle et la religion
-révélée. Le Christ, selon lui, n’avait pas
-révélé de vérités positives auxquelles nous
-fussions tenus de nous soumettre sur-le-champ,
-sans hésitation, à partir du moment
-où nous acceptions le Christ comme Maître
-divin. Ou bien, si mon expression est trop
-forte, je dirai que le prélat en question niait
-l’existence, ici-bas, d’une autorité capable de
-proposer d’une manière formelle les vérités
-de la Révélation, et, du même coup, dépouillait
-celle-ci de tous titres à la soumission
-complète des hommes.</p>
-
-<p>Enfin le laïc, chez qui j’ai également demeuré
-quelques jours, était un ami de mes
-parents qui, bien des fois déjà auparavant,
-m’avait témoigné la plus affectueuse bonté.
-Cette fois, il a mis le comble à son obligeance
-envers moi, et je ne saurais assez dire combien
-j’ai été ému de sa sympathie. Avec une clarté
-merveilleuse il a étalé devant moi le plan
-tout entier des deux partis entre lesquels
-j’avais à choisir. Il m’a déclaré que, si vraiment
-je croyais que le pape était le centre
-nécessaire de l’unité chrétienne, sans aucun
-doute j’étais tenu de me soumettre à lui sur-le-champ ;
-mais en même temps il m’a engagé
-à me bien assurer qu’il en était ainsi, et à ne
-pas me soumettre simplement parce que je
-considérais le pape comme étant d’une aide
-très précieuse pour cette unité. Il m’a dit en
-outre que, lui-même, il estimait que le pape
-était l’aboutissement naturel du développement
-ecclésiastique ; que, à ses yeux, le pape
-était bien le Vicaire du Christ <i lang="la" xml:lang="la">jure ecclesiastico</i>,
-mais non <i lang="la" xml:lang="la">jure divino</i> ; et il a ajouté que,
-sauf le cas où je me sentirais absolument sûr
-de ce <i lang="la" xml:lang="la">jure divino</i> — qu’il ne pouvait pas admettre
-pour son compte — je serais beaucoup
-plus heureux en restant dans l’Église
-d’Angleterre, et aurais chance d’y être beaucoup
-plus utile pour les progrès de l’Unité
-chrétienne. C’étaient là toutes choses infiniment
-sages, me semblait-il, et auxquelles je
-ne pouvais refuser mon adhésion.</p>
-
-<p>Un hasard singulier avait amené chez mon
-hôte, en même temps que moi, un prélat qui
-avait eu une grande influence sur ma vie passée.
-Ce prélat connaissait le motif de mon séjour
-chez notre ami commun : mais je n’ai
-pas souvenir d’en avoir jamais causé avec
-lui. Après mon retour chez ma mère, mon
-hôte m’a envoyé une nombreuse série de documents
-privés des plus intéressants, toujours
-avec l’espoir de m’amener à changer de
-résolution. Je lus ces documents — qui ont
-été publiés depuis lors — et les renvoyai :
-mais je dois ajouter que leur lecture n’a pas
-réussi à m’affecter le moins du monde.</p>
-
-<p>Vers la fin de juillet, je me trouvais, une
-fois de plus, profondément fatigué d’esprit et
-de corps. J’étais en outre tout désolé de l’ultimatum
-qui m’était arrivé de Mierfield, à la
-fois parfaitement paternel et d’une grande
-fermeté, me signifiant que je devais ou bien
-revenir pour l’assemblée annuelle de la communauté,
-ou bien me considérer désormais
-comme ne faisant plus partie de celle-ci. Le
-frère qui avait reçu la commission de m’écrire
-cet ultimatum avait été, autrefois, mon compagnon
-de noviciat, et j’avais vécu avec lui dans
-des termes d’une intimité toute particulière.
-Le ton de sa lettre laissait deviner une véritable
-détresse ; et c’est également avec une
-détresse navrante que je dus lui annoncer, en
-réponse, l’impossibilité pour moi de revenir
-à la date fixée. Jamais depuis lors je n’ai plus
-eu de nouvelles de mon ancien ami jusqu’à
-ce que, un jour, le hasard nous eût fait nous
-rencontrer dans un train. Nous nous sommes
-alors entretenus longuement de maints sujets,
-et j’ai remporté de cette rencontre l’espoir
-d’un recommencement de notre amitié
-de jadis. Mais, depuis lors, le frère susdit
-s’est de nouveau refusé à me connaître, en
-donnant pour raison de ce refus que je montrais
-trop « d’amertume » dans les controverses
-publiques.</p>
-
-<p>Vers le même temps où j’avais dû répondre
-à Mierfield, j’avais aussi à poursuivre une
-autre correspondance, à peine moins pénible.
-Un haut dignitaire de l’Église d’Angleterre,
-qui occupait un siège historique et avait été
-de tout temps l’ami de ma famille, n’avait pu
-apprendre la situation où je me trouvais
-sans éprouver le besoin de m’écrire une
-lettre éminemment bonne et tendre, par laquelle
-il m’invitait à venir passer quelque
-temps auprès de lui. Je lui avais répondu
-qu’en effet j’étais très troublé dans ma quiétude
-religieuse, mais que j’avais déjà étudié
-la question jusqu’à l’extrême limite de mes
-forces, de telle manière que je ne me sentais
-plus capable d’entamer une discussion nouvelle.
-Or, le ton de ma lettre, sans doute,
-aura permis de supposer que, malgré tout,
-les convictions auxquelles j’avais abouti pouvaient
-encore être modifiées ; car le fait est
-que le dignitaire susdit m’écrivit une seconde
-lettre, toujours aussi affectueuse ; et de là, je
-ne sais trop comment, une longue correspondance
-s’engagea qui me contraignit à parcourir
-dans toute sa largeur, une fois de plus,
-le terrain que j’avais eu à traverser plusieurs
-mois auparavant. Enfin je me vis forcé de
-déclarer nettement à mon vénérable correspondant
-que ma décision intellectuelle était
-tout à fait inébranlable : sur quoi je reçus en
-réponse une ou deux lettres du ton le plus
-vif, où le haut dignitaire anglican me disait
-que, si seulement je voulais prendre la peine
-d’aller travailler énergiquement dans une paroisse
-des faubourgs de Londres, toutes mes
-difficultés ne tarderaient pas à disparaître.
-Il aurait pu, tout aussi bien, me dire d’aller
-enseigner la religion bouddhiste ! Dans sa
-dernière lettre, il me prophétisait que l’une
-des trois choses suivantes ne manquerait pas
-de m’arriver : ou bien (ce qu’il espérait) je reviendrais
-bientôt à l’Église d’Angleterre et
-regagnerais ma santé morale ; ou bien (ce
-qu’il craignait) je perdrais complètement ma
-foi chrétienne ; ou bien enfin (ce qu’il semblait
-redouter bien plus encore) je deviendrais un
-« romaniste » endurci et obstiné. Il paraissait
-impossible à ce membre prépondérant de
-l’Église anglicane que la foi et l’ouverture
-d’esprit d’un homme raisonnable pussent survivre
-à sa conversion au catholicisme. J’ai
-d’ailleurs détruit aussitôt sa lettre ; mais j’ai
-la conviction de ne rien dire ici qui ne traduise
-exactement l’état d’esprit qu’il faisait
-voir.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>IV</h3>
-
-<p>Afin de me distraire de tout cela, je partis
-ensuite pour une promenade solitaire de quelques
-jours, à bicyclette, dans le Sud de l’Angleterre.
-J’étais vêtu en laïc, et m’arrêtai
-d’abord à la Chartreuse de Saint-Hugues, à
-Parkminster, où j’avais une lettre de recommandation
-pour l’un des moines, qui lui-même
-était un ancien pasteur anglican converti.
-Ce moine me reçut très courtoisement :
-mais ma visite eut pour effet d’ajouter encore,
-si c’était possible, à ma dépression. Le chartreux
-ne parut pas comprendre que, en réalité,
-je ne demandais qu’à être instruit, et ne
-venais pas en critique, mais bien plutôt en
-enfant. De telle sorte que je me sentis tout
-désespéré en reprenant mon voyage, et fus
-trop heureux de pouvoir me reposer, le dimanche
-suivant, dans un hôtel de Chichester. Ce
-fut là que, dans une petite église vis-à-vis de
-la cathédrale, je fis pour la dernière fois ma
-confession d’anglican, en avouant d’ailleurs
-très franchement au confesseur que j’étais
-désormais à peu près sûr de devenir bientôt
-catholique romain. Le confesseur ne m’en
-donna pas moins, très gracieusement, son
-absolution, après quoi il me conseilla de
-« prendre sur moi ».</p>
-
-<p>Pour la dernière fois aussi, ce jour-là, j’assistai
-en anglican aux offices de la cathédrale
-et reçus la communion : car j’estimais
-encore qu’il était de mon devoir de recourir
-à toutes les sources possibles de grâce qui
-étaient à ma portée. Le lundi, je couchai à
-Lewes, puis me rendis à Rye, où, à la table
-d’hôte du <i>Roi Georges</i>, j’eus une longue conversation
-avec un inconnu que je crus bien être
-un certain acteur assez célèbre. Je l’entretins
-presque uniquement de l’Église catholique,
-qu’il me parut aussi aimer, à distance : mais
-je ne lui dis rien de mes intentions, et du reste,
-en fait, ce fut lui qui parla presque tout le
-temps. Le lendemain, je revins chez ma mère
-en passant par Mierfield, et en jetant des
-regards d’une envie bien cruelle sur les murs
-du couvent, pendant que mon chemin m’amenait
-à les longer. Je me souviens également
-de m’être arrêté quelques minutes dans une
-très belle petite église catholique, sombre et
-recueillie, que j’avais rencontrée à l’improviste
-au fond d’une vallée, par ce beau jour
-d’été tout rayonnant de lumière.</p>
-
-<p>Pourquoi je ne m’étais pas déjà soumis à
-Rome dès ce moment, c’est ce qui me paraît
-aujourd’hui assez difficile à expliquer. Les
-motifs qui m’en avaient empêché étaient, je
-crois bien, les suivants. En premier lieu, il
-y avait le désir de ma mère et de toute ma
-famille, me demandant de m’accorder tous
-les délais et de rechercher toutes les occasions
-qui auraient chance d’amener pour moi un
-changement d’état d’esprit, parmi des milieux
-nouveaux ; et ce désir, à lui seul, aurait suffi
-pour me retenir pendant quelque temps, car
-je tâchais de mon mieux à être docile et à
-recueillir jusqu’aux moindres indications qui
-pouvaient me venir de Dieu. En second lieu,
-il y avait mon propre état d’esprit, qui, malgré
-la parfaite conviction intellectuelle où j’étais
-arrivé, n’en restait pas moins assez troublé.
-Il serait inconvenant pour moi d’essayer de
-le décrire en détail : mais la somme totale
-de mes impressions d’alors était la sensation
-d’un immense désert spirituel dans lequel je
-me trouvais plongé, et que dominait à l’horizon
-la Cité de Dieu, aperçue aussi clairement
-que des montagnes avant la pluie. Cette cité
-était là devant moi, vivante et imposante
-comme une révélation, et je me tenais en face
-d’elle, et la contemplais, tout en me demandant
-si ce n’était pas un mirage, ou parfois
-même si ce n’était pas un monument illusoire
-construit par le démon pour me perdre. Le
-cardinal Newman a une phrase qui me semble
-définir excellemment ma condition mentale
-de cette période. Je savais que l’Église catholique
-était l’Église véritable : mais je « ne
-savais pas encore absolument que je le savais ».</p>
-
-<p>Je n’avais aucune espèce d’attraction sentimentale
-vers cette Église, aucune espèce
-d’illusions personnelles à son sujet. Je savais
-parfaitement qu’elle était humaine aussi bien
-que divine, et que des crimes avaient été commis
-à l’intérieur de ses murs ; et que ses voies
-et coutumes, et que la langue de ses citoyens
-seraient toutes différentes de celles de la
-chère cité natale que j’avais désormais abandonnée ;
-et que j’y trouverais de la dureté,
-des manières nouvelles pour moi, même des
-soupçons et du blâme. Mais, avec tout cela,
-cette Église était divine ; elle était construite
-sur la Pierre des pierres ; ses fondements
-étaient de diamant, même ses rues avaient la
-dureté de l’or ; et je savais que l’Agneau était
-la lumière qui l’illuminait. Pourtant, me mettre
-en route vers ses portes était, pour moi, une
-tâche très pénible. Je n’avais aucune énergie,
-aucune impression de bienvenue ni d’exaltation
-joyeuse ; je connaissais à peine trois ou
-quatre des habitants de la demeure où j’aurais
-à pénétrer. Et je me sentais mortellement
-fatigué.</p>
-
-<p>Heureusement, Dieu eut très vite pitié de
-moi. Aujourd’hui encore, je serais en peine
-de dire exactement ce qui a précipité la démarche
-finale. Le monde entier me semblait
-accablé d’une espèce de paralysie ; moi-même
-ne pouvais pas faire un mouvement, et il n’y
-avait rien ni personne pour me suggérer de
-bouger… Et cependant, au début de septembre,
-j’annonçai à ma mère que j’allais
-écrire à un prêtre catholique de ma connaissance,
-pour me remettre entre ses mains. Ce
-prêtre, qui lui aussi était un anglican converti,
-se préparait à entrer dans l’ordre des Dominicains ;
-et c’est ainsi qu’il me recommanda à
-l’un des moines de cet ordre, le Père Réginald
-Buckler, qui se trouvait alors à Woodchester.
-Deux ou trois jours après, je reçus une lettre
-m’apprenant que l’on m’attendait au prieuré
-de Woodchester ; et le lundi 7 octobre, en
-costume laïque, je me mis en route pour m’y
-rendre. Ma mère vint me dire adieu à la gare.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c7">CHAPITRE VII<br>
-<span class="xsmall">L’ARRIVÉE</span></h2>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Je ne crois pas que personne soit jamais
-entré dans la Cité de Dieu avec aussi peu
-d’émotion que moi. J’avais l’impression d’être
-devenu absolument insensible ; et je n’éprouvais
-ni joie ni tristesse, ni crainte ni exaltation.
-Je voyais devant moi la Vérité, se dressant
-là comme un pic neigeux, et j’avais à
-me rendre vers elle. Jamais, fût-ce une seule
-minute, jamais je n’avais douté de cela depuis
-le moment où je m’en étais convaincu ; et je
-n’ai pas besoin de dire que jamais, non plus,
-je n’en ai douté dans la suite. J’essayais
-bien de réchauffer cette froideur qui m’avait
-envahi : mais tous mes efforts échouaient à
-plat. J’étais comme quelqu’un qui abandonnerait
-l’éclat d’une lumière artificielle — au
-sortir d’un salon illuminé et chaud, merveilleusement
-agréable et commode — pour
-pénétrer désormais dans un monde de pâle
-lumière naturelle. J’avais échangé une erreur
-qui m’était familière et douce contre une certitude
-qui n’avait pour moi que d’être ce
-qu’elle était. En un mot, j’étais profondément
-apathique, et sans ombre d’une illusion sentimentale.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>II</h3>
-
-<p>J’arrivai à Stroud vers le soir, après avoir
-récité en chemin, pour la dernière fois, mon
-office anglican. Puis un omnibus me conduisit
-lentement à Woodchester, qui est à
-quelques milles de là. Ce voyage en omnibus
-me parut aussi lugubre que tout le reste,
-encore que la région soit vraiment très belle.
-Une longue vallée serpente entre des hauteurs
-qui, sur les deux côtés, rappellent
-étrangement certains paysages d’Italie. L’omnibus
-avançait lentement, interminablement.
-J’écoutais, presque sans comprendre, les
-explications d’un vieil homme avec un visage
-rose, et je me souviens d’avoir été agacé par
-le bruit que faisaient une paire d’enfants.
-Mais rien de tout cela ne me semblait avoir
-la moindre importance.</p>
-
-<p>Un frère lai m’attendait, au pied du petit
-sentier pierreux et abrupt qui monte de la
-route au Prieuré ; et ce fut en sa compagnie
-que je gravis le sentier. Près de la porte de la
-chapelle, dans la pénombre du soir, une figure
-blanche se tenait debout qui, dès qu’elle nous
-vit approcher, descendit vers nous et prit
-mes mains dans les siennes : après quoi,
-presque sans nous rien dire, nous continuâmes
-de monter et pénétrâmes dans la maison.
-Mais, même alors, je me sentais entièrement
-engourdi et indifférent.</p>
-
-<p>Je ne saurais songer à décrire en détail les
-trois jours qui ont suivi. Au fait, je ne vois
-pas ce que leur récit pourrait avoir d’intéressant
-pour personne. Et je n’entreprendrai pas
-non plus de décrire la bonté, la courtoisie, et
-la patience infinies que j’ai trouvées chez le
-Père Réginald et chez le prieur, ou, plus exactement,
-chez tous ceux à qui j’ai eu affaire
-pendant mon séjour. Chacun des trois après-midi,
-mon instructeur et moi nous nous promenions
-dans la campagne voisine, en nous
-entretenant de toute sorte de choses ; et puis,
-durant tous mes moments de loisir, je m’occupais
-à étudier le <i>Petit Catéchisme</i>. Il y a
-cependant un détail que je dois mentionner,
-au risque même d’ennuyer ce cher Père dominicain.
-Le jeudi, il me demanda si je n’avais
-rien qui m’embarrassât. Je lui répondis :
-« Non ! — Mais, par exemple, les indulgences
-doivent sûrement vous gêner ? » reprit-il. De
-nouveau, je lui dis que ni cette question-là, ni
-aucune autre ne m’embarrassait le moins du
-monde. Je n’étais pas tout à fait certain de les
-bien comprendre, mais j’étais tout à fait certain
-d’y croire parfaitement, comme à tout le
-reste de ce que l’Église proposait à ma foi.
-Cependant le Père ne parut pas pleinement
-convaincu, et se crut forcé de me donner
-une instruction complète et détaillée sur ce
-point.</p>
-
-<p>Le soir, aussi, il venait toujours passer
-une ou deux heures dans ma chambre, au
-premier étage. Le matin, j’entendais la messe
-et tentais une espèce de méditation. J’assistais
-également à d’autres offices, de temps à
-autre ; en particulier je ne manquais jamais
-les Complies, et l’exquise cérémonie dominicaine
-du <i lang="la" xml:lang="la">Salve Regina</i> qui les suit. J’ajouterai
-que je fus très frappé, et doucement ému,
-de constater la ressemblance du rite dominicain,
-sur bien des points, avec le rite anglican
-de Salisbury.</p>
-
-<p>Le vendredi, qui était le jour fixé pour ma
-réception, je fis une longue promenade solitaire,
-toujours dans le même état d’entière
-apathie. Je visitai une vieille église, tout à
-l’autre extrémité de la vallée. Je me rappelle
-que je fus surpris par la pluie, et allai prendre
-du thé dans un petit salon d’auberge où il y
-avait, sur le mur, une série assez amusante
-d’instructions au visiteur touchant la manière
-dont l’aubergiste concevait la discipline de sa
-maison. Puis, vers six heures, je revins au
-Prieuré.</p>
-
-<p>En vérité, je ne sais pas trop pourquoi je
-note tout cela ; mais le fait est qu’il m’est impossible
-aujourd’hui de songer à ces premières
-journées de Woodchester autrement que sous
-la forme des menus incidents extérieurs qui
-m’y sont arrivés. Après quoi il va sans dire
-que, si même j’avais eu alors des expériences
-spirituelles mémorables, je me croirais tenu
-de n’en point parler : mais vraiment je n’en ai
-eu d’aucune sorte. Il n’y avait rien en moi,
-me semblait-il, qu’une certitude absolue d’accomplir
-la volonté de Dieu en entrant dans
-Son Église. Nulle trace, chez moi, d’élévations
-mystiques, non plus que de tentations contre
-la foi : et je dois même avouer que cet engourdissement
-s’est prolongé non seulement jusqu’à
-ma réception dans l’Église et à ma première
-communion, mais aussi pendant les
-quelques mois suivants. Le séjour de Rome
-lui-même, malgré l’importance des leçons
-que j’y ai apprises, ne m’a procuré qu’un bien
-petit nombre d’émotions profondes.</p>
-
-<p>En fait, je subissais alors la réaction naturelle
-de la lutte terrible où je m’étais trouvé
-engagé durant toute l’année précédente. Durant
-cette année-là, sous des formes diverses,
-j’avais vraiment traversé la gamme entière de
-la vie spirituelle dont j’étais capable ; et la
-conséquence avait été que mes facultés avaient
-fini par tomber dans une espèce de léthargie.
-Je me permets de faire mention de cela parce
-que j’ai connu plus d’un converti qui, semblablement,
-s’est trouvé surpris et déçu de
-l’insensibilité qui accompagnait pour lui les
-débuts de la vie catholique. L’âme s’était attendue
-à voir les cieux s’ouvrir, à en voir jaillir
-des flots abondants de grâce, des torrents
-de plaisir, une gloire éblouissante et une
-musique supraterrestre ; et, au lieu de ces
-merveilles, rien n’était descendu sur cette
-âme qu’un immense fardeau, dans une sorte
-de brouillard percé seulement d’un unique
-rayon, — le rayon qui venait de l’étoile de
-la foi divine, aussi ferme et sûre que Dieu sur
-son trône.</p>
-
-<p>Naturellement, il y a d’autres âmes qui
-ont le bonheur de sentir autrement. L’un de
-mes amis, qui est aujourd’hui devenu prêtre
-comme moi, m’a dit que sa difficulté suprême,
-au moment de faire sa soumission, était la
-pensée d’avoir à répudier son ordination anglicane.
-Cet ami avait été jusqu’alors un pasteur
-ritualiste, travaillant assidûment parmi
-les pauvres dans une de nos grandes villes
-anglaises, et célébrant chaque jour, pendant
-des années, ce qu’il croyait être le saint sacrifice
-de la messe. Il m’a dit qu’il voyait
-approcher presque avec terreur sa première
-communion, parce qu’il craignait que — ne
-pouvant pas concevoir que Notre-Seigneur lui
-témoignât plus de grâce qu’il en avait éprouvé
-naguère devant son autel anglican — il ne
-fût tenté de mettre en doute la réalité du
-changement. Mais dès l’instant où l’hostie
-sacrée a touché sa langue, il a reconnu la différence.
-Jamais, depuis ce moment, il n’a
-douté un seul instant que ce qu’il avait reçu
-jusque-là n’était que du pain et du vin, accompagnés
-d’une grâce qui n’avait rien de
-sacramentel, tandis que ce nouveau don qu’il
-recevait n’était rien autre que le Corps immaculé
-du Christ. A quoi j’ajouterai que cet
-ami est un homme d’âge moyen, tout à fait
-« raisonnable », et de l’esprit le plus positif.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>III</h3>
-
-<p>Vers six heures et demie du soir, environ,
-le Père Réginald m’emmena dans la salle du
-chapitre, et là, agenouillé auprès du siège du
-prieur, je récitai ma confession, ainsi que les
-actes de foi, d’espérance, de charité, et de contrition,
-après quoi le prieur me donna l’absolution.
-L’on ne crut pas devoir m’administrer
-le baptême conditionnel — encore que, naturellement,
-je fusse tout disposé à le recevoir — attendu
-que deux témoins de mon
-baptême précédent attestaient que la cérémonie
-avait été, sans aucun doute, accomplie
-conformément aux exigences catholiques.
-L’absolution donnée, le prieur m’embrassa,
-comme un père embrasse son fils ; et je me
-rendis à la chapelle pour remercier Dieu.</p>
-
-<p>Le lendemain matin, je reçus la sainte
-communion des mains du prieur, dans la
-belle petite chapelle. Je prolongeai mon séjour
-jusqu’au lundi, et assistai aux offices du
-dimanche avec une singulière espèce de contentement
-tranquille, qui croissait dans mon
-cœur presque d’instant en instant. Le lundi,
-je me mis en route vers le nord, pour aller
-demeurer chez l’ami dont j’ai parlé déjà, qui
-était alors chapelain dans une grande maison
-catholique.</p>
-
-<p>Là, une étrange surprise m’attendait. Quelques
-semaines auparavant, j’avais eu un de
-ces rêves très intenses qui laissent, durant la
-journée suivante, une impression à la fois
-profonde et inexplicable. J’avais rêvé que
-je marchais sur des hauteurs, au bord de la
-mer, avec une impression d’isolement assez
-pénible. Le terrain était nu, tout à l’entour
-de moi : mais, en m’avançant, j’avais commencé
-à voir un bois à l’horizon, et puis,
-tout à coup, je m’étais trouvé sur une éminence
-d’où m’était apparue une grande forêt,
-avec la mer au delà. Tout juste au milieu de
-la forêt s’étalait le toit d’une vaste maison ;
-et, dès le moment où j’avais aperçu cette
-maison, j’avais eu soudain conscience d’un
-plaisir merveilleux, comme celui d’un enfant
-qui rentre dans sa maison. C’est là-dessus que
-je m’étais éveillé, toujours encore rempli d’un
-bonheur extraordinaire.</p>
-
-<p>Or, je n’étais jamais venu voir mon ami
-dans sa nouvelle demeure, et jamais lui-même
-ne m’avait fait la moindre description
-de l’endroit où il vivait. Je ne savais pas
-même que cet endroit fût voisin de la mer,
-si bien que, lorsque j’arrivai dans la maison,
-le soir, et que j’appris que la mer était
-tout proche, je racontai mon rêve à mon ami,
-en ajoutant que, d’ailleurs, je ne voyais aucune
-autre ressemblance entre la vision de
-mon rêve et cet endroit. Mais voici que, le
-lendemain matin, il me fit monter sur une
-éminence qui s’élevait derrière la maison ;
-et là, chose étonnante, je dus reconnaître que
-les deux spectacles coïncidaient dans tous les
-contours généraux ! Je voyais à mes pieds le
-toit de la grande maison catholique, l’épaisse
-forêt, et, au delà, le long horizon de la mer.
-Dans le détail, cependant, il y avait deux ou
-trois petites choses qui m’apparaissaient différentes ;
-et surtout je n’éprouvais en aucune
-façon l’immense joie dont m’avait imprégné
-la vision de mon rêve.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>IV</h3>
-
-<p>Et maintenant commencèrent les conséquences
-inévitables de ce que j’avais fait. Je
-ne saurais dire combien de lettres j’ai reçues
-pendant les quelques jours qui ont suivi l’annonce,
-dans les journaux, de ma conversion.
-Mais j’avais au moins deux amples courriers
-par jour. A toutes ces lettres, il me fallait
-répondre ; et ce qui me rendait la chose plus
-pénible était que, parmi ces lettres, il n’y en
-avait pas plus de deux ou trois qui me vinssent
-de catholiques. Cela était d’ailleurs parfaitement
-naturel, car je ne connaissais guère
-de catholiques à ce moment. Il y eut, en vérité,
-un télégramme qui me réchauffa le
-cœur : il venait de ce prêtre à qui je devais
-tant, et dont la conversion m’avait tant affligé
-lorsque je l’avais apprise à Damas, six ans
-auparavant ! Mais tout le reste des lettres
-avait pour auteurs des anglicans — prêtres,
-laïcs, femmes, et même enfants — dont la
-plupart me regardaient ou bien comme un
-traître d’action délibérée (mais je dois dire
-que ceux-là étaient peu nombreux), ou bien
-comme un sot aveuglé, ou encore comme un
-bigot entêté et ingrat. Bon nombre de ces
-correspondants me cachaient leurs sentiments
-le mieux qu’ils pouvaient, mais sans
-pouvoir m’empêcher de comprendre clairement
-ce qu’ils pensaient. Un pasteur, qui
-était encore très attaché à ses fonctions,
-m’écrivit une lettre toute remplie de félicitations,
-où il m’enviait d’avoir été assez heureux
-pour trouver le chemin de la Cité de
-Paix. Huit ans plus tard, ce pasteur est entré
-à son tour dans la même Cité.</p>
-
-<p>Je crois bien que j’ai répondu à toutes ces
-lettres, y comprise celle d’une dame qui me
-suppliait de me rappeler un sermon que
-j’avais prêché autrefois sur l’Enfant Prodigue,
-et me sommait de me hâter, moi aussi, de
-rentrer dans la maison de mon père. A cette
-lettre, je répondis en déclarant que, précisément,
-c’était là ce que j’avais fait, et en ajoutant
-que, seule, cette conviction avait pu
-me décider à sortir de l’Église d’Angleterre.
-J’exprimais en outre l’espérance que ma correspondante,
-un jour, se déciderait aussi à
-suivre mon exemple. La dame transmit ma
-lettre à son pasteur, qui, tout de suite, me
-répondit par une violente accusation de fourberie,
-en me disant que, lorsqu’il m’avait prié
-de prêcher une mission dans sa paroisse, il
-avait poussé l’illusion jusqu’à me croire un
-homme loyal ; il déplorait à présent que ma
-« perversion » eût si promptement dégradé
-mon caractère. A cela je répondis, de mon
-côté, en citant au pasteur les paroles de sa
-paroissienne, afin de lui prouver qu’il m’aurait
-été impossible d’accueillir ces paroles
-autrement que je l’avais fait. Sur quoi le pasteur
-m’envoya une sorte de demi-excuse, en
-me disant que la dame lui avait donné à entendre
-que c’était moi qui lui avais écrit le
-premier, si bien qu’il regrettait maintenant
-d’avoir employé à mon endroit des expressions
-aussi fortes.</p>
-
-<p>Une autre des lettres que je reçus me procura
-beaucoup de peine, en même temps que de
-surprise. Elle venait d’une dame assez âgée
-que j’avais toujours crue mon amie sincère, — la
-femme d’un haut dignitaire de l’Église
-anglicane. La lettre était brève, amère, et
-farouche, me reprochant le déshonneur que
-j’avais fait au nom et à la mémoire de mon
-père. Il m’a semblé incompréhensible sur le
-moment — et c’est encore mon impression
-aujourd’hui — qu’une personne vraiment et
-profondément religieuse, comme l’était sans
-aucun doute ma correspondante, s’avisât de
-m’adresser un tel reproche. Combien différente
-a été l’attitude généreuse d’un certain
-évêque anglican qui, s’entretenant avec ma
-mère, après mon départ pour Rome, lui a
-dit : « Rappelez-vous que, au total, votre fils
-a suivi sa conscience ! Et n’est-ce point là ce
-que son père aurait pu souhaiter pour lui ? »</p>
-
-<p>Une autre fois, un peu plus tard, un pasteur
-m’informa que des actes schismatiques,
-comme celui que j’avais commis en me convertissant
-à l’Église de Rome, portaient toujours
-« des fruits amers », et que déjà dans
-mon cas, tout de même que dans maints autres,
-« l’honneur s’était envolé ». Tout cela
-parce que, après mon ordination à Rome,
-j’étais venu demeurer dans la même ville où
-demeurait ce pasteur, sans m’y livrer d’ailleurs
-à aucune œuvre d’évangélisation, et
-alors que, deux ans auparavant, contre mon
-gré, j’avais été envoyé pour prêcher une mission
-anglicane dans la paroisse du susdit pasteur.
-Je lui répondis en lui signifiant que,
-s’il ne retirait point ses paroles — dont je
-savais qu’il ne manquerait pas à les répéter
-de toutes parts — je me considérerais comme
-ayant le droit d’envoyer sa lettre aux journaux.
-J’ajoute qu’il s’est aussitôt empressé de
-se rétracter.</p>
-
-<p>Et cependant je dois reconnaître avec la
-plus profonde gratitude que, dans l’ensemble,
-les membres de mon ancienne communion
-anglicane m’ont traité avec une charité dont
-j’ai été très surpris. Je ne me doutais pas
-qu’il y eût au monde autant de générosité.</p>
-
-<p>Quelques jours après mon arrivée chez mon
-ami, je suis allé faire un séjour chez les Bénédictins
-d’Erdington, et, là, j’ai commencé à
-constater des marques de plus en plus nombreuses
-de la bienvenue qui m’attendait dans
-ma nouvelle maison. Deux des Pères, qui
-étaient eux-mêmes des pasteurs convertis,
-ont fait tout le possible pour me mettre à
-l’aise et pour me combler de la plus touchante
-bonté. J’ai éprouvé également une
-impression bien consolante en rencontrant à
-Erdington un autre pasteur anglican bien
-connu, qui venait de me précéder de quelques
-mois dans l’Église catholique. Je n’ai pas besoin
-de dire que nous avons eu à causer abondamment
-de la similitude de nos situations.</p>
-
-<p>D’Erdington, je revins chez ma mère, où
-j’eus la satisfaction d’achever les dernières
-pages de mon roman, <i>Par quelle autorité ?</i>
-avant de quitter l’Angleterre, le jour des Morts,
-pour aller m’installer à Rome, où je me proposais
-de commencer mes études en vue de la
-prêtrise.</p>
-
-<p>Un nouvel exemple de la charité anglicane
-se produisit à mon occasion, quelques instants
-après que mon train se fut éloigné de la gare
-de Victoria. Au moment où ma mère s’apprêtait
-à sortir de la gare, elle vit accourir vers
-elle un prélat de l’Église épiscopale d’Écosse,
-partisan zélé de la Haute-Église, très vieil
-ami de mes parents. Il était venu me dire
-adieu et me souhaiter bon voyage. Je n’ai
-jamais oublié cela, et compte bien, s’il plaît
-à Dieu, ne jamais l’oublier.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c8">CHAPITRE VIII<br>
-<span class="xsmall">LA NOUVELLE DEMEURE</span></h2>
-
-
-<p>Et maintenant, je ne sais pas s’il est bien
-respectueux à l’égard de ma sainte mère l’Église
-que j’essaie de dire encore ce qu’elle a
-été pour moi depuis le jour où je me suis
-jeté dans ses bras, tout aveugle et sourd et
-profondément misérable. Mais je vais, en tout
-cas, me hasarder à le dire, après tout ce que
-j’ai rappelé déjà de mes relations avec une
-autre Église, longtemps habitée et aimée et
-vénérée par moi avant qu’une voix toute-puissante
-m’en eût fait sortir.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>I</h3>
-
-<p>Tout d’abord, certains lecteurs trouveront
-peut-être étrange que je me sente obligé de
-dire ceci : à savoir, que l’idée de revenir
-jamais à l’Église d’Angleterre est pour moi
-absolument aussi inconcevable que le serait
-l’idée de tâcher à entrer dans la tribu des
-Natchez. Et cependant, en me plaçant au point
-de vue anglican — autant du moins que cela
-m’est possible — je comprends assez comment
-il se fait que les anglicans aient coutume
-de prédire toujours, à propos de chaque
-nouveau converti, qu’il « ne peut manquer de
-revenir à son ancienne foi ». Tout d’abord, en
-effet, ces anglicans ont naturellement le désir
-que toutes les personnes honorables appartiennent
-à l’Église dont eux-mêmes font partie.
-Les catholiques n’ont-ils pas, de leur côté, un
-désir tout pareil ? Mais, en second lieu, j’estime
-que l’erreur des anglicans susdits, au
-sujet de leurs anciens frères convertis au
-catholicisme, provient de ce qu’ils ne se rendent
-pas un compte exact de la situation. Ils
-sont si habitués à la désunion sur les matières
-les plus profondes de la foi, dans leurs propres
-congrégations, qu’ils conçoivent malaisément
-la possibilité d’une Église où les choses
-se passent tout autrement. Ou bien, se disent-ils,
-ces mêmes divisions doivent exister aussi
-dans le catholicisme, par-dessous l’union
-apparente, ou bien, si elles n’y existent pas,
-cela doit signifier que toute activité intellectuelle
-se trouve supprimée par l’« uniformité
-de fer » du système catholique. Ils n’ont
-absolument aucune idée de la manière dont
-« la vérité peut nous rendre libres ». Et j’admets
-combien tout ce que je vais ajouter est,
-chez moi, une impression purement personnelle :
-mais, vraiment, j’ai de plus en plus la
-conviction que le petit nombre de personnes
-qui reviennent au protestantisme y reviennent
-soit par le chemin de l’incrédulité complète,
-ou bien à cause de quelque grave péché dans
-leur vie, ou bien encore, simplement, parce
-que jamais elles n’ont bien compris leur position
-catholique.</p>
-
-<p>Car comment ne pas voir, avec une évidence
-absolue, que le fait de revenir de l’Église catholique
-à l’Église anglicane signifie l’échange
-de la certitude pour le doute, de la foi pour
-l’agnosticisme, de la substance pour l’ombre,
-d’une lumière brillante pour de mornes ténèbres,
-d’une réalité historique et universelle
-pour une théorie antihistorique et toute « provinciale » ?
-Impossible pour moi de m’exprimer
-dans des termes plus doux, malgré ma
-certitude que ce qu’on vient de lire apparaîtra,
-tout au moins, d’une extravagance monstrueuse
-aux membres sincères et recueillis de
-la communion anglicane. Tout récemment
-encore, un jeune représentant de la Haute-Église,
-pourvu de l’éducation universitaire la
-plus relevée, m’a déclaré du ton le plus sérieux,
-en fixant ses yeux dans les miens, quelque
-chose comme ceci : « L’idée romaine, cela
-est parfait en théorie ! Mais, comme système
-pratique, cette idée ne va pas, ne s’arrange
-ni avec l’histoire ni avec la vie ; tandis que
-notre communion anglicane…! »</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>II</h3>
-
-<p>Est-ce donc qu’il n’y a point de lacunes
-ou de déceptions qui attendent l’anglican converti
-au catholicisme ? Ce converti trouvera
-dans sa nouvelle demeure autant de lacunes
-qu’il en existe dans la nature humaine ; et le
-nombre de ses déceptions variera d’après
-celui de ses illusions.</p>
-
-<p>Il y a d’abord, par exemple, une attitude
-assez singulière que prennent maints catholiques
-d’une foi bien assurée, en présence de
-la conversion de non-catholiques, et en particulier
-d’anglicans. Je veux parler de l’état
-d’esprit de ces personnes qui, tout en pratiquant
-elles-mêmes avec ferveur leur foi religieuse,
-semblent être d’une indifférence entière
-pour la tâche « missionnaire » de l’Église.
-« J’apprends que B… est devenu catholique !
-disait un jour une brave dame catholique. Quel
-intérêt a-t-il bien pu avoir pour se convertir ? »</p>
-
-<p>Une telle attitude d’esprit n’est pas seulement
-un défaut : pour moi, personnellement,
-elle a été une déception très réelle. Jamais
-je n’aurais pensé d’avance qu’une attitude
-comme celle-là pût exister chez quelqu’un
-qui faisait cas de sa foi. Et j’ajouterai, pour
-dire la vérité, que cette attitude est loin d’être
-aussi rare qu’on pourrait le supposer. Or,
-c’est là le fait de sectaires : car, la religion
-catholique serait fausse, si on ne la concevait
-point comme destinée à toute l’humanité.
-Cette religion doit être « catholique » littéralement,
-universelle, ou rien. Sans compter
-que, dès l’enfance, j’avais été instruit à penser
-que les catholiques avaient la passion du
-prosélytisme, si bien que dans nulle autre
-confession religieuse on ne pouvait trouver
-aujourd’hui autant de cette ardeur pour convertir
-autrui qui est, généralement, l’un des
-signes d’une conviction forte. Et voici que
-m’étant converti, je découvrais autour de moi
-non seulement de l’indifférence dans bien
-des cas, mais même une espèce d’opposition
-plus ou moins voilée contre tout mode d’activité
-dirigé en ce sens ! « Les convertis ont
-trop de zèle ! m’entendais-je répéter à droite
-et à gauche. Ils sont indiscrets et impétueux.
-Mieux vaut nous en tenir aux vieux chemins
-éprouvés : gardons notre foi pour nous-mêmes,
-et laissons les autres garder la leur ! »</p>
-
-<p>Il est vrai que, depuis peu, j’en suis arrivé
-à juger moins sévèrement cet état d’esprit sectaire,
-en découvrant qu’il était, bien des fois,
-la conséquence fatale des siècles de suspicion
-et d’illégalité qu’ont eu à subir les catholiques
-anglais. Ceux-ci ont été si longtemps accoutumés
-à devoir cacher leurs mystères sacrés
-afin de protéger à la fois ces mystères et soi-même,
-qu’une sorte de vague tradition tacite
-s’est formée en eux, leur enseignant qu’il
-vaut mieux pratiquer loyalement leur religion
-pour leur compte, et s’exposer le moins possible
-à n’importe quels risques. Si mon hypothèse
-est fondée, le défaut dont je parle ne
-laisse pas d’avoir une excuse ; mais, quoi qu’il
-en soit, ce n’en est pas moins un défaut. Et
-d’ailleurs, chose curieuse, ce n’est point surtout
-parmi les anciennes familles catholiques
-d’Angleterre qu’il se rencontre ; ces familles
-sont même, en général, aussi ardentes à la
-tâche missionnaire que les convertis : c’est
-bien plutôt parmi les « parvenus » spirituels,
-parmi les catholiques d’une ou deux générations
-seulement, que ce « snobisme » spirituel
-est le plus fréquent.</p>
-
-<p>Un second défaut, proche parent du premier,
-est une certaine jalousie à l’endroit des
-convertis. C’est là un défaut sur lequel je ne
-me serais point permis d’insister si j’avais eu
-moi-même à en souffrir sensiblement : car,
-dans ce cas, j’aurais eu à me méfier de mes
-propres impressions. Mais le fait est que je
-n’en ai point souffert. J’ai reçu, au contraire,
-de toutes parts, les marques d’une générosité
-merveilleuse, même touchant des sujets tels
-que mon privilège d’être ordonné prêtre, à
-Rome, après la très courte période de neuf
-mois de vie catholique. Naturellement, il s’est
-trouvé bien des personnes pour désapprouver
-la rapidité avec laquelle j’ai été ainsi promu
-à la prêtrise ; mais, dans aucun de ces cas,
-je n’ai pu soupçonner la présence de cette
-jalousie qui se traduit en un désir de vexer le
-néophyte. D’une manière générale, j’ai été
-étonné de la bonté que les catholiques m’ont
-toujours montrée.</p>
-
-<p>Mais j’ai rencontré une foule de cas, j’ai
-entendu une foule de paroles qui m’obligent
-à reconnaître, sans l’ombre d’un doute, que
-bien des nouveaux convertis ont à subir jalousie
-et suspicion de la part de certains
-catholiques, et que, même, c’est là une des
-plus grandes épreuves de leur vie. Une telle
-attitude est d’ailleurs, elle aussi, éminemment
-humaine et naturelle. « Tu les as rendus
-égaux à nous, s’écrie l’homme de la parabole,
-à nous qui avons dû supporter la tâche et la
-chaleur de toute la journée ! » Et puis encore
-cette attitude est, souvent, plus ou moins
-justifiée par l’arrogance de tels ou tels convertis
-qui pénètrent dans l’Église, pour ainsi
-dire, la bannière déployée et les tambours
-battants, comme s’ils étaient des conquérants
-au lieu d’être des vaincus. Mais, en toute
-honnêteté, j’estime que cette arrogance parmi
-les convertis est chose assez peu commune.
