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| author | nfenwick <nfenwick@pglaf.org> | 2025-02-22 06:21:05 -0800 |
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TESTE (épuisé). + + id. deuxième édition dans la collection Une œuvre un portrait, avec +un portrait de M. Teste, par B. Naudin (épuisé). + +CHARMES, avec des ornements typographiques dans le style du XVIIe siècle +(épuisé). + +EUPALINOS ou l’Architecte, suivi de L’AME ET LA DANSE. + +VARIÉTÉ. + +UNE CONQUÊTE MÉTHODIQUE (collection _Une œuvre un portrait_, avec un +portrait de Paul Valéry gravé sur bois par G. Aubert, d’après un croquis +de l’auteur), + +VERS ET PROSE, édition ornée d’aquarelles de Pierre Laprade. + +CAHIER B 1910. + +MONSIEUR TESTE, 1 vol. in-16 Jésus. + +LA JEUNE PARQUE, 1 vol. in-16 Jésus. + +ALBUM DE VERS ANCIENS, 1 vol. in-16 Jésus. + +DISCOURS DE RÉCEPTION A L’ACADÉMIE FRANÇAISE. + +LETTRE SUR MALLARMÉ, adressée à Jean Royère. + + + + +LA PRÉSENTE ÉDITION A ÉTÉ TIRÉE A TROIS CENTS QUARANTE-SEPT EXEMPLAIRES +SUR PAPIER DE HOLLANDE VAN GELDER SOUS COUVERTURE SPÉCIALE, DONT TROIS +CENTS NUMÉROTÉS DE 1 A 300 ET QUARANTE-SEPT EXEMPLAIRES HORS COMMERCE DE +I A XLVII. + + +EXEMPLAIRE Nº + + +TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS +Y COMPRIS LA RUSSIE. + +COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD 1929. + + + + +PRÉFACE + + +Ce personnage de fantaisie dont je devins l’auteur au temps d’une +jeunesse à demi littéraire, à demi sauvage ou... intérieure, a vécu, +semble-t-il, depuis cette époque effacée, d’une certaine _vie_,--que ses +réticences plus que ses aveux ont induit quelques lecteurs à lui +prêter[1]. + + [1] Cette préface a été écrite pour la deuxième traduction en anglais + de la _Soirée avec M. Teste_. + +Teste fut engendré,--dans une chambre où Auguste Comte a passé ses +premières années,--pendant une ère d’ivresse de ma volonté et parmi +d’étranges excès de conscience de soi. + +J’étais affecté du mal aigu de la précision. Je tendais à l’extrême du +désir insensé de comprendre, et je cherchais en moi les points critiques +de ma faculté d’attention. + +Je faisais donc ce que je pouvais pour augmenter un peu les durées de +quelques pensées. Tout ce qui m’était facile m’était indifférent et +presque ennemi. La sensation de l’effort me semblait devoir être +recherchée, et je ne prisais pas les heureux résultats qui ne sont que +les fruits naturels de nos vertus natives. C’est dire que les résultats +en général,--et par conséquence, les _œuvres_,--m’importaient beaucoup +moins que l’énergie de l’ouvrier,--substance des choses qu’il espère. +Ceci prouve que la théologie se retrouve un peu partout. + +Je suspectais la littérature, et jusqu’aux travaux assez précis de la +poésie. L’acte d’écrire demande toujours un certain «sacrifice de +l’intellect». On sait bien, par exemple, que les conditions de la +lecture littéraire sont incompatibles avec une précision excessive du +langage. L’intellect volontiers exigerait du langage commun des +perfections et des puretés qui ne sont pas en sa puissance. Mais rares +sont les lecteurs qui ne prennent leur plaisir que l’esprit tendu. Nous +ne gagnons les attentions qu’à la faveur de quelque amusement; et cette +espèce d’attention est passive. + +Il me semblait indigne, d’ailleurs, de partager mon ambition entre le +souci d’un effet à produire sur les autres, et la passion de me +connaître et reconnaître tel que j’étais, sans omissions, sans +simulations, ni complaisances. + +Je rejetais non seulement les Lettres, mais encore la Philosophie +presque tout entière, parmi les Choses Vagues et les Choses Impures +auxquelles je me refusais de tout mon cœur. Les objets traditionnels de +la spéculation m’excitaient si malaisément que je m’étonnais des +philosophes ou de moi-même. Je n’avais pas compris que les problèmes les +plus relevés ne s’imposent guère, et qu’ils empruntent beaucoup de leur +prestige et de leurs attraits à certaines _conventions_ qu’il faut +connaître et recevoir pour entrer chez les philosophes. La jeunesse est +un temps pendant lequel les conventions sont, et doivent être, mal +comprises: ou aveuglément combattues, ou aveuglément obéies. On ne peut +pas concevoir, dans les commencements de la vie réfléchie, que seules +les décisions arbitraires permettent à l’homme de fonder quoi que ce +soit: langage, sociétés, connaissances, œuvres de l’art. Quant à moi, je +le concevais si mal que je m’étais fait une règle de tenir secrètement +pour nulles ou méprisables toutes les opinions et coutumes d’esprit qui +naissent de la vie en commun et de nos relations extérieures avec les +autres hommes, et qui s’évanouissent dans la solitude volontaire. Et +même je ne pouvais songer qu’avec dégoût à toutes les idées et à tous +les sentiments qui ne sont engendrés ou remués dans l’homme que par ses +maux et par ses craintes, ses espoirs et ses terreurs; et non librement +par ses pures observations sur les choses et en soi-même. + +J’essayais donc de me réduire à mes propriétés _réelles_. J’avais peu de +confiance dans mes moyens, et je trouvais en moi sans nulle peine tout +ce qu’il fallait pour me haïr; mais j’étais fort de mon désir infini de +netteté, de mon mépris des convictions et des idoles, de mon dégoût de +la facilité et de mon sentiment de mes limites. Je m’étais fait une île +intérieure que je perdais mon temps à reconnaître et à fortifier... + + * * * * * + +M. Teste est né quelque jour d’un souvenir récent de ces états. + +C’est en quoi il me ressemble d’aussi près qu’un enfant semé par +quelqu’un dans un moment de profonde altération de son être, ressemble à +ce père hors de soi-même. + +Il arrive, peut-être, que l’on abandonne de temps à autre à la vie la +créature exceptionnelle d’un moment exceptionnel. Il n’est pas +impossible, après tout, que la singularité de certains hommes, leurs +valeurs d’écart, bonnes ou mauvaises, soient dues quelquefois à l’état +instantané de leurs générateurs. Il se peut que l’instable ainsi se +transmette et se donne quelque carrière. N’est-ce point là, d’ailleurs, +dans l’ordre de l’esprit, la fonction de nos œuvres, l’acte du talent, +l’objet même du travail, et en somme, l’essence du bizarre instinct de +faire survivre à soi ce que l’on obtient de plus rare? + +Revenant à M. Teste, et observant que l’existence d’un type de cette +espèce ne pourrait se prolonger dans le réel pendant plus de quelques +quarts d’heure, je dis que le problème de cette existence et de sa durée +suffit à lui donner une sorte de vie. Ce problème est un germe. Un germe +vit; mais il en est qui ne sauraient se développer. Ceux-ci essayent de +vivre, forment des monstres, et les monstres meurent. En vérité, nous ne +les connaissons qu’à cette _propriété remarquable_ de ne pouvoir durer. +_Anormaux_ sont les êtres qui ont un peu moins d’avenir que les +_normaux_. Ils sont semblables à bien des pensées qui contiennent des +contradictions cachées. Elles se produisent à l’esprit, paraissent +justes et fécondes, mais leurs conséquences les ruinent, et leur +présence bientôt leur est funeste. + +--Qui sait si la plupart de ces pensées prodigieuses sur lesquelles tant +de grands hommes, et une infinité de petits, ont pâli depuis des +siècles, ne sont point des monstres psychologiques,--des _Idées +Monstres_,--enfantés par l’exercice naïf de nos facultés interrogeantes +que nous appliquons un peu partout,--sans nous aviser que nous ne devons +raisonnablement questionner que ce qui peut véritablement nous répondre? + +Mais les monstres de chair rapidement périssent. Toutefois ils ont +existé quelque peu. Rien de plus instructif que de méditer sur leur +destin. + +Pourquoi M. Teste est-il impossible?--C’est son _âme_ que cette +question. _Elle vous change en M. Teste._ Car il n’est point autre que +le démon même de la possibilité. Le souci de l’ensemble de ce qu’il peut +le domine. Il s’observe, il manœuvre, il ne veut pas se laisser +manœuvrer. Il ne connaît que deux valeurs, deux catégories, qui sont +celles de la conscience réduite à ses actes: _le possible et +l’impossible_. Dans cette étrange cervelle, où la philosophie a peu de +crédit, où le langage est toujours en accusation, il n’est guère de +pensée qui ne s’accompagne du sentiment qu’elle est provisoire; il ne +subsiste guère que l’attente et l’exécution d’opérations définies. Sa +vie intense et brève se dépense à surveiller le mécanisme par lequel les +relations du connu et de l’inconnu sont instituées et organisées. Même, +elle applique ses puissances obscures et transcendantes à feindre +obstinément les propriétés d’un système isolé où l’infini ne figure +point. + + * * * * * + +Donner quelque idée d’un tel monstre, en peindre les dehors et les +mœurs; esquisser du moins un Hippogriffe, une Chimère de la mythologie +intellectuelle, exige,--et donc excuse,--l’emploi, sinon la création, +d’un langage forcé, parfois énergiquement abstrait. Il y faut également +de la familiarité et jusqu’à quelques traces de cette vulgarité ou +trivialité que nous nous permettons avec nous-mêmes. Nous ne gardons pas +de ménagements avec celui qui est en nous. + +Le texte assujetti à ces conditions très particulières n’est +certainement pas d’une lecture trop aisée dans l’original. Davantage +doit-il présenter à qui veut le transporter dans une langue étrangère +des difficultés presque insurmontables... + + + + +LA SOIRÉE AVEC MONSIEUR TESTE + + _Vita Cartesii res est simplicissima..._ + + +La bêtise n’est pas mon fort. J’ai vu beaucoup d’individus, j’ai visité +quelques nations, j’ai pris ma part d’entreprises diverses sans les +aimer, j’ai mangé presque tous les jours, j’ai touché à des femmes. Je +revois maintenant quelques centaines de visages, deux ou trois grands +spectacles, et peut-être la substance de vingt livres. Je n’ai pas +retenu le meilleur ni le pire de ces choses: est resté ce qui l’a pu. + +Cette arithmétique m’épargne de m’étonner de vieillir. Je pourrais aussi +faire le compte des moments victorieux de mon esprit, et les imaginer +unis et soudés, composant une vie _heureuse_... Mais je crois m’être +toujours bien jugé. Je me suis rarement perdu de vue; je me suis +détesté, je me suis adoré;--puis, nous avons vieilli ensemble. + +Souvent, j’ai supposé que tout était fini pour moi, et je me terminais +de toutes mes forces, anxieux d’épuiser, d’éclairer quelque situation +douloureuse. Cela m’a fait connaître que nous apprécions notre propre +pensée beaucoup trop d’après l’_expression_ de celle des autres! Dès +lors, les milliards de mots qui ont bourdonné à mes oreilles, m’ont +rarement ébranlé par ce qu’on voulait leur faire dire; et tous ceux que +j’ai moi-même prononcés à autrui, je les ai sentis se distinguer +toujours de ma pensée,--car ils devenaient _invariables_. + +Si j’avais décidé comme la plupart des hommes, non seulement je me +serais cru leur supérieur, mais je l’aurais paru. Je me suis préféré. Ce +qu’ils nomment un être supérieur est un être qui s’est trompé. Pour +s’étonner de lui, il faut le voir,--et pour être vu il faut qu’il se +montre. Et il me montre que la niaise manie de son nom le possède. +Ainsi, chaque grand homme est taché d’une erreur. Chaque esprit qu’on +trouve puissant, commence par la faute qui le fait connaître. En échange +du pourboire public, il donne le temps qu’il faut pour se rendre +perceptible, l’énergie dissipée à se transmettre et à préparer la +satisfaction étrangère. Il va jusqu’à comparer les jeux informes de la +gloire, à la joie de se sentir unique--grande volupté particulière. + + * * * * * + +J’ai rêvé alors que les têtes les plus fortes, les inventeurs les plus +sagaces, les connaisseurs le plus exactement de la pensée devaient être +des inconnus, des avares, des hommes qui meurent sans avouer. Leur +existence m’était révélée par celle même des individus éclatants, un peu +moins _solides_. + +L’induction était si facile que j’en voyais la formation à chaque +instant. Il suffisait d’imaginer les grands hommes ordinaires, purs de +leur première erreur, ou de s’appuyer sur cette erreur même pour +concevoir un degré de conscience plus élevé, un sentiment de la liberté +d’esprit moins grossier. Une opération aussi simple me livrait des +étendues curieuses, comme si j’étais descendu dans la mer. Perdus dans +l’éclat des découvertes publiées, mais à côté des inventions méconnues +que le commerce, la peur, l’ennui, la misère commettent chaque jour, je +croyais distinguer des chefs-d’œuvre intérieurs. Je m’amusais à éteindre +l’histoire connue sous les annales de l’anonymat. + +C’étaient, invisibles dans leurs vies limpides, des solitaires qui +savaient avant tout le monde. Ils me semblaient doubler, tripler, +multiplier dans l’obscurité chaque personne célèbre,--eux, avec le +dédain de livrer leurs chances et leurs résultats particuliers. Ils +auraient refusé, à mon sentiment, de se considérer comme autre chose que +des choses... + +Ces idées me venaient pendant l’octobre de 93, dans les instants de +loisir où la pensée se joue seulement à exister. + +Je commençais de n’y plus songer, quand je fis la connaissance de M. +Teste. (Je pense maintenant aux traces qu’un homme laisse dans le petit +espace où il se meut chaque jour.) Avant de me lier avec M. Teste, +j’étais attiré par ses allures particulières. J’ai étudié ses yeux, ses +vêtements, ses moindres paroles sourdes au garçon du café où je le +voyais. Je me demandais s’il se sentait observé. Je détournais vivement +mon regard du sien, pour surprendre le sien me suivre. Je prenais les +journaux qu’il venait de lire, je recommençais mentalement les sobres +gestes qui lui échappaient; je notais que personne ne faisait attention +à lui. + +Je n’avais plus rien de ce genre à apprendre, lorsque nous entrâmes en +relation. Je ne l’ai jamais vu que la nuit. Une fois dans une sorte de +b...; souvent au théâtre. On m’a dit qu’il vivait de médiocres +opérations hebdomadaires à la Bourse. Il prenait ses repas dans un petit +restaurant de la rue Vivienne. Là, il mangeait comme on se purge, avec +le même entrain. Parfois, il s’accordait ailleurs un repas lent et fin. + +M. Teste avait peut-être quarante ans. Sa parole était +extraordinairement rapide, et sa voix sourde. Tout s’effaçait en lui, +les yeux, les mains. Il avait pourtant les épaules militaires, et le pas +d’une régularité qui étonnait. Quand il parlait, il ne levait jamais un +bras ni un doigt: il avait _tué la marionnette_. Il ne souriait pas, ne +disait ni bonjour ni bonsoir; il semblait ne pas entendre le «Comment +allez-vous?» + +Sa mémoire me donna beaucoup à penser. Les traits par lesquels j’en +pouvais juger, me firent imaginer une gymnastique intellectuelle sans +exemple. Ce n’était pas chez lui une faculté excessive,--c’était une +faculté éduquée ou transformée. Voici ses propres paroles: «Il y a vingt +ans que je n’ai plus de livres. J’ai brûlé mes papiers aussi. Je rature +le vif... Je retiens ce que je veux. Mais le difficile n’est pas là. _Il +est de retenir ce dont je voudrai demain!_... J’ai cherché un crible +machinal...» + + * * * * * + +A force d’y penser, j’ai fini par croire que M. Teste était arrivé à +découvrir des lois de l’esprit que nous ignorons. Sûrement, il avait dû +consacrer des années à cette recherche: plus sûrement, des années +encore, et beaucoup d’autres années avaient été disposées pour mûrir ses +inventions et pour en faire ses instincts. Trouver n’est rien. Le +difficile est de s’ajouter ce qu’on trouve. + +L’art délicat de la durée, le temps, sa distribution et son +régime,--sa dépense à des choses bien choisies, pour les nourrir +spécialement,--était une des grandes recherches de M. Teste. Il veillait +à la répétition de certaines idées; il les arrosait de nombre. Ceci lui +servait à rendre finalement machinale l’application de ses études +conscientes. Il cherchait même à résumer ce travail. Il disait souvent: +«_Maturare!..._» + +Certainement sa mémoire singulière devait presque uniquement lui retenir +cette partie de nos impressions que notre imagination toute seule est +impuissante à construire. Si nous imaginons un voyage en ballon, nous +pouvons avec sagacité, avec puissance, _produire_ beaucoup de sensations +probables d’un aéronaute; mais il restera toujours quelque chose +d’individuel à l’ascension réelle, dont la différence avec notre rêverie +exprime la valeur des méthodes d’un Edmond Teste. + +Cet homme avait connu de bonne heure l’importance de ce qu’on pourrait +nommer la _plasticité_ humaine. Il en avait cherché les limites et le +mécanisme. Combien il avait dû rêver à sa propre malléabilité! + +J’entrevoyais des sentiments qui me faisaient frémir, une terrible +obstination dans des expériences enivrantes. Il était l’être absorbé +dans sa variation, celui qui devient son système, celui qui se livre +tout entier à la discipline effrayante de l’esprit libre, et qui fait +tuer ses joies par ses joies, la plus faible par la plus forte,--la plus +douce, la temporelle, celle de l’instant et de l’heure commencée, par la +fondamentale--par l’espoir de la fondamentale. + +Et je sentais qu’il était le maître de sa pensée: j’écris là cette +absurdité. L’expression d’un sentiment est toujours absurde. + +M. Teste n’avait pas d’opinions. Je crois qu’il se passionnait à son +gré, et pour atteindre un but défini. Qu’avait-il fait de sa +personnalité? Comment se voyait-il?... Jamais il ne riait, jamais un air +de malheur sur son visage. Il haïssait la mélancolie. + +Il parlait, et on se sentait dans son idée, confondu avec les choses: on +se sentait reculé, mêlé aux maisons, aux grandeurs de l’espace, au +coloris remué de la rue, aux coins... Et les paroles le plus adroitement +touchantes,--celles même qui font leur auteur plus près de nous qu’aucun +autre homme, celles qui font croire que le mur éternel entre les esprits +tombe,--pouvaient venir à lui... Il savait admirablement qu’elles +auraient ému _tout autre_. Il parlait, et sans pouvoir préciser les +motifs ni l’étendue de la proscription, on constatait qu’un grand nombre +de mots étaient bannis de son discours. Ceux dont il se servait, étaient +parfois si curieusement tenus par sa voix ou éclairés par sa phrase que +leur poids était altéré, leur valeur nouvelle. Parfois, ils perdaient +tout leur sens, ils paraissaient remplir uniquement une place vide dont +le terme destinataire était douteux encore ou imprévu par la langue. Je +l’ai entendu désigner un objet matériel par un groupe de mots abstraits +et de noms propres. + +A ce qu’il disait, il n’y avait rien à répondre. Il tuait l’assentiment +poli. On prolongeait les conversations par des bonds qui ne l’étonnaient +pas. + +Si cet homme avait changé l’objet de ses méditations fermées, s’il eût +tourné contre le monde la puissance régulière de son esprit, rien ne lui +eût résisté. Je regrette d’en parler comme on parle de ceux dont on fait +les statues. Je sens bien qu’entre le «génie» et lui, il y a une +quantité de faiblesse. Lui, si véritable! si neuf! si pur de toute +duperie et de toutes merveilles, si dur! Mon propre enthousiasme me le +gâte... + +Comment ne pas en ressentir pour celui qui ne disait jamais rien de +_vague_? pour celui qui déclarait avec calme: «Je n’apprécie en toutes +choses que la _facilité_ ou la _difficulté_ de les connaître, de les +accomplir. Je mets un soin extrême à mesurer ces degrés, et à ne pas +m’attacher... Et que m’importe ce que je sais fort bien?» + +Comment ne pas s’abandonner à un être dont l’esprit paraissait +transformer pour soi seul tout ce qui est, et qui _opérait_ tout ce qui +lui était proposé? Je devinais cet esprit maniant et mêlant, faisant +varier, mettant en communication, et dans l’étendue du champ de sa +connaissance, pouvant couper et dévier, éclairer, glacer ceci, chauffer +cela, noyer, exhausser, nommer ce qui manque de nom, oublier ce qu’il +voulait, endormir ou colorer ceci et cela... + +Je simplifie grossièrement des propriétés impénétrables. Je n’ose pas +dire tout ce que mon objet me dit. La logique m’arrête. Mais, en +moi-même, toutes les fois que se pose le problème de Teste, apparaissent +de curieuses formations. + +Il y a des jours où je le retrouve très nettement. Il se représente à +mon souvenir, à côté de moi. Je respire la fumée de nos cigares, je +l’entends, je me _méfie_. Parfois, la lecture d’un journal me fait me +heurter à sa pensée, quand un événement maintenant la justifie. Et je +tente encore quelques-unes de ces expériences illusoires qui me +délectaient à l’époque de nos soirées. C’est-à-dire que je me le figure +faisant ce que je ne lui ai pas vu faire. Que devient M. Teste +souffrant?--Amoureux, comment raisonne-t-il?--Peut-il être triste?--De +quoi aurait-il peur?--Qu’est-ce qui le ferait trembler?--... Je +cherchais. Je maintenais entière l’image de l’homme rigoureux, je +tâchais de la faire répondre à mes questions... Elle s’altérait. + +Il aime, il souffre, il s’ennuie. Tout le monde s’imite. Mais, au +soupir, au gémissement élémentaire, je veux qu’il mêle les règles et les +figures de tout son esprit. + + * * * * * + +Ce soir, il y a précisément deux ans et trois mois que j’étais avec lui +au théâtre, dans une loge prêtée. J’y ai songé tout aujourd’hui. + +Je le revois debout avec la colonne d’or de l’Opéra, ensemble. + +Il ne regardait que la salle. Il aspirait la grande bouffée brûlante, au +bord du trou. Il était rouge. + +Une immense fille de cuivre nous séparait d’un groupe murmurant au delà +de l’éblouissement. Au fond de la vapeur, brillait un morceau nu de +femme, doux comme un caillou. Beaucoup d’éventails indépendants vivaient +sur le monde sombre et clair, écumant jusqu’aux feux du haut. Mon regard +épelait mille petites figures, tombait sur une tête triste, courait sur +des bras, sur les gens, et enfin se brûlait. + +Chacun était à sa place, libre d’un petit mouvement. Je goûtais le +système de classification, la simplicité presque théorique de +l’assemblée, l’ordre social. J’avais la sensation délicieuse que tout ce +qui respirait dans ce cube, allait suivre ses lois, flamber de rires par +grands cercles, s’émouvoir par plaques, ressentir par _masses_ des +choses _intimes_,--_uniques_,--des remuements secrets, s’élever à +l’inavouable! J’errais sur ces étages d’hommes, de ligne en ligne, par +orbites, avec la fantaisie de joindre idéalement entre eux tous ceux +ayant la même maladie, ou la même théorie, ou le même vice... Une +musique nous touchait tous, abondait, puis devenait toute petite. + +Elle disparut. M. Teste murmurait: «On n’est _beau_, on n’est +extraordinaire que pour les autres! _Ils_ sont mangés par les autres!» + +Le dernier mot sortit du silence que faisait l’orchestre. Teste respira. + +Sa face enflammée où soufflaient la chaleur et la couleur, ses larges +épaules, son être noir mordoré par les lumières, la forme de tout son +bloc vêtu, étayé par la grosse colonne, me reprirent. Il ne perdait pas +un atome de tout ce qui devenait sensible, à chaque instant, dans cette +grandeur rouge et or. + +Je regardai ce crâne qui faisait connaissance avec les angles du +chapiteau, cette main droite qui se rafraîchissait aux dorures et, dans +l’ombre de pourpre, les grands pieds. Des lointains de la salle, ses +yeux vinrent vers moi; sa bouche dit: «La discipline n’est pas +mauvaise... C’est un petit commencement...» + +Je ne savais répondre. Il dit de sa voix basse et vite: «Qu’ils +jouissent et obéissent!» + +Il fixa longuement un jeune homme placé en face de nous, puis une dame, +puis tout un groupe dans les galeries supérieures,--qui débordait du +balcon par cinq ou six visages brûlants,--et puis tout le monde, tout le +théâtre, plein comme les cieux, ardent, fasciné par la scène que nous ne +voyions pas. La stupidité de tous les autres nous révélait qu’il se +passait n’importe quoi de sublime. Nous regardions se mourir le jour que +faisaient toutes les figures dans la salle. Et quand il fut très bas, +quand la lumière ne rayonna plus, il ne resta que la vaste +phosphorescence de ces mille figures. J’éprouvais que ce crépuscule +faisait tous ces êtres passifs. Leur attention et l’obscurité +croissantes formaient un équilibre continu. J’étais moi-même attentif +_forcément_,--à toute cette attention. + +M. Teste dit: «Le suprême _les_ simplifie. Je parie qu’ils pensent tous, +de plus en plus, _vers_ la même chose. Ils seront égaux devant la crise +ou limite commune. Du reste, la loi n’est pas si simple... puisqu’elle +me néglige,--et--je suis ici.» + +Il ajouta: «L’éclairage les tient.» + +Je dis en riant: «Vous aussi?» + +Il répondit: «Vous aussi.» + +--«Quel dramaturge vous feriez! lui dis-je, vous semblez surveiller +quelque expérience créée aux confins de toutes les sciences! Je voudrais +voir un théâtre inspiré de vos méditations...» + +Il dit: «Personne ne médite.» + +L’applaudissement et la lumière complète nous chassèrent. Nous +circulâmes, nous descendîmes. Les