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authornfenwick <nfenwick@pglaf.org>2025-02-22 06:21:05 -0800
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+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75440 ***
+
+
+
+
+
+
+ PAUL VALÉRY
+ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
+
+ MONSIEUR TESTE
+
+ [Illustration]
+
+
+ PARIS
+ Librairie Gallimard
+ ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
+ 3, rue de Grenelle (VIe)
+
+
+
+
+ŒUVRES DU MÊME AUTEUR
+
+AUX ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
+
+
+LA JEUNE PARQUE (épuisé).
+
+ id. deuxième édition dans la collection _Une œuvre un portrait_, avec
+un portrait par Picasso (épuisé).
+
+ODES, avec des ornements de Paul Vera (épuisé).
+
+LE SERPENT, avec des ornements gravés sur bois par Paul Vera (épuisé).
+
+LA SOIRÉE AVEC M. TESTE (épuisé).
+
+ id. deuxième édition dans la collection Une œuvre un portrait, avec
+un portrait de M. Teste, par B. Naudin (épuisé).
+
+CHARMES, avec des ornements typographiques dans le style du XVIIe siècle
+(épuisé).
+
+EUPALINOS ou l’Architecte, suivi de L’AME ET LA DANSE.
+
+VARIÉTÉ.
+
+UNE CONQUÊTE MÉTHODIQUE (collection _Une œuvre un portrait_, avec un
+portrait de Paul Valéry gravé sur bois par G. Aubert, d’après un croquis
+de l’auteur),
+
+VERS ET PROSE, édition ornée d’aquarelles de Pierre Laprade.
+
+CAHIER B 1910.
+
+MONSIEUR TESTE, 1 vol. in-16 Jésus.
+
+LA JEUNE PARQUE, 1 vol. in-16 Jésus.
+
+ALBUM DE VERS ANCIENS, 1 vol. in-16 Jésus.
+
+DISCOURS DE RÉCEPTION A L’ACADÉMIE FRANÇAISE.
+
+LETTRE SUR MALLARMÉ, adressée à Jean Royère.
+
+
+
+
+LA PRÉSENTE ÉDITION A ÉTÉ TIRÉE A TROIS CENTS QUARANTE-SEPT EXEMPLAIRES
+SUR PAPIER DE HOLLANDE VAN GELDER SOUS COUVERTURE SPÉCIALE, DONT TROIS
+CENTS NUMÉROTÉS DE 1 A 300 ET QUARANTE-SEPT EXEMPLAIRES HORS COMMERCE DE
+I A XLVII.
+
+
+EXEMPLAIRE Nº
+
+
+TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS
+Y COMPRIS LA RUSSIE.
+
+COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD 1929.
+
+
+
+
+PRÉFACE
+
+
+Ce personnage de fantaisie dont je devins l’auteur au temps d’une
+jeunesse à demi littéraire, à demi sauvage ou... intérieure, a vécu,
+semble-t-il, depuis cette époque effacée, d’une certaine _vie_,--que ses
+réticences plus que ses aveux ont induit quelques lecteurs à lui
+prêter[1].
+
+ [1] Cette préface a été écrite pour la deuxième traduction en anglais
+ de la _Soirée avec M. Teste_.
+
+Teste fut engendré,--dans une chambre où Auguste Comte a passé ses
+premières années,--pendant une ère d’ivresse de ma volonté et parmi
+d’étranges excès de conscience de soi.
+
+J’étais affecté du mal aigu de la précision. Je tendais à l’extrême du
+désir insensé de comprendre, et je cherchais en moi les points critiques
+de ma faculté d’attention.
+
+Je faisais donc ce que je pouvais pour augmenter un peu les durées de
+quelques pensées. Tout ce qui m’était facile m’était indifférent et
+presque ennemi. La sensation de l’effort me semblait devoir être
+recherchée, et je ne prisais pas les heureux résultats qui ne sont que
+les fruits naturels de nos vertus natives. C’est dire que les résultats
+en général,--et par conséquence, les _œuvres_,--m’importaient beaucoup
+moins que l’énergie de l’ouvrier,--substance des choses qu’il espère.
+Ceci prouve que la théologie se retrouve un peu partout.
+
+Je suspectais la littérature, et jusqu’aux travaux assez précis de la
+poésie. L’acte d’écrire demande toujours un certain «sacrifice de
+l’intellect». On sait bien, par exemple, que les conditions de la
+lecture littéraire sont incompatibles avec une précision excessive du
+langage. L’intellect volontiers exigerait du langage commun des
+perfections et des puretés qui ne sont pas en sa puissance. Mais rares
+sont les lecteurs qui ne prennent leur plaisir que l’esprit tendu. Nous
+ne gagnons les attentions qu’à la faveur de quelque amusement; et cette
+espèce d’attention est passive.
+
+Il me semblait indigne, d’ailleurs, de partager mon ambition entre le
+souci d’un effet à produire sur les autres, et la passion de me
+connaître et reconnaître tel que j’étais, sans omissions, sans
+simulations, ni complaisances.
+
+Je rejetais non seulement les Lettres, mais encore la Philosophie
+presque tout entière, parmi les Choses Vagues et les Choses Impures
+auxquelles je me refusais de tout mon cœur. Les objets traditionnels de
+la spéculation m’excitaient si malaisément que je m’étonnais des
+philosophes ou de moi-même. Je n’avais pas compris que les problèmes les
+plus relevés ne s’imposent guère, et qu’ils empruntent beaucoup de leur
+prestige et de leurs attraits à certaines _conventions_ qu’il faut
+connaître et recevoir pour entrer chez les philosophes. La jeunesse est
+un temps pendant lequel les conventions sont, et doivent être, mal
+comprises: ou aveuglément combattues, ou aveuglément obéies. On ne peut
+pas concevoir, dans les commencements de la vie réfléchie, que seules
+les décisions arbitraires permettent à l’homme de fonder quoi que ce
+soit: langage, sociétés, connaissances, œuvres de l’art. Quant à moi, je
+le concevais si mal que je m’étais fait une règle de tenir secrètement
+pour nulles ou méprisables toutes les opinions et coutumes d’esprit qui
+naissent de la vie en commun et de nos relations extérieures avec les
+autres hommes, et qui s’évanouissent dans la solitude volontaire. Et
+même je ne pouvais songer qu’avec dégoût à toutes les idées et à tous
+les sentiments qui ne sont engendrés ou remués dans l’homme que par ses
+maux et par ses craintes, ses espoirs et ses terreurs; et non librement
+par ses pures observations sur les choses et en soi-même.
+
+J’essayais donc de me réduire à mes propriétés _réelles_. J’avais peu de
+confiance dans mes moyens, et je trouvais en moi sans nulle peine tout
+ce qu’il fallait pour me haïr; mais j’étais fort de mon désir infini de
+netteté, de mon mépris des convictions et des idoles, de mon dégoût de
+la facilité et de mon sentiment de mes limites. Je m’étais fait une île
+intérieure que je perdais mon temps à reconnaître et à fortifier...
+
+ * * * * *
+
+M. Teste est né quelque jour d’un souvenir récent de ces états.
+
+C’est en quoi il me ressemble d’aussi près qu’un enfant semé par
+quelqu’un dans un moment de profonde altération de son être, ressemble à
+ce père hors de soi-même.
+
+Il arrive, peut-être, que l’on abandonne de temps à autre à la vie la
+créature exceptionnelle d’un moment exceptionnel. Il n’est pas
+impossible, après tout, que la singularité de certains hommes, leurs
+valeurs d’écart, bonnes ou mauvaises, soient dues quelquefois à l’état
+instantané de leurs générateurs. Il se peut que l’instable ainsi se
+transmette et se donne quelque carrière. N’est-ce point là, d’ailleurs,
+dans l’ordre de l’esprit, la fonction de nos œuvres, l’acte du talent,
+l’objet même du travail, et en somme, l’essence du bizarre instinct de
+faire survivre à soi ce que l’on obtient de plus rare?
+
+Revenant à M. Teste, et observant que l’existence d’un type de cette
+espèce ne pourrait se prolonger dans le réel pendant plus de quelques
+quarts d’heure, je dis que le problème de cette existence et de sa durée
+suffit à lui donner une sorte de vie. Ce problème est un germe. Un germe
+vit; mais il en est qui ne sauraient se développer. Ceux-ci essayent de
+vivre, forment des monstres, et les monstres meurent. En vérité, nous ne
+les connaissons qu’à cette _propriété remarquable_ de ne pouvoir durer.
+_Anormaux_ sont les êtres qui ont un peu moins d’avenir que les
+_normaux_. Ils sont semblables à bien des pensées qui contiennent des
+contradictions cachées. Elles se produisent à l’esprit, paraissent
+justes et fécondes, mais leurs conséquences les ruinent, et leur
+présence bientôt leur est funeste.
+
+--Qui sait si la plupart de ces pensées prodigieuses sur lesquelles tant
+de grands hommes, et une infinité de petits, ont pâli depuis des
+siècles, ne sont point des monstres psychologiques,--des _Idées
+Monstres_,--enfantés par l’exercice naïf de nos facultés interrogeantes
+que nous appliquons un peu partout,--sans nous aviser que nous ne devons
+raisonnablement questionner que ce qui peut véritablement nous répondre?
+
+Mais les monstres de chair rapidement périssent. Toutefois ils ont
+existé quelque peu. Rien de plus instructif que de méditer sur leur
+destin.
+
+Pourquoi M. Teste est-il impossible?--C’est son _âme_ que cette
+question. _Elle vous change en M. Teste._ Car il n’est point autre que
+le démon même de la possibilité. Le souci de l’ensemble de ce qu’il peut
+le domine. Il s’observe, il manœuvre, il ne veut pas se laisser
+manœuvrer. Il ne connaît que deux valeurs, deux catégories, qui sont
+celles de la conscience réduite à ses actes: _le possible et
+l’impossible_. Dans cette étrange cervelle, où la philosophie a peu de
+crédit, où le langage est toujours en accusation, il n’est guère de
+pensée qui ne s’accompagne du sentiment qu’elle est provisoire; il ne
+subsiste guère que l’attente et l’exécution d’opérations définies. Sa
+vie intense et brève se dépense à surveiller le mécanisme par lequel les
+relations du connu et de l’inconnu sont instituées et organisées. Même,
+elle applique ses puissances obscures et transcendantes à feindre
+obstinément les propriétés d’un système isolé où l’infini ne figure
+point.
+
+ * * * * *
+
+Donner quelque idée d’un tel monstre, en peindre les dehors et les
+mœurs; esquisser du moins un Hippogriffe, une Chimère de la mythologie
+intellectuelle, exige,--et donc excuse,--l’emploi, sinon la création,
+d’un langage forcé, parfois énergiquement abstrait. Il y faut également
+de la familiarité et jusqu’à quelques traces de cette vulgarité ou
+trivialité que nous nous permettons avec nous-mêmes. Nous ne gardons pas
+de ménagements avec celui qui est en nous.
+
+Le texte assujetti à ces conditions très particulières n’est
+certainement pas d’une lecture trop aisée dans l’original. Davantage
+doit-il présenter à qui veut le transporter dans une langue étrangère
+des difficultés presque insurmontables...
+
+
+
+
+LA SOIRÉE AVEC MONSIEUR TESTE
+
+ _Vita Cartesii res est simplicissima..._
+
+
+La bêtise n’est pas mon fort. J’ai vu beaucoup d’individus, j’ai visité
+quelques nations, j’ai pris ma part d’entreprises diverses sans les
+aimer, j’ai mangé presque tous les jours, j’ai touché à des femmes. Je
+revois maintenant quelques centaines de visages, deux ou trois grands
+spectacles, et peut-être la substance de vingt livres. Je n’ai pas
+retenu le meilleur ni le pire de ces choses: est resté ce qui l’a pu.
+
+Cette arithmétique m’épargne de m’étonner de vieillir. Je pourrais aussi
+faire le compte des moments victorieux de mon esprit, et les imaginer
+unis et soudés, composant une vie _heureuse_... Mais je crois m’être
+toujours bien jugé. Je me suis rarement perdu de vue; je me suis
+détesté, je me suis adoré;--puis, nous avons vieilli ensemble.
+
+Souvent, j’ai supposé que tout était fini pour moi, et je me terminais
+de toutes mes forces, anxieux d’épuiser, d’éclairer quelque situation
+douloureuse. Cela m’a fait connaître que nous apprécions notre propre
+pensée beaucoup trop d’après l’_expression_ de celle des autres! Dès
+lors, les milliards de mots qui ont bourdonné à mes oreilles, m’ont
+rarement ébranlé par ce qu’on voulait leur faire dire; et tous ceux que
+j’ai moi-même prononcés à autrui, je les ai sentis se distinguer
+toujours de ma pensée,--car ils devenaient _invariables_.
+
+Si j’avais décidé comme la plupart des hommes, non seulement je me
+serais cru leur supérieur, mais je l’aurais paru. Je me suis préféré. Ce
+qu’ils nomment un être supérieur est un être qui s’est trompé. Pour
+s’étonner de lui, il faut le voir,--et pour être vu il faut qu’il se
+montre. Et il me montre que la niaise manie de son nom le possède.
+Ainsi, chaque grand homme est taché d’une erreur. Chaque esprit qu’on
+trouve puissant, commence par la faute qui le fait connaître. En échange
+du pourboire public, il donne le temps qu’il faut pour se rendre
+perceptible, l’énergie dissipée à se transmettre et à préparer la
+satisfaction étrangère. Il va jusqu’à comparer les jeux informes de la
+gloire, à la joie de se sentir unique--grande volupté particulière.
+
+ * * * * *
+
+J’ai rêvé alors que les têtes les plus fortes, les inventeurs les plus
+sagaces, les connaisseurs le plus exactement de la pensée devaient être
+des inconnus, des avares, des hommes qui meurent sans avouer. Leur
+existence m’était révélée par celle même des individus éclatants, un peu
+moins _solides_.
+
+L’induction était si facile que j’en voyais la formation à chaque
+instant. Il suffisait d’imaginer les grands hommes ordinaires, purs de
+leur première erreur, ou de s’appuyer sur cette erreur même pour
+concevoir un degré de conscience plus élevé, un sentiment de la liberté
+d’esprit moins grossier. Une opération aussi simple me livrait des
+étendues curieuses, comme si j’étais descendu dans la mer. Perdus dans
+l’éclat des découvertes publiées, mais à côté des inventions méconnues
+que le commerce, la peur, l’ennui, la misère commettent chaque jour, je
+croyais distinguer des chefs-d’œuvre intérieurs. Je m’amusais à éteindre
+l’histoire connue sous les annales de l’anonymat.
+
+C’étaient, invisibles dans leurs vies limpides, des solitaires qui
+savaient avant tout le monde. Ils me semblaient doubler, tripler,
+multiplier dans l’obscurité chaque personne célèbre,--eux, avec le
+dédain de livrer leurs chances et leurs résultats particuliers. Ils
+auraient refusé, à mon sentiment, de se considérer comme autre chose que
+des choses...
+
+Ces idées me venaient pendant l’octobre de 93, dans les instants de
+loisir où la pensée se joue seulement à exister.
+
+Je commençais de n’y plus songer, quand je fis la connaissance de M.
+Teste. (Je pense maintenant aux traces qu’un homme laisse dans le petit
+espace où il se meut chaque jour.) Avant de me lier avec M. Teste,
+j’étais attiré par ses allures particulières. J’ai étudié ses yeux, ses
+vêtements, ses moindres paroles sourdes au garçon du café où je le
+voyais. Je me demandais s’il se sentait observé. Je détournais vivement
+mon regard du sien, pour surprendre le sien me suivre. Je prenais les
+journaux qu’il venait de lire, je recommençais mentalement les sobres
+gestes qui lui échappaient; je notais que personne ne faisait attention
+à lui.
+
+Je n’avais plus rien de ce genre à apprendre, lorsque nous entrâmes en
+relation. Je ne l’ai jamais vu que la nuit. Une fois dans une sorte de
+b...; souvent au théâtre. On m’a dit qu’il vivait de médiocres
+opérations hebdomadaires à la Bourse. Il prenait ses repas dans un petit
+restaurant de la rue Vivienne. Là, il mangeait comme on se purge, avec
+le même entrain. Parfois, il s’accordait ailleurs un repas lent et fin.
+
+M. Teste avait peut-être quarante ans. Sa parole était
+extraordinairement rapide, et sa voix sourde. Tout s’effaçait en lui,
+les yeux, les mains. Il avait pourtant les épaules militaires, et le pas
+d’une régularité qui étonnait. Quand il parlait, il ne levait jamais un
+bras ni un doigt: il avait _tué la marionnette_. Il ne souriait pas, ne
+disait ni bonjour ni bonsoir; il semblait ne pas entendre le «Comment
+allez-vous?»
+
+Sa mémoire me donna beaucoup à penser. Les traits par lesquels j’en
+pouvais juger, me firent imaginer une gymnastique intellectuelle sans
+exemple. Ce n’était pas chez lui une faculté excessive,--c’était une
+faculté éduquée ou transformée. Voici ses propres paroles: «Il y a vingt
+ans que je n’ai plus de livres. J’ai brûlé mes papiers aussi. Je rature
+le vif... Je retiens ce que je veux. Mais le difficile n’est pas là. _Il
+est de retenir ce dont je voudrai demain!_... J’ai cherché un crible
+machinal...»
+
+ * * * * *
+
+A force d’y penser, j’ai fini par croire que M. Teste était arrivé à
+découvrir des lois de l’esprit que nous ignorons. Sûrement, il avait dû
+consacrer des années à cette recherche: plus sûrement, des années
+encore, et beaucoup d’autres années avaient été disposées pour mûrir ses
+inventions et pour en faire ses instincts. Trouver n’est rien. Le
+difficile est de s’ajouter ce qu’on trouve.
+
+L’art délicat de la durée, le temps, sa distribution et son
+régime,--sa dépense à des choses bien choisies, pour les nourrir
+spécialement,--était une des grandes recherches de M. Teste. Il veillait
+à la répétition de certaines idées; il les arrosait de nombre. Ceci lui
+servait à rendre finalement machinale l’application de ses études
+conscientes. Il cherchait même à résumer ce travail. Il disait souvent:
+«_Maturare!..._»
+
+Certainement sa mémoire singulière devait presque uniquement lui retenir
+cette partie de nos impressions que notre imagination toute seule est
+impuissante à construire. Si nous imaginons un voyage en ballon, nous
+pouvons avec sagacité, avec puissance, _produire_ beaucoup de sensations
+probables d’un aéronaute; mais il restera toujours quelque chose
+d’individuel à l’ascension réelle, dont la différence avec notre rêverie
+exprime la valeur des méthodes d’un Edmond Teste.
+
+Cet homme avait connu de bonne heure l’importance de ce qu’on pourrait
+nommer la _plasticité_ humaine. Il en avait cherché les limites et le
+mécanisme. Combien il avait dû rêver à sa propre malléabilité!
+
+J’entrevoyais des sentiments qui me faisaient frémir, une terrible
+obstination dans des expériences enivrantes. Il était l’être absorbé
+dans sa variation, celui qui devient son système, celui qui se livre
+tout entier à la discipline effrayante de l’esprit libre, et qui fait
+tuer ses joies par ses joies, la plus faible par la plus forte,--la plus
+douce, la temporelle, celle de l’instant et de l’heure commencée, par la
+fondamentale--par l’espoir de la fondamentale.
+
+Et je sentais qu’il était le maître de sa pensée: j’écris là cette
+absurdité. L’expression d’un sentiment est toujours absurde.
+
+M. Teste n’avait pas d’opinions. Je crois qu’il se passionnait à son
+gré, et pour atteindre un but défini. Qu’avait-il fait de sa
+personnalité? Comment se voyait-il?... Jamais il ne riait, jamais un air
+de malheur sur son visage. Il haïssait la mélancolie.
+
+Il parlait, et on se sentait dans son idée, confondu avec les choses: on
+se sentait reculé, mêlé aux maisons, aux grandeurs de l’espace, au
+coloris remué de la rue, aux coins... Et les paroles le plus adroitement
+touchantes,--celles même qui font leur auteur plus près de nous qu’aucun
+autre homme, celles qui font croire que le mur éternel entre les esprits
+tombe,--pouvaient venir à lui... Il savait admirablement qu’elles
+auraient ému _tout autre_. Il parlait, et sans pouvoir préciser les
+motifs ni l’étendue de la proscription, on constatait qu’un grand nombre
+de mots étaient bannis de son discours. Ceux dont il se servait, étaient
+parfois si curieusement tenus par sa voix ou éclairés par sa phrase que
+leur poids était altéré, leur valeur nouvelle. Parfois, ils perdaient
+tout leur sens, ils paraissaient remplir uniquement une place vide dont
+le terme destinataire était douteux encore ou imprévu par la langue. Je
+l’ai entendu désigner un objet matériel par un groupe de mots abstraits
+et de noms propres.
+
+A ce qu’il disait, il n’y avait rien à répondre. Il tuait l’assentiment
+poli. On prolongeait les conversations par des bonds qui ne l’étonnaient
+pas.
+
+Si cet homme avait changé l’objet de ses méditations fermées, s’il eût
+tourné contre le monde la puissance régulière de son esprit, rien ne lui
+eût résisté. Je regrette d’en parler comme on parle de ceux dont on fait
+les statues. Je sens bien qu’entre le «génie» et lui, il y a une
+quantité de faiblesse. Lui, si véritable! si neuf! si pur de toute
+duperie et de toutes merveilles, si dur! Mon propre enthousiasme me le
+gâte...
+
+Comment ne pas en ressentir pour celui qui ne disait jamais rien de
+_vague_? pour celui qui déclarait avec calme: «Je n’apprécie en toutes
+choses que la _facilité_ ou la _difficulté_ de les connaître, de les
+accomplir. Je mets un soin extrême à mesurer ces degrés, et à ne pas
+m’attacher... Et que m’importe ce que je sais fort bien?»
+
+Comment ne pas s’abandonner à un être dont l’esprit paraissait
+transformer pour soi seul tout ce qui est, et qui _opérait_ tout ce qui
+lui était proposé? Je devinais cet esprit maniant et mêlant, faisant
+varier, mettant en communication, et dans l’étendue du champ de sa
+connaissance, pouvant couper et dévier, éclairer, glacer ceci, chauffer
+cela, noyer, exhausser, nommer ce qui manque de nom, oublier ce qu’il
+voulait, endormir ou colorer ceci et cela...
+
+Je simplifie grossièrement des propriétés impénétrables. Je n’ose pas
+dire tout ce que mon objet me dit. La logique m’arrête. Mais, en
+moi-même, toutes les fois que se pose le problème de Teste, apparaissent
+de curieuses formations.
+
+Il y a des jours où je le retrouve très nettement. Il se représente à
+mon souvenir, à côté de moi. Je respire la fumée de nos cigares, je
+l’entends, je me _méfie_. Parfois, la lecture d’un journal me fait me
+heurter à sa pensée, quand un événement maintenant la justifie. Et je
+tente encore quelques-unes de ces expériences illusoires qui me
+délectaient à l’époque de nos soirées. C’est-à-dire que je me le figure
+faisant ce que je ne lui ai pas vu faire. Que devient M. Teste
+souffrant?--Amoureux, comment raisonne-t-il?--Peut-il être triste?--De
+quoi aurait-il peur?--Qu’est-ce qui le ferait trembler?--... Je
+cherchais. Je maintenais entière l’image de l’homme rigoureux, je
+tâchais de la faire répondre à mes questions... Elle s’altérait.
+
+Il aime, il souffre, il s’ennuie. Tout le monde s’imite. Mais, au
+soupir, au gémissement élémentaire, je veux qu’il mêle les règles et les
+figures de tout son esprit.
+
+ * * * * *
+
+Ce soir, il y a précisément deux ans et trois mois que j’étais avec lui
+au théâtre, dans une loge prêtée. J’y ai songé tout aujourd’hui.
+
+Je le revois debout avec la colonne d’or de l’Opéra, ensemble.
+
+Il ne regardait que la salle. Il aspirait la grande bouffée brûlante, au
+bord du trou. Il était rouge.
+
+Une immense fille de cuivre nous séparait d’un groupe murmurant au delà
+de l’éblouissement. Au fond de la vapeur, brillait un morceau nu de
+femme, doux comme un caillou. Beaucoup d’éventails indépendants vivaient
+sur le monde sombre et clair, écumant jusqu’aux feux du haut. Mon regard
+épelait mille petites figures, tombait sur une tête triste, courait sur
+des bras, sur les gens, et enfin se brûlait.
+
+Chacun était à sa place, libre d’un petit mouvement. Je goûtais le
+système de classification, la simplicité presque théorique de
+l’assemblée, l’ordre social. J’avais la sensation délicieuse que tout ce
+qui respirait dans ce cube, allait suivre ses lois, flamber de rires par
+grands cercles, s’émouvoir par plaques, ressentir par _masses_ des
+choses _intimes_,--_uniques_,--des remuements secrets, s’élever à
+l’inavouable! J’errais sur ces étages d’hommes, de ligne en ligne, par
+orbites, avec la fantaisie de joindre idéalement entre eux tous ceux
+ayant la même maladie, ou la même théorie, ou le même vice... Une
+musique nous touchait tous, abondait, puis devenait toute petite.
+
+Elle disparut. M. Teste murmurait: «On n’est _beau_, on n’est
+extraordinaire que pour les autres! _Ils_ sont mangés par les autres!»
+
+Le dernier mot sortit du silence que faisait l’orchestre. Teste respira.
+
+Sa face enflammée où soufflaient la chaleur et la couleur, ses larges
+épaules, son être noir mordoré par les lumières, la forme de tout son
+bloc vêtu, étayé par la grosse colonne, me reprirent. Il ne perdait pas
+un atome de tout ce qui devenait sensible, à chaque instant, dans cette
+grandeur rouge et or.
+
+Je regardai ce crâne qui faisait connaissance avec les angles du
+chapiteau, cette main droite qui se rafraîchissait aux dorures et, dans
+l’ombre de pourpre, les grands pieds. Des lointains de la salle, ses
+yeux vinrent vers moi; sa bouche dit: «La discipline n’est pas
+mauvaise... C’est un petit commencement...»
+
+Je ne savais répondre. Il dit de sa voix basse et vite: «Qu’ils
+jouissent et obéissent!»
+
+Il fixa longuement un jeune homme placé en face de nous, puis une dame,
+puis tout un groupe dans les galeries supérieures,--qui débordait du
+balcon par cinq ou six visages brûlants,--et puis tout le monde, tout le
+théâtre, plein comme les cieux, ardent, fasciné par la scène que nous ne
+voyions pas. La stupidité de tous les autres nous révélait qu’il se
+passait n’importe quoi de sublime. Nous regardions se mourir le jour que
+faisaient toutes les figures dans la salle. Et quand il fut très bas,
+quand la lumière ne rayonna plus, il ne resta que la vaste
+phosphorescence de ces mille figures. J’éprouvais que ce crépuscule
+faisait tous ces êtres passifs. Leur attention et l’obscurité
+croissantes formaient un équilibre continu. J’étais moi-même attentif
+_forcément_,--à toute cette attention.
