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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11175 ***
+
+GUY DE MAUPASSANT
+
+L'inutile
+
+Beauté
+
+PARIS
+
+
+
+1890
+
+
+
+
+L'INUTILE BEAUTÉ
+
+
+
+
+OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
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+
+
+ BEL-AMI, _59e édition_ 1 vol.
+ MONT-ORIOL, _40e édition_ 1 vol.
+ UNE VIE, _34e édition_ 1 vol.
+ LA MAISON TELLIER, _20e édition_ 1 vol.
+ Mlle FIFI, _14e édition_ 1 vol.
+ AU SOLEIL, _11e édition_ 1 vol.
+ MISS HARRIET, _14e édition_ 1 vol.
+ YVETTE, _16e édition_ 1 vol.
+ LA PETITE ROQUE, _18e édition_ 1 vol.
+ CONTES DE LA BÉCASSE, _13e édition._ 1 vol.
+
+ * * * * *
+
+DES VERS, petite édition de luxe 6 fr.
+
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+
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+GUY DE MAUPASSANT
+
+
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+L'inutile
+
+Beauté
+
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+1890
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+L'INUTILE BEAUTÉ
+
+
+
+
+I
+
+
+La victoria fort élégante, attelée de deux superbes chevaux noirs,
+attendait devant le perron de l'hôtel. C'était à la fin de juin, vers
+cinq heures et demie, et, entre les toits qui enfermaient la cour
+d'honneur, le ciel apparaissait plein de clarté, de chaleur, de
+gaieté.
+
+La comtesse de Mascaret se montra sur le perron juste au moment où son
+mari, qui rentrait, arriva sous la porte cochère. Il s'arrêta quelques
+secondes pour regarder sa femme, et il pâlit un peu. Elle était fort
+belle, svelte, distinguée avec sa longue figure ovale, son teint
+d'ivoire doré, ses grands yeux gris et ses cheveux noirs; et elle
+monta dans sa voiture sans le regarder, sans paraître même l'avoir
+aperçu, avec une allure si particulièrement racée, que l'infâme
+jalousie dont il était depuis si longtemps dévoré, le mordit au coeur
+de nouveau. Il s'approcha, et la saluant:
+
+--Vous allez vous promener? dit-il.
+
+Elle laissa passer quatre mots entre ses lèvres dédaigneuses.
+
+--Vous le voyez bien!
+
+--Au bois?
+
+--C'est probable.
+
+--Me serait-il permis de vous accompagner?
+
+--La voiture est à vous.
+
+Sans s'étonner du ton dont elle lui répondait, il monta et s'assit a
+côté de sa femme, puis il ordonna:
+
+--Au bois.
+
+Le valet de pied sauta sur le siège auprès du cocher; et les chevaux,
+selon leur habitude, piaffèrent en saluant de la tête jusqu'à ce
+qu'ils eussent tourné dans la rue.
+
+Les deux époux demeuraient côte à côte sans se parler. Il cherchait
+comment entamer l'entretien, mais elle gardait un visage si
+obstinément dur qu'il n'osait pas.
+
+À la fin, il glissa sournoisement sa main vers la main gantée de la
+comtesse et la toucha comme par hasard, mais le geste qu'elle fit en
+retirant son bras fut si vif et si plein de dégoût qu'il demeura
+anxieux, malgré ses habitudes d'autorité et de despotisme.
+
+Alors il murmura:
+
+--Gabrielle!
+
+Elle demanda, sans tourner la tête:
+
+--Que voulez-vous?
+
+--Je vous trouve adorable.
+
+Elle ne répondit rien, et demeurait étendue dans sa voiture avec un
+air de reine irritée.
+
+Ils montaient maintenant les Champs-Élysées, vers l'Arc de Triomphe de
+l'Étoile. L'immense monument, au bout de la longue avenue, ouvrait
+dans un ciel rouge son arche colossale. Le soleil semblait descendre
+sur lui en semant par l'horizon une poussière de feu.
+
+Et le fleuve des voitures, éclaboussées de reflets sur les cuivres,
+sur les argentures et les cristaux des harnais et des lanternes,
+laissait couler un double courant vers le bois et vers la ville.
+
+Le comte de Mascaret reprit:
+
+--Ma chère Gabrielle.
+
+Alors, n'y tenant plus, elle répliqua d'une voix exaspérée:
+
+--Oh! laissez-moi tranquille, je vous prie. Je n'ai même plus la
+liberté d'être seule dans ma voiture, à présent.
+
+Il simula n'avoir point écouté, et continua:
+
+--Vous n'avez jamais été aussi jolie qu'aujourd'hui.
+
+Elle était certainement à bout de patience et elle répliqua avec une
+colère qui ne se contenait point:
+
+--Vous avez tort de vous en apercevoir, car je vous jure bien que je
+ne serai plus jamais à vous.
+
+Certes, il fut stupéfait et bouleversé, et, ses habitudes de violence
+reprenant le dessus, il jeta un--«Qu'est-ce à dire?» qui révélait plus
+le maître brutal que l'homme amoureux.
+
+Elle répéta, à voix basse, bien que leurs gens ne pussent rien
+entendre dans l'assourdissant ronflement des roues:
+
+--Ah! qu'est-ce à dire? qu'est-ce à dire? Je vous retrouve donc! Vous
+voulez que je vous le dise?
+
+--Oui.
+
+--Que je vous dise tout?
+
+--Oui.
+
+--Tout ce que j'ai sur le coeur depuis que je suis la victime de votre
+féroce égoïsme.
+
+Il était devenu rouge d'étonnement et d'irritation. Il grogna, les
+dents serrées:
+
+--Oui, dites?
+
+C'était un homme de haute taille, à larges épaules, à grande barbe
+rousse, un bel homme, un gentilhomme, un homme du monde qui passait
+pour un mari parfait et pour un père excellent.
+
+Pour la première fois depuis leur sortie de l'hôtel elle se retourna
+vers lui et le regarda bien en face:
+
+--Ah! vous allez entendre des choses désagréables, mais sachez que je
+suis prête à tout, que je braverai tout, que je ne crains rien, et
+vous aujourd'hui moins que personne.
+
+Il la regardait aussi dans les yeux, et une rage déjà le secouait. Il
+murmura:
+
+--Vous êtes folle!
+
+--Non, mais je ne veux plus être la victime de l'odieux supplice de
+maternité que vous m'imposez depuis onze ans! je veux vivre enfin en
+femme du monde, comme j'en ai le droit, comme toutes les femmes en ont
+le droit.
+
+Redevenant pâle tout à coup, il balbutia:
+
+--Je ne comprends pas.
+
+--Si, vous comprenez. Il y a maintenant trois mois que j'ai accouché
+de mon dernier enfant, et comme je suis encore très belle, et, malgré
+vos efforts, presque indéformable, ainsi que vous venez de le
+reconnaître en m'apercevant sur votre perron, vous trouvez qu'il est
+temps que je redevienne enceinte.
+
+--Mais vous déraisonnez!
+
+--Non. J'ai trente ans et sept enfants, et nous sommes mariés depuis
+onze ans, et vous espérez que cela continuera encore dix ans, après
+quoi vous cesserez d'être jaloux.
+
+Il lui saisit le bras et l'étreignant:
+
+--Je ne vous permettrai pas de me parler plus longtemps ainsi.
+
+--Et moi, je vous parlerai jusqu'au bout, jusqu'à ce que j'aie fini
+tout ce que j'ai à vous dire, et si vous essayez de m'en empêcher,
+j'élèverai la voix de façon à être entendue par les deux domestiques
+qui sont sur le siège. Je ne vous ai laissé monter ici que pour cela,
+car j'ai ces témoins qui vous forceront à m'écouter et à vous
+contenir. Écoutez-moi. Vous m'avez toujours été antipathique et je
+vous l'ai toujours laissé voir, car je n'ai jamais menti, monsieur.
+Vous m'avez épousée malgré moi, vous avez forcé mes parents qui
+étaient gênés à me donner à vous, parce que vous êtes très riche. Ils
+m'y ont contrainte, en me faisant pleurer.
+
+Vous m'avez donc achetée, et dès que j'ai été en votre pouvoir, dès
+que j'ai commencé à devenir pour vous une compagne prête à s'attacher,
+à oublier vos procédés d'intimidation et de coercition pour me
+souvenir seulement que je devais être une femme dévouée et vous aimer
+autant qu'il m'était possible de le faire, vous êtes devenu jaloux,
+vous, comme aucun homme ne l'a jamais été, d'une jalousie d'espion,
+basse, ignoble, dégradante pour vous, insultante pour moi. Je n'étais
+pas mariée depuis huit mois que vous m'avez soupçonnée de toutes les
+perfidies. Vous me l'avez même laissé entendre. Quelle honte! Et comme
+vous ne pouviez pas m'empêcher d'être belle et de plaire, d'être
+appelée dans les salons et aussi dans les journaux une des plus jolies
+femmes de Paris, vous avez cherché ce que vous pourriez imaginer pour
+écarter de moi les galanteries, et vous avez eu cette idée abominable
+de me faire passer ma vie dans une perpétuelle grossesse, jusqu'au
+moment où je dégoûterais tous les hommes. Oh! ne niez pas! Je n'ai
+point compris pendant longtemps, puis j'ai deviné. Vous vous en êtes
+vanté même à votre soeur, qui me l'a dit, car elle m'aime et elle a
+été révoltée de votre grossièreté de rustre.
+
+Ah! rappelez-vous nos luttes, les portes brisées, les serrures
+forcées! A quelle existence vous m'avez condamnée depuis onze ans, une
+existence de jument poulinière enfermée dans un haras. Puis, dès que
+j'étais grosse, vous vous dégoûtiez aussi de moi, vous, et je ne vous
+voyais plus durant des mois. On m'envoyait à la campagne, dans le
+château de la famille, au vert, au pré, faire mon petit. Et quand je
+reparaissais, fraîche et belle, indestructible, toujours séduisante et
+toujours entourée d'hommages, espérant enfin que j'allais vivre un peu
+comme une jeune femme riche qui appartient au monde, la jalousie vous
+reprenait, et vous recommenciez à me poursuivre de l'infâme et haineux
+désir dont vous souffrez en ce moment, à mon côté. Et ce n'est pas le
+désir de me posséder--je ne me serais jamais refusée à vous--c'est le
+désir de me déformer.
+
+Il s'est de plus passé cette chose abominable et si mystérieuse que
+j'ai été longtemps à la pénétrer (mais je suis devenue fine à vous
+voir agir et penser): vous vous êtes attaché à vos enfants de toute la
+sécurité qu'ils vous ont donnée pendant que je les portais dans ma
+taille. Vous avez fait de l'affection pour eux avec toute l'aversion
+que vous aviez pour moi, avec toutes vos craintes ignobles
+momentanément calmées et avec la joie de me voir grossir.
+
+Ah! cette joie, combien de fois je l'ai sentie en vous, je l'ai
+rencontrée dans vos yeux, je l'ai devinée. Vos enfants, vous les aimez
+comme des victoires et non comme votre sang. Ce sont des victoires sur
+moi, sur ma jeunesse, sur ma beauté, sur mon charme, sur les
+compliments qu'on m'adressait, et sur ceux qu'on chuchotait autour de
+moi, sans me les dire. Et vous en êtes fier; vous paradez avec eux,
+vous les promenez en break au bois de Boulogne, sur des ânes à
+Montmorency. Vous les conduisez aux matinées théâtrales pour qu'on
+vous voit au milieu d'eux, qu'on dise «quel bon père» et qu'on le
+répète....
+
+Il lui avait pris le poignet avec une brutalité sauvage, et il le
+serrait si violemment qu'elle se tut, une plainte lui déchirant la
+gorge.
+
+Et il lui dit tout bas:
+
+--J'aime mes enfants, entendez-vous! Ce que vous venez de m'avouer est
+honteux de la part d'une mère. Mais vous êtes à moi. Je suis le maître
+... votre maître ... je puis exiger de vous ce que je voudrai, quand
+je voudrai ... et j'ai la loi ... pour moi:
+
+Il cherchait à lui écraser les doigts dans la pression de tenaille de
+son gros poignet musculeux. Elle, livide de douleur, s'efforçait en
+vain d'ôter sa main de cet étau qui la broyait; et la souffrance la
+faisant haleter, des larmes lui vinrent aux yeux.
+
+--Vous voyez bien que je suis le maître, dit-il, et le plus fort.
+
+Il avait un peu desserré son étreinte. Elle reprit:
+
+--Me croyez-vous pieuse?
+
+Il balbutia, surpris.
+
+--Mais oui.
+
+--Pensez-vous que je croie à Dieu?
+
+--Mais oui.
+
+--Que je pourrais mentir en vous faisant un serment devant un autel où
+est enfermé le corps du Christ.
+
+--Non.
+
+--Voulez-vous m'accompagner dans une église.
+
+--Pourquoi faire?
+
+--Vous le verrez bien. Voulez-vous?
+
+--Si vous y tenez, oui.
+
+Elle éleva la voix, en appelant:
+
+--Philippe.
+
+Le cocher, inclinant un peu le cou, sans quitter ses chevaux des yeux,
+sembla tourner son oreille seule vers sa maîtresse, qui reprit:
+
+--Allez à l'église Saint-Philippe-du-Roule.
+
+Et la victoria qui arrivait à la porte du Bois de Boulogne, retourna
+vers Paris.
+
+La femme et le mari n'échangèrent plus une parole pendant ce nouveau
+trajet. Puis, lorsque la voiture fut arrêtée devant l'entrée du
+temple, Mme de Mascaret, sautant à terre, y pénétra, suivie à quelques
+pas, par le comte.
+
+Elle alla, sans s'arrêter, jusqu'à la grille du choeur, et tombant à
+genoux contre une chaise, cacha sa figure dans ses mains et pria. Elle
+pria longtemps, et lui, debout derrière elle, s'aperçut enfin qu'elle
+pleurait. Elle pleurait sans bruit, comme pleurent les femmes dans les
+grands chagrins poignants. C'était, dans tout son corps, une sorte
+d'ondulation qui finissait par un petit sanglot, caché, étouffé sous
+ses doigts.
+
+Mais le comte de Mascaret jugea que la situation se prolongeait trop,
+et il la toucha sur l'épaule.
+
+Ce contact la réveilla comme une brûlure. Se dressant, elle le regarda
+les yeux dans les yeux.
+
+--Ce que j'ai à vous dire, le voici. Je n'ai peur de rien, vous ferez
+ce que vous voudrez. Vous me tuerez si cela vous plaît. Un de vos
+enfants n'est pas à vous, un seul. Je vous le jure devant le Dieu qui
+m'entend ici. C'était l'unique vengeance que j'eusse contre vous,
+contre votre abominable tyrannie de mâle, contre ces travaux forcés
+de l'engendrement auxquels vous m'avez condamnée. Qui fut mon amant?
+Vous ne le saurez jamais! Vous soupçonnerez tout le monde. Vous ne le
+découvrirez point. Je me suis donnée à lui sans amour et sans plaisir,
+uniquement pour vous tromper. Et il m'a rendue mère aussi, lui. Qui
+est son enfant? Vous ne le saurez jamais. J'en ai sept, cherchez!
+Cela, je comptais vous le dire plus tard, bien plus tard, car on ne
+s'est vengé d'un homme, en le trompant, que lorsqu'il le sait. Vous
+m'avez forcée à vous le confesser aujourd'hui, j'ai fini.
+
+Et elle s'enfuit à travers l'église, vers la porte ouverte sur la rue,
+s'attendant à entendre derrière elle le pas rapide de l'époux bravé,
+et à s'affaisser sur le pavé sous le coup d'assommoir de son poing.
+
+Mais elle n'entendit rien, et gagna sa voiture. Elle y monta d'un
+saut, crispée d'angoisse, haletante de peur, et cria au cocher: «à
+l'hôtel».
+
+Les chevaux partirent au grand trot.
+
+
+
+
+II
+
+
+La comtesse de Mascaret, enfermée en sa chambre, attendait l'heure du
+dîner comme un condamné à mort attend l'heure du supplice.
+Qu'allait-il faire? Était-il rentré? Despote, emporté, prêt à toutes
+les violences, qu'avait-il médité, qu'avait-il préparé, qu'avait-il
+résolu? Aucun bruit dans l'hôtel, et elle regardait à tout instant les
+aiguilles de sa pendule. La femme de chambre était venue pour la
+toilette crépusculaire; puis elle était partie.
+
+Huit heures sonnèrent, et, presque tout de suite deux coups furent
+frappés à la porte.
+
+--Entrez.
+
+Le maître d'hôtel parut, et dit:
+
+--Madame la comtesse est servie.
+
+--Le comte est rentré?
+
+--Oui, madame la comtesse. M. le comte est dans la salle à manger.
+
+Elle eut, pendant quelques secondes, la pensée de s'armer d'un petit
+revolver qu'elle avait acheté quelque temps auparavant, en prévision
+du drame qui se préparait dans son coeur. Mais elle songea que tous
+les enfants seraient là; et elle ne prit rien, qu'un flacon de sels.