passants semblaient en liberté. M. +Teste se plaignit légèrement de la fraîcheur de minuit. Il fit allusion +à d’anciennes douleurs. + +Nous marchions, et il lui échappait des phrases presque incohérentes. +Malgré mes efforts, je ne suivais ses paroles qu’à grand’peine, me +bornant enfin à les retenir. L’incohérence d’un discours dépend de celui +qui l’écoute. L’esprit me paraît ainsi fait qu’il ne peut être +incohérent pour soi-même. Aussi me suis-je gardé de classer Teste parmi +les fous. D’ailleurs, j’apercevais vaguement le lien de ses idées, je +n’y remarquais aucune contradiction;--et puis, j’aurais redouté une +solution trop simple. + +Nous allions dans les rues adoucies par la nuit, nous tournions à des +angles, dans le vide, trouvant d’instinct notre voie,--plus large, plus +étroite, plus large. Son pas militaire se soumettait le mien... + + * * * * * + +«Pourtant, _répondis-je_, comment se soustraire à une musique si +puissante! Et pourquoi? J’y trouve une ivresse particulière, dois-je la +dédaigner? J’y trouve l’illusion d’un travail immense, qui, tout à coup +me deviendrait possible... Elle me donne des _sensations abstraites_, +des figures délicieuses de tout ce que j’aime,--du changement, du +mouvement, du mélange, du flux, de la transformation... Nierez-vous +qu’il y ait des choses anesthésiques? Des arbres qui saoulent, des +hommes qui donnent de la force, des filles qui paralysent, des ciels qui +coupent la parole? + +M. Teste reprit assez haut: + +--«Eh! Monsieur! que m’importe le «talent» de vos arbres--et des +autres!... Je suis chez MOI, je parle ma langue, je hais les choses +extraordinaires. C’est le besoin des esprits faibles. Croyez-moi à la +lettre: le génie est _facile_, la fortune est _facile_, la _divinité_ +est _facile_... Je veux dire simplement--que je sais comment cela se +conçoit. C’est _facile_. + +«Autrefois,--il y a bien vingt ans,--toute chose au-dessus de +l’ordinaire accomplie par un autre homme, m’était une défaite +personnelle. Dans le passé, je ne voyais qu’idées volées à moi! Quelle +bêtise!... Dire que notre propre image ne nous est pas indifférente! +Dans les combats imaginaires, nous la traitons _trop bien_ ou _trop +mal_!...» + +Il toussa. Il se dit: «Que peut un homme?... Que peut un homme!...» Il +me dit: «Vous connaissez un homme sachant qu’il ne sait ce qu’il dit!» + +Nous étions à sa porte. Il me pria de venir fumer un cigare chez lui. + + * * * * * + +Au haut de la maison, nous entrâmes dans un très petit appartement +«garni». Je ne vis pas un livre. Rien n’indiquait le travail +traditionnel devant une table, sous une lampe, au milieu de papiers et +de plumes. Dans la chambre verdâtre qui sentait la menthe, il n’y avait +autour de la bougie que le morne mobilier abstrait,--le lit, la pendule, +l’armoire à glace, deux fauteuils--comme des êtres de raison. Sur la +cheminée, quelques journaux, une douzaine de cartes de visite couvertes +de chiffres, et un flacon pharmaceutique. Je n’ai jamais eu plus +fortement l’impression du _quelconque_. C’était le logis quelconque, +analogue au point quelconque des théorèmes,--et peut-être aussi utile. +Mon hôte existait dans l’intérieur le plus général. Je songeai aux +heures qu’il faisait dans ce fauteuil. J’eus peur de l’infinie tristesse +possible dans ce lieu pur et banal. J’ai vécu dans de telles chambres, +je n’ai jamais pu les croire définitives, sans horreur. + +M. Teste parla de l’argent. Je ne sais pas reproduire son éloquence +spéciale: elle me semblait moins précise que d’ordinaire. La fatigue, le +silence qui se fortifiait avec l’heure, les cigares amers, l’abandon +nocturne semblaient l’atteindre. J’entends sa voix baissée et ralentie +qui faisait danser la flamme de l’unique bougie brûlant entre nous, à +mesure qu’il citait de très grands nombres, avec lassitude. Huit cent +dix millions soixante quinze mille cinq cent cinquante... J’écoutais +cette musique inouïe sans suivre le calcul. Il me communiquait le +tremblement de la Bourse, et les longues suites de noms de nombres me +prenaient comme une poésie. Il rapprochait les événements, les +phénomènes industriels, le goût public et les passions, les chiffres +encore, les uns des autres. Il disait: «L’or est comme l’esprit de la +société.» + +Tout à coup, il se tut. Il souffrit. + +J’examinai de nouveau la chambre froide, la nullité du meuble, pour ne +pas le regarder. Il prit sa fiole et but. Je me levai pour partir. + +--«Restez encore, dit-il, vous ne vous ennuyez pas. Je vais me mettre au +lit. Dans peu d’instants, je dormirai. Vous prendrez la bougie pour +descendre.» + +Il se dévêtit tranquillement. Son corps sec se baigna dans les draps et +fit le mort. Ensuite il se tourna, et s’enfonça davantage dans le lit +trop court. + +Il me dit en souriant: «Je fais la planche. Je flotte!... Je sens un +roulis imperceptible dessous,--un mouvement immense? Je dors une heure +ou deux tout au plus, moi qui adore la navigation de la nuit. Souvent je +ne distingue plus ma pensée d’avant le sommeil. Je ne sais pas si j’ai +dormi. Autrefois, en m’assoupissant, je pensais à tous ceux qui +m’avaient fait plaisir, figures, choses, minutes. Je les faisais venir +pour que la pensée fût aussi douce que possible, facile comme le lit... +Je suis vieux. Je puis vous montrer que je me sens vieux... +Rappelez-vous!--Quand on est enfant on se _découvre_, on découvre +lentement l’espace de son corps, on exprime la particularité de son +corps par une série d’efforts, je suppose? On se tord et on se trouve ou +on se retrouve, et on s’étonne! on touche son talon, on saisit son pied +droit avec sa main gauche, on obtient le pied froid dans la paume +chaude!... Maintenant, je me sais par cœur. Le cœur aussi. Bah! toute la +terre est marquée, tous les pavillons couvrent tous les territoires... +Reste mon lit. J’aime ce courant de sommeil et de linge: ce linge qui se +tend et se plisse, ou se froisse,--qui descend sur moi comme du sable, +quand je fais le mort,--qui se caille autour de moi dans le sommeil... +C’est de la mécanique bien complexe. Dans le sens de la trame ou de la +chaîne, une déformation très petite... Ah!» + +Il souffrit. + +«Mais qu’avez-vous? lui dis-je, je puis... + +--J’ai, dit-il,... pas grand’chose. J’ai... un dixième de seconde qui se +montre... Attendez... Il y a des instants où mon corps s’illumine... +C’est très curieux. J’y vois tout à coup en moi... je distingue les +profondeurs des couches de ma chair; et je sens des zones de douleur, +des anneaux, des pôles, des aigrettes de douleur. Voyez-vous ces figures +vives? cette géométrie de ma souffrance? Il y a de ces éclairs qui +ressemblent tout à fait à des idées. Ils font comprendre,--d’ici, +jusque-là... Et pourtant ils me laissent _incertain_. Incertain n’est +pas le mot... Quand _cela_ va venir, je trouve en moi quelque chose de +confus ou de diffus. Il se fait dans mon être des endroits... brumeux, +il y a des étendues qui font leur apparition. Alors, je prends dans ma +mémoire une question, un problème quelconque... Je m’y enfonce. Je +compte des grains de sable... et, tant que je les vois...--Ma douleur +grossissante me force à l’observer. J’y pense!--Je n’attends que mon +cri,... et dès que je l’ai entendu--l’_objet_, le terrible _objet_, +devenant plus petit, et encore plus petit, se dérobe à ma vue +intérieure... + +«Que peut un homme? Je combats tout,--hors la souffrance de mon corps, +au delà d’une certaine grandeur. C’est là, pourtant, que je devrais +commencer. Car, souffrir, c’est donner à quelque chose une attention +suprême, et je suis un peu l’homme de l’attention... Sachez que j’avais +prévu la maladie future. J’avais songé avec précision à ce dont tout le +monde est sûr. Je crois que cette vue sur une portion évidente de +l’avenir, devrait faire partie de l’éducation. Oui, j’avais prévu ce qui +commence maintenant. C’était, alors, une idée comme les autres. Ainsi, +j’ai pu la suivre.» + +Il devint calme. + +Il se plia sur le côté, baissa les yeux; et, au bout d’une minute, +parlait de nouveau. Il commençait à se perdre. Sa voix n’était qu’un +murmure dans l’oreiller. Sa main rougissante dormait déjà. + +Il disait encore: «Je pense, et cela ne gêne rien. Je suis seul. Que la +solitude est confortable! Rien de doux ne me pèse... La même rêverie +ici, que dans la cabine du navire, la même au café Lambert... Les bras +d’une Berthe, s’ils prennent de l’importance, je suis volé,--comme par +la douleur... Celui qui me parle, s’il ne prouve pas,--c’est un ennemi. +J’aime mieux l’éclat du moindre fait qui se produit. Je suis étant, et +me voyant; me voyant me voir, et ainsi de suite... Pensons de tout près. +Bah! on s’endort sur n’importe quel sujet... Le sommeil continue +n’importe quelle idée...» + +Il ronflait doucement. Un peu plus doucement, je pris la bougie, je +sortis à pas de loup. + +1895 + + + + +LETTRE D’UN AMI + + +NOTE DE L’ÉDITEUR + +Quelques bons esprits ayant admis, quoique sans preuves matérielles, que +la lettre ci-contre avait été adressée à M. Teste par un écrivain de ses +amis, on a cru la devoir joindre à ce recueil qui pouvait se passer +d’elle, comme elle de lui. + + + + +Mon ami, me voici loin de vous. Nous nous parlions, et je vous écris. +C’est, _si l’on veut_, une chose bien étrange. + +Vous allez voir que je suis dans une disposition à m’émerveiller. + +Le retour même à ce Paris, après une assez longue absence, m’est apparu +sous quelque espèce métaphysique.--Je ne parle pas seulement du retour +matériel, noir sacrifice d’une nuit au vacarme et aux saccades. Le corps +inerte et vivant s’abandonne aux corps morts et mouvants qui le +transportent. Le rapide a une idée fixe qui est la Ville. On est le +captif de son idéal, le jouet de sa fureur monotone. Il faut subir des +millions de coups frappés à la cantonnade, et ces rythmes et ces +ruptures de rythmes, ces battements et gémissements mécaniques,--tout le +tapage forcené de je ne sais quelle fabrique de vitesse. On est ivre de +fantômes qui tournent, de visions versées au néant, de lumières +arrachées. Le métal que forge la marche dans l’ombre fait rêver que le +Temps personnel et brutal attaque et désagrège la dure et profonde +distance. Surexcité, accablé de sévices, le cerveau, de soi-même, et +sans qu’il le sache, engendre nécessairement toute une littérature +moderne... + +Parfois la sensation se fait stationnaire. L’ensemble des cahots ne mène +à rien. Le total du déplacement se compose d’une infinité de redites; +chaque instant vient convaincre l’autre que l’on n’arrivera jamais. + +Peut-être l’éternité et l’enfer sont-ils les naïves expressions de +quelque voyage inévitable? + +A force, toutefois, de tant d’agitation de nos os et de nos idées dans +les ténèbres, le soleil et Paris sortent enfin du jeu. + +Mais l’être de l’esprit,--_le petit homme qui est dans l’homme_,--(et +qui est toujours supposé dans la grossière imagination que nous nous +faisons de la connaissance), opère de son côté son changement de +présence. Il ne circule point comme la conscience, dans une +fantasmagorie de visions et un tumulte de phénomènes. Il voyage selon sa +nature, et _dans sa nature même_. Je m’estimerais beaucoup si je savais +me représenter son opération. Si je savais vous la décrire, cette estime +pour moi grandirait en moi à l’infini. Mais il n’en est pas question... + +Je me figure donc, comme je puis, que le sentiment du changement de +notre séjour s’accompagne dans quelque substance inconnue, et qui nous +est essentielle, d’un travail de détachement et de renouement subtils. +C’est une classification profonde qui se transforme. A peine le départ +résolu, et bien avant que le corps ne s’y mette, l’idée seule que tout +va changer autour de nous intime à notre système caché une modification +mystérieuse. De sentir que l’on s’en va, toutes choses encore tangibles +en perdent presque aussitôt leur existence prochaine. Elles sont comme +frappées dans les puissances de leur présence, dont quelques-unes +s’évanouissent. Hier encore, vous étiez près de moi, et il y avait en +moi une secrète personne déjà toute disposée à ne plus vous voir de +longtemps. Je ne vous trouvais plus dans le temps rapproché, et +cependant je vous tenais la main. Vous m’étiez coloré d’absence, et +comme condamné à ne point avoir d’avenir imminent. Je vous regardais de +près, je vous voyais au loin. Vos mêmes regards ne contenaient plus de +durée. Il me semblait qu’il y eût entre vous et moi _deux distances_, +l’une encore insensible, l’autre immense déjà; et je ne savais pas +quelle il fallait prendre pour la plus réelle des deux... + +J’ai observé, pendant le trajet, s’altérer les attentes de mon âme. +Certains ressorts se détendent, d’autres se roidissent. Nos prévisions +inconscientes, nos étonnements éventuels échangent leurs positions +profondes. Si je vous rencontrais demain, ce me serait une grande +surprise... + +Tout à coup je me sentis à Paris, quelques heures avant que d’y être. Je +reprenais sensiblement mes esprits parisiens qui s’étaient un peu +dissipés dans mes voyages. Ils s’étaient réduits à des souvenirs; ils +redevenaient maintenant des valeurs vivantes et des sources que l’on +doit utiliser à chaque instant. + +Quel démon que celui de l’analogie abstraite!--Vous savez comme il me +tourmente quelquefois!--Il me soufflait de comparer cette altération +indéfinissable qui se passait en moi, à un changement assez brusque de +certaines _probabilités_ mentales. Telle réponse, tel mouvement, telle +action de notre visage, qui sont à Paris les effets instantanés de nos +impressions, ne nous sont plus si naturels quand nous sommes retirés à +la campagne, ou plongés dans un milieu suffisamment écarté. Le spontané +n’est plus le même. Nous ne sommes prêts à répondre qu’à ce qui est +_probablement voisin_. + +On en tirerait de curieuses conséquences. Un physicien hardi, qui ferait +entrer les vivants, et même les cœurs, dans ses desseins, se risquerait +peut-être à définir un éloignement par une certaine distribution +intérieure... + +J’ai grande peur, mon vieil ami, que nous ne soyons faits de bien des +choses qui nous ignorent. Et c’est en quoi nous nous ignorons. S’il y en +a une infinité, toute méditation est vaine... + +Je me sentais donc ressaisir par un autre système de vie, et je +connaissais mon retour comme une sorte de rêve de ce monde où je +revenais. Une ville où la vie verbale est plus puissante, plus diverse, +plus active et capricieuse qu’en toute autre, se préparait en moi par +l’idée d’une confusion étincelante. Le dur murmure du train prêtait à ma +distraction imagée l’accompagnement de la rumeur d’une ruche. + +Il me semblait que nous avancions vers un nuage de propos. Mille gloires +en évolution, mille titres d’ouvrages par seconde paraissaient, +périssaient indistinctement dans cette nébuleuse grandissante. Je ne +savais pas si je voyais ou si j’entendais cette agitation insensée. Il y +avait des écritures qui criaient, des paroles qui étaient des hommes, et +des hommes qui étaient des noms... Point de lieu sur la terre, +pensai-je, où le langage ait plus de fréquence, plus de résonances, +moins de réserve, qu’en ce Paris où la littérature, et la science, et +les arts, et la politique d’un grand pays sont jalousement concentrés. +Les Français ont amassé toutes leurs idées dans une enceinte. Nous y +vivons dans notre feu. + +Dire; redire; contredire; prédire; médire... Tous ces verbes ensemble me +résumaient le bourdonnement du paradis de la parole. + +Quoi de plus fatigant que de concevoir le chaos d’une multitude +d’esprits?--Chaque pensée dans ce tumulte trouve sa pareille, son +adverse, son antécédente et sa suivante. Tant de similitudes, tant +d’imprévu la découragent. + +Imaginez-vous le désordre incomparable qu’entretiennent dix mille êtres +essentiellement singuliers? Songez à la _température_ que peut produire +dans ce lieu un si grand nombre d’_amours propres_ qui s’y comparent. +Paris enferme et combine, et consomme ou consume la plupart des +brillants infortunés que leurs destins ont appelés aux _professions +délirantes_... Je nomme ainsi tous ces métiers dont le principal +instrument est l’opinion que l’on a de soi-même, et dont la matière +première est l’opinion que les autres ont de vous. Les personnes qui les +exercent, vouées à une éternelle candidature, sont nécessairement +toujours affligées d’un certain délire des grandeurs qu’un certain +délire de la persécution traverse et tourmente sans répit. Chez ce +peuple d’uniques règne la loi de faire ce que nul n’a jamais fait, et +que nul jamais ne fera. C’est du moins la loi des _meilleurs_, +c’est-à-dire de ceux qui ont le cœur de vouloir nettement quelque chose +d’absurde... Ils ne vivent que pour obtenir et rendre durable l’illusion +d’être seuls,--car la supériorité n’est qu’une solitude située sur les +limites actuelles d’une espèce. Ils fondent chacun son existence sur +l’inexistence des autres, mais auxquels il faut arracher leur +consentement qu’ils n’existent pas... Remarquez bien que je ne fais que +de déduire ce qui est enveloppé dans ce qui se voit. Si vous doutez, +cherchez donc à quoi tend un travail qui doit ne pouvoir absolument être +fait que par un individu déterminé, et qui dépend de la particularité +des hommes? Songez à la signification véritable d’une hiérarchie fondée +sur la rareté.--Je m’amuse parfois d’une image _physique_ de nos cœurs, +qui sont faits intimement d’une énorme injustice et d’une petite justice +combinées. J’imagine qu’il y a dans chacun de nous un atome important +entre nos atomes, et constitué par deux _grains d’énergie_ qui +voudraient bien se séparer. Ce sont des énergies contradictoires mais +indivisibles. La nature les a jointes pour toujours, quoique +furieusement ennemies. L’une est l’éternel mouvement d’un gros _électron +positif_, et ce mouvement inépuisable engendre une suite de sons graves +où l’oreille intérieure distingue sans nulle peine une profonde phrase +monotone: _Il n’y a que moi. Il n’y a que moi. Il n’y a que moi, moi, +moi..._ Quant au petit électron radicalement _négatif_, il crie à +l’extrême de l’aigu, et perce et reperce de la sorte la plus cruelle le +thème égotiste de l’autre: _Oui, mais il y a un tel... Oui, mais il y a +un tel... Tel, tel, tel._ Et tel autre!... Car le nom change assez +souvent... + +Bizarre royaume où toutes les belles choses qui s’y produisent sont une +amère nourriture pour toutes les âmes moins une. Et plus elles sont +belles, plus amèrement ressenties. + +Tenez encore. Il me semble que chaque mortel possède tout auprès du +centre de sa machine, et en belle place parmi les instruments de la +navigation de sa vie, un petit appareil d’une sensibilité incroyable qui +lui marque l’état de l’amour de soi. On y lit que l’on s’admire, que +l’on s’adore, que l’on se fait horreur, que l’on se raye de l’existence; +et quelque vivant _index_, qui tremble sur le cadran secret, hésite +terriblement prestement entre le zéro d’être une bête et le maximum +d’être un dieu. + +Eh bien, mon tendre ami, si vous voulez comprendre quelque chose à bien +des choses, il faut songer qu’un appareil si vital et si délicat est le +jouet du premier venu. + +Et, sans doute, il est des hommes étranges en qui cette aiguille cachée +marque toujours le point opposé de celui que l’on gagerait qu’elle +indiquât. Ils se haïssent au moment même de l’estime universelle, et au +contraire dans le contraire. Mais nous savons qu’il n’est plus de lois +toutes satisfaites. Il n’est plus que des à peu près... + +Et le train filait toujours, rejetant violemment peupliers, vaches, +hangars, et toutes choses terrestres, comme s’il avait soif, comme s’il +courait à la pensée pure, ou vers quelque étoile à rejoindre. Quel but +suprême peut exiger un ravissement si brutal, et un renvoi si vif de +paysages à tous les diables. + +Nous approchions de la nuée. Des noms s’illuminaient, d’autres +pâlissaient. Le ciel s’emplissait de météores politiques et littéraires. +Les surprises crépitaient. Les doux bêlaient, les aigres miaulaient, les +gras mugissaient, les maigres rugissaient. + +Les partis, les écoles, les salons, les cafés, tout se faisait entendre. +L’air ne suffisant plus, l’éther se chargeait de messages. On était +assourdi par le cliquetis d’un duel dont les épées étaient des éclairs, +et bien des pauvretés se propageaient jusqu’aux extrémités du monde avec +la vitesse de la lumière. + +Je vous prie de m’excuser de cet abus que je fais de l’imparfait de +l’indicatif; mais il est le _temps_ de l’incohérence, et je m’aperçois +que je suis en train de vous peindre, si c’est là une peinture, la plus +grande incohérence concevable. J’y ajouterai quelques traits au moyen de +quelques autres imparfaits. + +Je voyais en esprit le marché, la bourse, le bazar occidental des +échanges des phantasmes. J’étais occupé des merveilles de l’instable, de +sa durée étonnante, de la force des paradoxes, de la résistance des +choses usées... Tout se figurait. Les luttes abstraites prenaient forme +de diableries. La mode et l’éternité se colletaient. Le rétrograde et +l’avancé se disputaient le point d’où l’on tombe. Les nouveautés même +nouvelles enfantaient des conséquences très anciennes. Ce que le silence +avait élaboré se vendait à la criée... Enfin, tous les événements +possibles spirituels se produisaient rapidement devant mon âme encore à +demi endormie. Elle était saisie de terreur, de dégoût, de désespoir, et +d’une affreuse curiosité, en contemplant, toute lasse et confuse, le +spectacle idéal de cette immense activité que l’on nomme +_intellectuelle_. + + * * * * * + +--INTELLECTUELLE?... + + * * * * * + +Ce mot énorme, qui m’était venu vaguement, _bloqua_ net tout mon train +de visions. Drôle de chose que le choc d’un mot dans une tête! Toute la +masse du _faux_ en pleine vitesse saute brusquement hors de la ligne du +_vrai_... + +Intellectuelle?... Point de réponse. Point d’idées. Des arbres, des +disques, des harpes infinies sur les fils horizontaux desquelles +volaient plaines, châteaux, fumées... Je regardais en moi avec des yeux +étrangers. Je butais dans ce que je venais de créer. Ahuri, au milieu +des débris de l’intelligible, je retrouvai inerte et comme renversé, ce +grand mot qui avait causé la catastrophe. Il était sans doute un peu +trop long pour les courbes de ma pensée. + +--_Intellectuelle_... Tout le monde à ma place aurait compris. Mais +moi!... + +--Vous le savez, cher Vous, que je suis un esprit de la plus ténébreuse +espèce. Vous le savez par expérience, et le savez encore mieux pour +l’avoir cent fois ouï dire. Il ne manque point de personnes, et doctes, +et bénignes, et bien disposées, qui attendent pour me lire que l’on +m’ait traduit en français. Elles s’en plaignent vers le public, lui +exposent des citations de mes vers où je confesse qu’elles doivent +s’embarrasser. Même, elles tirent une juste gloire de ne point entendre +quelque chose; ce que d’autres cacheraient. «_Modeste tamen et +circumspecto judicio pronuntiandum est_, dit Quintilien, dans un endroit +que Racine a pris soin de traduire,--_ne quod plerisque accidit, damnent +quae non intelligunt_.» Mais moi, je suis désespéré d’affliger ces +amateurs de lumière. Rien ne m’attire que la clarté. Hélas, ami de moi! +je vous assure que je n’en trouve presque point. Je mets ceci dans votre +oreille toute proche. N’allez point le répandre. Gardez excessivement +mon secret. Oui, la clarté pour moi est si peu commune que je n’en vois +sur toute l’étendue du monde,--et singulièrement du monde pensant et +écrivant,--que dans la proportion du diamant à la masse de la planète. +Les ténèbres que l’on me prête sont vaines et transparentes auprès de +celles que je découvre un peu partout. Heureux les autres, qui +conviennent avec eux-mêmes qu’ils s’entendent parfaitement! Ils +écrivent, ils parlent sans trembler. Vous sentez comme j’envie tous ces +humains lucides dont les ouvrages font que l’on songe à la douce +facilité du soleil dans un univers de cristal... Ma mauvaise conscience +me suggère parfois de les incriminer pour me défendre. Elle me murmure +qu’il n’y a que ceux qui ne cherchent rien qui ne rencontrent jamais +l’obscurité, et qu’il ne faut proposer aux gens que ce qu’ils savent. +Mais je m’examine dans le fond, et il faut bien que je consente à ce que +disent tant de personnes distinguées. Je suis fait véritablement, mon +ami, d’un malheureux esprit qui n’est jamais bien sûr d’avoir compris ce +qu’il a compris sans s’en apercevoir. Je discerne fort mal ce qui est +clair sans réflexion de ce qui est positivement obscur... Cette +faiblesse, sans doute, est le principe de mes ténèbres. Je me méfie de +tous les mots, car la moindre méditation rend absurde que l’on s’y fie. +J’en suis venu, hélas, à comparer ces paroles par lesquelles on traverse +si lestement l’espace d’une pensée, à des planches légères jetées sur un +abîme, qui