+
+M. Teste dit: «Le suprême _les_ simplifie. Je parie qu’ils pensent tous,
+de plus en plus, _vers_ la même chose. Ils seront égaux devant la crise
+ou limite commune. Du reste, la loi n’est pas si simple... puisqu’elle
+me néglige,--et--je suis ici.»
+
+Il ajouta: «L’éclairage les tient.»
+
+Je dis en riant: «Vous aussi?»
+
+Il répondit: «Vous aussi.»
+
+--«Quel dramaturge vous feriez! lui dis-je, vous semblez surveiller
+quelque expérience créée aux confins de toutes les sciences! Je voudrais
+voir un théâtre inspiré de vos méditations...»
+
+Il dit: «Personne ne médite.»
+
+L’applaudissement et la lumière complète nous chassèrent. Nous
+circulâmes, nous descendîmes. Les passants semblaient en liberté. M.
+Teste se plaignit légèrement de la fraîcheur de minuit. Il fit allusion
+à d’anciennes douleurs.
+
+Nous marchions, et il lui échappait des phrases presque incohérentes.
+Malgré mes efforts, je ne suivais ses paroles qu’à grand’peine, me
+bornant enfin à les retenir. L’incohérence d’un discours dépend de celui
+qui l’écoute. L’esprit me paraît ainsi fait qu’il ne peut être
+incohérent pour soi-même. Aussi me suis-je gardé de classer Teste parmi
+les fous. D’ailleurs, j’apercevais vaguement le lien de ses idées, je
+n’y remarquais aucune contradiction;--et puis, j’aurais redouté une
+solution trop simple.
+
+Nous allions dans les rues adoucies par la nuit, nous tournions à des
+angles, dans le vide, trouvant d’instinct notre voie,--plus large, plus
+étroite, plus large. Son pas militaire se soumettait le mien...
+
+ * * * * *
+
+«Pourtant, _répondis-je_, comment se soustraire à une musique si
+puissante! Et pourquoi? J’y trouve une ivresse particulière, dois-je la
+dédaigner? J’y trouve l’illusion d’un travail immense, qui, tout à coup
+me deviendrait possible... Elle me donne des _sensations abstraites_,
+des figures délicieuses de tout ce que j’aime,--du changement, du
+mouvement, du mélange, du flux, de la transformation... Nierez-vous
+qu’il y ait des choses anesthésiques? Des arbres qui saoulent, des
+hommes qui donnent de la force, des filles qui paralysent, des ciels qui
+coupent la parole?
+
+M. Teste reprit assez haut:
+
+--«Eh! Monsieur! que m’importe le «talent» de vos arbres--et des
+autres!... Je suis chez MOI, je parle ma langue, je hais les choses
+extraordinaires. C’est le besoin des esprits faibles. Croyez-moi à la
+lettre: le génie est _facile_, la fortune est _facile_, la _divinité_
+est _facile_... Je veux dire simplement--que je sais comment cela se
+conçoit. C’est _facile_.
+
+«Autrefois,--il y a bien vingt ans,--toute chose au-dessus de
+l’ordinaire accomplie par un autre homme, m’était une défaite
+personnelle. Dans le passé, je ne voyais qu’idées volées à moi! Quelle
+bêtise!... Dire que notre propre image ne nous est pas indifférente!
+Dans les combats imaginaires, nous la traitons _trop bien_ ou _trop
+mal_!...»
+
+Il toussa. Il se dit: «Que peut un homme?... Que peut un homme!...» Il
+me dit: «Vous connaissez un homme sachant qu’il ne sait ce qu’il dit!»
+
+Nous étions à sa porte. Il me pria de venir fumer un cigare chez lui.
+
+ * * * * *
+
+Au haut de la maison, nous entrâmes dans un très petit appartement
+«garni». Je ne vis pas un livre. Rien n’indiquait le travail
+traditionnel devant une table, sous une lampe, au milieu de papiers et
+de plumes. Dans la chambre verdâtre qui sentait la menthe, il n’y avait
+autour de la bougie que le morne mobilier abstrait,--le lit, la pendule,
+l’armoire à glace, deux fauteuils--comme des êtres de raison. Sur la
+cheminée, quelques journaux, une douzaine de cartes de visite couvertes
+de chiffres, et un flacon pharmaceutique. Je n’ai jamais eu plus
+fortement l’impression du _quelconque_. C’était le logis quelconque,
+analogue au point quelconque des théorèmes,--et peut-être aussi utile.
+Mon hôte existait dans l’intérieur le plus général. Je songeai aux
+heures qu’il faisait dans ce fauteuil. J’eus peur de l’infinie tristesse
+possible dans ce lieu pur et banal. J’ai vécu dans de telles chambres,
+je n’ai jamais pu les croire définitives, sans horreur.
+
+M. Teste parla de l’argent. Je ne sais pas reproduire son éloquence
+spéciale: elle me semblait moins précise que d’ordinaire. La fatigue, le
+silence qui se fortifiait avec l’heure, les cigares amers, l’abandon
+nocturne semblaient l’atteindre. J’entends sa voix baissée et ralentie
+qui faisait danser la flamme de l’unique bougie brûlant entre nous, à
+mesure qu’il citait de très grands nombres, avec lassitude. Huit cent
+dix millions soixante quinze mille cinq cent cinquante... J’écoutais
+cette musique inouïe sans suivre le calcul. Il me communiquait le
+tremblement de la Bourse, et les longues suites de noms de nombres me
+prenaient comme une poésie. Il rapprochait les événements, les
+phénomènes industriels, le goût public et les passions, les chiffres
+encore, les uns des autres. Il disait: «L’or est comme l’esprit de la
+société.»
+
+Tout à coup, il se tut. Il souffrit.
+
+J’examinai de nouveau la chambre froide, la nullité du meuble, pour ne
+pas le regarder. Il prit sa fiole et but. Je me levai pour partir.
+
+--«Restez encore, dit-il, vous ne vous ennuyez pas. Je vais me mettre au
+lit. Dans peu d’instants, je dormirai. Vous prendrez la bougie pour
+descendre.»
+
+Il se dévêtit tranquillement. Son corps sec se baigna dans les draps et
+fit le mort. Ensuite il se tourna, et s’enfonça davantage dans le lit
+trop court.
+
+Il me dit en souriant: «Je fais la planche. Je flotte!... Je sens un
+roulis imperceptible dessous,--un mouvement immense? Je dors une heure
+ou deux tout au plus, moi qui adore la navigation de la nuit. Souvent je
+ne distingue plus ma pensée d’avant le sommeil. Je ne sais pas si j’ai
+dormi. Autrefois, en m’assoupissant, je pensais à tous ceux qui
+m’avaient fait plaisir, figures, choses, minutes. Je les faisais venir
+pour que la pensée fût aussi douce que possible, facile comme le lit...
+Je suis vieux. Je puis vous montrer que je me sens vieux...
+Rappelez-vous!--Quand on est enfant on se _découvre_, on découvre
+lentement l’espace de son corps, on exprime la particularité de son
+corps par une série d’efforts, je suppose? On se tord et on se trouve ou
+on se retrouve, et on s’étonne! on touche son talon, on saisit son pied
+droit avec sa main gauche, on obtient le pied froid dans la paume
+chaude!... Maintenant, je me sais par cœur. Le cœur aussi. Bah! toute la
+terre est marquée, tous les pavillons couvrent tous les territoires...
+Reste mon lit. J’aime ce courant de sommeil et de linge: ce linge qui se
+tend et se plisse, ou se froisse,--qui descend sur moi comme du sable,
+quand je fais le mort,--qui se caille autour de moi dans le sommeil...
+C’est de la mécanique bien complexe. Dans le sens de la trame ou de la
+chaîne, une déformation très petite... Ah!»
+
+Il souffrit.
+
+«Mais qu’avez-vous? lui dis-je, je puis...
+
+--J’ai, dit-il,... pas grand’chose. J’ai... un dixième de seconde qui se
+montre... Attendez... Il y a des instants où mon corps s’illumine...
+C’est très curieux. J’y vois tout à coup en moi... je distingue les
+profondeurs des couches de ma chair; et je sens des zones de douleur,
+des anneaux, des pôles, des aigrettes de douleur. Voyez-vous ces figures
+vives? cette géométrie de ma souffrance? Il y a de ces éclairs qui
+ressemblent tout à fait à des idées. Ils font comprendre,--d’ici,
+jusque-là... Et pourtant ils me laissent _incertain_. Incertain n’est
+pas le mot... Quand _cela_ va venir, je trouve en moi quelque chose de
+confus ou de diffus. Il se fait dans mon être des endroits... brumeux,
+il y a des étendues qui font leur apparition. Alors, je prends dans ma
+mémoire une question, un problème quelconque... Je m’y enfonce. Je
+compte des grains de sable... et, tant que je les vois...--Ma douleur
+grossissante me force à l’observer. J’y pense!--Je n’attends que mon
+cri,... et dès que je l’ai entendu--l’_objet_, le terrible _objet_,
+devenant plus petit, et encore plus petit, se dérobe à ma vue
+intérieure...
+
+«Que peut un homme? Je combats tout,--hors la souffrance de mon corps,
+au delà d’une certaine grandeur. C’est là, pourtant, que je devrais
+commencer. Car, souffrir, c’est donner à quelque chose une attention
+suprême, et je suis un peu l’homme de l’attention... Sachez que j’avais
+prévu la maladie future. J’avais songé avec précision à ce dont tout le
+monde est sûr. Je crois que cette vue sur une portion évidente de
+l’avenir, devrait faire partie de l’éducation. Oui, j’avais prévu ce qui
+commence maintenant. C’était, alors, une idée comme les autres. Ainsi,
+j’ai pu la suivre.»
+
+Il devint calme.
+
+Il se plia sur le côté, baissa les yeux; et, au bout d’une minute,
+parlait de nouveau. Il commençait à se perdre. Sa voix n’était qu’un
+murmure dans l’oreiller. Sa main rougissante dormait déjà.
+
+Il disait encore: «Je pense, et cela ne gêne rien. Je suis seul. Que la
+solitude est confortable! Rien de doux ne me pèse... La même rêverie
+ici, que dans la cabine du navire, la même au café Lambert... Les bras
+d’une Berthe, s’ils prennent de l’importance, je suis volé,--comme par
+la douleur... Celui qui me parle, s’il ne prouve pas,--c’est un ennemi.
+J’aime mieux l’éclat du moindre fait qui se produit. Je suis étant, et
+me voyant; me voyant me voir, et ainsi de suite... Pensons de tout près.
+Bah! on s’endort sur n’importe quel sujet... Le sommeil continue
+n’importe quelle idée...»
+
+Il ronflait doucement. Un peu plus doucement, je pris la bougie, je
+sortis à pas de loup.
+
+1895
+
+
+
+
+LETTRE D’UN AMI
+
+
+NOTE DE L’ÉDITEUR
+
+Quelques bons esprits ayant admis, quoique sans preuves matérielles, que
+la lettre ci-contre avait été adressée à M. Teste par un écrivain de ses
+amis, on a cru la devoir joindre à ce recueil qui pouvait se passer
+d’elle, comme elle de lui.
+
+
+
+
+Mon ami, me voici loin de vous. Nous nous parlions, et je vous écris.
+C’est, _si l’on veut_, une chose bien étrange.
+
+Vous allez voir que je suis dans une disposition à m’émerveiller.
+
+Le retour même à ce Paris, après une assez longue absence, m’est apparu
+sous quelque espèce métaphysique.--Je ne parle pas seulement du retour
+matériel, noir sacrifice d’une nuit au vacarme et aux saccades. Le corps
+inerte et vivant s’abandonne aux corps morts et mouvants qui le
+transportent. Le rapide a une idée fixe qui est la Ville. On est le
+captif de son idéal, le jouet de sa fureur monotone. Il faut subir des
+millions de coups frappés à la cantonnade, et ces rythmes et ces
+ruptures de rythmes, ces battements et gémissements mécaniques,--tout le
+tapage forcené de je ne sais quelle fabrique de vitesse. On est ivre de
+fantômes qui tournent, de visions versées au néant, de lumières
+arrachées. Le métal que forge la marche dans l’ombre fait rêver que le
+Temps personnel et brutal attaque et désagrège la dure et profonde
+distance. Surexcité, accablé de sévices, le cerveau, de soi-même, et
+sans qu’il le sache, engendre nécessairement toute une littérature
+moderne...
+
+Parfois la sensation se fait stationnaire. L’ensemble des cahots ne mène
+à rien. Le total du déplacement se compose d’une infinité de redites;
+chaque instant vient convaincre l’autre que l’on n’arrivera jamais.
+
+Peut-être l’éternité et l’enfer sont-ils les naïves expressions de
+quelque voyage inévitable?
+
+A force, toutefois, de tant d’agitation de nos os et de nos idées dans
+les ténèbres, le soleil et Paris sortent enfin du jeu.
+
+Mais l’être de l’esprit,--_le petit homme qui est dans l’homme_,--(et
+qui est toujours supposé dans la grossière imagination que nous nous
+faisons de la connaissance), opère de son côté son changement de
+présence. Il ne circule point comme la conscience, dans une
+fantasmagorie de visions et un tumulte de phénomènes. Il voyage selon sa
+nature, et _dans sa nature même_. Je m’estimerais beaucoup si je savais
+me représenter son opération. Si je savais vous la décrire, cette estime
+pour moi grandirait en moi à l’infini. Mais il n’en est pas question...
+
+Je me figure donc, comme je puis, que le sentiment du changement de
+notre séjour s’accompagne dans quelque substance inconnue, et qui nous
+est essentielle, d’un travail de détachement et de renouement subtils.
+C’est une classification profonde qui se transforme. A peine le départ
+résolu, et bien avant que le corps ne s’y mette, l’idée seule que tout
+va changer autour de nous intime à notre système caché une modification
+mystérieuse. De sentir que l’on s’en va, toutes choses encore tangibles
+en perdent presque aussitôt leur existence prochaine. Elles sont comme
+frappées dans les puissances de leur présence, dont quelques-unes
+s’évanouissent. Hier encore, vous étiez près de moi, et il y avait en
+moi une secrète personne déjà toute disposée à ne plus vous voir de
+longtemps. Je ne vous trouvais plus dans le temps rapproché, et
+cependant je vous tenais la main. Vous m’étiez coloré d’absence, et
+comme condamné à ne point avoir d’avenir imminent. Je vous regardais de
+près, je vous voyais au loin. Vos mêmes regards ne contenaient plus de
+durée. Il me semblait qu’il y eût entre vous et moi _deux distances_,
+l’une encore insensible, l’autre immense déjà; et je ne savais pas
+quelle il fallait prendre pour la plus réelle des deux...
+
+J’ai observé, pendant le trajet, s’altérer les attentes de mon âme.
+Certains ressorts se détendent, d’autres se roidissent. Nos prévisions
+inconscientes, nos étonnements éventuels échangent leurs positions
+profondes. Si je vous rencontrais demain, ce me serait une grande
+surprise...
+
+Tout à coup je me sentis à Paris, quelques heures avant que d’y être. Je
+reprenais sensiblement mes esprits parisiens qui s’étaient un peu
+dissipés dans mes voyages. Ils s’étaient réduits à des souvenirs; ils
+redevenaient maintenant des valeurs vivantes et des sources que l’on
+doit utiliser à chaque instant.
+
+Quel démon que celui de l’analogie abstraite!--Vous savez comme il me
+tourmente quelquefois!--Il me soufflait de comparer cette altération
+indéfinissable qui se passait en moi, à un changement assez brusque de
+certaines _probabilités_ mentales. Telle réponse, tel mouvement, telle
+action de notre visage, qui sont à Paris les effets instantanés de nos
+impressions, ne nous sont plus si naturels quand nous sommes retirés à
+la campagne, ou plongés dans un milieu suffisamment écarté. Le spontané
+n’est plus le même. Nous ne sommes prêts à répondre qu’à ce qui est
+_probablement voisin_.
+
+On en tirerait de curieuses conséquences. Un physicien hardi, qui ferait
+entrer les vivants, et même les cœurs, dans ses desseins, se risquerait
+peut-être à définir un éloignement par une certaine distribution
+intérieure...
+
+J’ai grande peur, mon vieil ami, que nous ne soyons faits de bien des
+choses qui nous ignorent. Et c’est en quoi nous nous ignorons. S’il y en
+a une infinité, toute méditation est vaine...
+
+Je me sentais donc ressaisir par un autre système de vie, et je
+connaissais mon retour comme une sorte de rêve de ce monde où je
+revenais. Une ville où la vie verbale est plus puissante, plus diverse,
+plus active et capricieuse qu’en toute autre, se préparait en moi par
+l’idée d’une confusion étincelante. Le dur murmure du train prêtait à ma
+distraction imagée l’accompagnement de la rumeur d’une ruche.
+
+Il me semblait que nous avancions vers un nuage de propos. Mille gloires
+en évolution, mille titres d’ouvrages par seconde paraissaient,
+périssaient indistinctement dans cette nébuleuse grandissante. Je ne
+savais pas si je voyais ou si j’entendais cette agitation insensée. Il y
+avait des écritures qui criaient, des paroles qui étaient des hommes, et
+des hommes qui étaient des noms... Point de lieu sur la terre,
+pensai-je, où le langage ait plus de fréquence, plus de résonances,
+moins de réserve, qu’en ce Paris où la littérature, et la science, et
+les arts, et la politique d’un grand pays sont jalousement concentrés.
+Les Français ont amassé toutes leurs idées dans une enceinte. Nous y
+vivons dans notre feu.
+
+Dire; redire; contredire; prédire; médire... Tous ces verbes ensemble me
+résumaient le bourdonnement du paradis de la parole.
+
+Quoi de plus fatigant que de concevoir le chaos d’une multitude
+d’esprits?--Chaque pensée dans ce tumulte trouve sa pareille, son
+adverse, son antécédente et sa suivante. Tant de similitudes, tant
+d’imprévu la découragent.
+
+Imaginez-vous le désordre incomparable qu’entretiennent dix mille êtres
+essentiellement singuliers? Songez à la _température_ que peut produire
+dans ce lieu un si grand nombre d’_amours propres_ qui s’y comparent.
+Paris enferme et combine, et consomme ou consume la plupart des
+brillants infortunés que leurs destins ont appelés aux _professions
+délirantes_... Je nomme ainsi tous ces métiers dont le principal
+instrument est l’opinion que l’on a de soi-même, et dont la matière
+première est l’opinion que les autres ont de vous. Les personnes qui les
+exercent, vouées à une éternelle candidature, sont nécessairement
+toujours affligées d’un certain délire des grandeurs qu’un certain
+délire de la persécution traverse et tourmente sans répit. Chez ce
+peuple d’uniques règne la loi de faire ce que nul n’a jamais fait, et
+que nul jamais ne fera. C’est du moins la loi des _meilleurs_,
+c’est-à-dire de ceux qui ont le cœur de vouloir nettement quelque chose
+d’absurde... Ils ne vivent que pour obtenir et rendre durable l’illusion
+d’être seuls,--car la supériorité n’est qu’une solitude située sur les
+limites actuelles d’une espèce. Ils fondent chacun son existence sur
+l’inexistence des autres, mais auxquels il faut arracher leur
+consentement qu’ils n’existent pas... Remarquez bien que je ne fais que
+de déduire ce qui est enveloppé dans ce qui se voit. Si vous doutez,
+cherchez donc à quoi tend un travail qui doit ne pouvoir absolument être
+fait que par un individu déterminé, et qui dépend de la particularité
+des hommes? Songez à la signification véritable d’une hiérarchie fondée
+sur la rareté.--Je m’amuse parfois d’une image _physique_ de nos cœurs,
+qui sont faits intimement d’une énorme injustice et d’une petite justice
+combinées. J’imagine qu’il y a dans chacun de nous un atome important
+entre nos atomes, et constitué par deux _grains d’énergie_ qui
+voudraient bien se séparer. Ce sont des énergies contradictoires mais
+indivisibles. La nature les a jointes pour toujours, quoique
+furieusement ennemies. L’une est l’éternel mouvement d’un gros _électron
+positif_, et ce mouvement inépuisable engendre une suite de sons graves
+où l’oreille intérieure distingue sans nulle peine une profonde phrase
+monotone: _Il n’y a que moi. Il n’y a que moi. Il n’y a que moi, moi,
+moi..._ Quant au petit électron radicalement _négatif_, il crie à
+l’extrême de l’aigu, et perce et reperce de la sorte la plus cruelle le
+thème égotiste de l’autre: _Oui, mais il y a un tel... Oui, mais il y a
+un tel... Tel, tel, tel._ Et tel autre!... Car le nom change assez
+souvent...
+
+Bizarre royaume où toutes les belles choses qui s’y produisent sont une
+amère nourriture pour toutes les âmes moins une. Et plus elles sont
+belles, plus amèrement ressenties.
+
+Tenez encore. Il me semble que chaque mortel possède tout auprès du
+centre de sa machine, et en belle place parmi les instruments de la
+navigation de sa vie, un petit appareil d’une sensibilité incroyable qui
+lui marque l’état de l’amour de soi. On y lit que l’on s’admire, que
+l’on s’adore, que l’on se fait horreur, que l’on se raye de l’existence;
+et quelque vivant _index_, qui tremble sur le cadran secret, hésite
+terriblement prestement entre le zéro d’être une bête et le maximum
+d’être un dieu.
+
+Eh bien, mon tendre ami, si vous voulez comprendre quelque chose à bien
+des choses, il faut songer qu’un appareil si vital et si délicat est le
+jouet du premier venu.
+
+Et, sans doute, il est des hommes étranges en qui cette aiguille cachée
+marque toujours le point opposé de celui que l’on gagerait qu’elle
+indiquât. Ils se haïssent au moment même de l’estime universelle, et au
+contraire dans le contraire. Mais nous savons qu’il n’est plus de lois
+toutes satisfaites. Il n’est plus que des à peu près...
+
+Et le train filait toujours, rejetant violemment peupliers, vaches,
+hangars, et toutes choses terrestres, comme s’il avait soif, comme s’il
+courait à la pensée pure, ou vers quelque étoile à rejoindre. Quel but
+suprême peut exiger un ravissement si brutal, et un renvoi si vif de
+paysages à tous les diables.
+
+Nous approchions de la nuée. Des noms s’illuminaient, d’autres
+pâlissaient. Le ciel s’emplissait de météores politiques et littéraires.
+Les surprises crépitaient. Les doux bêlaient, les aigres miaulaient, les
+gras mugissaient, les maigres rugissaient.
+
+Les partis, les écoles, les salons, les cafés, tout se faisait entendre.
+L’air ne suffisant plus, l’éther se chargeait de messages. On était
+assourdi par le cliquetis d’un duel dont les épées étaient des éclairs,
+et bien des pauvretés se propageaient jusqu’aux extrémités du monde avec
+la vitesse de la lumière.
+
+Je vous prie de m’excuser de cet abus que je fais de l’imparfait de
+l’indicatif; mais il est le _temps_ de l’incohérence, et je m’aperçois
+que je suis en train de vous peindre, si c’est là une peinture, la plus
+grande incohérence concevable. J’y ajouterai quelques traits au moyen de
+quelques autres imparfaits.
+
+Je voyais en esprit le marché, la bourse, le bazar occidental des
+échanges des phantasmes. J’étais occupé des merveilles de l’instable, de
+sa durée étonnante, de la force des paradoxes, de la résistance des
+choses usées... Tout se figurait. Les luttes abstraites prenaient forme
+de diableries. La mode et l’éternité se colletaient. Le rétrograde et
+l’avancé se disputaient le point d’où l’on tombe. Les nouveautés même
+nouvelles enfantaient des conséquences très anciennes. Ce que le silence
+avait élaboré se vendait à la criée... Enfin, tous les événements
+possibles spirituels se produisaient rapidement devant mon âme encore à
+demi endormie. Elle était saisie de terreur, de dégoût, de désespoir, et
+d’une affreuse curiosité, en contemplant, toute lasse et confuse, le
+spectacle idéal de cette immense activité que l’on nomme
+_intellectuelle_.
+
+ * * * * *
+
+--INTELLECTUELLE?...
+
+ * * * * *
+
+Ce mot énorme, qui m’était venu vaguement, _bloqua_ net tout mon train
+de visions. Drôle de chose que le choc d’un mot dans une tête! Toute la
+masse du _faux_ en pleine vitesse saute brusquement hors de la ligne du
+_vrai_...
+
+Intellectuelle?... Point de réponse. Point d’idées. Des arbres, des
+disques, des harpes infinies sur les fils horizontaux desquelles
+volaient plaines, châteaux, fumées... Je regardais en moi avec des yeux
+étrangers. Je butais dans ce que je venais de créer. Ahuri, au milieu
+des débris de l’intelligible, je retrouvai inerte et comme renversé, ce
+grand mot qui avait causé la catastrophe. Il était sans doute un peu
+trop long pour les courbes de ma pensée.
+
+--_Intellectuelle_... Tout le monde à ma place aurait compris. Mais
+moi!...
+
+--Vous le savez, cher Vous, que je suis un esprit de la plus ténébreuse
+espèce. Vous le savez par expérience, et le savez encore mieux pour
+l’avoir cent fois ouï dire. Il ne manque point de personnes, et doctes,
+et bénignes, et bien disposées, qui attendent pour me lire que l’on
+m’ait traduit en français. Elles s’en plaignent vers le public, lui
+exposent des citations de mes vers où je confesse qu’elles doivent
+s’embarrasser. Même, elles tirent une juste gloire de ne point entendre
+quelque chose; ce que d’autres cacheraient. «_Modeste tamen et
+circumspecto judicio pronuntiandum est_, dit Quintilien, dans un endroit
+que Racine a pris soin de traduire,--_ne quod plerisque accidit, damnent
+quae non intelligunt_.» Mais moi, je suis désespéré d’affliger ces
+amateurs de lumière. Rien ne m’attire que la clarté. Hélas, ami de moi!
+je vous assure que je n’en trouve presque point. Je mets ceci dans votre
+oreille toute proche. N’allez point le répandre. Gardez excessivement
+mon secret. Oui, la clarté pour moi est si peu commune que je n’en vois
+sur toute l’étendue du monde,--et singulièrement du monde pensant et
+écrivant,--que dans la proportion du diamant à la masse de la planète.
+Les ténèbres que l’on me prête sont vaines et transparentes auprès de
+celles que je découvre un peu partout. Heureux les autres, qui
+conviennent avec eux-mêmes qu’ils s’entendent parfaitement! Ils
+écrivent, ils parlent sans trembler. Vous sentez comme j’envie tous ces
+humains lucides dont les ouvrages font que l’on songe à la douce
+facilité du soleil dans un univers de cristal... Ma mauvaise conscience
+me suggère parfois de les incriminer pour me défendre. Elle me murmure
+qu’il n’y a que ceux qui ne cherchent rien qui ne rencontrent jamais
+l’obscurité, et qu’il ne faut proposer aux gens que ce qu’ils savent.