+
+Lorsqu'elle entra dans la salle, son mari, debout près de son siège,
+attendait. Ils échangèrent un léger salut, et s'assirent. Alors, les
+enfants, à leur tour, prirent place. Les trois fils, avec leur
+précepteur, l'abbé Marin, étaient à la droite de la mère; les trois
+filles, avec la gouvernante anglaise, Mlle Smith, étaient à gauche.
+Le dernier enfant, âgé de trois mois, restait seul à la chambre avec
+sa nourrice.
+
+Les trois filles, toutes blondes, dont l'aînée avait dix ans, vêtues
+de toilettes bleues, ornées de petites dentelles blanches,
+ressemblaient à d'exquises poupées. La plus jeune n'avait pas trois
+ans. Toutes, jolies déjà, promettaient de devenir belles comme leur
+mère.
+
+Les trois fils, deux châtains, et l'aîné, âgé de neuf ans, déjà brun,
+semblaient annoncer des hommes vigoureux, de grande taille, aux larges
+épaules. La famille entière semblait bien du même sang, fort et
+vivace.
+
+L'abbé prononça le bénédicité selon l'usage, lorsque personne n'était
+invité, car, en présence des étrangers, les enfants ne venaient point
+à la table. Puis on se mit à dîner.
+
+La comtesse, étreinte d'une émotion qu'elle n'avait point prévue,
+demeurait les yeux baissés, tandis que le comte examinait tantôt les
+trois garçons et tantôt les trois filles, avec des yeux incertains qui
+allaient d'une tête à l'autre, troublés d'angoisses. Tout à coup, en
+reposant devant lui son verre à pied, il le cassa, et l'eau rougie se
+répandit sur la nappe. Au léger bruit que fit ce léger accident la
+comtesse eut un soubresaut qui la souleva sur sa chaise. Pour la
+première fois ils se regardèrent. Alors, de moment en moment, malgré
+eux, malgré la crispation de leur chair et de leur coeur, dont les
+bouleversait chaque rencontre de leurs prunelles, ils ne cessaient
+plus de les croiser comme des canons de pistolet.
+
+L'abbé, sentant qu'une gêne existait dont il ne devinait pas la cause,
+essaya de semer une conversation. Il égrenait des sujets sans que ses
+inutiles tentatives fissent éclore une idée, fissent naître une
+parole.
+
+La comtesse, par tact féminin, obéissant à ses instincts de femme du
+monde, essaya deux ou trois fois de lui répondre: mais en vain. Elle
+ne trouvait point ses mots dans la déroute de son esprit; et sa voix
+lui faisait presque peur dans le silence de la grande pièce où
+sonnaient seulement les petits heurts de l'argenterie et des
+assiettes.
+
+Soudain son mari, se penchant en avant, lui dit:
+
+--En ce lieu, au milieu de vos enfants, me jurez-vous la sincérité de
+ce que vous m'avez affirmé tantôt.
+
+La haine fermentée dans ses veines la souleva soudain, et répondant à
+cette demande avec la même énergie qu'elle répondait à son regard,
+elle leva ses deux mains, la droite vers les fronts de ses fils, la
+gauche vers les fronts de ses filles, et d'un accent ferme, résolu,
+sans défaillance:
+
+--Sur la tête de mes enfants, je jure que je vous ai dit la vérité.
+
+Il se leva, et, avec un geste exaspéré ayant lancé sa serviette sur la
+table, il se retourna en jetant sa chaise contre le mur, puis sortit
+sans ajouter un mot.
+
+Mais elle, alors, poussant un grand soupir, comme après une première
+victoire, reprit d'une voix calmée:
+
+--Ne faites pas attention, mes chéris, votre papa a éprouvé un gros
+chagrin tantôt. Et il a encore beaucoup de peine. Dans quelques jours
+il n'y paraîtra plus.
+
+Alors elle causa avec l'abbé; elle causa avec Mlle Smith; elle eut
+pour tous ses enfants des paroles tendres, des gentillesses, de ces
+douces gâteries de mère qui dilatent les petits coeurs.
+
+Quand le dîner fut fini, elle passa au salon avec toute sa maisonnée.
+Elle fit bavarder les aînés, conta des histoires aux derniers, et,
+lorsque fut venue l'heure du coucher général, elle les baisa très
+longuement puis, les ayant envoyés dormir, elle rentra seule dans sa
+chambre.
+
+Elle attendit, car elle ne doutait pas qu'il viendrait. Alors, ses
+enfants étant loin d'elle, elle se décida à défendre sa peau d'être
+humain comme elle avait défendu sa vie de femme du monde; et elle
+cacha, dans la poche de sa robe, le petit revolver chargé qu'elle
+avait acheté quelques jours plus tôt.
+
+Les heures passaient, les heures sonnaient. Tous les bruits de l'hôtel
+s'éteignirent. Seuls les fiacres continuèrent dans les rues leur
+roulement vague, doux et lointain à travers les tentures des murs.
+
+Elle attendait, énergique et nerveuse, sans peur de lui maintenant,
+prête à tout et presque triomphante, car elle avait trouvé pour lui un
+supplice de tous les instants et de toute la vie.
+
+Mais les premières lueurs du jour glissèrent entre les franges du bas
+de ses rideaux, sans qu'il fût entré chez elle. Alors elle comprit,
+stupéfaite, qu'il ne viendrait pas. Ayant fermé sa porte à clef et
+poussé le verrou de sûreté qu'elle y avait fait appliquer, elle se mit
+au lit enfin et y demeura, les yeux ouverts, méditant, ne comprenant
+plus, ne devinant pas ce qu'il allait faire.
+
+Sa femme de chambre, en lui apportant le thé, lui remit une lettre de
+son mari. Il lui annonçait qu'il entreprendrait un voyage assez long,
+et la prévenait, en _post-scriptum_, que son notaire lui fournirait
+les sommes nécessaires à toutes ses dépenses.
+
+
+
+
+III
+
+
+C'était à l'Opéra, pendant un entr'acte de _Robert le Diable_. Dans
+l'orchestre, les hommes debout, le chapeau sur la tête, le gilet
+largement ouvert sur la chemise blanche où brillaient l'or et les
+pierres des boutons, regardaient les loges pleines de femmes
+décolletées, diamantées, emperlées, épanouies dans cette serre
+illuminée où la beauté des visages et l'éclat des épaules semblent
+fleurir pour les regards au milieu de la musique et des voix humaines.
+
+Deux amis, le dos tourné à l'orchestre, lorgnaient, en causant, toute
+cette galerie d'élégance, toute cette exposition de grâce vraie ou
+fausse, de bijoux, de luxe et de prétention qui s'étalait en cercle
+autour du grand-théâtre.
+
+Un d'eux, Roger de Salins, dit à son compagnon Bernard Grandin:
+
+--Regarde donc la comtesse de Mascaret comme elle est toujours belle.
+
+L'autre, à son tour, lorgna, dans une loge de face, une grande femme
+qui paraissait encore très jeune, et dont l'éclatante beauté semblait
+appeler les yeux de tous les coins de la salle. Son teint pâle, aux
+reflets d'ivoire, lui donnait un air de statue, tandis qu'en ses
+cheveux noirs comme une nuit, un mince diadème en arc-en-ciel, poudré
+de diamants, brillait ainsi qu'une voie lactée.
+
+Quand il l'eut regardée quelque temps, Bernard Grandin répondit avec
+un accent badin de conviction sincère.
+
+--Je te crois qu'elle est belle!
+
+--Quel âge peut-elle avoir maintenant?
+
+--Attends. Je vais te dire ça exactement. Je la connais depuis son
+enfance. Je l'ai vue débuter dans le monde comme jeune fille. Elle a
+... elle a ... trente ... trente ... trente-six ans.
+
+--Ce n'est pas possible?
+
+--J'en suis sûr.
+
+--Elle en porte vingt-cinq.
+
+--Et elle a eu sept enfants.
+
+--C'est incroyable.
+
+--Ils vivent même tous les sept, et c'est une fort bonne mère. Je vais
+un peu dans la maison qui est agréable, très calme, très saine. Elle
+réalise le phénomène de la famille dans le monde.
+
+--Est-ce bizarre? Et on n'a jamais rien dit d'elle?
+
+--Jamais.
+
+--Mais, son mari? Il est singulier, n'est-ce pas?
+
+--Oui et non. Il y a peut-être eu entre eux un petit drame, un de ces
+petits drames de ménage qu'on soupçonne, qu'on ne connaît jamais bien,
+mais qu'on devine à peu près.
+
+--Quoi?
+
+--Je n'en sais rien, moi. Mascaret est grand viveur aujourd'hui, après
+avoir été un parfait époux. Tant qu'il est resté bon mari, il a eu un
+affreux caractère, ombrageux et grincheux. Depuis qu'il fait la fête,
+il est devenu très indifférent, mais on dirait qu'il a un souci, un
+chagrin, un ver rongeur quelconque, il vieillit beaucoup, lui.
+
+Alors, les deux amis philosophèrent quelques minutes sur les peines
+secrètes, inconnaissables, que des dissemblances de caractères, ou
+peut-être des antipathies physiques, inaperçues d'abord, peuvent faire
+naître dans une famille.
+
+Roger de Salins, qui continuait à lorgner Mme de Mascaret, reprit.
+
+--Il est incompréhensible que cette femme-là ait eu sept enfants?
+
+--Oui, en onze ans. Après quoi elle a clôturé, à trente ans, sa
+période de production pour entrer dans la brillante période de
+représentation, qui ne semble pas près de finir.
+
+--Les pauvres femmes!
+
+--Pourquoi les plains-tu?
+
+--Pourquoi? Ah! mon cher, songe donc! Onze ans de grossesses pour une
+femme comme ça! quel enfer! C'est toute la jeunesse, toute la beauté,
+toute l'espérance de succès, tout l'idéal poétique de vie brillante,
+qu'un sacrifice à cette abominable loi de la reproduction qui fait de
+la femme normale une simple machine à pondre des êtres.
+
+--Que veux-tu? c'est la nature!
+
+--Oui, mais je dis que la nature est notre ennemie, qu'il faut
+toujours lutter contre la nature, car elle nous ramène sans cesse à
+l'animal. Ce qu'il y a de propre, de joli, d'élégant, d'idéal sur la
+terre, ce n'est pas Dieu qui l'y a mis, c'est l'homme, c'est le
+cerveau humain. C'est nous qui avons introduit dans la création, en la
+chantant, en l'interprétant, en l'admirant en poètes, en l'idéalisant
+en artistes, en l'expliquant en savants qui se trompent mais qui
+trouvent aux phénomènes des raisons ingénieuses, un peu de grâce, de
+beauté, de charme inconnu et de mystère. Dieu n'a créé que des êtres
+grossiers, pleins de germes des maladies, qui, après quelques années
+d'épanouissement bestial, vieillissent dans les infirmités, avec
+toutes les laideurs et toutes les impuissances de la décrépitude
+humaine. Il ne les a faits, semble-t-il, que pour se reproduire
+salement et pour mourir ensuite, ainsi que les insectes éphémères des
+soirs d'été. J'ai dit «pour se reproduire salement»; j'insiste. Qu'y
+a-t-il, en effet, de plus ignoble, de plus répugnant que cet acte
+ordurier et ridicule de la reproduction des êtres, contre lequel
+toutes les âmes délicates sont et seront éternellement révoltées.
+Puisque tous les organes inventés par ce créateur économe et
+malveillant servent à deux fins, pourquoi n'en a-t-il pas choisi
+d'autres qui ne fussent point malpropres et souillés, pour leur
+confier cette mission sacrée, la plus noble et la plus exaltante des
+fonctions humaines. La bouche, qui nourrit le corps avec des aliments
+matériels, répand aussi la parole et la pensée. La chair se restaure
+par elle, et c'est par elle, en même temps, que se communique l'idée.
+L'odorat, qui donne aux poumons l'air vital, donne au cerveau tous
+les parfums du monde: l'odeur des fleurs, des bois, des arbres, de la
+mer. L'oreille, qui nous fait communiquer avec nos semblables, nous a
+permis encore d'inventer la musique, de créer du rêve, du bonheur, de
+l'infini et même du plaisir physique avec des sons! Mais on dirait que
+le Créateur, sournois et cynique, a voulu interdire à l'homme de
+jamais anoblir, embellir et idéaliser sa rencontre avec la femme.
+L'homme, cependant, a trouvé l'amour, ce qui n'est pas mal comme
+réplique au Dieu narquois, et il l'a si bien paré de poésie littéraire
+que la femme souvent oublie à quels contacts elle est forcée. Ceux,
+parmi nous, qui sont impuissants à se tromper en s'exaltant, ont
+inventé le vice et raffiné les débauches, ce qui est encore une
+manière de berner Dieu, et de rendre hommage, un hommage impudique, à
+la beauté.
+
+Mais l'être normal fait des enfants ainsi qu'une bête accouplée par la
+loi.
+
+Regarde cette femme! n'est-ce pas abominable de penser que ce bijou,
+que cette perle née pour être belle, admirée, fêtée et adorée, a passé
+onze ans de sa vie à donner des héritiers au comte de Mascaret.
+
+Bernard Grandin dit en riant:
+
+--Il y a beaucoup de vrai dans tout cela; mais peu de gens te
+comprendraient.
+
+Salins s'animait.
+
+--Sais-tu comment je conçois Dieu, dit-il: comme un monstrueux organe
+créateur inconnu de nous, qui sème par l'espace des milliards de
+mondes, ainsi qu'un poisson unique pondrait des oeufs dans la mer. Il
+crée parce que c'est sa fonction de Dieu; mais il est ignorant de ce
+qu'il fait, stupidement prolifique, inconscient des combinaisons de
+toutes sortes produites par ses germes éparpillés. La pensée humaine
+est un heureux petit accident des hasards de ses fécondations, un
+accident local, passager, imprévu, condamné à disparaître avec la
+terre, et à recommencer peut-être ici ou ailleurs, pareil ou
+différent, avec les nouvelles combinaisons des éternels
+recommencements. Nous lui devons, à ce petit accident de
+l'intelligence, d'être très mal en ce monde qui n'est pas fait pour
+nous, qui n'avait pas été préparé pour recevoir, loger, nourrir et
+contenter des êtres pensants, et nous lui devons aussi d'avoir à
+lutter sans cesse, quand nous sommes vraiment des raffinés et des
+civilisés, contre ce qu'on appelle encore les desseins de la
+Providence.
+
+Grandin, qui l'écoutait avec attention, connaissant de longue date les
+surprises éclatantes de sa fantaisie, lui demanda:
+
+--Alors, tu crois que la pensée humaine est un produit spontané de
+l'aveugle parturition divine?
+
+--Parbleu! une fonction fortuite des centres nerveux de notre cerveau,
+pareille aux actions chimiques imprévues dues à des mélanges nouveaux,
+pareille aussi à une production d'électricité, créée par des
+frottements ou des voisinages inattendus, à tous les phénomènes enfin
+engendrés par les fermentations infinies et fécondes de la matière qui
+vit.
+
+Mais, mon cher, la preuve en éclate pour quiconque regarde autour de
+soi. Si la pensée humaine, voulue par un créateur conscient, avait dû
+être ce qu'elle est devenue, si différente de la pensée et de la
+résignation animales, exigeante, chercheuse, agitée, tourmentée,
+est-ce que le monde créé pour recevoir l'être que nous sommes
+aujourd'hui aurait été cet inconfortable petit parc à bestioles, ce
+champ à salades, ce potager sylvestre, rocheux et sphérique où votre
+Providence imprévoyante nous avait destinés à vivre nus, dans les
+grottes ou sous les arbres, nourris de la chair massacrée des animaux,
+nos frères, ou des légumes crus poussés sous le soleil et les pluies.
+
+Mais il suffit de réfléchir une seconde pour comprendre que ce monde
+n'est pas fait pour des créatures comme nous. La pensée éclose et
+développée par un miracle nerveux des cellules de notre tête, toute
+impuissante, ignorante et confuse qu'elle est et qu'elle demeurera
+toujours, fait de nous tous, les intellectuels, d'éternels et
+misérables exilés sur cette terre.
+
+Contemple-la, cette terre, telle que Dieu l'a donnée à ceux qui
+l'habitent. N'est-elle pas visiblement et uniquement disposée,
+plantée et boisée pour des animaux. Qu'y a-t-il pour nous? Rien. Et
+pour eux, tout: les cavernes, les arbres, les feuillages, les sources,
+le gîte, la nourriture et la boisson. Aussi les gens difficiles comme
+moi n'arrivent-ils jamais à s'y trouver bien. Ceux-là seuls qui se
+rapprochent de la brute sont contents et satisfaits. Mais les autres,
+les poètes, les délicats, les rêveurs, les chercheurs, les inquiets.
+Ah! les pauvres gens!