souffrent le passage et point la station. L’homme en vif +mouvement les emprunte et se sauve; mais qu’il insiste le moins du +monde, ce peu de temps les rompt et tout s’en va dans les profondeurs. +Qui se hâte _a compris_; il ne faut point s’appesantir: on trouverait +bientôt que les plus clairs discours sont tissus de termes obscurs. + +Tout ceci me pourrait induire en de grands et charmants développements +dont je vous fais grâce. Une lettre est littérature. C’est une loi +étroite de la littérature qu’il ne faut rien creuser à fond. C’est aussi +le vœu général. Voyez de toutes parts. + +J’étais donc dans mon propre gouffre,--qui pour être le mien n’en était +pas moins gouffre,--j’étais donc dans mon propre gouffre, incapable +d’expliquer à un enfant, à un sauvage, à un archange,--à moi-même,--ce +mot: _Intellectuel_ qui ne donne aucun mal à qui que ce soit. + +Ce n’était point les images qui me manquaient. Mais au contraire, à +chaque consultation de mon esprit par ce terrible mot, l’oracle +répondait par une image différente. Toutes étaient naïves. Aucune +exactement n’annulait la sensation de ne point comprendre. + +Il me venait des lambeaux de rêve. + +Je formais des figures que j’appelais des «Intellectuels». Hommes +presque immobiles qui causaient de grands mouvements dans le monde. Ou +hommes très animés, dont les vives actions de leurs mains et de leurs +bouches manifestaient des puissances imperceptibles et des objets +invisibles par essence... Je vous demande pardon de vous dire la vérité. +Je voyais ce que je voyais. + +Hommes de _pensée_, Hommes de _lettres_, Hommes de _science_, +_Artistes_,--Causes, causes vivantes, causes individuées, causes +minimes, causes contenant des causes et inexplicables à elles-mêmes,--et +causes de qui les effets étaient aussi vains, mais à la fois aussi +prodigieusement importants, _que je le voulais_... l’univers de ces +causes et de leurs effets existait et n’existait pas. Ce système d’actes +étranges, de productions et de prodiges avait la réalité toute-puissante +et nulle d’une partie de cartes. Inspirations, méditations, œuvres, +gloire, talents, il dépendait d’un certain regard que ces choses fussent +presque tout, et d’un certain autre, qu’elles se réduisissent à presque +rien. + +Puis, à une lueur apocalyptique, je crus entrevoir le désordre et la +fermentation de toute une société de démons. Il parut, dans un espace +surnaturel, une sorte de comédie de ce qui arrive dans l’Histoire. +Luttes, factions, triomphes, exécrations solennelles, exécutions, +émeutes, tragédies autour du pouvoir!... Il n’était bruit dans cette +République que de scandales, de fortunes foudroyantes ou foudroyées, de +complots et d’attentats. Il y avait des plébiscites de chambre, des +couronnements insignifiants, beaucoup d’assassinats _par la parole_. Je +ne parle point des larcins. Tout ce peuple «intellectuel» était comme +l’autre. On y trouvait des puritains, des spéculateurs, des prostitués, +des croyants qui ressemblaient à des impies et des impies qui faisaient +mine de croyants; il y avait de faux simples et de vraies bêtes, et des +autorités, et des anarchistes, et jusqu’à des bourreaux dont les glaives +dégouttaient d’encre. Et les uns se croyaient prêtres et pontifes, les +autres prophètes, les autres Césars, ou bien martyrs, ou un peu de +chaque. Plusieurs se prenaient, jusque dans leurs actes, pour des +enfants ou pour des femmes. Les plus ridicules étaient ceux qui se +faisaient de leur chef les juges et les justiciers de la tribu. Ils ne +paraissaient point se douter que nos jugements nous jugent, et que rien +plus ingénument ne nous dévoile et n’expose nos faiblesses que +l’attitude de prononcer sur le prochain. C’est un art dangereux que +celui dans lequel les moindres erreurs peuvent toujours s’attribuer au +caractère. + +Chacun de ces démons se regardait assez souvent dans un miroir de +papier; il y considérait le premier ou le dernier des êtres... + +Je cherchais vaguement les lois de cet empire. La nécessité d’amuser; le +besoin de vivre; le désir de survivre; le plaisir d’étonner, de choquer, +de gourmander, d’enseigner, de mépriser; l’aiguillon de la jalousie, +menaient, irritaient, échauffaient, expliquaient cet Enfer. + +Je m’y suis vu moi-même; et sous une figure inconnue de moi, que mes +écrits, peut-être, avaient formée. Vous n’ignorez pas, cher rêveur, que +dans les songes, il se fait quelquefois un accord _singulier_ entre ce +que l’on voit et ce que l’on sait; mais ce n’est point un accord qui se +supporterait dans la veille. Je _vois_ Pierre, et je _sais_ qu’il est +Jacques. Je me suis donc aperçu, quoique rarement, et sous un autre +visage; je ne me reconnaissais qu’à une douleur exquise qui me perçait +le cœur. Du fantôme ou de moi, il me semblait que l’un de nous dût +_s’évanouir_... + +Adieu. Je n’en finirais plus si je voulais vous donner à lire tout ce +qui vint se colorer et me confondre dans les derniers instants de mon +voyage. Adieu. J’oubliais de vous dire que je fus tiré de tout ceci par +le pied d’un dur Anglais qui m’écrasa le mien sans nulle peine, +cependant que le train noir et suant stoppait. Adieu. + + + + +LETTRE DE MADAME ÉMILIE TESTE + + +Monsieur et ami, + +Je vous rends grâces de votre envoi et de la lettre que vous avez écrite +à Monsieur Teste. Je crois bien que l’ananas et les confitures n’ont pas +déplu; je suis sûre que les cigarettes ont fait plaisir. Quant à la +lettre, je mentirais si je vous en disais la moindre chose. Je l’ai lue +à mon mari, et je ne l’ai guère comprise. Cependant je vous avoue que +j’y ai pris une certaine délectation. Les choses abstraites ou trop +élevées pour moi ne m’ennuient pas à entendre; j’y trouve un +enchantement presque musical. Il y a une belle partie de l’âme qui peut +jouir sans comprendre, et qui est grande chez moi. + +J’ai donc fait lecture de votre lettre à M. Teste. Il l’a écouté lire +sans montrer ce qu’il en pensait, ni qu’il y pensât. Vous savez qu’il ne +lit presque rien de ses yeux, dont il fait un usage étrange, et comme +_intérieur_. Je me trompe, je veux dire: un usage _particulier_. Mais ce +n’est pas cela du tout. Je ne sais comment m’exprimer; mettons à la fois +_intérieur_, _particulier_..., et _universel_!!! Ils sont fort beaux, +ses yeux; je les aime d’être un peu plus grands que tout ce qu’il y a de +visible. On ne sait jamais s’il leur échappe quoi que ce soit, ou bien, +si, au contraire, le monde entier ne leur est pas un simple détail de +tout ce qu’ils voient, une _mouche volante_ qui vous peut obséder, mais +qui n’existe pas. Cher Monsieur, depuis que je suis mariée avec votre +ami, jamais je n’ai pu m’assurer de ses regards. L’objet même qu’ils +fixent est peut-être l’objet même que son esprit veut réduire à néant. + +Notre vie est toujours celle que vous connaissez: la mienne, nulle et +utile; la sienne, toute en habitudes et en absence. Ce n’est pas qu’il +ne se réveille, et ne reparaisse, quand il veut, terriblement vivant. Je +l’aime bien ainsi. Il est grand et redoutable tout à coup. La machine de +ses actes monotones éclate; son visage étincelle, il dit des choses que +bien souvent je n’entends qu’à demi, mais qui ne s’effacent plus de ma +mémoire. Mais je ne veux rien vous cacher, ou presque rien: _Il lui +arrive d’être très dur._ Je ne pense pas que personne puisse l’être +comme lui. Il vous brise l’esprit d’un mot, je me vois comme un vase +manqué que le potier jette aux débris. Il est dur comme un ange, +Monsieur. Il ne se rend pas compte de sa force: il a des paroles +inattendues qui sont trop vraies, qui vous anéantissent les gens, les +réveillent en pleine sottise, face à eux-mêmes, tout attrapés d’être ce +qu’ils sont, et de vivre si naturellement de niaiseries. Nous vivons +bien à l’aise, chacun dans son absurdité, comme poissons dans l’eau, et +nous ne percevons jamais que par un accident tout ce que contient de +stupidités l’existence d’une personne raisonnable. Nous ne pensons +jamais que ce que nous pensons nous cache ce que nous sommes. J’espère +bien, Monsieur, que nous valons mieux que toutes nos pensées, et que +notre plus grand mérite devant Dieu sera d’avoir essayé de nous arrêter +sur quelque chose de plus solide que les babillages même admirables de +notre esprit avec soi-même. + +D’ailleurs, M. Teste n’a pas besoin de parler pour rendre à l’humilité +et à une simplicité presque animale les personnes qui l’entourent. Son +existence semble infirmer toutes les autres, et même ses manies font +réfléchir. + +Mais n’imaginez pas qu’il soit toujours difficile ni accablant. Si vous +saviez, Monsieur, comme il peut être tout autre!... Certes, il est dur, +parfois; mais en d’autres heures, c’est d’une exquise et surprenante +douceur qu’il se pare, qui semble descendre des cieux. C’est un présent +mystérieux et irrésistible que son sourire, et sa rare tendresse est une +rose d’hiver. Toutefois, il est impossible de prévoir ni sa facilité ni +ses violences. C’est une chose vaine d’en attendre la rigueur ou la +faveur; il déjoue par sa profonde distraction et par l’ordre +impénétrable de ses pensées, tous les calculs ordinaires que font les +humains au caractère de leurs semblables. Mes prévenances, mes +complaisances, mes étourderies, mes petits manquements, je ne sais +jamais ce qu’ils tireront de M. Teste. Mais je vous avoue que rien ne +m’attache plus à lui que cette incertitude de son humeur. Après tout, je +suis bien heureuse de ne point trop le comprendre, de ne point deviner +chaque jour, chaque nuit, chaque moment prochain de mon passage sur la +terre. Mon âme a plus de soif d’être étonnée que de tout autre chose. +L’attente, le risque, un peu de doute, l’exaltent et la vivifient bien +plus que ne le fait la possession du certain. Je crois que cela n’est +pas bien; mais je suis ainsi, malgré les reproches que je m’en fais. Je +me suis confessée plus d’une fois d’avoir pensé que je préférais croire +en Dieu que de le voir dans toute sa gloire, et j’ai été blâmée. Mon +confesseur m’a dit que c’était une bêtise plutôt qu’un péché. + +Pardonnez-moi de vous écrire sur mon pauvre être quand vous ne souhaitez +que d’apprendre quelques nouvelles de celui qui vous intéresse si +vivement. Mais je suis un peu plus que le témoin de sa vie; j’en suis +une pièce et comme un organe, quoique non essentiel. Mari et femme que +nous sommes, nos actions sont composées par le mariage, et nos +nécessités temporelles assez bien ajustées, en dépit de la différence +immense et indéfinissable de nos esprits. Je suis donc obligée de vous +parler incidemment de celle qui vous parle de lui. Peut-être que vous +concevez assez mal quelle est ma condition auprès de M. Teste, et +comment je m’arrange de passer mes jours dans l’intimité d’un homme si +original, de m’en trouver si proche et si éloignée? + +Les dames de mon âge, mes amies véritables ou apparentes, sont fort +étonnées de me voir, qui semble si bien faite pour une existence comme +la leur, et femme assez agréable, point indigne d’un sort compréhensible +et simple, accepter une position qu’elles ne peuvent se figurer le moins +du monde dans la vie d’un tel homme dont la réputation de bizarreries +les choque et les scandalise. Elles ne savent pas que le moindre +adoucissement de mon cher époux est mille fois plus précieux que toutes +les caresses des leurs. Qu’est-ce que leur amour qui se ressemble et se +répète, qui a perdu depuis longtemps tout ce qui tient de la surprise, +de l’inconnu, de l’impossible, tout ce qui fait que les moindres +effleurements sont chargés de sens, de risques et de puissance, que la +substance d’une voix est l’unique aliment de notre âme, et qu’enfin, +toutes les choses sont plus belles, plus significatives,--plus +lumineuses ou plus sinistres,--plus remarquables ou plus vaines,--selon +le seul pressentiment de ce qui se passe dans une personne changeante +qui nous est devenue mystérieusement essentielle? + +Voyez-vous, Monsieur, il faut ne pas se connaître aux délices pour les +désirer séparer de l’anxiété. Si naïve que je sois, je me doute bien de +ce que perdent les voluptés d’être apprivoisées et accommodées aux +habitudes domestiques. Un abandon, une possession qui se répondent, +gagnent infiniment, je pense, à se préparer par l’ignorance même de leur +approche. Cette suprême certitude doit jaillir d’une suprême +incertitude, et se déclarer comme la catastrophe d’un certain drame dont +nous serions bien en peine de retracer la marche et la conduite depuis +le calme jusqu’à l’extrême menace de l’événement... + +Heureusement,--ou non,--je ne suis jamais sûre, quant à moi, des +sentiments de M. Teste; et il m’importe moins de l’être que vous ne +croiriez. Tout étrangement mariée que je suis, je le suis en +connaissance de cause. Je savais bien que les grandes âmes ne se mettent +en ménage que par accident; ou bien, c’est pour se faire une chambre +tiède où ce qu’il peut entrer de femme dans leur système de vie soit +toujours saisissable et toujours enfermé. Le doux éclat d’une épaule +assez pure n’est pas détestable à voir poindre entre deux pensées!... +Les messieurs sont ainsi, même profonds. + +Je ne dis point ceci pour M. Teste. Il est si étrange! En vérité, on ne +peut rien dire de lui qui ne soit inexact dans l’instant même!... Je +crois qu’il a trop de suite dans les idées. Il vous égare à tout coup +dans une trame qu’il est seul à savoir tisser, à rompre, à reprendre. Il +prolonge en soi-même de si fragiles fils qu’ils ne résistent à leur +finesse que par le secours et le concert de toute sa puissance vitale. +Il les étire sur je ne sais quels gouffres personnels, et il s’aventure +sans doute, assez loin du temps ordinaire, dans quelque abîme de +difficultés. Je me demande ce qu’il y devient? Il est clair qu’on n’est +plus soi-même dans ces contraintes. Notre humanité ne peut nous suivre +vers des lumières si écartées. Son âme, sans doute, se fait une plante +singulière dont la racine, et non le feuillage, pousserait, contre +nature, vers la clarté! + +N’est-ce point là se tendre hors du monde?--Trouvera-t-il la vie ou la +mort, à l’extrémité de ses volontés attentives?--Sera-ce Dieu, ou +quelque épouvantable sensation de ne rencontrer, au plus profond de la +pensée, que le pâle rayonnement de sa propre et misérable matière? + +Il faut l’avoir vu dans ces excès d’absence! Alors sa physionomie +s’altère,--s’efface!... Un peu plus de cette absorption, et je suis sûre +qu’il se rendrait invisible. + +Mais, Monsieur, quand il me revient de la profondeur! Il a l’air de me +découvrir comme une terre nouvelle! Je lui apparais inconnue, neuve, +nécessaire. Il me saisit aveuglément dans ses bras, comme si j’étais un +rocher de vie et de présence réelle, où ce grand génie incommunicable se +heurterait, toucherait, tout à coup s’accrocherait, après tant +d’inhumains silences monstrueux! Il retombe sur moi comme si j’étais la +terre même. Il se réveille en moi, il se retrouve en moi, quel bonheur! + +Sa tête est lourde sur ma face, et de toute la force de ses nerfs je +suis la proie. Il a une vigueur et une présence effrayante dans les +mains. Je me sens dans les prises d’un statuaire, d’un médecin, d’un +assassin, sous leurs actions brutales et précises; et je me crois avec +terreur tombée entre les serres d’un aigle intellectuel. Vous dirai-je +toute ma pensée? J’imagine qu’il ne sait pas exactement ce qu’il fait, +ce qu’il pétrit. + +Tout son être qui était concentré sur un certain _lieu_ des frontières +de la conscience, vient de perdre son objet idéal, cet objet qui existe +et qui n’existe pas, car il ne tient qu’à un peu plus ou à un peu moins +de contention. Ce n’était pas trop de toute l’énergie de tout un grand +corps pour soutenir devant l’esprit l’instant de diamant qui est à la +fois l’idée, la Chose, et le seuil et la fin. Eh bien, Monsieur, quand +cet époux extraordinaire me capture et me maîtrise en quelque sorte, et +m’imprime ses forces, j’ai l’impression que je suis substituée à cet +objet de sa volonté qu’il vient de perdre. Je suis comme le jouet d’une +connaissance musculeuse. Je vous le dis comme je puis. La vérité qu’il +attendait a pris ma force et ma résistance vivante; et par une +transposition toute ineffable, ses volontés intérieures passent, se +déchargent dans ses mains dures et déterminées. Ce sont des moments bien +difficiles. Alors, que faire! Je me réfugie dans mon cœur, où je l’aime +comme je veux. + +Quant à ses sentiments à mon égard, quant à l’opinion qu’il peut avoir +de moi-même, ce sont choses que j’ignore, comme j’ignore de lui tout ce +qui ne se voit ni ne s’entend. Je vous ai dit tout à l’heure mes +suppositions; mais je ne sais véritablement en quelles pensées ou +combinaisons il passe tant d’heures. Moi, je me tiens à la surface de la +vie; je m’abandonne au fil des jours. Je me dis que je suis la servante +de l’instant incompréhensible où mon mariage s’est décidé comme de +soi-même. Instant peut-être adorable, peut-être surnaturel? + +Je ne puis pas dire que je sois aimée. Sachez que ce mot d’amour si +incertain dans son sens ordinaire et qui hésite entre bien des images +différentes, ne vaut plus rien du tout s’il s’agit des rapports du cœur +de mon époux avec ma personne. C’est un trésor scellé que sa tête, et je +ne sais s’il a un cœur. Sais-je jamais s’il me distingue; s’il m’aime ou +s’il m’étudie? Ou s’il étudie au moyen de moi? Vous comprendrez que je +n’insiste pas sur ceci. En résumé, je me sens être dans ses mains, entre +ses pensées, comme un objet qui tantôt lui est le plus familier, tantôt +le plus étrange du monde, selon le genre de son regard variable qui s’y +adapte. + +Si j’osais vous communiquer ma fréquente impression, telle que je me la +dis à moi-même, et que je l’ai souvent confiée à M. l’Abbé Mosson, je +vous dirais au figuré que je me sens vivre et me mouvoir dans la cage où +l’esprit supérieur m’enferme,--_par sa seule existence_. Son esprit +contient le mien, comme l’esprit de l’homme fait celui de l’enfant ou +celui du chien. Entendez-moi, Monsieur. Parfois je circule dans notre +maison; je vais, je viens; une idée de chanter me prend et s’élève; je +vole, en dansant de gaieté improvisée et de jeunesse inachevée, d’une +chambre à l’autre. Mais si vive que je bondisse, je ne laisse jamais de +ressentir l’empire de ce puissant absent, qui est là dans quelque +fauteuil, et songe, et fume, et considère sa main, dont il fait jouer +lentement toutes les articulations. Jamais je ne me sens l’âme sans +bornes. Mais environnée, mais enclose. Mon Dieu! Que c’est difficile à +expliquer! Je ne veux point dire _captive_. Je suis libre, mais je suis +classée. + +Ce que nous avons de plus nôtre, de plus précieux est obscur à +nous-mêmes, vous le savez bien. Il me semble que je perdrais l’être, si +je me connaissais tout entière. Eh bien, je suis transparente pour +quelqu’un, je suis vue et prévue, telle quelle, sans mystère, sans +ombres, sans recours possible à mon propre inconnu,--à ma propre +ignorance de moi-même! + +Je suis une mouche qui s’agite et vivote dans l’univers d’un regard +inébranlable; et tantôt vue, tantôt non vue, mais jamais hors de vue. Je +sais à toute minute que j’existe dans une attention toujours plus vaste +et plus générale que toute ma vigilance, toujours plus prompte que mes +soudaines et plus promptes idées. Mes plus grands mouvements de l’âme +lui sont de petits événements insignifiants. Et cependant j’ai mon +infini... que je sens. Je ne puis pas ne pas reconnaître qu’il est +contenu dans le sien, et je ne puis pas consentir qu’il le soit. C’est +une chose inexprimable, Monsieur, que je puisse penser et agir +absolument comme je veux, sans jamais, _jamais_, pouvoir rien penser ni +vouloir qui soit imprévu, qui soit important, qui soit inédit pour M. +Teste!... Je vous assure qu’une sensation si constante et si étrange +donne des idées bien profondes... je puis dire que ma vie me présente à +toute heure un modèle sensible de l’existence de l’homme dans la divine +pensée. J’ai l’expérience personnelle d’être dans la sphère d’un être +comme toutes âmes sont dans l’Être. + +Mais hélas! cette même sensation d’une présence à laquelle on ne peut se +soustraire et d’une si intime divination, n’est pas sans m’induire +quelquefois en de viles pensées. Je suis tentée. Je me dis que cet homme +est peut-être réprouvé, que je m’expose grandement dans son voisinage, +et que je vis sous les feuilles d’un mauvais arbre... Mais je m’aperçois +presque aussitôt que ces réflexions spécieuses dissimulent elles-mêmes +le péril contre quoi elles me conseillent de me mettre en garde. Je +devine dans leurs replis une suggestion bien habile de rêver à une autre +vie plus délicieuse, à d’autres hommes... Et je me fais horreur. Je +reviens sur mon sort; je sens qu’il est ce qu’il doit être; je me dis +que je _veux_ mon sort, que je le choisis de nouveau à chaque instant; +j’entends intérieurement la voix si nette et si profonde de M. Teste qui +m’appelle... Mais si vous saviez de quels noms! + +Il n’y a pas de femme au monde nommée comme moi. Vous savez quels noms +ridicules échangent les amants: quelles appellations de chiens et de +perruches sont les fruits naturels des intimités charnelles. Les paroles +du cœur sont enfantines. Les voix de la chair sont élémentaires. M. +Teste, d’ailleurs, pense que l’amour consiste _à pouvoir être bêtes +ensemble_,--toute licence de niaiserie et de bestialité. Aussi +m’appelle-t-il à sa façon. Il me désigne presque toujours selon ce qu’il +veut de moi. A soi seul, le nom qu’il me donne me fait entendre d’un mot +ce à quoi je m’attende, ou ce qu’il faut que je fasse. Quand ce n’est +rien de particulier qu’il désire, il me dit: _Être_, ou _Chose_. Et +parfois il m’appelle _Oasis_, ce qui me plaît. + +Mais il ne me dit jamais que je suis bête,--ce qui me touche bien +profondément. + +M. l’abbé qui a une grande et charitable curiosité de mon mari, et une +sorte de pitoyable sympathie pour un esprit si séparé, me dit +franchement que M. Teste lui inspire des sentiments bien difficiles à +accorder entre eux. Il me disait l’autre jour: _Les visages de Monsieur +votre mari sont innombrables!_ + +Il le trouve «un monstre d’isolement et de connaissance singulière», et +il l’explique, quoique à regret, par un orgueil de ces orgueils qui vous +retranchent des vivants, et non seulement des actuels vivants, mais des +vivants éternels;--un orgueil qui serait tout abominable et quasi +satanique, si cet orgueil n’était, dans cette âme trop exercée, +tellement âprement tourné contre soi-même, et ne se connaissait si +exactement, que le mal, peut-être, en était comme énervé dans son +principe. + + «_Il s’abstrait affreusement du bien_, me dit l’abbé, _mais il + s’abstrait heureusement du mal... Il y a en lui je ne sais quelle + effrayante _pureté_, quel détachement, quelle force et quelle lumière + incontestables. Je n’ai jamais observé une telle absence de troubles + et de doutes dans une intelligence très profondément travaillée. Il + est terriblement tranquille! On ne peut lui attribuer aucun malaise de + l’âme, aucunes ombres intérieures,--et rien, d’ailleurs, qui dérive + des instincts de crainte ou de convoitise... Mais rien qui s’oriente + vers la Charité._ + + «_C’est une île déserte que son cœur... Toute l’étendue, toute + l’énergie de son esprit l’environnent et le défendent; ses profondeurs + l’isolent et le gardent contre la vérité. Il se flatte qu’il y est + bien seul... Patience, chère dame. Peut-être, certain jour, + trouvera-t-il quelque empreinte sur le sable... Quelle heureuse et + sainte terreur, quelle épouvante salutaire, quand il connaîtra, à ce + pur vestige de la grâce, que son île est mystérieusement habitée!..._» + +Alors j’ai dit à M. l’abbé que mon mari me faisait penser bien souvent à +un _mystique sans Dieu_... + + --«_Quelle lueur!_ a dit l’abbé,--_quelles lueurs, les femmes + quelquefois tirent des simplicités de leurs impressions et des + incertitudes de leur langage!..._» + +Mais aussitôt, et à soi-même, il répliqua: + + --«_Mystique sans Dieu!... Lumineux non-sens!... Voilà qui est bientôt + dit!... Fausse clarté... Un mystique sans Dieu, Madame, mais il n’est + point de mouvement concevable qui n’ait sa direction et son sens, et + qui n’aille enfin quelque part!... Mystique sans Dieu!... Pourquoi pas + un Hippogriffe, un Centaure!_ + + --_Pourquoi pas un Sphinx, Monsieur l’abbé?