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+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75517 ***
+
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+ VINGT JOURS
+ EN TUNISIE
+ (Août 1882)
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+
+DU MÊME AUTEUR
+
+
+Nouvelles et Contes
+
+ La Gueuse parfumée.
+ Au bon soleil.
+ Paris ingénu.
+ La Vraie Tentation du Grand Saint Antoine.
+
+
+Théâtre en vers:
+
+ Pierrot héritier.
+ Le Duel aux lanternes.
+ Les comédiens errants, (en collaboration avec M. Valery Vernier).
+ Le Char (en collaboration avec M. Alphonse Daudet).
+ L’Ilote, (en collaboration avec M. Charles Monselet).
+
+
+3069.--ABBEVILLE.--TYP. ET STÉR. A. RETAUX.
+
+
+
+
+ PAUL ARÈNE
+
+ VINGT JOURS
+ EN TUNISIE
+
+
+ PARIS
+ ALPHONSE LEMERRE, LIBRAIRE-ÉDITEUR
+ 27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-31
+
+ MDCCCLXXXIV
+
+
+
+
+A MON FRERE
+
+JULES ARÈNE
+
+VICE-CONSUL DE FRANCE
+
+à SOUSSE
+
+
+
+
+VINGT JOURS EN TUNISIE
+
+
+
+
+LE PUITS DES SARRAZINES
+
+
+--... Les théâtres ne rouvrent pas encore, j’ai quinze ou vingt jours
+devant moi, je viens d’apprendre que la Goulette est à trente-six heures
+du fort Saint-Jean, et je m’en vais en Tunisie.
+
+--Bonne idée, au mois d’août!
+
+--Le mois du Ramadan...
+
+--Oui! avec quarante-deux degrés à l’ombre.
+
+Là-dessus, Marius, qui connaît les États barbaresques pour y avoir placé
+d’innombrables pelotes de fil au tambour, m’emmena chez un chapelier et
+me fit acheter un casque blanc en moelle de sureau.
+
+--Maintenant, tu peux marcher. Coiffé comme cela, on se fiche du soleil
+et l’on est respecté des Arabes.
+
+En attendant, ce casque m’a fort rendu service dans une suprême partie
+de pêche organisée pour solenniser mes adieux par le brave Rabastoul, un
+vieil ami à Marius et à moi qui, bien plus loin que Montredon, sur
+l’aride côte marseillaise, possède un cabanon croulant et délicieusement
+solitaire.
+
+Une après-midi presque africain déjà, tant à cause de l’enragé soleil
+que des étonnantes histoires turques dont nous régale Rabastoul.
+
+--«... Oui, disait-il, vous vous plairez là-bas, très certainement, chez
+ces braves Turcs de Tunisie! De tout temps nous avons eu en Provence
+comme qui dirait un faible pour les Turcs.»
+
+Rabastoul se tut, préoccupé qu’il était de donner le suprême tour de
+main à la bouillabaisse; et, pendant un moment,--sous l’abri de roseaux
+secs où s’entortille une courge en fleurs, dans cette calanque perdue
+dont le sable est si blanc et l’eau si claire qu’on y voit circuler la
+dorade, et les oursins avec les langoustes se promener au fond--un
+silence régna, troublé seulement par les pétarades des pommes de pins
+s’enflammant, le murmure de la marmite et le glou-glou des rochers creux
+qui s’emplissent et se dégorgent au lent va-et-vient de la mer.
+
+Puis, quand la bouillabaisse fut à point, et tandis que, dans un nuage
+de safran, sur la coquille de grande nacre qui sert de plat chez nos
+pêcheurs, les tranches molles et bien taillées s’imbibaient d’un jus
+couleur d’or, Rabastoul, s’étant servi avec discrétion les deux moitiés
+d’une rascasse, recommença, sans perdre un coup de dents ni une lampée
+de vin, à nous exposer ses idées:
+
+ * * * * *
+
+--«... Les Turcs? de braves gens, en Alger surtout. On fut longtemps
+amis avec eux, puis, un beau jour, on s’est brouillé. Toujours des
+histoires de femmes!»
+
+ * * * * *
+
+Et comme je contestais son point de vue historique, lui faisant
+remarquer qu’après tout les femmes avaient été pour peu de chose dans le
+coup d’éventail de 1830, dans la déclaration de guerre, le bombardement
+d’Alger et la prise de la Smala:
+
+ * * * * *
+
+--«Il s’agit bien, s’écria Rabastoul, de votre Abd-el-Kader et de
+Louis-Philippe? C’est de nous autres que je parle, de nous autres les
+Provençaux; et nous avions, de Mounègue jusqu’à Marseille, rompu la
+paille avec les Turcs pour notre compte, des années et des années avant
+que votre Louis-Philippe et Abd-el-Kader fussent nés.»
+
+ * * * * *
+
+Il y avait, près de l’endroit où nous déjeunions, un puits recouvert
+d’une tourelle, au bord des flots, presque en pleine grève, d’une eau
+bonne à boire cependant, et supérieure, tant le seau la remontait
+glacée, pour y mettre le vin fraîchir.
+
+ * * * * *
+
+--«Vous voyez ce puits? continua Rabastoul, c’est un vieux puits. Des
+tuiles manquent à son toit que le mistral a épointé, et les pierres en
+sont rongées par l’air marin et le clair de lune.
+
+Dans les anciens, très anciens temps, ce puits était l’unique puits d’un
+village qui existait alors et qui n’existe plus sur le coqueluchon du
+Cap.
+
+De sorte que chaque soir, à la bonne du jour, quand le soleil couchant
+fait souffler la brise du large, les femmes et les filles descendaient
+remplir leur cruche au puits et causer autour de choses ou d’autres.
+
+Mais voilà: les Turcs, qui sont des malins, connaissaient cette
+habitude; et tous les mois, tous les deux mois, selon les besoins, ils
+envoyaient une tartane avec des pirates qui, arrivant sans mener bruit,
+se tenaient cachés tant qu’il fallait, tranquilles leur mât abattu,
+là-bas derrière cette îlette, et ensuite l’heure venue, se précipitaient
+vers le puits, poignard aux dents et en poussant des cris sauvages,
+crevaient les cruches à grands coups de pied, et emportaient femmes et
+filles par delà le golfe du Lion dans des capitales barbaresques.
+
+Ceux du village, un peu froissés les premières fois, ne se fâchaient
+plus maintenant; vous allez comprendre pour quoi.
+
+D’abord, chacun savait que là-bas les Provençales n’étaient pas à
+plaindre. Bien traitées, bien nourries, parfumées à l’essence de rose,
+et habillées de colliers en or, souvent on les nommait sultanes. Tout
+cela, comme on peut penser, flattait l’amour-propre des familles. Sans
+compter que, de temps en temps, quand une occasion se présentait, elles
+écrivaient de belles lettres avec de l’argent turc dedans pour consoler
+parents ou maris en leur permettant de vivre bourgeois. Ils s’achetaient
+alors des olivettes et des vignes. Une fille enlevée, assez jolie,
+c’était quasiment la fortune...
+
+Et d’autres avantages encore!
+
+Par exemple, si une jeunesse un peu trop coureuse avait, comme une
+cavale débridée, laissé tomber un fer en route, et que son galant
+refusât de le ramasser:
+
+--C’est bien, Tistet, j’irai au puits.
+
+--Va au puits, Myette...
+
+Et elle allait au puits, pécaïre! et les Turcs étaient bien contents.
+
+De même pour les demoiselles sans dot, les veuves qui ne renoncent pas,
+et les ménagères mal en ménage.
+
+A cette bienheureuse époque on ne connaissait par ici ni femmes séparées
+ni vieilles filles. Le monde vivait dans le contentement et la concorde.
+Pas besoin d’huissiers, de juges de paix ou de notaires! Ces honnêtes
+brigands de Turcs étaient chargés d’arranger tout.
+
+Bientôt le puits devint célèbre. Toujours quelque femme, quelque
+fillette rôdait autour, s’attardant, espérant les Turcs. Même à la fin,
+pour simplifier, les Turcs avaient la politesse d’annoncer leurs coups
+huit jours à l’avance en hissant à la cime d’un pin le terrible drapeau
+vert et rouge surmonté d’une tranche de pastèque, qui est le croissant
+comme chacun sait.
+
+Ce fut alors une vraie foire. Voulez-vous des filles? en voilà des
+filles! Il en venait d’un peu partout, la cruche au bras, sous prétexte
+de chercher de l’eau. Il en venait de la plaine et de la montagne:
+d’Arles avec le ruban flottant qui fait si bien contre les joues brunes;
+de Nice avec le petit chapeau plat pareil à un champignon blanc; et des
+Avignonnaises coiffées de la catalane, et des Marseillaises qui toujours
+rient, le front encadré de frisons noirs dessous le bonnet en coquille.
+Ils n’avaient plus assez de barques, les Turcs! Les Turcs ne savaient
+plus où donner de la tête.
+
+En ce monde, tout s’use, hélas! les fils les plus longs ont un bout, et
+il arriva un moment où l’affaire se gâta. Entre nous, il y eut de la
+faute des Turcs.
+
+Jamais on ne leur avait rien dit, bien loin de là: tous amis, tous
+frères. Chacun se faisait un plaisir d’offrir la tournée de muscat quand
+ils passaient devant une bastide.
+
+Que voulez-vous? Les gredins abusèrent!
+
+Un jour--ils n’étaient pas venus depuis longtemps--un jour, sur le bleu
+de la mer, on distingua des voiles blanches:
+
+Les Turcs! ce doit être les Turcs!...
+
+Grand remue-ménage là-haut. Les plus pressées sautent sur la cruche et
+dégringolent du côté du puits.
+
+C’étaient bien les Turcs, en effet. Seulement, pour cette fois-là, les
+Turcs ne venaient pas chercher des femmes. Au contraire! Il y avait chez
+eux un trop-plein, et l’idée leur était poussée de nous rapporter en une
+fois toutes les vieilles, celles qu’ils avaient enlevées vingt ans,
+trente ans auparavant. Vous voyez d’ici le cadeau!
+
+Ah! mes amis de Dieu, ce fut une belle bataille. Mon saint homme d’oncle
+n’avait que cent ans alors qu’il me la raconta. Sitôt qu’on sut de quoi
+il retournait, avec des fusils et des haches tout le village descendit.
+On en tua des Turcs et des Turcs! Le puits fut comblé de corps sans
+têtes; et il y avait sur le sable tant de têtes coupées et de turbans
+que la plage, disent les anciens, ressemblait à un champ de citrouilles.
+Les Turcs durent se rembarquer, ramenant au pays d’où ils étaient venus
+leur chargement de vieilles femmes. Et même à partir de ce moment, plus
+jamais on n’a revu de Turcs!
+
+Comme souvenir de l’événement, le puits garde encore aujourd’hui le nom
+de _Puits des Sarrazines_.
+
+ * * * * *
+
+--Parce que, conclut Marius en soulignant d’un verre de vin la fin
+du récit et de la bouillabaisse, parce que, du temps des
+arrière-grands-pères, les Turcs, quand ils allaient sur mer,
+s’appelaient plutôt Sarrazins.
+
+
+
+
+EN MER
+
+
+Le cadran des Accoules marquait six heures du soir. Quelques minutes
+après, non sans un certain chatouillement intérieur d’orgueil, tempéré,
+à vrai dire, par de vagues appréhensions de mal de mer, je m’accoudais,
+dominant les quais et la fourmilière des nouveaux ports, à l’arrière de
+la _Ville de Naples_, qui soufflait la vapeur par toutes les bouches de
+sa machine et carillonnait le départ.
+
+Adieu Marius, adieu Marseille!
+
+Marius n’est déjà plus qu’un point noir. Marseille, au contraire, à
+mesure que le navire s’éloigne et prend du champ, Marseille avec sa
+forêt de mâts, ses clochers, ses tours, semble grandir et se hausser sur
+l’eau. Des collines, invisibles jusque-là, apparaissent derrière les
+maisons; et, comme le soleil va plongeant, les longues jetées régulières
+barrent la mer bleue de lignes rouges. Puis, plus vite qu’elle n’avait
+grandi, la ville se fit petite; lointaine déjà, je ne la distinguais
+plus qu’avec peine, quand, subitement, comme derrière un rideau qu’on
+tire, elle disparut au tournant d’un cap.
+
+ * * * * *
+
+Premier repas à bord, charmant et tout parfumé de sensations nouvelles,
+dans une de ces magnifiques salles à manger de la Compagnie générale
+transatlantique, dressées au-dessus du pont comme un château d’arrière,
+et dont le toit, qui forme terrasse, sert de promenoir aux passagers.
+Des lustres, un piano, des tapis, des lambris de marbre, avec--ce qui
+vaut mieux pour l’appétit--l’air de la mer et de la lumière circulant
+partout librement. Le commandant Baudin, qui préside, prodigue à sa
+voisine, novice comme moi en fait de navigation et tout enthousiasmée,
+une foule de renseignements dont je fais sournoisement mon profit. Peu à
+peu les langues se délient. Tandis qu’à droite un jeune Tunisien me
+parle de Paris où il vient de passer trois semaines; tandis qu’à gauche
+un brave Marseillais, ancien capitaine caboteur, maintenant «retiré dans
+le commerce», me donne son adresse et me charge de le renseigner à mon
+retour, puisque je compte aller jusque-là, sur le prix que valent les
+_cornes et onglons_ à Kairouan; en face de moi, dans l’encadrement, pas
+plus grand que la portière des wagons, d’une fenêtre ouverte, le roulis
+me montre alternativement un pan de ciel bleu, une lieue de mer et les
+rocs blancs et nus qui sont la côte de Provence. Ce jeu de cache-cache
+entre l’azur uni du ciel et l’azur pailleté de la mer, ces crêtes
+dentelées qui, de trois secondes en trois secondes, ont l’air de venir
+regarder dans votre assiette, produisent d’abord un effet quelque peu
+troublant; mais à la fin l’estomac s’y habitue.
+
+Quand on remonte sur le promenoir, les côtes ont disparu et la nuit
+tombe. La nuit, voilà qui m’inquiète! Aussi est-ce avec un peu de vague
+à l’âme qu’après une heure ou deux passées à contempler les flots et les
+étoiles, après un thé somnolent où la plupart des convives manquent, je
+regagne ma cabine et mon lit.
+
+Elle est confortable, la cabine, on n’est pas trop mal dans ce lit. Sur
+la lampe, qui m’éclaire de l’extérieur et que défend un grillage, j’ai
+rabattu les deux petits battants en cuivre pareils aux volets d’un
+triptyque; mais un rayon de lune arrive par la lentille du hublot. La
+mer, avec son large bercement, amène vite un sommeil léger, transparent,
+au travers duquel, entendant l’hélice ronfler, je rêve confusément de
+rouets monstrueux et de gigantesques nourrices.
+
+ * * * * *
+
+Des bruits me réveillent, il est onze heures.
+
+--Bien le bonjour! me crie le négociant en cornes et onglons, qui sort
+de la cabine d’à côté; tout de même sans nous en apercevoir, nous avons
+déjà fait la moitié du voyage.
+
+ * * * * *
+
+L’après-midi est longue, et le spectacle, au milieu de cet immuable rond
+bleu, finirait par devenir monotone, bien que les flots varient d’aspect
+suivant que le soleil monte ou que le vent change, tantôt immobiles et
+lourds, tantôt s’éclaboussant de bulles d’or, puis agités, frisés,
+neigeux, rebroussés en claires poussières où jouent des reflets
+d’arc-en-ciel. Mais il y a les surprises du voyage: un mât à l’extrême
+horizon, une fumée entrevue, un verdier émigrant, sorti on ne sait d’où,
+qui vient se reposer sur les vergues, un goëland qui plane rasant l’eau
+et, retourné d’un subit coup d’aile, montre son ventre blanc, s’argente
+et se fait invisible au milieu des blancheurs d’écume. Et les marsouins!
+Oh les marsouins! Ils ont d’abord cabriolé au large, et, navigateur sans
+expérience, je les prenais pour de gros thons. Ensuite ils se sont
+rapprochés, faisant mine de vouloir défier en vitesse la _Ville de
+Naples_.
+
+Tout le monde, afin de mieux voir, était passé sur le gaillard d’avant.
+Vous vous figurez peut-être le marsouin comme un poisson ondoyant et
+souple, pareil à ces dauphins classiques qu’on sculpte aux bas-reliefs
+des fontaines? Pas du tout: rigides et taillés droit comme un cuirassé,
+la queue en V, le nez en groin, ils sont trois qui courent sous la proue
+sans qu’on voie frémir leurs nageoires. De temps en temps ils sautent
+hors de l’eau, d’un saut balourd, tout d’une pièce. A la fin pourtant
+ils se fatiguent à filer ainsi tant de nœuds. Un d’eux lâche pied, si
+j’ose m’exprimer ainsi, aussitôt un autre l’imite. Le troisième, par pur
+amour-propre, persiste quelques instants encore; mais à son tour il
+plonge et disparaît, au moment précis où la cloche du bord sonnant pour
+le dîner semble annoncer la fin de la lutte et la victoire du paquebot.
+
+Le soleil tombait, et ses rayons horizontaux éclairaient au loin, sur
+notre gauche, les côtes sauvages de Sardaigne.
+
+--Demain matin, me dit le commandant, si vous êtes sur le pont de bonne
+heure, vous pourrez voir l’Afrique se lever.
+
+Le lendemain, un matelot pieds nus est en train d’éponger le pont. Je
+lui demande:
+
+--Qu’aperçoit-on là-bas dans la brume?
+
+Il me répond:
+
+--C’est la terre en grand.
+
+Des hauteurs arrondies, boisées de myrtes bas qui prolongent jusque dans
+la mer leur tapis de verdure sombre; çà et là, des traces de culture, un
+carré rougeâtre... Voilà donc l’Afrique! J’avais rêvé d’un abord plus
+farouche cette vieille terre, mère des monstres. Il fait d’ailleurs très
+frais, et je cherche le soleil. Maintenant la _Ville de Naples_ suit les
+côtes, sa proue tournée vers l’Orient. Quelques points blancs qui sont
+des marabouts, des lignes blanches qui sont des villes. On nomme
+Bizerte, Porto-Farina. Puis nous doublons une pointe, et un village
+m’apparaît en l’air, au milieu d’oliviers, avec des toits plats, des
+coupoles, le tout d’un éclat vif et doux, dans la gaie lumière du matin,
+comme de la neige teintée d’un peu de rose.
+
+Ce village est Sidi-bou-Saïd, et ce cap est le cap Carthage. Plus loin
+et plus bas, au ras de l’eau bleue, des bastions, un minaret, un
+clocher: la Goulette; et derrière, Tunis, qu’il faut deviner au fond de
+son lac.
+
+
+
+
+LA GOULETTE
+
+
+J’essaye de débarquer, non sans peine! car la Tunisie n’a pas de ports
+et les navires sont obligés de mouiller l’ancre en rade assez loin du
+rivage. Le passager qui veut se faire conduire à terre devient alors la
+proie de bateliers braillards et bariolés qui, avant même que l’escalier
+mobile fût descendu, avant que la _Ville de Naples_ fût arrêtée,
+accrochaient à ses flancs leurs embarcations, criant comme des sourds et
+se disputant la bonne place à coups de rames, au risque de chavirer dans
+les derniers remous de l’hélice. Un fonctionnaire malpropre et digne,
+avec la redingote à innombrables boutons et la chechia timbrée d’un
+ornement en cuivre repoussé--insigne des administrations beylicales--qui
+représente un croissant entre deux drapeaux, tapait dans le tas, à tour
+de bras, pour mettre un peu d’ordre. La politique du bâton a quelque
+chose qui d’abord répugne à notre délicatesse française, et pourtant, il
+faut bien le dire, sans le bâton de l’homme en redingote, nous serions
+tous encore à bord.
+
+Je me trouve assis dans une barque à côté d’une jeune femme, d’une
+modiste, missionnaire du chiffon et du ruban fripé, qui vient prêcher à
+Tunis la bonne nouvelle de nos élégances. En proie aux mélancolies du
+premier exil, elle contemple avec un dégoût mêlé d’effroi, touchant ses
+genoux, sur le banc transversal où les rameurs s’accotent, un orteil
+monstrueux, l’orteil nu d’un nègre. Près du nègre, les pieds nus
+toujours, rament un vieil Arabe et un garçonnet de quinze ans. Très
+brun, il a des yeux bleu clair et de beaux cheveux blonds frisés.
+«Pauvre petit!» soupire la modiste. Enfant de l’amour et du hasard, né à
+Malte de quelque matelot anglais, l’ardent soleil n’a pu lui noircir que
+la peau.
+
+Détails frivoles, si l’on veut, et indignes d’être enregistrés par un
+voyageur qui se respecte. Mais qu’y faire? C’est ainsi que d’abord la
+Tunisie s’est révélée à moi, avec la bizarrerie de ses procédés
+administratifs et son curieux mélange de races.
+
+ * * * * *
+
+Nous voici enfin dans la Goulette, large canal gorgé d’eau noire qui
+joint la mer au lac et sert de port. La Goulette a pour garde les murs
+blancs d’un fort armé d’énormes canons en fonte, soigneusement passés au
+goudron, mais de forme antique et paradoxale, qui doivent pour le moins
+remonter aux temps de Charles-Quint et du corsaire Barberousse. En
+verrons-nous de ces inutiles canons, dans notre voyage! La côte
+tunisienne en est toute hérissée.
+
+On nous débarque; il s’agit de payer au chef des rameurs le prix de
+cette courte traversée. «Dites que vous êtes passager de troisième
+classe», me souffle à l’oreille le marchand de cornes et onglons.
+«Pourquoi?--Vous verrez.» Un peu par loyauté, beaucoup par vanité
+française, car la modiste est toujours là, je déclare ma qualité de
+voyageur en première. C’est 3 francs! Pour le même voyage, fait sur le
+même banc, sur le même bateau, le prudent Marseillais, grâce à un petit
+mensonge, s’en tire moyennant 50 centimes. Il m’explique qu’en Tunisie
+marchandise et travail n’ont pas de prix bien arrêté. Un couffin de
+dattes, un panier de figues vaudront indifféremment une piastre si vous
+avez le gousset garni, ou deux caroubes, c’est-à-dire moins de deux
+sous, si vos habits montrent la corde. Le tout en conscience, sans que
+le marchand pense à mal, par une vague conception de communisme oriental
+et de fraternité musulmane qui veut que, tout étant à tous, les plus
+riches payent pour les plus pauvres.
+
+Ayant laissé mon bagage à bord, je ne fais que passer devant la douane,
+où un nègre,--toujours des nègres!--un nègre en magnifique turban de
+soie fouille et retourne de ses mains couleur de charbon une malle de
+femme pleine de chemisettes brodées.
+
+Le soleil, supportable en mer, semble s’être fait brûlant tout à coup.
+Un pont-levis, enjambant le canal, traversé, je me réfugie dans un café,
+sur une placette qu’ombragent des arbres assez verts alignés à
+l’européenne, et où un maigre filet d’eau pleure dans une vasque en
+simili-bronze. Il est onze heures du matin à peine, et le commissaire du
+bord a affiché le départ pour six heures du soir. Mais les bateliers et
+manœuvres indigènes n’auront pas terminé leur besogne de sitôt, exténués
+qu’ils sont par le jeûne du Ramadan. J’aurais donc tout le temps d’aller
+jusqu’à Tunis. Mais on est bien ici à regarder la foule et son agitation
+paresseuse, cohue de burnous blancs et de dalmatiques à ramages que
+traversent un âne, un chameau, une chiourme de forçats balayeurs joyeux
+et bien portants malgré leurs bruyantes entraves, un soldat du bey
+triste et mal nourri, des Mauresques voilées, des Juives coquettes et
+grasses dans leur original et troublant costume de ville, une grande
+_carrossa_ délabrée que mène un cocher tout en or, ou une corvée de
+troupiers français vêtus de toile blanche et portant des gamelles.
+
+Au résumé, sur un fond de couleur locale, on sent trop ici le voisinage
+de la cour mi-européenne du Bardo, de nos casernes et du port. Ce n’est
+qu’un à-peu-près d’Orient, l’Orient frelaté des Échelles.
+
+Il sera sage de réserver ma fraîcheur d’impressions pour l’Orient
+presque intact, encore endormi, que cache là-bas le cap Bon, couché en
+travers de l’immense rade éblouissante où la _Ville de Naples_ fait sa
+vapeur, mouillée un peu en avant des cuirassés de notre flotte de
+guerre, et que sillonnent quelques speronares légers et une tartane
+adriatique dont la voile brune porte, visible au loin dans l’air
+transparent, l’image barbare d’un saint.
+
+Vains projets! J’ai manqué le bateau: je l’ai manqué, parce que, dans ce
+pays étrange et nouveau, dans cette émotion de l’arrivée, on perd comme
+en un rêve le sentiment du temps et de l’heure; parce que le soleil, en
+tournant, m’a chassé de la table que j’occupais; parce que la flânerie
+est douce à travers l’imprévu des rues de la Goulette; parce que je me
+suis arrêté plus longtemps qu’il n’aurait fallu, inconscient, le dos
+dans un coin d’ombre, à contempler, avec ses murs blanchis à la chaux,
+son escalier de pierre sans rampe où une femme est assise, son puits en
+faïence et son figuier, une cour de maison si blanche qu’elle en
+paraissait légèrement bleue, comme si dans la claire atmosphère un peu
+de l’azur du ciel s’était dissous et flottait; parce que, ô contraste!
+j’ai fait la découverte originale de ce que l’Orient peut contenir de
+comique en m’égarant dans l’arsenal encombré d’une invraisemblable
+artillerie, où la flotte de la Régence est représentée par une chaloupe
+en train de pourrir sur son chantier, ce qui ne l’empêche pas d’avoir un
+amiral pour elle seule; parce que j’ai suivi un jeune eunuque noir, une
+serviette d’avocat sous le bras, correct et grave sous sa redingote, se
+dirigeant à grandes enjambées vers le mignon palais d’été que le bey
+Mohammed s’est bâti au milieu de l’eau; parce que j’ai voulu dîner,
+séduit par la beauté du paysage et aussi par une assiette d’énormes
+crevettes rouges dix fois grandes comme les nôtres, sur la terrasse d’un
+restaurant en vue de la mer; parce que le batelier mal blanchi qui
+devait me prendre et m’avertir de l’heure est arrivé en retard,
+abominablement gris d’absinthe et de vin de palme; parce que cela était
+écrit, et pour une foule de raisons encore!
+
+ * * * * *
+
+D’ailleurs, tout s’arrangera pour le mieux. Des passagers m’ont vu; ils
+pourront rassurer le commandant et certifier que je ne suis point mort.
+Mes malles sont dans ma cabine; on songera certainement à les déposer à
+Sousse, où j’arriverai par le prochain bateau, c’est-à-dire dans trois
+jours.
+
+En attendant, j’ai trouvé tout de suite ici pour passer ma nuit une
+installation originale. C’est la coutume à Tunis, parmi les gens riches,
+de venir, quand ils en ont le temps, à la Goulette respirer la brise de
+mer. Beaucoup de négociants y possèdent un pied-à-terre; ceux qui ne
+sont pas propriétaires ont la ressource de louer pour la saison dans
+l’établissement des bains une cabine que chacun meuble à sa guise. Un
+aimable Maugrabin, à qui on me présente, veut bien me céder la sienne
+pour un soir. Je serai à souhait dans cette baraque en bois, sur ce
+divan couvert de tapis dont la bigarrure violente me dépayse et me
+charme. La fenêtre donne sur la mer et une trappe pratiquée dans le
+plancher permet de descendre jusqu’à l’eau salée que j’entends clapoter
+entre les pilotis, sous ma couchette. La lumière éteinte, la chambre
+éclairée vaguement par le reflet de la mer et des étoiles, sommeillant à
+moitié, je me figure voir la trappe se soulever, tandis que des sirènes
+africaines, des sirènes noires, se dressent en riant sur leur queue
+écaillée pour regarder l’étranger dormir.
+
+Au réveil, mon premier soin est d’ouvrir la trappe; et cela m’amuse
+d’aller au bain comme un bon bourgeois irait à sa cave.
+
+
+
+
+TUNIS, HAMMAN-LIF
+
+
+Le voyage est plaisant de la Goulette à Tunis, par ce chemin de fer
+improvisé, sorte de tramway à vapeur primitif et commode, avec ses
+lourds wagons disgracieux mais ouverts au grand air et munis de
+plates-formes où l’on circule. A gauche, la lagune aux bords sablonneux
+peuplés d’oiseaux d’eau; à droite, des coteaux bas sur lesquels de
+nuages promènent leurs ombres, plantés d’oliviers trapus au feuillage
+dur et qui ne s’argente pas au vent comme nos oliviers de Provence.
+Derrière nous, la Goulette, ligne mince et blanche entre le lac et la
+mer.
+
+ * * * * *
+
+A Tunis, où sans que la locomotive s’essouffle, on arrive en une
+demi-heure, j’ai tout de suite trouvé le bon endroit pour voir la
+population défiler. C’est une petite place entourée d’arcades, dans
+l’ombre d’une haute porte à créneaux, très historiée, que décore une
+inscription arabe gravée sur le marbre: _Bab-el-Bahr_, la porte Marine.
+
+Un pittoresque fort mêlé! Deux grandes maisons à l’italienne, le toit
+couronné de balustres, la façade superposant les colonnes fines de deux
+loggias; à côté, une maison mauresque aux murailles nues, portant,
+collée à ses parois comme un gigantesque nid d’hirondelle, la grille
+ventrue d’un moucharabi. Sous les arcades, une sorte de boutique qui est
+la Bourse, et, me tirant l’œil par son enseigne en français et
+l’antithèse de deux mots hurlant de se rencontrer: la _Pharmacie
+carthaginoise_!
+
+On dirait que le vieux Tunis tout entier, Européens, Maltais, Arabes et
+Juifs, se vide par cette unique porte. Voici l’Orient pacifique: un
+indigène à turban vert, le nez chaussé de grandes lunettes rondes; jambe
+de ci, jambe de là, sur une selle en belle tapisserie, et tranquille
+comme à son comptoir, il s’en va doucement, Allah sait où, au trot de sa
+mule. Quelque négociant! car on trouverait, en y regardant, pas mal
+d’épicerie au fond de ces âmes barbaresques. Seulement, fils heureux
+d’un pays de lumière, ils éprouvent le besoin de s’habiller de couleurs
+tendres pour piler leur poivre et débiter leur cannelle.
+
+ * * * * *
+
+Et voici l’Orient guerrier! Un vulgaire banc de bois peint en vert
+sépare le café où je me suis assis d’un autre établissement qui se
+trouve être un poste de soldats; un homme trop brun, à barbe grise, à
+figure de doux forban en sort, grignotant des gâteaux. Il a une veste
+brodée et trois poignards démesurés, gaine d’argent, manche d’ivoire,
+dans une ceinture de soie. C’est, paraît-il, le chef de la police; à son
+air férocement débonnaire, j’eusse parié pour le bourreau.
+
+Achetons, avant d’entreprendre notre promenade, un de ces bouquets à
+l’odeur délicieuse, mi-naturels, mi-artificiels, faits de corolles de
+jasmin enfilées sur des fibres de palmier, et que l’on vend enveloppés
+d’une fraîche feuille de vigne. Les gens d’ici, riches ou pauvres,
+bourgeois ou soldats, ce voleur qui passe et les zaptiés qui l’emmènent,
+portent tous un de ces bouquets sur l’oreille, un peu penché, à portée
+des narines. Mais je n’ai pas de turban, et, malgré mon envie, je n’ose
+pas faire comme eux.
+
+ * * * * *
+
+Maintenant, au hasard de la découverte!
+
+C’est une bizarre et particulière émotion que de se savoir citoyen pour
+un jour de cette fabuleuse Thunes, dont rêvaient comme d’une Mecque
+bohème les tire-laine du vieux Paris. Et, de fait, il y a du vieux
+Paris, il y a quelque chose d’un moyen âge transporté sous le ciel
+africain, dans cet enchevêtrement labyrinthique de rues tournant court
+et d’impasses, de longs couloirs coupés d’arcades où l’ombre et le
+soleil vont par tranches et se suivent sans se mêler, comme le vinaigre
+et l’huile dans l’unique burette d’un pauvre homme. Portes basses et
+murs aveugles; fenêtres en garde-manger où des houris, invisibles et qui
+vous voient, arrosent un pot d’œillets ou de basilic; puis, au sortir de
+ce silence, brusquement, avec un bruit d’écluse qui s’ouvrirait tout à
+coup, les souks arabes ou juifs,--car je ne suis pas encore assez ferré
+pour distinguer dans tout cela,--marchés couverts aux voûtes basses, aux
+piliers enrubannés de jaune et de rouge, et, dessous, des brodeurs, des
+selliers, des tisseurs, des marchands de fruits, de parfums et d’épices.
+Le souk du Bey, avec ses boutiques régulières en bois découpé, jadis
+marché aux esclaves, est aujourd’hui habité par des Juifs qui vendent
+des tapis, des étoffes, ou bien fabriquent des calottes rouges foulées,
+feutrées, tondues au ciseau et pressées dans des pressoirs à vis, sous
+le regard du passant. Voici le souk aux vieux habits; un bric-à-brac des
+_Mille et une Nuits_, une foule hurlante de gens à faces de pirates qui
+se poussent, les bras levés, offrant aux amateurs des djebas, des
+kmesas, des sourias, toutes sortes de costumes bariolés et de radieuses
+guenilles. Parmi le vacarme, mendiant et quêtant à la porte d’odorantes
+gargotes qui ont leur fourneau de terre sur la rue, un santon se promène
+en habit de pénitent bleu avec des amulettes au cou. Il est roux,
+fanatique et jeune, il me fait penser à Jésus-Christ.
+
+Comment me retrouvai-je en plein soleil sur un chemin jaune et brûlé
+longeant une pente que surmontent les murs effrités de la kasbah?
+Au-dessous, va dégringolant en cascade blanche le faubourg arabe de
+Bab-el-Djzira.
+
+Décidément Allah me gâte et Tunis fait des frais pour moi! J’entends des
+chants, des cris rythmés, des lamentations sur-aiguës. Je gravis un
+talus en glaise sèche, et comme il se trouve de plain-pied avec l’étage
+supérieur des maisons qui y sont adossées, je puis, passant de terrasse
+en terrasse et me donnant le plaisir nouveau d’une promenade sur les
+toits, arriver jusqu’à l’endroit d’où part l’étrange et mystérieuse
+symphonie. Dans une étroite cour, une vingtaine de femmes se lamentent,
+avec des salutations réglées et de grands gestes, devant une porte
+ouverte d’où sortent les pieds raidis d’un cadavre. Deux d’entre elles
+soutiennent par-dessous les bras une vieille femme échevelée. C’est une
+cérémonie de funérailles. Je jette un regard et me retire, ne voulant
+pas troubler d’une indiscrète curiosité ces bons musulmans dans leur
+deuil. D’ailleurs, de tous côtés les chiens aboient, et un teinturier en
+train d’étendre au soleil, sous les remparts, de longues pièces de
+cotonnade bleue, vocifère de loin, à l’adresse du sacrilége roumi que je
+suis, les plus épouvantables injures.
+
+ * * * * *
+
+Montons toujours; le soleil pique, et voici justement, oasis rêvée, un
+petit square aménagé à l’européenne autour du bassin où arrivent,
+sortant de l’aqueduc en grosse gerbe bouillonnante, les eaux fraîches et
+vierges du Zaghouan. La fontaine déborde et chante, un arbre fait ombre,
+des gamins noirs et nus se baignent ingénument dans le bassin.
+
+Une porte en fer à cheval, gardée par de pacifiques douaniers élevant un
+mouton et des poules, ouvre sur la campagne. Mais des monticules pelés
+interceptent la vue; je veux jouir du paysage et me décide à pénétrer
+dans la kasbah. Nos soldats y campent. Ces grands murs en pisé, lézardés
+fort pittoresquement, ont le ton et l’aspect de ruines romaines. Sous la
+voûte en arabesque d’un marabout écroulé, mangent deux chevaux
+d’officiers. Une large voie en plan incliné conduit sur des dessus de
+casemates se prolongeant en bastion où poussent des herbes et des
+ronces.
+
+Enfin, la Tunisie m’apparaît: des minarets, des terrasses, des coupoles;
+le Bardo, solitaire au milieu d’une plaine triste coupée d’un aqueduc et
+semée de petits cubes blancs; à nos pieds, dans l’étendue déserte, entre
+des plages basses et rouges, la Sebkha desséchée, incrustée de sel, a
+l’éclat blanc et mat d’un grand plat d’argent non poli.
+
+J’essaie de regagner l’hôtel. Encore des souks, encore des ruelles! et
+des routes sombres, de douteux passages bordés de cabarets maltais et
+d’habitations juives, où de grasses filles d’Israël, penchées derrière
+les volets de leurs fenêtres ou debout à l’entrée d’un couloir revêtu de
+faïences bleues, ont des regards d’une bienveillance troublante. Puis,
+tout à coup, c’est un morceau de rue de village où le coq chante, un
+jardin avec des dattiers qui regardent par-dessus le mur, des bananiers
+aux feuilles molles, effiloquées, laissant pendre une fleur énorme,
+violette et rouge, au bout du régime à moitié formé.
+
+Évidemment je m’égare; mais dans cette lumière douce, cette fraîcheur,
+ce silencieux va-et-vient d’ombres blanches, puisse mon égarement
+longtemps durer!
+
+Hélas! voici du bruit, de la poussière, une insupportable chaleur: c’est
+le progrès, la civilisation, la ville européenne nouvelle, et l’hôtel de
+Paris où, compensation insuffisante, la cloche sonne l’heure du
+déjeuner... Car il paraît, chose invraisemblable, que j’ai fait cette
+course folle en moins de deux heures.
+
+ * * * * *
+
+Que devenir l’après-midi? Je ne voudrais pas recommencer ma promenade;
+on gâte une sensation en insistant trop. D’un autre côté, ce grand hôtel
+froid, d’un cosmopolitisme décoloré, et qui ressemble à tous les hôtels
+du monde, est un triste séjour pour un affamé d’Orient. Si je faisais la
+sieste? Mais ne fait pas la sieste qui veut, et je n’ai pas encore
+appris à faire la sieste.
+
+Tandis que je prends ma demi-tasse,--à l’européenne, ô rougeur!--sous
+les arcades poussiéreuses d’un café neuf, peuplé de garçons rasés, et
+qui affiche pour toute originalité d’avoir sa terrasse assiégée par une
+quinzaine de cicerones décrotteurs, de douze à quinze ans, plus ou moins
+juifs ou nègres, et d’employer en guise de chasseur un officier tunisien
+lamentable et poli dont on garde le sabre au comptoir quand il va en
+course, quelqu’un s’approche et me salue. Je reconnais Dario, l’ami
+Dario Attia, le jeune Tunisien de la _Ville de Naples_, qui me croyait à
+Sousse depuis deux jours et se montre affectueusement ravi de ma
+mésaventure. Remuant et fin, d’une aimable et vive intelligence, mélange
+d’Italien et d’Asiatique, car sa mère est des environs de Naples et son
+grand-père venait d’Alep, quelque peu Israélite aussi, autant qu’on peut
+l’induire de son profil très pur et de son regard noir, mais Israélite
+sans fanatisme, Dario présente un fort sympathique spécimen de la fusion
+des races en Tunisie, et de ce métal de Corinthe que l’on appelle un
+Levantin.
+
+Dario trouve tout de suite l’emploi de la journée. N’est-ce pas fête?
+C’est fête, en effet; tout à l’heure, je me le rappelle, j’ai failli
+assister à une grand’messe, étant entré,--comme je suivais, sans penser
+à mal, un groupe de Maltaises brunes, à mâchoire solide, à pommettes
+saillantes, belles sous leur cape de satin noir, quoique d’une beauté un
+peu masculine,--dans une église d’aspect très catholique à l’intérieur,
+mais précédée, en guise de parvis, d’une petite cour mauresque où les
+fidèles, en attendant l’heure, marchandaient des souvenirs de Jérusalem,
+menus objets en nacre et en bois d’olivier familièrement étalés sur le
+pavé. C’est fête! Or un Tunisien qui se respecte va, les fêtes et le
+dimanche, à Hammam-Lif, quand il ne va pas à la Goulette. Dario Attia me
+donne, d’ailleurs, à entendre que le patriotisme au besoin me ferait un
+devoir d’opter pour Hammam-Lif. Le chemin de fer de la Goulette,
+sommairement construit par les Anglais, a été acheté, comme on sait, par
+une Compagnie italienne, la Compagnie Rubbatino. Aussi les employés
+affectent-ils de ne parler que l’italien et les affiches sont-elles
+exclusivement rédigées dans la langue du Dante, ce qui ne laisse pas que
+d’être gênant et même quelque peu vexatoire. Mais la ligne de Hammam-Lif
+est française; et, comme lieu de plaisir et de bain de mer dominical,
+Hammam-Lif commence à faire une sérieuse concurrence à la Goulette. Les
+amis des Français vont à Hammam-Lif de préférence: Vivent la France et
+Hammam-Lif!
+
+Nous trouvons à la gare une foule endimanchée qui attend. Sauf quelques
+chechias, quelques turbans, la note éclatante d’un costume juif, on
+pourrait se croire un jour d’été à une gare de banlieue. Le train
+contourne d’abord le lac, puis il suit la mer et vous dépose en plein
+sable, sur une plage, au pied de montagnes arrondies, couvertes de
+myrtes ras et se creusant en vallons agréables. Quelques maisons, un
+café maure, un dar-el-Bey transformé en caserne, et l’établissement des
+bains que je commets l’imprudence de visiter. Les étuves souterraines où
+jaillissent des sources d’eau, bouillantes et fumantes, datent du temps
+des Romains. Mais si les constructions paraissent romaines, les puces
+qui y pullulent sont certainement d’importation arabe; seule la puce
+arabe peut donner ainsi la sensation d’une aiguille de fin acier
+s’enfonçant soudain dans la chair. Ces puces maigres et nerveuses
+m’empêcheront longtemps d’oublier ma visite aux thermes d’Hammam-Lif.
+
+J’ai pourtant essayé de les noyer. On se baigne là-bas, le long de la
+plage, joyeusement, comme en famille; puis on mange et boit sur le
+sable, mets quelconques et boissons tièdes que vend un mercanti, à
+l’ombre de cabanes improvisées. L’installation est encore assez
+primitive; mais le sable fin descend sous l’eau à très douce pente; le
+paysage, entre la montagne et la mer, avec cet horizon de caps pareils à
+des îles, rappelle, par la grandeur et l’intimité, le golfe de Naples et
+le golfe de Juan. Sans même compter les eaux thermales, Tunis, aisément,
+peut se faire là, pour remplacer la Goulette envahie et devenue ville,
+un vrai paradis de baigneurs.
+
+ * * * * *
+
+Le soir, de six à sept heures, tout le monde se promène sur la Marine,
+qui est une superbe et large allée filant droit de la porte Bab-el-Bahr
+au lac et aux Docks. A l’entrée, sont les constructions neuves de la
+colonie européenne, de grands hôtels et des cafés, la Compagnie
+transatlantique, la poste, les consulats, le palais du résident
+français, une église. Mais les maisons s’abaissent peu à peu, et l’on
+est bientôt dans une espèce de campagne çà et là bordée de bicoques et
+de débits, quelque chose, moins les villas somptueuses et les platanes,
+comme ce Prado de Marseille que je parcourais il y a quatre jours. La
+ressemblance est même frappante, à cause de cette colline excoriée,
+portant à son faîte les constructions blanches d’un petit fort, flanqué
+d’un marabout, qui ne sont pas sans rappeler la chapelle et le fort de
+Notre-Dame-de-la-Garde. Quelques haies en roseaux, bordant la route,
+ajoutent à l’illusion. Et c’est là, sans doute, ce qui a inspiré cette
+enseigne touchante: _Café Provençal_, posée à l’entrée d’une rustique
+guinguette où, toute l’après-midi, de braves gens, exilés comme moi de
+Sisteron ou de Barbantane, jouent aux boules dans la poussière en se
+rafraîchissant de limonades et de sirops.
+
+Derrière les grilles de l’Entrepôt se profilent les mâtures des petits
+bateaux plats qui naviguent de Tunis à la Goulette. Tournant à gauche et
+franchissant la ligne du chemin de fer, que ne défend aucune barrière,
+je me suis trouvé au bord du lac. Dans la nuit tombante, des voiles se
+voyaient encore. Le ciel et l’eau, d’un même ton, étaient d’un violet
+gris plein de mélancolie. La plage, faite de détritus innommés, exhalait
+une odeur de sentine et d’égout; et, au lieu des flamants roses dont
+parlent les voyageurs, des milliers de chauves-souris, avec des cris
+aigus, voletaient de leur vol palpitant d’oiseaux blessés.
+
+Et c’est en me pressant que j’ai repris le chemin de Tunis, qui m’est
+subitement apparu noir sur fond d’or, avec ses remparts, ses minarets et
+ses dômes, comme toutes les cités barbaresques regardées au soleil
+couchant.
+
+ * * * * *
+
+Il y avait musique et foule sur la Marine.
+
+Je n’ai pas voulu me laisser entraîner aux délices du Tunis nocturne
+dont j’ai, d’ailleurs, entrevu en plein jour les ruelles mystérieuses et
+grouillantes. J’ai même refusé d’entrer dans les brasseries nouvelles,
+où l’on boit à l’instar de Paris une bière exécrable, servie par des
+Hébé de douteuse fraîcheur, débarquées la veille de Marseille ou
+d’Alger.
+
+Le _Giardino Paradiso_ me tente un instant: on y joue la comédie en
+italien, au fond d’une longue cour que recouvre une treille, de sorte
+que les spectateurs ont sur la tête un plafond de feuilles vertes et de
+raisins ambrés. Mais je m’aperçois avec terreur que la pièce, _Il Gobbo
+alla corte_, n’est autre chose qu’une adaptation du _Bossu_. Je ne suis
+pas venu à Tunis pour y retrouver Lagardère!
+
+Enfin, le dieu du hasard et des voyages, prenant en pitié mon destin, me
+fait découvrir un café grec, un peu de couleur locale. Une jeune femme,
+vêtue de rouge et portant la calotte ionienne reluisante d’or, secoue
+nonchalamment un tambour de basque et chante des couplets à la fois très
+rythmés et très mélancoliques. Ce n’est point précisément la musique
+grecque comme je l’avais rêvée. Les Turcs, depuis Orphée, ont
+malheureusement passé par là. Je n’en veux d’autre preuve que l’air de
+profonde satisfaction avec lequel l’auditoire, tout musulman, écoute, en
+respirant ses petits bouquets de jasmin et en se chatouillant la plante
+des pieds. La chanteuse n’est pas seule. Un violoniste maigre et noir,
+coiffé du fez grec en forme de pot à fleurs, un vieillard à grand nez, à
+moustaches de pallikare, grattant sur ses genoux une guitare à gros
+ventre, constituent l’orchestre. Après chaque chanson, un long entr’acte
+silencieux et désolé. Les spectateurs sont alors comme s’ils
+n’existaient plus. La femme joue avec le chien. Le violon et la guitare,
+les yeux levés au ciel, se perdent en rêveries, immobiles sur leur
+estrade, derrière une table portant pour tout ornement un bocal où
+circulent, tristes aussi, deux poissons rouges. Puis la femme renvoie le
+chien, secoue les plaques en cuivre de son tambour, pousse une note
+gutturale, et le concert recommence.
+
+A minuit, j’écoutais encore, envahi de je ne sais quelle paresseuse
+extase, et regardant, pendant les intervalles de silence, une vue
+photographique de l’Acropole d’Athènes accrochée au mur.
+
+
+
+
+CARTHAGE.--LA MARSA
+
+
+On n’échappe pas à sa destinée! Il était écrit qu’après Tunis je verrais
+Carthage. Voici comment la chose s’est faite. M. Cambon, notre ministre
+résident, à qui, me rappelant des relations déjà lointaines, j’ai cru
+devoir faire visite, m’invite ce matin à déjeuner dans son palais de la
+Marsa. Il se rappelle, lui aussi, que nous nous sommes un peu connus,
+dans les environs du Luxembourg, au temps de la verte jeunesse. De sorte
+que, par une rencontre imprévue, nous pourrons, après vingt ans, en pays
+barbaresque, causer des amis d’autrefois morts ou dispersés, et redire
+quelques-uns des sonnets printaniers que Mérat et Valade publiaient
+alors.
+
+J’ai tout mon temps: le bateau qui doit me recueillir, arrivé de tantôt,
+ne repartira que ce soir à six heures. Seulement, cette fois, il ne
+s’agit pas de le manquer. Ayant transporté mon quartier général à la
+Goulette, je loue, et la précaution n’est pas inutile, un carrossa pour
+la journée. Quelles aventures a dû traverser ce carrosse,--car c’en fut
+un!--avant de devenir carrossa et de s’échouer ainsi au fin fond de la
+Tunisie? De fort grand air quoique délabré, roussi par le soleil, terni
+par la poussière, on dirait d’un vieux gentilhomme en guenilles. Il a
+des poignées ciselées où reste encore un peu d’argent, et des petits
+singes musiciens exécutent un concert galant sur le vernis écaillé de la
+portière. Hélas! Mais il faut savoir prendre son parti des choses: pour
+visiter Carthage dans ce carrosse de Cendrillon, j’aurai, au lieu du
+cocher poudré que réclamerait l’harmonie, un effronté Maltais de treize
+ans, les pieds nus, brun comme une caroube, et qu’un invisible petit
+bonnet garantit seul du grand soleil. Détail charmant: la rosse blanche
+qui nous traîne a le bout de sa queue teinte en rouge vif.
+
+Voilà donc Carthage! ce grand coteau pelé, fouillé, plâtreux, couleur de
+ruine, où poussent des chardons et des fenouils, où, parmi l’herbe
+sèche, à des fragments de marbre et de mosaïque se mêlent les crottins
+menus, luisants et noirs des maigres moutons que garde là-bas un pâtre
+en guenilles. Comme on côtoie le bord, j’entrevois sous l’eau des quais
+noyés, des restants de môle, de grands murs, des talus de pierre qui
+furent des escaliers, débris de ville pareils à un éboulement de
+falaise. Avec les citernes, c’est à peu près tout ce qui reste de la
+Carthage romaine, car, de la Carthage punique, les ruines mêmes ont
+péri.
+
+Les plus grandes citernes, situées vers le lac et que remplissait
+l’aqueduc, sont habitées, paraît-il, et devenues un village arabe. Je me
+contenterai, puisque aussi bien nous passons tout à côté, de visiter les
+plus petites sans doute alimentées jadis par les eaux pluviales et dont
+on aperçoit le sommet des voûtes affleurant le sol, près d’un petit fort
+tunisien perché sur l’escarpement de la côte. Bien qu’aucun dallage ou
+terrassement ne les recouvre, il fait frais à l’intérieur des citernes.
+De ces immenses réservoirs carrés, souterrains dont l’enfilade se perd
+dans la nuit, les uns sont obstrués de ronces, de figuiers sauvages, et
+laissent voir, par leur plafond crevé, des trous de ciel bleu; d’autres
+conservent un peu d’eau croupissante avec des reflets irisés qui
+palpitent sur leurs parois. Des couples de pigeons viennent y boire; au
+dehors, les cigales chantent et l’on entend le bruit tout voisin de la
+mer. Les bassins, à mesure que j’avance, sont de moins en moins ruinés,
+les couloirs plus sombres; et j’éprouve une terreur à la Robinson en
+heurtant, près d’un orifice mystérieux plein de sonorités et de
+ténèbres, des seaux, des cordes humides, un tonneau et un entonnoir.
+
+Mon Maltais, qui attend à l’entrée en fumant sa cigarette au soleil,
+m’explique que ces cordes, ces seaux, ce tonneau et cet entonnoir
+appartiennent aux Pères blancs de la chapelle de Saint-Louis perchée en
+haut de la colline. Il ajoute qu’ils ont un musée. Un musée? Des
+étiquettes sur de vieilles pierres? Non! je n’irai pas voir les Pères
+blancs, je n’irai pas voir leur musée.
+
+Il se fait temps, d’ailleurs, de gagner la Marsa.
+
+La Marsa est aujourd’hui pour Tunis, comme elle l’était pour Carthage,
+la banlieue aristocratique, l’endroit préféré des élégantes
+villégiatures. Un bouquet de cyprès, arbres de Grèce et d’Asie, rappelle
+çà et là le souvenir des conquérants turcs. Mon conducteur nomme en
+passant des villas de beys, de pachas et de kasnadars. C’est un de ces
+palais que le ministre de France habite l’été.
+
+Nous entrons: un vaste jardin où des lauriers-roses s’étiolent; une cour
+revêtue de faïence, recouverte d’un grillage en fer qui laisse voir sur
+le bleu du ciel des hirondelles perchées et les roses d’un rosier
+grimpant, au tronc noir et noueux comme celui d’une vigne centenaire. M.
+Cambon m’attend en haut d’un escalier superbe que décorent deux lions de
+l’école de Canova et qui devraient être en brioche.
+
+On se reconnaît, on déjeune en causant des choses de France et de jadis,
+sous un de ces jolis plafonds arabes travaillés en gâteau de miel que
+les ouvriers d’ici ne savent plus faire; puis on va fumer sur la
+terrasse, assis à l’ombre, regardant la mer bleue jusqu’à l’horizon et
+les ricochets du soleil dans l’eau. Tout à coup, notre béatitude est
+troublée: des gémissements plaintifs, grinçants, monotones, déchirent
+l’air. Encore l’envers du progrès! C’est la noria perfectionnée
+installée depuis peu chez un seigneur du voisinage qui moud cruellement,
+dans l’ennui des après-midi, cette insupportable musique. Combien me
+semble préférable le vieux système carthaginois dont j’ai pu admirer
+quelques spécimens sur la route: l’outre énorme, noire, pareille à un
+redoutable dieu phallique, qui, silencieuse, puise l’eau et la dégorge
+au lent va-et-vient d’un chameau.
+
+Il paraît que j’ai passé auprès du Cothon sans le remarquer. Ce petit
+port intérieur est, d’après M. Cambon qui l’a un peu découvert, le seul
+vestige appréciable à l’œil nu de la Carthage primitive. Je promets et
+me promets de lui rendre visite au retour.
+
+C’est maintenant une lagune ronde, reluisante et blanche de sel, dans
+une ceinture de cactus. Tout autour, à l’endroit où sont les cactus, se
+rangeaient jadis les galères de la République. Au milieu, on voit encore
+la petite île où étaient les bureaux du capitaine de port Hamilcar. Je
+me rappelle avec stupeur la description démesurée que Flaubert en donne
+dans _Salammbô_. Mais les rêves de l’art ne sont pas la réalité; et tant
+mieux que Flaubert ait vu Carthage avec ses yeux grossissants de taureau
+de Normandie.
+
+
+
+
+ARRIVÉE A SOUSSE
+
+
+On frappe: «Qui va là?» La porte s’ouvre; et, par l’entrebâillement,
+m’apparaît un Maure souriant, noblement enturbané, qui porte la main à
+son cœur, à sa bouche, et me fait signe qu’il est temps de me lever.
+
+La porte se referme et je suis de nouveau dans l’ombre. Mais cette
+vision a suffi, et, subitement, me reviennent,--vagues dans leurs
+contours et colorés pourtant des plus vives couleurs comme certains
+souvenirs de rêve,--tous les détails de ces vingt dernières heures:
+notre départ de la Goulette à la nuit; l’avant du paquebot se peuplant
+d’une pittoresque cohue d’Arabes étendus en travers du pont, la tête
+sous le burnous, les pieds nus tournés vers les étoiles, et de tribus
+juives installées par groupes, pour manger et dormir, sur des nattes et
+des tapis; Sousse, vue du large au soleil levant, dans ses remparts
+carrés que dentellent de fins créneaux, élégante, farouche et blanche,
+d’aspect curieusement barbaresque, et se montrant tout à la fois, avec
+le dessin de son enceinte, de ses maisons et de ses murs, comme les
+Antioche et les Jérusalem d’une miniature moyen âge, ou comme une boîte
+à joujoux dont on aurait enlevé le couvercle; mon débarquement sur
+l’estacade fourmillante de soldats français et d’indigènes, mais où
+personne ne m’attend; ma flânerie le long du môle; le marché en plein
+air où l’on vend des poissons blancs, des poissons aiguilles, des
+castagnores bariolées, des chiens de mer noirs et chagrinés, des thons
+qu’on débite au couteau par larges tranches rouges, et aussi d’énormes
+tortues à bec d’aigle pleurant le sang de leurs yeux crevés, sentant la
+mer qu’elles ne voient pas et ramant dans le sable désespérément avec
+des mouvements maladroits de phoque; et ces hommes demi-nus dans l’eau
+qui taquinent le poulpe tapi entre les pierres, pêchent la crevette et
+récoltent, pour en amorcer leurs nasses, de fraîches algues
+transparentes, tandis que, près de là, quelques paysans en burnous, gros
+bonnets de la haute ville ou des villages, tâtent, retournent, grattent
+de l’ongle et font sonner, à l’aide d’un bâton promené sur la paroi
+intérieure, de grandes jarres à l’huile, de forme antique, provenant de
+l’île de Djerba. Puis l’entrée en ville par la porte Marine, dans une
+épaisse poussière qui sent le musc et parsemée de queues de poissons et
+d’arêtes; mon arrivée au consulat, où les deux janissaires Mahmoud et
+Younès m’ont reconnu à l’air de famille et m’ont serré la main avec de
+graves saluts; les embrassades fraternelles; le déjeuner succinct et la
+sieste imposée, car, ici, paraît-il, le soleil, pire qu’à Tunis,
+n’admettrait guère qu’un nouveau débarqué se promenât par les rues entre
+dix et cinq heures.
+
+--Sortons-nous?
+
+--Un peu de patience, nous avons le temps d’ici à ce soir.
+
+D’ailleurs nos voisins, gens fort aimables qui ont bien voulu
+m’improviser une installation, viennent, pendant que je m’habillais, de
+m’envoyer une tasse d’exquis café maure; je leur dois ma première
+visite.
+
+ * * * * *
+
+Ce sont de vieux Français établis à Sousse depuis quatre générations. Me
+voilà tout de suite leur ami. En rien de temps, je connais l’histoire de
+la famille. Ils s’appellent d’un nom très provençal, étant venus de la
+Pène, petit village aux environs de Marseille, pour faire le commerce de
+l’huile. D’abord, on logeait au _fondouk_, sorte de caravansérail, de
+vaste auberge sans cuisine où les étrangers se cantonnaient, et c’est là
+que les enfants et les arrière-petits-enfants naquirent. Plus tard, on
+put bâtir une maison, s’acheter une campagne. La maison est belle,
+plutôt française que mauresque, un peu mauresque cependant,--il y a là
+une délicate nuance,--avec ses murs, blancs de chaux à l’extérieur, à
+l’intérieur revêtus de faïences, sa citerne au coin de la petite cour
+dallée, et les arceaux de sa galerie où se dessine un peu, mais si peu!
+le caractéristique fer à cheval des architectures orientales. «Nous
+irons un matin jusqu’à notre campagne, du côté de l’oued Laya, sur la
+route de Kairouan. C’était charmant avant l’insurrection; il y avait un
+moulin d’huile, des centaines de pieds d’oliviers, des champs qu’on
+faisait cultiver par les Arabes des villages qui venaient s’installer
+là, pour la durée du travail, avec leurs tentes. Et le verger! Oh! le
+verger! des pêchers, des poiriers, du raisin, des grenadiers, des
+roses,--ici un verger ne va pas sans roses,--et puis des herbages
+(traduisez légumes), des herbages tant qu’on en voulait, grâce à un
+puits intarissable qu’une source souterraine alimente. Mais
+l’insurrection a brûlé, coupé, saccagé tout cela...» A travers les
+descriptions et les regrets, je devine un idéal de cabanon, un rêve
+marseillais réalisé en terre d’exil par l’aïeul.
+
+Le fils de la maison, grand garçon souriant et doux, d’un flegme déjà
+levantin, me raconte à ce propos ses belles peurs d’il y a deux ans,
+quand les dissidents, par groupes de huit ou de dix, venaient galoper
+jusque sous les remparts où se promenaient pour toute défense une
+centaine de soldats tunisiens aussi peu belliqueux que des juifs. Un
+jour, dans la haute ville, un Marocain fanatique avait poignardé un
+Maltais en criant la guerre sainte. Ce jour-là on redouta un massacre,
+on poussa les grands verrous de la porte donnant sur la rue, et les
+enfants ne sortirent point.
+
+C’est le grand souvenir!
+
+A part cela, ils avaient toujours vécu d’une vie monotone comme celle
+des vieilles provinces, dans leur cercle de famille patriarcalement
+resserré.
+
+Le père, qui a pour coiffure, lorsqu’il sort, la chechia rouge, et qui
+garde chez lui la petite calotte blanche tricotée à jour qu’on porte
+sous la chechia, me parle des choses antérieures à l’arrivée des
+Français comme d’un temps vague et lointain. Vous diriez des gens
+subitement réveillés et un peu endormis encore.
+
+Je me laisserais aisément conquérir aux douceurs de la vie soussaine
+dans ce grand salon meublé d’un sopha et de fauteuils Empire, dont la
+majesté surannée contraste assez bizarrement avec les tapis aux vives
+couleurs, les encoignures en bois découpé et les briques bariolées des
+murs reluisant sous le demi-jour des étroites fenêtres grillées qui
+s’ouvrent là-haut près du plafond.
+
+Il y a dans l’air un parfum qui m’est inconnu; et ce parfum d’un pays
+nouveau me pénètre délicieusement, comme l’âme même des choses.
+
+Quand j’ai fait mine de partir, la petite Hersilie, _la Papouna_, comme
+l’appelle sa vieille nourrice italienne et sourde, Hersilie qui, seule
+en un coin, sans rien dire, couvait l’étranger de ses grands yeux noirs,
+a voulu tout à coup, malgré sa mère, grimper sur mes genoux et mettre un
+brin de henné à ma boutonnière. Je vois une fleur frêle et grise et je
+reconnais l’odeur qui, depuis un instant, m’enivrait. C’est avec le
+henné que les femmes arabes et juives se rougissent les ongles; l’eau,
+en effet, est toute rouge dans le verre où trempe la fleur.
+
+
+
+
+L’HEURE DES TERRASSES
+
+SOIRÉE A LA MARINE
+
+
+Cinq heures! Quelques Européens, quelques officiers, commencent à se
+répandre dans les rues. Ces derniers descendent du camp où la sieste a
+dû être tiède sous la tente; mais le bain de mer accoutumé en paraîtra
+d’autant plus délicieux, là-bas, derrière le vieux môle. A côté des
+bains, il y a un café dressé sur pilotis. Si le bateau de Malte est
+arrivé avec sa provision de neige, ou si la machine à glace établie par
+un israélite industrieux ne s’est pas une fois de plus détraquée, on
+pourra boire frais en regardant les flots qu’un dernier rayon éclabousse
+d’or et que fouette une brise légère.
+
+C’est le plaisir de tous les soirs, lorsqu’on attend l’heure
+d’avant-dîner, l’heure charmante des terrasses.
+
+Ce matin,--car les jours ressemblent aux jours, et bien qu’ayant l’air
+de continuer uniment le récit de mon arrivée, je suis ici depuis
+quarante-huit heures,--ce matin, vue des toits, Sousse était comme un
+champ de neige. Des dômes ronds, deux minarets, et dans les cours
+quelques dattiers dont on n’aperçoit que la cime. Puis, le soleil
+s’étant levé, tout soudain s’est teinté en rose, et des colombes qui
+paraissaient roses voletaient autour des petits poteaux portant le fil
+télégraphique qui court vers Kairouan, par-dessus la ville.
+
+Maintenant, Sousse est redevenue blanche; seulement, derrière ses
+créneaux en dentelle, le fond d’or uni des couchants d’Afrique a
+remplacé le vibrant azur matinal. Un vague crépuscule descend. Dans les
+rues étroites, passent et repassent avec mille cris des bandes pressées
+d’hirondelles.