+
+Je mange des choux et des carottes, sacrebleu, des oignons, des navets
+et des radis, parce que nous avons été contraints de nous y
+accoutumer, même d'y prendre goût, et parce qu'il ne pousse pas autre
+chose, mais c'est là une nourriture de lapins et de chèvres, comme
+l'herbe et le trèfle sont des nourritures de cheval et de vache. Quand
+je regarde les épis d'un champ de blé mur, je ne doute pas que cela
+n'ait germé dans le sol pour des becs de moineaux ou d'alouettes, mais
+non point pour ma bouche. En mastiquant du pain, je vole donc les
+oiseaux, comme je vole la belette et le renard en mangeant des poules.
+La caille, le pigeon et la perdrix ne sont-ils pas les proies
+naturelles de l'épervier; le mouton, le chevreuil et le boeuf, celles
+des grands carnassiers, plutôt que des viandes engraissées pour nous
+être servies rôties avec des truffes qui auraient été déterrées
+spécialement pour nous, par les cochons.
+
+Mais, mon cher, les animaux n'ont rien à faire pour vivre ici-bas. Ils
+sont chez eux, logés et nourris, ils n'ont qu'à brouter ou à chasser
+et à s'entre-manger selon leurs instincts, car Dieu n'a jamais prévu
+la douceur et les moeurs pacifiques; il n'a prévu que la mort des
+êtres acharnés à se détruire et à se dévorer.
+
+Quant à nous! Ah! ah! il nous en a fallu du travail, de l'effort, de
+la patience, de l'invention, de l'imagination, de l'industrie, du
+talent et du génie pour rendre à peu près logeable ce sol de racines
+et de pierres. Mais songe à ce que nous avons fait, malgré la nature,
+contre la nature, pour nous installer d'une façon médiocre, à peine
+propre, à peine confortable, à peine élégante, pas digne de nous.
+
+Et plus nous sommes civilisés, intelligents, raffinés, plus nous
+devons vaincre et dompter l'instinct animal qui représente en nous la
+volonté de Dieu.
+
+Songe qu'il nous a fallu inventer la civilisation, toute la
+civilisation, qui comprend tant de choses, tant, tant, de toutes
+sortes, depuis les chaussettes jusqu'au téléphone. Songe à tout ce que
+tu vois tous les jours, à tout ce qui nous sert de toutes les façons.
+
+Pour adoucir notre sort de brutes, nous avons découvert et fabriqué de
+tout, à commencer par des maisons, puis des nourritures exquises, des
+sauces, des bonbons, des pâtisseries, des boissons, des liqueurs, des
+étoffes, des vêtements, des parures, des lits, des sommiers, des
+voitures, des chemins de fer, des machines innombrables; nous avons,
+de plus, trouvé les sciences et les arts, l'écriture et les vers. Oui,
+nous avons créé les arts, la poésie, la musique, la peinture. Tout
+l'idéal vient de nous, et aussi toute la coquetterie de la vie, la
+toilette des femmes et le talent des hommes qui ont fini par un peu
+parer à nos yeux, par rendre moins nue, moins monotone et moins dure
+l'existence de simples reproducteurs pour laquelle la divine
+Providence nous avait uniquement animés.
+
+Regarde ce théâtre. N'y a-t-il pas là-dedans un monde humain créé par
+nous, imprévu par les Destins éternels, ignoré d'Eux, compréhensible
+seulement par nos esprits, une distraction coquette, sensuelle,
+intelligente, inventée uniquement pour et par la petite bête
+mécontente et agitée que nous sommes.
+
+Regarde cette femme, Mme de Mascaret. Dieu l'avait faite pour vivre
+dans une grotte, nue, ou enveloppée de peaux de bêtes. N'est-elle pas
+mieux ainsi? Mais, à ce propos, sait-on pourquoi et comment sa brute
+de mari, ayant près de lui une compagne pareille et, surtout après
+avoir été assez rustre pour la rendre sept fois mère, l'a lâchée tout
+à coup pour courir les gueuses.
+
+Grandin répondit.
+
+--Eh! mon cher, c'est probablement là l'unique raison. Il a fini par
+trouver que cela lui coûtait trop cher, de coucher toujours chez lui.
+Il est arrivé, par économie domestique, aux mêmes principes que tu
+poses en philosophe.
+
+On frappait les trois coups pour le dernier acte. Les deux amis se
+retournèrent, ôtèrent leur chapeau et s'assirent.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Dans le coupé qui les ramenait chez eux après la représentation de
+l'Opéra, le comte et la comtesse de Mascaret, assis côte à côte, se
+taisaient. Mais voilà que le mari, tout à coup, dit à sa femme:
+
+--Gabrielle!
+
+--Que me voulez-vous?
+
+--Ne trouvez-vous pas que ça a assez duré!
+
+--Quoi donc?
+
+--L'abominable supplice auquel, depuis six ans, vous me condamnez.
+
+--Que voulez-vous, je n'y puis rien.
+
+--Dites-moi lequel, enfin?
+
+--Jamais.
+
+--Songez que je ne puis plus voir mes enfants, les sentir autour de
+moi, sans avoir le coeur broyé par ce doute. Dites-moi lequel, et je
+vous jure que je pardonnerai, que je le traiterai comme les autres.
+
+--Je n'en ai pas le droit.
+
+--Vous ne voyez donc pas que je ne peux plus supporter cette vie,
+cette pensée qui me ronge, et cette question que je me pose sans
+cesse, cette question qui me torture chaque fois que je les regarde.
+J'en deviens fou.
+
+Elle demanda:
+
+--Vous avez donc beaucoup souffert?
+
+--Affreusement. Est-ce que j'aurais accepté, sans cela, l'horreur de
+vivre à votre côté, et l'horreur, plus grande encore, de sentir, de
+savoir parmi eux qu'il y en a un, que je ne puis connaître, et qui
+m'empêche d'aimer les autres.
+
+Elle répéta:
+
+--Alors, vous avez vraiment souffert beaucoup?
+
+Il répondit d'une voix contenue et douloureuse:
+
+--Mais, puisque je vous répète tous les jours que c'est pour moi un
+intolérable supplice. Sans cela, serais-je revenu? serais-je demeuré
+dans cette maison, près de vous et près d'eux, si je ne les aimais
+pas, eux. Ah! vous vous êtes conduite avec moi d'une façon abominable.
+J'ai pour mes enfants la seule tendresse de mon coeur; vous le savez
+bien. Je suis pour eux un père des anciens temps, comme j'ai été pour
+vous le mari des anciennes familles, car je reste, moi, un homme
+d'instinct, un homme de la nature, un homme d'autrefois. Oui, je
+l'avoue, vous m'avez rendu jaloux atrocement, parce que vous êtes une
+femme d'une autre race, d'une autre âme, avec d'autres besoins. Ah!
+les choses que vous m'avez dites, je ne les oublierai jamais. A partir
+de ce jour, d'ailleurs, je ne me suis plus soucié de vous. Je ne vous
+ai pas tuée parce que je n'aurais plus gardé un moyen sur la terre de
+découvrir jamais lequel de nos ... de vos enfants n'est pas à moi.
+J'ai attendu, mais j'ai souffert plus que vous ne sauriez croire, car
+je n'ose plus les aimer, sauf les deux aînés peut-être; je n'ose plus
+les regarder, les appeler, les embrasser, je ne peux plus en prendre
+un sur mes genoux sans me demander: «N'est-ce pas celui-là?» J'ai été
+avec vous correct et même doux et complaisant depuis six ans.
+Dites-moi la vérité et je vous jure que je ne ferai rien de mal.
+
+Dans l'ombre de la voiture, il crut deviner qu'elle était émue, et
+sentant qu'elle allait enfin parler.
+
+--Je vous en prie, dit-il, je vous en supplie ...
+
+Elle murmura:
+
+--J'ai été peut-être plus coupable que vous ne croyez. Mais je ne
+pouvais pas, je ne pouvais plus continuer cette vie odieuse de
+grossesses. Je n'avais qu'un moyen de vous chasser de mon lit. J'ai
+menti devant Dieu, et j'ai menti, la main levée sur la tête de mes
+enfants, car je ne vous ai jamais trompé.
+
+Il lui saisit le bras dans l'ombre, et le serrant comme il avait fait
+au jour terrible de leur promenade au bois, il balbutia:
+
+--Est-ce vrai?
+
+--C'est vrai.
+
+Mais lui, soulevé d'angoisse, gémit:
+
+--Ah! je vais retomber en de nouveaux doutes qui ne finiront plus!
+Quel jour avez-vous menti, autrefois ou aujourd'hui? Comment vous
+croire à présent? Comment croire une femme après cela? Je ne saurai
+plus jamais ce que je dois penser. J'aimerais mieux que vous m'eussiez
+dit: «C'est Jacques, ou c'est Jeanne.»
+
+La voiture pénétrait dans la cour de l'hôtel. Quand elle se fut
+arrêtée devant le perron, le comte descendit le premier et offrit,
+comme toujours, le bras à sa femme pour gravir les marches.
+
+Puis, dès qu'ils atteignirent le premier étage:
+
+--Puis-je vous parler encore quelques instants, dit-il?
+
+Elle répondit:
+
+--Je veux bien.
+
+Ils entrèrent dans un petit salon, dont un valet de pied, un peu
+surpris, alluma les bougies.
+
+Puis, quand ils furent seuls, il reprit:
+
+--Comment savoir la vérité? Je vous ai supplié mille fois de parler,
+vous êtes restée muette, impénétrable, inflexible, inexorable, et
+voilà qu'aujourd'hui vous venez me dire que vous avez menti. Pendant
+six ans vous avez pu me laisser croire une chose pareille! Non, c'est
+aujourd'hui que vous mentez, je ne sais pourquoi, par pitié pour moi,
+peut-être? Elle répondit avec un air sincère et convaincu:
+
+--Mais sans cela j'aurais eu encore quatre enfants pendant les six
+dernières années.
+
+Il s'écria:
+
+--C'est une mère qui parle ainsi?
+
+--Ah! dit-elle, je ne me sens pas du tout la mère des enfants qui ne
+sont pas nés, il me suffit d'être la mère de ceux que j'ai et de les
+aimer de tout mon coeur. Je suis, nous sommes des femmes du monde
+civilisé, monsieur. Nous ne sommes plus et nous refusons d'être de
+simples femelles qui repeuplent la terre.
+
+Elle se leva; mais il lui saisit les mains.
+
+--Un mot, un mot seulement, Gabrielle. Dites-moi la vérité?
+
+--Je viens de vous la dire. Je ne vous ai jamais trompé.
+
+Il la regardait bien en face, si belle, avec ses yeux gris comme des
+ciels froids. Dans sa sombre coiffure, dans cette nuit opaque des
+cheveux noirs luisait le diadème poudré de diamants, pareil à une voie
+lactée. Alors, il sentit soudain, il sentit par une sorte d'intuition
+que cet être là n'était plus seulement une femme destinée à perpétuer
+sa race, mais le produit bizarre et mystérieux de tous nos désirs
+compliqués, amassés en nous par les siècles, détournés de leur but
+primitif et divin, errant vers une beauté mystique, entrevue et
+insaisissable. Elles sont ainsi quelques-unes qui fleurissent
+uniquement pour nos rêves, parées de tout ce que la civilisation a
+mis de poésie, ce luxe idéal, de coquetterie et de charme esthétique
+autour de la femme, cette statue de chair qui avive, autant que les
+fièvres sensuelles, d'immatériels appétits.
+
+L'époux demeurait debout devant elle, stupéfait de cette tardive et
+obscure découverte, touchant confusément la cause de sa jalousie
+ancienne, et comprenant mal tout cela.
+
+Il dit enfin:
+
+--Je vous crois. Je sens qu'en ce moment vous ne mentez pas; et,
+autrefois en effet, il m'avait toujours semblé que vous mentiez.
+
+Elle lui tendit la main.
+
+--Alors, nous sommes amis?
+
+Il prit cette main et la baisa, en répondant:
+
+--Nous sommes amis. Merci, Gabrielle.
+
+Puis il sortit, en la regardant toujours, émerveillé qu'elle fût
+encore si belle, et sentant naître en lui une émotion étrange, plus
+redoutable peut-être que l'antique et simple amour!
+
+
+
+
+LE CHAMP D'OLIVIERS
+
+
+
+
+I
+
+
+Quand les hommes du port, du petit port provençal de Garandou, au fond
+de la baie Pisca, entre Marseille et Toulon, aperçurent la barque de
+l'abbé Vilbois qui revenait de la pêche, ils descendirent sur la plage
+pour aider à tirer le bateau.
+
+L'abbé était seul dedans, et il ramait comme un vrai marin, avec une
+énergie rare malgré ses cinquante-huit ans. Les manches retroussées
+sur des bras musculeux, la soutane relevée en bas et serrée entre les
+genoux, un peu déboutonnée sur la poitrine, son tricorne sur le banc à
+son côté, et la tête coiffée d'un chapeau cloche en liège recouvert de
+toile blanche, il avait l'air d'un solide et bizarre ecclésiastique
+des pays chauds, fait pour les aventures plus que pour dire la messe.
+
+De temps en temps, il regardait derrière lui pour bien reconnaître le
+point d'abordage, puis il recommençait à tirer, d'une façon rythmée,
+méthodique et forte, pour montrer, une fois de plus, à ces mauvais
+matelots du Midi, comment nagent les hommes du Nord.
+
+La barque lancée toucha le sable et glissa dessus comme si elle allait
+gravir toute la plage en y enfonçant sa quille; puis elle s'arrêta
+net, et les cinq hommes qui regardaient venir le curé s'approchèrent,
+affables, contents, sympathiques au prêtre.
+
+--Eh ben! dit l'un avec son fort accent de Provence, bonne pêche,
+monsieur le curé?
+
+L'abbé Vilbois rentra ses avirons, retira son chapeau cloche pour se
+couvrir de son tricorne, abaissa ses manches sur ses bras, reboutonna
+sa soutane, puis ayant repris sa tenue et sa prestance de desservant
+du village, il répondit avec fierté:
+
+--Oui, oui, très bonne, trois loups, deux murènes et quelques
+girelles.
+
+Les cinq pêcheurs s'étaient approchés de la barque, et penchés
+au-dessus du bordage, ils examinaient, avec un air de connaisseurs,
+les bêtes mortes, les loups gras, les murènes à tête plate, hideux
+serpents de mer, et les girelles violettes striées en zigzag de bandes
+dorées de la couleur des peaux d'oranges.
+
+Un d'eux dit:
+
+--Je vais vous porter ça dans votre bastide, monsieur le curé.
+
+--Merci, mon brave.
+
+Ayant serré les mains, le prêtre se mit en route, suivi d'un homme et
+laissant les autres occupés à prendre soin de son embarcation.
+
+Il marchait à grands pas lents, avec un air de force et de dignité.
+Comme il avait encore chaud d'avoir ramé avec tant de vigueur, il se
+découvrait par moments en passant sous l'ombre légère des oliviers,
+pour livrer à l'air du soir, toujours tiède, mais un peu calmé par une
+vague brise du large, son front carré, couvert de cheveux blancs,
+droits et ras, un front d'officier bien plus qu'un front de prêtre. Le
+village apparaissait sur une butte, au milieu d'une large vallée
+descendant en plaine vers la mer.
+
+C'était par un soir de juillet. Le soleil éblouissant, tout près
+d'atteindre la crête dentelée de collines lointaines, allongeait en
+biais sur la route blanche, ensevelie sous un suaire de poussière,
+l'ombre interminable de l'ecclésiastique dont le tricorne démesuré
+promenait dans le champ voisin une large tache sombre qui semblait
+jouer à grimper vivement sur tous les troncs d'oliviers rencontrés,
+pour retomber aussitôt par terre, où elle rampait entre les arbres.
+
+Sous les pieds de l'abbé Vilbois, un nuage de poudre fine, de cette
+farine impalpable dont sont couverts, en été, les chemins provençaux,
+s'élevait, fumant autour de sa soutane qu'elle voilait et couvrait, en
+bas, d'une teinte grise de plus en plus claire. Il allait, rafraîchi
+maintenant et les mains dans ses poches, avec l'allure lente et
+puissante d'un montagnard faisant une ascension. Ses yeux calmes
+regardaient le village, son village où il était curé depuis vingt ans,
+village choisi par lui, obtenu par grande faveur, où il comptait
+mourir. L'église, son église, couronnait le large cône des maisons
+entassées autour d'elle, de ses deux tours de pierre brune, inégales
+et carrées, qui dressaient dans ce beau vallon méridional leurs
+silhouettes anciennes plus pareilles à des défenses de château fort,
+qu'à des clochers de monument sacré.
+
+L'abbé était content, car il avait pris trois loups, deux murènes et
+quelques girelles.