_» + +Il est d’ailleurs chrétiennement reconnaissant à M. Teste de la liberté +qui m’est laissée de suivre ma foi et de me livrer à mes dévotions. J’ai +toute licence d’aimer Dieu et de le servir, et je me puis partager très +heureusement entre mon Seigneur et mon cher époux. M. Teste quelquefois +me demande de lui parler de mon oraison, de lui expliquer aussi +exactement que je le puisse, comment je m’y mets, comment je m’y +applique et m’y soutiens; et il désire de savoir si je m’y abîme aussi +véritablement que je le crois. Mais à peine j’ai commencé de chercher +mes mots dans mon souvenir, il me devance, il s’interroge soi-même, et +se mettant prodigieusement à ma place, il me dit sur ma propre prière de +telles choses, il m’en donne de telles précisions qu’elles l’éclairent, +la rejoignent en quelque sorte dans son altitude secrète,--et qu’il m’en +communique la disposition et le désir!... Il y a dans son langage je ne +sais quelle puissance de faire voir et entendre ce que l’on a de plus +caché... Et cependant, ce sont des propos humains que les siens, rien +qu’humains; ce ne sont que les formes très intimes de la foi +reconstituées par artifice, et articulées à merveille par un esprit +incomparable d’audace et de profondeur! On dirait qu’il a froidement +exploré l’âme fervente... Mais il manque affreusement à cette +recomposition de mon cœur brûlant et de sa foi, son essence qui est +_espérance_... Il n’y a pas un grain d’espérance dans toute la substance +de M. Teste; et c’est pourquoi je trouve un certain malaise dans cet +exercice de son pouvoir. + + * * * * * + +Je n’ai plus grand’chose à vous dire aujourd’hui. Je ne m’excuse pas +d’avoir écrit si longuement, puisque vous me l’avez demandé et que vous +vous dites d’une avidité insatiable de tous les faits et gestes de votre +ami. Il faut en finir cependant. Voici l’heure de la promenade +quotidienne. Je vais mettre mon chapeau. Nous irons doucement par les +ruelles fort pierreuses et tortueuses de cette vieille ville que vous +connaissez un peu. Nous allons, à la fin, où vous aimeriez d’aller si +vous étiez ici, à cet antique jardin où tous les gens à pensées, à +soucis et à monologues descendent vers le soir, comme l’eau va à la +rivière, et se retrouvent nécessairement. Ce sont des savants, des +amants, des vieillards, des désabusés et des prêtres; tous les _absents_ +possibles, et de tous les genres. On dirait qu’ils recherchent leurs +éloignements mutuels. Ils doivent aimer de se voir sans se connaître, et +leurs amertumes séparées sont accoutumées à se rencontrer. L’un traîne +sa maladie, l’autre est pressé par son angoisse; ce sont des ombres qui +se fuient; mais il n’y a pas d’autre lieu pour y fuir les autres que +celui-ci, où la même idée de la solitude attire invinciblement chacun de +tous ces êtres absorbés. Nous serons tout à l’heure dans cet endroit +digne des morts. C’est une ruine botanique. Nous y serons un peu avant +le crépuscule. Voyez-nous, marchant à petits pas, livrés au soleil, aux +cyprès, aux cris d’oiseau. Le vent est froid au soleil, le ciel trop +beau parfois me serre le cœur. La cathédrale cachée sonne. Il y a, +par-ci, par-là, des bassins ronds et surhaussés qui me viennent à la +ceinture. Ils sont pleins jusqu’à la margelle d’une eau noire et +impénétrable, sur laquelle sont appliquées les énormes feuilles du +Nymphéa Nelumbo; et les gouttes qui s’aventurent sur ces feuilles +roulent et brillent comme du mercure. M. Teste se laisse distraire par +ces grosses gouttes vivantes, ou bien il se déplace lentement entre les +«planches» à étiquettes vertes, où les spécimens du règne végétal sont +plus ou moins cultivés. Il jouit de cet ordre assez ridicule et se +complaît à épeler les noms baroques: + + _Antirrhinum Siculum + Solanum Warscewiezii!!!_ + +Et ce _Sisymbriifolium_, quel patois!... Et les _Vulgare_, et les +_Asper_, et les _Palustris_, et les _Sinuata_, et les _Flexuosum_, et +les _Prœaltum_!!! + +--_C’est un jardin d’épithètes_, dit-il l’autre jour, _jardin +dictionnaire et cimetière..._ + +Et après un temps, il se dit: «_Doctement mourir... Transiit +classificando._» + +Recevez, Monsieur et Ami, tous nos remerciements, et nos bons souvenirs. + +Émilie Teste. + + + + +EXTRAITS DU LOG-BOOK DE MONSIEUR TESTE + + +_Une prière de M. Teste_: Seigneur, j’étais dans le néant, infiniment +nul et tranquille. J’ai été dérangé de cet état pour être jeté dans le +carnaval étrange... et fus par vos soins doué de tout ce qu’il faut pour +pâtir, jouir, comprendre et me tromper; mais ces dons inégaux. + +Je vous considère comme le maître de ce noir que je regarde quand je +pense, et sur lequel s’inscrira la dernière pensée. + +Donnez, ô Noir,--donnez la suprême pensée... + +Mais toute pensée généralement quelconque peut être «suprême pensée». + +S’il en était autrement, s’il en fût une _suprême en soi_ et _par soi_, +nous pourrions la trouver par réflexion ou par hasard; et étant trouvée, +devrions mourir. Ce serait pouvoir mourir d’une certaine pensée, +seulement parce qu’elle n’a point de suivante. + +Je confesse que j’ai fait une idole de mon esprit, mais je n’en ai pas +trouvé d’autre. Je l’ai traitée par des offrandes, par des injures. Non +comme chose mienne. Mais... + + * + + * * + +Analogie du mot de de Maistre sur la conscience d’un honnête homme! Je +ne sais pas ce qu’est la conscience d’un sot, mais celle d’un homme +d’esprit est pleine de sottises. + + * + + * * + +Je ne sais pas telle chose; je ne puis pas saisir telle chose, mais je +_sais_ Portius qui la possède. Je possède mon Portius, que je manœuvre +en tant qu’homme et qui contient ce que je ne sais pas. + + * + + * * + +Il y a des personnages qui sentent que leurs sens les séparent du réel, +de l’être. Ce sens en eux _infecte_ leurs autres sens. + +Ce que je vois m’aveugle. Ce que j’entends m’assourdit. Ce en quoi je +sais, cela me rend ignorant. J’ignore en tant et pour autant que je +sais. Cette illumination devant moi est un bandeau et recouvre ou une +nuit ou une lumière plus... Plus quoi? Ici le cercle se ferme, de cet +étrange renversement: la connaissance, comme un nuage sur l’être; le +monde brillant, comme taie et opacité. + +Otez toute chose que j’y voie. + + * + + * * + +Cher Monsieur, vous êtes parfaitement «dénué d’intérêt».--Mais pas votre +squelette--ni votre foie, ni lui-même votre cerveau.--Et ni votre air +bête et ni ces yeux tard venus--et toutes vos idées.--Que ne puis-je +seulement connaître le mécanisme d’un sot! + + * + + * * + +Je ne suis pas fait pour les romans ni pour les drames. Leurs grandes +scènes, colères, passions, moments tragiques, loin de m’exalter me +parviennent comme de misérables éclats, des états rudimentaires où +toutes les bêtises se lâchent, où l’être se simplifie jusqu’à la +sottise; et il se noie au lieu de nager dans les circonstances de l’eau. + + * + + * * + +Je ne lis pas dans le journal ce drame sonore, cet événement qui fait +palpiter tout cœur. Où me conduiraient-ils, sinon rien qu’au seuil même +de ces problèmes abstraits où je suis déjà tout entier situé? + + * + + * * + +Je suis rapide ou rien.--Inquiet, explorateur effréné. Parfois je me +reconnais à une vue particulièrement personnelle et capable de +généralisation. + +Ces vues tuent les autres vues qui ne peuvent être portées au +général--soit défaut de puissance chez le voyant, soit par autre cause? + +Il en résulte un individu ordonné selon les puissances de ses pensées. + + * + + * * + +Homme toujours debout sur le cap Pensée, à s’écarquiller les yeux sur +les limites ou des choses, ou de la vue... + +Il est impossible de recevoir la «vérité» de soi-même. Quand on la sent +se former (c’est une impression), on forme du même coup un _autre soi +inaccoutumé_... dont on est fier,--dont on est jaloux... (C’est un +comble de politique interne.) + +Entre Moi clair et Moi trouble; entre Moi juste et Moi coupable, il y a +de vieilles haines et de vieux arrangements, de vieux renoncements et de +vieilles supplications. + + * + + * * + +_Sorte de prière particulière_: + +«Je remercie cette injustice, cet affront qui m’a réveillé, et dont la +vive sensation m’a jeté loin de sa cause ridicule, me donnant aussi la +force et le goût de ma pensée tellement qu’enfin mes travaux ont eu le +bénéfice de ma colère; la recherche de mes lois a profité de +l’incident.» + + * + + * * + +Pourquoi j’aime ce que j’aime? Pourquoi je hais ce que je hais? + +Qui n’aurait le désir de renverser la table de ses désirs et de ses +dégoûts? De changer le sens de ses mouvements instinctifs? + +Comment se peut-il que je sois à la fois comme une aiguille aimantée et +comme un corps indifférent?... + +Je contiens un être moindre auquel il me faut obéir sous une peine +inconnue, qui est mort. + +Aimer, haïr sont au-dessous. + +Aimer, haïr--_paraissent_ à moi des hasards. + + * + + * * + +C’est ce que je porte d’inconnu à moi-même qui me fait moi. + +C’est ce que j’ai d’inhabile, d’incertain qui est bien moi-même. + +Ma faiblesse, ma fragilité... + +Les lacunes sont ma base de départ. Mon impuissance est mon origine. + +Ma force sort de vous. Mon mouvement va de ma faiblesse à ma force. + +Mon dénuement réel engendre une richesse imaginaire; et je suis cette +symétrie; je suis l’acte qui annule mes désirs. + +Il y a en moi quelque faculté plus ou moins exercée, de considérer,--et +même de devoir considérer--mes goûts et mes dégoûts comme purement +accidentels. + +Si j’en savais plus, peut-être verrais-je une nécessité--au lieu de ce +hasard.--Mais voir cette nécessité, cela est encore distinct... Ce qui +me contraint n’est pas moi. + + * + + * * + +Soumets-toi tout entier à ton meilleur moment, à ton plus grand +souvenir. + +C’est lui qu’il faut reconnaître comme roi du temps, + +Le plus grand souvenir, + +L’état où doit te reconduire toute discipline. + +Lui qui te donne de te mépriser, ainsi que de te préférer justement. + +Tout par rapport à Lui, qui installe dans ton développement une mesure, +des degrés. + +Et s’il est dû à quelque autre que toi--nie-le et sache-le. + +Centre de ressort, de mépris, de pureté. + +Je m’immole intérieurement à ce que je voudrais être! + + * + + * * + +L’idée, le principe, l’éclair, le premier moment du premier état, le +saut, le bond hors de la suite... A d’autres, préparations et +exécutions. Jette là le filet. Voici le lieu de la mer où vous +trouverez. Adieu. + + * + + * * + +... Vieux désir (te revoilà périodique souffleur) de tout reconstruire +en matériaux purs: rien que d’éléments définis, rien que de relations +nettes, rien que de contacts et de contours dessinés, rien que de formes +conquises, et pas de vague. + + * + + * * + +Méditations sur son ascendance, sa descendance. + +Étrangeté de ces échos de l’UN. + +Quoi, ce bloc moi trouve des parties hors de lui!... + +... Cette manière de regarder qui me contient tout entier, qui présage, +prépare dans un certain sourire toute mon explicite pensée,--cette tenue +de la _Chose_ entre le pli du coin gauche de ma bouche et les pressions +des paupières et les torsions des moteurs de l’œil - cet acte essentiel +de moi, cette définition, cette condition singulière - existe sur cet +autre visage, sur ce visage de quelque mort, sur celui-ci déjà, encore +sur cet autre - en divers âges, époques - Eh! je le sais bien - ces +exemplaires n’ont pas éprouvé les mêmes choses; bien diverses leurs +expériences et leurs sciences... mais - n’importe! - _Ils ne se trompent +pas entre eux._ - Ils se devinent. + +Admirable parenté mathématique des hommes - Que dire de cette forêt de +relations et de correspondances? (Nous n’avons pas même la moitié des +mots que les Romains avaient pour en parler.) Quels mélanges et quelles +diffusions! + + +ENSEMBLE + +Autrui, ma caricature, mon modèle, les deux. + +Autrui que j’immole justement dans le silence; que je brûle sous le nez +de mon--âme! + +Et Moi! que je déchire, et que je nourris de sa propre substance +toujours re-mâ-chée, seul aliment pour qu’il s’accroisse! + + * + + * * + +Autrui que j’aime faible; que fort, j’adore et bois;--je te préfère +intelligent et passif... à moins que, rareté, et jusqu’à ce que, +peut-être - un autre _Même_ paraisse - une réponse précise... + +En attendant, qu’importe le reste! + + * + + * * + +Je sens infiniment le pouvoir, le vouloir, parce que je sens infiniment +l’informe et le hasard qui les baigne, les tolère, et tend à reprendre +sa fatale liberté, sa figure indifférente, son niveau d’égale chance. + + * + + * * + +En quoi cet après-midi, cette fausse lumière, cet aujourd’hui, ces +incidents connus, ces papiers, ce tout quelconque se distingue-t-il d’un +autre tout, d’un _avant-hier_? Les sens ne sont pas assez subtils pour +voir que des changements ont eu lieu. Je sais bien que ce n’est le même +jour, mais je ne fais que le savoir. + +Pas assez subtils, mes sens, pour défaire cette œuvre si fine ou si +profonde qui est le passé; pas assez subtils pour que je distingue que +ce lieu ou ce mur ne sont pas identiques, peut-être, à ce qu’ils étaient +l’autre jour. + + +POÈME + +(_traduit du langage Self_) + + J’allais peut-être vous aimer, + O mon Esprit! + Mais je m’avise + Que je vous aimais tant, déjà! + J’allais peut-être vous aimer, + O mon Esprit! + Mais je m’avise, ô mon Esprit, + Que je t’aimais déjà d’une tout autre sorte! + Tu te fais souvenir non d’autres, mais de toi, + Et tu deviens toujours plus semblable à nul autre. + Plus autrement le même, et plus même que moi. + O Mien--mais qui n’es pas encor tout à fait Moi! + + +SI LE MOI POUVAIT PARLER + +Quelle injure qu’un compliment!--On ose me louer! Ne suis-je pas au delà +de toute qualification? Voilà ce que dirait un Moi, si lui-même +_osait_!-- + +Et si le Moi pouvait parler (Refrain). + + +LE RICHE D’ESPRIT + +Cet homme avait en soi de telles possessions, de telles perspectives; il +était fait de tant d’années de lectures, de réfutations, de méditations, +de combinaisons internes, d’observations; de telles ramifications, que +ses réponses étaient difficiles à prévoir; qu’il ignorait lui-même à +quoi il aboutirait, quel aspect le frapperait enfin, quel sentiment +prévaudrait en lui, quels crochets et quelle simplification inattendue +se feraient, quel désir naîtrait, quelle riposte, quels éclairages. + +Peut-être était-il parvenu à cet étrange état de ne pouvoir regarder sa +propre décision ou réponse intérieure, que sous l’aspect d’un expédient, +sachant bien que le développement de son attention serait infini et que +l’_idée_ d’en _finir_ n’a plus aucun sens, dans un esprit qui se connaît +assez. Il était au degré de _civilisation intérieure_ où la conscience +ne souffre plus d’opinions qu’elle ne les accompagne de leur cortège de +modalités, et qu’elle ne se repose (si c’est là se reposer) que dans le +sentiment de ses prodiges, de ses exercices, de ses substitutions, de +ses précisions innombrables. + +... Dans sa tête où derrière les yeux fermés se passaient des rotations +curieuses,--des changements si variés, si libres, et pourtant si +limités,--des lumières comme celles que ferait une lampe portée par +quelqu’un qui visiterait une maison dont on verrait les fenêtres dans la +nuit, comme des fêtes éloignées, des foires de nuit, mais qui pourraient +se changer en gares et en sauvageries si l’on pouvait en approcher--ou +en effrayants malheurs,--ou en vérités et révélations... + +C’était comme le sanctuaire et le lupanar des possibilités. + +L’habitude de méditation faisait vivre cet esprit au milieu--au +moyen--d’états rares; dans une supposition perpétuelle d’expériences +purement idéales; dans l’usage continuel des conditions-limites et des +phases critiques de la pensée... + +Comme si les raréfactions extrêmes, les vides inconnus, les températures +hypothétiques, les pressions et les charges monstrueuses avaient été ses +ressources naturelles--et que rien ne pût être pensé en lui qu’il ne le +soumît par cela seul au traitement le plus énergique et ne recherchât +tout le domaine de son existence. + + * + + * * + +Ce goût, et parfois ce talent de la _transcendance_,--j’entends par là +une incohérence _réelle_, plus vraie que toute cohérence proposée, avec +le sentiment d’être ce qui passe _immédiatement_ d’une chose à l’autre, +de traverser en quelque manière les plus divers ordres--ordres de +grandeur... points de vue, accommodations étrangères... Et ces brusques +retours à soi, coupant quoi que ce soit; et ces vues bifides, ces +attentions tripodes, ces contacts dans un autre monde de choses séparées +dans _le leur_... C’est moi. + + * + + * * + +Méprise tes pensées, comme d’elles-mêmes elles passent.--Et +repassent!... + + * + + * * + +LE JEU PERSONNEL. + +_Règle du jeu._ + +La partie est gagnée si l’on se trouve digne de son approbation. + +Si la partie gagnée l’a été par calcul, avec volonté, suite et +lucidité,--le gain est le plus grand possible. + + +L’HOMME DE VERRE + +«Si droite est ma vision, si pure ma sensation, si maladroitement +complète ma connaissance, et si déliée, si nette ma représentation, et +ma science si achevée que je me pénètre depuis l’extrémité du monde +jusqu’à ma parole silencieuse; et de l’informe _chose_ qu’on désire se +levant, le long de fibres connues et de centres ordonnés, je me _suis_, +je me réponds, je me reflète et me répercute, je frémis à l’infini des +miroirs--je suis de verre.» + + * + + * * + +Ma solitude--qui n’est que le manque depuis beaucoup d’années, d’_amis_ +longuement, profondément vus; de conversations étroites, dialogues sans +préambules, sans finesses que les plus rares, elle me coûte cher.--Ce +n’est pas vivre que vivre sans objections, sans cette résistance +vivante, cette proie, cette autre personne, adversaire, reste individué +du monde, obstacle et ombre du moi--autre moi--intelligence rivale, +irrépressible--ennemi le meilleur ami, hostilité divine, +fatale,--intime. + +Divine, car supposé un dieu qui vous imprègne, pénètre, infiniment +domine, infiniment devine--sa joie d’être combattu par sa créature qui +essaie imperceptiblement d’être, se sépare... La dévorer et qu’elle +renaisse; et une joie commune et un agrandissement. + +Si nous savions, nous ne parlerions pas--nous ne penserions pas, nous ne +nous parlerions pas. + +La connaissance est comme étrangère à l’être même.--Lui s’ignore, +s’interroge, se fait répondre... + + * + + * * + +De quoi j’ai souffert le plus? Peut-être de l’habitude de développer +toute ma pensée--d’aller jusqu’au bout en moi. + + * + + * * + +Je méprise vos idées pour les considérer en toute clarté et presque +comme l’ornement futile des miennes; et je les vois comme on voit en +pleine eau pure, dans un vase de verre, trois ou quatre poissons rouges +faire, en circulant, des découvertes toujours naïves et toujours les +mêmes. + + * + + * * + +Je ne suis pas bête parce que toutes les fois que je me trouve bête, je +me nie--je me tue. + + * + + * * + +Dégoûté d’avoir raison, de faire ce qui réussit, de l’efficacité des +procédés, essayer autre chose. + + + + +TABLE + + + Préface 9 + La soirée avec M. Teste 21 + Lettre d’un ami 55 + Lettre de Madame Émilie Teste 83 + Extraits du log-book de Monsieur Teste 115 + + + + +Paris.--Imprimerie Chantenay. 6-6-1929 + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75440 *** diff --git a/75440-h/75440-h.htm b/75440-h/75440-h.htm new file mode 100644 index 0000000..3861091 --- /dev/null +++ b/75440-h/75440-h.htm @@ -0,0 +1,2989 @@ +<!DOCTYPE html> +<html lang="fr"> +<head> + <meta charset="UTF-8"> + <title>Monsieur Teste | Project Gutenberg</title> + <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover"> + <style> + +p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; + margin: .3em 0;} +p.noindent { text-indent: 0; } + +h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } +h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } + +div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; + margin: 1em 0; } +.cc { text-align: center; text-indent: 0; } + +.large { font-size: 130%; } +.small { font-size: 90%; } +.xsmall { font-size: 80%; } +small { font-size: 80%; letter-spacing: .05em; } + +.b { font-weight: bold; } +.i { font-style: italic; } +.i i, i em { font-style: normal; } + +.sc { font-variant: small-caps; } + +div.flex { display: flex; justify-content: center; } +.poetry { text-align: left; margin: 1em 0 1em 5%; } +.verse { padding-left: 4em; text-indent: -4em; } +.i2 { text-indent: -2em; } + +blockquote.epi { margin: 1em 0 1em 40%; font-size: 90%; } + +.narrow { margin: 1em 15% 1em 15%; } +.ind { margin: 1em 0 1em 10%; } +.sign { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; } +p.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; } + +hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } +.asterism { text-align: center; margin: 1em 0; line-height: .6em; font-size: 90%; } + +sup { font-size: smaller; vertical-align: 20%; } + +li { list-style: none; text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; } + +div.flex { display: flex; justify-content: center; } +table { margin: 1em auto; } +td { vertical-align: top; } +td.c div { text-align: center; } +td.r div { text-align: right; } +td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; text-align: left; } +td.bot { vertical-align: bottom; padding-left: 1em; } + +a { text-decoration: none; } + +.fnanchor { font-size: 80%; vertical-align: 0.35em; padding: 0 .15em; + text-decoration: none; font-style: normal; +} +.footnote { margin: 1em 0 1em 30%; font-size: 90%; } +.footnote .label { } + +div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } +.break, .chapter { margin-top: 4em; } + +img { max-width: 100%; } +img.w15 { max-width: 15em; } + +@media screen { + body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } + img { max-height: 700px; } +} + +.x-ebookmaker .break, .x-ebookmaker .chapter { page-break-before: always; } +.top2em { padding-top: 2em; } +.top4em { padding-top: 4em; } +.nobreak { page-break-before: avoid; } + + </style> +</head> +<body> +<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75440 ***</div> +<div class="x-ebookmaker-drop c"><img src="images/cover.jpg" alt=""></div> +<div class="x-ebookmaker-drop break"></div> +<p class="c top2em"><span class="large">PAUL VALÉRY</span><br> +<span class="xsmall">DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE</span></p> + +<h1>MONSIEUR TESTE</h1> + +<p class="c gap"><img src="images/illu.jpg" class="w15" alt=""></p> + +<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br> +<span class="b">Librairie Gallimard</span><br> +<span class="small">ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE</span><br> +3, rue de Grenelle (<small>VI</small><sup>e</sup>)</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top2em">ŒUVRES DU MÊME AUTEUR</p> + +<p class="c large">AUX ÉDITIONS DE LA<br> +NOUVELLE REVUE FRANÇAISE</p> + + +<p class="drap"><span class="sc">La Jeune Parque</span> (<i>épuisé</i>).<br> + id. deuxième édition dans la collection +<i>Une œuvre un portrait</i>, avec un portrait par Picasso +(<i>épuisé</i>).</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Odes</span>, avec des ornements de Paul Vera (<i>épuisé</i>).</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Le Serpent</span>, avec des ornements gravés sur bois par Paul +Vera (<i>épuisé</i>).</p> + +<p class="drap"><span class="sc">La Soirée avec M. Teste</span> (épuisé).<br> + id. deuxième édition dans la collection +Une œuvre un portrait, avec un portrait de +M. Teste, par B. Naudin (<i>épuisé</i>).</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Charmes</span>, avec des ornements typographiques dans le style +du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle (<i>épuisé</i>).</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Eupalinos</span> ou l’Architecte, suivi de <span class="sc">L’Ame et la Danse</span>.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Variété</span>.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Une Conquête méthodique</span> (collection <i>Une œuvre un portrait</i>, +avec un portrait de Paul Valéry gravé sur bois +par G. Aubert, d’après un croquis de l’auteur),</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Vers et Prose</span>, édition ornée d’aquarelles de Pierre +Laprade.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Cahier B 1910</span>.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Monsieur Teste</span>, 1 vol. in-16 Jésus.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">La Jeune Parque</span>, 1 vol. in-16 Jésus.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Album de Vers anciens</span>, 1 vol. in-16 Jésus.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Discours de réception à l’Académie française</span>.</p> + +<p class="drap"><span class="sc">Lettre sur Mallarmé</span>, adressée à Jean Royère.</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="narrow noindent top4em"><span class="xsmall">LA PRÉSENTE ÉDITION A ÉTÉ TIRÉE A TROIS CENTS +QUARANTE-SEPT EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE +VAN GELDER SOUS COUVERTURE SPÉCIALE</span>, +<span class="xsmall">DONT TROIS CENTS NUMÉROTÉS DE</span> 1 <span class="xsmall">A</span> 300 +<span class="xsmall">ET QUARANTE-SEPT EXEMPLAIRES HORS COMMERCE +DE I A XLVII</span>.</p> + + +<p class="c gap">EXEMPLAIRE N<sup>o</sup></p> + + +<p class="cc gap"><span class="xsmall">TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION<br> +RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE.<br> +<span lang="en" xml:lang="en">COPYRIGHT BY</span> LIBRAIRIE GALLIMARD</span> 1929.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c0">PRÉFACE</h2> + + +<p class="i">Ce personnage de fantaisie dont je +devins l’auteur au temps d’une jeunesse +à demi littéraire, à demi sauvage ou… +intérieure, a vécu, semble-t-il, depuis cette +époque effacée, d’une certaine <i>vie</i>, — que +ses réticences plus que ses aveux ont +induit quelques lecteurs à lui prêter<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Cette préface a été écrite pour la +deuxième traduction en anglais de la <i>Soirée +avec M. Teste</i>.</p> +</div> +<p class="i">Teste fut engendré, — dans une chambre +où Auguste Comte a passé ses +premières années, — pendant une ère +d’ivresse de ma volonté et parmi d’étranges +excès de conscience de soi.</p> + +<p class="i">J’étais affecté du mal aigu de la précision. +Je tendais à l’extrême du désir +insensé de comprendre, et je cherchais +en moi les points critiques de ma faculté +d’attention.</p> + +<p class="i">Je faisais donc ce que je pouvais pour +augmenter un peu les durées de quelques +pensées. Tout ce qui m’était facile m’était +indifférent et presque ennemi. La sensation +de l’effort me semblait devoir être +recherchée, et je ne prisais pas les heureux +résultats qui ne sont que les fruits naturels +de nos vertus natives. C’est dire que +les résultats en général, — et par conséquence, +les <i>œuvres</i>, — m’importaient +beaucoup moins que l’énergie de l’ouvrier, — substance +des choses qu’il espère. +Ceci prouve que la théologie se retrouve +un peu partout.</p> + +<p class="i">Je suspectais la littérature, et jusqu’aux +travaux assez précis de la poésie. L’acte +d’écrire demande toujours un certain +« sacrifice de l’intellect ». On sait bien, +par exemple, que les conditions de la +lecture littéraire sont incompatibles avec +une précision excessive du langage. L’intellect +volontiers exigerait du langage +commun des perfections et des puretés qui +ne sont pas en sa puissance. Mais rares +sont les lecteurs qui ne prennent leur +plaisir que l’esprit tendu. Nous ne gagnons +les attentions qu’à la faveur de quelque +amusement ; et cette espèce d’attention +est passive.</p> + +<p class="i">Il me semblait indigne, d’ailleurs, de +partager mon ambition entre le souci d’un +effet à produire sur les autres, et la passion +de me connaître et reconnaître tel que +j’étais, sans omissions, sans simulations, +ni complaisances.</p> + +<p class="i">Je rejetais non seulement les Lettres, +mais encore la Philosophie presque tout +entière, parmi les Choses Vagues et les +Choses Impures auxquelles je me refusais +de tout mon cœur. Les objets traditionnels +de la spéculation m’excitaient si malaisément +que je m’étonnais des philosophes +ou de moi-même. Je n’avais pas compris +que les problèmes les plus relevés ne s’imposent +guère, et qu’ils empruntent beaucoup +de leur prestige et de leurs attraits +à certaines <i>conventions</i> qu’il faut connaître +et recevoir pour entrer chez les +philosophes. La jeunesse est un temps +pendant lequel les conventions sont, et +doivent être, mal comprises : ou aveuglément +combattues, ou aveuglément obéies. +On ne peut pas concevoir, dans les commencements +de la vie réfléchie, que seules +les décisions arbitraires permettent à +l’homme de fonder quoi que ce soit : +langage, sociétés, connaissances, œuvres +de l’art. Quant à moi, je le concevais si +mal que je m’étais fait une règle de tenir +secrètement pour nulles ou méprisables +toutes les opinions et coutumes d’esprit +qui naissent de la vie en commun et de +nos relations extérieures avec les autres +hommes, et qui s’évanouissent dans la +solitude volontaire. Et même je ne pouvais +songer qu’avec dégoût à toutes les idées +et à tous les sentiments qui ne sont +engendrés ou remués dans l’homme que +par ses maux et par ses craintes, ses +espoirs et ses terreurs ; et non librement +par ses pures observations sur les choses +et en soi-même.</p> + +<p class="i">J’essayais donc de me réduire à mes +propriétés <i>réelles</i>. J’avais peu de confiance +dans mes moyens, et je trouvais +en moi sans nulle peine tout ce qu’il +fallait pour me haïr ; mais j’étais fort +de mon désir infini de netteté, de mon +mépris des convictions et des idoles, de +mon dégoût de la facilité et de mon sentiment +de mes limites. Je m’étais fait une +île intérieure que je perdais mon temps à +reconnaître et à fortifier…</p> + +<hr> + + +<p class="i">M. Teste est né quelque jour d’un +souvenir récent de ces états.</p> + +<p class="i">C’est en quoi il me ressemble d’aussi +près qu’un enfant semé par quelqu’un +dans un moment de profonde altération +de son être, ressemble à ce père hors de +soi-même.</p> + +<p class="i">Il arrive, peut-être, que l’on abandonne +de temps à autre à la vie la créature +exceptionnelle d’un moment exceptionnel. +Il n’est pas impossible, après tout, que +la singularité de certains hommes, leurs +valeurs d’écart, bonnes ou mauvaises, +soient dues quelquefois à l’état instantané +de leurs générateurs. Il se peut que +l’instable ainsi se transmette et se donne +quelque carrière. N’est-ce point là, d’ailleurs, +dans l’ordre de l’esprit, la fonction +de nos œuvres, l’acte du talent, +l’objet même du travail, et en somme, +l’essence du bizarre instinct de faire +survivre à soi ce que l’on obtient de plus +rare ?</p> + +<p class="i">Revenant à M. Teste, et observant que +l’existence d’un type de cette espèce ne +pourrait se prolonger dans le réel pendant +plus de quelques quarts d’heure, je +dis que le problème de cette existence et +de sa durée suffit à lui donner une sorte +de vie. Ce problème est un germe. Un +germe vit ; mais il en est qui ne sauraient +se développer. Ceux-ci essayent de vivre, +forment des monstres, et les monstres +meurent. En vérité, nous ne les connaissons +qu’à cette <i>propriété remarquable</i> +de ne pouvoir durer. <i>Anormaux</i> sont les +êtres qui ont un peu moins d’avenir que +les <i>normaux</i>. Ils sont semblables à bien +des pensées qui contiennent des contradictions +cachées. Elles se produisent à +l’esprit, paraissent justes et fécondes, +mais leurs conséquences les ruinent, et +leur présence bientôt leur est funeste.</p> + +<p class="i">— Qui sait si la plupart de ces pensées +prodigieuses sur lesquelles tant de grands +hommes, et une infinité de petits, ont +pâli depuis des siècles, ne sont point des +monstres psychologiques, — des <i>Idées +Monstres</i>, — enfantés par l’exercice naïf +de nos facultés interrogeantes que nous +appliquons un peu partout, — sans +nous aviser que nous ne devons raisonnablement +questionner que ce qui peut +véritablement nous répondre ?</p> + +<p class="i">Mais les monstres de chair rapidement +périssent. Toutefois ils ont existé quelque +peu. Rien de plus instructif que de méditer +sur leur destin.</p> + +<p class="i">Pourquoi M. Teste est-il impossible ? — C’est +son <i>âme</i> que cette question. <i>Elle +vous change en M. Teste.</i> Car il n’est +point autre que le démon même de la +possibilité. Le souci de l’ensemble de ce +qu’il peut le domine. Il s’observe, il +manœuvre, il ne veut pas se laisser +manœuvrer. Il ne connaît que deux +valeurs, deux catégories, qui sont celles de +la conscience réduite à ses actes : <i>le possible +et l’impossible</i>. Dans cette étrange +cervelle, où la philosophie a peu de crédit, +où le langage est toujours en accusation, +il n’est guère de pensée qui ne s’accompagne +du sentiment qu’elle est provisoire ; +il ne subsiste guère que l’attente +et l’exécution d’opérations définies. Sa +vie intense et brève se dépense à surveiller +le mécanisme par lequel les relations +du connu et de l’inconnu sont instituées +et organisées. Même, elle applique ses +puissances obscures et transcendantes à +feindre obstinément les propriétés d’un +système isolé où l’infini ne figure point.</p> + +<hr> + + +<p class="i">Donner quelque idée d’un tel monstre, +en peindre les dehors et les mœurs ; +esquisser du moins un Hippogriffe, une +Chimère de la mythologie intellectuelle, +exige, — et donc excuse, — l’emploi, +sinon la création, d’un langage forcé, +parfois énergiquement abstrait. Il y faut +également de la familiarité et jusqu’à +quelques traces de cette vulgarité ou trivialité +que nous nous permettons avec +nous-mêmes. Nous ne gardons pas de +ménagements avec celui qui est en nous.</p> + +<p class="i">Le texte assujetti à ces conditions très +particulières n’est certainement pas d’une +lecture trop aisée dans l’original. Davantage +doit-il présenter à qui veut le transporter +dans une langue étrangère des +difficultés presque insurmontables…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c1">LA SOIRÉE +AVEC MONSIEUR TESTE</h2> + +<blockquote class="epi"> +<p><i lang="la" xml:lang="la">Vita Cartesii res est +simplicissima…</i></p> + +</blockquote> + +<p>La bêtise n’est pas mon fort. J’ai vu +beaucoup d’individus, j’ai visité quelques +nations, j’ai pris ma part d’entreprises +diverses sans les aimer, j’ai mangé +presque tous les jours, j’ai touché à +des femmes. Je revois maintenant quelques +centaines de visages, deux ou trois +grands spectacles, et peut-être la substance +de vingt livres. Je n’ai pas retenu +le meilleur ni le pire de ces choses : est +resté ce qui l’a pu.</p> + +<p>Cette arithmétique m’épargne de +m’étonner de vieillir. Je pourrais aussi +faire le compte des moments victorieux +de mon esprit, et les imaginer unis et +soudés, composant une vie <i>heureuse</i>… +Mais je crois m’être toujours bien jugé. +Je me suis rarement perdu de vue ; +je me suis détesté, je me suis adoré ; — puis, +nous avons vieilli ensemble.</p> + +<p>Souvent, j’ai supposé que tout était +fini pour moi, et je me terminais de +toutes mes forces, anxieux d’épuiser, +d’éclairer quelque situation douloureuse. +Cela m’a fait connaître que nous apprécions +notre propre pensée beaucoup +trop d’après l’<i>expression</i> de celle des +autres ! Dès lors, les milliards de mots +qui ont bourdonné à mes oreilles, m’ont +rarement ébranlé par ce qu’on voulait +leur faire dire ; et tous ceux que j’ai +moi-même prononcés à autrui, je les +ai sentis se distinguer toujours de +ma pensée, — car ils devenaient <i>invariables</i>.</p> + +<p>Si j’avais décidé comme la plupart +des hommes, non seulement je me serais +cru leur supérieur, mais je l’aurais +paru. Je me suis préféré. Ce qu’ils +nomment un être supérieur est un être +qui s’est trompé. Pour s’étonner de lui, +il faut le voir, — et pour être vu il +faut qu’il se montre. Et il me montre +que la niaise manie de son nom le possède. +Ainsi, chaque grand homme est +taché d’une erreur. Chaque esprit qu’on +trouve puissant, commence par la faute +qui le fait connaître. En échange du +pourboire public, il donne le temps +qu’il faut pour se rendre perceptible, +l’énergie dissipée à se transmettre et à +préparer la satisfaction étrangère. Il va +jusqu’à comparer les jeux informes de la +gloire, à la joie de se sentir unique — grande +volupté particulière.</p> + +<hr> + + +<p>J’ai rêvé alors que les têtes les plus +fortes, les inventeurs les plus sagaces, les +connaisseurs le plus exactement de la +pensée devaient être des inconnus, des +avares, des hommes qui meurent sans +avouer. Leur existence m’était révélée +par celle même des individus éclatants, +un peu moins <i>solides</i>.</p> + +<p>L’induction était si facile que j’en +voyais la formation à chaque instant. +Il suffisait d’imaginer les grands hommes +ordinaires, purs de leur première erreur, +ou de s’appuyer sur cette erreur même +pour concevoir un degré de conscience +plus élevé, un sentiment de la liberté +d’esprit moins grossier. Une opération +aussi simple me livrait des étendues +curieuses, comme si j’étais descendu dans +la mer. Perdus dans l’éclat des découvertes +publiées, mais à côté des inventions +méconnues que le commerce, la +peur, l’ennui, la misère commettent +chaque jour, je croyais distinguer des +chefs-d’œuvre intérieurs. Je m’amusais +à éteindre l’histoire connue sous les +annales de l’anonymat.</p> + +<p>C’étaient, invisibles dans leurs vies +limpides, des solitaires qui savaient +avant tout le monde. Ils me semblaient +doubler, tripler, multiplier dans l’obscurité +chaque personne célèbre, — eux, +avec le dédain de livrer leurs chances +et leurs résultats particuliers. Ils auraient +refusé, à mon sentiment, de se considérer +comme autre chose que des +choses…</p> + +<p>Ces idées me venaient pendant +l’octobre de 93, dans les instants de +loisir où la pensée se joue seulement à +exister.</p> + +<p>Je commençais de n’y plus songer, +quand je fis la connaissance de M. Teste. +(Je pense maintenant aux traces qu’un +homme laisse dans le petit espace où +il se meut chaque jour.) Avant de me +lier avec M. Teste, j’étais attiré par ses +allures particulières. J’ai étudié ses +yeux, ses vêtements, ses moindres +paroles sourdes au garçon du café où je +le voyais. Je me demandais s’il se sentait +observé. Je détournais vivement +mon regard du sien, pour surprendre +le sien me suivre. Je prenais les journaux +qu’il venait de lire, je recommençais +mentalement les sobres gestes qui lui +échappaient ; je notais que personne +ne faisait attention à lui.</p> + +<p>Je n’avais plus rien de ce genre à +apprendre, lorsque nous entrâmes en +relation. Je ne l’ai jamais vu que la +nuit. Une fois dans une sorte de b…; +souvent au théâtre. On m’a dit qu’il +vivait de médiocres opérations hebdomadaires +à la Bourse. Il prenait ses +repas dans un petit restaurant de la rue +Vivienne. Là, il mangeait comme on se +purge, avec le même entrain. Parfois, +il s’accordait ailleurs un repas lent et +fin.</p> + +<p>M. Teste avait peut-être quarante +ans. Sa parole était extraordinairement +rapide, et sa voix sourde. Tout s’effaçait +en lui, les yeux, les mains. Il +avait pourtant les épaules militaires, et +le pas d’une régularité qui étonnait. +Quand il parlait, il ne levait jamais +un bras ni un doigt : il avait <i>tué la +marionnette</i>. Il ne souriait pas, ne disait +ni bonjour ni bonsoir ; il semblait +ne pas entendre le « Comment allez-vous ? »</p> + +<p>Sa mémoire me donna beaucoup à +penser. Les traits par lesquels j’en pouvais +juger, me firent imaginer une +gymnastique intellectuelle sans exemple. +Ce n’était pas chez lui une faculté excessive, — c’était +une faculté éduquée ou +transformée. Voici ses propres paroles : +« Il y a vingt ans que je n’ai plus de +livres. J’ai brûlé mes papiers aussi. +Je rature le vif… Je retiens ce que +je veux. Mais le difficile n’est pas là. +<i>Il est de retenir ce dont je voudrai +demain !</i>… J’ai cherché un crible machinal… »</p> + +<hr> + + +<p>A force d’y penser, j’ai fini par croire +que M. Teste était arrivé à découvrir +des lois de l’esprit que nous ignorons. +Sûrement, il avait dû consacrer des +années à cette recherche : plus sûrement, +des années encore, et beaucoup d’autres +années avaient été disposées pour mûrir +ses inventions et pour en faire ses instincts. +Trouver n’est rien. Le difficile +est de s’ajouter ce qu’on trouve.</p> + +<p>L’art délicat de la durée, le temps, sa +distribution et son régime, — sa dépense +à des choses bien choisies, pour les +nourrir spécialement, — était une des +grandes recherches de M. Teste. Il +veillait à la répétition de certaines +idées ; il les arrosait de nombre. Ceci +lui servait à rendre finalement machinale +l’application de ses études conscientes. +Il cherchait même à résumer +ce travail. Il disait souvent : « <i lang="la" xml:lang="la">Maturare !…</i> »</p> + +<p>Certainement sa mémoire singulière +devait presque uniquement lui retenir +cette partie de nos impressions que +notre imagination toute seule est impuissante +à construire. Si nous imaginons +un voyage en ballon, nous pouvons +avec sagacité, avec puissance, <i>produire</i> +beaucoup de sensations probables d’un +aéronaute ; mais il restera toujours +quelque chose d’individuel à l’ascension +réelle, dont la différence avec notre +rêverie exprime la valeur des méthodes +d’un Edmond Teste.</p> + +<p>Cet homme avait connu de bonne +heure l’importance de ce qu’on pourrait +nommer la <i>plasticité</i> humaine. Il en avait +cherché les limites et le mécanisme. +Combien il avait dû rêver à sa propre +malléabilité !</p> + +<p>J’entrevoyais des sentiments qui me +faisaient frémir, une terrible obstination +dans des expériences enivrantes. Il était +l’être absorbé dans sa variation, celui +qui devient son système, celui qui se +livre tout entier à la discipline effrayante +de l’esprit libre, et qui fait tuer ses joies +par ses joies, la plus faible par la plus +forte, — la plus douce, la temporelle, +celle de l’instant et de l’heure +commencée, par la fondamentale — par +l’espoir de la fondamentale.</p> + +<p>Et je sentais qu’il était le maître de +sa pensée : j’écris là cette absurdité. +L’expression d’un sentiment est toujours +absurde.</p> + +<p>M. Teste n’avait pas d’opinions. Je +crois qu’il se passionnait à son gré, et +pour atteindre un but défini. Qu’avait-il +fait de sa personnalité ? Comment se +voyait-il ?… Jamais il ne riait, jamais +un air de malheur sur son visage. Il +haïssait la mélancolie.</p> + +<p>Il parlait, et on se sentait dans son +idée, confondu avec les choses : on se +sentait reculé, mêlé aux maisons, aux +grandeurs de l’espace, au coloris remué +de la rue, aux coins… Et les paroles le +plus adroitement touchantes, — celles +même qui font leur auteur plus près de +nous qu’aucun autre homme, celles +qui font croire que le mur éternel entre +les esprits tombe, — pouvaient venir +à lui… Il savait admirablement qu’elles +auraient ému <i>tout autre</i>. Il parlait, et +sans pouvoir préciser les motifs ni l’étendue +de la proscription, on constatait +qu’un grand nombre de mots étaient +bannis de son discours. Ceux dont il +se servait, étaient parfois si curieusement +tenus par sa voix ou éclairés par +sa phrase que leur poids était altéré, +leur valeur nouvelle. Parfois, ils perdaient +tout leur sens, ils paraissaient +remplir uniquement une place vide +dont le terme destinataire était douteux +encore ou imprévu par la langue. Je +l’ai entendu désigner un objet matériel +par un groupe de mots abstraits et de +noms propres.</p> + +<p>A ce qu’il disait, il n’y avait rien à +répondre. Il tuait l’assentiment poli. +On prolongeait les conversations par +des bonds qui ne l’étonnaient pas.</p> + +<p>Si cet homme avait changé l’objet +de ses méditations fermées, s’il eût +tourné contre le monde la puissance +régulière de son esprit, rien ne lui eût +résisté. Je regrette d’en parler comme +on parle de ceux dont on fait les statues. +Je sens bien qu’entre le « génie » et +lui, il y a une quantité de faiblesse. +Lui, si véritable ! si neuf ! si pur de +toute duperie et de toutes merveilles, +si dur ! Mon propre enthousiasme me +le gâte…</p> + +<p>Comment ne pas en ressentir pour +celui qui ne disait jamais rien de +<i>vague</i> ? pour celui qui déclarait avec +calme : « Je n’apprécie en toutes choses +que la <i>facilité</i> ou la <i>difficulté</i> de les +connaître, de les accomplir. Je mets un +soin extrême à mesurer ces degrés, et à +ne pas m’attacher… Et que m’importe +ce que je sais fort bien ? »</p> + +<p>Comment ne pas s’abandonner à un +être dont l’esprit paraissait transformer +pour soi seul tout ce qui est, et qui +<i>opérait</i> tout ce qui lui était proposé ? +Je devinais cet esprit maniant et mêlant, +faisant varier, mettant en communication, +et dans l’étendue du champ de +sa connaissance, pouvant couper et +dévier, éclairer, glacer ceci, chauffer +cela, noyer, exhausser, nommer ce qui +manque de nom, oublier ce qu’il voulait, +endormir ou colorer ceci et cela…</p> + +<p>Je simplifie grossièrement des propriétés +impénétrables. Je n’ose pas dire +tout ce que mon objet me dit. La logique +m’arrête. Mais, en moi-même, toutes +les fois que se pose le problème de Teste, +apparaissent de curieuses formations.</p> + +<p>Il y a des jours où je le retrouve très +nettement. Il se représente à mon souvenir, +à côté de moi. Je respire la fumée +de nos cigares, je l’entends, je me +<i>méfie</i>. Parfois, la lecture d’un journal +me fait me heurter à sa pensée, quand +un événement maintenant la justifie. +Et je tente encore quelques-unes de ces +expériences illusoires qui me délectaient +à l’époque de nos soirées. C’est-à-dire +que je me le figure faisant ce que je ne +lui ai pas vu faire. Que devient M. Teste +souffrant ? — Amoureux, comment raisonne-t-il ? — Peut-il +être triste ? — De +quoi aurait-il peur ? — Qu’est-ce qui +le ferait trembler ? — … Je cherchais. +Je maintenais entière l’image de +l’homme rigoureux, je tâchais de la +faire répondre à mes questions… Elle +s’altérait.</p> + +<p>Il aime, il souffre, il s’ennuie. Tout le +monde s’imite. Mais, au soupir, au gémissement +élémentaire, je veux qu’il mêle +les règles et les figures de tout son esprit.</p> + +<hr> + + +<p>Ce soir, il y a précisément deux ans +et trois mois que j’étais avec lui au +théâtre, dans une loge prêtée. J’y ai +songé tout aujourd’hui.</p> + +<p>Je le revois debout avec la colonne +d’or de l’Opéra, ensemble.</p> + +<p>Il ne regardait que la salle. Il aspirait +la grande bouffée brûlante, au bord du +trou. Il était rouge.</p> + +<p>Une immense fille de cuivre nous +séparait d’un groupe murmurant au +delà de l’éblouissement. Au fond de +la vapeur, brillait un morceau nu de +femme, doux comme un caillou. Beaucoup +d’éventails indépendants vivaient +sur le monde sombre et clair, écumant +jusqu’aux feux du haut. Mon regard +épelait mille petites figures, tombait +sur une tête triste, courait sur des bras, +sur les gens, et enfin se brûlait.</p> + +<p>Chacun était à sa place, libre d’un +petit mouvement. Je goûtais le système +de classification, la simplicité presque +théorique de l’assemblée, l’ordre social. +J’avais la sensation délicieuse que tout +ce qui respirait dans ce cube, allait +suivre ses lois, flamber de rires par +grands cercles, s’émouvoir par plaques, +ressentir par <i>masses</i> des choses <i>intimes</i>, — <i>uniques</i>, — des +remuements secrets, +s’élever à l’inavouable ! J’errais sur +ces étages d’hommes, de ligne en ligne, +par orbites, avec la fantaisie de joindre +idéalement entre eux tous ceux ayant +la même maladie, ou la même théorie, +ou le même vice… Une musique nous +touchait tous, abondait, puis devenait +toute petite.</p> + +<p>Elle disparut. M. Teste murmurait : +« On n’est <i>beau</i>, on n’est extraordinaire +que pour les autres ! <i>Ils</i> sont mangés +par les autres ! »</p> + +<p>Le dernier mot sortit du silence que +faisait l’orchestre. Teste respira.</p> + +<p>Sa face enflammée où soufflaient la +chaleur et la couleur, ses larges épaules, +son être noir mordoré par les lumières, +la forme de tout son bloc vêtu, étayé par +la grosse colonne, me reprirent. Il ne +perdait pas un atome de tout ce qui devenait +sensible, à chaque instant, dans +cette grandeur rouge et or.</p> + +<p>Je regardai ce crâne qui faisait connaissance +avec les angles du chapiteau, +cette main droite qui se rafraîchissait +aux dorures et, dans l’ombre de pourpre, +les grands pieds. Des lointains de +la salle, ses yeux vinrent vers moi ; +sa bouche dit : « La discipline n’est +pas mauvaise… C’est un petit commencement… »</p> + +<p>Je ne savais répondre. Il dit de sa +voix basse et vite : « Qu’ils jouissent +et obéissent ! »</p> + +<p>Il fixa longuement un jeune homme +placé en face de nous, puis une dame, +puis tout un groupe dans les galeries +supérieures, — qui débordait du balcon +par cinq ou six visages brûlants, — et +puis tout le monde, tout le théâtre, +plein comme les cieux, ardent, fasciné +par la scène que nous ne voyions pas. +La stupidité de tous les autres nous +révélait qu’il se passait n’importe quoi +de sublime. Nous regardions se mourir +le jour que faisaient toutes les figures +dans la salle. Et quand il fut très bas, +quand la lumière ne rayonna plus, il +ne resta que la vaste phosphorescence +de ces mille figures. J’éprouvais que +ce crépuscule faisait tous ces êtres +passifs. Leur attention et l’obscurité +croissantes formaient un équilibre continu. +J’étais moi-même attentif <i>forcément</i>, — à +toute cette attention.</p> + +<p>M. Teste dit : « Le suprême <i>les</i> simplifie. +Je parie qu’ils pensent tous, de +plus en plus, <i>vers</i> la même chose. Ils +seront égaux devant la crise ou limite +commune. Du reste, la loi n’est pas si +simple… puisqu’elle me néglige, — et — je +suis ici. »</p> + +<p>Il ajouta : « L’éclairage les tient. »</p> + +<p>Je dis en riant : « Vous aussi ? »</p> + +<p>Il répondit : « Vous aussi. »</p> + +<p>— « Quel dramaturge vous feriez ! +lui dis-je, vous semblez surveiller quelque +expérience créée aux confins de +toutes les sciences ! Je voudrais voir +un théâtre inspiré de vos méditations… »</p> + +<p>Il dit : « Personne ne médite. »</p> + +<p>L’applaudissement et la lumière complète +nous chassèrent. Nous circulâmes, +nous descendîmes. Les passants semblaient +en liberté. M. Teste se plaignit +légèrement de la fraîcheur de minuit. +Il fit allusion à d’anciennes douleurs.