+Mais je m’examine dans le fond, et il faut bien que je consente à ce que
+disent tant de personnes distinguées. Je suis fait véritablement, mon
+ami, d’un malheureux esprit qui n’est jamais bien sûr d’avoir compris ce
+qu’il a compris sans s’en apercevoir. Je discerne fort mal ce qui est
+clair sans réflexion de ce qui est positivement obscur... Cette
+faiblesse, sans doute, est le principe de mes ténèbres. Je me méfie de
+tous les mots, car la moindre méditation rend absurde que l’on s’y fie.
+J’en suis venu, hélas, à comparer ces paroles par lesquelles on traverse
+si lestement l’espace d’une pensée, à des planches légères jetées sur un
+abîme, qui souffrent le passage et point la station. L’homme en vif
+mouvement les emprunte et se sauve; mais qu’il insiste le moins du
+monde, ce peu de temps les rompt et tout s’en va dans les profondeurs.
+Qui se hâte _a compris_; il ne faut point s’appesantir: on trouverait
+bientôt que les plus clairs discours sont tissus de termes obscurs.
+
+Tout ceci me pourrait induire en de grands et charmants développements
+dont je vous fais grâce. Une lettre est littérature. C’est une loi
+étroite de la littérature qu’il ne faut rien creuser à fond. C’est aussi
+le vœu général. Voyez de toutes parts.
+
+J’étais donc dans mon propre gouffre,--qui pour être le mien n’en était
+pas moins gouffre,--j’étais donc dans mon propre gouffre, incapable
+d’expliquer à un enfant, à un sauvage, à un archange,--à moi-même,--ce
+mot: _Intellectuel_ qui ne donne aucun mal à qui que ce soit.
+
+Ce n’était point les images qui me manquaient. Mais au contraire, à
+chaque consultation de mon esprit par ce terrible mot, l’oracle
+répondait par une image différente. Toutes étaient naïves. Aucune
+exactement n’annulait la sensation de ne point comprendre.
+
+Il me venait des lambeaux de rêve.
+
+Je formais des figures que j’appelais des «Intellectuels». Hommes
+presque immobiles qui causaient de grands mouvements dans le monde. Ou
+hommes très animés, dont les vives actions de leurs mains et de leurs
+bouches manifestaient des puissances imperceptibles et des objets
+invisibles par essence... Je vous demande pardon de vous dire la vérité.
+Je voyais ce que je voyais.
+
+Hommes de _pensée_, Hommes de _lettres_, Hommes de _science_,
+_Artistes_,--Causes, causes vivantes, causes individuées, causes
+minimes, causes contenant des causes et inexplicables à elles-mêmes,--et
+causes de qui les effets étaient aussi vains, mais à la fois aussi
+prodigieusement importants, _que je le voulais_... l’univers de ces
+causes et de leurs effets existait et n’existait pas. Ce système d’actes
+étranges, de productions et de prodiges avait la réalité toute-puissante
+et nulle d’une partie de cartes. Inspirations, méditations, œuvres,
+gloire, talents, il dépendait d’un certain regard que ces choses fussent
+presque tout, et d’un certain autre, qu’elles se réduisissent à presque
+rien.
+
+Puis, à une lueur apocalyptique, je crus entrevoir le désordre et la
+fermentation de toute une société de démons. Il parut, dans un espace
+surnaturel, une sorte de comédie de ce qui arrive dans l’Histoire.
+Luttes, factions, triomphes, exécrations solennelles, exécutions,
+émeutes, tragédies autour du pouvoir!... Il n’était bruit dans cette
+République que de scandales, de fortunes foudroyantes ou foudroyées, de
+complots et d’attentats. Il y avait des plébiscites de chambre, des
+couronnements insignifiants, beaucoup d’assassinats _par la parole_. Je
+ne parle point des larcins. Tout ce peuple «intellectuel» était comme
+l’autre. On y trouvait des puritains, des spéculateurs, des prostitués,
+des croyants qui ressemblaient à des impies et des impies qui faisaient
+mine de croyants; il y avait de faux simples et de vraies bêtes, et des
+autorités, et des anarchistes, et jusqu’à des bourreaux dont les glaives
+dégouttaient d’encre. Et les uns se croyaient prêtres et pontifes, les
+autres prophètes, les autres Césars, ou bien martyrs, ou un peu de
+chaque. Plusieurs se prenaient, jusque dans leurs actes, pour des
+enfants ou pour des femmes. Les plus ridicules étaient ceux qui se
+faisaient de leur chef les juges et les justiciers de la tribu. Ils ne
+paraissaient point se douter que nos jugements nous jugent, et que rien
+plus ingénument ne nous dévoile et n’expose nos faiblesses que
+l’attitude de prononcer sur le prochain. C’est un art dangereux que
+celui dans lequel les moindres erreurs peuvent toujours s’attribuer au
+caractère.
+
+Chacun de ces démons se regardait assez souvent dans un miroir de
+papier; il y considérait le premier ou le dernier des êtres...
+
+Je cherchais vaguement les lois de cet empire. La nécessité d’amuser; le
+besoin de vivre; le désir de survivre; le plaisir d’étonner, de choquer,
+de gourmander, d’enseigner, de mépriser; l’aiguillon de la jalousie,
+menaient, irritaient, échauffaient, expliquaient cet Enfer.
+
+Je m’y suis vu moi-même; et sous une figure inconnue de moi, que mes
+écrits, peut-être, avaient formée. Vous n’ignorez pas, cher rêveur, que
+dans les songes, il se fait quelquefois un accord _singulier_ entre ce
+que l’on voit et ce que l’on sait; mais ce n’est point un accord qui se
+supporterait dans la veille. Je _vois_ Pierre, et je _sais_ qu’il est
+Jacques. Je me suis donc aperçu, quoique rarement, et sous un autre
+visage; je ne me reconnaissais qu’à une douleur exquise qui me perçait
+le cœur. Du fantôme ou de moi, il me semblait que l’un de nous dût
+_s’évanouir_...
+
+Adieu. Je n’en finirais plus si je voulais vous donner à lire tout ce
+qui vint se colorer et me confondre dans les derniers instants de mon
+voyage. Adieu. J’oubliais de vous dire que je fus tiré de tout ceci par
+le pied d’un dur Anglais qui m’écrasa le mien sans nulle peine,
+cependant que le train noir et suant stoppait. Adieu.
+
+
+
+
+LETTRE DE MADAME ÉMILIE TESTE
+
+
+Monsieur et ami,
+
+Je vous rends grâces de votre envoi et de la lettre que vous avez écrite
+à Monsieur Teste. Je crois bien que l’ananas et les confitures n’ont pas
+déplu; je suis sûre que les cigarettes ont fait plaisir. Quant à la
+lettre, je mentirais si je vous en disais la moindre chose. Je l’ai lue
+à mon mari, et je ne l’ai guère comprise. Cependant je vous avoue que
+j’y ai pris une certaine délectation. Les choses abstraites ou trop
+élevées pour moi ne m’ennuient pas à entendre; j’y trouve un
+enchantement presque musical. Il y a une belle partie de l’âme qui peut
+jouir sans comprendre, et qui est grande chez moi.
+
+J’ai donc fait lecture de votre lettre à M. Teste. Il l’a écouté lire
+sans montrer ce qu’il en pensait, ni qu’il y pensât. Vous savez qu’il ne
+lit presque rien de ses yeux, dont il fait un usage étrange, et comme
+_intérieur_. Je me trompe, je veux dire: un usage _particulier_. Mais ce
+n’est pas cela du tout. Je ne sais comment m’exprimer; mettons à la fois
+_intérieur_, _particulier_..., et _universel_!!! Ils sont fort beaux,
+ses yeux; je les aime d’être un peu plus grands que tout ce qu’il y a de
+visible. On ne sait jamais s’il leur échappe quoi que ce soit, ou bien,
+si, au contraire, le monde entier ne leur est pas un simple détail de
+tout ce qu’ils voient, une _mouche volante_ qui vous peut obséder, mais
+qui n’existe pas. Cher Monsieur, depuis que je suis mariée avec votre
+ami, jamais je n’ai pu m’assurer de ses regards. L’objet même qu’ils
+fixent est peut-être l’objet même que son esprit veut réduire à néant.
+
+Notre vie est toujours celle que vous connaissez: la mienne, nulle et
+utile; la sienne, toute en habitudes et en absence. Ce n’est pas qu’il
+ne se réveille, et ne reparaisse, quand il veut, terriblement vivant. Je
+l’aime bien ainsi. Il est grand et redoutable tout à coup. La machine de
+ses actes monotones éclate; son visage étincelle, il dit des choses que
+bien souvent je n’entends qu’à demi, mais qui ne s’effacent plus de ma
+mémoire. Mais je ne veux rien vous cacher, ou presque rien: _Il lui
+arrive d’être très dur._ Je ne pense pas que personne puisse l’être
+comme lui. Il vous brise l’esprit d’un mot, je me vois comme un vase
+manqué que le potier jette aux débris. Il est dur comme un ange,
+Monsieur. Il ne se rend pas compte de sa force: il a des paroles
+inattendues qui sont trop vraies, qui vous anéantissent les gens, les
+réveillent en pleine sottise, face à eux-mêmes, tout attrapés d’être ce
+qu’ils sont, et de vivre si naturellement de niaiseries. Nous vivons
+bien à l’aise, chacun dans son absurdité, comme poissons dans l’eau, et
+nous ne percevons jamais que par un accident tout ce que contient de
+stupidités l’existence d’une personne raisonnable. Nous ne pensons
+jamais que ce que nous pensons nous cache ce que nous sommes. J’espère
+bien, Monsieur, que nous valons mieux que toutes nos pensées, et que
+notre plus grand mérite devant Dieu sera d’avoir essayé de nous arrêter
+sur quelque chose de plus solide que les babillages même admirables de
+notre esprit avec soi-même.
+
+D’ailleurs, M. Teste n’a pas besoin de parler pour rendre à l’humilité
+et à une simplicité presque animale les personnes qui l’entourent. Son
+existence semble infirmer toutes les autres, et même ses manies font
+réfléchir.
+
+Mais n’imaginez pas qu’il soit toujours difficile ni accablant. Si vous
+saviez, Monsieur, comme il peut être tout autre!... Certes, il est dur,
+parfois; mais en d’autres heures, c’est d’une exquise et surprenante
+douceur qu’il se pare, qui semble descendre des cieux. C’est un présent
+mystérieux et irrésistible que son sourire, et sa rare tendresse est une
+rose d’hiver. Toutefois, il est impossible de prévoir ni sa facilité ni
+ses violences. C’est une chose vaine d’en attendre la rigueur ou la
+faveur; il déjoue par sa profonde distraction et par l’ordre
+impénétrable de ses pensées, tous les calculs ordinaires que font les
+humains au caractère de leurs semblables. Mes prévenances, mes
+complaisances, mes étourderies, mes petits manquements, je ne sais
+jamais ce qu’ils tireront de M. Teste. Mais je vous avoue que rien ne
+m’attache plus à lui que cette incertitude de son humeur. Après tout, je
+suis bien heureuse de ne point trop le comprendre, de ne point deviner
+chaque jour, chaque nuit, chaque moment prochain de mon passage sur la
+terre. Mon âme a plus de soif d’être étonnée que de tout autre chose.
+L’attente, le risque, un peu de doute, l’exaltent et la vivifient bien
+plus que ne le fait la possession du certain. Je crois que cela n’est
+pas bien; mais je suis ainsi, malgré les reproches que je m’en fais. Je
+me suis confessée plus d’une fois d’avoir pensé que je préférais croire
+en Dieu que de le voir dans toute sa gloire, et j’ai été blâmée. Mon
+confesseur m’a dit que c’était une bêtise plutôt qu’un péché.
+
+Pardonnez-moi de vous écrire sur mon pauvre être quand vous ne souhaitez
+que d’apprendre quelques nouvelles de celui qui vous intéresse si
+vivement. Mais je suis un peu plus que le témoin de sa vie; j’en suis
+une pièce et comme un organe, quoique non essentiel. Mari et femme que
+nous sommes, nos actions sont composées par le mariage, et nos
+nécessités temporelles assez bien ajustées, en dépit de la différence
+immense et indéfinissable de nos esprits. Je suis donc obligée de vous
+parler incidemment de celle qui vous parle de lui. Peut-être que vous
+concevez assez mal quelle est ma condition auprès de M. Teste, et
+comment je m’arrange de passer mes jours dans l’intimité d’un homme si
+original, de m’en trouver si proche et si éloignée?
+
+Les dames de mon âge, mes amies véritables ou apparentes, sont fort
+étonnées de me voir, qui semble si bien faite pour une existence comme
+la leur, et femme assez agréable, point indigne d’un sort compréhensible
+et simple, accepter une position qu’elles ne peuvent se figurer le moins
+du monde dans la vie d’un tel homme dont la réputation de bizarreries
+les choque et les scandalise. Elles ne savent pas que le moindre
+adoucissement de mon cher époux est mille fois plus précieux que toutes
+les caresses des leurs. Qu’est-ce que leur amour qui se ressemble et se
+répète, qui a perdu depuis longtemps tout ce qui tient de la surprise,
+de l’inconnu, de l’impossible, tout ce qui fait que les moindres
+effleurements sont chargés de sens, de risques et de puissance, que la
+substance d’une voix est l’unique aliment de notre âme, et qu’enfin,
+toutes les choses sont plus belles, plus significatives,--plus
+lumineuses ou plus sinistres,--plus remarquables ou plus vaines,--selon
+le seul pressentiment de ce qui se passe dans une personne changeante
+qui nous est devenue mystérieusement essentielle?
+
+Voyez-vous, Monsieur, il faut ne pas se connaître aux délices pour les
+désirer séparer de l’anxiété. Si naïve que je sois, je me doute bien de
+ce que perdent les voluptés d’être apprivoisées et accommodées aux
+habitudes domestiques. Un abandon, une possession qui se répondent,
+gagnent infiniment, je pense, à se préparer par l’ignorance même de leur
+approche. Cette suprême certitude doit jaillir d’une suprême
+incertitude, et se déclarer comme la catastrophe d’un certain drame dont
+nous serions bien en peine de retracer la marche et la conduite depuis
+le calme jusqu’à l’extrême menace de l’événement...
+
+Heureusement,--ou non,--je ne suis jamais sûre, quant à moi, des
+sentiments de M. Teste; et il m’importe moins de l’être que vous ne
+croiriez. Tout étrangement mariée que je suis, je le suis en
+connaissance de cause. Je savais bien que les grandes âmes ne se mettent
+en ménage que par accident; ou bien, c’est pour se faire une chambre
+tiède où ce qu’il peut entrer de femme dans leur système de vie soit
+toujours saisissable et toujours enfermé. Le doux éclat d’une épaule
+assez pure n’est pas détestable à voir poindre entre deux pensées!...
+Les messieurs sont ainsi, même profonds.
+
+Je ne dis point ceci pour M. Teste. Il est si étrange! En vérité, on ne
+peut rien dire de lui qui ne soit inexact dans l’instant même!... Je
+crois qu’il a trop de suite dans les idées. Il vous égare à tout coup
+dans une trame qu’il est seul à savoir tisser, à rompre, à reprendre. Il
+prolonge en soi-même de si fragiles fils qu’ils ne résistent à leur
+finesse que par le secours et le concert de toute sa puissance vitale.
+Il les étire sur je ne sais quels gouffres personnels, et il s’aventure
+sans doute, assez loin du temps ordinaire, dans quelque abîme de
+difficultés. Je me demande ce qu’il y devient? Il est clair qu’on n’est
+plus soi-même dans ces contraintes. Notre humanité ne peut nous suivre
+vers des lumières si écartées. Son âme, sans doute, se fait une plante
+singulière dont la racine, et non le feuillage, pousserait, contre
+nature, vers la clarté!
+
+N’est-ce point là se tendre hors du monde?--Trouvera-t-il la vie ou la
+mort, à l’extrémité de ses volontés attentives?--Sera-ce Dieu, ou
+quelque épouvantable sensation de ne rencontrer, au plus profond de la
+pensée, que le pâle rayonnement de sa propre et misérable matière?
+
+Il faut l’avoir vu dans ces excès d’absence! Alors sa physionomie
+s’altère,--s’efface!... Un peu plus de cette absorption, et je suis sûre
+qu’il se rendrait invisible.
+
+Mais, Monsieur, quand il me revient de la profondeur! Il a l’air de me
+découvrir comme une terre nouvelle! Je lui apparais inconnue, neuve,
+nécessaire. Il me saisit aveuglément dans ses bras, comme si j’étais un
+rocher de vie et de présence réelle, où ce grand génie incommunicable se
+heurterait, toucherait, tout à coup s’accrocherait, après tant
+d’inhumains silences monstrueux! Il retombe sur moi comme si j’étais la
+terre même. Il se réveille en moi, il se retrouve en moi, quel bonheur!
+
+Sa tête est lourde sur ma face, et de toute la force de ses nerfs je
+suis la proie. Il a une vigueur et une présence effrayante dans les
+mains. Je me sens dans les prises d’un statuaire, d’un médecin, d’un
+assassin, sous leurs actions brutales et précises; et je me crois avec
+terreur tombée entre les serres d’un aigle intellectuel. Vous dirai-je
+toute ma pensée? J’imagine qu’il ne sait pas exactement ce qu’il fait,
+ce qu’il pétrit.
+
+Tout son être qui était concentré sur un certain _lieu_ des frontières
+de la conscience, vient de perdre son objet idéal, cet objet qui existe
+et qui n’existe pas, car il ne tient qu’à un peu plus ou à un peu moins
+de contention. Ce n’était pas trop de toute l’énergie de tout un grand
+corps pour soutenir devant l’esprit l’instant de diamant qui est à la
+fois l’idée, la Chose, et le seuil et la fin. Eh bien, Monsieur, quand
+cet époux extraordinaire me capture et me maîtrise en quelque sorte, et
+m’imprime ses forces, j’ai l’impression que je suis substituée à cet
+objet de sa volonté qu’il vient de perdre. Je suis comme le jouet d’une
+connaissance musculeuse. Je vous le dis comme je puis. La vérité qu’il
+attendait a pris ma force et ma résistance vivante; et par une
+transposition toute ineffable, ses volontés intérieures passent, se
+déchargent dans ses mains dures et déterminées. Ce sont des moments bien
+difficiles. Alors, que faire! Je me réfugie dans mon cœur, où je l’aime
+comme je veux.
+
+Quant à ses sentiments à mon égard, quant à l’opinion qu’il peut avoir
+de moi-même, ce sont choses que j’ignore, comme j’ignore de lui tout ce
+qui ne se voit ni ne s’entend. Je vous ai dit tout à l’heure mes
+suppositions; mais je ne sais véritablement en quelles pensées ou
+combinaisons il passe tant d’heures. Moi, je me tiens à la surface de la
+vie; je m’abandonne au fil des jours. Je me dis que je suis la servante
+de l’instant incompréhensible où mon mariage s’est décidé comme de
+soi-même. Instant peut-être adorable, peut-être surnaturel?
+
+Je ne puis pas dire que je sois aimée. Sachez que ce mot d’amour si
+incertain dans son sens ordinaire et qui hésite entre bien des images
+différentes, ne vaut plus rien du tout s’il s’agit des rapports du cœur
+de mon époux avec ma personne. C’est un trésor scellé que sa tête, et je
+ne sais s’il a un cœur. Sais-je jamais s’il me distingue; s’il m’aime ou
+s’il m’étudie? Ou s’il étudie au moyen de moi? Vous comprendrez que je
+n’insiste pas sur ceci. En résumé, je me sens être dans ses mains, entre
+ses pensées, comme un objet qui tantôt lui est le plus familier, tantôt
+le plus étrange du monde, selon le genre de son regard variable qui s’y
+adapte.
+
+Si j’osais vous communiquer ma fréquente impression, telle que je me la
+dis à moi-même, et que je l’ai souvent confiée à M. l’Abbé Mosson, je
+vous dirais au figuré que je me sens vivre et me mouvoir dans la cage où
+l’esprit supérieur m’enferme,--_par sa seule existence_. Son esprit
+contient le mien, comme l’esprit de l’homme fait celui de l’enfant ou
+celui du chien. Entendez-moi, Monsieur. Parfois je circule dans notre
+maison; je vais, je viens; une idée de chanter me prend et s’élève; je
+vole, en dansant de gaieté improvisée et de jeunesse inachevée, d’une
+chambre à l’autre. Mais si vive que je bondisse, je ne laisse jamais de
+ressentir l’empire de ce puissant absent, qui est là dans quelque
+fauteuil, et songe, et fume, et considère sa main, dont il fait jouer
+lentement toutes les articulations. Jamais je ne me sens l’âme sans
+bornes. Mais environnée, mais enclose. Mon Dieu! Que c’est difficile à
+expliquer! Je ne veux point dire _captive_. Je suis libre, mais je suis
+classée.
+
+Ce que nous avons de plus nôtre, de plus précieux est obscur à
+nous-mêmes, vous le savez bien. Il me semble que je perdrais l’être, si
+je me connaissais tout entière. Eh bien, je suis transparente pour
+quelqu’un, je suis vue et prévue, telle quelle, sans mystère, sans
+ombres, sans recours possible à mon propre inconnu,--à ma propre
+ignorance de moi-même!
+
+Je suis une mouche qui s’agite et vivote dans l’univers d’un regard
+inébranlable; et tantôt vue, tantôt non vue, mais jamais hors de vue. Je
+sais à toute minute que j’existe dans une attention toujours plus vaste
+et plus générale que toute ma vigilance, toujours plus prompte que mes
+soudaines et plus promptes idées. Mes plus grands mouvements de l’âme
+lui sont de petits événements insignifiants. Et cependant j’ai mon
+infini... que je sens. Je ne puis pas ne pas reconnaître qu’il est
+contenu dans le sien, et je ne puis pas consentir qu’il le soit. C’est
+une chose inexprimable, Monsieur, que je puisse penser et agir
+absolument comme je veux, sans jamais, _jamais_, pouvoir rien penser ni
+vouloir qui soit imprévu, qui soit important, qui soit inédit pour M.
+Teste!... Je vous assure qu’une sensation si constante et si étrange
+donne des idées bien profondes... je puis dire que ma vie me présente à
+toute heure un modèle sensible de l’existence de l’homme dans la divine
+pensée. J’ai l’expérience personnelle d’être dans la sphère d’un être
+comme toutes âmes sont dans l’Être.
+
+Mais hélas! cette même sensation d’une présence à laquelle on ne peut se
+soustraire et d’une si intime divination, n’est pas sans m’induire
+quelquefois en de viles pensées. Je suis tentée. Je me dis que cet homme
+est peut-être réprouvé, que je m’expose grandement dans son voisinage,
+et que je vis sous les feuilles d’un mauvais arbre... Mais je m’aperçois
+presque aussitôt que ces réflexions spécieuses dissimulent elles-mêmes
+le péril contre quoi elles me conseillent de me mettre en garde. Je
+devine dans leurs replis une suggestion bien habile de rêver à une autre
+vie plus délicieuse, à d’autres hommes... Et je me fais horreur. Je
+reviens sur mon sort; je sens qu’il est ce qu’il doit être; je me dis
+que je _veux_ mon sort, que je le choisis de nouveau à chaque instant;
+j’entends intérieurement la voix si nette et si profonde de M. Teste qui
+m’appelle... Mais si vous saviez de quels noms!
+
+Il n’y a pas de femme au monde nommée comme moi. Vous savez quels noms
+ridicules échangent les amants: quelles appellations de chiens et de
+perruches sont les fruits naturels des intimités charnelles. Les paroles
+du cœur sont enfantines. Les voix de la chair sont élémentaires. M.
+Teste, d’ailleurs, pense que l’amour consiste _à pouvoir être bêtes
+ensemble_,--toute licence de niaiserie et de bestialité. Aussi
+m’appelle-t-il à sa façon. Il me désigne presque toujours selon ce qu’il
+veut de moi. A soi seul, le nom qu’il me donne me fait entendre d’un mot
+ce à quoi je m’attende, ou ce qu’il faut que je fasse. Quand ce n’est
+rien de particulier qu’il désire, il me dit: _Être_, ou _Chose_. Et
+parfois il m’appelle _Oasis_, ce qui me plaît.
+
+Mais il ne me dit jamais que je suis bête,--ce qui me touche bien
+profondément.
+
+M. l’abbé qui a une grande et charitable curiosité de mon mari, et une
+sorte de pitoyable sympathie pour un esprit si séparé, me dit
+franchement que M. Teste lui inspire des sentiments bien difficiles à
+accorder entre eux. Il me disait l’autre jour: _Les visages de Monsieur
+votre mari sont innombrables!_
+
+Il le trouve «un monstre d’isolement et de connaissance singulière», et
+il l’explique, quoique à regret, par un orgueil de ces orgueils qui vous
+retranchent des vivants, et non seulement des actuels vivants, mais des
+vivants éternels;--un orgueil qui serait tout abominable et quasi
+satanique, si cet orgueil n’était, dans cette âme trop exercée,
+tellement âprement tourné contre soi-même, et ne se connaissait si
+exactement, que le mal, peut-être, en était comme énervé dans son
+principe.
+
+ «_Il s’abstrait affreusement du bien_, me dit l’abbé, _mais il
+ s’abstrait heureusement du mal... Il y a en lui je ne sais quelle
+ effrayante _pureté_, quel détachement, quelle force et quelle lumière
+ incontestables. Je n’ai jamais observé une telle absence de troubles
+ et de doutes dans une intelligence très profondément travaillée. Il
+ est terriblement tranquille! On ne peut lui attribuer aucun malaise de
+ l’âme, aucunes ombres intérieures,--et rien, d’ailleurs, qui dérive
+ des instincts de crainte ou de convoitise... Mais rien qui s’oriente
+ vers la Charité._
+
+ «_C’est une île déserte que son cœur... Toute l’étendue, toute
+ l’énergie de son esprit l’environnent et le défendent; ses profondeurs
+ l’isolent et le gardent contre la vérité. Il se flatte qu’il y est
+ bien seul... Patience, chère dame. Peut-être, certain jour,
+ trouvera-t-il quelque empreinte sur le sable... Quelle heureuse et
+ sainte terreur, quelle épouvante salutaire, quand il connaîtra, à ce
+ pur vestige de la grâce, que son île est mystérieusement habitée!..._»
+
+Alors j’ai dit à M. l’abbé que mon mari me faisait penser bien souvent à
+un _mystique sans Dieu_...