+
+Cependant, peu à peu, les terrasses se sont peuplées. Sur leurs parapets
+bas que des tapis recouvrent, à leurs angles où parfois un maigre
+figuier pousse, couchées, accoudées, assises les jambes pendantes, se
+tiennent des groupes de femmes qui causent, respirant la mer. D’aucunes
+voisinent, font des visites, passent d’une terrasse à l’autre. Le
+commandant, qui a apporté sa lorgnette, détaille leurs yeux noirs, leur
+teint brun et pâle, la forme originale de leurs bijoux d’argent et
+l’amusant bariolage de leurs costumes. «Voulez-vous les voir?--Non,
+merci! je préfère les rêver un peu.» Mon sacrifice n’est pas grand:
+depuis l’arrivée des Français, depuis que nous avons transformé le haut
+de l’hôtel en galant observatoire, les femmes arabes se méfient et ne se
+montrent guère. On en est généralement réduit à lorgner des juives,
+belles sans doute, mais visibles le jour à l’œil nu.
+
+Cet hôtel est tenu par deux sœurs, deux énigmatiques Bas-Alpins qu’il me
+semble avoir déjà rencontrés quelque part, au pays peut-être, du côté de
+Manosque, ou plutôt en 1870 dans une buvette autour d’un camp.
+
+On dîne à sept heures, habitude apportée de France par nos officiers. Je
+préférerais, si je m’installais ici pour longtemps, adopter l’usage
+local du souper fait très tard en rentrant, vers dix ou onze heures du
+soir, de façon à ne pas perdre sottement entre quatre murs l’agréable
+fraîcheur des premières heures de nuit.
+
+Le dessert dépêché, le moka aspiré brûlant, on allume un cigare,--très
+sec et très fort comme tous ceux de la régie tunisienne,--et nous voilà
+recommençant notre éternelle promenade, nous voilà revenant à
+l’éternelle Marine par l’éternelle porte Bab-el-Bahr éternellement
+encombrée. Plusieurs fois la journée, le matin et le soir, avec une
+régularité de marée, Sousse passe et repasse par cette porte. Sans
+places ni jardins, Sousse étouffe, et sort de ses remparts quand elle
+veut respirer.
+
+ * * * * *
+
+Il y a musique militaire au Bordj, décidément devenu depuis l’occupation
+française le centre de tous les plaisirs. L’endroit n’est pas trop mal
+choisi, et je ne sais rien de charmant comme cette placette ronde qui
+fut un fort, tout au bout de la jetée, en pleine eau bleue, avec sa
+petite tourelle d’angle, guérite où un fusil ne tiendrait pas debout,
+mais assez haute, paraît-il, pour une sentinelle accroupie à
+l’orientale. Tout autour, un rempart bas, coupé de larges créneaux, où
+sont assis des Arabes, des femmes juives; de sorte que, entre un turban
+et une chechia, entre deux casques d’or voilés légèrement de mousseline
+blanche, on voit les flots luisants et le ciel profond criblé d’étoiles.
+Quatre ou cinq canons de fer, aussi innocents que rébarbatifs,
+s’allongent sans ordre, leurs vieux affûts chargés d’une grappe de
+gamins et le dos tourné à l’embrasure. Tout cela dans l’ombre, l’ombre
+claire des nuits d’Afrique, mais que fait par comparaison paraître noire
+la lampe d’un café d’officiers et le petit cercle éblouissant projeté
+sur les pupitres des musiciens. Un programme illustré, signé A. de
+Neuville, m’apprend que la musique est celle du 27e bataillon de
+chasseurs à pied.
+
+La Marine est déjà tout en joie, bruyante et grouillante au bas des
+remparts qu’argente le reflet des lumières, et par-dessus lesquels
+palpite doucement, dans les étoiles, l’illumination des minarets. Chaque
+soir, vers sept heures un quart, au moment précis, disent les vieilles
+femmes, où il devient impossible de distinguer un fil blanc d’un fil
+noir, le canon du Ramadan, bourré à éclater, annonce aux croyants la fin
+du jeûne. Alors on boit, on mange, on fume, et c’est fête jusqu’à
+l’aurore.
+
+Dans l’ombre, près du bastion, des Maugrabins de toutes couleurs
+entourent les fourneaux des débitants de viandes grillées. Un petit
+Maltais parcourt les groupes et vend des graines de melon et des pois
+chiches passés au four. Sous un toit carré que soutiennent quatre
+piliers, résonne un orchestre si discret que, même écouté de près, il ne
+couvre pas l’imperceptible soupir de la mer. Jasmin sur l’oreille,
+fumant la pipe ou la cigarette et savourant leur épais café, les bons
+Tunisiens se régalent de cette musique endormie, mais qui se réveille
+parfois, car voici un rythme rapide et vif, pareil à nos airs de
+bourrée.
+
+Ici même, hélas! dans ce coin tout oriental et musulman, on sent
+l’invasion européenne. Au café grec, généralement à ciel ouvert, mais
+caché sous une tente pour la circonstance, une chanteuse d’aventure,
+qu’un virtuose à longs cheveux accompagne sur le piano, détaille, avec
+des gestes d’Alcazar et d’Eldorado, la chanson nouvelle de l’an dernier.
+Du dehors, des enfants en burnous, des fillettes en casaquins roses,
+soulèvent la toile, essayant de voir. Plus loin, retentit le vacarme
+enragé d’un cirque. Un clown italien, funèbre avec son sarrau blanc
+constellé de rats en drap noir, un montreur de chiens dressés, une
+écuyère étique qui, entre chaque exercice de cheval, exécute comme
+supplément un pas de ballet dans le sable, s’y offrent pour quelques
+caroubes à l’admiration silencieuse des indigènes et à celle plus
+expansive de la colonie. Les Arabes sont en nombre, regardant de tous
+leurs yeux, pendant l’entr’acte, les premières où minaudent plusieurs
+dames et la loge du général toute reluisante d’officiers... Décidément,
+la couleur s’en va! Ainsi, j’imagine, devaient dire les lettrés romains
+quand, pour récréer les soldats des légions, dans Sousse,--qui
+s’appelait alors Hadrumetum,--arrivèrent les premiers mimes.
+
+A la sortie, je salue nos voisins qui rentrent un peu inquiets de s’être
+ainsi attardés. Quand je suis rentré à mon tour, après une assez longue
+flânerie, la maison ne dormait pas encore, et les fenêtres grandes
+ouvertes illuminaient la petite cour. Une lampe de cuivre à quatre becs
+éclairait les murs blancs, les marches émaillées, le plafond en rondins
+de l’escalier. Le domestique attendait, couché sur un tapis en travers
+de la porte.
+
+Des amis sont venus, après la musique et le cirque. On a prolongé la
+soirée, causant, sujet intarissable, de tant de changement dans Sousse:
+les chercheurs de fortune débarquant par chaque paquebot; les femmes
+légères qu’attire l’armée; les cafés qui s’ouvrent à tous les
+carrefours, café Républicain, café Parisien, café de la Lune; les
+magasins nouveaux; une maison qui se bâtit; une photographie qui
+s’installe.
+
+On a rappelé aussi, avec une nuance de regrets, le temps si rapproché et
+si lointain où l’on sortait par les rues en robe de chambre et en
+pantoufles, où ces braves gens ne connaissaient de l’Europe que quelques
+boulets, souvenirs d’antiques bombardements, et, de temps en temps, un
+bateau marseillais s’arrêtant au large, vers lequel se dirigeait,
+semblable à un grand serpent noir, le long chapelet des barriques
+d’huile.
+
+
+
+
+LE SCHILLI
+
+UN BRIN DE POLITIQUE
+
+
+Il fait étouffant; le jour se glisse blafard entre les lames des
+persiennes. J’ouvre ma fenêtre: une chaleur lourde m’arrive, comme si
+j’avais ouvert la gueule d’un four. En face,--car nous logeons sur
+l’extrême bord de la ville,--le rempart est rouge, d’un rouge sombre,
+couleur d’incendie qui s’éteint. De la terrasse, l’horizon apparaît tout
+proche, la mer métallique, la plaine triste, grise, effacée. Sur un ciel
+bas, chargé de nuages sans forme et d’une transparence de veilleuse à
+l’endroit où est caché le soleil, les créneaux des tours se détachent en
+silhouette dure. C’est le Schilli, m’a dit Mahmoud, le vent du Sud venu
+du désert. Vent mort, continu, enveloppant, sans rafale ni bruit de
+feuillage. Sous sa longue et énervante caresse, les palmiers des cours
+et les oliviers de la plaine se courbent et ne se balancent pas. Le long
+des mâts consulaires, plus nombreux dans Sousse que les palmiers, les
+cordes flottent détendues avec un claquement lent et mou. D’une terrasse
+à l’autre, paresseusement, courent des lignes de poussière d’ocre.
+
+Le hasard, pour ma bienvenue, me réservait cette surprise d’une journée
+particulièrement africaine.
+
+Il y aurait folie à sortir; mais une fois les fenêtres closes à l’air et
+au sable dont il est chargé, la chaleur, pour peu que vous évitiez tout
+mouvement, est, à l’intérieur, fort supportable.
+
+Mes voisins m’ont rendu ma visite; on a repris la conversation de
+l’autre jour, causé politique locale. Tout ce qui se dit, je l’avais
+déjà lu plus ou moins, ou entendu en France. Mais dans ce cadre oriental
+les moindres détails prennent une saveur nouvelle. Assimilons-nous au
+milieu et tâchons d’être, avec ses naïves impressions, quelques heures
+durant, un bourgeois de Sousse.
+
+ * * * * *
+
+Décidément, il faudra faire son deuil de l’Orient héroïque! La Tunisie,
+dans ces conversations dont la familiarité m’étonne, tant l’accoutumance
+en bannit tout charlatanisme de couleur locale et ce romanesque
+préalable que le plus sincère voyageur apporte toujours bouclé dans un
+coin de sa valise, la Tunisie se révèle d’abord sous un aspect bonhomme,
+agricole et provincial. C’est un pays tout petit, très-fertile, et, dans
+l’endroit où je me trouve, sérieusement et immémorialement cultivé.
+L’humanité, partout, reste identique à elle-même; et je serai tout
+étonné demain de trouver, coiffés de turbans, ces paysans d’Afrique qui,
+à travers les phrases, m’apparaissent avec la figure tannée et résignée
+de nos paysans français.
+
+D’ailleurs tous ces Arabes,--et non-seulement les petits propriétaires
+installés sur la parcelle du sol qu’ils cultivent, mais ceux aussi qui,
+à travers la plaine, et dans un cercle relativement restreint, mènent
+l’existence pastorale,--sont timides et doux, accoutumés à se laisser
+tondre.
+
+Un Bey, dont on m’a conté l’histoire, disait:
+
+«Il est bon que le paysan reste pauvre; quand il a trop d’argent, il
+réfléchit et se révolte.»
+
+A la suite d’un fort impôt, ce Bey envoya un espion dans les villages.
+
+«Que font-ils là-bas?
+
+--Ils pensent, ils ont l’air de calculer en se promenant dans les rues.
+
+--C’est qu’on ne leur a pas assez pris, c’est qu’il leur reste de
+l’argent; l’argent seul donne le souci.»
+
+Nouvel impôt.
+
+«Que font-ils?
+
+--Quelques-uns chantent, d’autres ne chantent pas encore.»
+
+Troisième impôt.
+
+«Et maintenant?
+
+--Maintenant tout le monde est gai, plus de mines préoccupées.
+
+--Bon! les voilà tranquilles jusqu’à la prochaine récolte; c’est ainsi
+qu’il faut gouverner.»
+
+Admirable façon d’encourager l’agriculture! Vous en devinez les
+résultats. Ils cultivent pourtant, ils cultivent encore malgré tout,
+tant la propriété, même peu sûre, tient son homme. Leur travail, à vrai
+dire, se réduit à peu de chose: deux labours à l’araire pour les
+oliviers comme pour le blé, et les réparations indispensables aux
+relèvements de terre surmontés d’une haie qui séparent les propriétés.
+
+Mon voisin, qui a des idées générales, résume la question en ces termes:
+«Le paysan tunisien aime trois choses plus qu’Allah: l’argent, l’eau et
+la justice. L’argent, nos colons, nos soldats surtout en dépensent, ce
+qui ne contribue pas peu à l’effectueux respect dont les Franzis sont
+entourés. Le plus pressant et le plus sûr pour s’attacher à jamais les
+indigènes serait de les désaltérer une fois pour toutes de leur soif dix
+fois séculaire d’eau et de justice. L’eau reviendra quand il plaira à
+nos ingénieurs. Pour la justice, c’est plus difficile. Les khalifas, qui
+remplissent l’office de préfets du bey, ont de mauvaises et fâcheuses
+habitudes qu’ils ne changeront pas de sitôt. La juridiction consulaire
+des capitulations n’a plus de raison d’être dans un pays où notre
+présence constitue une garantie suffisante. Quant aux bureaux arabes,
+qui s’infiltrent sous le nom de bureaux de renseignements, ils sont
+peut-être utiles aux frontières, mais on y garde trop la tradition
+d’Algérie, on y est trop porté à traiter en loup de l’Atlas ces doux
+moutons bêlants du Sahel tunisien. En attendant mieux, le rachat de la
+dette nous permettrait, chose énorme, de lever et contrôler l’impôt. Le
+fisc beylical, très compliqué et très oriental au fond, malgré
+l’apparence d’organisation européenne dont le pare la commission
+financière, augmente volontiers les tailles chaque fois qu’il peut, et
+ses agents subalternes, complices des regrets des khalifas et des
+rancunes italiennes, ne se gênent guère pour dire que, s’il faut payer
+toujours davantage, c’est par notre faute et pour subvenir aux frais de
+notre occupation.
+
+Pourtant à en juger par des détails humbles, le jour se fait peu à peu.
+Une vieille Arabe qui, deux fois la semaine, lave notre maison à grande
+eau, n’a plus peur des Français et dit qu’ils ne sont pas méchants. Une
+femme des tentes, venue l’autre jour pour le marché, racontait que les
+Français ont beaucoup d’argent, qu’ils ne volent pas, et que, grâce à
+eux, un homme qu’elle connaît et qui, au début de la campagne, n’avait
+qu’un chameau pour tout bien, est maintenant riche, très riche.
+
+Par exemple, nos amis particuliers, ce sont les Juifs. Quoique le
+Tunisien, fort tolérant de sa nature, ne les ait jamais beaucoup
+maltraités, ils ont considéré l’occupation française comme une
+délivrance. Très actifs sous leur apparence de fumeurs d’opium et très
+riches, ils sont presque tous nos protégés. Ils se disent Français
+fièrement, et volontiers renieraient Abraham pour M. Grévy. Il y a deux
+petits drapeaux tricolores sur l’enseigne de leurs boucheries, et leurs
+gamins, en mangeant une tranche de pastèque, dans le chemin de l’école,
+s’essayent à chanter la _Marseillaise_. Si nous avions ici un
+instituteur, officiel ou non, tout ce monde parlerait français avant un
+an. Notre arrivée semble avoir fortement relevé les Juifs aux yeux des
+Arabes. Hier, on a invité un Juif dans une maison maure; on l’a appelé
+«Sidi-Mouchi» et les femmes se sont montrées. C’est le bruit du jour.
+Toute la ville ne parle que de cette réception et de Sidi-Mouchi. Chacun
+s’en étonne, lui plus que les autres.
+
+Les pauvres Arabes d’ailleurs auraient toute raison de respecter les
+Juifs: à force d’emprunter pour payer l’impôt, ils leur doivent tout. Si
+les Juifs continuent, d’ici à peu les champs seront dépeuplés et les
+prisons pleines. Nous voici au mois de la récolte; toute la cavalerie
+beylicale, vingt spahis s’il vous plaît, est en campagne pour faire
+rentrer les créances et emprisonner les gens endettés...
+
+Ceci nous ramène aux Arabes.
+
+--«Êtes-vous allé au Ksar? Il faudra voir ça. C’est, tout près d’ici,
+dans l’autre rue, une sorte de cloître fortifié. On y descend par un
+escalier de vingt marches auquel succède un grand couloir sombre. Tout
+cela très ancien et très noir, d’aspect byzantin. Au milieu du cloître
+il y a un puits mystérieux recouvert par une grosse pierre, et,
+au-dessus du puits, un gigantesque poivrier. Autour, sous les arcades
+blanches, de petites logettes fermées d’une porte, mais inhabitées. Les
+Arabes ont grand’peur du Ksar, et, bien qu’on y ait mis le tombeau d’un
+santon, ils ne s’y hasardent pas la nuit. Les murs en sont barbouillés
+de henné. Mahmoud, à qui on demande l’explication de ces barbouillages
+cabalistiques, détourne la conversation; il finit pourtant par avouer
+que c’est pour chasser _ceux de dessous terre_. Toutes les nuits des
+_mounégas_, des religieuses blanches, y reviennent en procession; un
+chien fantôme rôde autour. Vers le milieu du IVe siècle, cet
+édifice,--où les savants retrouvent, paraît-il, une tradition du système
+de fortification phénicien et carthaginois,--fut un couvent de
+moines-soldats. Sa légende, l’atmosphère de terreur qui flotte autour de
+ses vieux murs, doivent se rapporter au souvenir de quelque antique
+massacre.
+
+«Les Arabes sont très superstitieux: les mains peintes en rouge sur
+leurs portes sont destinées à éloigner les diables. Le poisson, symbole
+mystique du Christ pour les premiers chrétiens, jouit du même privilége
+et figure sur tous les bras, en tatouage. Il y a des chevaux, des
+chameaux qui portent malheur; on les reconnaît à certaine marque: un
+creux sous le ventre est signe de mort; une touffe de poils disposée de
+certaine façon sous le cou indique que le propriétaire de la bête sera
+étranglé par le destin. Superstitieux plus que religieux, et même
+relativement sceptiques,--disant volontiers avec un fin sourire: Allah
+est grand, Mahomet un peu moins!--les années de sécheresse, ils font des
+processions pour obtenir la pluie, et, si la pluie n’arrive pas, alors
+ils célèbrent une sorte de messe du diable, lisant le Koran au rebours,
+mettant le burnous à l’envers et tournant le dos à la Mecque...»
+
+ * * * * *
+
+Je suis remonté sur mon toit. La nuit était venue, apportant un peu de
+fraîcheur. De grands nuages noirs, très bas, barraient le ciel et
+pendaient comme une draperie débordante d’étoiles. Un chat a miaulé
+là-bas, derrière une maison mauresque dont j’aperçois distinctement dans
+la nuit claire la terrasse couverte d’herbes folles et la cour à fines
+arcades. C’est une maison frappée d’un sort; son seuil est mauvais et a
+procuré malheur, faillite ou mort à tous ceux qui l’ont habitée. Alors
+on a muré sa porte et on la laisse tomber en ruines. Il y a ainsi dans
+Sousse beaucoup de ces maisons abandonnées.
+
+
+
+
+LA PLAGE
+
+
+La première semaine, je me levais trop tard, vers six heures. A six
+heures, le soleil est haut et les femmes reviennent déjà de la lessive
+et du bain.
+
+Maintenant, voici comment s’arrangent mes journées.
+
+A la première aube, des chants de coqs, un braiement d’âne, les
+grognements d’un porc maltais me réveillent; poussant mes volets,
+j’aperçois en face de moi, si près que je pourrais y toucher de la main,
+le rempart, son chemin de ronde que soutiennent des arcades pleines, et
+ses créneaux blancs, dont un rayon colore soudain la tranche en rose.
+
+Au bas, la rue solitaire et poudreuse entre le mur et la maison. C’est
+d’abord le charbonnier, sorte d’Auvergnat d’Afrique, encapuchonné d’un
+sac et s’annonçant avec un cri rauque. Puis le marchand de marée, qui
+promène trois petits poissons blancs au bout d’une ficelle. Puis une
+carrossa conduite par un cocher nègre,--la carrossa du «Cadi des Juifs»,
+m’a dit Mahmoud,--roulant sans autre bruit que celui des grelots,
+doucement, dans la poussière molle. Puis trois Juives, les lèvres
+peintes, les sourcils rejoints d’un trait noir, le bout des doigts rougi
+jusqu’à la seconde phalange comme si elles avaient écossé des cerneaux.
+Lentes et grasses, à trois elles tiennent l’en-plein de ma rue.
+
+D’autres suivent, nombreuses; car cette petite voie étroite et pleine
+d’ombre est le chemin qu’elles préfèrent pour aller à la mer et en
+revenir. Les voilà toutes: Kahmouna, Mariem, Daya, Kémisa, Semah, Kaïl,
+Kouka, Luna, Ziza, Leïla, Messaouda, Marzouka, Sultana, Lala, Schelbia,
+revêtues de la chemise transparente, serrée; par-dessus, une tunique en
+soie voyante qui, arrêtée à la hauteur du caleçon et des hanches, laisse
+l’œil jouir de tout leur épanouissement, et que retient une ceinture
+souple, rayée d’argent, avec deux glands, qui, légèrement, se
+brimbalent. Elles ont encore un bonnet phrygien tout doré d’où retombe
+un long voile, ce qui fait que, multicolores par devant, elles
+ressemblent par derrière à de gigantesques toupies blanches. C’est le
+costume des simples jours; les jours de fêtes elles ajoutent: des
+jambières d’argent ou d’or, des babouches encroûtées d’or, et une
+cuirasse de brocart ornée de broderies en relief luisantes et griffantes
+comme un corselet d’insecte. Elles vont ainsi lentement, d’une démarche
+chinoise, traînant dans des sandales que surélèvent des patins de bois
+leurs pieds nus frottés de henné, et laissant sur leur passage, avec le
+bruit des éclats de rire et l’éblouissement des vives étoffes, une odeur
+de musc, de jasmin et de rose.
+
+Oh! sans penser à mal et sans intentions provocatrices, car ce sont les
+plus respectables dames de la bourgeoisie israélite. Mais, d’abord,
+l’Européen s’y trompe et a quelque peine à prendre son parti de leur
+costume d’une si troublante étrangeté, qui les fait ressembler tout à la
+fois à des sultanes et à des danseuses de corde.
+
+D’ailleurs, rassurez-vous; les maris suivent: Haïm, Aroun, Nessim et
+Brahm, très fiers de la permission nouvelle qu’ils ont de porter le
+turban; et, avec les maris, les gamins et les gamines: Bichi, Moumon,
+Sisi, Kiki, Mardochi, Sloma, tous en costume national, et tous, malgré
+leurs noms d’oiseaux, graves comme de petits patriarches.
+
+Cependant, les femmes arabes, hermétiquement voilées de leur m’laffah,
+grand linceul noir ou blanc dont elles s’enveloppent, et portant sur la
+tête un paquet de linge, glissent le long des murs, fantômes anonymes.
+
+La plage est très animée; déjà Israël s’y baigne en famille autour des
+cabines. Plus loin, les femmes arabes, tout à l’heure si bien voilées et
+maintenant en simple chemisette, procèdent, au bord de la mer, à leurs
+savonnages quotidiens. Les unes, accroupies, battent la laine dans le
+sable à l’aide de la raquette d’un cactus, battoir économique et
+primitif; d’autres, troussées jusqu’au-dessus du genou, montrant sans
+vaine pudeur des cuisses dorées de statues, piétinent le linge en
+dansant et font jaillir l’eau sous leurs pieds nus.
+
+Les types sont très variés. Je voudrais, peintre, croquer en passant
+cette grande femme à profil de matrone et d’impératrice, avec des
+cheveux massés et drus, d’un blond brûlé, couleur d’or rouge ou d’épi
+trop mûr; et, à côté, la pure Arabe, sans aucun mélange de romain, très
+ambrée, très fine, qui porte, deux à l’oreille droite, six à l’oreille
+gauche, comme pour narguer la symétrie, de lourds pendants d’argent
+pareils à des bracelets, et, au cou, un collier de vieilles monnaies et
+de coquillages.
+
+Malgré mes airs discrets et distraits, à la fin pourtant ma présence
+finit par être remarquée. Comme j’approchais du marabout de Sidi-Giafr,
+qui dresse son dôme non loin de la mer au milieu des dunes, un vieil
+Arabe s’est mis à crier. Alors trois femmes qui se baignaient sont
+vivement sorties de l’eau et se sont accroupies sous un haïck, à l’abri
+des regards de l’Infidèle. Le haïck remuait, et, par-dessous, je les
+devinais s’habillant. Puis, ce petit tas de linge blanc s’est ouvert,
+et, comme d’un œuf cassé, j’en ai vu éclore, éclatantes dans leurs
+habits de soie, une femme bleue, une femme orange, une femme rouge,
+presque aussitôt entortillées, hélas! de leur insupportable linceul. Au
+retour, seulement, lorsque je repassais devant elles, leur voile s’étant
+soulevé,--oh! très peu, et sans doute par hasard,--j’aperçus six yeux
+noirs, trois fronts tatoués d’une fleur sous des boucles frisées, et
+trois bouches jeunes qui riaient.
+
+ * * * * *
+
+En haut de la plage, à l’endroit où commencent les dunes et où des
+sources, restes probables d’une antique aiguade, viennent affleurer le
+sol, aussitôt recueillies, il y a un puits rond, un puits à margelles.
+Des négresses aux dents brillantes, simiesques de profil et d’allure,
+vaguent autour, sous le soleil. Pour toute coiffure, leurs cheveux
+crépus, nattés, luisants d’huile; pour tout costume, une _fouta_ rayée
+moulant des splendeurs hottentotes. Elles lavent et savonnent debout
+devant la margelle, ou bien filent assises dans le sable. Celles qui
+filent tiennent de la main gauche une courte quenouille chargée d’une
+boule de laine blanche, et, de la main droite, le fuseau. Au lieu du
+coup de pouce de nos filandières, elles font, avec la paume de la main
+droite, rouler rapidement le fuseau sur l’avant-bras gauche; le fuseau
+s’échappe en tournant, la laine se tord, le fil s’allonge, et rien n’est
+gracieux comme cette antique façon de filer.
+
+Ces négresses ne sont pas du pays. Esclaves évadées pour la plupart et
+venues du fin fond des Nigrities, elles exercent à Sousse l’état de
+blanchisseuses et filent de la laine quand le blanchissage ne donne
+point. Subissant eux aussi l’attraction de la blancheur, leurs frères et
+maris se font volontiers gâcheurs de plâtre. Toute l’heureuse et noire
+colonie habite en commun, dans la ville, une grande maison qui s’appelle
+Dar-Egmaa.
+
+Mais le soleil pique un peu fort pour un simple voyageur qui n’a pas sur
+la face la patine de bronze éthiopienne. Je m’assieds un instant dans
+l’ombre étroite du môle romain. La plage peu à peu devient déserte.
+Là-bas, dans le ciel bleu, par-dessus les dunes, se dressent des
+montagnes sœurs, régulières, géométriques, pareilles à deux forts
+immenses; derrière, violettes et se voilant de chaude brume, les cimes
+dentelées du Zaghouan. Dans le sable courent de grosses fourmis noires,
+hautes sur pattes et bossues. De petits échassiers gris, à collier
+blanc, voltigent le long de l’eau sur les plantes marines rejetées où le
+va-et-vient du flot creuse de minuscules falaises... Et ce serait
+charmant, sans l’insupportable odeur de barége que dégagent au soleil
+l’algue pourrissant, et ces balles d’alfa qu’on a mis rouir dans la mer.
+
+
+
+
+LE MARCHÉ RUSTIQUE
+
+
+Bab-el-Bahr, la porte de mer, est à cette heure fort encombrée. Sous
+l’ogive rouge et verte de sa voûte se presse une foule, hommes et
+bêtes.--_Arri! Arri!..._ ce sont les âniers poussant leurs ânes;--_Dja!_
+les chameliers poussant leurs chameaux. Et tous, âniers et chameliers,
+ne cessent de crier:--_Barra! Barra!_ d’un accent cruellement guttural.
+_Barra!_ veut dire: place! garez-vous! Seulement personne ne se gare,
+car les chameaux, comme les ânes, sachant combien les gens du pays ont
+le coup de bâton facile, mettent une prudente discrétion à ne frôler de
+trop près ni burnous ni dalmatique brodée.
+
+Il faudrait écrire un poème sur ces bourriquets à museau blanc tatoué
+d’une fleur, plus petits et plus nerveux que les nôtres, et si
+naturellement chanteurs qu’on a coutume de leur fendre les naseaux afin
+que leur voix soit moins sonore.
+
+Voici l’âne d’un marchand d’eau promenant tout le long du jour, des
+citernes de Sidi-Giafr à la ville, ses quatre amphores de terre blanche
+bouchées d’un tampon d’alfa. En voici un autre que trique un apprenti
+boucher: des caillots de sang sur son poil, ployant sous une charge de
+têtes de moutons qui pendent les yeux grands ouverts, et de viande
+tremblotante et rose. Mais la plupart arrivent des champs; ils trottent
+gaiement sans bridon et portent dans leur double sac en sparterie des
+bananes, des pastèques, des courges et toutes sortes de produits
+paysans.
+
+Les chameaux, avec un lent roulis, balancent par-dessus les turbans et
+les chechias leur tête triste et leur long cou orné de pendeloques en
+bois. Les chameliers, vêtus du sarrau brun qui est l’unique costume des
+pauvres gens, tiennent leur bête par la queue et se laissent remorquer
+tout en braillant. Il y a aussi des chamelles à la mamelle maigre et
+noire, suivies de leurs chamelots déjà compassés, déjà graves, portant
+déjà dans leur œil rond l’ennui du fardeau et du désert.
+
+Derrière viennent ces moutons de race indigène dont la grosse queue,
+vraie poche de graisse, étonne d’abord quand on arrive en Tunisie; puis,
+dans un bruit argentin de sonnailles, des chèvres jaunes au poil soyeux
+et long, couleur de cocon non filé, qui font songer à la chèvre d’or des
+légendes arabo-provençales.
+
+Tout cela monte vers le centre de la ville au milieu d’un flot toujours
+plus serré de burnous, de ghedrouns et de djebbas, où ne détonnent pas
+trop quelques rares costumes européens, officiers et bourgeois en veston
+de flanelle blanche.
+
+C’est en pleine rue que se tient le marché rustique et familier comme
+une foire de village. Les paysans venus pour vendre leurs denrées sont
+assis par terre, le long des maisons, ayant chacun devant soi un petit
+tas de poivrons, de fèves, de tomates, de raisins, de figues d’Europe et
+de figues de Barbarie, qu’on appelle ici des figues d’Inde. Ils les
+pèsent avec grand soin dans des romaines primitives, faites d’une
+planche, de trois bouts de ficelle et d’un bâton encoché au couteau qui
+remplit l’office de levier. D’autres se promènent, un chapelet de
+gousses d’ail autour du cou ou bien tenant à la main un lièvre, deux
+poulets liés par la patte, une perdrix dans une cage, des œufs frais, un
+jeune hérisson. Résignés et doux, le bouquet de jasmin sur l’oreille,
+ils attendent l’acheteur sans rien dire, tandis qu’à côté la spéculation
+mène grand bruit autour de la petite table d’un Juif qui fait le change
+des caroubes, et du chevalet où les agents du fisc mesurent les grains.
+
+Une chose frappe d’abord: l’absence d’un type général; partout, au
+contraire, des traits travaillés, fatigués, divers, une complication de
+physionomie indiquant le mélange des races et un héritage séculaire de
+civilisation. Il y a encore autant de latin que d’arabe chez ces pauvres
+gens, dont la coutume est faite de débris de droit romain. Sous le
+rouleau de l’islamisme, si lourd qu’il fût, la colonie antique,
+évidemment, a gardé quelque chose de son puissant relief.
+
+A travers une porte encombrée de bâts, dans une cour ancienne à fines
+arcades, pleine d’ânes et de mulets piétinant la grasse litière,
+j’aperçois,--tableau d’un orientalisme imprévu que colore superbement un
+oblique coup de soleil,--des poules et des coqs picorant, comme ils
+feraient d’un tas de fumier, la bosse bourrue d’un chameau agenouillé.
+C’est la cour d’un fondouk dont les trente chambres sont maintenant
+accaparées par les Maltais, seuls étrangers qui s’accommodent encore de
+cette existence en commun; les jours de marché, elle sert aux Arabes
+paysans pour enfermer leurs bêtes. L’établage coûte une caroube,
+c’est-à-dire un peu moins d’un sou. C’est encore trop cher, paraît-il;
+nombres d’ânes appartenant à des maîtres moins riches ou plus avares
+stationnent attachés gratis à des anneaux de fer le long du mur de la
+mosquée, le bout du nez à l’ombre et la croupe au brûlant soleil. Çà et
+là, des chameaux, un jarret lié, restent immobiles sur trois pattes.
+
+Les bêtes, pécaïre! ont besoin de s’approvisionner de patience; car
+leurs maîtres, une fois le marché fait, ne voudront pas quitter la ville
+et reprendre, soit par la plage, soit dans les oliviers, le chemin des
+champs, sans avoir fait au Souk, lieu de délices, paradis de béatitude
+musulmane, dont toute la semaine ils ont rêvé, une station de quelques
+heures.
+
+
+
+
+LES SOUKS
+
+
+Le souk, ou marché couvert, ne rappelle en rien la magnificence tant
+vantée des bazars d’Orient. C’est un souk modeste, le souk d’une petite
+ville à demi paysanne. Un ami, que je rencontre vers les trois heures de
+l’après-midi, ce qui est pour les gens du pays le moment des affaires,
+me dissuade de diriger là ma promenade. «Que diantre espérez-vous
+trouver? Quelque ruelle en ogive, très sombre, où, par les mille trous
+de la voûte, quand les toiles d’araignées ne les obstruent point,
+tombent des barres de soleil. A droite et à gauche, un double rang de
+logettes d’un mètre carré pratiquées dans l’épaisseur du mur. En arrière
+un banc de pierre à hauteur d’appui qui court tout le long de la galerie
+et sert à la fois de comptoir pour les marchandises et de siége pour
+l’acheteur. Dans ces logettes, des marchands se tiennent, les jambes
+croisées. Voilà le souk, tous les souks se ressemblent; seulement, vous
+avez dû voir beaucoup mieux en ce genre à Tunis.» J’ai envie de répondre
+que c’est précisément cette simplicité qui me charme. Un Orient
+éblouissant, brodé, l’Orient des peintres orientalistes et des
+costumiers d’opéra, me donnerait trop l’impression d’une chose connue
+d’avance. Ici je me sens vivre en pleine ingénuité musulmane; je fais
+partie de la foule: marchands d’herbes ou marchands d’huile, pareils à
+ceux qui grouillent à l’arrière-plan des _Mille et une Nuits_, ne voyant
+passer que de très loin et au-dessus d’eux, aujourd’hui comme il y a
+douze cents ans, le train chamarré des kalifes.
+
+Les Arabes de la ville haute et des villages, nos Arabes de ce matin, je
+les retrouve ici reconnaissables à leur air paysan, l’œil triste et
+doux, la peau tannée. Ils sont couchés, méditent ou dorment, heureux,
+avant de retourner à la petite maison blanche et basse où les attend une
+invincible pauvreté, heureux de s’offrir ainsi un avant-goût des joies
+par Mahomet promises, dans cet endroit frais, plein de bonnes odeurs, de
+couleurs voyantes, où circulent des femmes voilées.
+
+Les bourgeois de Sousse, les Maures, comme les appelle une ethnographie
+fantaisiste, viennent au souk également et y passent de longues heures
+en causeries avec les marchands. Ils ont de belles djebbas brodées qui
+ressemblent à des dalmatiques, un double gilet aux tons vifs, une
+chechia toujours neuve, un turban fait de belle étoffe et des babouches
+en cuir verni qui, lorsqu’on les quitte, et on les quitte pour un rien,
+laissent voir des bas fins d’une blancheur immaculée. Plus encore que le
+costume, un teint mat et reposé, une certaine tendance à l’embonpoint
+indiquent chez eux l’aisance héréditaire et des habitudes de bien vivre.
+
+ * * * * *
+
+D’un bout à l’autre du marché, sur le pavé inégal, bossu, creusé à son
+milieu d’un profond caniveau qui coule plein dans la saison des pluies,
+circule une foule compacte mêlée d’Arabes et de Juifs. Beaucoup
+d’aveugles qui vont droit et vite, agitant leur bâton et murmurant je ne
+sais quoi; devant eux, respectueusement, les burnous et les djebbas
+s’écartent. Un beau vieillard à turban rouge me salue: c’est le
+crieur-public, homme considéré, qui est allé trois fois à la Mecque; il
+préside aux encans et proclame dans les carrefours les objets perdus et
+les bêtes volées. Je reconnais aussi un vieux fou juif pour l’avoir
+trouvé l’autre soir à minuit tranquillement endormi sur les marches de
+mon escalier; on le laisse vaguer librement et s’introduire dans les
+maisons sans que personne l’inquiète; mais les gamins lui font des
+niches, une de ses oreilles est même beaucoup plus longue que l’autre à
+force d’avoir été tirée. Plus loin, le chapelet aux doigts et
+familièrement adossé à l’angle d’une boutique, le khalifa,--c’est-à-dire
+la première autorité beylicale de la ville en l’absence du caïd
+gouverneur qui ne réside guère,--s’entretient avec un colonel tunisien
+dont le pantalon de calicot, la tunique de drap à jupon plissé sont les
+seuls objets qui fassent tache sur ce fond noblement oriental.
+
+Le souk ou les souks, car il y a plusieurs de ces ruelles voûtées
+s’enchevêtrant l’une dans l’autre et se coupant sans préoccupation de
+l’angle droit, ne sont pas longs à visiter.
+
+Voici le souk aux «herbages» où les ménagères soussaines
+s’approvisionnent également de poivre rouge, de henné, de garance, de
+cassonade et d’un mélange de pois grillés et de raisins secs, régal
+favori des gamins arabes. Il exhale une bonne odeur de légumes, de
+fruits mûrs et d’épiceries.
+
+Au souk des Arabes, on vend les babouches jaunes et les tapis de
+Kairouan, des couvertures de Gafsa, des tromblons damasquinés, des
+miroirs à dos incrustés de nacre, et aussi pas mal de ces menus objets à
+paillettes qui viennent de Constantinople et de Paris. Des tailleurs
+sont en train de tailler, de coudre des costumes, ou bien dévident un
+écheveau de soie qu’ils retiennent avec l’orteil de leur pied droit.
+
+Le souk des Juifs, noir et tout petit, est habité par deux ou trois
+brodeurs de ceintures d’or et quatre ou cinq orfèvres à figure
+d’alchimiste qui, presque sans outils, avec un simple fourneau de terre
+glaise qu’active une outre servant de soufflet, fabriquent en argent
+très allié les bouclés d’oreilles, les colliers, les bracelets et les
+anneaux de pied des élégantes du pays. Ils font aussi commerce de
+curiosités; un d’eux me tire précieusement de son coffre-fort, de
+provenance européenne et décoré d’amours en fonte dorée, tout un rare et
+précieux bric-à-brac d’un art bizarrement mélangé de raffinement et de
+barbarie: babouches d’argent relevées en pointe, colliers féminins très
+anciens, paraît-il, et composés d’un assemblage joyeux à l’œil de perles
+multicolores, de fragments de verre enfilés, de pièces de monnaie, de
+coquillages percés d’un trou, de losanges, d’ornements en filigrane où
+s’incrustent des cabochons rouges, le tout se terminant par une énorme
+plaque ronde et lourde qui doit pendre entre les seins nus. Ces parures
+authentiques et longtemps portées conservent une odeur de musc.
+
+Il y a encore, mais à ciel ouvert, dans des ruelles, le marché des
+vanniers, encombré de tamis, de cages à perdreaux, de corbeilles, et
+celui des revendeurs: poteries ébréchées, outils hors d’usage, haillons
+pendants, étoffes déteintes, tout un Orient lamentable dont nos
+chiffonniers ne voudraient pas.
+
+ * * * * *
+
+Autour des souks se concentrent quelques petites industries. Sur un
+métier primitif, d’habiles ouvriers composent le dessin d’un tapis aux
+riches nuances et fabriquent ces tissus légers, transparents, en coton
+ou en soie lamée, dont s’enveloppent les beautés soussaines. Le dernier
+représentant d’une industrie qui s’en va découpe et colorie les étagères
+à jours ornées d’arabesques et de fleurs qui, dans les intérieurs
+devenus peu à peu européens, restent encore comme un souvenir de
+l’ancienne fantaisie orientale. A côté, la boutique d’un médecin: ici,
+le médecin ne fait qu’un avec le pharmacien et se tient en boutique;
+cette boutique a pour unique ornement une carte de géographie arabe.
+Celle du barbier, plus luxueuse, est fermée d’un rideau en filet qui
+laisse voir l’intérieur. Au fond, une glace à cadre sculpté, du plus pur
+style Louis XV et que je marchanderai un de ces jours. Le long des murs,
+des rasoirs en panoplie, des miroirs nacrés, des plats à barbe en
+cuivre, et,--détail qui renverse mes idées à l’endroit de l’horreur que
+tout bon musulman est censé avoir pour l’imitation de la figure
+humaine,--quelques gravures d’un Épinal évidemment asiatique ou
+africain, représentant des soldats turcs et des sultanes à cheval. Tout
+autour, des bancs où les clients attendent, tandis que dans le grand
+fauteuil du milieu un gamin de huit ans est en train de se faire raser
+la tête.
+
+Un café! mais nous n’y boirons point; il faut respecter le Ramadan.
+
+ * * * * *
+
+J’aurais plutôt envie d’entrer, tant l’aspect est engageant, dans cette
+mosquée minuscule qui se compose d’un dôme blanc posé sur un cube comme
+la moitié d’une orange sur un pavé. Une terrasse triangulaire s’en
+détache et porte à sa pointe un minaret léger en forme de campanile. Ce
+doit être un tableau bien oriental à la tombée du jour, quand le muezzin
+apparaît entre ces huit colonnettes blanches.
+
+Pas bien loin de là, car autour des souks les endroits consacrés
+abondent, une porte s’ouvre dans une haute muraille bleu de ciel, ornée,
+en violente et barbare peinture, de fleurs fantasques au milieu
+desquelles on voit un lion rouge portant le drapeau rouge et vert entre
+ses pattes. C’est la chapelle du protecteur de l’endroit, un «sidi»
+quelconque qui fait des miracles. Sur le seuil que le soleil brûle, un
+grand jeune homme en pagne brun, pieds et jambes nus, avec un restant de
+calotte usée pour seule coiffure, se tient immobile, regardant devant
+lui d’un regard vague qui ne daigne même pas s’arrêter sur nous. Il
+aura, me dit-on, fait un mauvais coup, tué ou volé; mais la porte du
+marabout est lieu de refuge, et les soldats du bey ne se hasarderaient
+pas à l’arrêter là.
+
+Est-ce vrai? Dans le gâchis de juridictions qui caractérise la Tunisie,
+le fait n’aurait rien d’étonnant. J’ai bien vu hier un autre Arabe,
+ancien assassin et pour le quart d’heure accusé de vol, dormir, dans
+l’attente de temps meilleurs, roulé dans son manteau, sur le paillasson
+d’un consul européen qui le «protége».
+
+
+
+
+AU HASARD DES RUES
+
+
+J’essaye un peu chaque jour de prendre l’hygiénique habitude de la
+sieste.
+
+Mais toute cette après-midi, sous mes fenêtres, des camionneurs
+indigènes ont chargé de barils d’huile leurs charrettes courtes qu’ils
+appellent des arabas.
+
+Sans compter l’odeur âcre et rance s’infiltrant à travers les lames des
+jalousies, c’est un vacarme à rendre fou. Qui donc inventa l’Orient
+silencieux? Pour un rien, cheval qui s’ébroue, barrique mal équilibrée
+qui roule, les gens d’ici ont la rage de brailler; le tout d’un accent
+étrange, guttural et dur comme si un peu de carthaginois leur était
+resté dans la gorge. A la saison de l’huile, c’est pire encore: Sousse
+ruisselante, assourdie de cris, encombrée de chameaux, d’ânes et de
+véhicules chargés d’outres, devient pour deux mois inhabitable.
+
+Avec un pareil voisinage, travailler serait aussi difficile que dormir!
+
+Je descends, j’entre chez le voisin, un riche Juif propriétaire
+d’oliviers et cause de tout ce beau tapage. Grands magasins voûtés
+recouvrant les citernes à huile, qui sont d’immenses réservoirs en
+maçonnerie. Sous l’œil du maître, deux vieillards à turban manœuvrent la
+pompe, doucement, comme s’il s’agissait de tirer l’eau d’un puits. A
+chaque coup, par une moitié d’outre dont le col sert de robinet, un
+épais flot d’or se dégorge et tombe avec un bruit amolli dans des
+mesures en brillant métal. Deux autres vieillards, à tour de rôle,
+comptent ces mesures en chantant sur un rythme traînant et plaintif une
+chanson interminable, et puis les versent dans les tonneaux qu’on va
+mener au quai et qui demain partiront pour Marseille.
+
+La rue éblouit, toute blanche! Le soleil perpendiculaire laisse le long
+des maisons, d’un seul côté, à peine un mince trottoir d’ombre.
+Personne! Un grand silence à l’heure où nos villes européennes ont
+coutume de voir ruisseler la vie. Pompéï au clair de lune, avec ses rues
+étroites, ses maisons basses, sans fenêtres comme celles-ci, ne me parut
+pas, quand je la visitai, plus profondément endormie.
+
+Sauf deux voies assez larges et relativement modernes, allant l’une de
+la porte Marine à la porte Neuve, et l’autre, qui lui est
+perpendiculaire, coupant par le milieu la haute ville dans la direction
+de la kasbah, Sousse, comme toutes les bourgades barbaresques, n’est
+qu’un enchevêtrement confus de ruelles et d’impasses en zigzag,
+compliquées d’arcades et de voûtes. Après huit jours, je ne m’y
+reconnais pas encore et m’y égare régulièrement.
+
+Peu de rencontres, et toujours les mêmes!
+
+Toujours, devant la maison qu’on bâtit, le même nègre gâcheur de
+mortier, en train de patauger dans la chaux vive, les pieds entortillés
+de chiffons, ce qui lui donne l’apparence monstrueuse d’un homme atteint
+d’éléphantiasis. Toujours, pour me barrer le passage près du même tas
+d’écorces de pastèques, à l’endroit où des Maltais habitent, le même
+porc noir, maigre et haut sur pattes. Comme il ne se dérange pas, je le
+frappe, il grogne, son maître arrive, et, tout en jurant, le réintègre
+au domicile déserté.
+
+Les portes des maisons arabes restent closes, et le regard n’y pénètre
+guère; celles des maisons juives, grandes ouvertes ou entre-bâillées,
+laissent voir un corridor aux murs reluisants d’émail, et par terre, des
+femmes, des filles couchées, paquets de chiffons colorés, avec une main
+ambrée et brune, un pied orné d’un bracelet d’argent qui dépassent.
+
+Les rues sont propres relativement, grâce à la pression énergique
+exercée sur l’administration beylicale par le consulat français et
+l’autorité militaire. Le fumier a disparu, sinon la poussière. Çà et là,
+cependant, une outre vide, souillée de sable et imprégnée d’huile chaude
+et malodorante, une peau de mouton, de chevreau récemment écorché,
+recouverte de gros sel et en train de se tanner sous un vol bourdonnant
+de grosses mouches, rappellent qu’on est en pays musulman.
+
+La promenade ainsi comprise me paraît charmante. C’est la solitude d’une
+course de nuit avec les agréments du plein jour. On flâne sans être
+dérangé, et l’on recueille comme en se jouant toutes sortes
+d’observations délicieusement inutiles.
+
+Voici un moulin d’huile en réparation. Il est construit d’après le même
+système que dans nos villages provençaux: une meule que fait rouler,
+dans un bassin où s’écrasent les olives, le chameau ou l’âne attelé; un
+pressoir à vis de forme primitive sous lequel, tandis qu’en geignant les
+hommes poussent à la barre, la pulpe broyée rend son huile à travers le
+treillis des «escourtins» en sparterie.
+
+Voici un four, pareil lui aussi au four banal de quelque village du Var
+ou des Alpes. L’Arabe, gravement, y apporte sur une planche, pour les
+cuire, trois ou quatre pains de froment et d’orge que les femmes ont
+pétris à la maison; il y apporte aussi son grain, car ici le moulin et
+le four fonctionnent sous la même voûte sombre et noire.
+
+Le hasard des ruelles me conduit jusqu’à «la Sofra», une des curiosités
+de Sousse. C’est au milieu d’une placette, une citerne antique
+recouverte d’un massif en maçonnerie rond et surélevé, dont le tour se
+creuse en abreuvoir. Par l’orifice, fait d’un chapiteau corinthien évidé
+que les cordes ont marqué de profondes stries, un homme tire de l’eau,
+et le seau qui s’égoutte en remontant éveille sous terre comme un bruit
+de voix lointaines et mystérieuses. La Sofra inspire un grand respect
+aux habitants de Sousse, et aussi un peu de terreur. Il court sur elle
+des légendes où le souvenir des Romains se mêle à des histoires de
+génies.
+
+Plus bas est une source jaillissante, venant de loin, du côté des
+Montagnes-Sœurs. Mais le Musulman, qui ne boit guère que de l’eau, en
+boit beaucoup, et la source ni la Sofra ne sauraient suffire à soulager
+l’inextinguible soif de la population soussaine. Aussi, longtemps avant
+que Richard Wallace eût doté Paris de ses fontaines, avait-on ici dans
+les souks et au coin des rues nombre de fontaines Wallace d’un caractère
+économique et original. Figurez-vous des réservoirs pratiqués dans
+l’épaisseur d’un mur et que, chaque matin, les âniers de Sidi-Giafr
+remplissent. Le canon de cuivre ne laisse point jaillir l’eau: par une
+combinaison hydrostatique que je laisserai expliquer à plus savant que
+moi, il faut téter pour qu’elle monte. Il paraît que c’est fort commode;
+mais d’abord je ne pouvais comprendre ce que faisaient ces paysans
+courbés en deux, les mains et la figure collées au mur dans une attitude
+d’adoration.
+
+Quelquefois ces fontaines ont des proportions monumentales. Près de la
+mosquée, j’en ai remarqué une assez belle, revêtue de faïences anciennes
+dans un encadrement de pierre ciselé à la mauresque et portant une
+inscription destinée sans doute à perpétuer le nom d’un généreux
+fondateur. Sous la voûte de la porte Bab-el-Garbi, qui s’ouvre du côté
+de Kairouan, on en rencontre une plus curieuse encore: c’est un
+sarcophage de marbre où quelques mots latins se déchiffrent. Quand je
+suis passé, un petit Arabe en manteau bleu, en chechia rouge, crispant
+ses orteils nus sur deux cailloux superposés, se haussait pour y boire.
+Le peu d’eau qui reste en ces pays est dû à des travaux d’origine
+romaine; un poète verrait un symbole dans cet enfant qui se désaltère à
+un tombeau.
+
+ * * * * *
+
+D’ailleurs, on trouve ici du romain partout; et, si j’étais archéologue,
+je choisirais Sousse pour mon paradis. Aux angles des rues et des
+maisons, des colonnes antiques debout! Au seuil des portes, des colonnes
+antiques couchées! M’étant assis sur un banc de pierre, à un carrefour,
+un voisin s’est approché de moi et m’a parlé, par gestes, d’un homme
+très grand, très fort, qui avait des cornes. Je ne comprenais pas; alors
+il m’a montré le banc, et je me suis aperçu que ce banc était tout
+simplement le torse en marbre, à cuirasse magnifiquement ouvragée, d’un
+guerrier. Au bas de l’escalier d’une école arabe, la dernière marche est
+formée d’un fragment de corniche du plus précieux travail; les babouches
+et les pieds nus des petits épeleurs de Coran ont fini par en user les
+ornementations délicates.
+
+Quelques résidents qui s’amusent à collectionner m’ont montré maints
+objets curieux: des pierres gravées, des intailles, une brique
+carthaginoise portant un rhinocéros en relief, des médailles frappées
+d’un seul côté représentant des groupes érotiques et satyriques, des
+monnaies romaines, grecques, du Bas-Empire, puniques, coufiques,
+marocaines, espagnoles, françaises, génoises,--bref, l’histoire monnayée
+et l’étonnante fricassée de guerres, d’invasions et de races de cet
+admirable pays. Le tout découvert autour de la ville ou dans la ville au
+hasard d’un canal creusé, des fondations d’une maison neuve: car, sauf
+un commencement de fouilles savantes exécutées, sous le patronage de
+Napoléon III, alors féru de sa vie de César, du côté de l’ancien port,
+une si riche mine est encore vierge.
+
+Et moi-même, sans penser à mal, j’ai fait ma trouvaille. Oui! derrière
+la kasbah, sous le rempart, à l’endroit où apparaissent quelques restes
+de constructions antiques, près d’un trou que des Arabes avaient creusé
+pour y prendre de la pierre à bâtir, j’ai ramassé, au milieu des
+cailloux et des débris de poterie, un petit cône à pointe arrondie
+portant encore des traces de peinture rouge. Est-ce un dieu carthaginois
+ou simplement un bouchon d’amphore? Je penche pour le dieu et me
+rappelle cette phrase de Salammbô: «Il y avait à l’entrée, entre une
+stèle d’or et une stèle d’émeraude, un cône de pierre. Mâtho, en passant
+à côté, se baisa la main droite.» Dans la joie naïve de ma découverte,
+j’ai failli me baiser la main droite comme Mâtho.
+
+ * * * * *
+
+Maintenant on me soupçonne de donner dans l’archéologie. Mon ami
+Marteroy, qui voyage dans le Sud, explorant les plateaux d’alfa, m’écrit
+qu’il m’attend à Maharès, où il y a une voie romaine, des citernes
+antiques peuplées d’hirondelles, une forteresse bâtie par les chevaliers
+de Malte, et une admirable porte de mosquée encadrée de carreaux
+émaillés, vrai chef-d’œuvre de céramique. Des officiers me signalent des
+aqueducs, des colonnades, des tombeaux et même des alignements de
+pierres druidiques. Il y a surtout l’amphithéâtre d’El-Djem, comparable,
+paraît-il, au Colisée, et que je ne saurais me dispenser de visiter. Je
+dis «oui!» mais sans conviction. Voyager par ces chaleurs d’août? Je
+franchirai peut-être un de ces matins la ceinture de remparts blancs où
+le Baal dévorateur m’assiége; seulement ce sera, pèlerinage obligé, pour
+voir Kairouan la ville sainte, ou, plus près, la côte rocheuse de
+Monastir, riche en oursins et en clovisses roses, et, puisque Djerba et
+Gabès sont trop loin, la minuscule oasis d’El-Kantara, où mûrissent la
+figue et le raisin sous une forêt de dattiers frissonnant au vent de la
+mer.
+
+
+
+
+DINER AU CAMP
+
+
+--«Montez-vous au camp?» m’a dit le capitaine Huart.
+
+--«Pourquoi pas?» ai-je répondu, bien que l’offre, après déjeuner, n’ait
+rien de tentant. Lui, fait deux fois le jour ce voyage du camp à l’hôtel
+et de l’hôtel au camp, par le plateau poudreux, brûlé du soleil et par
+les ruelles chauffées à blanc qui avoisinent la kasbah.
+
+Le capitaine, dont le regard bleu-clair énergique et doux et les
+moustaches en vieil or où se mêlent des fils d’argent dénoncent
+l’origine gauloise, est resté blanc comme le lait, malgré son mépris du
+soleil. Moi, en ma qualité d’homme brun, je suis devenu noir, mais noir
+pour tout de bon. Il y a là une question d’atavisme: sous notre peau
+d’hommes du Midi, se cacherait-il un nègre oublié que les rayons
+africains réveillent?
+
+Antoine est venu à notre rencontre: c’est un sanglier apprivoisé qui
+s’entend mieux que personne à faire les honneurs du camp. Nous n’avons
+qu’à le suivre. Informé sans doute de mon goût nouveau pour
+l’archéologie, il me conduit tout droit aux «Grosses Pierres», débris
+d’un cirque que les Romains avaient élevé là, en vue de la mer dont nous
+regardons l’azur et dont nous respirons avec plaisir la fraîche brise.
+
+Les soldats reposent sous la tente ou bien à l’ombre maigre et trouée
+des oliviers; quelques-uns, plus heureux, ont pour abri un grand
+caroubier au dru feuillage, d’où pendent les caroubes mûres en cette
+saison et pareilles à de longues lames de bronze. Pour tout bruit, les
+cigales qui chantent, innombrables. On se croirait seul dans ce
+campement endormi qui, tout à l’heure, retentira de vibrantes sonneries
+militaires.
+
+Au milieu des soldats couchés, un vieillard à barbe d’Abraham, superbe
+sous sa belle djebba bleue, fait couper à coups de hache, par son
+domestique nègre, le bois mort d’un arbre qui lui appartient. Le camp
+est établi sur des propriétés particulières, et, pour la première fois,
+je puis contrôler de près et par mes yeux ce qu’on m’a raconté sur la
+culture arabe dans la région.
+
+ * * * * *
+
+Chez les bons Tunisiens, race agricole où persiste, avec un peu de sang
+romain, le goût de la propriété morcelée, chaque carré en culture, si
+petit soit-il, s’entoure,--ce qui fait du pays un vaste échiquier, comme
+le Bocage ou certains coins de la Normandie,--de hauts relèvements de
+terre couronnés par une haie vive. Seulement, ici, le relèvement sans
+gazon ni mousse est triste et sec, et l’aloès aux hampes rigides, les
+grands figuiers de Barbarie y remplacent plus ou moins agréablement les
+aubépines et les viornes.
+
+A la saison des pluies, les cases de l’échiquier deviennent par surcroît
+autant de réservoirs recueillant au pied des arbres, groupés en nombre
+qui varie suivant la disposition du terrain ou les convenances des
+partages, cette précieuse eau du ciel dont pas une goutte ne doit être
+perdue.
+
+Quelquefois même, un tronc centenaire est seul dans son enclos comme au
+fond d’une coupe.
+
+Partout des travaux d’irrigation, partout des canaux tracés dans la
+terre rougeâtre et qu’obstruent maintenant les herbes desséchées. Il y a
+aussi des puits avec le chemin de halage en pente, battu et durci au
+lent va-et-vient des chameaux. Mais tout cela est, pour le quart
+d’heure, bouleversé par l’occupation militaire. Le capitaine me
+dit:--«Avec leurs sacrés petits murs, le pays cultivé n’est qu’une série
+de redoutes, et notre campagne par ici n’eût pas été commode si on avait
+voulu s’y défendre pied à pied comme autrefois en Vendée.»
+
+L’après-midi se passe à boire des citronnades, tièdes, hélas! Antoine
+ayant eu l’ingénieuse idée de renverser sur le sol de la tente, pour s’y
+vautrer dans un à peu près de bauge, la gargoulette où l’eau
+fraîchissait.
+
+ * * * * *
+
+Décidément, je ne redescendrai pas à la ville. Antoine, désormais revêtu
+d’une carapace terreuse et jaune, mais tout frétillant depuis qu’il
+s’imagine s’être baigné, veut à toute force me conduire chez ses amis
+les artilleurs. Il passe entre les jambes des chevaux et les roues des
+canons alignés. Antoine a eu là une idée heureuse! Les artilleurs
+m’apprennent que je suis invité à dîner précisément pour ce jour-là, et
+que ces messieurs doivent attendre à l’appontement avec deux chevaux
+pour mon frère et moi. Ces messieurs sont le capitaine Courtès, qui est
+des bords du Rhône et presque mon compatriote; le lieutenant
+Courbebaisse, à qui m’a recommandé son cousin Paul Armand, le bon
+géographe marseillais; enfin M. Massenet, commandant de la canonnière
+_l’Étendard_, que j’aperçois au loin, imperceptible point noir sur le
+bleu du golfe, à travers la fumée des cuisines de soldats qui s’allument
+en plein air.
+
+Nos amis arrivent, amenant mon frère; Sousse est petit et quelqu’un les
+a avertis. Tandis que le dîner se prépare, on me présente les hôtes de
+la batterie: deux caméléons mélancoliques et ridés, deux canards
+sauvages pour qui un seau d’eau bourbeuse remplace médiocrement le
+marécage natal; et un jeune chacal aux yeux gonflés comme s’il avait
+versé des larmes. Le chacal est triste, en effet; il a des peines de
+cœur, la solitude lui pèse. Et c’est pour cela qu’on le tient à
+l’attache: libre, il affolait de ses sauvages avances toutes les
+chiennes du camp.
+
+ * * * * *
+
+A table maintenant, sous les oliviers, devant la tente, au milieu d’une
+enceinte improvisée de troncs de cactus énormes comme des troncs de
+chênes et qui, renversés, sans racines, végètent cependant, égayant leur
+bois mort de belles feuilles fraîches et jeunes. Le soleil descend dans
+le ciel rouge. A mesure qu’il disparaît, en face de nous, les remparts
+de Sousse se colorent des plus délicates teintes violettes. C’est
+l’heure mélancolique. Tout en faisant honneur à un repas de volaille et
+de gibier qu’arrosent les vins amers de Sicile, on parle de Paris, de la
+France, de ce qu’on aime et qui est loin. Puis la nuit tombe,
+subitement. Les grands lévriers d’Afrique allongés à nos pieds se
+dressent dans leur haute taille et commencent à rôder inquiets. Le café
+arrive. Un soldat suspend sur nos têtes à la branche d’un olivier une
+lanterne arabe dont les mille trous coloriés éclairent d’étincelles un
+dôme argenté de feuillage...
+
+La même lanterne, portée par le même soldat, va nous conduire hors du
+camp et jusqu’à la ville, par de vagues chemins, le long du cimetière
+qui, avec ses talus et ses tombes, prend sous la clarté des étoiles la
+douceur blanche et poétique d’un grand paysage neigeux.
+
+
+
+
+KARAGOUZ
+
+
+Que faire de notre soirée? Le samedi est jour de repos: il n’y a pas de
+musique militaire au Bordj; d’un autre côté, les belles Juives, ornement
+féminin des cafés en plein air de la Marine, ayant allumé leurs lampes
+dès ce matin, gardent la maison.
+
+Mais les souks sont illuminés, et la ruelle qui y conduit nous attire
+par de vagues musiques, le bourdonnement doux d’un orchestre arabe.
+Trois instruments; la clarinette, la tarabouka de poterie où court la
+caresse des doigts, et le tambourin nonchalamment secoué, dont les
+crotales frémissent à peine avec un bruit de feuilles mortes. Tout cela
+léger comme un souffle, énervant et délicieux comme un chœur lointain de
+cigales. Sur un air triste, rendu plus triste encore par l’étrangeté
+paysanne de sa voix de tête, un nègre détaille en strophes très courtes
+le blason des beautés de la femme; puis il fait silence, et l’orchestre,
+qui s’était tu pour l’écouter, scande d’une brève ritournelle chaque
+repos de sa litanie amoureuse.
+
+Si nous allions voir Karagouz?
+
+ * * * * *
+
+Une première fois, il y a deux jours, l’impresario qui dormait en
+travers de sa porte a refusé de se déranger pour moi. Mais ce soir, nous
+sommes avec un officier qui parle un peu d’arabe, de sorte qu’il devient
+facile de s’entendre.
+
+La salle, noire et sans autre ornement que les toiles d’araignée tombant
+du plafond en draperies, est une simple boutique de tisserand dont on a
+appliqué le long des murs le métier démonté. La porte une fois refermée,
+il y règne une chaleur étouffante. Quelques indigènes ont suivi en se
+glissant sur nos talons. Du reste, pas de siéges; nous devrons assister
+au spectacle debout.
+
+Au fond, dans une cloison en planches, s’ouvre un cadre de mousseline
+derrière lequel on voit danser la flamme d’une lampe à huile. Par une
+porte pratiquée sur un des côtés de la cloison, l’homme de Karagouz, à
+la fois directeur et unique artiste, pénètre mystérieusement dans les
+coulisses. Il débute, invisible, par un long discours préliminaire,
+destiné sans doute à expliquer la pièce, et que pour mon malheur je ne
+comprends point.