-La longue période d’instruction à travers laquelle
-ils doivent passer, les pénibles sacrifices
-que beaucoup d’entre eux ont à faire,
-tout cela, sans parler de l’admirable grâce
-divine qui les a introduits dans l’Église, tout
-cela a d’ordinaire pour effet de purifier et de
-discipliner l’âme à un haut degré. Tout compte
-fait, et toutes choses d’ailleurs égales, le
-converti a été appelé par Dieu pour donner
-un plus grand témoignage de sincérité que
-l’homme qui, étant catholique dès le berceau,
-n’a jamais eu d’autre devoir que de conserver
-sa foi. Toutes choses égales, il y a plus d’héroïsme
-à rompre avec le passé qu’à lui rester
-fidèle.</p>
-
-<p>Ici encore, cependant, ce n’est point parmi
-les véritables catholiques de toujours que se
-manifestent habituellement la jalousie et la
-suspicion à l’égard des convertis : mais, cette
-fois encore, c’est surtout parmi ceux qui
-désireraient passer pour tels, parmi ceux qui,
-avec leur résolution de bien marquer l’absence
-chez eux de « l’esprit du converti », se sentent
-conduits à proclamer ce fait par le moyen
-d’un certain mépris mêlé de reproches. Ils ne
-sont entrés en possession de leur fortune qu’à
-une date relativement récente, et c’est afin de
-cacher leurs origines religieuses qu’ils rabrouent
-ceux qui ne sauraient prétendre à
-faire partie d’une telle aristocratie spirituelle.</p>
-
-<p>Il y a donc des défauts chez les catholiques — je
-pourrais en citer quelques autres encore — et
-ce serait chose tout à fait inutile de
-chercher à les nier. Mais ces défauts ne sont
-aucunement de l’espèce que soupçonnent ou
-prétendent les non-catholiques. Ces défauts
-réels sont ceux qui relèvent communément
-de notre nature humaine, les défauts ordinaires
-de tous ceux des membres de l’humanité
-qui échouent à se laisser délivrer de leur
-faiblesse native par une pénétration complète
-de leur foi religieuse. Mais, au contraire,
-les défauts que les anglicans supposent être
-les plus caractéristiques dans l’Église romaine
-n’ont absolument rien de caractéristique.
-Tout d’abord, il n’y a chez les catholiques aucune
-trace de cette division sur les matières
-de la foi que l’anglican est obligé d’accepter,
-un peu comme sa « croix », dans sa propre
-Église ; il n’existe point, chez les catholiques,
-d’« écoles de pensée », au sens où l’entendent
-les anglicans ; et l’on ne saurait découvrir
-l’ombre même d’une différence <i>dogmatique</i>
-entre les deux groupes de tempéraments
-qui se partagent plus ou moins toute l’espèce
-humaine, les « maximistes » et les « minimistes »,
-ou, comme disent les anglicans à
-propos de l’Église catholique, les ultramontains
-et les gallicans. Dans la mesure où ces
-deux camps existent vraiment — et encore
-que, pour ma part, en toute franchise, je doive
-reconnaître l’impossibilité absolue où je suis
-de classer les catholiques de cette manière — j’imagine
-que la différence entre eux ne se
-rapporte qu’au plus ou moins d’opportunité
-présente d’un certain mode d’action proposé,
-ou bien ne désigne qu’un goût plus ou moins
-fort de ce qu’on appelle les méthodes « romaines »,
-et ainsi de suite. Jamais la division
-entre les catholiques n’atteint des questions
-d’ordre important : tout au plus s’agit-il de
-menus détails pratiques, et des plus secondaires.</p>
-
-<p>Il n’existe pas non plus, à ma connaissance,
-de « mécontentement sourd » à l’intérieur de
-l’Église. Certes, j’entends continuellement
-parler de quelque chose de tel, mais toujours
-seulement de la part de non-catholiques. Il
-n’existe aucune révolte intellectuelle, du moins
-que je sache, chez les esprits les plus vigoureux
-de la communion romaine, et jamais je
-n’en ai entendu parler que par des non-catholiques.
-Il n’existe aucune trace de ce que l’on
-a appelé « l’aliénation du sexe fort ». Au contraire,
-dans notre pays tout de même qu’en
-Italie et en France, je ne cesse pas de m’étonner
-de la prédominance extraordinaire des
-hommes sur les femmes, pour tout ce qui est
-de l’assistance à la messe et des autres pratiques,
-dans nos églises. Le desservant d’une
-paroisse suburbaine, à qui je parlais tout récemment
-de cela, m’a dit que, la veille encore,
-il avait eu le loisir d’observer le nombre et
-l’espèce des personnes qui avaient assisté à
-un salut du soir ; et il m’a assuré que la proportion
-des hommes, par rapport aux femmes,
-avait été de deux pour un. J’ajoute que ceci,
-cependant, ne constitue qu’une exception :
-mais le fait qu’elle illustre n’en est pas moins
-incontestable.</p>
-
-<p>Toutes ces accusations, que l’on se plaît
-à lancer librement contre nous, m’apparaissent
-dépourvues de fondement. Certes, il y a
-parmi les catholiques, comme ailleurs, des
-tempéraments chauds et froids, des natures
-apostoliques et d’autres qui seraient plutôt
-diplomatiques. Certes il peut se faire, à l’occasion,
-qu’une petite révolte surgisse, comme
-elle surgirait dans n’importe quelle société
-humaine. Certes il peut arriver que des âmes
-pleines de soi se dissocient de la vie catholique,
-ou bien, chose plus triste encore, tâchent
-à rester catholiques de nom tout en
-n’ayant plus rien de catholique dans l’esprit.
-Mais ce que je nie énergiquement, c’est que
-ces divers incidents puissent être considérés,
-si peu que ce soit, comme des tendances,
-et plus encore que, à les tenir pour des tendances,
-ces incidents puissent être regardés,
-si peu que ce soit, comme caractéristiques du
-catholicisme. Il n’est pas vrai que le calme
-merveilleux que l’on voit à la surface de
-l’Église se trouve, en fait, recouvrir d’ardents
-conflits intérieurs. Je le nie de la façon la
-plus formelle : car, simplement, cela n’est
-point.</p>
-
-<p>Pareillement il est tout à fait faux que la
-religion catholique ait pour trait distinctif un
-formalisme qui ne se retrouve pas, au même
-degré caractéristique, dans les confessions
-protestantes. Tout au plus cette accusation,
-souvent répétée, repose-t-elle sur une ombre
-de vérité : en effet, c’est chose certaine que,
-parmi les catholiques, l’excès d’émotion et la
-sentimentalité violente sont généralement découragés,
-et que l’on est communément enclin
-à faire consister plutôt l’essence de la religion
-dans l’adhésion et l’obéissance de la volonté.
-D’où résulte que, naturellement, des personnes
-d’une nature relativement peu dévote,
-lorsqu’elles sont catholiques, continuent à pratiquer
-leur religion en n’accomplissant que
-le plus strict minimum de leurs obligations,
-et cela, parfois, dans des conditions assez
-médiocres et prosaïques ; tandis que les mêmes
-personnes, si elles appartenaient à l’anglicanisme,
-renonceraient complètement à toute
-pratique religieuse. Si bien que, peut-être,
-il serait vrai de dire que le niveau <i>émotionnel</i>
-moyen d’une réunion de catholiques est plus
-bas que le niveau correspondant d’une réunion
-de protestants : mais de cela ne dérive en aucune
-façon que les catholiques soient plus
-formalistes que les protestants. Ces âmes
-froides et peu dévotes adhèrent à leur religion
-simplement par obéissance ; et il y aurait
-en vérité quelque chose de singulier à vouloir
-les condamner pour un tel motif ! L’obéissance
-à la volonté de Dieu — ou même à ce
-que l’on croit être la volonté de Dieu — n’est-elle
-pas en réalité <i>plus</i> méritoire, et
-non pas <i>moins</i>, lorsqu’elle ne se trouve pas
-accompagnée de consolations émotionnelles
-et de ferveur sentimentale ?</p>
-
-<p>En résumé, donc, je serais porté à déclarer
-ceci : que, à en juger par une expérience de
-neuf années de sacerdoce anglican et huit
-années de sacerdoce catholique, il y a des
-défauts aussi bien dans la communion anglicane
-que dans la communion catholique ; mais
-que, dans le cas des anglicans, ces défauts
-sont essentiels et radicaux, puisqu’ils constituent
-des fissures dans ce qui devrait être divinement
-intact, c’est-à-dire dans des choses
-telles que la certitude de la foi, l’unité des
-croyants, l’autorité de ceux qui devraient
-être les pasteurs au nom de Dieu ; tandis que,
-dans le cas de l’Église catholique, ces défauts
-sont simplement ceux de la faiblesse humaine,
-inséparables de l’état d’imperfection où tout
-homme est plongé. Les défauts de l’anglicanisme,
-et de tout le protestantisme en général,
-sont des preuves établissant que le système
-entier n’est point de portée divine ; les défauts
-dans le système catholique nous montrent
-seulement que ce système a un côté humain
-en même temps qu’un côté divin, et c’est là ce
-que pas un catholique n’a jamais songé à nier.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>III</h3>
-
-<p>A Rome, j’ai appris une leçon éminemment
-importante, parmi cent autres. On a fort bien
-dit que l’architecture gothique représente l’âme
-aspirant à Dieu, et que l’architecture romane,
-ou encore celle de la Renaissance, représentent
-Dieu s’unissant aux hommes. Ces deux aspects
-de la religion sont également vrais, mais
-aucun des deux n’est complet sans l’autre.
-D’une part, il est vrai que l’âme doit toujours
-tâcher à percer du regard les ténèbres pour
-découvrir un Dieu qui se cache, toujours se
-rappeler que l’infini dépasse le fini et qu’une
-énorme quantité d’ignorance doit être un
-élément nécessaire de toute croyance. Les
-contours de ce monde, pour ainsi dire, sont
-noyés dans l’obscurité : la lueur qui scintille
-devant nous suffit pour nous faire avancer sur
-notre route, mais ne peut guère nous aider
-à rien d’autre. C’est en silence que Dieu est
-connu, et parmi des mystères qu’il se manifeste.
-« Dieu est esprit », un esprit sans forme,
-sans limites, invisible et éternel ; et ceux qui
-l’adorent doivent l’adorer en « esprit et en
-vérité ». Voilà, donc, d’une part, la mystique
-et profonde obscurité de l’expérience spirituelle !</p>
-
-<p>Mais voici, d’autre part, que Dieu est devenu
-homme, et que « le Verbe s’est fait
-chair » ! L’inconnaissable nature divine « est
-venue habiter parmi nous, sous un vêtement
-de chair, et nous avons contemplé sa gloire ».
-Ce qui était caché a été révélé. Ce n’est pas
-seulement nous qui avons soif et qui cherchons :
-c’est Dieu qui, ayant soif de notre
-amour, est mort sur la croix afin de pouvoir
-ouvrir le royaume des cieux à tous les fidèles,
-et qui a déchiré le voile du temple sous le
-contre-coup de son soupir d’agonie, et qui,
-maintenant encore, se tient et frappe à la
-porte de tout cœur humain, afin de pouvoir
-entrer et s’attabler avec l’homme. Le dôme
-rond des cieux s’est abaissé sur la terre ; les
-murs du monde sont devenus visibles ; l’immense
-lumière de la Révélation ruisselle de
-tous côtés, par des fenêtres claires, sur un
-sol resplendissant ; et les anges et les hommes
-frémissent dans une même ivresse d’amour
-divin ; le maître-autel se dresse en pleine vue,
-parmi une gloire d’or et de cierges ; et, au-dessus
-de lui, la tente de Dieu fait homme se
-montre à tous, pour que tous puissent également
-voir et adorer.</p>
-
-<p>Or, cet aspect de la religion chrétienne
-n’avait eu jusque-là, pour moi, presque aucune
-importance. J’étais un homme du Nord,
-élevé dans les voies des races du Nord. J’aimais
-la pénombre, et la musique mystérieuse,
-et l’ombrage des profondes forêts ; je détestais
-les espaces amplement ensoleillés, et les
-trompettes à l’unisson, et les formes rondes
-et carrées en architecture. Je préférais la méditation
-à la prière vocale, Mme Guyon à
-saint Thomas, le treizième siècle — tel que
-je l’imaginais — au seizième. Jusque vers
-la fin de ma vie anglicane, j’aurais été prêt à
-avouer cela franchement ; plus tard, si l’on
-m’avait affirmé que tels étaient mes goûts, je
-m’en serais attristé, car je commençais à
-comprendre que le monde était à la fois matériel
-et spirituel, et que les croyances définies
-étaient aussi nécessaires que les aspirations.
-Mais, en arrivant à Rome, je dus reconnaître
-décidément combien peu j’avais compris jusque-là.</p>
-
-<p>Je voyais autour de moi une ville qui n’était
-que Renaissance, étalée sous un ciel limpide
-et un brûlant soleil ; et la religion, dans cette
-ville, était l’âme demeurant dans le corps.
-C’était l’assertion de la réalité du principe
-humain incarnant le divin. Même les dogmes
-les plus exclusivement chrétiens m’étaient exprimés
-en des images païennes. La Révélation
-parlait sous les formes de la religion naturelle ;
-Dieu se manifestait ouvertement en
-pleine lumière ; les prêtres officiaient, répandaient
-l’eau lustrale, allaient en longues processions
-avec de l’encens et des cierges, et
-parfois même donnaient au ciel le nom
-d’Olympe. <i lang="la" xml:lang="la">Sacrum Divo Sebastiano</i>, je voyais
-cela inscrit sur un autel de granit. J’avais à
-écouter les leçons de prêtres professeurs qui
-criaient, riaient, procédaient à leur enseignement
-avec une bonne humeur expansive. Je
-voyais l’image du « père des princes et des
-rois » exposée dans les rues, le jour de la
-fête du Pontife, entourée de fleurs et de lumières,
-tout à fait à la façon dont on avait
-coutume d’honorer autrefois les souverains
-temporels. Je descendais dans les catacombes,
-le jour de Sainte-Cécile, et j’y respirais une
-odeur de myrte qui venait de branches semées
-sur le sol, rendant à la mémoire de la sainte
-le même hommage qui jadis avait été rendu
-à des vainqueurs de combats tout profanes.
-En un mot, je commençais à comprendre que
-« le Verbe s’était fait chair et avait habité
-parmi nous » ; et que, de même qu’il avait
-pris la substance créée d’une Vierge pour se
-pourvoir d’un corps naturel, de même aussi
-il continuait de prendre la substance créée des
-hommes — leurs pensées, leurs expressions,
-et leurs manières d’agir — pour se pourvoir
-de ce corps mystique au moyen duquel il est
-toujours avec nous. Est-ce donc que le catholicisme
-est « matériel » ? Oui, certes ; il
-l’est tout à fait comme la Création et l’Incarnation,
-ni plus, ni moins.</p>
-
-<p>Je ne saurais songer à décrire ce que signifie
-cette découverte, pour une âme de nos
-races du Nord. A coup sûr, elle signifie le
-pâlissement de quelques-unes des anciennes
-lumières qui, jadis, nous avaient paru merveilleuses,
-dans la demi-obscurité de l’expérience
-individuelle ; ou plutôt la découverte
-signifie pour nous la disparition de ces lumières,
-dans le puissant éclat du plein jour
-de midi. Placez, à côté d’une pompe romaine,
-le plus exquis des offices anglicans : combien
-vous le verrez devenir provincial, local, individualiste !
-A côté d’un professeur romain
-enseignant à des auditeurs de toutes les races
-les devoirs des citoyens envers l’État, placez
-un théologien anglican occupé à expliquer les
-épîtres de saint Paul à de jeunes étudiants
-de Cambridge ; à côté d’un frère italien de
-San-Carlo le plus passionné des missionnaires
-de l’Église anglicane ! Mettez côte à
-côte les paysans de la Campagne romaine
-chantant des hymnes à Saint-Jean-de-Latran,
-avec des branches d’olivier dans les mains, et
-une pieuse compagnie d’anglicans rassemblés
-pour les cantiques du soir ; juxtaposez
-un des officiants de Sainte-Marie-Majeure et
-le ritualiste le plus parfaitement entraîné ; en
-costume de « messe ! » Comparez n’importe
-quel aspect du culte catholique, tel qu’il se
-montre à Rome, à un aspect correspondant du
-culte anglican ! Tout de suite la différence
-apparaîtra, une différence qui aura pour effet
-de révéler la pauvreté, l’insuffisance timide
-et médiocre des imitations anglicanes.</p>
-
-<p>Et ainsi, il se trouve qu’un séjour à Rome
-produit forcément, chez un homme de ma
-sorte, une expansion de vues dépassant toutes
-paroles. Tandis que, jusqu’alors, j’avais
-été accoutumé à me représenter le christianisme
-comme une fleur délicate, divine en
-raison même de sa fragilité surnaturelle, je
-voyais maintenant que c’était un arbre dans
-les branches duquel tous les oiseaux des airs
-pouvaient loger à l’aise, un arbre divin par
-cela seul que l’amplitude de ses branches et
-la force de ses racines ne pouvaient s’expliquer
-d’aucune manière humaine. Auparavant,
-je m’étais fait du christianisme l’image d’un
-doux et subtil parfum, demandant à être
-goûté dans le recueillement ; et maintenant je
-voyais que le christianisme était le levain
-caché dans les lourdes mesures du monde, et
-ayant pour effet de faire lever la pâte dans des
-proportions incalculables.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>IV</h3>
-
-<p>Ainsi, de jour en jour, l’enseignement de
-Rome se poursuivait pour moi. J’étais comme
-un jeune garçon introduit pour la première
-fois dans un grand dépôt de machines. Autour
-de moi, les roues mugissaient, d’immenses
-mouvements se prolongeaient ; le fracas et
-la puissance m’étourdissaient ; et cependant,
-peu à peu, je commençais à apprendre qu’il
-y avait quelque chose qui jusque-là m’était
-resté inconnu, quelque chose que je n’aurais
-jamais pu découvrir dans mon calme demi-jour
-du Nord. C’étaient ici les bureaux du
-monde spirituel ; ici la grâce était distribuée,
-le dogme défini, les provisions faites pour
-les âmes de l’univers entier. Ici Dieu avait
-choisi son siège pour régner sur son peuple,
-dans ce lieu où autrefois Domitien, <i lang="la" xml:lang="la">Dominus
-et Deus Noster</i>, ce singe de Dieu, avait régné
-concurremment avec le vicaire de Dieu, encore
-caché dans l’ombre. Le vendredi saint, sous
-les ruines du Palatin, j’entendais lire : « Si
-tu laisses cet homme en liberté, tu n’es pas
-l’ami de César ! » Or, à présent, « cet homme »
-est roi, et César n’est plus rien. C’est ici en
-vérité, infiniment plus que partout ailleurs,
-c’est ici que le levain plongé il y a dix-neuf
-siècles par la main de Dieu dans la pâte pesante
-de l’Empire romain s’est exprimé en
-degrés, en lois, et en dogmes ; c’est ici que le
-sang de Pierre, qui a arrosé le sol au-dessous
-de l’obélisque du Vatican, continue de circuler,
-plus vivant que jamais, dans les veines
-de Pie X, <i lang="la" xml:lang="la">Pontifex maximus et Pater Patrum</i>,
-à cent pas de distance de ce même obélisque !</p>
-
-<p>Voilà l’une des choses que j’ai apprises à
-Rome ; et cette chose-là valait dix mille fois
-le conflit qui se livrait en moi à son sujet. Je
-comprenais enfin que rien d’humain n’était
-étranger à Dieu ; que les efforts des nations
-préchrétiennes les avaient amenées très près
-de la Porte de Vérité ; que leurs petits systèmes
-et tous leurs travaux n’avaient pas été
-méprisés par Celui qui les avait permis ; et
-que « Dieu, ayant parlé en diverses occasions
-et de diverses manières, dans les temps passés,
-à nos pères par les prophètes, nous avait
-enfin parlé directement par son Fils, qu’il
-avait proclamé l’héritier de toutes choses, et
-par lequel aussi il avait créé le monde, et qui,
-étant la splendeur de sa gloire et la figure de
-sa substance, et faisant purgation de nos
-péchés, se trouve assis à la droite de la Majesté
-Suprême ».</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>V</h3>
-
-<p>Et après avoir appris cela à Rome, j’ai appris
-une fois de plus, de retour en Angleterre,
-que l’Église est aussi tendre qu’elle est forte.
-Pareille à son Époux divin, elle voit toutes
-les choses et tous les hommes, régissant des
-forces immenses ; et cependant, dans sa divinité,
-elle ne dédaigne pas « le moindre de
-ces petits ». Pour le monde, elle est une reine,
-rigide, hautaine, impérieuse, revêtue d’or et
-de joyaux : mais pour ses propres enfants elle
-est une mère, bien plus encore qu’une reine.
-Elle cicatrise les plaies des plus humbles
-de ses enfants, elle écoute leurs doléances à
-peine perceptibles, elle leur enseigne patiemment
-leurs leçons, et désire passionnément
-de les voir croître comme autant de princes.
-Mais surtout elle connaît la manière de leur
-parler de leur Père, de leur interpréter Sa
-volonté, de leur raconter l’histoire de Ses exploits.
-Elle insuffle en eux quelque chose de
-son propre amour et de son propre respect ;
-elle les encourage à être francs et sans crainte,
-à la fois vis-à-vis d’elle et vis-à-vis de Lui.
-Elle les prend par la main et, par un sentier
-secret, les introduit en Sa présence.</p>
-
-<p>Tout ce que j’avais trouvé naguère de direction
-et d’encouragement dans mon ancienne
-maison, je l’ai retrouvé à présent de la
-part des prêtres de cette Église, et en les découvrant
-doués de science aussi bien que
-d’amour. Toute cette liberté de foi et de
-pensée individuelles, que quelques-uns se figurent
-être le privilège des confessions non-catholiques,
-j’ai trouvé tout cela expressément
-procuré et garanti dans nos temples, et j’en
-ai usé désormais avec bien plus de confiance,
-sachant que l’œil infaillible de l’Église était
-sur moi, et que, sans faute, elle m’avertirait
-d’abord, et enfin me frapperait, s’il m’arrivait
-de me hasarder trop loin. Ses bras sont aussi
-ouverts à ceux qui veulent servir Dieu dans
-le silence et la solitude qu’à ceux qui « dansent
-devant lui de toutes leurs forces ». Car,
-pareille à la charité, dont elle est l’incarnation,
-l’Église « est patiente, elle est bonne,
-elle supporte toutes choses ». En elle « nous
-savons en partie et en partie nous prévoyons » ;
-nous sommes assurés de ce que nous avons
-reçu, et nous attendons avec espoir ce qui est
-encore à venir. C’est en elle que je comprends
-suprêmement que, « lorsque j’étais un enfant,
-je parlais comme un enfant, j’entendais comme
-un enfant, je pensais comme un enfant ; mais
-que, lorsque je suis devenu un homme, j’ai
-dépouillé les choses de l’enfant ».</p>
-
-<p>Ainsi donc, tout ce qui se rencontre dans
-les autres systèmes, pour individuels qu’on
-les suppose, tout cela se retrouve dans l’Église :
-le mysticisme du Nord, la patience de l’Orient,
-la confiance joyeuse du Sud, et l’entreprise
-hardie de l’Ouest. L’Église comprend et réchauffe
-le cœur aussi bien qu’elle guide et informe
-la tête. Elle regarde la virginité comme
-l’état le plus honorable, et, en même temps,
-regarde le mariage comme un sacrement très
-saint et indissoluble. Elle seule reconnaît
-explicitement la vocation de l’individu et, en
-même temps, les idéals de la race, avec un
-respect pour la foi subjective égal à sa fidélité
-envers la vérité objective. Elle seule, en
-effet, est parfaitement familière et tendre avec
-l’âme isolée, comprenant ses besoins, suppléant
-à ses lacunes, traitant soigneusement
-ses faiblesses et ses péchés ; simplement
-parce qu’elle est grande comme le monde, et
-vieille comme les âges, et infinie de cœur
-comme Dieu.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>VI</h3>
-
-<p>Si bien qu’aujourd’hui, en relisant les premières
-pages de ces <i>Confessions</i>, je vois le
-plan de Dieu à mon égard se dessiner comme
-un fil d’or à travers toutes les régions montueuses
-parmi lesquelles j’ai eu à marcher,
-depuis les aimables prairies de la maison paternelle
-et de l’école, et les hauteurs abruptes
-et accidentées du travail paroissial, jusqu’à
-ce plateau fortifié d’où, pour la première
-fois, le monde m’est apparu tel qu’il est réellement,
-et non pas tel que j’avais pensé
-qu’il était. Je comprends maintenant qu’il y
-existe une cohésion entière dans tout ce que
-Dieu a fait ; qu’il n’y a pas une seule aspiration
-du fond des ténèbres qui ne trouve
-son chemin jusqu’à Lui ; pas un système de
-pensée qui ne reflète au moins un rayon de
-Sa gloire éternelle ; pas une âme qui n’ait sa
-place dans l’économie totale de Son œuvre.
-D’un côté, il y a soif, et désir, et inquiétude ;
-de l’autre, satisfaction et paix. Mais il n’y a
-pas un instinct qui n’ait son objet, pas une
-mare qui ne reflète le soleil ; pas un lieu désolé
-sur la terre qui n’ait le ciel au-dessus de
-soi. Et, à travers ce désert plein de ruines,
-Sa bonté infinie m’a conduit jusqu’à l’endroit
-où Jérusalem est descendue d’en haut ; elle
-m’a élevé, de ces sentiers tournants qui ne
-mènent nulle part, jusque sur la large route
-qui mène droit à Lui.</p>
-
-<p>C’est sur cette route que je dois marcher
-maintenant, et le jour est prochain où mes
-pas s’arrêteront. Mais il n’y a rien à craindre
-pour ceux qui s’avancent sur cette route-là ;
-plus de montagnes à gravir, ni de torrents à
-traverser. Dieu a rendu toutes choses aisées
-pour ceux qu’il a admis à passer sous la Porte
-du Ciel qu’il a bâtie sur la terre ; le fleuve
-même de la mort n’est pour eux qu’un cours
-d’eau sans dangers, semé de ponts et garni
-de parapets de chaque côté ; et l’ombre de
-la mort n’est que comme un demi-jour, pour
-ceux qui la contemplent dans la lumière de
-l’Agneau.</p>
-
-<p>« Voici la tente de Dieu avec les hommes ;
-et il va demeurer avec eux, et il essuiera
-toutes les larmes de leurs yeux, et la mort
-cessera d’être… La cité n’a pas besoin de soleil
-ni de lune, car la gloire de Dieu l’a illuminée,
-et c’est l’Agneau qui est la lampe qui
-l’éclaire. »</p>
-
-
-<p class="c gap xsmall">FIN</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2>
-
-
-<div class="flex">
-<table>
-<tr><td> </td> <td class="bot r small"><div>Pages.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Préface</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c0"><small>VII</small></a></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>CHAPITRE PREMIER</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Les premières impressions religieuses</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c1">1</a></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>CHAPITRE II</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Le début de la crise</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c2">61</a></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>CHAPITRE III</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Au monastère anglican de Mierfield</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c3">95</a></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>CHAPITRE IV</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Les progrès de la crise</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c4">125</a></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>CHAPITRE V</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">La montée décisive</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c5">161</a></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>CHAPITRE VI</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Les derniers pas</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c6">183</a></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>CHAPITRE VII</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">L’arrivée</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c7">207</a></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>CHAPITRE VIII</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">La nouvelle demeure</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c8">225</a></div></td></tr>
-</table>
-</div>
-<div class="break"></div>
-
-
-<p class="c top4em">TOURS<br>
-<span class="xs">IMPRIMERIE E. ARRAULT ET C</span><sup>ie</sup><br>
-3761</p>
-
-
-
-<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74842 ***</div>
-</body>
-</html>
-
+<!DOCTYPE html> +<html lang="fr"> +<head> + <meta charset="UTF-8"> + <title>Les confessions d’un converti | Project Gutenberg</title> + <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover"> + <style> + +p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; + margin: .3em 0; } + +h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } +h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } +h3 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 3em 0 1.5em 0; } + +div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; + margin: 1em 0; } + +.large { font-size: 130%; } +.xlarge {font-size: 150%; } +.small { font-size: 90%; } +.xsmall { font-size: 80%; } +.tiny { font-size: 60%; } +.xs, small { font-size: 80%; letter-spacing: .05em; } + +.b { font-weight: bold; } +.i { font-style: italic; } +.i i, .i em { font-style: normal; } + +.sc { font-variant: small-caps; } +.ssf { font-family: sans-serif; } + +.sign { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; } + +hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } + +sup { font-size: smaller; vertical-align: 30%; line-height: 1em; } + +li { list-style: none; text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; } + +div.flex { display: flex; justify-content: center; } +table { margin: 1em auto; } +td { vertical-align: top; } +td.bot { vertical-align: bottom; padding-left: 1em; } +td.c div { text-align: center; padding-top: .5em; } +td.r div { text-align: right; } +td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; text-align: left; } +td.w3 { width: 3em; } + +a { text-decoration: none; } + +.fnanchor { font-size: 80%; vertical-align: 0.35em; padding: 0 .15em; + text-decoration: none; font-style: normal; line-height: 1em; +} +.footnote { margin: 1em 0 1em 30%; font-size: 90%; } +.footnote .label { } +.footnote + .footnote { margin-top: -.5em; } + +div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } +.break, .chapter { margin-top: 4em; } + +img { max-width: 100%; } + +@media screen { + body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } + img { max-height: 700px; } +} + +.x-ebookmaker .break, .x-ebookmaker .chapter { page-break-before: always; } +.top2em { padding-top: 2em; } +.top4em { padding-top: 4em; } +.nobreak { page-break-before: avoid; } + + </style> +</head> +<body> +<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74842 ***</div> +<div class="x-ebookmaker-drop c"><img src="images/cover.jpg" alt="Couverture"></div> +<div class="x-ebookmaker-drop break"></div> +<p class="c top2em large b">M<sup>GR</sup> ROBERT-HUGH BENSON</p> + +<h1>LES CONFESSIONS<br> +<span class="tiny">D’UN</span><br> +<span class="xlarge">CONVERTI</span></h1> + +<p class="c"><span class="i xsmall">Traduites de l’Anglais avec l’autorisation de l’Auteur</span><br> +<span class="xsmall">PAR</span><br> +<span class="large b">TEODOR DE WYZEWA</span></p> + + +<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br> +<span class="xs ssf">LIBRAIRIE ACADÉMIQUE</span><br> +PERRIN ET C<sup>ie</sup>, LIBRAIRES-ÉDITEURS<br> +35, <span class="xsmall">QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS</span>, 35</p> + +<p class="c">1914<br> +<span class="xsmall">Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.</span></p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em">DU MÊME AUTEUR</p> + + +<div class="flex"> +<table> +<tr><td class="drap"><b>Le Maître de la Terre</b>, roman traduit de l’anglais, +avec l’autorisation de l’auteur, par T. <span class="sc">de Wyzewa</span>, +20<sup>e</sup> édition. Un volume in-16</td> +<td class="bot r w3"><div><b>3</b> fr. <b>50</b></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><b>La Lumière invisible</b>, scènes et récits de la vie +mystique, traduits de l’anglais, avec l’autorisation +de l’auteur, par T. <span class="sc">de Wyzewa</span>, 4<sup>e</sup> édition. Un volume +in-16</td> +<td class="bot r w3"><div><b>3</b> fr. <b>50</b></div></td></tr> + +<tr><td class="drap"><b>La Vocation de Franck Guiseley</b>, roman traduit +de l’anglais, avec l’autorisation de l’auteur, par +T. <span class="sc">de Wyzewa</span>. Un volume in-16</td> +<td class="bot r w3"><div><b>3</b> fr. <b>50</b></div></td></tr> + +<tr><td class="drap"><b>Le Christ dans l’Église</b>, traduit de l’anglais, avec +l’autorisation de l’auteur, par l’abbé F. <span class="sc">Thellier</span> et +<span class="sc">Paul Deron</span>, 2<sup>e</sup> édition. Un volume in-16</td> +<td class="bot r w3"><div><b>3</b> fr. <b>50</b></div></td></tr> +</table> +</div> +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em"><span class="xsmall">IL A ÉTÉ IMPRIMÉ</span> :<br> +<span class="i">dix exemplaires numérotés sur papier +de Hollande Van Gelder.</span></p> + + +<p class="c gap small i"><span lang="en" xml:lang="en">Copyright by</span> Perrin et C<sup>ie</sup>, 1914</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c"><img src="images/illu.jpg" alt="Illustration"><br> +Robert Hugh Benson.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c top4em i">AU R. P. REGINALD BUCKLER, O. P.,<br> +dont la main paternelle a bien voulu ouvrir pour moi +les portes de la Cité de Dieu.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c0">PRÉFACE</h2> + + +<p>Le petit livre qu’on va lire a été publié +d’abord, sous la forme d’une série d’articles, +dans une revue américaine, l’<i lang="la" xml:lang="la">Ave +Maria</i>, au cours des années 1906 et 1907. +C’est avec l’aimable autorisation du directeur +de cette revue, le Père Hudson, que je +le réimprime aujourd’hui, un peu corrigé +et pourvu d’un petit nombre d’additions.</p> + +<p>Depuis le temps de l’apparition de mon +récit dans l’<i lang="la" xml:lang="la">Ave Maria</i>, maintes personnes +m’ont engagé à recueillir en volume cette +série d’articles : mais j’ai longtemps hésité +avant de m’y résoudre. J’ai hésité, en partie, +parce que je me suis demandé si un +ouvrage comme celui-là avait chance de +rendre vraiment service à qui que ce fût, +et en partie parce que je me proposais +d’étendre et de développer considérablement +ma relation primitive, et puis d’y +joindre encore une peinture de mon évolution +intérieure après ma conversion. A +ce dernier projet, cependant, j’ai vite dû +renoncer, en raison de la difficulté extrême +que je découvrais à établir une comparaison +définie entre mes anciennes impressions +d’anglican, qui s’effaçaient très rapidement +de ma mémoire, et l’effet de plus en +plus profond que produisaient en moi mes +croyances catholiques. Le cardinal Newman +a assimilé quelque part les impressions +d’un anglican converti à celles d’un +personnage d’un conte de fées qui, après +avoir vécu durant toute la nuit dans une ville +enchantée, se retourne, au lever du soleil, +pour jeter un regard sur la ville, et qui a +la grande surprise de constater que celle-ci +a disparu : les monuments qu’il avait admirés +pendant la nuit se sont évanouis, +comme un brouillard sous la lumière de +l’aube nouvelle. C’est exactement ce qui +m’est arrivé. Je me sens désormais absolument +incapable de comparer les deux +systèmes de croyances, ainsi que j’étais +en état de le faire durant les premiers +mois de ma conversion : car il se trouve +que la croyance que j’ai quittée ne m’apparaît +plus du tout un système cohérent, +une ville habitable avec les monuments et +les maisons qu’il m’avait semblé y connaître +naguère. Il me reste, naturellement, +dans l’esprit toute sorte d’images, de souvenirs, +et d’émotions, se rattachant à mon +séjour dans l’anglicanisme, et quelques-unes +de ces images sont même parmi les +plus sacrées et les plus chères de mon +cœur, et toujours encore je me sens heureux +de compter au nombre de mes amis +maintes personnes qui continuent à trouver +dans l’anglicanisme la liaison et la vie d’un +véritable système religieux ; mais, quant à +moi, je ne puis plus voir en lui autre chose +que des fragments détachés de leur centre +primitif, et employés après coup à la construction +d’un édifice purement humain, +sans fondement stable.</p> + +<p>Cette impression nouvelle ne s’accompagne +d’ailleurs chez moi — autant que +je puis en avoir conscience — d’aucune +amertume. Tout au plus m’arrive-t-il parfois +d’éprouver un mouvement d’impatience +à la pensée d’avoir été retenu si +longtemps par des ombres, empêché par +elles d’entrer en possession de la substance +divine. Mais toute comparaison +équitable des deux systèmes m’est dorénavant +complètement impossible : comment +songer à établir une comparaison entre un +rêve et une réalité ? Si bien que force m’a +été de renoncer à tout espoir de joindre à +la peinture, de plus en plus confuse en +moi, de ma période d’anglicanisme l’histoire +de mes aventures bien autrement actives +et vivantes sous le plein soleil de la +Vérité Éternelle. Et puisque nombre d’amis +m’ont conseillé de publier le récit de la +longue suite d’épreuves qui ont constitué +pour moi le passage de l’ancien demi-jour +à la présente lumière, c’est donc ce récit +que l’on va lire, tel à peu près que je l’ai +écrit naguère pour les lecteurs de l’<i lang="la" xml:lang="la">Ave +Maria</i>. J’ai profondément conscience de +tout ce qu’il y a de choquant dans l’« égotisme » +ininterrompu de pages comme +celles-là ; mais comment échapper à cet +inconvénient, dès que l’on tente de mettre +au service d’autrui les résultats de sa +propre expérience ?</p> + +<p class="sign sc">Robert-Hugh Benson.</p> + +<p class="gap small">Édimbourg, novembre 1912.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c xlarge">LES CONFESSIONS D’UN CONVERTI</p> + + + + +<h2 class="nobreak" id="c1">CHAPITRE PREMIER<br> +<span class="xsmall">LES PREMIÈRES IMPRESSIONS RELIGIEUSES</span></h2> + + +<p>Lorsqu’un voyageur se trouve enfin parvenu +sur un haut plateau, il lui est très difficile +de se rendre compte bien exactement de +la route qu’il a suivie pour y parvenir : cette +route tourne, s’élève, retombe, s’élargit et se +rétrécit, de telle manière que le souvenir qui +en reste au voyageur lui apparaît étrangement +confus. Sans compter que les explications +qui lui sont criées d’en bas, aussi bien +par les amis que par des étrangers, ne sont +guère faites, non plus, pour suppléer à l’insuffisance +de sa propre mémoire.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>I</h3> + +<p>L’on m’a dit que j’étais devenu catholique +parce que je me laissais abattre sous l’échec, et +parce que je me laissais exalter sous le succès ; +parce que j’étais trop rempli d’imagination, +et parce que je manquais du sens de l’observation ; +parce que je n’avais pas assez de confiance +dans les choses, et parce que j’en avais +trop ; parce que j’étais trop ardent à espérer, +et trop prompt au désespoir ; parce que j’étais +orgueilleux et pusillanime. Plusieurs ont +même dit, en présence de mes livres, que +je n’avais jamais vraiment compris l’Église +d’Angleterre.</p> + +<p>Et, naturellement, cela n’est pas impossible ; +mais, en tout cas, cette inintelligence ne résulte +pas du manque d’information. Le fait +est que, ainsi qu’on va le voir, j’ai été élevé +pendant vingt-cinq ans dans une famille ecclésiastique +anglicane ; moi-même j’ai été, +pendant neuf ans, pasteur anglican ; dans des +paroisses de ville et de campagne, ainsi que +dans une congrégation religieuse. Mon père, +en sa qualité d’archevêque de Cantorbéry, se +trouvait être le chef spirituel de toute la +communion anglicane ; ma mère, mes frères +et mon unique sœur continuent aujourd’hui +encore à faire partie de cette communion, +tout de même qu’un grand nombre de mes +amis. J’ai été préparé aux ordres sacrés par +le théologien anglican le plus en vue de son +temps ; et cette préparation a fini par faire +de moi, durant de longues années, un membre +passionnément convaincu de la Haute Église.</p> + +<p>J’ajouterai que, maintenant que j’ai pris la +plume pour raconter mon évolution religieuse +passée, je m’aperçois que jamais encore jusqu’ici +je n’ai sérieusement tâché à reconstituer +le détail de cette évolution ; de telle sorte +que ma tentative m’apparaît bien imprudente +et bien dangereuse. Car c’est chose extrêmement +facile de se tromper soi-même ; et c’est +chose extrêmement difficile de ne pas se complaire +à voir seulement ce que l’on désire +voir ; et puis, surtout, j’ai peur que mes propres +aveux ne réussissent pas à être convaincants +pour d’autres personnes. Nul moyen, en effet, +de définir en quoi a consisté la direction de +l’Esprit de Dieu, ou de diagnostiquer les opérations +de cet Esprit dans les chambres secrètes +de l’âme…</p> + +<p>Tout au plus est-il possible de décrire à +peu près fidèlement l’apparence extérieure +des diverses régions à travers lesquelles notre +âme a passé, et puis aussi d’offrir une peinture +sommaire des principaux incidents de +la route, réflexions intérieures ou paroles +venues du dehors. La foi religieuse, au fond, +est un travail divin accompli dans les ténèbres, +même quand ce travail nous semble incarné +dans des arguments intellectuels et des faits +historiques : car il faut se rappeler que deux +âmes également sincères et intelligentes peuvent +rencontrer les mêmes manifestations extérieures, +et en tirer des conclusions absolument +opposées. L’essence véritable de notre +vie intérieure réside quelque part où nulle exploration +psychologique ne saurait atteindre.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>II</h3> + +<p>Je vais d’abord essayer de décrire le mieux +possible ma première éducation religieuse, et +la situation intime qui en est résultée pour +moi.</p> + +<p>J’ai été élevé dans les sentiments et les +idées de l’anglicanisme modéré, et, naturellement, +j’ai d’abord accepté celui-ci comme le +mode le plus représentatif, comme le plus +légitime aussi, de toute la communion protestante. +J’ai appris, — autant du moins que +je pouvais les comprendre, — les dogmes +établis naguère par les théologiens anglais +du dix-septième siècle ; j’ai été instruit à être +suffisamment respectueux de l’autorité établie, +affranchi de tout excès d’enthousiasme, +méprisant et hostile à l’égard de Rome. J’ai +été instruit encore à croire dans la Présence +réelle sans vouloir tenter de la définir ; à +apprécier la solennité et la beauté du culte +sans lui attribuer une portée absolue. Enfin +mes premiers maîtres m’ont fait étudier +d’abord toute la Bible en général, et c’est +seulement ensuite que j’ai abordé l’étude du +Nouveau Testament. J’ai d’ailleurs l’impression, — si +je puis parler ainsi sans paraître +impertinent, — que mon éducation religieuse +a été des plus sages. Je m’intéressais à la religion ; +je suivais les cérémonies du culte +dans des cathédrales et des églises magnifiques, +avec permission de m’en aller avant le +sermon ; j’étais nourri des allégories de Wilberforce, +ainsi que des histoires des premiers +martyrs chrétiens ; et les vertus qui m’étaient +recommandées comme les plus admirables +étaient les précieuses vertus de la véracité, du +courage, de l’honneur, de l’obéissance, et du +respect. Je ne crois pas que mon éducation +m’ait amené à aimer Dieu consciemment ; +mais du moins je n’ai jamais éprouvé cette +terreur devant toute manifestation de la force +divine, ou encore devant les menaces de l’enfer, +qui souvent s’impose pour toujours à des +âmes formées sous la discipline protestante. +Autant qu’il me souvient, j’acceptais Dieu, +assez froidement, comme un Père d’une présence +et d’une autorité universelles. Quant à +la personne de Notre-Seigneur, celle-là m’apparaissait +beaucoup plus d’après les Évangiles +que d’après ma propre expérience spirituelle. +Je pensais à elle au passé ou au futur, +rarement au présent.