+
+Il aurait ce nouveau petit triomphe auprès de ses paroissiens, lui,
+qu'on respectait surtout, parce qu'il était peut-être, malgré son âge,
+l'homme le mieux musclé du pays. Ces légères vanités innocentes
+étaient son plus grand plaisir. Il tirait au pistolet de façon à
+couper des tiges de fleurs, faisait quelquefois des armes avec le
+marchand de tabac, son voisin, ancien prévôt de régiment, et il
+nageait mieux que personne sur la côte.
+
+C'était d'ailleurs un ancien homme du monde, fort connu jadis, fort
+élégant, le baron de Vilbois, qui s'était fait prêtre, à trente-deux
+ans, à la suite d'un chagrin d'amour.
+
+Issu d'une vieille famille picarde, royaliste et religieuse, qui
+depuis plusieurs siècles donnait ses fils à l'armée, à la magistrature
+ou au clergé, il songea d'abord à entrer dans les ordres sur le
+conseil de sa mère, puis sur les instances de son père il se décida à
+venir simplement à Paris, faire son droit, et chercher ensuite quelque
+grave fonction au Palais.
+
+Mais pendant qu'il achevait ses études, son père succomba à une
+pneumonie à la suite de chasses au marais, et sa mère, saisie par le
+chagrin, mourut peu de temps après. Donc, ayant hérité soudain d'une
+grosse fortune, il renonça à des projets de carrière quelconque pour
+se contenter de vivre en homme riche.
+
+Beau garçon, intelligent bien que d'un esprit limité par des
+croyances, des traditions et des principes, héréditaires comme ses
+muscles de hobereau picard, il plut, il eut du succès dans le monde
+sérieux, et goûta la vie en homme jeune, rigide, opulent et considéré.
+
+Mais voilà qu'à la suite de quelques rencontres chez un ami il devint
+amoureux d'une jeune actrice, d'une toute jeune élève du Conservatoire
+qui débutait avec éclat à l'Odéon.
+
+Il en devint amoureux avec toute la violence, avec tout l'emportement
+d'un homme né pour croire à des idées absolues. Il en devint amoureux
+en la voyant à travers le rôle romanesque où elle avait obtenu, le
+jour même où elle se montra pour la première fois au public, un grand
+succès.
+
+Elle était jolie, nativement perverse, avec un air d'enfant naïf qu'il
+appelait son air d'ange. Elle sut le conquérir complètement, faire de
+lui un de ces délirants forcenés, un de ces déments en extase qu'un
+regard ou qu'une jupe de femme brûle sur le bûcher des Passions
+Mortelles. Il la prit donc pour maîtresse, lui fit quitter le théâtre,
+et l'aima, pendant quatre ans, avec une ardeur toujours grandissante.
+Certes, malgré son nom et les traditions d'honneur de sa famille, il
+aurait fini par l'épouser, s'il n'avait découvert, un jour qu'elle le
+trompait depuis longtemps avec l'ami qui la lui avait fait connaître.
+
+Le drame fut d'autant plus terrible qu'elle était enceinte, et qu'il
+attendait la naissance de l'enfant pour se décider au mariage.
+
+Quant il tint entre ses mains les preuves, des lettres, surprises dans
+un tiroir, il lui reprocha son infidélité, sa perfidie, son ignominie,
+avec toute la brutalité du demi-sauvage qu'il était.
+
+Mais elle, enfant des trottoirs de Paris, impudente autant
+qu'impudique, sûre de l'autre homme comme de celui-là, hardie
+d'ailleurs comme ces filles du peuple qui montent aux barricades par
+simple crânerie, le brava et l'insulta; et comme il levait la main,
+elle lui montra son ventre.
+
+Il s'arrêta, pâlissant, songea qu'un descendant de lui était là, dans
+cette chair souillée, dans ce corps vil, dans cette créature immonde,
+un enfant de lui! Alors il se rua sur elle pour les écraser tous les
+deux, anéantir cette double honte. Elle eut peur, se sentant perdue,
+et comme elle roulait sous son poing, comme elle voyait son pied prêt
+à frapper par terre le flanc gonflé où vivait déjà un embryon d'homme,
+elle lui cria, les mains tendues pour arrêter les coups:
+
+--Ne me tue point. Ce n'est pas à toi, c'est à lui.
+
+Il fit un bond en arrière, tellement stupéfait, tellement bouleversé
+que sa fureur resta suspendue comme son talon, et il balbutia.
+
+--Tu ... tu dis?
+
+Elle, folle de peur tout à coup devant la mort entrevue dans les yeux
+et dans le geste terrifiants de cet homme, répéta:
+
+--Ce n'est pas à toi, c'est à lui.
+
+Il murmura, les dents serrées, anéanti:
+
+--L'enfant?
+
+--Oui.
+
+--Tu mens.
+
+Et, de nouveau, il commença le geste du pied qui va écraser quelqu'un,
+tandis que sa maîtresse, redressée à genoux, essayant de reculer,
+balbutiait toujours.
+
+--Puisque je te dis que c'est à lui. S'il était à toi, est-ce que je
+ne l'aurais pas eu depuis longtemps?
+
+Cet argument le frappa comme la vérité même. Dans un de ces éclairs de
+pensée où tous les raisonnements apparaissent en même temps avec une
+illuminante clarté, précis, irréfutables, concluants, irrésistibles,
+il fut convaincu, il fut sûr qu'il n'était point le père du misérable
+enfant de gueuse qu'elle portait en elle; et, soulagé, délivré,
+presque apaisé soudain, il renonça à détruire cette infâme créature.
+
+Alors il lui dit d'une voix plus calme:
+
+--Lève-toi, va-t-en, et que je ne te revoie jamais.
+
+Elle obéit, vaincue, et s'en alla.
+
+Il ne la revit jamais.
+
+Il partit de son côté. Il descendit vers le Midi, vers le soleil, et
+s'arrêta dans un village, debout au milieu d'un vallon, au bord de la
+Méditerranée. Une auberge lui plut qui regardait la mer; il y prit une
+chambre et y resta. Il y demeura dix-huit mois, dans le chagrin, dans
+le désespoir, dans un isolement complet. Il y vécut avec le souvenir
+dévorant de la femme traîtresse, de son charme, de son enveloppement,
+de son ensorcellement inavouable, et avec le regret de sa présence et
+de ses caresses.
+
+Il errait par les vallons provençaux, promenant au soleil tamisé par
+les grisâtres feuillettes des oliviers, sa pauvre tête malade où
+vivait une obsession.
+
+Mais ses anciennes idées pieuses, l'ardeur un peu calmée de sa foi
+première lui revinrent au coeur tout doucement dans cette solitude
+douloureuse. La religion qui lui était apparue autrefois comme un
+refuge contre la vie inconnue, lui apparaissait maintenant comme un
+refuge contre la vie trompeuse et torturante. Il avait conservé des
+habitudes de prière. Il s'y attacha dans son chagrin, et il allait
+souvent, au crépuscule, s'agenouiller dans l'église assombrie où
+brillait seul, au fond du choeur, le point de feu de la lampe,
+gardienne sacrée du sanctuaire, symbole de la présence divine.
+
+Il confia sa peine à ce Dieu, à son Dieu, et lui dit toute sa misère.
+Il lui demandait conseil, pitié, secours, protection, consolation, et
+dans son oraison répétée chaque jour plus fervente, il mettait chaque
+fois une émotion plus forte.
+
+Son coeur meurtri, rongé par l'amour d'une femme, restait ouvert et
+palpitant, avide toujours de tendresse; et peu à peu, à force de
+prier, de vivre en ermite avec des habitudes de piété grandissantes,
+de s'abandonner à cette communication secrète des âmes dévotes avec le
+Sauveur qui console et attire les misérables, l'amour mystique de Dieu
+entra en lui et vainquit l'autre.
+
+Alors il reprit ses premiers projets, et se décida à offrir à l'Église
+une vie brisée qu'il avait failli lui donner vierge.
+
+Il se fit donc prêtre. Par sa famille, par ses relations il obtint
+d'être nommé desservant de ce village provençal où le hasard l'avait
+jeté, et, ayant consacré à des oeuvres bienfaisantes une grande partie
+de sa fortune, n'ayant gardé que ce qui lui permettrait de demeurer
+jusqu'à sa mort utile et secourable aux pauvres, il se réfugia dans
+une existence calme de pratiques pieuses et de dévouement à ses
+semblables.
+
+Il fut un prêtre à vues étroites, mais bon, une sorte de guide
+religieux à tempérament de soldat, un guide de l'église qui conduisait
+par force dans le droit chemin l'humanité errante, aveugle, perdue en
+cette forêt de la vie où tous nos instincts, nos goûts, nos désirs,
+sont des sentiers qui égarent. Mais beaucoup de l'homme d'autrefois
+restait toujours vivant en lui. Il ne cessa pas d'aimer les exercices
+violents, les nobles sports, les armes, et il détestait les femmes,
+toutes, avec une peur d'enfant devant un mystérieux danger.
+
+
+
+
+II
+
+
+Le matelot qui suivait le prêtre se sentait sur la langue une envie
+toute méridionale de causer. Il n'osait pas, car l'abbé exerçait sur
+ses ouailles un grand prestige. À la fin il s'y hasarda.
+
+--Alors, dit-il, vous vous trouvez bien dans votre bastide, monsieur
+le curé?
+
+Cette bastide était une de ces maisons microscopiques où les
+provençaux des villes et des villages vont se nicher, en été, pour
+prendre l'air. L'abbé avait loué cette case dans un champ, à cinq
+minutes de son presbytère, trop petit et emprisonné au centre de la
+paroisse, contre l'église.
+
+Il n'habitait pas régulièrement, même en été, cette campagne; il y
+allait seulement passer quelques jours de temps en temps, pour vivre
+en pleine verdure et tirer au pistolet.
+
+--Oui, mon ami, dit le prêtre, je m'y trouve très bien.
+
+La demeure basse apparaissait bâtie au milieu des arbres, peinte en
+rose, zébrée, hachée, coupée en petits morceaux par les branches et
+les feuilles des oliviers dont était planté le champ sans clôture où
+elle semblait poussée comme un champignon de Provence.
+
+On apercevait aussi une grande femme qui circulait devant la porte en
+préparant une petite table à dîner où elle posait à chaque retour,
+avec une lenteur méthodique, un seul couvert, une assiette, une
+serviette, un morceau de pain, un verre à boire. Elle était coiffée du
+petit bonnet des arlésiennes, cône pointu de soie ou de velours noir
+sur qui fleurit un champignon blanc.
+
+Quand l'abbé fut à portée de la voix, il lui cria:
+
+--Eh! Marguerite?
+
+Elle s'arrêta pour regarder, et reconnaissant son maître:
+
+--Tè c'est vous, monsieur le curé?
+
+--Oui. Je vous apporte une belle pêche, vous allez tout de suite me
+faire griller un loup, un loup au beurre, rien qu'au beurre, vous
+entendez?
+
+La servante, venue au devant des hommes, examinait d'un oeil
+connaisseur les poissons portés par le matelot.
+
+--C'est que nous avons déjà une poule au riz, dit-elle.
+
+--Tant pis, le poisson du lendemain ne vaut pas le poisson sortant de
+l'eau. Je vais faire une petite fête de gourmand, ça ne m'arrive pas
+trop souvent; et puis, le péché n'est pas gros.
+
+La femme choisissait le loup, et comme elle s'en allait en
+l'emportant, elle se retourna:
+
+--Ah! Il est venu un homme vous chercher trois fois, monsieur le curé.
+
+Il demanda avec indifférence.
+
+--Un homme! Quel genre d'homme?
+
+--Mais un homme qui ne se recommande pas de lui-même.
+
+--Quoi! Un mendiant?
+
+--Peut-être, oui, je ne dis pas. Je croirais plutôt un maoufatan.
+
+L'abbé Vilbois se mit à rire de ce mot provençal qui signifie
+malfaiteur, rôdeur de routes, car il connaissait l'âme timorée de
+Marguerite qui ne pouvait séjourner à la bastide sans s'imaginer tout
+le long des jours et surtout des nuits qu'ils allaient être
+assassinés.
+
+Il donna quelques sous au marin qui s'en alla, et, comme il disait,
+ayant conservé toutes ses habitudes de soins et de tenue d'ancien
+mondain:--«Je vas me passer un peu d'eau sur le nez et sur les
+mains»,--Marguerite lui cria de sa cuisine où elle grattait à rebours,
+avec un couteau, le dos du loup dont les écailles un peu tachées de
+sang se détachaient comme d'infimes piécettes d'argent.
+
+--Tenez le voilà!
+
+L'abbé vira vers la route et aperçut en effet un homme, qui lui parut,
+de loin, fort mal vêtu, et qui s'en venait, à petits pas, vers la
+maison. Il l'attendit, souriant encore de la terreur de sa domestique,
+et pensant: «Ma foi, je crois qu'elle a raison, il a bien l'air d'un
+maoufatan».
+
+L'inconnu approchait, les mains dans ses poches, les yeux sur le
+prêtre, sans se hâter. Il était jeune, portait toute la barbe blonde
+et frisée; et des mèches de cheveux se roulaient en boucles au sortir
+d'un chapeau de feutre mou, tellement sale et défoncé que personne
+n'en aurait pu deviner la couleur et la forme premières. Il avait un
+long pardessus marron, une culotte dentelée autour des chevilles, et
+il était chaussé d'espadrilles, ce qui lui donnait une démarche molle,
+muette, inquiétante, un pas imperceptible de rôdeur.
+
+Quant il fut à quelques enjambées de l'ecclésiastique, il ôta la loque
+qui lui abritait le front, en se découvrant avec un air un peu
+théâtral, et montrant une tête flétrie, crapuleuse et jolie, chauve
+sur le sommet du crâne, marque de fatigue ou de débauche précoce, car
+cet homme assurément n'avait pas plus de vingt-cinq ans.
+
+Le prêtre, aussitôt, se découvrit aussi, devinant et sentant que ce
+n'était pas là le vagabond ordinaire, l'ouvrier sans travail ou le
+repris de justice errant entre deux prisons et qui ne sait plus guère
+parler que le langage mystérieux des bagnes.
+
+--Bonjour, monsieur le curé, dit l'homme. Le prêtre répondit
+simplement: «Je vous salue» ne voulant pas appeler «Monsieur» ce
+passant suspect et haillonneux. Ils se contemplaient fixement et
+l'abbé Vilbois, devant le regard de ce rôdeur, se sentait troublé, ému
+comme en face d'un ennemi inconnu, envahi par une de ces inquiétudes
+étranges qui se glissent en frissons dans la chair et dans le sang.
+
+A la fin, le vagabond reprit:
+
+--Eh bien! me reconnaissez-vous?
+
+Le prêtre, très étonné, répondit:
+
+--Moi, pas du tout, je ne vous connais point.
+
+--Ah! vous ne me connaissez point. Regardez-moi davantage.
+
+--J'ai beau vous regarder, je ne vous ai jamais vu.
+
+--Ça c'est vrai, reprit l'autre, ironique, mais je vais vous montrer
+quelqu'un que vous connaissez mieux.
+
+Il se recoiffa et déboutonna son pardessus. Sa poitrine était nue
+dedans. Une ceinture rouge, roulée autour de son ventre maigre,
+retenait sa culotte au-dessus de ses hanches.
+
+Il prit dans sa poche une enveloppe, une de ces invraisemblables
+enveloppes que toutes les taches possibles ont marbrées, une de ces
+enveloppes qui gardent, dans les doublures des gueux errants, les
+papiers quelconques, vrais ou faux, volés ou légitimes, précieux
+défenseurs de la liberté contre le gendarme rencontré. Il en tira une
+photographie, une de ces cartes grandes comme une lettre, qu'on
+faisait souvent autrefois, jaunie, fatiguée, traînée longtemps
+partout, chauffée contre la chair de cet homme et ternie par sa
+chaleur.
+
+Alors, l'élevant à côté de sa figure, il demanda:
+
+--Et celui-là, le connaissez-vous?
+
+L'abbé fit deux pas pour mieux voir et demeura pâlissant, bouleversé,
+car c'était son propre portrait, fait pour Elle, à l'époque lointaine
+de son amour.
+
+Il ne répondait rien, ne comprenant pas.
+
+--Le vagabond répéta:
+
+--Le reconnaissez-vous, celui-là?
+
+Et le prêtre balbutia:
+
+--Mais oui.
+
+--Qui est-ce?
+
+--C'est moi.
+
+--C'est bien vous?
+
+--Mais oui.
+
+--Eh bien! regardez-nous, tous les deux, maintenant, votre portrait et
+moi?
+
+Il avait vu déjà, le misérable homme, il avait vu que ces deux êtres,
+celui de la carte et celui qui riait à côté, se ressemblaient comme
+deux frères, mais il ne comprenait pas encore, et il bégaya:
+
+--Que me voulez-vous, enfin?
+
+Alors, le gueux, d'une voix méchante:
+
+--Ce que je veux, mais je veux que vous me reconnaissiez d'abord.
+
+--Qui êtes-vous donc?