+
+Bientôt une silhouette apparaît, noire et se démenant des jambes et des
+bras sur le fond du cadre éclairé. Mais ce n’est pas encore Karagouz,
+c’est un habitant de la ville, bourgeois enturbané qui a envie d’un beau
+poisson et qui en fait la commande à un nègre. Sur ce, Karagouz entre,
+monstrueux, armé d’impudeur et tout de suite reconnaissable, tant il est
+pareil à ce Dieu rustique, taillé dans un tronc de figuier, dont les
+anciens voilaient de verdure aux endroits déserts de leur jardin l’image
+obscène et consacrée! Karagouz a surpris la conversation du bourgeois et
+du nègre. Il déclare que c’est lui, Karagouz, qui mangera le poisson. Et
+voilà le premier acte.
+
+ * * * * *
+
+Au deuxième, Karagouz ne paraît pas. Nous sommes sur mer dans une barque
+à plusieurs rameurs très ingénieusement ajustée. Le nègre tient la
+barre. A l’avant, le patron pêcheur jette sa ligne dans ce qui est censé
+les profondeurs salées. Un thon énorme, l’œil blanc et rond, la gueule
+ouverte, rôde sous l’eau et flaire l’hameçon. Mais le nègre parle
+toujours et empêche le poisson de mordre. Interminable discours du
+patron au nègre, à la suite de quoi le nègre promet de ne plus parler.
+En effet, il ne parle plus; mais, autrement que par la bouche, il fait
+entendre,--à la grande joie de l’auditoire, très sympathique aux grasses
+facéties de ce Pierrot couleur de suie,--un bruit incongru,
+retentissant, formidable comme un coup de tonnerre. Le thon, effaré, se
+sauve aux abîmes. Nouveau discours du patron, accompagné de
+gesticulations furieuses. Nouveaux serments du nègre, qui jure de rester
+silencieux de toute façon. Enfin le thon est pris, on le hisse à bord,
+les rameurs rament, la barque disparaît dans la coulisse, et le deuxième
+acte finit.
+
+ * * * * *
+
+Au troisième acte, le bourgeois arrive, portant sous le bras son poisson
+qu’il dépose par terre. Il se couche auprès, du côté de la tête;
+Karagouz survenant se couche du côté de la queue. Inquiet, le bourgeois
+surveille Karagouz. Mais Karagouz dort, Karagouz ronfle; le bourgeois
+rassuré croit pouvoir s’absenter un instant, et sort, laissant le
+poisson à la garde des étoiles. Quand il revient, accompagné d’amis qui
+veulent admirer son achat, Karagouz a enlevé le poisson; il s’est mis à
+la place, étendu sur le dos, et vous devinez ce que les bourgeois
+flairent dans la nuit sombre, en croyant flairer un thon nouvellement
+pêché. Première bataille, à la suite de laquelle Karagouz reste maître
+du terrain, non sans avoir, selon ses habitudes, passé l’ennemi vaincu
+au fil de son étrange épée.
+
+ * * * * *
+
+Quatrième acte et deuxième bataille, cette fois-ci avec le nègre, qui
+veut que Karagouz rende le poisson. Le nègre est tué. Karagouz le traîne
+devant la porte du bourgeois. Le bourgeois, qui ne tient pas au
+compromettant voisinage d’un cadavre, traîne à son tour le nègre devant
+la porte de Karagouz. On trimballe un bon moment ce malheureux nègre.
+Enfin, on s’arrête à une transaction: le nègre sera placé au milieu de
+la rue, à égale distance des deux maisons. Karagouz mesure le terrain,
+avec quelle aune étrange, ô Mahomet! Mais comme il ne se pique pas de
+grande suite dans les idées, ou plutôt comme il médite d’autres farces,
+une fois le bourgeois parti il se substitue au nègre qu’il fait
+disparaître.
+
+ * * * * *
+
+Cinquième et dernier acte. Les femmes prévenues entourent Karagouz
+qu’elles prennent pour le nègre mort. Elles poussent des you! you!
+plaintifs; elles entonnent des chants funèbres. Soudain le mort se
+redresse: ce n’est pas le nègre, c’est Karagouz, c’est l’ennemi! Moins
+fort contre les femmes que contre les hommes, Karagouz se voit sur le
+point de subir le sort d’Orphée. Assailli, déchiré, griffé, mordu au nez
+et encore ailleurs, l’infortuné reste sur le carreau, gémissant et
+crachant dans ses mains «prt... prt... prt...» pour oindre ses
+blessures. Des Juifs arrivent et veulent l’enterrer. Ils le placent sur
+une litière, et ce sont des lamentations nasillées en hébreu, des _amin_
+et des _adonaï_ dont l’imitation très comiquement caricaturée fait
+beaucoup rire les spectateurs. Déjà le convoi s’est mis en marche quand
+tout à coup Karagouz se dresse, farouche! Emporté par son éternelle idée
+fixe, il déshonore en les poussant vers la coulisse ceux qui venaient
+l’ensevelir.
+
+Le cadre reste un instant vide; puis Karagouz réapparaît, mais un
+Karagouz énorme, idéal, dix fois plus grand que dans la pièce, le
+Gargantua des Karagouz. Gambadant et gesticulant en vrai polichinelle
+sémite, il baragouine un chant triomphal. La lampe s’éteint, la farce
+est jouée!
+
+ * * * * *
+
+Toutes les pièces se ressemblent un peu et se terminent invariablement
+par une bousculade de Juifs venus, selon la tradition qui remonte à
+Tobie, pour ensevelir Karagouz. Ces Juifs ont de longues houppelandes,
+des chapeaux et la barbe en pointe. Ils étaient peut-être ainsi
+autrefois. Mais aujourd’hui les Israélites de Tunis et de Sousse portent
+le costume oriental, le turban, la djebba brodée et d’élégants souliers
+vernis traînés en galoche. Plusieurs ont adopté l’habit européen, et,
+encadrant de favoris leurs grasses et intelligentes figures, ils se
+donnent sans effort, aux Bourses de Marseille ou de Paris, le type du
+financier moderne.
+
+On joue plusieurs pièces dans la même soirée. Pour quelques caroubes
+supplémentaires, nous nous sommes offert le luxe de voir successivement:
+_Karagouz à la maison des fous_ (car, malgré le respect religieux dont
+les musulmans entourent les pauvres d’esprit, il y a des maisons de fous
+en Tunisie), et _Karagouz père de famille_. Dans cette dernière comédie
+nous assistons à une scène d’accouchement du naturalisme le plus pur.
+Rien n’y manque: le lit dressé en hâte, les hauts cris, les
+encouragements des matrones, et un petit Karagouz qu’on voit naître déjà
+bruyant, déjà féroce et joyeux, et abondamment pourvu déjà, malgré son
+jeune âge, de tous les avantages paternels. Ne connaissant pas l’arabe,
+évidemment bien des finesses ont dû nous échapper. Mais la pantomime
+suffit à faire suivre les grandes lignes de l’intrigue; et même un
+profane comme nous est frappé du talent spécial de l’acteur pour
+reproduire les bruits extérieurs, les cris de la foule, pour varier son
+parler, sa voix et son accent suivant l’âge, le sexe et la nationalité
+du personnage en scène.
+
+Il serait à désirer que quelque traducteur homme d’esprit recueillît et
+publiât en belle édition le répertoire de Karagouz. Mais où
+trouvera-t-on ce Nodier orientaliste?
+
+ * * * * *
+
+La série des représentations terminées, l’impresario a bien voulu nous
+introduire dans ses coulisses, et nous avons pu admirer, en bel ordre
+tout autour du mur, les pantins et les accessoires découpés, articulés,
+et fixés au bout de petits bâtons. Ces bâtonnets manœuvrés
+horizontalement remplacent nos ficelles. L’opérateur, debout sur un
+tabouret, appuie à plat la silhouette en carton sur la toile éclairée,
+et les bâtonnets sur sa poitrine. Il a ainsi les deux mains libres et
+peut faire mouvoir, comme en tricotant, les jambes et les bras de
+plusieurs marionnettes à la fois. Nous recommandons aux amateurs
+d’ombres chinoises ce procédé commode et ingénieux.
+
+
+
+
+MONASTIR
+
+LES RUINES DE LEPTIS
+
+
+Agréable surprise: l’agent de la Compagnie transatlantique,--c’est là
+décidément une fort aimable compagnie,--a mis pour toute la journée de
+demain sa chaloupe à notre service. On s’en ira par le chemin bleu, un
+peu plus au sud, jusqu’à Monastir. Ce départ improvisé, à la barbe d’un
+soleil de feu, prend le charme d’une évasion.
+
+Rendez-vous avec mon frère, le consul et l’aumônier militaire, sur
+l’appontement, dès la première heure. Mais l’abbé n’est pas là, l’abbé
+retarde, et nous avons tout loisir en l’attendant de boire plusieurs
+tasses de café maure, tandis qu’une escouade de pêcheurs tirent un filet
+immense, barrant la baie, aux mailles duquel des poissons reluisent
+accrochés. Enfin, un grand rond blanc apparaît dans l’ombre de la porte
+de mer, et nous reconnaissons le couvre-chef de l’abbé, hygiénique
+compromis entre le casque en sureau et la coiffure à larges bords qui
+sied aux ecclésiastiques.
+
+Le ciel est gris clair, ce qui nous change un peu de l’éternel azur.
+Invisible et présent comme Agrippine aux conseils de Néron, le soleil,
+sans réussir à nous incommoder, avive de reflets la transparence des
+nuages.
+
+La traversée ne dure guère que deux heures. A peine le temps de perdre
+de vue le sablonneux rivage de Sousse, et tout de suite un autre rivage
+apparaît, solide, relevé en falaise, avec des anfractuosités fraîches où
+chante la vague.
+
+Trois îles, un cap; sur le cap, un marabout. Monastir est derrière. Mais
+on ne trouverait pas assez de fond dans la passe étroite qui sépare le
+cap d’avec les îles, et force nous est de les doubler. Cette
+circumnavigation est d’ailleurs pittoresque. L’île la plus avancée en
+mer nous apparaît déchiquetée, rongée, corrodée, comme si les flots,
+depuis mille ans, avaient éclaboussé ses rocs de gouttes d’eau-forte.
+Celle du milieu, large et plate, porte une habitation. La troisième,
+l’île Tonnara, où fut jadis une madrague, se dresse comme un bloc de
+grès rouge troué d’autant de grottes qu’une ruche aurait d’alvéoles. Une
+de ces grottes,--probablement creusées, de main d’homme au beau temps de
+la piraterie,--a sa légende: on l’appelle «le Bain de la Princesse».
+Notre chaloupe la rase de si près que nous voyons à son plafond
+frissonner les reflets ensoleillés de l’eau.
+
+Ici, comme partout le long de cette côte, depuis les Romains veuve de
+ses ports, il faut jeter l’ancre à quelques encablures au large. La mer,
+pénétrée de lumière et transparente sur un fond d’algues et d’éponges,
+est, autour de la barquette qui vient nous prendre, d’un vert clair et
+fin à s’y tailler des émeraudes; un peu plus loin, par nuances
+insensibles, elle devient d’un bleu intense à faire croire que des
+contrebandiers ont noyé là une cargaison d’indigo.
+
+Au bord de la mer, des femmes lavent. Monastir est sur la hauteur. Nous
+y grimpons par quelque chose qui rappelle un sentier, à travers les
+tombes ruinées de l’éternel cimetière arabe. Les remparts barbouillés de
+chaux, avec le cou noir des canons qui passe, ont l’air suffisamment
+rébarbatif; mais, autour, il y a des maisonnettes à terrasse et de
+petites bastides musulmanes dans des clos de figuiers d’Europe et de
+dattiers.
+
+ * * * * *
+
+La rue principale est propre et large. On y remarque un certain nombre
+de belles maisons qui laissent voir par les fenêtres de leur
+rez-de-chaussée de grands magasins frais et voûtés que portent de forts
+piliers. Le premier aspect est celui d’une ville commerçante et riche.
+C’est sans doute à cause de cela et de leur aptitude à gagner l’argent
+que les gens de Monastir passent pour avares. Il y a des histoires sur
+eux. Ainsi on raconte que, chez le barbier, les gamins qui se font raser
+la tête payent en nature avec un œuf. Un marchand ambulant venu de
+Sousse, ayant voulu introduire la mode de gâteaux nouveaux, se vit
+chasser, comme corrupteur des mœurs, par la population irritée. Ce sont
+là, d’ailleurs, méchancetés assez ordinaires entre petites villes
+rivales.
+
+N’allez pas croire, cependant, que tout pittoresque ait disparu. A peine
+arrivé, je m’arrête devant un coquet minaret sculpté, ciselé, avec des
+entrelacs et des quadrillages, et je remarque plusieurs portes arabes,
+très vieilles, encadrées de fines colonnettes, dont le fer à cheval
+s’agrémente d’ornements en dents de scie. Le tout taillé librement, à
+plein ciseau, dans un grès jaunâtre particulier au pays, qui doit être
+le même que celui où se creusent les grottes de l’île Tonnara. Nous
+faisons avec mon frère le rêve d’emporter la moins effritée de ces
+portes et de l’incruster, fantaisie maugrabine, à Sisteron, dans notre
+cabanon des Oulettes, cubique et blanc comme les maisonnettes d’ici.
+Cela ne coûterait pas cher, le transport par mer de quelques pierres!
+
+Déjà l’invasion européenne se fait sentir, mais la couleur locale tient
+bon encore. Dans un café tout neuf, qui n’a de maure que le nom et dont
+les murs, dans l’attente de nos soldats et de nos colons, se décorent de
+criardes chromolithographies, nous découvrons derrière un banc un
+scorpion noir d’assez belle taille. On veut l’écraser; un paysan
+s’approche, le réclame en riant, souffle dans le creux de sa main, pose
+dessus le hideux insecte et l’emporte. Cet agriculteur basané fait
+partie, paraît-il, d’une confrérie d’Aïssouas. On trouve ici des
+Aïssouas dans tous les bourgs et villages; c’est un peu comme les
+Pénitents en Provence.
+
+ * * * * *
+
+Déjeuner chez M. Hirisson, directeur du télégraphe et notre agent
+consulaire. Après déjeuner, en manière de promenade digestive, nous
+allons visiter la forteresse sous la direction du fidèle Sala, un
+Tunisien turco, qui a rapporté de Crimée d’inguérissables rhumatismes,
+et qui nous précède en boitant, le turban abrité d’un parasol.
+
+Sous la porte, les soldats du Bey, le jasmin à l’oreille, tricotent.
+Dans la cour carrée, éblouissante de soleil, nous voyons aux grilles
+d’une fenêtre des têtes tristes de prisonniers. Autour,--car toutes les
+kasbahs de Tunisie se ressemblent,--règne une terrasse fortifiée où l’on
+accède, non par des escaliers, mais par une large rampe à pente douce.
+Des figuiers d’Europe, des grenadiers et des rosiers y poussent, Allah
+sait comment! en pleine chaux, s’alignant entre les canons sur
+l’esplanade maçonnée. Sala exige encore que nous montions à la tour.
+Sala n’a pas tort: la vue qu’on a du haut de la tour est merveilleuse. A
+nos pieds, Monastir, blanche et muette, coupée de jardins. D’un côté, la
+Méditerranée et les îles; de l’autre, et plus loin que l’horizon, une
+mer de verdure sombre: l’interminable forêt des oliviers du Sahel.
+
+ * * * * *
+
+M. Hirisson est un enragé d’archéologie. Il a chez lui un vrai musée:
+des dalles tombales romano-chrétiennes du IIIe ou IVe siècle, avec
+dessins et inscriptions en mosaïque; puis, toutes sortes de menus
+objets: des urnes, des coupes en argile, des fioles lacrymales dont le
+verre s’est admirablement irisé dans le sec terrain de la Byzacène; que
+sais-je encore? des anneaux, des colliers, des aiguilles d’ivoire, et
+tout un assortiment de ces figurines naïvement impudiques que les dames
+romaines portaient au cou.
+
+--Prenez, mais, prenez donc! tout près d’ici, à Lempta, on en découvre
+tant qu’on veut.
+
+A Lempta, sur l’emplacement de l’ancienne Leptis Minor, M. Hirisson a
+entrepris des fouilles pour son compte et les conduit avec une ardeur et
+une intelligence que n’ont pas toujours les savants en mission. Nous
+pourrions aller jusqu’à Lempta; la chaleur est presque supportable;
+l’ex-turco sait conduire, et le khalifa se fera un plaisir de nous
+prêter sa carrossa.
+
+ * * * * *
+
+Nous voilà chez le khalifa, beau vieillard, souriant et fort, portant le
+turban vert, une robe de soie rouge, et que nous trouvons dans son
+salon, en train de rendre la justice. Étrange, ce salon, mi-parti de
+greffe et d’alhambra, d’où s’exhale une double odeur d’Orient et de
+patrocine. Des plafonds sculptés, des tapis, des coussins aux vives
+couleurs; et, à côté, l’odieuse table en bois noir, un encrier, des
+registres, et des papiers froissés dans un coin. Ici, les huissiers
+écrivent leur grimoire de droite à gauche, avec un roseau taillé au lieu
+de plume, mais ce sont tout de même des huissiers.
+
+Cependant, le khalifa radieux, car il est grand ami de la France, nous
+offre,--non sans s’excuser, à cause du Ramadan de n’en point boire,--un
+verre d’orgeat à la mode arabe, très blanc, très frais, très sucré, très
+parfumé de fleur d’oranger. Je me rappelle avoir bu, dans son atelier de
+la rue Lepic, une mixture analogue que Ziem, en gourmet orientaliste,
+fabriquait avec des graines de melon pilées.
+
+La carrossa est prête; nous y montons avec l’abbé. Un négociant français
+du pays, qui veut être de la partie, amène un char à bancs où M.
+Hirisson prend place. Le consul s’est procuré un cheval et fera la
+fantasia aux portières.
+
+ * * * * *
+
+On s’en va trottant par une grève stérile, reluisante de cristaux et
+bordée d’une écume lourde et saline, le long de chotts ou étangs en
+chapelets que sépare de la vraie mer un ruban de sable où poussent des
+palmiers.
+
+Puis, nous tournons à droite pour nous enfoncer dans les cultures. La
+route se dessine et se rétrécit. Elle court maintenant entre les deux
+classiques levées de terre rouge que surmonte une haie. Les aloès en
+fleur dressent dans le ciel d’un bleu éblouissant leurs hampes rigides,
+pareilles à des candélabres de métal, et les figuiers de Barbarie leurs
+raquettes couleur de cendre sur la tranche desquelles les nouvelles
+pousses sont posées comme des papillons d’or.
+
+Près d’une colonne couchée, deux chapiteaux corinthiens, énormes et d’un
+travail admirable, indiquent qu’il faut s’arrêter. Plus bas, à côté d’un
+déblai pétri de verre et de poterie, sont des tombes en mosaïque
+extraites de la veille, dont, au grand désespoir de M. Hirisson, la main
+sacrilége d’un gamin arabe a, pendant la nuit, avec un caillou pour
+outil, déchaussé déjà quelques cubes bleus. Dans la tranchée de la
+fouille, qui a un demi-mètre de profondeur, d’autres tombes, des sols
+stuqués apparaissent, mêlés à des fragments d’urnes, à des débris de
+lampes.
+
+En plein dans les champs, émergent des pans de murs, des ruines
+d’aqueducs et de maisons. Un guerrier en marbre blanc, gigantesque et
+décapité, reste debout, solitaire, au milieu d’un chaume.
+
+Chacun va à sa fantaisie, improvisant des découvertes. Pour ma part, je
+gravis un petit monticule conique et tronqué comme un cratère de volcan,
+qui se trouve être l’amphithéâtre. Le cratère s’évase en coupe. Entre
+les buissons et les herbes, on reconnaît des restes de couloir, les
+loges, les gradins. Un groupe de vieux oliviers occupe le rond de
+l’arène.
+
+Près d’un puits maçonné de pierres antiques, le consul a ramassé un
+angle de corniche portant en creux profond des lettres latines. L’abbé
+me montre des lames de verre fondu, un petit lingot de cuivre ou d’or
+qui fut sans doute une médaille. Tout cela prouve abondamment que Leptis
+a dû périr dans un incendie.
+
+Nos joies archéologiques épuisées, nous regagnons les voitures en
+suivant à travers de maigres roseaux le lit, pour le quart d’heure
+desséché, de l’Oued el-Souk. La ville autrefois bordait ces deux rives
+jusqu’à la mer. Aujourd’hui encore, comme le nom d’Oued el-Souk
+l’indique, la tradition y perpétue un marché.
+
+Des Arabes à bonne figure de paysan, des polissons gardeurs de chèvres,
+tête nue, les cheveux roussis, nous accompagnent, sympathiques et
+visiblement heureux du plaisir que nous manifestons. Ils cueillent des
+figues et nous les offrent. Je veux leur donner quelque monnaie, ils la
+refusent. Mais ils acceptent des cigarettes, qu’ils fumeront ce soir
+quand le canon du Ramadan aura tonné.
+
+«... Voyez-vous, disait M. Hirisson, rien n’est plus simple que de
+réussir des fouilles. Seulement, il faut tomber sur les ruines d’une
+ville qu’aucune autre ville n’ait remplacée; sans quoi la ville nouvelle
+est construite avec la démolition de l’ancienne. C’est ainsi que Tunis a
+fait de Carthage sa carrière à moellons et à chaux, et que Kairouan pour
+ses mosquées n’a pas laissé pierre sur pierre des temples de Sabra. Les
+savants devraient tenir compte de ces choses. Leptis par bonheur n’a que
+Lempta pour proche voisin, et Lempta est un petit village qui n’a jamais
+trop abusé de la bâtisse...»
+
+ * * * * *
+
+Nous arrivons à Lempta vers cinq heures. Les habitants, en paisibles
+villageois, causent de choses et d’autres à l’entrée du village, dans la
+fraîche brise de mer qui commence à souffler. Ils nous entourent, nous
+saluent. Le cheik, maire et riche homme du pays, prévenant, beau
+parleur, l’œil plein de finesse, manœuvre pour nous accaparer et nous
+faire seul les honneurs de la localité par lui administrée.
+
+D’abord, il veut nous montrer la maison qu’il habite avec ses deux
+femmes. A vrai dire, depuis longtemps j’avais fort envie de pénétrer
+dans un de ces rustiques intérieurs.
+
+Une porte charretière au fond d’une impasse, puis une grande cour
+commune entourée de petits logis en rez-de-chaussée qu’occupent
+différents ménages, avec un hangar, un puits dans l’angle, et trois
+dattiers entre les troncs desquels sont tendues des ficelles où pendent
+des poulpes en train de sécher. C’est là que le soir on enferme les
+bestiaux. Nous attendons la clef; une des femmes, prévenue, l’apporte et
+nous introduit dans une chambre étroite et toute en longueur, sans
+fenêtres, mais blanche et reluisante de propreté. Le mur est tapissé de
+petites assiettes et soucoupes peintes, italiennes ou du pays, au milieu
+desquelles, à la belle place, brille un plat de Sarreguemines. A gauche,
+cachée d’un rideau, l’alcôve et son divan recouvert de nattes; à droite
+s’alignent, dans un ordre parfait, de grands paquets de laine lavée, des
+jarres où sont le blé, l’orge et l’huile. Par terre: une quenouille
+toute garnie, tombée avec son fuseau à côté d’une de ces hautes lampes
+en poterie verte, ornement obligé des maisons arabes. La femme se tient
+debout derrière le battant de la porte, un peu dans l’ombre et non
+voilée. Elle est brune et maigre, vieillie avant l’âge; elle nous
+regarde d’un air timide et curieux.
+
+Nous sortons, nous suivons le sable de la plage semée d’éponges et d’os
+de seiche, ourlée du côté des champs par un tapis d’herbes rampantes, à
+feuillage gras et menu qu’étoilent de petites fleurs d’un violet bleu
+très tendre, pareilles aux myosotis et aux véroniques. Cette promenade a
+un but: notre nouvel ami ne nous tient pas quittes, et il s’agit de
+visiter son jardin. Des vignes en rangées, aux feuilles solides et drues
+quoique déjà rougies sur les bords par la sécheresse; des grenadiers et
+des dattiers; des tomates, des laitues, des jasmins, des roses; un
+amusant fouillis de fruits, de légumes et de fleurs, au milieu duquel,
+avec des pierres blanches arrachées aux ruines, le propriétaire se fait
+bâtir une maison où il compte être heureux et dont il explique le plan,
+non sans orgueil.
+
+ * * * * *
+
+Il serait temps de repartir. Mais nos deux cochers, qui ont sans doute
+flairé le couscouss des hôtes, déclarent qu’il serait déraisonnable de
+se mettre en route sans manger. D’un autre côté, bons musulmans, ils ne
+peuvent, à cause du Ramadan, manger avant sept heures. Ce serait peine
+perdue que d’essayer de les convaincre. D’ailleurs nos deux gaillards
+ont eu, au préalable, la précaution de dételer les chevaux.
+
+Peu tentés par la cuisine indigène et comptant dîner à Monastir, nous ne
+voulons accepter qu’une tasse de moka et des raisins comme apéritifs. On
+nous conduit près d’une tente en poil de chameau, dressée sur le rivage
+à l’abri de l’ourlet bas des dunes et au fond de laquelle luit un petit
+feu. Des nattes ont été étendues sur le sable. Le cheik et quelques
+seigneurs d’importance s’y installent en notre compagnie. Le reste du
+village, hommes et enfants, reste à distance.
+
+Raisins exquis, moka parfumé, eau très fraîche dans la gargoulette; mais
+cela nous ennuie d’être ainsi seuls à festoyer.
+
+Tout à coup le bruit assourdi d’un coup de canon nous arrive. J’offre un
+cigare au cheik qui, sans refuser, le pose à côté de lui sur la natte:
+«C’est le canon de Sousse, en avance de cinq minutes; il faut attendre
+le vrai canon, celui de Monastir.» Attendons cinq minutes! Deuxième
+coup, plus rapproché, arrivant par-dessus le golfe. Aussitôt les cigares
+flambent, les petites pipes s’allument, on fait circuler les assiettes
+de raisins et les tasses. Deux enfants, deux frères, le plus grand
+s’appuyant sur l’épaule du plus petit, assurés et beaux comme deux
+jeunes Romains, l’un en toge blanche, l’autre tout de rouge habillé,
+s’approchent et regardent. Des cris aigus arrivent du côté des maisons;
+nos hôtes sourient: «Ce n’est rien, une querelle de femmes!...»
+
+Puis un grand silence à peine accentué d’un frisson de palmier, d’un
+soupir de vague, tandis que trois flamants roses passent sur le ciel,
+fuyant l’ombre et la nuit qui déjà enveloppent la mer, et volant
+éperdus, pattes en arrière, vers l’illumination pourpre du couchant.
+
+ * * * * *
+
+Comme il fait tout à fait noir par les chemins, on est revenu en
+longeant la plage où flotte un reste de clarté. C’est un voyage plein
+d’imprévu. Les roues dans l’eau, toujours à la veille d’une culbute, et
+n’ayant pour nous guider que les genoux des chevaux ruisselants de
+phosphorescence, nous cheminons à l’aveuglette, moitié trottant, moitié
+nageant. Peu brave aussitôt qu’il fait nuit, de loin en loin le cocher
+du khalifa hèle Sala pour se donner du courage. Sala lui-même ne semble
+pas fort rassuré. A droite, par delà les chotts, comme en pleine mer,
+brille une lumière. C’est la maisonnette de Sala dans la langue de terre
+où sont les palmiers. Sala devait y rentrer ce soir, comme tous les
+soirs, à gué sur son âne; la femme l’attend: mais il est trop tard, il
+fait trop noir, Sala couchera à Monastir.
+
+Nous arrivons sous les remparts juste au moment de la fermeture des
+portes. Les habitants prennent le frais devant leurs maisons, pêle-mêle
+avec des chameaux couchés qui passent ainsi la nuit au grand air.
+
+Cette fois encore, le hasard nous ménageait une surprise. Là-bas tout à
+coup, en face des souks, au bout de la ville, éclate un bruit
+d’instruments. Des torches apparaissent au tournant, et la rue
+subitement incendiée nous montre une foule qui se presse, les terrasses
+et les balcons chargés de costumes multicolores, tandis que là-haut,
+dans le ciel bleu pailleté, la couronne de lampions du minaret brille
+doucement. C’est un cortége, un mariage. Les pauvres gens d’ici
+attendent volontiers pour se marier que les figues des haies, ayant
+achevé de mûrir, fournissent le repas de noces. Au milieu d’un
+assourdissant vacarme de galoubets, de musettes, de taraboukas, que
+domine le ronflement continu d’un grand tambour plat, semblable à un van
+et dont trois cordes tendues augmentent la résonnance, le fiancé
+s’avance entouré de ses amis, de ses parents, entre deux lignes
+d’enfants qui, portant chacun une bougie, se tiennent tous ensemble par
+la main, ce qui fait une pittoresque guirlande de petits turbans et de
+flammes vacillantes. Le fiancé marche les yeux fermés et ne doit les
+ouvrir sous aucun prétexte; la coutume exige qu’il aille ainsi jusqu’à
+la maison de sa fiancée. Des camarades, pour lui donner courage, brûlent
+des parfums sous son nez et répandent du café devant ses pas. On prend
+ici le mariage au sérieux! Jamais je n’oublierai, dans le flamboiement
+des couleurs, parmi les cris, les musiques, ce grand jeune homme pâle,
+maigre, la figure comme morte d’émotion.
+
+A minuit, paraît-il, les femmes accompagneront la fiancée avec des
+cérémonies analogues. Mais la chaloupe attend depuis six heures, il va
+bientôt en être dix; il s’agit de manger un morceau sur le pouce et de
+sortir de Monastir, presque à quatre pattes, par une poterne basse,
+écroulée, que nous ouvre à grand renfort de verrous poussés et de
+chaînes un soldat tunisien endormi.
+
+ * * * * *
+
+Au retour, la mer scintillante et blonde, toute en phosphore, brisée par
+la proue, fouettée par l’hélice, éclabousse de lueurs la chaloupe et
+nous donne l’illusion de naviguer sous les étoiles dans une tempête de
+rayons de lune. Nous nous taisons. En effet, à quoi bon parler? Il me
+semble que je viens d’assister à une féerie, et qu’entre les
+enchantements d’aujourd’hui et les réalités de demain, la nuit retombe
+comme un grand rideau en claire étoffe orientale, lamée d’argent, semée
+de points d’or.
+
+
+
+
+NOCES MAUGRABINES
+
+
+La tête encore pleine de nos impressions d’hier, on cause en déjeunant
+mariages tunisiens,--pittoresque des cérémonies, singularité des
+coutumes--et, comme le comique se mêle à toutes choses, on s’égaie de
+l’aventure arrivée naguère au vieil Hamouda qui eut deux torts,
+paraît-il: d’abord de se mettre en colère contre sa jeune femme Aïché,
+puis de vouloir la répudier, et la répudiant, d’employer la deuxième
+formule.
+
+Avec la première, où le nom de Mahomet n’est prononcé qu’une fois, il y
+a moyen de s’arranger: l’époux, si les regrets viennent, peut dès le
+lendemain, reprendre l’épouse que, la veille, il a renvoyée. Avec la
+deuxième formule, c’est plus grave: Mahomet y est attesté trois fois, ce
+qui fait de la chose un serment aussi inviolable que celui des Dieux
+grecs, alors qu’ils avaient juré par le Styx.
+
+A moins cependant--et c’est là l’originalité de la coutume tunisienne--à
+moins que la femme se soit remariée dans l’intervalle et qu’un nouveau
+mari l’ait à son tour répudiée, auquel cas l’ancien a parfaitement le
+droit de l’épouser encore, sans remords aucun, et comme si elle était
+veuve.
+
+ * * * * *
+
+Hélas! Hamouda avait employé la deuxième formule, à voix claire, devant
+témoins, et personne, pas même le marabout de la Zaouia de Sidi-Giafr,
+personnage des plus vénérés, pas même celui quasi-centenaire, qui garde
+à Kairouan les portes de la Mosquée peinte où dort le barbier du
+prophète, dans un tombeau revêtu de brocart, sous la lueur de grands
+cierges roses, non, personne ne pouvait désormais empêcher que les
+fatales paroles n’eussent été prononcées, ni faire que ce qui était ne
+fût pas.
+
+Et pourtant Aïché n’était pas bien coupable. Est-ce un si grand crime,
+pour qui se sait belle, de laisser la brise écarter les plis de son
+voile, montrant aux insolents chrétiens, dans cette vision d’une
+seconde, rapide comme un éclair d’été, qu’on a de grands et beaux yeux
+noirs en territoire maugrabin, et que les perles de vos dents ne
+redoutent pas le sourire.
+
+D’ailleurs, un repentir sincère! Aïché n’osait plus aller au Hammam,
+gazouillant à l’heure des femmes et bariolé comme une volière, ni monter
+le soir sur les terrasses, ni se montrer au cimetière où l’on babille en
+grignotant des gâteaux au sucre et des nougats, dans l’air frais qui
+vient de la mer, tandis que le soleil couchant colore en rose tendre les
+murs blanc de chaux des remparts.
+
+Et comme elle pleurait, la pauvre petite Aïché, cheveux épars, roulée
+dans des tapis, en songeant que bientôt ses parents viendraient la
+reprendre et qu’il lui faudrait retourner au village, laissant pour
+celle qu’Hamouda appellerait à lui succéder ses bracelets d’argent, son
+beau collier d’ambre, sa djebba en soie mi-partie de rouge et de bleu,
+sa kmedja aux manches transparentes, sa farmla richement brodée, son
+casque d’or, ses babouches d’or; sans compter la chambrette à plafond
+sculpté toute revêtue de faïences aux couleurs vives, la petite cour
+entourée d’un portique avec un jasmin près du puits, où viennent percher
+les hirondelles.
+
+Hamouda non plus ne s’amusait guère. Depuis son acte d’énergie
+inconsidérée, quelque chose positivement lui manquait. Il n’avait goût à
+rien de bon, Hamouda, ni aux longues stations silencieuses sous les
+fraîches voûtes du marché couvert quand le soleil flambe par les rues,
+ni aux grêles et douces musiques qu’on écoute le soir autour des cafés
+en plein air, ni aux hebdomadaires parties d’échecs en compagnie de
+quelque autre paisible bourgeois maure, à sa bastide, sous les dattiers,
+près de l’antique noria qui mélancoliquement, du matin au soir
+glougloute et grince.
+
+ * * * * *
+
+Aussi quand arriva le jour du marché, et que les parents, ayant vendu
+leur charge de pastèques, se présentèrent avec le petit bourriquet qui
+devait ramener Aïché, le bon Hamouda eut beau affecter l’impassibilité
+musulmane, et Aïché se voiler, pour cacher des larmes à fleur de
+paupières, dans les plis de sa m’laffah de laine blanche, on vit bien
+que ni l’un ni l’autre n’était joyeux.
+
+Hamouda parla le premier; l’homme est lâche!
+
+«--Aïché!...
+
+--Seigneur!...
+
+--Tu t’en vas, Aïché?
+
+--Je m’en vais puisque tu l’as voulu.
+
+--Sans un baiser d’adieu?
+
+--De quel droit un baiser, tu n’es plus mon mari.»
+
+Néanmoins Aïché--la femme est bonne!--daigna entr’ouvrir la draperie qui
+l’enveloppait et tendre aux lèvres de Hamouda une délicieuse petite main
+rougie de henné autour des ongles; après quoi elle partit, sans un mot
+de plus, au pas de son âne.
+
+«--Gentille, se disait Hamouda, très gentille quoique un brin coquette!
+mais le moule n’est pas perdu. Au premier jour je me chercherai une
+autre femme; voici justement que les figues vont mûrir. Mes invités de
+cette façon trouveront leur dîner servi le long des haies.»
+
+ * * * * *
+
+Et, quand les figues furent mûres, quand, autour de chaque champ, aux
+raquettes de tous les buissons, apparurent les fruits innombrables
+pareils à des pelotes de soie jaune où resteraient quelques aiguilles,
+plein de désirs, presque consolé, alors Hamouda se mit en quête.
+
+Il était riche, vert encore, les fiancées ne lui manquèrent point. Mais
+quoique une longue expérience, indispensable dans ces pays, lui permît
+d’induire au simple examen d’un coin de cil ou d’un bout de poignet les
+beautés cachées d’une femme; et malgré les renseignements de rusées
+commères dont c’est le métier, renseignements enthousiastes comparant
+toujours à un élégant palmier la taille de la personne proposée, et ses
+seins à un couple de ramiers palpitants et blancs avec des becs roses,
+rien, ni renseignements poétiquement colorés, ni constatations
+personnelles, ne peut faire oublier Aïché au bon Hamouda.
+
+Si bien qu’un jour, après une interminable et mystérieuse conversation
+avec le voisin Mourad, riche marchand d’huiles, Hamouda enfourcha sa
+mule, et, trottant sous les oliviers, son bouquet de jasmin à l’oreille,
+gagna le village où Aïché vivait retirée.
+
+--«Aïché!...
+
+--Seigneur!...
+
+--M’aimes-tu encore?
+
+--Je m’ennuie ici, au village.
+
+--Ne voudrais-tu pas, Aïché, revoir notre petite maison? Depuis ton
+départ le vieux jasmin ne fleurit plus et les hirondelles sont tristes.
+
+--Je voudrais revoir la maison, le jasmin et les hirondelles.
+
+--Aïché, les figues vont mûrir, voici la saison des mariages, j’ai
+trouvé quelqu’un qui t’épousera pour un jour, et puis après te
+répudiera, afin que nous puissions nous marier encore.
+
+--Et ce quelqu’un est?...
+
+--Un homme honorable, mon voisin Mourad.
+
+--Mourad le neveu?
+
+--Non pas, l’oncle.»
+
+Ici Aïché éclata de rire sous son voile.
+
+--«Mais, il est très laid, le voisin Mourad, tout le monde se moquerait
+de moi. Quant au neveu, je ne dis pas non; il est jeune, beau cavalier,
+en somme un mari convenable.»
+
+Vainement Hamouda voulut protester, vainement la famille s’interposa,
+Aïché s’obstinait de plus en plus, répétant de sa voix câline:
+
+--«Mais qu’est-ce que la chose peut donc vous faire, puisque ce n’est
+que pour un jour!»
+
+Il fallut en passer par son caprice et proposer l’affaire à Mourad, le
+neveu, lequel accepta galamment, promettant au surplus d’être époux
+d’Aïché le moins longtemps possible et de la répudier au petit jour.
+
+ * * * * *
+
+Heureux gredin! la nuit du mariage, quand ses parents et ses amis le
+conduisaient à la maison nuptiale, entre deux rangs de torches, avec des
+musiques, il se laissait faire, impassible, cheminant les yeux fermés,
+suivant la coutume; mais un sourire de joyeuse espérance retroussait
+parfois sa lèvre, que déjà un brin de moustache ombrageait.
+
+ * * * * *
+
+Et le matin--pas très matin pourtant, car malgré ses belles promesses,
+Mourad le neveu ne se pressait guère!--le matin, sous le moucharabi de
+la maison d’Aïché, à jour et fleuri d’œillets rouges, devant la porte
+ornée de clous dessinant des fers à cheval et des croissants, on put
+voir le bon Hamouda tranquillement assis en habits de noces et qui
+attendait avec ses témoins.
+
+ * * * * *
+
+Voilà certes, avec ce décor lumineux, ces costumes originaux et le
+dénouement tout trouvé, un superbe sujet d’opérette!
+
+
+
+
+VOYAGE A KAIROUAN
+
+
+Sousse respire au bord de la mer, Kairouan se rôtit en plaine à 50 ou 60
+kilomètres de là. Mais, entre l’Hadrumète des vieux Romains et la
+capitale des Aglabites bâtie par Okbah-ben-Nafi l’an 55 de l’hégire,
+entre le port barbaresque et la Mecque maugrabine, se dresse un vaste
+plateau relevé sur les bords, légèrement creux à son milieu, et dont
+l’étendue mouvementée représente assez bien le fond d’une immense coupe
+argileuse gondolée au feu par endroits. D’où, sans compter la grande
+montée en partant de Sousse et la grande descente aux approches de
+Kairouan, une série non interrompue de montées et descentes
+supplémentaires qui ne contribuent pas peu, comme on va le voir, au
+pittoresque du voyage.
+
+Ce voyage, naguère encore difficile et coûteux, n’a plus aujourd’hui,
+grâce au gentil joujou qui s’appelle le chemin de fer Decauville, rien
+de particulièrement héroïque.
+
+Muni de mon autorisation galamment accordée par le colonel Corréard,
+représentant l’autorité militaire, je me transporte de grand matin tout
+près des chantiers d’alfa, à la gare, où déjà sont rendus un certain
+nombre d’officiers et de soldats.
+
+Je prends place, moi cinquième et dos à dos avec un capitaine et un
+intendant, dans un petit wagonnet ouvert, à roues très basses, qui roule
+au bas du sol sur de petits rails très rapprochés: quelque chose comme
+le tramway miniature qui mène de la Porte Maillot au Jardin
+d’Acclimatation. Seulement, ici la course sera plus longue; parti à
+l’aube, nous n’arriverons qu’après midi. Il est vrai qu’on ne fait pas
+mal de stations en route: au camp de l’oued Laya, à la redoute du col
+d’El-Onk, à Sidi el-Hani, à l’oued Zeroud... et je ne parle pas des
+stations accidentelles causées par les déraillements et les rencontres.
+
+Le train réglementaire se compose de trois véhicules qui doivent
+toujours garder entre eux une distance de 50 mètres, soit un wagonnet
+pour les officiers, un autre pour les simples soldats et une plate-forme
+réservée aux bagages, au milieu desquels, jambes croisées, s’installe un
+Arabe, le chef de la police de Kairouan, venu pour témoigner devant le
+conseil de guerre dans une affaire d’assassinat. Wagonnets et
+plate-forme sont traînés chacun par deux chevaux galopant sur le côté de
+la voie, avec un artilleur en manière de postillon. A l’avant de chaque
+voiture, se tient un soldat de la ligne, la main sur un frein qu’il est
+toujours prêt à serrer. La précaution n’a rien d’inutile; car, aux
+descentes, on décroche la chaîne d’attelage, et les chevaux continuent à
+galoper libres, laissant traîner derrière eux, dans un nuage couleur
+chocolat, la chaîne avec son palonnier, bientôt dépassés d’ailleurs par
+le wagonnet qui, obéissant à son propre poids, dégringole les pentes
+d’une vitesse de plus en plus vertigineuse. C’est un peu effrayant
+d’abord, d’autant qu’en cette saison les rails dilatés se soulèvent bout
+à bout et font redouter au voyageur novice un déraillement qui semble
+inévitable. Mais ces «flèches» ne sont pas dangereuses, car elles
+s’abaissent sous le wagon emporté qui passe, doucement, sans secousse,
+comme le plus souple des ressorts.
+
+ * * * * *
+
+Pour atteindre au plateau qui se trouve de plain-pied avec la kasbah et
+les remparts du haut de la ville, le chemin de fer contourne Sousse
+entre le cimetière arabe qu’il écorne légèrement et les dunes blanches
+où s’adosse la zaouia de Sidi Giafr.
+
+D’abord des oliviers,--de quelque côté que l’on sorte, c’est toujours
+les oliviers qu’on rencontre,--superbes encore, mais trapus et sentant
+déjà la montagne. Puis, à mesure que le train file et que les tours de
+la kasbah s’effacent à l’horizon, les oliviers deviennent plus rares;
+leur forêt s’émiette en bouquets, taches d’un vert sombre sur le fond
+rougeâtre du sol soulevé çà et là par des blocs calcaires; vers l’oued
+Laya, les oliviers finissent, et nos soldats campent sous le ciel.
+
+A partir de l’oued Laya, jusqu’à la descente sur Kairouan, ce sera
+toujours le même plateau nu laissant voir l’argile du sol à travers un
+feutrage d’herbes sèches. Les buissons du jujubier épineux, les touffes
+blondes de l’alfa, de grands fenouils et un arbuste bas qui, rôti par le
+soleil, sert ici de bois de chauffage, y dominent mais pas de très haut,
+l’humble peuple des graminées. Çà et là, des traces de culture, le carré
+jaune d’un chaume resté sur pied, ou bien de larges espaces incendiés
+après moisson à la mode arabe et couverts de cendres d’un noir bleu, du
+milieu desquelles se dresse, à peine recroquevillée par la course rapide
+des flammes, la tige d’un artichaut sauvage tout praliné et comme fleuri
+d’escargots blancs. Ces grappes d’escargots sont les seules fleurs qui
+réjouissent la tristesse du paysage, et, de même, la graine duveteuse du
+chardon flottant dans l’air sans brise donne par moments l’illusion d’un
+papillon qui passerait. Nul parfum. Le soleil, haut déjà, cerne
+l’horizon de chaudes vapeurs. Au loin chemine lentement la fumée d’un
+champ qui brûle.
+
+ * * * * *
+
+Pourtant toute vie n’est pas absente. A une halte faite, en attendant
+que les chevaux dételés nous rattrapent, au bas d’une raide et très
+longue côte, je remarque des fourmis qui processionnent, d’innombrables
+petits lézards surexcités par le coup de fouet du soleil; et, mes
+instincts de collectionneur se réveillant, je capture une mante
+religieuse d’un vert tendre zébré de brun, portant deux aigrettes au
+front, mais n’ayant pas les grandes griffes acérées des mantes de nos
+pays; de plus, un magnifique saurien mat et rugueux, à large gueule, que
+nous prenons d’abord pour un caméléon, mais qui n’est pas, hélas! un
+caméléon, vu qu’il lui manque une crête au dos et ces yeux mobiles,
+roulant sur pivot, pareils aux deux moitiés d’une grosse perle percées
+en leur milieu d’un trou d’aiguille où s’incrusterait un fin diamant
+noir. Le long de la route, le galop des chevaux et le bruit des roues
+font lever des tourterelles, des huppes, des vols d’alouettes casquées
+et des compagnies de perdrix que, du haut de l’air, un faucon guette.
+Vienne mars, la saison des pluies, et en quelques jours la plaine va se
+couvrir de fourrages drus et fleuris où le Petit Poucet et ses frères
+plus grands que lui se perdraient dans des forêts de marguerites.
+
+Le sol est fertile évidemment et peut redevenir riche par la culture. Il
+l’était bien pour les Romains! Car, dans ma description, j’allais
+oublier un trait caractéristique du paysage: partout des débris
+antiques, ruines de tours, arches d’aqueducs, entrées de citernes. A
+chaque pas, dans ce pays aujourd’hui désert, on marche sur des cadavres
+de villes.
+
+ * * * * *
+
+Quelques hirondelles annoncent l’approche de l’eau. A notre gauche, en
+contre-bas, miroite et danse une immense étendue bleue. C’est,--entre le
+plateau que nous parcourons et les montagnes des Souassi, violettes,
+transparentes, comme vaporisées,--la grande sebkha de Sidi-el-Hani,
+desséchée en cette saison. Mais tout près, sur la droite, voici un
+marabout au bord d’une autre nappe d’un azur moins vague et moins
+flottant. C’est la chapelle musulmane de Fekira-Fathma et la sebkha
+Kelibia, lac minuscule. Les poteaux du télégraphe traversent le lac;
+tout autour, des troupeaux font au soleil des ombres noires; au milieu
+luisent immobiles des milliers de points blancs qui sont des flamants
+endormis.
+
+Déjeuner de conserves chez un mercanti. Puis nous visitons le camp, les
+potagers improvisés où déjà des légumes poussent et les maisonnettes
+dont il faut admirer d’abord le plafond fait de débris de boîtes à
+biscuits. La boîte à biscuits, dans ce pays privé de bois, joue en
+architecture militaire un rôle énorme. Quant à la pierre, le camp se
+trouvant situé sur l’emplacement de ruines romaines, on n’a qu’à
+égratigner le sol pour la trouver toute taillée; et deux colonnes de
+marbre dignes d’un palais forment les angles de façade de la baraque
+toute neuve où un jeune sous-officier est en train de dresser les
+comptes de sa compagnie.
+
+ * * * * *
+
+Nouveau départ: encore la poussière, encore les montées, encore les
+descentes, encore les horizons violets, les herbes grises, le sol rouge.
+Du reste, peu d’incidents. A la redoute d’El-Onck, sous un ricin faisant
+corbeille devant le corps de garde, se promène une tortue mélancolique.
+Désœuvrés, les soldats de ce petit poste perdu, en pantalon et blouse de
+toile, vont à la rage du soleil cueillant des artichauts sauvages.
+
+Nous arrivons sur le bord extrême du plateau, à la lèvre même de la
+coupe. La grande plaine se découvre, bornée au lointain par les lignes
+nettes et noblement classiques des monts Zaghouan. Kairouan brille au
+milieu comme une tache blanche. On dételle les chevaux encore une fois,
+on lance les wagonnets sur la pente, et, après une dernière et plus
+vertigineuse dégringolade, le pays soudain tourne au marécage. Mais
+c’est pour le quart d’heure un marécage brûlé où mille crevasses crient
+la soif, avec un enchevêtrement d’oued sans eau que les rails
+franchissent sur des ponts de bois. Il reste pourtant là comme un
+souvenir de fraîcheur: on ne voit partout que buissons de tamaris et
+touffes de sauges, parmi lesquels sautillent et vivotent des myriades de
+maigres petits crapauds.
+
+Kairouan est encore loin, et nous passons une bonne heure, tandis que
+les chevaux du relais final, sentant l’écurie, galopent furieusement, à
+suivre d’un regard impatienté le minaret de la grande mosquée seul
+visible maintenant et qui, selon les dépressions du terrain, semble
+jouer à cache-cache derrière une ligne de collines basses. Enfin
+Kairouan tout entier nous apparaît, avec les tours carrées et les dômes,
+non pas unis comme à Tunis, Monastir et Sousse, mais taillés à côtes de
+melon, de ses soixante et quinze zaouias ou mosquées.
+
+J’ai la bonne fortune de rencontrer dans la gare même le capitaine
+Longuet, auquel me recommande par lettre le capitaine Gibault; et je
+franchis non sans émotion les murs remarquablement décrépis de la cité
+sainte, après avoir traversé d’un pied montagnard la chaîne de petites
+collines qui, si longtemps, nous les cachèrent et dont je m’explique
+enfin l’étrange formation géologique. Ce sont simplement de séculaires
+dépôts d’immondices; les Kairouanais en sont très fiers et n’aimeraient
+pas qu’on y touchât, les considérant, vu leur importance, comme preuve
+de noblesse et d’antiquité pour leur ville.
+
+Après quatorze lieues en plaine, la chaleur des rues n’effraye point.
+Sans vouloir entendre parler de sieste, et pour me libérer au plus tôt
+de mes devoirs de touriste, je visiterai d’abord cette grande mosquée
+tant vantée qui est comme une ville dans la ville avec son enceinte de
+remparts accotés d’épais et lourds contreforts pareils à ceux de nos
+églises du XIe siècle.
+
+ * * * * *
+
+A l’entrée, deux colonnes dont l’énormité m’étonnerait ainsi que le
+contraste de leurs proportions classiques et de l’originalité tourmentée
+de l’arc en fer à cheval qu’elles portent, si je n’étais édifié déjà sur
+la façon dont les farouches conquérants du Maugreb ont compris en
+architecture l’art d’accommoder les restes.
+
+Le «garçon Marabot», comme l’appelle le spahi du bureau de
+renseignements que l’on m’a donné pour guide, nous précède, sérieux et
+la clef au cou, dans l’intérieur de l’édifice. Un enchevêtrement de
+colonnes que relient des poutres en bois, transversales; un plafond bas
+ou plutôt une collection de petits plafonds bizarrement variés et de
+coupoles, le demi-jour, des nattes qui éteignent le bruit des pas, çà et
+là quelques formes blanches prosternées. Vue ainsi, la mosquée paraît
+féerique. Il faut la réflexion pour secouer l’enchantement et
+s’apercevoir que ces fûts en marbres précieux portent parfois quand ils
+se trouvent trop courts deux chapiteaux superposés, et que ces
+chapiteaux dont chacun mériterait une étude à part et dans les ornements
+desquels l’art grec et romain semble parfois rejoindre le mystérieux art
+punique, n’ont d’arabe que le badigeon blanc qui en empâte les détails.
+Ces colonnes furent volées à des ruines, aux ruines de Sabra où il en
+reste deux encore qui saignèrent quand on voulut les renverser, dit la
+légende apportant soudainement, comme sur une bouffée d’air de France,
+le souvenir de Musset, de Versailles, et de trois marches de marbre rose
+au milieu de ces sauvageries maugrabines. L’ensemble pourtant ne manque
+pas d’une certaine grandeur barbare, et sent la prodigalité fastueuse du
+pillard armé, l’improvisation de la conquête. Mais l’Orient pur s’y
+révèle surtout dans la chaire ciselée curieusement avec une enfantine
+richesse d’imagination; et aussi, pour ne rien oublier, dans les grands
+lustres de bois violemment coloriés, dont les degrés en pyramide portent
+une infinité de vulgaires lampions en verre débordant d’huile épaisse et
+mal odorante.
+
+La cour, grand cloître où l’herbe pousse, car la ruine se met dans ce
+monument fait de ruines! s’entoure, elle aussi, des mêmes colonnes. Le
+pavé est tout en débris antiques: frises, rosaces, caissons de plafond.
+Sur le mur, à côté de la porte étroite qui conduit à l’escalier du
+minaret, je remarque deux inscriptions latines, l’une scellée la tête en
+bas et que je n’essaye pas de lire, l’autre parfaitement conservée et
+portant une dédicace à Nerva.
+
+ * * * * *
+
+Située hors des remparts, par delà les vastes citernes à ciel ouvert
+pleines d’eau croupie où Kairouan s’abreuve, et non loin des tombeaux
+ruinés des rois Aglabites, la zaouia de Sidi Sahab, barbier du prophète,
+nous débarbouille fort à propos de cette poussière d’antiquités.
+
+Dans l’avant-cour,--est-ce une relique, un ex-voto?--le spahi m’indique
+en passant l’armature en bois d’une de ces logettes drapées où
+s’enferment les femmes pour voyager à dos de chameau. Puis une porte
+s’ouvre, et nous voilà dans un vrai palais des Génies, plâtre fouillé,
+faïence peinte, verni et brodé comme un coffret. C’est bien là la
+fantaisie fine et l’élégance nerveuse de l’art arabe. Un peu ébloui, je
+traverse de petites salles entourées de bancs, sans doute des salles
+d’école, où, par les mille ouvertures de dômes repercés à jour comme une
+pièce d’orfévrerie, tombe une lumière discrète et fraîche; et j’arrive
+dans une cour blanche, reluisante, entourée de sveltes colonnettes, au
+pavé recouvert de tapis anciens sur lesquels, agenouillés et les mains à
+plat, des fidèles prient. Le «garçon Marabot» du lieu nous accueille
+assez maussadement: il est tout jeune, de seize à dix-huit ans, et
+fanatique. Il réclame la _carta_, la permission de visiter signée par
+l’autorité militaire. Nous n’avons pas la _carta_, mais nous insistons,
+étant dans la place, pour pénétrer jusqu’à l’endroit où repose le corps
+du saint. Nous montrons un papier quelconque, on pousse une porte, on
+soulève les nattes; nous pouvons faire quelques pas dans l’intérieur de
+la chapelle et contempler derrière ses grilles le tombeau, voilé
+d’étoffes de soie brodées d’or, au-dessus duquel sont de gros cierges
+suspendus et des drapeaux en trophée.
+
+ * * * * *
+
+Décidément, il fait chaud dans les rues, plus chaud qu’à Sousse...
+J’essaye néanmoins, en suivant le côté de l’ombre, d’admirer quelques
+curieux coins de maison: c’est, vieille déjà, une construction de style
+étrange, loggia italienne ou _souleïaire_ provençal, aperçue tout à coup
+dans l’uniformité des bâtisses arabes; c’est une porte, ancienne aussi,
+où se reconnaît le coup d’outil de l’ouvrier européen qui la fit, captif
+ou bien aventurier renégat. Nous traversons le faubourg des Slass, vide
+à moitié dans ses remparts, car les Slass révoltés boudent encore
+derrière les déserts salins des sebkhas, là-bas, vers la Tripolitaine.
+Sur le seuil des maisons, des fillettes aux grands yeux noirs nous
+regardent, l’air souffreteux, le front tatoué d’une croix. La croix et
+le poisson, symboles chrétiens, sont en Tunisie un tatouage très commun;
+sous la couche de limon musulman que l’invasion a déposée, on retrouve
+partout ici à fleur de sol, comme les mosaïques à Lempta, la province
+affolée de théologie, la terre d’Augustin et des grands hérésiarques.
+
+ * * * * *
+
+Désespérant de voir en détail les innombrables zaouias ou mosquées de
+Kairouan, je m’étais décidé à n’en plus visiter aucune; mais j’ai le
+malheur de m’arrêter devant une porte au marteau de laquelle sont
+attachés des petits chiffons multicolores, des brins de laine et de
+soie. Aussitôt quelques citadins, qui dormaient là roulés dans leurs
+manteaux, se dressent, m’entourent, m’expliquent que ces chiffons sont
+autant d’hommages à un santon des plus illustres et que cette porte est
+la porte d’un lieu extraordinairement saint. Pendant ce temps le «garçon
+Marabot», qu’on est allé avertir, arrive souriant... et nous entrons
+pour faire plaisir au brave homme.
+
+Cette mosquée, célèbre dans les récits des voyageurs sous le nom de
+_Mosquée des Sabres_, n’est pas précisément une mosquée. C’est peut-être
+une zaouia, peut-être un marabout, peu importe! D’ailleurs, impossible
+de déterminer si elle est inachevée ou si elle tombe en ruines. Du
+dehors, avec ses sept coupoles à côtes, elle fait encore bel effet; mais
+à l’intérieur, sous les coupoles, on marche dans un détritus de plâtras
+et de briques cassées.
+
+Au fond d’un renfoncement sombre, où se dresse une sorte de catafalque
+en bois sculpté, le «garçon Marabot», à la lueur d’un cierge, nous fait
+les honneurs d’un étrange musée: des sabres, vrais lingots de fer,
+lourds et courts, dégrossis à peine, mais couverts d’inscriptions en
+creux ainsi que leurs poignées et leurs informes fourreaux de bois. Tout
+est ici gravé, brodé de caractères arabes: le tabouret sur lequel je
+m’assieds, quatre monstrueux lampadaires attendant aux quatre coins
+qu’on les allume, jusqu’à un fût de marbre antique couvert de versets du
+Coran, jusqu’à une pipe gigantesque posée sur le tombeau, le fourneau
+vaste comme une marmite, le tuyau épais comme le bras. Les bons
+Kairouanais m’insinuent bravement que cette pipe est la pipe de Mahomet;
+et ceci, après bien d’autres choses, éveille en moi le soupçon d’une
+mystification.
+
+Renseignements pris, c’en est une. Habitués, nous autres races de
+chrétiens, à l’idée de saints séculairement légendaires, nous ne nous
+faisons pas aisément à la conception toute musulmane de saints
+contemporains, voisins et familiers. Or, le saint vénéré ici n’est pas
+mort depuis fort longtemps et quelques vieillards à Tunis peuvent se
+rappeler avoir fait avec lui des affaires. Son héritier, fils ou neveu,
+bâtit le marabout après sa mort et inventa cette admirable spéculation
+des sabres «écrits» et des pipes. Un peu prophète, un peu poète, au gré
+de l’inspiration du jour, il improvisait un tas de légendes biscornues
+qu’il donnait à graver par des forgerons et des menuisiers à gages. Le
+tout ne signifie pas grand’chose; mais comme les sabres sont énormes,
+comme les tabourets, les chandeliers, les tableaux noirs partout
+suspendus aux murs et les caractères sont énormes, cela suffit pour
+frapper les imaginations.
+
+Les indigènes admirent; et plus d’un naïf officier, plus d’un
+journaliste suivant l’armée, a emporté moyennant un louis ou deux, comme
+une précieuse relique, de cette ferraille et de cette ébénisterie dans
+sa malle. Le bonhomme a du reste trouvé un moyen fort ingénieux pour
+exercer son commerce sans sacrilége. Il fait croire aux Kairouanais,
+ravis de la bonne farce ainsi jouée à ces chiens d’infidèles, que les
+sabres vendus reviennent la nuit se remettre dans leurs fourreaux. Et en
+effet, ils y reviennent; car les forgerons, une fois l’un parti, ont
+bientôt fait d’en forger un autre.
+
+Cet illuminé doublé d’un Gaudissart a tout de même prédit l’entrée des
+Français dans Kairouan.--«Les Français entreront et vous les aimerez!»
+dit textuellement une inscription que notre guide nous montre en
+répétant:--«Franzis!... Franzis!...» L’inscription est authentique;
+c’est peut-être à cause d’elle que Kairouan ne s’est pas défendue le
+jour où, toute la population couvrant les remparts, un cavalier
+gouailleur vint cogner à la porte du pommeau de sa cravache et
+cria:--«Cordon, s’il vous plaît!» et non pas, comme les journaux le
+racontèrent alors:--«Ouvrez, au nom de la France!»
+
+Entre nous, le Voyant n’eut pas grand mérite à prédire; car
+l’inscription remonte précisément aux environs de 1830, époque où les
+Français ayant abattu après Alger le bey de Constantine, ennemi
+héréditaire et pillard par destination des bons et paisibles Tunisiens,
+il y eut pour nous dans le pays une explosion d’enthousiasme telle que
+l’armée adopta et conserve depuis la tenue traditionnelle des gardes
+nationaux du temps de Louis-Philippe.
+
+Hors de la mosquée, dans un bordj abandonné, petit clos ceint de murs
+croulants, hérissé de chardons et qui a un bourriquot pour locataire, on
+veut encore me faire admirer trois ancres énormes prises sur saint
+Louis, paraît-il, et apportées de Carthage à dos de chameau. Mais la
+pipe m’a rendu sceptique; ces ancres démesurées, dont la présence au
+sein du désert étonne, n’ont sans doute pas plus appartenu aux galères
+de saint Louis que les sabres à ses chevaliers et que la grosse pipe à
+Mahomet!
+
+ * * * * *
+
+On a beau lutter, se défendre, le soleil est le plus fort et la sieste
+s’impose. Résignons-nous donc à la sieste. Mais il faut auparavant que
+j’aille présenter mes devoirs au colonel commandant le cercle, et lui
+faire viser mon permis de retour.
+
+Le colonel de Faucanberge habite le Dar-el-Bey. Comme toutes les kasbah,
+tous les Dar-el-Bey et toutes les entrées de Dar-el-Bey se ressemblent.
+A droite et à gauche, quelque chose qui peut être indifféremment corps
+de garde ou prison: prison plutôt, car les verrous, énormes, se poussent
+de l’extérieur. Une cour au rez-de-chaussée, avec le puits dans un coin
+et des niches qui servaient d’étagères, la cour, dans la vie fermée
+arabe, étant considérée comme un appartement. Au premier étage, une
+seconde cour plus luxueuse et plus élégante: de fines colonnes de marbre
+à haut chapiteau y supportent une corniche en bois ciselé sur laquelle
+s’appuie,--découpant le bleu du ciel à grands carrés,--une grille. Les
+parois tout autour sont revêtues à mi-hauteur, selon la mode du pays, de
+vieilles et admirables faïences où se jouent, d’un ton plus doux sous
+l’émail usé, le jaune, le rouge et le vert. Au-dessus court une frise en
+plâtre, poème de lumière et d’ombre dont la matière est ennoblie et
+rendue précieuse par la fantaisie du dessin. Dans le mur, en arrière des
+colonnes, plusieurs portes mystérieuses conduisent à des réduits
+étroits, délabrés un peu, mais qui devaient en leur beau temps être
+dignes des _Mille et une Nuits_. Ces réduits servaient au logement des
+femmes. Poussant la porte d’une des chambrettes, le colonel me montre
+une cinquantaine de jeunes perdrix achetées vivantes à des Arabes et
+qu’il élève. Rien n’est charmant et rien n’est français comme cette
+couvée rustique pépiant dans un alhambra. Le pavage est le même que
+celui de la cour: en briques alternativement blanches et noires. Des
+carreaux vernissés et peints, à hauteur d’homme, représentent des
+châteaux d’Orient flanqués de minarets que surmontent des drapeaux.