</p> + +<p>L’influence de mon père sur moi a toujours +été si grande que je tâcherais vainement à +vouloir la définir. Je n’ai pas l’idée que mon +père m’ait jamais bien compris : mais sa personnalité +était si dominante et si pénétrante +que ce manque de compréhension de sa part, +à mon endroit, n’a guère amené de différence +dans l’ensemble de son action sur moi. Le +fait est qu’il a formé et façonné mes vues en +matière religieuse de telle sorte que, aussi +longtemps qu’il a vécu, concevoir des opinions +autres que les siennes m’aurait produit +l’effet d’un blasphème. Il y avait bien dès +lors, dans son système de croyances, certains +points qui m’embarrassaient, et qui continuent +à m’embarrasser aujourd’hui encore : mais ces +points ne me causaient pas plus de doutes +touchant l’excellence et la vérité de la foi de +mon père que les difficultés intellectuelles +que m’offre à présent la Révélation divine +ne me causent de doutes concernant son autorité.</p> + +<p>Mon père était, au total, un représentant +presque parfait de la Haute Église d’autrefois. +Il avait un amour profond de la dignité +et de la splendeur du culte divin, un grand +sentiment de l’autorité de l’Église, et une orthodoxie +inébranlable à l’égard des fondements +généraux de la foi chrétienne. Et cependant +il avait beau répéter, avec beaucoup +de sérieux sous son ton de plaisanterie, qu’il +aurait dû avoir été un chanoine dans une cathédrale +française ; il avait beau réciter scrupuleusement, +chaque jour, les prières du matin +et du soir imposées par l’Église anglicane ; +il avait beau aimer infiniment l’histoire de +l’Église et la connaître à fond, tout de même +que l’histoire des liturgies chrétiennes et les +écrits des Pères : tout cela ne l’empêchait +point, suivant ce qui me semblait dès ce moment, +de manquer sur certains points particuliers +à l’application de ses principes. Par +exemple, il n’y a point de coutume plus fortement +enracinée dans l’antiquité, ni enjointe +plus explicitement dans le Livre de Prières +anglais, que celle du jeûne du vendredi ; il +n’y a guère de discipline ecclésiastique plus +primitive que celle qui interdit le mariage +d’un homme qui a déjà reçu les ordres majeurs ; +et il n’y a rien de plus clair, — me disais-je +à ce moment, — parmi les questions +disputées touchant le mariage, que le principe +suivant lequel la rupture du lien matrimonial +en faveur de l’un des conjoints, avec permission +pour lui de se remarier, a simultanément +pour effet de relever du même lien l’autre +conjoint. Or, je me trouve encore tout à fait +hors d’état de comprendre, — surtout en me +rappelant l’amour enthousiaste de mon père +pour ce que j’appellerais la coutume chrétienne, — de +quelle façon cet homme plein de +bon sens et de foi justifiait son attitude à +l’égard des trois points susdits ; car je ne me +souviens pas que jamais il se soit abstenu de +viande un vendredi, ni aucun autre jour, — tout +en ne se faisant pas faute de se mortifier, +je le sais, par maintes autres pratiques ; — pareillement, +je ne l’ai jamais entendu soulever +la moindre objection théorique en présence +de mariages contractés par des prêtres ou +évêques anglicans ; et enfin je me rappelle que +toujours, lorsqu’un divorce avait été prononcé +par la loi civile, mon père était d’avis que le +conjoint « coupable » n’avait pas le droit d’obtenir +de l’Église la bénédiction d’un second +mariage, tandis que l’autre conjoint en avait +le droit.</p> + +<p>De même je n’ai jamais pu comprendre, depuis +le début, de quelle manière mon père interprétait +ces paroles de son <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i> : « Je crois +en la Sainte Église catholique. » Je me souviens +qu’il retranchait de l’unité extérieure de +cette Église les confessions chrétiennes qui +n’admettaient pas la succession épiscopale ; +d’autre part, comme j’aurai à le raconter bientôt +avec plus de détail, il hésitait sur la question +de savoir si l’Église de Rome se trouvait +ou non déchue de sa place dans le corps du +Christ ; tandis que, par ailleurs encore, il témoignait +de la plus grande sympathie pour +certains groupes de chrétiens orientaux dont +les dogmes avaient été explicitement condamnés +par des conciles que lui-même, mon +père, reconnaissait avoir été pleinement œcuméniques.</p> + +<p>De même encore je n’ai jamais bien compris +son attitude à l’égard de doctrines telles +que celle du sacrement de pénitence. En +théorie, il maintenait fermement que Jésus-Christ +avait donné autorité à ses ministres +d’absoudre et de remettre les péchés des fidèles +repentants ; et lui-même, en pratique, +durant une certaine crise de ma vie, m’a recommandé +de me confesser à un « discret et +savant » pasteur de sa connaissance ; et cependant, +autant que je sache, jamais il n’insistait +sur l’utilité de la confession en général, +et jamais lui-même ne recourait à la confession. +Il croyait pleinement au pouvoir des +clefs transmises par Jésus à Pierre : mais en +même temps il semblait estimer que ce moyen +d’être soulagé ne devait être employé que si +nul autre moyen ne réussissait à procurer la +paix de l’âme. En un mot, il semblait admettre +que l’autorité conférée, dans des conditions +extraordinairement solennelles, par le Christ +à ses apôtres n’était aucunement nécessaire +pour le pardon du péché mortel commis après +le baptême.</p> + +<p>Après cela, je suis tout à fait sûr que mon +père ne se croyait pas du tout inconséquent, +et avait des principes qui réconciliaient, à ses +propres yeux, ces apparentes contradictions. +Mais ce qu’étaient ces principes, jamais je n’ai +pu le savoir. Car encore que rien ne lui fût +aussi agréable que d’être consulté par ses enfants +sur des matières religieuses, en fait +mon vénéré père n’était pas très accessible à +des natures timides. Pour ma part, j’avais +toujours un peu peur de lui paraître ignorant, +et plus peur encore de le choquer. Pas une +seule fois, dans une difficulté véritable, je +n’ai manqué à le trouver infiniment tendre et +attentif, mais son intense personnalité et +l’ardeur presque farouche de sa foi me donnaient +toujours l’illusion qu’il jugerait irrespectueux +chez moi, et indigne d’un fils, de +ne pas acquiescer sur-le-champ à tous ses jugements ; +d’où résultait que, souvent, je me +résignais à ignorer ce que pouvaient être ces +jugements eux-mêmes.</p> + +<p>Mais en tout cas la religion, dans notre +maison, se trouvait toujours colorée et vivifiée +par la puissante individualité de mon père. +Je me rappelle, maintenant encore, le sentiment +de plénitude et de sécurité qui en dérivait. +Les offices du matin et du soir, d’abord +dans la petite chapelle de Lincoln, où mon +père était chancelier depuis ma naissance jusqu’à +ma cinquième année, puis dans son merveilleux +oratoire privé de Truro, où il fut +évêque jusqu’après ma treizième année, et +enfin dans les belles chapelles archiépiscopales +de Lambeth et d’Addington, après son +élévation au siège de Cantorbéry ; ces offices, +dont les moindres détails avaient été soigneusement +réglés par mon père lui-même, se trouvaient +observés avec une rigueur et une +révérence liturgiques incomparables, et conservent +encore dans mon cœur un étrange +parfum qui jamais, sans doute, ne s’en effacera.</p> + +<p>D’autres voies par lesquelles s’est imposée +à moi l’influence religieuse de mon père +étaient les suivantes :</p> + +<p>Le dimanche après-midi, à la campagne, +nous nous promenions avec lui, lentement +et posément, pendant environ une heure et +demie, et au cours de ces promenades l’un +de nous, ou parfois mon père, lisait tout haut +des passages d’un livre religieux. Ces livres, +en vérité, ne me semblent pas avoir été très +bien choisis pour l’instruction spirituelle de +jeunes garçons. Souvent, par exemple, mon +père nous faisait lire les poèmes de George +Herbert<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> ; et ces méditations d’un ordre tout +spécial, subtiles et pédantesques, me procuraient +par instants un frisson soudain de +plaisir, mais bien plus communément encore +elles me causaient une espèce d’impatience +mêlée de mauvaise humeur. Ou bien l’ouvrage +que nous lisions était une interminable vie +de saint, ou bien un volume d’histoire de +l’Église, ou encore un certain livre du doyen +Stanley sur la Terre Sainte. Une fois seulement +je me rappelle avec un véritable plaisir +de quelle façon mon père m’a fasciné pendant +une demi-heure, en nous lisant tout haut, pendant +que nous marchions, le récit du martyre +de sainte Perpétue. Cela se passait dans +mon enfance, vers 1880 ; et je me rappelle +aussi le sentiment de respect un peu effrayé +avec lequel je ne tardai pas à découvrir que +notre père nous traduisait tout haut et d’improviste, +dans une langue anglaise irréprochable, +le texte latin des <i lang="la" xml:lang="la">Acta Martyrum</i>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Poète anglais du dix-septième siècle.</p> +</div> +<p>A l’issue de ces promenades du dimanche, +et quelquefois aussi les jours de semaine après +le déjeuner du matin, nous nous rendions +dans le cabinet de mon père, pour lire avec +lui la Bible ou le Nouveau Testament. Il m’est +difficile de décrire ces leçons. La plupart du +temps, mon père se livrait à un commentaire +continu et très brillant, mais souvent bien +au-dessus de ma capacité de comprendre. +Par intervalles, il s’arrêtait pour nous poser +des questions, et témoignait d’un grand plaisir +lorsque nous avions répondu proprement ; +de même encore il était ravi lorsque nous lui +posions à notre tour des questions raisonnables ; +mais au contraire son visage exprimait +un désappointement très pénible pour +nous lorsque nous lui paraissions inattentifs, +ou bien inintelligents. Tout cela était infiniment +stimulant pour l’esprit, non point +d’ailleurs sans lui être aussi quelque peu fatigant : +mais je crois bien aujourd’hui que +le défaut principal de ces leçons consistait +dans la prédominance du raisonnement sur +l’émotion et sur tout l’élément « spirituel ». +Le fait est que je n’ai pas souvenir que ces +leçons nous aient rendu plus facile d’aimer +Dieu. Elles étaient souvent intéressantes, et +quelquefois même absorbantes ; mais, avec +toute ma révérence pour la mémoire de mon +père, je ne puis pas dire qu’elles aient développé +en moi le côté « divin » de la religion. +Pour mon père lui-même, avec la grande spiritualité +qu’il avait en soi, naturellement, il +suffisait que son âme trouvât une activité +agréable dans la sphère didactique et intellectuelle ; +mais, pour moi, il résultait de là une +tendance fâcheuse à penser que l’intellectualisme +constituait le fond même de la religion.</p> + +<p>En ce qui regarde l’éducation morale, pareillement, +l’attitude de mon père n’était point +sans m’embarrasser quelque peu. Il avait un +très grand sentiment du devoir d’obéissance ; +et j’ai l’idée que ce sentiment, poussé à l’excès +dans sa froide rigueur, tendait à obscurcir en +un certain degré, à mes propres yeux, les différentes +valeurs morales du péché effectif. Il y +avait bien deux ou trois péchés qui m’apparaissaient +comme les formes suprêmes du mal : +des péchés tels que le mensonge, le vol, et la +cruauté. Mais au delà de ces actions éminemment +mauvaises, presque tous les autres péchés +me faisaient l’effet de s’équivaloir. +Grimper par-dessus les fils de fer qui bordaient +la grande allée, à Truro, en mettant +mes pieds ailleurs que dans les endroits où +lesdits fils de fer traversaient les poteaux de +bois, — mon père m’ayant ordonné de faire +toujours ainsi pour éviter de forcer ou de +briser les fils, — cela me semblait absolument +aussi coupable que de m’irriter, de bouder, +ou même de commettre des actes de +véritable bassesse. De telle sorte que mon +appréciation de la moralité des actions humaines +se trouvait quelque peu brouillée, ou +même étouffée, par la faute de cette éducation +trop dominée par le principe de l’obéissance : +l’oubli d’un ordre, ou le moindre retard à l’accomplir, +nous étant reprochés par notre père +avec autant de sévérité que s’il se fût agi d’une +faute morale délibérée. Plus tard, pendant +mon séjour à Eton, je fus un jour accusé de +cruauté grave à l’égard d’un autre élève, et +peu s’en fallut que je fusse fouetté à cette +occasion. Or, il se trouvait que j’étais innocent, +et, de fait, une très longue et minutieuse +enquête de mes maîtres finit par aboutir à ma +pleine justification : mais en attendant, lorsque +la nouvelle de l’accusation parvint à mon +père, pendant que j’étais chez lui pour les +vacances, je me sentis presque paralysé d’esprit +par la terrible atmosphère de l’indignation +paternelle, si bien que je ne pus même +pas essayer de me défendre, si ce n’est par +des larmes et par un désespoir silencieux. Et +cependant, en même temps, j’avais conscience +d’un vague soulagement, résultant pour moi +de la certitude que, si même j’avais été coupable, +mon père ne m’aurait pas montré plus +de colère qu’il avait coutume de m’en montrer, +par exemple, quand je lançais des pierres sur +les poissons dorés de la pièce d’eau, ou bien +quand je jouais avec mes doigts durant les +prières.</p> + +<p>Telle a été, très brièvement résumée, l’influence +de mon père sur ma vie religieuse. +Comme je l’ai dit, je ne crois pas qu’il m’ait +rendu facile d’aimer Dieu ; mais incontestablement +il a établi dans mon esprit la notion +à jamais indéracinable d’un gouvernement +moral de l’univers, d’une puissance sans limites +située derrière les phénomènes, et de +l’austère et solennelle dignité avec laquelle +cette puissance morale se déployait. Mon +père lui-même était, avec cela, infiniment +tendre de cœur et affectueux, désireux de mon +bien avec une véritable passion, et puis +aussi, au fond, — mais malheureusement à +mon insu, — pénétré d’un touchant désir d’obtenir +mon amour et ma confiance : mais sa +sollicitude même à mon endroit obscurcissait +en partie la flamme de sa tendresse, ou plutôt +me forçait à ressentir la chaleur de celle-ci +beaucoup plus que sa lumière. J’ajouterai +qu’il me dominait complètement par la grande +force de caractère qui était en lui, et que +sa mort a produit sur moi une impression +toute pareille à celle que me définissait un +autre homme, en me disant que, à la mort de +son père, il lui avait semblé que le toit du +monde venait soudain d’être enlevé.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>III</h3> + +<p>Dans l’école privée de Clevedon, où je fus +d’abord placé, nous avions des offices religieux +d’un ordre plus « ritualiste » que ceux +auxquels j’avais été habitué chez mon père. +L’école possédait une chapelle sombre et d’atmosphère +mystique ; les pasteurs revêtaient +des étoles de couleur, et maints offices se faisaient +en chant grégorien. Mais je n’ai pas le +moindre souvenir d’avoir éprouvé une impression +de surprise en constatant la différence +de l’enseignement religieux donné dans cette +école avec celui que l’on m’avait appris à la +maison ; simplement, je me sentais un peu intéressé +et alarmé tout ensemble devant les +menues différences du rituel ; et je me rappelle +que l’espèce de plain-chant que nous +étions forcés d’employer ne laissait pas de +me produire un effet déprimant.</p> + +<p>A l’école d’Eton, ensuite, je me retrouvai +tout à fait dans l’atmosphère religieuse qui +m’était familière, avec une grande solennité +extérieure, de beaux chants anglais, et une +extrême imprécision de dogme. Selon toute +apparence, c’était là que j’aurais dû recevoir +une profonde impression religieuse. Mais, en +fait, je n’en reçus aucune, non plus d’ailleurs +que les autres jeunes garçons de ma connaissance. +Ma confirmation eut à être reculée pendant +deux ans, en raison de l’indifférence que +l’on me soupçonnait d’avoir à l’égard de cette +cérémonie, et que j’avais pour elle en réalité. +Le fait est que je considérais cette confirmation +comme une simple formalité extérieure, +sanctionnant une espèce de maturité spirituelle ; +si bien que je fus fort étonné lorsque, +m’étant enfin décidé à interroger mon père +sur la date où aurait lieu ma confirmation, — puisque +la plupart de mes amis avaient déjà +depuis longtemps obtenu la leur, — je m’entendis +répondre que j’aurais dû, moi aussi, +être confirmé depuis un an ou deux, mais +que l’on avait ajourné la chose parce que je +n’avais point paru la désirer. Mon père ajouta +que, puisque j’avais pris moi-même l’initiative +de le questionner à ce sujet, il m’autorisait +à recevoir la confirmation. Cette réponse +éveilla en moi un léger sentiment de protestation : +car je m’étais si complètement accoutumé +à me laisser diriger par mon père en matière +de religion que jamais l’idée ne m’était +venue de la possibilité, pour moi, de prendre +une initiative quelconque en cette matière.</p> + +<p>Mais la confirmation elle-même, et accompagnée +de très tendres entretiens avec mon +père, n’apporta aucune différence dans mes +sentiments religieux. Pour me préparer à la +cérémonie, je m’adressai à un « tuteur » professionnel, +qui me prit en particulier une +demi-douzaine de fois, et me parla surtout de +morale, en me recommandant l’énergie intérieure. +Je ne me souviens pas qu’il m’ait rien +dit sur le dogme : ce genre de chose était, +sans doute, considéré comme établi d’avance. +Cependant, mon tuteur me suggéra l’idée +d’une sorte de confession rudimentaire, mais +naturellement sans qu’il s’agît d’absolution, +car je ne crois pas que j’aie jamais, même à +ce moment, réfléchi à la possibilité d’une pareille +sanction. Aussi bien ne voulus-je même +pas admettre ce projet d’une confession de mes +péchés, en déclarant que je n’avais rien que +je souhaitasse révéler. Enfin mon tuteur me +donna la <i>Religion Personnelle</i> de Goulburn, +un gros livre épais et mortellement ennuyeux. +J’ai retrouvé le volume, il y a quelques années, +et j’ai constaté que les pages n’en +étaient pas coupées. En vérité, toute l’affaire +de ma confirmation a eu pour moi si +peu d’importance que je ne parviens même +pas à me rappeler le nom de l’évêque qui +s’est trouvé chargé de me confirmer. Le seul +incident qui se rattache à ma confirmation, +dans ma mémoire, est une consultation que +j’ai eue, ce jour-là, avec trois amis, touchant +la question de savoir s’il serait convenable de +jouer au tennis dans l’après-midi du jour de +la fête, ou bien s’il serait décidément plus convenable +de passer la journée entière dans une +inaction respectueuse. Nous n’étions, certes, +aucunement hypocrites, ni non plus méprisants : +nous désirions sincèrement faire ce +qui seyait, dans l’espèce ; et nous nous demandions +simplement si notre partie de tennis +pouvait ou non se concilier avec les convenances +les plus irréprochables. En fin de +compte, nous décidâmes que la chose était +possible, et nous jouâmes notre partie, tout +au plus avec un air légèrement réservé. Ma +mère, de son côté, me donna ce jour-là une +petite croix de Malte en argent, où elle avait +fait graver la date de ma confirmation, le +26 mars 1887. Je portai cette croix attachée +à ma chaîne de montre pendant quelque temps, — car +dans notre école d’Eton, à ce moment, +il n’y avait pas plus d’opposition à la religion +que d’enthousiasme pour elle, — mais je ne +tardai pas à la perdre, sans que cette perte +me laissât trop de regret.</p> + +<p>Le jour de ma communion, lui, m’a produit +un peu plus d’effet. Tout ce que je voyais autour +de moi m’apparaissait inaccoutumé et +mystérieux : car une fois seulement, auparavant, +j’avais eu l’occasion d’assister à un office +de communion. J’eus même vaguement +l’idée d’être entré depuis lors dans un lien +plus étroit avec le divin Maître ; et, bien +que je me sentisse un peu ennuyé à la pensée +que, désormais, j’aurais à me mieux conduire +dans la vie, je me rappelle que, très sincèrement, +je me promis de le faire.</p> + +<p>Il y a encore deux autres incidents que je +me rappelle comme s’étant rattachés, durant +cette période, à mes sentiments religieux. Le +premier a été la découverte que j’ai faite, +dans une chambre inoccupée, au palais épiscopal +de Lambeth, d’un exemplaire des <i>Prières</i> +du docteur Ken, écrites à l’usage des écoliers +de Winchester. Ce volume, je ne sais trop +pourquoi, réussit à séduire ma fantaisie ; et +je me rappelle également que mon père inscrivit +avec grand plaisir son nom et le mien +sur le livre, lorsque je lui demandai si je +pouvais le prendre pour moi. Je fis emploi +assidûment, pendant quelques mois, des +prières de Ken, qui m’avaient plu par leur +langue, sans doute, ainsi que par une certaine +allure à la fois élégante et solennelle. Puis +je cessai tout à fait de prier ; et je me contentai +d’aller à la communion aussi souvent que +c’était nécessaire pour les convenances du +dehors, — mais chaque fois, je crois bien, avec +les mêmes intentions de me rendre digne de +la faveur divine.</p> + +<p>Le second incident m’arriva à Eton, malgré +tout ce qu’il avait d’anormal dans cette +maison. Le fils d’un haut dignitaire de l’Église +évangélique avait traversé une espèce de +crise religieuse, chez lui, pendant ses vacances ; +et, de retour au collège, il s’était +mis, avec un beau zèle, à vouloir convertir +ses camarades. Je me trouvai être l’un d’eux, +et ce garçon finit par obtenir de moi, ainsi +que de l’un de mes amis, notre assistance régulière +à des séances de lecture de la Bible, +accompagnée de prières, qui avaient lieu dans +sa chambre. Quatre autres élèves se trouvèrent +assemblés avec nous ; et nous nous tenions +assis dans un état d’inquiétude vague, échangeant +de furtifs coups d’œil pendant que notre +apôtre nous exposait sa doctrine. Au moindre +bruit de pas dans le corridor, les Bibles disparaissaient +comme dans les tours de passe-passe ; +et je me souviens que ces séances +se terminèrent à jamais dès la seconde fois, +arrêtées par une soudaine et irrépressible explosion +de rire de la part de mon ami le plus +intime. Le pauvre garçon s’agitait sur sa +chaise, le visage écarlate, avec des larmes +ruisselant sur ses joues et des éclats de rire +lui échappant par bouffées successives, tandis +que le reste de l’assistance se tournait alternativement +vers lui et vers notre instructeur. +Je crois, du reste, que toute cette affaire aurait +pu devenir extrêmement malsaine pour nous +si elle nous avait affectés le moins du monde ; +mais, fort heureusement, elle n’y réussit pas, +et nous sortîmes de la seconde séance avec +l’opinion toujours bien arrêtée qu’un zèle religieux +comme celui-là était plutôt « commun », +et sans la moindre valeur.</p> + +<p>Notre évangéliste, cependant, ne se laissa +point décourager ; et sa tentative suivante fut +même beaucoup plus sérieuse. Il s’arrangea, +je ne sais comment, pour décider un ancien +élève à venir à Eton et à y faire un grand discours, +en présence de l’un des principaux maîtres +de la maison, ce qui ne laisse pas d’être +bien surprenant. J’assistai naturellement à la +scène, qui fut terrible. L’ancien élève nous +débita une harangue pathétique, consacrée +surtout à confesser ouvertement le grand péché +qu’avait été, naguère, sa propre manière +de vivre au collège. Je ne crois pas avoir +jamais vu des jeunes gens plus sincèrement +remplis d’horreur, non point, il est vrai, à +cause de la substance d’un tel récit, mais à +cause de tout ce qu’il y avait de scandaleusement +« inélégant » à y faire allusion en public.</p> + +<p>Cette même attitude d’indifférence s’est encore +manifestée de bien d’autres façons. Les +offices de la chapelle, à Eton, comptaient +vraiment pour très peu de chose, au point de +vue religieux : c’étaient plutôt des solennités +artistiques, rendant à Dieu un hommage équivalent +à celui que constituaient, vis-à-vis de +la reine Victoria, nos acclamations unanimes +lorsqu’elle venait nous voir, ou bien lorsque +nous-mêmes, parfois, étions conduits au château +pour lui être présentés. Chacun pouvait +à son gré, personnellement, ressentir ou non +un profond enthousiasme : l’essentiel était +seulement que tout le monde témoignât au +dehors d’une déférence convenable. Quelquefois, +cependant, l’un ou l’autre des professeurs +ecclésiastiques du collège tentait bravement, +dans un sermon, de faire un appel direct +à la conscience de ses auditeurs, en particulier +sur le sujet de la pureté. Mais le fait est +que ces auditeurs, en somme, avant comme +après cette prédication, n’avaient sur ce sujet +aucun principe qui leur fût commun. Un élève +pouvait être incroyablement corrompu, au +point de vue de la pureté, ou bien au contraire +scrupuleusement soucieux d’une pureté +absolue, sans que cela lui aliénât ou lui valût +le moins du monde les égards de ses camarades ; +le code moral de notre collège, du +moins en ce temps-là, regardait ces questions +comme étant simple affaire de goûts individuels. +Il y avait certaines choses qui nous +étaient positivement défendues : nous ne devions +pas être sales, ni lâches, ni dénonciateurs, +ni voleurs ; mais quant à la pureté, en +particulier, chacun était libre de choisir sa +manière d’être, sans le moindre risque de passer +pour un misérable si l’on adoptait l’un des +partis, ou d’être accusé de pruderie si l’on +préférait l’autre. Et aussi ces appels du haut +de la chaire, qui le plus souvent nous étaient +faits avec beaucoup de sincérité et d’ardeur, +nous apparaissaient-ils surtout légèrement ridicules. +Les autorités du collège avaient leur +opinion sur la matière ; nous savions cela, naturellement, +mais n’en continuions pas moins +à avoir, de notre côté, une opinion différente. +C’est dire que nulle impression ne nous vint +jamais de ces fervents discours, et que même +jamais ceux-ci n’obtinrent de nous l’honneur +d’un commentaire, sauf peut-être pour l’un +de nous à observer, parfois, que « l’excellent +A… avait paru bien excité », ce jour-là. En +un mot, une chaleur aussi évidente à nous parler +d’un sujet sur lequel chacun de nous avait +depuis longtemps son siège fait, dans un sens +ou dans l’autre, c’était encore là une de ces +choses « inélégantes » dont la crainte et la +détestation formaient la plus grosse partie +de notre morale scolaire.</p> + +<p>Il y avait là, incontestablement, une lacune +des plus graves, ou plutôt un véritable mal ; +et j’estime que la principale cause du mal +était, de la part de nos maîtres, l’absence de +toute action individuelle sur nos âmes. Je +crois savoir que des efforts ont été faits récemment +pour remédier à cela en une certaine +mesure ; mais je suis convaincu que +l’unique remède efficace se trouve, en fait, +foncièrement impraticable dans une atmosphère +religieuse comme celle de ces grands +collèges anglais. Aussi longtemps que ces +collèges protestants n’auront pas trouvé le +moyen d’introduire chez eux quelque chose +d’analogue au système employé dans les +écoles catholiques pour l’encouragement de +la dévotion privée, quelque chose d’équivalent +à des confessions régulières, et accompagnées +d’un enseignement religieux qui fasse +sentir aux collégiens les avantages qui résultent +de cette pratique ; aussi longtemps +que tout cela ne sera pas devenu possible +dans les écoles susdites, je ne vois pas +comment les formalités publiques de la religion +pourront y être rien de plus que de +simples formalités. Seule, la sauvegarde individuelle +du confessionnal catholique aurait +de quoi, en réalité, constituer le remède rêvé ; +et il va sans dire que cette sauvegarde se +trouve, dans l’espèce, tout à fait impossible +à utiliser. Il n’y a pas jusqu’à un système de +confession purement volontaire, comme celui +que pratiquaient autrefois certaines écoles +anglicanes, qui, tout en valant beaucoup mieux +que rien, n’entraîne à sa suite des inconvénients +inévitables.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>IV</h3> + +<p>Ce fut après avoir quitté le collège d’Eton, +et avant d’entrer à l’université de Cambridge, +que je ressentis pour la première fois une +émotion d’ordre religieux. J’étais venu passer +une année à Londres, et d’abord, pendant +quelques semaines, je m’étais senti vaguement +intéressé par la théosophie ; puis, tout +d’un coup, je devins entièrement absorbé et +fasciné par la beauté musicale et par toute +la solennité de la vie religieuse de la cathédrale +de Saint-Paul. La célébration des grands +offices à Saint-Paul est vraiment, comme l’on +m’a assuré que le disait Gounod, l’une des +manifestations religieuses les plus saisissantes +de l’Europe. Sous leur influence, je +commençai à aller à la communion toutes les +semaines, comme aussi à suivre tous les autres +offices que je pouvais, — parfois debout à +l’orgue, observant avec bonheur les mystères +des jeux et des pédales, ou parfois assis en +bas, dans les stalles. Je n’appréciais pas du +tout les sermons, encore que ceux du chanoine +Liddon me fissent vaguement un certain +effet. Au fond, la musique seule m’attirait ; +et ce fut par cette ouverture que je +commençai à entrevoir des lueurs du monde +spirituel. Mais je dois reconnaître que mon +sens de l’adoration religieuse fut aussi développé +et dirigé, vers ce même temps, par +l’admiration passionnée que m’avait inspirée +le roman historique et mystique de M. Shorthouse, +<i>John Inglesant</i><a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>. J’avais lu et relu ce +livre à d’innombrables reprises, sans me dissimuler +d’ailleurs ses tendances au panthéisme. +Maintenant encore, j’en sais des +passages par cœur, en particulier ceux qui +traitent de la personne du Christ. J’avais +l’impression d’avoir enfin découvert le secret +de ces cérémonies religieuses dont j’avais +toujours pris ma part, jusque-là, avec une +indifférence banale. J’ajouterai qu’une ou deux +amitiés très chaudes, que j’avais contractées +pendant ce séjour à Londres, m’aidaient +encore à marcher dans la même voie.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> C’était un roman historique, à la fois, et religieux, +dont le succès avait été énorme auprès du public anglais. +L’auteur y racontait l’histoire d’un jeune homme qui, tout +en restant fidèle à son anglicanisme, avait transporté +dans celui-ci une foule d’aspirations et de pratiques +catholiques. On pourra lire, d’ailleurs, une longue +analyse de <i>John Inglesant</i> dans la première série de mes +<i>Écrivains étrangers</i>. (T. W.)</p> +</div> +<div class="chapter"></div> +<h3>V</h3> + +<p>A Cambridge, ensuite, toutes ces impressions +religieuses m’abandonnèrent une fois +de plus, à l’exception d’une curiosité assez +vive, mais aussi passagère que soudaine, qui +m’avait attiré vers la doctrine de Swedenborg. +Cette petite crise passée, je perdis de +nouveau tout intérêt pour les choses religieuses. +Mes prières même furent abandonnées, +sauf pendant un moment, après que +mon père m’eut fait cadeau d’une belle édition +des <i lang="la" xml:lang="la">Preces Privatæ</i> de l’évêque Andrews, +en grec et en latin. Pareillement, j’avais renoncé +à la communion ; et l’unique fil qui me +rattachât encore un peu au surnaturel était, +une fois de plus, la musique. M’abstenant +presque toujours des offices de la chapelle de +mon collège, j’allais souvent, d’autre part, +écouter l’office du soir au Collège du Roi, +très différent de ceux de la cathédrale de +Saint-Paul, mais qui, lui aussi, m’apparaissait +dans son genre d’une beauté incomparable. +Une demi-douzaine de fois même, +en compagnie d’un de mes anciens camarades +d’Eton fraîchement converti, j’assistai à la +grand’messe du dimanche dans cette église +catholique de Cambridge où, plus tard, je devais +officier en qualité de vicaire ; mais je me +souviens que ce spectacle ne me produisit +aucune impression, sauf peut-être un mélange +confus de mépris et de frayeur. Chose +curieuse : je me rappelle, au contraire, très +nettement la sensation agréable de surprise +que j’éprouvai lorsque, à l’<i lang="la" xml:lang="la">Asperges</i>, un jour, +une goutte d’eau bénite m’arrosa le visage. +Mon ami m’avait prêté un <i>Jardin de l’âme</i>, +que je ne lui ai jamais rendu. Douze ans plus +tard, devenu moi-même catholique, je lui +ai écrit pour lui rappeler ce prêt, en ajoutant +que, maintenant, ce livre m’appartenait plus +que jamais.</p> + +<p>Le peu de religion que j’avais à ce moment, +cela va sans dire, relevait tout entier de +l’ordre artistique. Ma religion n’exerçait pas +la moindre influence sur mes actes, mais avait +pour moi l’utilité de me maintenir en contact, +bien superficiellement d’ailleurs, avec des +choses qui n’étaient pas tout à fait de ce +monde.</p> + +<p>Mon attitude à l’égard de la religion me +semble aujourd’hui très heureusement définie +et mise en lumière par une petite aventure +qui m’arriva en Suisse, vers ce même +temps :</p> + +<p>Un de mes frères et moi, nous avions décidé +de gravir le Pizpalù, l’un des pics de la +chaîne de la Bernina, dans l’Engadine ; et au +moment où nous atteignions le sommet du +pic, après une très pénible ascension qui avait +duré toute la nuit, voici que, soudain, je me +sentis défaillir ! Mon frère me fit avaler de +l’eau-de-vie, mais qui échoua complètement +à me restaurer ; et pendant deux heures environ +l’on dut me porter, le long de l’arête de la +montagne, dans un état d’inconscience apparente. +Le fait est que mon frère, pendant la +plus grande partie de ce temps, me crut mort, +ou du moins hors d’état de me réveiller de +ma torpeur. Or, bien que je parusse inconscient, +et que même je l’eusse été vraiment +pendant quelques instants, au fond je sentais +fort bien que j’étais en train de mourir. J’avais +même commencé à me demander quel serait +le premier phénomène du monde surnaturel +qui allait se révéler à moi, et je m’imaginais, — sans +doute sous l’influence de la suggestion +produite sur moi par les immenses pics neigeux +que j’avais vus au moment de fermer +les yeux, — que ce phénomène initial serait +une vision d’un grand trône blanc. Et cependant +pas une minute je n’ai eu conscience de +la moindre appréhension à la pensée de me +présenter devant Dieu, ni non plus le moindre +désir de faire un acte de contrition pour les +fautes de ma vie passée. Ma religion, telle +qu’elle était, avait un caractère si personnel +et si peu vital que, sans jamais douter de la +vérité objective de ce que l’on m’avait enseigné, +je n’éprouvais ni aucune crainte de Dieu ni +aucun amour pour lui ; je ne me sentais aucune +responsabilité devant lui, et la perspective +de le voir ne me causait pas la moindre +émotion.</p> + +<p>Et ceci, je crois bien, symbolisait toute +mon attitude à l’égard de la religion dans la +vie ordinaire. Intellectuellement, j’acceptais +le dogme chrétien : mais je n’y apportais +rien de ma volonté, et rien non plus de mon +émotion. Sauf pendant quelques minutes passagères +d’une sorte d’excitation superficielle, +ma religion n’avait pas en soi l’ombre d’une +vitalité effective.</p> + +<p>Aussi bien mon ami le plus intime, à ce +moment, se trouvait-il être un athée absolu, — le +seul que j’aie jamais rencontré, je crois +bien, — et je n’éprouvais aucune impression +d’un abîme inquiétant entre lui et moi. Un +autre de mes amis, comme je l’ai dit, était +un nouveau catholique, tout brûlant de zèle. +Avec celui-là il m’arrivait parfois de discuter, +mais je ne crois pas qu’il me soit jamais venu +à l’esprit de concevoir ses croyances comme +n’étant pas manifestement absurdes, encore +bien que j’aie été extrêmement ennuyé, un jour, +lorsque mon ami athée, que nous avions pris +comme arbitre, a déclaré que, si seulement +l’on admettait le christianisme, la forme catholique +était la seule manière possible d’interpréter +cette religion. Le plus souvent, mon +indifférence religieuse était complète. Je passais +alors une bonne partie de mon temps à +étudier l’hypnotisme, où j’avais fini par acquérir +une habileté assez grande. J’ajouterai +que, autant du moins que je puis me le rappeler, +aucune personne autorisée n’a tenté, +durant cette période, le plus léger effort pour +m’entretenir de questions religieuses.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>VI</h3> + +<p>Et alors, — aujourd’hui encore je ne parviens +pas à comprendre pourquoi, — je me +suis décidé à devenir pasteur. Il se pourrait +que la mort d’une de mes sœurs, vers ce temps, +eût un peu contribué à ma décision. Mais pour +le reste, je suppose que mes motifs dérivaient +surtout de ce fait, qu’une vie cléricale me +semblait m’offrir la « ligne de moindre résistance ». +Certes, je suis sûr que je n’étais pas +de caractère assez calculateur pour me dire +que l’avantage que j’avais d’être le fils de mon +père me vaudrait des privilèges dans la carrière +ecclésiastique : car, en toute loyauté, je +dois déclarer que ni les traitements, ni les +promotions ne me séduisaient à aucun degré. +Mais sans doute la perspective d’une vie passée +dans un presbytère, et l’absence chez moi +de toute autre curiosité bien marquée concouraient +à me désigner la profession de mon +père comme étant, au total, la solution la +plus simple des problèmes de mon avenir. Je +savais, en outre, que ma décision causerait +à mon excellent père un énorme plaisir, et +j’appréciais son approbation par-dessus toutes +choses. J’avais d’ailleurs, de temps à autre, +quelques bouffées romantiques en matière +spirituelle et, toujours aussi, je me figurais +aimer passionnément la personne de Notre-Seigneur, +telle qu’elle m’avait été suggérée par +<i>John Inglesant</i>. Tout cela m’explique aujourd’hui, +en une certaine mesure, que très sincèrement +j’aie résolu d’embrasser de tout +mon cœur la carrière cléricale, et de la poursuivre +aussi dignement que possible.</p> + +<p>Depuis le jour où je pris cette résolution, +les choses changèrent un peu pour moi. Je +commençai à lire des livres de théologie, et +à y porter un réel intérêt, en particulier pour +ce qui concernait le dogme et l’histoire de +l’Église. Mais il ne m’entrait pas dans la tête, +un seul instant, que l’Église d’Angleterre ne +fût pas seule à représenter l’institution originelle +du Christ. Je n’étais aucunement disposé +à admettre, comme j’allais essayer de l’admettre +plus tard, que notre communion anglicane +était l’Église « catholique » pour +l’Angleterre, tandis que la communion romaine +constituait l’Église « catholique » du +continent. Je me souviens même d’avoir vivement +reproché un jour, en Suisse, des vues +de ce genre à une dame anglicane qui, s’inspirant +d’elles, allait entendre la messe dans +une chapelle catholique. Les catholiques +romains, à mon sens, étaient manifestement +corrompus et déchus ; les ritualistes eux-mêmes +m’apparaissaient teintés d’hérésie, +tandis que, d’autre part, les protestants des +sectes extrêmes me faisaient l’effet de personnages +bruyants, extravagants, et vulgaires. +Une seule vie religieuse me semblait possible : +celle d’un tranquille pasteur de campagne, +avec un beau jardin, une maîtrise bien assouplie, +et une existence ordonnée de célibataire, — car +je dois ajouter que le mariage, alors +comme toujours, me faisait l’effet d’un état +inconcevable pour un prêtre chrétien.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>VII</h3> + +<p>Je me préparai pendant dix-huit mois à recevoir +les ordres. Le maître qui me dirigeait +dans cette préparation était le doyen Vaughan, +de Llandaff, homme tout à fait exceptionnel, +unique en son genre ; et c’est sans +doute à cause du charme extraordinaire de +sa personne, comme aussi de sa haute spiritualité, +que mon père avait décidé de me +confier à lui, malgré la divergence de ses vues +et de celles du doyen. Je crois bien que, à +maints égards, le doyen Vaughan était le prédicateur +le plus remarquable que j’aie jamais +entendu. Il écrivait ses sermons avec un soin +infini, les élaborait mot par mot, toujours +prêt à détruire le manuscrit entier pour le +recommencer à nouveau d’un bout à l’autre, +s’il se trouvait interrompu pendant sa rédaction ; +après quoi il prononçait le sermon exactement +tel qu’il l’avait mis sur son papier, +presque sans aucun geste, sauf de légers et +rapides coups d’œil sur l’auditoire et quelques +timides mouvements de tête. Sa langue anglaise +était absolument parfaite, n’ayant +d’égales, me semble-t-il, que celles de Ruskin +et de Newman. Sa voix était souple et polie +et pénétrante comme la lame d’une épée ; +mais, bien haut encore par-dessus tout cela, +il possédait une sorte de magnétisme personnel +qui affectait tout auditeur un peu raffiné +de la même manière qu’un chant musical. Ses +croyances étaient très nettement celles de la +secte évangélique. Je garde encore quelque +part un ou deux cahiers de notes prises par +moi, sous son influence, touchant les sacrements +du baptême et de la Cène, et qui déniaient +expressément à ces deux « rites » toute +valeur sacramentelle. Et pourtant la foi du +doyen Vaughan était d’une force si rayonnante, +et si intense son amour pour la personne +de Notre-Seigneur, que ses élèves, +quels qu’ils fussent, n’avaient nullement conscience +de ce qui pouvait manquer à son enseignement +pour se conformer à leurs propres +vues. Aussi longtemps que nous étions sous +son charme, c’était comme si nous eussions +eu l’impression que rien d’autre ne pouvait +être nécessaire que l’amour de Dieu, +tel que nous le voyions au cœur de notre +maître.