+
+--Ce que je suis? Demandez-le à n'importe qui sur la route,
+demandez-le à votre bonne, allons le demander au maire du pays si vous
+voulez, en lui montrant ça; et il rira bien, c'est moi qui vous le
+dis. Ah! vous ne voulez pas reconnaître que je suis votre fils, papa
+curé?
+
+Alors le vieillard, levant ses bras en un geste biblique et désespéré,
+gémit:
+
+--Ça n'est pas vrai.
+
+Le jeune homme s'approcha tout contre lui, face à face.
+
+--Ah! ça n'est pas vrai. Ah! l'abbé, il faut cesser de mentir,
+entendez-vous?
+
+Il avait une figure menaçante et les poings fermés, et il parlait avec
+une conviction si violente, que le prêtre, reculant toujours, se
+demandait lequel des deux se trompait en ce moment.
+
+Encore une fois, cependant, il affirma:
+
+--Je n'ai jamais eu d'enfant.
+
+L'autre ripostant:
+
+--Et pas de maîtresse, peut-être?
+
+Le vieillard prononça résolument un seul mot, un fier aveu:
+
+--Si.
+
+--Et cette maîtresse n'était pas grosse quand vous l'avez chassée?
+
+Soudain, la colère ancienne, étouffée vingt-cinq ans plus tôt, non pas
+étouffée, mais murée au fond du coeur de l'amant, brisa les voûtes de
+foi, de dévotion résignée, de renoncement à tout, qu'il avait
+construites sur elle, et, hors de lui, il cria:
+
+--Je l'ai chassée parce qu'elle m'avait trompé et qu'elle portait en
+elle l'enfant d'un autre, sans quoi, je l'aurais tuée, monsieur, et
+vous avec elle.
+
+Le jeune homme hésita, surpris à son tour par l'emportement sincère du
+curé, puis il répliqua plus doucement:
+
+--Qui vous a dit ça que c'était l'enfant d'un autre?
+
+--Mais elle, elle-même, en me bravant.
+
+Alors, le vagabond, sans contester cette affirmation, conclut avec un
+ton indifférent de voyou qui juge une cause:
+
+--Eh ben! c'est maman qui s'est trompée en vous narguant, v'là tout.
+
+Redevenant aussi plus maître de lui, après ce mouvement de fureur,
+l'abbé, à son tour, interrogea:
+
+--Et qui vous a dit, à vous, que vous étiez mon fils?
+
+--Elle, en mourant, m'sieu l'curé.... Et puis ça!
+
+Et il tendait, sous les yeux du prêtre, la petite photographie.
+
+Le vieillard la prit, et lentement, longuement, le coeur soulevé
+d'angoisse, il compara ce passant inconnu avec son ancienne image, et
+il ne douta plus, c'était bien son fils.
+
+Une détresse emporta son âme, une émotion inexprimable, affreusement
+pénible, comme le remords d'un crime ancien. Il comprenait un peu, il
+devinait le reste, il revoyait la scène brutale de la séparation.
+C'était pour sauver sa vie, menacée par l'homme outragé, que la femme,
+la trompeuse et perfide femelle lui avait jeté ce mensonge. Et le
+mensonge avait réussi. Et un fils de lui était né, avait grandi, était
+devenu ce sordide coureur de routes, qui sentait le vice comme un bouc
+sent la bête.
+
+Il murmura:
+
+--Voulez-vous faire quelques pas avec moi, pour nous expliquer
+davantage?
+
+L'autre se mit à ricaner.
+
+--Mais, parbleu! C'est bien pour cela que je suis venu.
+
+Ils s'en allèrent ensemble, côte à côte, par le champ d'oliviers. Le
+soleil avait disparu. La grande fraîcheur des crépuscules du Midi
+étendait sur la campagne un invisible manteau froid. L'abbé
+frissonnait et levant soudain les yeux, dans un mouvement habituel
+d'officiant, il aperçut partout autour de lui, tremblotant sur le
+ciel, le petit feuillage grisâtre de l'arbre sacré qui avait abrité
+sous son ombre frêle la plus grande douleur, la seule défaillance du
+Christ.
+
+Une prière jaillit de lui, courte et désespérée, faite avec cette voix
+intérieure qui ne passe point par la bouche et dont les croyants
+implorent le Sauveur: «Mon Dieu, secourez-moi.»
+
+Puis se tournant vers son fils:
+
+--Alors, votre mère est morte?
+
+Un nouveau chagrin s'éveillait en lui, en prononçant ces paroles:
+«Votre mère est morte» et crispait son coeur, une étrange misère de la
+chair de l'homme qui n'a jamais fini d'oublier, et un cruel écho de la
+torture qu'il avait subie, mais plus encore peut-être, puisqu'elle
+était morte, un tressaillement de ce délirant et court bonheur de
+jeunesse dont rien maintenant ne restait plus que la plaie de son
+souvenir.
+
+Le jeune homme répondit:
+
+--Oui, monsieur le curé, ma mère est morte.
+
+--Y a-t-il longtemps?
+
+--Oui, trois ans déjà.
+
+Un doute nouveau envahit le prêtre.
+
+--Et comment n'êtes-vous pas venu me trouver plus tôt?
+
+L'autre hésita.
+
+--Je n'ai pas pu. J'ai eu des empêchements ... Mais, pardonnez-moi
+d'interrompre ces confidences que je vous ferai plus tard, aussi
+détaillées qu'il vous plaira, pour vous dire que je n'ai rien mangé
+depuis hier matin.
+
+Une secousse de pitié ébranla tout le vieillard, et, tendant
+brusquement les deux mains.
+
+--Oh! mon pauvre enfant, dit-il.
+
+Le jeune homme reçut ces grandes mains tendues, qui enveloppèrent ses
+doigts, plus minces, tièdes et fiévreux.
+
+Puis il répondit avec cet air de blague qui ne quittait guère ses
+lèvres:
+
+--Eh ben! vrai, je commence à croire que nous nous entendrons tout de
+même.
+
+Le curé se mit à marcher.
+
+--Allons dîner, dit-il.
+
+Il songeait soudain, avec une petite joie instinctive, confuse et
+bizarre, au beau poisson péché par lui, qui joint à la poule au riz,
+ferait, ce jour-là, un bon repas pour ce misérable enfant.
+
+L'Arlésienne, inquiète et déjà grondeuse, attendait devant la porte.
+
+--Marguerite, cria l'abbé, enlevez la table et portez-la dans la
+salle, bien vite, bien vite, et mettez deux couverts, mais bien vite.
+
+La bonne restait effarée, à la pensée que son maître allait dîner
+avec ce malfaiteur.
+
+Alors, l'abbé Vilbois, se mit lui-même à desservir et à transporter,
+dans l'unique pièce du rez-de-chaussée, le couvert préparé pour lui.
+
+Cinq minutes plus tard, il était assis, en face du vagabond, devant
+une soupière pleine de soupe aux choux, qui faisait monter, entre
+leurs visages, un petit nuage de vapeur bouillante.
+
+
+
+
+III
+
+
+Quand les assiettes furent pleines, le rôdeur se mit à avaler sa soupe
+avidement par cuillerées rapides. L'abbé n'avait plus faim, et il
+humait seulement avec lenteur le savoureux bouillon des choux,
+laissant le pain au fond de son assiette.
+
+Tout à coup il demanda:
+
+--Comment vous appelez-vous?
+
+L'homme rit, satisfait d'apaiser sa faim.
+
+--Père inconnu, dit-il, pas d'autre nom de famille que celui de ma
+mère que vous n'aurez probablement pas encore oublié. J'ai, par
+contre, deux prénoms qui ne me vont guère, entre parenthèses,
+«Philippe-Auguste.»
+
+L'abbé pâlit et demanda, la gorge serrée:
+
+--Pourquoi vous a-t-on donné ces prénoms?
+
+Le vagabond haussa les épaules.
+
+--Vous devez bien le deviner. Après vous avoir quitté, maman a voulu
+faire croire à votre rival que j'étais à lui, et il l'a cru à peu près
+jusqu'à mon âge de quinze ans. Mais, à ce moment-là, j'ai commencé à
+vous ressembler trop. Et il m'a renié, la canaille. On m'avait donc
+donné ses deux prénoms, Philippe-Auguste; et si j'avais eu la chance
+de ne ressembler à personne ou d'être simplement le fils d'un
+troisième larron qui ne se serait pas montré, je m'appellerais
+aujourd'hui le vicomte Philippe-Auguste de Pravallon, fils tardivement
+reconnu du comte du même nom, sénateur. Moi, je me suis baptisé. «Pas
+de veine.»
+
+--Comment savez-vous tout cela?
+
+--Parce qu'il y a eu des explications devant moi, parbleu, et de rudes
+explications, allez. Ah! c'est ça qui vous apprend la vie.
+
+Quelque chose de plus pénible et de plus tenaillant que tout ce qu'il
+avait ressenti et souffert depuis une demi-heure oppressait le prêtre.
+C'était en lui une sorte d'étouffement qui commençait, qui allait
+grandir et finirait par le tuer, et cela lui venait, non pas tant des
+choses qu'il entendait, que de la façon dont elles étaient dites et de
+la figure de crapule du voyou qui les soulignait. Entre cet homme et
+lui, entre son fils et lui, il commençait à sentir à présent ce
+cloaque des saletés morales qui sont, pour certaines âmes, de mortels
+poisons. C'était son fils cela? Il ne pouvait encore le croire. Il
+voulait toutes les preuves, toutes; tout apprendre, tout entendre,
+tout écouter, tout souffrir. Il pensa de nouveau aux oliviers qui
+entouraient sa petite bastide, et il murmura pour la seconde fois:
+«Oh! mon Dieu, secourez-moi.»
+
+Philippe-Auguste avait fini sa soupe. Il demanda:
+
+--On ne mange donc plus, l'Abbé?
+
+Comme la cuisine se trouvait en dehors de la maison, dans un bâtiment
+annexé, et que Marguerite ne pouvait entendre la voix de son curé, il
+la prévenait de ses besoins par quelques coups donnés sur un gong
+chinois suspendu près du mur, derrière lui.
+
+Il prit donc le marteau de cuir et heurta plusieurs fois la plaque
+ronde de métal. Un son, faible d'abord, s'en échappa, puis grandit,
+s'accentua, vibrant, aigu, suraigu, déchirant, horrible plainte du
+cuivre frappé.
+
+La bonne apparut. Elle avait une figure crispée et elle jetait des
+regards furieux sur le maoufatan comme si elle eut pressenti, avec son
+instinct de chien fidèle, le drame abattu sur son maître. En ses mains
+elle tenait le loup grillé d'où s'envolait une savoureuse odeur de
+beurre fondu. L'abbé, avec une cuiller, fendit le poisson d'un bout à
+l'autre, et offrant le filet du dos à l'enfant de sa jeunesse:
+
+--C'est moi qui l'ai pris tantôt, dit-il, avec un reste de fierté qui
+surnageait dans sa détresse.
+
+Marguerite ne s'en allait pas.
+
+Le prêtre reprit:
+
+--Apportez du vin, du bon, du vin blanc du cap Corse.
+
+Elle eut presque un geste de révolte, et il dut répéter, en prenant un
+air sévère: «Allez, deux bouteilles». Car, lorsqu'il offrait du vin à
+quelqu'un, plaisir rare, il s'en offrait toujours une bouteille à
+lui-même.
+
+Philippe-Auguste, radieux, murmura.
+
+--Chouette. Une bonne idée. Il y a longtemps que je n'ai mangé comme
+ça.
+
+La servante revint au bout de deux minutes. L'abbé les jugea longues
+comme deux éternités, car un besoin de savoir lui brûlait à présent le
+sang, dévorant ainsi qu'un feu d'enfer.
+
+Les bouteilles étaient débouchées, mais la bonne restait là, les yeux
+fixés sur l'homme.
+
+--Laissez-nous--dit le curé.
+
+Elle fit semblant de ne pas entendre.
+
+Il reprit presque durement:
+
+--Je vous ai ordonné de nous laisser seuls.
+
+Alors elle s'en alla.
+
+Philippe-Auguste mangeait le poisson avec une précipitation vorace;
+et son père le regardait, de plus en plus surpris et désolé de tout ce
+qu'il découvrait de bas sur cette figure qui lui ressemblait tant. Les
+petits morceaux que l'abbé Vilbois portait à ses lèvres, lui
+demeuraient dans la bouche, sa gorge serrée refusant de les laisser
+passer; et il les mâchait longtemps, cherchant, parmi toutes les
+questions qui lui venaient à l'esprit, celle dont il désirait le plus
+vite la réponse.
+
+Il finit par murmurer:
+
+--De quoi est-elle morte?
+
+--De la poitrine.
+
+--A-t-elle été longtemps malade?
+
+--Dix-huit mois, à peu près.
+
+--D'où cela lui était-il venu?
+
+--On ne sait pas.
+
+Ils se turent. L'abbé songeait. Tant de choses l'oppressaient qu'il
+aurait voulu déjà connaître, car depuis le jour de la rupture, depuis
+le jour où il avait failli la tuer, il n'avait rien su d'elle. Certes,
+il n'avait pas non plus désiré savoir, car il l'avait jetée avec
+résolution dans une fosse d'oubli, elle, et ses jours de bonheur; mais
+voilà qu'il sentait naître en lui tout à coup, maintenant qu'elle
+était morte, un ardent désir d'apprendre, un désir jaloux, presque un
+désir d'amant.
+
+Il reprit:
+
+--Elle n'était pas seule, n'est-ce pas?
+
+--Non, elle vivait toujours avec lui.
+
+Le vieillard tressaillit.
+
+--Avec lui! Avec Pravallon?
+
+--Mais oui.
+
+Et l'homme jadis trahi, calcula que cette même femme qui l'avait
+trompé, était demeurée plus de trente ans avec son rival.
+
+Ce fut presque malgré lui qu'il balbutia:
+
+--Furent-ils heureux ensemble?
+
+En ricanant, le jeune homme répondit:
+
+--Mais oui, avec des hauts et des bas! Ça aurait été très bien sans
+moi. J'ai toujours tout gâté, moi.
+
+--Comment, et pourquoi? dit le prêtre.
+
+--Je vous l'ai déjà raconté. Parce qu'il a cru que j'étais son fils
+jusqu'à mon âge de quinze ans environ. Mais il n'était pas bête, le
+vieux, il a bien découvert tout seul la ressemblance, et alors il y a
+eu des scènes. Moi, j'écoutais aux portes. Il accusait maman de
+l'avoir mis dedans. Maman ripostait: «Est-ce ma faute. Tu savais très
+bien, quand tu m'as prise, que j'étais la maîtresse de l'autre.»
+L'autre, c'était vous.
+
+--Ah! ils parlaient donc de moi quelquefois?
+
+--Oui, mais ils ne vous ont jamais nommé devant moi, sauf à la fin,
+tout à la fin, aux derniers jours, quand maman s'est sentie perdue.
+Ils avaient tout de même de la méfiance.
+
+--Et vous ... vous avez appris de bonne heure que votre mère était
+dans une situation irrégulière?
+
+--Parbleu! Je ne suis pas naïf, moi, allez, et je ne l'ai jamais été.
+Ça se devine tout de suite ces choses-là, dès qu'on commence à
+connaître le monde.
+
+Philippe-Auguste se versait à boire coup sur coup. Ses yeux
+s'allumaient, son long jeûne lui donnant une griserie rapide.
+
+Le prêtre s'en aperçut; il faillit l'arrêter, puis la pensée
+l'effleura que l'ivresse rendait imprudent et bavard, et, prenant la
+bouteille, il emplit de nouveau le verre du jeune homme.
+
+Marguerite apportait la poule au riz. L'ayant posée sur la table, elle
+fixa de nouveau ses yeux sur le rôdeur, puis elle dit à son maître
+avec un air indigné:
+
+--Mais regardez qu'il est saoul, monsieur le curé.
+
+--Laisse-nous donc tranquilles, reprit le prêtre et va-t-en.
+
+Elle sortit en tapant la porte.
+
+Il demanda:
+
+--Qu'est-ce qu'elle disait de moi, votre mère?
+
+--Mais ce qu'on dit d'ordinaire d'un homme qu'on a lâché; que vous
+n'étiez pas commode, embêtant pour une femme, et qui lui auriez rendu
+la vie très difficile avec vos idées.
+
+--Souvent elle a dit cela?
+
+--Oui, quelquefois avec des subterfuges, pour que je ne comprenne
+point, mais je devinais tout.
+
+--Et vous, comment vous traitait-on dans cette maison?
+
+--Moi? très bien d'abord, et puis très mal ensuite. Quand maman a vu
+que je gâtais son affaire, elle m'a flanqué à l'eau.
+
+--Comment ça?
+
+--Comment ça! c'est bien simple. J'ai fait quelques fredaines vers
+seize ans; alors ces gouapes-là m'ont mis dans une maison de
+correction, pour se débarrasser de moi.