+Au-dessus, toujours la corniche en bois sculpté et peint formant
+étagère, toujours la large frise en plâtre chargée d’inscriptions et
+d’arabesques, et, de plus en plus riche, le plafond, thème charmant où
+se donne carrière l’imagination de l’architecte.
+
+La chambre à côté de celle aux perdrix possède une alcôve demeurée telle
+quelle, avec sa couchette en estrade que recouvrent quelques tapis. Un
+employé du Trésor, à qui la pièce sert de bureau, me dit avec un fort
+accent méridional révélant un compatriote:--«Puisque vous êtes fatigué,
+on va vous laisser seul ici, et vous vous endormirez en contrôlant une
+découverte esthétique que j’ai faite.--Et quelle est cette
+découverte?--Que les constructions arabes, à l’intérieur bien entendu,
+sont combinées pour être vues de couché...» En effet, une fois sur le
+dos, regardant à travers le clair tissu qui me défend des moustiques, je
+comprends le pourquoi de ces appartements étroits et hauts, de ces murs
+de plus en plus travaillés et riches à mesure qu’ils se rapprochent du
+plafond, de ce plafond gaufré, doré, aux tons harmonieux et pâlis de
+cuir de Cordoue et de vieille reliure, s’épanouissant dans la joie de
+ses arabesques et de ses couleurs ainsi qu’une fleur géométrique
+renversée.
+
+Je rêve les yeux ouverts... Mon attention se fixe obstinément sur les
+faïences. Celles-ci du moins ne proviennent pas de l’importation
+italienne. Que sont-elles? hispano-arabes peut-être? peut-être aussi
+cypriotes. Il faudrait s’informer. Mais ici tout est vague et les gens
+ont tout désappris. Il n’y a plus qu’un homme à Kairouan qui sache
+découper, grossièrement d’ailleurs, dans le plâtre, les meneaux
+contournés de ces fenêtres à jour dont les vitraux de couleur me versent
+une si douce et si paresseuse lumière... Oui! il a raison, l’employé du
+Trésor: c’est de cette façon qu’il faut comprendre l’art arabe, c’est
+dans cette posture qu’il faut le regarder aux heures endormantes
+d’après-midi faites pour les voluptés du demi-jour et du demi-sommeil,
+la sieste, la rêverie!...
+
+ * * * * *
+
+... Lorsqu’on me réveille, il est nuit. Allah, qui, certainement, veille
+sur moi m’a préservé d’un grand danger. Le capitaine Longuet, homme
+charmant mais fort épris d’art dramatique, voulait pendant mon sommeil
+organiser une représentation en mon honneur. Car il y a un théâtre à
+Kairouan, bâti et dirigé par le capitaine, un théâtre en plein air
+auquel la logique des besoins a donné la disposition des théâtres
+antiques. Les gradins y sont creusés comme à celui d’Arles dans le
+terrain rapporté d’une colline artificielle. Par exemple, le rideau se
+lève au lieu de descendre dans les dessous. Mais les officiers et les
+soldats, indifférents à l’archéologie, se préoccupent peu du détail. Et
+les graves bédouins, sans rien comprendre, ne dédaignent pas de venir
+rire aux joyeuses farces de quelques loustics parisiens qui se font
+acteurs et actrices entre deux corvées, deux factions, deux marches en
+colonne. Il paraîtrait que l’ingénue est de garde, ce qui, au fond, me
+comble de joie; voir jouer à Kairouan: _Une Corneille qui abat des
+noix_, m’eût trop cruellement rappelé mes tristes devoirs de critique.
+
+Je me résigne donc à passer la soirée chez Ernesto, un Italien qui tient
+le cercle militaire. Et quel remords ce souvenir éveille en moi! En
+voyant les quelques pauvres volumes dépareillés qui constituent la
+bibliothèque des officiers, j’avais promis et je m’étais promis
+d’envoyer là-bas un ballot de ces livres dont on a de reste à Paris.
+J’ai oublié cela, sottement, comme on oublie! Sur le mur il y a un plan
+curieux de Kairouan dressé par un capitaine du génie. Ce même capitaine
+a relevé la mosquée du barbier, travail à la fois artistique et très
+exact, avec chiffres, dessins, estampages, qui sans doute ira s’enfouir
+inutile et jamais connu dans un carton vert de ministère.
+
+ * * * * *
+
+Après dîner, nous sommes montés sur la terrasse. La grande distraction
+est de s’attarder là en regardant les incendies. Il n’y a pas d’incendie
+ce soir; mais dans le ciel, criblé de points d’or et presque tout entier
+blanc de la blancheur laiteuse des nébuleuses descendent ou plutôt
+coulent doucement des milliers d’étoiles filantes.
+
+Kairouan luit à nos pieds, au milieu de la plaine noire, avec ses
+minarets et ses koubas. Pourquoi faut-il que tous ces minarets, toutes
+ces koubas indiquent des lieux de sépulture! Et pourquoi la brise
+m’apporte-t-elle cette odeur de mort et de choux pourris qui, d’après
+Stendhal, alors qu’à Rome on enterrait encore dans les églises,
+remplissait, certains soirs d’été, les rues de la Ville Éternelle!
+
+ * * * * *
+
+A la porte d’Ernesto, entre les lanternes d’un café qui pousse ses bancs
+de bois en pleine rue, un conteur récite ses histoires, d’une belle voix
+grave, avec des gestes pleins d’onction, des inflexions étudiées,
+frappant de temps en temps dans ses mains pour réveiller l’attention de
+l’auditoire. J’apprends, non sans tristesse, que ce conteur est
+surveillé, la corporation, paraît-il, mettant volontiers son éloquence
+au service du fanatisme musulman; il a près de lui un surveillant,
+espion à nous dévoué, qui représente la censure. Çà et là, au fond d’une
+rue, sous une voûte sombre, s’encadrent, en tableaux très clairs,
+d’autres cafés peuplés de burnous.
+
+ * * * * *
+
+On m’a conduit sur un bastion où, dans une baraque improvisée, de jeunes
+soldats télégraphistes manœuvrant leur petite lampe essayent de se
+mettre en communication avec le poste du Zaghouan, deux vers luisants
+qui se comprennent dans la nuit à travers un espace de trente et
+quarante lieues.
+
+Puis on s’en retourne en suivant les remparts, l’ombre énorme de la
+mosquée, et le dédale des ruelles désertes. Des grillons chantent, un
+chien enfermé aboie furieusement, des chouettes nombreuses comme dans
+les cimetières nous frôlent de leur vol silencieux. Aucun bruit humain,
+aucune lumière. Seulement, de loin en loin, quelques portes basses de
+moulins à blé d’où sort un rayon, où tinte un grelot. Un âne étique
+tourne la meule; un homme veille, ensommeillé, la trique à la main, prêt
+à taper sur l’âne si la meule s’arrête et si le grelot cesse un instant
+de bercer la ville de son tintement mélancolique.
+
+Il y a un moulin derrière le mur de ma chambre; jusqu’à l’heure où
+s’ouvre la porte des rêves j’ai entendu le bruit du grelot.
+
+ * * * * *
+
+... Dès l’aube, tous les clairons sonnant la diane, nous repartons pour
+Sousse...
+
+Le ciel est gris, la plaine est grise. Un courrier passe à cheval, les
+pieds dans de grands étriers, et coiffé du large chapeau de paille
+bédouin. On côtoie le campement d’une tribu nomade: un berger regarde
+passer les wagonnets, son bâton sur le cou, les mains sur le bâton;
+autour des tentes en poil de chameau, les femmes rôdent curieuses et
+craintives; deux enfants s’enfuient à notre approche parmi les herbes,
+tout nus, tout noirs et ventrus comme de jeunes moineaux. Plus loin, des
+chameaux vont au pâturage, en file tranquille. Le soleil se montre un
+instant, rond et rouge, sans un rayon, gros bloc d’or au ras de la
+plaine, puis il disparaît dans les nuages.
+
+Il va reparaître tout à l’heure, dorant les tamaris de sa lumière
+frisante et colorant la masse lointaine des montagnes. En attendant, le
+train galope, et Kairouan, hier blanche comme argent sous le
+flamboiement de midi, se montre à nous, pour le coup d’œil d’adieu, pâle
+et sans couleur sous un voile de brume.
+
+Aspect fugitif, paradoxal, mais dont la tristesse ne messied pas à cette
+Rome musulmane faite de temples et de tombeaux!
+
+
+
+
+UNE OASIS
+
+L’APRÈS-MIDI AU VILLAGE
+
+
+Depuis mon arrivée à Sousse, chaque jour, du haut de la terrasse
+barbouillée de chaux qui, dans le pays, sert de toit et de promenoir, je
+regardais d’un œil d’envie là-bas, vers le Sud, à plusieurs lieues, une
+longue ligne de palmiers droits entre le ciel et la mer, sur une langue
+de terre si basse qu’ils semblaient par moments, à l’heure où le soleil
+poudroie, avoir leurs racines dans l’eau bleue.
+
+On m’avait dit: «C’est une oasis.» Et cette idée d’oasis hantait mes
+rêves. Je ne pouvais décemment quitter la terre d’Afrique avant d’avoir
+visité au moins une oasis.
+
+Nous partons un matin, l’aumônier toujours prêt, le consul et moi,
+trottant en carrossa le long d’une superbe route à la mode barbaresque,
+c’est-à-dire large, capricieuse, se ramifiant comme un fleuve, tracée
+qu’elle est un peu au hasard par le pied des chameaux, des ânes et des
+hommes, à travers la forêt d’oliviers centenaires qui, cent kilomètres
+durant, jusqu’au delà de Medhia, borde d’un ourlet vert la côte du Sahel
+tunisien. Puis nous quittons les oliviers, nous traversons un «oued», où
+rôtissent des joncs desséchés au bord d’un restant d’eau croupissante,
+et des terrains sablonneux, inondés l’hiver, mais couverts maintenant
+d’herbes salines. En face, la plaine qui flambe et la ligne violette des
+montagnes; à gauche, des dunes stériles qui cachent la vue de la mer; à
+droite, les oliviers profonds et noirs dont, malgré casques et parasols,
+on commence à regretter l’ombre.
+
+Heureusement, voici l’oasis!
+
+Mon enthousiasme à l’aspect des premiers dattiers fait sourire l’abbé
+qui, en sa qualité de militaire, a, du côté de Gabès ou de Gafsa, connu
+des oasis véritables. Celle-ci, n’ayant guère que deux lieues de tour,
+est une oasis pour rire, un à peu près, un diminutif d’oasis.
+
+Je voudrais descendre: pas encore! Au loin, entre les troncs
+enchevêtrés, la mer luit par mille trous bleus. La carrossa tourne
+l’oasis, enfonçant dans le sable jusqu’au moyeu des roues, et nous
+dépose en pleine plage. Bain délicieux, mais sommaire; car le roi des
+astres, autour de nos dos nus et sans défense, éclabousse les flots
+d’innombrables rayons aigus et vibrants comme des flèches. Patience!
+l’abri n’est pas loin, et, tandis qu’on se rhabille en hâte, notre jeune
+cocher maltais a déjà transporté les provisions sous les arbres.
+
+Le système des murs en terre et des haies règne ici comme partout.
+
+Il nous faut donc, l’abbé retroussant sa soutane, emporter l’oasis
+d’assaut par une brèche où les cactus manquent. Et maintenant, cherchons
+un endroit propice au déjeuner.
+
+Nous ne sommes pas seuls: à quelques pas, dans un autre jardinet entouré
+aussi de sa haie, des bourgeois maures, venus de la ville sur leurs
+bourriquots à nez blanc tatoué d’une fleur, fument silencieusement, un
+bouquet de jasmin derrière l’oreille. Les bourriquots, laissés au
+soleil, cherchent leur vie parmi des choses épineuses; les bourgeois,
+avec leurs turbans neufs, leurs chechias de fête et leurs dalmatiques
+brodées, font dans l’ombre un groupe oriental, de couleur brillante et
+reposée. Plus loin, un Arabe laboure en courant, penché sur son araire
+primitif que traînent deux bœufs maigres.
+
+La question de l’eau m’inquiète un peu; en route, le soleil dardait au
+point de liquéfier l’antique vernis de la voiture, et le champagne
+ecclésiastique du brave abbé a dû tiédir. Je sais bien, ayant lu ce
+renseignement dans les livres, que qui dit oasis dit puits: le dattier,
+pour fructifier, ayant besoin de vivre les pieds dans l’eau et la tête
+dans la flamme. Ceux-ci, j’en suis certain, ont bien la tête dans la
+flamme, mais c’est l’eau que je voudrais voir.
+
+Un gamin paraît, tout noir, à moitié nu, portant à deux bras, sans doute
+en signe d’amitié, une amphore plus haute que lui; une de ces amphores à
+fond pointu dont la forme ultra-classique étonne d’abord ceux qui n’ont
+pas éprouvé combien la disposition en est commode et appropriée pour la
+planter droit dans le sable tant qu’elle est pleine, ou pour la faire
+basculer et pencher, en équilibre sur son gros ventre, alors qu’elle
+commence à se vider.
+
+Nous suivons l’enfant. Un vieux, probablement le père, qui par timidité
+regardait de loin, vient cette fois à notre rencontre. Il a le sayon
+brun des pauvres, court, sans manches, ceint d’une corde, qui laisse les
+bras et les jambes cuire et se durcir au soleil. Avec un bon sourire
+édenté dans sa barbe grise, il nous montre son petit clos: la cabane en
+pisé où il serre ses outils, ses légumes; tout autour, verdissant à
+l’ombre protectrice des grands dattiers, les grenadiers, les figuiers
+d’Europe, les vignes, les melons, les tomates; et, dans un coin, le
+puits sans margelle, cratère ouvert au ras du sol d’où monte, à travers
+l’air torride, une éruption de fraîcheur.
+
+Nos victuailles déballées, le vieux puise pour nous de l’eau glacée;
+l’enfant apporte une pastèque, des figues, des raisins dans un plat de
+bois. Et l’on est bien ainsi, assis en rond sur le sable fin, au pied de
+ces admirables arbres: les uns minces, le tronc gris régulièrement
+guilloché par les losanges des feuilles coupées, s’élançant droit de
+terre au milieu d’un bouquet de jeunes palmes; les autres, trapus,
+noirs, rugueux, s’enveloppant jusqu’à mi-corps d’un feutrage de
+radicelles mortes; mais tous entremêlant à la broderie transparente de
+leur feuillage de longs et lourds régimes pareils à des grappes d’olives
+d’or.
+
+Ah! sans vous, abbé Trihidèz, quelle complète après-midi, quel déjeuner
+charmant et quelle sieste incomparable! Mais l’abbé s’accuse, l’abbé est
+coupable, l’abbé a oublié le café dans la précipitation du départ. Un
+déjeuner non suivi de café? en Afrique? C’est impossible! Plutôt que de
+s’y résigner, on renoncera à la sieste, on bravera l’insolation. Au
+loin, sur la hauteur, le village de Saalin reluit comme une lessive
+étendue. En voiture! C’était écrit: on prendra le café à Saalin.
+
+ * * * * *
+
+Pur village arabe, Saalin! Traçant l’unique rue assez large, deux
+longues murailles blanches qui ressembleraient à la clôture d’un
+cimetière sans les petites portes basses, en fer à cheval, par où, de
+loin en loin, une femme se glisse, voilée de la tête aux pieds, mais
+laissant apercevoir, lorsqu’elle tire le loquet, un bras d’ambre.
+
+Une de ces portes est le café.
+
+Quelques habitués sont là: nous les saluons, ils nous saluent.
+
+Le jour ne vient que par la porte. Entrant tout d’une pièce, il éblouit
+d’abord plus qu’il n’éclaire; pourtant l’œil s’habitue assez vite à
+l’obscurité fraîche du réduit. Le sol troué, bosselé, rugueux, est en
+terre battue. Les murs, d’un crépi grossier, mais soigneusement blanchi
+au lait de chaux, font paraître plus noir le plafond en branches
+d’oliviers mêlées de torchis que, par goût des contrastes pittoresques
+ou par paresse, on laisse brunir et se culotter.
+
+Dès notre arrivée, un grand sec à barbe blanche s’est mis à gratter des
+boîtes, à remuer de petites casseroles, à taquiner le charbon et les
+cendres d’un fourneau d’alchimiste qui luit tout au fond, dans un angle.
+
+Assis sur la maigre estrade commune, dont une natte usée, des fragments
+de tapis, recouvrent mal les planches vermoulues, nous offrons, non sans
+échanger des compliments, des salamalecs la main sur le cœur, une
+tournée générale à l’assistance. Ces messieurs ne refusent point.
+Seulement il faut à notre tour accepter d’une pastèque qu’on est allé
+chercher en grande hâte au jardin. De la pastèque sur le café! Mais, à
+vrai dire, leur pastèque est parfaite; et sa pulpe où les dents se
+glacent, sa pulpe rouge, fondante, incrustée de graines noires, ne
+paraît pas autrement indigeste qu’un sorbet.
+
+Tout à coup, un grand brouhaha. Très poliment, mon voisin de face me
+fait signe d’avoir à m’écarter un peu. J’obéis et je m’aperçois que le
+poteau contre lequel je m’appuyais,--un de ces poteaux qui calent le
+plafond,--est garni à son pied de carcans et d’entraves. Il y a foule au
+dehors. Dans le cadre obscurci de la porte se dessine la silhouette d’un
+fort gaillard lié de cordes. On le pousse, il s’assied à la place que
+j’abandonne et, tranquillement, se laisse ferrer par le cou.
+
+Un de nos récents amis, un chamelier, messager entre Kairouan et Sousse,
+et qui, à fréquenter les soldats français, a retenu quelques mots d’un
+vague sabir, explique avec abondance que l’homme ainsi enchaîné est un
+voleur, et que, vu la pauvreté du village, le café y sert de prison.
+
+O mœurs férocement patriarcales!
+
+Je demande, par signes bien entendu, s’il est convenable que j’offre une
+tasse au prisonnier. Tout le monde hoche la tête, le prisonnier
+s’incline et sourit: il paraît que c’est convenable. De nouveau, le
+cafetier fourgonne; de nouveau, les charbons s’allument dans l’ombre, et
+les dés de marc noir, sucré de cassonade, vont circulant de main en
+main. Mais le soleil tombe vite en cette saison; notre Maltais, peureux,
+attelle, déclarant qu’il ne veut pas voyager la nuit. Allons, du café
+encore une fois; et à la santé du voleur! ce sera la dernière tournée.
+
+ * * * * *
+
+Je ne reconnais plus les endroits que nous avons traversés ce matin.
+Sous les rayons de l’ardent soleil, la réalité des choses semble s’être
+évaporée. Tout flotte et palpite; la terre, le ciel, tout se confond
+dans une atmosphère éblouissante. Autour de nous, des étendues d’un azur
+extraordinairement tendre et comme imprégné de blancheur, où les arbres
+se doublent, où les koubas se mirent. Est-ce de l’eau? Les paysans
+rient: c’est du sel. En regardant bien, à la place de ce qui paraissait
+de l’eau, nous distinguons, au ras du sol, le sel qui luit et l’air qui
+danse.
+
+Sousse, à l’horizon, se dresse immense, suspendue entre terre et ciel
+ainsi qu’une cité de rêve. Mais à mesure qu’on approche, le relief des
+terrains, les détails des toits et des tours, puis, dominant le tout, la
+kasbah, massive et fortement piétée, prennent consistance et se
+dessinent. Au bas, la mer d’un bleu si réel, après ces flottantes
+féeries, qu’il nous paraît féroce et dur... Nous arrivons! Cependant le
+soleil darde encore, et l’heure de la sieste fait planer son silence
+au-dessus de Sousse endormie. Rangées en lignes le long des fils du
+télégraphe, des hirondelles nous regardent passer; d’autres, plus
+actives ou plus affamées, mais craignant la grande chaleur, volent avec
+de petits cris, sans s’écarter, sans en sortir, dans l’ombre étroite qui
+cerne d’un trait net les remparts.
+
+
+
+
+UNE PARENTHÈSE
+
+
+Un scrupule me vient: en recopiant ces notes écrites, persiennes
+fermées, suivant l’impression du jour, dans la grande chambre obscure et
+blanche où l’ardent soleil d’août m’emprisonnait chaque après-midi, je
+crains de calomnier la Tunisie.
+
+La Tunisie ne reste pas toujours ainsi à l’état de fournaise!
+
+Il arrive un moment où le ciel reluisant et dur, d’un bleu de pierre
+précieuse, se voile d’humides nuages, où la pluie descend à longs flots
+sur les champs altérés, les terrasses, ressuscitant les oueds taris,
+emplissant de nouveau les citernes épuisées, et, du soir au matin,
+vêtant de fleurs et de verdure les immenses plaines rougeâtres et sèches
+comme l’amadou.
+
+Les gens en font de tentantes descriptions, dont il serait peut-être bon
+de tenir compte pour ne pas donner du pays une idée exagérée et fausse.
+Mais quoi! les pluies ne commencent qu’aux approches d’octobre, et,
+Parisien en escapade, je n’ai guère loisir d’attendre jusque-là.
+
+Heureusement, j’ai conservé les lettres que mon frère m’a écrites depuis
+mon retour en France; rien ne m’empêche d’en intercaler ici quelques
+lignes qui, sans que j’aie besoin de mentir ni de raconter ce que je
+n’ai pu voir, combleront la lacune et rétabliront la vérité des choses.
+
+Une, datée du 20 octobre, dit ceci:
+
+ Les raisins touchent à leur fin, les grenades sont mûres et les
+ premières dattes font leur apparition... Sous les oliviers, dans un
+ bas-fond où séjourne l’eau des dernières pluies, j’ai tué un bel
+ étourneau. D’ailleurs, ce coin mouillé servait de hammam à toute une
+ population d’oisillons gazouillante et ébouriffée...
+
+Voilà qui peut sembler rafraîchissant déjà; en janvier, on aura mieux
+encore.
+
+ Il a plu et venté toute la nuit!
+
+ C’est l’hiver printanier d’Afrique que, dans l’intérêt de ton livre
+ projeté, tu aurais dû voir.
+
+ Les étourneaux descendent par bandes; les bois d’oliviers sont peuplés
+ de grives passant prudemment d’une branche à l’autre; les
+ chardonnerets, les alouettes huppées, les moineaux volettent dans les
+ thyms, la lavande en épis et le gazon jeune et fort qui pousse aux
+ endroits abrités. A l’ombre des figuiers de Barbarie, il y a des
+ scilles, des arums et d’énormes touffes d’asperges sauvages.
+
+ J’ai cueilli en rentrant deux rameaux d’amandiers en fleurs.
+ Par-dessus tous les murs, embaumant délicieusement, frissonnent les
+ grelots d’or des cassies.
+
+ La campagne se fait vivante. Partout des femmes, des enfants,
+ ramassant les olives qui tombent en grêle sur des draps étendus par
+ terre au pied des arbres, tandis que les hommes gaulent, ou bien,
+ perchés dans les branches, arrachent à même le fruit de leurs dix
+ doigts coiffés, en guise de dés, de bouts de cornes de mouton pareils
+ à des griffes de diable.
+
+ Des gamins chantent sur les routes, poussant devant eux l’âne qui
+ porte la récolte.
+
+ Les chameaux entrent dans la ville, venant des villages, par longues
+ files, tous chargés d’outres pleines de l’huile nouvelle.
+
+ A Sousse, les moulins fonctionnent, colorant les ruisseaux en jaune et
+ empestant les rues de leur âcre odeur.
+
+ Les _piles_ (c’est ainsi qu’on appelle les réservoirs à huile)
+ débordent, les tonneaux sont prêts à crever.
+
+ Avec tout cela, on sent dans l’air comme un sentiment de détente.
+
+ L’indigène n’a plus ce caractère irrité que lui font, pendant les
+ interminables mois de chaleur, l’attente de la pluie et la crainte des
+ sécheresses. Quand vous passez auprès du champ où il travaille,
+ volontiers il s’arrête pour vous saluer d’un amical bonjour.
+
+ Les chameaux eux-mêmes ont perdu quelque chose de leur ordinaire
+ impassibilité, et, fantastiques, le cou tendu, avec je ne sais quoi
+ d’un dindon énorme et antédiluvien, poussent d’aimables
+ gloussements...
+
+Telle est Sousse en hiver.
+
+Et maintenant que nous voilà tant bien que mal en règle avec notre
+conscience de voyageur, n’oublions pas que le soleil d’août flambe
+toujours et que le Ramadan dure encore!
+
+
+
+
+LA PETITE FÊTE
+
+
+Hier soir, avant sept heures, j’ai vu rentrer par la porte de mer le
+khalifa accompagné d’un tabellion et d’un notable, tous les trois en
+superbe djebba de soie rouge, souriants, mais avec un air de solennité.
+Ils étaient allés hors de la ville, sur les dunes, assister au coucher
+du soleil et accomplir, comme tous les ans, je ne sais quelle cérémonie
+à la fois astronomique et religieuse. Quelques instants après, bourré à
+éclater, le canon tonna annonçant la fin du Ramadan et du jeûne.
+
+Ce matin, trois autres coups de canon me réveillent; monté sur le toit
+pour voir l’air du temps, j’aperçois de tous côtés, au faîte des
+minarets, des marabouts et des mosquées, de grands drapeaux ornés du
+croissant qui flottent dans l’aurore rose.
+
+C’est l’_Ayd-Serir_, la petite fête, le jour des cadeaux et des
+friandises, des visites, des embrassades familiales, le jour qui, pour
+la gent porte-turban, est un peu ce que sont pour nous le premier de
+l’an et la Noël.
+
+ * * * * *
+
+Rien n’est triste d’ordinaire comme les cimetières qui s’étendent, tache
+blanche chaque jour élargie, aux abords des villes et des villages
+arabes, sans ombre, sans clôture, se confondant avec les champs cultivés
+et les bosquets d’oliviers sous lesquels leur lisière indéterminée
+s’égare! A un bout,--où l’on ensevelit encore,--les tombes sont neuves,
+fraîches crépies; à l’autre extrémité, le blocage grossier se disloque,
+montrant à fleur de terre des crânes, des débris de squelette. Les
+turbans de pierre taillée, que le musulman paresseux remplace
+aujourd’hui par une simple brique posée sur champ, gisent dans les
+herbes stériles. Tout sent la ruine et l’abandon. Rarement on aperçoit
+un homme qui prie ou deux femmes, veuves d’un même mari, en train de
+balayer la poussière d’une dalle.
+
+Mais aujourd’hui la funèbre colline est en joie. Les femmes, ombres
+blanches et noires, y circulent, nombreuses, ou causent assises en rond.
+Dans quelques petites enceintes particulières, closes d’un mur si bas et
+si facile à enjamber qu’on n’y a pas pratiqué de porte, des familles
+sont réunies; les pères ont l’habit des grands jours, les enfants vêtus
+de bleu, de blanc, de rose, se poursuivent et chevauchent le mur...
+Derrière, comme fond au tableau, une pente d’oliviers, puis les dunes et
+la mer frissonnant dans la claire lumière matinale.
+
+Les souks sont déserts: marchands absents et volets fermés! Mon pas
+sonne sous leurs voûtes sombres où, de loin en loin, par une ouverture
+que festonnent des toiles d’araignées, descend un rayon perpendiculaire
+comme un poteau d’or.
+
+Dans les rues, tout le monde s’embrasse, l’œillet ou le jasmin sur
+l’oreille. Tout le monde a sa djebba de fête, rouge, bleu clair, et
+brodée ton sur ton sur la poitrine, sur le dos, sur les coutures et
+autour des manches; le double gilet: l’un fermé montant jusqu’au cou,
+l’autre accompagnant en manière de transparent l’ouverture de la djebba,
+et orné d’un encadrement de boutons serrés, pareils à des grelots; la
+ceinture de soie roulée autour du caleçon; le burnous souple et blanc
+porté en besace, sans compter le turban neuf et la calotte réjouissante
+à voir comme un coquelicot frais éclos. Mahmoud le janissaire, que je
+rencontre, a des souliers vernis, bizarrement agrémentés sur le
+cou-de-pied de languettes à jour inutiles mais décoratives. Devant la
+porte de la mosquée, où de gros clous dessinent des arabesques autour de
+ferrures en forme de croissant, un bel Arabe se met pieds nus et confie
+ses sandales à un jeune décrotteur maltais. Il suit l’opération
+évidemment nouvelle pour lui avec un intérêt joyeux qui n’est pas exempt
+d’inquiétude.
+
+Les plus gentils sont les enfants. Il y a là un tas de fillettes, vraies
+miniatures de leurs mères, en robe mi-partie, avec des gilets
+compliqués, une superposition de chemisettes, des bracelets et des
+colliers, des casques d’or et des barrettes d’où tombe, encadrant les
+joues brunes, une mentonnière de sequins. A six ou huit ans on ne se
+voile pas encore: belle occasion, si j’en avais le loisir, pour étudier
+dans ses détails le costume des femmes arabes! Les gamins portent des
+vestes brodées d’or et chargées de galons en cannetille argentée. Leurs
+pères les mènent par la main ou les promènent sur les bras, très fiers
+quand on les trouve beaux et qu’on les caresse. Ils leur achètent des
+joujoux européens, mirlitons, sifflets de bois et trompettes;
+quelquefois aussi des joujoux indigènes: une femme des tentes, très
+jeune, endimanchée, passe ayant sur le dos son poupon lié en paquet; le
+poupon tient dans ses petites mains une tarabouka minuscule.
+
+ * * * * *
+
+Tout à l’heure, le long des quais, j’ai vu un bateau chargé de petites
+djebbas, de petits turbans: troupe d’enfants, sans doute une école,
+partie pour une promenade en mer. Ailleurs sont installées des
+balançoires tournantes, comme on en voit dans nos fêtes foraines, mais
+construites barbarement et pareilles à la roue d’une noria primitive
+dont chaque seau monterait un petit maugrabin au lieu d’eau.
+
+Et puis les pâtissiers, assis jambes croisées, roulant leurs pâtes sur
+une table basse; les confituriers ambulants, très entourés, distribuant
+avec la même cuiller à cinquante bouches ouvertes une becquée de
+confitures; les vieilles qui vendent des pains semés de grains d’anis,
+des macarons et des gâteaux couleur de neige sur lesquels tremble une
+feuille d’or.
+
+Quel est ce vacarme? Des nègres en vestes rayées, en caleçon blanc
+tranchant sur leurs mollets d’ébène, donnent des aubades par la ville.
+Cinq en tout, mais qui font du bruit comme quarante: un joueur de
+musette, deux joueurs de tambour de basque et deux autres qui sont armés
+de bizarres castagnettes doubles, en fer battu, pareilles à une énorme
+cosse de caroube. Ils m’aperçoivent, accourent, me bloquent dans un coin
+en m’appelant «Kébir!» Les nègres à castagnettes viennent sur moi, puis
+se reculent, esquissant des pas gracieux avec d’effroyables sourires.
+Ils s’animent de plus en plus, m’assourdissant d’un bruit de casseroles
+entre-choquées. Les trois autres restent impassibles. A la fin seulement
+le joueur de musette, patriarche à barbe frisée qui ressemble aux Juifs
+de Rembrandt, se met à marquer la mesure, dodelinant de la tête et
+dansant des genoux.
+
+Un homme les suit, porteur d’un grand cabas dans lequel, religieusement,
+ils versent la moitié de la recette. C’est le collecteur de l’impôt.
+Ici, le bey remplace l’agence Rollot et prélève un droit sur la musique.
+
+Je donne vingt sous, espérant me délivrer d’eux, à ces enragés
+musiciens. Imprudente libéralité! car les voilà qui recommencent.
+
+ * * * * *
+
+Par bonheur, j’aperçois un café maure à portée. Les consommateurs, en
+train de fumer, se dérangent pour me faire place sur leur natte. Un
+descendant de Mahomet, reconnaissable à son turban vert, mais portant le
+sarrau des pauvres gens, entre timidement pour boire le verre d’eau
+fraîche qu’on trouve gratis partout en Tunisie. Je lui offre une tasse
+de café qu’il accepte, un cigare de la régie beylicale qu’il accepte
+également, et nous voilà assis côte-à-côte, échangeant par gestes
+d’obscures pensées et des congratulations vagues, tandis que les
+colombes familières roucoulent sur la planche d’un petit colombier
+accroché au mur, et qu’une pendule, horrible objet d’importation
+italienne, fait mouvoir en haut de son cadran, au va-et-vient de son
+balancier, les yeux en émail d’une figure de prima-donna.
+
+
+
+
+CHOSES TRISTES
+
+
+J’éprouve de l’ennui à l’idée que dans trois jours il me faudra quitter
+Sousse; pourtant, je voudrais déjà être parti: cette impression, amère
+et douce comme certains adieux, jette sur le paysage éclatant un voile
+de mélancolie. Le hasard lui-même, les rencontres semblent vouloir se
+mettre au diapason de mon âme; décidément elle s’attriste en prévision
+de mon départ la chère cité barbaresque au ciel rose traversé d’oiseaux,
+où, dans l’enthousiasme de l’arrivée, pour ne pas troubler un ensemble
+harmonieux et joyeux, je rêvais, adoptant turban et djebba, de
+m’habiller de couleur tendre...
+
+ * * * * *
+
+Hier soir, j’étais monté sur le plateau, derrière les dunes, par la
+large route sablonneuse et jaune qui s’en va du côté d’Hammamet. Les
+cigales chantaient, le soleil se coucha, et, dans ce moment d’infinie
+splendeur qui précède l’arrivée rapide du crépuscule, le Zaghouan,
+devenu d’une éblouissante transparence, parut se volatiliser et
+disparaître dans un poudroiement de soleil rouge. J’étais au milieu des
+ruines d’Hadrumète, sol antique, bouleversé, tombeau d’une ville
+ensevelie, dont l’écroulement silencieux se continue après des siècles,
+avec des effondrements ronds où la terre descend d’un bloc entraînant
+les oliviers centenaires qui continuent à verdoyer au fond de ces
+fosses. Soudain, je m’arrêtai: un puits énorme, sans margelle, s’ouvrait
+devant moi. Et, dans le mystère de la nuit tombante, ce puits au fond
+duquel--reflet du ciel sur l’eau invisible--flottait une lueur,
+m’effraya. Je n’osai pas aller plus loin, et ne me sentis rassuré qu’en
+retrouvant la route jaune et en répondant au rauque salut d’un bon Arabe
+qui rentrait des champs derrière son bourriquot.
+
+A gauche, un enclos blanc en maçonnerie; tout autour, sous les oliviers,
+des masses sans forme, un ruisseau de pourpre coagulée, une odeur âcre,
+et, quand je m’approche, un grand oiseau noir qui s’envole. L’abattoir,
+à cette heure funèbre, avec ses débris, ses paquets d’entrailles, avait
+un aspect de champ de massacre. Je m’éloignai vite et pressai le pas,
+désireux de rentrer à la ville avant la nuit.
+
+ * * * * *
+
+Ce matin, nous sommes sortis à sept heures. Un semblant de pluie a
+réjoui l’air, laissant derrière soi un semblant de brume, de sorte qu’on
+n’a pas trop chaud à suivre la plage dans la direction de Monastir.
+
+Sous les remparts, autour des jardins semés d’habitations blanches, un
+Européen, Marseillais sans doute, s’amuse à tirer les petits oiseaux.
+D’une tente d’Arabes cultivateurs, basse et cachée derrière un talus, un
+grand chien maigre sort et aboie après nous. Tout en haut, vers le camp,
+sous la kasbah, passe une musique militaire.
+
+Asseyons-nous dans l’angle d’ombre que projette la chapelle du cimetière
+chrétien. Devant la porte, en dehors de l’enceinte close de murs,
+s’alignent des tertres de sable surmontés de petites croix noires,
+neuves, et fraîchement vernies. Je lis des noms français, des noms
+paysans, avec cette indication monotone: âgé de vingt ans, de vingt-deux
+ans, de vingt-trois ans. Ce sont des sépultures de soldats. Devant, une
+avenue triste, abandonnée, semée de soudes à noire verdure, s’allonge
+entre les cactus jusqu’à la mer, jusqu’au chemin bleu de la patrie.
+
+ * * * * *
+
+Presque tous les jours, rentrant chez moi après déjeuner par les rues de
+traverse étroites et fraîches, je rencontrais, trottant, avec sa petite
+ombre qui avait peine à la suivre, une maigre et proprette petite
+vieille, souriante, l’œil fin et doux, dont la robe noire à pèlerine,
+usée, rapiécée, et je ne sais quoi dans les tuyaux de tulle du bonnet,
+avaient quelque chose de lointainement, de très lointainement
+ecclésiastique.
+
+Je vous présente en sa personne la meilleure Française de Sousse: sœur
+Joséphine, _la Mouniga_, comme l’appellent, avec une affectueuse
+familiarité, les Maltais, les Arabes et les Juifs. Sœur Joséphine habite
+Sousse depuis plus de quarante ans sans avoir jamais revu la France. «Je
+suis née dans l’Ariége, me disait-elle l’autre jour, avec un soupir
+résigné et un fort accent du terroir, mais qu’est-ce que j’irais y faire
+maintenant, noire et sèche comme je suis? personne ne me reconnaîtrait
+plus.» Puis, changeant de conversation et me montrant sur le plat de sa
+main un peu de viande dans un bout de journal: «Je cours lui porter ça,
+au pauvre!... il n’y a que moi pour le décider à manger... ici, personne
+ne sait rien faire... si je venais à lui manquer il serait tout de suite
+mort.» _Le pauvre_, c’était le R. Padre Agostino del Reggio di Emilia,
+franciscain, un homme fort distingué, paraît-il, ami de Cavour et de
+Cialdini, et qui, d’après la légende soussaine, se serait fait moine à
+la suite de chagrins d’amour.
+
+Il habite Sousse depuis fort longtemps, lui aussi, disant la messe pour
+les Maltais catholiques et se bâtissant, à force de sacrifices et
+d’économies, une petite église dont la croix se dresse fièrement au
+milieu des croissants de minarets. Elle, la Mouniga, active comme une
+fourmi d’Europe, tient une espèce d’école où viennent les gamines
+maltaises et juives. Elle fait aussi un peu de médecine, un peu de
+pharmacie, et soigne les femmes des Arabes, qui la tiennent en grand
+respect et lui ouvrent leur maison. C’est elle qui ne s’effrayait pas au
+moment des troubles. «L’insurrection? Qu’est-ce qu’ils nous chantent
+avec l’insurrection? Qu’on me donne seulement un petit âne et je m’en
+irai toute seule jusqu’à Gabès.» Et elle y serait allée, sans rien
+craindre, sur son petit âne, la Mouniga!
+
+Aujourd’hui, j’ai rencontré la Mouniga devant l’église. Elle me montre
+ses mains vides: «Plus besoin maintenant de lui porter des côtelettes,
+au pauvre!» Ses petits yeux luisent, luisent comme si des larmes
+voulaient couler. «Il est mort; vous pouvez aller le voir, là dedans,
+couché sur les dalles!»
+
+Je suis entré dans l’église, très claire, ayant pour tout décor un
+tableau, et, sous une cage de verre, un buste d’_Ecce homo_ en robe
+écarlate. Au fond du chœur, derrière l’autel voilé de noir, quelques
+galopins de douze ans, distraits et déguenillés, psalmodient sous la
+direction d’un frate ventru. Au milieu de l’unique nef que le jour
+extérieur inonde, entre deux rangs de Maltaises agenouillées dont la
+cape en satin raide cache les visages, un linceul recouvre l’échiquier
+blanc et noir des dalles; et, sur le linceul, les mains jointes et liées
+d’un mouchoir, les pieds nus, un christ de cuivre sur la poitrine, un
+grand missel ouvert sur le ventre, le R. Padre Agostino est étendu. Sa
+tête maigre, à barbe blanche, encadrée du capuchon de bure, et qu’aucun
+coussin ne supporte, laisse voir le noir des narines. Tout autour, des
+mouches volent dans la lumière joyeuse et se posent sur ses yeux
+ouverts.
+
+Le Père a voulu être exposé ainsi, enterré sans bière dans son étole aux
+ors ternis, et la Mouniga, que cela désole, accomplira néanmoins
+jusqu’au bout les volontés du Père.
+
+ * * * * *
+
+C’est sans doute un effet de l’air ambiant, et peut-être ai-je tort de
+me laisser aller ainsi à des idées de tolérance musulmane; mais je
+confesse,--dût pour un tel méfait Voltaire me faire attendre à la porte
+du paradis des incrédules,--je confesse avoir trouvé quelque grandeur à
+cet humble roman de la vieille Mouniga et du vieux moine!
+
+
+
+
+QUESTIONS DE FEMMES
+
+
+Mahmoud fait ma malle, enveloppant avec un religieux respect, soit dans
+un linge lorsqu’ils sont gros et lourds, soit dans un carton rempli de
+grains d’avoine lorsqu’ils sont petits et fragiles, les quelques menus
+objets,--maigre et fantaisiste butin de ma campagne en Byzacène,--devant
+lesquels j’espère me souvenir là-haut, à Paris.
+
+Cependant, sur un coin de table mes yeux parcouraient machinalement un
+livre entr’ouvert: les _Annales Tunisiennes_; et j’y lisais ceci qu’en
+1823, à Tunis, un jeune boulanger sarde se fit aimer d’une musulmane.
+Surpris et dénoncés, la populace furieuse conduisit les deux amoureux au
+Bardo. Le boulanger eut le cou coupé; la femme, cousue dans un sac, fut
+noyée, et le Maure qui avait servi leur intrigue fut pendu à la porte
+Bab-el-Souika... En 1823!
+
+Ceci éveille en moi des regrets, et je m’aperçois, mais trop tard,
+qu’envahi par la douceur du climat, distrait par la nouveauté et la
+variété des choses, j’ai, voyageur coupable, négligé complétement ou à
+peu près ce qui se rapporte au beau sexe. Pas une conquête, pas une
+aventure, rien dont je puisse me faire gloire au retour, dans un cercle
+d’amis étonnés, avec un air de mystère.
+
+J’avais pourtant des occasions, tout comme les autres, et même l’autre
+jour, dans ma déplorable indifférence, j’ai refusé énergiquement
+d’assister à une représentation d’almées. Entre nous, le jeu n’en valait
+pas la chandelle, de tels spectacles organisés pour nous tournant
+immédiatement au cabotinage et perdant la naïveté locale qui en fait
+l’originalité et la saveur. D’ailleurs, en ce genre, n’avais-je pas vu
+ce qu’il y a de mieux, avec Aubanel et Mistral, à Beaucaire où, naguère
+encore, des troupes de saltimbanques tunisiens et turcs venaient
+exécuter leurs exercices, ni plus ni moins que si la foire était
+toujours le marché de l’Orient?
+
+Résumons pourtant les événements de de ces vingts jours. Peut-être, en
+cherchant bien, trouverons-nous quelque chose qui, embelli et amplifié,
+pourra paraître d’un suffisant romanesque.
+
+ * * * * *
+
+Un riche Juif m’amena une après-midi dans sa maison et m’y régala de
+liqueurs douces et de frangipanes à l’eau de roses. Notre arrivée
+surprit les femmes en train de chiffonner, accroupies, des étoffes et
+des broderies d’or, au milieu d’un salon meublé à l’européenne, avec
+deux armoires à glace, deux pianos, deux pendules et une grande quantité
+de fauteuils tout neufs et de chaises, sur lesquels on ne s’assied
+jamais.
+
+Une fiole à parfums en argent ciselé, posée sur une commode vulgaire,
+représentait seule et assez maigrement la couleur orientale.
+
+En revanche, tant que notre collation dura, les curieuses Juives surent
+trouver mille prétextes pour monter et descendre l’escalier sans rampe
+et tout égayé de faïences qui conduit du salon aux étages supérieurs. La
+contemplation prolongée de cette échelle de Jacob avec son va-et-vient
+d’anges femelles aux sourcils rejoints, aux yeux ardents et doux,
+revêtues, pour comble de tentation! du paradoxal costume que j’ai déjà
+eu l’occasion de décrire, me plongea, pourquoi craindrais-je de
+l’avouer? dans le plus troublant et le plus agréable des rêves. Mais
+tout se passa en songeries: je n’y gagnai que le droit de saluer la mère
+et les filles, quand plus tard je les rencontrais par les rues.
+
+ * * * * *
+
+Une autre fois, il me fut donné de voir une jeune Arabe quittant son
+voile devant moi. C’était chez des amis: une vieille qui venait chaque
+semaine laver à grande eau, comme c’est la coutume, les carreaux des
+escaliers et des corridors, avait bien voulu nous montrer sa fille dans
+tous ses atours. La fille avait quatorze ou quinze ans; mais, là-bas,
+une enfant de quatorze ou quinze ans commence à ressembler
+singulièrement à une femme.
+
+Je pus observer de près et en détail cet amusant costume à peine entrevu
+entre les plis de la m’laffah blanche ou noire dont les Soussaines
+s’enveloppent. Mes yeux d’infidèle se régalèrent à contempler les bijoux
+en argent,--broches, pendants, colliers, bracelets, anneaux de
+pied,--barbares, compliqués et lourds comme des bijoux d’idole; la
+souria, chemisette de crêpe uni à manches transparentes qu’il est de bon
+ton d’appeler kmedja, la farmla qui est un gilet ouvert chargé de
+boutons et de broderies, la djebba courte et mi-partie, la douka ou
+petit casque d’or pareille au bonnet recourbé des dogaresses, et le
+caleçon, le séroual, moins impudique que celui des Juives, mais encore
+suffisamment plastique, et les chebrellas au bout élargi, où sont à
+l’aise les pieds nus frottés de henné. Ajoutez de grands yeux, un teint
+pâle et mat, cette démarche nonchalante, voluptueusement balancée, où se
+combinent en un irritant mélange la coquetterie avec le dédain, et
+certes vous comprendrez, si sa bien-aimée ressemblait à cette
+fillette-là, que l’infortuné boulanger sarde ait affronté le yatagan.
+
+ * * * * *
+
+Aujourd’hui, on ne risquerait plus grand’chose,--tant les mœurs se sont
+adoucies!--pas même la trique d’un mari jaloux. C’est pour cela
+peut-être que les aventures ont si peu d’attrait, depuis qu’elles se
+résument fatalement pour l’étranger en quelque banale et répugnante
+entremise.
+
+Je n’ai jamais bien compris l’agrément de ces amours exotiques
+improvisées. Que dire, même en supposant qu’on sache un peu d’arabe, à
+des femmes dont toute l’occupation consiste à se peindre les ongles et
+les yeux, si elles sont riches; pauvres, à préparer le messous sucré
+fait de beurre, de dattes et de raisins secs, à laver, à coudre, puis à
+courir les hammam et les cimetières, à s’entre-visiter par le chemin
+aérien des terrasses pour causer de mariages, de fiançailles, de
+querelles conjugales, ou de quelque étoffe nouvelle apportée par un
+marchand roumi. Leurs grandes disputes, c’est quand le mari a une
+concubine à la maison, et que, la concubine voulant porter la soie, la
+femme légitime prétend lui imposer la laine; leur grande affaire, c’est
+de mander le médecin maure, afin qu’à l’aide de remèdes mystérieux il
+réchauffe l’affection maritale toujours, en ces pays de polygamie,
+légèrement languissante.
+
+A Tunis autrefois (peut-être en est-il de même aujourd’hui), les femmes
+de la haute classe s’occupaient de vague politique, et, grâce aux
+complaisances de quelques marchandes à la toilette, poursuivaient de
+cancanières enquêtes les faits et gestes des Européens.
+
+Mais ici, il n’y a que des créatures enfantines et résignées, que leurs
+maris méprisent, aussi durs pour elles qu’ils se montrent galants et
+dépensiers pour la maîtresse du dehors dont elles n’osent même pas être
+jalouses.
+
+ * * * * *
+
+Elle est charmante, certes! la fille de la vieille laveuse d’escaliers.
+Avec ses regards inquiets et doux, sa parure aux couleurs voyantes, elle
+me fait l’effet d’un bel oiseau. Mais, comme le disait un sacripant de
+ma connaissance qui a sur les femmes d’Orient des idées remarquablement
+musulmanes, à tant faire que d’aimer ces oiseaux rouges et bleus, il
+faudrait être le Grand Turc et en avoir sa pleine volière!
+
+
+
+
+LE LYS DES SABLES
+
+
+Eh bien, non, j’avais tort: cette sèche et blanche Tunisie, après
+m’avoir empli le cœur de la nostalgie de ses ruines, se fait coquette le
+dernier jour pour me laisser l’ivresse du regret, comme ces galantes
+filles d’auberge qui, au cavalier arrivé du soir et repartant pour
+l’aventure ou la bataille, versent le dernier coup de l’étrier
+accompagné du dernier regard, qui est inoubliable et qui grise.
+
+Dans ce voyage autour d’une petite ville barbaresque dont,--assiégé que
+j’étais par l’infernal soleil, et sauf mes pointes hardies à Monastir, à
+Lempta, à Saalin, à Kairouan,--je n’avais jamais perdu de vue les
+remparts blancs ou roses, une exploration manquait: celle d’être allé en
+voyage d’au moins quinze minutes, jusqu’à la kouba de Sidi Giafr et
+jusqu’aux jardinets verdoyant sous les dunes.
+
+ * * * * *
+
+Ayant quelques heures devant moi, j’ai voulu les employer à ce
+pèlerinage suprême. Tandis que Mahmoud et Younès se chargeaient de faire
+emporter à bord mon léger bagage, je me suis amusé à suivre les
+bourriquots qui trottaient vers le marabout et les sources avec leurs
+amphores vides.
+
+Avant d’arriver au marabout, il y a bien quelques citernes, celles par
+exemple où lavaient les négresses dont le pittoresque africain m’avait
+si agréablement surpris le jour de mon débarquement, et d’autres encore
+réparties entre les indigènes et la troupe. Mais les indigènes ne s’y
+arrêtent guère; ils préfèrent faire quelques pas de plus et se fournir à
+un puits monumental, orné d’une inscription arabe, situé en contre-bas
+du marabout, non loin de la porte rouge et verte laissant voir une cour
+où circulent des femmes, et du bloc de maçonnerie barbouillé d’une chaux
+épaisse figée en stalactites qui est le tombeau du saint homme vénéré
+là.
+
+Auprès du puits, dont l’eau est douce si près de la mer, un petit café
+était installé. De bons Tunisiens, prolongeant les fêtes du Ramadan,
+fumaient, buvaient de l’eau fraîche et du café noir, mangeaient des
+melons blancs et des pastèques.
+
+J’ai fait le tour du marabout et suis allé voir les jardins, improvisés
+au pied des grandes dunes, à l’abri d’une digue naturelle constituée par
+l’amas des sables plus récents. La fertilité y est grande; quelques
+gouttes d’eau suffisent pour que, de ce sable aride, salin, brillant
+comme du verre broyé, sortent les plus magnifiques herbages. Un Arabe se
+promenait autour des jardins, entre-choquant deux fragments de brique et
+poussant de temps à autre un cri rauque pour éloigner des vols de
+moineaux qui venaient piller le millet et le maïs.
+
+Il n’était pas six heures et le soleil oblique déjà jetait sur les
+dunes, hautes à l’endroit où je me trouvais et se donnant des airs de
+montagnes, l’ombre géométrique du marabout et de son dôme. Je m’étais
+étendu, contemplant la mer, sur le sable où verdissent, ensevelis
+jusqu’à mi-tronc, des mûriers d’Espagne, quelques figuiers sentant le
+bouc, et une solanée chargée de baies rouges que les Arabes respectent,
+croyant sa présence favorable à la fécondation du figuier.
+
+Tout à coup un papillon bleu me frôla, le premier et le seul que j’aie
+vu dans ces climats brûlés, flocon d’azur, morceau de turquoise, pareil
+à ceux qui voltigent par bandes, dans nos villages, autour des
+fontaines.
+
+En même temps, je sentis une odeur de fleur! Et tout de suite j’aperçus
+la fleur, sorte de lis à double corolle, sans feuillage, dont la neige
+se confondait avec la blancheur éblouissante du sol. En même temps
+aussi, dans le mur de la kouba haut et carré comme la tour des chansons
+de chevalerie, derrière une fenêtre mystérieuse si petite qu’on ne
+l’avait pas grillée, j’aperçus, brune et pâle sous son bonnet d’or, une
+jeune femme, le visage nu, qui regardait l’infidèle. Elle se retira
+précipitamment, se voyant vue; mais sa curiosité avait duré deux
+secondes de plus que sa crainte. Je feignis de m’éloigner, elle revint;
+et,--ce fut sans doute une illusion,--je crus deviner un geste léger de
+sa main, un sourire, puis une moue enfantine à l’arrivée de la duègne
+irritée et ridée qui, elle aussi, me regarda.
+
+Je compris que c’était fini et qu’elle ne se montrerait plus.
+
+Alors, rêvant de croisades et de filles de khalife prisonnières, enviant
+presque, le dirai-je? le sort du mitron de Sardaigne, j’allai cueillir
+le lis des dunes, et ce fut une sensation triste délicieusement quand,
+de mes doigts plongés dans le sable brûlant, je cassai sa tige glacée...
+
+ * * * * *
+
+Nous sommes au large, la nuit tombe. Les terrasses de Sousse paraissent
+déjà noires, tandis que son enceinte s’avive de reflets; et Sousse a
+l’air ainsi, diminuée par la distance, d’un collier d’argent oublié au
+bord de la mer. Une lumière, une flamme de bougie rose, allumée
+peut-être par la main d’ambre naguère entrevue, brille dans le marabout
+de Sidi-Giafr.
+
+La petite flamme s’éteint: plus rien maintenant que le croissant de la
+lune et une étoile. Elles descendent rapidement. Bientôt l’étoile
+tremble et s’éclipse; et la lune, trempant dans la mer sa fine pointe,
+semble un instant, à fleur d’horizon, une voile latine s’éclairant de
+quelque illumination féerique.
+
+Puis, c’est l’infini de la nuit, le bruit de l’hélice et des flots
+roulant sur les flancs du navire, comme si nous remontions dans l’ombre
+un grand fleuve monstrueusement remué.
+
+Cette nuit passée, puis encore un jour, une nuit encore, et, au second
+lever de soleil, je me réveillerai en vue de Marseille!
+
+
+FIN
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+ Pages.
+ Le puits des Sarrazines 5
+ En mer 17
+ La Goulette 27
+ Tunis, Hammam-Lif 39
+ Carthage.--La Marsa 61
+ Arrivée à Sousse 69
+ L’heure des terrasses.--Soirée à la marine 79
+ Le Schilli.--Un brin de politique 89
+ La plage 103
+ Le marché rustique 115
+ Les souks 121
+ Au hasard des rues 133
+ Dîner au camp 147
+ Karagouz 154
+ Monastir.--Les ruines de Leptis 167
+ Noces Maugrabines 193
+ Voyage à Kairouan 207
+ Une oasis.--L’après-midi au village 241
+ Une parenthèse 256
+ La petite fête 261
+ Choses tristes 271
+ Questions de femmes 281
+ Le lys des sables 291
+
+
+3036.--ABBEVILLE.--TYP. ET STÉR. A. RETAUX.
+
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75517 ***
diff --git a/75517-h/75517-h.htm b/75517-h/75517-h.htm
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+hr { width: 20%; margin: 1em 40%; }
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+ </style>
+</head>
+<body>
+<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75517 ***</div>
+<div class="x-ebookmaker-drop c"><img src="images/cover.jpg" alt=""></div>
+<div class="x-ebookmaker-drop break"></div>
+<p class="c top4em"><span class="xlarge">VINGT JOURS</span><br>
+<span class="large">EN TUNISIE</span><br>
+<span class="i small">(Août 1882)</span></p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em">DU MÊME AUTEUR</p>
+
+
+<p class="ind i">Nouvelles et Contes</p>
+
+<ul><li><span class="sc">La Gueuse parfumée.</span></li>
+<li><span class="sc">Au bon soleil.</span></li>
+<li><span class="sc">Paris ingénu.</span></li>
+<li><span class="sc">La Vraie Tentation du Grand Saint Antoine.</span></li>
+</ul>
+
+<p class="ind i">Théâtre en vers :</p>
+
+<ul>
+<li><span class="sc">Pierrot héritier.</span></li>
+<li><span class="sc">Le Duel aux lanternes.</span></li>
+<li><span class="sc">Les comédiens errants</span>, (en collaboration avec <span class="sc">M. Valery
+Vernier</span>).</li>
+<li><span class="sc">Le Char</span> (en collaboration avec <span class="sc">M. Alphonse Daudet</span>).</li>
+<li><span class="sc">L’Ilote</span>, (en collaboration avec <span class="sc">M. Charles Monselet</span>).</li>
+</ul>
+
+<p class="c gap xsmall">3069. — ABBEVILLE. — TYP. ET STÉR. A. RETAUX.</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top2em large">PAUL ARÈNE</p>
+
+<h1>VINGT JOURS<br>
+EN TUNISIE</h1>
+
+
+<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br>
+ALPHONSE LEMERRE, LIBRAIRE-ÉDITEUR<br>
+27-31, <span class="xsmall">PASSAGE CHOISEUL</span>, 27-31</p>
+
+<p class="c small">MDCCCLXXXIV</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c top4em">A MON FRERE<br>
+<span class="large">JULES ARÈNE</span><br>
+<span class="xsmall">VICE-CONSUL DE FRANCE</span><br>
+à <span class="small">SOUSSE</span></p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c xlarge">VINGT JOURS EN TUNISIE</p>
+
+
+
+
+<h2 class="nobreak" id="c1">LE PUITS DES SARRAZINES</h2>
+
+
+<p>— … Les théâtres ne rouvrent pas encore,
+j’ai quinze ou vingt jours devant
+moi, je viens d’apprendre que la Goulette
+est à trente-six heures du fort Saint-Jean,
+et je m’en vais en Tunisie.</p>
+
+<p>— Bonne idée, au mois d’août !</p>
+
+<p>— Le mois du Ramadan…</p>
+
+<p>— Oui ! avec quarante-deux degrés à
+l’ombre.</p>
+
+<p>Là-dessus, Marius, qui connaît les
+États barbaresques pour y avoir placé
+d’innombrables pelotes de fil au tambour,
+m’emmena chez un chapelier et me fit
+acheter un casque blanc en moelle de sureau.</p>
+
+<p>— Maintenant, tu peux marcher. Coiffé
+comme cela, on se fiche du soleil et l’on
+est respecté des Arabes.</p>
+
+<p>En attendant, ce casque m’a fort rendu
+service dans une suprême partie de pêche
+organisée pour solenniser mes adieux par
+le brave Rabastoul, un vieil ami à Marius
+et à moi qui, bien plus loin que Montredon,
+sur l’aride côte marseillaise, possède un
+cabanon croulant et délicieusement solitaire.</p>
+
+<p>Une après-midi presque africain déjà,
+tant à cause de l’enragé soleil que des
+étonnantes histoires turques dont nous
+régale Rabastoul.</p>
+
+<p>— « … Oui, disait-il, vous vous plairez
+là-bas, très certainement, chez ces braves
+Turcs de Tunisie ! De tout temps nous
+avons eu en Provence comme qui dirait
+un faible pour les Turcs. »</p>
+
+<p>Rabastoul se tut, préoccupé qu’il était
+de donner le suprême tour de main à la
+bouillabaisse ; et, pendant un moment, — sous
+l’abri de roseaux secs où s’entortille
+une courge en fleurs, dans cette calanque
+perdue dont le sable est si blanc et l’eau
+si claire qu’on y voit circuler la dorade,
+et les oursins avec les langoustes se promener
+au fond — un silence régna, troublé
+seulement par les pétarades des pommes
+de pins s’enflammant, le murmure de la
+marmite et le glou-glou des rochers creux
+qui s’emplissent et se dégorgent au lent
+va-et-vient de la mer.</p>
+
+<p>Puis, quand la bouillabaisse fut à point,
+et tandis que, dans un nuage de safran, sur
+la coquille de grande nacre qui sert de
+plat chez nos pêcheurs, les tranches molles
+et bien taillées s’imbibaient d’un jus couleur
+d’or, Rabastoul, s’étant servi avec
+discrétion les deux moitiés d’une rascasse,
+recommença, sans perdre un coup de dents
+ni une lampée de vin, à nous exposer ses
+idées :</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>— « … Les Turcs ? de braves gens, en
+Alger surtout. On fut longtemps amis avec
+eux, puis, un beau jour, on s’est brouillé.
+Toujours des histoires de femmes ! »</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Et comme je contestais son point de vue
+historique, lui faisant remarquer qu’après
+tout les femmes avaient été pour peu de
+chose dans le coup d’éventail de 1830,
+dans la déclaration de guerre, le bombardement
+d’Alger et la prise de la Smala :</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>— « Il s’agit bien, s’écria Rabastoul,
+de votre Abd-el-Kader et de Louis-Philippe ?
+C’est de nous autres que je parle,
+de nous autres les Provençaux ; et nous
+avions, de Mounègue jusqu’à Marseille,
+rompu la paille avec les Turcs pour notre
+compte, des années et des années avant
+que votre Louis-Philippe et Abd-el-Kader
+fussent nés. »</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il y avait, près de l’endroit où nous déjeunions,
+un puits recouvert d’une tourelle,
+au bord des flots, presque en pleine
+grève, d’une eau bonne à boire cependant,
+et supérieure, tant le seau la remontait glacée,
+pour y mettre le vin fraîchir.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>— « Vous voyez ce puits ? continua
+Rabastoul, c’est un vieux puits. Des tuiles
+manquent à son toit que le mistral a
+épointé, et les pierres en sont rongées par
+l’air marin et le clair de lune.</p>
+
+<p>Dans les anciens, très anciens temps, ce
+puits était l’unique puits d’un village qui
+existait alors et qui n’existe plus sur le
+coqueluchon du Cap.</p>
+
+<p>De sorte que chaque soir, à la bonne du
+jour, quand le soleil couchant fait souffler
+la brise du large, les femmes et les filles
+descendaient remplir leur cruche au puits
+et causer autour de choses ou d’autres.</p>
+
+<p>Mais voilà : les Turcs, qui sont des
+malins, connaissaient cette habitude ; et
+tous les mois, tous les deux mois, selon
+les besoins, ils envoyaient une tartane avec
+des pirates qui, arrivant sans mener bruit,
+se tenaient cachés tant qu’il fallait, tranquilles
+leur mât abattu, là-bas derrière
+cette îlette, et ensuite l’heure venue, se
+précipitaient vers le puits, poignard aux
+dents et en poussant des cris sauvages,
+crevaient les cruches à grands coups de
+pied, et emportaient femmes et filles par
+delà le golfe du Lion dans des capitales
+barbaresques.</p>
+
+<p>Ceux du village, un peu froissés les premières
+fois, ne se fâchaient plus maintenant ;
+vous allez comprendre pour quoi.</p>
+
+<p>D’abord, chacun savait que là-bas les
+Provençales n’étaient pas à plaindre. Bien
+traitées, bien nourries, parfumées à l’essence
+de rose, et habillées de colliers en
+or, souvent on les nommait sultanes. Tout
+cela, comme on peut penser, flattait l’amour-propre
+des familles. Sans compter que, de
+temps en temps, quand une occasion se
+présentait, elles écrivaient de belles lettres
+avec de l’argent turc dedans pour consoler
+parents ou maris en leur permettant de
+vivre bourgeois. Ils s’achetaient alors des
+olivettes et des vignes. Une fille enlevée,
+assez jolie, c’était quasiment la fortune…</p>
+
+<p>Et d’autres avantages encore !</p>
+
+<p>Par exemple, si une jeunesse un peu
+trop coureuse avait, comme une cavale
+débridée, laissé tomber un fer en route,
+et que son galant refusât de le ramasser :</p>
+
+<p>— C’est bien, Tistet, j’irai au puits.</p>
+
+<p>— Va au puits, Myette…</p>
+
+<p>Et elle allait au puits, pécaïre ! et les
+Turcs étaient bien contents.</p>
+
+<p>De même pour les demoiselles sans dot,
+les veuves qui ne renoncent pas, et les
+ménagères mal en ménage.</p>
+
+<p>A cette bienheureuse époque on ne connaissait
+par ici ni femmes séparées ni
+vieilles filles. Le monde vivait dans le
+contentement et la concorde. Pas besoin
+d’huissiers, de juges de paix ou de notaires !