</p> + +<p>La femme de celui-ci, sœur du doyen Stanley, +était, elle aussi, une personne remarquable, +et d’une grande influence sur les +élèves de son mari. Cette étrange vieille +dame, qui ressemblait par le visage à la +reine Victoria, était sûrement l’une des +femmes les plus intelligentes de sa génération. +Pleine d’esprit, elle causait et écrivait +avec un éclat merveilleux ; et c’était un réel +plaisir de se trouver en sa compagnie. Lorsque +trois ou quatre d’entre nous étions invités à +dîner chez le doyen, nous avions coutume de +comparer nos billets d’invitation, pour nous +régaler du spectacle de l’étonnante variété +des expressions de Mme Vaughan. Le fait +est que chacun des billets était entièrement +différent des autres, mais tous avec la même +vie et le même attrait. Je me rappelle encore +l’amusement discret du doyen lorsqu’il découvrit +que, pendant une grave maladie qu’il +avait traversée, sa femme, désespérant de sa +guérison, avait loué une maison où elle comptait +se retirer dès le début de son veuvage. +Il nous raconta tous les détails de la chose +en présence de sa femme, pendant que celle-ci +faisait de vagues gestes ou grimaces de +protestation.</p> + +<p>— Non, ma chère amie, — lui dit enfin le +doyen, avec des yeux qui brillaient comme +des étoiles, — vous voyez que, tout de même, +je ne suis pas encore mort ; et je crains bien +que vous ne puissiez pas entrer dans votre +nouvelle maison pour le moment !</p> + +<p>Nous menions à Llandaff une vie très innocente, +lisant chaque matin le Nouveau Testament +en grec avec le doyen, composant +toutes les semaines un sermon qu’il nous corrigeait, +jouant beaucoup au football, et assistant +tous les jours à un office dans la cathédrale. +L’un des jours les plus orgueilleux de +toute mon existence fut celui où j’eus l’honneur +d’être choisi par un club pour faire partie +du petit groupe de ses membres qui allaient +engager le défi annuel contre les joueurs de +football de Cardiff. Mais je dois ajouter que, +pendant ce séjour à Llandaff, et malgré le +vigoureux évangélisme du doyen, je commençai +à ressentir les premiers éléments +d’une aspiration religieuse plus « catholique » ; +ce fut alors que, pour la première fois de ma +vie, notamment, je commençai à préférer recevoir +la communion avant tout repas. Cela +me venait en partie de l’influence d’un « ritualiste » +très pieux, avec qui je m’étais lié d’une +étroite amitié ; <i>John Inglesant</i>, aussi, avait +repris un peu de son ancien pouvoir sur moi ; +et je fis même alors un ou deux voyages aux +environs de Llandaff pour chercher une maison +où je pourrais fonder une institution ressemblant +à celle du Little Gidding de Nicolas +Ferrar<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>, avec cette seule différence essentielle +que les femmes seraient strictement +exclues de la maison nouvelle. Les habitants +de celle-ci auraient à vivre dans une retraite +profonde, une espèce de solitude érudite et +poétique : mais je ne me souviens pas que le +renoncement à soi-même, sous aucune forme, +dût jouer un rôle dans l’institution projetée. +Du moins l’intention première de celle-ci +était-elle excellente : car l’objet principal de +la vie que je rêvais d’organiser, dans mon +Little Gidding, était d’accroître l’union de nos +âmes avec la personne de Notre-Seigneur.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Communauté anglicane du début du dix-septième +siècle, décrite par <span class="sc">Shorthouse</span>, dans son <i>John Inglesant</i>.</p> +</div> +<div class="chapter"></div> +<h3>VIII</h3> + +<p>Je fus ordonné diacre en 1894, après une +très étrange retraite d’une solitude absolue, +où, pendant une semaine environ, tout sentiment +religieux m’abandonna de nouveau. Cette +retraite eut lieu près de Lincoln, l’endroit où, +longtemps auparavant, s’était écoulée mon +enfance. J’avais loué deux chambres dans la +loge du portier d’un vieux parc, à quatre ou +cinq milles en dehors de la ville, et aussitôt +j’avais arrangé mes journées d’une manière +qui me paraissait très sage, avec des heures +régulières pour l’oraison et la méditation, +pour la récitation des Petites Heures en anglais, +et pour les exercices corporels. C’était +là, je le vois bien à présent, une tentative absolument +folle. Je me trouvais dans un état +d’excitation très intense à la perspective de +ma prochaine entrée dans les ordres ; et je ne +savais absolument rien, jusque-là, du contenu +de mon âme, ni des dangers de l’examen de +conscience, sans compter mon ignorance complète +de la science difficile de la prière. De +telle sorte que le résultat de ma retraite fut +une angoisse mentale si affreuse que, même +encore aujourd’hui, je ne puis me la rappeler +sans un frisson douloureux. Après un jour ou +deux d’entière solitude, il me sembla qu’il +n’existait aucune vérité religieuse, que Jésus-Christ +n’était pas Dieu, que toute notre vie +humaine n’était rien qu’une farce vide de sens, +et que j’étais moi-même, sinon le pire des +pécheurs, en tout cas le plus monumental des +sots. Je me souviens, en particulier, de la +torture ressentie pendant le premier dimanche +de l’Avent. Dès l’aube, je m’étais mis en +route vers Lincoln, à pied, et sans avoir déjeuné. +A la cathédrale, je communiai, et puis +me fis un devoir d’assister à tous les offices +de la journée, assis dans un coin de la grande +nef poussiéreuse, avec toutes les souffrances +d’une âme dans l’enfer. Il m’est toujours impossible +de lire la magnifique collecte du dimanche +de l’Avent dans le <i>Livre des prières +communes</i>, de réentendre dans mes oreilles les +phrases sonores touchant les « œuvres de +ténèbres » et l’« armure de lumière », ou +bien encore l’hymne puissamment rythmé : +<i>Voyez, Notre Souverain arrive, descendant +parmi des nuées !</i> sans qu’un écho de l’horreur +de ce jour-là reparaisse en moi.</p> + +<p>Je dois dire, cependant, que les choses +s’améliorèrent un peu vers la fin de ma retraite. +Une espèce de lueur confuse de foi m’était +revenue, et lorsqu’enfin je m’en retournai à +Addington, pour y être ordonné diacre, tout +au plus me sentais-je encore fortement secoué, +et, pour ainsi dire, plongé encore dans un +état d’hystérie spirituelle.</p> + +<p>L’ordination elle-même eut pour effet de +me distraire profitablement. Ce fut mon père +qui y présida, dans l’église paroissiale de +Croydon ; et le chanoine Mason, président du +collège Pembroke à Cambridge, prêcha un +sermon tout à fait réchauffant. J’ai gardé le +souvenir d’une phrase particulièrement subtile +et spirituelle de ce sermon ; le chanoine +parlait des divisions doctrinales dans l’Église +d’Angleterre ; et, tâchant à nous rassurer sur +ce point, il avait imaginé de combiner les +dissensions géographiques et dogmatiques +dans une même période d’un relief saisissant. +« Malgré toutes nos divisions, disait-il, nous +n’en restons pas moins unis dans la vérité objective. +C’est une forme unique de paroles religieuses +qui est prononcée aujourd’hui dans +tous les diocèses, de Carlisle à Cantorbéry, +de Lincoln à Liverpool. »</p> + +<p>A la Noël suivante, j’assistai mon père pour +administrer la communion dans l’église d’Addington, +et puis, de là, je m’en allai tout de +suite prendre mon service dans l’est de +Londres, où je faisais partie de la mission +organisée par les anciens élèves d’Eton. C’est +là que, pour la première fois, des vues de +la Haute Église anglicane commencèrent à +prendre peu à peu possession de moi. La +chose se produisit dans les circonstances suivantes :</p> + +<p>Un mois après mon ordination j’avais été +invité à une retraite que présidait l’un des +Pères de la Société de pasteurs fondée par +Cowley. Je m’y rendis en haut collet et en +cravate blanche ; et, sur-le-champ, j’éprouvai +là une impression des plus fortes. Pour la +première fois la doctrine chrétienne, telle que +la prêchait le Père Mathurin, se révélait à +moi comme un système ordonné. Je voyais +à présent de quelle manière les choses se rattachaient +l’une à l’autre, de quelle manière +l’Incarnation avait pour conséquences inévitables +les sacrements, et comment la grâce de +Dieu s’adressait tout ensemble au corps et à +l’âme. Le prédicateur était d’une éloquence +extraordinaire. Pendant un sermon de plusieurs +heures, c’était comme s’il eût pris dans +ses mains mes fragments de pensées, mes +vagues éclairs d’émotion spirituelle, mes démarches +tâtonnantes dans le demi-jour, et +comme s’il m’eût montré tout cela illuminé +et transfiguré, introduit dans un immense organisme +religieux dont je n’avais pas même +soupçonné l’existence. J’ajoute qu’il toucha +mon cœur aussi, et non moins profondément +que mon esprit, en me révélant les sources +et les ressorts de ma nature intime sous un +jour complètement nouveau. Il nous recommandait, +notamment, la confession, en nous +montrant sa place dans l’économie divine : +mais sur ce point-là, naturellement, j’opposai +à ses paroles une résistance énergique. La retraite +n’était pas d’un ordre strict, et je pus +causer librement, l’après-midi, avec deux +amis, ce qui m’offrit l’occasion de tâcher à +me persuader moi-même de l’erreur de l’éloquent +sermonnaire au sujet de la confession, +celle-ci n’étant, pour moi, qu’un remède tout +à fait occasionnel à l’usage de ceux qui en +éprouvaient expressément le désir. Mais les +paroles que je venais d’entendre n’en avaient +pas moins accompli leur œuvre en moi, encore +que je ne m’en rendisse aucun compte sur le +moment. Tout au plus avais-je emporté explicitement +de cette retraite un profond désir de +m’approprier la religion que je venais d’entendre +prêcher. Et cela même m’était rendu +malaisé par de sérieux obstacles.</p> + +<p>La paroisse où mon père m’avait envoyé +avait un caractère éminemment moyen. La +confession y était nettement déconseillée, et +l’on n’y célébrait la communion que le dimanche +et le jeudi. Nous avions une très belle +chapelle, construite par Bodley sur le type +de la Haute Église, avec des inscriptions latines +absolument incompréhensibles pour nos +paroissiens. Le curé précédent, qui maintenant +était devenu évêque du Zoulouland, et qui appartenait +catégoriquement à la Haute Église, +avait été remplacé depuis peu par un ancien +chapelain de mon père, le révérend Donaldson, +aujourd’hui archevêque de Brisbane, dont +les opinions se rapprochaient beaucoup plus +de la nuance évangélique. M. Donaldson était +un homme d’œuvres de premier ordre : des +clubs d’adultes commençaient à s’organiser, +et toute espèce d’autres occupations pratiques +absorbaient notre temps, réunions antialcooliques, +jeux d’enfants, et surtout série régulière +de visites dans toutes les maisons de la +paroisse. Mais les méthodes antérieures du +premier curé de la paroisse, avec leurs tendances +ritualistes, avaient été grandement +modifiées : le nouveau pasteur avait aboli la +célébration quotidienne, et congédié les Sœurs +anglicanes qui avaient été précédemment attachées +à la paroisse. Je crois bien que le révérend +Donaldson ne refusait pas, à l’occasion, +de confesser dans sa sacristie les deux +ou trois adhérents de l’ancien système : mais, +à coup sûr, il ne prêchait ni n’encourageait +aucunement la pratique de la confession.</p> + +<p>Et cependant, malgré son influence sur moi, +les idées semées naguère dans mon esprit +par le Père Mathurin commençaient à fermenter. +J’avais dès lors l’impression, — qui persiste +en moi maintenant encore, lorsque je +me place au point de vue anglican, — que +l’unique espoir de toucher réellement et de +relever les âmes de ceux qui vivent sous le +fardeau de la misère sordide de l’Est de +Londres consistait en ce qu’on pourrait appeler +la « matérialisation » de la religion, +c’est-à-dire dans le déploiement d’actes et +d’images capables de concentrer sur soi l’émotion +religieuse. Une manière d’agir extrêmement +définie me paraît indispensable, et cela +non seulement sous la forme des dehors du +culte, que l’on doit essayer de rendre aussi +brillants et impressionnants que possible, +mais aussi sous la forme des procédés au +moyen desquels s’opère l’union individuelle +avec Dieu. Certes, les clubs d’hommes où +toute conversation religieuse est contraire au +règlement (ainsi que c’était le cas pour les +nôtres), de fréquentes visites aux paroissiens, +des pantomimes d’enfants, et tous ces modes +généraux d’activité et de ferveur ne sont pas +sans jouer leur rôle : mais si l’individu ne +comprend pas où et comment il pourra se décharger +du poids de sa pénitence ou de son +besoin d’adoration, s’il ne connaît pas une +manière de se soulager non seulement comme +membre d’une congrégation, mais encore +comme une âme spéciale que Dieu a faite et +rachetée, jamais sa piété ne pourra cesser +d’être vague et diffuse. C’est de quoi j’avais +obscurément la notion dès lors ; et comme +l’âme propre d’un homme est plus proche de +lui que toute âme étrangère, j’avais commencé, +dès lors, à voir que mon devoir était d’opérer +d’abord sur moi-même.</p> + +<p>La conséquence de cet état de choses fut +que, la veille de mon ordination définitive en +qualité de « prêtre », je sollicitai de mon père +l’autorisation de faire, pour la première fois, +une pleine confession de toute ma vie en présence +d’un pasteur. Celui-ci se montra extraordinairement +bon et adroit ; et la joie qui +suivit pour moi cette première confession fut, +tout simplement, indescriptible. Je revins +chez moi, ce jour-là, dans une espèce d’extase +bienheureuse.</p> + +<p>Mon ordination définitive, elle aussi, fut +pour moi un immense bonheur, bien que je +comprenne à présent tout ce qu’il y avait de +fiévreux et d’exagéré dans mes émotions de +ce temps. L’après-midi de l’ordination, je +m’en allai seul dans les bois d’Addington, +me répétant sans arrêt que j’étais désormais +un prêtre, et que je pourrais faire pour les +autres ce qui avait été fait pour moi récemment +par le Père Mathurin et par mon confesseur. +C’est avec un enthousiasme débordant +que, quelques jours après, je m’en retourna à +mon service de vicaire, dans l’Est de Londres.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c2">CHAPITRE II<br> +<span class="xsmall">LE DÉBUT DE LA CRISE</span></h2> + + +<p>Vers ce même temps, j’avais repris mon +ancienne liaison avec cet ami de Cambridge, +converti au catholicisme, avec qui j’avais +eu naguère d’innombrables discussions, et +qui était devenu à présent novice dans une +maison d’Oratoriens. A plusieurs reprises +j’allai lui faire visite : mais, avec cela, je ne +crois pas avoir admis sérieusement une seule +fois que sa position intellectuelle pût être +autre chose qu’une folie ridicule. Du moins +ce novice catholique était-il un homme charmant ; +et je suis certain aujourd’hui qu’il a fait +beaucoup, dès ce moment, pour détruire le +mur de malentendus qui séparait ma pensée +de la sienne. Sur le moment, j’étais parfaitement +confiant, parfaitement satisfait, et parfaitement +obstiné. Je me sentais à tel point +muni et armé contre l’influence de mon ami, +que je ne craignis pas même d’aller passer +quelques semaines avec lui sur la côte de +Cornouailles ; et pendant notre séjour dans +une petite ville de cette région, comme je +n’avais pas emporté de vêtements religieux, +il m’arriva de lui emprunter sa robe de +novice, dont je me revêtis avec une espèce +d’excitation joyeuse, pour monter dans la +chaire de la petite église anglicane de l’endroit.</p> + +<p>Au mois d’octobre 1896, mon père mourut +soudain, pendant qu’il était à genoux dans +la chapelle privée de M. Gladstone, à Hawarden. +J’étais en train de diriger l’école du dimanche, +dans notre paroisse de Londres, +lorsque l’on m’apporta un télégramme qui +m’annonçait la nouvelle. Dans le train qui +m’emmenait à Hawarden, ce soir-là, je récitai +comme d’ordinaire les prières du soir +désignées pour cette journée ; et je me rappelle +que, dans la seconde leçon, j’éprouvai +un saisissement involontaire en lisant ces +paroles : « Seigneur, laisse-moi d’abord aller +enterrer mon père, après quoi, je viendrai te +suivre ! »</p> + +<p>Les jours qui succédèrent à la catastrophe +furent pleins, à la fois, de tristesse et de dignité. +Il nous semblait incroyable que mon +père fût mort. Il venait de rentrer d’Irlande, +où il avait fait une sorte de visite demi-officielle +à l’Église protestante irlandaise, et +jamais il ne nous était apparu plus riche de +vitalité. Ses dernières paroles écrites, trouvées +sur la table de son cabinet de toilette, +étaient le brouillon d’une lettre au <i lang="en" xml:lang="en">Times</i>, au +sujet de la bulle papale, toute récente, qui condamnait +les ordres anglicans comme nuls et +sans valeur.</p> + +<p>C’est moi qui fus chargé de célébrer le service +de communion dans la chapelle de Hawarden, +avant que nous partions pour accompagner +le cercueil jusqu’à Cantorbéry ; et j’eus +ainsi l’occasion de donner la communion à +M. Gladstone. Le corps de mon père reposait +dans son cercueil devant l’autel, recouvert du +même drap qui, plus tard, je crois, a servi à +recouvrir le cercueil de M. Gladstone lui-même. +A Cantorbéry, ensuite, les obsèques +eurent un caractère merveilleusement saisissant. +Une grande tempête de vent, de pluie, et +de tonnerre faisait rage au dehors, pendant +que nous déposions à l’intérieur de la cathédrale, +auprès des portes de l’Ouest, le corps +du premier archevêque enterré là depuis la +Réforme. Et, pendant notre voyage de retour +vers la maison de mes parents, il nous semblait +incroyable de penser que nous ne devions +pas retrouver cette même personnalité vivante +et active, s’avançant au-devant de nous +pour nous accueillir lorsque nous arriverions +à Addington.</p> + +<p>Une semaine après ces obsèques, ma santé +s’altéra brusquement et gravement, si bien +que les médecins m’enjoignirent de partir +pour l’Égypte, sans un jour de retard, et d’y +demeurer jusqu’à la fin de l’hiver. Je me souviens +que ma dernière requête au révérend +Donaldson, avant d’apprendre la nécessité +de mon prochain départ, avait été pour demander +que, désormais, nous eussions de +nouveau un office quotidien, dans notre +église, au lieu des deux offices par semaine +que nous prescrivait le régime présent. Mais +M. Donaldson m’avait répondu que, à son +avis, il valait mieux s’abstenir de cette innovation.</p> + +<hr> + + +<p>Jusqu’au moment de la mort de mon père, +je ne pense pas qu’un doute m’ait jamais traversé +l’esprit touchant l’inanité des prétentions +du catholicisme. Je me rappelle qu’un +jour, comme mon père et moi revenions, à +cheval, d’une de nos promenades, je lui dis +tout d’un coup que je n’arrivais pas à comprendre +cette phrase du <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i> : « Je crois en +la sainte Église catholique ». « Par exemple, +ajoutai-je, les catholiques romains font-ils +partie de l’Église du Christ ? » Mon père demeura +un moment silencieux, puis il me dit +que Dieu seul savait de manière certaine +ceux qui étaient ou qui n’étaient pas membres +de son Église. Quant à lui, mon père, il n’était +pas éloigné d’admettre que les catholiques +romains avaient erré assez gravement, +dans leurs croyances doctrinales, pour avoir +perdu tout droit à figurer dans le corps du +Christ. Et sans doute cette réponse me +satisfit pleinement ; car je n’ai pas souvenir +d’avoir réfléchi de nouveau à la question durant +les mois suivants.</p> + +<p>Mais peu de temps après la mort de mon +père, les choses commencèrent à m’apparaître +sous un jour nouveau ; et ce fut surtout durant +les cinq mois de mon séjour en Orient +que les titres de l’Église catholique se révélèrent +à moi. L’événement se produisit à peu +près de la façon que voici.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>I</h3> + +<p>Tout d’abord, mon contentement de l’Église +d’Angleterre subit un certain choc lorsque +je découvris quelle très petite chose, et très +peu importante, était, en réalité, la communion +anglicane. Nous voyagions, en effet, à +travers la France et l’Italie, rencontrant au +passage d’innombrables églises dont les fidèles +ne savaient rien de notre « catholicisme » +national. Souvent déjà, auparavant, j’avais +été sur le continent ; mais je n’y étais plus +retourné depuis que je m’étais officiellement +identifié à l’Église d’Angleterre. A présent, +je regardais tout ce qui m’entourait avec des +yeux plus professionnels, et grande était ma +stupeur de constater que nous n’y tenions +aucune place. Ce vaste continent semblait +tout à fait ignorer notre existence ! Moi-même +qui me croyais un prêtre, je ne pouvais pas +me dire tel à des étrangers sans devoir ajouter +des clauses distinctives !</p> + +<p>Enfin nous arrivâmes à Louqsor, et je dus, +à l’occasion, assister le chapelain anglican +de l’hôtel dans la célébration des offices. Mais +tout cela, décidément, m’apparaissait bien +isolé et bien provincial. De plus, ce chapelain +se trouvait être de tendances fortement évangéliques, +et je me rendais compte de n’avoir +rien de commun avec lui. Jamais, par exemple, +il n’aurait rêvé de s’intituler « prêtre ». +(J’ajouterai que ce chapelain était destiné à +périr bientôt, avec toute sa famille, dans le +tremblement de terre de Messine, où il s’en +était allé remplir les fonctions de pasteur anglican.)</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>II</h3> + +<p>Ce malaise croissant se trouva confirmé un +jour où, durant une promenade à cheval que +je faisais dans les villages voisins, j’étais +entré, par simple caprice, dans la petite église +catholique de Louqsor. Cette église était +perdue au milieu des cabanes de boue du village ; +il n’y avait autour d’elle aucune atmosphère +de protection européenne, et je dois +avouer que son intérieur était aussi peu engageant +que possible, avec une énorme quantité +de mousseline sale et de papier découpé. +Et cependant je suis aujourd’hui convaincu +que c’est là que, pour la première fois, quelque +chose qui ressemblait à une foi expressément +catholique s’est éveillé en moi. +L’église faisait si évidemment partie de la +vie du village ! Elle était de niveau avec les +maisons arabes : elle restait ouverte toute +la journée ; et puis elle se trouvait exactement +pareille à toute autre église catholique +du monde entier, sauf pour ce qui était de +l’indigence de son ornementation artistique. +Elle n’avait rien d’une espèce d’appendice à +la vie européenne, emporté par une certaine +nation, à travers le monde (un peu comme un +<i lang="en" xml:lang="en">tub</i> en caoutchouc), pour offrir aux touristes +de cette nation un surcroît de « confort », ou +pour leur procurer une sensation de familiarité. +Et si même cette église ne possédait pas +un seul converti, du moins elle m’apparaissait +accessible à tous, ce qui la distinguait +encore de notre chapelle de l’hôtel.</p> + +<p>Toutes ces choses, je ne puis pas affirmer +que je les aie expressément reconnues sur-le-champ ; +mais, en tout cas, c’est sûrement dans +cette petite église, que, pour la première fois, +il m’est venu à l’esprit de concevoir sérieusement +que Rome pouvait avoir raison, et +nous avoir tort, si bien que, dorénavant, mon +ancien mépris pour le catholicisme a commencé +à se mêler d’une nuance de crainte +respectueuse. Afin de me rassurer, je me +suis empressé de me lier d’amitié avec le +prêtre schismatique copte de l’endroit ; et +même je me souviens de lui avoir envoyé +une paire de chandeliers en cuivre, pour +son autel, après mon retour en Angleterre.</p> + +<p>Une autre conséquence de cette impression +fut que je commençai à raisonner un peu +avec moi-même, pour me fortifier délibérément +dans ma position d’anglican. Pendant +mon séjour au Caire, j’avais eu deux audiences +du patriarche copte ; je lui écrivis +maintenant, de Louqsor, pour lui demander +le droit d’être admis à la communion dans +les églises coptes, tout cela par suite de mon +désir de me persuader que nous n’étions pas +aussi isolés que semblaient l’indiquer les apparences. +Je ne m’inquiétais nullement de +savoir si les Coptes étaient teintés ou non +d’hérésie (car l’on connaît le proverbe anglais +sur la discrétion forcée des habitants d’une +maison de verre) ; mais l’unique chose qui me +préoccupât était de songer que nous autres, +anglicans, faisions au monde l’effet d’être +tristement isolés ! En d’autres termes, je +commençais pour la première fois à prendre +conscience d’une aspiration instinctive vers +la communion catholique. Une Église nationale, +hors de sa nation, c’était décidément +quelque chose de bien misérable ! Le patriarche, +d’ailleurs, ne daigna point me répondre, +et je demeurai tout frémissant d’une +vague honte.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>III</h3> + +<p>Encore mon malaise s’accrut-il lorsque, au +sortir de Louqsor, je passai par Jérusalem et +par la Terre sainte. Là aussi, dans ce berceau +du christianisme, je constatai que nous +étions moins que rien. Il est vrai que l’évêque +anglican de Jérusalem me témoigna une extrême +bonté, me pria de prêcher dans sa +chapelle, me fit cadeau d’une petite croix +d’or, et obtint pour moi la permission de célébrer +la communion dans la chapelle d’Abraham. +Mais cette dernière faveur elle-même +fut loin d’avoir de quoi me rassurer. Il nous +était défendu de nous servir de l’autel grec ; +on avait dû apporter du dehors une table, +ainsi que les ornements habituels, prêtés par +une pieuse confrérie anglicane ; et ce fut dans +ces conditions que, tout distrait et gêné, épié +curieusement de la porte par un groupe de +Grecs, je célébrai ce qu’alors je croyais être +les mystères divins, avec une impression de +solitude qui me pesait lourdement.</p> + +<p>La même chose se retrouvait dans toutes +les Églises. Chaque secte imaginable de +l’Orient, hérétique ou schismatique, avait +son tour à l’autel du Saint-Sépulcre : car +chacune avait au moins derrière soi la respectabilité +de plusieurs siècles, une sorte de +continuité historique. Je pus voir, notamment +à Bethléem, des rites bien étranges et bien +invraisemblables. Mais l’Église anglicane, +celle que j’avais été accoutumé à considérer +comme le tronc sain d’un arbre pourri, celle-là +n’avait de privilèges nulle part. C’était +comme si elle n’eût pas existé ; ou plutôt je la +voyais reconnue et traitée par le reste de la +chrétienté, simplement, comme une secte protestante +d’origine toute fraîche. Par une manière +d’affirmation solennelle, je me mis à +porter publiquement ma soutane dans les +rues, à la grande consternation de quelques +protestants irlandais dont j’avais fait la connaissance, +et dont je me souviens que, dès +lors, je me sentais fort ennuyé de songer que +j’étais en pleine communion religieuse avec +eux. J’eus même une véritable querelle avec +un marchand du pays qui m’avait dit que, +malgré ma soutane, il supposait que je n’étais +pas un prêtre, mais un pasteur.</p> + +<p>Il y avait d’autres pasteurs, dans le groupe +en compagnie duquel je me rendis à Damas ; +et deux ou trois d’entre nous, chaque matin +avant de partir, célébrions le service de communion +dans l’une des tentes. L’un de ces +pasteurs, un Américain très pieux et d’un sérieux +profond, non seulement récitait tout +haut son office à cheval, mais avait amené +avec soi ses vêtements cultuels, ses vases, +ses chandeliers, et ses hosties, dont je me servais, +moi aussi, avec une joie secrète. Je suis +heureux d’ajouter que ce pasteur, de même +que moi, a été plus tard reçu dans l’Église +catholique, et ordonné prêtre.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>IV</h3> + +<p>Un coup nouveau m’attendait à Damas. Je +lus dans le <i lang="en" xml:lang="en">Guardian</i> que le prédicateur à qui +je devais ma notion d’une doctrine distinctement +catholique, celui-là même qui m’avait +amené à faire ma première confession, venait +de se soumettre à l’Église romaine. Je ne +saurais décrire le choc et l’horreur que fut +pour moi cette nouvelle. J’écrivis de Damas +au susdit prédicateur une lettre qui — ou du +moins je me plais maintenant à le supposer — ne +contenait pas un seul mot amer : mais +le fait est que je ne reçus aucune réponse. Le +destinataire m’a simplement dit, depuis, que +l’absence de reproches, dans le ton de ma +lettre, l’avait étonné.</p> + +<p>Ce fut également à Damas que, une fois de +plus, je revins à mon projet de fondation +d’une maison religieuse ; et, par une sorte +de défi aux sentiments qui commençaient à +me troubler, je décidai avec un ami que la +constitution et le cérémonial de notre fondation +seraient expressément « anglais ». Nous +ne devions porter aucun vêtement eucharistique, +mais des surplis et écharpes noires ; +après quoi, nous ne devions, dans notre ordre +nouveau, rien faire de particulier, trop heureux +simplement d’appartenir à une maison +pieuse.</p> + +<p>Ce fut dans ces dispositions que je revins +en Angleterre, avec l’espoir d’y trouver un +havre de paix. Là, du moins, je le savais, je +ne serais plus agité à chaque instant par des +preuves trop évidentes de mon isolement ; +sans compter que j’y trouverais aussi, exactement, +l’atmosphère de repos et de beauté +dont j’avais besoin. J’avais été nommé vicaire +assistant à Kemsing, le village même où +avait eu lieu cette inoubliable retraite qui +m’avait initié pour la première fois à l’idée +d’un dogme ordonné. L’emploi que l’on m’avait +imposé était des plus faciles : car l’état de +ma santé m’empêchait encore de me livrer à +tout travail un peu fatigant.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>V</h3> + +<p>Et, en vérité, je vécus à Kemsing une vie +extraordinairement heureuse, pendant environ +une année. La vieille église avait été restaurée +avec un goût exquis, la musique était fort +belle, le cérémonial plein de dignité, et nettement +« catholique ». Le presbytère où je +demeurais avec l’un de mes amis était une +maison charmante, toujours peuplée de personnes +charmantes ; et, dans cette atmosphère +appropriée, mes troubles disparurent aussi +complètement que possible.</p> + +<p>Ce fut là que, pour la première fois, après +une seconde retraite prêchée par le Père Mathurin, +mon curé introduisit régulièrement l’usage +de célébrer la communion, chaque dimanche, +avec des surplis de toile. Nous n’employions +cependant ces surplis, ainsi que les lumières +et les hosties, que dans la matinée du dimanche, +et non pas aux offices solennels de +midi : car nous avions à considérer les vues +très anti-catholiques du châtelain du lieu, qui, +tout en étant un vieillard des plus courtois, +apportait un véritable fanatisme à affirmer sa +position d’ultra-protestant. J’ai souvent admiré +l’étonnante réserve de ce châtelain pendant +qu’il nous accueillait, mon curé et moi, +dans sa belle vieille maison : car je savais +qu’au fond de son cœur il nous croyait des +ennemis avérés de la croix du Christ, et des +collaborateurs plus ou moins conscients de +la Femme Écarlate de Rome. J’ajouterai que +je n’aimais pas beaucoup, pour ma part, cette +façon d’adopter une certaine forme de culte +le matin et une autre à midi : car je me fortifiais +de jour en jour dans les principes de +la Haute Église, et je me souviens d’avoir été +félicité de mes instincts « catholiques » par +le pasteur de Londres à qui j’allais régulièrement +me confesser quatre fois par année. Ce +fut aussi durant cette période que je m’affiliai +à trois sociétés ritualistes de Londres. +Mais l’essentiel est que, pendant tout ce +temps, je me sentais infiniment heureux à +Kemsing.</p> + +<p>Il m’était redevenu tout à fait possible, en +concentrant résolument mes regards sur les +seuls objets qui me convenaient, de croire +que l’Église d’Angleterre était ce qu’elle prétendait +être, la mère spirituelle du peuple +anglais et une partie authentique de l’Église +universelle du Christ. Je m’étais lié d’amitié +avec des personnes excellentes, dont je suis +heureux de pouvoir dire que leur affection +m’est restée fidèle jusqu’à ce jour ; j’avais +commencé à m’occuper soigneusement de +mes prédications ; et je travaillais beaucoup +à instruire les enfants du village. Les seules +occasions que j’eusse de me rappeler les faits +extérieurs étaient, de temps à autre, des réunions +ecclésiastiques, et puis aussi, parfois, +de petits paragraphes secs et coupants, dans +les journaux, m’apprenant que telle ou telle +personne que j’avais connue autrefois venait +d’être « reçue dans l’Église catholique romaine ».</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>VI</h3> + +<p>Ce n’est vraiment qu’au bout d’une année +de parfait repos que me sont revenus mes +troubles de naguère, et sans que je puisse +me rappeler exactement aujourd’hui l’occasion +qui les a réveillés en moi. Il m’arrivait bien +parfois, durant cette première année, d’avoir +des moments de malaise, en particulier après +avoir chanté la célébration chorale. Je me +demandais alors si, en fin de compte, c’était +chose possible que je me trouvasse dans +l’erreur, et que la cérémonie où je venais de +prendre part, cette fête rendue si belle et par +l’art et par la dévotion, ne fût rien autre qu’un +effort « subjectif » de notre Église pour affirmer +nos titres à une qualité que nous ne possédions +point. Il y avait, dans le chœur de +notre église, une plaque de cuivre consacrée +à la mémoire d’un certain « Thomas de +Hoppe », un prêtre d’avant la Réforme ; et, à +plus d’une reprise, j’ai songé malgré moi à +ce qu’aurait pensé ce sir Thomas de toutes +nos pratiques anglicanes. Mais je m’étais accoutumé +à traiter toutes les pensées de ce +genre comme des tentations. Je les confessais +expressément comme des péchés ; je lisais +des livres en faveur de l’Église d’Angleterre, +je m’ingéniais de toutes mes forces, dans +un ou deux cas, à retenir des paroissiens qui +se sentaient le désir de passer au catholicisme ; +et j’achevais de tâcher à me réformer moi-même +par l’adoption d’un langage des plus +méprisants à l’égard de ce que j’appelais la +« mission italienne », — d’une formule qui +avait été, je crois, imaginée autrefois par +mon père.</p> + +<p>Je me rappelle surtout un incident qui +montre bien à quel point ces pensées étaient +alors en train de me préoccuper. J’assistais, +dans la cathédrale de Saint-Paul, à la cérémonie +organisée pour fêter le Jubilé de Diamant +de la Reine Victoria ; et, parmi les innombrables +personnages curieux qui s’offraient +à mes regards, je me rappelle qu’à beaucoup +près c’était le représentant du pape qui m’attirait +le plus. Je ne cessais pas de l’observer, +épiant tous ses gestes, et m’efforçant de me +persuader que ce prélat romain se trouvait +impressionné par le spectacle de notre Église +d’Angleterre dans toute la plénitude de sa +gloire. Cette cérémonie était d’ailleurs, vraiment, +un spectacle frappant ; et j’éprouvais un +enthousiasme profond à la vue du groupe magnifique +de nos archevêques et évêques, assemblés +sur les marches du chœur, en robes solennelles. +Le bruit avait même couru que ces +hauts dignitaires avaient consenti à porter +des mitres, et cette rumeur avait grandement +ému notre monde religieux. En fait, nos évêques +ne portaient point de mitres : mais c’était un +plaisir de voir l’éclat fastueux des coiffures +très diverses qu’ils avaient arborées. L’évêque +de Londres, que je revois encore, portait +sur la tête une sorte de toque dorée qui valait +presque une mitre ; et j’exultais à la pensée +des récits et descriptions que devrait +faire le prélat papiste, lorsqu’il reviendrait +auprès de ses arrogants amis de là-bas. J’eus +également plaisir à apprendre, un jour ou +deux plus tard, qu’un pasteur anglican de ma +connaissance avait été pris pour un prêtre catholique, +dans la foule de la sortie.</p> + +<p>Chose étrange : je ne fus que très faiblement +affecté par la décision papale au sujet +des ordres anglicans. Certes, cette décision +m’avait surpris, d’autant plus qu’un membre +du clergé anglican, revenu de Rome où il +avait été en mesure de se bien renseigner, +m’avait assuré que la décision nous serait favorable ; +mais, encore une fois, jamais la +déception ainsi éprouvée ne m’a touché très +à fond. J’avais simplement conscience comme +d’une certaine sensation de douleur sourde, +dans mon âme, toutes les fois que j’y pensais : +mais jamais, durant tout le temps qui +a précédé ma conversion, la condamnation +solennelle de nos ordres anglicans ne m’a +fortement remué, dans un sens ni dans +l’autre.</p> + +<p>Ce fut encore pendant cette année de Kemsing +que je reçus ma première confession, +celle d’un jeune élève d’Eton qui demeurait +aux environs, et qui n’allait point tarder à devenir +catholique. Je me rappelle mon émoi à la +pensée que quelqu’un pourrait nous déranger +pendant la cérémonie : car, bien que la confession +fût prêchée dans notre paroisse, elle +n’y était pour ainsi dire jamais pratiquée. Je +finis par fermer à clef la porte de l’église, tout +tremblant d’émoi ; j’écoutai la confession, et +puis je m’en revins au presbytère avec le sentiment +d’avoir commis une faute à la fois terrible +et splendide.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>VII</h3> + +<p>Mes anciens troubles me revinrent donc +après une année de répit, et je finis même +par être plongé dans une inquiétude pénible. +Mais cette inquiétude, je pus le constater +dès lors, avait sa source beaucoup plus dans +la région des sentiments que dans celle de +l’intelligence. J’avais beau lire des livres +de controverse anglicans, et me nourrir du +recueil de sarcasmes anti-catholiques du +savant Littledale, je sentais bien que tout cela +n’atteignait pas la source profonde de mes +troubles. Ceux-ci provenaient surtout, me +semble-t-il, de deux choses : tout d’abord, +de cette impression d’isolement que m’avait +laissée mon voyage sur le continent, en me +faisant voir l’abîme qui séparait mon anglicanisme +du reste des Églises chrétiennes ; et +secondement ils venaient de la nécessité où +j’étais de reconnaître la force des prétentions +romaines à continuer l’Église d’avant la Réforme, +comme aussi la faiblesse respective +de nos propres prétentions anglicanes. Ces +deux choses me furent encore bien cruellement +rappelées pendant un mois que je passai +à Cadenabbia, et pendant lequel je m’étais +chargé des fonctions de chapelain anglican +dans cette charmante petite station italienne. +A Kemsing même, j’ai souvenir d’une circonstance +encore qui, s’ajoutant à celles que +j’ai mentionnées plus haut, tendait également +à accroître mon inquiétude.</p> + +<p>A quelques milles de notre paroisse se +trouvait un couvent de religieuses anglicanes +dont les pratiques extérieures étaient absolument +pareilles à celles d’un couvent catholique. +Les jours de fêtes non prévues par notre +<i>Livre de Prières</i>, telles que la Fête-Dieu et +l’Assomption, l’habitude était que certains +pasteurs, à la fois de Londres et des paroisses +d’alentour, vinssent assister aux offices du couvent ; +et c’est ainsi que, plusieurs fois, j’eus +l’occasion d’y prendre part. Le missel romain +était employé là avec tous ses articles ; et, le +jour de la Fête-Dieu, une procession s’organisait +qui se conformait jusque dans le moindre +détail aux directions précises de la liturgie +catholique. Un reposoir était installé dans le +beau jardin du couvent, et la procession chantait +le <i lang="la" xml:lang="la">Pange lingua</i>. Or, il faut savoir que +ces nonnes ne se contentaient nullement de +jouer à la vie religieuse : elles célébraient +l’office de nuit toutes les nuits, selon l’observance +la plus stricte, récitaient naturellement +le bréviaire monastique, et vivaient une +vie de prière, dans une retraite absolue. +Mais il m’était impossible de me persuader, +malgré tous mes efforts, que l’atmosphère +d’une telle maison eût rien de commun avec +celle de notre Église d’Angleterre. Je discutais +à l’occasion avec le chapelain du couvent, +qui, tout de même que son successeur, allaient +me précéder dans l’Église catholique. +Je critiquais certains détails : mais les réponses +du chapelain, toutes pleines de la +science la plus sûre, avait beau vouloir me +prouver que l’Église d’Angleterre, étant catholique, +pouvait prétendre à tous les privilèges +catholiques, ces réponses ne parvenaient pas +à me satisfaire. Loin de là, elles m’amenaient +à sentir plus vivement que les privilèges catholiques +étaient tout à fait étrangers au +caractère essentiel de l’Église anglicane, ce +qui, du même coup, paraissait impliquer +comme conclusion que cette Église n’était +pas catholique. Aussi suis-je certain aujourd’hui +que ces visites, plus encore peut-être +que tout le reste, ont commencé à mettre en +pleine lumière devant mes yeux le gouffre qui +me séparait de la chrétienté catholique. Je +me souviens d’avoir fait don d’une lampe +d’argent pour la statue de la Vierge, dans ce +couvent, par manière d’entraînement, afin +d’essayer de fortifier mes droits à faire partie +de l’Église universelle.