+
+ --«_Quelle lueur!_ a dit l’abbé,--_quelles lueurs, les femmes
+ quelquefois tirent des simplicités de leurs impressions et des
+ incertitudes de leur langage!..._»
+
+Mais aussitôt, et à soi-même, il répliqua:
+
+ --«_Mystique sans Dieu!... Lumineux non-sens!... Voilà qui est bientôt
+ dit!... Fausse clarté... Un mystique sans Dieu, Madame, mais il n’est
+ point de mouvement concevable qui n’ait sa direction et son sens, et
+ qui n’aille enfin quelque part!... Mystique sans Dieu!... Pourquoi pas
+ un Hippogriffe, un Centaure!_
+
+ --_Pourquoi pas un Sphinx, Monsieur l’abbé?_»
+
+Il est d’ailleurs chrétiennement reconnaissant à M. Teste de la liberté
+qui m’est laissée de suivre ma foi et de me livrer à mes dévotions. J’ai
+toute licence d’aimer Dieu et de le servir, et je me puis partager très
+heureusement entre mon Seigneur et mon cher époux. M. Teste quelquefois
+me demande de lui parler de mon oraison, de lui expliquer aussi
+exactement que je le puisse, comment je m’y mets, comment je m’y
+applique et m’y soutiens; et il désire de savoir si je m’y abîme aussi
+véritablement que je le crois. Mais à peine j’ai commencé de chercher
+mes mots dans mon souvenir, il me devance, il s’interroge soi-même, et
+se mettant prodigieusement à ma place, il me dit sur ma propre prière de
+telles choses, il m’en donne de telles précisions qu’elles l’éclairent,
+la rejoignent en quelque sorte dans son altitude secrète,--et qu’il m’en
+communique la disposition et le désir!... Il y a dans son langage je ne
+sais quelle puissance de faire voir et entendre ce que l’on a de plus
+caché... Et cependant, ce sont des propos humains que les siens, rien
+qu’humains; ce ne sont que les formes très intimes de la foi
+reconstituées par artifice, et articulées à merveille par un esprit
+incomparable d’audace et de profondeur! On dirait qu’il a froidement
+exploré l’âme fervente... Mais il manque affreusement à cette
+recomposition de mon cœur brûlant et de sa foi, son essence qui est
+_espérance_... Il n’y a pas un grain d’espérance dans toute la substance
+de M. Teste; et c’est pourquoi je trouve un certain malaise dans cet
+exercice de son pouvoir.
+
+ * * * * *
+
+Je n’ai plus grand’chose à vous dire aujourd’hui. Je ne m’excuse pas
+d’avoir écrit si longuement, puisque vous me l’avez demandé et que vous
+vous dites d’une avidité insatiable de tous les faits et gestes de votre
+ami. Il faut en finir cependant. Voici l’heure de la promenade
+quotidienne. Je vais mettre mon chapeau. Nous irons doucement par les
+ruelles fort pierreuses et tortueuses de cette vieille ville que vous
+connaissez un peu. Nous allons, à la fin, où vous aimeriez d’aller si
+vous étiez ici, à cet antique jardin où tous les gens à pensées, à
+soucis et à monologues descendent vers le soir, comme l’eau va à la
+rivière, et se retrouvent nécessairement. Ce sont des savants, des
+amants, des vieillards, des désabusés et des prêtres; tous les _absents_
+possibles, et de tous les genres. On dirait qu’ils recherchent leurs
+éloignements mutuels. Ils doivent aimer de se voir sans se connaître, et
+leurs amertumes séparées sont accoutumées à se rencontrer. L’un traîne
+sa maladie, l’autre est pressé par son angoisse; ce sont des ombres qui
+se fuient; mais il n’y a pas d’autre lieu pour y fuir les autres que
+celui-ci, où la même idée de la solitude attire invinciblement chacun de
+tous ces êtres absorbés. Nous serons tout à l’heure dans cet endroit
+digne des morts. C’est une ruine botanique. Nous y serons un peu avant
+le crépuscule. Voyez-nous, marchant à petits pas, livrés au soleil, aux
+cyprès, aux cris d’oiseau. Le vent est froid au soleil, le ciel trop
+beau parfois me serre le cœur. La cathédrale cachée sonne. Il y a,
+par-ci, par-là, des bassins ronds et surhaussés qui me viennent à la
+ceinture. Ils sont pleins jusqu’à la margelle d’une eau noire et
+impénétrable, sur laquelle sont appliquées les énormes feuilles du
+Nymphéa Nelumbo; et les gouttes qui s’aventurent sur ces feuilles
+roulent et brillent comme du mercure. M. Teste se laisse distraire par
+ces grosses gouttes vivantes, ou bien il se déplace lentement entre les
+«planches» à étiquettes vertes, où les spécimens du règne végétal sont
+plus ou moins cultivés. Il jouit de cet ordre assez ridicule et se
+complaît à épeler les noms baroques:
+
+ _Antirrhinum Siculum
+ Solanum Warscewiezii!!!_
+
+Et ce _Sisymbriifolium_, quel patois!... Et les _Vulgare_, et les
+_Asper_, et les _Palustris_, et les _Sinuata_, et les _Flexuosum_, et
+les _Prœaltum_!!!
+
+--_C’est un jardin d’épithètes_, dit-il l’autre jour, _jardin
+dictionnaire et cimetière..._
+
+Et après un temps, il se dit: «_Doctement mourir... Transiit
+classificando._»
+
+Recevez, Monsieur et Ami, tous nos remerciements, et nos bons souvenirs.
+
+Émilie Teste.
+
+
+
+
+EXTRAITS DU LOG-BOOK DE MONSIEUR TESTE
+
+
+_Une prière de M. Teste_: Seigneur, j’étais dans le néant, infiniment
+nul et tranquille. J’ai été dérangé de cet état pour être jeté dans le
+carnaval étrange... et fus par vos soins doué de tout ce qu’il faut pour
+pâtir, jouir, comprendre et me tromper; mais ces dons inégaux.
+
+Je vous considère comme le maître de ce noir que je regarde quand je
+pense, et sur lequel s’inscrira la dernière pensée.
+
+Donnez, ô Noir,--donnez la suprême pensée...
+
+Mais toute pensée généralement quelconque peut être «suprême pensée».
+
+S’il en était autrement, s’il en fût une _suprême en soi_ et _par soi_,
+nous pourrions la trouver par réflexion ou par hasard; et étant trouvée,
+devrions mourir. Ce serait pouvoir mourir d’une certaine pensée,
+seulement parce qu’elle n’a point de suivante.
+
+Je confesse que j’ai fait une idole de mon esprit, mais je n’en ai pas
+trouvé d’autre. Je l’ai traitée par des offrandes, par des injures. Non
+comme chose mienne. Mais...
+
+ *
+
+ * *
+
+Analogie du mot de de Maistre sur la conscience d’un honnête homme! Je
+ne sais pas ce qu’est la conscience d’un sot, mais celle d’un homme
+d’esprit est pleine de sottises.
+
+ *
+
+ * *
+
+Je ne sais pas telle chose; je ne puis pas saisir telle chose, mais je
+_sais_ Portius qui la possède. Je possède mon Portius, que je manœuvre
+en tant qu’homme et qui contient ce que je ne sais pas.
+
+ *
+
+ * *
+
+Il y a des personnages qui sentent que leurs sens les séparent du réel,
+de l’être. Ce sens en eux _infecte_ leurs autres sens.
+
+Ce que je vois m’aveugle. Ce que j’entends m’assourdit. Ce en quoi je
+sais, cela me rend ignorant. J’ignore en tant et pour autant que je
+sais. Cette illumination devant moi est un bandeau et recouvre ou une
+nuit ou une lumière plus... Plus quoi? Ici le cercle se ferme, de cet
+étrange renversement: la connaissance, comme un nuage sur l’être; le
+monde brillant, comme taie et opacité.
+
+Otez toute chose que j’y voie.
+
+ *
+
+ * *
+
+Cher Monsieur, vous êtes parfaitement «dénué d’intérêt».--Mais pas votre
+squelette--ni votre foie, ni lui-même votre cerveau.--Et ni votre air
+bête et ni ces yeux tard venus--et toutes vos idées.--Que ne puis-je
+seulement connaître le mécanisme d’un sot!
+
+ *
+
+ * *
+
+Je ne suis pas fait pour les romans ni pour les drames. Leurs grandes
+scènes, colères, passions, moments tragiques, loin de m’exalter me
+parviennent comme de misérables éclats, des états rudimentaires où
+toutes les bêtises se lâchent, où l’être se simplifie jusqu’à la
+sottise; et il se noie au lieu de nager dans les circonstances de l’eau.
+
+ *
+
+ * *
+
+Je ne lis pas dans le journal ce drame sonore, cet événement qui fait
+palpiter tout cœur. Où me conduiraient-ils, sinon rien qu’au seuil même
+de ces problèmes abstraits où je suis déjà tout entier situé?
+
+ *
+
+ * *
+
+Je suis rapide ou rien.--Inquiet, explorateur effréné. Parfois je me
+reconnais à une vue particulièrement personnelle et capable de
+généralisation.
+
+Ces vues tuent les autres vues qui ne peuvent être portées au
+général--soit défaut de puissance chez le voyant, soit par autre cause?
+
+Il en résulte un individu ordonné selon les puissances de ses pensées.
+
+ *
+
+ * *
+
+Homme toujours debout sur le cap Pensée, à s’écarquiller les yeux sur
+les limites ou des choses, ou de la vue...
+
+Il est impossible de recevoir la «vérité» de soi-même. Quand on la sent
+se former (c’est une impression), on forme du même coup un _autre soi
+inaccoutumé_... dont on est fier,--dont on est jaloux... (C’est un
+comble de politique interne.)
+
+Entre Moi clair et Moi trouble; entre Moi juste et Moi coupable, il y a
+de vieilles haines et de vieux arrangements, de vieux renoncements et de
+vieilles supplications.
+
+ *
+
+ * *
+
+_Sorte de prière particulière_:
+
+«Je remercie cette injustice, cet affront qui m’a réveillé, et dont la
+vive sensation m’a jeté loin de sa cause ridicule, me donnant aussi la
+force et le goût de ma pensée tellement qu’enfin mes travaux ont eu le
+bénéfice de ma colère; la recherche de mes lois a profité de
+l’incident.»
+
+ *
+
+ * *
+
+Pourquoi j’aime ce que j’aime? Pourquoi je hais ce que je hais?
+
+Qui n’aurait le désir de renverser la table de ses désirs et de ses
+dégoûts? De changer le sens de ses mouvements instinctifs?
+
+Comment se peut-il que je sois à la fois comme une aiguille aimantée et
+comme un corps indifférent?...
+
+Je contiens un être moindre auquel il me faut obéir sous une peine
+inconnue, qui est mort.
+
+Aimer, haïr sont au-dessous.
+
+Aimer, haïr--_paraissent_ à moi des hasards.
+
+ *
+
+ * *
+
+C’est ce que je porte d’inconnu à moi-même qui me fait moi.
+
+C’est ce que j’ai d’inhabile, d’incertain qui est bien moi-même.
+
+Ma faiblesse, ma fragilité...
+
+Les lacunes sont ma base de départ. Mon impuissance est mon origine.
+
+Ma force sort de vous. Mon mouvement va de ma faiblesse à ma force.
+
+Mon dénuement réel engendre une richesse imaginaire; et je suis cette
+symétrie; je suis l’acte qui annule mes désirs.
+
+Il y a en moi quelque faculté plus ou moins exercée, de considérer,--et
+même de devoir considérer--mes goûts et mes dégoûts comme purement
+accidentels.
+
+Si j’en savais plus, peut-être verrais-je une nécessité--au lieu de ce
+hasard.--Mais voir cette nécessité, cela est encore distinct... Ce qui
+me contraint n’est pas moi.
+
+ *
+
+ * *
+
+Soumets-toi tout entier à ton meilleur moment, à ton plus grand
+souvenir.
+
+C’est lui qu’il faut reconnaître comme roi du temps,
+
+Le plus grand souvenir,
+
+L’état où doit te reconduire toute discipline.
+
+Lui qui te donne de te mépriser, ainsi que de te préférer justement.
+
+Tout par rapport à Lui, qui installe dans ton développement une mesure,
+des degrés.
+
+Et s’il est dû à quelque autre que toi--nie-le et sache-le.
+
+Centre de ressort, de mépris, de pureté.
+
+Je m’immole intérieurement à ce que je voudrais être!
+
+ *
+
+ * *
+
+L’idée, le principe, l’éclair, le premier moment du premier état, le
+saut, le bond hors de la suite... A d’autres, préparations et
+exécutions. Jette là le filet. Voici le lieu de la mer où vous
+trouverez. Adieu.
+
+ *
+
+ * *
+
+... Vieux désir (te revoilà périodique souffleur) de tout reconstruire
+en matériaux purs: rien que d’éléments définis, rien que de relations
+nettes, rien que de contacts et de contours dessinés, rien que de formes
+conquises, et pas de vague.
+
+ *
+
+ * *
+
+Méditations sur son ascendance, sa descendance.
+
+Étrangeté de ces échos de l’UN.
+
+Quoi, ce bloc moi trouve des parties hors de lui!...
+
+... Cette manière de regarder qui me contient tout entier, qui présage,
+prépare dans un certain sourire toute mon explicite pensée,--cette tenue
+de la _Chose_ entre le pli du coin gauche de ma bouche et les pressions
+des paupières et les torsions des moteurs de l’œil - cet acte essentiel
+de moi, cette définition, cette condition singulière - existe sur cet
+autre visage, sur ce visage de quelque mort, sur celui-ci déjà, encore
+sur cet autre - en divers âges, époques - Eh! je le sais bien - ces
+exemplaires n’ont pas éprouvé les mêmes choses; bien diverses leurs
+expériences et leurs sciences... mais - n’importe! - _Ils ne se trompent
+pas entre eux._ - Ils se devinent.
+
+Admirable parenté mathématique des hommes - Que dire de cette forêt de
+relations et de correspondances? (Nous n’avons pas même la moitié des
+mots que les Romains avaient pour en parler.) Quels mélanges et quelles
+diffusions!
+
+
+ENSEMBLE
+
+Autrui, ma caricature, mon modèle, les deux.
+
+Autrui que j’immole justement dans le silence; que je brûle sous le nez
+de mon--âme!
+
+Et Moi! que je déchire, et que je nourris de sa propre substance
+toujours re-mâ-chée, seul aliment pour qu’il s’accroisse!
+
+ *
+
+ * *
+
+Autrui que j’aime faible; que fort, j’adore et bois;--je te préfère
+intelligent et passif... à moins que, rareté, et jusqu’à ce que,
+peut-être - un autre _Même_ paraisse - une réponse précise...
+
+En attendant, qu’importe le reste!
+
+ *
+
+ * *
+
+Je sens infiniment le pouvoir, le vouloir, parce que je sens infiniment
+l’informe et le hasard qui les baigne, les tolère, et tend à reprendre
+sa fatale liberté, sa figure indifférente, son niveau d’égale chance.
+
+ *
+
+ * *
+
+En quoi cet après-midi, cette fausse lumière, cet aujourd’hui, ces
+incidents connus, ces papiers, ce tout quelconque se distingue-t-il d’un
+autre tout, d’un _avant-hier_? Les sens ne sont pas assez subtils pour
+voir que des changements ont eu lieu. Je sais bien que ce n’est le même
+jour, mais je ne fais que le savoir.
+
+Pas assez subtils, mes sens, pour défaire cette œuvre si fine ou si
+profonde qui est le passé; pas assez subtils pour que je distingue que
+ce lieu ou ce mur ne sont pas identiques, peut-être, à ce qu’ils étaient
+l’autre jour.
+
+
+POÈME
+
+(_traduit du langage Self_)
+
+ J’allais peut-être vous aimer,
+ O mon Esprit!
+ Mais je m’avise
+ Que je vous aimais tant, déjà!
+ J’allais peut-être vous aimer,
+ O mon Esprit!
+ Mais je m’avise, ô mon Esprit,
+ Que je t’aimais déjà d’une tout autre sorte!
+ Tu te fais souvenir non d’autres, mais de toi,
+ Et tu deviens toujours plus semblable à nul autre.
+ Plus autrement le même, et plus même que moi.
+ O Mien--mais qui n’es pas encor tout à fait Moi!
+
+
+SI LE MOI POUVAIT PARLER
+
+Quelle injure qu’un compliment!--On ose me louer! Ne suis-je pas au delà
+de toute qualification? Voilà ce que dirait un Moi, si lui-même
+_osait_!--
+
+Et si le Moi pouvait parler (Refrain).
+
+
+LE RICHE D’ESPRIT
+
+Cet homme avait en soi de telles possessions, de telles perspectives; il
+était fait de tant d’années de lectures, de réfutations, de méditations,
+de combinaisons internes, d’observations; de telles ramifications, que
+ses réponses étaient difficiles à prévoir; qu’il ignorait lui-même à
+quoi il aboutirait, quel aspect le frapperait enfin, quel sentiment
+prévaudrait en lui, quels crochets et quelle simplification inattendue
+se feraient, quel désir naîtrait, quelle riposte, quels éclairages.
+
+Peut-être était-il parvenu à cet étrange état de ne pouvoir regarder sa
+propre décision ou réponse intérieure, que sous l’aspect d’un expédient,
+sachant bien que le développement de son attention serait infini et que
+l’_idée_ d’en _finir_ n’a plus aucun sens, dans un esprit qui se connaît
+assez. Il était au degré de _civilisation intérieure_ où la conscience
+ne souffre plus d’opinions qu’elle ne les accompagne de leur cortège de
+modalités, et qu’elle ne se repose (si c’est là se reposer) que dans le
+sentiment de ses prodiges, de ses exercices, de ses substitutions, de
+ses précisions innombrables.
+
+... Dans sa tête où derrière les yeux fermés se passaient des rotations
+curieuses,--des changements si variés, si libres, et pourtant si
+limités,--des lumières comme celles que ferait une lampe portée par
+quelqu’un qui visiterait une maison dont on verrait les fenêtres dans la
+nuit, comme des fêtes éloignées, des foires de nuit, mais qui pourraient
+se changer en gares et en sauvageries si l’on pouvait en approcher--ou
+en effrayants malheurs,--ou en vérités et révélations...
+
+C’était comme le sanctuaire et le lupanar des possibilités.
+
+L’habitude de méditation faisait vivre cet esprit au milieu--au
+moyen--d’états rares; dans une supposition perpétuelle d’expériences
+purement idéales; dans l’usage continuel des conditions-limites et des
+phases critiques de la pensée...
+
+Comme si les raréfactions extrêmes, les vides inconnus, les températures
+hypothétiques, les pressions et les charges monstrueuses avaient été ses
+ressources naturelles--et que rien ne pût être pensé en lui qu’il ne le
+soumît par cela seul au traitement le plus énergique et ne recherchât
+tout le domaine de son existence.
+
+ *
+
+ * *
+
+Ce goût, et parfois ce talent de la _transcendance_,--j’entends par là
+une incohérence _réelle_, plus vraie que toute cohérence proposée, avec
+le sentiment d’être ce qui passe _immédiatement_ d’une chose à l’autre,
+de traverser en quelque manière les plus divers ordres--ordres de
+grandeur... points de vue, accommodations étrangères... Et ces brusques
+retours à soi, coupant quoi que ce soit; et ces vues bifides, ces
+attentions tripodes, ces contacts dans un autre monde de choses séparées
+dans _le leur_... C’est moi.
+
+ *
+
+ * *
+
+Méprise tes pensées, comme d’elles-mêmes elles passent.--Et
+repassent!...
+
+ *
+
+ * *
+
+LE JEU PERSONNEL.
+
+_Règle du jeu._
+
+La partie est gagnée si l’on se trouve digne de son approbation.
+
+Si la partie gagnée l’a été par calcul, avec volonté, suite et
+lucidité,--le gain est le plus grand possible.
+
+
+L’HOMME DE VERRE
+
+«Si droite est ma vision, si pure ma sensation, si maladroitement
+complète ma connaissance, et si déliée, si nette ma représentation, et
+ma science si achevée que je me pénètre depuis l’extrémité du monde
+jusqu’à ma parole silencieuse; et de l’informe _chose_ qu’on désire se
+levant, le long de fibres connues et de centres ordonnés, je me _suis_,
+je me réponds, je me reflète et me répercute, je frémis à l’infini des
+miroirs--je suis de verre.»
+
+ *
+
+ * *
+
+Ma solitude--qui n’est que le manque depuis beaucoup d’années, d’_amis_
+longuement, profondément vus; de conversations étroites, dialogues sans
+préambules, sans finesses que les plus rares, elle me coûte cher.--Ce
+n’est pas vivre que vivre sans objections, sans cette résistance
+vivante, cette proie, cette autre personne, adversaire, reste individué
+du monde, obstacle et ombre du moi--autre moi--intelligence rivale,
+irrépressible--ennemi le meilleur ami, hostilité divine,
+fatale,--intime.
+
+Divine, car supposé un dieu qui vous imprègne, pénètre, infiniment
+domine, infiniment devine--sa joie d’être combattu par sa créature qui
+essaie imperceptiblement d’être, se sépare... La dévorer et qu’elle
+renaisse; et une joie commune et un agrandissement.
+
+Si nous savions, nous ne parlerions pas--nous ne penserions pas, nous ne
+nous parlerions pas.
+
+La connaissance est comme étrangère à l’être même.--Lui s’ignore,
+s’interroge, se fait répondre...
+
+ *
+
+ * *
+
+De quoi j’ai souffert le plus? Peut-être de l’habitude de développer
+toute ma pensée--d’aller jusqu’au bout en moi.
+
+ *
+
+ * *
+
+Je méprise vos idées pour les considérer en toute clarté et presque
+comme l’ornement futile des miennes; et je les vois comme on voit en
+pleine eau pure, dans un vase de verre, trois ou quatre poissons rouges
+faire, en circulant, des découvertes toujours naïves et toujours les
+mêmes.
+
+ *
+
+ * *
+
+Je ne suis pas bête parce que toutes les fois que je me trouve bête, je
+me nie--je me tue.
+
+ *
+
+ * *
+
+Dégoûté d’avoir raison, de faire ce qui réussit, de l’efficacité des
+procédés, essayer autre chose.
+
+
+
+
+TABLE
+
+
+ Préface 9
+ La soirée avec M. Teste 21
+ Lettre d’un ami 55
+ Lettre de Madame Émilie Teste 83
+ Extraits du log-book de Monsieur Teste 115
+
+
+
+
+Paris.--Imprimerie Chantenay. 6-6-1929
+
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75440 ***
diff --git a/75440-h/75440-h.htm b/75440-h/75440-h.htm
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+<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75440 ***</div>
+<div class="x-ebookmaker-drop c"><img src="images/cover.jpg" alt=""></div>
+<div class="x-ebookmaker-drop break"></div>
+<p class="c top2em"><span class="large">PAUL VALÉRY</span><br>
+<span class="xsmall">DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE</span></p>
+
+<h1>MONSIEUR TESTE</h1>
+
+<p class="c gap"><img src="images/illu.jpg" class="w15" alt=""></p>
+
+<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br>
+<span class="b">Librairie Gallimard</span><br>
+<span class="small">ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE</span><br>
+3, rue de Grenelle (<small>VI</small><sup>e</sup>)</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top2em">ŒUVRES DU MÊME AUTEUR</p>
+
+<p class="c large">AUX ÉDITIONS DE LA<br>
+NOUVELLE REVUE FRANÇAISE</p>
+
+
+<p class="drap"><span class="sc">La Jeune Parque</span> (<i>épuisé</i>).<br>
+ id. deuxième édition dans la collection
+<i>Une œuvre un portrait</i>, avec un portrait par Picasso
+(<i>épuisé</i>).</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Odes</span>, avec des ornements de Paul Vera (<i>épuisé</i>).</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Le Serpent</span>, avec des ornements gravés sur bois par Paul
+Vera (<i>épuisé</i>).</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">La Soirée avec M. Teste</span> (épuisé).<br>
+ id. deuxième édition dans la collection
+Une œuvre un portrait, avec un portrait de
+M. Teste, par B. Naudin (<i>épuisé</i>).</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Charmes</span>, avec des ornements typographiques dans le style
+du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle (<i>épuisé</i>).</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Eupalinos</span> ou l’Architecte, suivi de <span class="sc">L’Ame et la Danse</span>.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Variété</span>.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Une Conquête méthodique</span> (collection <i>Une œuvre un portrait</i>,
+avec un portrait de Paul Valéry gravé sur bois
+par G. Aubert, d’après un croquis de l’auteur),</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Vers et Prose</span>, édition ornée d’aquarelles de Pierre
+Laprade.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Cahier B 1910</span>.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Monsieur Teste</span>, 1 vol. in-16 Jésus.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">La Jeune Parque</span>, 1 vol. in-16 Jésus.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Album de Vers anciens</span>, 1 vol. in-16 Jésus.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Discours de réception à l’Académie française</span>.</p>
+
+<p class="drap"><span class="sc">Lettre sur Mallarmé</span>, adressée à Jean Royère.</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="narrow noindent top4em"><span class="xsmall">LA PRÉSENTE ÉDITION A ÉTÉ TIRÉE A TROIS CENTS
+QUARANTE-SEPT EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
+VAN GELDER SOUS COUVERTURE SPÉCIALE</span>,
+<span class="xsmall">DONT TROIS CENTS NUMÉROTÉS DE</span> 1 <span class="xsmall">A</span> 300
+<span class="xsmall">ET QUARANTE-SEPT EXEMPLAIRES HORS COMMERCE
+DE I A XLVII</span>.</p>
+
+
+<p class="c gap">EXEMPLAIRE N<sup>o</sup></p>
+
+
+<p class="cc gap"><span class="xsmall">TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION<br>
+RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE.<br>
+<span lang="en" xml:lang="en">COPYRIGHT BY</span> LIBRAIRIE GALLIMARD</span> 1929.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c0">PRÉFACE</h2>
+
+
+<p class="i">Ce personnage de fantaisie dont je
+devins l’auteur au temps d’une jeunesse
+à demi littéraire, à demi sauvage ou…
+intérieure, a vécu, semble-t-il, depuis cette
+époque effacée, d’une certaine <i>vie</i>, — que
+ses réticences plus que ses aveux ont
+induit quelques lecteurs à lui prêter<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Cette préface a été écrite pour la
+deuxième traduction en anglais de la <i>Soirée
+avec M. Teste</i>.</p>
+</div>
+<p class="i">Teste fut engendré, — dans une chambre
+où Auguste Comte a passé ses
+premières années, — pendant une ère
+d’ivresse de ma volonté et parmi d’étranges
+excès de conscience de soi.</p>
+
+<p class="i">J’étais affecté du mal aigu de la précision.
+Je tendais à l’extrême du désir
+insensé de comprendre, et je cherchais
+en moi les points critiques de ma faculté
+d’attention.</p>
+
+<p class="i">Je faisais donc ce que je pouvais pour
+augmenter un peu les durées de quelques
+pensées. Tout ce qui m’était facile m’était
+indifférent et presque ennemi. La sensation
+de l’effort me semblait devoir être
+recherchée, et je ne prisais pas les heureux
+résultats qui ne sont que les fruits naturels
+de nos vertus natives. C’est dire que
+les résultats en général, — et par conséquence,
+les <i>œuvres</i>, — m’importaient
+beaucoup moins que l’énergie de l’ouvrier, — substance
+des choses qu’il espère.