</p> + +<p>Nous marchions, et il lui échappait +des phrases presque incohérentes. Malgré +mes efforts, je ne suivais ses paroles +qu’à grand’peine, me bornant enfin à +les retenir. L’incohérence d’un discours +dépend de celui qui l’écoute. L’esprit +me paraît ainsi fait qu’il ne peut être +incohérent pour soi-même. Aussi me +suis-je gardé de classer Teste parmi les +fous. D’ailleurs, j’apercevais vaguement +le lien de ses idées, je n’y remarquais +aucune contradiction ; — et puis, +j’aurais redouté une solution trop +simple.</p> + +<p>Nous allions dans les rues adoucies +par la nuit, nous tournions à des angles, +dans le vide, trouvant d’instinct notre +voie, — plus large, plus étroite, plus +large. Son pas militaire se soumettait +le mien…</p> + +<hr> + + +<p>« Pourtant, <i>répondis-je</i>, comment +se soustraire à une musique si puissante ! +Et pourquoi ? J’y trouve une ivresse +particulière, dois-je la dédaigner ? J’y +trouve l’illusion d’un travail immense, +qui, tout à coup me deviendrait possible… +Elle me donne des <i>sensations +abstraites</i>, des figures délicieuses de +tout ce que j’aime, — du changement, +du mouvement, du mélange, du flux, +de la transformation… Nierez-vous qu’il +y ait des choses anesthésiques ? Des +arbres qui saoulent, des hommes qui +donnent de la force, des filles qui paralysent, +des ciels qui coupent la parole ?</p> + +<p>M. Teste reprit assez haut :</p> + +<p>— « Eh ! Monsieur ! que m’importe +le « talent » de vos arbres — et des +autres !… Je suis chez <span class="xsmall">MOI</span>, je parle ma +langue, je hais les choses extraordinaires. +C’est le besoin des esprits faibles. Croyez-moi +à la lettre : le génie est <i>facile</i>, la +fortune est <i>facile</i>, la <i>divinité</i> est <i>facile</i>… +Je veux dire simplement — que je sais +comment cela se conçoit. C’est <i>facile</i>.</p> + +<p>« Autrefois, — il y a bien vingt +ans, — toute chose au-dessus de l’ordinaire +accomplie par un autre homme, +m’était une défaite personnelle. Dans le +passé, je ne voyais qu’idées volées à +moi ! Quelle bêtise !… Dire que notre +propre image ne nous est pas indifférente ! +Dans les combats imaginaires, +nous la traitons <i>trop bien</i> ou <i>trop mal</i> !… »</p> + +<p>Il toussa. Il se dit : « Que peut +un homme ?… Que peut un homme !… » +Il me dit : « Vous connaissez un homme +sachant qu’il ne sait ce qu’il dit ! »</p> + +<p>Nous étions à sa porte. Il me pria de +venir fumer un cigare chez lui.</p> + +<hr> + + +<p>Au haut de la maison, nous entrâmes +dans un très petit appartement « garni ». +Je ne vis pas un livre. Rien n’indiquait +le travail traditionnel devant une table, +sous une lampe, au milieu de papiers +et de plumes. Dans la chambre verdâtre +qui sentait la menthe, il n’y avait +autour de la bougie que le morne +mobilier abstrait, — le lit, la pendule, +l’armoire à glace, deux fauteuils — comme +des êtres de raison. Sur la cheminée, +quelques journaux, une douzaine +de cartes de visite couvertes de chiffres, +et un flacon pharmaceutique. Je n’ai +jamais eu plus fortement l’impression +du <i>quelconque</i>. C’était le logis quelconque, +analogue au point quelconque des +théorèmes, — et peut-être aussi utile. +Mon hôte existait dans l’intérieur le +plus général. Je songeai aux heures +qu’il faisait dans ce fauteuil. J’eus +peur de l’infinie tristesse possible dans +ce lieu pur et banal. J’ai vécu dans de +telles chambres, je n’ai jamais pu les +croire définitives, sans horreur.</p> + +<p>M. Teste parla de l’argent. Je ne sais +pas reproduire son éloquence spéciale : +elle me semblait moins précise que +d’ordinaire. La fatigue, le silence qui se +fortifiait avec l’heure, les cigares amers, +l’abandon nocturne semblaient l’atteindre. +J’entends sa voix baissée et ralentie +qui faisait danser la flamme de l’unique +bougie brûlant entre nous, à mesure +qu’il citait de très grands nombres, +avec lassitude. Huit cent dix millions +soixante quinze mille cinq cent cinquante… +J’écoutais cette musique inouïe +sans suivre le calcul. Il me communiquait +le tremblement de la Bourse, et +les longues suites de noms de nombres +me prenaient comme une poésie. Il +rapprochait les événements, les phénomènes +industriels, le goût public et +les passions, les chiffres encore, les uns +des autres. Il disait : « L’or est comme +l’esprit de la société. »</p> + +<p>Tout à coup, il se tut. Il souffrit.</p> + +<p>J’examinai de nouveau la chambre +froide, la nullité du meuble, pour ne +pas le regarder. Il prit sa fiole et but. +Je me levai pour partir.</p> + +<p>— « Restez encore, dit-il, vous ne +vous ennuyez pas. Je vais me mettre +au lit. Dans peu d’instants, je dormirai. +Vous prendrez la bougie pour descendre. »</p> + +<p>Il se dévêtit tranquillement. Son +corps sec se baigna dans les draps et +fit le mort. Ensuite il se tourna, et +s’enfonça davantage dans le lit trop +court.</p> + +<p>Il me dit en souriant : « Je fais la +planche. Je flotte !… Je sens un roulis +imperceptible dessous, — un mouvement +immense ? Je dors une heure ou +deux tout au plus, moi qui adore la +navigation de la nuit. Souvent je ne +distingue plus ma pensée d’avant le +sommeil. Je ne sais pas si j’ai dormi. +Autrefois, en m’assoupissant, je pensais +à tous ceux qui m’avaient fait plaisir, +figures, choses, minutes. Je les faisais +venir pour que la pensée fût aussi +douce que possible, facile comme le +lit… Je suis vieux. Je puis vous montrer +que je me sens vieux… Rappelez-vous ! — Quand +on est enfant on se <i>découvre</i>, +on découvre lentement l’espace de son +corps, on exprime la particularité de +son corps par une série d’efforts, je +suppose ? On se tord et on se trouve ou +on se retrouve, et on s’étonne ! on +touche son talon, on saisit son pied +droit avec sa main gauche, on obtient +le pied froid dans la paume chaude !… +Maintenant, je me sais par cœur. Le +cœur aussi. Bah ! toute la terre est +marquée, tous les pavillons couvrent +tous les territoires… Reste mon lit. +J’aime ce courant de sommeil et de +linge : ce linge qui se tend et se plisse, +ou se froisse, — qui descend sur moi +comme du sable, quand je fais le mort, — qui +se caille autour de moi dans le +sommeil… C’est de la mécanique bien +complexe. Dans le sens de la trame ou +de la chaîne, une déformation très +petite… Ah ! »</p> + +<p>Il souffrit.</p> + +<p>« Mais qu’avez-vous ? lui dis-je, je +puis…</p> + +<p>— J’ai, dit-il,… pas grand’chose. J’ai… +un dixième de seconde qui se montre… +Attendez… Il y a des instants où mon +corps s’illumine… C’est très curieux. +J’y vois tout à coup en moi… je distingue +les profondeurs des couches de ma +chair ; et je sens des zones de douleur, +des anneaux, des pôles, des aigrettes +de douleur. Voyez-vous ces figures +vives ? cette géométrie de ma souffrance ? +Il y a de ces éclairs qui ressemblent +tout à fait à des idées. Ils font +comprendre, — d’ici, jusque-là… Et +pourtant ils me laissent <i>incertain</i>. Incertain +n’est pas le mot… Quand <i>cela</i> va +venir, je trouve en moi quelque chose +de confus ou de diffus. Il se fait dans +mon être des endroits… brumeux, il y +a des étendues qui font leur apparition. +Alors, je prends dans ma mémoire une +question, un problème quelconque… Je +m’y enfonce. Je compte des grains de +sable… et, tant que je les vois… — Ma +douleur grossissante me force à l’observer. +J’y pense ! — Je n’attends que +mon cri,… et dès que je l’ai entendu — l’<i>objet</i>, +le terrible <i>objet</i>, devenant +plus petit, et encore plus petit, se dérobe +à ma vue intérieure…</p> + +<p>« Que peut un homme ? Je combats +tout, — hors la souffrance de mon corps, +au delà d’une certaine grandeur. C’est +là, pourtant, que je devrais commencer. +Car, souffrir, c’est donner à quelque +chose une attention suprême, et je suis +un peu l’homme de l’attention… Sachez +que j’avais prévu la maladie future. +J’avais songé avec précision à ce dont +tout le monde est sûr. Je crois que cette +vue sur une portion évidente de l’avenir, +devrait faire partie de l’éducation. +Oui, j’avais prévu ce qui commence +maintenant. C’était, alors, une idée +comme les autres. Ainsi, j’ai pu la +suivre. »</p> + +<p>Il devint calme.</p> + +<p>Il se plia sur le côté, baissa les yeux ; +et, au bout d’une minute, parlait de +nouveau. Il commençait à se perdre. +Sa voix n’était qu’un murmure dans +l’oreiller. Sa main rougissante dormait +déjà.</p> + +<p>Il disait encore : « Je pense, et cela +ne gêne rien. Je suis seul. Que la solitude +est confortable ! Rien de doux ne +me pèse… La même rêverie ici, que dans +la cabine du navire, la même au café +Lambert… Les bras d’une Berthe, s’ils +prennent de l’importance, je suis volé, — comme +par la douleur… Celui qui +me parle, s’il ne prouve pas, — c’est +un ennemi. J’aime mieux l’éclat du +moindre fait qui se produit. Je suis +étant, et me voyant ; me voyant me +voir, et ainsi de suite… Pensons de +tout près. Bah ! on s’endort sur n’importe +quel sujet… Le sommeil continue +n’importe quelle idée… »</p> + +<p>Il ronflait doucement. Un peu plus +doucement, je pris la bougie, je sortis +à pas de loup.</p> + +<p class="sign">1895</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c2">LETTRE D’UN AMI</h2> + + +<p class="c large">NOTE DE L’ÉDITEUR</p> + +<p>Quelques bons esprits ayant admis, quoique +sans preuves matérielles, que la lettre ci-contre +avait été adressée à M. Teste par un +écrivain de ses amis, on a cru la devoir +joindre à ce recueil qui pouvait se passer +d’elle, comme elle de lui.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p>Mon ami, me voici loin de vous. Nous +nous parlions, et je vous écris. C’est, +<i>si l’on veut</i>, une chose bien étrange.</p> + +<p>Vous allez voir que je suis dans une +disposition à m’émerveiller.</p> + +<p>Le retour même à ce Paris, après +une assez longue absence, m’est apparu +sous quelque espèce métaphysique. — Je +ne parle pas seulement du retour +matériel, noir sacrifice d’une nuit au +vacarme et aux saccades. Le corps +inerte et vivant s’abandonne aux corps +morts et mouvants qui le transportent. +Le rapide a une idée fixe qui est la Ville. +On est le captif de son idéal, le jouet +de sa fureur monotone. Il faut subir +des millions de coups frappés à la +cantonnade, et ces rythmes et ces +ruptures de rythmes, ces battements +et gémissements mécaniques, — tout +le tapage forcené de je ne sais quelle +fabrique de vitesse. On est ivre de +fantômes qui tournent, de visions versées +au néant, de lumières arrachées. +Le métal que forge la marche dans +l’ombre fait rêver que le Temps personnel +et brutal attaque et désagrège +la dure et profonde distance. Surexcité, +accablé de sévices, le cerveau, de soi-même, +et sans qu’il le sache, engendre +nécessairement toute une littérature +moderne…</p> + +<p>Parfois la sensation se fait stationnaire. +L’ensemble des cahots ne mène +à rien. Le total du déplacement se +compose d’une infinité de redites ; +chaque instant vient convaincre l’autre +que l’on n’arrivera jamais.</p> + +<p>Peut-être l’éternité et l’enfer sont-ils +les naïves expressions de quelque voyage +inévitable ?</p> + +<p>A force, toutefois, de tant d’agitation +de nos os et de nos idées dans les ténèbres, +le soleil et Paris sortent enfin du +jeu.</p> + +<p>Mais l’être de l’esprit, — <i>le petit +homme qui est dans l’homme</i>, — (et +qui est toujours supposé dans la grossière +imagination que nous nous faisons +de la connaissance), opère de son +côté son changement de présence. Il +ne circule point comme la conscience, +dans une fantasmagorie de visions et +un tumulte de phénomènes. Il voyage +selon sa nature, et <i>dans sa nature même</i>. +Je m’estimerais beaucoup si je savais +me représenter son opération. Si je +savais vous la décrire, cette estime pour +moi grandirait en moi à l’infini. Mais +il n’en est pas question…</p> + +<p>Je me figure donc, comme je puis, +que le sentiment du changement de +notre séjour s’accompagne dans quelque +substance inconnue, et qui nous +est essentielle, d’un travail de détachement +et de renouement subtils. C’est une +classification profonde qui se transforme. +A peine le départ résolu, et bien avant +que le corps ne s’y mette, l’idée seule +que tout va changer autour de nous +intime à notre système caché une modification +mystérieuse. De sentir que +l’on s’en va, toutes choses encore tangibles +en perdent presque aussitôt leur +existence prochaine. Elles sont comme +frappées dans les puissances de leur +présence, dont quelques-unes s’évanouissent. +Hier encore, vous étiez près +de moi, et il y avait en moi une secrète +personne déjà toute disposée à ne plus +vous voir de longtemps. Je ne vous +trouvais plus dans le temps rapproché, +et cependant je vous tenais la main. +Vous m’étiez coloré d’absence, et comme +condamné à ne point avoir d’avenir +imminent. Je vous regardais de près, +je vous voyais au loin. Vos mêmes +regards ne contenaient plus de durée. +Il me semblait qu’il y eût entre vous et +moi <i>deux distances</i>, l’une encore insensible, +l’autre immense déjà ; et je ne +savais pas quelle il fallait prendre pour +la plus réelle des deux…</p> + +<p>J’ai observé, pendant le trajet, s’altérer +les attentes de mon âme. Certains +ressorts se détendent, d’autres se roidissent. +Nos prévisions inconscientes, +nos étonnements éventuels échangent +leurs positions profondes. Si je vous +rencontrais demain, ce me serait une +grande surprise…</p> + +<p>Tout à coup je me sentis à Paris, +quelques heures avant que d’y être. +Je reprenais sensiblement mes esprits +parisiens qui s’étaient un peu dissipés +dans mes voyages. Ils s’étaient réduits +à des souvenirs ; ils redevenaient maintenant +des valeurs vivantes et des +sources que l’on doit utiliser à chaque +instant.</p> + +<p>Quel démon que celui de l’analogie +abstraite ! — Vous savez comme il +me tourmente quelquefois ! — Il me +soufflait de comparer cette altération +indéfinissable qui se passait en moi, +à un changement assez brusque de +certaines <i>probabilités</i> mentales. Telle +réponse, tel mouvement, telle action +de notre visage, qui sont à Paris les +effets instantanés de nos impressions, +ne nous sont plus si naturels quand +nous sommes retirés à la campagne, +ou plongés dans un milieu suffisamment +écarté. Le spontané n’est plus le même. +Nous ne sommes prêts à répondre qu’à +ce qui est <i>probablement voisin</i>.</p> + +<p>On en tirerait de curieuses conséquences. +Un physicien hardi, qui ferait +entrer les vivants, et même les cœurs, +dans ses desseins, se risquerait peut-être +à définir un éloignement par une +certaine distribution intérieure…</p> + +<p>J’ai grande peur, mon vieil ami, que +nous ne soyons faits de bien des choses +qui nous ignorent. Et c’est en quoi nous +nous ignorons. S’il y en a une infinité, +toute méditation est vaine…</p> + +<p>Je me sentais donc ressaisir par un +autre système de vie, et je connaissais +mon retour comme une sorte de rêve +de ce monde où je revenais. Une ville +où la vie verbale est plus puissante, +plus diverse, plus active et capricieuse +qu’en toute autre, se préparait en moi +par l’idée d’une confusion étincelante. +Le dur murmure du train prêtait à +ma distraction imagée l’accompagnement +de la rumeur d’une ruche.</p> + +<p>Il me semblait que nous avancions +vers un nuage de propos. Mille gloires +en évolution, mille titres d’ouvrages +par seconde paraissaient, périssaient +indistinctement dans cette nébuleuse +grandissante. Je ne savais pas si +je voyais ou si j’entendais cette agitation +insensée. Il y avait des écritures +qui criaient, des paroles qui étaient +des hommes, et des hommes qui étaient +des noms… Point de lieu sur la terre, +pensai-je, où le langage ait plus de +fréquence, plus de résonances, moins +de réserve, qu’en ce Paris où la littérature, +et la science, et les arts, et la politique +d’un grand pays sont jalousement +concentrés. Les Français ont amassé +toutes leurs idées dans une enceinte. +Nous y vivons dans notre feu.</p> + +<p>Dire ; redire ; contredire ; prédire ; +médire… Tous ces verbes ensemble +me résumaient le bourdonnement du +paradis de la parole.</p> + +<p>Quoi de plus fatigant que de concevoir +le chaos d’une multitude d’esprits ? — Chaque +pensée dans ce tumulte +trouve sa pareille, son adverse, son +antécédente et sa suivante. Tant de +similitudes, tant d’imprévu la découragent.</p> + +<p>Imaginez-vous le désordre incomparable +qu’entretiennent dix mille êtres +essentiellement singuliers ? Songez à +la <i>température</i> que peut produire dans +ce lieu un si grand nombre d’<i>amours +propres</i> qui s’y comparent. Paris enferme +et combine, et consomme ou consume +la plupart des brillants infortunés que +leurs destins ont appelés aux <i>professions +délirantes</i>… Je nomme ainsi tous ces +métiers dont le principal instrument est +l’opinion que l’on a de soi-même, et +dont la matière première est l’opinion +que les autres ont de vous. Les personnes +qui les exercent, vouées à une éternelle +candidature, sont nécessairement toujours +affligées d’un certain délire des +grandeurs qu’un certain délire de la +persécution traverse et tourmente sans +répit. Chez ce peuple d’uniques règne +la loi de faire ce que nul n’a jamais +fait, et que nul jamais ne fera. C’est +du moins la loi des <i>meilleurs</i>, c’est-à-dire +de ceux qui ont le cœur de vouloir +nettement quelque chose d’absurde… +Ils ne vivent que pour obtenir et +rendre durable l’illusion d’être seuls, — car +la supériorité n’est qu’une solitude +située sur les limites actuelles +d’une espèce. Ils fondent chacun son +existence sur l’inexistence des autres, +mais auxquels il faut arracher leur +consentement qu’ils n’existent pas… +Remarquez bien que je ne fais que de +déduire ce qui est enveloppé dans ce +qui se voit. Si vous doutez, cherchez +donc à quoi tend un travail qui doit +ne pouvoir absolument être fait que +par un individu déterminé, et qui +dépend de la particularité des hommes ? +Songez à la signification véritable d’une +hiérarchie fondée sur la rareté. — Je +m’amuse parfois d’une image <i>physique</i> +de nos cœurs, qui sont faits intimement +d’une énorme injustice et d’une petite +justice combinées. J’imagine qu’il y a +dans chacun de nous un atome important +entre nos atomes, et constitué +par deux <i>grains d’énergie</i> qui voudraient +bien se séparer. Ce sont des énergies +contradictoires mais indivisibles. La +nature les a jointes pour toujours, quoique +furieusement ennemies. L’une est l’éternel +mouvement d’un gros <i>électron positif</i>, +et ce mouvement inépuisable engendre +une suite de sons graves où l’oreille +intérieure distingue sans nulle peine +une profonde phrase monotone : <i>Il +n’y a que moi. Il n’y a que moi. Il n’y +a que moi, moi, moi…</i> Quant au petit +électron radicalement <i>négatif</i>, il crie à +l’extrême de l’aigu, et perce et reperce +de la sorte la plus cruelle le thème +égotiste de l’autre : <i>Oui, mais il y a +un tel… Oui, mais il y a un tel… Tel, +tel, tel.</i> Et tel autre !… Car le nom +change assez souvent…</p> + +<p>Bizarre royaume où toutes les belles +choses qui s’y produisent sont une amère +nourriture pour toutes les âmes moins +une. Et plus elles sont belles, plus amèrement +ressenties.</p> + +<p>Tenez encore. Il me semble que chaque +mortel possède tout auprès du centre +de sa machine, et en belle place parmi +les instruments de la navigation de sa +vie, un petit appareil d’une sensibilité +incroyable qui lui marque l’état de +l’amour de soi. On y lit que l’on s’admire, +que l’on s’adore, que l’on se fait horreur, +que l’on se raye de l’existence ; et +quelque vivant <i>index</i>, qui tremble sur +le cadran secret, hésite terriblement +prestement entre le zéro d’être une +bête et le maximum d’être un dieu.</p> + +<p>Eh bien, mon tendre ami, si vous +voulez comprendre quelque chose à +bien des choses, il faut songer qu’un +appareil si vital et si délicat est le jouet +du premier venu.</p> + +<p>Et, sans doute, il est des hommes +étranges en qui cette aiguille cachée +marque toujours le point opposé de +celui que l’on gagerait qu’elle indiquât. +Ils se haïssent au moment même +de l’estime universelle, et au contraire +dans le contraire. Mais nous savons +qu’il n’est plus de lois toutes satisfaites. +Il n’est plus que des à peu près…</p> + +<p>Et le train filait toujours, rejetant +violemment peupliers, vaches, hangars, +et toutes choses terrestres, comme s’il +avait soif, comme s’il courait à la pensée +pure, ou vers quelque étoile à rejoindre. +Quel but suprême peut exiger un ravissement +si brutal, et un renvoi si vif +de paysages à tous les diables.</p> + +<p>Nous approchions de la nuée. Des +noms s’illuminaient, d’autres pâlissaient. +Le ciel s’emplissait de météores +politiques et littéraires. Les surprises +crépitaient. Les doux bêlaient, les aigres +miaulaient, les gras mugissaient, les +maigres rugissaient.</p> + +<p>Les partis, les écoles, les salons, les +cafés, tout se faisait entendre. L’air +ne suffisant plus, l’éther se chargeait +de messages. On était assourdi par +le cliquetis d’un duel dont les épées +étaient des éclairs, et bien des pauvretés +se propageaient jusqu’aux extrémités +du monde avec la vitesse de la +lumière.</p> + +<p>Je vous prie de m’excuser de cet +abus que je fais de l’imparfait de l’indicatif ; +mais il est le <i>temps</i> de l’incohérence, +et je m’aperçois que je suis en +train de vous peindre, si c’est là une +peinture, la plus grande incohérence +concevable. J’y ajouterai quelques traits +au moyen de quelques autres imparfaits.</p> + +<p>Je voyais en esprit le marché, la +bourse, le bazar occidental des échanges +des phantasmes. J’étais occupé des merveilles +de l’instable, de sa durée étonnante, +de la force des paradoxes, de +la résistance des choses usées… Tout se +figurait. Les luttes abstraites prenaient +forme de diableries. La mode et l’éternité +se colletaient. Le rétrograde et +l’avancé se disputaient le point d’où +l’on tombe. Les nouveautés même nouvelles +enfantaient des conséquences très +anciennes. Ce que le silence avait élaboré +se vendait à la criée… Enfin, +tous les événements possibles spirituels +se produisaient rapidement devant +mon âme encore à demi endormie. Elle +était saisie de terreur, de dégoût, de +désespoir, et d’une affreuse curiosité, +en contemplant, toute lasse et confuse, +le spectacle idéal de cette immense +activité que l’on nomme <i>intellectuelle</i>.</p> + +<hr> + + +<p>— INTELLECTUELLE ?…</p> + +<hr> + + +<p>Ce mot énorme, qui m’était venu +vaguement, <i>bloqua</i> net tout mon train +de visions. Drôle de chose que le choc +d’un mot dans une tête ! Toute la +masse du <i>faux</i> en pleine vitesse saute +brusquement hors de la ligne du <i>vrai</i>…</p> + +<p>Intellectuelle ?… Point de réponse. +Point d’idées. Des arbres, des disques, +des harpes infinies sur les fils horizontaux +desquelles volaient plaines, châteaux, +fumées… Je regardais en moi +avec des yeux étrangers. Je butais dans +ce que je venais de créer. Ahuri, au +milieu des débris de l’intelligible, je +retrouvai inerte et comme renversé, ce +grand mot qui avait causé la catastrophe. +Il était sans doute un peu trop long pour +les courbes de ma pensée.</p> + +<p>— <i>Intellectuelle</i>… Tout le monde à +ma place aurait compris. Mais moi !