+Ces honnêtes brigands de Turcs
+étaient chargés d’arranger tout.</p>
+
+<p>Bientôt le puits devint célèbre. Toujours
+quelque femme, quelque fillette rôdait
+autour, s’attardant, espérant les Turcs.
+Même à la fin, pour simplifier, les Turcs
+avaient la politesse d’annoncer leurs coups
+huit jours à l’avance en hissant à la cime
+d’un pin le terrible drapeau vert et rouge
+surmonté d’une tranche de pastèque, qui
+est le croissant comme chacun sait.</p>
+
+<p>Ce fut alors une vraie foire. Voulez-vous
+des filles ? en voilà des filles ! Il en
+venait d’un peu partout, la cruche au bras,
+sous prétexte de chercher de l’eau. Il en
+venait de la plaine et de la montagne :
+d’Arles avec le ruban flottant qui fait si
+bien contre les joues brunes ; de Nice
+avec le petit chapeau plat pareil à un
+champignon blanc ; et des Avignonnaises
+coiffées de la catalane, et des Marseillaises
+qui toujours rient, le front encadré de
+frisons noirs dessous le bonnet en coquille.
+Ils n’avaient plus assez de barques, les
+Turcs ! Les Turcs ne savaient plus où
+donner de la tête.</p>
+
+<p>En ce monde, tout s’use, hélas ! les fils
+les plus longs ont un bout, et il arriva un
+moment où l’affaire se gâta. Entre nous,
+il y eut de la faute des Turcs.</p>
+
+<p>Jamais on ne leur avait rien dit, bien loin
+de là : tous amis, tous frères. Chacun se faisait
+un plaisir d’offrir la tournée de muscat
+quand ils passaient devant une bastide.</p>
+
+<p>Que voulez-vous ? Les gredins abusèrent !</p>
+
+<p>Un jour — ils n’étaient pas venus depuis
+longtemps — un jour, sur le bleu de la mer,
+on distingua des voiles blanches :</p>
+
+<p>Les Turcs ! ce doit être les Turcs !…</p>
+
+<p>Grand remue-ménage là-haut. Les plus
+pressées sautent sur la cruche et dégringolent
+du côté du puits.</p>
+
+<p>C’étaient bien les Turcs, en effet. Seulement,
+pour cette fois-là, les Turcs ne venaient
+pas chercher des femmes. Au contraire !
+Il y avait chez eux un trop-plein, et
+l’idée leur était poussée de nous rapporter
+en une fois toutes les vieilles, celles qu’ils
+avaient enlevées vingt ans, trente ans auparavant.
+Vous voyez d’ici le cadeau !</p>
+
+<p>Ah ! mes amis de Dieu, ce fut une belle
+bataille. Mon saint homme d’oncle n’avait
+que cent ans alors qu’il me la raconta. Sitôt
+qu’on sut de quoi il retournait, avec des
+fusils et des haches tout le village descendit.
+On en tua des Turcs et des Turcs ! Le
+puits fut comblé de corps sans têtes ; et il
+y avait sur le sable tant de têtes coupées
+et de turbans que la plage, disent les anciens,
+ressemblait à un champ de citrouilles.
+Les Turcs durent se rembarquer,
+ramenant au pays d’où ils étaient
+venus leur chargement de vieilles femmes.
+Et même à partir de ce moment, plus
+jamais on n’a revu de Turcs !</p>
+
+<p>Comme souvenir de l’événement, le
+puits garde encore aujourd’hui le nom de
+<i>Puits des Sarrazines</i>.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>— Parce que, conclut Marius en soulignant
+d’un verre de vin la fin du récit et
+de la bouillabaisse, parce que, du temps
+des arrière-grands-pères, les Turcs, quand
+ils allaient sur mer, s’appelaient plutôt
+Sarrazins.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c2">EN MER</h2>
+
+
+<p>Le cadran des Accoules marquait six
+heures du soir. Quelques minutes après,
+non sans un certain chatouillement intérieur
+d’orgueil, tempéré, à vrai dire, par
+de vagues appréhensions de mal de mer,
+je m’accoudais, dominant les quais et la
+fourmilière des nouveaux ports, à l’arrière
+de la <i>Ville de Naples</i>, qui soufflait la vapeur
+par toutes les bouches de sa machine
+et carillonnait le départ.</p>
+
+<p>Adieu Marius, adieu Marseille !</p>
+
+<p>Marius n’est déjà plus qu’un point noir.
+Marseille, au contraire, à mesure que
+le navire s’éloigne et prend du champ,
+Marseille avec sa forêt de mâts, ses clochers,
+ses tours, semble grandir et se
+hausser sur l’eau. Des collines, invisibles
+jusque-là, apparaissent derrière les maisons ;
+et, comme le soleil va plongeant, les
+longues jetées régulières barrent la mer
+bleue de lignes rouges. Puis, plus vite
+qu’elle n’avait grandi, la ville se fit petite ;
+lointaine déjà, je ne la distinguais plus
+qu’avec peine, quand, subitement, comme
+derrière un rideau qu’on tire, elle disparut
+au tournant d’un cap.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Premier repas à bord, charmant et tout
+parfumé de sensations nouvelles, dans une
+de ces magnifiques salles à manger de la
+Compagnie générale transatlantique, dressées
+au-dessus du pont comme un château
+d’arrière, et dont le toit, qui forme terrasse,
+sert de promenoir aux passagers. Des
+lustres, un piano, des tapis, des lambris de
+marbre, avec — ce qui vaut mieux pour
+l’appétit — l’air de la mer et de la lumière
+circulant partout librement. Le commandant
+Baudin, qui préside, prodigue à sa
+voisine, novice comme moi en fait de
+navigation et tout enthousiasmée, une foule
+de renseignements dont je fais sournoisement
+mon profit. Peu à peu les langues se
+délient. Tandis qu’à droite un jeune Tunisien
+me parle de Paris où il vient de passer
+trois semaines ; tandis qu’à gauche un
+brave Marseillais, ancien capitaine caboteur,
+maintenant « retiré dans le commerce »,
+me donne son adresse et me
+charge de le renseigner à mon retour,
+puisque je compte aller jusque-là, sur le
+prix que valent les <i>cornes et onglons</i> à
+Kairouan ; en face de moi, dans l’encadrement,
+pas plus grand que la portière des
+wagons, d’une fenêtre ouverte, le roulis
+me montre alternativement un pan de ciel
+bleu, une lieue de mer et les rocs blancs
+et nus qui sont la côte de Provence. Ce
+jeu de cache-cache entre l’azur uni du ciel
+et l’azur pailleté de la mer, ces crêtes
+dentelées qui, de trois secondes en trois
+secondes, ont l’air de venir regarder dans
+votre assiette, produisent d’abord un effet
+quelque peu troublant ; mais à la fin l’estomac
+s’y habitue.</p>
+
+<p>Quand on remonte sur le promenoir,
+les côtes ont disparu et la nuit tombe. La
+nuit, voilà qui m’inquiète ! Aussi est-ce
+avec un peu de vague à l’âme qu’après
+une heure ou deux passées à contempler
+les flots et les étoiles, après un thé somnolent
+où la plupart des convives manquent,
+je regagne ma cabine et mon lit.</p>
+
+<p>Elle est confortable, la cabine, on n’est
+pas trop mal dans ce lit. Sur la lampe, qui
+m’éclaire de l’extérieur et que défend un
+grillage, j’ai rabattu les deux petits battants
+en cuivre pareils aux volets d’un
+triptyque ; mais un rayon de lune arrive
+par la lentille du hublot. La mer, avec son
+large bercement, amène vite un sommeil
+léger, transparent, au travers duquel, entendant
+l’hélice ronfler, je rêve confusément
+de rouets monstrueux et de gigantesques
+nourrices.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Des bruits me réveillent, il est onze
+heures.</p>
+
+<p>— Bien le bonjour ! me crie le négociant
+en cornes et onglons, qui sort de la
+cabine d’à côté ; tout de même sans nous
+en apercevoir, nous avons déjà fait la
+moitié du voyage.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>L’après-midi est longue, et le spectacle,
+au milieu de cet immuable rond bleu, finirait
+par devenir monotone, bien que les
+flots varient d’aspect suivant que le soleil
+monte ou que le vent change, tantôt immobiles
+et lourds, tantôt s’éclaboussant
+de bulles d’or, puis agités, frisés, neigeux,
+rebroussés en claires poussières où jouent
+des reflets d’arc-en-ciel. Mais il y a les
+surprises du voyage : un mât à l’extrême
+horizon, une fumée entrevue, un verdier
+émigrant, sorti on ne sait d’où, qui vient
+se reposer sur les vergues, un goëland qui
+plane rasant l’eau et, retourné d’un subit
+coup d’aile, montre son ventre blanc, s’argente
+et se fait invisible au milieu des
+blancheurs d’écume. Et les marsouins !
+Oh les marsouins ! Ils ont d’abord cabriolé
+au large, et, navigateur sans expérience,
+je les prenais pour de gros thons. Ensuite
+ils se sont rapprochés, faisant mine
+de vouloir défier en vitesse la <i>Ville de
+Naples</i>.</p>
+
+<p>Tout le monde, afin de mieux voir, était
+passé sur le gaillard d’avant. Vous vous
+figurez peut-être le marsouin comme un
+poisson ondoyant et souple, pareil à ces
+dauphins classiques qu’on sculpte aux bas-reliefs
+des fontaines ? Pas du tout : rigides
+et taillés droit comme un cuirassé, la
+queue en V, le nez en groin, ils sont trois
+qui courent sous la proue sans qu’on voie
+frémir leurs nageoires. De temps en temps
+ils sautent hors de l’eau, d’un saut balourd,
+tout d’une pièce. A la fin pourtant
+ils se fatiguent à filer ainsi tant de nœuds.
+Un d’eux lâche pied, si j’ose m’exprimer
+ainsi, aussitôt un autre l’imite. Le troisième,
+par pur amour-propre, persiste
+quelques instants encore ; mais à son tour
+il plonge et disparaît, au moment précis
+où la cloche du bord sonnant pour le dîner
+semble annoncer la fin de la lutte et la victoire
+du paquebot.</p>
+
+<p>Le soleil tombait, et ses rayons horizontaux
+éclairaient au loin, sur notre gauche,
+les côtes sauvages de Sardaigne.</p>
+
+<p>— Demain matin, me dit le commandant,
+si vous êtes sur le pont de bonne
+heure, vous pourrez voir l’Afrique se
+lever.</p>
+
+<p>Le lendemain, un matelot pieds nus est
+en train d’éponger le pont. Je lui demande :</p>
+
+<p>— Qu’aperçoit-on là-bas dans la brume ?</p>
+
+<p>Il me répond :</p>
+
+<p>— C’est la terre en grand.</p>
+
+<p>Des hauteurs arrondies, boisées de
+myrtes bas qui prolongent jusque dans la
+mer leur tapis de verdure sombre ; çà et
+là, des traces de culture, un carré rougeâtre…
+Voilà donc l’Afrique ! J’avais rêvé
+d’un abord plus farouche cette vieille terre,
+mère des monstres. Il fait d’ailleurs très
+frais, et je cherche le soleil. Maintenant la
+<i>Ville de Naples</i> suit les côtes, sa proue
+tournée vers l’Orient. Quelques points
+blancs qui sont des marabouts, des lignes
+blanches qui sont des villes. On nomme
+Bizerte, Porto-Farina. Puis nous doublons
+une pointe, et un village m’apparaît en
+l’air, au milieu d’oliviers, avec des toits
+plats, des coupoles, le tout d’un éclat vif
+et doux, dans la gaie lumière du matin,
+comme de la neige teintée d’un peu de
+rose.</p>
+
+<p>Ce village est Sidi-bou-Saïd, et ce cap
+est le cap Carthage. Plus loin et plus bas,
+au ras de l’eau bleue, des bastions, un
+minaret, un clocher : la Goulette ; et derrière,
+Tunis, qu’il faut deviner au fond de
+son lac.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c3">LA GOULETTE</h2>
+
+
+<p>J’essaye de débarquer, non sans peine !
+car la Tunisie n’a pas de ports et les navires
+sont obligés de mouiller l’ancre en
+rade assez loin du rivage. Le passager qui
+veut se faire conduire à terre devient alors
+la proie de bateliers braillards et bariolés
+qui, avant même que l’escalier mobile fût
+descendu, avant que la <i>Ville de Naples</i> fût
+arrêtée, accrochaient à ses flancs leurs
+embarcations, criant comme des sourds et
+se disputant la bonne place à coups de
+rames, au risque de chavirer dans les derniers
+remous de l’hélice. Un fonctionnaire
+malpropre et digne, avec la redingote à
+innombrables boutons et la chechia timbrée
+d’un ornement en cuivre repoussé — insigne
+des administrations beylicales — qui
+représente un croissant entre deux
+drapeaux, tapait dans le tas, à tour de
+bras, pour mettre un peu d’ordre. La politique
+du bâton a quelque chose qui d’abord
+répugne à notre délicatesse française,
+et pourtant, il faut bien le dire, sans le
+bâton de l’homme en redingote, nous serions
+tous encore à bord.</p>
+
+<p>Je me trouve assis dans une barque à
+côté d’une jeune femme, d’une modiste,
+missionnaire du chiffon et du ruban fripé,
+qui vient prêcher à Tunis la bonne nouvelle
+de nos élégances. En proie aux mélancolies
+du premier exil, elle contemple
+avec un dégoût mêlé d’effroi, touchant ses
+genoux, sur le banc transversal où les rameurs
+s’accotent, un orteil monstrueux,
+l’orteil nu d’un nègre. Près du nègre, les
+pieds nus toujours, rament un vieil Arabe
+et un garçonnet de quinze ans. Très
+brun, il a des yeux bleu clair et de beaux
+cheveux blonds frisés. « Pauvre petit ! »
+soupire la modiste. Enfant de l’amour et
+du hasard, né à Malte de quelque matelot
+anglais, l’ardent soleil n’a pu lui noircir
+que la peau.</p>
+
+<p>Détails frivoles, si l’on veut, et indignes
+d’être enregistrés par un voyageur qui se
+respecte. Mais qu’y faire ? C’est ainsi que
+d’abord la Tunisie s’est révélée à moi,
+avec la bizarrerie de ses procédés administratifs
+et son curieux mélange de races.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Nous voici enfin dans la Goulette, large
+canal gorgé d’eau noire qui joint la mer
+au lac et sert de port. La Goulette a pour
+garde les murs blancs d’un fort armé d’énormes
+canons en fonte, soigneusement
+passés au goudron, mais de forme antique
+et paradoxale, qui doivent pour le moins
+remonter aux temps de Charles-Quint et
+du corsaire Barberousse. En verrons-nous
+de ces inutiles canons, dans notre voyage !
+La côte tunisienne en est toute hérissée.</p>
+
+<p>On nous débarque ; il s’agit de payer au
+chef des rameurs le prix de cette courte
+traversée. « Dites que vous êtes passager
+de troisième classe », me souffle à l’oreille
+le marchand de cornes et onglons. « Pourquoi ? — Vous
+verrez. » Un peu par
+loyauté, beaucoup par vanité française, car
+la modiste est toujours là, je déclare ma
+qualité de voyageur en première. C’est
+3 francs ! Pour le même voyage, fait sur le
+même banc, sur le même bateau, le prudent
+Marseillais, grâce à un petit mensonge,
+s’en tire moyennant 50 centimes. Il
+m’explique qu’en Tunisie marchandise et
+travail n’ont pas de prix bien arrêté. Un
+couffin de dattes, un panier de figues vaudront
+indifféremment une piastre si vous
+avez le gousset garni, ou deux caroubes,
+c’est-à-dire moins de deux sous, si vos habits
+montrent la corde. Le tout en conscience,
+sans que le marchand pense à mal,
+par une vague conception de communisme
+oriental et de fraternité musulmane qui veut
+que, tout étant à tous, les plus riches payent
+pour les plus pauvres.</p>
+
+<p>Ayant laissé mon bagage à bord, je ne
+fais que passer devant la douane, où un
+nègre, — toujours des nègres ! — un
+nègre en magnifique turban de soie fouille
+et retourne de ses mains couleur de charbon
+une malle de femme pleine de chemisettes
+brodées.</p>
+
+<p>Le soleil, supportable en mer, semble
+s’être fait brûlant tout à coup. Un pont-levis,
+enjambant le canal, traversé, je me
+réfugie dans un café, sur une placette
+qu’ombragent des arbres assez verts alignés
+à l’européenne, et où un maigre filet d’eau
+pleure dans une vasque en simili-bronze.
+Il est onze heures du matin à peine, et le
+commissaire du bord a affiché le départ
+pour six heures du soir. Mais les bateliers
+et manœuvres indigènes n’auront pas terminé
+leur besogne de sitôt, exténués qu’ils
+sont par le jeûne du Ramadan. J’aurais
+donc tout le temps d’aller jusqu’à Tunis.
+Mais on est bien ici à regarder la foule et
+son agitation paresseuse, cohue de burnous
+blancs et de dalmatiques à ramages que
+traversent un âne, un chameau, une
+chiourme de forçats balayeurs joyeux et
+bien portants malgré leurs bruyantes entraves,
+un soldat du bey triste et mal nourri,
+des Mauresques voilées, des Juives coquettes
+et grasses dans leur original et troublant
+costume de ville, une grande <i>carrossa</i> délabrée
+que mène un cocher tout en or, ou
+une corvée de troupiers français vêtus de
+toile blanche et portant des gamelles.</p>
+
+<p>Au résumé, sur un fond de couleur
+locale, on sent trop ici le voisinage de la
+cour mi-européenne du Bardo, de nos
+casernes et du port. Ce n’est qu’un à-peu-près
+d’Orient, l’Orient frelaté des Échelles.</p>
+
+<p>Il sera sage de réserver ma fraîcheur
+d’impressions pour l’Orient presque intact,
+encore endormi, que cache là-bas le cap
+Bon, couché en travers de l’immense rade
+éblouissante où la <i>Ville de Naples</i> fait sa
+vapeur, mouillée un peu en avant des cuirassés
+de notre flotte de guerre, et que
+sillonnent quelques speronares légers et
+une tartane adriatique dont la voile brune
+porte, visible au loin dans l’air transparent,
+l’image barbare d’un saint.</p>
+
+<p>Vains projets ! J’ai manqué le bateau :
+je l’ai manqué, parce que, dans ce pays
+étrange et nouveau, dans cette émotion de
+l’arrivée, on perd comme en un rêve le
+sentiment du temps et de l’heure ; parce
+que le soleil, en tournant, m’a chassé de la
+table que j’occupais ; parce que la flânerie
+est douce à travers l’imprévu des rues de
+la Goulette ; parce que je me suis arrêté
+plus longtemps qu’il n’aurait fallu, inconscient,
+le dos dans un coin d’ombre, à
+contempler, avec ses murs blanchis à la
+chaux, son escalier de pierre sans rampe
+où une femme est assise, son puits en
+faïence et son figuier, une cour de maison
+si blanche qu’elle en paraissait légèrement
+bleue, comme si dans la claire atmosphère
+un peu de l’azur du ciel s’était dissous et
+flottait ; parce que, ô contraste ! j’ai fait la
+découverte originale de ce que l’Orient peut
+contenir de comique en m’égarant dans
+l’arsenal encombré d’une invraisemblable
+artillerie, où la flotte de la Régence est
+représentée par une chaloupe en train de
+pourrir sur son chantier, ce qui ne l’empêche
+pas d’avoir un amiral pour elle seule ; parce
+que j’ai suivi un jeune eunuque noir, une
+serviette d’avocat sous le bras, correct et
+grave sous sa redingote, se dirigeant à
+grandes enjambées vers le mignon palais
+d’été que le bey Mohammed s’est bâti au
+milieu de l’eau ; parce que j’ai voulu dîner,
+séduit par la beauté du paysage et aussi
+par une assiette d’énormes crevettes rouges
+dix fois grandes comme les nôtres, sur la
+terrasse d’un restaurant en vue de la mer ;
+parce que le batelier mal blanchi qui devait
+me prendre et m’avertir de l’heure est
+arrivé en retard, abominablement gris
+d’absinthe et de vin de palme ; parce que
+cela était écrit, et pour une foule de raisons
+encore !</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>D’ailleurs, tout s’arrangera pour le
+mieux. Des passagers m’ont vu ; ils pourront
+rassurer le commandant et certifier que je
+ne suis point mort. Mes malles sont dans
+ma cabine ; on songera certainement à les
+déposer à Sousse, où j’arriverai par le prochain
+bateau, c’est-à-dire dans trois jours.</p>
+
+<p>En attendant, j’ai trouvé tout de suite
+ici pour passer ma nuit une installation
+originale. C’est la coutume à Tunis,
+parmi les gens riches, de venir, quand ils
+en ont le temps, à la Goulette respirer la
+brise de mer. Beaucoup de négociants y
+possèdent un pied-à-terre ; ceux qui ne
+sont pas propriétaires ont la ressource de
+louer pour la saison dans l’établissement
+des bains une cabine que chacun meuble à
+sa guise. Un aimable Maugrabin, à qui on
+me présente, veut bien me céder la sienne
+pour un soir. Je serai à souhait dans cette
+baraque en bois, sur ce divan couvert de
+tapis dont la bigarrure violente me dépayse
+et me charme. La fenêtre donne sur la mer
+et une trappe pratiquée dans le plancher
+permet de descendre jusqu’à l’eau salée que
+j’entends clapoter entre les pilotis, sous ma
+couchette. La lumière éteinte, la chambre
+éclairée vaguement par le reflet de la mer
+et des étoiles, sommeillant à moitié, je me
+figure voir la trappe se soulever, tandis
+que des sirènes africaines, des sirènes
+noires, se dressent en riant sur leur queue
+écaillée pour regarder l’étranger dormir.</p>
+
+<p>Au réveil, mon premier soin est d’ouvrir
+la trappe ; et cela m’amuse d’aller au bain
+comme un bon bourgeois irait à sa cave.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c4">TUNIS, HAMMAN-LIF</h2>
+
+
+<p>Le voyage est plaisant de la Goulette à
+Tunis, par ce chemin de fer improvisé,
+sorte de tramway à vapeur primitif et commode,
+avec ses lourds wagons disgracieux
+mais ouverts au grand air et munis de
+plates-formes où l’on circule. A gauche,
+la lagune aux bords sablonneux peuplés
+d’oiseaux d’eau ; à droite, des coteaux bas
+sur lesquels de nuages promènent leurs
+ombres, plantés d’oliviers trapus au feuillage
+dur et qui ne s’argente pas au vent
+comme nos oliviers de Provence. Derrière
+nous, la Goulette, ligne mince et blanche
+entre le lac et la mer.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>A Tunis, où sans que la locomotive
+s’essouffle, on arrive en une demi-heure,
+j’ai tout de suite trouvé le bon endroit
+pour voir la population défiler. C’est une
+petite place entourée d’arcades, dans
+l’ombre d’une haute porte à créneaux, très
+historiée, que décore une inscription arabe
+gravée sur le marbre : <i>Bab-el-Bahr</i>, la
+porte Marine.</p>
+
+<p>Un pittoresque fort mêlé ! Deux grandes
+maisons à l’italienne, le toit couronné de
+balustres, la façade superposant les colonnes
+fines de deux loggias ; à côté, une maison
+mauresque aux murailles nues, portant,
+collée à ses parois comme un gigantesque
+nid d’hirondelle, la grille ventrue d’un
+moucharabi. Sous les arcades, une sorte
+de boutique qui est la Bourse, et, me tirant
+l’œil par son enseigne en français et l’antithèse
+de deux mots hurlant de se rencontrer :
+la <i>Pharmacie carthaginoise</i> !</p>
+
+<p>On dirait que le vieux Tunis tout entier,
+Européens, Maltais, Arabes et Juifs, se
+vide par cette unique porte. Voici l’Orient
+pacifique : un indigène à turban vert, le
+nez chaussé de grandes lunettes rondes ;
+jambe de ci, jambe de là, sur une selle en
+belle tapisserie, et tranquille comme à son
+comptoir, il s’en va doucement, Allah sait
+où, au trot de sa mule. Quelque négociant !
+car on trouverait, en y regardant, pas mal
+d’épicerie au fond de ces âmes barbaresques.
+Seulement, fils heureux d’un pays
+de lumière, ils éprouvent le besoin de s’habiller
+de couleurs tendres pour piler leur
+poivre et débiter leur cannelle.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Et voici l’Orient guerrier ! Un vulgaire
+banc de bois peint en vert sépare le café où
+je me suis assis d’un autre établissement
+qui se trouve être un poste de soldats ; un
+homme trop brun, à barbe grise, à figure
+de doux forban en sort, grignotant des
+gâteaux. Il a une veste brodée et trois poignards
+démesurés, gaine d’argent, manche
+d’ivoire, dans une ceinture de soie. C’est,
+paraît-il, le chef de la police ; à son air
+férocement débonnaire, j’eusse parié pour
+le bourreau.</p>
+
+<p>Achetons, avant d’entreprendre notre
+promenade, un de ces bouquets à l’odeur
+délicieuse, mi-naturels, mi-artificiels, faits
+de corolles de jasmin enfilées sur des fibres
+de palmier, et que l’on vend enveloppés
+d’une fraîche feuille de vigne. Les gens
+d’ici, riches ou pauvres, bourgeois ou soldats,
+ce voleur qui passe et les zaptiés qui
+l’emmènent, portent tous un de ces bouquets
+sur l’oreille, un peu penché, à portée
+des narines. Mais je n’ai pas de turban, et,
+malgré mon envie, je n’ose pas faire
+comme eux.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Maintenant, au hasard de la découverte !</p>
+
+<p>C’est une bizarre et particulière émotion
+que de se savoir citoyen pour un jour de
+cette fabuleuse Thunes, dont rêvaient
+comme d’une Mecque bohème les tire-laine
+du vieux Paris. Et, de fait, il y a du vieux
+Paris, il y a quelque chose d’un moyen âge
+transporté sous le ciel africain, dans cet
+enchevêtrement labyrinthique de rues tournant
+court et d’impasses, de longs couloirs
+coupés d’arcades où l’ombre et le soleil
+vont par tranches et se suivent sans se
+mêler, comme le vinaigre et l’huile dans
+l’unique burette d’un pauvre homme. Portes
+basses et murs aveugles ; fenêtres en garde-manger
+où des houris, invisibles et qui vous
+voient, arrosent un pot d’œillets ou de basilic ;
+puis, au sortir de ce silence, brusquement,
+avec un bruit d’écluse qui s’ouvrirait
+tout à coup, les souks arabes ou
+juifs, — car je ne suis pas encore assez
+ferré pour distinguer dans tout cela, — marchés
+couverts aux voûtes basses, aux
+piliers enrubannés de jaune et de rouge, et,
+dessous, des brodeurs, des selliers, des
+tisseurs, des marchands de fruits, de parfums
+et d’épices. Le souk du Bey, avec ses
+boutiques régulières en bois découpé, jadis
+marché aux esclaves, est aujourd’hui habité
+par des Juifs qui vendent des tapis, des
+étoffes, ou bien fabriquent des calottes
+rouges foulées, feutrées, tondues au ciseau
+et pressées dans des pressoirs à vis, sous
+le regard du passant. Voici le souk aux
+vieux habits ; un bric-à-brac des <i>Mille et
+une Nuits</i>, une foule hurlante de gens à
+faces de pirates qui se poussent, les bras
+levés, offrant aux amateurs des djebas, des
+kmesas, des sourias, toutes sortes de costumes
+bariolés et de radieuses guenilles.
+Parmi le vacarme, mendiant et quêtant à
+la porte d’odorantes gargotes qui ont leur
+fourneau de terre sur la rue, un santon se
+promène en habit de pénitent bleu avec
+des amulettes au cou. Il est roux, fanatique
+et jeune, il me fait penser à Jésus-Christ.</p>
+
+<p>Comment me retrouvai-je en plein soleil
+sur un chemin jaune et brûlé longeant une
+pente que surmontent les murs effrités de
+la kasbah ? Au-dessous, va dégringolant en
+cascade blanche le faubourg arabe de Bab-el-Djzira.</p>
+
+<p>Décidément Allah me gâte et Tunis
+fait des frais pour moi ! J’entends des
+chants, des cris rythmés, des lamentations
+sur-aiguës. Je gravis un talus en glaise
+sèche, et comme il se trouve de plain-pied
+avec l’étage supérieur des maisons qui y
+sont adossées, je puis, passant de terrasse
+en terrasse et me donnant le plaisir nouveau
+d’une promenade sur les toits, arriver
+jusqu’à l’endroit d’où part l’étrange et
+mystérieuse symphonie. Dans une étroite
+cour, une vingtaine de femmes se lamentent,
+avec des salutations réglées et de grands
+gestes, devant une porte ouverte d’où
+sortent les pieds raidis d’un cadavre. Deux
+d’entre elles soutiennent par-dessous les
+bras une vieille femme échevelée. C’est
+une cérémonie de funérailles. Je jette un
+regard et me retire, ne voulant pas troubler
+d’une indiscrète curiosité ces bons musulmans
+dans leur deuil. D’ailleurs, de tous
+côtés les chiens aboient, et un teinturier
+en train d’étendre au soleil, sous les remparts,
+de longues pièces de cotonnade
+bleue, vocifère de loin, à l’adresse du
+sacrilége roumi que je suis, les plus épouvantables
+injures.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Montons toujours ; le soleil pique, et
+voici justement, oasis rêvée, un petit
+square aménagé à l’européenne autour du
+bassin où arrivent, sortant de l’aqueduc en
+grosse gerbe bouillonnante, les eaux
+fraîches et vierges du Zaghouan. La fontaine
+déborde et chante, un arbre fait
+ombre, des gamins noirs et nus se baignent
+ingénument dans le bassin.</p>
+
+<p>Une porte en fer à cheval, gardée par
+de pacifiques douaniers élevant un mouton
+et des poules, ouvre sur la campagne. Mais
+des monticules pelés interceptent la vue ;
+je veux jouir du paysage et me décide à
+pénétrer dans la kasbah. Nos soldats y
+campent. Ces grands murs en pisé, lézardés
+fort pittoresquement, ont le ton et l’aspect
+de ruines romaines. Sous la voûte en
+arabesque d’un marabout écroulé, mangent
+deux chevaux d’officiers. Une large voie
+en plan incliné conduit sur des dessus de
+casemates se prolongeant en bastion où
+poussent des herbes et des ronces.</p>
+
+<p>Enfin, la Tunisie m’apparaît : des minarets,
+des terrasses, des coupoles ; le Bardo,
+solitaire au milieu d’une plaine triste coupée
+d’un aqueduc et semée de petits
+cubes blancs ; à nos pieds, dans l’étendue
+déserte, entre des plages basses et rouges,
+la Sebkha desséchée, incrustée de sel, a
+l’éclat blanc et mat d’un grand plat d’argent
+non poli.</p>
+
+<p>J’essaie de regagner l’hôtel. Encore
+des souks, encore des ruelles ! et des
+routes sombres, de douteux passages bordés
+de cabarets maltais et d’habitations
+juives, où de grasses filles d’Israël, penchées
+derrière les volets de leurs fenêtres
+ou debout à l’entrée d’un couloir revêtu de
+faïences bleues, ont des regards d’une bienveillance
+troublante. Puis, tout à coup,
+c’est un morceau de rue de village où le
+coq chante, un jardin avec des dattiers qui
+regardent par-dessus le mur, des bananiers
+aux feuilles molles, effiloquées, laissant
+pendre une fleur énorme, violette et rouge,
+au bout du régime à moitié formé.</p>
+
+<p>Évidemment je m’égare ; mais dans cette
+lumière douce, cette fraîcheur, ce silencieux
+va-et-vient d’ombres blanches, puisse
+mon égarement longtemps durer !</p>
+
+<p>Hélas ! voici du bruit, de la poussière,
+une insupportable chaleur : c’est le progrès,
+la civilisation, la ville européenne
+nouvelle, et l’hôtel de Paris où, compensation
+insuffisante, la cloche sonne l’heure
+du déjeuner… Car il paraît, chose invraisemblable,
+que j’ai fait cette course folle en
+moins de deux heures.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Que devenir l’après-midi ? Je ne voudrais
+pas recommencer ma promenade ; on gâte
+une sensation en insistant trop. D’un autre
+côté, ce grand hôtel froid, d’un cosmopolitisme
+décoloré, et qui ressemble à tous
+les hôtels du monde, est un triste séjour
+pour un affamé d’Orient. Si je faisais la
+sieste ? Mais ne fait pas la sieste qui veut,
+et je n’ai pas encore appris à faire la sieste.</p>
+
+<p>Tandis que je prends ma demi-tasse, — à
+l’européenne, ô rougeur ! — sous les
+arcades poussiéreuses d’un café neuf, peuplé
+de garçons rasés, et qui affiche pour
+toute originalité d’avoir sa terrasse assiégée
+par une quinzaine de cicerones décrotteurs,
+de douze à quinze ans, plus ou moins
+juifs ou nègres, et d’employer en guise de
+chasseur un officier tunisien lamentable et
+poli dont on garde le sabre au comptoir
+quand il va en course, quelqu’un s’approche
+et me salue. Je reconnais Dario,
+l’ami Dario Attia, le jeune Tunisien de la
+<i>Ville de Naples</i>, qui me croyait à Sousse
+depuis deux jours et se montre affectueusement
+ravi de ma mésaventure. Remuant et
+fin, d’une aimable et vive intelligence, mélange
+d’Italien et d’Asiatique, car sa mère
+est des environs de Naples et son grand-père
+venait d’Alep, quelque peu Israélite
+aussi, autant qu’on peut l’induire de son
+profil très pur et de son regard noir, mais
+Israélite sans fanatisme, Dario présente un
+fort sympathique spécimen de la fusion des
+races en Tunisie, et de ce métal de
+Corinthe que l’on appelle un Levantin.</p>
+
+<p>Dario trouve tout de suite l’emploi de la
+journée. N’est-ce pas fête ? C’est fête, en
+effet ; tout à l’heure, je me le rappelle, j’ai
+failli assister à une grand’messe, étant
+entré, — comme je suivais, sans penser à
+mal, un groupe de Maltaises brunes, à mâchoire
+solide, à pommettes saillantes,
+belles sous leur cape de satin noir,
+quoique d’une beauté un peu masculine, — dans
+une église d’aspect très catholique
+à l’intérieur, mais précédée, en guise de
+parvis, d’une petite cour mauresque où les
+fidèles, en attendant l’heure, marchandaient
+des souvenirs de Jérusalem, menus objets
+en nacre et en bois d’olivier familièrement
+étalés sur le pavé. C’est fête ! Or un Tunisien
+qui se respecte va, les fêtes et le dimanche,
+à Hammam-Lif, quand il ne va
+pas à la Goulette. Dario Attia me donne,
+d’ailleurs, à entendre que le patriotisme
+au besoin me ferait un devoir d’opter pour
+Hammam-Lif. Le chemin de fer de la Goulette,
+sommairement construit par les Anglais,
+a été acheté, comme on sait, par une
+Compagnie italienne, la Compagnie Rubbatino.
+Aussi les employés affectent-ils de
+ne parler que l’italien et les affiches sont-elles
+exclusivement rédigées dans la langue
+du Dante, ce qui ne laisse pas que d’être
+gênant et même quelque peu vexatoire.
+Mais la ligne de Hammam-Lif est française ;
+et, comme lieu de plaisir et de bain
+de mer dominical, Hammam-Lif commence
+à faire une sérieuse concurrence à la Goulette.
+Les amis des Français vont à Hammam-Lif
+de préférence : Vivent la France
+et Hammam-Lif !</p>
+
+<p>Nous trouvons à la gare une foule endimanchée
+qui attend. Sauf quelques chechias,
+quelques turbans, la note éclatante
+d’un costume juif, on pourrait se croire un
+jour d’été à une gare de banlieue. Le train
+contourne d’abord le lac, puis il suit la
+mer et vous dépose en plein sable, sur une
+plage, au pied de montagnes arrondies,
+couvertes de myrtes ras et se creusant en
+vallons agréables. Quelques maisons, un
+café maure, un dar-el-Bey transformé en
+caserne, et l’établissement des bains que
+je commets l’imprudence de visiter. Les
+étuves souterraines où jaillissent des
+sources d’eau, bouillantes et fumantes,
+datent du temps des Romains. Mais si les
+constructions paraissent romaines, les
+puces qui y pullulent sont certainement
+d’importation arabe ; seule la puce arabe
+peut donner ainsi la sensation d’une aiguille
+de fin acier s’enfonçant soudain dans la
+chair. Ces puces maigres et nerveuses
+m’empêcheront longtemps d’oublier ma
+visite aux thermes d’Hammam-Lif.</p>
+
+<p>J’ai pourtant essayé de les noyer. On se
+baigne là-bas, le long de la plage, joyeusement,
+comme en famille ; puis on mange
+et boit sur le sable, mets quelconques et
+boissons tièdes que vend un mercanti, à
+l’ombre de cabanes improvisées. L’installation
+est encore assez primitive ; mais le
+sable fin descend sous l’eau à très douce
+pente ; le paysage, entre la montagne et
+la mer, avec cet horizon de caps pareils à
+des îles, rappelle, par la grandeur et l’intimité,
+le golfe de Naples et le golfe de
+Juan. Sans même compter les eaux thermales,
+Tunis, aisément, peut se faire là,
+pour remplacer la Goulette envahie et devenue
+ville, un vrai paradis de baigneurs.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le soir, de six à sept heures, tout le
+monde se promène sur la Marine, qui est
+une superbe et large allée filant droit de la
+porte Bab-el-Bahr au lac et aux Docks.
+A l’entrée, sont les constructions neuves
+de la colonie européenne, de grands hôtels
+et des cafés, la Compagnie transatlantique,
+la poste, les consulats, le palais du résident
+français, une église. Mais les maisons s’abaissent
+peu à peu, et l’on est bientôt dans
+une espèce de campagne çà et là bordée
+de bicoques et de débits, quelque chose,
+moins les villas somptueuses et les platanes,
+comme ce Prado de Marseille que
+je parcourais il y a quatre jours. La ressemblance
+est même frappante, à cause de
+cette colline excoriée, portant à son faîte
+les constructions blanches d’un petit fort,
+flanqué d’un marabout, qui ne sont pas
+sans rappeler la chapelle et le fort de
+Notre-Dame-de-la-Garde. Quelques haies
+en roseaux, bordant la route, ajoutent à
+l’illusion. Et c’est là, sans doute, ce qui a
+inspiré cette enseigne touchante : <i>Café
+Provençal</i>, posée à l’entrée d’une rustique
+guinguette où, toute l’après-midi, de
+braves gens, exilés comme moi de Sisteron
+ou de Barbantane, jouent aux boules
+dans la poussière en se rafraîchissant de
+limonades et de sirops.</p>
+
+<p>Derrière les grilles de l’Entrepôt se profilent
+les mâtures des petits bateaux plats
+qui naviguent de Tunis à la Goulette.
+Tournant à gauche et franchissant la ligne
+du chemin de fer, que ne défend aucune
+barrière, je me suis trouvé au bord du lac.
+Dans la nuit tombante, des voiles se
+voyaient encore. Le ciel et l’eau, d’un
+même ton, étaient d’un violet gris plein de
+mélancolie. La plage, faite de détritus innommés,
+exhalait une odeur de sentine et
+d’égout ; et, au lieu des flamants roses
+dont parlent les voyageurs, des milliers de
+chauves-souris, avec des cris aigus, voletaient
+de leur vol palpitant d’oiseaux
+blessés.</p>
+
+<p>Et c’est en me pressant que j’ai repris le
+chemin de Tunis, qui m’est subitement
+apparu noir sur fond d’or, avec ses remparts,
+ses minarets et ses dômes, comme
+toutes les cités barbaresques regardées au
+soleil couchant.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il y avait musique et foule sur la Marine.</p>
+
+<p>Je n’ai pas voulu me laisser entraîner
+aux délices du Tunis nocturne dont j’ai,
+d’ailleurs, entrevu en plein jour les ruelles
+mystérieuses et grouillantes. J’ai même
+refusé d’entrer dans les brasseries nouvelles,
+où l’on boit à l’instar de Paris une
+bière exécrable, servie par des Hébé de
+douteuse fraîcheur, débarquées la veille
+de Marseille ou d’Alger.</p>
+
+<p>Le <i lang="it" xml:lang="it">Giardino Paradiso</i> me tente un instant :
+on y joue la comédie en italien, au
+fond d’une longue cour que recouvre une
+treille, de sorte que les spectateurs ont sur
+la tête un plafond de feuilles vertes et de
+raisins ambrés. Mais je m’aperçois avec
+terreur que la pièce, <i lang="it" xml:lang="it">Il Gobbo alla corte</i>,
+n’est autre chose qu’une adaptation du
+<i>Bossu</i>. Je ne suis pas venu à Tunis pour y
+retrouver Lagardère !</p>
+
+<p>Enfin, le dieu du hasard et des voyages,
+prenant en pitié mon destin, me fait découvrir
+un café grec, un peu de couleur
+locale. Une jeune femme, vêtue de rouge
+et portant la calotte ionienne reluisante
+d’or, secoue nonchalamment un tambour
+de basque et chante des couplets à la fois
+très rythmés et très mélancoliques. Ce
+n’est point précisément la musique grecque
+comme je l’avais rêvée. Les Turcs, depuis
+Orphée, ont malheureusement passé par
+là. Je n’en veux d’autre preuve que l’air de
+profonde satisfaction avec lequel l’auditoire,
+tout musulman, écoute, en respirant
+ses petits bouquets de jasmin et en se chatouillant
+la plante des pieds. La chanteuse
+n’est pas seule. Un violoniste maigre et
+noir, coiffé du fez grec en forme de pot à
+fleurs, un vieillard à grand nez, à moustaches
+de pallikare, grattant sur ses genoux
+une guitare à gros ventre, constituent l’orchestre.
+Après chaque chanson, un long
+entr’acte silencieux et désolé. Les spectateurs
+sont alors comme s’ils n’existaient
+plus. La femme joue avec le chien. Le
+violon et la guitare, les yeux levés au ciel,
+se perdent en rêveries, immobiles sur
+leur estrade, derrière une table portant
+pour tout ornement un bocal où circulent,
+tristes aussi, deux poissons rouges. Puis
+la femme renvoie le chien, secoue les
+plaques en cuivre de son tambour, pousse
+une note gutturale, et le concert recommence.</p>
+
+<p>A minuit, j’écoutais encore, envahi de
+je ne sais quelle paresseuse extase, et regardant,
+pendant les intervalles de silence,
+une vue photographique de l’Acropole
+d’Athènes accrochée au mur.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c5">CARTHAGE. — LA MARSA</h2>
+
+
+<p>On n’échappe pas à sa destinée ! Il était
+écrit qu’après Tunis je verrais Carthage.
+Voici comment la chose s’est faite. M. Cambon,
+notre ministre résident, à qui, me
+rappelant des relations déjà lointaines, j’ai
+cru devoir faire visite, m’invite ce matin à
+déjeuner dans son palais de la Marsa. Il se
+rappelle, lui aussi, que nous nous sommes
+un peu connus, dans les environs du
+Luxembourg, au temps de la verte jeunesse.
+De sorte que, par une rencontre
+imprévue, nous pourrons, après vingt ans,
+en pays barbaresque, causer des amis
+d’autrefois morts ou dispersés, et redire
+quelques-uns des sonnets printaniers que
+Mérat et Valade publiaient alors.</p>
+
+<p>J’ai tout mon temps : le bateau qui doit
+me recueillir, arrivé de tantôt, ne repartira
+que ce soir à six heures. Seulement, cette
+fois, il ne s’agit pas de le manquer. Ayant
+transporté mon quartier général à la Goulette,
+je loue, et la précaution n’est pas
+inutile, un carrossa pour la journée.
+Quelles aventures a dû traverser ce carrosse, — car
+c’en fut un ! — avant de
+devenir carrossa et de s’échouer ainsi au
+fin fond de la Tunisie ? De fort grand air
+quoique délabré, roussi par le soleil, terni
+par la poussière, on dirait d’un vieux gentilhomme
+en guenilles. Il a des poignées
+ciselées où reste encore un peu d’argent,
+et des petits singes musiciens exécutent un
+concert galant sur le vernis écaillé de la
+portière. Hélas ! Mais il faut savoir prendre
+son parti des choses : pour visiter Carthage
+dans ce carrosse de Cendrillon, j’aurai,
+au lieu du cocher poudré que réclamerait
+l’harmonie, un effronté Maltais de treize
+ans, les pieds nus, brun comme une caroube,
+et qu’un invisible petit bonnet garantit
+seul du grand soleil. Détail charmant :
+la rosse blanche qui nous traîne a le bout
+de sa queue teinte en rouge vif.</p>
+
+<p>Voilà donc Carthage ! ce grand coteau
+pelé, fouillé, plâtreux, couleur de ruine,
+où poussent des chardons et des fenouils,
+où, parmi l’herbe sèche, à des fragments
+de marbre et de mosaïque se mêlent les
+crottins menus, luisants et noirs des maigres
+moutons que garde là-bas un pâtre en guenilles.
+Comme on côtoie le bord, j’entrevois
+sous l’eau des quais noyés, des restants
+de môle, de grands murs, des talus de
+pierre qui furent des escaliers, débris de
+ville pareils à un éboulement de falaise.
+Avec les citernes, c’est à peu près tout ce
+qui reste de la Carthage romaine, car, de
+la Carthage punique, les ruines mêmes ont
+péri.</p>
+
+<p>Les plus grandes citernes, situées vers
+le lac et que remplissait l’aqueduc, sont
+habitées, paraît-il, et devenues un village
+arabe. Je me contenterai, puisque aussi
+bien nous passons tout à côté, de visiter
+les plus petites sans doute alimentées jadis
+par les eaux pluviales et dont on aperçoit
+le sommet des voûtes affleurant le sol, près
+d’un petit fort tunisien perché sur l’escarpement
+de la côte. Bien qu’aucun dallage
+ou terrassement ne les recouvre, il fait frais
+à l’intérieur des citernes. De ces immenses
+réservoirs carrés, souterrains dont l’enfilade
+se perd dans la nuit, les uns sont obstrués
+de ronces, de figuiers sauvages, et
+laissent voir, par leur plafond crevé, des
+trous de ciel bleu ; d’autres conservent un
+peu d’eau croupissante avec des reflets
+irisés qui palpitent sur leurs parois. Des
+couples de pigeons viennent y boire ; au
+dehors, les cigales chantent et l’on entend
+le bruit tout voisin de la mer. Les bassins,
+à mesure que j’avance, sont de moins en
+moins ruinés, les couloirs plus sombres ;
+et j’éprouve une terreur à la Robinson en
+heurtant, près d’un orifice mystérieux plein
+de sonorités et de ténèbres, des seaux, des
+cordes humides, un tonneau et un entonnoir.</p>
+
+<p>Mon Maltais, qui attend à l’entrée en
+fumant sa cigarette au soleil, m’explique
+que ces cordes, ces seaux, ce tonneau et
+cet entonnoir appartiennent aux Pères
+blancs de la chapelle de Saint-Louis perchée
+en haut de la colline. Il ajoute qu’ils
+ont un musée. Un musée ? Des étiquettes
+sur de vieilles pierres ? Non ! je n’irai pas
+voir les Pères blancs, je n’irai pas voir
+leur musée.</p>
+
+<p>Il se fait temps, d’ailleurs, de gagner la
+Marsa.</p>
+
+<p>La Marsa est aujourd’hui pour Tunis,
+comme elle l’était pour Carthage, la banlieue
+aristocratique, l’endroit préféré des
+élégantes villégiatures. Un bouquet de
+cyprès, arbres de Grèce et d’Asie, rappelle
+çà et là le souvenir des conquérants
+turcs. Mon conducteur nomme en passant
+des villas de beys, de pachas et de kasnadars.
+C’est un de ces palais que le ministre
+de France habite l’été.</p>
+
+<p>Nous entrons : un vaste jardin où des
+lauriers-roses s’étiolent ; une cour revêtue
+de faïence, recouverte d’un grillage en fer
+qui laisse voir sur le bleu du ciel des hirondelles
+perchées et les roses d’un rosier
+grimpant, au tronc noir et noueux comme
+celui d’une vigne centenaire. M. Cambon
+m’attend en haut d’un escalier superbe
+que décorent deux lions de l’école de Canova
+et qui devraient être en brioche.</p>
+
+<p>On se reconnaît, on déjeune en causant
+des choses de France et de jadis, sous un
+de ces jolis plafonds arabes travaillés en
+gâteau de miel que les ouvriers d’ici ne
+savent plus faire ; puis on va fumer sur la
+terrasse, assis à l’ombre, regardant la mer
+bleue jusqu’à l’horizon et les ricochets du
+soleil dans l’eau. Tout à coup, notre béatitude
+est troublée : des gémissements
+plaintifs, grinçants, monotones, déchirent
+l’air. Encore l’envers du progrès ! C’est la
+noria perfectionnée installée depuis peu
+chez un seigneur du voisinage qui moud
+cruellement, dans l’ennui des après-midi,
+cette insupportable musique. Combien me
+semble préférable le vieux système carthaginois
+dont j’ai pu admirer quelques
+spécimens sur la route : l’outre énorme,
+noire, pareille à un redoutable dieu phallique,
+qui, silencieuse, puise l’eau et la
+dégorge au lent va-et-vient d’un chameau.</p>
+
+<p>Il paraît que j’ai passé auprès du Cothon
+sans le remarquer. Ce petit port intérieur
+est, d’après M. Cambon qui l’a un peu découvert,
+le seul vestige appréciable à l’œil
+nu de la Carthage primitive. Je promets et
+me promets de lui rendre visite au retour.</p>
+
+<p>C’est maintenant une lagune ronde, reluisante
+et blanche de sel, dans une ceinture
+de cactus. Tout autour, à l’endroit où
+sont les cactus, se rangeaient jadis les galères
+de la République. Au milieu, on voit
+encore la petite île où étaient les bureaux
+du capitaine de port Hamilcar. Je me rappelle
+avec stupeur la description démesurée
+que Flaubert en donne dans <i>Salammbô</i>.
+Mais les rêves de l’art ne sont pas la réalité ;
+et tant mieux que Flaubert ait vu
+Carthage avec ses yeux grossissants de
+taureau de Normandie.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c6">ARRIVÉE A SOUSSE</h2>
+
+
+<p>On frappe : « Qui va là ? » La porte
+s’ouvre ; et, par l’entrebâillement, m’apparaît
+un Maure souriant, noblement enturbané,
+qui porte la main à son cœur, à
+sa bouche, et me fait signe qu’il est temps
+de me lever.</p>
+
+<p>La porte se referme et je suis de nouveau
+dans l’ombre. Mais cette vision a
+suffi, et, subitement, me reviennent, — vagues
+dans leurs contours et colorés
+pourtant des plus vives couleurs comme
+certains souvenirs de rêve, — tous les détails
+de ces vingt dernières heures : notre
+départ de la Goulette à la nuit ; l’avant du
+paquebot se peuplant d’une pittoresque
+cohue d’Arabes étendus en travers du
+pont, la tête sous le burnous, les pieds
+nus tournés vers les étoiles, et de tribus
+juives installées par groupes, pour manger
+et dormir, sur des nattes et des tapis ;
+Sousse, vue du large au soleil levant, dans
+ses remparts carrés que dentellent de fins
+créneaux, élégante, farouche et blanche,
+d’aspect curieusement barbaresque, et se
+montrant tout à la fois, avec le dessin de
+son enceinte, de ses maisons et de ses
+murs, comme les Antioche et les Jérusalem
+d’une miniature moyen âge, ou
+comme une boîte à joujoux dont on aurait
+enlevé le couvercle ; mon débarquement
+sur l’estacade fourmillante de soldats français
+et d’indigènes, mais où personne ne
+m’attend ; ma flânerie le long du môle ; le
+marché en plein air où l’on vend des poissons
+blancs, des poissons aiguilles, des
+castagnores bariolées, des chiens de mer
+noirs et chagrinés, des thons qu’on débite
+au couteau par larges tranches rouges, et
+aussi d’énormes tortues à bec d’aigle pleurant
+le sang de leurs yeux crevés, sentant
+la mer qu’elles ne voient pas et ramant
+dans le sable désespérément avec des mouvements
+maladroits de phoque ; et ces
+hommes demi-nus dans l’eau qui taquinent
+le poulpe tapi entre les pierres, pêchent la
+crevette et récoltent, pour en amorcer leurs
+nasses, de fraîches algues transparentes,
+tandis que, près de là, quelques paysans
+en burnous, gros bonnets de la haute
+ville ou des villages, tâtent, retournent,
+grattent de l’ongle et font sonner, à l’aide
+d’un bâton promené sur la paroi intérieure,
+de grandes jarres à l’huile, de forme antique,
+provenant de l’île de Djerba. Puis
+l’entrée en ville par la porte Marine, dans
+une épaisse poussière qui sent le musc et
+parsemée de queues de poissons et d’arêtes ;
+mon arrivée au consulat, où les deux janissaires
+Mahmoud et Younès m’ont reconnu
+à l’air de famille et m’ont serré la main
+avec de graves saluts ; les embrassades fraternelles ;
+le déjeuner succinct et la sieste
+imposée, car, ici, paraît-il, le soleil, pire
+qu’à Tunis, n’admettrait guère qu’un nouveau
+débarqué se promenât par les rues
+entre dix et cinq heures.</p>
+
+<p>— Sortons-nous ?</p>
+
+<p>— Un peu de patience, nous avons le
+temps d’ici à ce soir.</p>
+
+<p>D’ailleurs nos voisins, gens fort aimables
+qui ont bien voulu m’improviser une installation,
+viennent, pendant que je m’habillais,
+de m’envoyer une tasse d’exquis
+café maure ; je leur dois ma première visite.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Ce sont de vieux Français établis à
+Sousse depuis quatre générations. Me
+voilà tout de suite leur ami. En rien de
+temps, je connais l’histoire de la famille.
+Ils s’appellent d’un nom très provençal,
+étant venus de la Pène, petit village aux
+environs de Marseille, pour faire le commerce
+de l’huile. D’abord, on logeait au
+<i>fondouk</i>, sorte de caravansérail, de vaste
+auberge sans cuisine où les étrangers se
+cantonnaient, et c’est là que les enfants et
+les arrière-petits-enfants naquirent. Plus
+tard, on put bâtir une maison, s’acheter
+une campagne. La maison est belle, plutôt
+française que mauresque, un peu mauresque
+cependant, — il y a là une délicate
+nuance, — avec ses murs, blancs de chaux
+à l’extérieur, à l’intérieur revêtus de
+faïences, sa citerne au coin de la petite
+cour dallée, et les arceaux de sa galerie où
+se dessine un peu, mais si peu ! le caractéristique
+fer à cheval des architectures
+orientales. « Nous irons un matin jusqu’à
+notre campagne, du côté de l’oued Laya,
+sur la route de Kairouan. C’était charmant
+avant l’insurrection ; il y avait un moulin
+d’huile, des centaines de pieds d’oliviers,
+des champs qu’on faisait cultiver par les
+Arabes des villages qui venaient s’installer
+là, pour la durée du travail, avec leurs
+tentes. Et le verger ! Oh ! le verger ! des
+pêchers, des poiriers, du raisin, des grenadiers,
+des roses, — ici un verger ne va
+pas sans roses, — et puis des herbages (traduisez
+légumes), des herbages tant qu’on
+en voulait, grâce à un puits intarissable
+qu’une source souterraine alimente. Mais
+l’insurrection a brûlé, coupé, saccagé tout
+cela… » A travers les descriptions et les
+regrets, je devine un idéal de cabanon, un
+rêve marseillais réalisé en terre d’exil par
+l’aïeul.</p>
+
+<p>Le fils de la maison, grand garçon souriant
+et doux, d’un flegme déjà levantin,
+me raconte à ce propos ses belles peurs
+d’il y a deux ans, quand les dissidents, par
+groupes de huit ou de dix, venaient galoper
+jusque sous les remparts où se promenaient
+pour toute défense une centaine de
+soldats tunisiens aussi peu belliqueux que
+des juifs. Un jour, dans la haute ville, un
+Marocain fanatique avait poignardé un
+Maltais en criant la guerre sainte. Ce jour-là
+on redouta un massacre, on poussa les
+grands verrous de la porte donnant sur la
+rue, et les enfants ne sortirent point.</p>
+
+<p>C’est le grand souvenir !</p>
+
+<p>A part cela, ils avaient toujours vécu
+d’une vie monotone comme celle des
+vieilles provinces, dans leur cercle de famille
+patriarcalement resserré.</p>
+
+<p>Le père, qui a pour coiffure, lorsqu’il
+sort, la chechia rouge, et qui garde chez
+lui la petite calotte blanche tricotée à jour
+qu’on porte sous la chechia, me parle
+des choses antérieures à l’arrivée des
+Français comme d’un temps vague et lointain.
+Vous diriez des gens subitement
+réveillés et un peu endormis encore.</p>
+
+<p>Je me laisserais aisément conquérir aux
+douceurs de la vie soussaine dans ce grand
+salon meublé d’un sopha et de fauteuils
+Empire, dont la majesté surannée contraste
+assez bizarrement avec les tapis aux vives
+couleurs, les encoignures en bois découpé
+et les briques bariolées des murs reluisant
+sous le demi-jour des étroites fenêtres
+grillées qui s’ouvrent là-haut près du plafond.</p>
+
+<p>Il y a dans l’air un parfum qui m’est inconnu ;
+et ce parfum d’un pays nouveau me
+pénètre délicieusement, comme l’âme même
+des choses.</p>
+
+<p>Quand j’ai fait mine de partir, la petite
+Hersilie, <i>la Papouna</i>, comme l’appelle sa
+vieille nourrice italienne et sourde, Hersilie
+qui, seule en un coin, sans rien dire,
+couvait l’étranger de ses grands yeux
+noirs, a voulu tout à coup, malgré sa
+mère, grimper sur mes genoux et mettre
+un brin de henné à ma boutonnière. Je
+vois une fleur frêle et grise et je reconnais
+l’odeur qui, depuis un instant, m’enivrait.
+C’est avec le henné que les femmes arabes
+et juives se rougissent les ongles ; l’eau, en
+effet, est toute rouge dans le verre où
+trempe la fleur.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c7" title="L’HEURE DES TERRASSES. — SOIRÉE A LA MARINE">L’HEURE DES TERRASSES<br>
+<span class="small">SOIRÉE A LA MARINE</span></h2>
+
+
+<p>Cinq heures ! Quelques Européens,
+quelques officiers, commencent à se répandre
+dans les rues. Ces derniers descendent
+du camp où la sieste a dû être
+tiède sous la tente ; mais le bain de mer
+accoutumé en paraîtra d’autant plus délicieux,
+là-bas, derrière le vieux môle. A
+côté des bains, il y a un café dressé sur
+pilotis. Si le bateau de Malte est arrivé
+avec sa provision de neige, ou si la
+machine à glace établie par un israélite
+industrieux ne s’est pas une fois de plus détraquée,
+on pourra boire frais en regardant
+les flots qu’un dernier rayon éclabousse
+d’or et que fouette une brise légère.</p>
+
+<p>C’est le plaisir de tous les soirs, lorsqu’on
+attend l’heure d’avant-dîner, l’heure charmante
+des terrasses.</p>
+
+<p>Ce matin, — car les jours ressemblent
+aux jours, et bien qu’ayant l’air de continuer
+uniment le récit de mon arrivée, je
+suis ici depuis quarante-huit heures, — ce
+matin, vue des toits, Sousse était comme un
+champ de neige. Des dômes ronds, deux
+minarets, et dans les cours quelques dattiers
+dont on n’aperçoit que la cime. Puis,
+le soleil s’étant levé, tout soudain s’est
+teinté en rose, et des colombes qui paraissaient
+roses voletaient autour des petits
+poteaux portant le fil télégraphique qui
+court vers Kairouan, par-dessus la ville.</p>
+
+<p>Maintenant, Sousse est redevenue
+blanche ; seulement, derrière ses créneaux
+en dentelle, le fond d’or uni des couchants
+d’Afrique a remplacé le vibrant azur matinal.
+Un vague crépuscule descend. Dans
+les rues étroites, passent et repassent avec
+mille cris des bandes pressées d’hirondelles.</p>
+
+<p>Cependant, peu à peu, les terrasses se
+sont peuplées. Sur leurs parapets bas que
+des tapis recouvrent, à leurs angles où
+parfois un maigre figuier pousse, couchées,
+accoudées, assises les jambes pendantes,
+se tiennent des groupes de femmes qui
+causent, respirant la mer. D’aucunes voisinent,
+font des visites, passent d’une terrasse
+à l’autre. Le commandant, qui a apporté
+sa lorgnette, détaille leurs yeux noirs,
+leur teint brun et pâle, la forme originale
+de leurs bijoux d’argent et l’amusant bariolage
+de leurs costumes. « Voulez-vous les
+voir ? — Non, merci ! je préfère les rêver
+un peu. » Mon sacrifice n’est pas grand :
+depuis l’arrivée des Français, depuis que
+nous avons transformé le haut de l’hôtel
+en galant observatoire, les femmes arabes
+se méfient et ne se montrent guère. On en
+est généralement réduit à lorgner des
+juives, belles sans doute, mais visibles le
+jour à l’œil nu.</p>
+
+<p>Cet hôtel est tenu par deux sœurs, deux
+énigmatiques Bas-Alpins qu’il me semble
+avoir déjà rencontrés quelque part, au pays
+peut-être, du côté de Manosque, ou plutôt
+en 1870 dans une buvette autour d’un camp.</p>
+
+<p>On dîne à sept heures, habitude apportée
+de France par nos officiers. Je préférerais,
+si je m’installais ici pour longtemps,
+adopter l’usage local du souper fait très
+tard en rentrant, vers dix ou onze heures
+du soir, de façon à ne pas perdre sottement
+entre quatre murs l’agréable fraîcheur des
+premières heures de nuit.</p>
+
+<p>Le dessert dépêché, le moka aspiré brûlant,
+on allume un cigare, — très sec et
+très fort comme tous ceux de la régie tunisienne, — et
+nous voilà recommençant
+notre éternelle promenade, nous voilà revenant
+à l’éternelle Marine par l’éternelle
+porte Bab-el-Bahr éternellement encombrée.
+Plusieurs fois la journée, le matin et
+le soir, avec une régularité de marée,
+Sousse passe et repasse par cette porte.
+Sans places ni jardins, Sousse étouffe, et
+sort de ses remparts quand elle veut
+respirer.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il y a musique militaire au Bordj, décidément
+devenu depuis l’occupation française
+le centre de tous les plaisirs. L’endroit
+n’est pas trop mal choisi, et je ne sais
+rien de charmant comme cette placette
+ronde qui fut un fort, tout au bout de la
+jetée, en pleine eau bleue, avec sa petite
+tourelle d’angle, guérite où un fusil ne
+tiendrait pas debout, mais assez haute,
+paraît-il, pour une sentinelle accroupie à
+l’orientale. Tout autour, un rempart bas,
+coupé de larges créneaux, où sont assis
+des Arabes, des femmes juives ; de sorte
+que, entre un turban et une chechia, entre
+deux casques d’or voilés légèrement de
+mousseline blanche, on voit les flots luisants
+et le ciel profond criblé d’étoiles. Quatre
+ou cinq canons de fer, aussi innocents que
+rébarbatifs, s’allongent sans ordre, leurs
+vieux affûts chargés d’une grappe de
+gamins et le dos tourné à l’embrasure.