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>VIII</h3> + +<p>Ainsi le temps coulait, et mon inquiétude +s’aggravait. Je commençais à réfléchir sur +mon cas. Je me disais que la vie que je menais +à Kemsing était trop heureuse pour être +sainte, et je méditais d’autres plans d’avenir. +J’avais acquis, à ce moment, une certaine habileté +dans la prédication. Je pris part à une +mission paroissiale, et fus invité par le chanoine +missionnaire de notre diocèse à venir +décidément m’installer près de lui pour l’aider +dans son œuvre. Mais j’avais, depuis +lors, formé le rêve de me vouer à la vie religieuse +sous sa forme la plus pure : et j’ajouterai +que mes velléités de me rendre à l’invitation +du chanoine missionnaire furent encore +bien réduites lorsque j’appris que, dans la +chapelle de Cantorbéry que nous aurions eue, +force nous aurait été de renoncer à ce beau +cérémonial accoutumé. En toute honnêteté, +je ne pense pas que j’aie été, à ce moment ni +jamais, un simple « ritualiste », attachant une +importance prépondérante à la liturgie ; mais +il me semblait évident que la foi et son expression +devaient aller de front, et que nous +nous rendrions gratuitement la tâche malaisée +en voulant prêcher une religion dont les +signes extérieurs et l’accompagnement liturgique +indispensable se trouveraient absents. +Je n’en finis pas moins, cependant, par me +décider à accepter l’invitation, si le successeur +de mon père, l’archevêque Temple, était +d’avis que je l’acceptasse. L’archevêque se +montra plein de bonté pour moi : mais sa +réponse, après une demi-heure d’entretien, +fut tout à fait péremptoire. Elle me fit entendre +que j’étais trop jeune pour une tâche +aussi importante ; si bien que je m’en retournai +à Kemsing avec la résolution arrêtée de +m’offrir plutôt à faire partie de cette communauté +anglicane de la Résurrection dont +j’avais entendu parler bien des fois déjà, avec +des éloges respectueux.</p> + +<p>Quelques semaines après, j’eus à ce sujet +un entretien avec le révérend Gore (aujourd’hui +évêque d’Oxford), dans sa maison de +chanoine à Westminster ; et je fus définitivement +admis à l’épreuve, dans la communauté. +Le révérend Gore, lui aussi, me témoigna +une bonté et une sympathie extrêmes. Il semblait +comprendre mes aspirations, tandis que, +de mon côté, je me sentais profondément ému +à la fois de sa propre attitude et de la calme +atmosphère religieuse qui l’entourait. J’avais +désormais l’impression que tous mes troubles +avaient pris fin. La pensée de la vie nouvelle +qui s’ouvrait devant moi m’excitait et me ravissait +infiniment, et il me devenait plus facile +que jamais de traiter toutes les « difficultés +romaines » comme des tentations diaboliques. +En revoyant tout cela aujourd’hui, je comprends +que mon attention était simplement +distraite, et mon imagination absorbée par +la nouveauté du spectacle qui allait s’offrir à +moi ; en réalité, mon inquiétude de naguère +persistait sans aucun changement. Mais il +n’en est pas moins vrai que, lorsque je me +rendis à Birkenhaed pour assister à la retraite +annuelle de la communauté, par laquelle devait +commencer ma période d’épreuve, aucune +pensée de pouvoir jamais abandonner la communion +anglicane ne m’apparaissait concevable. +J’allais être lancé parmi les flots +d’une mer entièrement nouvelle ; j’allais vivre +comme avaient vécu les moines d’il y a cinq +siècles ; j’allais réaliser — d’une manière imprévue, +il est vrai — mes anciens rêves de +Llandaff et de Damas ; j’allais me consacrer +à Dieu, une fois pour toutes, dans la plus +haute des vocations accessibles à l’homme.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c3">CHAPITRE III<br> +<span class="xsmall">AU MONASTÈRE ANGLICAN DE MIERFIELD</span></h2> + + +<h3>I</h3> + +<p>Il me sera toujours impossible de reconnaître +exactement la dette de gratitude que +je dois à la communauté de la Résurrection, +non plus que d’exprimer l’admiration que j’ai +constamment ressentie, et continue de ressentir +à l’égard de l’esprit et des méthodes +de cette communauté. Tout au plus pourrai-je +essayer de décrire l’apparence extérieure de +la vie de ses membres, en tâchant de mon +mieux à faire entrevoir la profonde charité, la +fraternité et la dévotion chrétienne dont elle +était imprégnée. Il est vrai que les membres +de la communauté ne me permettraient plus, +aujourd’hui, d’aller séjourner parmi eux +comme j’aimerais souvent à le faire ; mais, +individuellement, ils m’ont gardé pour la plupart +une touchante amitié. J’ai cependant +l’idée qu’une telle visite, en raison même de +ce sentiment, risquerait de leur être pénible, +ainsi qu’à moi ; mais, d’autre part, il faut +songer que le fait, pour un anglican, de devenir +catholique n’a pas du tout, aux yeux des +anciens amis de cet ex-anglican, la signification +qu’aurait pour des catholiques une conversion +en sens opposé. Car lorsqu’un catholique +abandonne l’Église, ceux dont il se sépare +le regardent comme un infortuné qui +a quitté le bercail du Christ pour se perdre +dans un désert. Peu importe la congrégation +religieuse nouvelle à laquelle il s’est désormais +attaché ; il n’en a pas moins renoncé à +faire partie de ce que ses amis considèrent +comme l’unique corps du Christ. Lorsqu’un +anglican de la Haute Église devient catholique, +au contraire, tout ce qu’il fait, au point +de vue de la théorie anglicane, est simplement +de se transporter d’une région de l’Église +universelle dans une autre. D’après la théorie +de la « Branche », il a simplement passé +d’une branche à une autre ; et d’après la +théorie de la « Province », pour employer une +phraséologie encore plus récente, il s’est détaché +seulement de Cantorbéry, mais non +point de l’Église du Christ, comme l’entendent +les anglicans. Il a bien, aux yeux de ceux-ci, +le grave tort d’être devenu « schismatique », +et celui, plus grave encore, d’avoir dénié la +validité des ordres qu’il avait naguère acceptés ; +mais il n’en est pas moins impossible pour +ses amis de le regarder comme un apostat, au +sens commun du mot, et le fait est, il faut leur +rendre cette justice, que c’est chose très rare +qu’ils le regardent comme tel. Assurément, +en tout cas, mes anciens frères de la communauté +de Mierfield ne m’ont jamais témoigné +d’aucune façon une opinion qui aurait été, de +leur part, à la fois discourtoise et parfaitement +injuste.</p> + +<p>Je dois encore noter, avant de procéder à +une description sommaire de notre vie à Mierfield, +que tout ce que je mettrai dans cette +description de l’existence et de la règle de la +communauté anglicane ne dépassera jamais +ce que peut avoir observé librement tout visiteur +qui a séjourné dans la pieuse maison. +Chaque famille a ses « secrets » — par où +j’entends simplement ses petites habitudes et +méthodes de vie intime — et il ne serait ni +décent ni loyal à moi d’en faire mention ici. +Je me bornerai à dire que ce côté intérieur de +notre vie quotidienne, nos relations mutuelles, +leur ton et leur atmosphère, étaient d’une +douceur infinie, et, avec cela, merveilleusement +« chrétiens ». Je suppose qu’il doit y +avoir eu, çà et là, des difficultés, inséparables +de l’intimité constante de tempéraments aussi +nombreux et variés : mais de ces difficultés je +n’ai vraiment conservé aucun souvenir. Je me +rappelle seulement l’extraordinaire bonté et +générosité dont j’ai toujours été comblé.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>II</h3> + +<p>Nous demeurions dans une grande maison +entourée de son propre jardin, au sommet +d’une hauteur dominant la vallée de la Calder. +C’était une région un peu enfumée, avec +de hautes cheminées visibles tout à l’entour : +mais le large espace de terrain appartenant à +la maison nous garantissait de toute sensation +de resserrement ou d’encombrement. +Notre vie extérieure était une adaptation des +anciennes règles religieuses, où se combinaient +surtout les traditions monastiques des +Rédemptoristes et des Bénédictins. Quelques-uns +des frères employaient presque tout leur +temps à des travaux d’érudition, s’occupant à +éditer des ouvrages liturgiques, des chants +religieux, des écrits dogmatiques ou édifiants ; +et, à l’usage de ces frères, la communauté +possédait une riche bibliothèque d’environ +cinq mille volumes. Le reste des frères, qui +formaient la majorité, passaient une moitié +de l’année en prières et en études dans la maison, +et l’autre moitié en travail de mission et +d’évangélisation.</p> + +<p>Nos journées s’écoulaient d’après un plan +très pratique et très simple. Levés vers six +heures et demie, nous nous rendions aussitôt +à la chapelle pour la prière du matin, avec +les psaumes de Primes, et pour l’office de +communion ; à huit heures, nous déjeunions ; +à neuf heures moins le quart, nous récitions +l’office de Tierce et faisions une méditation. +Jusqu’à une heure, ensuite, nous travaillions +dans la bibliothèque ou dans nos chambres ; +et puis, après l’office de Sixte, et les Intercessions, +c’était le dîner. L’après-midi commençait +par des exercices corporels, promenade +ou jardinage ; à quatre heures et demie, +nous goûtions après avoir récité None. Et +puis, de nouveau, nous travaillions jusqu’à +sept heures, où nous allions à la chapelle pour +chanter l’office du soir ; nous soupions à la +demie, et, après une petite récréation et une +ou deux heures de travail, nous récitions les +Complies à dix heures moins le quart, après +quoi nous rentrions dans nos chambres pour +la nuit. Le samedi matin, une sorte de chapitre +était tenu où, tous agenouillés, nous +faisions une confession publique de tous nos +manquements extérieurs à la règle.</p> + +<p>La vie de la communauté, au moment où +j’y entrai, se trouvait quelque peu dans un +état de transition. Les frères se dirigeaient, un +peu à tâtons, vers la création d’une règle +plus stricte ; et le fait est que, au moment +où je me suis séparé d’eux, quatre années plus +tard, un développement considérable s’était +déjà produit dans le sens d’un mode de vie +plus complètement monastique. Le silence, +par exemple, s’étendait de plus en plus, à tel +point que, durant les derniers temps, nous +ne pouvions plus parler depuis les Complies +jusqu’au dîner du lendemain. Le travail +manuel, avec un nombre d’heures déterminé, +était devenu une règle absolue : nous cassions +et transportions du charbon, nous cirions +nos souliers, et faisions nous-mêmes nos lits. +Ma dernière tâche manuelle à Mierfield a +été la construction d’un escalier, dans la carrière +attenant à la maison. Je travaillais là +tous les après-midi, et, tout en taillant mes +pierres, je roulais et retournais en moi-même +mes difficultés intérieures. De même encore +le costume de la communauté, qui d’abord +avait été facultatif, évoluait continuellement +vers la prescription d’un véritable habit religieux, +consistant en une soutane du type bénédictin +accompagnée d’une ceinture de cuir. +A l’origine, aussi, le chef de la communauté +était ordinairement appelé notre « doyen » ; +mais lorsque le révérend Gore fut nommé +évêque de Birmingham, et que nous nous +fûmes choisi un nouveau chef, celui-ci fut +dorénavant revêtu du titre de « supérieur ». +J’ajouterai que le mot de « Père », pour désigner +les membres de la communauté, avait +été d’abord plutôt désapprouvé ; vers la fin, +au contraire, ce mot était devenu presque d’un +emploi général, encore qu’un ou deux membres +continuassent à ne pas goûter la signification +qu’il impliquait. Tous ces divers changements, +ardemment désirés par une majorité dont je +faisais partie, n’étaient pas admis sans quelques +protestations de la part de trois ou +quatre membres attachés aux vues anciennes ; +et bien que jamais je n’aie aperçu dans nos +rapports rien qui ressemblât à de l’amertume, +je me rappelle que l’un des frères, tout au +moins, se trouva forcé de quitter la communauté +au moment du renouvellement annuel +des vœux, faute pour lui de pouvoir s’accommoder +de toutes ces innovations, trop « romaines » +à son gré.</p> + +<p>Quant à ces vœux eux-mêmes, j’aurais plus +de peine à les expliquer. Ils ont été plus d’une +fois spirituellement raillés dans la presse +anglaise, et je dois bien avouer aujourd’hui +que les railleries dont on les a accablés +n’étaient pas sans quelque raison d’être. Nous +étions supposés nous engager au célibat, +mais seulement jusqu’au jour où il nous +plairait de nous marier. En gros, la période +de probation durait normalement une année +pleine, de juillet à juillet, après laquelle le +novice, si les votes de la communauté l’y +autorisaient, se voyait admis à faire sa profession. +Celle-ci consistait en une promesse +formelle d’observer les règles de la communauté +pendant treize mois, et en une expression +de l’intention délibérée d’appartenir à cette +communauté pour la vie entière. Cette profession +n’était donc pas du tout une simple +épreuve : elle constituait, en pratique, une +intention pour la vie entière, mais avec faculté +de se dédire si, pour un motif quelconque, +l’existence adoptée se montrait intolérable. +La règle essentielle était fondée sur les trois +vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. +En un mot, le régime de vie était un peu +moins rigide que celui des communautés +catholiques ordinaires ; mais, à coup sûr, il +dépassait de beaucoup en rigueur celui de +congrégations dans le genre de l’Oratoire.</p> + +<p>Nous étions alors au nombre d’environ +quatorze frères, qui tous avaient reçu les +ordres de l’Église d’Angleterre, et qui tous +avaient une expérience personnelle du travail +paroissial. Nous n’avions pas de frères lais : +les tâches domestiques indispensables que +nous ne pouvions pas accomplir nous-mêmes +étaient faites par trois ou quatre serviteurs +payés. Depuis, le nombre des membres de +la communauté s’est élevé à une moyenne +allant de vingt à trente ; un vaste collège +de la Résurrection a été élevé sur les terrains +dépendant de la communauté, et pourvoit +à l’éducation de jeunes gens pauvres en +vue du ministère ecclésiastique. Un prieuré a +été ouvert à Leeds, et une maison de communauté +à Johannesburg, dans l’Afrique du +Sud. Je crois savoir aussi que l’on a essayé +de s’ajoindre des frères lais. Pareillement +l’on m’a dit que la communauté était en train +de se faire construire une chapelle. Pendant +que j’étais à Mierfield, nous nous servions +pour nos offices d’une grande chambre de la +maison, très adroitement adaptée et ornée +pour nos cérémonies. Celles-ci étaient vraiment +à la fois très pieuses et pleines de dignité, +mais ne s’élevaient pas, dans leur rituel, +au-dessus du niveau ordinaire de ce qu’on +peut appeler le parti anglo-catholique. Nous +faisions usage de vêtements de toile blanche ; +mais plus tard, et tout d’abord au moyen d’un +don fait par moi à la communauté, nous avions +commencé à substituer aux aubes blanches +des vêtements de couleur. Nous ne nous refusions +pas à employer l’encens, mais sans +aucune cérémonie spéciale ; et quant à ce qui +était de notre musique, nous chantions, le +plus souvent, un plain-chant non accompagné, +adapté aux paroles du <i>Livre de Prières</i> +anglican. Je dois le dire en toute franchise, +nous ne chantions pas bien ; mais du moins +faisions-nous de notre mieux, et je n’oublierai +pas aisément l’impression de mystère et de +beauté qui s’exhalait de nos offices chantés +du dimanche matin. L’autel était du type +moyen anglican, avec deux cierges sur l’autel +lui-même, deux autres sur les piliers des rideaux, +et deux autres encore sur les côtés du +chœur. Nous avions également une lampe de +sanctuaire, mais dont la vue m’était toujours +un peu désagréable, étant donné que la présence +de cette lampe ne répondait à aucune +signification définie.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>III</h3> + +<p>Il m’est impossible de décrire le profond +bonheur dont je jouis à Mierfield. Pendant +une année environ, je ne fis que très peu de +prédication au dehors, et m’occupai presque +entièrement à la prière ainsi qu’aux études +théologiques. Mon « maître de noviciat » +était un homme singulièrement habile pour +la direction des âmes ; et bien qu’il ne fût +pas mon confesseur, toujours je le sentais +capable et désireux de m’aider. Pendant un +temps, il n’y avait avec moi qu’un seul autre +candidat soumis à la probation : un Irlandais +d’une éloquence et d’une ferveur remarquables, +qui allait devenir un prédicateur de +missions de premier ordre, mais qui, plus +tard, allait quitter la communauté pour se +marier. Les circonstances nous forçaient à +vivre beaucoup ensemble, et je trouvais en +lui un enthousiasme expansif de foi et de +confiance dans l’Église d’Angleterre (alternant, +il est vrai, avec de sombres dépressions) +qui contribuait énormément à me réconforter.</p> + +<p>Lorsque le moment de ma profession approcha, +cependant, je commençai à me méfier +un peu de mon aptitude à la vie de communauté. +Ce n’était pas que je fusse encore +troublé d’un retour de mes difficultés « romaines » +de naguère, car celles-là avaient à +peu près complètement disparu ! mais je me +demandais si ma position n’était pas trop +« avancée » pour que je pusse me satisfaire +pleinement de l’esprit de la maison, — et cela +d’autant plus que la communauté venait alors +de prendre une certaine résolution beaucoup +trop timide, à mon gré, en vue d’une crise +possible dans l’Église d’Angleterre. Je dois +dire que, dès lors, j’en étais venu à admettre +en pratique tous les dogmes de l’Église catholique, +à la seule exception de celui de +l’infaillibilité du pape. J’avais étudié et analysé +respectueusement la <i>Théologie morale</i> de +Lehmkuhl, en omettant simplement toutes +les sections qui traitaient de l’autorité du +Souverain Pontife. Je récitais régulièrement +mon rosaire, j’invoquais les saints ; j’estimais +que le mot « transsubstantiation » était celui +qui exprimait le mieux la réalité de la présence +de Notre-Seigneur dans le sacrement ; +je considérais la pénitence comme le moyen +normal par lequel se trouvait remis le péché +mortel après le baptême ; enfin je n’avais aucun +scrupule à me servir du mot de « messe » +pour désigner l’office de la communion. +C’étaient également ces doctrines que je prêchais, +dans un langage un peu voilé ; et j’avais +même constaté qu’elles seules me permettaient +de provoquer l’enthousiasme de mes +auditeurs. Elles seules, tout au moins, me +permettaient de mettre en relief cette adorable +personne du Christ, dont je m’efforçais +de faire le centre vivant de mon enseignement. +Je me rappelle, par exemple, qu’un vicaire +indigné m’a reproché d’exposer une +doctrine qui lui semblait « un mélange de +romanisme et de wesleyanisme », accusation +qui m’avait ravi au dernier point. Je dois +ajouter que, d’autre part, la communauté en +général me faisait l’effet d’être beaucoup trop +prudente, en désirant se dissocier du parti +extrême dans l’Église d’Angleterre ; pour ma +part, c’était pleinement à ce parti que je me +rattachais.</p> + +<p>Le résultat de ces doutes et scrupules fut +que je retardai d’un an encore ma profession, +afin de me mieux éprouver. Mais cette année +de délai me délivra de toutes mes difficultés. +Je commençais à me sentir de plus +en plus encouragé dans mon travail de mission, +et à reconnaître que ma calme vie à Mierfield +me donnait des ressources de toute espèce +qu’il m’aurait été impossible d’obtenir +ailleurs. Mes lecteurs catholiques auront peine +à le croire ; mais c’est un fait que, pendant +cette période de ma vie religieuse anglicane, +je pouvais passer beaucoup plus d’heures +dans le confessionnal que je l’ai pu ensuite +dans l’Église catholique : encore que cela +s’explique naturellement par ce fait que, depuis +ma conversion, je n’ai jamais prêché +une mission régulière. Dans une certaine paroisse +de Londres, par exemple, quatre journées +entières après l’achèvement de notre +mission furent employées, par mon collègue +et moi, à écouter des confessions, à recommander +des résolutions et des règles de vie, +cela pendant au moins douze heures chaque +jour, tandis que deux heures encore se trouvaient +consacrées à des sermons qu’écoutaient +de nombreux auditoires.</p> + +<p>Ces pieuses tâches, toutefois, ne devaient +m’échoir qu’après ma profession. Mais dès +avant celle-ci il m’a semblé qu’un très important +travail devait être accompli. Nous +sortions de notre vie paisible de Mierfield +tout brûlants de zèle, et partout nous trouvions +des hommes et des femmes qui paraissaient +nous attendre. Nous voyions de tous +côtés surgir des conversions ; nous apercevions +des pécheurs transformés tout d’un +coup, par la puissance de Dieu, en des enfants +éveillés à la vie spirituelle et enflammés +du désir de s’instruire ; nous voyions les +tièdes changés en fervents, les obstinés contraints +de déposer les armes. Comment douter +que la grâce de Dieu fût à l’œuvre avec nous ? +Et, si l’Église d’Angleterre était capable +d’être employée par Dieu comme l’instrument +d’une tâche si belle, comment aurais-je douté +désormais de sa mission surnaturelle ? Et +donc, cela étant, et puisque par ailleurs j’avais +rencontré un bonheur et une inspiration si +extrêmes dans ma vie monastique à Mierfield, +pourquoi aurais-je hésité davantage à adopter +définitivement cette vie ?</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>IV</h3> + +<p>Avant ma profession, le révérend Gore, +notre supérieur, me demanda, à ma grande +surprise, si je ne courais aucun danger de +tomber dans le « romanisme ». Très franchement +je lui répondis : « Non, autant du moins +que je puis en juger ! » Et ce fut sans la +moindre alarme que, en juillet 1901, je prononçai +mes vœux. J’eus là une journée exceptionnellement +heureuse. Je m’étais fait faire +une nouvelle soutane, que je suis en train de +porter précisément aujourd’hui, après l’avoir +fait adapter à la coupe romaine. Ma mère +vint à Mierfield, et fut présente à la cérémonie, +dans le petit vestibule de la chapelle. Je +me vis solennellement installé dans la communauté : +tous les frères me baisèrent la +main ; je prononçai mes vœux, et reçus la +communion comme gage de stabilité. L’après-midi, +je fis une promenade en voiture avec +ma mère, dans une sorte d’extase bienheureuse.</p> + +<p>Et puis, une fois de plus, je me remis au +travail. Je crois bien que la partie la plus +difficile de ma tâche extérieure consista dans +l’étrange diversité des doctrines et des rites +avec lesquels il me fut donné de prendre contact +parmi les paroissiens anglicans, encore que, +d’une manière générale, nous ne fussions +invités à conduire des missions que dans des +paroisses où l’on acceptait d’avance nos vues et +les principes de notre prédication. J’ajouterai +que, d’ailleurs, le parti ritualiste extrême était +loin de nous regarder comme satisfaisants, et +cela, sans doute, surtout à cause de la position +personnelle de notre supérieur. Le révérend +Gore, en effet, à tort ou à raison, passait pour +faire partie de la Haute École libérale ; il était +supposé très réservé sur la doctrine de l’Incarnation ; +ses idées sur la critique biblique +étaient tenues pour dangereuses ; et enfin on +le jugeait un peu « original » sur le chapitre +du socialisme chrétien. Et il va sans dire que +tout cela n’était pas sans me causer une certaine +détresse, attendu que, sur ces trois derniers +points notamment, je n’étais pas du tout +parmi les disciples de notre vénérable supérieur. +Mais ce qui m’éprouvait plus encore, +comme je l’ai dit, était l’obligation pour moi +d’officier dans des paroisses beaucoup moins +avancées, où, du reste, je n’étais invité que +pour prononcer un sermon de temps à autre, +le clergé de l’endroit ayant l’impression que +la présence toute passagère de l’un des +« frères » de Mierfield n’aurait pas de quoi +le compromettre irréparablement. Dans ces +églises, tout de même que dans les trois églises +anglicanes de Mierfield, où nous suivions +les offices, à notre choix, le dimanche soir, +j’avais le chagrin de trouver des doctrines et +un cérémonial étonnamment divers. Dans +l’une de ces églises, le clergé n’avait pas le +droit de revêtir des vêtements sacerdotaux ; +dans une autre, ces vêtements n’étaient de +mise que pour les offices où ne devaient pas +assister les gros bonnets protestants de la +paroisse. Ici et là, on voilait adroitement les +doctrines relatives à la Présence réelle ; la +pénitence n’était mentionnée qu’à regret, en +passant, et comme un simple « sacrement de +réconciliation » ; ou bien l’on ne l’enseignait +qu’à un petit nombre de privilégiés, dans de +petits offices de confréries, sans compter que, +naturellement, nous ne touchions à qu’une +dixième partie du profond désaccord de pensée +et de sentiments dont il nous était impossible +d’ignorer l’existence dans notre Église d’Angleterre.</p> + +<p>Du moins avais-je fini, après un peu d’expérience, +par être en état de reconnaître aussitôt, +sur un simple coup d’œil à l’adresse +du pasteur ou de son église, le niveau doctrinal +particulier de l’enseignement donné +dans une paroisse. Si bien que je m’étais +accoutumé à adopter deux ou trois plans différents +de prédication, en rapport avec ce +niveau des paroisses où je devais prêcher. +Dans les moins avancées de ces paroisses, +je prêchais simplement l’amour du Christ, ou +les joies du repentir, ou encore la paternité de +Dieu, avec toute la ferveur qui brûlait en moi, +espérant que ces vérités produiraient leurs +fruits naturels normalement, un jour ou l’autre, +dans les âmes de ceux qui m’écoutaient. +La seule fois qu’il me fut donné de prêcher +dans l’abbaye de Westminster, je concentrai +toutes mes énergies dans un effort pour +montrer la personne du Christ au centre de +toute la religion chrétienne, m’abstenant de +toucher à aucune doctrine plus définie. En +quoi je ne me montrais pas aussi courageux +qu’un autre des membres de notre +communauté qui, dans les mêmes circonstances, +avait osé dénoncer les « autels morts » +de la vénérable abbaye !</p> + +<p>Mais cette nécessité même n’en était pas +moins très pénible pour moi ; et c’est ainsi que +par degrés, sans que je m’en rendisse bien +compte sur le moment, ma confiance dans la +valeur divine de l’Église d’Angleterre recommençait, +une fois de plus, à s’ébranler. J’avais +l’habitude, dans mes moments d’angoisse, +de revenir précipitamment à Mierfield, comme +au meilleur refuge : car là, tout au moins, +je trouvais la paix et une unanimité suffisante. +Et puis j’avais découvert un moyen qui +me semblait alors tout à fait péremptoire. Je +vais essayer d’indiquer brièvement en quoi il +consistait.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>V</h3> + +<p>Autrefois, en ma qualité de partisan modéré +de la Haute-Église, j’avais admis que +l’Église d’Angleterre, dans sa ressemblance +supposée avec l’Église « primitive », était la +confession la plus orthodoxe de toute la chrétienté. +Il me semblait alors que Rome et +l’Orient, d’un côté, avaient erré par excès, +tandis que les sectes non-conformistes, d’autre +part, avaient erré par défaut, sans compter +que ces dernières, en renonçant à la succession +épiscopale, avaient expressément +abandonné toute place matérielle dans le +Corps visible du Christ. Mais cette position +doctrinale de naguère s’était, depuis longtemps, +écroulée sous moi. En premier lieu +j’avais vu l’impossibilité de croire que pendant +un millier d’années environ, entre le +cinquième siècle et la Réforme, les promesses +du Christ eussent failli, et que pendant tout +cet espace de temps la corruption de l’hérésie +eût souillé la pureté originelle de l’Évangile. +En second lieu j’avais commencé à percevoir +que, dans l’Église du Christ, il devait exister +une voix vivante qui, sinon douée d’une infaillibilité +positive, devait du moins être considérée +comme autorisée. Je reconnaissais la nécessité +de l’existence d’un évêque ou d’un +concile qui pût juger les théories nouvelles, +répondre aux nouvelles questions. Chose +singulière, j’avais même tenté de trouver cette +voix vivante dans notre <i>Livre de Prières communes</i> +et dans les Articles de notre Église +anglicane, c’est-à-dire de voir en eux un +interprète définitif de la vieille foi apostolique ! +Mais maintenant j’avais constaté l’inanité +d’une telle tentative, puisque ces formulaires +eux-mêmes pouvaient être pris dans +des sens tout à fait différents. Le ritualiste, +par exemple, affirme que le <i>Livre de Prières</i> +nous enseigne la présence objective et réelle +du Christ dans le sacrement, tandis que le +membre de la Basse-Église prétend n’y rien +découvrir d’autre qu’un simple symbole spirituel. +Et lorsque, ensuite, j’interrogeais avec +désespoir les seuls éléments de l’Église d’Angleterre +qui eussent quelque ressemblance +avec une voix vivante, les décisions de nos +évêques ou les résolutions des conférences +pan-anglicanes, je constatais que celles-ci ou +bien étaient partagées, ou bien refusaient de +répondre, ou bien encore répondaient d’une +manière qu’il m’était impossible de concilier +avec ce qui m’apparaissait désormais constituer +la foi chrétienne. De telle façon que la +théorie de la Haute-Église modérée m’était +devenue inaccessible, et que je m’étais vu +forcé de me créer une théorie nouvelle, pour +mon usage propre. Cette théorie, je crus momentanément +l’avoir trouvée à l’intérieur de +l’église ritualiste, et voici comment :</p> + +<p>L’Église catholique, d’après mes vues nouvelles, +consistait dans l’union de toutes les +Églises chrétiennes qui conservaient le <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i> +et le ministère apostolique. Cette réunion +comprenait donc à la fois Rome, Moscou, et +Cantorbéry, comme aussi quelques sectes détachées, +telles que celle des vieux-catholiques, +dont les doctrines m’étaient d’ailleurs fort peu +connues. Donc, cette « Église catholique » +possédait une espèce de voix propre : elle +parlait par son consentement tacite. Là où +Rome, Moscou, et Cantorbéry étaient d’accord, +je reconnaissais expressément la voix du +Saint-Esprit ; sur les points où les trois Églises +différaient de doctrine, le champ restait libre +pour l’opinion privée. Or, Cantorbéry avait +parfois chancelé dans son témoignage, mais +il me semblait tout au moins que jamais notre +grand siège épiscopal n’avait émis une hérésie +positive. En conséquence, sur les points où +Cantorbéry n’avait pas eu l’occasion de parler, +l’on devait admettre que ses vues étaient +celles du reste de la chrétienté catholique.</p> + +<p>C’était là une théorie des plus commodes, +car elle me permettait d’embrasser, en fait, +toutes les doctrines de l’Église catholique +propre, à l’exception de celles de l’infaillibilité +papale et de la nécessité d’une communion +extérieure avec Rome. De cette manière, +je pouvais me procurer l’impression d’avoir +derrière moi la tolérance muette, sinon l’autorité +explicite, de ma communion anglicane, +et en même temps l’autorité de l’Église tout +entière du Christ.</p> + +<p>On peut voir par là combien je m’étais éloigné +déjà de l’ancienne position <i>tractarienne</i>, +n’admettant que l’appel à l’Église non divisée. +Au contraire, les divisions n’avaient +aucune importance pour moi ; le schisme était +impossible, en fait, aussi longtemps que se +trouvaient maintenus le <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i> et le ministère +apostolique. J’avais également laissé bien +loin derrière moi mes anciennes positions, +celles de mes débuts dans le sacerdoce, et +qui consistaient à regarder l’Église d’Angleterre +comme l’unique tronc sain d’un arbre +pourri. Je m’étais créé désormais une théorie +beaucoup plus large, que je serais tenté d’appeler +« diffusive », et qui, vraiment, m’a fort +bien suffi jusqu’au jour où, tout d’un coup, +je l’ai sentie à son tour s’effondrer misérablement. +A l’ombre de cette théorie, j’invoquais +les saints, en présence de petites images que +j’avais dessinées moi-même et clouées autour +d’une statue de la Vierge ; j’adorais le Christ +dans son sacrement, et j’avais même commencé +à m’imprégner, pour la première fois, +d’un certain esprit de soumission catholique. +Dès qu’une doctrine m’était proposée qui +avait en sa faveur l’autorité de l’Église diffusive — c’est-à-dire +sur laquelle Rome surtout +s’était prononcée, et que Cantorbéry +n’avait point contredite — je l’acceptais de +tout mon cœur, en écartant aussitôt toutes +mes préventions contre elle.</p> + +<p>Je fus d’abord un peu embarrassé pour +m’expliquer de quelle manière une telle autorité +parlait aux ignorants qui se trouvaient +hors d’état de rechercher les points particuliers +de désaccord entre les trois grandes +Églises chrétiennes : mais, là encore, je finis +peu à peu par me constituer une théorie. Tout +de même que le catholique romain ignorant +s’adresse à un prêtre qui est en communion +avec l’autorité du Pontife romain, de même +le laïc ignorant de l’Église diffusive devait +s’adresser à un prêtre qui reconnaissait l’autorité +de la dite Église ; et c’est en effet chose +certaine, que si les laïcs de cette espèce recouraient +à ce moyen, ils trouveraient une +unanimité à peu près suffisante. Je proposai +même cette vue à mes supérieurs, en 1903, +comme un mode possible pour moi d’échapper +à mes dernières difficultés : mais j’eus le +chagrin de m’entendre affirmer qu’une telle +vue n’était pas acceptable. Et j’avoue que, +alors ni maintenant, je n’ai compris pourquoi : +car il me semble que, si seulement l’on +admet mon point de départ, cette théorie est la +seule issue logique et pratique qui en puisse +résulter.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c4">CHAPITRE IV<br> +<span class="xsmall">LES PROGRÈS DE LA CRISE</span></h2> + + +<p>Et, ainsi donc, je demeurai pendant près +de deux ans un membre avéré de la communauté. +Pendant l’une de ces deux années, je +me sentis très heureux et confiant, sauf un ou +deux cas où, brusquement, mes anciens +troubles reparaissaient, et puis m’abandonnaient +de nouveau. J’avais trouvé autour de +moi, comme je l’ai dit déjà, une fraternité et +une amitié inappréciables. Maintenant encore, +dans mes rêves, il m’arrive de revenir +à Mierfield, — mais jamais, Dieu merci, en +qualité d’anglican ! Dans un de ces rêves, je +me rappelle que le cardinal Merry del Val venait +d’être élu supérieur de la communauté, +et avait reçu notre soumission. J’étais là, moi +aussi, tout rayonnant de joie, éclatant de rire +à force de bonheur. Une autre fois, je revenais +à Mierfield comme prêtre catholique, et +m’étonnais de voir qu’il n’existât aucune barrière +de gêne entre mes anciens frères et moi : +nous nous tenions ensemble, dans le grand +<i>hall</i>, et causions fraternellement comme autrefois. +En réalité, cependant, je ne suis jamais +revenu à Mierfield, malgré tout le plaisir +que j’aurais à y retourner, même sans la +compagnie de Mgr Merry del Val : la communauté +n’a point cru pouvoir m’y autoriser.</p> + +<p>C’est là, aussi, que j’ai commencé pour la +première fois à ordonner en système mes pratiques +de dévotion, et aussi à m’essayer dans +l’art de la méditation ; et c’est là également +que Dieu m’a récompensé avec abondance de +mes pauvres efforts. Déjà il me préparait, +comme je le vois bien à présent, pour la résolution +décisive qu’il allait bientôt proposer +à mon libre choix.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>I</h3> + +<p>Ce fut, je crois bien, durant l’été et l’automne +de 1902 que je commençai à écrire un +petit livre intitulé <i>la Lumière invisible</i>. Certaines +histoires que m’avait racontées mon +frère aîné m’avaient suggéré l’idée de ce livre, +et je m’étais mis à l’écrire peu à peu, dans +mes moments de loisir. Les divers récits qui +formaient le volume, et où le mysticisme se +mêlait volontiers d’un élément surnaturel, +se déroulaient autour d’une figure principale +que j’avais appelée un « prêtre catholique » ; +et bien souvent, depuis lors, on m’a demandé +si mon intention avait été de faire de ce personnage +un véritable catholique ou un anglican<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>. +Ma seule réponse est que je concevais +mon héros comme pouvant appartenir indistinctement +à ces deux confessions. Ma théorie +de l’Église diffusive m’amenait de plus en +plus à supprimer, dans mes pensées aussi bien +que dans ma prédication, toute séparation +entre ce que je considérais simplement comme +des parties différentes du grand Corps mystique +du Christ ; et c’est ainsi que, dans ma +<i>Lumière invisible</i>, j’évitais soigneusement +tout ce qui aurait risqué de trop « spécialiser » +le « catholicisme » de mon vénérable +héros. Ajouterai-je que ce souci m’apparaît +maintenant revêtu d’une signification dont je +n’avais point conscience sur le moment ? Il +prouve que, dès lors, je n’avais plus en notre +Église d’Angleterre la confiance parfaite qui, +naturellement, m’aurait porté à représenter +mon personnage comme un prêtre anglican.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> J’ai publié naguère, à la librairie Perrin, une traduction +de cette <i>lumière invisible</i>, en y intercalant quelques +autres récits d’un genre analogue, mais qui, ceux-là, +avaient été écrits par le P. Benson après sa conversion +définitive au catholicisme (T. W.).</p> +</div> +<p>Avant, pendant, et après la rédaction de ce +livre, je me suis senti de plus en plus attiré +par le mysticisme. J’avais écarté de moi la +contemplation froide et positive du dogme, et +m’étais efforcé de cacher celui-ci sous la réalité +plus chaude d’une expérience intime +d’ordre spirituel. Dans mon livre même, je +tâchais à imprégner du dogme l’essence des +récits, bien plutôt qu’à l’exprimer explicitement. +On m’a aussi demandé si les histoires +que je racontais étaient « vraies » ; à cela je +puis répondre seulement que le livre, dans +son ensemble, n’a pas d’autre prétention que +d’être une œuvre du genre romanesque. Et je +crois, d’ailleurs, qu’il m’a été donné là de +réussir assez heureusement à me maintenir sur +le terrain moyen entre le catholicisme et l’anglicanisme, +puisque le livre continue, aujourd’hui +encore, à trouver maints lecteurs à la +fois parmi les catholiques et les anglicans. +Mais sans aucun doute j’étais encore, à cette +date, très profondément pénétré d’anglicanisme ; +car, lorsque j’ai écrit l’une des histoires +du livre où je montrais une religieuse +en prière devant le Saint-Sacrement, j’avais +dans l’esprit un couvent anglican où j’étais +allé plusieurs fois, et je me suis également +beaucoup inspiré de l’atmosphère de l’endroit +même où je demeurais pendant que j’écrivais +ce récit — le presbytère anglican de Saint-Cuthbert, +à Kensington, où le Saint-Sacrement +est conservé nuit et jour sur l’autel.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>II</h3> + +<p>Oui, la fortune de ce petit livre — ou +plutôt la différence des personnes qui goûtent +ce livre et de celles à qui il déplaît — m’apparaît, +elle aussi, bien significative. En +fait, <i>la Lumière invisible</i> rencontre plus de +succès auprès des anglicans qu’auprès des +catholiques. Et, certes, il est naturel que +certains anglicans se plaisent à rechercher, +dans mon livre, le témoignage de ma triste +décadence, à la fois littéraire et spirituelle, +depuis que j’ai quitté l’Église d’Angleterre : +mais, en dehors même de ce point de vue +particulier, c’est chose certaine que les anglicans +préfèrent infiniment ma <i>Lumière invisible</i> +à tout ce que j’ai écrit depuis lors, +tandis que la plupart des catholiques, et moi-même +avec eux, estimons que le livre intitulé : +<i>Richard Raynal, solitaire</i>, est beaucoup mieux +écrit, et d’une portée religieuse bien supérieure. +J’avouerai même que, pour ma part, +je ressens une vive antipathie à l’égard de +ma <i>Lumière invisible</i>, du moins au point de +vue spirituel. J’ai écrit ce livre dans un état +d’excitation fiévreuse, et sous l’influence de ce +qui m’apparaît maintenant comme une sentimentalité +maladive. Je m’entraînais à me +rassurer concernant la vérité de la religion, +et cela m’avait conduit à prendre un ton affirmatif +et catégorique qui, plus d’une fois, +n’était pas exempt d’affectation. J’ajouterai +que le livre risque même, sous certains rapports, +d’être malfaisant ; car il suppose que +l’intuition spirituelle, ou même la simple imagination, +constitue un élément essentiel de +toute expérience religieuse, et que la réalisation +personnelle est un mode de croyance +préférable à celui de la simple foi d’une âme +qui se borne à recevoir la vérité divine de la +main d’une autorité divine. Pour les catholiques +il est presque indifférent de savoir si +l’âme se trouve en état de « réaliser », de transformer +en objets de vision personnelle, les +faits révélés et les principes de la vie spirituelle ; +l’unique chose importante est que la +volonté y adhère, et que la raison les approuve. +Mais pour les anglicans, dont la théologie ne +comporte pas de fondement raisonnable, et +parmi lesquels l’autorité est, il faut bien le +dire, inexistante, il est beaucoup plus naturel +de placer le centre de gravité dans les émotions, +plutôt que dans la raison unie à la volonté. +La raison, pour eux, doit être continuellement +étouffée, même dans sa propre sphère +légitime, et la volonté presque toujours concentrée +au-dedans de soi. De telle sorte que +le seul mode de vie spirituelle, pour les anglicans, +le seul royaume où opère la spiritualité, +se trouve être l’expérience du sentiment individuel. +Et si l’antipathie que m’inspire aujourd’hui +mon premier livre peut paraître exagérée, +cette exagération doit provenir d’une +sorte de réaction contre les erreurs et les +vaines ombres au milieu desquelles j’ai eu +longtemps à vivre.