…</p> + +<p>— Vous le savez, cher Vous, que je +suis un esprit de la plus ténébreuse +espèce. Vous le savez par expérience, et +le savez encore mieux pour l’avoir +cent fois ouï dire. Il ne manque point +de personnes, et doctes, et bénignes, +et bien disposées, qui attendent pour +me lire que l’on m’ait traduit en français. +Elles s’en plaignent vers le public, +lui exposent des citations de mes vers +où je confesse qu’elles doivent s’embarrasser. +Même, elles tirent une juste +gloire de ne point entendre quelque +chose ; ce que d’autres cacheraient. +« <i lang="la" xml:lang="la">Modeste tamen et circumspecto judicio +pronuntiandum est</i>, dit Quintilien, dans +un endroit que Racine a pris soin de +traduire, — <i lang="la" xml:lang="la">ne quod plerisque accidit, +damnent quae non intelligunt</i>. » Mais +moi, je suis désespéré d’affliger ces amateurs +de lumière. Rien ne m’attire que +la clarté. Hélas, ami de moi ! je vous +assure que je n’en trouve presque point. +Je mets ceci dans votre oreille toute +proche. N’allez point le répandre. Gardez +excessivement mon secret. Oui, la clarté +pour moi est si peu commune que je +n’en vois sur toute l’étendue du monde, — et +singulièrement du monde pensant +et écrivant, — que dans la proportion +du diamant à la masse de la planète. +Les ténèbres que l’on me prête sont +vaines et transparentes auprès de celles +que je découvre un peu partout. Heureux +les autres, qui conviennent avec +eux-mêmes qu’ils s’entendent parfaitement ! +Ils écrivent, ils parlent sans +trembler. Vous sentez comme j’envie +tous ces humains lucides dont les ouvrages +font que l’on songe à la douce +facilité du soleil dans un univers de +cristal… Ma mauvaise conscience me +suggère parfois de les incriminer pour +me défendre. Elle me murmure qu’il +n’y a que ceux qui ne cherchent rien +qui ne rencontrent jamais l’obscurité, +et qu’il ne faut proposer aux gens que +ce qu’ils savent. Mais je m’examine +dans le fond, et il faut bien que je consente +à ce que disent tant de personnes +distinguées. Je suis fait véritablement, +mon ami, d’un malheureux esprit qui +n’est jamais bien sûr d’avoir compris ce +qu’il a compris sans s’en apercevoir. +Je discerne fort mal ce qui est clair sans +réflexion de ce qui est positivement +obscur… Cette faiblesse, sans doute, +est le principe de mes ténèbres. Je me +méfie de tous les mots, car la moindre +méditation rend absurde que l’on s’y +fie. J’en suis venu, hélas, à comparer +ces paroles par lesquelles on traverse +si lestement l’espace d’une pensée, à +des planches légères jetées sur un abîme, +qui souffrent le passage et point la +station. L’homme en vif mouvement +les emprunte et se sauve ; mais qu’il +insiste le moins du monde, ce peu de +temps les rompt et tout s’en va dans les +profondeurs. Qui se hâte <i>a compris</i> ; +il ne faut point s’appesantir : on trouverait +bientôt que les plus clairs discours +sont tissus de termes obscurs.</p> + +<p>Tout ceci me pourrait induire en de +grands et charmants développements +dont je vous fais grâce. Une lettre est +littérature. C’est une loi étroite de la +littérature qu’il ne faut rien creuser à +fond. C’est aussi le vœu général. Voyez +de toutes parts.</p> + +<p>J’étais donc dans mon propre gouffre, — qui +pour être le mien n’en était +pas moins gouffre, — j’étais donc dans +mon propre gouffre, incapable d’expliquer +à un enfant, à un sauvage, à un +archange, — à moi-même, — ce mot : +<i>Intellectuel</i> qui ne donne aucun mal à +qui que ce soit.</p> + +<p>Ce n’était point les images qui me +manquaient. Mais au contraire, à chaque +consultation de mon esprit par ce terrible +mot, l’oracle répondait par une +image différente. Toutes étaient naïves. +Aucune exactement n’annulait la sensation +de ne point comprendre.</p> + +<p>Il me venait des lambeaux de rêve.</p> + +<p>Je formais des figures que j’appelais +des « Intellectuels ». Hommes presque +immobiles qui causaient de grands mouvements +dans le monde. Ou hommes +très animés, dont les vives actions de +leurs mains et de leurs bouches manifestaient +des puissances imperceptibles +et des objets invisibles par essence… +Je vous demande pardon de vous dire +la vérité. Je voyais ce que je voyais.</p> + +<p>Hommes de <i>pensée</i>, Hommes de <i>lettres</i>, +Hommes de <i>science</i>, <i>Artistes</i>, — Causes, +causes vivantes, causes individuées, +causes minimes, causes contenant +des causes et inexplicables à elles-mêmes, — et +causes de qui les effets +étaient aussi vains, mais à la fois aussi +prodigieusement importants, <i>que je le +voulais</i>… l’univers de ces causes et de +leurs effets existait et n’existait pas. +Ce système d’actes étranges, de productions +et de prodiges avait la réalité +toute-puissante et nulle d’une partie +de cartes. Inspirations, méditations, œuvres, +gloire, talents, il dépendait d’un +certain regard que ces choses fussent +presque tout, et d’un certain autre, +qu’elles se réduisissent à presque rien.</p> + +<p>Puis, à une lueur apocalyptique, je +crus entrevoir le désordre et la fermentation +de toute une société de démons. +Il parut, dans un espace surnaturel, +une sorte de comédie de ce qui arrive +dans l’Histoire. Luttes, factions, triomphes, +exécrations solennelles, exécutions, +émeutes, tragédies autour du +pouvoir !… Il n’était bruit dans cette +République que de scandales, de fortunes +foudroyantes ou foudroyées, de +complots et d’attentats. Il y avait des +plébiscites de chambre, des couronnements +insignifiants, beaucoup d’assassinats +<i>par la parole</i>. Je ne parle point +des larcins. Tout ce peuple « intellectuel » +était comme l’autre. On y trouvait +des puritains, des spéculateurs, +des prostitués, des croyants qui ressemblaient +à des impies et des impies qui +faisaient mine de croyants ; il y avait +de faux simples et de vraies bêtes, et +des autorités, et des anarchistes, et +jusqu’à des bourreaux dont les glaives +dégouttaient d’encre. Et les uns se +croyaient prêtres et pontifes, les autres +prophètes, les autres Césars, ou bien +martyrs, ou un peu de chaque. Plusieurs +se prenaient, jusque dans leurs actes, +pour des enfants ou pour des femmes. +Les plus ridicules étaient ceux qui se +faisaient de leur chef les juges et les +justiciers de la tribu. Ils ne paraissaient +point se douter que nos jugements +nous jugent, et que rien plus ingénument +ne nous dévoile et n’expose nos faiblesses +que l’attitude de prononcer sur le prochain. +C’est un art dangereux que celui +dans lequel les moindres erreurs peuvent +toujours s’attribuer au caractère.</p> + +<p>Chacun de ces démons se regardait +assez souvent dans un miroir de papier ; +il y considérait le premier ou le dernier +des êtres…</p> + +<p>Je cherchais vaguement les lois de +cet empire. La nécessité d’amuser ; +le besoin de vivre ; le désir de survivre ; +le plaisir d’étonner, de choquer, de gourmander, +d’enseigner, de mépriser ; l’aiguillon +de la jalousie, menaient, irritaient, +échauffaient, expliquaient cet +Enfer.</p> + +<p>Je m’y suis vu moi-même ; et sous +une figure inconnue de moi, que mes +écrits, peut-être, avaient formée. Vous +n’ignorez pas, cher rêveur, que dans +les songes, il se fait quelquefois un +accord <i>singulier</i> entre ce que l’on voit +et ce que l’on sait ; mais ce n’est point +un accord qui se supporterait dans la +veille. Je <i>vois</i> Pierre, et je <i>sais</i> qu’il +est Jacques. Je me suis donc aperçu, +quoique rarement, et sous un autre +visage ; je ne me reconnaissais qu’à +une douleur exquise qui me perçait le +cœur. Du fantôme ou de moi, il me +semblait que l’un de nous dût <i>s’évanouir</i>…</p> + +<p>Adieu. Je n’en finirais plus si je voulais +vous donner à lire tout ce qui vint +se colorer et me confondre dans les +derniers instants de mon voyage. Adieu. +J’oubliais de vous dire que je fus tiré +de tout ceci par le pied d’un dur Anglais +qui m’écrasa le mien sans nulle peine, +cependant que le train noir et suant +stoppait. Adieu.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c3">LETTRE DE +MADAME ÉMILIE TESTE</h2> + + +<p class="ind">Monsieur et ami,</p> + +<p>Je vous rends grâces de votre envoi +et de la lettre que vous avez écrite à +Monsieur Teste. Je crois bien que l’ananas +et les confitures n’ont pas déplu ; +je suis sûre que les cigarettes ont fait +plaisir. Quant à la lettre, je mentirais +si je vous en disais la moindre chose. +Je l’ai lue à mon mari, et je ne l’ai guère +comprise. Cependant je vous avoue que +j’y ai pris une certaine délectation. +Les choses abstraites ou trop élevées +pour moi ne m’ennuient pas à entendre ; +j’y trouve un enchantement presque +musical. Il y a une belle partie de l’âme +qui peut jouir sans comprendre, et qui +est grande chez moi.</p> + +<p>J’ai donc fait lecture de votre lettre +à M. Teste. Il l’a écouté lire sans montrer +ce qu’il en pensait, ni qu’il y pensât. +Vous savez qu’il ne lit presque rien de +ses yeux, dont il fait un usage étrange, +et comme <i>intérieur</i>. Je me trompe, je +veux dire : un usage <i>particulier</i>. Mais +ce n’est pas cela du tout. Je ne sais +comment m’exprimer ; mettons à la +fois <i>intérieur</i>, <i>particulier</i>…, et <i>universel</i> !! ! +Ils sont fort beaux, ses yeux ; +je les aime d’être un peu plus grands que +tout ce qu’il y a de visible. On ne sait +jamais s’il leur échappe quoi que ce +soit, ou bien, si, au contraire, le monde +entier ne leur est pas un simple détail +de tout ce qu’ils voient, une <i>mouche +volante</i> qui vous peut obséder, mais qui +n’existe pas. Cher Monsieur, depuis que +je suis mariée avec votre ami, jamais +je n’ai pu m’assurer de ses regards. +L’objet même qu’ils fixent est peut-être +l’objet même que son esprit veut +réduire à néant.</p> + +<p>Notre vie est toujours celle que vous +connaissez : la mienne, nulle et utile ; +la sienne, toute en habitudes et en +absence. Ce n’est pas qu’il ne se réveille, +et ne reparaisse, quand il veut, terriblement +vivant. Je l’aime bien ainsi. +Il est grand et redoutable tout à coup. +La machine de ses actes monotones +éclate ; son visage étincelle, il dit des +choses que bien souvent je n’entends +qu’à demi, mais qui ne s’effacent plus +de ma mémoire. Mais je ne veux rien +vous cacher, ou presque rien : <i>Il lui +arrive d’être très dur.</i> Je ne pense pas +que personne puisse l’être comme lui. +Il vous brise l’esprit d’un mot, je +me vois comme un vase manqué que +le potier jette aux débris. Il est dur +comme un ange, Monsieur. Il ne se +rend pas compte de sa force : il a des +paroles inattendues qui sont trop vraies, +qui vous anéantissent les gens, les réveillent +en pleine sottise, face à eux-mêmes, +tout attrapés d’être ce qu’ils sont, et +de vivre si naturellement de niaiseries. +Nous vivons bien à l’aise, chacun dans +son absurdité, comme poissons dans +l’eau, et nous ne percevons jamais que +par un accident tout ce que contient de +stupidités l’existence d’une personne +raisonnable. Nous ne pensons jamais que +ce que nous pensons nous cache ce que +nous sommes. J’espère bien, Monsieur, +que nous valons mieux que toutes +nos pensées, et que notre plus grand +mérite devant Dieu sera d’avoir essayé +de nous arrêter sur quelque chose de plus +solide que les babillages même admirables +de notre esprit avec soi-même.</p> + +<p>D’ailleurs, M. Teste n’a pas besoin de +parler pour rendre à l’humilité et à +une simplicité presque animale les personnes +qui l’entourent. Son existence +semble infirmer toutes les autres, et +même ses manies font réfléchir.</p> + +<p>Mais n’imaginez pas qu’il soit toujours +difficile ni accablant. Si vous +saviez, Monsieur, comme il peut être +tout autre !… Certes, il est dur, parfois ; +mais en d’autres heures, c’est d’une +exquise et surprenante douceur qu’il +se pare, qui semble descendre des +cieux. C’est un présent mystérieux et +irrésistible que son sourire, et sa rare +tendresse est une rose d’hiver. Toutefois, +il est impossible de prévoir ni sa +facilité ni ses violences. C’est une chose +vaine d’en attendre la rigueur ou la +faveur ; il déjoue par sa profonde +distraction et par l’ordre impénétrable +de ses pensées, tous les calculs ordinaires +que font les humains au caractère de +leurs semblables. Mes prévenances, mes +complaisances, mes étourderies, mes +petits manquements, je ne sais jamais +ce qu’ils tireront de M. Teste. Mais +je vous avoue que rien ne m’attache +plus à lui que cette incertitude de son +humeur. Après tout, je suis bien heureuse +de ne point trop le comprendre, +de ne point deviner chaque jour, chaque +nuit, chaque moment prochain de mon +passage sur la terre. Mon âme a plus de +soif d’être étonnée que de tout autre +chose. L’attente, le risque, un peu de +doute, l’exaltent et la vivifient bien +plus que ne le fait la possession du +certain. Je crois que cela n’est pas +bien ; mais je suis ainsi, malgré les +reproches que je m’en fais. Je me suis +confessée plus d’une fois d’avoir pensé +que je préférais croire en Dieu que de +le voir dans toute sa gloire, et j’ai été +blâmée. Mon confesseur m’a dit que +c’était une bêtise plutôt qu’un péché.</p> + +<p>Pardonnez-moi de vous écrire sur +mon pauvre être quand vous ne souhaitez +que d’apprendre quelques nouvelles +de celui qui vous intéresse si vivement. +Mais je suis un peu plus que le témoin +de sa vie ; j’en suis une pièce et comme +un organe, quoique non essentiel. Mari +et femme que nous sommes, nos actions +sont composées par le mariage, et nos +nécessités temporelles assez bien ajustées, +en dépit de la différence immense +et indéfinissable de nos esprits. Je suis +donc obligée de vous parler incidemment +de celle qui vous parle de lui. Peut-être +que vous concevez assez mal quelle est +ma condition auprès de M. Teste, et +comment je m’arrange de passer mes +jours dans l’intimité d’un homme si +original, de m’en trouver si proche et +si éloignée ?</p> + +<p>Les dames de mon âge, mes amies +véritables ou apparentes, sont fort étonnées +de me voir, qui semble si bien faite +pour une existence comme la leur, et +femme assez agréable, point indigne +d’un sort compréhensible et simple, +accepter une position qu’elles ne peuvent +se figurer le moins du monde +dans la vie d’un tel homme dont la +réputation de bizarreries les choque et +les scandalise. Elles ne savent pas que +le moindre adoucissement de mon cher +époux est mille fois plus précieux que +toutes les caresses des leurs. Qu’est-ce +que leur amour qui se ressemble et +se répète, qui a perdu depuis longtemps +tout ce qui tient de la surprise, de +l’inconnu, de l’impossible, tout ce qui +fait que les moindres effleurements sont +chargés de sens, de risques et de puissance, +que la substance d’une voix est +l’unique aliment de notre âme, et qu’enfin, +toutes les choses sont plus belles, +plus significatives, — plus lumineuses +ou plus sinistres, — plus remarquables +ou plus vaines, — selon le seul pressentiment +de ce qui se passe dans une personne +changeante qui nous est devenue +mystérieusement essentielle ?</p> + +<p>Voyez-vous, Monsieur, il faut ne pas +se connaître aux délices pour les désirer +séparer de l’anxiété. Si naïve que je +sois, je me doute bien de ce que perdent +les voluptés d’être apprivoisées et +accommodées aux habitudes domestiques. +Un abandon, une possession qui +se répondent, gagnent infiniment, je +pense, à se préparer par l’ignorance +même de leur approche. Cette suprême +certitude doit jaillir d’une suprême +incertitude, et se déclarer comme la +catastrophe d’un certain drame dont +nous serions bien en peine de retracer +la marche et la conduite depuis le +calme jusqu’à l’extrême menace de +l’événement…</p> + +<p>Heureusement, — ou non, — je ne +suis jamais sûre, quant à moi, des sentiments +de M. Teste ; et il m’importe +moins de l’être que vous ne croiriez. +Tout étrangement mariée que je suis, +je le suis en connaissance de cause. Je +savais bien que les grandes âmes ne se +mettent en ménage que par accident ; +ou bien, c’est pour se faire une chambre +tiède où ce qu’il peut entrer de femme +dans leur système de vie soit toujours +saisissable et toujours enfermé. Le doux +éclat d’une épaule assez pure n’est pas +détestable à voir poindre entre deux +pensées !… Les messieurs sont ainsi, +même profonds.</p> + +<p>Je ne dis point ceci pour M. Teste. +Il est si étrange ! En vérité, on ne peut +rien dire de lui qui ne soit inexact +dans l’instant même !… Je crois qu’il a +trop de suite dans les idées. Il vous +égare à tout coup dans une trame qu’il +est seul à savoir tisser, à rompre, à +reprendre. Il prolonge en soi-même de +si fragiles fils qu’ils ne résistent à leur +finesse que par le secours et le concert +de toute sa puissance vitale. Il les +étire sur je ne sais quels gouffres personnels, +et il s’aventure sans doute, +assez loin du temps ordinaire, dans +quelque abîme de difficultés. Je me +demande ce qu’il y devient ? Il est +clair qu’on n’est plus soi-même dans +ces contraintes. Notre humanité ne peut +nous suivre vers des lumières si écartées. +Son âme, sans doute, se fait une plante +singulière dont la racine, et non le +feuillage, pousserait, contre nature, vers +la clarté !</p> + +<p>N’est-ce point là se tendre hors du +monde ? — Trouvera-t-il la vie ou la +mort, à l’extrémité de ses volontés +attentives ? — Sera-ce Dieu, ou quelque +épouvantable sensation de ne rencontrer, +au plus profond de la pensée, +que le pâle rayonnement de sa propre +et misérable matière ?</p> + +<p>Il faut l’avoir vu dans ces excès +d’absence ! Alors sa physionomie s’altère, — s’efface !… +Un peu plus de cette +absorption, et je suis sûre qu’il se +rendrait invisible.</p> + +<p>Mais, Monsieur, quand il me revient +de la profondeur ! Il a l’air de me découvrir +comme une terre nouvelle ! Je lui +apparais inconnue, neuve, nécessaire. +Il me saisit aveuglément dans ses bras, +comme si j’étais un rocher de vie et de +présence réelle, où ce grand génie incommunicable +se heurterait, toucherait, tout +à coup s’accrocherait, après tant d’inhumains +silences monstrueux ! Il retombe +sur moi comme si j’étais la terre même. +Il se réveille en moi, il se retrouve en +moi, quel bonheur !</p> + +<p>Sa tête est lourde sur ma face, et +de toute la force de ses nerfs je suis la +proie. Il a une vigueur et une présence +effrayante dans les mains. Je me sens +dans les prises d’un statuaire, d’un +médecin, d’un assassin, sous leurs actions +brutales et précises ; et je me crois avec +terreur tombée entre les serres d’un +aigle intellectuel. Vous dirai-je toute +ma pensée ? J’imagine qu’il ne sait +pas exactement ce qu’il fait, ce qu’il +pétrit.</p> + +<p>Tout son être qui était concentré +sur un certain <i>lieu</i> des frontières de +la conscience, vient de perdre son +objet idéal, cet objet qui existe et qui +n’existe pas, car il ne tient qu’à un +peu plus ou à un peu moins de contention. +Ce n’était pas trop de toute l’énergie +de tout un grand corps pour soutenir +devant l’esprit l’instant de diamant +qui est à la fois l’idée, la Chose, et le +seuil et la fin. Eh bien, Monsieur, +quand cet époux extraordinaire me +capture et me maîtrise en quelque sorte, +et m’imprime ses forces, j’ai l’impression +que je suis substituée à cet objet +de sa volonté qu’il vient de perdre. Je +suis comme le jouet d’une connaissance +musculeuse. Je vous le dis comme je +puis. La vérité qu’il attendait a pris +ma force et ma résistance vivante ; +et par une transposition toute ineffable, +ses volontés intérieures passent, +se déchargent dans ses mains dures +et déterminées. Ce sont des moments +bien difficiles. Alors, que faire ! Je +me réfugie dans mon cœur, où je l’aime +comme je veux.</p> + +<p>Quant à ses sentiments à mon égard, +quant à l’opinion qu’il peut avoir de +moi-même, ce sont choses que j’ignore, +comme j’ignore de lui tout ce qui ne se +voit ni ne s’entend. Je vous ai dit tout +à l’heure mes suppositions ; mais je +ne sais véritablement en quelles pensées +ou combinaisons il passe tant d’heures. +Moi, je me tiens à la surface de la vie ; +je m’abandonne au fil des jours. Je +me dis que je suis la servante de l’instant +incompréhensible où mon mariage +s’est décidé comme de soi-même. Instant +peut-être adorable, peut-être surnaturel ?</p> + +<p>Je ne puis pas dire que je sois aimée. +Sachez que ce mot d’amour si incertain +dans son sens ordinaire et qui +hésite entre bien des images différentes, +ne vaut plus rien du tout s’il +s’agit des rapports du cœur de mon +époux avec ma personne. C’est un trésor +scellé que sa tête, et je ne sais s’il a +un cœur. Sais-je jamais s’il me distingue ; +s’il m’aime ou s’il m’étudie ? +Ou s’il étudie au moyen de moi ? +Vous comprendrez que je n’insiste pas +sur ceci. En résumé, je me sens être +dans ses mains, entre ses pensées, comme +un objet qui tantôt lui est le plus familier, +tantôt le plus étrange du monde, selon +le genre de son regard variable qui +s’y adapte.</p> + +<p>Si j’osais vous communiquer ma fréquente +impression, telle que je me la +dis à moi-même, et que je l’ai souvent +confiée à M. l’Abbé Mosson, je vous +dirais au figuré que je me sens vivre +et me mouvoir dans la cage où l’esprit +supérieur m’enferme, — <i>par sa seule +existence</i>. Son esprit contient le mien, +comme l’esprit de l’homme fait celui +de l’enfant ou celui du chien. Entendez-moi, +Monsieur. Parfois je circule +dans notre maison ; je vais, je viens ; +une idée de chanter me prend et s’élève ; +je vole, en dansant de gaieté improvisée +et de jeunesse inachevée, d’une chambre +à l’autre. Mais si vive que je bondisse, +je ne laisse jamais de ressentir l’empire +de ce puissant absent, qui est là dans +quelque fauteuil, et songe, et fume, +et considère sa main, dont il fait +jouer lentement toutes les articulations. +Jamais je ne me sens l’âme sans bornes. +Mais environnée, mais enclose. Mon +Dieu ! Que c’est difficile à expliquer ! +Je ne veux point dire <i>captive</i>. Je suis +libre, mais je suis classée.</p> + +<p>Ce que nous avons de plus nôtre, +de plus précieux est obscur à nous-mêmes, +vous le savez bien. Il me semble +que je perdrais l’être, si je me connaissais +tout entière. Eh bien, je suis +transparente pour quelqu’un, je suis +vue et prévue, telle quelle, sans mystère, +sans ombres, sans recours possible à +mon propre inconnu, — à ma propre +ignorance de moi-même !</p> + +<p>Je suis une mouche qui s’agite et +vivote dans l’univers d’un regard inébranlable ; +et tantôt vue, tantôt non +vue, mais jamais hors de vue. Je sais +à toute minute que j’existe dans une +attention toujours plus vaste et plus +générale que toute ma vigilance, toujours +plus prompte que mes soudaines +et plus promptes idées. Mes plus grands +mouvements de l’âme lui sont de petits +événements insignifiants. Et cependant +j’ai mon infini… que je sens. Je ne +puis pas ne pas reconnaître qu’il est +contenu dans le sien, et je ne puis +pas consentir qu’il le soit. C’est une chose +inexprimable, Monsieur, que je puisse +penser et agir absolument comme je +veux, sans jamais, <i>jamais</i>, pouvoir rien +penser ni vouloir qui soit imprévu, qui +soit important, qui soit inédit pour +M. Teste !… Je vous assure qu’une +sensation si constante et si étrange +donne des idées bien profondes… je +puis dire que ma vie me présente à +toute heure un modèle sensible de +l’existence de l’homme dans la divine +pensée. J’ai l’expérience personnelle +d’être dans la sphère d’un être comme +toutes âmes sont dans l’Être.</p> + +<p>Mais hélas ! cette même sensation +d’une présence à laquelle on ne peut se +soustraire et d’une si intime divination, +n’est pas sans m’induire quelquefois +en de viles pensées. Je suis tentée. +Je me dis que cet homme est peut-être +réprouvé, que je m’expose grandement +dans son voisinage, et que je vis sous +les feuilles d’un mauvais arbre… Mais +je m’aperçois presque aussitôt que ces +réflexions spécieuses dissimulent elles-mêmes +le péril contre quoi elles me +conseillent de me mettre en garde. Je +devine dans leurs replis une suggestion +bien habile de rêver à une autre vie +plus délicieuse, à d’autres hommes… +Et je me fais horreur. Je reviens sur +mon sort ; je sens qu’il est ce qu’il +doit être ; je me dis que je <i>veux</i> mon +sort, que je le choisis de nouveau à +chaque instant ; j’entends intérieurement +la voix si nette et si profonde de +M. Teste qui m’appelle… Mais si vous +saviez de quels noms !</p> + +<p>Il n’y a pas de femme au monde +nommée comme moi. Vous savez quels +noms ridicules échangent les amants : +quelles appellations de chiens et de +perruches sont les fruits naturels des +intimités charnelles. Les paroles du +cœur sont enfantines. Les voix de la +chair sont élémentaires. M. Teste, d’ailleurs, +pense que l’amour consiste <i>à +pouvoir être bêtes ensemble</i>, — toute +licence de niaiserie et de bestialité. +Aussi m’appelle-t-il à sa façon. Il me +désigne presque toujours selon ce qu’il +veut de moi. A soi seul, le nom qu’il +me donne me fait entendre d’un mot +ce à quoi je m’attende, ou ce qu’il faut +que je fasse. Quand ce n’est rien de +particulier qu’il désire, il me dit : <i>Être</i>, +ou <i>Chose</i>. Et parfois il m’appelle <i>Oasis</i>, +ce qui me plaît.</p> + +<p>Mais il ne me dit jamais que je +suis bête, — ce qui me touche bien +profondément.</p> + +<p>M. l’abbé qui a une grande et charitable +curiosité de mon mari, et une +sorte de pitoyable sympathie pour un +esprit si séparé, me dit franchement +que M. Teste lui inspire des sentiments +bien difficiles à accorder entre eux. Il +me disait l’autre jour : <i>Les visages de +Monsieur votre mari sont innombrables !</i></p> + +<p>Il le trouve « un monstre d’isolement +et de connaissance singulière », et il +l’explique, quoique à regret, par un +orgueil de ces orgueils qui vous retranchent +des vivants, et non seulement des +actuels vivants, mais des vivants éternels ; — un +orgueil qui serait tout +abominable et quasi satanique, si cet +orgueil n’était, dans cette âme trop +exercée, tellement âprement tourné contre +soi-même, et ne se connaissait si +exactement, que le mal, peut-être, en +était comme énervé dans son principe.