+Tout cela dans l’ombre, l’ombre claire des
+nuits d’Afrique, mais que fait par comparaison
+paraître noire la lampe d’un café
+d’officiers et le petit cercle éblouissant
+projeté sur les pupitres des musiciens. Un
+programme illustré, signé A. de Neuville,
+m’apprend que la musique est celle du 27<sup>e</sup>
+bataillon de chasseurs à pied.</p>
+
+<p>La Marine est déjà tout en joie, bruyante
+et grouillante au bas des remparts qu’argente
+le reflet des lumières, et par-dessus
+lesquels palpite doucement, dans les étoiles,
+l’illumination des minarets. Chaque soir,
+vers sept heures un quart, au moment précis,
+disent les vieilles femmes, où il devient
+impossible de distinguer un fil blanc d’un
+fil noir, le canon du Ramadan, bourré à
+éclater, annonce aux croyants la fin du
+jeûne. Alors on boit, on mange, on fume,
+et c’est fête jusqu’à l’aurore.</p>
+
+<p>Dans l’ombre, près du bastion, des
+Maugrabins de toutes couleurs entourent
+les fourneaux des débitants de viandes
+grillées. Un petit Maltais parcourt les
+groupes et vend des graines de melon et
+des pois chiches passés au four. Sous un
+toit carré que soutiennent quatre piliers,
+résonne un orchestre si discret que, même
+écouté de près, il ne couvre pas l’imperceptible
+soupir de la mer. Jasmin sur l’oreille,
+fumant la pipe ou la cigarette et
+savourant leur épais café, les bons Tunisiens
+se régalent de cette musique endormie,
+mais qui se réveille parfois, car voici
+un rythme rapide et vif, pareil à nos airs
+de bourrée.</p>
+
+<p>Ici même, hélas ! dans ce coin tout oriental
+et musulman, on sent l’invasion européenne.
+Au café grec, généralement à ciel
+ouvert, mais caché sous une tente pour la
+circonstance, une chanteuse d’aventure,
+qu’un virtuose à longs cheveux accompagne
+sur le piano, détaille, avec des gestes
+d’Alcazar et d’Eldorado, la chanson nouvelle
+de l’an dernier. Du dehors, des
+enfants en burnous, des fillettes en casaquins
+roses, soulèvent la toile, essayant de
+voir. Plus loin, retentit le vacarme enragé
+d’un cirque. Un clown italien, funèbre avec
+son sarrau blanc constellé de rats en drap
+noir, un montreur de chiens dressés, une
+écuyère étique qui, entre chaque exercice
+de cheval, exécute comme supplément un
+pas de ballet dans le sable, s’y offrent pour
+quelques caroubes à l’admiration silencieuse
+des indigènes et à celle plus expansive
+de la colonie. Les Arabes sont en
+nombre, regardant de tous leurs yeux,
+pendant l’entr’acte, les premières où minaudent
+plusieurs dames et la loge du général
+toute reluisante d’officiers… Décidément,
+la couleur s’en va ! Ainsi, j’imagine,
+devaient dire les lettrés romains quand,
+pour récréer les soldats des légions, dans
+Sousse, — qui s’appelait alors Hadrumetum, — arrivèrent
+les premiers mimes.</p>
+
+<p>A la sortie, je salue nos voisins qui
+rentrent un peu inquiets de s’être ainsi
+attardés. Quand je suis rentré à mon tour,
+après une assez longue flânerie, la maison ne
+dormait pas encore, et les fenêtres grandes
+ouvertes illuminaient la petite cour. Une
+lampe de cuivre à quatre becs éclairait les
+murs blancs, les marches émaillées, le
+plafond en rondins de l’escalier. Le domestique
+attendait, couché sur un tapis en
+travers de la porte.</p>
+
+<p>Des amis sont venus, après la musique
+et le cirque. On a prolongé la soirée,
+causant, sujet intarissable, de tant de
+changement dans Sousse : les chercheurs
+de fortune débarquant par chaque paquebot ;
+les femmes légères qu’attire l’armée ;
+les cafés qui s’ouvrent à tous les
+carrefours, café Républicain, café Parisien,
+café de la Lune ; les magasins nouveaux ;
+une maison qui se bâtit ; une photographie
+qui s’installe.</p>
+
+<p>On a rappelé aussi, avec une nuance de
+regrets, le temps si rapproché et si lointain
+où l’on sortait par les rues en robe de
+chambre et en pantoufles, où ces braves
+gens ne connaissaient de l’Europe que
+quelques boulets, souvenirs d’antiques
+bombardements, et, de temps en temps,
+un bateau marseillais s’arrêtant au large,
+vers lequel se dirigeait, semblable à un
+grand serpent noir, le long chapelet des
+barriques d’huile.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c8" title="LE SCHILLI. — UN BRIN DE POLITIQUE">LE SCHILLI<br>
+<span class="small">UN BRIN DE POLITIQUE</span></h2>
+
+
+<p>Il fait étouffant ; le jour se glisse blafard
+entre les lames des persiennes. J’ouvre ma
+fenêtre : une chaleur lourde m’arrive,
+comme si j’avais ouvert la gueule d’un
+four. En face, — car nous logeons sur
+l’extrême bord de la ville, — le rempart
+est rouge, d’un rouge sombre, couleur
+d’incendie qui s’éteint. De la terrasse,
+l’horizon apparaît tout proche, la mer
+métallique, la plaine triste, grise, effacée.
+Sur un ciel bas, chargé de nuages sans
+forme et d’une transparence de veilleuse à
+l’endroit où est caché le soleil, les créneaux
+des tours se détachent en silhouette
+dure. C’est le Schilli, m’a dit Mahmoud, le
+vent du Sud venu du désert. Vent mort,
+continu, enveloppant, sans rafale ni bruit
+de feuillage. Sous sa longue et énervante
+caresse, les palmiers des cours et les oliviers
+de la plaine se courbent et ne se
+balancent pas. Le long des mâts consulaires,
+plus nombreux dans Sousse que les
+palmiers, les cordes flottent détendues avec
+un claquement lent et mou. D’une terrasse
+à l’autre, paresseusement, courent des
+lignes de poussière d’ocre.</p>
+
+<p>Le hasard, pour ma bienvenue, me réservait
+cette surprise d’une journée particulièrement
+africaine.</p>
+
+<p>Il y aurait folie à sortir ; mais une fois les
+fenêtres closes à l’air et au sable dont il est
+chargé, la chaleur, pour peu que vous
+évitiez tout mouvement, est, à l’intérieur,
+fort supportable.</p>
+
+<p>Mes voisins m’ont rendu ma visite ; on a
+repris la conversation de l’autre jour,
+causé politique locale. Tout ce qui se dit,
+je l’avais déjà lu plus ou moins, ou entendu
+en France. Mais dans ce cadre
+oriental les moindres détails prennent une
+saveur nouvelle. Assimilons-nous au
+milieu et tâchons d’être, avec ses naïves
+impressions, quelques heures durant, un
+bourgeois de Sousse.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Décidément, il faudra faire son deuil de
+l’Orient héroïque ! La Tunisie, dans ces
+conversations dont la familiarité m’étonne,
+tant l’accoutumance en bannit tout charlatanisme
+de couleur locale et ce romanesque
+préalable que le plus sincère voyageur
+apporte toujours bouclé dans un coin
+de sa valise, la Tunisie se révèle d’abord
+sous un aspect bonhomme, agricole et provincial.
+C’est un pays tout petit, très-fertile,
+et, dans l’endroit où je me trouve, sérieusement
+et immémorialement cultivé. L’humanité,
+partout, reste identique à elle-même ;
+et je serai tout étonné demain de
+trouver, coiffés de turbans, ces paysans
+d’Afrique qui, à travers les phrases, m’apparaissent
+avec la figure tannée et résignée
+de nos paysans français.</p>
+
+<p>D’ailleurs tous ces Arabes, — et non-seulement
+les petits propriétaires installés
+sur la parcelle du sol qu’ils cultivent, mais
+ceux aussi qui, à travers la plaine, et dans
+un cercle relativement restreint, mènent
+l’existence pastorale, — sont timides et
+doux, accoutumés à se laisser tondre.</p>
+
+<p>Un Bey, dont on m’a conté l’histoire,
+disait :</p>
+
+<p>« Il est bon que le paysan reste pauvre ;
+quand il a trop d’argent, il réfléchit et se
+révolte. »</p>
+
+<p>A la suite d’un fort impôt, ce Bey
+envoya un espion dans les villages.</p>
+
+<p>« Que font-ils là-bas ?</p>
+
+<p>— Ils pensent, ils ont l’air de calculer
+en se promenant dans les rues.</p>
+
+<p>— C’est qu’on ne leur a pas assez pris,
+c’est qu’il leur reste de l’argent ; l’argent
+seul donne le souci. »</p>
+
+<p>Nouvel impôt.</p>
+
+<p>« Que font-ils ?</p>
+
+<p>— Quelques-uns chantent, d’autres ne
+chantent pas encore. »</p>
+
+<p>Troisième impôt.</p>
+
+<p>« Et maintenant ?</p>
+
+<p>— Maintenant tout le monde est gai,
+plus de mines préoccupées.</p>
+
+<p>— Bon ! les voilà tranquilles jusqu’à
+la prochaine récolte ; c’est ainsi qu’il faut
+gouverner. »</p>
+
+<p>Admirable façon d’encourager l’agriculture !
+Vous en devinez les résultats. Ils
+cultivent pourtant, ils cultivent encore
+malgré tout, tant la propriété, même peu
+sûre, tient son homme. Leur travail, à vrai
+dire, se réduit à peu de chose : deux
+labours à l’araire pour les oliviers comme
+pour le blé, et les réparations indispensables
+aux relèvements de terre surmontés
+d’une haie qui séparent les propriétés.</p>
+
+<p>Mon voisin, qui a des idées générales,
+résume la question en ces termes : « Le
+paysan tunisien aime trois choses plus
+qu’Allah : l’argent, l’eau et la justice.
+L’argent, nos colons, nos soldats surtout
+en dépensent, ce qui ne contribue pas peu
+à l’effectueux respect dont les Franzis sont
+entourés. Le plus pressant et le plus sûr
+pour s’attacher à jamais les indigènes serait
+de les désaltérer une fois pour toutes de leur
+soif dix fois séculaire d’eau et de justice.
+L’eau reviendra quand il plaira à nos ingénieurs.
+Pour la justice, c’est plus difficile.
+Les khalifas, qui remplissent l’office de
+préfets du bey, ont de mauvaises et fâcheuses
+habitudes qu’ils ne changeront
+pas de sitôt. La juridiction consulaire des
+capitulations n’a plus de raison d’être dans
+un pays où notre présence constitue une
+garantie suffisante. Quant aux bureaux
+arabes, qui s’infiltrent sous le nom de bureaux
+de renseignements, ils sont peut-être
+utiles aux frontières, mais on y garde trop
+la tradition d’Algérie, on y est trop porté à
+traiter en loup de l’Atlas ces doux moutons
+bêlants du Sahel tunisien. En attendant
+mieux, le rachat de la dette nous permettrait,
+chose énorme, de lever et contrôler
+l’impôt. Le fisc beylical, très compliqué et
+très oriental au fond, malgré l’apparence
+d’organisation européenne dont le pare la
+commission financière, augmente volontiers
+les tailles chaque fois qu’il peut, et
+ses agents subalternes, complices des
+regrets des khalifas et des rancunes italiennes,
+ne se gênent guère pour dire que,
+s’il faut payer toujours davantage, c’est par
+notre faute et pour subvenir aux frais de
+notre occupation.</p>
+
+<p>Pourtant à en juger par des détails
+humbles, le jour se fait peu à peu. Une
+vieille Arabe qui, deux fois la semaine,
+lave notre maison à grande eau, n’a plus
+peur des Français et dit qu’ils ne sont pas
+méchants. Une femme des tentes, venue
+l’autre jour pour le marché, racontait que
+les Français ont beaucoup d’argent, qu’ils
+ne volent pas, et que, grâce à eux, un
+homme qu’elle connaît et qui, au début de
+la campagne, n’avait qu’un chameau pour
+tout bien, est maintenant riche, très riche.</p>
+
+<p>Par exemple, nos amis particuliers, ce
+sont les Juifs. Quoique le Tunisien, fort
+tolérant de sa nature, ne les ait jamais
+beaucoup maltraités, ils ont considéré l’occupation
+française comme une délivrance.
+Très actifs sous leur apparence de fumeurs
+d’opium et très riches, ils sont presque
+tous nos protégés. Ils se disent Français
+fièrement, et volontiers renieraient Abraham
+pour M. Grévy. Il y a deux petits
+drapeaux tricolores sur l’enseigne de
+leurs boucheries, et leurs gamins, en mangeant
+une tranche de pastèque, dans le
+chemin de l’école, s’essayent à chanter la
+<i>Marseillaise</i>. Si nous avions ici un instituteur,
+officiel ou non, tout ce monde parlerait
+français avant un an. Notre arrivée
+semble avoir fortement relevé les Juifs aux
+yeux des Arabes. Hier, on a invité un Juif
+dans une maison maure ; on l’a appelé
+« Sidi-Mouchi » et les femmes se sont
+montrées. C’est le bruit du jour. Toute la
+ville ne parle que de cette réception et de
+Sidi-Mouchi. Chacun s’en étonne, lui plus
+que les autres.</p>
+
+<p>Les pauvres Arabes d’ailleurs auraient
+toute raison de respecter les Juifs : à force
+d’emprunter pour payer l’impôt, ils leur
+doivent tout. Si les Juifs continuent, d’ici
+à peu les champs seront dépeuplés et les
+prisons pleines. Nous voici au mois de la
+récolte ; toute la cavalerie beylicale, vingt
+spahis s’il vous plaît, est en campagne
+pour faire rentrer les créances et emprisonner
+les gens endettés…</p>
+
+<p>Ceci nous ramène aux Arabes.</p>
+
+<p>— « Êtes-vous allé au Ksar ? Il faudra
+voir ça. C’est, tout près d’ici, dans l’autre
+rue, une sorte de cloître fortifié. On y descend
+par un escalier de vingt marches
+auquel succède un grand couloir sombre.
+Tout cela très ancien et très noir, d’aspect
+byzantin. Au milieu du cloître il y a un
+puits mystérieux recouvert par une grosse
+pierre, et, au-dessus du puits, un gigantesque
+poivrier. Autour, sous les arcades
+blanches, de petites logettes fermées d’une
+porte, mais inhabitées. Les Arabes ont
+grand’peur du Ksar, et, bien qu’on y ait
+mis le tombeau d’un santon, ils ne s’y
+hasardent pas la nuit. Les murs en sont
+barbouillés de henné. Mahmoud, à qui on
+demande l’explication de ces barbouillages
+cabalistiques, détourne la conversation ; il
+finit pourtant par avouer que c’est pour
+chasser <i>ceux de dessous terre</i>. Toutes les
+nuits des <i>mounégas</i>, des religieuses blanches,
+y reviennent en procession ; un chien
+fantôme rôde autour. Vers le milieu du
+<small>IV</small><sup>e</sup> siècle, cet édifice, — où les savants retrouvent,
+paraît-il, une tradition du système
+de fortification phénicien et carthaginois, — fut
+un couvent de moines-soldats. Sa légende,
+l’atmosphère de terreur qui flotte
+autour de ses vieux murs, doivent se rapporter
+au souvenir de quelque antique
+massacre.</p>
+
+<p>« Les Arabes sont très superstitieux :
+les mains peintes en rouge sur leurs portes
+sont destinées à éloigner les diables. Le
+poisson, symbole mystique du Christ pour
+les premiers chrétiens, jouit du même privilége
+et figure sur tous les bras, en tatouage.
+Il y a des chevaux, des chameaux
+qui portent malheur ; on les reconnaît à
+certaine marque : un creux sous le ventre
+est signe de mort ; une touffe de poils disposée
+de certaine façon sous le cou indique
+que le propriétaire de la bête sera
+étranglé par le destin. Superstitieux plus
+que religieux, et même relativement sceptiques, — disant
+volontiers avec un fin
+sourire : Allah est grand, Mahomet un peu
+moins ! — les années de sécheresse, ils
+font des processions pour obtenir la pluie,
+et, si la pluie n’arrive pas, alors ils célèbrent
+une sorte de messe du diable, lisant
+le Koran au rebours, mettant le burnous à
+l’envers et tournant le dos à la Mecque… »</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Je suis remonté sur mon toit. La nuit
+était venue, apportant un peu de fraîcheur.
+De grands nuages noirs, très bas, barraient
+le ciel et pendaient comme une draperie
+débordante d’étoiles. Un chat a
+miaulé là-bas, derrière une maison mauresque
+dont j’aperçois distinctement dans
+la nuit claire la terrasse couverte d’herbes
+folles et la cour à fines arcades. C’est une
+maison frappée d’un sort ; son seuil est
+mauvais et a procuré malheur, faillite ou
+mort à tous ceux qui l’ont habitée. Alors
+on a muré sa porte et on la laisse tomber
+en ruines. Il y a ainsi dans Sousse beaucoup
+de ces maisons abandonnées.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c9">LA PLAGE</h2>
+
+
+<p>La première semaine, je me levais trop
+tard, vers six heures. A six heures, le soleil
+est haut et les femmes reviennent déjà de
+la lessive et du bain.</p>
+
+<p>Maintenant, voici comment s’arrangent
+mes journées.</p>
+
+<p>A la première aube, des chants de coqs,
+un braiement d’âne, les grognements d’un
+porc maltais me réveillent ; poussant mes
+volets, j’aperçois en face de moi, si près
+que je pourrais y toucher de la main, le
+rempart, son chemin de ronde que soutiennent
+des arcades pleines, et ses créneaux
+blancs, dont un rayon colore soudain
+la tranche en rose.</p>
+
+<p>Au bas, la rue solitaire et poudreuse
+entre le mur et la maison. C’est d’abord le
+charbonnier, sorte d’Auvergnat d’Afrique,
+encapuchonné d’un sac et s’annonçant
+avec un cri rauque. Puis le marchand de
+marée, qui promène trois petits poissons
+blancs au bout d’une ficelle. Puis une carrossa
+conduite par un cocher nègre, — la
+carrossa du « Cadi des Juifs », m’a dit
+Mahmoud, — roulant sans autre bruit que
+celui des grelots, doucement, dans la
+poussière molle. Puis trois Juives, les
+lèvres peintes, les sourcils rejoints d’un
+trait noir, le bout des doigts rougi jusqu’à
+la seconde phalange comme si elles avaient
+écossé des cerneaux. Lentes et grasses,
+à trois elles tiennent l’en-plein de ma rue.</p>
+
+<p>D’autres suivent, nombreuses ; car cette
+petite voie étroite et pleine d’ombre est le
+chemin qu’elles préfèrent pour aller à la
+mer et en revenir. Les voilà toutes : Kahmouna,
+Mariem, Daya, Kémisa, Semah,
+Kaïl, Kouka, Luna, Ziza, Leïla, Messaouda,
+Marzouka, Sultana, Lala, Schelbia,
+revêtues de la chemise transparente, serrée ;
+par-dessus, une tunique en soie voyante
+qui, arrêtée à la hauteur du caleçon et des
+hanches, laisse l’œil jouir de tout leur
+épanouissement, et que retient une ceinture
+souple, rayée d’argent, avec deux
+glands, qui, légèrement, se brimbalent.
+Elles ont encore un bonnet phrygien tout
+doré d’où retombe un long voile, ce qui
+fait que, multicolores par devant, elles ressemblent
+par derrière à de gigantesques
+toupies blanches. C’est le costume des
+simples jours ; les jours de fêtes elles
+ajoutent : des jambières d’argent ou d’or,
+des babouches encroûtées d’or, et une
+cuirasse de brocart ornée de broderies en
+relief luisantes et griffantes comme un corselet
+d’insecte. Elles vont ainsi lentement,
+d’une démarche chinoise, traînant dans
+des sandales que surélèvent des patins de
+bois leurs pieds nus frottés de henné, et
+laissant sur leur passage, avec le bruit des
+éclats de rire et l’éblouissement des vives
+étoffes, une odeur de musc, de jasmin et
+de rose.</p>
+
+<p>Oh ! sans penser à mal et sans intentions
+provocatrices, car ce sont les plus respectables
+dames de la bourgeoisie israélite.
+Mais, d’abord, l’Européen s’y trompe et a
+quelque peine à prendre son parti de leur
+costume d’une si troublante étrangeté,
+qui les fait ressembler tout à la fois à des
+sultanes et à des danseuses de corde.</p>
+
+<p>D’ailleurs, rassurez-vous ; les maris
+suivent : Haïm, Aroun, Nessim et Brahm,
+très fiers de la permission nouvelle
+qu’ils ont de porter le turban ; et, avec les
+maris, les gamins et les gamines : Bichi,
+Moumon, Sisi, Kiki, Mardochi, Sloma,
+tous en costume national, et tous, malgré
+leurs noms d’oiseaux, graves comme de
+petits patriarches.</p>
+
+<p>Cependant, les femmes arabes, hermétiquement
+voilées de leur m’laffah, grand
+linceul noir ou blanc dont elles s’enveloppent,
+et portant sur la tête un paquet de
+linge, glissent le long des murs, fantômes
+anonymes.</p>
+
+<p>La plage est très animée ; déjà Israël s’y
+baigne en famille autour des cabines. Plus
+loin, les femmes arabes, tout à l’heure si
+bien voilées et maintenant en simple chemisette,
+procèdent, au bord de la mer, à
+leurs savonnages quotidiens. Les unes,
+accroupies, battent la laine dans le sable à
+l’aide de la raquette d’un cactus, battoir
+économique et primitif ; d’autres, troussées
+jusqu’au-dessus du genou, montrant sans
+vaine pudeur des cuisses dorées de statues,
+piétinent le linge en dansant et font jaillir
+l’eau sous leurs pieds nus.</p>
+
+<p>Les types sont très variés. Je voudrais,
+peintre, croquer en passant cette grande
+femme à profil de matrone et d’impératrice,
+avec des cheveux massés et drus, d’un
+blond brûlé, couleur d’or rouge ou d’épi
+trop mûr ; et, à côté, la pure Arabe, sans
+aucun mélange de romain, très ambrée,
+très fine, qui porte, deux à l’oreille droite,
+six à l’oreille gauche, comme pour narguer
+la symétrie, de lourds pendants d’argent
+pareils à des bracelets, et, au cou, un collier
+de vieilles monnaies et de coquillages.</p>
+
+<p>Malgré mes airs discrets et distraits, à
+la fin pourtant ma présence finit par être
+remarquée. Comme j’approchais du marabout
+de Sidi-Giafr, qui dresse son dôme
+non loin de la mer au milieu des dunes,
+un vieil Arabe s’est mis à crier. Alors trois
+femmes qui se baignaient sont vivement
+sorties de l’eau et se sont accroupies sous
+un haïck, à l’abri des regards de l’Infidèle.
+Le haïck remuait, et, par-dessous, je les
+devinais s’habillant. Puis, ce petit tas de
+linge blanc s’est ouvert, et, comme d’un
+œuf cassé, j’en ai vu éclore, éclatantes dans
+leurs habits de soie, une femme bleue, une
+femme orange, une femme rouge, presque
+aussitôt entortillées, hélas ! de leur insupportable
+linceul. Au retour, seulement,
+lorsque je repassais devant elles, leur voile
+s’étant soulevé, — oh ! très peu, et sans doute
+par hasard, — j’aperçus six yeux noirs, trois
+fronts tatoués d’une fleur sous des boucles
+frisées, et trois bouches jeunes qui riaient.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>En haut de la plage, à l’endroit où commencent
+les dunes et où des sources, restes
+probables d’une antique aiguade, viennent
+affleurer le sol, aussitôt recueillies, il y a
+un puits rond, un puits à margelles. Des
+négresses aux dents brillantes, simiesques
+de profil et d’allure, vaguent autour, sous
+le soleil. Pour toute coiffure, leurs cheveux
+crépus, nattés, luisants d’huile ; pour tout
+costume, une <i>fouta</i> rayée moulant des
+splendeurs hottentotes. Elles lavent et savonnent
+debout devant la margelle, ou bien
+filent assises dans le sable. Celles qui
+filent tiennent de la main gauche une courte
+quenouille chargée d’une boule de laine
+blanche, et, de la main droite, le fuseau. Au
+lieu du coup de pouce de nos filandières,
+elles font, avec la paume de la main droite,
+rouler rapidement le fuseau sur l’avant-bras
+gauche ; le fuseau s’échappe en tournant,
+la laine se tord, le fil s’allonge, et
+rien n’est gracieux comme cette antique
+façon de filer.</p>
+
+<p>Ces négresses ne sont pas du pays.
+Esclaves évadées pour la plupart et venues
+du fin fond des Nigrities, elles exercent à
+Sousse l’état de blanchisseuses et filent
+de la laine quand le blanchissage ne donne
+point. Subissant eux aussi l’attraction de
+la blancheur, leurs frères et maris se font
+volontiers gâcheurs de plâtre. Toute l’heureuse
+et noire colonie habite en commun,
+dans la ville, une grande maison qui s’appelle
+Dar-Egmaa.</p>
+
+<p>Mais le soleil pique un peu fort pour un
+simple voyageur qui n’a pas sur la face la patine
+de bronze éthiopienne. Je m’assieds un
+instant dans l’ombre étroite du môle romain.
+La plage peu à peu devient déserte. Là-bas,
+dans le ciel bleu, par-dessus les dunes,
+se dressent des montagnes sœurs, régulières,
+géométriques, pareilles à deux forts
+immenses ; derrière, violettes et se voilant
+de chaude brume, les cimes dentelées du
+Zaghouan. Dans le sable courent de grosses
+fourmis noires, hautes sur pattes et bossues.
+De petits échassiers gris, à collier
+blanc, voltigent le long de l’eau sur les
+plantes marines rejetées où le va-et-vient
+du flot creuse de minuscules falaises… Et
+ce serait charmant, sans l’insupportable
+odeur de barége que dégagent au soleil
+l’algue pourrissant, et ces balles d’alfa qu’on
+a mis rouir dans la mer.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c10">LE MARCHÉ RUSTIQUE</h2>
+
+
+<p>Bab-el-Bahr, la porte de mer, est à cette
+heure fort encombrée. Sous l’ogive rouge
+et verte de sa voûte se presse une foule,
+hommes et bêtes. — <i>Arri ! Arri !…</i> ce sont
+les âniers poussant leurs ânes ; — <i>Dja !</i> les
+chameliers poussant leurs chameaux. Et
+tous, âniers et chameliers, ne cessent de
+crier : — <i>Barra ! Barra !</i> d’un accent cruellement
+guttural. <i>Barra !</i> veut dire : place !
+garez-vous ! Seulement personne ne se
+gare, car les chameaux, comme les ânes,
+sachant combien les gens du pays ont le
+coup de bâton facile, mettent une prudente
+discrétion à ne frôler de trop près ni burnous
+ni dalmatique brodée.</p>
+
+<p>Il faudrait écrire un poème sur ces
+bourriquets à museau blanc tatoué d’une
+fleur, plus petits et plus nerveux que les
+nôtres, et si naturellement chanteurs qu’on
+a coutume de leur fendre les naseaux afin
+que leur voix soit moins sonore.</p>
+
+<p>Voici l’âne d’un marchand d’eau promenant
+tout le long du jour, des citernes
+de Sidi-Giafr à la ville, ses quatre amphores
+de terre blanche bouchées d’un
+tampon d’alfa. En voici un autre que trique
+un apprenti boucher : des caillots de sang
+sur son poil, ployant sous une charge de
+têtes de moutons qui pendent les yeux
+grands ouverts, et de viande tremblotante et
+rose. Mais la plupart arrivent des champs ;
+ils trottent gaiement sans bridon et portent
+dans leur double sac en sparterie des bananes,
+des pastèques, des courges et toutes
+sortes de produits paysans.</p>
+
+<p>Les chameaux, avec un lent roulis,
+balancent par-dessus les turbans et les
+chechias leur tête triste et leur long cou
+orné de pendeloques en bois. Les chameliers,
+vêtus du sarrau brun qui est l’unique
+costume des pauvres gens, tiennent leur
+bête par la queue et se laissent remorquer
+tout en braillant. Il y a aussi des chamelles
+à la mamelle maigre et noire, suivies de
+leurs chamelots déjà compassés, déjà
+graves, portant déjà dans leur œil rond
+l’ennui du fardeau et du désert.</p>
+
+<p>Derrière viennent ces moutons de race
+indigène dont la grosse queue, vraie poche
+de graisse, étonne d’abord quand on arrive
+en Tunisie ; puis, dans un bruit argentin
+de sonnailles, des chèvres jaunes au poil
+soyeux et long, couleur de cocon non filé,
+qui font songer à la chèvre d’or des légendes
+arabo-provençales.</p>
+
+<p>Tout cela monte vers le centre de la ville
+au milieu d’un flot toujours plus serré de
+burnous, de ghedrouns et de djebbas, où
+ne détonnent pas trop quelques rares costumes
+européens, officiers et bourgeois en
+veston de flanelle blanche.</p>
+
+<p>C’est en pleine rue que se tient le marché
+rustique et familier comme une foire de village.
+Les paysans venus pour vendre leurs
+denrées sont assis par terre, le long des maisons,
+ayant chacun devant soi un petit tas de
+poivrons, de fèves, de tomates, de raisins,
+de figues d’Europe et de figues de Barbarie,
+qu’on appelle ici des figues d’Inde.
+Ils les pèsent avec grand soin dans des
+romaines primitives, faites d’une planche,
+de trois bouts de ficelle et d’un bâton
+encoché au couteau qui remplit l’office de
+levier. D’autres se promènent, un chapelet
+de gousses d’ail autour du cou ou bien tenant
+à la main un lièvre, deux poulets liés
+par la patte, une perdrix dans une cage,
+des œufs frais, un jeune hérisson. Résignés
+et doux, le bouquet de jasmin sur l’oreille,
+ils attendent l’acheteur sans rien dire,
+tandis qu’à côté la spéculation mène grand
+bruit autour de la petite table d’un Juif
+qui fait le change des caroubes, et du chevalet
+où les agents du fisc mesurent les
+grains.</p>
+
+<p>Une chose frappe d’abord : l’absence
+d’un type général ; partout, au contraire,
+des traits travaillés, fatigués, divers, une
+complication de physionomie indiquant le
+mélange des races et un héritage séculaire
+de civilisation. Il y a encore autant de
+latin que d’arabe chez ces pauvres gens,
+dont la coutume est faite de débris de droit
+romain. Sous le rouleau de l’islamisme, si
+lourd qu’il fût, la colonie antique, évidemment,
+a gardé quelque chose de son puissant
+relief.</p>
+
+<p>A travers une porte encombrée de bâts,
+dans une cour ancienne à fines arcades,
+pleine d’ânes et de mulets piétinant la
+grasse litière, j’aperçois, — tableau d’un
+orientalisme imprévu que colore superbement
+un oblique coup de soleil, — des
+poules et des coqs picorant, comme ils
+feraient d’un tas de fumier, la bosse
+bourrue d’un chameau agenouillé. C’est la
+cour d’un fondouk dont les trente chambres
+sont maintenant accaparées par les
+Maltais, seuls étrangers qui s’accommodent
+encore de cette existence en commun ; les
+jours de marché, elle sert aux Arabes paysans
+pour enfermer leurs bêtes. L’établage
+coûte une caroube, c’est-à-dire un peu
+moins d’un sou. C’est encore trop cher,
+paraît-il ; nombres d’ânes appartenant à
+des maîtres moins riches ou plus avares
+stationnent attachés gratis à des anneaux
+de fer le long du mur de la mosquée, le
+bout du nez à l’ombre et la croupe au
+brûlant soleil. Çà et là, des chameaux, un
+jarret lié, restent immobiles sur trois
+pattes.</p>
+
+<p>Les bêtes, pécaïre ! ont besoin de
+s’approvisionner de patience ; car leurs
+maîtres, une fois le marché fait, ne voudront
+pas quitter la ville et reprendre, soit
+par la plage, soit dans les oliviers, le chemin
+des champs, sans avoir fait au Souk,
+lieu de délices, paradis de béatitude musulmane,
+dont toute la semaine ils ont rêvé,
+une station de quelques heures.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c11">LES SOUKS</h2>
+
+
+<p>Le souk, ou marché couvert, ne rappelle
+en rien la magnificence tant vantée des
+bazars d’Orient. C’est un souk modeste,
+le souk d’une petite ville à demi paysanne.
+Un ami, que je rencontre vers les trois
+heures de l’après-midi, ce qui est pour les
+gens du pays le moment des affaires, me
+dissuade de diriger là ma promenade.
+« Que diantre espérez-vous trouver ? Quelque
+ruelle en ogive, très sombre, où, par
+les mille trous de la voûte, quand les toiles
+d’araignées ne les obstruent point, tombent
+des barres de soleil. A droite et à gauche,
+un double rang de logettes d’un mètre
+carré pratiquées dans l’épaisseur du mur.
+En arrière un banc de pierre à hauteur
+d’appui qui court tout le long de la galerie
+et sert à la fois de comptoir pour les marchandises
+et de siége pour l’acheteur. Dans
+ces logettes, des marchands se tiennent,
+les jambes croisées. Voilà le souk, tous
+les souks se ressemblent ; seulement, vous
+avez dû voir beaucoup mieux en ce genre
+à Tunis. » J’ai envie de répondre que c’est
+précisément cette simplicité qui me charme.
+Un Orient éblouissant, brodé, l’Orient des
+peintres orientalistes et des costumiers d’opéra,
+me donnerait trop l’impression d’une
+chose connue d’avance. Ici je me sens vivre
+en pleine ingénuité musulmane ; je fais partie
+de la foule : marchands d’herbes ou marchands
+d’huile, pareils à ceux qui grouillent
+à l’arrière-plan des <i>Mille et une Nuits</i>,
+ne voyant passer que de très loin et au-dessus
+d’eux, aujourd’hui comme il y a
+douze cents ans, le train chamarré des kalifes.</p>
+
+<p>Les Arabes de la ville haute et des villages,
+nos Arabes de ce matin, je les retrouve
+ici reconnaissables à leur air paysan,
+l’œil triste et doux, la peau tannée. Ils sont
+couchés, méditent ou dorment, heureux,
+avant de retourner à la petite maison
+blanche et basse où les attend une invincible
+pauvreté, heureux de s’offrir ainsi
+un avant-goût des joies par Mahomet promises,
+dans cet endroit frais, plein de
+bonnes odeurs, de couleurs voyantes, où
+circulent des femmes voilées.</p>
+
+<p>Les bourgeois de Sousse, les Maures,
+comme les appelle une ethnographie fantaisiste,
+viennent au souk également et y
+passent de longues heures en causeries avec
+les marchands. Ils ont de belles djebbas
+brodées qui ressemblent à des dalmatiques,
+un double gilet aux tons vifs, une chechia
+toujours neuve, un turban fait de belle
+étoffe et des babouches en cuir verni qui,
+lorsqu’on les quitte, et on les quitte pour
+un rien, laissent voir des bas fins d’une
+blancheur immaculée. Plus encore que le
+costume, un teint mat et reposé, une certaine
+tendance à l’embonpoint indiquent
+chez eux l’aisance héréditaire et des
+habitudes de bien vivre.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>D’un bout à l’autre du marché, sur le
+pavé inégal, bossu, creusé à son milieu
+d’un profond caniveau qui coule plein dans
+la saison des pluies, circule une foule
+compacte mêlée d’Arabes et de Juifs.
+Beaucoup d’aveugles qui vont droit et vite,
+agitant leur bâton et murmurant je ne sais
+quoi ; devant eux, respectueusement, les
+burnous et les djebbas s’écartent. Un beau
+vieillard à turban rouge me salue : c’est le
+crieur-public, homme considéré, qui est
+allé trois fois à la Mecque ; il préside aux
+encans et proclame dans les carrefours les
+objets perdus et les bêtes volées. Je reconnais
+aussi un vieux fou juif pour l’avoir
+trouvé l’autre soir à minuit tranquillement
+endormi sur les marches de mon escalier ;
+on le laisse vaguer librement et s’introduire
+dans les maisons sans que personne l’inquiète ;
+mais les gamins lui font des niches,
+une de ses oreilles est même beaucoup plus
+longue que l’autre à force d’avoir été tirée.
+Plus loin, le chapelet aux doigts et familièrement
+adossé à l’angle d’une boutique,
+le khalifa, — c’est-à-dire la première autorité
+beylicale de la ville en l’absence du
+caïd gouverneur qui ne réside guère, — s’entretient
+avec un colonel tunisien dont
+le pantalon de calicot, la tunique de drap
+à jupon plissé sont les seuls objets qui
+fassent tache sur ce fond noblement
+oriental.</p>
+
+<p>Le souk ou les souks, car il y a plusieurs
+de ces ruelles voûtées s’enchevêtrant
+l’une dans l’autre et se coupant sans préoccupation
+de l’angle droit, ne sont pas
+longs à visiter.</p>
+
+<p>Voici le souk aux « herbages » où les
+ménagères soussaines s’approvisionnent
+également de poivre rouge, de henné, de
+garance, de cassonade et d’un mélange
+de pois grillés et de raisins secs, régal
+favori des gamins arabes. Il exhale une
+bonne odeur de légumes, de fruits mûrs
+et d’épiceries.</p>
+
+<p>Au souk des Arabes, on vend les babouches
+jaunes et les tapis de Kairouan,
+des couvertures de Gafsa, des tromblons
+damasquinés, des miroirs à dos incrustés
+de nacre, et aussi pas mal de ces menus
+objets à paillettes qui viennent de Constantinople
+et de Paris. Des tailleurs sont
+en train de tailler, de coudre des costumes,
+ou bien dévident un écheveau de
+soie qu’ils retiennent avec l’orteil de leur
+pied droit.</p>
+
+<p>Le souk des Juifs, noir et tout petit, est
+habité par deux ou trois brodeurs de ceintures
+d’or et quatre ou cinq orfèvres
+à figure d’alchimiste qui, presque sans
+outils, avec un simple fourneau de terre
+glaise qu’active une outre servant de
+soufflet, fabriquent en argent très allié les
+bouclés d’oreilles, les colliers, les bracelets
+et les anneaux de pied des élégantes
+du pays. Ils font aussi commerce de curiosités ;
+un d’eux me tire précieusement
+de son coffre-fort, de provenance européenne
+et décoré d’amours en fonte dorée,
+tout un rare et précieux bric-à-brac d’un
+art bizarrement mélangé de raffinement et
+de barbarie : babouches d’argent relevées
+en pointe, colliers féminins très anciens,
+paraît-il, et composés d’un assemblage
+joyeux à l’œil de perles multicolores, de
+fragments de verre enfilés, de pièces de
+monnaie, de coquillages percés d’un trou,
+de losanges, d’ornements en filigrane où
+s’incrustent des cabochons rouges, le tout
+se terminant par une énorme plaque ronde
+et lourde qui doit pendre entre les seins nus.
+Ces parures authentiques et longtemps
+portées conservent une odeur de musc.</p>
+
+<p>Il y a encore, mais à ciel ouvert, dans
+des ruelles, le marché des vanniers, encombré
+de tamis, de cages à perdreaux,
+de corbeilles, et celui des revendeurs : poteries
+ébréchées, outils hors d’usage,
+haillons pendants, étoffes déteintes, tout
+un Orient lamentable dont nos chiffonniers
+ne voudraient pas.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Autour des souks se concentrent
+quelques petites industries. Sur un métier
+primitif, d’habiles ouvriers composent le
+dessin d’un tapis aux riches nuances et fabriquent
+ces tissus légers, transparents, en
+coton ou en soie lamée, dont s’enveloppent
+les beautés soussaines. Le dernier représentant
+d’une industrie qui s’en va découpe
+et colorie les étagères à jours ornées
+d’arabesques et de fleurs qui, dans les intérieurs
+devenus peu à peu européens,
+restent encore comme un souvenir de
+l’ancienne fantaisie orientale. A côté, la
+boutique d’un médecin : ici, le médecin
+ne fait qu’un avec le pharmacien et se tient
+en boutique ; cette boutique a pour unique
+ornement une carte de géographie arabe.
+Celle du barbier, plus luxueuse, est fermée
+d’un rideau en filet qui laisse voir l’intérieur.
+Au fond, une glace à cadre sculpté,
+du plus pur style Louis XV et que je marchanderai
+un de ces jours. Le long des
+murs, des rasoirs en panoplie, des miroirs
+nacrés, des plats à barbe en cuivre, et, — détail
+qui renverse mes idées à l’endroit
+de l’horreur que tout bon musulman est
+censé avoir pour l’imitation de la figure
+humaine, — quelques gravures d’un Épinal
+évidemment asiatique ou africain, représentant
+des soldats turcs et des sultanes
+à cheval. Tout autour, des bancs où les
+clients attendent, tandis que dans le grand
+fauteuil du milieu un gamin de huit ans
+est en train de se faire raser la tête.</p>
+
+<p>Un café ! mais nous n’y boirons point ;
+il faut respecter le Ramadan.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>J’aurais plutôt envie d’entrer, tant l’aspect
+est engageant, dans cette mosquée
+minuscule qui se compose d’un dôme blanc
+posé sur un cube comme la moitié d’une
+orange sur un pavé. Une terrasse triangulaire
+s’en détache et porte à sa pointe un
+minaret léger en forme de campanile. Ce
+doit être un tableau bien oriental à la tombée
+du jour, quand le muezzin apparaît
+entre ces huit colonnettes blanches.</p>
+
+<p>Pas bien loin de là, car autour des
+souks les endroits consacrés abondent,
+une porte s’ouvre dans une haute muraille
+bleu de ciel, ornée, en violente et barbare
+peinture, de fleurs fantasques au milieu
+desquelles on voit un lion rouge portant le
+drapeau rouge et vert entre ses pattes.
+C’est la chapelle du protecteur de l’endroit,
+un « sidi » quelconque qui fait des
+miracles. Sur le seuil que le soleil brûle,
+un grand jeune homme en pagne brun,
+pieds et jambes nus, avec un restant de
+calotte usée pour seule coiffure, se tient
+immobile, regardant devant lui d’un regard
+vague qui ne daigne même pas s’arrêter
+sur nous. Il aura, me dit-on, fait un mauvais
+coup, tué ou volé ; mais la porte du marabout
+est lieu de refuge, et les soldats du
+bey ne se hasarderaient pas à l’arrêter là.</p>
+
+<p>Est-ce vrai ? Dans le gâchis de juridictions
+qui caractérise la Tunisie, le fait
+n’aurait rien d’étonnant. J’ai bien vu hier
+un autre Arabe, ancien assassin et pour le
+quart d’heure accusé de vol, dormir, dans
+l’attente de temps meilleurs, roulé dans
+son manteau, sur le paillasson d’un consul
+européen qui le « protége ».</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c12">AU HASARD DES RUES</h2>
+
+
+<p>J’essaye un peu chaque jour de prendre
+l’hygiénique habitude de la sieste.</p>
+
+<p>Mais toute cette après-midi, sous mes
+fenêtres, des camionneurs indigènes ont
+chargé de barils d’huile leurs charrettes
+courtes qu’ils appellent des arabas.</p>
+
+<p>Sans compter l’odeur âcre et rance s’infiltrant
+à travers les lames des jalousies,
+c’est un vacarme à rendre fou. Qui donc
+inventa l’Orient silencieux ? Pour un rien,
+cheval qui s’ébroue, barrique mal équilibrée
+qui roule, les gens d’ici ont la rage de
+brailler ; le tout d’un accent étrange, guttural
+et dur comme si un peu de carthaginois
+leur était resté dans la gorge. A la
+saison de l’huile, c’est pire encore : Sousse
+ruisselante, assourdie de cris, encombrée
+de chameaux, d’ânes et de véhicules chargés
+d’outres, devient pour deux mois inhabitable.</p>
+
+<p>Avec un pareil voisinage, travailler serait
+aussi difficile que dormir !</p>
+
+<p>Je descends, j’entre chez le voisin, un
+riche Juif propriétaire d’oliviers et cause
+de tout ce beau tapage. Grands magasins
+voûtés recouvrant les citernes à huile, qui
+sont d’immenses réservoirs en maçonnerie.
+Sous l’œil du maître, deux vieillards à turban
+manœuvrent la pompe, doucement,
+comme s’il s’agissait de tirer l’eau d’un
+puits. A chaque coup, par une moitié
+d’outre dont le col sert de robinet, un épais
+flot d’or se dégorge et tombe avec un bruit
+amolli dans des mesures en brillant métal.
+Deux autres vieillards, à tour de rôle,
+comptent ces mesures en chantant sur un
+rythme traînant et plaintif une chanson
+interminable, et puis les versent dans les
+tonneaux qu’on va mener au quai et qui
+demain partiront pour Marseille.</p>
+
+<p>La rue éblouit, toute blanche ! Le soleil
+perpendiculaire laisse le long des maisons,
+d’un seul côté, à peine un mince trottoir
+d’ombre. Personne ! Un grand silence à
+l’heure où nos villes européennes ont coutume
+de voir ruisseler la vie. Pompéï au
+clair de lune, avec ses rues étroites, ses
+maisons basses, sans fenêtres comme
+celles-ci, ne me parut pas, quand je la visitai,
+plus profondément endormie.</p>
+
+<p>Sauf deux voies assez larges et relativement
+modernes, allant l’une de la porte
+Marine à la porte Neuve, et l’autre, qui lui
+est perpendiculaire, coupant par le milieu
+la haute ville dans la direction de la kasbah,
+Sousse, comme toutes les bourgades
+barbaresques, n’est qu’un enchevêtrement
+confus de ruelles et d’impasses en zigzag,
+compliquées d’arcades et de voûtes. Après
+huit jours, je ne m’y reconnais pas encore
+et m’y égare régulièrement.</p>
+
+<p>Peu de rencontres, et toujours les mêmes !</p>
+
+<p>Toujours, devant la maison qu’on bâtit,
+le même nègre gâcheur de mortier, en
+train de patauger dans la chaux vive, les
+pieds entortillés de chiffons, ce qui lui
+donne l’apparence monstrueuse d’un
+homme atteint d’éléphantiasis. Toujours,
+pour me barrer le passage près du même
+tas d’écorces de pastèques, à l’endroit où
+des Maltais habitent, le même porc noir,
+maigre et haut sur pattes. Comme il ne se
+dérange pas, je le frappe, il grogne, son
+maître arrive, et, tout en jurant, le réintègre
+au domicile déserté.</p>
+
+<p>Les portes des maisons arabes restent
+closes, et le regard n’y pénètre guère ;
+celles des maisons juives, grandes ouvertes
+ou entre-bâillées, laissent voir un corridor
+aux murs reluisants d’émail, et par terre,
+des femmes, des filles couchées, paquets
+de chiffons colorés, avec une main ambrée
+et brune, un pied orné d’un bracelet d’argent
+qui dépassent.</p>
+
+<p>Les rues sont propres relativement,
+grâce à la pression énergique exercée sur
+l’administration beylicale par le consulat
+français et l’autorité militaire. Le fumier
+a disparu, sinon la poussière. Çà et là,
+cependant, une outre vide, souillée de
+sable et imprégnée d’huile chaude et malodorante,
+une peau de mouton, de chevreau
+récemment écorché, recouverte de gros
+sel et en train de se tanner sous un vol
+bourdonnant de grosses mouches, rappellent
+qu’on est en pays musulman.</p>
+
+<p>La promenade ainsi comprise me paraît
+charmante. C’est la solitude d’une course
+de nuit avec les agréments du plein jour.
+On flâne sans être dérangé, et l’on recueille
+comme en se jouant toutes sortes d’observations
+délicieusement inutiles.</p>
+
+<p>Voici un moulin d’huile en réparation.
+Il est construit d’après le même système
+que dans nos villages provençaux : une
+meule que fait rouler, dans un bassin où
+s’écrasent les olives, le chameau ou l’âne
+attelé ; un pressoir à vis de forme primitive
+sous lequel, tandis qu’en geignant les
+hommes poussent à la barre, la pulpe
+broyée rend son huile à travers le treillis
+des « escourtins » en sparterie.</p>
+
+<p>Voici un four, pareil lui aussi au four
+banal de quelque village du Var ou des
+Alpes. L’Arabe, gravement, y apporte sur
+une planche, pour les cuire, trois ou
+quatre pains de froment et d’orge que les
+femmes ont pétris à la maison ; il y apporte
+aussi son grain, car ici le moulin et
+le four fonctionnent sous la même voûte
+sombre et noire.</p>
+
+<p>Le hasard des ruelles me conduit jusqu’à
+« la Sofra », une des curiosités de Sousse.
+C’est au milieu d’une placette, une citerne
+antique recouverte d’un massif en maçonnerie
+rond et surélevé, dont le tour se
+creuse en abreuvoir. Par l’orifice, fait d’un
+chapiteau corinthien évidé que les cordes
+ont marqué de profondes stries, un homme
+tire de l’eau, et le seau qui s’égoutte en
+remontant éveille sous terre comme un
+bruit de voix lointaines et mystérieuses.
+La Sofra inspire un grand respect aux habitants
+de Sousse, et aussi un peu de terreur.
+Il court sur elle des légendes où le
+souvenir des Romains se mêle à des histoires
+de génies.</p>
+
+<p>Plus bas est une source jaillissante, venant
+de loin, du côté des Montagnes-Sœurs.
+Mais le Musulman, qui ne boit
+guère que de l’eau, en boit beaucoup, et
+la source ni la Sofra ne sauraient suffire à
+soulager l’inextinguible soif de la population
+soussaine. Aussi, longtemps avant que
+Richard Wallace eût doté Paris de ses
+fontaines, avait-on ici dans les souks et au
+coin des rues nombre de fontaines Wallace
+d’un caractère économique et original. Figurez-vous
+des réservoirs pratiqués dans
+l’épaisseur d’un mur et que, chaque matin,
+les âniers de Sidi-Giafr remplissent. Le
+canon de cuivre ne laisse point jaillir l’eau :
+par une combinaison hydrostatique que je
+laisserai expliquer à plus savant que moi,
+il faut téter pour qu’elle monte. Il paraît
+que c’est fort commode ; mais d’abord je
+ne pouvais comprendre ce que faisaient
+ces paysans courbés en deux, les mains et
+la figure collées au mur dans une attitude
+d’adoration.</p>
+
+<p>Quelquefois ces fontaines ont des proportions
+monumentales. Près de la mosquée,
+j’en ai remarqué une assez belle,
+revêtue de faïences anciennes dans un encadrement
+de pierre ciselé à la mauresque
+et portant une inscription destinée sans
+doute à perpétuer le nom d’un généreux
+fondateur. Sous la voûte de la porte Bab-el-Garbi,
+qui s’ouvre du côté de Kairouan,
+on en rencontre une plus curieuse encore :
+c’est un sarcophage de marbre où quelques
+mots latins se déchiffrent. Quand je suis
+passé, un petit Arabe en manteau bleu, en
+chechia rouge, crispant ses orteils nus sur
+deux cailloux superposés, se haussait pour
+y boire. Le peu d’eau qui reste en ces
+pays est dû à des travaux d’origine romaine ;
+un poète verrait un symbole dans
+cet enfant qui se désaltère à un tombeau.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>D’ailleurs, on trouve ici du romain partout ;
+et, si j’étais archéologue, je choisirais
+Sousse pour mon paradis. Aux angles
+des rues et des maisons, des colonnes antiques
+debout ! Au seuil des portes, des
+colonnes antiques couchées ! M’étant assis
+sur un banc de pierre, à un carrefour, un
+voisin s’est approché de moi et m’a parlé,
+par gestes, d’un homme très grand, très
+fort, qui avait des cornes. Je ne comprenais
+pas ; alors il m’a montré le banc, et je
+me suis aperçu que ce banc était tout simplement
+le torse en marbre, à cuirasse
+magnifiquement ouvragée, d’un guerrier.
+Au bas de l’escalier d’une école arabe, la
+dernière marche est formée d’un fragment
+de corniche du plus précieux travail ; les
+babouches et les pieds nus des petits épeleurs
+de Coran ont fini par en user les ornementations
+délicates.</p>
+
+<p>Quelques résidents qui s’amusent à collectionner
+m’ont montré maints objets curieux :
+des pierres gravées, des intailles,
+une brique carthaginoise portant un rhinocéros
+en relief, des médailles frappées
+d’un seul côté représentant des groupes
+érotiques et satyriques, des monnaies romaines,
+grecques, du Bas-Empire, puniques,
+coufiques, marocaines, espagnoles,
+françaises, génoises, — bref,
+l’histoire monnayée et l’étonnante fricassée
+de guerres, d’invasions et de races de
+cet admirable pays. Le tout découvert autour
+de la ville ou dans la ville au hasard
+d’un canal creusé, des fondations d’une
+maison neuve : car, sauf un commencement
+de fouilles savantes exécutées, sous
+le patronage de Napoléon III, alors féru
+de sa vie de César, du côté de l’ancien
+port, une si riche mine est encore vierge.</p>
+
+<p>Et moi-même, sans penser à mal, j’ai fait
+ma trouvaille. Oui ! derrière la kasbah,
+sous le rempart, à l’endroit où apparaissent
+quelques restes de constructions antiques,
+près d’un trou que des Arabes avaient
+creusé pour y prendre de la pierre à bâtir,
+j’ai ramassé, au milieu des cailloux et des
+débris de poterie, un petit cône à pointe
+arrondie portant encore des traces de
+peinture rouge. Est-ce un dieu carthaginois
+ou simplement un bouchon d’amphore ? Je
+penche pour le dieu et me rappelle cette
+phrase de Salammbô : « Il y avait à l’entrée,
+entre une stèle d’or et une stèle d’émeraude,
+un cône de pierre. Mâtho, en passant
+à côté, se baisa la main droite. » Dans
+la joie naïve de ma découverte, j’ai failli
+me baiser la main droite comme Mâtho.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Maintenant on me soupçonne de donner
+dans l’archéologie. Mon ami Marteroy, qui
+voyage dans le Sud, explorant les plateaux
+d’alfa, m’écrit qu’il m’attend à Maharès,
+où il y a une voie romaine, des citernes
+antiques peuplées d’hirondelles, une forteresse
+bâtie par les chevaliers de Malte,
+et une admirable porte de mosquée encadrée
+de carreaux émaillés, vrai chef-d’œuvre
+de céramique. Des officiers me
+signalent des aqueducs, des colonnades,
+des tombeaux et même des alignements de
+pierres druidiques. Il y a surtout l’amphithéâtre
+d’El-Djem, comparable, paraît-il,
+au Colisée, et que je ne saurais me dispenser
+de visiter. Je dis « oui ! » mais
+sans conviction. Voyager par ces chaleurs
+d’août ? Je franchirai peut-être un de ces
+matins la ceinture de remparts blancs où
+le Baal dévorateur m’assiége ; seulement
+ce sera, pèlerinage obligé, pour voir Kairouan
+la ville sainte, ou, plus près, la côte
+rocheuse de Monastir, riche en oursins
+et en clovisses roses, et, puisque Djerba
+et Gabès sont trop loin, la minuscule oasis
+d’El-Kantara, où mûrissent la figue et le
+raisin sous une forêt de dattiers frissonnant
+au vent de la mer.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c13">DINER AU CAMP</h2>
+
+
+<p>— « Montez-vous au camp ? » m’a dit
+le capitaine Huart.</p>
+
+<p>— « Pourquoi pas ? » ai-je répondu,
+bien que l’offre, après déjeuner, n’ait rien
+de tentant. Lui, fait deux fois le jour ce
+voyage du camp à l’hôtel et de l’hôtel au
+camp, par le plateau poudreux, brûlé du
+soleil et par les ruelles chauffées à blanc
+qui avoisinent la kasbah.</p>
+
+<p>Le capitaine, dont le regard bleu-clair
+énergique et doux et les moustaches en
+vieil or où se mêlent des fils d’argent dénoncent
+l’origine gauloise, est resté blanc
+comme le lait, malgré son mépris du soleil.
+Moi, en ma qualité d’homme brun, je suis
+devenu noir, mais noir pour tout de bon.
+Il y a là une question d’atavisme : sous
+notre peau d’hommes du Midi, se cacherait-il
+un nègre oublié que les rayons africains
+réveillent ?</p>
+
+<p>Antoine est venu à notre rencontre : c’est
+un sanglier apprivoisé qui s’entend mieux
+que personne à faire les honneurs du camp.
+Nous n’avons qu’à le suivre. Informé sans
+doute de mon goût nouveau pour l’archéologie,
+il me conduit tout droit aux « Grosses
+Pierres », débris d’un cirque que les Romains
+avaient élevé là, en vue de la mer
+dont nous regardons l’azur et dont nous
+respirons avec plaisir la fraîche brise.</p>
+
+<p>Les soldats reposent sous la tente ou
+bien à l’ombre maigre et trouée des oliviers ;
+quelques-uns, plus heureux, ont
+pour abri un grand caroubier au dru feuillage,
+d’où pendent les caroubes mûres en
+cette saison et pareilles à de longues lames
+de bronze. Pour tout bruit, les cigales qui
+chantent, innombrables. On se croirait seul
+dans ce campement endormi qui, tout à
+l’heure, retentira de vibrantes sonneries
+militaires.</p>
+
+<p>Au milieu des soldats couchés, un vieillard
+à barbe d’Abraham, superbe sous sa
+belle djebba bleue, fait couper à coups de
+hache, par son domestique nègre, le bois
+mort d’un arbre qui lui appartient. Le
+camp est établi sur des propriétés particulières,
+et, pour la première fois, je puis
+contrôler de près et par mes yeux ce qu’on
+m’a raconté sur la culture arabe dans la
+région.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Chez les bons Tunisiens, race agricole
+où persiste, avec un peu de sang romain,
+le goût de la propriété morcelée, chaque
+carré en culture, si petit soit-il, s’entoure, — ce
+qui fait du pays un vaste échiquier,
+comme le Bocage ou certains coins de la
+Normandie, — de hauts relèvements de
+terre couronnés par une haie vive. Seulement,
+ici, le relèvement sans gazon ni
+mousse est triste et sec, et l’aloès aux
+hampes rigides, les grands figuiers de Barbarie
+y remplacent plus ou moins agréablement
+les aubépines et les viornes.</p>
+
+<p>A la saison des pluies, les cases de l’échiquier
+deviennent par surcroît autant de
+réservoirs recueillant au pied des arbres,
+groupés en nombre qui varie suivant la disposition
+du terrain ou les convenances des
+partages, cette précieuse eau du ciel dont
+pas une goutte ne doit être perdue.</p>
+
+<p>Quelquefois même, un tronc centenaire
+est seul dans son enclos comme au fond
+d’une coupe.</p>
+
+<p>Partout des travaux d’irrigation, partout
+des canaux tracés dans la terre rougeâtre
+et qu’obstruent maintenant les herbes desséchées.
+Il y a aussi des puits avec le chemin
+de halage en pente, battu et durci au
+lent va-et-vient des chameaux. Mais tout
+cela est, pour le quart d’heure, bouleversé
+par l’occupation militaire. Le capitaine
+me dit : — « Avec leurs sacrés petits murs,
+le pays cultivé n’est qu’une série de redoutes,
+et notre campagne par ici n’eût
+pas été commode si on avait voulu s’y défendre
+pied à pied comme autrefois en
+Vendée. »</p>
+
+<p>L’après-midi se passe à boire des citronnades,
+tièdes, hélas ! Antoine ayant eu l’ingénieuse
+idée de renverser sur le sol de la
+tente, pour s’y vautrer dans un à peu près
+de bauge, la gargoulette où l’eau fraîchissait.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Décidément, je ne redescendrai pas à la
+ville. Antoine, désormais revêtu d’une
+carapace terreuse et jaune, mais tout frétillant
+depuis qu’il s’imagine s’être baigné,
+veut à toute force me conduire chez ses
+amis les artilleurs. Il passe entre les jambes
+des chevaux et les roues des canons alignés.
+Antoine a eu là une idée heureuse !
+Les artilleurs m’apprennent que je suis invité
+à dîner précisément pour ce jour-là,
+et que ces messieurs doivent attendre à
+l’appontement avec deux chevaux pour
+mon frère et moi. Ces messieurs sont le
+capitaine Courtès, qui est des bords du
+Rhône et presque mon compatriote ; le
+lieutenant Courbebaisse, à qui m’a recommandé
+son cousin Paul Armand, le bon
+géographe marseillais ; enfin M. Massenet,
+commandant de la canonnière <i>l’Étendard</i>,
+que j’aperçois au loin, imperceptible point
+noir sur le bleu du golfe, à travers la fumée
+des cuisines de soldats qui s’allument en
+plein air.</p>
+
+<p>Nos amis arrivent, amenant mon frère ;
+Sousse est petit et quelqu’un les a avertis.
+Tandis que le dîner se prépare, on me
+présente les hôtes de la batterie : deux caméléons
+mélancoliques et ridés, deux canards
+sauvages pour qui un seau d’eau
+bourbeuse remplace médiocrement le marécage
+natal ; et un jeune chacal aux yeux
+gonflés comme s’il avait versé des larmes.
+Le chacal est triste, en effet ; il a des peines
+de cœur, la solitude lui pèse. Et c’est pour
+cela qu’on le tient à l’attache : libre, il
+affolait de ses sauvages avances toutes les
+chiennes du camp.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>A table maintenant, sous les oliviers,
+devant la tente, au milieu d’une enceinte
+improvisée de troncs de cactus énormes
+comme des troncs de chênes et qui, renversés,
+sans racines, végètent cependant,
+égayant leur bois mort de belles feuilles
+fraîches et jeunes. Le soleil descend dans
+le ciel rouge. A mesure qu’il disparaît, en
+face de nous, les remparts de Sousse se
+colorent des plus délicates teintes violettes.
+C’est l’heure mélancolique. Tout en faisant
+honneur à un repas de volaille et de
+gibier qu’arrosent les vins amers de Sicile,
+on parle de Paris, de la France, de ce
+qu’on aime et qui est loin. Puis la nuit
+tombe, subitement. Les grands lévriers
+d’Afrique allongés à nos pieds se dressent
+dans leur haute taille et commencent à
+rôder inquiets. Le café arrive. Un soldat
+suspend sur nos têtes à la branche d’un
+olivier une lanterne arabe dont les mille
+trous coloriés éclairent d’étincelles un
+dôme argenté de feuillage…</p>
+
+<p>La même lanterne, portée par le même
+soldat, va nous conduire hors du camp et
+jusqu’à la ville, par de vagues chemins, le
+long du cimetière qui, avec ses talus et ses
+tombes, prend sous la clarté des étoiles la
+douceur blanche et poétique d’un grand
+paysage neigeux.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c14">KARAGOUZ</h2>
+
+
+<p>Que faire de notre soirée ? Le samedi est
+jour de repos : il n’y a pas de musique militaire
+au Bordj ; d’un autre côté, les belles
+Juives, ornement féminin des cafés en plein
+air de la Marine, ayant allumé leurs lampes
+dès ce matin, gardent la maison.</p>
+
+<p>Mais les souks sont illuminés, et la ruelle
+qui y conduit nous attire par de vagues
+musiques, le bourdonnement doux d’un
+orchestre arabe. Trois instruments ; la
+clarinette, la tarabouka de poterie où court
+la caresse des doigts, et le tambourin nonchalamment
+secoué, dont les crotales frémissent
+à peine avec un bruit de feuilles
+mortes. Tout cela léger comme un souffle,
+énervant et délicieux comme un chœur lointain
+de cigales. Sur un air triste, rendu
+plus triste encore par l’étrangeté paysanne
+de sa voix de tête, un nègre détaille en
+strophes très courtes le blason des beautés
+de la femme ; puis il fait silence, et l’orchestre,
+qui s’était tu pour l’écouter,
+scande d’une brève ritournelle chaque
+repos de sa litanie amoureuse.</p>
+
+<p>Si nous allions voir Karagouz ?</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Une première fois, il y a deux jours,
+l’impresario qui dormait en travers de sa
+porte a refusé de se déranger pour moi.