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>III</h3> + +<p>Je voudrais expliquer, à ce propos, de quelle +façon je réussissais à conserver ma foi dans les +ordres anglicans. Je me disais qu’il y a deux +choses dans la réception d’une grâce : le fait +lui-même et le mode de réception. Le fait est +affaire d’intuition spirituelle, le mode, de perception +intellectuelle. Pour ce qui concernait +le fait, la communication réelle entre Notre-Seigneur +et mon âme, telle qu’elle se produisait +surtout dans certains moments solennels, +là-dessus je n’éprouvais pas le moindre doute ; +non plus que je n’en éprouve encore aujourd’hui. +Sans aucune espèce d’hésitation, je +continue à déclarer que mes communions, +dans notre chapelle de Mierfield et ailleurs, +les confessions que je faisais ou celles que +j’entendais pendant ma période d’anglicanisme, +demeureront toujours parmi les moments +les plus sacrés de ma vie. Leur dénier +toute réalité, ce serait en vérité trahir Notre-Seigneur +et répudier Son amour. Mais il en +va tout autrement du mode de réception. Pendant +que j’étais dans l’Église d’Angleterre, +j’acceptais, à peu près jusqu’au dernier jour, +l’affirmation par laquelle cette Église garantissait +que j’étais un prêtre, et j’en déduisais +naturellement que la grâce de mon ordination +avait une valeur sacramentelle ; tandis que +plus tard, lorsque je me suis soumis à Rome, +j’ai accepté avec une sécurité bien plus grande, +avec un consentement intérieur tout autant +qu’extérieur, l’affirmation suivant laquelle je +n’avais jamais été prêtre si peu que ce fût. +Rome ne m’a jamais demandé de rien admettre +des choses parfaitement absurdes et blasphématoires +que les anglicans l’accusent volontiers +d’exiger de ses nouveaux fidèles, comme, +par exemple, la nature diabolique, ou même +simplement illusoire, de la grâce accordée +par Dieu à ceux qui sont de bonne foi dans +des croyances erronées. Dans mes confessions +anglicanes, je faisais des actes de contrition +parfaitement valables, et tâchais de mon +mieux à accomplir le sacrement de pénitence ; +dans mes communions, j’élevais mon cœur +vers le Pain de Vie ; et, en conséquence, Notre-Seigneur +n’aurait pas été le Récompenseur +de tous ceux qui le servent s’Il n’était pas +venu à moi durant ces instants, et n’avait pas +répondu à mon appel par Sa sainte visitation.</p> + +<p>Toutes ces choses que je viens d’écrire, je +les ai comprises bien longtemps avant que +ma soumission à Rome devînt imminente ; +et lorsque mes supérieurs ou mes frères me +disaient que je coupais des cheveux en +quatre, ce reproche ne parvenait aucunement +à me troubler. Je savais, dès lors, que l’épaisseur +d’un quart de cheveu pouvait parfois +constituer une grande distance.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>IV</h3> + +<p>Pendant l’été de 1902, je dis à ma mère, +au cours d’une promenade avec elle, que +j’avais eu des troubles intérieurs touchant +la validité de l’anglicanisme ; mais je lui +affirmai que mes troubles s’étaient de nouveau +dissipés, et je lui promis que, s’ils faisaient +mine de reparaître, je viendrais aussitôt +m’en entretenir avec elle. Or, dès la Noël +suivante, je me vis dans l’obligation de tenir +cette dernière promesse ; et en vérité, je ne +saurais dire combien je fus touché de la manière +dont ma mère accueillit ma confidence. +Depuis lors, elle et mon supérieur furent +tenus au courant de chacune des phases de +la crise que je traversais. J’exécutais à la +lettre chacune de leurs recommandations, je +lisais tous les livres que l’on me donnait, et +qui avaient pour objet de défendre le point +de vue anglican ; je consultais toutes les autorités +vivantes que l’on me proposait. J’ajouterai +que ma mère et mon supérieur m’ont +traité, l’un et l’autre, jusqu’au dernier jour, +avec une bonté et une sympathie extrêmes. +Sous tous les rapports, je me félicite aujourd’hui +d’avoir agi à leur égard comme je +l’ai fait : car tous les deux, ma mère et mon +supérieur, lorsqu’ensuite je me suis soumis +à Rome, et que, suivant l’usage en pareil +cas, un flot d’accusations s’est répandu sur +moi, se sont empressés d’informer tous leurs +correspondants de la fausseté absolue de ces +accusations, du moins en ce qui touchait ma +prétendue dissimulation.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>V</h3> + +<p>Ce fut, je crois bien, au mois d’octobre de +l’année 1902 que l’abîme de détresse où +j’étais plongé me devint si intolérable que, +avec la permission de mon supérieur, j’écrivis +une longue lettre à un prêtre catholique +des plus en vue, pour lui faire l’exposé de +toutes mes difficultés. (Je dirai tout à l’heure +ce qu’elles étaient au juste.) La réponse que +je reçus me surprit alors infiniment : elle +m’étonne beaucoup moins aujourd’hui, puisque +le prêtre en question est mort, un peu +plus tard, tout à fait en dehors de la communion +catholique. Il me définissait très soigneusement +la doctrine de l’infaillibilité papale, +m’indiquait le sens précis attaché à ce +dogme par l’opinion générale de l’Église, et, +en conclusion, me conseillait d’attendre. Il +me disait — chose que j’ai reconnue depuis +n’être pas vraie — que, si les « minimistes » +semblaient avoir triomphé pour ce qui concernait +la formule du décret proclamant l’infaillibilité, +c’étaient au contraire les « maximistes » +qui avaient eu constamment le dessus +depuis lors ; et il ajoutait que, bien que pour +son propre compte, étant un « minimiste », il +se sentît personnellement le droit de rester au +point où il était, il ne se croirait pas cependant +autorisé à recevoir personne dans l’Église +sans que le nouveau converti adhérât pleinement +aux termes qui prévalaient maintenant, +c’est-à-dire aux principes des « maximistes ». +Après quoi il déclarait que ces principes +étaient parfaitement impossibles à admettre +pour des personnes raisonnables. D’où résultait +pratiquement, comme je l’ai dit, la conclusion +que je ferais mieux d’en rester où +j’étais. Il y avait même dans sa lettre une +phrase qui m’a donné, dès ce moment, un +rapide soupçon de ce que j’appellerais la déloyauté +objective de sa position. Je l’avais +prié de se souvenir de moi dans sa messe ; et +lui, en réponse, il me priait de me souvenir +de lui dans la mienne !</p> + +<p>Après ma réception dans l’Église, ce prêtre +notoire m’a écrit de nouveau, pour me demander +de quelle manière j’avais surmonté le +grave obstacle qu’il m’avait indiqué. Je lui ai +répondu que de telles distinctions artificielles +n’avaient pas pu m’empêcher de vouloir +m’unir à ce qui m’apparaissait incontestablement +désormais le centre divin de l’Unité, et +que j’avais simplement accepté le décret du +Vatican dans le sens où l’Église elle-même +l’avait promulgué et accepté.</p> + +<p>Mais d’abord la lettre de mon correspondant, +lorsqu’elle me parvint, me calma et me +rassura pour quelque temps. Aussi bien +n’avais-je que trop besoin d’être rassuré. Mon +supérieur, de son côté, me fit observer qu’il +m’aurait été impossible d’avoir plus manifestement +une indication de la volonté de Dieu à +mon endroit, me prouvant que celle-ci était +que je demeurasse dans la communion où il +m’avait placé. Le fait même que j’avais écrit +à un prêtre catholique, et reçu de lui une réponse +décourageante, nous semblait alors, à +mon supérieur et à moi, un signe évident de +la vraie nature de mon devoir. Ce fait semblait +nous prouver également que, même à +l’intérieur de l’Église romaine, existaient de +larges divergences d’opinion, et que, même +là, je chercherais vainement cette unité à +laquelle j’aspirais. L’histoire ultérieure du +prêtre en question, son excommunication, et +sa mort en dehors de l’Église, ont d’ailleurs +assez montré, naturellement, que tel n’était +point le cas, et que l’Église ne souffre pas +d’être représentée par des hommes qui, de +bonne foi ou non, défigurent sa doctrine.</p> + +<p>Toujours est-il que je me trouvai de nouveau +rassuré : mais pour très peu de temps. +Presque immédiatement, mes doutes reparurent. +Je m’étais engagé de divers côtés à +des prédications qui m’auraient occupé pendant +tout cet hiver, et dont la date était toute +proche. Je demandai la permission d’en être +dispensé ; mais mon supérieur estima qu’il +valait mieux ne pas m’accorder cette permission ; +et le fait est qu’aujourd’hui, en revoyant +ma situation, j’ai l’idée que le travail +actif était vraiment, pour moi, la meilleure +chance de faire taire le vacarme douloureux +de mes doutes intérieurs.</p> + +<p>Je prêchai donc quelques missions, allai +passer la Noël chez ma mère, et revins de +nouveau à Mierfield. Mais ma détresse ne +faisait que grandir. J’avais même sollicité les +prières d’un converti de fraîche date, qui, +plus tard, a été comme moi ordonné prêtre, +et qui était venu demeurer chez ma mère durant +les vacances ; et je lui avais exposé une +ou deux de mes difficultés, pour voir quelle +réponse il y ferait. De nouveau, cependant, +mon angoisse s’apaisa un peu dans la bienfaisante +atmosphère de Mierfield ; et ce fut +très à contre-cœur que je dus m’en aller de +mon cher couvent pour aller prêcher une +mission et diriger les offices de la semaine +sainte dans une paroisse du Sud de l’Angleterre. +Le vendredi saint, je prêchai les Trois +Heures ; et, le soir du jour de Pâques, je parus +pour la dernière fois dans une chaire anglicane, +où je pris pour thème de mon sermon +l’accueil fait par Notre-Seigneur à Madeleine +pénitente. Je crois me rappeler que, dès ce +jour-là, lorsque je redescendis les degrés de +la chaire après mon sermon, j’eus déjà une +prévision de ce qui allait m’arriver. Je revins +à Mierfield dans un état profond d’épuisement +corporel, spirituel et mental.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>VI</h3> + +<p>J’ai l’idée que les catholiques ne se rendent +aucun compte de tous les obstacles que +doivent franchir les anglicans avant de faire +leur soumission à l’Église. Je ne parle pas +seulement des souffrances extérieures, telles +que la perte d’amis, de revenus, de positions, +et souvent même des plus modestes +commodités de la vie. De ce genre de pertes +je me trouvais garanti, pour ma part, encore +que la nécessité d’abandonner la communauté +de Mierfield ait été, sans aucun doute, +l’épreuve la plus cruelle que j’aie eue à subir +jamais, au point de vue de ma vie sociale. +J’ai tendrement baisé, à la manière grecque, +la porte de ma chambre, en quittant celle-ci +pour la dernière fois. Mais enfin je ne perdais +pas, j’ose le dire, l’amitié personnelle des +membres de la communauté, en tant qu’individus. +Je les revois encore, à l’occasion, et +reçois de leurs nouvelles. Aussi bien n’est-ce +pas de ce côté de la lutte que je veux parler, +mais bien du conflit purement intérieur. L’anglican +passé au catholicisme se trouve, pour +ainsi dire, simultanément chassé de tous les +chemins qu’il suivait. Son âme est saisie d’une +douleur intolérable, et dont l’unique soulagement +se trouve dans une espèce de quiétisme +impassible. Se soumettre à l’Église, pour un +anglican, c’est sortir à jamais de ce qui lui +est familier et cher, pour s’en aller dans un +immense désert où il est certain d’être épié, +soupçonné, raillé, à chaque rencontre qu’il +fera. Ou plutôt c’est là, certainement, en majeure +partie, une illusion, et les choses se révèlent +sous un tout autre aspect lorsque l’ex-anglican +est décidément devenu catholique. +Mais il n’en reste pas moins vrai qu’elles lui +apparaissent d’abord sous cet aspect-là, qui +pourrait bien être le dernier piège émotif +tendu par Satan. A quoi j’ajouterai que celui-ci +ne laisse pas d’être aidé, dans sa tâche, par +la négligence des écrivains catholiques à rassurer +les néophytes sur ce point particulier.</p> + +<p>Deux incidents de cet ordre ont presque failli +éteindre en moi la lumière naissante de la +foi. Je ne veux pas les décrire ici ; mais, dans +les deux cas, ils ont eu pour point de départ +une parole imprudente sortie de la bouche d’un +prêtre catholique très sincère et très bon, dans +un discours public. Quand une âme atteint un +certain degré de conflit intérieur, elle cesse +d’être tout à fait logique ; elle devient alors +quelque chose de très tendre et de très impressionnable, +frémissant au moindre contact, et +aspirant à n’être touchée que par des mains +qui ont été percées de clous. Or cette âme endolorie, +durant la crise qui précède sa conversion, +se trouve traitée rudement, poussée impérieusement +d’un côté et de l’autre par un directeur +qui ne se fait pas la moindre idée de +son état, vivant lui-même au centre de la lumière +vers laquelle l’âme tremblante du converti +tâche à s’élever parmi des souffrances +indicibles. Quoi d’étonnant que, plus d’une +fois, cette âme misérable se laisse retomber +dans la pénombre, plutôt que d’avoir à en +supporter davantage, et même se persuade +qu’une demi-lumière accompagnée de charité +doit être plus proche du cœur de Dieu qu’un +soleil éclatant au milieu d’un désert ?</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>VII</h3> + +<p>Je vais maintenant essayer de résumer brièvement +la nature de ces doutes et de ces objections +qui, depuis le mois d’octobre de l’année +précédente, m’avaient de plus en plus préoccupé. +Parfois, pour essayer d’y échapper, je me +réfugiais désespérément dans la prière : mais +bientôt mes angoisses me ressaisissaient, et, +de nouveau, je me mettais à lire tous les livres +qui avaient quelque chance de pouvoir me +rassurer.</p> + +<p>Il y avait, d’abord, la conception générale +du plan divin ; et en second lieu il y avait +les faits réels qui m’entouraient dans le +monde. Je vais commencer par ce second +point, qui, moins important à mes yeux que +le premier, l’a cependant précédé dans mes +pensées. Voici en quoi il consistait :</p> + +<p>J’acceptais le christianisme comme la révélation +de Dieu. C’était là, pour moi, un +axiome dont je ne m’arrêterai pas à exposer +les fondements. J’acceptais également la Bible +comme un récit inspiré, et divinement garanti, +des faits positifs de cette Révélation. Mais +j’en étais arrivé à comprendre, comme je l’ai +déjà expliqué, la nécessité de l’existence +d’une Église enseignante qui fût chargée de +conserver et d’interpréter les vérités du christianisme +à la série des générations successives. +C’est seulement pour une religion morte +que des documents écrits peuvent suffire. Une +religion vivante doit toujours être en état de +s’adapter à un milieu nouveau sans rien perdre +de son identité propre. D’où résulte cette conclusion +certaine que, si le christianisme est, +comme je le crois, une Révélation réelle, +l’Église enseignante doit, en tout cas, avoir +une opinion touchant le trésor confié à ses +soins, et notamment touchant les divers points +indispensables au salut de ses enfants. Cette +Église peut rester elle-même dans l’indécision +et peut permettre des vues divergentes sur des +points purement théoriques ; elle peut souffrir, +par exemple, que ses théologiens discutent +au long des siècles les modes d’action +de Dieu, ou bien encore les meilleures manières +philosophiques d’interpréter les mystères +du dogme ; elle peut encore autoriser +la discussion sur les limites précises de certains +de ses pouvoirs, et sur leur façon de +s’exercer. Mais dans les choses qui affectent +directement et pratiquement les âmes, comme +par exemple le fait de la grâce, ses voies, les +conditions nécessaires du salut, et le reste, il +faut que non seulement l’Église ait une opinion +définie, mais il faut aussi qu’elle la proclame +constamment, et que, non moins constamment, +elle impose silence à ceux qui voudraient +obscurcir son opinion ou la défigurer.</p> + +<p>Or, tel n’était pas du tout le cas pour la communion +chrétienne dont je me trouvais faire +partie.</p> + +<p>J’étais desservant d’une Église qui ne semblait +pas avoir une opinion fixe, même sur +les matières les plus directement liées au salut +des âmes. Ainsi, j’avais pour devoir de +prêcher et de pratiquer le système de rédemption +que Dieu nous a donné par le moyen de +la vie et de la mort de Jésus-Christ, et je savais +bien que ce système était sacramentel. Or, +lorsque je regardais autour de moi, en quête +d’un clair exposé de ce système, il m’était +impossible de le découvrir. Il est vrai que +bien des individus acceptaient et enseignaient +ce que j’enseignais moi-même ; il y avait notamment +les sociétés auxquelles j’appartenais, +l’Union anglicane et la Confrérie du Saint-Sacrement, +qui s’accordaient de la manière +la plus absolue avec moi sur ce terrain : mais +il m’était impossible de dire que les autorités +de mon Église en fussent au même point. +Pour m’en tenir à un seul exemple, mais capital — la +doctrine de la Pénitence — j’ignorais +tout à fait si mon Église me permettait +ou non d’enseigner que cette pénitence était +normalement indispensable pour le pardon +du péché mortel. Au contraire, presque tous +nos évêques niaient cela, et quelques-uns +d’entre eux se refusaient même complètement +à reconnaître le pouvoir de l’absolution. +Mais, en admettant même que mes propres +vues fussent tolérées — ce qu’elles n’étaient +pas, tout au moins en droit strict — le fait +que des vues qui excluaient les miennes se +trouvassent jouir d’une égale tolérance, ce +fait me prouvait que mes vues ne faisaient +point partie de la doctrine foncière de mon +Église. En mettant les choses au mieux, j’enseignais +mon opinion privée sur un point qui +demeurait encore, officiellement, indéfini. +J’enseignais comme une certitude ce qui était +encore incertain. De telle sorte que, à mesure +que je me rendais un compte plus clair de +cette situation, il me devenait de plus en plus +impossible de dire que l’Église d’Angleterre +proclamât le sacrement de la Confession.</p> + +<p>Je n’ignorais pas que bon nombre de mes +confrères avaient une manière très simple +d’échapper à ce dilemme. Ils faisaient appel +non pas à la voix vivante de l’Église d’Angleterre, +mais à ses formulaires écrits, qu’ils +interprétaient en accord avec leurs propres +vues. Mais, pour ma part, j’avais peine à +suivre sincèrement leur exemple, parce que +j’avais commencé à comprendre qu’un formulaire +écrit ne peut jamais être décisif dans une +Église où ce formulaire peut être interprété +selon plusieurs sens différents — ce qui était +le cas pour celui-là, sans le moindre doute — et +dans une Église où les autorités non +seulement se refusent à décider de l’unique +sens véritable, mais tolèrent avec une égale +facilité des sens qui s’excluent et se détruisent +l’un l’autre. De plus en plus, je commençais +à sentir la nécessité absolue d’une autorité +vivante qui pût continuer de parler au fur et +à mesure que plusieurs interprétations nouvelles +de ses paroles anciennes se disputaient +le privilège d’être conformes à son opinion.</p> + +<p>Et, naturellement, bien des personnes me +conseillaient de m’en tenir à mon interprétation +propre, sans m’occuper des autres : mais +cela m’était impossible. J’estimais que, puisque +mon interprétation était contestée, je +n’avais pas le droit de l’enseigner comme valable. +Là-dessus, on me rappelait le cas de +théologiens anglicans tels que Pusey et Keble, +qui avaient tranquillement soutenu comme +certaines les vues les plus mystiques et les +plus proches du catholicisme. Mais je répondais +qu’il m’était impossible de m’appuyer +sur l’autorité de tels individus particuliers, si +éminents qu’ils fussent, étant donné qu’il y +avait d’autres individus non moins éminents +qui soutenaient des vues opposées.</p> + +<p>Deux ou trois de mes conseillers, enfin, me +disaient que je m’occupais là de points secondaires, +et nullement essentiels. Ils m’assuraient +que les dogmes généraux du <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i> +étaient les seuls qui fussent nécessaires, et +que sur ceux-là l’Église anglicane se trouvait +suffisamment d’accord. Mais je répondais que +ces points dont je m’occupais étaient, au contraire, +les plus pratiques de tous, ne concernant +pas de vagues propositions théologiques, +mais les détails les plus actuels de la +vie chrétienne. Pouvais-je ou ne pouvais-je +pas dire à mes pénitents qu’ils étaient tenus +de confesser leurs péchés mortels avant la +communion ? Et ce que je dis là de la Pénitence +n’est qu’un exemple entre maints autres, +car de tous côtés je voyais s’élever les +mêmes questions. Je me trouvais entouré +d’une Église dont la pratique m’apparaissait +impossible à justifier. Ses enfants vivaient +et mouraient par dizaine de milliers dans +l’ignorance complète de ce que je croyais +être le dogme chrétien, et dans une ignorance +qui ne résultait point de leur propre négligence, +mais bien de la volonté réfléchie +d’hommes qui étaient des ministres de mon +Église, aussi pleinement accrédités que moi-même, +et qui en outre, tout comme moi, +n’aspiraient qu’à enseigner ses préceptes et +à lui obéir.</p> + +<p>Et puis, de l’autre côté, je voyais l’Église +de Rome. J’avais, je crois bien, lu et entendu +tous les arguments historiques ou théoriques +qu’il était possible d’apporter contre ses titres : +mais, à la regarder du point de vue pratique, +il ne pouvait point faire de doute pour moi que +le système de cette Église agissait là où le +système de mon Église anglicane demeurait +impuissant. On me disait que cette action était +toute machinale, ou bien encore superstitieuse : +mais, en tout cas, elle était réelle, incontestable. +Je me souviens d’avoir, un jour, +dans une conversation privée, comparé les +deux systèmes rivaux à deux feux préparés de +deux manières différentes. Le système anglican +était comme si un homme approchait une +allumette d’une masse de combustible entassée +en bloc ; là où ce geste s’accompagnait de +beaucoup de zèle et de sincérité personnels, +sûrement une flamme jaillissait, des âmes se +trouvaient échauffées et éclairées ; mais aussitôt +que cette influence personnelle disparaissait, +tout redevenait comme auparavant. Dans +le système romain, au contraire, on avait beau +me dire que les individus faisaient voir moins +de zèle et moins de piété : en tout cas, le feu +brûlait d’une flamme sûre et constante, tout +à fait indépendamment de l’influence individuelle, +parce que le combustible se trouvait +préparé et disposé en bon ordre. Qu’un prêtre +fût négligent, ou même relâché, dans ses vues +privées, il n’en résultait aucune différence +essentielle : son troupeau n’en savait pas +moins ce qui était nécessaire pour le salut, +et comment il pourrait l’obtenir. Le plus petit +enfant élevé dans l’Église catholique romaine +savait, de la manière la plus précise, +comment il pouvait se réconcilier avec Dieu +et recevoir sa grâce.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>VIII</h3> + +<p>En second lieu, il y avait la question générale +de la catholicité. La théorie anglicane +m’apparaissait simplement extravagante, +maintenant que je la considérais d’un +point de vue moins « provincial ». Je n’avais +aucune idée, par exemple, de celui qui se +trouvait être l’évêque légitime de Zanzibar : +cela dépendait surtout, dans ma théorie +d’alors, de la question de savoir quelle communion, +la romaine ou l’anglicane, avait par +hasard débarqué la première sur la côte +d’Afrique ! En fait, la juridiction religieuse se +présentait à moi comme une espèce de course +au clocher pieuse. En Irlande, je savais fort +bien que j’étais en communion avec des personnes +qui, d’après mes vues individuelles, +étaient absolument des hérétiques, et hors de +communion avec des personnes dont les vues +religieuses étaient exactement les miennes. +Au contraire, la théorie romaine était, simplement, +la même partout. Tout catholique romain +pouvait dire avec saint Jérôme : « Je +suis en communion avec le Christ, représenté +par la chaire de Pierre. Sur ce rocher est +construite toute l’Église. » Ici encore, la +théorie romaine était logique et agissait, tandis +que ma théorie anglicane n’avait ni consistance, +ni action pratique.</p> + +<p>Après cela, il va sans dire que ces considérations +ne résolvaient pas le problème. On +me rappelait que Notre-Seigneur aimait à parler +par paraboles, et se refusait volontiers à +trancher les nœuds par des réponses simples +et directes. Il n’y avait rien d’impossible à ce +que le fil doré de Son plan divin passât précisément +à travers ces fourrés qui me semblaient +impénétrables, et que la grande route toute +droite ne fût qu’un monument de l’impuissance +et de l’erreur humaines.</p> + +<p>Aussi, bien que ces points me prédisposassent +en faveur de l’Église de Rome, estimais-je +qu’il m’était encore nécessaire de beaucoup +lire et de beaucoup réfléchir avant de me décider. +Sans compter que d’autres points dérivaient +de ceux-là, qui exigeaient également +une élucidation minutieuse. Par exemple, +comment se pouvait-il que des dogmes qui +contraignaient aujourd’hui la conscience des +fidèles ne l’eussent pas contrainte il y a cent +ans ? Que penser de dogmes nouvellement +proclamés, comme celui de l’Immaculée-Conception — qui +d’ailleurs, comme matière +d’opinion privée, me paraissait parfaitement +acceptable — et comme celui de l’infaillibilité +papale ? Et puis enfin, il restait toujours +encore le vieux problème, vainement étudié, +des textes relatifs à saint Pierre et des commentaires +patristiques à leur sujet.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>IX</h3> + +<p>Si bien qu’il y avait une chose que je commençais +à voir avec une certitude de plus en +plus accablante : à savoir, qu’il était impossible, +en raison des immenses complications +de l’histoire, de la philosophie, de l’exégèse, +de la loi naturelle, etc., de soutenir avec probabilité +n’importe quelle théorie au monde. +Les matériaux d’après lesquels je me trouvais +forcé de juger, avec toute mon incompétence, +étaient comme un vaste kaléidoscope de couleurs. +Chaque homme avait une inclination naturelle +vers une théorie, et tendait à choisir +celle-là. Il était incontestablement possible +de trouver des arguments en faveur de l’anglicanisme, +ou de la papauté, ou du judaïsme, +ou du système des Quakers. Et c’était dans +ces conditions, presque désespérantes, que je +m’étais mis à l’œuvre ! Mais, avec cela, il y +avait une chose qui m’apparaissait, par degrés, +non moins évidente : à savoir, que l’intelligence, +réduite à ses propres moyens, ne +pouvait prouver que très peu. L’énigme que +Dieu m’avait donné à résoudre consistait en +des éléments dont la solution avait besoin +non seulement de la tête, mais aussi du cœur, +de l’imagination, des intuitions, en un mot +de notre nature humaine tout entière. C’était +chose impossible d’échapper complètement +à notre prévention native : mais du moins je +devais faire de mon mieux. Je devais me reculer +un peu de la toile, et regarder la peinture +d’ensemble, au lieu de me tenir penché +sur elle avec un centimètre. Voilà ce que je +sentis de plus en plus, à mesure que j’avançais +dans mon enquête ! Mais, avant d’en arriver +là, je m’étais plongé à l’aveugle dans le +tourbillon affolant de la controverse.</p> + +<p>J’ennuierais le lecteur en essayant de lui +fournir une liste un peu complète de tous les +ouvrages de controverse que j’ai lus, pendant +les huit derniers mois de ma période anglicane. +Je dévorais littéralement tout ce que je +pouvais trouver, dans les deux camps. Je me +nourrissais des livres du Révérend Gore, de +Richardson, de Pusey, de Ryder, de Littledale, +de Puller, de Stone, de Percival, de +Mortimer, de Mallock, de Rivington. J’étudiais +avec soin un manuscrit sur l’histoire du +règne d’Élisabeth ; je prenais des notes en +abondance ; et enfin je lisais le <i>Développement</i> +de Newman, ainsi que la réponse de Mozley. +Je cherchais aussi l’interprétation de divers +points chez les Pères, mais avec une espèce +de désespoir, en me sachant tout à fait incompétent +pour décider, là où de grands savants +s’étaient trouvés en désaccord. Je dois +avouer que toutes ces lectures m’ont troublé +et désolé au dernier point. Ne valait-il pas +mieux pour moi abandonner ces recherches +poussiéreuses, et rester paisiblement dans la +situation où m’avait placé la Providence divine ? +Après tout, une renaissance extraordinaire +de vie spirituelle s’était produite, récemment, +dans l’Église d’Angleterre, et la nature +de ma tâche de missionnaire m’avait tout particulièrement +permis d’en constater les effets. +Ne serait-ce pas une sorte de péché contre le +Saint-Esprit, de tourner le dos à une œuvre +aussi manifestement solide de la grâce, pour +me mettre en quête de ce qui pourrait bien +n’être qu’un brillant et séduisant fantôme ?</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c5">CHAPITRE V<br> +<span class="xsmall">LA MONTÉE DÉCISIVE</span></h2> + + +<h3>I</h3> + +<p>Par degrés, cependant, trois choses se +dégagèrent pour moi de ce bruyant tourbillon +d’idées et écrits. La première de ces trois +choses fut une pensée. Mon supérieur m’avait +donné à entendre que je m’exposais sans +aucun doute au péché d’orgueil en me hasardant +à dresser mon opinion propre contre +les vues d’hommes tels que Pusey et Keble, +d’hommes qui m’étaient infiniment supérieurs +en science, en expérience, et en valeur morale. +Ces hommes avaient pénétré dans toutes les +questions qui m’occupaient, les avaient explorées +bien plus profondément que je pouvais +jamais espérer de le faire : et ils étaient +arrivés à la conclusion que les titres de Rome +n’étaient point justifiés, et que l’Église d’Angleterre +formait, tout au moins, une partie de +l’Église du Christ. Or, je compris clairement, +tout d’un coup, ce que j’avais seulement soupçonné +jusque-là : à savoir que si, comme +je le croyais, l’Église du Christ était la voie +divine du salut, c’était chose impossible que +la découverte de cette voie fût une affaire +d’intelligence ou d’érudition, car, à ce prix, +le salut deviendrait plus facile pour l’homme +adroit et possédant des loisirs que pour +l’homme simple et n’ayant point le temps de +longues réflexions. Et quant à ce qui était de +la sainteté d’hommes tels que Pusey, je me +dis que, somme toute, le Christ était venu en +ce monde pour sauver les pécheurs. Deux ou +trois textes de l’Écriture commencèrent à +m’apparaître en lettres de flamme. « Il y aura +un grand chemin, écrivait Isaïe, et le racheté +y marchera. Celui qui s’y sera engagé, si +même il est sot, ne risquera pas de s’égarer. » +D’autre part, Notre-Seigneur a dit : « Une +cité placée sur une montagne ne saurait être +cachée. » Et encore : « A moins que vous deveniez +pareils à de petits enfants, vous ne +pourrez pas entrer dans le royaume des +cieux ! » Ou bien encore : « Je te remercie, O +mon Père, de ce que tu as caché ces choses +aux sages et aux prudents, et les as révélées +aux tout petits ! »</p> + +<p>Je ne saurais décrire le soulagement que +m’a apporté cette pensée. Je voyais maintenant +que mes difficultés intellectuelles ne +constituaient pas du tout le vrai cœur de +l’affaire, et que je n’avais aucun droit de me +décourager parce que je me savais infiniment +inférieur à d’autres qui avaient décidé contre +la cause que je commençais à reconnaître +pour vraie. L’humilité et la bonne foi, je +m’en rendais compte à présent, avaient bien +plus d’importance que toute l’érudition patristique. +Et aussi commençai-je depuis lors, +bien plus encore qu’auparavant, à aspirer +vers ces deux vertus, et à me remettre entre +les mains de Dieu. Tous les jours, je pratiquais +l’un des actes d’humilité recommandés +par saint Ignace dans ses <i>Exercices spirituels</i>. +En fait, je crois même que, sous l’excès de la +réaction, je courais un certain danger de retomber +dans le quiétisme.</p> + +<p>Mais alors deux livres vinrent à mon secours, +le <i>Développement</i> de Newman, et la +<i>Déruption doctrinale</i> de Mallock. Il y eut +aussi l’un des <i>Essais</i> du Père Carson qui me +fut très précieux durant cette crise — celui +qui traitait de la croissance de l’Église depuis +son état embryonnaire jusqu’à sa pleine virilité ; +car peut-être était-ce la doctrine de cet +essai qui m’aidait le mieux à résoudre mes +dernières difficultés. Et enfin je dois citer le +livre de M. Spencer Jones sur <i>l’Angleterre +et le Saint-Siège</i>, ouvrage des plus remarquables, +écrit par un homme qui est encore +aujourd’hui pasteur de l’Église d’Angleterre. +Chacun de ces livres m’aidait à sa façon, +non point peut-être directement pour l’acquisition +de ma foi nouvelle — car celle-ci se +formait en moi aussi indépendamment de +tout effort intellectuel que de tout attrait +sentimental : mais ces divers écrits avaient +pour moi l’avantage, d’une part, de détruire +les obstacles qui se dressaient entre Rome +et moi, et d’autre part de détruire les derniers +vestiges de liens théoriques qui me rattachaient +à l’Église d’Angleterre. Grâce à eux +je commençais désormais à voir poindre nettement, +comme des montagnes à travers +une brume matinale, les contours de ce que +j’appellerai les vues générales des deux communions +entre lesquelles je me trouvais partagé.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>II</h3> + +<p>En premier lieu, il y avait la vue générale +de l’Église d’Angleterre, et de ses relations +avec le christianisme. Ces relations, comme +je l’ai dit déjà, reposaient maintenant entièrement +sur ma théorie de « l’Église diffusive ». +Or le livre de M. Mallock, après avoir exposé +précisément cette théorie avec une impartialité +absolue, la démolissait de fond en +comble. Aussitôt que j’eus achevé la lecture +de ce livre, je compris trop sûrement que je +n’avais plus rien à dire du point de vue anglican. +Un seul espoir me restait désormais, +et celui-là même bien faible dans mon état +présent : l’espoir d’une retombée dans cette +espèce d’agnosticisme pieux qui est aujourd’hui +le refuge d’un grand nombre de pasteurs +anglais. Mais j’ai l’idée que, avec cela, +si les autres livres que j’ai cités tout à l’heure +n’étaient pas venus, vers le même temps, me +révéler très nettement les contours de l’Église +catholique, j’aurais fait en sorte de retomber +de mon mieux dans cet agnosticisme, et en +serais resté au point où j’étais, en me confirmant +par le souvenir de l’extrême confusion +de l’histoire de l’Église et par ma connaissance +positive des œuvres incontestablement +accomplies par Dieu, de nos jours, dans la +communion anglicane.</p> + +<p>Je n’ai pas à décrire tout au long l’argument +de M. Mallock. Mais, en un mot, le +voici : la théorie de l’Église diffusive est bien +considérée par les ritualistes anglais comme +le fondement de leurs croyances, mais, en +réalité, l’Église diffusive elle-même repousse +cette théorie. Rome, Moscou et Cantorbéry, +tout en s’accordant sur d’autres points, sont +expressément en désaccord sur celui-là. Par +conséquent, l’autorité à laquelle ma théorie +faisait appel se refuse implicitement à me servir +d’autorité ; et, comme conséquence dernière, +toute ma théorie n’est rien qu’une illusion.</p> + +<p>Plus d’une fois, depuis lors, j’ai sollicité +une réponse à cet argument de M. Mallock, +et jamais encore je n’en ai reçu aucune. Tout +au plus un savant et zélé anglican a-t-il pu +me dire que l’argument était trop logique +pour être vrai, et que le cœur avait des raisons +que la raison ne connaissait pas.</p> + +<p>Je commençai maintenant à me tourner +avec plus d’espoir vers les ouvrages « constructifs ». +Dans celui de M. Spencer Jones, je +trouvai une systématisation méthodique des +arguments qui m’aidait grandement à éclaircir +mes pensées, tandis que, par ailleurs, +l’<i>Essai</i> du Père Carson m’offrait une sorte de +variation brillante sur le grand thème de Newman. +Mais surtout c’était le livre fameux de +Newman lui-même qui, comme un magicien, +effaçant devant moi les derniers nuages, me +permettait d’apercevoir la Cité de Dieu dans +toute sa force et toute sa beauté.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>III</h3> + +<p>Cependant rien de tout cela ne contribua +autant que la lecture des Écritures elles-mêmes +à me renseigner sur la valeur positive +des titres de Rome. De tous côtés mes +amis me disaient d’étudier la parole écrite de +Dieu ; et, en vérité, c’était le meilleur conseil +que l’on pût me donner, car mes amis et moi +étions d’accord pour accepter les Écritures +comme l’œuvre inspirée de Dieu. Mais eux, +dans ces Écritures interprétées par ce qu’ils +croyaient être l’Église, ils trouvaient la confirmation +de leurs propres vues, tandis que +moi, depuis que j’avais perdu confiance dans +l’Église à laquelle j’appartenais, ou plutôt +depuis que j’avais cessé de recevoir de cette +Église la moindre interprétation positive qui +eût de quoi me satisfaire, je me trouvais réduit +aux Écritures toutes seules. Je pouvais +lire indéfiniment des livres de controverse, +et échouer à découvrir les erreurs et faiblesses +humaines qui les viciaient de part et +d’autre ; certes, je ferais mieux de m’adresser +à des écrits où l’erreur n’existait pas. Et +ainsi, une fois de plus, je me tournai vers le +Nouveau Testament, en essayant d’y trouver +un fil qui rassemblerait toutes mes croyances, +une autorité vivante qui me renseignerait sur +les titres authentiques de cette autre autorité +que des motifs tout humains me montraient +comme la plus consistante de toutes, l’autorité +du successeur de saint Pierre prétendant +au droit d’être le Précepteur et le Maître +de tous les chrétiens.</p> + +<p>On m’a dit alors, naturellement, que j’avais +trouvé dans le Nouveau Testament ce que +j’espérais y trouver ; que j’avais déjà accepté +entièrement les titres de Rome, que, par +suite, je m’étais entraîné à conclure que les +Écritures les confirmaient aussi. De telle +sorte que l’on me prescrivait de m’adresser +de nouveau aux théologiens pour l’interprétation +de l’Écriture, c’est-à-dire, en fait, de +revenir à ce même chaos de témoignages qui +d’ailleurs, dans l’ensemble, m’avaient paru +plutôt appuyer la position romaine, mais dont +on m’avait conseillé auparavant de me dégager +pour ne plus interroger que la propre +parole de Dieu. Et cependant que pouvais-je +faire, sinon de tâcher honnêtement à rechercher, +dans le livre divin, les preuves des +seuls titres qui me semblaient à la fois cohérents, +raisonnables, historiques, pratiques, +et même nécessaires d’une nécessité intrinsèque ?</p> + +<p>Après quoi je n’ai pas besoin de dire que +j’ai trouvé dans les Écritures une confirmation +bien plus évidente et facile des titres de +l’autorité du pape que de bien d’autres doctrines +que j’étais pleinement disposé à accepter +comme m’étant affirmées par les Saintes +Écritures. Des dogmes tels que celui de +la Sainte Trinité, des sacrements tels que +celui de la Confirmation, et des institutions +telles que celle de l’épiscopat, toutes ces +choses peuvent en vérité, pour l’anglican +aussi bien que pour le catholique, être découvertes +dans l’Écriture, si l’on veut creuser +celle-ci pour les découvrir. Mais les titres des +successeurs de Pierre, eux, n’ont pas besoin +que l’on creuse pour les découvrir : ils s’étalent +devant nous comme un grand diamant, +rayonnant à la surface, pour peu que l’on +ait frotté ses yeux et qu’on se soit délivré de +toute prévention anti-catholique. Jésus déclare +que sur Pierre il bâtira son Église : +il enjoint à ce même Pierre, au lendemain de +son plus grave péché, de « paître ses brebis ». +Il fait cela comme Bon Pasteur, et, comme +Porte, il donne à Pierre les clefs de son +Église. J’ai trouvé en tout vingt-neuf passages +des Écritures où les prérogatives de +Pierre sont tout au moins impliquées, et je +n’en ai pas trouvé un seul qui leur fût contraire, +ou incompatible avec leur admission. +J’ai, d’ailleurs, reproduit ces passages dans +une petite brochure, écrite peu de temps après +ma conversion.</p> + +<p>Il est, naturellement, tout à fait impossible +pour moi de désigner telle ou telle de ces +diverses lectures comme étant celle qui m’a +décidément convaincu. Au reste, ce n’est pas +un argument qui m’a convaincu, non plus +qu’un sentiment qui m’a poussé. Je me suis +trouvé simplement conduit par l’Esprit de +Dieu vers un terrain d’où il m’est devenu aisé +de voir les faits tels qu’ils étaient. Mais je +n’en suis pas moins forcé de reconnaître que +c’est surtout le livre de Newman qui m’a indiqué +les faits, qui a transporté mon regard +de tel point à tel autre, et qui m’a montré de +quelle manière le glorieux monument tout +entier se dressait sur les fondements immuables +de l’Évangile, pour s’élever de là jusque +dans le ciel.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>IV</h3> + +<p>Dans ce livre de Newman je voyais — pour +adopter une autre image — l’Épouse mystique +du Christ croissant par degrés de l’enfance +à l’adolescence, grandissant à la fois en +taille et en sagesse, n’acquérant point de connaissances +nouvelles, mais développant celles +qu’elle avait dès l’abord, et renforçant ses +membres et étendant ses mains ; changeant +parfois d’aspect et de langue, recourant tantôt +à une forme d’expression humaine et tantôt +à une autre pour traduire de plus en plus +complètement sa pensée ; et tirant de son +trésor des choses qui lui avaient appartenu +depuis le premier jour, et toujours pénétrée +de l’esprit de son Époux, et toujours souffrant +comme Il l’avait fait.</p> + +<p>Elle aussi, l’Épouse, elle avait été trahie +et crucifiée. Elle avait eu à « mourir chaque +jour », comme son Époux. Elle avait été +raillée, niée, méprisée. Elle avait été dépouillée +de ses vêtements, et n’en était apparue +que plus glorieuse, comme une vraie fille de +roi. Elle avait été mise au tombeau, recouverte +d’une pierre par les pouvoirs séculiers, +et puis était ressuscitée en de merveilleux +jours de Pâques. Elle avait passé par des +portes que l’on croyait fermées à jamais ; elle +avait étalé ses banquets mystiques dans +d’humbles mansardes et au bord de la mer ; +et surtout elle était montée par delà les nuages, +pour aller demeurer dans le royaume céleste +avec Celui qui était son Époux et son Dieu.