+
+Il posa ses coudes sur la table, appuya ses deux joues sur ses deux
+mains et, tout à fait ivre, l'esprit chaviré dans le vin, il fut saisi
+tout à coup par une de ces irrésistibles envies de parler de soi qui
+font divaguer les pochards en de fantastiques vantardises.
+
+Et il souriait gentiment, avec une grâce féminine sur les lèvres, une
+grâce perverse que le prêtre reconnut. Non seulement il la reconnut,
+mais il la sentit, haïe et caressante, cette grâce qui l'avait conquis
+et perdu jadis. C'était à sa mère que l'enfant, à présent,
+ressemblait le plus, non par les traits du visage, mais par le regard
+captivant et faux et surtout par la séduction du sourire menteur qui
+semblait ouvrir la porte de la bouche à toutes les infamies du dedans.
+
+Philippe-Auguste raconta:
+
+--Ah! ah! ah! J'en ai eu une vie, moi, depuis la maison de correction,
+une drôle de vie qu'un grand romancier payerait cher. Vrai, le père
+Dumas, avec son _Monte-Cristo_, n'en a pas trouvé de plus cocasses que
+celles qui me sont arrivées.
+
+Il se tut, avec une gravité philosophique d'homme gris qui réfléchit,
+puis, lentement:
+
+--Quand on veut qu'un garçon tourne bien, on ne devrait jamais
+l'envoyer dans une maison de correction, à cause des connaissances de
+là-dedans, quoi qu'il ait fait. J'en avais fait une bonne, moi, mais
+elle a mal tourné. Comme je me balladais avec trois camarades, un peu
+éméchés tous les quatre, un soir, vers neuf heures, sur la
+grand'route, auprès du gué de Folac, voilà que je rencontre une
+voiture où tout le monde dormait, le conducteur et sa famille,
+c'étaient des gens de Martinon qui revenaient de dîner à la ville. Je
+prends le cheval par la bride, je le fais monter dans le bac du
+passeur et je pousse le bac au milieu de la rivière. Ça fait du bruit,
+le bourgeois qui conduisait se réveille, il ne voit rien, il fouette.
+Le cheval part et saute dans le bouillon avec la voiture. Tous noyés!
+Les camarades m'ont dénoncé. Ils avaient bien ri d'abord en me voyant
+faire ma farce. Vrai, nous n'avions pas pensé que ça tournerait si
+mal. Nous espérions seulement un bain, histoire de rire.
+
+Depuis ça, j'en ai fait de plus raides pour me venger de la première,
+qui ne méritait pas la correction, sur ma parole. Mais ce n'est pas la
+peine de les raconter. Je vais vous dire seulement la dernière, parce
+que celle-là elle vous plaira, j'en suis sûr. Je vous ai vengé, papa.
+
+L'abbé regardait son fils avec des yeux terrifiés, et il ne mangeait
+plus rien.
+
+Philippe-Auguste allait se remettre à parler.
+
+--Non, dit le prêtre, pas à présent, tout à l'heure.
+
+Se retournant, il battit et fit crier la stridente cymbale chinoise.
+
+Marguerite entra aussitôt.
+
+Et son maître commanda, avec une voix si rude qu'elle baissa la tête,
+effrayée et docile:
+
+--Apporte-nous la lampe et tout ce que tu as encore à mettre sur la
+table, puis tu ne paraîtras plus tant que je n'aurai pas frappé le
+gong.
+
+Elle sortit, revint et posa sur la nappe une lampe de porcelaine
+blanche, coiffée d'un abat-jour vert, un gros morceau de fromage, des
+fruits, puis s'en alla.
+
+Et l'abbé dit résolument.
+
+--Maintenant, je vous écoute.
+
+Philippe-Auguste emplit avec tranquillité son assiette de dessert et
+son verre de vin. La seconde bouteille était presque vide, bien que le
+curé n'y eut point touché.
+
+Le jeune homme reprit, bégayant, la bouche empâtée de nourriture et de
+saoulerie.
+
+--La dernière, la voilà. C'en est une rude: J'étais revenu à la maison
+... et j'y restais malgré eux parce qu'ils avaient peur de moi ...
+peur de moi ... Ah! faut pas qu'on m'embête, moi ... je suis capable
+de tout quand on m'embête.... Vous savez ... ils vivaient ensemble et
+pas ensemble. Il avait deux domiciles, lui, un domicile de sénateur et
+un domicile d'amant. Mais il vivait chez maman plus souvent que chez
+lui, car il ne pouvait plus se passer d'elle. Ah!... en voilà une
+fine, et une forte ... maman ... elle savait vous tenir un homme,
+celle-là! Elle l'avait pris corps et âme, et elle l'a gardé jusqu'à la
+fin. C'est-il bête, les hommes! Donc, j'étais revenu et je les
+maîtrisais par la peur. Je suis débrouillard, moi, quand il faut, et
+pour la malice, pour la ficelle, pour la poigne aussi, je ne crains
+personne. Voilà que maman tombe malade et il l'installe dans une belle
+propriété près de Meulan, au milieu d'un parc grand comme une forêt.
+Ça dure dix-huit mois environ ... comme je vous ai dit. Puis nous
+sentons approcher la fin. Il venait tous les jours de Paris, et il
+avait du chagrin, mais là, du vrai.
+
+Donc, un matin, ils avaient jacassé ensemble près d'une heure, et je
+me demandais de quoi ils pouvaient jaboter si longtemps quand on
+m'appelle. Et maman me dit:
+
+--Je suis près de mourir et il y a quelque chose que je veux te
+révéler, malgré l'avis du comte.--Elle l'appelait toujours «le comte»
+en parlant de lui.--C'est le nom de ton père, qui vit encore.
+
+Je le lui avais demandé plus de cent fois ... plus de cent fois ... le
+nom de mon père ... plus de cent fois ... et elle avait toujours
+refusé de le dire.... Je crois même qu'un jour j'y ai flanqué des
+gifles pour la faire jaser, mais ça n'a servi de rien. Et puis, pour
+se débarrasser de moi, elle m'a annoncé que vous étiez mort sans le
+sou, que vous étiez un pas grand chose, une erreur de sa jeunesse, une
+gaffe de vierge, quoi. Elle me l'a si bien raconté que j'y ai coupé,
+mais en plein, dans votre mort.
+
+Donc elle me dit:
+
+--C'est le nom de ton père.
+
+L'autre, qui était assis dans un fauteuil, réplique comme ça, trois
+fois:
+
+--Vous avez tort, vous avez tort, vous avez tort, Rosette.
+
+Maman s'assied dans son lit. Je la vois encore avec ses pommettes
+rouges et ses yeux brillants; car elle m'aimait bien tout de même; et
+elle lui dit:
+
+--Alors faites quelque chose pour lui, Philippe!
+
+En lui parlant, elle le nommait «Philippe» et moi «Auguste».
+
+Il se mit à crier comme un forcené:
+
+--Pour cette crapule-là, jamais, pour ce vaurien, ce repris de justice
+ce ... ce ... ce...
+
+Et il en trouva des noms pour moi, comme s'il n'avait cherché que ça
+toute sa vie.
+
+J'allais me fâcher, maman me fait taire, et elle lui dit:
+
+--Vous voulez donc qu'il meure de faim, puisque je n'ai rien, moi.
+
+Il répliqua, sans se troubler:
+
+--Rosette, je vous ai donné trente-cinq mille francs par an, depuis
+trente ans, cela fait plus d'un million. Vous avez vécu par moi en
+femme riche, en femme aimée, j'ose dire, en femme heureuse. Je ne dois
+rien à ce gueux qui a gâté nos dernières années; et il n'aura rien de
+moi. Il est inutile d'insister. Nommez-lui l'autre si vous voulez. Je
+le regrette, mais je m'en lave les mains.
+
+Alors, maman se tourne vers moi. Je me disais: «Bon ... v'là que je
+retrouve mon vrai père ... s'il a de la galette, je suis un homme
+sauvé...»
+
+Elle continua:
+
+--Ton père, le baron de Vilbois, s'appelle aujourd'hui l'abbé
+Vilbois, curé de Garandou, près de Toulon. Il était mon amant quand je
+l'ai quitté pour celui-ci.
+
+Et voilà qu'elle me conte tout, sauf qu'elle vous a mis dedans aussi
+au sujet de sa grossesse. Mais les femmes, voyez-vous, ça ne dit
+jamais la vérité.
+
+Il ricanait, inconscient, laissant sortir librement toute sa fange. Il
+but encore, et la face toujours hilare, continua:
+
+--Maman mourut deux jours ... deux jours plus tard. Nous avons suivi
+son cercueil au cimetière, lui et moi ... est-ce drôle, ... dites ...
+lui et moi ... et trois domestiques ... c'est tout. Il pleurait comme
+une vache ... nous étions côte à côte ... on eût dit papa et le fils à
+papa.
+
+Puis nous voilà revenus à la maison. Rien que nous deux. Moi je me
+disais: «Faut filer, sans un sou». J'avais juste cinquante francs.
+Qu'est-ce que je pourrais bien trouver pour me venger.
+
+Il me touche le bras, et me dit.
+
+--J'ai à vous parler.
+
+Je le suivis dans son cabinet. Il s'assit devant sa table, puis, en
+barbotant dans ses larmes, il me raconte qu'il ne veut pas être pour
+moi aussi méchant qu'il le disait à maman; il me prie de ne pas vous
+embêter....--Ça ... ça nous regarde, vous et moi....--Il m'offre un
+billet de mille ... mille ... mille ... qu'est-ce que je pouvais faire
+avec mille francs ... moi ... un homme comme moi. Je vis qu'il y en
+avait d'autres dans le tiroir, un vrai tas. La vue de c'papier là, ça
+me donne une envie de chouriner. Je tends la main pour prendre celui
+qu'il m'offrait, mais au lieu de recevoir son aumône, je saute dessus,
+je le jette par terre, et je lui serre la gorge jusqu'à lui faire
+tourner de l'oeil; puis, quand je vis qu'il allait passer, je le
+bâillonne, je le ligote, je le déshabille, je le retourne et puis ...
+ah! ah! ah!... je vous ai drôlement vengé!...
+
+Philippe-Auguste toussait, étranglé de joie, et toujours sur sa lèvre
+relevée d'un pli féroce et gai, l'abbé Vilbois retrouvait l'ancien
+sourire de la femme qui lui avait fait perdre la tête.
+
+--Après? dit-il.
+
+--Après ... Ah! ah! ah!... Il y avait grand feu dans la cheminée ...
+c'était en décembre ... par le froid ... qu'elle est morte ... maman
+... grand feu de charbon ... Je prends le tisonnier ... je le fais
+rougir ... et voilà ... que je lui fais des croix dans le dos, huit,
+dix, je ne sais pas combien, puis je le retourne et je lui en fais
+autant sur le ventre. Est-ce drôle, hein! papa. C'est ainsi qu'on
+marquait les forçats autrefois. Il se tortillait comme une anguille
+... mais je l'avais bien bâillonné il ne pouvait pas crier. Puis, je
+pris les billets--douze--avec le mien ça faisait treize ... ça ne m'a
+pas porté chance. Et je me suis sauvé en disant aux domestiques de ne
+pas déranger monsieur le comte jusqu'à l'heure du dîner parce qu'il
+dormait.
+
+Je pensais bien qu'il ne dirait rien, par peur du scandale, vu qu'il
+est sénateur. Je me suis trompé. Quatre jours après j'étais pincé dans
+un restaurant de Paris. J'ai eu trois ans de prison. C'est pour ça que
+je n'ai pas pu venir vous trouver plus tôt.
+
+Il but encore, et bredouillant de façon à prononcer à peine les mots.
+
+--Maintenant ... papa ... papa curé!... Est-ce drôle d'avoir un curé
+pour papa!... Ah! ah! faut être gentil, bien gentil avec bibi, parce
+que bibi n'est pas ordinaire ... et qu'il en a fait une bonne ... pas
+vrai ... une bonne ... au vieux ...
+
+La même colère qui avait affolé jadis l'abbé Vilbois devant la
+maîtresse trahissante, le soulevait à présent devant cet abominable
+homme.
+
+Lui qui avait tant pardonné, au nom de Dieu, les secrets infâmes
+chuchotés dans le mystère des confessionnaux, il se sentait sans
+pitié, sans clémence en son propre nom, et il n'appelait plus
+maintenant à son aide ce Dieu secourable et miséricordieux, car il
+comprenait qu'aucune protection céleste ou terrestre ne peut sauver
+ici-bas ceux sur qui tombent de tels malheurs.
+
+Toute l'ardeur de son coeur passionné et de son sang violent, éteinte
+par l'épiscopat, se réveillait dans une révolte irrésistible contre ce
+misérable qui était son fils, contre cette ressemblance avec lui, et
+aussi avec la mère, la mère indigne qui l'avait conçu pareil à elle,
+et contre la fatalité qui rivait ce gueux à son pied paternel ainsi
+qu'un boulet de galérien.
+
+Il voyait, il prévoyait tout avec une lucidité subite, réveillé par ce
+choc de ses vingt-cinq ans de pieux sommeil et de tranquillité.
+
+Convaincu soudain qu'il fallait parler fort pour être craint de ce
+malfaiteur et le terrifier du premier coup, il lui dit, les dents
+serrées par la fureur, et ne songeant plus à son ivresse:
+
+--Maintenant que vous m'avez tout raconté, écoutez-moi. Vous partirez
+demain matin. Vous habiterez un pays que je vous indiquerai et que
+vous ne quitterez jamais sans mon ordre. Je vous y payerai une pension
+qui vous suffira pour vivre, mais petite, car je n'ai pas d'argent. Si
+vous désobéissez une seule fois, ce sera fini et vous aurez affaire à
+moi....
+
+Bien qu'abruti par le vin, Philippe-Auguste comprit la menace; et le
+criminel qui était en lui surgit tout à coup. Il cracha ces mots, avec
+des hoquets.
+
+--Ah! papa, faut pas me la faire.... T'es curé ... je te tiens ... et
+tu fileras doux, comme les autres!
+
+L'abbé sursauta; et ce fut, dans ses muscles de vieil hercule, un
+invincible besoin de saisir ce monstre, de le plier comme une baguette
+et de lui montrer qu'il faudrait céder.
+
+Il lui cria, en secouant la table et en la lui jetant dans la
+poitrine.
+
+--Ah! prenez garde, prenez garde,... je n'ai peur de personne, moi ...
+
+L'ivrogne, perdant l'équilibre, oscillait sur sa chaise. Sentant qu'il
+allait tomber et qu'il était au pouvoir du prêtre, il allongea sa
+main, avec un regard d'assassin, vers un des couteaux qui traînaient
+sur la nappe. L'abbé Vilbois vit le geste, et il donna à la table une
+telle poussée que son fils culbuta sur le dos et s'étendit par terre.
+La lampe roula et s'éteignit.
+
+Pendant quelques secondes une fine sonnerie de verres heurtés chanta
+dans l'ombre; puis ce fut une sorte de rampement de corps mou sur le
+pavé, puis plus rien.
+
+Avec la lampe brisée la nuit subite s'était répandue sur eux si
+prompte, inattendue et profonde, qu'ils en furent stupéfaits comme
+d'un événement effrayant. L'ivrogne, blotti contre le mur, ne remuait
+plus; et le prêtre restait sur sa chaise, plongé dans ces ténèbres,
+qui noyaient sa colère. Ce voile sombre jeté sur lui arrêtant son
+emportement, immobilisa aussi l'élan furieux de son âme; et d'autres
+idées lui vinrent, noires et tristes comme l'obscurité.
+
+Le silence se fit, un silence épais de tombe fermée, où rien ne
+semblait plus vivre et respirer. Rien non plus ne venait du dehors,
+pas un roulement de voiture au loin, pas un aboiement de chien, pas
+même un glissement dans les branches ou sur les murs, d'un léger
+souffle de vent.
+
+Cela dura longtemps, très longtemps, peut-être une heure. Puis,
+soudain le gong tinta! Il tinta frappé d'un seul coup dur, sec et
+fort, que suivit un grand bruit bizarre de chute et de chaise
+renversée.
+
+Marguerite, aux aguets, accourut; mais dès qu'elle eut ouvert la
+porte, elle recula épouvantée devant l'ombre impénétrable. Puis
+tremblante, le coeur précipité, la voix haletante et basse, elle
+appela:
+
+--M'sieu l'curé, m'sieu l'curé.
+
+Personne ne répondit, rien ne bougea.
+
+«Mon Dieu, mon Dieu, pensa-t-elle, qu'est-ce qu'ils ont fait,
+qu'est-ce qu'est arrivé.»
+
+Elle n'osait pas avancer, elle n'osait pas retourner prendre une
+lumière; et une envie folle de se sauver, de fuir et de hurler la
+saisit, bien qu'elle se sentit les jambes brisées à tomber sur place.
+Elle répétait:
+
+--M'sieu le curé, m'sieu le curé, c'est moi, Marguerite.