+Mais ce soir, nous sommes avec un officier
+qui parle un peu d’arabe, de sorte qu’il
+devient facile de s’entendre.</p>
+
+<p>La salle, noire et sans autre ornement
+que les toiles d’araignée tombant du plafond
+en draperies, est une simple boutique
+de tisserand dont on a appliqué le long des
+murs le métier démonté. La porte une fois
+refermée, il y règne une chaleur étouffante.
+Quelques indigènes ont suivi en se
+glissant sur nos talons. Du reste, pas de
+siéges ; nous devrons assister au spectacle
+debout.</p>
+
+<p>Au fond, dans une cloison en planches,
+s’ouvre un cadre de mousseline derrière
+lequel on voit danser la flamme d’une
+lampe à huile. Par une porte pratiquée
+sur un des côtés de la cloison, l’homme de
+Karagouz, à la fois directeur et unique
+artiste, pénètre mystérieusement dans les
+coulisses. Il débute, invisible, par un long
+discours préliminaire, destiné sans doute
+à expliquer la pièce, et que pour mon malheur
+je ne comprends point.</p>
+
+<p>Bientôt une silhouette apparaît, noire
+et se démenant des jambes et des bras sur
+le fond du cadre éclairé. Mais ce n’est pas
+encore Karagouz, c’est un habitant de la
+ville, bourgeois enturbané qui a envie d’un
+beau poisson et qui en fait la commande à
+un nègre. Sur ce, Karagouz entre, monstrueux,
+armé d’impudeur et tout de suite
+reconnaissable, tant il est pareil à ce Dieu
+rustique, taillé dans un tronc de figuier,
+dont les anciens voilaient de verdure aux
+endroits déserts de leur jardin l’image
+obscène et consacrée ! Karagouz a surpris
+la conversation du bourgeois et du nègre.
+Il déclare que c’est lui, Karagouz, qui
+mangera le poisson. Et voilà le premier
+acte.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Au deuxième, Karagouz ne paraît pas.
+Nous sommes sur mer dans une barque à
+plusieurs rameurs très ingénieusement
+ajustée. Le nègre tient la barre. A l’avant,
+le patron pêcheur jette sa ligne dans ce qui
+est censé les profondeurs salées. Un thon
+énorme, l’œil blanc et rond, la gueule ouverte,
+rôde sous l’eau et flaire l’hameçon.
+Mais le nègre parle toujours et empêche
+le poisson de mordre. Interminable discours
+du patron au nègre, à la suite de quoi le
+nègre promet de ne plus parler. En effet,
+il ne parle plus ; mais, autrement que par
+la bouche, il fait entendre, — à la grande
+joie de l’auditoire, très sympathique aux
+grasses facéties de ce Pierrot couleur de
+suie, — un bruit incongru, retentissant,
+formidable comme un coup de tonnerre.
+Le thon, effaré, se sauve aux abîmes. Nouveau
+discours du patron, accompagné de
+gesticulations furieuses. Nouveaux serments
+du nègre, qui jure de rester silencieux
+de toute façon. Enfin le thon est pris,
+on le hisse à bord, les rameurs rament, la
+barque disparaît dans la coulisse, et le
+deuxième acte finit.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Au troisième acte, le bourgeois arrive,
+portant sous le bras son poisson qu’il dépose
+par terre. Il se couche auprès, du
+côté de la tête ; Karagouz survenant se
+couche du côté de la queue. Inquiet, le
+bourgeois surveille Karagouz. Mais Karagouz
+dort, Karagouz ronfle ; le bourgeois
+rassuré croit pouvoir s’absenter un instant,
+et sort, laissant le poisson à la garde des
+étoiles. Quand il revient, accompagné
+d’amis qui veulent admirer son achat, Karagouz
+a enlevé le poisson ; il s’est mis à
+la place, étendu sur le dos, et vous devinez
+ce que les bourgeois flairent dans la nuit
+sombre, en croyant flairer un thon nouvellement
+pêché. Première bataille, à la
+suite de laquelle Karagouz reste maître du
+terrain, non sans avoir, selon ses habitudes,
+passé l’ennemi vaincu au fil de son
+étrange épée.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Quatrième acte et deuxième bataille,
+cette fois-ci avec le nègre, qui veut que
+Karagouz rende le poisson. Le nègre est
+tué. Karagouz le traîne devant la porte du
+bourgeois. Le bourgeois, qui ne tient pas
+au compromettant voisinage d’un cadavre,
+traîne à son tour le nègre devant la porte
+de Karagouz. On trimballe un bon moment
+ce malheureux nègre. Enfin, on s’arrête à
+une transaction : le nègre sera placé au
+milieu de la rue, à égale distance des deux
+maisons. Karagouz mesure le terrain, avec
+quelle aune étrange, ô Mahomet ! Mais
+comme il ne se pique pas de grande suite
+dans les idées, ou plutôt comme il médite
+d’autres farces, une fois le bourgeois parti
+il se substitue au nègre qu’il fait disparaître.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Cinquième et dernier acte. Les femmes
+prévenues entourent Karagouz qu’elles
+prennent pour le nègre mort. Elles poussent
+des you ! you ! plaintifs ; elles entonnent
+des chants funèbres. Soudain le mort se
+redresse : ce n’est pas le nègre, c’est Karagouz,
+c’est l’ennemi ! Moins fort contre les
+femmes que contre les hommes, Karagouz
+se voit sur le point de subir le sort d’Orphée.
+Assailli, déchiré, griffé, mordu au nez et
+encore ailleurs, l’infortuné reste sur le carreau,
+gémissant et crachant dans ses mains
+« prt… prt… prt… » pour oindre ses
+blessures. Des Juifs arrivent et veulent
+l’enterrer. Ils le placent sur une litière, et
+ce sont des lamentations nasillées en hébreu,
+des <i>amin</i> et des <i>adonaï</i> dont l’imitation
+très comiquement caricaturée fait beaucoup
+rire les spectateurs. Déjà le convoi
+s’est mis en marche quand tout à coup Karagouz
+se dresse, farouche ! Emporté par
+son éternelle idée fixe, il déshonore en les
+poussant vers la coulisse ceux qui venaient
+l’ensevelir.</p>
+
+<p>Le cadre reste un instant vide ; puis Karagouz
+réapparaît, mais un Karagouz
+énorme, idéal, dix fois plus grand que dans
+la pièce, le Gargantua des Karagouz.
+Gambadant et gesticulant en vrai polichinelle
+sémite, il baragouine un chant triomphal.
+La lampe s’éteint, la farce est jouée !</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Toutes les pièces se ressemblent un peu
+et se terminent invariablement par une
+bousculade de Juifs venus, selon la tradition
+qui remonte à Tobie, pour ensevelir
+Karagouz. Ces Juifs ont de longues houppelandes,
+des chapeaux et la barbe en pointe.
+Ils étaient peut-être ainsi autrefois. Mais
+aujourd’hui les Israélites de Tunis et de
+Sousse portent le costume oriental, le turban,
+la djebba brodée et d’élégants souliers
+vernis traînés en galoche. Plusieurs ont
+adopté l’habit européen, et, encadrant de
+favoris leurs grasses et intelligentes figures,
+ils se donnent sans effort, aux Bourses de
+Marseille ou de Paris, le type du financier
+moderne.</p>
+
+<p>On joue plusieurs pièces dans la même
+soirée. Pour quelques caroubes supplémentaires,
+nous nous sommes offert le luxe
+de voir successivement : <i>Karagouz à la
+maison des fous</i> (car, malgré le respect religieux
+dont les musulmans entourent les
+pauvres d’esprit, il y a des maisons de fous
+en Tunisie), et <i>Karagouz père de famille</i>.
+Dans cette dernière comédie nous assistons
+à une scène d’accouchement du naturalisme
+le plus pur. Rien n’y manque : le lit dressé
+en hâte, les hauts cris, les encouragements
+des matrones, et un petit Karagouz qu’on
+voit naître déjà bruyant, déjà féroce et
+joyeux, et abondamment pourvu déjà,
+malgré son jeune âge, de tous les avantages
+paternels. Ne connaissant pas l’arabe, évidemment
+bien des finesses ont dû nous
+échapper. Mais la pantomime suffit à faire
+suivre les grandes lignes de l’intrigue ; et
+même un profane comme nous est frappé
+du talent spécial de l’acteur pour reproduire
+les bruits extérieurs, les cris de la
+foule, pour varier son parler, sa voix et
+son accent suivant l’âge, le sexe et la nationalité
+du personnage en scène.</p>
+
+<p>Il serait à désirer que quelque traducteur
+homme d’esprit recueillît et publiât
+en belle édition le répertoire de Karagouz.
+Mais où trouvera-t-on ce Nodier orientaliste ?</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La série des représentations terminées,
+l’impresario a bien voulu nous introduire
+dans ses coulisses, et nous avons pu admirer,
+en bel ordre tout autour du mur,
+les pantins et les accessoires découpés, articulés,
+et fixés au bout de petits bâtons.
+Ces bâtonnets manœuvrés horizontalement
+remplacent nos ficelles. L’opérateur, debout
+sur un tabouret, appuie à plat la
+silhouette en carton sur la toile éclairée,
+et les bâtonnets sur sa poitrine. Il a ainsi
+les deux mains libres et peut faire mouvoir,
+comme en tricotant, les jambes et les bras
+de plusieurs marionnettes à la fois. Nous
+recommandons aux amateurs d’ombres chinoises
+ce procédé commode et ingénieux.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c15" title="MONASTIR. — LES RUINES DE LEPTIS">MONASTIR<br>
+<span class="small">LES RUINES DE LEPTIS</span></h2>
+
+
+<p>Agréable surprise : l’agent de la Compagnie
+transatlantique, — c’est là décidément
+une fort aimable compagnie, — a
+mis pour toute la journée de demain sa
+chaloupe à notre service. On s’en ira par
+le chemin bleu, un peu plus au sud, jusqu’à
+Monastir. Ce départ improvisé, à la barbe
+d’un soleil de feu, prend le charme d’une
+évasion.</p>
+
+<p>Rendez-vous avec mon frère, le consul
+et l’aumônier militaire, sur l’appontement,
+dès la première heure. Mais l’abbé n’est
+pas là, l’abbé retarde, et nous avons tout
+loisir en l’attendant de boire plusieurs tasses
+de café maure, tandis qu’une escouade de
+pêcheurs tirent un filet immense, barrant
+la baie, aux mailles duquel des poissons
+reluisent accrochés. Enfin, un grand rond
+blanc apparaît dans l’ombre de la porte de
+mer, et nous reconnaissons le couvre-chef
+de l’abbé, hygiénique compromis entre le
+casque en sureau et la coiffure à larges
+bords qui sied aux ecclésiastiques.</p>
+
+<p>Le ciel est gris clair, ce qui nous change
+un peu de l’éternel azur. Invisible et présent
+comme Agrippine aux conseils de
+Néron, le soleil, sans réussir à nous incommoder,
+avive de reflets la transparence des
+nuages.</p>
+
+<p>La traversée ne dure guère que deux
+heures. A peine le temps de perdre de vue
+le sablonneux rivage de Sousse, et tout de
+suite un autre rivage apparaît, solide, relevé
+en falaise, avec des anfractuosités
+fraîches où chante la vague.</p>
+
+<p>Trois îles, un cap ; sur le cap, un marabout.
+Monastir est derrière. Mais on ne
+trouverait pas assez de fond dans la passe
+étroite qui sépare le cap d’avec les îles, et
+force nous est de les doubler. Cette circumnavigation
+est d’ailleurs pittoresque. L’île
+la plus avancée en mer nous apparaît déchiquetée,
+rongée, corrodée, comme si les
+flots, depuis mille ans, avaient éclaboussé
+ses rocs de gouttes d’eau-forte. Celle du
+milieu, large et plate, porte une habitation.
+La troisième, l’île Tonnara, où fut jadis
+une madrague, se dresse comme un bloc
+de grès rouge troué d’autant de grottes
+qu’une ruche aurait d’alvéoles. Une de ces
+grottes, — probablement creusées, de
+main d’homme au beau temps de la piraterie, — a
+sa légende : on l’appelle « le
+Bain de la Princesse ». Notre chaloupe la
+rase de si près que nous voyons à son plafond
+frissonner les reflets ensoleillés de
+l’eau.</p>
+
+<p>Ici, comme partout le long de cette côte,
+depuis les Romains veuve de ses ports, il
+faut jeter l’ancre à quelques encablures au
+large. La mer, pénétrée de lumière et
+transparente sur un fond d’algues et d’éponges,
+est, autour de la barquette qui
+vient nous prendre, d’un vert clair et fin à
+s’y tailler des émeraudes ; un peu plus loin,
+par nuances insensibles, elle devient d’un
+bleu intense à faire croire que des contrebandiers
+ont noyé là une cargaison d’indigo.</p>
+
+<p>Au bord de la mer, des femmes lavent.
+Monastir est sur la hauteur. Nous y grimpons
+par quelque chose qui rappelle un
+sentier, à travers les tombes ruinées de
+l’éternel cimetière arabe. Les remparts
+barbouillés de chaux, avec le cou noir des
+canons qui passe, ont l’air suffisamment rébarbatif ;
+mais, autour, il y a des maisonnettes
+à terrasse et de petites bastides musulmanes
+dans des clos de figuiers d’Europe
+et de dattiers.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La rue principale est propre et large. On
+y remarque un certain nombre de belles
+maisons qui laissent voir par les fenêtres
+de leur rez-de-chaussée de grands magasins
+frais et voûtés que portent de forts
+piliers. Le premier aspect est celui d’une
+ville commerçante et riche. C’est sans
+doute à cause de cela et de leur aptitude
+à gagner l’argent que les gens de Monastir
+passent pour avares. Il y a des histoires
+sur eux. Ainsi on raconte que, chez
+le barbier, les gamins qui se font raser la
+tête payent en nature avec un œuf. Un
+marchand ambulant venu de Sousse, ayant
+voulu introduire la mode de gâteaux nouveaux,
+se vit chasser, comme corrupteur
+des mœurs, par la population irritée. Ce
+sont là, d’ailleurs, méchancetés assez ordinaires
+entre petites villes rivales.</p>
+
+<p>N’allez pas croire, cependant, que tout
+pittoresque ait disparu. A peine arrivé, je
+m’arrête devant un coquet minaret sculpté,
+ciselé, avec des entrelacs et des quadrillages,
+et je remarque plusieurs portes
+arabes, très vieilles, encadrées de fines
+colonnettes, dont le fer à cheval s’agrémente
+d’ornements en dents de scie. Le tout taillé
+librement, à plein ciseau, dans un grès jaunâtre
+particulier au pays, qui doit être le
+même que celui où se creusent les grottes
+de l’île Tonnara. Nous faisons avec mon
+frère le rêve d’emporter la moins effritée
+de ces portes et de l’incruster, fantaisie
+maugrabine, à Sisteron, dans notre cabanon
+des Oulettes, cubique et blanc comme
+les maisonnettes d’ici. Cela ne coûterait
+pas cher, le transport par mer de quelques
+pierres !</p>
+
+<p>Déjà l’invasion européenne se fait sentir,
+mais la couleur locale tient bon encore.
+Dans un café tout neuf, qui n’a de maure
+que le nom et dont les murs, dans l’attente
+de nos soldats et de nos colons, se décorent
+de criardes chromolithographies, nous découvrons
+derrière un banc un scorpion
+noir d’assez belle taille. On veut l’écraser ;
+un paysan s’approche, le réclame en riant,
+souffle dans le creux de sa main, pose
+dessus le hideux insecte et l’emporte. Cet
+agriculteur basané fait partie, paraît-il,
+d’une confrérie d’Aïssouas. On trouve ici
+des Aïssouas dans tous les bourgs et
+villages ; c’est un peu comme les Pénitents
+en Provence.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Déjeuner chez M. Hirisson, directeur
+du télégraphe et notre agent consulaire.
+Après déjeuner, en manière de promenade
+digestive, nous allons visiter la forteresse
+sous la direction du fidèle Sala, un Tunisien
+turco, qui a rapporté de Crimée d’inguérissables
+rhumatismes, et qui nous précède
+en boitant, le turban abrité d’un
+parasol.</p>
+
+<p>Sous la porte, les soldats du Bey, le
+jasmin à l’oreille, tricotent. Dans la cour
+carrée, éblouissante de soleil, nous voyons
+aux grilles d’une fenêtre des têtes tristes
+de prisonniers. Autour, — car toutes les
+kasbahs de Tunisie se ressemblent, — règne
+une terrasse fortifiée où l’on accède,
+non par des escaliers, mais par une large
+rampe à pente douce. Des figuiers d’Europe,
+des grenadiers et des rosiers y
+poussent, Allah sait comment ! en pleine
+chaux, s’alignant entre les canons sur l’esplanade
+maçonnée. Sala exige encore que
+nous montions à la tour. Sala n’a pas tort :
+la vue qu’on a du haut de la tour est merveilleuse.
+A nos pieds, Monastir, blanche
+et muette, coupée de jardins. D’un côté, la
+Méditerranée et les îles ; de l’autre, et plus
+loin que l’horizon, une mer de verdure
+sombre : l’interminable forêt des oliviers
+du Sahel.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>M. Hirisson est un enragé d’archéologie.
+Il a chez lui un vrai musée : des dalles tombales
+romano-chrétiennes du <small>III</small><sup>e</sup> ou <small>IV</small><sup>e</sup> siècle,
+avec dessins et inscriptions en mosaïque ;
+puis, toutes sortes de menus objets : des
+urnes, des coupes en argile, des fioles lacrymales
+dont le verre s’est admirablement
+irisé dans le sec terrain de la Byzacène ;
+que sais-je encore ? des anneaux, des colliers,
+des aiguilles d’ivoire, et tout un assortiment
+de ces figurines naïvement impudiques que
+les dames romaines portaient au cou.</p>
+
+<p>— Prenez, mais, prenez donc ! tout près
+d’ici, à Lempta, on en découvre tant qu’on
+veut.</p>
+
+<p>A Lempta, sur l’emplacement de l’ancienne
+Leptis Minor, M. Hirisson a entrepris
+des fouilles pour son compte et les
+conduit avec une ardeur et une intelligence
+que n’ont pas toujours les savants en mission.
+Nous pourrions aller jusqu’à Lempta ;
+la chaleur est presque supportable ; l’ex-turco
+sait conduire, et le khalifa se fera un
+plaisir de nous prêter sa carrossa.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Nous voilà chez le khalifa, beau vieillard,
+souriant et fort, portant le turban vert, une
+robe de soie rouge, et que nous trouvons
+dans son salon, en train de rendre la justice.
+Étrange, ce salon, mi-parti de greffe
+et d’alhambra, d’où s’exhale une double
+odeur d’Orient et de patrocine. Des plafonds
+sculptés, des tapis, des coussins aux
+vives couleurs ; et, à côté, l’odieuse table
+en bois noir, un encrier, des registres, et
+des papiers froissés dans un coin. Ici, les
+huissiers écrivent leur grimoire de droite
+à gauche, avec un roseau taillé au lieu de
+plume, mais ce sont tout de même des
+huissiers.</p>
+
+<p>Cependant, le khalifa radieux, car il est
+grand ami de la France, nous offre, — non
+sans s’excuser, à cause du Ramadan de
+n’en point boire, — un verre d’orgeat à
+la mode arabe, très blanc, très frais, très
+sucré, très parfumé de fleur d’oranger. Je
+me rappelle avoir bu, dans son atelier de
+la rue Lepic, une mixture analogue que
+Ziem, en gourmet orientaliste, fabriquait
+avec des graines de melon pilées.</p>
+
+<p>La carrossa est prête ; nous y montons
+avec l’abbé. Un négociant français du pays,
+qui veut être de la partie, amène un char
+à bancs où M. Hirisson prend place. Le
+consul s’est procuré un cheval et fera la
+fantasia aux portières.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>On s’en va trottant par une grève stérile,
+reluisante de cristaux et bordée d’une
+écume lourde et saline, le long de chotts
+ou étangs en chapelets que sépare de la
+vraie mer un ruban de sable où poussent
+des palmiers.</p>
+
+<p>Puis, nous tournons à droite pour nous
+enfoncer dans les cultures. La route se
+dessine et se rétrécit. Elle court maintenant
+entre les deux classiques levées de terre
+rouge que surmonte une haie. Les aloès en
+fleur dressent dans le ciel d’un bleu
+éblouissant leurs hampes rigides, pareilles
+à des candélabres de métal, et les figuiers
+de Barbarie leurs raquettes couleur de
+cendre sur la tranche desquelles les nouvelles
+pousses sont posées comme des papillons
+d’or.</p>
+
+<p>Près d’une colonne couchée, deux chapiteaux
+corinthiens, énormes et d’un travail
+admirable, indiquent qu’il faut s’arrêter.
+Plus bas, à côté d’un déblai pétri de verre
+et de poterie, sont des tombes en mosaïque
+extraites de la veille, dont, au grand désespoir
+de M. Hirisson, la main sacrilége
+d’un gamin arabe a, pendant la nuit, avec
+un caillou pour outil, déchaussé déjà
+quelques cubes bleus. Dans la tranchée de
+la fouille, qui a un demi-mètre de profondeur,
+d’autres tombes, des sols stuqués
+apparaissent, mêlés à des fragments d’urnes,
+à des débris de lampes.</p>
+
+<p>En plein dans les champs, émergent des
+pans de murs, des ruines d’aqueducs et de
+maisons. Un guerrier en marbre blanc, gigantesque
+et décapité, reste debout, solitaire,
+au milieu d’un chaume.</p>
+
+<p>Chacun va à sa fantaisie, improvisant
+des découvertes. Pour ma part, je gravis
+un petit monticule conique et tronqué
+comme un cratère de volcan, qui se trouve
+être l’amphithéâtre. Le cratère s’évase en
+coupe. Entre les buissons et les herbes, on
+reconnaît des restes de couloir, les loges,
+les gradins. Un groupe de vieux oliviers
+occupe le rond de l’arène.</p>
+
+<p>Près d’un puits maçonné de pierres antiques,
+le consul a ramassé un angle de
+corniche portant en creux profond des
+lettres latines. L’abbé me montre des
+lames de verre fondu, un petit lingot de
+cuivre ou d’or qui fut sans doute une médaille.
+Tout cela prouve abondamment que
+Leptis a dû périr dans un incendie.</p>
+
+<p>Nos joies archéologiques épuisées, nous
+regagnons les voitures en suivant à travers
+de maigres roseaux le lit, pour le quart
+d’heure desséché, de l’Oued el-Souk. La
+ville autrefois bordait ces deux rives jusqu’à
+la mer. Aujourd’hui encore, comme
+le nom d’Oued el-Souk l’indique, la tradition
+y perpétue un marché.</p>
+
+<p>Des Arabes à bonne figure de paysan,
+des polissons gardeurs de chèvres, tête
+nue, les cheveux roussis, nous accompagnent,
+sympathiques et visiblement heureux
+du plaisir que nous manifestons. Ils
+cueillent des figues et nous les offrent. Je
+veux leur donner quelque monnaie, ils la
+refusent. Mais ils acceptent des cigarettes,
+qu’ils fumeront ce soir quand le canon du
+Ramadan aura tonné.</p>
+
+<p>« … Voyez-vous, disait M. Hirisson,
+rien n’est plus simple que de réussir des
+fouilles. Seulement, il faut tomber sur les
+ruines d’une ville qu’aucune autre ville
+n’ait remplacée ; sans quoi la ville nouvelle
+est construite avec la démolition de l’ancienne.
+C’est ainsi que Tunis a fait de
+Carthage sa carrière à moellons et à chaux,
+et que Kairouan pour ses mosquées n’a
+pas laissé pierre sur pierre des temples de
+Sabra. Les savants devraient tenir compte
+de ces choses. Leptis par bonheur n’a que
+Lempta pour proche voisin, et Lempta est
+un petit village qui n’a jamais trop abusé
+de la bâtisse… »</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Nous arrivons à Lempta vers cinq heures.
+Les habitants, en paisibles villageois,
+causent de choses et d’autres à l’entrée du
+village, dans la fraîche brise de mer qui
+commence à souffler. Ils nous entourent,
+nous saluent. Le cheik, maire et riche
+homme du pays, prévenant, beau parleur,
+l’œil plein de finesse, manœuvre pour
+nous accaparer et nous faire seul les honneurs
+de la localité par lui administrée.</p>
+
+<p>D’abord, il veut nous montrer la maison
+qu’il habite avec ses deux femmes. A
+vrai dire, depuis longtemps j’avais fort
+envie de pénétrer dans un de ces rustiques
+intérieurs.</p>
+
+<p>Une porte charretière au fond d’une
+impasse, puis une grande cour commune
+entourée de petits logis en rez-de-chaussée
+qu’occupent différents ménages, avec un
+hangar, un puits dans l’angle, et trois dattiers
+entre les troncs desquels sont tendues
+des ficelles où pendent des poulpes en train
+de sécher. C’est là que le soir on enferme
+les bestiaux. Nous attendons la clef ; une
+des femmes, prévenue, l’apporte et nous
+introduit dans une chambre étroite et toute
+en longueur, sans fenêtres, mais blanche
+et reluisante de propreté. Le mur est tapissé
+de petites assiettes et soucoupes
+peintes, italiennes ou du pays, au milieu
+desquelles, à la belle place, brille un plat
+de Sarreguemines. A gauche, cachée d’un
+rideau, l’alcôve et son divan recouvert de
+nattes ; à droite s’alignent, dans un ordre
+parfait, de grands paquets de laine lavée,
+des jarres où sont le blé, l’orge et l’huile.
+Par terre : une quenouille toute garnie,
+tombée avec son fuseau à côté d’une de
+ces hautes lampes en poterie verte, ornement
+obligé des maisons arabes. La femme
+se tient debout derrière le battant de la
+porte, un peu dans l’ombre et non voilée.
+Elle est brune et maigre, vieillie avant
+l’âge ; elle nous regarde d’un air timide et
+curieux.</p>
+
+<p>Nous sortons, nous suivons le sable de
+la plage semée d’éponges et d’os de seiche,
+ourlée du côté des champs par un tapis
+d’herbes rampantes, à feuillage gras et
+menu qu’étoilent de petites fleurs d’un
+violet bleu très tendre, pareilles aux myosotis
+et aux véroniques. Cette promenade
+a un but : notre nouvel ami ne nous tient
+pas quittes, et il s’agit de visiter son jardin.
+Des vignes en rangées, aux feuilles solides
+et drues quoique déjà rougies sur les bords
+par la sécheresse ; des grenadiers et des
+dattiers ; des tomates, des laitues, des jasmins,
+des roses ; un amusant fouillis de
+fruits, de légumes et de fleurs, au milieu
+duquel, avec des pierres blanches arrachées
+aux ruines, le propriétaire se fait bâtir
+une maison où il compte être heureux
+et dont il explique le plan, non sans orgueil.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il serait temps de repartir. Mais nos
+deux cochers, qui ont sans doute flairé le
+couscouss des hôtes, déclarent qu’il serait
+déraisonnable de se mettre en route sans
+manger. D’un autre côté, bons musulmans,
+ils ne peuvent, à cause du Ramadan, manger
+avant sept heures. Ce serait peine perdue
+que d’essayer de les convaincre. D’ailleurs
+nos deux gaillards ont eu, au préalable,
+la précaution de dételer les chevaux.</p>
+
+<p>Peu tentés par la cuisine indigène et
+comptant dîner à Monastir, nous ne voulons
+accepter qu’une tasse de moka et des
+raisins comme apéritifs. On nous conduit
+près d’une tente en poil de chameau,
+dressée sur le rivage à l’abri de l’ourlet
+bas des dunes et au fond de laquelle luit un
+petit feu. Des nattes ont été étendues sur
+le sable. Le cheik et quelques seigneurs
+d’importance s’y installent en notre compagnie.
+Le reste du village, hommes et enfants,
+reste à distance.</p>
+
+<p>Raisins exquis, moka parfumé, eau très
+fraîche dans la gargoulette ; mais cela nous
+ennuie d’être ainsi seuls à festoyer.</p>
+
+<p>Tout à coup le bruit assourdi d’un coup
+de canon nous arrive. J’offre un cigare au
+cheik qui, sans refuser, le pose à côté de
+lui sur la natte : « C’est le canon de Sousse,
+en avance de cinq minutes ; il faut attendre
+le vrai canon, celui de Monastir. » Attendons
+cinq minutes ! Deuxième coup, plus
+rapproché, arrivant par-dessus le golfe.
+Aussitôt les cigares flambent, les petites
+pipes s’allument, on fait circuler les assiettes
+de raisins et les tasses. Deux enfants,
+deux frères, le plus grand s’appuyant
+sur l’épaule du plus petit, assurés et beaux
+comme deux jeunes Romains, l’un en toge
+blanche, l’autre tout de rouge habillé,
+s’approchent et regardent. Des cris aigus
+arrivent du côté des maisons ; nos hôtes
+sourient : « Ce n’est rien, une querelle de
+femmes !… »</p>
+
+<p>Puis un grand silence à peine accentué
+d’un frisson de palmier, d’un soupir de
+vague, tandis que trois flamants roses
+passent sur le ciel, fuyant l’ombre et la
+nuit qui déjà enveloppent la mer, et volant
+éperdus, pattes en arrière, vers l’illumination
+pourpre du couchant.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Comme il fait tout à fait noir par les
+chemins, on est revenu en longeant la
+plage où flotte un reste de clarté. C’est un
+voyage plein d’imprévu. Les roues dans
+l’eau, toujours à la veille d’une culbute,
+et n’ayant pour nous guider que les genoux
+des chevaux ruisselants de phosphorescence,
+nous cheminons à l’aveuglette,
+moitié trottant, moitié nageant. Peu brave
+aussitôt qu’il fait nuit, de loin en loin le
+cocher du khalifa hèle Sala pour se donner
+du courage. Sala lui-même ne semble pas
+fort rassuré. A droite, par delà les chotts,
+comme en pleine mer, brille une lumière.
+C’est la maisonnette de Sala dans la langue
+de terre où sont les palmiers. Sala devait
+y rentrer ce soir, comme tous les soirs, à
+gué sur son âne ; la femme l’attend : mais
+il est trop tard, il fait trop noir, Sala couchera
+à Monastir.</p>
+
+<p>Nous arrivons sous les remparts juste
+au moment de la fermeture des portes. Les
+habitants prennent le frais devant leurs
+maisons, pêle-mêle avec des chameaux
+couchés qui passent ainsi la nuit au grand
+air.</p>
+
+<p>Cette fois encore, le hasard nous ménageait
+une surprise. Là-bas tout à coup, en
+face des souks, au bout de la ville, éclate
+un bruit d’instruments. Des torches apparaissent
+au tournant, et la rue subitement
+incendiée nous montre une foule qui se
+presse, les terrasses et les balcons chargés
+de costumes multicolores, tandis que là-haut,
+dans le ciel bleu pailleté, la couronne
+de lampions du minaret brille doucement.
+C’est un cortége, un mariage. Les
+pauvres gens d’ici attendent volontiers
+pour se marier que les figues des haies,
+ayant achevé de mûrir, fournissent le repas
+de noces. Au milieu d’un assourdissant
+vacarme de galoubets, de musettes, de
+taraboukas, que domine le ronflement continu
+d’un grand tambour plat, semblable à
+un van et dont trois cordes tendues augmentent
+la résonnance, le fiancé s’avance
+entouré de ses amis, de ses parents, entre
+deux lignes d’enfants qui, portant chacun
+une bougie, se tiennent tous ensemble par
+la main, ce qui fait une pittoresque guirlande
+de petits turbans et de flammes vacillantes.
+Le fiancé marche les yeux fermés
+et ne doit les ouvrir sous aucun prétexte ;
+la coutume exige qu’il aille ainsi
+jusqu’à la maison de sa fiancée. Des camarades,
+pour lui donner courage, brûlent
+des parfums sous son nez et répandent du
+café devant ses pas. On prend ici le mariage
+au sérieux ! Jamais je n’oublierai,
+dans le flamboiement des couleurs, parmi
+les cris, les musiques, ce grand jeune
+homme pâle, maigre, la figure comme
+morte d’émotion.</p>
+
+<p>A minuit, paraît-il, les femmes accompagneront
+la fiancée avec des cérémonies
+analogues. Mais la chaloupe attend depuis
+six heures, il va bientôt en être dix ; il s’agit
+de manger un morceau sur le pouce et
+de sortir de Monastir, presque à quatre
+pattes, par une poterne basse, écroulée,
+que nous ouvre à grand renfort de verrous
+poussés et de chaînes un soldat tunisien
+endormi.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Au retour, la mer scintillante et blonde,
+toute en phosphore, brisée par la proue,
+fouettée par l’hélice, éclabousse de lueurs
+la chaloupe et nous donne l’illusion de naviguer
+sous les étoiles dans une tempête de
+rayons de lune. Nous nous taisons. En
+effet, à quoi bon parler ? Il me semble que
+je viens d’assister à une féerie, et qu’entre
+les enchantements d’aujourd’hui et les réalités
+de demain, la nuit retombe comme
+un grand rideau en claire étoffe orientale,
+lamée d’argent, semée de points d’or.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c16">NOCES MAUGRABINES</h2>
+
+
+<p>La tête encore pleine de nos impressions
+d’hier, on cause en déjeunant mariages
+tunisiens, — pittoresque des cérémonies,
+singularité des coutumes — et, comme le
+comique se mêle à toutes choses, on s’égaie
+de l’aventure arrivée naguère au vieil Hamouda
+qui eut deux torts, paraît-il : d’abord
+de se mettre en colère contre sa jeune
+femme Aïché, puis de vouloir la répudier,
+et la répudiant, d’employer la deuxième
+formule.</p>
+
+<p>Avec la première, où le nom de Mahomet
+n’est prononcé qu’une fois, il y a
+moyen de s’arranger : l’époux, si les regrets
+viennent, peut dès le lendemain,
+reprendre l’épouse que, la veille, il a renvoyée.
+Avec la deuxième formule, c’est
+plus grave : Mahomet y est attesté trois
+fois, ce qui fait de la chose un serment
+aussi inviolable que celui des Dieux grecs,
+alors qu’ils avaient juré par le Styx.</p>
+
+<p>A moins cependant — et c’est là l’originalité
+de la coutume tunisienne — à
+moins que la femme se soit remariée dans
+l’intervalle et qu’un nouveau mari l’ait à
+son tour répudiée, auquel cas l’ancien a
+parfaitement le droit de l’épouser encore,
+sans remords aucun, et comme si elle était
+veuve.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Hélas ! Hamouda avait employé la
+deuxième formule, à voix claire, devant
+témoins, et personne, pas même le marabout
+de la Zaouia de Sidi-Giafr, personnage
+des plus vénérés, pas même celui quasi-centenaire,
+qui garde à Kairouan les portes
+de la Mosquée peinte où dort le barbier du
+prophète, dans un tombeau revêtu de brocart,
+sous la lueur de grands cierges roses,
+non, personne ne pouvait désormais empêcher
+que les fatales paroles n’eussent été
+prononcées, ni faire que ce qui était ne fût
+pas.</p>
+
+<p>Et pourtant Aïché n’était pas bien coupable.
+Est-ce un si grand crime, pour qui
+se sait belle, de laisser la brise écarter les
+plis de son voile, montrant aux insolents
+chrétiens, dans cette vision d’une seconde,
+rapide comme un éclair d’été, qu’on a de
+grands et beaux yeux noirs en territoire
+maugrabin, et que les perles de vos dents
+ne redoutent pas le sourire.</p>
+
+<p>D’ailleurs, un repentir sincère ! Aïché
+n’osait plus aller au Hammam, gazouillant
+à l’heure des femmes et bariolé comme
+une volière, ni monter le soir sur les terrasses,
+ni se montrer au cimetière où l’on
+babille en grignotant des gâteaux au sucre
+et des nougats, dans l’air frais qui vient de
+la mer, tandis que le soleil couchant colore
+en rose tendre les murs blanc de chaux des
+remparts.</p>
+
+<p>Et comme elle pleurait, la pauvre petite
+Aïché, cheveux épars, roulée dans des tapis,
+en songeant que bientôt ses parents
+viendraient la reprendre et qu’il lui faudrait
+retourner au village, laissant pour
+celle qu’Hamouda appellerait à lui succéder
+ses bracelets d’argent, son beau collier
+d’ambre, sa djebba en soie mi-partie de
+rouge et de bleu, sa kmedja aux manches
+transparentes, sa farmla richement brodée,
+son casque d’or, ses babouches d’or ;
+sans compter la chambrette à plafond
+sculpté toute revêtue de faïences aux couleurs
+vives, la petite cour entourée d’un
+portique avec un jasmin près du puits, où
+viennent percher les hirondelles.</p>
+
+<p>Hamouda non plus ne s’amusait guère.
+Depuis son acte d’énergie inconsidérée,
+quelque chose positivement lui manquait.
+Il n’avait goût à rien de bon, Hamouda, ni
+aux longues stations silencieuses sous les
+fraîches voûtes du marché couvert quand
+le soleil flambe par les rues, ni aux grêles
+et douces musiques qu’on écoute le soir
+autour des cafés en plein air, ni aux hebdomadaires
+parties d’échecs en compagnie
+de quelque autre paisible bourgeois
+maure, à sa bastide, sous les dattiers, près
+de l’antique noria qui mélancoliquement,
+du matin au soir glougloute et grince.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Aussi quand arriva le jour du marché,
+et que les parents, ayant vendu leur charge
+de pastèques, se présentèrent avec le petit
+bourriquet qui devait ramener Aïché, le
+bon Hamouda eut beau affecter l’impassibilité
+musulmane, et Aïché se voiler, pour
+cacher des larmes à fleur de paupières,
+dans les plis de sa m’laffah de laine blanche,
+on vit bien que ni l’un ni l’autre n’était
+joyeux.</p>
+
+<p>Hamouda parla le premier ; l’homme est
+lâche !</p>
+
+<p>«  — Aïché !…</p>
+
+<p>— Seigneur !…</p>
+
+<p>— Tu t’en vas, Aïché ?</p>
+
+<p>— Je m’en vais puisque tu l’as voulu.</p>
+
+<p>— Sans un baiser d’adieu ?</p>
+
+<p>— De quel droit un baiser, tu n’es plus
+mon mari. »</p>
+
+<p>Néanmoins Aïché — la femme est bonne ! — daigna
+entr’ouvrir la draperie qui l’enveloppait
+et tendre aux lèvres de Hamouda
+une délicieuse petite main rougie de henné
+autour des ongles ; après quoi elle partit,
+sans un mot de plus, au pas de son âne.</p>
+
+<p>«  — Gentille, se disait Hamouda, très
+gentille quoique un brin coquette ! mais le
+moule n’est pas perdu. Au premier jour je
+me chercherai une autre femme ; voici
+justement que les figues vont mûrir. Mes
+invités de cette façon trouveront leur dîner
+servi le long des haies. »</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Et, quand les figues furent mûres, quand,
+autour de chaque champ, aux raquettes de
+tous les buissons, apparurent les fruits innombrables
+pareils à des pelotes de soie
+jaune où resteraient quelques aiguilles,
+plein de désirs, presque consolé, alors
+Hamouda se mit en quête.</p>
+
+<p>Il était riche, vert encore, les fiancées
+ne lui manquèrent point. Mais quoique une
+longue expérience, indispensable dans ces
+pays, lui permît d’induire au simple
+examen d’un coin de cil ou d’un bout de
+poignet les beautés cachées d’une femme ;
+et malgré les renseignements de rusées
+commères dont c’est le métier, renseignements
+enthousiastes comparant toujours à
+un élégant palmier la taille de la personne
+proposée, et ses seins à un couple de ramiers
+palpitants et blancs avec des becs
+roses, rien, ni renseignements poétiquement
+colorés, ni constatations personnelles, ne
+peut faire oublier Aïché au bon Hamouda.</p>
+
+<p>Si bien qu’un jour, après une interminable
+et mystérieuse conversation avec le
+voisin Mourad, riche marchand d’huiles,
+Hamouda enfourcha sa mule, et, trottant
+sous les oliviers, son bouquet de jasmin à
+l’oreille, gagna le village où Aïché vivait
+retirée.</p>
+
+<p>— « Aïché !…</p>
+
+<p>— Seigneur !…</p>
+
+<p>— M’aimes-tu encore ?</p>
+
+<p>— Je m’ennuie ici, au village.</p>
+
+<p>— Ne voudrais-tu pas, Aïché, revoir
+notre petite maison ? Depuis ton départ le
+vieux jasmin ne fleurit plus et les hirondelles
+sont tristes.</p>
+
+<p>— Je voudrais revoir la maison, le
+jasmin et les hirondelles.</p>
+
+<p>— Aïché, les figues vont mûrir, voici la
+saison des mariages, j’ai trouvé quelqu’un
+qui t’épousera pour un jour, et puis après
+te répudiera, afin que nous puissions nous
+marier encore.</p>
+
+<p>— Et ce quelqu’un est ?…</p>
+
+<p>— Un homme honorable, mon voisin
+Mourad.</p>
+
+<p>— Mourad le neveu ?</p>
+
+<p>— Non pas, l’oncle. »</p>
+
+<p>Ici Aïché éclata de rire sous son voile.</p>
+
+<p>— « Mais, il est très laid, le voisin
+Mourad, tout le monde se moquerait de
+moi. Quant au neveu, je ne dis pas non ;
+il est jeune, beau cavalier, en somme un
+mari convenable. »</p>
+
+<p>Vainement Hamouda voulut protester,
+vainement la famille s’interposa, Aïché
+s’obstinait de plus en plus, répétant de sa
+voix câline :</p>
+
+<p>— « Mais qu’est-ce que la chose peut
+donc vous faire, puisque ce n’est que pour
+un jour ! »</p>
+
+<p>Il fallut en passer par son caprice et proposer
+l’affaire à Mourad, le neveu, lequel
+accepta galamment, promettant au surplus
+d’être époux d’Aïché le moins longtemps
+possible et de la répudier au petit jour.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Heureux gredin ! la nuit du mariage,
+quand ses parents et ses amis le conduisaient
+à la maison nuptiale, entre deux
+rangs de torches, avec des musiques, il se
+laissait faire, impassible, cheminant les
+yeux fermés, suivant la coutume ; mais un
+sourire de joyeuse espérance retroussait
+parfois sa lèvre, que déjà un brin de moustache
+ombrageait.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Et le matin — pas très matin pourtant,
+car malgré ses belles promesses, Mourad
+le neveu ne se pressait guère ! — le matin,
+sous le moucharabi de la maison d’Aïché,
+à jour et fleuri d’œillets rouges, devant la
+porte ornée de clous dessinant des fers à
+cheval et des croissants, on put voir le bon
+Hamouda tranquillement assis en habits de
+noces et qui attendait avec ses témoins.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Voilà certes, avec ce décor lumineux,
+ces costumes originaux et le dénouement
+tout trouvé, un superbe sujet d’opérette !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c17">VOYAGE A KAIROUAN</h2>
+
+
+<p>Sousse respire au bord de la mer, Kairouan
+se rôtit en plaine à 50 ou 60 kilomètres
+de là. Mais, entre l’Hadrumète des
+vieux Romains et la capitale des Aglabites
+bâtie par Okbah-ben-Nafi l’an 55 de l’hégire,
+entre le port barbaresque et la Mecque
+maugrabine, se dresse un vaste plateau
+relevé sur les bords, légèrement
+creux à son milieu, et dont l’étendue mouvementée
+représente assez bien le fond
+d’une immense coupe argileuse gondolée
+au feu par endroits. D’où, sans compter la
+grande montée en partant de Sousse et la
+grande descente aux approches de Kairouan,
+une série non interrompue de montées
+et descentes supplémentaires qui ne
+contribuent pas peu, comme on va le voir,
+au pittoresque du voyage.</p>
+
+<p>Ce voyage, naguère encore difficile et
+coûteux, n’a plus aujourd’hui, grâce au
+gentil joujou qui s’appelle le chemin de
+fer Decauville, rien de particulièrement
+héroïque.</p>
+
+<p>Muni de mon autorisation galamment
+accordée par le colonel Corréard, représentant
+l’autorité militaire, je me transporte
+de grand matin tout près des chantiers
+d’alfa, à la gare, où déjà sont rendus
+un certain nombre d’officiers et de soldats.</p>
+
+<p>Je prends place, moi cinquième et dos à
+dos avec un capitaine et un intendant,
+dans un petit wagonnet ouvert, à roues
+très basses, qui roule au bas du sol sur de
+petits rails très rapprochés : quelque chose
+comme le tramway miniature qui mène de
+la Porte Maillot au Jardin d’Acclimatation.
+Seulement, ici la course sera plus longue ;
+parti à l’aube, nous n’arriverons qu’après midi.
+Il est vrai qu’on ne fait pas mal de stations
+en route : au camp de l’oued Laya, à
+la redoute du col d’El-Onk, à Sidi el-Hani,
+à l’oued Zeroud… et je ne parle pas des
+stations accidentelles causées par les déraillements
+et les rencontres.</p>
+
+<p>Le train réglementaire se compose de
+trois véhicules qui doivent toujours garder
+entre eux une distance de 50 mètres, soit
+un wagonnet pour les officiers, un autre
+pour les simples soldats et une plate-forme
+réservée aux bagages, au milieu desquels,
+jambes croisées, s’installe un Arabe, le
+chef de la police de Kairouan, venu pour
+témoigner devant le conseil de guerre dans
+une affaire d’assassinat. Wagonnets et
+plate-forme sont traînés chacun par deux
+chevaux galopant sur le côté de la voie,
+avec un artilleur en manière de postillon.
+A l’avant de chaque voiture, se tient un
+soldat de la ligne, la main sur un frein
+qu’il est toujours prêt à serrer. La précaution
+n’a rien d’inutile ; car, aux descentes,
+on décroche la chaîne d’attelage,
+et les chevaux continuent à galoper libres,
+laissant traîner derrière eux, dans un
+nuage couleur chocolat, la chaîne avec son
+palonnier, bientôt dépassés d’ailleurs par
+le wagonnet qui, obéissant à son propre
+poids, dégringole les pentes d’une vitesse
+de plus en plus vertigineuse. C’est un peu
+effrayant d’abord, d’autant qu’en cette saison
+les rails dilatés se soulèvent bout à bout
+et font redouter au voyageur novice un déraillement
+qui semble inévitable. Mais ces
+« flèches » ne sont pas dangereuses, car
+elles s’abaissent sous le wagon emporté
+qui passe, doucement, sans secousse,
+comme le plus souple des ressorts.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Pour atteindre au plateau qui se trouve
+de plain-pied avec la kasbah et les remparts
+du haut de la ville, le chemin de fer
+contourne Sousse entre le cimetière arabe
+qu’il écorne légèrement et les dunes
+blanches où s’adosse la zaouia de Sidi
+Giafr.</p>
+
+<p>D’abord des oliviers, — de quelque
+côté que l’on sorte, c’est toujours les oliviers
+qu’on rencontre, — superbes encore,
+mais trapus et sentant déjà la montagne.
+Puis, à mesure que le train file et que les
+tours de la kasbah s’effacent à l’horizon,
+les oliviers deviennent plus rares ; leur
+forêt s’émiette en bouquets, taches d’un
+vert sombre sur le fond rougeâtre du sol
+soulevé çà et là par des blocs calcaires ;
+vers l’oued Laya, les oliviers finissent, et
+nos soldats campent sous le ciel.</p>
+
+<p>A partir de l’oued Laya, jusqu’à la descente
+sur Kairouan, ce sera toujours le
+même plateau nu laissant voir l’argile du
+sol à travers un feutrage d’herbes sèches.
+Les buissons du jujubier épineux, les
+touffes blondes de l’alfa, de grands fenouils
+et un arbuste bas qui, rôti par le soleil,
+sert ici de bois de chauffage, y dominent
+mais pas de très haut, l’humble peuple des
+graminées. Çà et là, des traces de culture,
+le carré jaune d’un chaume resté sur pied,
+ou bien de larges espaces incendiés après
+moisson à la mode arabe et couverts de
+cendres d’un noir bleu, du milieu desquelles
+se dresse, à peine recroquevillée par la
+course rapide des flammes, la tige d’un artichaut
+sauvage tout praliné et comme
+fleuri d’escargots blancs. Ces grappes
+d’escargots sont les seules fleurs qui réjouissent
+la tristesse du paysage, et, de
+même, la graine duveteuse du chardon
+flottant dans l’air sans brise donne par
+moments l’illusion d’un papillon qui passerait.
+Nul parfum. Le soleil, haut déjà,
+cerne l’horizon de chaudes vapeurs. Au
+loin chemine lentement la fumée d’un
+champ qui brûle.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Pourtant toute vie n’est pas absente. A
+une halte faite, en attendant que les chevaux
+dételés nous rattrapent, au bas d’une
+raide et très longue côte, je remarque des
+fourmis qui processionnent, d’innombrables
+petits lézards surexcités par le
+coup de fouet du soleil ; et, mes instincts
+de collectionneur se réveillant, je capture
+une mante religieuse d’un vert tendre zébré
+de brun, portant deux aigrettes au front,
+mais n’ayant pas les grandes griffes acérées
+des mantes de nos pays ; de plus, un
+magnifique saurien mat et rugueux, à
+large gueule, que nous prenons d’abord
+pour un caméléon, mais qui n’est pas,
+hélas ! un caméléon, vu qu’il lui manque
+une crête au dos et ces yeux mobiles, roulant
+sur pivot, pareils aux deux moitiés
+d’une grosse perle percées en leur milieu
+d’un trou d’aiguille où s’incrusterait un fin
+diamant noir. Le long de la route, le galop
+des chevaux et le bruit des roues font
+lever des tourterelles, des huppes, des vols
+d’alouettes casquées et des compagnies de
+perdrix que, du haut de l’air, un faucon
+guette. Vienne mars, la saison des pluies,
+et en quelques jours la plaine va se couvrir
+de fourrages drus et fleuris où le
+Petit Poucet et ses frères plus grands que
+lui se perdraient dans des forêts de marguerites.</p>
+
+<p>Le sol est fertile évidemment et peut
+redevenir riche par la culture. Il l’était
+bien pour les Romains ! Car, dans ma description,
+j’allais oublier un trait caractéristique
+du paysage : partout des débris
+antiques, ruines de tours, arches d’aqueducs,
+entrées de citernes. A chaque pas,
+dans ce pays aujourd’hui désert, on marche
+sur des cadavres de villes.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Quelques hirondelles annoncent l’approche
+de l’eau. A notre gauche, en contre-bas,
+miroite et danse une immense étendue
+bleue. C’est, — entre le plateau que nous
+parcourons et les montagnes des Souassi,
+violettes, transparentes, comme vaporisées, — la
+grande sebkha de Sidi-el-Hani, desséchée
+en cette saison. Mais tout près,
+sur la droite, voici un marabout au bord
+d’une autre nappe d’un azur moins vague et
+moins flottant. C’est la chapelle musulmane
+de Fekira-Fathma et la sebkha Kelibia,
+lac minuscule. Les poteaux du télégraphe
+traversent le lac ; tout autour, des troupeaux
+font au soleil des ombres noires ; au milieu
+luisent immobiles des milliers de points
+blancs qui sont des flamants endormis.</p>
+
+<p>Déjeuner de conserves chez un mercanti.
+Puis nous visitons le camp, les
+potagers improvisés où déjà des légumes
+poussent et les maisonnettes dont il faut
+admirer d’abord le plafond fait de débris de
+boîtes à biscuits. La boîte à biscuits, dans
+ce pays privé de bois, joue en architecture
+militaire un rôle énorme. Quant à la pierre,
+le camp se trouvant situé sur l’emplacement
+de ruines romaines, on n’a qu’à égratigner
+le sol pour la trouver toute taillée ;
+et deux colonnes de marbre dignes d’un
+palais forment les angles de façade de la
+baraque toute neuve où un jeune sous-officier
+est en train de dresser les comptes
+de sa compagnie.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Nouveau départ : encore la poussière,
+encore les montées, encore les descentes,
+encore les horizons violets, les herbes
+grises, le sol rouge. Du reste, peu d’incidents.
+A la redoute d’El-Onck, sous un
+ricin faisant corbeille devant le corps de
+garde, se promène une tortue mélancolique.
+Désœuvrés, les soldats de ce petit
+poste perdu, en pantalon et blouse de
+toile, vont à la rage du soleil cueillant des
+artichauts sauvages.</p>
+
+<p>Nous arrivons sur le bord extrême du
+plateau, à la lèvre même de la coupe. La
+grande plaine se découvre, bornée au
+lointain par les lignes nettes et noblement
+classiques des monts Zaghouan. Kairouan
+brille au milieu comme une tache blanche.
+On dételle les chevaux encore une fois, on
+lance les wagonnets sur la pente, et, après
+une dernière et plus vertigineuse dégringolade,
+le pays soudain tourne au marécage.
+Mais c’est pour le quart d’heure un
+marécage brûlé où mille crevasses crient
+la soif, avec un enchevêtrement d’oued
+sans eau que les rails franchissent sur des
+ponts de bois. Il reste pourtant là comme un
+souvenir de fraîcheur : on ne voit partout
+que buissons de tamaris et touffes de sauges,
+parmi lesquels sautillent et vivotent
+des myriades de maigres petits crapauds.</p>
+
+<p>Kairouan est encore loin, et nous passons
+une bonne heure, tandis que les chevaux
+du relais final, sentant l’écurie, galopent
+furieusement, à suivre d’un regard
+impatienté le minaret de la grande mosquée
+seul visible maintenant et qui, selon les
+dépressions du terrain, semble jouer à
+cache-cache derrière une ligne de collines
+basses. Enfin Kairouan tout entier nous
+apparaît, avec les tours carrées et les
+dômes, non pas unis comme à Tunis, Monastir
+et Sousse, mais taillés à côtes de
+melon, de ses soixante et quinze zaouias
+ou mosquées.</p>
+
+<p>J’ai la bonne fortune de rencontrer dans la
+gare même le capitaine Longuet, auquel
+me recommande par lettre le capitaine
+Gibault ; et je franchis non sans émotion
+les murs remarquablement décrépis de la
+cité sainte, après avoir traversé d’un pied
+montagnard la chaîne de petites collines
+qui, si longtemps, nous les cachèrent et
+dont je m’explique enfin l’étrange formation
+géologique. Ce sont simplement de
+séculaires dépôts d’immondices ; les Kairouanais
+en sont très fiers et n’aimeraient
+pas qu’on y touchât, les considérant, vu
+leur importance, comme preuve de noblesse
+et d’antiquité pour leur ville.</p>
+
+<p>Après quatorze lieues en plaine, la chaleur
+des rues n’effraye point. Sans vouloir
+entendre parler de sieste, et pour me libérer
+au plus tôt de mes devoirs de touriste,
+je visiterai d’abord cette grande
+mosquée tant vantée qui est comme une
+ville dans la ville avec son enceinte de
+remparts accotés d’épais et lourds contreforts
+pareils à ceux de nos églises du
+<small>XI</small><sup>e</sup> siècle.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>A l’entrée, deux colonnes dont l’énormité
+m’étonnerait ainsi que le contraste de
+leurs proportions classiques et de l’originalité
+tourmentée de l’arc en fer à cheval
+qu’elles portent, si je n’étais édifié déjà sur
+la façon dont les farouches conquérants du
+Maugreb ont compris en architecture l’art
+d’accommoder les restes.</p>
+
+<p>Le « garçon Marabot », comme l’appelle
+le spahi du bureau de renseignements
+que l’on m’a donné pour guide, nous précède,
+sérieux et la clef au cou, dans l’intérieur
+de l’édifice. Un enchevêtrement de
+colonnes que relient des poutres en bois,
+transversales ; un plafond bas ou plutôt
+une collection de petits plafonds bizarrement
+variés et de coupoles, le demi-jour,
+des nattes qui éteignent le bruit des pas,
+çà et là quelques formes blanches prosternées.
+Vue ainsi, la mosquée paraît féerique.
+Il faut la réflexion pour secouer
+l’enchantement et s’apercevoir que ces fûts
+en marbres précieux portent parfois quand
+ils se trouvent trop courts deux chapiteaux
+superposés, et que ces chapiteaux dont
+chacun mériterait une étude à part et dans
+les ornements desquels l’art grec et romain
+semble parfois rejoindre le mystérieux art
+punique, n’ont d’arabe que le badigeon
+blanc qui en empâte les détails. Ces colonnes
+furent volées à des ruines, aux ruines
+de Sabra où il en reste deux encore
+qui saignèrent quand on voulut les renverser,
+dit la légende apportant soudainement,
+comme sur une bouffée d’air de
+France, le souvenir de Musset, de Versailles,
+et de trois marches de marbre rose
+au milieu de ces sauvageries maugrabines.
+L’ensemble pourtant ne manque pas d’une
+certaine grandeur barbare, et sent la prodigalité
+fastueuse du pillard armé, l’improvisation
+de la conquête. Mais l’Orient
+pur s’y révèle surtout dans la chaire ciselée
+curieusement avec une enfantine richesse
+d’imagination ; et aussi, pour ne
+rien oublier, dans les grands lustres de
+bois violemment coloriés, dont les degrés
+en pyramide portent une infinité de vulgaires
+lampions en verre débordant d’huile
+épaisse et mal odorante.</p>
+
+<p>La cour, grand cloître où l’herbe pousse,
+car la ruine se met dans ce monument fait
+de ruines ! s’entoure, elle aussi, des mêmes
+colonnes. Le pavé est tout en débris antiques :
+frises, rosaces, caissons de plafond.
+Sur le mur, à côté de la porte étroite qui
+conduit à l’escalier du minaret, je remarque
+deux inscriptions latines, l’une scellée la
+tête en bas et que je n’essaye pas de lire,
+l’autre parfaitement conservée et portant
+une dédicace à Nerva.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Située hors des remparts, par delà les
+vastes citernes à ciel ouvert pleines d’eau
+croupie où Kairouan s’abreuve, et non loin
+des tombeaux ruinés des rois Aglabites, la
+zaouia de Sidi Sahab, barbier du prophète,
+nous débarbouille fort à propos de cette
+poussière d’antiquités.</p>
+
+<p>Dans l’avant-cour, — est-ce une relique,
+un ex-voto ? — le spahi m’indique en passant
+l’armature en bois d’une de ces logettes
+drapées où s’enferment les femmes
+pour voyager à dos de chameau. Puis une
+porte s’ouvre, et nous voilà dans un vrai
+palais des Génies, plâtre fouillé, faïence
+peinte, verni et brodé comme un coffret.
+C’est bien là la fantaisie fine et l’élégance
+nerveuse de l’art arabe. Un peu ébloui, je
+traverse de petites salles entourées de
+bancs, sans doute des salles d’école, où,
+par les mille ouvertures de dômes repercés
+à jour comme une pièce d’orfévrerie, tombe
+une lumière discrète et fraîche ; et j’arrive
+dans une cour blanche, reluisante, entourée
+de sveltes colonnettes, au pavé recouvert
+de tapis anciens sur lesquels, agenouillés
+et les mains à plat, des fidèles prient. Le
+« garçon Marabot » du lieu nous accueille
+assez maussadement : il est tout jeune, de
+seize à dix-huit ans, et fanatique. Il réclame
+la <i lang="it" xml:lang="it">carta</i>, la permission de visiter signée
+par l’autorité militaire. Nous n’avons pas
+la <i lang="it" xml:lang="it">carta</i>, mais nous insistons, étant dans la
+place, pour pénétrer jusqu’à l’endroit où
+repose le corps du saint. Nous montrons
+un papier quelconque, on pousse une
+porte, on soulève les nattes ; nous pouvons
+faire quelques pas dans l’intérieur de la
+chapelle et contempler derrière ses grilles
+le tombeau, voilé d’étoffes de soie brodées
+d’or, au-dessus duquel sont de gros cierges
+suspendus et des drapeaux en trophée.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Décidément, il fait chaud dans les rues,
+plus chaud qu’à Sousse… J’essaye néanmoins,
+en suivant le côté de l’ombre, d’admirer
+quelques curieux coins de maison :
+c’est, vieille déjà, une construction de style
+étrange, loggia italienne ou <i>souleïaire</i> provençal,
+aperçue tout à coup dans l’uniformité
+des bâtisses arabes ; c’est une
+porte, ancienne aussi, où se reconnaît le
+coup d’outil de l’ouvrier européen qui la
+fit, captif ou bien aventurier renégat. Nous
+traversons le faubourg des Slass, vide à
+moitié dans ses remparts, car les Slass révoltés
+boudent encore derrière les déserts
+salins des sebkhas, là-bas, vers la Tripolitaine.
+Sur le seuil des maisons, des fillettes
+aux grands yeux noirs nous regardent,
+l’air souffreteux, le front tatoué d’une
+croix. La croix et le poisson, symboles
+chrétiens, sont en Tunisie un tatouage très
+commun ; sous la couche de limon musulman
+que l’invasion a déposée, on retrouve
+partout ici à fleur de sol, comme les mosaïques
+à Lempta, la province affolée de
+théologie, la terre d’Augustin et des grands
+hérésiarques.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Désespérant de voir en détail les innombrables
+zaouias ou mosquées de Kairouan,
+je m’étais décidé à n’en plus visiter aucune ;
+mais j’ai le malheur de m’arrêter devant
+une porte au marteau de laquelle sont attachés
+des petits chiffons multicolores, des
+brins de laine et de soie. Aussitôt quelques
+citadins, qui dormaient là roulés dans
+leurs manteaux, se dressent, m’entourent,
+m’expliquent que ces chiffons sont autant
+d’hommages à un santon des plus illustres
+et que cette porte est la porte d’un lieu
+extraordinairement saint. Pendant ce
+temps le « garçon Marabot », qu’on est
+allé avertir, arrive souriant… et nous entrons
+pour faire plaisir au brave homme.</p>
+
+<p>Cette mosquée, célèbre dans les récits
+des voyageurs sous le nom de <i>Mosquée des
+Sabres</i>, n’est pas précisément une mosquée.