</p> + +<p>L’une après l’autre, mes difficultés s’évanouissaient +à mesure que je contemplais cette +Église. Je voyais maintenant de quelle façon +il était nécessaire que ses aspects extérieurs +changeassent, et que l’enfant torturé des catacombes +semblât très différent de la Mère et +Maîtresse régnante des Églises. Je voyais +aussi comment il n’y avait pas jusqu’à sa +constitution qui ne dût subir un changement +apparent ; comment ses membres, qui d’abord +s’étaient mus gauchement et avec des allures +spasmodiques, avaient dû devenir de plus en +plus dirigés par la Tête visible, à mesure +qu’elle acquérait plus de forces ; comment les +grands gestes naïfs des premiers Conciles +avaient dû peu à peu évoluer vers la voix sereine +qui, maintenant, sortait de ses lèvres ; +comment le sens implicite des premiers siècles +avait dû s’exprimer avec de plus en plus +de précision, à mesure que l’Église avait pris +l’habitude de parler aux hommes de ce qu’elle +savait depuis le commencement ; et comment +elle continuait de nos jours à proclamer le +principe sur lequel son action était fondée de +tout temps, à savoir que, dans les matières +qui concernaient le contenu vital de son message, +sa Tête se trouvait inspirée, pour la +protéger, de ce même Esprit de vérité qui +d’abord avait formé son corps dans le sein +de l’humanité.</p> + +<p>Je ne dis pas que toutes mes difficultés +s’en soient allées d’un seul coup. Non, et en +fait, je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui un +seul catholique qui ose dire qu’il ne rencontre +pas de difficultés autour de sa foi : mais +je comprenais dès lors que « dix mille difficultés +n’arrivent pas à constituer un doute ». +Il restait toujours encore les vieux problèmes +éternels du péché et de la volonté libre : +mais pour celui qui, une fois, a plongé ses +yeux dans ceux de la grande Mère, ces problèmes +ne sont plus rien, car celui-là comprend +que la Mère sait, si nous ignorons ; +qu’elle sait, même si elle ne dit pas qu’elle +sait ; et qu’au dedans d’elle, quelque part, +tout au fond de son grand cœur, réside la +science infinie de Dieu.</p> + +<p>Ainsi, pour la première fois, ma conception +idéale de l’Église du Christ m’apparaissait +à présent pleinement réalisée dans ce que +j’avais coutume d’appeler l’Église de Rome. +Et que si, ensuite, je me retournais et regardais +de nouveau l’Église d’Angleterre, je découvrais +une différence extraordinaire. Ce +n’était pas que mon ancienne Église eût cessé +de me paraître aimable. Je continue à l’aimer +maintenant encore, de la manière dont on +peut aimer un ami tout en se rendant compte +de ce qu’il a en soi de peu satisfaisant. +L’Église d’Angleterre m’apparaissait douée +de cent vertus, d’une langue délicate, d’un +esprit poétique ; un parfum charmant s’exhalait +d’elle ; elle était infiniment séduisante et +touchante ; elle avait l’avantage de demeurer +dans la pénombre de son vague, comme aussi +d’habiter de superbes demeures, encore qu’elle +ne les eût pas construites elle-même ; elle +avait certaines façons gracieuses, certains +modes d’expression d’une douceur exquise ; sa +musique et sa poésie me semblent, aujourd’hui +encore, extrêmement belles ; et puis, par-dessus +tout, elle était la mère nourricière de beaucoup +de mes meilleurs amis, et pendant plus +de trente ans elle m’avait élevé et nourri, +moi aussi, avec une bonté pleine d’indulgence. +A coup sûr, je n’avais pas l’ingratitude +de méconnaître ses mérites : mais c’était chose +entièrement impossible pour moi de continuer +à la révérer comme la divine maîtresse de +mon âme.</p> + +<p>Il est vrai qu’elle m’avait nourri des meilleurs +aliments qu’elle possédât, et que Notre-Seigneur +avait joint à ces dons, qui me +venaient d’elle, d’autres dons meilleurs encore +qui ne me venaient que de Lui ; et c’était elle, +en outre, qui m’avait toujours mené vers Lui, +le désignant à mon attention beaucoup plus +que soi-même. Mais tout cela ne suffisait pas +à faire d’elle ma reine, ni non plus ma mère, +et, en fait, sur bien des sujets, elle m’avait +trompé, non point par sa faute, mais en raison +de l’infortune de sa propre nature. +Lorsque je l’avais interrogée sur les fondements +de la vie que je menais sous sa protection, +elle n’avait pas pu répondre. Elle m’avait +dit simplement de rester en repos et de l’aimer ; +or, cela n’était pas assez pour moi. Une +âme ne peut pas se satisfaire indéfiniment de +pure bonté, ni d’un murmure apaisant, ni +du chant des hymnes ; et il y a une liberté +qui constitue un esclavage plus intolérable +que la plus lourde des chaînes. Tel que j’étais, +moi, je ne désirais nullement pouvoir aller +d’un côté ou de l’autre selon mon propre gré ; +ce que je désirais, c’était de savoir dans quelle +voie Dieu voulait que j’allasse. Je n’avais +aucun besoin d’être libre pour pouvoir changer +à mon gré ma conception de la vérité : mais +plutôt j’avais besoin d’une vérité qui, elle-même, +pût me rendre libre. Je n’avais pas +besoin des larges chemins du plaisir, mais du +chemin étroit qui est la Vérité et la Vie. Et, +pour toutes ces choses, l’Église d’Angleterre +était hors d’état de m’aider.</p> + +<p>Ainsi je la voyais, mon ancienne maîtresse, +aimante et touchante, me retenant à son service +par tous les liens humains ; tandis que +de l’autre côté, dans un rayonnement d’aveuglante +lumière, je voyais l’Épouse du Christ, +dominante et impérieuse, mais avec un regard +dans ses yeux et un sourire sur ses lèvres qui +ne pouvaient naître que d’une vision céleste. +Et celle-là m’appelait à son service non point +parce qu’elle avait jamais rien fait pour moi, +non point, comme l’autre, parce que j’étais +un Anglais épris des manières anglaises, mais +simplement et uniquement parce que j’étais +un enfant de Dieu, et parce qu’à elle Dieu +avait dit : « Prends cet enfant et nourris-le +pour moi, et je te donnerai tes gages ! » Parce +que, simplement et uniquement, elle était +l’Épouse de Dieu, et que, moi, j’étais un fils +de son divin Époux.</p> + +<p>Si, dans ce choix, j’avais hésité et que je +fusse revenu à celle que je connaissais et +aimais, de préférence à celle que, jusqu’alors, +je voyais seulement et redoutais de loin, je +comprenais que je serais tombé, sans l’ombre +d’un doute, sous le poids de cette condamnation +prononcée par mon divin Maître : « A +moins qu’un homme abandonne son père et +sa mère, et tout ce qu’il possède, il ne peut +pas être mon disciple ! » Si bien que, dès le +début de l’été, j’allai trouver mon supérieur, +je lui exposai, une fois de plus, mon état +d’esprit, et j’obtins de lui la permission d’aller +passer quelques mois dans la maison de ma +mère, pour me reposer et pour réfléchir.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c6">CHAPITRE VI<br> +<span class="xsmall">LES DERNIERS PAS</span></h2> + + +<h3>I</h3> + +<p>Je revins chez ma mère dans un état assez +étrange, mais à coup sûr profondément misérable. +Pour résumer en un mot une foule de +symptômes que je ne puis songer à mettre +sous les yeux du lecteur, je me sentais complètement +épuisé au point de vue spirituel. +Une seule chose m’apparaissait avec une +clarté absolue, autant du moins que je restais +capable d’une vision intellectuelle : c’était +que j’avais le devoir de me soumettre à Rome. +C’est aussi ce que je fis comprendre à ma +mère, pour laquelle je n’avais pas eu de +secrets depuis le premier jour ; et je me rendis +volontiers à la proposition qu’elle me fit, +d’ajourner toute résolution jusque vers la fin +de mai, afin de me laisser le temps et le repos +nécessaires pour une réaction possible. Pendant +ce temps, il m’est arrivé plus d’une fois +de célébrer encore la communion anglicane +dans la petite chapelle de notre maison, et +cela pour des motifs que j’ai déjà expliqués : +mais, avec le consentement de mon supérieur, +je refusai obstinément d’aller prêcher +où que ce fût, en déclarant que, pour le +moment, je traversais une crise d’où allaient +dépendre tous mes plans pour l’avenir. Aussi +bien était-il parfaitement exact que je me trouvais, +à ce moment, dans une période d’indécision +totale, quant à la suite de ma vie religieuse ; +car ma confiance dans le jugement de +mes supérieurs et dans celui de ma mère aurait +déjà suffi pour me faire admettre la possibilité +d’un changement qui me ramènerait à mon +ancienne manière de voir. Matériellement, +j’étais toujours encore un membre de la communauté +anglicane de la Résurrection ; je récitais +mon office avec une régularité parfaite, +et observais les autres détails de la règle de +notre communauté. Dès lors, pourtant, j’avais +fait part à quelques amis intimes de ce que je +considérais comme devant m’arriver.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>II</h3> + +<p>Au cours de mes lectures de l’hiver précédent, +j’avais étudié avec un plaisir tout +particulier un certain manuscrit du temps +d’Élisabeth dont j’ai déjà fait mention, et où +se trouvaient décrites des scènes de la vie religieuse +de cette période. La peinture contenue +dans ce livre m’avait laissé un souvenir très +vivant, et maintenant, pendant mon séjour +chez ma mère, je me demandai si je ne ferais +pas bien de tenter une sorte de roman historique +sur le même sujet, par manière de soupape +de sûreté à mes troubles intérieurs. +D’où résulta que, bientôt, je me vis plongé +tout entier dans la confection d’un roman +publié par moi plus tard sous le titre de <i>Par +quelle Autorité ?</i> La préparation de ce roman +m’excita à un degré extraordinaire. Je travaillais +au moins huit ou dix heures chaque +jour, tantôt écrivant, tantôt lisant et annotant +tous les livres et toutes les brochures +historiques sur lesquels je pouvais mettre la +main. Je découvrais des passages dans des +revues, des phrases isolées dans de vieux +livres, et je recueillais tout cela, et m’arrangeais +pour le faire figurer parmi les matériaux +qui devaient me servir à la mise au +point de mon livre. Dès le début de septembre, +celui-ci se trouvait aux trois quarts +achevé.</p> + +<p>J’aurais bien des défauts à relever aujourd’hui +dans ce roman. Il est beaucoup trop +long, et d’un sentimentalisme inutile, et beaucoup +trop encombré de détails historiques : +mais surtout l’atmosphère mentale que j’ai +dépeinte dans mon récit y est au moins d’un +siècle en avance : car ce n’est guère que sous +les règnes des deux Charles Stuart que les +hommes ont pensé et senti comme je les ai +représentés pensant et sentant sous le règne +d’Élisabeth. Il n’y a que deux points sur lesquels +mon ancien roman me satisfasse encore : +Il a, je crois bien, une certaine fraîcheur +assez agréable, et en second lieu il est +d’une exactitude tout à fait irréprochable +sous le rapport des faits historiques. Jamais, +en tout cas, je n’ai pu découvrir, sous ce +rapport, la moindre assertion erronée, ce +qui s’explique d’ailleurs par le soin et le +scrupule extrêmes avec lesquels je m’occupais +de la justesse d’une foule de détails +absolument insignifiants pour l’ensemble +de la vérité historique. Mais surtout je suis +reconnaissant à ce livre d’avoir très bien +joué le rôle en vue duquel je m’étais mis à +l’écrire. Sa rédaction a été vraiment, pour +mon âme inquiète d’alors, une soupape de +sûreté infiniment précieuse, et je me demande +parfois ce qui aurait pu m’arriver si je ne +m’étais pas avisé d’un tel moyen de m’abstraire, +en quelque sorte, de moi-même<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Le roman intitulé : <i>Par quelle Autorité ?</i> a été traduit +en français, il y a quelques années, et publié à la +librairie Lethielleux.</p> +</div> +<p>Mais j’avais beau attendre et ne plus réfléchir : +de plus en plus, ma résolution se dessinait +clairement devant moi. Dans tous ces +livres d’histoire que je lisais, je retrouvais +les anciens fondements catholiques de l’Église +d’Angleterre ressortant du sol, comme ces +contours de vieux murs démolis que l’on aperçoit +parmi le gazon d’une verte prairie. Je +commençais à m’étonner de plus en plus +d’avoir pu imaginer jamais que ma communion +anglicane fût identique à la vieille +Église d’Angleterre. C’est ainsi que, depuis +plusieurs années déjà, j’avais prétendu dire +la « messe » en célébrant notre office du matin, +et affirmer que le sacrifice de la messe avait +toujours été regardé comme l’une des doctrines +essentielles de l’Église d’Angleterre ; et voici +que, sous le règne d’Élisabeth, des prêtres +étaient punis de mort simplement pour le +crime d’avoir fait ce que j’avais prétendu +faire au nom de l’Église qui les persécutait ! +J’avais supposé que nos tables de communion +en bois étaient des autels ; et voici que, au +temps des Tudor, les vieilles pierres des autels +avaient été renversées et délibérément outragées +par les dignitaires de l’Église à laquelle +j’appartenais encore officiellement ! Les choses +qui m’étaient les plus chères à Mierfield, les +vêtements sacerdotaux, les crucifix, les chapelets, +tout cela sous Élisabeth avait été +solennellement dénoncé comme des « objets +sacrilèges » et des « emblèmes de superstition » ! +Je m’étonnais d’avoir pu me tromper +à ce point, et le fait est que, dès avant +l’achèvement de mon livre, j’ai même tout +à fait renoncé à célébrer l’office de communion.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>III</h3> + +<p>Pendant cet été passé chez ma mère, celle-ci +avait obtenu de moi que j’allasse consulter +trois membres éminents de l’Église d’Angleterre : +un pasteur de paroisse des plus connus, +un haut dignitaire et un laïc non moins +renommé. Tous les trois se sont montrés à +mon égard d’une bonté touchante ; et je dois +reconnaître, par-dessus tout, que pas un seul +d’entre eux ne m’a fait le reproche de déloyauté +envers la mémoire de mon père. Ils +comprenaient tous les trois que, dans des +circonstances comme celles qui me préoccupaient, +un tel argument ne pouvait entrer en +ligne de compte.</p> + +<p>Le pasteur de paroisse ne produisit absolument +aucun effet sur moi. Il tenta à peine +de discuter, et ne me dit presque rien que +je puisse me rappeler, à cela près qu’il attira +mon attention sur l’incontestable renaissance +de la vie spirituelle dans l’Église d’Angleterre, +durant les derniers temps. Or, comme +je crois l’avoir dit, c’était là un argument qui, +à mes yeux, prouvait simplement que Dieu +récompensait le surcroît de zèle par un surcroît +de bénédiction. Mon interlocuteur lui-même +m’offrait un excellent exemple d’un +zèle ainsi récompensé. Et quant au fait que, +cette renaissance spirituelle s’étant accompagnée +de tendances à une conception plus +sacramentelle, l’on pouvait trouver là un témoignage +en faveur de la validité des sacrements +anglicans, il y avait longtemps que +cet argument-là avait cessé de me toucher. +Car, en premier lieu, la même renaissance +avait eu lieu parmi les presbytériens, et sans +que les anglicans de la Haute-Église en tirassent +argument pour accepter la validité des +ordres presbytériens ; et puis, en second lieu, +il était naturel que la renaissance revêtit cette +forme parmi les anglicans, puisque leur <i>Livre +de prières</i> les dirigeait expressément en ce +sens.</p> + +<p>Le haut dignitaire, en compagnie duquel je +passai quelques jours, et qui, lui aussi, me +fit voir une indulgence et une amabilité extrêmes, +n’était point parvenu, je crois, à +comprendre ma véritable position religieuse. +Il me demanda s’il n’y avait pas, dans l’Église +romaine, des dévotions à l’égard desquelles +je sentisse une répugnance. Je dus lui répondre +qu’en effet il y en avait quelques-unes, +et notamment les dévotions populaires +à la Vierge. Sur quoi mon hôte témoigna +d’une grande surprise à la pensée que je +pusse sérieusement envisager la perspective +de me soumettre à une communion où je +risquais d’avoir à employer des méthodes de +culte désapprouvées par moi. En vain j’essayai +de lui expliquer que je me proposais de +devenir catholique romain non point parce +que j’étais attiré par les coutumes de l’Église +romaine, mais parce que je croyais que cette +Église était l’Église de Dieu ; et que, par +suite, si mes opinions sur des détails accessoires +différaient de celles de l’Église, c’était +tant pis pour moi ; mais que, en fait, j’allais +tâcher à étouffer en moi le plus possible ces +dernières répugnances, car j’entendais aller +vers Rome non point comme un critique ni +un précepteur, mais bien comme un enfant +et un élève. Mon hôte me sembla juger ce +point de vue quelque peu immoral. A ses +yeux, évidemment, la religion était plus ou +moins une affaire de choix et de goût individuels.</p> + +<p>Mes entretiens avec lui illustrèrent en moi, +une fois de plus, ma conviction de l’impossibilité +pour l’Église d’Angleterre de remplir +sa mission de corps enseignant, — c’est-à-dire +la principale mission pour laquelle le +Christ a institué son Église. Voici, en effet, +que l’un des principaux directeurs de l’Église +d’Angleterre admettait, presque à la façon +d’un axiome, que je devais me borner à n’accepter +que les seuls dogmes qui, individuellement, +se trouvaient convenir à ma raison +ou à mon naturel ! D’une manière tacite, donc, +il ne reconnaissait à l’Église aucun pouvoir +d’autorité, aucun droit d’exiger une soumission +intellectuelle ; tout de même que, décidément, +il n’établissait aucune distinction +réelle entre la religion naturelle et la religion +révélée. Le Christ, selon lui, n’avait pas +révélé de vérités positives auxquelles nous +fussions tenus de nous soumettre sur-le-champ, +sans hésitation, à partir du moment +où nous acceptions le Christ comme Maître +divin. Ou bien, si mon expression est trop +forte, je dirai que le prélat en question niait +l’existence, ici-bas, d’une autorité capable de +proposer d’une manière formelle les vérités +de la Révélation, et, du même coup, dépouillait +celle-ci de tous titres à la soumission +complète des hommes.</p> + +<p>Enfin le laïc, chez qui j’ai également demeuré +quelques jours, était un ami de mes +parents qui, bien des fois déjà auparavant, +m’avait témoigné la plus affectueuse bonté. +Cette fois, il a mis le comble à son obligeance +envers moi, et je ne saurais assez dire combien +j’ai été ému de sa sympathie. Avec une clarté +merveilleuse il a étalé devant moi le plan +tout entier des deux partis entre lesquels +j’avais à choisir. Il m’a déclaré que, si vraiment +je croyais que le pape était le centre +nécessaire de l’unité chrétienne, sans aucun +doute j’étais tenu de me soumettre à lui sur-le-champ ; +mais en même temps il m’a engagé +à me bien assurer qu’il en était ainsi, et à ne +pas me soumettre simplement parce que je +considérais le pape comme étant d’une aide +très précieuse pour cette unité. Il m’a dit en +outre que, lui-même, il estimait que le pape +était l’aboutissement naturel du développement +ecclésiastique ; que, à ses yeux, le pape +était bien le Vicaire du Christ <i lang="la" xml:lang="la">jure ecclesiastico</i>, +mais non <i lang="la" xml:lang="la">jure divino</i> ; et il a ajouté que, +sauf le cas où je me sentirais absolument sûr +de ce <i lang="la" xml:lang="la">jure divino</i> — qu’il ne pouvait pas admettre +pour son compte — je serais beaucoup +plus heureux en restant dans l’Église +d’Angleterre, et aurais chance d’y être beaucoup +plus utile pour les progrès de l’Unité +chrétienne. C’étaient là toutes choses infiniment +sages, me semblait-il, et auxquelles je +ne pouvais refuser mon adhésion.</p> + +<p>Un hasard singulier avait amené chez mon +hôte, en même temps que moi, un prélat qui +avait eu une grande influence sur ma vie passée. +Ce prélat connaissait le motif de mon séjour +chez notre ami commun : mais je n’ai +pas souvenir d’en avoir jamais causé avec +lui. Après mon retour chez ma mère, mon +hôte m’a envoyé une nombreuse série de documents +privés des plus intéressants, toujours +avec l’espoir de m’amener à changer de +résolution. Je lus ces documents — qui ont +été publiés depuis lors — et les renvoyai : +mais je dois ajouter que leur lecture n’a pas +réussi à m’affecter le moins du monde.</p> + +<p>Vers la fin de juillet, je me trouvais, une +fois de plus, profondément fatigué d’esprit et +de corps. J’étais en outre tout désolé de l’ultimatum +qui m’était arrivé de Mierfield, à la +fois parfaitement paternel et d’une grande +fermeté, me signifiant que je devais ou bien +revenir pour l’assemblée annuelle de la communauté, +ou bien me considérer désormais +comme ne faisant plus partie de celle-ci. Le +frère qui avait reçu la commission de m’écrire +cet ultimatum avait été, autrefois, mon compagnon +de noviciat, et j’avais vécu avec lui dans +des termes d’une intimité toute particulière. +Le ton de sa lettre laissait deviner une véritable +détresse ; et c’est également avec une +détresse navrante que je dus lui annoncer, en +réponse, l’impossibilité pour moi de revenir +à la date fixée. Jamais depuis lors je n’ai plus +eu de nouvelles de mon ancien ami jusqu’à +ce que, un jour, le hasard nous eût fait nous +rencontrer dans un train. Nous nous sommes +alors entretenus longuement de maints sujets, +et j’ai remporté de cette rencontre l’espoir +d’un recommencement de notre amitié +de jadis. Mais, depuis lors, le frère susdit +s’est de nouveau refusé à me connaître, en +donnant pour raison de ce refus que je montrais +trop « d’amertume » dans les controverses +publiques.</p> + +<p>Vers le même temps où j’avais dû répondre +à Mierfield, j’avais aussi à poursuivre une +autre correspondance, à peine moins pénible. +Un haut dignitaire de l’Église d’Angleterre, +qui occupait un siège historique et avait été +de tout temps l’ami de ma famille, n’avait pu +apprendre la situation où je me trouvais +sans éprouver le besoin de m’écrire une +lettre éminemment bonne et tendre, par laquelle +il m’invitait à venir passer quelque +temps auprès de lui. Je lui avais répondu +qu’en effet j’étais très troublé dans ma quiétude +religieuse, mais que j’avais déjà étudié +la question jusqu’à l’extrême limite de mes +forces, de telle manière que je ne me sentais +plus capable d’entamer une discussion nouvelle. +Or, le ton de ma lettre, sans doute, +aura permis de supposer que, malgré tout, +les convictions auxquelles j’avais abouti pouvaient +encore être modifiées ; car le fait est +que le dignitaire susdit m’écrivit une seconde +lettre, toujours aussi affectueuse ; et de là, je +ne sais trop comment, une longue correspondance +s’engagea qui me contraignit à parcourir +dans toute sa largeur, une fois de plus, +le terrain que j’avais eu à traverser plusieurs +mois auparavant. Enfin je me vis forcé de +déclarer nettement à mon vénérable correspondant +que ma décision intellectuelle était +tout à fait inébranlable : sur quoi je reçus en +réponse une ou deux lettres du ton le plus +vif, où le haut dignitaire anglican me disait +que, si seulement je voulais prendre la peine +d’aller travailler énergiquement dans une paroisse +des faubourgs de Londres, toutes mes +difficultés ne tarderaient pas à disparaître. +Il aurait pu, tout aussi bien, me dire d’aller +enseigner la religion bouddhiste ! Dans sa +dernière lettre, il me prophétisait que l’une +des trois choses suivantes ne manquerait pas +de m’arriver : ou bien (ce qu’il espérait) je reviendrais +bientôt à l’Église d’Angleterre et +regagnerais ma santé morale ; ou bien (ce +qu’il craignait) je perdrais complètement ma +foi chrétienne ; ou bien enfin (ce qu’il semblait +redouter bien plus encore) je deviendrais un +« romaniste » endurci et obstiné. Il paraissait +impossible à ce membre prépondérant de +l’Église anglicane que la foi et l’ouverture +d’esprit d’un homme raisonnable pussent survivre +à sa conversion au catholicisme. J’ai +d’ailleurs détruit aussitôt sa lettre ; mais j’ai +la conviction de ne rien dire ici qui ne traduise +exactement l’état d’esprit qu’il faisait +voir.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>IV</h3> + +<p>Afin de me distraire de tout cela, je partis +ensuite pour une promenade solitaire de quelques +jours, à bicyclette, dans le Sud de l’Angleterre. +J’étais vêtu en laïc, et m’arrêtai +d’abord à la Chartreuse de Saint-Hugues, à +Parkminster, où j’avais une lettre de recommandation +pour l’un des moines, qui lui-même +était un ancien pasteur anglican converti. +Ce moine me reçut très courtoisement : +mais ma visite eut pour effet d’ajouter encore, +si c’était possible, à ma dépression. Le chartreux +ne parut pas comprendre que, en réalité, +je ne demandais qu’à être instruit, et ne +venais pas en critique, mais bien plutôt en +enfant. De telle sorte que je me sentis tout +désespéré en reprenant mon voyage, et fus +trop heureux de pouvoir me reposer, le dimanche +suivant, dans un hôtel de Chichester. Ce +fut là que, dans une petite église vis-à-vis de +la cathédrale, je fis pour la dernière fois ma +confession d’anglican, en avouant d’ailleurs +très franchement au confesseur que j’étais +désormais à peu près sûr de devenir bientôt +catholique romain. Le confesseur ne m’en +donna pas moins, très gracieusement, son +absolution, après quoi il me conseilla de +« prendre sur moi ».</p> + +<p>Pour la dernière fois aussi, ce jour-là, j’assistai +en anglican aux offices de la cathédrale +et reçus la communion : car j’estimais +encore qu’il était de mon devoir de recourir +à toutes les sources possibles de grâce qui +étaient à ma portée. Le lundi, je couchai à +Lewes, puis me rendis à Rye, où, à la table +d’hôte du <i>Roi Georges</i>, j’eus une longue conversation +avec un inconnu que je crus bien être +un certain acteur assez célèbre. Je l’entretins +presque uniquement de l’Église catholique, +qu’il me parut aussi aimer, à distance : mais +je ne lui dis rien de mes intentions, et du reste, +en fait, ce fut lui qui parla presque tout le +temps. Le lendemain, je revins chez ma mère +en passant par Mierfield, et en jetant des +regards d’une envie bien cruelle sur les murs +du couvent, pendant que mon chemin m’amenait +à les longer. Je me souviens également +de m’être arrêté quelques minutes dans une +très belle petite église catholique, sombre et +recueillie, que j’avais rencontrée à l’improviste +au fond d’une vallée, par ce beau jour +d’été tout rayonnant de lumière.</p> + +<p>Pourquoi je ne m’étais pas déjà soumis à +Rome dès ce moment, c’est ce qui me paraît +aujourd’hui assez difficile à expliquer. Les +motifs qui m’en avaient empêché étaient, je +crois bien, les suivants. En premier lieu, il +y avait le désir de ma mère et de toute ma +famille, me demandant de m’accorder tous +les délais et de rechercher toutes les occasions +qui auraient chance d’amener pour moi un +changement d’état d’esprit, parmi des milieux +nouveaux ; et ce désir, à lui seul, aurait suffi +pour me retenir pendant quelque temps, car +je tâchais de mon mieux à être docile et à +recueillir jusqu’aux moindres indications qui +pouvaient me venir de Dieu. En second lieu, +il y avait mon propre état d’esprit, qui, malgré +la parfaite conviction intellectuelle où j’étais +arrivé, n’en restait pas moins assez troublé. +Il serait inconvenant pour moi d’essayer de +le décrire en détail : mais la somme totale +de mes impressions d’alors était la sensation +d’un immense désert spirituel dans lequel je +me trouvais plongé, et que dominait à l’horizon +la Cité de Dieu, aperçue aussi clairement +que des montagnes avant la pluie. Cette cité +était là devant moi, vivante et imposante +comme une révélation, et je me tenais en face +d’elle, et la contemplais, tout en me demandant +si ce n’était pas un mirage, ou parfois +même si ce n’était pas un monument illusoire +construit par le démon pour me perdre. Le +cardinal Newman a une phrase qui me semble +définir excellemment ma condition mentale +de cette période. Je savais que l’Église catholique +était l’Église véritable : mais je « ne +savais pas encore absolument que je le savais ».</p> + +<p>Je n’avais aucune espèce d’attraction sentimentale +vers cette Église, aucune espèce +d’illusions personnelles à son sujet. Je savais +parfaitement qu’elle était humaine aussi bien +que divine, et que des crimes avaient été commis +à l’intérieur de ses murs ; et que ses voies +et coutumes, et que la langue de ses citoyens +seraient toutes différentes de celles de la +chère cité natale que j’avais désormais abandonnée ; +et que j’y trouverais de la dureté, +des manières nouvelles pour moi, même des +soupçons et du blâme. Mais, avec tout cela, +cette Église était divine ; elle était construite +sur la Pierre des pierres ; ses fondements +étaient de diamant, même ses rues avaient la +dureté de l’or ; et je savais que l’Agneau était +la lumière qui l’illuminait. Pourtant, me mettre +en route vers ses portes était, pour moi, une +tâche très pénible. Je n’avais aucune énergie, +aucune impression de bienvenue ni d’exaltation +joyeuse ; je connaissais à peine trois ou +quatre des habitants de la demeure où j’aurais +à pénétrer. Et je me sentais mortellement +fatigué.</p> + +<p>Heureusement, Dieu eut très vite pitié de +moi. Aujourd’hui encore, je serais en peine +de dire exactement ce qui a précipité la démarche +finale. Le monde entier me semblait +accablé d’une espèce de paralysie ; moi-même +ne pouvais pas faire un mouvement, et il n’y +avait rien ni personne pour me suggérer de +bouger… Et cependant, au début de septembre, +j’annonçai à ma mère que j’allais +écrire à un prêtre catholique de ma connaissance, +pour me remettre entre ses mains. Ce +prêtre, qui lui aussi était un anglican converti, +se préparait à entrer dans l’ordre des Dominicains ; +et c’est ainsi qu’il me recommanda à +l’un des moines de cet ordre, le Père Réginald +Buckler, qui se trouvait alors à Woodchester. +Deux ou trois jours après, je reçus une lettre +m’apprenant que l’on m’attendait au prieuré +de Woodchester ; et le lundi 7 octobre, en +costume laïque, je me mis en route pour m’y +rendre. Ma mère vint me dire adieu à la gare.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c7">CHAPITRE VII<br> +<span class="xsmall">L’ARRIVÉE</span></h2> + + +<h3>I</h3> + +<p>Je ne crois pas que personne soit jamais +entré dans la Cité de Dieu avec aussi peu +d’émotion que moi. J’avais l’impression d’être +devenu absolument insensible ; et je n’éprouvais +ni joie ni tristesse, ni crainte ni exaltation. +Je voyais devant moi la Vérité, se dressant +là comme un pic neigeux, et j’avais à +me rendre vers elle. Jamais, fût-ce une seule +minute, jamais je n’avais douté de cela depuis +le moment où je m’en étais convaincu ; et je +n’ai pas besoin de dire que jamais, non plus, +je n’en ai douté dans la suite. J’essayais +bien de réchauffer cette froideur qui m’avait +envahi : mais tous mes efforts échouaient à +plat. J’étais comme quelqu’un qui abandonnerait +l’éclat d’une lumière artificielle — au +sortir d’un salon illuminé et chaud, merveilleusement +agréable et commode — pour +pénétrer désormais dans un monde de pâle +lumière naturelle. J’avais échangé une erreur +qui m’était familière et douce contre une certitude +qui n’avait pour moi que d’être ce +qu’elle était. En un mot, j’étais profondément +apathique, et sans ombre d’une illusion sentimentale.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>II</h3> + +<p>J’arrivai à Stroud vers le soir, après avoir +récité en chemin, pour la dernière fois, mon +office anglican. Puis un omnibus me conduisit +lentement à Woodchester, qui est à +quelques milles de là. Ce voyage en omnibus +me parut aussi lugubre que tout le reste, +encore que la région soit vraiment très belle. +Une longue vallée serpente entre des hauteurs +qui, sur les deux côtés, rappellent +étrangement certains paysages d’Italie. L’omnibus +avançait lentement, interminablement. +J’écoutais, presque sans comprendre, les +explications d’un vieil homme avec un visage +rose, et je me souviens d’avoir été agacé par +le bruit que faisaient une paire d’enfants. +Mais rien de tout cela ne me semblait avoir +la moindre importance.</p> + +<p>Un frère lai m’attendait, au pied du petit +sentier pierreux et abrupt qui monte de la +route au Prieuré ; et ce fut en sa compagnie +que je gravis le sentier. Près de la porte de la +chapelle, dans la pénombre du soir, une figure +blanche se tenait debout qui, dès qu’elle nous +vit approcher, descendit vers nous et prit +mes mains dans les siennes : après quoi, +presque sans nous rien dire, nous continuâmes +de monter et pénétrâmes dans la maison. +Mais, même alors, je me sentais entièrement +engourdi et indifférent.</p> + +<p>Je ne saurais songer à décrire en détail les +trois jours qui ont suivi. Au fait, je ne vois +pas ce que leur récit pourrait avoir d’intéressant +pour personne. Et je n’entreprendrai pas +non plus de décrire la bonté, la courtoisie, et +la patience infinies que j’ai trouvées chez le +Père Réginald et chez le prieur, ou, plus exactement, +chez tous ceux à qui j’ai eu affaire +pendant mon séjour. Chacun des trois après-midi, +mon instructeur et moi nous nous promenions +dans la campagne voisine, en nous +entretenant de toute sorte de choses ; et puis, +durant tous mes moments de loisir, je m’occupais +à étudier le <i>Petit Catéchisme</i>. Il y a +cependant un détail que je dois mentionner, +au risque même d’ennuyer ce cher Père dominicain. +Le jeudi, il me demanda si je n’avais +rien qui m’embarrassât. Je lui répondis : +« Non ! — Mais, par exemple, les indulgences +doivent sûrement vous gêner ? » reprit-il. De +nouveau, je lui dis que ni cette question-là, ni +aucune autre ne m’embarrassait le moins du +monde. Je n’étais pas tout à fait certain de les +bien comprendre, mais j’étais tout à fait certain +d’y croire parfaitement, comme à tout le +reste de ce que l’Église proposait à ma foi. +Cependant le Père ne parut pas pleinement +convaincu, et se crut forcé de me donner +une instruction complète et détaillée sur ce +point.</p> + +<p>Le soir, aussi, il venait toujours passer +une ou deux heures dans ma chambre, au +premier étage. Le matin, j’entendais la messe +et tentais une espèce de méditation. J’assistais +également à d’autres offices, de temps à +autre ; en particulier je ne manquais jamais +les Complies, et l’exquise cérémonie dominicaine +du <i lang="la" xml:lang="la">Salve Regina</i> qui les suit. J’ajouterai +que je fus très frappé, et doucement ému, +de constater la ressemblance du rite dominicain, +sur bien des points, avec le rite anglican +de Salisbury.</p> + +<p>Le vendredi, qui était le jour fixé pour ma +réception, je fis une longue promenade solitaire, +toujours dans le même état d’entière +apathie. Je visitai une vieille église, tout à +l’autre extrémité de la vallée. Je me rappelle +que je fus surpris par la pluie, et allai prendre +du thé dans un petit salon d’auberge où il y +avait, sur le mur, une série assez amusante +d’instructions au visiteur touchant la manière +dont l’aubergiste concevait la discipline de sa +maison. Puis, vers six heures, je revins au +Prieuré.</p> + +<p>En vérité, je ne sais pas trop pourquoi je +note tout cela ; mais le fait est qu’il m’est impossible +aujourd’hui de songer à ces premières +journées de Woodchester autrement que sous +la forme des menus incidents extérieurs qui +m’y sont arrivés. Après quoi il va sans dire +que, si même j’avais eu alors des expériences +spirituelles mémorables, je me croirais tenu +de n’en point parler : mais vraiment je n’en ai +eu d’aucune sorte. Il n’y avait rien en moi, +me semblait-il, qu’une certitude absolue d’accomplir +la volonté de Dieu en entrant dans +Son Église. Nulle trace, chez moi, d’élévations +mystiques, non plus que de tentations contre +la foi : et je dois même avouer que cet engourdissement +s’est prolongé non seulement jusqu’à +ma réception dans l’Église et à ma première +communion, mais aussi pendant les +quelques mois suivants. Le séjour de Rome +lui-même, malgré l’importance des leçons +que j’y ai apprises, ne m’a procuré qu’un bien +petit nombre d’émotions profondes.</p> + +<p>En fait, je subissais alors la réaction naturelle +de la lutte terrible où je m’étais trouvé +engagé durant toute l’année précédente. Durant +cette année-là, sous des formes diverses, +j’avais vraiment traversé la gamme entière de +la vie spirituelle dont j’étais capable ; et la +conséquence avait été que mes facultés avaient +fini par tomber dans une espèce de léthargie. +Je me permets de faire mention de cela parce +que j’ai connu plus d’un converti qui, semblablement, +s’est trouvé surpris et déçu de +l’insensibilité qui accompagnait pour lui les +débuts de la vie catholique. L’âme s’était attendue +à voir les cieux s’ouvrir, à en voir jaillir +des flots abondants de grâce, des torrents +de plaisir, une gloire éblouissante et une +musique supraterrestre ; et, au lieu de ces +merveilles, rien n’était descendu sur cette +âme qu’un immense fardeau, dans une sorte +de brouillard percé seulement d’un unique +rayon, — le rayon qui venait de l’étoile de +la foi divine, aussi ferme et sûre que Dieu sur +son trône.</p> + +<p>Naturellement, il y a d’autres âmes qui +ont le bonheur de sentir autrement. L’un de +mes amis, qui est aujourd’hui devenu prêtre +comme moi, m’a dit que sa difficulté suprême, +au moment de faire sa soumission, était la +pensée d’avoir à répudier son ordination anglicane. +Cet ami avait été jusqu’alors un pasteur +ritualiste, travaillant assidûment parmi +les pauvres dans une de nos grandes villes +anglaises, et célébrant chaque jour, pendant +des années, ce qu’il croyait être le saint sacrifice +de la messe. Il m’a dit qu’il voyait +approcher presque avec terreur sa première +communion, parce qu’il craignait que — ne +pouvant pas concevoir que Notre-Seigneur lui +témoignât plus de grâce qu’il en avait éprouvé +naguère devant son autel anglican — il ne +fût tenté de mettre en doute la réalité du +changement. Mais dès l’instant où l’hostie +sacrée a touché sa langue, il a reconnu la différence. +Jamais, depuis ce moment, il n’a +douté un seul instant que ce qu’il avait reçu +jusque-là n’était que du pain et du vin, accompagnés +d’une grâce qui n’avait rien de +sacramentel, tandis que ce nouveau don qu’il +recevait n’était rien autre que le Corps immaculé +du Christ. A quoi j’ajouterai que cet +ami est un homme d’âge moyen, tout à fait +« raisonnable », et de l’esprit le plus positif.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>III</h3> + +<p>Vers six heures et demie du soir, environ, +le Père Réginald m’emmena dans la salle du +chapitre, et là, agenouillé auprès du siège du +prieur, je récitai ma confession, ainsi que les +actes de foi, d’espérance, de charité, et de contrition, +après quoi le prieur me donna l’absolution. +L’on ne crut pas devoir m’administrer +le baptême conditionnel — encore que, naturellement, +je fusse tout disposé à le recevoir — attendu +que deux témoins de mon +baptême précédent attestaient que la cérémonie +avait été, sans aucun doute, accomplie +conformément aux exigences catholiques. +L’absolution donnée, le prieur m’embrassa, +comme un père embrasse son fils ; et je me +rendis à la chapelle pour remercier Dieu.</p> + +<p>Le lendemain matin, je reçus la sainte +communion des mains du prieur, dans la +belle petite chapelle. Je prolongeai mon séjour +jusqu’au lundi, et assistai aux offices du +dimanche avec une singulière espèce de contentement +tranquille, qui croissait dans mon +cœur presque d’instant en instant. Le lundi, +je me mis en route vers le nord, pour aller +demeurer chez l’ami dont j’ai parlé déjà, qui +était alors chapelain dans une grande maison +catholique.</p> + +<p>Là, une étrange surprise m’attendait. Quelques +semaines auparavant, j’avais eu un de +ces rêves très intenses qui laissent, durant la +journée suivante, une impression à la fois +profonde et inexplicable. J’avais rêvé que +je marchais sur des hauteurs, au bord de la +mer, avec une impression d’isolement assez +pénible. Le terrain était nu, tout à l’entour +de moi : mais, en m’avançant, j’avais commencé +à voir un bois à l’horizon, et puis, +tout à coup, je m’étais trouvé sur une éminence +d’où m’était apparue une grande forêt, +avec la mer au delà. Tout juste au milieu de +la forêt s’étalait le toit d’une vaste maison ; +et, dès le moment où j’avais aperçu cette +maison, j’avais eu soudain conscience d’un +plaisir merveilleux, comme celui d’un enfant +qui rentre dans sa maison. C’est là-dessus que +je m’étais éveillé, toujours encore rempli d’un +bonheur extraordinaire.</p> + +<p>Or, je n’étais jamais venu voir mon ami +dans sa nouvelle demeure, et jamais lui-même +ne m’avait fait la moindre description +de l’endroit où il vivait. Je ne savais pas +même que cet endroit fût voisin de la mer, +si bien que, lorsque j’arrivai dans la maison, +le soir, et que j’appris que la mer était +tout proche, je racontai mon rêve à mon ami, +en ajoutant que, d’ailleurs, je ne voyais aucune +autre ressemblance entre la vision de +mon rêve et cet endroit. Mais voici que, le +lendemain matin, il me fit monter sur une +éminence qui s’élevait derrière la maison ; +et là, chose étonnante, je dus reconnaître que +les deux spectacles coïncidaient dans tous les +contours généraux ! Je voyais à mes pieds le +toit de la grande maison catholique, l’épaisse +forêt, et, au delà, le long horizon de la mer. +Dans le détail, cependant, il y avait deux ou +trois petites choses qui m’apparaissaient différentes ; +et surtout je n’éprouvais en aucune +façon l’immense joie dont m’avait imprégné +la vision de mon rêve.