+Ceci prouve que la théologie se retrouve
+un peu partout.</p>
+
+<p class="i">Je suspectais la littérature, et jusqu’aux
+travaux assez précis de la poésie. L’acte
+d’écrire demande toujours un certain
+« sacrifice de l’intellect ». On sait bien,
+par exemple, que les conditions de la
+lecture littéraire sont incompatibles avec
+une précision excessive du langage. L’intellect
+volontiers exigerait du langage
+commun des perfections et des puretés qui
+ne sont pas en sa puissance. Mais rares
+sont les lecteurs qui ne prennent leur
+plaisir que l’esprit tendu. Nous ne gagnons
+les attentions qu’à la faveur de quelque
+amusement ; et cette espèce d’attention
+est passive.</p>
+
+<p class="i">Il me semblait indigne, d’ailleurs, de
+partager mon ambition entre le souci d’un
+effet à produire sur les autres, et la passion
+de me connaître et reconnaître tel que
+j’étais, sans omissions, sans simulations,
+ni complaisances.</p>
+
+<p class="i">Je rejetais non seulement les Lettres,
+mais encore la Philosophie presque tout
+entière, parmi les Choses Vagues et les
+Choses Impures auxquelles je me refusais
+de tout mon cœur. Les objets traditionnels
+de la spéculation m’excitaient si malaisément
+que je m’étonnais des philosophes
+ou de moi-même. Je n’avais pas compris
+que les problèmes les plus relevés ne s’imposent
+guère, et qu’ils empruntent beaucoup
+de leur prestige et de leurs attraits
+à certaines <i>conventions</i> qu’il faut connaître
+et recevoir pour entrer chez les
+philosophes. La jeunesse est un temps
+pendant lequel les conventions sont, et
+doivent être, mal comprises : ou aveuglément
+combattues, ou aveuglément obéies.
+On ne peut pas concevoir, dans les commencements
+de la vie réfléchie, que seules
+les décisions arbitraires permettent à
+l’homme de fonder quoi que ce soit :
+langage, sociétés, connaissances, œuvres
+de l’art. Quant à moi, je le concevais si
+mal que je m’étais fait une règle de tenir
+secrètement pour nulles ou méprisables
+toutes les opinions et coutumes d’esprit
+qui naissent de la vie en commun et de
+nos relations extérieures avec les autres
+hommes, et qui s’évanouissent dans la
+solitude volontaire. Et même je ne pouvais
+songer qu’avec dégoût à toutes les idées
+et à tous les sentiments qui ne sont
+engendrés ou remués dans l’homme que
+par ses maux et par ses craintes, ses
+espoirs et ses terreurs ; et non librement
+par ses pures observations sur les choses
+et en soi-même.</p>
+
+<p class="i">J’essayais donc de me réduire à mes
+propriétés <i>réelles</i>. J’avais peu de confiance
+dans mes moyens, et je trouvais
+en moi sans nulle peine tout ce qu’il
+fallait pour me haïr ; mais j’étais fort
+de mon désir infini de netteté, de mon
+mépris des convictions et des idoles, de
+mon dégoût de la facilité et de mon sentiment
+de mes limites. Je m’étais fait une
+île intérieure que je perdais mon temps à
+reconnaître et à fortifier…</p>
+
+<hr>
+
+
+<p class="i">M. Teste est né quelque jour d’un
+souvenir récent de ces états.</p>
+
+<p class="i">C’est en quoi il me ressemble d’aussi
+près qu’un enfant semé par quelqu’un
+dans un moment de profonde altération
+de son être, ressemble à ce père hors de
+soi-même.</p>
+
+<p class="i">Il arrive, peut-être, que l’on abandonne
+de temps à autre à la vie la créature
+exceptionnelle d’un moment exceptionnel.
+Il n’est pas impossible, après tout, que
+la singularité de certains hommes, leurs
+valeurs d’écart, bonnes ou mauvaises,
+soient dues quelquefois à l’état instantané
+de leurs générateurs. Il se peut que
+l’instable ainsi se transmette et se donne
+quelque carrière. N’est-ce point là, d’ailleurs,
+dans l’ordre de l’esprit, la fonction
+de nos œuvres, l’acte du talent,
+l’objet même du travail, et en somme,
+l’essence du bizarre instinct de faire
+survivre à soi ce que l’on obtient de plus
+rare ?</p>
+
+<p class="i">Revenant à M. Teste, et observant que
+l’existence d’un type de cette espèce ne
+pourrait se prolonger dans le réel pendant
+plus de quelques quarts d’heure, je
+dis que le problème de cette existence et
+de sa durée suffit à lui donner une sorte
+de vie. Ce problème est un germe. Un
+germe vit ; mais il en est qui ne sauraient
+se développer. Ceux-ci essayent de vivre,
+forment des monstres, et les monstres
+meurent. En vérité, nous ne les connaissons
+qu’à cette <i>propriété remarquable</i>
+de ne pouvoir durer. <i>Anormaux</i> sont les
+êtres qui ont un peu moins d’avenir que
+les <i>normaux</i>. Ils sont semblables à bien
+des pensées qui contiennent des contradictions
+cachées. Elles se produisent à
+l’esprit, paraissent justes et fécondes,
+mais leurs conséquences les ruinent, et
+leur présence bientôt leur est funeste.</p>
+
+<p class="i">— Qui sait si la plupart de ces pensées
+prodigieuses sur lesquelles tant de grands
+hommes, et une infinité de petits, ont
+pâli depuis des siècles, ne sont point des
+monstres psychologiques, — des <i>Idées
+Monstres</i>, — enfantés par l’exercice naïf
+de nos facultés interrogeantes que nous
+appliquons un peu partout, — sans
+nous aviser que nous ne devons raisonnablement
+questionner que ce qui peut
+véritablement nous répondre ?</p>
+
+<p class="i">Mais les monstres de chair rapidement
+périssent. Toutefois ils ont existé quelque
+peu. Rien de plus instructif que de méditer
+sur leur destin.</p>
+
+<p class="i">Pourquoi M. Teste est-il impossible ? — C’est
+son <i>âme</i> que cette question. <i>Elle
+vous change en M. Teste.</i> Car il n’est
+point autre que le démon même de la
+possibilité. Le souci de l’ensemble de ce
+qu’il peut le domine. Il s’observe, il
+manœuvre, il ne veut pas se laisser
+manœuvrer. Il ne connaît que deux
+valeurs, deux catégories, qui sont celles de
+la conscience réduite à ses actes : <i>le possible
+et l’impossible</i>. Dans cette étrange
+cervelle, où la philosophie a peu de crédit,
+où le langage est toujours en accusation,
+il n’est guère de pensée qui ne s’accompagne
+du sentiment qu’elle est provisoire ;
+il ne subsiste guère que l’attente
+et l’exécution d’opérations définies. Sa
+vie intense et brève se dépense à surveiller
+le mécanisme par lequel les relations
+du connu et de l’inconnu sont instituées
+et organisées. Même, elle applique ses
+puissances obscures et transcendantes à
+feindre obstinément les propriétés d’un
+système isolé où l’infini ne figure point.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p class="i">Donner quelque idée d’un tel monstre,
+en peindre les dehors et les mœurs ;
+esquisser du moins un Hippogriffe, une
+Chimère de la mythologie intellectuelle,
+exige, — et donc excuse, — l’emploi,
+sinon la création, d’un langage forcé,
+parfois énergiquement abstrait. Il y faut
+également de la familiarité et jusqu’à
+quelques traces de cette vulgarité ou trivialité
+que nous nous permettons avec
+nous-mêmes. Nous ne gardons pas de
+ménagements avec celui qui est en nous.</p>
+
+<p class="i">Le texte assujetti à ces conditions très
+particulières n’est certainement pas d’une
+lecture trop aisée dans l’original. Davantage
+doit-il présenter à qui veut le transporter
+dans une langue étrangère des
+difficultés presque insurmontables…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c1">LA SOIRÉE
+AVEC MONSIEUR TESTE</h2>
+
+<blockquote class="epi">
+<p><i lang="la" xml:lang="la">Vita Cartesii res est
+simplicissima…</i></p>
+
+</blockquote>
+
+<p>La bêtise n’est pas mon fort. J’ai vu
+beaucoup d’individus, j’ai visité quelques
+nations, j’ai pris ma part d’entreprises
+diverses sans les aimer, j’ai mangé
+presque tous les jours, j’ai touché à
+des femmes. Je revois maintenant quelques
+centaines de visages, deux ou trois
+grands spectacles, et peut-être la substance
+de vingt livres. Je n’ai pas retenu
+le meilleur ni le pire de ces choses : est
+resté ce qui l’a pu.</p>
+
+<p>Cette arithmétique m’épargne de
+m’étonner de vieillir. Je pourrais aussi
+faire le compte des moments victorieux
+de mon esprit, et les imaginer unis et
+soudés, composant une vie <i>heureuse</i>…
+Mais je crois m’être toujours bien jugé.
+Je me suis rarement perdu de vue ;
+je me suis détesté, je me suis adoré ; — puis,
+nous avons vieilli ensemble.</p>
+
+<p>Souvent, j’ai supposé que tout était
+fini pour moi, et je me terminais de
+toutes mes forces, anxieux d’épuiser,
+d’éclairer quelque situation douloureuse.
+Cela m’a fait connaître que nous apprécions
+notre propre pensée beaucoup
+trop d’après l’<i>expression</i> de celle des
+autres ! Dès lors, les milliards de mots
+qui ont bourdonné à mes oreilles, m’ont
+rarement ébranlé par ce qu’on voulait
+leur faire dire ; et tous ceux que j’ai
+moi-même prononcés à autrui, je les
+ai sentis se distinguer toujours de
+ma pensée, — car ils devenaient <i>invariables</i>.</p>
+
+<p>Si j’avais décidé comme la plupart
+des hommes, non seulement je me serais
+cru leur supérieur, mais je l’aurais
+paru. Je me suis préféré. Ce qu’ils
+nomment un être supérieur est un être
+qui s’est trompé. Pour s’étonner de lui,
+il faut le voir, — et pour être vu il
+faut qu’il se montre. Et il me montre
+que la niaise manie de son nom le possède.
+Ainsi, chaque grand homme est
+taché d’une erreur. Chaque esprit qu’on
+trouve puissant, commence par la faute
+qui le fait connaître. En échange du
+pourboire public, il donne le temps
+qu’il faut pour se rendre perceptible,
+l’énergie dissipée à se transmettre et à
+préparer la satisfaction étrangère. Il va
+jusqu’à comparer les jeux informes de la
+gloire, à la joie de se sentir unique — grande
+volupté particulière.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>J’ai rêvé alors que les têtes les plus
+fortes, les inventeurs les plus sagaces, les
+connaisseurs le plus exactement de la
+pensée devaient être des inconnus, des
+avares, des hommes qui meurent sans
+avouer. Leur existence m’était révélée
+par celle même des individus éclatants,
+un peu moins <i>solides</i>.</p>
+
+<p>L’induction était si facile que j’en
+voyais la formation à chaque instant.
+Il suffisait d’imaginer les grands hommes
+ordinaires, purs de leur première erreur,
+ou de s’appuyer sur cette erreur même
+pour concevoir un degré de conscience
+plus élevé, un sentiment de la liberté
+d’esprit moins grossier. Une opération
+aussi simple me livrait des étendues
+curieuses, comme si j’étais descendu dans
+la mer. Perdus dans l’éclat des découvertes
+publiées, mais à côté des inventions
+méconnues que le commerce, la
+peur, l’ennui, la misère commettent
+chaque jour, je croyais distinguer des
+chefs-d’œuvre intérieurs. Je m’amusais
+à éteindre l’histoire connue sous les
+annales de l’anonymat.</p>
+
+<p>C’étaient, invisibles dans leurs vies
+limpides, des solitaires qui savaient
+avant tout le monde. Ils me semblaient
+doubler, tripler, multiplier dans l’obscurité
+chaque personne célèbre, — eux,
+avec le dédain de livrer leurs chances
+et leurs résultats particuliers. Ils auraient
+refusé, à mon sentiment, de se considérer
+comme autre chose que des
+choses…</p>
+
+<p>Ces idées me venaient pendant
+l’octobre de 93, dans les instants de
+loisir où la pensée se joue seulement à
+exister.</p>
+
+<p>Je commençais de n’y plus songer,
+quand je fis la connaissance de M. Teste.
+(Je pense maintenant aux traces qu’un
+homme laisse dans le petit espace où
+il se meut chaque jour.) Avant de me
+lier avec M. Teste, j’étais attiré par ses
+allures particulières. J’ai étudié ses
+yeux, ses vêtements, ses moindres
+paroles sourdes au garçon du café où je
+le voyais. Je me demandais s’il se sentait
+observé. Je détournais vivement
+mon regard du sien, pour surprendre
+le sien me suivre. Je prenais les journaux
+qu’il venait de lire, je recommençais
+mentalement les sobres gestes qui lui
+échappaient ; je notais que personne
+ne faisait attention à lui.</p>
+
+<p>Je n’avais plus rien de ce genre à
+apprendre, lorsque nous entrâmes en
+relation. Je ne l’ai jamais vu que la
+nuit. Une fois dans une sorte de b…;
+souvent au théâtre. On m’a dit qu’il
+vivait de médiocres opérations hebdomadaires
+à la Bourse. Il prenait ses
+repas dans un petit restaurant de la rue
+Vivienne. Là, il mangeait comme on se
+purge, avec le même entrain. Parfois,
+il s’accordait ailleurs un repas lent et
+fin.</p>
+
+<p>M. Teste avait peut-être quarante
+ans. Sa parole était extraordinairement
+rapide, et sa voix sourde. Tout s’effaçait
+en lui, les yeux, les mains. Il
+avait pourtant les épaules militaires, et
+le pas d’une régularité qui étonnait.
+Quand il parlait, il ne levait jamais
+un bras ni un doigt : il avait <i>tué la
+marionnette</i>. Il ne souriait pas, ne disait
+ni bonjour ni bonsoir ; il semblait
+ne pas entendre le « Comment allez-vous ? »</p>
+
+<p>Sa mémoire me donna beaucoup à
+penser. Les traits par lesquels j’en pouvais
+juger, me firent imaginer une
+gymnastique intellectuelle sans exemple.
+Ce n’était pas chez lui une faculté excessive, — c’était
+une faculté éduquée ou
+transformée. Voici ses propres paroles :
+« Il y a vingt ans que je n’ai plus de
+livres. J’ai brûlé mes papiers aussi.
+Je rature le vif… Je retiens ce que
+je veux. Mais le difficile n’est pas là.
+<i>Il est de retenir ce dont je voudrai
+demain !</i>… J’ai cherché un crible machinal… »</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>A force d’y penser, j’ai fini par croire
+que M. Teste était arrivé à découvrir
+des lois de l’esprit que nous ignorons.
+Sûrement, il avait dû consacrer des
+années à cette recherche : plus sûrement,
+des années encore, et beaucoup d’autres
+années avaient été disposées pour mûrir
+ses inventions et pour en faire ses instincts.
+Trouver n’est rien. Le difficile
+est de s’ajouter ce qu’on trouve.</p>
+
+<p>L’art délicat de la durée, le temps, sa
+distribution et son régime, — sa dépense
+à des choses bien choisies, pour les
+nourrir spécialement, — était une des
+grandes recherches de M. Teste. Il
+veillait à la répétition de certaines
+idées ; il les arrosait de nombre. Ceci
+lui servait à rendre finalement machinale
+l’application de ses études conscientes.
+Il cherchait même à résumer
+ce travail. Il disait souvent : « <i lang="la" xml:lang="la">Maturare !…</i> »</p>
+
+<p>Certainement sa mémoire singulière
+devait presque uniquement lui retenir
+cette partie de nos impressions que
+notre imagination toute seule est impuissante
+à construire. Si nous imaginons
+un voyage en ballon, nous pouvons
+avec sagacité, avec puissance, <i>produire</i>
+beaucoup de sensations probables d’un
+aéronaute ; mais il restera toujours
+quelque chose d’individuel à l’ascension
+réelle, dont la différence avec notre
+rêverie exprime la valeur des méthodes
+d’un Edmond Teste.</p>
+
+<p>Cet homme avait connu de bonne
+heure l’importance de ce qu’on pourrait
+nommer la <i>plasticité</i> humaine. Il en avait
+cherché les limites et le mécanisme.
+Combien il avait dû rêver à sa propre
+malléabilité !</p>
+
+<p>J’entrevoyais des sentiments qui me
+faisaient frémir, une terrible obstination
+dans des expériences enivrantes. Il était
+l’être absorbé dans sa variation, celui
+qui devient son système, celui qui se
+livre tout entier à la discipline effrayante
+de l’esprit libre, et qui fait tuer ses joies
+par ses joies, la plus faible par la plus
+forte, — la plus douce, la temporelle,
+celle de l’instant et de l’heure
+commencée, par la fondamentale — par
+l’espoir de la fondamentale.</p>
+
+<p>Et je sentais qu’il était le maître de
+sa pensée : j’écris là cette absurdité.
+L’expression d’un sentiment est toujours
+absurde.</p>
+
+<p>M. Teste n’avait pas d’opinions. Je
+crois qu’il se passionnait à son gré, et
+pour atteindre un but défini. Qu’avait-il
+fait de sa personnalité ? Comment se
+voyait-il ?… Jamais il ne riait, jamais
+un air de malheur sur son visage. Il
+haïssait la mélancolie.</p>
+
+<p>Il parlait, et on se sentait dans son
+idée, confondu avec les choses : on se
+sentait reculé, mêlé aux maisons, aux
+grandeurs de l’espace, au coloris remué
+de la rue, aux coins… Et les paroles le
+plus adroitement touchantes, — celles
+même qui font leur auteur plus près de
+nous qu’aucun autre homme, celles
+qui font croire que le mur éternel entre
+les esprits tombe, — pouvaient venir
+à lui… Il savait admirablement qu’elles
+auraient ému <i>tout autre</i>. Il parlait, et
+sans pouvoir préciser les motifs ni l’étendue
+de la proscription, on constatait
+qu’un grand nombre de mots étaient
+bannis de son discours. Ceux dont il
+se servait, étaient parfois si curieusement
+tenus par sa voix ou éclairés par
+sa phrase que leur poids était altéré,
+leur valeur nouvelle. Parfois, ils perdaient
+tout leur sens, ils paraissaient
+remplir uniquement une place vide
+dont le terme destinataire était douteux
+encore ou imprévu par la langue. Je
+l’ai entendu désigner un objet matériel
+par un groupe de mots abstraits et de
+noms propres.</p>
+
+<p>A ce qu’il disait, il n’y avait rien à
+répondre. Il tuait l’assentiment poli.
+On prolongeait les conversations par
+des bonds qui ne l’étonnaient pas.</p>
+
+<p>Si cet homme avait changé l’objet
+de ses méditations fermées, s’il eût
+tourné contre le monde la puissance
+régulière de son esprit, rien ne lui eût
+résisté. Je regrette d’en parler comme
+on parle de ceux dont on fait les statues.
+Je sens bien qu’entre le « génie » et
+lui, il y a une quantité de faiblesse.
+Lui, si véritable ! si neuf ! si pur de
+toute duperie et de toutes merveilles,
+si dur ! Mon propre enthousiasme me
+le gâte…</p>
+
+<p>Comment ne pas en ressentir pour
+celui qui ne disait jamais rien de
+<i>vague</i> ? pour celui qui déclarait avec
+calme : « Je n’apprécie en toutes choses
+que la <i>facilité</i> ou la <i>difficulté</i> de les
+connaître, de les accomplir. Je mets un
+soin extrême à mesurer ces degrés, et à
+ne pas m’attacher… Et que m’importe
+ce que je sais fort bien ? »</p>
+
+<p>Comment ne pas s’abandonner à un
+être dont l’esprit paraissait transformer
+pour soi seul tout ce qui est, et qui
+<i>opérait</i> tout ce qui lui était proposé ?
+Je devinais cet esprit maniant et mêlant,
+faisant varier, mettant en communication,
+et dans l’étendue du champ de
+sa connaissance, pouvant couper et
+dévier, éclairer, glacer ceci, chauffer
+cela, noyer, exhausser, nommer ce qui
+manque de nom, oublier ce qu’il voulait,
+endormir ou colorer ceci et cela…</p>
+
+<p>Je simplifie grossièrement des propriétés
+impénétrables. Je n’ose pas dire
+tout ce que mon objet me dit. La logique
+m’arrête. Mais, en moi-même, toutes
+les fois que se pose le problème de Teste,
+apparaissent de curieuses formations.</p>
+
+<p>Il y a des jours où je le retrouve très
+nettement. Il se représente à mon souvenir,
+à côté de moi. Je respire la fumée
+de nos cigares, je l’entends, je me
+<i>méfie</i>. Parfois, la lecture d’un journal
+me fait me heurter à sa pensée, quand
+un événement maintenant la justifie.
+Et je tente encore quelques-unes de ces
+expériences illusoires qui me délectaient
+à l’époque de nos soirées. C’est-à-dire
+que je me le figure faisant ce que je ne
+lui ai pas vu faire. Que devient M. Teste
+souffrant ? — Amoureux, comment raisonne-t-il ? — Peut-il
+être triste ? — De
+quoi aurait-il peur ? — Qu’est-ce qui
+le ferait trembler ? — … Je cherchais.
+Je maintenais entière l’image de
+l’homme rigoureux, je tâchais de la
+faire répondre à mes questions… Elle
+s’altérait.</p>
+
+<p>Il aime, il souffre, il s’ennuie. Tout le
+monde s’imite. Mais, au soupir, au gémissement
+élémentaire, je veux qu’il mêle
+les règles et les figures de tout son esprit.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Ce soir, il y a précisément deux ans
+et trois mois que j’étais avec lui au
+théâtre, dans une loge prêtée. J’y ai
+songé tout aujourd’hui.</p>
+
+<p>Je le revois debout avec la colonne
+d’or de l’Opéra, ensemble.</p>
+
+<p>Il ne regardait que la salle. Il aspirait
+la grande bouffée brûlante, au bord du
+trou. Il était rouge.</p>
+
+<p>Une immense fille de cuivre nous
+séparait d’un groupe murmurant au
+delà de l’éblouissement. Au fond de
+la vapeur, brillait un morceau nu de
+femme, doux comme un caillou. Beaucoup
+d’éventails indépendants vivaient
+sur le monde sombre et clair, écumant
+jusqu’aux feux du haut. Mon regard
+épelait mille petites figures, tombait
+sur une tête triste, courait sur des bras,
+sur les gens, et enfin se brûlait.</p>
+
+<p>Chacun était à sa place, libre d’un
+petit mouvement. Je goûtais le système
+de classification, la simplicité presque
+théorique de l’assemblée, l’ordre social.
+J’avais la sensation délicieuse que tout
+ce qui respirait dans ce cube, allait
+suivre ses lois, flamber de rires par
+grands cercles, s’émouvoir par plaques,
+ressentir par <i>masses</i> des choses <i>intimes</i>, — <i>uniques</i>, — des
+remuements secrets,
+s’élever à l’inavouable ! J’errais sur
+ces étages d’hommes, de ligne en ligne,
+par orbites, avec la fantaisie de joindre
+idéalement entre eux tous ceux ayant
+la même maladie, ou la même théorie,
+ou le même vice… Une musique nous
+touchait tous, abondait, puis devenait
+toute petite.</p>
+
+<p>Elle disparut. M. Teste murmurait :
+« On n’est <i>beau</i>, on n’est extraordinaire
+que pour les autres ! <i>Ils</i> sont mangés
+par les autres ! »</p>
+
+<p>Le dernier mot sortit du silence que
+faisait l’orchestre. Teste respira.</p>
+
+<p>Sa face enflammée où soufflaient la
+chaleur et la couleur, ses larges épaules,
+son être noir mordoré par les lumières,
+la forme de tout son bloc vêtu, étayé par
+la grosse colonne, me reprirent. Il ne
+perdait pas un atome de tout ce qui devenait
+sensible, à chaque instant, dans
+cette grandeur rouge et or.</p>
+
+<p>Je regardai ce crâne qui faisait connaissance
+avec les angles du chapiteau,
+cette main droite qui se rafraîchissait
+aux dorures et, dans l’ombre de pourpre,
+les grands pieds. Des lointains de
+la salle, ses yeux vinrent vers moi ;
+sa bouche dit : « La discipline n’est
+pas mauvaise… C’est un petit commencement… »</p>
+
+<p>Je ne savais répondre. Il dit de sa
+voix basse et vite : « Qu’ils jouissent
+et obéissent ! »</p>
+
+<p>Il fixa longuement un jeune homme
+placé en face de nous, puis une dame,
+puis tout un groupe dans les galeries
+supérieures, — qui débordait du balcon
+par cinq ou six visages brûlants, — et
+puis tout le monde, tout le théâtre,
+plein comme les cieux, ardent, fasciné
+par la scène que nous ne voyions pas.
+La stupidité de tous les autres nous
+révélait qu’il se passait n’importe quoi
+de sublime. Nous regardions se mourir
+le jour que faisaient toutes les figures
+dans la salle. Et quand il fut très bas,
+quand la lumière ne rayonna plus, il
+ne resta que la vaste phosphorescence
+de ces mille figures. J’éprouvais que
+ce crépuscule faisait tous ces êtres
+passifs. Leur attention et l’obscurité
+croissantes formaient un équilibre continu.
+J’étais moi-même attentif <i>forcément</i>, — à
+toute cette attention.</p>
+
+<p>M. Teste dit : « Le suprême <i>les</i> simplifie.
+Je parie qu’ils pensent tous, de
+plus en plus, <i>vers</i> la même chose. Ils
+seront égaux devant la crise ou limite
+commune. Du reste, la loi n’est pas si
+simple… puisqu’elle me néglige, — et — je
+suis ici. »</p>
+
+<p>Il ajouta : « L’éclairage les tient. »</p>
+
+<p>Je dis en riant : « Vous aussi ? »</p>
+
+<p>Il répondit : « Vous aussi. »</p>
+
+<p>— « Quel dramaturge vous feriez !
+lui dis-je, vous semblez surveiller quelque
+expérience créée aux confins de
+toutes les sciences ! Je voudrais voir
+un théâtre inspiré de vos méditations… »</p>
+
+<p>Il dit : « Personne ne médite. »</p>
+
+<p>L’applaudissement et la lumière complète
+nous chassèrent. Nous circulâmes,
+nous descendîmes. Les passants semblaient
+en liberté. M. Teste se plaignit
+légèrement de la fraîcheur de minuit.
+Il fit allusion à d’anciennes douleurs.</p>
+
+<p>Nous marchions, et il lui échappait
+des phrases presque incohérentes. Malgré
+mes efforts, je ne suivais ses paroles
+qu’à grand’peine, me bornant enfin à
+les retenir. L’incohérence d’un discours
+dépend de celui qui l’écoute. L’esprit
+me paraît ainsi fait qu’il ne peut être
+incohérent pour soi-même. Aussi me
+suis-je gardé de classer Teste parmi les
+fous. D’ailleurs, j’apercevais vaguement
+le lien de ses idées, je n’y remarquais
+aucune contradiction ; — et puis,
+j’aurais redouté une solution trop
+simple.</p>
+
+<p>Nous allions dans les rues adoucies
+par la nuit, nous tournions à des angles,
+dans le vide, trouvant d’instinct notre
+voie, — plus large, plus étroite, plus
+large. Son pas militaire se soumettait
+le mien…</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>« Pourtant, <i>répondis-je</i>, comment
+se soustraire à une musique si puissante !