+C’est peut-être une zaouia, peut-être un
+marabout, peu importe ! D’ailleurs, impossible
+de déterminer si elle est inachevée
+ou si elle tombe en ruines. Du dehors,
+avec ses sept coupoles à côtes, elle fait
+encore bel effet ; mais à l’intérieur, sous
+les coupoles, on marche dans un détritus
+de plâtras et de briques cassées.</p>
+
+<p>Au fond d’un renfoncement sombre, où
+se dresse une sorte de catafalque en bois
+sculpté, le « garçon Marabot », à la lueur
+d’un cierge, nous fait les honneurs d’un
+étrange musée : des sabres, vrais lingots
+de fer, lourds et courts, dégrossis à peine,
+mais couverts d’inscriptions en creux ainsi
+que leurs poignées et leurs informes fourreaux
+de bois. Tout est ici gravé, brodé de
+caractères arabes : le tabouret sur lequel
+je m’assieds, quatre monstrueux lampadaires
+attendant aux quatre coins qu’on
+les allume, jusqu’à un fût de marbre antique
+couvert de versets du Coran, jusqu’à
+une pipe gigantesque posée sur le tombeau,
+le fourneau vaste comme une marmite, le
+tuyau épais comme le bras. Les bons Kairouanais
+m’insinuent bravement que cette
+pipe est la pipe de Mahomet ; et ceci, après
+bien d’autres choses, éveille en moi le
+soupçon d’une mystification.</p>
+
+<p>Renseignements pris, c’en est une. Habitués,
+nous autres races de chrétiens, à
+l’idée de saints séculairement légendaires,
+nous ne nous faisons pas aisément à la
+conception toute musulmane de saints
+contemporains, voisins et familiers. Or, le
+saint vénéré ici n’est pas mort depuis fort
+longtemps et quelques vieillards à Tunis
+peuvent se rappeler avoir fait avec lui des
+affaires. Son héritier, fils ou neveu, bâtit
+le marabout après sa mort et inventa cette
+admirable spéculation des sabres « écrits »
+et des pipes. Un peu prophète, un peu
+poète, au gré de l’inspiration du jour, il
+improvisait un tas de légendes biscornues
+qu’il donnait à graver par des forgerons et
+des menuisiers à gages. Le tout ne signifie
+pas grand’chose ; mais comme les sabres
+sont énormes, comme les tabourets, les
+chandeliers, les tableaux noirs partout suspendus
+aux murs et les caractères sont
+énormes, cela suffit pour frapper les imaginations.</p>
+
+<p>Les indigènes admirent ; et plus d’un
+naïf officier, plus d’un journaliste suivant
+l’armée, a emporté moyennant un louis ou
+deux, comme une précieuse relique, de
+cette ferraille et de cette ébénisterie dans
+sa malle. Le bonhomme a du reste trouvé
+un moyen fort ingénieux pour exercer son
+commerce sans sacrilége. Il fait croire aux
+Kairouanais, ravis de la bonne farce ainsi
+jouée à ces chiens d’infidèles, que les sabres
+vendus reviennent la nuit se remettre dans
+leurs fourreaux. Et en effet, ils y reviennent ;
+car les forgerons, une fois l’un parti,
+ont bientôt fait d’en forger un autre.</p>
+
+<p>Cet illuminé doublé d’un Gaudissart a
+tout de même prédit l’entrée des Français
+dans Kairouan. — « Les Français entreront
+et vous les aimerez ! » dit textuellement
+une inscription que notre guide nous
+montre en répétant : — « Franzis !…
+Franzis !… » L’inscription est authentique ;
+c’est peut-être à cause d’elle que
+Kairouan ne s’est pas défendue le jour où,
+toute la population couvrant les remparts,
+un cavalier gouailleur vint cogner à la porte
+du pommeau de sa cravache et cria : — « Cordon,
+s’il vous plaît ! » et non pas,
+comme les journaux le racontèrent alors : — « Ouvrez,
+au nom de la France ! »</p>
+
+<p>Entre nous, le Voyant n’eut pas grand
+mérite à prédire ; car l’inscription remonte
+précisément aux environs de 1830, époque
+où les Français ayant abattu après Alger
+le bey de Constantine, ennemi héréditaire
+et pillard par destination des bons et paisibles
+Tunisiens, il y eut pour nous dans
+le pays une explosion d’enthousiasme telle
+que l’armée adopta et conserve depuis la
+tenue traditionnelle des gardes nationaux
+du temps de Louis-Philippe.</p>
+
+<p>Hors de la mosquée, dans un bordj
+abandonné, petit clos ceint de murs croulants,
+hérissé de chardons et qui a un
+bourriquot pour locataire, on veut encore
+me faire admirer trois ancres énormes
+prises sur saint Louis, paraît-il, et apportées
+de Carthage à dos de chameau. Mais
+la pipe m’a rendu sceptique ; ces ancres
+démesurées, dont la présence au sein du
+désert étonne, n’ont sans doute pas plus
+appartenu aux galères de saint Louis que
+les sabres à ses chevaliers et que la grosse
+pipe à Mahomet !</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>On a beau lutter, se défendre, le soleil
+est le plus fort et la sieste s’impose. Résignons-nous
+donc à la sieste. Mais il faut
+auparavant que j’aille présenter mes devoirs
+au colonel commandant le cercle, et
+lui faire viser mon permis de retour.</p>
+
+<p>Le colonel de Faucanberge habite le
+Dar-el-Bey. Comme toutes les kasbah,
+tous les Dar-el-Bey et toutes les entrées de
+Dar-el-Bey se ressemblent. A droite et à
+gauche, quelque chose qui peut être indifféremment
+corps de garde ou prison :
+prison plutôt, car les verrous, énormes,
+se poussent de l’extérieur. Une cour au
+rez-de-chaussée, avec le puits dans un coin
+et des niches qui servaient d’étagères, la
+cour, dans la vie fermée arabe, étant considérée
+comme un appartement. Au premier
+étage, une seconde cour plus luxueuse
+et plus élégante : de fines colonnes de
+marbre à haut chapiteau y supportent une
+corniche en bois ciselé sur laquelle s’appuie, — découpant
+le bleu du ciel à
+grands carrés, — une grille. Les parois
+tout autour sont revêtues à mi-hauteur,
+selon la mode du pays, de vieilles et admirables
+faïences où se jouent, d’un ton plus
+doux sous l’émail usé, le jaune, le rouge
+et le vert. Au-dessus court une frise en
+plâtre, poème de lumière et d’ombre dont
+la matière est ennoblie et rendue précieuse
+par la fantaisie du dessin. Dans le mur, en
+arrière des colonnes, plusieurs portes
+mystérieuses conduisent à des réduits
+étroits, délabrés un peu, mais qui devaient
+en leur beau temps être dignes des <i>Mille
+et une Nuits</i>. Ces réduits servaient au logement
+des femmes. Poussant la porte
+d’une des chambrettes, le colonel me
+montre une cinquantaine de jeunes perdrix
+achetées vivantes à des Arabes et qu’il
+élève. Rien n’est charmant et rien n’est
+français comme cette couvée rustique pépiant
+dans un alhambra. Le pavage est le
+même que celui de la cour : en briques
+alternativement blanches et noires. Des
+carreaux vernissés et peints, à hauteur
+d’homme, représentent des châteaux d’Orient
+flanqués de minarets que surmontent
+des drapeaux. Au-dessus, toujours la corniche
+en bois sculpté et peint formant
+étagère, toujours la large frise en plâtre
+chargée d’inscriptions et d’arabesques, et,
+de plus en plus riche, le plafond, thème
+charmant où se donne carrière l’imagination
+de l’architecte.</p>
+
+<p>La chambre à côté de celle aux perdrix
+possède une alcôve demeurée telle quelle,
+avec sa couchette en estrade que recouvrent
+quelques tapis. Un employé du
+Trésor, à qui la pièce sert de bureau, me
+dit avec un fort accent méridional révélant
+un compatriote : — « Puisque vous
+êtes fatigué, on va vous laisser seul ici, et
+vous vous endormirez en contrôlant une
+découverte esthétique que j’ai faite. — Et
+quelle est cette découverte ? — Que les
+constructions arabes, à l’intérieur bien
+entendu, sont combinées pour être vues de
+couché… » En effet, une fois sur le dos,
+regardant à travers le clair tissu qui me
+défend des moustiques, je comprends le
+pourquoi de ces appartements étroits et
+hauts, de ces murs de plus en plus travaillés
+et riches à mesure qu’ils se rapprochent
+du plafond, de ce plafond gaufré,
+doré, aux tons harmonieux et pâlis de cuir
+de Cordoue et de vieille reliure, s’épanouissant
+dans la joie de ses arabesques et
+de ses couleurs ainsi qu’une fleur géométrique
+renversée.</p>
+
+<p>Je rêve les yeux ouverts… Mon attention
+se fixe obstinément sur les faïences.
+Celles-ci du moins ne proviennent pas de
+l’importation italienne. Que sont-elles ?
+hispano-arabes peut-être ? peut-être aussi
+cypriotes. Il faudrait s’informer. Mais ici
+tout est vague et les gens ont tout désappris.
+Il n’y a plus qu’un homme à Kairouan
+qui sache découper, grossièrement
+d’ailleurs, dans le plâtre, les meneaux
+contournés de ces fenêtres à jour dont les
+vitraux de couleur me versent une si douce
+et si paresseuse lumière… Oui ! il a raison,
+l’employé du Trésor : c’est de cette façon
+qu’il faut comprendre l’art arabe, c’est
+dans cette posture qu’il faut le regarder
+aux heures endormantes d’après-midi faites
+pour les voluptés du demi-jour et du demi-sommeil,
+la sieste, la rêverie !…</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>… Lorsqu’on me réveille, il est nuit.
+Allah, qui, certainement, veille sur moi
+m’a préservé d’un grand danger. Le capitaine
+Longuet, homme charmant mais fort
+épris d’art dramatique, voulait pendant
+mon sommeil organiser une représentation
+en mon honneur. Car il y a un
+théâtre à Kairouan, bâti et dirigé par le
+capitaine, un théâtre en plein air auquel
+la logique des besoins a donné la disposition
+des théâtres antiques. Les gradins y
+sont creusés comme à celui d’Arles dans
+le terrain rapporté d’une colline artificielle.
+Par exemple, le rideau se lève au
+lieu de descendre dans les dessous. Mais
+les officiers et les soldats, indifférents à
+l’archéologie, se préoccupent peu du détail.
+Et les graves bédouins, sans rien
+comprendre, ne dédaignent pas de venir
+rire aux joyeuses farces de quelques loustics
+parisiens qui se font acteurs et actrices
+entre deux corvées, deux factions, deux
+marches en colonne. Il paraîtrait que l’ingénue
+est de garde, ce qui, au fond, me
+comble de joie ; voir jouer à Kairouan :
+<i>Une Corneille qui abat des noix</i>, m’eût
+trop cruellement rappelé mes tristes devoirs
+de critique.</p>
+
+<p>Je me résigne donc à passer la soirée
+chez Ernesto, un Italien qui tient le cercle
+militaire. Et quel remords ce souvenir
+éveille en moi ! En voyant les quelques
+pauvres volumes dépareillés qui constituent
+la bibliothèque des officiers, j’avais
+promis et je m’étais promis d’envoyer là-bas
+un ballot de ces livres dont on a de
+reste à Paris. J’ai oublié cela, sottement,
+comme on oublie ! Sur le mur il y a un
+plan curieux de Kairouan dressé par un
+capitaine du génie. Ce même capitaine a
+relevé la mosquée du barbier, travail à la
+fois artistique et très exact, avec chiffres,
+dessins, estampages, qui sans doute ira
+s’enfouir inutile et jamais connu dans un
+carton vert de ministère.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Après dîner, nous sommes montés sur
+la terrasse. La grande distraction est de
+s’attarder là en regardant les incendies. Il
+n’y a pas d’incendie ce soir ; mais dans le
+ciel, criblé de points d’or et presque tout
+entier blanc de la blancheur laiteuse des
+nébuleuses descendent ou plutôt coulent
+doucement des milliers d’étoiles filantes.</p>
+
+<p>Kairouan luit à nos pieds, au milieu de
+la plaine noire, avec ses minarets et ses
+koubas. Pourquoi faut-il que tous ces minarets,
+toutes ces koubas indiquent des
+lieux de sépulture ! Et pourquoi la brise
+m’apporte-t-elle cette odeur de mort et de
+choux pourris qui, d’après Stendhal, alors
+qu’à Rome on enterrait encore dans les
+églises, remplissait, certains soirs d’été,
+les rues de la Ville Éternelle !</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>A la porte d’Ernesto, entre les lanternes
+d’un café qui pousse ses bancs de bois en
+pleine rue, un conteur récite ses histoires,
+d’une belle voix grave, avec des gestes
+pleins d’onction, des inflexions étudiées,
+frappant de temps en temps dans ses mains
+pour réveiller l’attention de l’auditoire.
+J’apprends, non sans tristesse, que ce conteur
+est surveillé, la corporation, paraît-il,
+mettant volontiers son éloquence au
+service du fanatisme musulman ; il a près
+de lui un surveillant, espion à nous dévoué,
+qui représente la censure. Çà et là,
+au fond d’une rue, sous une voûte sombre,
+s’encadrent, en tableaux très clairs,
+d’autres cafés peuplés de burnous.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>On m’a conduit sur un bastion où, dans
+une baraque improvisée, de jeunes soldats
+télégraphistes manœuvrant leur petite
+lampe essayent de se mettre en communication
+avec le poste du Zaghouan, deux
+vers luisants qui se comprennent dans la
+nuit à travers un espace de trente et quarante
+lieues.</p>
+
+<p>Puis on s’en retourne en suivant les
+remparts, l’ombre énorme de la mosquée,
+et le dédale des ruelles désertes. Des
+grillons chantent, un chien enfermé aboie
+furieusement, des chouettes nombreuses
+comme dans les cimetières nous frôlent
+de leur vol silencieux. Aucun bruit humain,
+aucune lumière. Seulement, de loin
+en loin, quelques portes basses de moulins
+à blé d’où sort un rayon, où tinte un
+grelot. Un âne étique tourne la meule ; un
+homme veille, ensommeillé, la trique à la
+main, prêt à taper sur l’âne si la meule
+s’arrête et si le grelot cesse un instant de
+bercer la ville de son tintement mélancolique.</p>
+
+<p>Il y a un moulin derrière le mur de ma
+chambre ; jusqu’à l’heure où s’ouvre la
+porte des rêves j’ai entendu le bruit du
+grelot.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>… Dès l’aube, tous les clairons sonnant
+la diane, nous repartons pour Sousse…</p>
+
+<p>Le ciel est gris, la plaine est grise. Un
+courrier passe à cheval, les pieds dans de
+grands étriers, et coiffé du large chapeau
+de paille bédouin. On côtoie le campement
+d’une tribu nomade : un berger regarde
+passer les wagonnets, son bâton sur
+le cou, les mains sur le bâton ; autour des
+tentes en poil de chameau, les femmes
+rôdent curieuses et craintives ; deux enfants
+s’enfuient à notre approche parmi les
+herbes, tout nus, tout noirs et ventrus
+comme de jeunes moineaux. Plus loin, des
+chameaux vont au pâturage, en file tranquille.
+Le soleil se montre un instant, rond
+et rouge, sans un rayon, gros bloc d’or
+au ras de la plaine, puis il disparaît dans
+les nuages.</p>
+
+<p>Il va reparaître tout à l’heure, dorant
+les tamaris de sa lumière frisante et colorant
+la masse lointaine des montagnes. En
+attendant, le train galope, et Kairouan,
+hier blanche comme argent sous le flamboiement
+de midi, se montre à nous, pour
+le coup d’œil d’adieu, pâle et sans couleur
+sous un voile de brume.</p>
+
+<p>Aspect fugitif, paradoxal, mais dont la
+tristesse ne messied pas à cette Rome musulmane
+faite de temples et de tombeaux !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c18" title="UNE OASIS. — L’APRÈS-MIDI AU VILLAGE">UNE OASIS<br>
+<span class="small">L’APRÈS-MIDI AU VILLAGE</span></h2>
+
+
+<p>Depuis mon arrivée à Sousse, chaque
+jour, du haut de la terrasse barbouillée de
+chaux qui, dans le pays, sert de toit et de
+promenoir, je regardais d’un œil d’envie
+là-bas, vers le Sud, à plusieurs lieues, une
+longue ligne de palmiers droits entre le
+ciel et la mer, sur une langue de terre si
+basse qu’ils semblaient par moments, à
+l’heure où le soleil poudroie, avoir leurs
+racines dans l’eau bleue.</p>
+
+<p>On m’avait dit : « C’est une oasis. » Et
+cette idée d’oasis hantait mes rêves. Je ne
+pouvais décemment quitter la terre d’Afrique
+avant d’avoir visité au moins une
+oasis.</p>
+
+<p>Nous partons un matin, l’aumônier toujours
+prêt, le consul et moi, trottant en
+carrossa le long d’une superbe route à
+la mode barbaresque, c’est-à-dire large,
+capricieuse, se ramifiant comme un fleuve,
+tracée qu’elle est un peu au hasard par le
+pied des chameaux, des ânes et des
+hommes, à travers la forêt d’oliviers centenaires
+qui, cent kilomètres durant, jusqu’au
+delà de Medhia, borde d’un ourlet
+vert la côte du Sahel tunisien. Puis nous
+quittons les oliviers, nous traversons un
+« oued », où rôtissent des joncs desséchés
+au bord d’un restant d’eau croupissante,
+et des terrains sablonneux, inondés l’hiver,
+mais couverts maintenant d’herbes salines.
+En face, la plaine qui flambe et la
+ligne violette des montagnes ; à gauche,
+des dunes stériles qui cachent la vue de la
+mer ; à droite, les oliviers profonds et
+noirs dont, malgré casques et parasols, on
+commence à regretter l’ombre.</p>
+
+<p>Heureusement, voici l’oasis !</p>
+
+<p>Mon enthousiasme à l’aspect des premiers
+dattiers fait sourire l’abbé qui, en sa
+qualité de militaire, a, du côté de Gabès
+ou de Gafsa, connu des oasis véritables.
+Celle-ci, n’ayant guère que deux lieues de
+tour, est une oasis pour rire, un à peu
+près, un diminutif d’oasis.</p>
+
+<p>Je voudrais descendre : pas encore ! Au
+loin, entre les troncs enchevêtrés, la mer
+luit par mille trous bleus. La carrossa
+tourne l’oasis, enfonçant dans le sable jusqu’au
+moyeu des roues, et nous dépose en
+pleine plage. Bain délicieux, mais sommaire ;
+car le roi des astres, autour de nos
+dos nus et sans défense, éclabousse les flots
+d’innombrables rayons aigus et vibrants
+comme des flèches. Patience ! l’abri n’est
+pas loin, et, tandis qu’on se rhabille en hâte,
+notre jeune cocher maltais a déjà transporté
+les provisions sous les arbres.</p>
+
+<p>Le système des murs en terre et des haies
+règne ici comme partout.</p>
+
+<p>Il nous faut donc, l’abbé retroussant sa
+soutane, emporter l’oasis d’assaut par une
+brèche où les cactus manquent. Et maintenant,
+cherchons un endroit propice au
+déjeuner.</p>
+
+<p>Nous ne sommes pas seuls : à quelques
+pas, dans un autre jardinet entouré aussi
+de sa haie, des bourgeois maures, venus
+de la ville sur leurs bourriquots à nez blanc
+tatoué d’une fleur, fument silencieusement,
+un bouquet de jasmin derrière l’oreille.
+Les bourriquots, laissés au soleil, cherchent
+leur vie parmi des choses épineuses ; les
+bourgeois, avec leurs turbans neufs, leurs
+chechias de fête et leurs dalmatiques brodées,
+font dans l’ombre un groupe oriental,
+de couleur brillante et reposée. Plus loin,
+un Arabe laboure en courant, penché sur
+son araire primitif que traînent deux bœufs
+maigres.</p>
+
+<p>La question de l’eau m’inquiète un peu ;
+en route, le soleil dardait au point de liquéfier
+l’antique vernis de la voiture, et le
+champagne ecclésiastique du brave abbé a
+dû tiédir. Je sais bien, ayant lu ce renseignement
+dans les livres, que qui dit oasis
+dit puits : le dattier, pour fructifier, ayant
+besoin de vivre les pieds dans l’eau et la
+tête dans la flamme. Ceux-ci, j’en suis certain,
+ont bien la tête dans la flamme, mais
+c’est l’eau que je voudrais voir.</p>
+
+<p>Un gamin paraît, tout noir, à moitié nu,
+portant à deux bras, sans doute en signe
+d’amitié, une amphore plus haute que lui ;
+une de ces amphores à fond pointu dont la
+forme ultra-classique étonne d’abord ceux
+qui n’ont pas éprouvé combien la disposition
+en est commode et appropriée pour la
+planter droit dans le sable tant qu’elle est
+pleine, ou pour la faire basculer et pencher,
+en équilibre sur son gros ventre, alors
+qu’elle commence à se vider.</p>
+
+<p>Nous suivons l’enfant. Un vieux, probablement
+le père, qui par timidité regardait
+de loin, vient cette fois à notre rencontre.
+Il a le sayon brun des pauvres, court, sans
+manches, ceint d’une corde, qui laisse les
+bras et les jambes cuire et se durcir au soleil.
+Avec un bon sourire édenté dans sa
+barbe grise, il nous montre son petit clos :
+la cabane en pisé où il serre ses outils, ses
+légumes ; tout autour, verdissant à l’ombre
+protectrice des grands dattiers, les grenadiers,
+les figuiers d’Europe, les vignes, les
+melons, les tomates ; et, dans un coin, le
+puits sans margelle, cratère ouvert au ras
+du sol d’où monte, à travers l’air torride,
+une éruption de fraîcheur.</p>
+
+<p>Nos victuailles déballées, le vieux puise
+pour nous de l’eau glacée ; l’enfant apporte
+une pastèque, des figues, des raisins dans
+un plat de bois. Et l’on est bien ainsi, assis
+en rond sur le sable fin, au pied de ces admirables
+arbres : les uns minces, le tronc
+gris régulièrement guilloché par les losanges
+des feuilles coupées, s’élançant
+droit de terre au milieu d’un bouquet de
+jeunes palmes ; les autres, trapus, noirs,
+rugueux, s’enveloppant jusqu’à mi-corps
+d’un feutrage de radicelles mortes ; mais
+tous entremêlant à la broderie transparente
+de leur feuillage de longs et lourds régimes
+pareils à des grappes d’olives d’or.</p>
+
+<p>Ah ! sans vous, abbé Trihidèz, quelle
+complète après-midi, quel déjeuner charmant
+et quelle sieste incomparable ! Mais
+l’abbé s’accuse, l’abbé est coupable, l’abbé
+a oublié le café dans la précipitation du
+départ. Un déjeuner non suivi de café ? en
+Afrique ? C’est impossible ! Plutôt que de
+s’y résigner, on renoncera à la sieste, on
+bravera l’insolation. Au loin, sur la hauteur,
+le village de Saalin reluit comme une
+lessive étendue. En voiture ! C’était écrit :
+on prendra le café à Saalin.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Pur village arabe, Saalin ! Traçant l’unique
+rue assez large, deux longues murailles
+blanches qui ressembleraient à la
+clôture d’un cimetière sans les petites portes
+basses, en fer à cheval, par où, de loin en
+loin, une femme se glisse, voilée de la tête
+aux pieds, mais laissant apercevoir, lorsqu’elle
+tire le loquet, un bras d’ambre.</p>
+
+<p>Une de ces portes est le café.</p>
+
+<p>Quelques habitués sont là : nous les saluons,
+ils nous saluent.</p>
+
+<p>Le jour ne vient que par la porte. Entrant
+tout d’une pièce, il éblouit d’abord
+plus qu’il n’éclaire ; pourtant l’œil s’habitue
+assez vite à l’obscurité fraîche du réduit.
+Le sol troué, bosselé, rugueux, est en terre
+battue. Les murs, d’un crépi grossier, mais
+soigneusement blanchi au lait de chaux,
+font paraître plus noir le plafond en branches
+d’oliviers mêlées de torchis que, par goût
+des contrastes pittoresques ou par paresse,
+on laisse brunir et se culotter.</p>
+
+<p>Dès notre arrivée, un grand sec à barbe
+blanche s’est mis à gratter des boîtes, à remuer
+de petites casseroles, à taquiner le
+charbon et les cendres d’un fourneau d’alchimiste
+qui luit tout au fond, dans un
+angle.</p>
+
+<p>Assis sur la maigre estrade commune,
+dont une natte usée, des fragments de tapis,
+recouvrent mal les planches vermoulues,
+nous offrons, non sans échanger des compliments,
+des salamalecs la main sur le
+cœur, une tournée générale à l’assistance.
+Ces messieurs ne refusent point. Seulement
+il faut à notre tour accepter d’une pastèque
+qu’on est allé chercher en grande hâte au
+jardin. De la pastèque sur le café ! Mais,
+à vrai dire, leur pastèque est parfaite ; et
+sa pulpe où les dents se glacent, sa pulpe
+rouge, fondante, incrustée de graines noires,
+ne paraît pas autrement indigeste qu’un
+sorbet.</p>
+
+<p>Tout à coup, un grand brouhaha. Très
+poliment, mon voisin de face me fait signe
+d’avoir à m’écarter un peu. J’obéis et je
+m’aperçois que le poteau contre lequel je
+m’appuyais, — un de ces poteaux qui
+calent le plafond, — est garni à son pied
+de carcans et d’entraves. Il y a foule au
+dehors. Dans le cadre obscurci de la porte
+se dessine la silhouette d’un fort gaillard
+lié de cordes. On le pousse, il s’assied à la
+place que j’abandonne et, tranquillement,
+se laisse ferrer par le cou.</p>
+
+<p>Un de nos récents amis, un chamelier,
+messager entre Kairouan et Sousse, et qui,
+à fréquenter les soldats français, a retenu
+quelques mots d’un vague sabir, explique
+avec abondance que l’homme ainsi enchaîné
+est un voleur, et que, vu la pauvreté du
+village, le café y sert de prison.</p>
+
+<p>O mœurs férocement patriarcales !</p>
+
+<p>Je demande, par signes bien entendu,
+s’il est convenable que j’offre une tasse au
+prisonnier. Tout le monde hoche la tête, le
+prisonnier s’incline et sourit : il paraît que
+c’est convenable. De nouveau, le cafetier
+fourgonne ; de nouveau, les charbons s’allument
+dans l’ombre, et les dés de marc
+noir, sucré de cassonade, vont circulant de
+main en main. Mais le soleil tombe vite en
+cette saison ; notre Maltais, peureux, attelle,
+déclarant qu’il ne veut pas voyager la nuit.
+Allons, du café encore une fois ; et à la
+santé du voleur ! ce sera la dernière tournée.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Je ne reconnais plus les endroits que
+nous avons traversés ce matin. Sous les
+rayons de l’ardent soleil, la réalité des
+choses semble s’être évaporée. Tout flotte
+et palpite ; la terre, le ciel, tout se confond
+dans une atmosphère éblouissante. Autour
+de nous, des étendues d’un azur extraordinairement
+tendre et comme imprégné de
+blancheur, où les arbres se doublent, où
+les koubas se mirent. Est-ce de l’eau ? Les
+paysans rient : c’est du sel. En regardant
+bien, à la place de ce qui paraissait de l’eau,
+nous distinguons, au ras du sol, le sel qui
+luit et l’air qui danse.</p>
+
+<p>Sousse, à l’horizon, se dresse immense,
+suspendue entre terre et ciel ainsi qu’une
+cité de rêve. Mais à mesure qu’on approche,
+le relief des terrains, les détails des toits et
+des tours, puis, dominant le tout, la kasbah,
+massive et fortement piétée, prennent
+consistance et se dessinent. Au bas, la mer
+d’un bleu si réel, après ces flottantes féeries,
+qu’il nous paraît féroce et dur… Nous arrivons !
+Cependant le soleil darde encore,
+et l’heure de la sieste fait planer son silence
+au-dessus de Sousse endormie. Rangées
+en lignes le long des fils du télégraphe,
+des hirondelles nous regardent passer ;
+d’autres, plus actives ou plus affamées,
+mais craignant la grande chaleur, volent
+avec de petits cris, sans s’écarter, sans en
+sortir, dans l’ombre étroite qui cerne d’un
+trait net les remparts.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c19">UNE PARENTHÈSE</h2>
+
+
+<p>Un scrupule me vient : en recopiant ces
+notes écrites, persiennes fermées, suivant
+l’impression du jour, dans la grande
+chambre obscure et blanche où l’ardent
+soleil d’août m’emprisonnait chaque après-midi,
+je crains de calomnier la Tunisie.</p>
+
+<p>La Tunisie ne reste pas toujours ainsi à
+l’état de fournaise !</p>
+
+<p>Il arrive un moment où le ciel reluisant
+et dur, d’un bleu de pierre précieuse, se
+voile d’humides nuages, où la pluie descend
+à longs flots sur les champs altérés, les
+terrasses, ressuscitant les oueds taris, emplissant
+de nouveau les citernes épuisées,
+et, du soir au matin, vêtant de fleurs et de
+verdure les immenses plaines rougeâtres et
+sèches comme l’amadou.</p>
+
+<p>Les gens en font de tentantes descriptions,
+dont il serait peut-être bon de tenir
+compte pour ne pas donner du pays une
+idée exagérée et fausse. Mais quoi ! les
+pluies ne commencent qu’aux approches
+d’octobre, et, Parisien en escapade, je n’ai
+guère loisir d’attendre jusque-là.</p>
+
+<p>Heureusement, j’ai conservé les lettres
+que mon frère m’a écrites depuis mon retour
+en France ; rien ne m’empêche d’en
+intercaler ici quelques lignes qui, sans que
+j’aie besoin de mentir ni de raconter ce
+que je n’ai pu voir, combleront la lacune et
+rétabliront la vérité des choses.</p>
+
+<p>Une, datée du 20 octobre, dit ceci :</p>
+
+<blockquote>
+<p>Les raisins touchent à leur fin, les grenades
+sont mûres et les premières dattes font leur apparition…
+Sous les oliviers, dans un bas-fond où
+séjourne l’eau des dernières pluies, j’ai tué un bel
+étourneau. D’ailleurs, ce coin mouillé servait de
+hammam à toute une population d’oisillons gazouillante
+et ébouriffée…</p>
+</blockquote>
+
+<p>Voilà qui peut sembler rafraîchissant
+déjà ; en janvier, on aura mieux encore.</p>
+
+<blockquote>
+<p>Il a plu et venté toute la nuit !</p>
+
+<p>C’est l’hiver printanier d’Afrique que, dans
+l’intérêt de ton livre projeté, tu aurais dû voir.</p>
+
+<p>Les étourneaux descendent par bandes ; les
+bois d’oliviers sont peuplés de grives passant prudemment
+d’une branche à l’autre ; les chardonnerets,
+les alouettes huppées, les moineaux volettent
+dans les thyms, la lavande en épis et le gazon
+jeune et fort qui pousse aux endroits abrités. A
+l’ombre des figuiers de Barbarie, il y a des
+scilles, des arums et d’énormes touffes d’asperges
+sauvages.</p>
+
+<p>J’ai cueilli en rentrant deux rameaux d’amandiers
+en fleurs. Par-dessus tous les murs, embaumant
+délicieusement, frissonnent les grelots
+d’or des cassies.</p>
+
+<p>La campagne se fait vivante. Partout des
+femmes, des enfants, ramassant les olives qui
+tombent en grêle sur des draps étendus par terre
+au pied des arbres, tandis que les hommes
+gaulent, ou bien, perchés dans les branches,
+arrachent à même le fruit de leurs dix doigts
+coiffés, en guise de dés, de bouts de cornes de
+mouton pareils à des griffes de diable.</p>
+
+<p>Des gamins chantent sur les routes, poussant
+devant eux l’âne qui porte la récolte.</p>
+
+<p>Les chameaux entrent dans la ville, venant des
+villages, par longues files, tous chargés d’outres
+pleines de l’huile nouvelle.</p>
+
+<p>A Sousse, les moulins fonctionnent, colorant
+les ruisseaux en jaune et empestant les rues de
+leur âcre odeur.</p>
+
+<p>Les <i>piles</i> (c’est ainsi qu’on appelle les réservoirs
+à huile) débordent, les tonneaux sont prêts
+à crever.</p>
+
+<p>Avec tout cela, on sent dans l’air comme un
+sentiment de détente.</p>
+
+<p>L’indigène n’a plus ce caractère irrité que lui
+font, pendant les interminables mois de chaleur,
+l’attente de la pluie et la crainte des sécheresses.
+Quand vous passez auprès du champ où il travaille,
+volontiers il s’arrête pour vous saluer d’un
+amical bonjour.</p>
+
+<p>Les chameaux eux-mêmes ont perdu quelque
+chose de leur ordinaire impassibilité, et, fantastiques,
+le cou tendu, avec je ne sais quoi d’un
+dindon énorme et antédiluvien, poussent d’aimables
+gloussements…</p>
+</blockquote>
+
+<p>Telle est Sousse en hiver.</p>
+
+<p>Et maintenant que nous voilà tant bien
+que mal en règle avec notre conscience de
+voyageur, n’oublions pas que le soleil
+d’août flambe toujours et que le Ramadan
+dure encore !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c20">LA PETITE FÊTE</h2>
+
+
+<p>Hier soir, avant sept heures, j’ai vu
+rentrer par la porte de mer le khalifa accompagné
+d’un tabellion et d’un notable,
+tous les trois en superbe djebba de soie
+rouge, souriants, mais avec un air de solennité.
+Ils étaient allés hors de la ville,
+sur les dunes, assister au coucher du soleil
+et accomplir, comme tous les ans, je ne sais
+quelle cérémonie à la fois astronomique et
+religieuse. Quelques instants après, bourré
+à éclater, le canon tonna annonçant la fin
+du Ramadan et du jeûne.</p>
+
+<p>Ce matin, trois autres coups de canon
+me réveillent ; monté sur le toit pour voir
+l’air du temps, j’aperçois de tous côtés, au
+faîte des minarets, des marabouts et des
+mosquées, de grands drapeaux ornés du
+croissant qui flottent dans l’aurore rose.</p>
+
+<p>C’est l’<i>Ayd-Serir</i>, la petite fête, le jour
+des cadeaux et des friandises, des visites,
+des embrassades familiales, le jour qui,
+pour la gent porte-turban, est un peu ce
+que sont pour nous le premier de l’an et
+la Noël.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Rien n’est triste d’ordinaire comme les
+cimetières qui s’étendent, tache blanche
+chaque jour élargie, aux abords des villes
+et des villages arabes, sans ombre, sans
+clôture, se confondant avec les champs cultivés
+et les bosquets d’oliviers sous lesquels
+leur lisière indéterminée s’égare ! A un
+bout, — où l’on ensevelit encore, — les
+tombes sont neuves, fraîches crépies ; à
+l’autre extrémité, le blocage grossier se
+disloque, montrant à fleur de terre des
+crânes, des débris de squelette. Les turbans
+de pierre taillée, que le musulman paresseux
+remplace aujourd’hui par une
+simple brique posée sur champ, gisent dans
+les herbes stériles. Tout sent la ruine et
+l’abandon. Rarement on aperçoit un
+homme qui prie ou deux femmes, veuves
+d’un même mari, en train de balayer la
+poussière d’une dalle.</p>
+
+<p>Mais aujourd’hui la funèbre colline est
+en joie. Les femmes, ombres blanches et
+noires, y circulent, nombreuses, ou causent
+assises en rond. Dans quelques petites
+enceintes particulières, closes d’un mur
+si bas et si facile à enjamber qu’on n’y a pas
+pratiqué de porte, des familles sont réunies ;
+les pères ont l’habit des grands jours,
+les enfants vêtus de bleu, de blanc, de
+rose, se poursuivent et chevauchent le
+mur… Derrière, comme fond au tableau,
+une pente d’oliviers, puis les dunes et la
+mer frissonnant dans la claire lumière
+matinale.</p>
+
+<p>Les souks sont déserts : marchands
+absents et volets fermés ! Mon pas sonne
+sous leurs voûtes sombres où, de loin en
+loin, par une ouverture que festonnent des
+toiles d’araignées, descend un rayon perpendiculaire
+comme un poteau d’or.</p>
+
+<p>Dans les rues, tout le monde s’embrasse,
+l’œillet ou le jasmin sur l’oreille. Tout le
+monde a sa djebba de fête, rouge, bleu
+clair, et brodée ton sur ton sur la poitrine,
+sur le dos, sur les coutures et autour des
+manches ; le double gilet : l’un fermé montant
+jusqu’au cou, l’autre accompagnant en
+manière de transparent l’ouverture de la
+djebba, et orné d’un encadrement de boutons
+serrés, pareils à des grelots ; la ceinture
+de soie roulée autour du caleçon ; le
+burnous souple et blanc porté en besace,
+sans compter le turban neuf et la calotte
+réjouissante à voir comme un coquelicot
+frais éclos. Mahmoud le janissaire, que je
+rencontre, a des souliers vernis, bizarrement
+agrémentés sur le cou-de-pied de
+languettes à jour inutiles mais décoratives.
+Devant la porte de la mosquée, où de gros
+clous dessinent des arabesques autour de
+ferrures en forme de croissant, un bel
+Arabe se met pieds nus et confie ses sandales
+à un jeune décrotteur maltais. Il suit
+l’opération évidemment nouvelle pour lui
+avec un intérêt joyeux qui n’est pas exempt
+d’inquiétude.</p>
+
+<p>Les plus gentils sont les enfants. Il y a
+là un tas de fillettes, vraies miniatures de
+leurs mères, en robe mi-partie, avec des
+gilets compliqués, une superposition de
+chemisettes, des bracelets et des colliers,
+des casques d’or et des barrettes d’où tombe,
+encadrant les joues brunes, une mentonnière
+de sequins. A six ou huit ans on ne
+se voile pas encore : belle occasion, si j’en
+avais le loisir, pour étudier dans ses détails
+le costume des femmes arabes ! Les gamins
+portent des vestes brodées d’or et chargées
+de galons en cannetille argentée. Leurs
+pères les mènent par la main ou les promènent
+sur les bras, très fiers quand on
+les trouve beaux et qu’on les caresse. Ils
+leur achètent des joujoux européens, mirlitons,
+sifflets de bois et trompettes ; quelquefois
+aussi des joujoux indigènes : une
+femme des tentes, très jeune, endimanchée,
+passe ayant sur le dos son poupon
+lié en paquet ; le poupon tient dans ses
+petites mains une tarabouka minuscule.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Tout à l’heure, le long des quais, j’ai
+vu un bateau chargé de petites djebbas,
+de petits turbans : troupe d’enfants, sans
+doute une école, partie pour une promenade
+en mer. Ailleurs sont installées des
+balançoires tournantes, comme on en voit
+dans nos fêtes foraines, mais construites
+barbarement et pareilles à la roue d’une
+noria primitive dont chaque seau monterait
+un petit maugrabin au lieu d’eau.</p>
+
+<p>Et puis les pâtissiers, assis jambes
+croisées, roulant leurs pâtes sur une table
+basse ; les confituriers ambulants, très
+entourés, distribuant avec la même cuiller
+à cinquante bouches ouvertes une becquée
+de confitures ; les vieilles qui vendent des
+pains semés de grains d’anis, des macarons
+et des gâteaux couleur de neige sur lesquels
+tremble une feuille d’or.</p>
+
+<p>Quel est ce vacarme ? Des nègres en
+vestes rayées, en caleçon blanc tranchant
+sur leurs mollets d’ébène, donnent des aubades
+par la ville. Cinq en tout, mais qui
+font du bruit comme quarante : un joueur
+de musette, deux joueurs de tambour de
+basque et deux autres qui sont armés de
+bizarres castagnettes doubles, en fer battu,
+pareilles à une énorme cosse de caroube.
+Ils m’aperçoivent, accourent, me bloquent
+dans un coin en m’appelant « Kébir ! » Les
+nègres à castagnettes viennent sur moi,
+puis se reculent, esquissant des pas gracieux
+avec d’effroyables sourires. Ils s’animent
+de plus en plus, m’assourdissant d’un
+bruit de casseroles entre-choquées. Les
+trois autres restent impassibles. A la fin
+seulement le joueur de musette, patriarche
+à barbe frisée qui ressemble aux Juifs de
+Rembrandt, se met à marquer la mesure,
+dodelinant de la tête et dansant des genoux.</p>
+
+<p>Un homme les suit, porteur d’un grand
+cabas dans lequel, religieusement, ils versent
+la moitié de la recette. C’est le collecteur
+de l’impôt. Ici, le bey remplace l’agence
+Rollot et prélève un droit sur la musique.</p>
+
+<p>Je donne vingt sous, espérant me délivrer
+d’eux, à ces enragés musiciens. Imprudente
+libéralité ! car les voilà qui recommencent.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Par bonheur, j’aperçois un café maure à
+portée. Les consommateurs, en train de
+fumer, se dérangent pour me faire place
+sur leur natte. Un descendant de Mahomet,
+reconnaissable à son turban vert, mais
+portant le sarrau des pauvres gens, entre
+timidement pour boire le verre d’eau
+fraîche qu’on trouve gratis partout en Tunisie.
+Je lui offre une tasse de café qu’il
+accepte, un cigare de la régie beylicale
+qu’il accepte également, et nous voilà assis
+côte-à-côte, échangeant par gestes d’obscures
+pensées et des congratulations vagues,
+tandis que les colombes familières roucoulent
+sur la planche d’un petit colombier
+accroché au mur, et qu’une pendule, horrible
+objet d’importation italienne, fait
+mouvoir en haut de son cadran, au va-et-vient
+de son balancier, les yeux en émail
+d’une figure de <span lang="it" xml:lang="it">prima-donna</span>.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c21">CHOSES TRISTES</h2>
+
+
+<p>J’éprouve de l’ennui à l’idée que dans
+trois jours il me faudra quitter Sousse ;
+pourtant, je voudrais déjà être parti : cette
+impression, amère et douce comme certains
+adieux, jette sur le paysage éclatant
+un voile de mélancolie. Le hasard lui-même,
+les rencontres semblent vouloir se
+mettre au diapason de mon âme ; décidément
+elle s’attriste en prévision de mon
+départ la chère cité barbaresque au ciel
+rose traversé d’oiseaux, où, dans l’enthousiasme
+de l’arrivée, pour ne pas troubler
+un ensemble harmonieux et joyeux, je
+rêvais, adoptant turban et djebba, de m’habiller
+de couleur tendre…</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Hier soir, j’étais monté sur le plateau,
+derrière les dunes, par la large route
+sablonneuse et jaune qui s’en va du côté
+d’Hammamet. Les cigales chantaient, le
+soleil se coucha, et, dans ce moment d’infinie
+splendeur qui précède l’arrivée rapide
+du crépuscule, le Zaghouan, devenu d’une
+éblouissante transparence, parut se volatiliser
+et disparaître dans un poudroiement
+de soleil rouge. J’étais au milieu des
+ruines d’Hadrumète, sol antique, bouleversé,
+tombeau d’une ville ensevelie, dont
+l’écroulement silencieux se continue après
+des siècles, avec des effondrements ronds
+où la terre descend d’un bloc entraînant
+les oliviers centenaires qui continuent à
+verdoyer au fond de ces fosses. Soudain, je
+m’arrêtai : un puits énorme, sans margelle,
+s’ouvrait devant moi. Et, dans le mystère
+de la nuit tombante, ce puits au fond duquel — reflet
+du ciel sur l’eau invisible — flottait
+une lueur, m’effraya. Je n’osai pas
+aller plus loin, et ne me sentis rassuré qu’en
+retrouvant la route jaune et en répondant
+au rauque salut d’un bon Arabe qui rentrait
+des champs derrière son bourriquot.</p>
+
+<p>A gauche, un enclos blanc en maçonnerie ;
+tout autour, sous les oliviers, des
+masses sans forme, un ruisseau de pourpre
+coagulée, une odeur âcre, et, quand je
+m’approche, un grand oiseau noir qui
+s’envole. L’abattoir, à cette heure funèbre,
+avec ses débris, ses paquets d’entrailles,
+avait un aspect de champ de massacre. Je
+m’éloignai vite et pressai le pas, désireux
+de rentrer à la ville avant la nuit.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Ce matin, nous sommes sortis à sept
+heures. Un semblant de pluie a réjoui l’air,
+laissant derrière soi un semblant de brume,
+de sorte qu’on n’a pas trop chaud à suivre
+la plage dans la direction de Monastir.</p>
+
+<p>Sous les remparts, autour des jardins
+semés d’habitations blanches, un Européen,
+Marseillais sans doute, s’amuse à tirer les
+petits oiseaux. D’une tente d’Arabes cultivateurs,
+basse et cachée derrière un
+talus, un grand chien maigre sort et aboie
+après nous. Tout en haut, vers le camp,
+sous la kasbah, passe une musique militaire.</p>
+
+<p>Asseyons-nous dans l’angle d’ombre que
+projette la chapelle du cimetière chrétien.
+Devant la porte, en dehors de l’enceinte
+close de murs, s’alignent des tertres de
+sable surmontés de petites croix noires,
+neuves, et fraîchement vernies. Je lis des
+noms français, des noms paysans, avec
+cette indication monotone : âgé de vingt
+ans, de vingt-deux ans, de vingt-trois ans.
+Ce sont des sépultures de soldats. Devant,
+une avenue triste, abandonnée, semée de
+soudes à noire verdure, s’allonge entre les
+cactus jusqu’à la mer, jusqu’au chemin
+bleu de la patrie.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Presque tous les jours, rentrant chez
+moi après déjeuner par les rues de traverse
+étroites et fraîches, je rencontrais, trottant,
+avec sa petite ombre qui avait peine à la
+suivre, une maigre et proprette petite
+vieille, souriante, l’œil fin et doux, dont la
+robe noire à pèlerine, usée, rapiécée, et je
+ne sais quoi dans les tuyaux de tulle du
+bonnet, avaient quelque chose de lointainement,
+de très lointainement ecclésiastique.</p>
+
+<p>Je vous présente en sa personne la meilleure
+Française de Sousse : sœur Joséphine,
+<i>la Mouniga</i>, comme l’appellent, avec une
+affectueuse familiarité, les Maltais, les
+Arabes et les Juifs. Sœur Joséphine habite
+Sousse depuis plus de quarante ans sans
+avoir jamais revu la France. « Je suis née
+dans l’Ariége, me disait-elle l’autre jour,
+avec un soupir résigné et un fort accent
+du terroir, mais qu’est-ce que j’irais y faire
+maintenant, noire et sèche comme je suis ?
+personne ne me reconnaîtrait plus. » Puis,
+changeant de conversation et me montrant
+sur le plat de sa main un peu de viande
+dans un bout de journal : « Je cours lui
+porter ça, au pauvre !… il n’y a que moi
+pour le décider à manger… ici, personne
+ne sait rien faire… si je venais à lui manquer
+il serait tout de suite mort. » <i>Le
+pauvre</i>, c’était le R. Padre Agostino del
+Reggio di Emilia, franciscain, un homme
+fort distingué, paraît-il, ami de Cavour et
+de Cialdini, et qui, d’après la légende
+soussaine, se serait fait moine à la suite de
+chagrins d’amour.</p>
+
+<p>Il habite Sousse depuis fort longtemps,
+lui aussi, disant la messe pour les Maltais
+catholiques et se bâtissant, à force de sacrifices
+et d’économies, une petite église
+dont la croix se dresse fièrement au milieu
+des croissants de minarets. Elle, la Mouniga,
+active comme une fourmi d’Europe,
+tient une espèce d’école où viennent les
+gamines maltaises et juives. Elle fait aussi
+un peu de médecine, un peu de pharmacie,
+et soigne les femmes des Arabes, qui la
+tiennent en grand respect et lui ouvrent
+leur maison. C’est elle qui ne s’effrayait
+pas au moment des troubles. « L’insurrection ?
+Qu’est-ce qu’ils nous chantent avec
+l’insurrection ? Qu’on me donne seulement
+un petit âne et je m’en irai toute seule jusqu’à
+Gabès. » Et elle y serait allée, sans
+rien craindre, sur son petit âne, la Mouniga !</p>
+
+<p>Aujourd’hui, j’ai rencontré la Mouniga
+devant l’église. Elle me montre ses mains
+vides : « Plus besoin maintenant de lui
+porter des côtelettes, au pauvre ! » Ses
+petits yeux luisent, luisent comme si des
+larmes voulaient couler. « Il est mort ;
+vous pouvez aller le voir, là dedans, couché
+sur les dalles ! »</p>
+
+<p>Je suis entré dans l’église, très claire,
+ayant pour tout décor un tableau, et, sous
+une cage de verre, un buste d’<i lang="la" xml:lang="la">Ecce homo</i>
+en robe écarlate. Au fond du chœur, derrière
+l’autel voilé de noir, quelques galopins
+de douze ans, distraits et déguenillés,
+psalmodient sous la direction d’un frate
+ventru. Au milieu de l’unique nef que le
+jour extérieur inonde, entre deux rangs de
+Maltaises agenouillées dont la cape en
+satin raide cache les visages, un linceul
+recouvre l’échiquier blanc et noir des
+dalles ; et, sur le linceul, les mains jointes
+et liées d’un mouchoir, les pieds nus, un
+christ de cuivre sur la poitrine, un grand
+missel ouvert sur le ventre, le R. Padre
+Agostino est étendu. Sa tête maigre, à
+barbe blanche, encadrée du capuchon de
+bure, et qu’aucun coussin ne supporte,
+laisse voir le noir des narines. Tout autour,
+des mouches volent dans la lumière
+joyeuse et se posent sur ses yeux ouverts.</p>
+
+<p>Le Père a voulu être exposé ainsi, enterré
+sans bière dans son étole aux ors
+ternis, et la Mouniga, que cela désole, accomplira
+néanmoins jusqu’au bout les volontés
+du Père.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>C’est sans doute un effet de l’air ambiant,
+et peut-être ai-je tort de me laisser aller
+ainsi à des idées de tolérance musulmane ;
+mais je confesse, — dût pour un tel méfait
+Voltaire me faire attendre à la porte du
+paradis des incrédules, — je confesse avoir
+trouvé quelque grandeur à cet humble
+roman de la vieille Mouniga et du vieux
+moine !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c22">QUESTIONS DE FEMMES</h2>
+
+
+<p>Mahmoud fait ma malle, enveloppant
+avec un religieux respect, soit dans un
+linge lorsqu’ils sont gros et lourds, soit
+dans un carton rempli de grains d’avoine
+lorsqu’ils sont petits et fragiles, les
+quelques menus objets, — maigre et fantaisiste
+butin de ma campagne en Byzacène, — devant
+lesquels j’espère me souvenir
+là-haut, à Paris.</p>
+
+<p>Cependant, sur un coin de table mes
+yeux parcouraient machinalement un livre
+entr’ouvert : les <i>Annales Tunisiennes</i> ; et
+j’y lisais ceci qu’en 1823, à Tunis, un
+jeune boulanger sarde se fit aimer d’une
+musulmane. Surpris et dénoncés, la populace
+furieuse conduisit les deux amoureux
+au Bardo. Le boulanger eut le cou coupé ;
+la femme, cousue dans un sac, fut noyée,
+et le Maure qui avait servi leur intrigue
+fut pendu à la porte Bab-el-Souika…
+En 1823 !</p>
+
+<p>Ceci éveille en moi des regrets, et je
+m’aperçois, mais trop tard, qu’envahi par
+la douceur du climat, distrait par la nouveauté
+et la variété des choses, j’ai, voyageur
+coupable, négligé complétement ou à
+peu près ce qui se rapporte au beau sexe.
+Pas une conquête, pas une aventure, rien
+dont je puisse me faire gloire au retour,
+dans un cercle d’amis étonnés, avec un air
+de mystère.</p>
+
+<p>J’avais pourtant des occasions, tout
+comme les autres, et même l’autre jour,
+dans ma déplorable indifférence, j’ai refusé
+énergiquement d’assister à une représentation
+d’almées. Entre nous, le jeu n’en
+valait pas la chandelle, de tels spectacles
+organisés pour nous tournant immédiatement
+au cabotinage et perdant la naïveté
+locale qui en fait l’originalité et la saveur.
+D’ailleurs, en ce genre, n’avais-je pas vu ce
+qu’il y a de mieux, avec Aubanel et Mistral,
+à Beaucaire où, naguère encore, des
+troupes de saltimbanques tunisiens et turcs
+venaient exécuter leurs exercices, ni plus
+ni moins que si la foire était toujours le
+marché de l’Orient ?</p>
+
+<p>Résumons pourtant les événements de
+de ces vingts jours. Peut-être, en cherchant
+bien, trouverons-nous quelque chose qui,
+embelli et amplifié, pourra paraître d’un
+suffisant romanesque.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Un riche Juif m’amena une après-midi
+dans sa maison et m’y régala de liqueurs
+douces et de frangipanes à l’eau de roses.
+Notre arrivée surprit les femmes en train
+de chiffonner, accroupies, des étoffes et
+des broderies d’or, au milieu d’un salon
+meublé à l’européenne, avec deux armoires
+à glace, deux pianos, deux pendules et une
+grande quantité de fauteuils tout neufs et
+de chaises, sur lesquels on ne s’assied
+jamais.</p>
+
+<p>Une fiole à parfums en argent ciselé,
+posée sur une commode vulgaire, représentait
+seule et assez maigrement la couleur
+orientale.</p>
+
+<p>En revanche, tant que notre collation
+dura, les curieuses Juives surent trouver
+mille prétextes pour monter et descendre
+l’escalier sans rampe et tout égayé de
+faïences qui conduit du salon aux étages
+supérieurs. La contemplation prolongée
+de cette échelle de Jacob avec son va-et-vient
+d’anges femelles aux sourcils rejoints,
+aux yeux ardents et doux, revêtues, pour
+comble de tentation ! du paradoxal costume
+que j’ai déjà eu l’occasion de décrire, me
+plongea, pourquoi craindrais-je de l’avouer ?
+dans le plus troublant et le plus agréable
+des rêves. Mais tout se passa en songeries :
+je n’y gagnai que le droit de saluer la mère
+et les filles, quand plus tard je les rencontrais
+par les rues.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Une autre fois, il me fut donné de voir
+une jeune Arabe quittant son voile devant
+moi. C’était chez des amis : une vieille qui
+venait chaque semaine laver à grande eau,
+comme c’est la coutume, les carreaux des
+escaliers et des corridors, avait bien voulu
+nous montrer sa fille dans tous ses atours.
+La fille avait quatorze ou quinze ans ;
+mais, là-bas, une enfant de quatorze ou
+quinze ans commence à ressembler singulièrement
+à une femme.</p>
+
+<p>Je pus observer de près et en détail cet
+amusant costume à peine entrevu entre les
+plis de la m’laffah blanche ou noire dont
+les Soussaines s’enveloppent. Mes yeux
+d’infidèle se régalèrent à contempler les
+bijoux en argent, — broches, pendants,
+colliers, bracelets, anneaux de pied, — barbares,
+compliqués et lourds comme des
+bijoux d’idole ; la souria, chemisette de
+crêpe uni à manches transparentes qu’il est
+de bon ton d’appeler kmedja, la farmla qui
+est un gilet ouvert chargé de boutons et de
+broderies, la djebba courte et mi-partie, la
+douka ou petit casque d’or pareille au
+bonnet recourbé des dogaresses, et le
+caleçon, le séroual, moins impudique que
+celui des Juives, mais encore suffisamment
+plastique, et les chebrellas au bout élargi,
+où sont à l’aise les pieds nus frottés de
+henné. Ajoutez de grands yeux, un teint
+pâle et mat, cette démarche nonchalante,
+voluptueusement balancée, où se combinent
+en un irritant mélange la coquetterie
+avec le dédain, et certes vous comprendrez,
+si sa bien-aimée ressemblait à cette fillette-là,
+que l’infortuné boulanger sarde ait
+affronté le yatagan.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Aujourd’hui, on ne risquerait plus
+grand’chose, — tant les mœurs se sont adoucies ! — pas
+même la trique d’un mari jaloux.
+C’est pour cela peut-être que les aventures
+ont si peu d’attrait, depuis qu’elles se résument
+fatalement pour l’étranger en quelque
+banale et répugnante entremise.</p>
+
+<p>Je n’ai jamais bien compris l’agrément
+de ces amours exotiques improvisées. Que
+dire, même en supposant qu’on sache
+un peu d’arabe, à des femmes dont toute
+l’occupation consiste à se peindre les
+ongles et les yeux, si elles sont riches ;
+pauvres, à préparer le messous sucré fait
+de beurre, de dattes et de raisins secs, à
+laver, à coudre, puis à courir les hammam
+et les cimetières, à s’entre-visiter par le
+chemin aérien des terrasses pour causer de
+mariages, de fiançailles, de querelles conjugales,
+ou de quelque étoffe nouvelle
+apportée par un marchand roumi. Leurs
+grandes disputes, c’est quand le mari a une
+concubine à la maison, et que, la concubine
+voulant porter la soie, la femme légitime
+prétend lui imposer la laine ; leur grande
+affaire, c’est de mander le médecin maure,
+afin qu’à l’aide de remèdes mystérieux il
+réchauffe l’affection maritale toujours, en
+ces pays de polygamie, légèrement languissante.</p>
+
+<p>A Tunis autrefois (peut-être en est-il de
+même aujourd’hui), les femmes de la haute
+classe s’occupaient de vague politique, et,
+grâce aux complaisances de quelques marchandes
+à la toilette, poursuivaient de cancanières
+enquêtes les faits et gestes des
+Européens.</p>
+
+<p>Mais ici, il n’y a que des créatures enfantines
+et résignées, que leurs maris méprisent,
+aussi durs pour elles qu’ils se montrent
+galants et dépensiers pour la maîtresse
+du dehors dont elles n’osent même pas être
+jalouses.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Elle est charmante, certes ! la fille de la
+vieille laveuse d’escaliers. Avec ses regards
+inquiets et doux, sa parure aux couleurs
+voyantes, elle me fait l’effet d’un bel oiseau.
+Mais, comme le disait un sacripant de ma
+connaissance qui a sur les femmes d’Orient
+des idées remarquablement musulmanes,
+à tant faire que d’aimer ces oiseaux rouges
+et bleus, il faudrait être le Grand Turc et
+en avoir sa pleine volière !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c23">LE LYS DES SABLES</h2>
+
+
+<p>Eh bien, non, j’avais tort : cette sèche
+et blanche Tunisie, après m’avoir empli le
+cœur de la nostalgie de ses ruines, se fait
+coquette le dernier jour pour me laisser
+l’ivresse du regret, comme ces galantes
+filles d’auberge qui, au cavalier arrivé du
+soir et repartant pour l’aventure ou la bataille,
+versent le dernier coup de l’étrier
+accompagné du dernier regard, qui est inoubliable
+et qui grise.</p>
+
+<p>Dans ce voyage autour d’une petite ville
+barbaresque dont, — assiégé que j’étais
+par l’infernal soleil, et sauf mes pointes
+hardies à Monastir, à Lempta, à Saalin, à
+Kairouan, — je n’avais jamais perdu de
+vue les remparts blancs ou roses, une exploration
+manquait : celle d’être allé en
+voyage d’au moins quinze minutes, jusqu’à
+la kouba de Sidi Giafr et jusqu’aux jardinets
+verdoyant sous les dunes.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Ayant quelques heures devant moi, j’ai
+voulu les employer à ce pèlerinage suprême.
+Tandis que Mahmoud et Younès se chargeaient
+de faire emporter à bord mon léger
+bagage, je me suis amusé à suivre les bourriquots
+qui trottaient vers le marabout
+et les sources avec leurs amphores vides.</p>
+
+<p>Avant d’arriver au marabout, il y a bien
+quelques citernes, celles par exemple où
+lavaient les négresses dont le pittoresque
+africain m’avait si agréablement surpris le
+jour de mon débarquement, et d’autres
+encore réparties entre les indigènes et la
+troupe. Mais les indigènes ne s’y arrêtent
+guère ; ils préfèrent faire quelques pas de
+plus et se fournir à un puits monumental,
+orné d’une inscription arabe, situé en
+contre-bas du marabout, non loin de la
+porte rouge et verte laissant voir une cour
+où circulent des femmes, et du bloc de
+maçonnerie barbouillé d’une chaux épaisse
+figée en stalactites qui est le tombeau du
+saint homme vénéré là.</p>
+
+<p>Auprès du puits, dont l’eau est douce si
+près de la mer, un petit café était installé.
+De bons Tunisiens, prolongeant les fêtes
+du Ramadan, fumaient, buvaient de l’eau
+fraîche et du café noir, mangeaient des
+melons blancs et des pastèques.</p>
+
+<p>J’ai fait le tour du marabout et suis allé
+voir les jardins, improvisés au pied des
+grandes dunes, à l’abri d’une digue naturelle
+constituée par l’amas des sables plus
+récents. La fertilité y est grande ; quelques
+gouttes d’eau suffisent pour que, de ce
+sable aride, salin, brillant comme du
+verre broyé, sortent les plus magnifiques
+herbages. Un Arabe se promenait autour
+des jardins, entre-choquant deux fragments
+de brique et poussant de temps à autre un
+cri rauque pour éloigner des vols de moineaux
+qui venaient piller le millet et le
+maïs.</p>
+
+<p>Il n’était pas six heures et le soleil
+oblique déjà jetait sur les dunes, hautes à
+l’endroit où je me trouvais et se donnant
+des airs de montagnes, l’ombre géométrique
+du marabout et de son dôme. Je
+m’étais étendu, contemplant la mer, sur le
+sable où verdissent, ensevelis jusqu’à mi-tronc,
+des mûriers d’Espagne, quelques
+figuiers sentant le bouc, et une solanée
+chargée de baies rouges que les Arabes
+respectent, croyant sa présence favorable
+à la fécondation du figuier.</p>
+
+<p>Tout à coup un papillon bleu me frôla,
+le premier et le seul que j’aie vu dans ces
+climats brûlés, flocon d’azur, morceau de
+turquoise, pareil à ceux qui voltigent par
+bandes, dans nos villages, autour des fontaines.</p>
+
+<p>En même temps, je sentis une odeur de
+fleur ! Et tout de suite j’aperçus la fleur,
+sorte de lis à double corolle, sans feuillage,
+dont la neige se confondait avec la
+blancheur éblouissante du sol. En même
+temps aussi, dans le mur de la kouba haut
+et carré comme la tour des chansons de
+chevalerie, derrière une fenêtre mystérieuse
+si petite qu’on ne l’avait pas grillée,
+j’aperçus, brune et pâle sous son bonnet
+d’or, une jeune femme, le visage nu, qui
+regardait l’infidèle. Elle se retira précipitamment,
+se voyant vue ; mais sa curiosité
+avait duré deux secondes de plus que sa
+crainte. Je feignis de m’éloigner, elle revint ;
+et, — ce fut sans doute une illusion, — je
+crus deviner un geste léger de sa
+main, un sourire, puis une moue enfantine
+à l’arrivée de la duègne irritée et ridée
+qui, elle aussi, me regarda.</p>
+
+<p>Je compris que c’était fini et qu’elle ne
+se montrerait plus.</p>
+
+<p>Alors, rêvant de croisades et de filles de
+khalife prisonnières, enviant presque, le
+dirai-je ? le sort du mitron de Sardaigne,
+j’allai cueillir le lis des dunes, et ce fut une
+sensation triste délicieusement quand, de
+mes doigts plongés dans le sable brûlant,
+je cassai sa tige glacée…</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Nous sommes au large, la nuit tombe.
+Les terrasses de Sousse paraissent déjà
+noires, tandis que son enceinte s’avive de
+reflets ; et Sousse a l’air ainsi, diminuée par
+la distance, d’un collier d’argent oublié au
+bord de la mer. Une lumière, une flamme
+de bougie rose, allumée peut-être par la
+main d’ambre naguère entrevue, brille dans
+le marabout de Sidi-Giafr.</p>
+
+<p>La petite flamme s’éteint : plus rien
+maintenant que le croissant de la lune et
+une étoile. Elles descendent rapidement.
+Bientôt l’étoile tremble et s’éclipse ; et la
+lune, trempant dans la mer sa fine pointe,
+semble un instant, à fleur d’horizon, une
+voile latine s’éclairant de quelque illumination
+féerique.</p>
+
+<p>Puis, c’est l’infini de la nuit, le bruit de
+l’hélice et des flots roulant sur les flancs
+du navire, comme si nous remontions dans
+l’ombre un grand fleuve monstrueusement
+remué.</p>
+
+<p>Cette nuit passée, puis encore un jour,
+une nuit encore, et, au second lever de
+soleil, je me réveillerai en vue de Marseille !</p>
+
+
+<p class="c gap small">FIN</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2>
+
+
+<div class="flex">
+<table>
+<tr><td>&nbsp;</td> <td class="bot r small"><div>Pages.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Le puits des Sarrazines</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c1">5</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">En mer</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c2">17</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">La Goulette</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c3">27</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Tunis, Hammam-Lif</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c4">39</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Carthage. — La Marsa</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c5">61</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Arrivée à Sousse</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c6">69</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">L’heure des terrasses. — Soirée à la marine</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c7">79</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Le Schilli. — Un brin de politique</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c8">89</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">La plage</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c9">103</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Le marché rustique</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c10">115</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Les souks</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c11">121</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Au hasard des rues</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c12">133</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Dîner au camp</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c13">147</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Karagouz</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c14">154</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Monastir. — Les ruines de Leptis</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c15">167</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Noces Maugrabines</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c16">193</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Voyage à Kairouan</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c17">207</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Une oasis. — L’après-midi au village</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c18">241</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Une parenthèse</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c19">256</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">La petite fête</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c20">261</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Choses tristes</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c21">271</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Questions de femmes</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c22">281</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Le lys des sables</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c23">291</a></div></td></tr>
+</table>
+</div>
+
+<p class="c gap xsmall">3036. — ABBEVILLE. — TYP. ET STÉR. A. RETAUX.</p>
+
+
+<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75517 ***</div>
+</body>
+</html>
+
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