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>IV</h3> + +<p>Et maintenant commencèrent les conséquences +inévitables de ce que j’avais fait. Je +ne saurais dire combien de lettres j’ai reçues +pendant les quelques jours qui ont suivi l’annonce, +dans les journaux, de ma conversion. +Mais j’avais au moins deux amples courriers +par jour. A toutes ces lettres, il me fallait +répondre ; et ce qui me rendait la chose plus +pénible était que, parmi ces lettres, il n’y en +avait pas plus de deux ou trois qui me vinssent +de catholiques. Cela était d’ailleurs parfaitement +naturel, car je ne connaissais guère +de catholiques à ce moment. Il y eut, en vérité, +un télégramme qui me réchauffa le +cœur : il venait de ce prêtre à qui je devais +tant, et dont la conversion m’avait tant affligé +lorsque je l’avais apprise à Damas, six ans +auparavant ! Mais tout le reste des lettres +avait pour auteurs des anglicans — prêtres, +laïcs, femmes, et même enfants — dont la +plupart me regardaient ou bien comme un +traître d’action délibérée (mais je dois dire +que ceux-là étaient peu nombreux), ou bien +comme un sot aveuglé, ou encore comme un +bigot entêté et ingrat. Bon nombre de ces +correspondants me cachaient leurs sentiments +le mieux qu’ils pouvaient, mais sans +pouvoir m’empêcher de comprendre clairement +ce qu’ils pensaient. Un pasteur, qui +était encore très attaché à ses fonctions, +m’écrivit une lettre toute remplie de félicitations, +où il m’enviait d’avoir été assez heureux +pour trouver le chemin de la Cité de +Paix. Huit ans plus tard, ce pasteur est entré +à son tour dans la même Cité.</p> + +<p>Je crois bien que j’ai répondu à toutes ces +lettres, y comprise celle d’une dame qui me +suppliait de me rappeler un sermon que +j’avais prêché autrefois sur l’Enfant Prodigue, +et me sommait de me hâter, moi aussi, de +rentrer dans la maison de mon père. A cette +lettre, je répondis en déclarant que, précisément, +c’était là ce que j’avais fait, et en ajoutant +que, seule, cette conviction avait pu +me décider à sortir de l’Église d’Angleterre. +J’exprimais en outre l’espérance que ma correspondante, +un jour, se déciderait aussi à +suivre mon exemple. La dame transmit ma +lettre à son pasteur, qui, tout de suite, me +répondit par une violente accusation de fourberie, +en me disant que, lorsqu’il m’avait prié +de prêcher une mission dans sa paroisse, il +avait poussé l’illusion jusqu’à me croire un +homme loyal ; il déplorait à présent que ma +« perversion » eût si promptement dégradé +mon caractère. A cela je répondis, de mon +côté, en citant au pasteur les paroles de sa +paroissienne, afin de lui prouver qu’il m’aurait +été impossible d’accueillir ces paroles +autrement que je l’avais fait. Sur quoi le pasteur +m’envoya une sorte de demi-excuse, en +me disant que la dame lui avait donné à entendre +que c’était moi qui lui avais écrit le +premier, si bien qu’il regrettait maintenant +d’avoir employé à mon endroit des expressions +aussi fortes.</p> + +<p>Une autre des lettres que je reçus me procura +beaucoup de peine, en même temps que de +surprise. Elle venait d’une dame assez âgée +que j’avais toujours crue mon amie sincère, — la +femme d’un haut dignitaire de l’Église +anglicane. La lettre était brève, amère, et +farouche, me reprochant le déshonneur que +j’avais fait au nom et à la mémoire de mon +père. Il m’a semblé incompréhensible sur le +moment — et c’est encore mon impression +aujourd’hui — qu’une personne vraiment et +profondément religieuse, comme l’était sans +aucun doute ma correspondante, s’avisât de +m’adresser un tel reproche. Combien différente +a été l’attitude généreuse d’un certain +évêque anglican qui, s’entretenant avec ma +mère, après mon départ pour Rome, lui a +dit : « Rappelez-vous que, au total, votre fils +a suivi sa conscience ! Et n’est-ce point là ce +que son père aurait pu souhaiter pour lui ? »</p> + +<p>Une autre fois, un peu plus tard, un pasteur +m’informa que des actes schismatiques, +comme celui que j’avais commis en me convertissant +à l’Église de Rome, portaient toujours +« des fruits amers », et que déjà dans +mon cas, tout de même que dans maints autres, +« l’honneur s’était envolé ». Tout cela +parce que, après mon ordination à Rome, +j’étais venu demeurer dans la même ville où +demeurait ce pasteur, sans m’y livrer d’ailleurs +à aucune œuvre d’évangélisation, et +alors que, deux ans auparavant, contre mon +gré, j’avais été envoyé pour prêcher une mission +anglicane dans la paroisse du susdit pasteur. +Je lui répondis en lui signifiant que, +s’il ne retirait point ses paroles — dont je +savais qu’il ne manquerait pas à les répéter +de toutes parts — je me considérerais comme +ayant le droit d’envoyer sa lettre aux journaux. +J’ajoute qu’il s’est aussitôt empressé de +se rétracter.</p> + +<p>Et cependant je dois reconnaître avec la +plus profonde gratitude que, dans l’ensemble, +les membres de mon ancienne communion +anglicane m’ont traité avec une charité dont +j’ai été très surpris. Je ne me doutais pas +qu’il y eût au monde autant de générosité.</p> + +<p>Quelques jours après mon arrivée chez mon +ami, je suis allé faire un séjour chez les Bénédictins +d’Erdington, et, là, j’ai commencé à +constater des marques de plus en plus nombreuses +de la bienvenue qui m’attendait dans +ma nouvelle maison. Deux des Pères, qui +étaient eux-mêmes des pasteurs convertis, +ont fait tout le possible pour me mettre à +l’aise et pour me combler de la plus touchante +bonté. J’ai éprouvé également une +impression bien consolante en rencontrant à +Erdington un autre pasteur anglican bien +connu, qui venait de me précéder de quelques +mois dans l’Église catholique. Je n’ai pas besoin +de dire que nous avons eu à causer abondamment +de la similitude de nos situations.</p> + +<p>D’Erdington, je revins chez ma mère, où +j’eus la satisfaction d’achever les dernières +pages de mon roman, <i>Par quelle autorité ?</i> +avant de quitter l’Angleterre, le jour des Morts, +pour aller m’installer à Rome, où je me proposais +de commencer mes études en vue de la +prêtrise.</p> + +<p>Un nouvel exemple de la charité anglicane +se produisit à mon occasion, quelques instants +après que mon train se fut éloigné de la gare +de Victoria. Au moment où ma mère s’apprêtait +à sortir de la gare, elle vit accourir vers +elle un prélat de l’Église épiscopale d’Écosse, +partisan zélé de la Haute-Église, très vieil +ami de mes parents. Il était venu me dire +adieu et me souhaiter bon voyage. Je n’ai +jamais oublié cela, et compte bien, s’il plaît +à Dieu, ne jamais l’oublier.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c8">CHAPITRE VIII<br> +<span class="xsmall">LA NOUVELLE DEMEURE</span></h2> + + +<p>Et maintenant, je ne sais pas s’il est bien +respectueux à l’égard de ma sainte mère l’Église +que j’essaie de dire encore ce qu’elle a +été pour moi depuis le jour où je me suis +jeté dans ses bras, tout aveugle et sourd et +profondément misérable. Mais je vais, en tout +cas, me hasarder à le dire, après tout ce que +j’ai rappelé déjà de mes relations avec une +autre Église, longtemps habitée et aimée et +vénérée par moi avant qu’une voix toute-puissante +m’en eût fait sortir.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>I</h3> + +<p>Tout d’abord, certains lecteurs trouveront +peut-être étrange que je me sente obligé de +dire ceci : à savoir, que l’idée de revenir +jamais à l’Église d’Angleterre est pour moi +absolument aussi inconcevable que le serait +l’idée de tâcher à entrer dans la tribu des +Natchez. Et cependant, en me plaçant au point +de vue anglican — autant du moins que cela +m’est possible — je comprends assez comment +il se fait que les anglicans aient coutume +de prédire toujours, à propos de chaque +nouveau converti, qu’il « ne peut manquer de +revenir à son ancienne foi ». Tout d’abord, en +effet, ces anglicans ont naturellement le désir +que toutes les personnes honorables appartiennent +à l’Église dont eux-mêmes font partie. +Les catholiques n’ont-ils pas, de leur côté, un +désir tout pareil ? Mais, en second lieu, j’estime +que l’erreur des anglicans susdits, au +sujet de leurs anciens frères convertis au +catholicisme, provient de ce qu’ils ne se rendent +pas un compte exact de la situation. Ils +sont si habitués à la désunion sur les matières +les plus profondes de la foi, dans leurs propres +congrégations, qu’ils conçoivent malaisément +la possibilité d’une Église où les choses +se passent tout autrement. Ou bien, se disent-ils, +ces mêmes divisions doivent exister aussi +dans le catholicisme, par-dessous l’union +apparente, ou bien, si elles n’y existent pas, +cela doit signifier que toute activité intellectuelle +se trouve supprimée par l’« uniformité +de fer » du système catholique. Ils n’ont +absolument aucune idée de la manière dont +« la vérité peut nous rendre libres ». Et j’admets +combien tout ce que je vais ajouter est, +chez moi, une impression purement personnelle : +mais, vraiment, j’ai de plus en plus la +conviction que le petit nombre de personnes +qui reviennent au protestantisme y reviennent +soit par le chemin de l’incrédulité complète, +ou bien à cause de quelque grave péché dans +leur vie, ou bien encore, simplement, parce +que jamais elles n’ont bien compris leur position +catholique.</p> + +<p>Car comment ne pas voir, avec une évidence +absolue, que le fait de revenir de l’Église catholique +à l’Église anglicane signifie l’échange +de la certitude pour le doute, de la foi pour +l’agnosticisme, de la substance pour l’ombre, +d’une lumière brillante pour de mornes ténèbres, +d’une réalité historique et universelle +pour une théorie antihistorique et toute « provinciale » ? +Impossible pour moi de m’exprimer +dans des termes plus doux, malgré ma +certitude que ce qu’on vient de lire apparaîtra, +tout au moins, d’une extravagance monstrueuse +aux membres sincères et recueillis de +la communion anglicane. Tout récemment +encore, un jeune représentant de la Haute-Église, +pourvu de l’éducation universitaire la +plus relevée, m’a déclaré du ton le plus sérieux, +en fixant ses yeux dans les miens, quelque +chose comme ceci : « L’idée romaine, cela +est parfait en théorie ! Mais, comme système +pratique, cette idée ne va pas, ne s’arrange +ni avec l’histoire ni avec la vie ; tandis que +notre communion anglicane…! »</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>II</h3> + +<p>Est-ce donc qu’il n’y a point de lacunes +ou de déceptions qui attendent l’anglican converti +au catholicisme ? Ce converti trouvera +dans sa nouvelle demeure autant de lacunes +qu’il en existe dans la nature humaine ; et le +nombre de ses déceptions variera d’après +celui de ses illusions.</p> + +<p>Il y a d’abord, par exemple, une attitude +assez singulière que prennent maints catholiques +d’une foi bien assurée, en présence de +la conversion de non-catholiques, et en particulier +d’anglicans. Je veux parler de l’état +d’esprit de ces personnes qui, tout en pratiquant +elles-mêmes avec ferveur leur foi religieuse, +semblent être d’une indifférence entière +pour la tâche « missionnaire » de l’Église. +« J’apprends que B… est devenu catholique ! +disait un jour une brave dame catholique. Quel +intérêt a-t-il bien pu avoir pour se convertir ? »</p> + +<p>Une telle attitude d’esprit n’est pas seulement +un défaut : pour moi, personnellement, +elle a été une déception très réelle. Jamais +je n’aurais pensé d’avance qu’une attitude +comme celle-là pût exister chez quelqu’un +qui faisait cas de sa foi. Et j’ajouterai, pour +dire la vérité, que cette attitude est loin d’être +aussi rare qu’on pourrait le supposer. Or, +c’est là le fait de sectaires : car, la religion +catholique serait fausse, si on ne la concevait +point comme destinée à toute l’humanité. +Cette religion doit être « catholique » littéralement, +universelle, ou rien. Sans compter +que, dès l’enfance, j’avais été instruit à penser +que les catholiques avaient la passion du +prosélytisme, si bien que dans nulle autre +confession religieuse on ne pouvait trouver +aujourd’hui autant de cette ardeur pour convertir +autrui qui est, généralement, l’un des +signes d’une conviction forte. Et voici que +m’étant converti, je découvrais autour de moi +non seulement de l’indifférence dans bien +des cas, mais même une espèce d’opposition +plus ou moins voilée contre tout mode d’activité +dirigé en ce sens ! « Les convertis ont +trop de zèle ! m’entendais-je répéter à droite +et à gauche. Ils sont indiscrets et impétueux. +Mieux vaut nous en tenir aux vieux chemins +éprouvés : gardons notre foi pour nous-mêmes, +et laissons les autres garder la leur ! »</p> + +<p>Il est vrai que, depuis peu, j’en suis arrivé +à juger moins sévèrement cet état d’esprit sectaire, +en découvrant qu’il était, bien des fois, +la conséquence fatale des siècles de suspicion +et d’illégalité qu’ont eu à subir les catholiques +anglais. Ceux-ci ont été si longtemps accoutumés +à devoir cacher leurs mystères sacrés +afin de protéger à la fois ces mystères et soi-même, +qu’une sorte de vague tradition tacite +s’est formée en eux, leur enseignant qu’il +vaut mieux pratiquer loyalement leur religion +pour leur compte, et s’exposer le moins possible +à n’importe quels risques. Si mon hypothèse +est fondée, le défaut dont je parle ne +laisse pas d’avoir une excuse ; mais, quoi qu’il +en soit, ce n’en est pas moins un défaut. Et +d’ailleurs, chose curieuse, ce n’est point surtout +parmi les anciennes familles catholiques +d’Angleterre qu’il se rencontre ; ces familles +sont même, en général, aussi ardentes à la +tâche missionnaire que les convertis : c’est +bien plutôt parmi les « parvenus » spirituels, +parmi les catholiques d’une ou deux générations +seulement, que ce « snobisme » spirituel +est le plus fréquent.</p> + +<p>Un second défaut, proche parent du premier, +est une certaine jalousie à l’endroit des +convertis. C’est là un défaut sur lequel je ne +me serais point permis d’insister si j’avais eu +moi-même à en souffrir sensiblement : car, +dans ce cas, j’aurais eu à me méfier de mes +propres impressions. Mais le fait est que je +n’en ai point souffert. J’ai reçu, au contraire, +de toutes parts, les marques d’une générosité +merveilleuse, même touchant des sujets tels +que mon privilège d’être ordonné prêtre, à +Rome, après la très courte période de neuf +mois de vie catholique. Naturellement, il s’est +trouvé bien des personnes pour désapprouver +la rapidité avec laquelle j’ai été ainsi promu +à la prêtrise ; mais, dans aucun de ces cas, +je n’ai pu soupçonner la présence de cette +jalousie qui se traduit en un désir de vexer le +néophyte. D’une manière générale, j’ai été +étonné de la bonté que les catholiques m’ont +toujours montrée.</p> + +<p>Mais j’ai rencontré une foule de cas, j’ai +entendu une foule de paroles qui m’obligent +à reconnaître, sans l’ombre d’un doute, que +bien des nouveaux convertis ont à subir jalousie +et suspicion de la part de certains +catholiques, et que, même, c’est là une des +plus grandes épreuves de leur vie. Une telle +attitude est d’ailleurs, elle aussi, éminemment +humaine et naturelle. « Tu les as rendus +égaux à nous, s’écrie l’homme de la parabole, +à nous qui avons dû supporter la tâche et la +chaleur de toute la journée ! » Et puis encore +cette attitude est, souvent, plus ou moins +justifiée par l’arrogance de tels ou tels convertis +qui pénètrent dans l’Église, pour ainsi +dire, la bannière déployée et les tambours +battants, comme s’ils étaient des conquérants +au lieu d’être des vaincus. Mais, en toute +honnêteté, j’estime que cette arrogance parmi +les convertis est chose assez peu commune. +La longue période d’instruction à travers laquelle +ils doivent passer, les pénibles sacrifices +que beaucoup d’entre eux ont à faire, +tout cela, sans parler de l’admirable grâce +divine qui les a introduits dans l’Église, tout +cela a d’ordinaire pour effet de purifier et de +discipliner l’âme à un haut degré. Tout compte +fait, et toutes choses d’ailleurs égales, le +converti a été appelé par Dieu pour donner +un plus grand témoignage de sincérité que +l’homme qui, étant catholique dès le berceau, +n’a jamais eu d’autre devoir que de conserver +sa foi. Toutes choses égales, il y a plus d’héroïsme +à rompre avec le passé qu’à lui rester +fidèle.</p> + +<p>Ici encore, cependant, ce n’est point parmi +les véritables catholiques de toujours que se +manifestent habituellement la jalousie et la +suspicion à l’égard des convertis : mais, cette +fois encore, c’est surtout parmi ceux qui +désireraient passer pour tels, parmi ceux qui, +avec leur résolution de bien marquer l’absence +chez eux de « l’esprit du converti », se sentent +conduits à proclamer ce fait par le moyen +d’un certain mépris mêlé de reproches. Ils ne +sont entrés en possession de leur fortune qu’à +une date relativement récente, et c’est afin de +cacher leurs origines religieuses qu’ils rabrouent +ceux qui ne sauraient prétendre à +faire partie d’une telle aristocratie spirituelle.</p> + +<p>Il y a donc des défauts chez les catholiques — je +pourrais en citer quelques autres encore — et +ce serait chose tout à fait inutile de +chercher à les nier. Mais ces défauts ne sont +aucunement de l’espèce que soupçonnent ou +prétendent les non-catholiques. Ces défauts +réels sont ceux qui relèvent communément +de notre nature humaine, les défauts ordinaires +de tous ceux des membres de l’humanité +qui échouent à se laisser délivrer de leur +faiblesse native par une pénétration complète +de leur foi religieuse. Mais, au contraire, +les défauts que les anglicans supposent être +les plus caractéristiques dans l’Église romaine +n’ont absolument rien de caractéristique. +Tout d’abord, il n’y a chez les catholiques aucune +trace de cette division sur les matières +de la foi que l’anglican est obligé d’accepter, +un peu comme sa « croix », dans sa propre +Église ; il n’existe point, chez les catholiques, +d’« écoles de pensée », au sens où l’entendent +les anglicans ; et l’on ne saurait découvrir +l’ombre même d’une différence <i>dogmatique</i> +entre les deux groupes de tempéraments +qui se partagent plus ou moins toute l’espèce +humaine, les « maximistes » et les « minimistes », +ou, comme disent les anglicans à +propos de l’Église catholique, les ultramontains +et les gallicans. Dans la mesure où ces +deux camps existent vraiment — et encore +que, pour ma part, en toute franchise, je doive +reconnaître l’impossibilité absolue où je suis +de classer les catholiques de cette manière — j’imagine +que la différence entre eux ne se +rapporte qu’au plus ou moins d’opportunité +présente d’un certain mode d’action proposé, +ou bien ne désigne qu’un goût plus ou moins +fort de ce qu’on appelle les méthodes « romaines », +et ainsi de suite. Jamais la division +entre les catholiques n’atteint des questions +d’ordre important : tout au plus s’agit-il de +menus détails pratiques, et des plus secondaires.</p> + +<p>Il n’existe pas non plus, à ma connaissance, +de « mécontentement sourd » à l’intérieur de +l’Église. Certes, j’entends continuellement +parler de quelque chose de tel, mais toujours +seulement de la part de non-catholiques. Il +n’existe aucune révolte intellectuelle, du moins +que je sache, chez les esprits les plus vigoureux +de la communion romaine, et jamais je +n’en ai entendu parler que par des non-catholiques. +Il n’existe aucune trace de ce que l’on +a appelé « l’aliénation du sexe fort ». Au contraire, +dans notre pays tout de même qu’en +Italie et en France, je ne cesse pas de m’étonner +de la prédominance extraordinaire des +hommes sur les femmes, pour tout ce qui est +de l’assistance à la messe et des autres pratiques, +dans nos églises. Le desservant d’une +paroisse suburbaine, à qui je parlais tout récemment +de cela, m’a dit que, la veille encore, +il avait eu le loisir d’observer le nombre et +l’espèce des personnes qui avaient assisté à +un salut du soir ; et il m’a assuré que la proportion +des hommes, par rapport aux femmes, +avait été de deux pour un. J’ajoute que ceci, +cependant, ne constitue qu’une exception : +mais le fait qu’elle illustre n’en est pas moins +incontestable.</p> + +<p>Toutes ces accusations, que l’on se plaît +à lancer librement contre nous, m’apparaissent +dépourvues de fondement. Certes, il y a +parmi les catholiques, comme ailleurs, des +tempéraments chauds et froids, des natures +apostoliques et d’autres qui seraient plutôt +diplomatiques. Certes il peut se faire, à l’occasion, +qu’une petite révolte surgisse, comme +elle surgirait dans n’importe quelle société +humaine. Certes il peut arriver que des âmes +pleines de soi se dissocient de la vie catholique, +ou bien, chose plus triste encore, tâchent +à rester catholiques de nom tout en +n’ayant plus rien de catholique dans l’esprit. +Mais ce que je nie énergiquement, c’est que +ces divers incidents puissent être considérés, +si peu que ce soit, comme des tendances, +et plus encore que, à les tenir pour des tendances, +ces incidents puissent être regardés, +si peu que ce soit, comme caractéristiques du +catholicisme. Il n’est pas vrai que le calme +merveilleux que l’on voit à la surface de +l’Église se trouve, en fait, recouvrir d’ardents +conflits intérieurs. Je le nie de la façon la +plus formelle : car, simplement, cela n’est +point.</p> + +<p>Pareillement il est tout à fait faux que la +religion catholique ait pour trait distinctif un +formalisme qui ne se retrouve pas, au même +degré caractéristique, dans les confessions +protestantes. Tout au plus cette accusation, +souvent répétée, repose-t-elle sur une ombre +de vérité : en effet, c’est chose certaine que, +parmi les catholiques, l’excès d’émotion et la +sentimentalité violente sont généralement découragés, +et que l’on est communément enclin +à faire consister plutôt l’essence de la religion +dans l’adhésion et l’obéissance de la volonté. +D’où résulte que, naturellement, des personnes +d’une nature relativement peu dévote, +lorsqu’elles sont catholiques, continuent à pratiquer +leur religion en n’accomplissant que +le plus strict minimum de leurs obligations, +et cela, parfois, dans des conditions assez +médiocres et prosaïques ; tandis que les mêmes +personnes, si elles appartenaient à l’anglicanisme, +renonceraient complètement à toute +pratique religieuse. Si bien que, peut-être, +il serait vrai de dire que le niveau <i>émotionnel</i> +moyen d’une réunion de catholiques est plus +bas que le niveau correspondant d’une réunion +de protestants : mais de cela ne dérive en aucune +façon que les catholiques soient plus +formalistes que les protestants. Ces âmes +froides et peu dévotes adhèrent à leur religion +simplement par obéissance ; et il y aurait +en vérité quelque chose de singulier à vouloir +les condamner pour un tel motif ! L’obéissance +à la volonté de Dieu — ou même à ce +que l’on croit être la volonté de Dieu — n’est-elle +pas en réalité <i>plus</i> méritoire, et +non pas <i>moins</i>, lorsqu’elle ne se trouve pas +accompagnée de consolations émotionnelles +et de ferveur sentimentale ?</p> + +<p>En résumé, donc, je serais porté à déclarer +ceci : que, à en juger par une expérience de +neuf années de sacerdoce anglican et huit +années de sacerdoce catholique, il y a des +défauts aussi bien dans la communion anglicane +que dans la communion catholique ; mais +que, dans le cas des anglicans, ces défauts +sont essentiels et radicaux, puisqu’ils constituent +des fissures dans ce qui devrait être divinement +intact, c’est-à-dire dans des choses +telles que la certitude de la foi, l’unité des +croyants, l’autorité de ceux qui devraient +être les pasteurs au nom de Dieu ; tandis que, +dans le cas de l’Église catholique, ces défauts +sont simplement ceux de la faiblesse humaine, +inséparables de l’état d’imperfection où tout +homme est plongé. Les défauts de l’anglicanisme, +et de tout le protestantisme en général, +sont des preuves établissant que le système +entier n’est point de portée divine ; les défauts +dans le système catholique nous montrent +seulement que ce système a un côté humain +en même temps qu’un côté divin, et c’est là ce +que pas un catholique n’a jamais songé à nier.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>III</h3> + +<p>A Rome, j’ai appris une leçon éminemment +importante, parmi cent autres. On a fort bien +dit que l’architecture gothique représente l’âme +aspirant à Dieu, et que l’architecture romane, +ou encore celle de la Renaissance, représentent +Dieu s’unissant aux hommes. Ces deux aspects +de la religion sont également vrais, mais +aucun des deux n’est complet sans l’autre. +D’une part, il est vrai que l’âme doit toujours +tâcher à percer du regard les ténèbres pour +découvrir un Dieu qui se cache, toujours se +rappeler que l’infini dépasse le fini et qu’une +énorme quantité d’ignorance doit être un +élément nécessaire de toute croyance. Les +contours de ce monde, pour ainsi dire, sont +noyés dans l’obscurité : la lueur qui scintille +devant nous suffit pour nous faire avancer sur +notre route, mais ne peut guère nous aider +à rien d’autre. C’est en silence que Dieu est +connu, et parmi des mystères qu’il se manifeste. +« Dieu est esprit », un esprit sans forme, +sans limites, invisible et éternel ; et ceux qui +l’adorent doivent l’adorer en « esprit et en +vérité ». Voilà, donc, d’une part, la mystique +et profonde obscurité de l’expérience spirituelle !</p> + +<p>Mais voici, d’autre part, que Dieu est devenu +homme, et que « le Verbe s’est fait +chair » ! L’inconnaissable nature divine « est +venue habiter parmi nous, sous un vêtement +de chair, et nous avons contemplé sa gloire ». +Ce qui était caché a été révélé. Ce n’est pas +seulement nous qui avons soif et qui cherchons : +c’est Dieu qui, ayant soif de notre +amour, est mort sur la croix afin de pouvoir +ouvrir le royaume des cieux à tous les fidèles, +et qui a déchiré le voile du temple sous le +contre-coup de son soupir d’agonie, et qui, +maintenant encore, se tient et frappe à la +porte de tout cœur humain, afin de pouvoir +entrer et s’attabler avec l’homme. Le dôme +rond des cieux s’est abaissé sur la terre ; les +murs du monde sont devenus visibles ; l’immense +lumière de la Révélation ruisselle de +tous côtés, par des fenêtres claires, sur un +sol resplendissant ; et les anges et les hommes +frémissent dans une même ivresse d’amour +divin ; le maître-autel se dresse en pleine vue, +parmi une gloire d’or et de cierges ; et, au-dessus +de lui, la tente de Dieu fait homme se +montre à tous, pour que tous puissent également +voir et adorer.</p> + +<p>Or, cet aspect de la religion chrétienne +n’avait eu jusque-là, pour moi, presque aucune +importance. J’étais un homme du Nord, +élevé dans les voies des races du Nord. J’aimais +la pénombre, et la musique mystérieuse, +et l’ombrage des profondes forêts ; je détestais +les espaces amplement ensoleillés, et les +trompettes à l’unisson, et les formes rondes +et carrées en architecture. Je préférais la méditation +à la prière vocale, Mme Guyon à +saint Thomas, le treizième siècle — tel que +je l’imaginais — au seizième. Jusque vers +la fin de ma vie anglicane, j’aurais été prêt à +avouer cela franchement ; plus tard, si l’on +m’avait affirmé que tels étaient mes goûts, je +m’en serais attristé, car je commençais à +comprendre que le monde était à la fois matériel +et spirituel, et que les croyances définies +étaient aussi nécessaires que les aspirations. +Mais, en arrivant à Rome, je dus reconnaître +décidément combien peu j’avais compris jusque-là.</p> + +<p>Je voyais autour de moi une ville qui n’était +que Renaissance, étalée sous un ciel limpide +et un brûlant soleil ; et la religion, dans cette +ville, était l’âme demeurant dans le corps. +C’était l’assertion de la réalité du principe +humain incarnant le divin. Même les dogmes +les plus exclusivement chrétiens m’étaient exprimés +en des images païennes. La Révélation +parlait sous les formes de la religion naturelle ; +Dieu se manifestait ouvertement en +pleine lumière ; les prêtres officiaient, répandaient +l’eau lustrale, allaient en longues processions +avec de l’encens et des cierges, et +parfois même donnaient au ciel le nom +d’Olympe. <i lang="la" xml:lang="la">Sacrum Divo Sebastiano</i>, je voyais +cela inscrit sur un autel de granit. J’avais à +écouter les leçons de prêtres professeurs qui +criaient, riaient, procédaient à leur enseignement +avec une bonne humeur expansive. Je +voyais l’image du « père des princes et des +rois » exposée dans les rues, le jour de la +fête du Pontife, entourée de fleurs et de lumières, +tout à fait à la façon dont on avait +coutume d’honorer autrefois les souverains +temporels. Je descendais dans les catacombes, +le jour de Sainte-Cécile, et j’y respirais une +odeur de myrte qui venait de branches semées +sur le sol, rendant à la mémoire de la sainte +le même hommage qui jadis avait été rendu +à des vainqueurs de combats tout profanes. +En un mot, je commençais à comprendre que +« le Verbe s’était fait chair et avait habité +parmi nous » ; et que, de même qu’il avait +pris la substance créée d’une Vierge pour se +pourvoir d’un corps naturel, de même aussi +il continuait de prendre la substance créée des +hommes — leurs pensées, leurs expressions, +et leurs manières d’agir — pour se pourvoir +de ce corps mystique au moyen duquel il est +toujours avec nous. Est-ce donc que le catholicisme +est « matériel » ? Oui, certes ; il +l’est tout à fait comme la Création et l’Incarnation, +ni plus, ni moins.</p> + +<p>Je ne saurais songer à décrire ce que signifie +cette découverte, pour une âme de nos +races du Nord. A coup sûr, elle signifie le +pâlissement de quelques-unes des anciennes +lumières qui, jadis, nous avaient paru merveilleuses, +dans la demi-obscurité de l’expérience +individuelle ; ou plutôt la découverte +signifie pour nous la disparition de ces lumières, +dans le puissant éclat du plein jour +de midi. Placez, à côté d’une pompe romaine, +le plus exquis des offices anglicans : combien +vous le verrez devenir provincial, local, individualiste ! +A côté d’un professeur romain +enseignant à des auditeurs de toutes les races +les devoirs des citoyens envers l’État, placez +un théologien anglican occupé à expliquer les +épîtres de saint Paul à de jeunes étudiants +de Cambridge ; à côté d’un frère italien de +San-Carlo le plus passionné des missionnaires +de l’Église anglicane ! Mettez côte à +côte les paysans de la Campagne romaine +chantant des hymnes à Saint-Jean-de-Latran, +avec des branches d’olivier dans les mains, et +une pieuse compagnie d’anglicans rassemblés +pour les cantiques du soir ; juxtaposez +un des officiants de Sainte-Marie-Majeure et +le ritualiste le plus parfaitement entraîné ; en +costume de « messe ! » Comparez n’importe +quel aspect du culte catholique, tel qu’il se +montre à Rome, à un aspect correspondant du +culte anglican ! Tout de suite la différence +apparaîtra, une différence qui aura pour effet +de révéler la pauvreté, l’insuffisance timide +et médiocre des imitations anglicanes.</p> + +<p>Et ainsi, il se trouve qu’un séjour à Rome +produit forcément, chez un homme de ma +sorte, une expansion de vues dépassant toutes +paroles. Tandis que, jusqu’alors, j’avais +été accoutumé à me représenter le christianisme +comme une fleur délicate, divine en +raison même de sa fragilité surnaturelle, je +voyais maintenant que c’était un arbre dans +les branches duquel tous les oiseaux des airs +pouvaient loger à l’aise, un arbre divin par +cela seul que l’amplitude de ses branches et +la force de ses racines ne pouvaient s’expliquer +d’aucune manière humaine. Auparavant, +je m’étais fait du christianisme l’image d’un +doux et subtil parfum, demandant à être +goûté dans le recueillement ; et maintenant je +voyais que le christianisme était le levain +caché dans les lourdes mesures du monde, et +ayant pour effet de faire lever la pâte dans des +proportions incalculables.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>IV</h3> + +<p>Ainsi, de jour en jour, l’enseignement de +Rome se poursuivait pour moi. J’étais comme +un jeune garçon introduit pour la première +fois dans un grand dépôt de machines. Autour +de moi, les roues mugissaient, d’immenses +mouvements se prolongeaient ; le fracas et +la puissance m’étourdissaient ; et cependant, +peu à peu, je commençais à apprendre qu’il +y avait quelque chose qui jusque-là m’était +resté inconnu, quelque chose que je n’aurais +jamais pu découvrir dans mon calme demi-jour +du Nord. C’étaient ici les bureaux du +monde spirituel ; ici la grâce était distribuée, +le dogme défini, les provisions faites pour +les âmes de l’univers entier. Ici Dieu avait +choisi son siège pour régner sur son peuple, +dans ce lieu où autrefois Domitien, <i lang="la" xml:lang="la">Dominus +et Deus Noster</i>, ce singe de Dieu, avait régné +concurremment avec le vicaire de Dieu, encore +caché dans l’ombre. Le vendredi saint, sous +les ruines du Palatin, j’entendais lire : « Si +tu laisses cet homme en liberté, tu n’es pas +l’ami de César ! » Or, à présent, « cet homme » +est roi, et César n’est plus rien. C’est ici en +vérité, infiniment plus que partout ailleurs, +c’est ici que le levain plongé il y a dix-neuf +siècles par la main de Dieu dans la pâte pesante +de l’Empire romain s’est exprimé en +degrés, en lois, et en dogmes ; c’est ici que le +sang de Pierre, qui a arrosé le sol au-dessous +de l’obélisque du Vatican, continue de circuler, +plus vivant que jamais, dans les veines +de Pie X, <i lang="la" xml:lang="la">Pontifex maximus et Pater Patrum</i>, +à cent pas de distance de ce même obélisque !</p> + +<p>Voilà l’une des choses que j’ai apprises à +Rome ; et cette chose-là valait dix mille fois +le conflit qui se livrait en moi à son sujet. Je +comprenais enfin que rien d’humain n’était +étranger à Dieu ; que les efforts des nations +préchrétiennes les avaient amenées très près +de la Porte de Vérité ; que leurs petits systèmes +et tous leurs travaux n’avaient pas été +méprisés par Celui qui les avait permis ; et +que « Dieu, ayant parlé en diverses occasions +et de diverses manières, dans les temps passés, +à nos pères par les prophètes, nous avait +enfin parlé directement par son Fils, qu’il +avait proclamé l’héritier de toutes choses, et +par lequel aussi il avait créé le monde, et qui, +étant la splendeur de sa gloire et la figure de +sa substance, et faisant purgation de nos +péchés, se trouve assis à la droite de la Majesté +Suprême ».</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>V</h3> + +<p>Et après avoir appris cela à Rome, j’ai appris +une fois de plus, de retour en Angleterre, +que l’Église est aussi tendre qu’elle est forte. +Pareille à son Époux divin, elle voit toutes +les choses et tous les hommes, régissant des +forces immenses ; et cependant, dans sa divinité, +elle ne dédaigne pas « le moindre de +ces petits ». Pour le monde, elle est une reine, +rigide, hautaine, impérieuse, revêtue d’or et +de joyaux : mais pour ses propres enfants elle +est une mère, bien plus encore qu’une reine. +Elle cicatrise les plaies des plus humbles +de ses enfants, elle écoute leurs doléances à +peine perceptibles, elle leur enseigne patiemment +leurs leçons, et désire passionnément +de les voir croître comme autant de princes. +Mais surtout elle connaît la manière de leur +parler de leur Père, de leur interpréter Sa +volonté, de leur raconter l’histoire de Ses exploits. +Elle insuffle en eux quelque chose de +son propre amour et de son propre respect ; +elle les encourage à être francs et sans crainte, +à la fois vis-à-vis d’elle et vis-à-vis de Lui. +Elle les prend par la main et, par un sentier +secret, les introduit en Sa présence.</p> + +<p>Tout ce que j’avais trouvé naguère de direction +et d’encouragement dans mon ancienne +maison, je l’ai retrouvé à présent de la +part des prêtres de cette Église, et en les découvrant +doués de science aussi bien que +d’amour. Toute cette liberté de foi et de +pensée individuelles, que quelques-uns se figurent +être le privilège des confessions non-catholiques, +j’ai trouvé tout cela expressément +procuré et garanti dans nos temples, et j’en +ai usé désormais avec bien plus de confiance, +sachant que l’œil infaillible de l’Église était +sur moi, et que, sans faute, elle m’avertirait +d’abord, et enfin me frapperait, s’il m’arrivait +de me hasarder trop loin. Ses bras sont aussi +ouverts à ceux qui veulent servir Dieu dans +le silence et la solitude qu’à ceux qui « dansent +devant lui de toutes leurs forces ». Car, +pareille à la charité, dont elle est l’incarnation, +l’Église « est patiente, elle est bonne, +elle supporte toutes choses ». En elle « nous +savons en partie et en partie nous prévoyons » ; +nous sommes assurés de ce que nous avons +reçu, et nous attendons avec espoir ce qui est +encore à venir. C’est en elle que je comprends +suprêmement que, « lorsque j’étais un enfant, +je parlais comme un enfant, j’entendais comme +un enfant, je pensais comme un enfant ; mais +que, lorsque je suis devenu un homme, j’ai +dépouillé les choses de l’enfant ».</p> + +<p>Ainsi donc, tout ce qui se rencontre dans +les autres systèmes, pour individuels qu’on +les suppose, tout cela se retrouve dans l’Église : +le mysticisme du Nord, la patience de l’Orient, +la confiance joyeuse du Sud, et l’entreprise +hardie de l’Ouest. L’Église comprend et réchauffe +le cœur aussi bien qu’elle guide et informe +la tête. Elle regarde la virginité comme +l’état le plus honorable, et, en même temps, +regarde le mariage comme un sacrement très +saint et indissoluble. Elle seule reconnaît +explicitement la vocation de l’individu et, en +même temps, les idéals de la race, avec un +respect pour la foi subjective égal à sa fidélité +envers la vérité objective. Elle seule, en +effet, est parfaitement familière et tendre avec +l’âme isolée, comprenant ses besoins, suppléant +à ses lacunes, traitant soigneusement +ses faiblesses et ses péchés ; simplement +parce qu’elle est grande comme le monde, et +vieille comme les âges, et infinie de cœur +comme Dieu.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h3>VI</h3> + +<p>Si bien qu’aujourd’hui, en relisant les premières +pages de ces <i>Confessions</i>, je vois le +plan de Dieu à mon égard se dessiner comme +un fil d’or à travers toutes les régions montueuses +parmi lesquelles j’ai eu à marcher, +depuis les aimables prairies de la maison paternelle +et de l’école, et les hauteurs abruptes +et accidentées du travail paroissial, jusqu’à +ce plateau fortifié d’où, pour la première +fois, le monde m’est apparu tel qu’il est réellement, +et non pas tel que j’avais pensé +qu’il était. Je comprends maintenant qu’il y +existe une cohésion entière dans tout ce que +Dieu a fait ; qu’il n’y a pas une seule aspiration +du fond des ténèbres qui ne trouve +son chemin jusqu’à Lui ; pas un système de +pensée qui ne reflète au moins un rayon de +Sa gloire éternelle ; pas une âme qui n’ait sa +place dans l’économie totale de Son œuvre. +D’un côté, il y a soif, et désir, et inquiétude ; +de l’autre, satisfaction et paix. Mais il n’y a +pas un instinct qui n’ait son objet, pas une +mare qui ne reflète le soleil ; pas un lieu désolé +sur la terre qui n’ait le ciel au-dessus de +soi. Et, à travers ce désert plein de ruines, +Sa bonté infinie m’a conduit jusqu’à l’endroit +où Jérusalem est descendue d’en haut ; elle +m’a élevé, de ces sentiers tournants qui ne +mènent nulle part, jusque sur la large route +qui mène droit à Lui.</p> + +<p>C’est sur cette route que je dois marcher +maintenant, et le jour est prochain où mes +pas s’arrêteront. Mais il n’y a rien à craindre +pour ceux qui s’avancent sur cette route-là ; +plus de montagnes à gravir, ni de torrents à +traverser. Dieu a rendu toutes choses aisées +pour ceux qu’il a admis à passer sous la Porte +du Ciel qu’il a bâtie sur la terre ; le fleuve +même de la mort n’est pour eux qu’un cours +d’eau sans dangers, semé de ponts et garni +de parapets de chaque côté ; et l’ombre de +la mort n’est que comme un demi-jour, pour +ceux qui la contemplent dans la lumière de +l’Agneau.</p> + +<p>« Voici la tente de Dieu avec les hommes ; +et il va demeurer avec eux, et il essuiera +toutes les larmes de leurs yeux, et la mort +cessera d’être… La cité n’a pas besoin de soleil +ni de lune, car la gloire de Dieu l’a illuminée, +et c’est l’Agneau qui est la lampe qui +l’éclaire. »</p> + + +<p class="c gap xsmall">FIN</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2> + + +<div class="flex"> +<table> +<tr><td> </td> <td class="bot r small"><div>Pages.</div></td></tr> +<tr><td class="drap sc">Préface</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c0"><small>VII</small></a></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>CHAPITRE PREMIER</div></td></tr> +<tr><td class="drap">Les premières impressions religieuses</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c1">1</a></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>CHAPITRE II</div></td></tr> +<tr><td class="drap">Le début de la crise</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c2">61</a></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>CHAPITRE III</div></td></tr> +<tr><td class="drap">Au monastère anglican de Mierfield</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c3">95</a></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>CHAPITRE IV</div></td></tr> +<tr><td class="drap">Les progrès de la crise</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c4">125</a></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>CHAPITRE V</div></td></tr> +<tr><td class="drap">La montée décisive</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c5">161</a></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>CHAPITRE VI</div></td></tr> +<tr><td class="drap">Les derniers pas</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c6">183</a></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>CHAPITRE VII</div></td></tr> +<tr><td class="drap">L’arrivée</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c7">207</a></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>CHAPITRE VIII</div></td></tr> +<tr><td class="drap">La nouvelle demeure</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c8">225</a></div></td></tr> +</table> +</div> +<div class="break"></div> + + +<p class="c top4em">TOURS<br> +<span class="xs">IMPRIMERIE E. ARRAULT ET C</span><sup>ie</sup><br> +3761</p> + + + +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74842 ***</div> +</body> +</html> + |