+
+Mais soudain, malgré sa peur, un désir instinctif de secourir son
+maître, et une de ces bravoures de femmes qui les rendent par moments
+héroïques emplirent son âme d'audace terrifiée, et, courant à sa
+cuisine, elle rapporta son quinquet.
+
+Sur la porte de la salle, elle s'arrêta. Elle vit d'abord le vagabond,
+étendu contre le mur, et qui dormait ou semblait dormir, puis la
+lampe cassée, puis, sous la table, les deux pieds noirs et les jambes
+aux bas noirs de l'abbé Vilbois, qui avait dû s'abattre sur le dos en
+heurtant le gong de sa tête.
+
+Palpitante d'effroi, les mains tremblantes, elle répétait:
+
+--Mon Dieu, mon Dieu, qu'est-ce que c'est?
+
+Et comme elle avançait à petits pas, avec lenteur, elle glissa dans
+quelque chose de gras et faillit tomber.
+
+Alors, s'étant penchée, elle s'aperçut que sur le pavé rouge, un
+liquide rouge aussi coulait, s'étendant autour de ses pieds et courant
+vite vers la porte. Elle devina que c'était du sang.
+
+Folle, elle s'enfuit, jetant sa lumière pour ne plus rien voir, et
+elle se précipita dans la campagne, vers le village. Elle allait,
+heurtant les arbres, les yeux fixés vers les feux lointains et
+hurlant.
+
+Sa voix aiguë s'envolait par la nuit comme un sinistre cri de chouette
+et clamait sans discontinuer: «Le maoufatan ... le maoufatan ... le
+maoufatan ...»
+
+Lorsqu'elle atteignit les premières maisons, des hommes effarés
+sortirent et l'entourèrent; mais elle se débattait sans répondre, car
+elle avait perdu la tête.
+
+On finit par comprendre qu'un malheur venait d'arriver dans la
+campagne du curé, et une troupe s'arma pour courir à son aide.
+
+Au milieu du champ d'oliviers la petite bastide peinte en rose était
+devenue invisible et noire dans la nuit profonde et muette. Depuis que
+la lueur unique de sa fenêtre éclairée s'était éteinte comme un oeil
+fermé, elle demeurait noyée dans l'ombre, perdue dans les ténèbres,
+introuvable pour quiconque n'était pas enfant du pays.
+
+Bientôt des feux coururent au ras de terre, à travers les arbres,
+venant vers elle. Ils promenaient sur l'herbe brûlée de longues
+clartés jaunes; et sous leurs éclats errants les troncs tourmentés des
+oliviers ressemblaient parfois à des monstres, à des serpents d'enfer
+enlacés et tordus. Les reflets projetés au loin firent soudain surgir
+dans l'obscurité quelque chose de blanchâtre et de vague, puis,
+bientôt le mur bas et carré de la petite demeure redevint rose devant
+les lanternes. Quelques paysans les portaient, escortant deux
+gendarmes, revolver au poing, le garde-champêtre, le maire et
+Marguerite que des hommes soutenaient car elle défaillait.
+
+Devant la porte demeurée ouverte, effrayante, il y eut un moment
+d'hésitation. Mais le brigadier saisissant un falot, entra suivi par
+les autres.
+
+La servante n'avait pas menti. Le sang, figé maintenant, couvrait le
+pavé comme un tapis. Il avait coulé jusqu'au vagabond, baignant une de
+ses jambes et une de ses mains.
+
+Le père et le fils dormaient, l'un, la gorge coupée, du sommeil
+éternel, l'autre du sommeil des ivrognes. Les deux gendarmes se
+jetèrent sur celui-ci, et avant qu'il fût réveillé il avait des
+chaînes aux poignets. Il frotta ses yeux, stupéfait, abruti de vin; et
+lorsqu'il vit le cadavre du prêtre, il eut l'air terrifié, et de ne
+rien comprendre.
+
+--Comment ne s'est-il pas sauvé, dit le maire?
+
+--Il était trop saoul, répliqua le brigadier.
+
+Et tout le monde fut de son avis, car l'idée ne serait venue à
+personne que l'abbé Vilbois, peut-être, avait pu se donner la mort.
+
+
+
+
+MOUCHE
+
+
+
+
+SOUVENIR D'UN CANOTIER
+
+
+Il nous dit:
+
+«En ai-je vu, de drôles de choses et de drôles de filles aux jours
+passés où je canotais. Que de fois j'ai eu envie d'écrire un petit
+livre, titré «Sur la Seine», pour raconter cette vie de force et
+d'insouciance, de gaieté et de pauvreté, de fête robuste et tapageuse
+que j'ai menée de vingt à trente ans.
+
+J'étais un employé sans le sou; maintenant, je suis un homme arrivé
+qui peut jeter des grosses sommes pour un caprice d'une seconde.
+J'avais au coeur mille désirs modestes et irréalisables qui me
+doraient l'existence de toutes les attentes imaginaires. Aujourd'hui,
+je ne sais pas vraiment quelle fantaisie me pourrait faire lever du
+fauteuil où je somnole. Comme c'était simple, et bon, et difficile de
+vivre ainsi, entre le bureau à Paris et la rivière à Argenteuil. Ma
+grande, ma seule, mon absorbante passion, pendant dix ans, ce fut la
+Seine. Ah! la belle, calme, variée et puante rivière pleine de mirage
+et d'immondices. Je l'ai tant aimée, je crois, parce qu'elle m'a
+donné, me semble-t-il, le sens de la vie. Ah! les promenades le long
+des berges fleuries, mes amies les grenouilles qui rêvaient, le ventre
+au frais, sur une feuille de nénuphar, et les lis d'eau coquets et
+frêles, au milieu des grandes herbes fines qui m'ouvraient soudain,
+derrière un saule, un feuillet d'album japonais quand le
+martin-pêcheur fuyait devant moi comme une flamme bleue! Ai-je aimé
+tout cela, d'un amour instinctif des yeux qui se répandait dans tout
+mon corps en une joie naturelle et profonde.
+
+Comme d'autres ont des souvenirs de nuits tendres, j'ai des souvenirs
+de levers de soleil dans les brumes matinales, flottantes, errantes
+vapeurs, blanches comme des mortes avant l'aurore, puis, au premier
+rayon glissant sur les prairies, illuminées de rose à ravir le coeur;
+et j'ai des souvenirs de lune argentant l'eau frémissante et courante,
+d'une lueur qui faisait fleurir tous les rêves.
+
+Et tout cela, symbole de l'éternelle illusion, naissait pour moi sur
+de l'eau croupie qui charriait vers la mer toutes les ordures de
+Paris.
+
+Puis quelle vie gaie avec les camarades. Nous étions cinq, une bande,
+aujourd'hui des hommes graves; et comme nous étions tous pauvres, nous
+avions fondé, dans une affreuse gargote d'Argenteuil, une colonie
+inexprimable qui ne possédait qu'une chambre-dortoir où j'ai passé les
+plus folles soirées, certes, de mon existence. Nous n'avions souci de
+rien que de nous amuser et de ramer, car l'aviron pour nous, sauf pour
+un, était un culte. Je me rappelle de si singulières aventures, de si
+invraisemblables farces, inventées par ces cinq chenapans, que
+personne aujourd'hui ne les pourrait croire. On ne vit plus ainsi,
+même sur la Seine, car la fantaisie enragée qui nous tenait en haleine
+est morte dans les âmes actuelles.
+
+A nous cinq nous possédions un seul bateau, acheté à grand'peine et
+sur lequel nous avons ri comme nous ne rirons plus jamais. C'était
+une large yole un peu lourde, mais solide, spacieuse et confortable.
+Je ne vous ferai point le portrait de mes camarades. Il y en avait un
+petit, très malin, surnommé Petit Bleu; un grand, à l'air sauvage,
+avec des yeux gris et des cheveux noirs, surnommé Tomahawk; un autre,
+spirituel et paresseux, surnommé La Tôque, le seul qui ne touchât
+jamais une rame sous prétexte qu'il ferait chavirer le bateau; un
+mince, élégant, très soigné, surnommé «N'a-qu'un-Oeil» en souvenir
+d'un roman alors récent de Cladel, et parce qu'il portait un monocle;
+enfin moi qu'on avait baptisé Joseph Prunier. Nous vivions en parfaite
+intelligence avec le seul regret de n'avoir pas une barreuse. Une
+femme, c'est indispensable dans un canot. Indispensable parce que ça
+tient l'esprit et le coeur en éveil, parce que ça anime, ça amuse, ça
+distrait, ça pimente et ça fait décor avec une ombrelle rouge glissant
+sur les berges vertes. Mais il ne nous fallait pas une barreuse
+ordinaire, à nous cinq qui ne ressemblions guère à tout le monde. Il
+nous fallait quelque chose d'imprévu, de drôle, de prêt à tout, de
+presque introuvable, enfin. Nous en avions essayé beaucoup sans
+succès, des filles de barre, pas des barreuses, canotières imbéciles
+qui préféraient toujours le petit vin qui grise, à l'eau qui coule et
+qui porte les yoles. On les gardait un dimanche, puis on les
+congédiait avec dégoût.
+
+Or, voilà qu'un samedi soir «N'a-qu'un-Oeil» nous amena une petite
+créature fluette, vive, sautillante, blagueuse et pleine de drôlerie,
+de cette drôlerie, qui tient lieu d'esprit aux titis mâles et femelles
+éclos sur le pavé de Paris. Elle était gentille, pas jolie, une
+ébauche de femme où il y avait de tout, une de ces silhouettes que les
+dessinateurs crayonnent en trois traits sur une nappe de café après
+dîner entre un verre d'eau-de-vie et une cigarette. La nature en fait
+quelquefois comme ça.
+
+Le premier soir, elle nous étonna, nous amusa, et nous laissa sans
+opinion tant elle était inattendue. Tombée dans ce nid d'hommes prêts
+à toutes les folies, elle fut bien vite maîtresse de la situation, et
+dès le lendemain elle nous avait conquis.
+
+Elle était d'ailleurs tout à fait toquée, née avec un verre d'absinthe
+dans le ventre, que sa mère avait dû boire au moment d'accoucher, et
+elle ne s'était jamais dégrisée depuis, car sa nourrice, disait-elle,
+se refaisait le sang à coups de tafia; et elle-même n'appelait jamais
+autrement que «ma sainte famille» toutes les bouteilles alignées
+derrière le comptoir des marchands de vin.
+
+Je ne sais lequel de nous la baptisa «Mouche» ni pourquoi ce nom lui
+fut donné, mais il lui allait bien, et lui resta. Et notre yole, qui
+s'appelait _Feuille-à-l'Envers_ fit flotter chaque semaine sur la
+Seine, entre Asnières et Maisons-Laffitte, cinq gars, joyeux et
+robustes, gouvernés, sous un parasol de papier peint, par une vive et
+écervelée personne qui nous traitait comme des esclaves chargés de la
+promener sur l'eau, et que nous aimions beaucoup.
+
+Nous l'aimions tous beaucoup, pour mille raisons d'abord, pour une
+seule ensuite. Elle était, à l'arrière de notre embarcation, une
+espèce de petit moulin à paroles, jacassant au vent qui filait sur
+l'eau. Elle bavardait sans fin avec le léger bruit continu de ces
+mécaniques ailées qui tournent dans la brise; et elle disait
+étourdiment les choses les plus inattendues, les plus cocasses, les
+plus stupéfiantes. Il y avait dans cet esprit, dont toutes les parties
+semblaient disparates à la façon de loques de toute nature et de toute
+couleur, non pas cousues ensemble mais seulement faufilées, de la
+fantaisie comme dans un conte de fées, de la gauloiserie, de
+l'impudeur, de l'impudence, de l'imprévu, du comique, et de l'air, de
+l'air et du paysage comme dans un voyage en ballon.
+
+On lui posait des questions pour provoquer des réponses trouvées on ne
+sait où. Celle dont on la harcelait le plus souvent était celle-ci:
+
+--Pourquoi t'appelle-t-on Mouche?
+
+Elle découvrait des raisons tellement invraisemblables que nous
+cessions de nager pour en rire.
+
+Elle nous plaisait aussi, comme femme; et La Tôque, qui ne ramait
+jamais et qui demeurait tout le long des jours assis à côté d'elle au
+fauteuil de barre, répondit une fois à la demande ordinaire:
+
+--Pourquoi t'appelle-t-on Mouche?
+
+--Parce que c'est une petite cantharide!
+
+Oui, une petite cantharide bourdonnante et enfiévrante, non pas la
+classique cantharide empoisonneuse, brillante et mantelée, mais une
+petite cantharide aux ailes rousses qui commençait à troubler
+étrangement l'équipage entier de la _Feuille-à-l'Envers_.
+
+Que de plaisanteries stupides, encore, sur cette feuille où s'était
+arrêtée cette Mouche.
+
+«N'a-qu'un-Oeil,» depuis l'arrivée de «Mouche» dans le bateau, avait
+pris au milieu de nous un rôle prépondérant, supérieur, le rôle d'un
+monsieur qui a une femme à côté de quatre autres qui n'en ont pas. Il
+abusait de ce privilège au point de nous exaspérer parfois en
+embrassant Mouche devant nous, en l'asseyant sur ses genoux à la fin
+des repas et par beaucoup d'autres prérogatives humiliantes autant
+qu'irritantes.
+
+On les avait isolés dans le dortoir par un rideau.
+
+Mais je m'aperçus bientôt que mes compagnons et moi devions faire au
+fond de nos cerveaux de solitaires le même raisonnement: «Pourquoi, en
+vertu de quelle loi d'exception, de quel principe inacceptable,
+Mouche, qui ne paraissait gênée par aucun préjugé, serait-elle fidèle
+à son amant, alors que les femmes du meilleur monde ne le sont pas à
+leurs maris.»
+
+Notre réflexion était juste. Nous en fûmes bientôt convaincus. Nous
+aurions dû seulement la faire plus tôt pour n'avoir pas à regretter le
+temps perdu. Mouche trompa «N'a-qu'un-Oeil» avec tous les autres
+matelots de la _Feuille-à-l'Envers._
+
+Elle le trompa sans difficulté, sans résistance, à la première prière
+de chacun de nous.
+
+Mon Dieu, les gens pudiques vont s'indigner beaucoup! Pourquoi? Quelle
+est la courtisane en vogue qui n'a pas une douzaine d'amants, et quel
+est celui de ces amants assez bête pour l'ignorer? La mode n'est-elle
+pas d'avoir un soir chez une femme célèbre et cotée, comme on a un
+soir à l'Opéra, aux Français ou à l'Odéon, depuis qu'on y joue les
+demi-classiques. On se met à dix pour entretenir une cocotte qui fait
+de son temps une distribution difficile, comme on se met à dix pour
+posséder un cheval de course que monte seulement un jockey, véritable
+image de l'amant de coeur.
+
+On laissait par délicatesse Mouche à «N'a-qu'un-Oeil», du samedi soir
+au lundi matin. Les jours de navigation étaient à lui. Nous ne le
+trompions qu'en semaine, à Paris, loin de la Seine, ce qui, pour des
+canotiers comme nous, n'était presque plus tromper.
+
+La situation avait ceci de particulier que les quatre maraudeurs des
+faveurs de Mouche n'ignoraient point ce partage, qu'ils en parlaient
+entre eux, et même avec elle, par allusions voilées qui la faisaient
+beaucoup rire. Seul, «N'a-qu'un-Oeil» semblait tout ignorer; et cette
+position spéciale faisait naître une gène entre lui et nous,
+paraissait le mettre à l'écart, l'isoler, élever une barrière à
+travers notre ancienne confiance et notre ancienne intimité. Cela lui
+donnait pour nous un rôle difficile, un peu ridicule, un rôle d'amant
+trompé, presque de mari.
+
+Comme il était fort intelligent, doué d'un esprit spécial de
+pince-sans-rire, nous nous demandions quelquefois, avec une certaine
+inquiétude, s'il ne se doutait de rien.
+
+Il eut soin de nous renseigner, d'une façon pénible pour nous. On
+allait déjeuner à Bougival, et nous ramions avec vigueur, quand La
+Tôque qui avait, ce matin-là, une allure triomphante d'homme satisfait
+et qui, assis côte à côte avec la barreuse, semblait se serrer contre
+elle un peu trop librement à notre avis, arrêta la nage en criant:
+«Stop!»
+
+Les huit avirons sortirent de l'eau.
+
+Alors, se tournant vers sa voisine, il demanda:
+
+--Pourquoi t'appelle-t-on Mouche?
+
+Avant qu'elle eût pu répondre, la voix de «N'a-qu'un-Oeil», assis à
+l'avant, articula d'un ton sec:
+
+--Parce qu'elle se pose sur toutes les charognes.
+
+Il y eut d'abord un grand silence, une gêne, que suivit une envie de
+rire. Mouche elle-même demeurait interdite.
+
+Alors, La Tôque commanda:
+
+--Avant partout.