</p> + +<blockquote> +<p>« <i>Il s’abstrait affreusement du bien</i>, +me dit l’abbé, <i>mais il s’abstrait heureusement +du mal… Il y a en lui je ne sais +quelle effrayante <em>pureté</em>, quel détachement, +quelle force et quelle lumière incontestables. +Je n’ai jamais observé une +telle absence de troubles et de doutes dans +une intelligence très profondément travaillée. +Il est terriblement tranquille ! +On ne peut lui attribuer aucun malaise +de l’âme, aucunes ombres intérieures, — et +rien, d’ailleurs, qui dérive des instincts +de crainte ou de convoitise… Mais rien +qui s’oriente vers la Charité.</i></p> + +<p>« <i>C’est une île déserte que son cœur… +Toute l’étendue, toute l’énergie de son +esprit l’environnent et le défendent ; ses +profondeurs l’isolent et le gardent contre +la vérité. Il se flatte qu’il y est bien seul… +Patience, chère dame. Peut-être, certain +jour, trouvera-t-il quelque empreinte sur +le sable… Quelle heureuse et sainte terreur, +quelle épouvante salutaire, quand +il connaîtra, à ce pur vestige de la grâce, +que son île est mystérieusement habitée !…</i> »</p> +</blockquote> + +<p>Alors j’ai dit à M. l’abbé que mon +mari me faisait penser bien souvent à +un <i>mystique sans Dieu</i>…</p> + +<blockquote> +<p>— « <i>Quelle lueur !</i> a dit l’abbé, — <i>quelles +lueurs, les femmes quelquefois +tirent des simplicités de leurs impressions +et des incertitudes de leur langage !…</i> »</p> +</blockquote> + +<p>Mais aussitôt, et à soi-même, il répliqua :</p> + +<blockquote> +<p>— « <i>Mystique sans Dieu !… Lumineux +non-sens !… Voilà qui est bientôt +dit !… Fausse clarté… Un mystique sans +Dieu, Madame, mais il n’est point de +mouvement concevable qui n’ait sa direction +et son sens, et qui n’aille enfin quelque +part !… Mystique sans Dieu !… Pourquoi +pas un Hippogriffe, un Centaure !</i></p> + +<p>— <i>Pourquoi pas un Sphinx, Monsieur +l’abbé ?</i> »</p> +</blockquote> + +<p>Il est d’ailleurs chrétiennement reconnaissant +à M. Teste de la liberté qui +m’est laissée de suivre ma foi et de me +livrer à mes dévotions. J’ai toute licence +d’aimer Dieu et de le servir, et je me +puis partager très heureusement entre +mon Seigneur et mon cher époux. +M. Teste quelquefois me demande de +lui parler de mon oraison, de lui expliquer +aussi exactement que je le puisse, +comment je m’y mets, comment je +m’y applique et m’y soutiens ; et il +désire de savoir si je m’y abîme aussi +véritablement que je le crois. Mais à +peine j’ai commencé de chercher mes +mots dans mon souvenir, il me devance, +il s’interroge soi-même, et se mettant +prodigieusement à ma place, il me dit +sur ma propre prière de telles choses, +il m’en donne de telles précisions qu’elles +l’éclairent, la rejoignent en quelque +sorte dans son altitude secrète, — et +qu’il m’en communique la disposition +et le désir !… Il y a dans son langage +je ne sais quelle puissance de faire voir +et entendre ce que l’on a de plus caché… +Et cependant, ce sont des propos humains +que les siens, rien qu’humains ; +ce ne sont que les formes très intimes +de la foi reconstituées par artifice, et +articulées à merveille par un esprit +incomparable d’audace et de profondeur ! +On dirait qu’il a froidement +exploré l’âme fervente… Mais il manque +affreusement à cette recomposition de +mon cœur brûlant et de sa foi, son +essence qui est <i>espérance</i>… Il n’y a pas +un grain d’espérance dans toute la +substance de M. Teste ; et c’est pourquoi +je trouve un certain malaise dans +cet exercice de son pouvoir.</p> + +<hr> + + +<p>Je n’ai plus grand’chose à vous dire +aujourd’hui. Je ne m’excuse pas d’avoir +écrit si longuement, puisque vous me +l’avez demandé et que vous vous dites +d’une avidité insatiable de tous les +faits et gestes de votre ami. Il faut en +finir cependant. Voici l’heure de la +promenade quotidienne. Je vais mettre +mon chapeau. Nous irons doucement +par les ruelles fort pierreuses et tortueuses +de cette vieille ville que vous +connaissez un peu. Nous allons, à la +fin, où vous aimeriez d’aller si vous +étiez ici, à cet antique jardin où tous +les gens à pensées, à soucis et à monologues +descendent vers le soir, comme +l’eau va à la rivière, et se retrouvent +nécessairement. Ce sont des savants, +des amants, des vieillards, des désabusés +et des prêtres ; tous les <i>absents</i> +possibles, et de tous les genres. On +dirait qu’ils recherchent leurs éloignements +mutuels. Ils doivent aimer de se +voir sans se connaître, et leurs amertumes +séparées sont accoutumées à se +rencontrer. L’un traîne sa maladie, +l’autre est pressé par son angoisse ; +ce sont des ombres qui se fuient ; mais +il n’y a pas d’autre lieu pour y fuir les +autres que celui-ci, où la même idée de +la solitude attire invinciblement chacun +de tous ces êtres absorbés. Nous +serons tout à l’heure dans cet endroit +digne des morts. C’est une ruine botanique. +Nous y serons un peu avant le +crépuscule. Voyez-nous, marchant à +petits pas, livrés au soleil, aux cyprès, +aux cris d’oiseau. Le vent est froid au +soleil, le ciel trop beau parfois me serre +le cœur. La cathédrale cachée sonne. +Il y a, par-ci, par-là, des bassins ronds +et surhaussés qui me viennent à la +ceinture. Ils sont pleins jusqu’à la +margelle d’une eau noire et impénétrable, +sur laquelle sont appliquées les +énormes feuilles du Nymphéa Nelumbo ; +et les gouttes qui s’aventurent sur ces +feuilles roulent et brillent comme du +mercure. M. Teste se laisse distraire +par ces grosses gouttes vivantes, ou bien +il se déplace lentement entre les « planches » +à étiquettes vertes, où les spécimens +du règne végétal sont plus ou +moins cultivés. Il jouit de cet ordre +assez ridicule et se complaît à épeler +les noms baroques :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Antirrhinum Siculum</i></div> +<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Solanum Warscewiezii !! !</i></div> +</div> + +</div> +<p>Et ce <i lang="la" xml:lang="la">Sisymbriifolium</i>, quel patois !… +Et les <i lang="la" xml:lang="la">Vulgare</i>, et les <i lang="la" xml:lang="la">Asper</i>, et les +<i lang="la" xml:lang="la">Palustris</i>, et les <i lang="la" xml:lang="la">Sinuata</i>, et les <i lang="la" xml:lang="la">Flexuosum</i>, +et les <i lang="la" xml:lang="la">Prœaltum</i> !! !</p> + +<p>— <i>C’est un jardin d’épithètes</i>, dit-il +l’autre jour, <i>jardin dictionnaire et cimetière…</i></p> + +<p>Et après un temps, il se dit : « <i>Doctement +mourir… <span lang="la" xml:lang="la">Transiit classificando</span>.</i> »</p> + +<p>Recevez, Monsieur et Ami, tous nos +remerciements, et nos bons souvenirs.</p> + +<p class="sign sc">Émilie Teste.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c4">EXTRAITS DU <span lang="en" xml:lang="en">LOG-BOOK</span> +DE MONSIEUR TESTE</h2> + + +<p><i>Une prière de M. Teste</i> : Seigneur, +j’étais dans le néant, infiniment nul +et tranquille. J’ai été dérangé de cet +état pour être jeté dans le carnaval +étrange… et fus par vos soins doué de +tout ce qu’il faut pour pâtir, jouir, +comprendre et me tromper ; mais ces +dons inégaux.</p> + +<p>Je vous considère comme le maître +de ce noir que je regarde quand je +pense, et sur lequel s’inscrira la dernière +pensée.</p> + +<p>Donnez, ô Noir, — donnez la suprême +pensée…</p> + +<p>Mais toute pensée généralement quelconque +peut être « suprême pensée ».</p> + +<p>S’il en était autrement, s’il en fût +une <i>suprême en soi</i> et <i>par soi</i>, nous pourrions +la trouver par réflexion ou par +hasard ; et étant trouvée, devrions +mourir. Ce serait pouvoir mourir d’une +certaine pensée, seulement parce qu’elle +n’a point de suivante.</p> + +<p>Je confesse que j’ai fait une idole +de mon esprit, mais je n’en ai pas +trouvé d’autre. Je l’ai traitée par des +offrandes, par des injures. Non comme +chose mienne. Mais…</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>Analogie du mot de de Maistre sur +la conscience d’un honnête homme ! +Je ne sais pas ce qu’est la conscience +d’un sot, mais celle d’un homme d’esprit +est pleine de sottises.</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>Je ne sais pas telle chose ; je ne puis +pas saisir telle chose, mais je <i>sais</i> +Portius qui la possède. Je possède +mon Portius, que je manœuvre en +tant qu’homme et qui contient ce que +je ne sais pas.</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>Il y a des personnages qui sentent +que leurs sens les séparent du réel, de +l’être. Ce sens en eux <i>infecte</i> leurs autres +sens.</p> + +<p>Ce que je vois m’aveugle. Ce que +j’entends m’assourdit. Ce en quoi je +sais, cela me rend ignorant. J’ignore +en tant et pour autant que je sais. Cette +illumination devant moi est un bandeau +et recouvre ou une nuit ou une lumière +plus… Plus quoi ? Ici le cercle se +ferme, de cet étrange renversement : +la connaissance, comme un nuage sur +l’être ; le monde brillant, comme taie +et opacité.</p> + +<p>Otez toute chose que j’y voie.</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>Cher Monsieur, vous êtes parfaitement +« dénué d’intérêt ». — Mais +pas votre squelette — ni votre foie, +ni lui-même votre cerveau. — Et ni +votre air bête et ni ces yeux tard venus — et +toutes vos idées. — Que ne puis-je +seulement connaître le mécanisme d’un +sot !</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>Je ne suis pas fait pour les romans ni +pour les drames. Leurs grandes scènes, +colères, passions, moments tragiques, +loin de m’exalter me parviennent comme +de misérables éclats, des états rudimentaires +où toutes les bêtises se lâchent, +où l’être se simplifie jusqu’à la sottise ; +et il se noie au lieu de nager dans les +circonstances de l’eau.</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>Je ne lis pas dans le journal ce drame +sonore, cet événement qui fait palpiter +tout cœur. Où me conduiraient-ils, +sinon rien qu’au seuil même de ces +problèmes abstraits où je suis déjà +tout entier situé ?</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>Je suis rapide ou rien. — Inquiet, +explorateur effréné. Parfois je me reconnais +à une vue particulièrement personnelle +et capable de généralisation.</p> + +<p>Ces vues tuent les autres vues qui +ne peuvent être portées au général — soit +défaut de puissance chez le +voyant, soit par autre cause ?</p> + +<p>Il en résulte un individu ordonné +selon les puissances de ses pensées.</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>Homme toujours debout sur le cap +Pensée, à s’écarquiller les yeux sur les +limites ou des choses, ou de la vue…</p> + +<p>Il est impossible de recevoir la « vérité » +de soi-même. Quand on la sent se +former (c’est une impression), on forme +du même coup un <i>autre soi inaccoutumé</i>… +dont on est fier, — dont on est +jaloux… (C’est un comble de politique +interne.)</p> + +<p>Entre Moi clair et Moi trouble ; +entre Moi juste et Moi coupable, il y +a de vieilles haines et de vieux arrangements, +de vieux renoncements et de +vieilles supplications.</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p><i>Sorte de prière particulière</i> :</p> + +<p>« Je remercie cette injustice, cet +affront qui m’a réveillé, et dont la vive +sensation m’a jeté loin de sa cause +ridicule, me donnant aussi la force et +le goût de ma pensée tellement qu’enfin +mes travaux ont eu le bénéfice de +ma colère ; la recherche de mes lois +a profité de l’incident. »</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>Pourquoi j’aime ce que j’aime ? +Pourquoi je hais ce que je hais ?</p> + +<p>Qui n’aurait le désir de renverser +la table de ses désirs et de ses dégoûts ? +De changer le sens de ses mouvements +instinctifs ?</p> + +<p>Comment se peut-il que je sois à la +fois comme une aiguille aimantée et +comme un corps indifférent ?…</p> + +<p>Je contiens un être moindre auquel +il me faut obéir sous une peine inconnue, +qui est mort.</p> + +<p>Aimer, haïr sont au-dessous.</p> + +<p>Aimer, haïr — <i>paraissent</i> à moi des +hasards.</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>C’est ce que je porte d’inconnu à +moi-même qui me fait moi.</p> + +<p>C’est ce que j’ai d’inhabile, d’incertain +qui est bien moi-même.</p> + +<p>Ma faiblesse, ma fragilité…</p> + +<p>Les lacunes sont ma base de départ. +Mon impuissance est mon origine.</p> + +<p>Ma force sort de vous. Mon mouvement +va de ma faiblesse à ma force.</p> + +<p>Mon dénuement réel engendre une +richesse imaginaire ; et je suis cette +symétrie ; je suis l’acte qui annule mes +désirs.</p> + +<p>Il y a en moi quelque faculté plus +ou moins exercée, de considérer, — et +même de devoir considérer — mes +goûts et mes dégoûts comme purement +accidentels.</p> + +<p>Si j’en savais plus, peut-être verrais-je +une nécessité — au lieu de ce hasard. — Mais +voir cette nécessité, cela est +encore distinct… Ce qui me contraint +n’est pas moi.</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>Soumets-toi tout entier à ton meilleur +moment, à ton plus grand souvenir.</p> + +<p>C’est lui qu’il faut reconnaître comme +roi du temps,</p> + +<p>Le plus grand souvenir,</p> + +<p>L’état où doit te reconduire toute +discipline.</p> + +<p>Lui qui te donne de te mépriser, ainsi +que de te préférer justement.</p> + +<p>Tout par rapport à Lui, qui installe +dans ton développement une mesure, +des degrés.</p> + +<p>Et s’il est dû à quelque autre que toi — nie-le +et sache-le.</p> + +<p>Centre de ressort, de mépris, de pureté.</p> + +<p>Je m’immole intérieurement à ce +que je voudrais être !</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>L’idée, le principe, l’éclair, le premier +moment du premier état, le saut, le +bond hors de la suite… A d’autres, +préparations et exécutions. Jette là +le filet. Voici le lieu de la mer où vous +trouverez. Adieu.</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>… Vieux désir (te revoilà périodique +souffleur) de tout reconstruire en matériaux +purs : rien que d’éléments définis, +rien que de relations nettes, rien que +de contacts et de contours dessinés, +rien que de formes conquises, et pas +de vague.</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>Méditations sur son ascendance, sa +descendance.</p> + +<p>Étrangeté de ces échos de l’UN.</p> + +<p>Quoi, ce bloc moi trouve des parties +hors de lui !…</p> + +<p>… Cette manière de regarder qui me +contient tout entier, qui présage, prépare +dans un certain sourire toute mon +explicite pensée, — cette tenue de la +<i>Chose</i> entre le pli du coin gauche de ma +bouche et les pressions des paupières +et les torsions des moteurs de l’œil - cet +acte essentiel de moi, cette définition, +cette condition singulière - existe +sur cet autre visage, sur ce visage de +quelque mort, sur celui-ci déjà, encore +sur cet autre - en divers âges, époques - Eh ! +je le sais bien - ces exemplaires +n’ont pas éprouvé les mêmes choses ; +bien diverses leurs expériences et leurs +sciences… mais - n’importe ! - <i>Ils ne +se trompent pas entre eux.</i> - Ils se devinent.</p> + +<p>Admirable parenté mathématique des +hommes - Que dire de cette forêt de +relations et de correspondances ? (Nous +n’avons pas même la moitié des mots +que les Romains avaient pour en parler.) +Quels mélanges et quelles diffusions !</p> + + +<p class="c gap">ENSEMBLE</p> + +<p>Autrui, ma caricature, mon modèle, +les deux.</p> + +<p>Autrui que j’immole justement dans +le silence ; que je brûle sous le nez de +mon — âme !</p> + +<p>Et Moi ! que je déchire, et que je +nourris de sa propre substance toujours +re-mâ-chée, seul aliment pour qu’il +s’accroisse !</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>Autrui que j’aime faible ; que fort, +j’adore et bois ; — je te préfère intelligent +et passif… à moins que, rareté, et +jusqu’à ce que, peut-être - un autre +<i>Même</i> paraisse - une réponse précise…</p> + +<p>En attendant, qu’importe le reste !</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>Je sens infiniment le pouvoir, le +vouloir, parce que je sens infiniment +l’informe et le hasard qui les baigne, +les tolère, et tend à reprendre sa fatale +liberté, sa figure indifférente, son niveau +d’égale chance.</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>En quoi cet après-midi, cette fausse +lumière, cet aujourd’hui, ces incidents +connus, ces papiers, ce tout quelconque +se distingue-t-il d’un autre tout, d’un +<i>avant-hier</i> ? Les sens ne sont pas assez +subtils pour voir que des changements +ont eu lieu. Je sais bien que ce n’est le +même jour, mais je ne fais que le savoir.</p> + +<p>Pas assez subtils, mes sens, pour +défaire cette œuvre si fine ou si profonde +qui est le passé ; pas assez subtils pour +que je distingue que ce lieu ou ce mur +ne sont pas identiques, peut-être, à ce +qu’ils étaient l’autre jour.</p> + + +<p class="c gap">POÈME<br> +(<i>traduit du langage Self</i>)</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">J’allais peut-être vous aimer,</div> +<div class="verse i2">O mon Esprit !</div> +<div class="verse">Mais je m’avise</div> +<div class="verse i2">Que je vous aimais tant, déjà !</div> +<div class="verse">J’allais peut-être vous aimer,</div> +<div class="verse i2">O mon Esprit !</div> +<div class="verse">Mais je m’avise, ô mon Esprit,</div> +<div class="verse">Que je t’aimais déjà d’une tout autre sorte !</div> +<div class="verse">Tu te fais souvenir non d’autres, mais de toi,</div> +<div class="verse">Et tu deviens toujours plus semblable à nul autre.</div> +<div class="verse">Plus autrement le même, et plus même que moi.</div> +<div class="verse">O Mien — mais qui n’es pas encor tout à fait Moi !</div> +</div> + +</div> + +<p class="c gap">SI LE MOI POUVAIT PARLER</p> + +<p>Quelle injure qu’un compliment ! — On +ose me louer ! Ne suis-je pas au delà +de toute qualification ? Voilà +ce que dirait un Moi, si lui-même +<i>osait</i> ! —</p> + +<p>Et si le Moi pouvait parler (Refrain).</p> + + +<p class="c gap">LE RICHE D’ESPRIT</p> + +<p>Cet homme avait en soi de telles +possessions, de telles perspectives ; il +était fait de tant d’années de lectures, +de réfutations, de méditations, de combinaisons +internes, d’observations ; de +telles ramifications, que ses réponses +étaient difficiles à prévoir ; qu’il ignorait +lui-même à quoi il aboutirait, +quel aspect le frapperait enfin, quel +sentiment prévaudrait en lui, quels +crochets et quelle simplification inattendue +se feraient, quel désir naîtrait, +quelle riposte, quels éclairages.</p> + +<p>Peut-être était-il parvenu à cet étrange +état de ne pouvoir regarder sa propre +décision ou réponse intérieure, que +sous l’aspect d’un expédient, sachant +bien que le développement de son +attention serait infini et que l’<i>idée</i> d’en +<i>finir</i> n’a plus aucun sens, dans un esprit +qui se connaît assez. Il était au degré +de <i>civilisation intérieure</i> où la conscience +ne souffre plus d’opinions qu’elle ne les +accompagne de leur cortège de modalités, +et qu’elle ne se repose (si c’est +là se reposer) que dans le sentiment +de ses prodiges, de ses exercices, de ses +substitutions, de ses précisions innombrables.</p> + +<p>… Dans sa tête où derrière les yeux fermés +se passaient des rotations curieuses, — des +changements si variés, si +libres, et pourtant si limités, — des +lumières comme celles que ferait une +lampe portée par quelqu’un qui visiterait +une maison dont on verrait +les fenêtres dans la nuit, comme des +fêtes éloignées, des foires de nuit, mais +qui pourraient se changer en gares et +en sauvageries si l’on pouvait en approcher — ou +en effrayants malheurs, — ou +en vérités et révélations…</p> + +<p>C’était comme le sanctuaire et le +lupanar des possibilités.</p> + +<p>L’habitude de méditation faisait vivre +cet esprit au milieu — au moyen — d’états +rares ; dans une supposition +perpétuelle d’expériences purement +idéales ; dans l’usage continuel des conditions-limites +et des phases critiques +de la pensée…</p> + +<p>Comme si les raréfactions extrêmes, +les vides inconnus, les températures +hypothétiques, les pressions et les charges +monstrueuses avaient été ses ressources +naturelles — et que rien ne +pût être pensé en lui qu’il ne le soumît +par cela seul au traitement le plus énergique +et ne recherchât tout le domaine +de son existence.</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>Ce goût, et parfois ce talent de la +<i>transcendance</i>, — j’entends par là une +incohérence <i>réelle</i>, plus vraie que toute +cohérence proposée, avec le sentiment +d’être ce qui passe <i>immédiatement</i> d’une +chose à l’autre, de traverser en quelque +manière les plus divers ordres — ordres +de grandeur… points de vue, accommodations +étrangères… Et ces brusques +retours à soi, coupant quoi que ce +soit ; et ces vues bifides, ces attentions +tripodes, ces contacts dans un autre +monde de choses séparées dans <i>le leur</i>… +C’est moi.</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>Méprise tes pensées, comme d’elles-mêmes +elles passent. — Et repassent !…</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>LE JEU PERSONNEL.</p> + +<p><i>Règle du jeu.</i></p> + +<p>La partie est gagnée si l’on se trouve +digne de son approbation.</p> + +<p>Si la partie gagnée l’a été par calcul, +avec volonté, suite et lucidité, — le +gain est le plus grand possible.</p> + + +<p class="c gap">L’HOMME DE VERRE</p> + +<p>« Si droite est ma vision, si pure ma +sensation, si maladroitement complète +ma connaissance, et si déliée, si nette +ma représentation, et ma science si +achevée que je me pénètre depuis +l’extrémité du monde jusqu’à ma parole +silencieuse ; et de l’informe <i>chose</i> qu’on +désire se levant, le long de fibres +connues et de centres ordonnés, je me +<i>suis</i>, je me réponds, je me reflète et +me répercute, je frémis à l’infini des +miroirs — je suis de verre. »</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>Ma solitude — qui n’est que le +manque depuis beaucoup d’années, +d’<i>amis</i> longuement, profondément vus ; +de conversations étroites, dialogues sans +préambules, sans finesses que les plus +rares, elle me coûte cher. — Ce n’est +pas vivre que vivre sans objections, +sans cette résistance vivante, cette +proie, cette autre personne, adversaire, +reste individué du monde, obstacle +et ombre du moi — autre moi — intelligence +rivale, irrépressible — ennemi +le meilleur ami, hostilité divine, +fatale, — intime.</p> + +<p>Divine, car supposé un dieu qui vous +imprègne, pénètre, infiniment domine, +infiniment devine — sa joie d’être +combattu par sa créature qui essaie +imperceptiblement d’être, se sépare… +La dévorer et qu’elle renaisse ; et une +joie commune et un agrandissement.</p> + +<p>Si nous savions, nous ne parlerions +pas — nous ne penserions pas, nous ne +nous parlerions pas.</p> + +<p>La connaissance est comme étrangère +à l’être même. — Lui s’ignore, s’interroge, +se fait répondre…</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>De quoi j’ai souffert le plus ? Peut-être +de l’habitude de développer toute +ma pensée — d’aller jusqu’au bout +en moi.</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>Je méprise vos idées pour les considérer +en toute clarté et presque comme +l’ornement futile des miennes ; et je +les vois comme on voit en pleine eau +pure, dans un vase de verre, trois ou +quatre poissons rouges faire, en circulant, +des découvertes toujours naïves +et toujours les mêmes.</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>Je ne suis pas bête parce que toutes +les fois que je me trouve bête, je me +nie — je me tue.</p> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> +<p>Dégoûté d’avoir raison, de faire ce +qui réussit, de l’efficacité des procédés, +essayer autre chose.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">TABLE</h2> + + +<div class="flex"> +<table> +<tr><td class="drap sc">Préface</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c0">9</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap sc">La soirée avec M. Teste</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c1">21</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap sc">Lettre d’un ami</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c2">55</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap sc">Lettre de Madame Émilie Teste</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c3">83</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap sc">Extraits du <span lang="en" xml:lang="en">log-book</span> de Monsieur Teste</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c4">115</a></div></td></tr> +</table> +</div> +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em">Paris. — Imprimerie Chantenay. 6-6-1929</p> + + +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75440 ***</div> +</body> +</html> + diff --git a/75440-h/images/cover.jpg b/75440-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..dde7bdd --- /dev/null +++ b/75440-h/images/cover.jpg diff --git a/75440-h/images/illu.jpg b/75440-h/images/illu.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..55bf915 --- /dev/null +++ b/75440-h/images/illu.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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