+Et pourquoi ? J’y trouve une ivresse
+particulière, dois-je la dédaigner ? J’y
+trouve l’illusion d’un travail immense,
+qui, tout à coup me deviendrait possible…
+Elle me donne des <i>sensations
+abstraites</i>, des figures délicieuses de
+tout ce que j’aime, — du changement,
+du mouvement, du mélange, du flux,
+de la transformation… Nierez-vous qu’il
+y ait des choses anesthésiques ? Des
+arbres qui saoulent, des hommes qui
+donnent de la force, des filles qui paralysent,
+des ciels qui coupent la parole ?</p>
+
+<p>M. Teste reprit assez haut :</p>
+
+<p>— « Eh ! Monsieur ! que m’importe
+le « talent » de vos arbres — et des
+autres !… Je suis chez <span class="xsmall">MOI</span>, je parle ma
+langue, je hais les choses extraordinaires.
+C’est le besoin des esprits faibles. Croyez-moi
+à la lettre : le génie est <i>facile</i>, la
+fortune est <i>facile</i>, la <i>divinité</i> est <i>facile</i>…
+Je veux dire simplement — que je sais
+comment cela se conçoit. C’est <i>facile</i>.</p>
+
+<p>« Autrefois, — il y a bien vingt
+ans, — toute chose au-dessus de l’ordinaire
+accomplie par un autre homme,
+m’était une défaite personnelle. Dans le
+passé, je ne voyais qu’idées volées à
+moi ! Quelle bêtise !… Dire que notre
+propre image ne nous est pas indifférente !
+Dans les combats imaginaires,
+nous la traitons <i>trop bien</i> ou <i>trop mal</i> !… »</p>
+
+<p>Il toussa. Il se dit : « Que peut
+un homme ?… Que peut un homme !… »
+Il me dit : « Vous connaissez un homme
+sachant qu’il ne sait ce qu’il dit ! »</p>
+
+<p>Nous étions à sa porte. Il me pria de
+venir fumer un cigare chez lui.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Au haut de la maison, nous entrâmes
+dans un très petit appartement « garni ».
+Je ne vis pas un livre. Rien n’indiquait
+le travail traditionnel devant une table,
+sous une lampe, au milieu de papiers
+et de plumes. Dans la chambre verdâtre
+qui sentait la menthe, il n’y avait
+autour de la bougie que le morne
+mobilier abstrait, — le lit, la pendule,
+l’armoire à glace, deux fauteuils — comme
+des êtres de raison. Sur la cheminée,
+quelques journaux, une douzaine
+de cartes de visite couvertes de chiffres,
+et un flacon pharmaceutique. Je n’ai
+jamais eu plus fortement l’impression
+du <i>quelconque</i>. C’était le logis quelconque,
+analogue au point quelconque des
+théorèmes, — et peut-être aussi utile.
+Mon hôte existait dans l’intérieur le
+plus général. Je songeai aux heures
+qu’il faisait dans ce fauteuil. J’eus
+peur de l’infinie tristesse possible dans
+ce lieu pur et banal. J’ai vécu dans de
+telles chambres, je n’ai jamais pu les
+croire définitives, sans horreur.</p>
+
+<p>M. Teste parla de l’argent. Je ne sais
+pas reproduire son éloquence spéciale :
+elle me semblait moins précise que
+d’ordinaire. La fatigue, le silence qui se
+fortifiait avec l’heure, les cigares amers,
+l’abandon nocturne semblaient l’atteindre.
+J’entends sa voix baissée et ralentie
+qui faisait danser la flamme de l’unique
+bougie brûlant entre nous, à mesure
+qu’il citait de très grands nombres,
+avec lassitude. Huit cent dix millions
+soixante quinze mille cinq cent cinquante…
+J’écoutais cette musique inouïe
+sans suivre le calcul. Il me communiquait
+le tremblement de la Bourse, et
+les longues suites de noms de nombres
+me prenaient comme une poésie. Il
+rapprochait les événements, les phénomènes
+industriels, le goût public et
+les passions, les chiffres encore, les uns
+des autres. Il disait : « L’or est comme
+l’esprit de la société. »</p>
+
+<p>Tout à coup, il se tut. Il souffrit.</p>
+
+<p>J’examinai de nouveau la chambre
+froide, la nullité du meuble, pour ne
+pas le regarder. Il prit sa fiole et but.
+Je me levai pour partir.</p>
+
+<p>— « Restez encore, dit-il, vous ne
+vous ennuyez pas. Je vais me mettre
+au lit. Dans peu d’instants, je dormirai.
+Vous prendrez la bougie pour descendre. »</p>
+
+<p>Il se dévêtit tranquillement. Son
+corps sec se baigna dans les draps et
+fit le mort. Ensuite il se tourna, et
+s’enfonça davantage dans le lit trop
+court.</p>
+
+<p>Il me dit en souriant : « Je fais la
+planche. Je flotte !… Je sens un roulis
+imperceptible dessous, — un mouvement
+immense ? Je dors une heure ou
+deux tout au plus, moi qui adore la
+navigation de la nuit. Souvent je ne
+distingue plus ma pensée d’avant le
+sommeil. Je ne sais pas si j’ai dormi.
+Autrefois, en m’assoupissant, je pensais
+à tous ceux qui m’avaient fait plaisir,
+figures, choses, minutes. Je les faisais
+venir pour que la pensée fût aussi
+douce que possible, facile comme le
+lit… Je suis vieux. Je puis vous montrer
+que je me sens vieux… Rappelez-vous ! — Quand
+on est enfant on se <i>découvre</i>,
+on découvre lentement l’espace de son
+corps, on exprime la particularité de
+son corps par une série d’efforts, je
+suppose ? On se tord et on se trouve ou
+on se retrouve, et on s’étonne ! on
+touche son talon, on saisit son pied
+droit avec sa main gauche, on obtient
+le pied froid dans la paume chaude !…
+Maintenant, je me sais par cœur. Le
+cœur aussi. Bah ! toute la terre est
+marquée, tous les pavillons couvrent
+tous les territoires… Reste mon lit.
+J’aime ce courant de sommeil et de
+linge : ce linge qui se tend et se plisse,
+ou se froisse, — qui descend sur moi
+comme du sable, quand je fais le mort, — qui
+se caille autour de moi dans le
+sommeil… C’est de la mécanique bien
+complexe. Dans le sens de la trame ou
+de la chaîne, une déformation très
+petite… Ah ! »</p>
+
+<p>Il souffrit.</p>
+
+<p>« Mais qu’avez-vous ? lui dis-je, je
+puis…</p>
+
+<p>— J’ai, dit-il,… pas grand’chose. J’ai…
+un dixième de seconde qui se montre…
+Attendez… Il y a des instants où mon
+corps s’illumine… C’est très curieux.
+J’y vois tout à coup en moi… je distingue
+les profondeurs des couches de ma
+chair ; et je sens des zones de douleur,
+des anneaux, des pôles, des aigrettes
+de douleur. Voyez-vous ces figures
+vives ? cette géométrie de ma souffrance ?
+Il y a de ces éclairs qui ressemblent
+tout à fait à des idées. Ils font
+comprendre, — d’ici, jusque-là… Et
+pourtant ils me laissent <i>incertain</i>. Incertain
+n’est pas le mot… Quand <i>cela</i> va
+venir, je trouve en moi quelque chose
+de confus ou de diffus. Il se fait dans
+mon être des endroits… brumeux, il y
+a des étendues qui font leur apparition.
+Alors, je prends dans ma mémoire une
+question, un problème quelconque… Je
+m’y enfonce. Je compte des grains de
+sable… et, tant que je les vois… — Ma
+douleur grossissante me force à l’observer.
+J’y pense ! — Je n’attends que
+mon cri,… et dès que je l’ai entendu — l’<i>objet</i>,
+le terrible <i>objet</i>, devenant
+plus petit, et encore plus petit, se dérobe
+à ma vue intérieure…</p>
+
+<p>« Que peut un homme ? Je combats
+tout, — hors la souffrance de mon corps,
+au delà d’une certaine grandeur. C’est
+là, pourtant, que je devrais commencer.
+Car, souffrir, c’est donner à quelque
+chose une attention suprême, et je suis
+un peu l’homme de l’attention… Sachez
+que j’avais prévu la maladie future.
+J’avais songé avec précision à ce dont
+tout le monde est sûr. Je crois que cette
+vue sur une portion évidente de l’avenir,
+devrait faire partie de l’éducation.
+Oui, j’avais prévu ce qui commence
+maintenant. C’était, alors, une idée
+comme les autres. Ainsi, j’ai pu la
+suivre. »</p>
+
+<p>Il devint calme.</p>
+
+<p>Il se plia sur le côté, baissa les yeux ;
+et, au bout d’une minute, parlait de
+nouveau. Il commençait à se perdre.
+Sa voix n’était qu’un murmure dans
+l’oreiller. Sa main rougissante dormait
+déjà.</p>
+
+<p>Il disait encore : « Je pense, et cela
+ne gêne rien. Je suis seul. Que la solitude
+est confortable ! Rien de doux ne
+me pèse… La même rêverie ici, que dans
+la cabine du navire, la même au café
+Lambert… Les bras d’une Berthe, s’ils
+prennent de l’importance, je suis volé, — comme
+par la douleur… Celui qui
+me parle, s’il ne prouve pas, — c’est
+un ennemi. J’aime mieux l’éclat du
+moindre fait qui se produit. Je suis
+étant, et me voyant ; me voyant me
+voir, et ainsi de suite… Pensons de
+tout près. Bah ! on s’endort sur n’importe
+quel sujet… Le sommeil continue
+n’importe quelle idée… »</p>
+
+<p>Il ronflait doucement. Un peu plus
+doucement, je pris la bougie, je sortis
+à pas de loup.</p>
+
+<p class="sign">1895</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c2">LETTRE D’UN AMI</h2>
+
+
+<p class="c large">NOTE DE L’ÉDITEUR</p>
+
+<p>Quelques bons esprits ayant admis, quoique
+sans preuves matérielles, que la lettre ci-contre
+avait été adressée à M. Teste par un
+écrivain de ses amis, on a cru la devoir
+joindre à ce recueil qui pouvait se passer
+d’elle, comme elle de lui.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p>Mon ami, me voici loin de vous. Nous
+nous parlions, et je vous écris. C’est,
+<i>si l’on veut</i>, une chose bien étrange.</p>
+
+<p>Vous allez voir que je suis dans une
+disposition à m’émerveiller.</p>
+
+<p>Le retour même à ce Paris, après
+une assez longue absence, m’est apparu
+sous quelque espèce métaphysique. — Je
+ne parle pas seulement du retour
+matériel, noir sacrifice d’une nuit au
+vacarme et aux saccades. Le corps
+inerte et vivant s’abandonne aux corps
+morts et mouvants qui le transportent.
+Le rapide a une idée fixe qui est la Ville.
+On est le captif de son idéal, le jouet
+de sa fureur monotone. Il faut subir
+des millions de coups frappés à la
+cantonnade, et ces rythmes et ces
+ruptures de rythmes, ces battements
+et gémissements mécaniques, — tout
+le tapage forcené de je ne sais quelle
+fabrique de vitesse. On est ivre de
+fantômes qui tournent, de visions versées
+au néant, de lumières arrachées.
+Le métal que forge la marche dans
+l’ombre fait rêver que le Temps personnel
+et brutal attaque et désagrège
+la dure et profonde distance. Surexcité,
+accablé de sévices, le cerveau, de soi-même,
+et sans qu’il le sache, engendre
+nécessairement toute une littérature
+moderne…</p>
+
+<p>Parfois la sensation se fait stationnaire.
+L’ensemble des cahots ne mène
+à rien. Le total du déplacement se
+compose d’une infinité de redites ;
+chaque instant vient convaincre l’autre
+que l’on n’arrivera jamais.</p>
+
+<p>Peut-être l’éternité et l’enfer sont-ils
+les naïves expressions de quelque voyage
+inévitable ?</p>
+
+<p>A force, toutefois, de tant d’agitation
+de nos os et de nos idées dans les ténèbres,
+le soleil et Paris sortent enfin du
+jeu.</p>
+
+<p>Mais l’être de l’esprit, — <i>le petit
+homme qui est dans l’homme</i>, — (et
+qui est toujours supposé dans la grossière
+imagination que nous nous faisons
+de la connaissance), opère de son
+côté son changement de présence. Il
+ne circule point comme la conscience,
+dans une fantasmagorie de visions et
+un tumulte de phénomènes. Il voyage
+selon sa nature, et <i>dans sa nature même</i>.
+Je m’estimerais beaucoup si je savais
+me représenter son opération. Si je
+savais vous la décrire, cette estime pour
+moi grandirait en moi à l’infini. Mais
+il n’en est pas question…</p>
+
+<p>Je me figure donc, comme je puis,
+que le sentiment du changement de
+notre séjour s’accompagne dans quelque
+substance inconnue, et qui nous
+est essentielle, d’un travail de détachement
+et de renouement subtils. C’est une
+classification profonde qui se transforme.
+A peine le départ résolu, et bien avant
+que le corps ne s’y mette, l’idée seule
+que tout va changer autour de nous
+intime à notre système caché une modification
+mystérieuse. De sentir que
+l’on s’en va, toutes choses encore tangibles
+en perdent presque aussitôt leur
+existence prochaine. Elles sont comme
+frappées dans les puissances de leur
+présence, dont quelques-unes s’évanouissent.
+Hier encore, vous étiez près
+de moi, et il y avait en moi une secrète
+personne déjà toute disposée à ne plus
+vous voir de longtemps. Je ne vous
+trouvais plus dans le temps rapproché,
+et cependant je vous tenais la main.
+Vous m’étiez coloré d’absence, et comme
+condamné à ne point avoir d’avenir
+imminent. Je vous regardais de près,
+je vous voyais au loin. Vos mêmes
+regards ne contenaient plus de durée.
+Il me semblait qu’il y eût entre vous et
+moi <i>deux distances</i>, l’une encore insensible,
+l’autre immense déjà ; et je ne
+savais pas quelle il fallait prendre pour
+la plus réelle des deux…</p>
+
+<p>J’ai observé, pendant le trajet, s’altérer
+les attentes de mon âme. Certains
+ressorts se détendent, d’autres se roidissent.
+Nos prévisions inconscientes,
+nos étonnements éventuels échangent
+leurs positions profondes. Si je vous
+rencontrais demain, ce me serait une
+grande surprise…</p>
+
+<p>Tout à coup je me sentis à Paris,
+quelques heures avant que d’y être.
+Je reprenais sensiblement mes esprits
+parisiens qui s’étaient un peu dissipés
+dans mes voyages. Ils s’étaient réduits
+à des souvenirs ; ils redevenaient maintenant
+des valeurs vivantes et des
+sources que l’on doit utiliser à chaque
+instant.</p>
+
+<p>Quel démon que celui de l’analogie
+abstraite ! — Vous savez comme il
+me tourmente quelquefois ! — Il me
+soufflait de comparer cette altération
+indéfinissable qui se passait en moi,
+à un changement assez brusque de
+certaines <i>probabilités</i> mentales. Telle
+réponse, tel mouvement, telle action
+de notre visage, qui sont à Paris les
+effets instantanés de nos impressions,
+ne nous sont plus si naturels quand
+nous sommes retirés à la campagne,
+ou plongés dans un milieu suffisamment
+écarté. Le spontané n’est plus le même.
+Nous ne sommes prêts à répondre qu’à
+ce qui est <i>probablement voisin</i>.</p>
+
+<p>On en tirerait de curieuses conséquences.
+Un physicien hardi, qui ferait
+entrer les vivants, et même les cœurs,
+dans ses desseins, se risquerait peut-être
+à définir un éloignement par une
+certaine distribution intérieure…</p>
+
+<p>J’ai grande peur, mon vieil ami, que
+nous ne soyons faits de bien des choses
+qui nous ignorent. Et c’est en quoi nous
+nous ignorons. S’il y en a une infinité,
+toute méditation est vaine…</p>
+
+<p>Je me sentais donc ressaisir par un
+autre système de vie, et je connaissais
+mon retour comme une sorte de rêve
+de ce monde où je revenais. Une ville
+où la vie verbale est plus puissante,
+plus diverse, plus active et capricieuse
+qu’en toute autre, se préparait en moi
+par l’idée d’une confusion étincelante.
+Le dur murmure du train prêtait à
+ma distraction imagée l’accompagnement
+de la rumeur d’une ruche.</p>
+
+<p>Il me semblait que nous avancions
+vers un nuage de propos. Mille gloires
+en évolution, mille titres d’ouvrages
+par seconde paraissaient, périssaient
+indistinctement dans cette nébuleuse
+grandissante. Je ne savais pas si
+je voyais ou si j’entendais cette agitation
+insensée. Il y avait des écritures
+qui criaient, des paroles qui étaient
+des hommes, et des hommes qui étaient
+des noms… Point de lieu sur la terre,
+pensai-je, où le langage ait plus de
+fréquence, plus de résonances, moins
+de réserve, qu’en ce Paris où la littérature,
+et la science, et les arts, et la politique
+d’un grand pays sont jalousement
+concentrés. Les Français ont amassé
+toutes leurs idées dans une enceinte.
+Nous y vivons dans notre feu.</p>
+
+<p>Dire ; redire ; contredire ; prédire ;
+médire… Tous ces verbes ensemble
+me résumaient le bourdonnement du
+paradis de la parole.</p>
+
+<p>Quoi de plus fatigant que de concevoir
+le chaos d’une multitude d’esprits ? — Chaque
+pensée dans ce tumulte
+trouve sa pareille, son adverse, son
+antécédente et sa suivante. Tant de
+similitudes, tant d’imprévu la découragent.</p>
+
+<p>Imaginez-vous le désordre incomparable
+qu’entretiennent dix mille êtres
+essentiellement singuliers ? Songez à
+la <i>température</i> que peut produire dans
+ce lieu un si grand nombre d’<i>amours
+propres</i> qui s’y comparent. Paris enferme
+et combine, et consomme ou consume
+la plupart des brillants infortunés que
+leurs destins ont appelés aux <i>professions
+délirantes</i>… Je nomme ainsi tous ces
+métiers dont le principal instrument est
+l’opinion que l’on a de soi-même, et
+dont la matière première est l’opinion
+que les autres ont de vous. Les personnes
+qui les exercent, vouées à une éternelle
+candidature, sont nécessairement toujours
+affligées d’un certain délire des
+grandeurs qu’un certain délire de la
+persécution traverse et tourmente sans
+répit. Chez ce peuple d’uniques règne
+la loi de faire ce que nul n’a jamais
+fait, et que nul jamais ne fera. C’est
+du moins la loi des <i>meilleurs</i>, c’est-à-dire
+de ceux qui ont le cœur de vouloir
+nettement quelque chose d’absurde…
+Ils ne vivent que pour obtenir et
+rendre durable l’illusion d’être seuls, — car
+la supériorité n’est qu’une solitude
+située sur les limites actuelles
+d’une espèce. Ils fondent chacun son
+existence sur l’inexistence des autres,
+mais auxquels il faut arracher leur
+consentement qu’ils n’existent pas…
+Remarquez bien que je ne fais que de
+déduire ce qui est enveloppé dans ce
+qui se voit. Si vous doutez, cherchez
+donc à quoi tend un travail qui doit
+ne pouvoir absolument être fait que
+par un individu déterminé, et qui
+dépend de la particularité des hommes ?
+Songez à la signification véritable d’une
+hiérarchie fondée sur la rareté. — Je
+m’amuse parfois d’une image <i>physique</i>
+de nos cœurs, qui sont faits intimement
+d’une énorme injustice et d’une petite
+justice combinées. J’imagine qu’il y a
+dans chacun de nous un atome important
+entre nos atomes, et constitué
+par deux <i>grains d’énergie</i> qui voudraient
+bien se séparer. Ce sont des énergies
+contradictoires mais indivisibles. La
+nature les a jointes pour toujours, quoique
+furieusement ennemies. L’une est l’éternel
+mouvement d’un gros <i>électron positif</i>,
+et ce mouvement inépuisable engendre
+une suite de sons graves où l’oreille
+intérieure distingue sans nulle peine
+une profonde phrase monotone : <i>Il
+n’y a que moi. Il n’y a que moi. Il n’y
+a que moi, moi, moi…</i> Quant au petit
+électron radicalement <i>négatif</i>, il crie à
+l’extrême de l’aigu, et perce et reperce
+de la sorte la plus cruelle le thème
+égotiste de l’autre : <i>Oui, mais il y a
+un tel… Oui, mais il y a un tel… Tel,
+tel, tel.</i> Et tel autre !… Car le nom
+change assez souvent…</p>
+
+<p>Bizarre royaume où toutes les belles
+choses qui s’y produisent sont une amère
+nourriture pour toutes les âmes moins
+une. Et plus elles sont belles, plus amèrement
+ressenties.</p>
+
+<p>Tenez encore. Il me semble que chaque
+mortel possède tout auprès du centre
+de sa machine, et en belle place parmi
+les instruments de la navigation de sa
+vie, un petit appareil d’une sensibilité
+incroyable qui lui marque l’état de
+l’amour de soi. On y lit que l’on s’admire,
+que l’on s’adore, que l’on se fait horreur,
+que l’on se raye de l’existence ; et
+quelque vivant <i>index</i>, qui tremble sur
+le cadran secret, hésite terriblement
+prestement entre le zéro d’être une
+bête et le maximum d’être un dieu.</p>
+
+<p>Eh bien, mon tendre ami, si vous
+voulez comprendre quelque chose à
+bien des choses, il faut songer qu’un
+appareil si vital et si délicat est le jouet
+du premier venu.</p>
+
+<p>Et, sans doute, il est des hommes
+étranges en qui cette aiguille cachée
+marque toujours le point opposé de
+celui que l’on gagerait qu’elle indiquât.
+Ils se haïssent au moment même
+de l’estime universelle, et au contraire
+dans le contraire. Mais nous savons
+qu’il n’est plus de lois toutes satisfaites.
+Il n’est plus que des à peu près…</p>
+
+<p>Et le train filait toujours, rejetant
+violemment peupliers, vaches, hangars,
+et toutes choses terrestres, comme s’il
+avait soif, comme s’il courait à la pensée
+pure, ou vers quelque étoile à rejoindre.
+Quel but suprême peut exiger un ravissement
+si brutal, et un renvoi si vif
+de paysages à tous les diables.</p>
+
+<p>Nous approchions de la nuée. Des
+noms s’illuminaient, d’autres pâlissaient.
+Le ciel s’emplissait de météores
+politiques et littéraires. Les surprises
+crépitaient. Les doux bêlaient, les aigres
+miaulaient, les gras mugissaient, les
+maigres rugissaient.</p>
+
+<p>Les partis, les écoles, les salons, les
+cafés, tout se faisait entendre. L’air
+ne suffisant plus, l’éther se chargeait
+de messages. On était assourdi par
+le cliquetis d’un duel dont les épées
+étaient des éclairs, et bien des pauvretés
+se propageaient jusqu’aux extrémités
+du monde avec la vitesse de la
+lumière.</p>
+
+<p>Je vous prie de m’excuser de cet
+abus que je fais de l’imparfait de l’indicatif ;
+mais il est le <i>temps</i> de l’incohérence,
+et je m’aperçois que je suis en
+train de vous peindre, si c’est là une
+peinture, la plus grande incohérence
+concevable. J’y ajouterai quelques traits
+au moyen de quelques autres imparfaits.</p>
+
+<p>Je voyais en esprit le marché, la
+bourse, le bazar occidental des échanges
+des phantasmes. J’étais occupé des merveilles
+de l’instable, de sa durée étonnante,
+de la force des paradoxes, de
+la résistance des choses usées… Tout se
+figurait. Les luttes abstraites prenaient
+forme de diableries. La mode et l’éternité
+se colletaient. Le rétrograde et
+l’avancé se disputaient le point d’où
+l’on tombe. Les nouveautés même nouvelles
+enfantaient des conséquences très
+anciennes. Ce que le silence avait élaboré
+se vendait à la criée… Enfin,
+tous les événements possibles spirituels
+se produisaient rapidement devant
+mon âme encore à demi endormie. Elle
+était saisie de terreur, de dégoût, de
+désespoir, et d’une affreuse curiosité,
+en contemplant, toute lasse et confuse,
+le spectacle idéal de cette immense
+activité que l’on nomme <i>intellectuelle</i>.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>— INTELLECTUELLE ?…</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Ce mot énorme, qui m’était venu
+vaguement, <i>bloqua</i> net tout mon train
+de visions. Drôle de chose que le choc
+d’un mot dans une tête ! Toute la
+masse du <i>faux</i> en pleine vitesse saute
+brusquement hors de la ligne du <i>vrai</i>…</p>
+
+<p>Intellectuelle ?… Point de réponse.
+Point d’idées. Des arbres, des disques,
+des harpes infinies sur les fils horizontaux
+desquelles volaient plaines, châteaux,
+fumées… Je regardais en moi
+avec des yeux étrangers. Je butais dans
+ce que je venais de créer. Ahuri, au
+milieu des débris de l’intelligible, je
+retrouvai inerte et comme renversé, ce
+grand mot qui avait causé la catastrophe.
+Il était sans doute un peu trop long pour
+les courbes de ma pensée.</p>
+
+<p>— <i>Intellectuelle</i>… Tout le monde à
+ma place aurait compris. Mais moi !…</p>
+
+<p>— Vous le savez, cher Vous, que je
+suis un esprit de la plus ténébreuse
+espèce. Vous le savez par expérience, et
+le savez encore mieux pour l’avoir
+cent fois ouï dire. Il ne manque point
+de personnes, et doctes, et bénignes,
+et bien disposées, qui attendent pour
+me lire que l’on m’ait traduit en français.
+Elles s’en plaignent vers le public,
+lui exposent des citations de mes vers
+où je confesse qu’elles doivent s’embarrasser.
+Même, elles tirent une juste
+gloire de ne point entendre quelque
+chose ; ce que d’autres cacheraient.
+« <i lang="la" xml:lang="la">Modeste tamen et circumspecto judicio
+pronuntiandum est</i>, dit Quintilien, dans
+un endroit que Racine a pris soin de
+traduire, — <i lang="la" xml:lang="la">ne quod plerisque accidit,
+damnent quae non intelligunt</i>. » Mais
+moi, je suis désespéré d’affliger ces amateurs
+de lumière. Rien ne m’attire que
+la clarté. Hélas, ami de moi ! je vous
+assure que je n’en trouve presque point.
+Je mets ceci dans votre oreille toute
+proche. N’allez point le répandre. Gardez
+excessivement mon secret. Oui, la clarté
+pour moi est si peu commune que je
+n’en vois sur toute l’étendue du monde, — et
+singulièrement du monde pensant
+et écrivant, — que dans la proportion
+du diamant à la masse de la planète.
+Les ténèbres que l’on me prête sont
+vaines et transparentes auprès de celles
+que je découvre un peu partout. Heureux
+les autres, qui conviennent avec
+eux-mêmes qu’ils s’entendent parfaitement !
+Ils écrivent, ils parlent sans
+trembler. Vous sentez comme j’envie
+tous ces humains lucides dont les ouvrages
+font que l’on songe à la douce
+facilité du soleil dans un univers de
+cristal… Ma mauvaise conscience me
+suggère parfois de les incriminer pour
+me défendre. Elle me murmure qu’il
+n’y a que ceux qui ne cherchent rien
+qui ne rencontrent jamais l’obscurité,
+et qu’il ne faut proposer aux gens que
+ce qu’ils savent. Mais je m’examine
+dans le fond, et il faut bien que je consente
+à ce que disent tant de personnes
+distinguées. Je suis fait véritablement,
+mon ami, d’un malheureux esprit qui
+n’est jamais bien sûr d’avoir compris ce
+qu’il a compris sans s’en apercevoir.
+Je discerne fort mal ce qui est clair sans
+réflexion de ce qui est positivement
+obscur… Cette faiblesse, sans doute,
+est le principe de mes ténèbres. Je me
+méfie de tous les mots, car la moindre
+méditation rend absurde que l’on s’y
+fie. J’en suis venu, hélas, à comparer
+ces paroles par lesquelles on traverse
+si lestement l’espace d’une pensée, à
+des planches légères jetées sur un abîme,
+qui souffrent le passage et point la
+station. L’homme en vif mouvement
+les emprunte et se sauve ; mais qu’il
+insiste le moins du monde, ce peu de
+temps les rompt et tout s’en va dans les
+profondeurs. Qui se hâte <i>a compris</i> ;
+il ne faut point s’appesantir : on trouverait
+bientôt que les plus clairs discours
+sont tissus de termes obscurs.</p>
+
+<p>Tout ceci me pourrait induire en de
+grands et charmants développements
+dont je vous fais grâce. Une lettre est
+littérature. C’est une loi étroite de la
+littérature qu’il ne faut rien creuser à
+fond. C’est aussi le vœu général. Voyez
+de toutes parts.</p>
+
+<p>J’étais donc dans mon propre gouffre, — qui
+pour être le mien n’en était
+pas moins gouffre, — j’étais donc dans
+mon propre gouffre, incapable d’expliquer
+à un enfant, à un sauvage, à un
+archange, — à moi-même, — ce mot :
+<i>Intellectuel</i> qui ne donne aucun mal à
+qui que ce soit.</p>
+
+<p>Ce n’était point les images qui me
+manquaient. Mais au contraire, à chaque
+consultation de mon esprit par ce terrible
+mot, l’oracle répondait par une
+image différente. Toutes étaient naïves.
+Aucune exactement n’annulait la sensation
+de ne point comprendre.</p>
+
+<p>Il me venait des lambeaux de rêve.</p>
+
+<p>Je formais des figures que j’appelais
+des « Intellectuels ». Hommes presque
+immobiles qui causaient de grands mouvements
+dans le monde. Ou hommes
+très animés, dont les vives actions de
+leurs mains et de leurs bouches manifestaient
+des puissances imperceptibles
+et des objets invisibles par essence…
+Je vous demande pardon de vous dire
+la vérité. Je voyais ce que je voyais.</p>
+
+<p>Hommes de <i>pensée</i>, Hommes de <i>lettres</i>,
+Hommes de <i>science</i>, <i>Artistes</i>, — Causes,
+causes vivantes, causes individuées,
+causes minimes, causes contenant
+des causes et inexplicables à elles-mêmes, — et
+causes de qui les effets
+étaient aussi vains, mais à la fois aussi
+prodigieusement importants, <i>que je le
+voulais</i>… l’univers de ces causes et de
+leurs effets existait et n’existait pas.
+Ce système d’actes étranges, de productions
+et de prodiges avait la réalité
+toute-puissante et nulle d’une partie
+de cartes. Inspirations, méditations, œuvres,
+gloire, talents, il dépendait d’un
+certain regard que ces choses fussent
+presque tout, et d’un certain autre,
+qu’elles se réduisissent à presque rien.</p>
+
+<p>Puis, à une lueur apocalyptique, je
+crus entrevoir le désordre et la fermentation
+de toute une société de démons.
+Il parut, dans un espace surnaturel,
+une sorte de comédie de ce qui arrive
+dans l’Histoire. Luttes, factions, triomphes,
+exécrations solennelles, exécutions,
+émeutes, tragédies autour du
+pouvoir !… Il n’était bruit dans cette
+République que de scandales, de fortunes
+foudroyantes ou foudroyées, de
+complots et d’attentats. Il y avait des
+plébiscites de chambre, des couronnements
+insignifiants, beaucoup d’assassinats
+<i>par la parole</i>. Je ne parle point
+des larcins. Tout ce peuple « intellectuel »
+était comme l’autre. On y trouvait
+des puritains, des spéculateurs,
+des prostitués, des croyants qui ressemblaient
+à des impies et des impies qui
+faisaient mine de croyants ; il y avait
+de faux simples et de vraies bêtes, et
+des autorités, et des anarchistes, et
+jusqu’à des bourreaux dont les glaives
+dégouttaient d’encre. Et les uns se
+croyaient prêtres et pontifes, les autres
+prophètes, les autres Césars, ou bien
+martyrs, ou un peu de chaque. Plusieurs
+se prenaient, jusque dans leurs actes,
+pour des enfants ou pour des femmes.
+Les plus ridicules étaient ceux qui se
+faisaient de leur chef les juges et les
+justiciers de la tribu. Ils ne paraissaient
+point se douter que nos jugements
+nous jugent, et que rien plus ingénument
+ne nous dévoile et n’expose nos faiblesses
+que l’attitude de prononcer sur le prochain.
+C’est un art dangereux que celui
+dans lequel les moindres erreurs peuvent
+toujours s’attribuer au caractère.</p>
+
+<p>Chacun de ces démons se regardait
+assez souvent dans un miroir de papier ;
+il y considérait le premier ou le dernier
+des êtres…</p>
+
+<p>Je cherchais vaguement les lois de
+cet empire. La nécessité d’amuser ;
+le besoin de vivre ; le désir de survivre ;
+le plaisir d’étonner, de choquer, de gourmander,
+d’enseigner, de mépriser ; l’aiguillon
+de la jalousie, menaient, irritaient,
+échauffaient, expliquaient cet
+Enfer.</p>
+
+<p>Je m’y suis vu moi-même ; et sous
+une figure inconnue de moi, que mes
+écrits, peut-être, avaient formée. Vous
+n’ignorez pas, cher rêveur, que dans
+les songes, il se fait quelquefois un
+accord <i>singulier</i> entre ce que l’on voit
+et ce que l’on sait ; mais ce n’est point
+un accord qui se supporterait dans la
+veille. Je <i>vois</i> Pierre, et je <i>sais</i> qu’il
+est Jacques. Je me suis donc aperçu,
+quoique rarement, et sous un autre
+visage ; je ne me reconnaissais qu’à
+une douleur exquise qui me perçait le
+cœur. Du fantôme ou de moi, il me
+semblait que l’un de nous dût <i>s’évanouir</i>…</p>
+
+<p>Adieu. Je n’en finirais plus si je voulais
+vous donner à lire tout ce qui vint
+se colorer et me confondre dans les
+derniers instants de mon voyage. Adieu.
+J’oubliais de vous dire que je fus tiré
+de tout ceci par le pied d’un dur Anglais
+qui m’écrasa le mien sans nulle peine,
+cependant que le train noir et suant
+stoppait. Adieu.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c3">LETTRE DE
+MADAME ÉMILIE TESTE</h2>
+
+
+<p class="ind">Monsieur et ami,</p>
+
+<p>Je vous rends grâces de votre envoi
+et de la lettre que vous avez écrite à
+Monsieur Teste. Je crois bien que l’ananas
+et les confitures n’ont pas déplu ;
+je suis sûre que les cigarettes ont fait
+plaisir. Quant à la lettre, je mentirais
+si je vous en disais la moindre chose.
+Je l’ai lue à mon mari, et je ne l’ai guère
+comprise. Cependant je vous avoue que
+j’y ai pris une certaine délectation.
+Les choses abstraites ou trop élevées
+pour moi ne m’ennuient pas à entendre ;
+j’y trouve un enchantement presque
+musical. Il y a une belle partie de l’âme
+qui peut jouir sans comprendre, et qui
+est grande chez moi.</p>
+
+<p>J’ai donc fait lecture de votre lettre
+à M. Teste. Il l’a écouté lire sans montrer
+ce qu’il en pensait, ni qu’il y pensât.
+Vous savez qu’il ne lit presque rien de
+ses yeux, dont il fait un usage étrange,
+et comme <i>intérieur</i>. Je me trompe, je
+veux dire : un usage <i>particulier</i>. Mais
+ce n’est pas cela du tout. Je ne sais
+comment m’exprimer ; mettons à la
+fois <i>intérieur</i>, <i>particulier</i>…, et <i>universel</i> !! !
+Ils sont fort beaux, ses yeux ;
+je les aime d’être un peu plus grands que
+tout ce qu’il y a de visible. On ne sait
+jamais s’il leur échappe quoi que ce
+soit, ou bien, si, au contraire, le monde
+entier ne leur est pas un simple détail
+de tout ce qu’ils voient, une <i>mouche
+volante</i> qui vous peut obséder, mais qui
+n’existe pas. Cher Monsieur, depuis que
+je suis mariée avec votre ami, jamais
+je n’ai pu m’assurer de ses regards.
+L’objet même qu’ils fixent est peut-être
+l’objet même que son esprit veut
+réduire à néant.</p>
+
+<p>Notre vie est toujours celle que vous
+connaissez : la mienne, nulle et utile ;
+la sienne, toute en habitudes et en
+absence. Ce n’est pas qu’il ne se réveille,
+et ne reparaisse, quand il veut, terriblement
+vivant. Je l’aime bien ainsi.
+Il est grand et redoutable tout à coup.
+La machine de ses actes monotones
+éclate ; son visage étincelle, il dit des
+choses que bien souvent je n’entends
+qu’à demi, mais qui ne s’effacent plus
+de ma mémoire. Mais je ne veux rien
+vous cacher, ou presque rien : <i>Il lui
+arrive d’être très dur.</i> Je ne pense pas
+que personne puisse l’être comme lui.
+Il vous brise l’esprit d’un mot, je
+me vois comme un vase manqué que
+le potier jette aux débris. Il est dur
+comme un ange, Monsieur. Il ne se
+rend pas compte de sa force : il a des
+paroles inattendues qui sont trop vraies,
+qui vous anéantissent les gens, les réveillent
+en pleine sottise, face à eux-mêmes,
+tout attrapés d’être ce qu’ils sont, et
+de vivre si naturellement de niaiseries.
+Nous vivons bien à l’aise, chacun dans
+son absurdité, comme poissons dans
+l’eau, et nous ne percevons jamais que
+par un accident tout ce que contient de
+stupidités l’existence d’une personne
+raisonnable. Nous ne pensons jamais que
+ce que nous pensons nous cache ce que
+nous sommes. J’espère bien, Monsieur,
+que nous valons mieux que toutes
+nos pensées, et que notre plus grand
+mérite devant Dieu sera d’avoir essayé
+de nous arrêter sur quelque chose de plus
+solide que les babillages même admirables
+de notre esprit avec soi-même.</p>
+
+<p>D’ailleurs, M. Teste n’a pas besoin de
+parler pour rendre à l’humilité et à
+une simplicité presque animale les personnes
+qui l’entourent. Son existence
+semble infirmer toutes les autres, et
+même ses manies font réfléchir.</p>
+
+<p>Mais n’imaginez pas qu’il soit toujours
+difficile ni accablant. Si vous
+saviez, Monsieur, comme il peut être
+tout autre !… Certes, il est dur, parfois ;
+mais en d’autres heures, c’est d’une
+exquise et surprenante douceur qu’il
+se pare, qui semble descendre des
+cieux. C’est un présent mystérieux et
+irrésistible que son sourire, et sa rare
+tendresse est une rose d’hiver. Toutefois,
+il est impossible de prévoir ni sa
+facilité ni ses violences. C’est une chose
+vaine d’en attendre la rigueur ou la
+faveur ; il déjoue par sa profonde
+distraction et par l’ordre impénétrable
+de ses pensées, tous les calculs ordinaires
+que font les humains au caractère de
+leurs semblables. Mes prévenances, mes
+complaisances, mes étourderies, mes
+petits manquements, je ne sais jamais
+ce qu’ils tireront de M. Teste. Mais
+je vous avoue que rien ne m’attache
+plus à lui que cette incertitude de son
+humeur. Après tout, je suis bien heureuse
+de ne point trop le comprendre,
+de ne point deviner chaque jour, chaque
+nuit, chaque moment prochain de mon
+passage sur la terre. Mon âme a plus de
+soif d’être étonnée que de tout autre
+chose. L’attente, le risque, un peu de
+doute, l’exaltent et la vivifient bien
+plus que ne le fait la possession du
+certain. Je crois que cela n’est pas
+bien ; mais je suis ainsi, malgré les
+reproches que je m’en fais. Je me suis
+confessée plus d’une fois d’avoir pensé
+que je préférais croire en Dieu que de
+le voir dans toute sa gloire, et j’ai été
+blâmée. Mon confesseur m’a dit que
+c’était une bêtise plutôt qu’un péché.</p>
+
+<p>Pardonnez-moi de vous écrire sur
+mon pauvre être quand vous ne souhaitez
+que d’apprendre quelques nouvelles
+de celui qui vous intéresse si vivement.
+Mais je suis un peu plus que le témoin
+de sa vie ; j’en suis une pièce et comme
+un organe, quoique non essentiel. Mari
+et femme que nous sommes, nos actions
+sont composées par le mariage, et nos
+nécessités temporelles assez bien ajustées,
+en dépit de la différence immense
+et indéfinissable de nos esprits. Je suis
+donc obligée de vous parler incidemment
+de celle qui vous parle de lui. Peut-être
+que vous concevez assez mal quelle est
+ma condition auprès de M. Teste, et
+comment je m’arrange de passer mes
+jours dans l’intimité d’un homme si
+original, de m’en trouver si proche et
+si éloignée ?</p>
+
+<p>Les dames de mon âge, mes amies
+véritables ou apparentes, sont fort étonnées
+de me voir, qui semble si bien faite
+pour une existence comme la leur, et
+femme assez agréable, point indigne
+d’un sort compréhensible et simple,
+accepter une position qu’elles ne peuvent
+se figurer le moins du monde
+dans la vie d’un tel homme dont la
+réputation de bizarreries les choque et
+les scandalise. Elles ne savent pas que
+le moindre adoucissement de mon cher
+époux est mille fois plus précieux que
+toutes les caresses des leurs. Qu’est-ce
+que leur amour qui se ressemble et
+se répète, qui a perdu depuis longtemps
+tout ce qui tient de la surprise, de
+l’inconnu, de l’impossible, tout ce qui
+fait que les moindres effleurements sont
+chargés de sens, de risques et de puissance,
+que la substance d’une voix est
+l’unique aliment de notre âme, et qu’enfin,
+toutes les choses sont plus belles,
+plus significatives, — plus lumineuses
+ou plus sinistres, — plus remarquables
+ou plus vaines, — selon le seul pressentiment
+de ce qui se passe dans une personne
+changeante qui nous est devenue
+mystérieusement essentielle ?</p>
+
+<p>Voyez-vous, Monsieur, il faut ne pas
+se connaître aux délices pour les désirer
+séparer de l’anxiété. Si naïve que je
+sois, je me doute bien de ce que perdent
+les voluptés d’être apprivoisées et
+accommodées aux habitudes domestiques.
+Un abandon, une possession qui
+se répondent, gagnent infiniment, je
+pense, à se préparer par l’ignorance
+même de leur approche. Cette suprême
+certitude doit jaillir d’une suprême
+incertitude, et se déclarer comme la
+catastrophe d’un certain drame dont
+nous serions bien en peine de retracer
+la marche et la conduite depuis le
+calme jusqu’à l’extrême menace de
+l’événement…</p>
+
+<p>Heureusement, — ou non, — je ne
+suis jamais sûre, quant à moi, des sentiments
+de M. Teste ; et il m’importe
+moins de l’être que vous ne croiriez.
+Tout étrangement mariée que je suis,
+je le suis en connaissance de cause. Je
+savais bien que les grandes âmes ne se
+mettent en ménage que par accident ;
+ou bien, c’est pour se faire une chambre
+tiède où ce qu’il peut entrer de femme
+dans leur système de vie soit toujours
+saisissable et toujours enfermé. Le doux
+éclat d’une épaule assez pure n’est pas
+détestable à voir poindre entre deux
+pensées !… Les messieurs sont ainsi,
+même profonds.</p>
+
+<p>Je ne dis point ceci pour M. Teste.
+Il est si étrange ! En vérité, on ne peut
+rien dire de lui qui ne soit inexact
+dans l’instant même !… Je crois qu’il a
+trop de suite dans les idées. Il vous
+égare à tout coup dans une trame qu’il
+est seul à savoir tisser, à rompre, à
+reprendre. Il prolonge en soi-même de
+si fragiles fils qu’ils ne résistent à leur
+finesse que par le secours et le concert
+de toute sa puissance vitale. Il les
+étire sur je ne sais quels gouffres personnels,
+et il s’aventure sans doute,
+assez loin du temps ordinaire, dans
+quelque abîme de difficultés. Je me
+demande ce qu’il y devient ? Il est
+clair qu’on n’est plus soi-même dans
+ces contraintes. Notre humanité ne peut
+nous suivre vers des lumières si écartées.
+Son âme, sans doute, se fait une plante
+singulière dont la racine, et non le
+feuillage, pousserait, contre nature, vers
+la clarté !</p>
+
+<p>N’est-ce point là se tendre hors du
+monde ? — Trouvera-t-il la vie ou la
+mort, à l’extrémité de ses volontés
+attentives ? — Sera-ce Dieu, ou quelque
+épouvantable sensation de ne rencontrer,
+au plus profond de la pensée,
+que le pâle rayonnement de sa propre
+et misérable matière ?</p>
+
+<p>Il faut l’avoir vu dans ces excès
+d’absence ! Alors sa physionomie s’altère, — s’efface !…
+Un peu plus de cette
+absorption, et je suis sûre qu’il se
+rendrait invisible.</p>
+
+<p>Mais, Monsieur, quand il me revient
+de la profondeur ! Il a l’air de me découvrir
+comme une terre nouvelle ! Je lui
+apparais inconnue, neuve, nécessaire.
+Il me saisit aveuglément dans ses bras,
+comme si j’étais un rocher de vie et de
+présence réelle, où ce grand génie incommunicable
+se heurterait, toucherait, tout
+à coup s’accrocherait, après tant d’inhumains
+silences monstrueux ! Il retombe
+sur moi comme si j’étais la terre même.
+Il se réveille en moi, il se retrouve en
+moi, quel bonheur !</p>
+
+<p>Sa tête est lourde sur ma face, et
+de toute la force de ses nerfs je suis la
+proie. Il a une vigueur et une présence
+effrayante dans les mains. Je me sens
+dans les prises d’un statuaire, d’un
+médecin, d’un assassin, sous leurs actions
+brutales et précises ; et je me crois avec
+terreur tombée entre les serres d’un
+aigle intellectuel. Vous dirai-je toute
+ma pensée ? J’imagine qu’il ne sait
+pas exactement ce qu’il fait, ce qu’il
+pétrit.</p>
+
+<p>Tout son être qui était concentré
+sur un certain <i>lieu</i> des frontières de
+la conscience, vient de perdre son
+objet idéal, cet objet qui existe et qui
+n’existe pas, car il ne tient qu’à un
+peu plus ou à un peu moins de contention.
+Ce n’était pas trop de toute l’énergie
+de tout un grand corps pour soutenir
+devant l’esprit l’instant de diamant
+qui est à la fois l’idée, la Chose, et le
+seuil et la fin. Eh bien, Monsieur,
+quand cet époux extraordinaire me
+capture et me maîtrise en quelque sorte,
+et m’imprime ses forces, j’ai l’impression
+que je suis substituée à cet objet
+de sa volonté qu’il vient de perdre. Je
+suis comme le jouet d’une connaissance
+musculeuse. Je vous le dis comme je
+puis. La vérité qu’il attendait a pris
+ma force et ma résistance vivante ;
+et par une transposition toute ineffable,
+ses volontés intérieures passent,
+se déchargent dans ses mains dures
+et déterminées. Ce sont des moments
+bien difficiles. Alors, que faire ! Je
+me réfugie dans mon cœur, où je l’aime
+comme je veux.</p>
+
+<p>Quant à ses sentiments à mon égard,
+quant à l’opinion qu’il peut avoir de
+moi-même, ce sont choses que j’ignore,
+comme j’ignore de lui tout ce qui ne se
+voit ni ne s’entend. Je vous ai dit tout
+à l’heure mes suppositions ; mais je
+ne sais véritablement en quelles pensées
+ou combinaisons il passe tant d’heures.
+Moi, je me tiens à la surface de la vie ;
+je m’abandonne au fil des jours. Je
+me dis que je suis la servante de l’instant
+incompréhensible où mon mariage
+s’est décidé comme de soi-même. Instant
+peut-être adorable, peut-être surnaturel ?</p>
+
+<p>Je ne puis pas dire que je sois aimée.
+Sachez que ce mot d’amour si incertain
+dans son sens ordinaire et qui
+hésite entre bien des images différentes,
+ne vaut plus rien du tout s’il
+s’agit des rapports du cœur de mon
+époux avec ma personne. C’est un trésor
+scellé que sa tête, et je ne sais s’il a
+un cœur. Sais-je jamais s’il me distingue ;
+s’il m’aime ou s’il m’étudie ?
+Ou s’il étudie au moyen de moi ?
+Vous comprendrez que je n’insiste pas
+sur ceci. En résumé, je me sens être
+dans ses mains, entre ses pensées, comme
+un objet qui tantôt lui est le plus familier,
+tantôt le plus étrange du monde, selon
+le genre de son regard variable qui
+s’y adapte.</p>
+
+<p>Si j’osais vous communiquer ma fréquente
+impression, telle que je me la
+dis à moi-même, et que je l’ai souvent
+confiée à M. l’Abbé Mosson, je vous
+dirais au figuré que je me sens vivre
+et me mouvoir dans la cage où l’esprit
+supérieur m’enferme, — <i>par sa seule
+existence</i>. Son esprit contient le mien,
+comme l’esprit de l’homme fait celui
+de l’enfant ou celui du chien. Entendez-moi,
+Monsieur. Parfois je circule
+dans notre maison ; je vais, je viens ;
+une idée de chanter me prend et s’élève ;
+je vole, en dansant de gaieté improvisée
+et de jeunesse inachevée, d’une chambre
+à l’autre. Mais si vive que je bondisse,
+je ne laisse jamais de ressentir l’empire
+de ce puissant absent, qui est là dans
+quelque fauteuil, et songe, et fume,
+et considère sa main, dont il fait
+jouer lentement toutes les articulations.
+Jamais je ne me sens l’âme sans bornes.
+Mais environnée, mais enclose. Mon
+Dieu ! Que c’est difficile à expliquer !
+Je ne veux point dire <i>captive</i>. Je suis
+libre, mais je suis classée.</p>
+
+<p>Ce que nous avons de plus nôtre,
+de plus précieux est obscur à nous-mêmes,
+vous le savez bien. Il me semble
+que je perdrais l’être, si je me connaissais
+tout entière. Eh bien, je suis
+transparente pour quelqu’un, je suis
+vue et prévue, telle quelle, sans mystère,
+sans ombres, sans recours possible à
+mon propre inconnu, — à ma propre
+ignorance de moi-même !</p>
+
+<p>Je suis une mouche qui s’agite et
+vivote dans l’univers d’un regard inébranlable ;
+et tantôt vue, tantôt non
+vue, mais jamais hors de vue. Je sais
+à toute minute que j’existe dans une
+attention toujours plus vaste et plus
+générale que toute ma vigilance, toujours
+plus prompte que mes soudaines
+et plus promptes idées. Mes plus grands
+mouvements de l’âme lui sont de petits
+événements insignifiants. Et cependant
+j’ai mon infini… que je sens. Je ne
+puis pas ne pas reconnaître qu’il est
+contenu dans le sien, et je ne puis
+pas consentir qu’il le soit. C’est une chose
+inexprimable, Monsieur, que je puisse
+penser et agir absolument comme je
+veux, sans jamais, <i>jamais</i>, pouvoir rien
+penser ni vouloir qui soit imprévu, qui
+soit important, qui soit inédit pour
+M. Teste !… Je vous assure qu’une
+sensation si constante et si étrange
+donne des idées bien profondes… je
+puis dire que ma vie me présente à
+toute heure un modèle sensible de
+l’existence de l’homme dans la divine
+pensée. J’ai l’expérience personnelle
+d’être dans la sphère d’un être comme
+toutes âmes sont dans l’Être.</p>
+
+<p>Mais hélas ! cette même sensation
+d’une présence à laquelle on ne peut se
+soustraire et d’une si intime divination,
+n’est pas sans m’induire quelquefois
+en de viles pensées. Je suis tentée.
+Je me dis que cet homme est peut-être
+réprouvé, que je m’expose grandement
+dans son voisinage, et que je vis sous
+les feuilles d’un mauvais arbre… Mais
+je m’aperçois presque aussitôt que ces
+réflexions spécieuses dissimulent elles-mêmes
+le péril contre quoi elles me
+conseillent de me mettre en garde. Je
+devine dans leurs replis une suggestion
+bien habile de rêver à une autre vie
+plus délicieuse, à d’autres hommes…
+Et je me fais horreur. Je reviens sur
+mon sort ; je sens qu’il est ce qu’il
+doit être ; je me dis que je <i>veux</i> mon
+sort, que je le choisis de nouveau à
+chaque instant ; j’entends intérieurement
+la voix si nette et si profonde de
+M. Teste qui m’appelle… Mais si vous
+saviez de quels noms !</p>
+
+<p>Il n’y a pas de femme au monde
+nommée comme moi. Vous savez quels
+noms ridicules échangent les amants :
+quelles appellations de chiens et de
+perruches sont les fruits naturels des
+intimités charnelles. Les paroles du
+cœur sont enfantines. Les voix de la
+chair sont élémentaires. M. Teste, d’ailleurs,
+pense que l’amour consiste <i>à
+pouvoir être bêtes ensemble</i>, — toute
+licence de niaiserie et de bestialité.
+Aussi m’appelle-t-il à sa façon. Il me
+désigne presque toujours selon ce qu’il
+veut de moi. A soi seul, le nom qu’il
+me donne me fait entendre d’un mot
+ce à quoi je m’attende, ou ce qu’il faut
+que je fasse. Quand ce n’est rien de
+particulier qu’il désire, il me dit : <i>Être</i>,
+ou <i>Chose</i>. Et parfois il m’appelle <i>Oasis</i>,
+ce qui me plaît.</p>
+
+<p>Mais il ne me dit jamais que je
+suis bête, — ce qui me touche bien
+profondément.</p>
+
+<p>M. l’abbé qui a une grande et charitable
+curiosité de mon mari, et une
+sorte de pitoyable sympathie pour un
+esprit si séparé, me dit franchement
+que M. Teste lui inspire des sentiments
+bien difficiles à accorder entre eux. Il
+me disait l’autre jour : <i>Les visages de
+Monsieur votre mari sont innombrables !</i></p>
+
+<p>Il le trouve « un monstre d’isolement
+et de connaissance singulière », et il
+l’explique, quoique à regret, par un
+orgueil de ces orgueils qui vous retranchent
+des vivants, et non seulement des
+actuels vivants, mais des vivants éternels ; — un
+orgueil qui serait tout
+abominable et quasi satanique, si cet
+orgueil n’était, dans cette âme trop
+exercée, tellement âprement tourné contre
+soi-même, et ne se connaissait si
+exactement, que le mal, peut-être, en
+était comme énervé dans son principe.</p>
+
+<blockquote>
+<p>« <i>Il s’abstrait affreusement du bien</i>,
+me dit l’abbé, <i>mais il s’abstrait heureusement
+du mal… Il y a en lui je ne sais
+quelle effrayante <em>pureté</em>, quel détachement,
+quelle force et quelle lumière incontestables.
+Je n’ai jamais observé une
+telle absence de troubles et de doutes dans
+une intelligence très profondément travaillée.
+Il est terriblement tranquille !
+On ne peut lui attribuer aucun malaise
+de l’âme, aucunes ombres intérieures, — et
+rien, d’ailleurs, qui dérive des instincts
+de crainte ou de convoitise… Mais rien
+qui s’oriente vers la Charité.</i></p>
+
+<p>« <i>C’est une île déserte que son cœur…
+Toute l’étendue, toute l’énergie de son
+esprit l’environnent et le défendent ; ses
+profondeurs l’isolent et le gardent contre
+la vérité. Il se flatte qu’il y est bien seul…
+Patience, chère dame. Peut-être, certain
+jour, trouvera-t-il quelque empreinte sur
+le sable… Quelle heureuse et sainte terreur,
+quelle épouvante salutaire, quand
+il connaîtra, à ce pur vestige de la grâce,
+que son île est mystérieusement habitée !…</i> »</p>
+</blockquote>
+
+<p>Alors j’ai dit à M. l’abbé que mon
+mari me faisait penser bien souvent à
+un <i>mystique sans Dieu</i>…</p>
+
+<blockquote>
+<p>— « <i>Quelle lueur !</i> a dit l’abbé, — <i>quelles
+lueurs, les femmes quelquefois
+tirent des simplicités de leurs impressions
+et des incertitudes de leur langage !…</i> »</p>
+</blockquote>
+
+<p>Mais aussitôt, et à soi-même, il répliqua :</p>
+
+<blockquote>
+<p>— « <i>Mystique sans Dieu !… Lumineux
+non-sens !… Voilà qui est bientôt
+dit !… Fausse clarté… Un mystique sans
+Dieu, Madame, mais il n’est point de
+mouvement concevable qui n’ait sa direction
+et son sens, et qui n’aille enfin quelque
+part !… Mystique sans Dieu !… Pourquoi
+pas un Hippogriffe, un Centaure !</i></p>
+
+<p>— <i>Pourquoi pas un Sphinx, Monsieur
+l’abbé ?</i> »</p>
+</blockquote>
+
+<p>Il est d’ailleurs chrétiennement reconnaissant
+à M. Teste de la liberté qui
+m’est laissée de suivre ma foi et de me
+livrer à mes dévotions. J’ai toute licence
+d’aimer Dieu et de le servir, et je me
+puis partager très heureusement entre
+mon Seigneur et mon cher époux.
+M. Teste quelquefois me demande de
+lui parler de mon oraison, de lui expliquer
+aussi exactement que je le puisse,
+comment je m’y mets, comment je
+m’y applique et m’y soutiens ; et il
+désire de savoir si je m’y abîme aussi
+véritablement que je le crois. Mais à
+peine j’ai commencé de chercher mes
+mots dans mon souvenir, il me devance,
+il s’interroge soi-même, et se mettant
+prodigieusement à ma place, il me dit
+sur ma propre prière de telles choses,
+il m’en donne de telles précisions qu’elles
+l’éclairent, la rejoignent en quelque
+sorte dans son altitude secrète, — et
+qu’il m’en communique la disposition
+et le désir !… Il y a dans son langage
+je ne sais quelle puissance de faire voir
+et entendre ce que l’on a de plus caché…
+Et cependant, ce sont des propos humains
+que les siens, rien qu’humains ;
+ce ne sont que les formes très intimes
+de la foi reconstituées par artifice, et
+articulées à merveille par un esprit
+incomparable d’audace et de profondeur !
+On dirait qu’il a froidement
+exploré l’âme fervente… Mais il manque
+affreusement à cette recomposition de
+mon cœur brûlant et de sa foi, son
+essence qui est <i>espérance</i>… Il n’y a pas
+un grain d’espérance dans toute la
+substance de M. Teste ; et c’est pourquoi
+je trouve un certain malaise dans
+cet exercice de son pouvoir.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Je n’ai plus grand’chose à vous dire
+aujourd’hui. Je ne m’excuse pas d’avoir
+écrit si longuement, puisque vous me
+l’avez demandé et que vous vous dites
+d’une avidité insatiable de tous les
+faits et gestes de votre ami. Il faut en
+finir cependant. Voici l’heure de la
+promenade quotidienne. Je vais mettre
+mon chapeau. Nous irons doucement
+par les ruelles fort pierreuses et tortueuses
+de cette vieille ville que vous
+connaissez un peu. Nous allons, à la
+fin, où vous aimeriez d’aller si vous
+étiez ici, à cet antique jardin où tous
+les gens à pensées, à soucis et à monologues
+descendent vers le soir, comme
+l’eau va à la rivière, et se retrouvent
+nécessairement. Ce sont des savants,
+des amants, des vieillards, des désabusés
+et des prêtres ; tous les <i>absents</i>
+possibles, et de tous les genres. On
+dirait qu’ils recherchent leurs éloignements
+mutuels. Ils doivent aimer de se
+voir sans se connaître, et leurs amertumes
+séparées sont accoutumées à se
+rencontrer. L’un traîne sa maladie,
+l’autre est pressé par son angoisse ;
+ce sont des ombres qui se fuient ; mais
+il n’y a pas d’autre lieu pour y fuir les
+autres que celui-ci, où la même idée de
+la solitude attire invinciblement chacun
+de tous ces êtres absorbés. Nous
+serons tout à l’heure dans cet endroit
+digne des morts. C’est une ruine botanique.
+Nous y serons un peu avant le
+crépuscule. Voyez-nous, marchant à
+petits pas, livrés au soleil, aux cyprès,
+aux cris d’oiseau. Le vent est froid au
+soleil, le ciel trop beau parfois me serre
+le cœur. La cathédrale cachée sonne.
+Il y a, par-ci, par-là, des bassins ronds
+et surhaussés qui me viennent à la
+ceinture. Ils sont pleins jusqu’à la
+margelle d’une eau noire et impénétrable,
+sur laquelle sont appliquées les
+énormes feuilles du Nymphéa Nelumbo ;
+et les gouttes qui s’aventurent sur ces
+feuilles roulent et brillent comme du
+mercure. M. Teste se laisse distraire
+par ces grosses gouttes vivantes, ou bien
+il se déplace lentement entre les « planches »
+à étiquettes vertes, où les spécimens
+du règne végétal sont plus ou
+moins cultivés. Il jouit de cet ordre
+assez ridicule et se complaît à épeler
+les noms baroques :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Antirrhinum Siculum</i></div>
+<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Solanum Warscewiezii !! !</i></div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Et ce <i lang="la" xml:lang="la">Sisymbriifolium</i>, quel patois !…
+Et les <i lang="la" xml:lang="la">Vulgare</i>, et les <i lang="la" xml:lang="la">Asper</i>, et les
+<i lang="la" xml:lang="la">Palustris</i>, et les <i lang="la" xml:lang="la">Sinuata</i>, et les <i lang="la" xml:lang="la">Flexuosum</i>,
+et les <i lang="la" xml:lang="la">Prœaltum</i> !! !</p>
+
+<p>— <i>C’est un jardin d’épithètes</i>, dit-il
+l’autre jour, <i>jardin dictionnaire et cimetière…</i></p>
+
+<p>Et après un temps, il se dit : « <i>Doctement
+mourir… <span lang="la" xml:lang="la">Transiit classificando</span>.</i> »</p>
+
+<p>Recevez, Monsieur et Ami, tous nos
+remerciements, et nos bons souvenirs.</p>
+
+<p class="sign sc">Émilie Teste.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c4">EXTRAITS DU <span lang="en" xml:lang="en">LOG-BOOK</span>
+DE MONSIEUR TESTE</h2>
+
+
+<p><i>Une prière de M. Teste</i> : Seigneur,
+j’étais dans le néant, infiniment nul
+et tranquille. J’ai été dérangé de cet
+état pour être jeté dans le carnaval
+étrange… et fus par vos soins doué de
+tout ce qu’il faut pour pâtir, jouir,
+comprendre et me tromper ; mais ces
+dons inégaux.</p>
+
+<p>Je vous considère comme le maître
+de ce noir que je regarde quand je
+pense, et sur lequel s’inscrira la dernière
+pensée.</p>
+
+<p>Donnez, ô Noir, — donnez la suprême
+pensée…</p>
+
+<p>Mais toute pensée généralement quelconque
+peut être « suprême pensée ».</p>
+
+<p>S’il en était autrement, s’il en fût
+une <i>suprême en soi</i> et <i>par soi</i>, nous pourrions
+la trouver par réflexion ou par
+hasard ; et étant trouvée, devrions
+mourir. Ce serait pouvoir mourir d’une
+certaine pensée, seulement parce qu’elle
+n’a point de suivante.</p>
+
+<p>Je confesse que j’ai fait une idole
+de mon esprit, mais je n’en ai pas
+trouvé d’autre. Je l’ai traitée par des
+offrandes, par des injures. Non comme
+chose mienne. Mais…</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>Analogie du mot de de Maistre sur
+la conscience d’un honnête homme !
+Je ne sais pas ce qu’est la conscience
+d’un sot, mais celle d’un homme d’esprit
+est pleine de sottises.</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>Je ne sais pas telle chose ; je ne puis
+pas saisir telle chose, mais je <i>sais</i>
+Portius qui la possède. Je possède
+mon Portius, que je manœuvre en
+tant qu’homme et qui contient ce que
+je ne sais pas.</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>Il y a des personnages qui sentent
+que leurs sens les séparent du réel, de
+l’être. Ce sens en eux <i>infecte</i> leurs autres
+sens.</p>
+
+<p>Ce que je vois m’aveugle. Ce que
+j’entends m’assourdit. Ce en quoi je
+sais, cela me rend ignorant. J’ignore
+en tant et pour autant que je sais. Cette
+illumination devant moi est un bandeau
+et recouvre ou une nuit ou une lumière
+plus… Plus quoi ? Ici le cercle se
+ferme, de cet étrange renversement :
+la connaissance, comme un nuage sur
+l’être ; le monde brillant, comme taie
+et opacité.</p>
+
+<p>Otez toute chose que j’y voie.</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>Cher Monsieur, vous êtes parfaitement
+« dénué d’intérêt ». — Mais
+pas votre squelette — ni votre foie,
+ni lui-même votre cerveau. — Et ni
+votre air bête et ni ces yeux tard venus — et
+toutes vos idées. — Que ne puis-je
+seulement connaître le mécanisme d’un
+sot !</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>Je ne suis pas fait pour les romans ni
+pour les drames. Leurs grandes scènes,
+colères, passions, moments tragiques,
+loin de m’exalter me parviennent comme
+de misérables éclats, des états rudimentaires
+où toutes les bêtises se lâchent,
+où l’être se simplifie jusqu’à la sottise ;
+et il se noie au lieu de nager dans les
+circonstances de l’eau.</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>Je ne lis pas dans le journal ce drame
+sonore, cet événement qui fait palpiter
+tout cœur. Où me conduiraient-ils,
+sinon rien qu’au seuil même de ces
+problèmes abstraits où je suis déjà
+tout entier situé ?</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>Je suis rapide ou rien. — Inquiet,
+explorateur effréné. Parfois je me reconnais
+à une vue particulièrement personnelle
+et capable de généralisation.</p>
+
+<p>Ces vues tuent les autres vues qui
+ne peuvent être portées au général — soit
+défaut de puissance chez le
+voyant, soit par autre cause ?</p>
+
+<p>Il en résulte un individu ordonné
+selon les puissances de ses pensées.</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>Homme toujours debout sur le cap
+Pensée, à s’écarquiller les yeux sur les
+limites ou des choses, ou de la vue…</p>
+
+<p>Il est impossible de recevoir la « vérité »
+de soi-même. Quand on la sent se
+former (c’est une impression), on forme
+du même coup un <i>autre soi inaccoutumé</i>…
+dont on est fier, — dont on est
+jaloux… (C’est un comble de politique
+interne.)</p>
+
+<p>Entre Moi clair et Moi trouble ;
+entre Moi juste et Moi coupable, il y
+a de vieilles haines et de vieux arrangements,
+de vieux renoncements et de
+vieilles supplications.</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p><i>Sorte de prière particulière</i> :</p>
+
+<p>« Je remercie cette injustice, cet
+affront qui m’a réveillé, et dont la vive
+sensation m’a jeté loin de sa cause
+ridicule, me donnant aussi la force et
+le goût de ma pensée tellement qu’enfin
+mes travaux ont eu le bénéfice de
+ma colère ; la recherche de mes lois
+a profité de l’incident. »</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>Pourquoi j’aime ce que j’aime ?
+Pourquoi je hais ce que je hais ?</p>
+
+<p>Qui n’aurait le désir de renverser
+la table de ses désirs et de ses dégoûts ?
+De changer le sens de ses mouvements
+instinctifs ?</p>
+
+<p>Comment se peut-il que je sois à la
+fois comme une aiguille aimantée et
+comme un corps indifférent ?…</p>
+
+<p>Je contiens un être moindre auquel
+il me faut obéir sous une peine inconnue,
+qui est mort.</p>
+
+<p>Aimer, haïr sont au-dessous.</p>
+
+<p>Aimer, haïr — <i>paraissent</i> à moi des
+hasards.</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>C’est ce que je porte d’inconnu à
+moi-même qui me fait moi.</p>
+
+<p>C’est ce que j’ai d’inhabile, d’incertain
+qui est bien moi-même.</p>
+
+<p>Ma faiblesse, ma fragilité…</p>
+
+<p>Les lacunes sont ma base de départ.
+Mon impuissance est mon origine.</p>
+
+<p>Ma force sort de vous. Mon mouvement
+va de ma faiblesse à ma force.</p>
+
+<p>Mon dénuement réel engendre une
+richesse imaginaire ; et je suis cette
+symétrie ; je suis l’acte qui annule mes
+désirs.</p>
+
+<p>Il y a en moi quelque faculté plus
+ou moins exercée, de considérer, — et
+même de devoir considérer — mes
+goûts et mes dégoûts comme purement
+accidentels.</p>
+
+<p>Si j’en savais plus, peut-être verrais-je
+une nécessité — au lieu de ce hasard. — Mais
+voir cette nécessité, cela est
+encore distinct… Ce qui me contraint
+n’est pas moi.</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>Soumets-toi tout entier à ton meilleur
+moment, à ton plus grand souvenir.</p>
+
+<p>C’est lui qu’il faut reconnaître comme
+roi du temps,</p>
+
+<p>Le plus grand souvenir,</p>
+
+<p>L’état où doit te reconduire toute
+discipline.</p>
+
+<p>Lui qui te donne de te mépriser, ainsi
+que de te préférer justement.</p>
+
+<p>Tout par rapport à Lui, qui installe
+dans ton développement une mesure,
+des degrés.</p>
+
+<p>Et s’il est dû à quelque autre que toi — nie-le
+et sache-le.</p>
+
+<p>Centre de ressort, de mépris, de pureté.</p>
+
+<p>Je m’immole intérieurement à ce
+que je voudrais être !</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>L’idée, le principe, l’éclair, le premier
+moment du premier état, le saut, le
+bond hors de la suite… A d’autres,
+préparations et exécutions. Jette là
+le filet. Voici le lieu de la mer où vous
+trouverez. Adieu.</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>… Vieux désir (te revoilà périodique
+souffleur) de tout reconstruire en matériaux
+purs : rien que d’éléments définis,
+rien que de relations nettes, rien que
+de contacts et de contours dessinés,
+rien que de formes conquises, et pas
+de vague.</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>Méditations sur son ascendance, sa
+descendance.</p>
+
+<p>Étrangeté de ces échos de l’UN.</p>
+
+<p>Quoi, ce bloc moi trouve des parties
+hors de lui !…</p>
+
+<p>… Cette manière de regarder qui me
+contient tout entier, qui présage, prépare
+dans un certain sourire toute mon
+explicite pensée, — cette tenue de la
+<i>Chose</i> entre le pli du coin gauche de ma
+bouche et les pressions des paupières
+et les torsions des moteurs de l’œil - cet
+acte essentiel de moi, cette définition,
+cette condition singulière - existe
+sur cet autre visage, sur ce visage de
+quelque mort, sur celui-ci déjà, encore
+sur cet autre - en divers âges, époques - Eh !
+je le sais bien - ces exemplaires
+n’ont pas éprouvé les mêmes choses ;
+bien diverses leurs expériences et leurs
+sciences… mais - n’importe ! - <i>Ils ne
+se trompent pas entre eux.</i> - Ils se devinent.</p>
+
+<p>Admirable parenté mathématique des
+hommes - Que dire de cette forêt de
+relations et de correspondances ? (Nous
+n’avons pas même la moitié des mots
+que les Romains avaient pour en parler.)
+Quels mélanges et quelles diffusions !</p>
+
+
+<p class="c gap">ENSEMBLE</p>
+
+<p>Autrui, ma caricature, mon modèle,
+les deux.</p>
+
+<p>Autrui que j’immole justement dans
+le silence ; que je brûle sous le nez de
+mon — âme !</p>
+
+<p>Et Moi ! que je déchire, et que je
+nourris de sa propre substance toujours
+re-mâ-chée, seul aliment pour qu’il
+s’accroisse !</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>Autrui que j’aime faible ; que fort,
+j’adore et bois ; — je te préfère intelligent
+et passif… à moins que, rareté, et
+jusqu’à ce que, peut-être - un autre
+<i>Même</i> paraisse - une réponse précise…</p>
+
+<p>En attendant, qu’importe le reste !</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>Je sens infiniment le pouvoir, le
+vouloir, parce que je sens infiniment
+l’informe et le hasard qui les baigne,
+les tolère, et tend à reprendre sa fatale
+liberté, sa figure indifférente, son niveau
+d’égale chance.</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>En quoi cet après-midi, cette fausse
+lumière, cet aujourd’hui, ces incidents
+connus, ces papiers, ce tout quelconque
+se distingue-t-il d’un autre tout, d’un
+<i>avant-hier</i> ? Les sens ne sont pas assez
+subtils pour voir que des changements
+ont eu lieu. Je sais bien que ce n’est le
+même jour, mais je ne fais que le savoir.</p>
+
+<p>Pas assez subtils, mes sens, pour
+défaire cette œuvre si fine ou si profonde
+qui est le passé ; pas assez subtils pour
+que je distingue que ce lieu ou ce mur
+ne sont pas identiques, peut-être, à ce
+qu’ils étaient l’autre jour.</p>
+
+
+<p class="c gap">POÈME<br>
+(<i>traduit du langage Self</i>)</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">J’allais peut-être vous aimer,</div>
+<div class="verse i2">O mon Esprit !</div>
+<div class="verse">Mais je m’avise</div>
+<div class="verse i2">Que je vous aimais tant, déjà !</div>
+<div class="verse">J’allais peut-être vous aimer,</div>
+<div class="verse i2">O mon Esprit !</div>
+<div class="verse">Mais je m’avise, ô mon Esprit,</div>
+<div class="verse">Que je t’aimais déjà d’une tout autre sorte !</div>
+<div class="verse">Tu te fais souvenir non d’autres, mais de toi,</div>
+<div class="verse">Et tu deviens toujours plus semblable à nul autre.</div>
+<div class="verse">Plus autrement le même, et plus même que moi.</div>
+<div class="verse">O Mien — mais qui n’es pas encor tout à fait Moi !</div>
+</div>
+
+</div>
+
+<p class="c gap">SI LE MOI POUVAIT PARLER</p>
+
+<p>Quelle injure qu’un compliment ! — On
+ose me louer ! Ne suis-je pas au delà
+de toute qualification ? Voilà
+ce que dirait un Moi, si lui-même
+<i>osait</i> ! —</p>
+
+<p>Et si le Moi pouvait parler (Refrain).</p>
+
+
+<p class="c gap">LE RICHE D’ESPRIT</p>
+
+<p>Cet homme avait en soi de telles
+possessions, de telles perspectives ; il
+était fait de tant d’années de lectures,
+de réfutations, de méditations, de combinaisons
+internes, d’observations ; de
+telles ramifications, que ses réponses
+étaient difficiles à prévoir ; qu’il ignorait
+lui-même à quoi il aboutirait,
+quel aspect le frapperait enfin, quel
+sentiment prévaudrait en lui, quels
+crochets et quelle simplification inattendue
+se feraient, quel désir naîtrait,
+quelle riposte, quels éclairages.</p>
+
+<p>Peut-être était-il parvenu à cet étrange
+état de ne pouvoir regarder sa propre
+décision ou réponse intérieure, que
+sous l’aspect d’un expédient, sachant
+bien que le développement de son
+attention serait infini et que l’<i>idée</i> d’en
+<i>finir</i> n’a plus aucun sens, dans un esprit
+qui se connaît assez. Il était au degré
+de <i>civilisation intérieure</i> où la conscience
+ne souffre plus d’opinions qu’elle ne les
+accompagne de leur cortège de modalités,
+et qu’elle ne se repose (si c’est
+là se reposer) que dans le sentiment
+de ses prodiges, de ses exercices, de ses
+substitutions, de ses précisions innombrables.</p>
+
+<p>… Dans sa tête où derrière les yeux fermés
+se passaient des rotations curieuses, — des
+changements si variés, si
+libres, et pourtant si limités, — des
+lumières comme celles que ferait une
+lampe portée par quelqu’un qui visiterait
+une maison dont on verrait
+les fenêtres dans la nuit, comme des
+fêtes éloignées, des foires de nuit, mais
+qui pourraient se changer en gares et
+en sauvageries si l’on pouvait en approcher — ou
+en effrayants malheurs, — ou
+en vérités et révélations…</p>
+
+<p>C’était comme le sanctuaire et le
+lupanar des possibilités.</p>
+
+<p>L’habitude de méditation faisait vivre
+cet esprit au milieu — au moyen — d’états
+rares ; dans une supposition
+perpétuelle d’expériences purement
+idéales ; dans l’usage continuel des conditions-limites
+et des phases critiques
+de la pensée…</p>
+
+<p>Comme si les raréfactions extrêmes,
+les vides inconnus, les températures
+hypothétiques, les pressions et les charges
+monstrueuses avaient été ses ressources
+naturelles — et que rien ne
+pût être pensé en lui qu’il ne le soumît
+par cela seul au traitement le plus énergique
+et ne recherchât tout le domaine
+de son existence.</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>Ce goût, et parfois ce talent de la
+<i>transcendance</i>, — j’entends par là une
+incohérence <i>réelle</i>, plus vraie que toute
+cohérence proposée, avec le sentiment
+d’être ce qui passe <i>immédiatement</i> d’une
+chose à l’autre, de traverser en quelque
+manière les plus divers ordres — ordres
+de grandeur… points de vue, accommodations
+étrangères… Et ces brusques
+retours à soi, coupant quoi que ce
+soit ; et ces vues bifides, ces attentions
+tripodes, ces contacts dans un autre
+monde de choses séparées dans <i>le leur</i>…
+C’est moi.</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>Méprise tes pensées, comme d’elles-mêmes
+elles passent. — Et repassent !…</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>LE JEU PERSONNEL.</p>
+
+<p><i>Règle du jeu.</i></p>
+
+<p>La partie est gagnée si l’on se trouve
+digne de son approbation.</p>
+
+<p>Si la partie gagnée l’a été par calcul,
+avec volonté, suite et lucidité, — le
+gain est le plus grand possible.</p>
+
+
+<p class="c gap">L’HOMME DE VERRE</p>
+
+<p>« Si droite est ma vision, si pure ma
+sensation, si maladroitement complète
+ma connaissance, et si déliée, si nette
+ma représentation, et ma science si
+achevée que je me pénètre depuis
+l’extrémité du monde jusqu’à ma parole
+silencieuse ; et de l’informe <i>chose</i> qu’on
+désire se levant, le long de fibres
+connues et de centres ordonnés, je me
+<i>suis</i>, je me réponds, je me reflète et
+me répercute, je frémis à l’infini des
+miroirs — je suis de verre. »</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>Ma solitude — qui n’est que le
+manque depuis beaucoup d’années,
+d’<i>amis</i> longuement, profondément vus ;
+de conversations étroites, dialogues sans
+préambules, sans finesses que les plus
+rares, elle me coûte cher. — Ce n’est
+pas vivre que vivre sans objections,
+sans cette résistance vivante, cette
+proie, cette autre personne, adversaire,
+reste individué du monde, obstacle
+et ombre du moi — autre moi — intelligence
+rivale, irrépressible — ennemi
+le meilleur ami, hostilité divine,
+fatale, — intime.</p>
+
+<p>Divine, car supposé un dieu qui vous
+imprègne, pénètre, infiniment domine,
+infiniment devine — sa joie d’être
+combattu par sa créature qui essaie
+imperceptiblement d’être, se sépare…
+La dévorer et qu’elle renaisse ; et une
+joie commune et un agrandissement.</p>
+
+<p>Si nous savions, nous ne parlerions
+pas — nous ne penserions pas, nous ne
+nous parlerions pas.</p>
+
+<p>La connaissance est comme étrangère
+à l’être même. — Lui s’ignore, s’interroge,
+se fait répondre…</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>De quoi j’ai souffert le plus ? Peut-être
+de l’habitude de développer toute
+ma pensée — d’aller jusqu’au bout
+en moi.</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>Je méprise vos idées pour les considérer
+en toute clarté et presque comme
+l’ornement futile des miennes ; et je
+les vois comme on voit en pleine eau
+pure, dans un vase de verre, trois ou
+quatre poissons rouges faire, en circulant,
+des découvertes toujours naïves
+et toujours les mêmes.</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>Je ne suis pas bête parce que toutes
+les fois que je me trouve bête, je me
+nie — je me tue.</p>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+<p>Dégoûté d’avoir raison, de faire ce
+qui réussit, de l’efficacité des procédés,
+essayer autre chose.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">TABLE</h2>
+
+
+<div class="flex">
+<table>
+<tr><td class="drap sc">Préface</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c0">9</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap sc">La soirée avec M. Teste</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c1">21</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap sc">Lettre d’un ami</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c2">55</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap sc">Lettre de Madame Émilie Teste</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c3">83</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap sc">Extraits du <span lang="en" xml:lang="en">log-book</span> de Monsieur Teste</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c4">115</a></div></td></tr>
+</table>
+</div>
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em">Paris. — Imprimerie Chantenay. 6-6-1929</p>
+
+
+<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75440 ***</div>
+</body>
+</html>
+
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