+
+Le bateau se remit en route.
+
+L'incident était clos, la lumière faite.
+
+Cette petite aventure ne changea rien à nos habitudes. Elle rétablit
+seulement la cordialité entre «N'a-qu'un-Oeil» et nous. Il redevint le
+propriétaire honoré de Mouche, du samedi soir au lundi matin, sa
+supériorité sur nous tous ayant été bien établie par cette définition,
+qui clôtura d'ailleurs l'ère des questions sur le mot «Mouche». Nous
+nous contentâmes à l'avenir du rôle secondaire d'amis reconnaissants
+et attentionnés qui profitaient discrètement des jours de la semaine
+sans contestation d'aucune sorte entre nous.
+
+Cela marcha très bien pendant trois mois environ. Mais voilà que tout
+à coup Mouche prit, vis-à-vis de nous tous, des attitudes bizarres.
+Elle était moins gaie, nerveuse, inquiète, presque irritable. On lui
+demandait sans cesse:
+
+--Qu'est-ce que tu as?
+
+Elle répondait:
+
+--Rien. Laisse-moi tranquille.
+
+La révélation nous fut faite par «N'a-qu'un-Oeil», un samedi soir.
+Nous venions de nous mettre à table dans la petite salle à manger que
+notre gargotier Barbichon nous réservait dans sa guinguette, et, le
+potage fini, on attendait la friture quand notre ami, qui paraissait
+aussi soucieux, prit d'abord la main de Mouche et ensuite parla:
+
+--«Mes chers camarades, dit-il, j'ai une communication des plus graves
+à vous faire et qui va peut-être amener de longues discussions. Nous
+aurons le temps d'ailleurs de raisonner entre les plats.
+
+Cette pauvre Mouche m'a annoncé une désastreuse nouvelle dont elle m'a
+chargé en même temps de vous faire part:
+
+Elle est enceinte.
+
+Je n'ajoute que deux mots:
+
+Ce n'est pas la moment de l'abandonner et la recherche de la paternité
+est interdite.»
+
+Il y eut d'abord de la stupeur, la sensation d'un désastre: et nous
+nous regardions les uns les autres avec l'envie d'accuser quelqu'un.
+Mais lequel? Ah! lequel? Jamais je n'avais senti comme en ce moment
+la perfidie de cette cruelle farce de la nature qui ne permet jamais à
+un homme de savoir d'une façon certaine s'il est le père de son
+enfant.
+
+Puis peu à peu une espèce de consolation nous vint et nous réconforta,
+née au contraire d'un sentiment confus de solidarité.
+
+Tomahawk, qui ne parlait guère, formula ce début de rassérénement par
+ces mots:
+
+--Ma foi, tant pis, l'union fait la force.
+
+Les goujons entraient apportés par un marmiton. On ne se jetait pas
+dessus, comme toujours, car on avait tout de même l'esprit troublé.
+
+N'a-qu'un-Oeil reprit:
+
+--Elle a eu, en cette circonstance, la délicatesse de me faire des
+aveux complets. Mes amis, nous sommes tous également coupables.
+Donnons-nous la main et adoptons l'enfant.
+
+La décision fut prise à l'unanimité. On leva les bras vers le plat de
+poissons frits et on jura.
+
+--Nous l'adoptons.
+
+Alors, sauvée tout d'un coup, délivrée du poids horrible d'inquiétude
+qui torturait depuis un mois cette gentille et détraquée pauvresse de
+l'amour, Mouche s'écria:
+
+--Oh! mes amis! mes amis! Vous êtes de braves coeurs ... de braves
+coeurs ... de braves coeurs ... Merci tous! Et elle pleura, pour la
+première fois, devant nous.
+
+Désormais on parla de l'enfant dans le bateau comme s'il était né
+déjà, et chacun de nous s'intéressait, avec une sollicitude de
+participation exagérée, au développement lent et régulier de la taille
+de notre barreuse.
+
+On cessait de ramer pour demander:
+
+--Mouche?
+
+Elle répondait:
+
+--Présente.
+
+--Garçon ou fille?
+
+--Garçon.
+
+--Que deviendra-t-il?
+
+Alors elle donnait essor à son imagination de la façon la plus
+fantastique. C'étaient des récits interminables, des inventions
+stupéfiantes, depuis le jour de la naissance jusqu'au triomphe
+définitif. Il fut tout, cet enfant, dans le rêve naïf, passionné et
+attendrissant de cette extraordinaire petite créature, qui vivait
+maintenant, chaste, entre nous cinq, qu'elle appelait ses «cinq
+papas». Elle le vit et le raconta marin, découvrant un nouveau monde
+plus grand que l'Amérique, général rendant à la France l'Alsace et la
+Lorraine, puis empereur et fondant une dynastie de souverains
+généreux et sages qui donnaient à notre patrie le bonheur définitif,
+puis savant dévoilant d'abord le secret de la fabrication de l'or,
+ensuite celui de la vie éternelle, puis aéronaute inventant le moyen
+d'aller visiter les astres et faisant du ciel infini une immense
+promenade pour les hommes, réalisation de tous les songes les plus
+imprévus, et les plus magnifiques.
+
+Dieu, fut-elle gentille et amusante, la pauvre petite, jusqu'à la fin
+de l'été!
+
+Ce fut le vingt septembre que creva son rêve. Nous revenions de
+déjeuner à Maisons-Laffitte et nous passions devant Saint-Germain,
+quand elle eut soif et nous demanda de nous arrêter au Pecq.
+
+Depuis quelque temps, elle devenait lourde, et cela l'ennuyait
+beaucoup. Elle ne pouvait plus gambader comme autrefois, ni bondir du
+bateau sur la berge, ainsi qu'elle avait coutume de faire. Elle
+essayait encore, malgré nos cris et nos efforts; et vingt fois, sans
+nos bras tendus pour la saisir, elle serait tombée.
+
+Ce jour-là, elle eut l'imprudence de vouloir débarquer avant que le
+bateau fût arrêté, par une de ces bravades où se tuent parfois les
+athlètes malades ou fatigués.
+
+Juste au moment où nous allions accoster, sans qu'on pût prévoir ou
+prévenir son mouvement, elle se dressa, prit son élan et essaya de
+sauter sur le quai.
+
+Trop faible, elle ne toucha que du bout du pied le bord de la pierre,
+glissa, heurta de tout son ventre l'angle aigu, poussa un grand cri et
+disparut dans l'eau.
+
+Nous plongeâmes tous les cinq en même temps pour ramener un pauvre
+être défaillant, pâle comme une morte et qui souffrait déjà d'atroces
+douleurs.
+
+Il fallut la porter bien vite dans l'auberge la plus voisine, où un
+médecin fut appelé.
+
+Pendant dix heures que dura la fausse couche elle supporta avec un
+courage d'héroïne d'abominables tortures. Nous nous désolions autour
+d'elle, enfiévrés d'angoisse et de peur.
+
+Puis on la délivra d'un enfant mort; et pendant quelques jours encore
+nous eûmes pour sa vie les plus grandes craintes.
+
+Le docteur, enfin, nous dit un matin: «Je crois qu'elle est sauvée.
+Elle est en acier, cette fille.» Et nous entrâmes ensemble dans sa
+chambre, le coeur radieux.
+
+«N'a-qu'un-Oeil», parlant pour tous, lui dit:
+
+--Plus de danger, petite Mouche, nous sommes bien contents.
+
+Alors, pour la seconde fois, elle pleura devant nous, et, les yeux
+sous une glace de larmes, elle balbutia:
+
+--Oh! si vous saviez, si vous saviez ... quel chagrin ... quel chagrin
+... je ne me consolerai jamais.
+
+--De quoi donc, petite Mouche?
+
+--De l'avoir tué, car je l'ai tué! oh! sans le vouloir! quel
+chagrin!...
+
+Elle sanglotait. Nous l'entourions, émus, ne sachant quoi lui dire.
+
+Elle reprit:
+
+--Vous l'avez vu, vous?
+
+--Nous répondîmes, d'une seule voix?
+
+--Oui.
+
+--C'était un garçon, n'est-ce pas?
+
+--Oui.
+
+--Beau, n'est-ce pas?
+
+On hésita beaucoup. Petit-Bleu, le moins scrupuleux, se décida à
+affirmer.
+
+--Très beau.
+
+Il eut tort, car elle se mit à gémir, presque à hurler de désespoir.
+
+Alors, N'a-qu'un-Oeil, qui l'aimait peut-être le plus, eut pour la
+calmer une invention géniale, et baisant ses yeux ternis par les
+pleurs.
+
+--Console-toi, petite Mouche, console-toi, nous t'en ferons un autre.
+
+Le sens comique qu'elle avait dans les moelles se réveilla tout à
+coup, et à moitié convaincue, à moitié gouailleuse, toute larmoyante
+encore et le coeur crispé de peine, elle demanda, en nous regardant
+tous:
+
+--Bien vrai?
+
+Et nous répondîmes ensemble.
+
+--Bien vrai.
+
+
+
+
+LE NOYÉ
+
+
+
+
+I
+
+
+Tout le monde, dans Fécamp, connaissait l'histoire de la mère Patin.
+Certes, elle n'avait pas été heureuse avec son homme, la mère Patin;
+car son homme la battait de son vivant, comme on bat le blé dans les
+granges.
+
+Il était patron d'une barque de pêche, et l'avait épousée, jadis,
+parce qu'elle était gentille, quoiqu'elle fût pauvre.
+
+Patin, bon matelot, mais brutal, fréquentait le cabaret du père Auban,
+où il buvait aux jours ordinaires, quatre ou cinq petits verres de
+fil et, aux jours de chance à la mer, huit ou dix, et même plus,
+suivant sa gaieté de coeur, disait-il.
+
+Le fil était servi aux clients par la fille au père Auban, une brune
+plaisante à voir et qui attirait le monde à la maison par sa bonne
+mine seulement, car on n'avait jamais jasé sur elle.
+
+Patin, quand il entrait au cabaret, était content de la regarder et
+lui tenait des propos de politesse, des propos tranquilles d'honnête
+garçon. Quand il avait bu le premier verre de fil, il la trouvait déjà
+plus gentille; au second, il clignait de l'oeil; au troisième, il
+disait: «Si vous vouliez, mam'zelle Désirée ...» sans jamais finir sa
+phrase; au quatrième, il essayait de la retenir par sa jupe pour
+l'embrasser; et, quand il allait jusqu'à dix, c'était le père Auban
+qui servait les autres.
+
+Le vieux chand de vin, qui connaissait tous les trucs, faisait
+circuler Désirée entre les tables, pour activer la consommation; et
+Désirée, qui n'était pas pour rien la fille au père Auban, promenait
+sa jupe autour des buveurs, et plaisantait avec eux, la bouche rieuse
+et l'oeil malin.
+
+A force de boire des verres de fil, Patin s'habitua si bien à la
+figure de Désirée, qu'il y pensait même à la mer, quand il jetait ses
+filets à l'eau, au grand large, par les nuits de vent ou les nuits de
+calme, par les nuits de lune ou les nuits de ténèbres. Il y pensait en
+tenant sa barre, à l'arrière de son bateau, tandis que ses quatre
+compagnons sommeillaient, la tête sur leur bras. Il la voyait toujours
+lui sourire, verser l'eau-de-vie jaune avec un mouvement de l'épaule,
+et puis s'en aller en disant:
+
+--Voilà! Êtes-vous satisfait?
+
+Et, à force de la garder ainsi dans son oeil et dans son esprit, il
+fut pris d'une telle envie de l'épouser que, n'y pouvant plus tenir,
+il la demanda en mariage.
+
+Il était riche, propriétaire de son embarcation, de ses filets et
+d'une maison au pied de la côte sur la Retenue; tandis que le père
+Auban n'avait rien. Il fut donc agréé avec empressement, et la noce
+eut lieu le plus vite possible, les deux parties ayant hâte que la
+chose fût faite, pour des raisons différentes.
+
+Mais, trois jours après le mariage conclu, Patin ne comprenait plus du
+tout comment il avait pu croire Désirée différente des autres femmes.
+Vrai, fallait-il qu'il eût été bête pour s'embarrasser d'une sans le
+sou qui l'avait enjôlé avec sa fine, pour sûr, de la fine où elle
+avait mis, pour lui, quelque sale drogue.
+
+Et il jurait, tout le long des marées, cassait sa pipe entre ses
+dents, bourrait son équipage; et, ayant sacré à pleine bouche avec
+tous les termes usités et contre tout ce qu'il connaissait, il
+expectorait ce qui lui restait de colère au ventre sur les poissons et
+les homards tirés un à un des filets, et ne les jetait plus dans les
+mannes qu'en les accompagnant d'injures et de termes malpropres.
+
+Puis, rentré chez lui, ayant à portée de la bouche et de la main sa
+femme, la fille au père Auban, il ne tarda guère à la traiter comme la
+dernière des dernières. Puis, comme elle l'écoutait résignée,
+accoutumée aux violences paternelles, il s'exaspéra de son calme; et,
+un soir, il cogna. Ce fut alors, chez lui, une vie terrible.
+
+Pendant dix ans on ne parla sur la Retenue que des tripotées que Patin
+flanquait à sa femme et que de sa manière de jurer, à tout propos, en
+lui parlant. Il jurait, en effet, d'une façon particulière, avec une
+richesse de vocabulaire et une sonorité d'organe qu'aucun autre homme,
+dans Fécamp, ne possédait. Dès que son bateau se présentait à l'entrée
+du port, en revenant de la pêche, on attendait la première bordée
+qu'il allait lancer, de son pont sur la jetée, dès qu'il aurait aperçu
+le bonnet blanc de sa compagne.
+
+Debout, à l'arrière, il manoeuvrait, l'oeil sur l'avant et sur la
+voile, aux jours de grosse mer, et, malgré la préoccupation du passage
+étroit et difficile, malgré les vagues de fond qui entraient comme des
+montagnes dans l'étroit couloir, il cherchait, au milieu des femmes
+attendant les marins, sous l'écume des lames, à reconnaître la sienne,
+la fille au père Auban, la gueuse!
+
+Alors, dès qu'il l'avait vue, malgré le bruit des flots et du vent,
+il lui jetait une engueulade, avec une telle force de gosier, que tout
+le monde en riait, bien qu'on la plaignît fort. Puis, quand le bateau
+arrivait à quai, il avait une manière de décharger son lest de
+politesse, comme il disait, tout en débarquant son poisson, qui
+attirait autour de ses amarres tous les polissons et tous les
+désoeuvrés du port.
+
+Cela lui sortait de la bouche, tantôt comme des coups de canon,
+terribles et courts, tantôt comme des coups de tonnerre qui roulaient
+durant cinq minutes un tel ouragan de gros mots, qu'il semblait avoir
+dans les poumons tous les orages du Père-Éternel.
+
+Puis, quand il avait quitté son bord et qu'il se trouvait face à face
+avec elle au milieu des curieux et des harengères, il repêchait à fond
+de cale toute une cargaison nouvelle d'injures et de duretés, et il
+la reconduisait ainsi jusqu'à leur logis, elle devant, lui derrière,
+elle pleurant, lui criant.
+
+Alors, seul avec elle, les portes fermées, il tapait sous le moindre
+prétexte. Tout lui suffisait pour lever la main et, dès qu'il avait
+commencé, il ne s'arrêtait plus, en lui crachant alors au visage les
+vrais motifs de sa haine. A chaque gifle, à chaque horion il
+vociférait: «Ah! sans le sou, ah! va-nu-pieds, ah! crève-la-faim, j'en
+ai fait un joli coup le jour où je me suis rincé la bouche avec le
+tord-boyaux de ton filou de père!»
+
+Elle vivait, maintenant, la pauvre femme, dans une épouvante
+incessante, dans un tremblement continu de l'âme et du corps, dans une
+attente éperdue des outrages et des rossées.
+
+Et cela dura dix ans. Elle était si craintive qu'elle pâlissait en
+parlant à n'importe qui, et qu'elle ne pensait plus à rien qu'aux
+coups dont elle était menacée, et qu'elle était devenue plus maigre,
+jaune et sèche qu'un poisson fumé.
+
+
+
+
+II
+
+
+Une nuit, son homme étant à la mer, elle fut réveillée tout à coup par
+ce grognement de bête que fait le vent quand il arrive ainsi qu'un
+chien lâché! Elle s'assit dans son lit, émue, puis, n'entendant plus
+rien, se recoucha; mais, presque aussitôt, ce fut dans sa cheminée un
+mugissement qui secouait la maison tout entière, et cela s'étendit par
+tout le ciel comme si un troupeau d'animaux furieux eût traversé
+l'espace en soufflant et en beuglant.
+
+Alors elle se leva et courut au port. D'autres femmes y arrivaient de
+tous les côtés avec des lanternes. Les hommes accouraient et tous
+regardaient s'allumer dans la nuit, sur la mer, les écumes au sommet
+des vagues.
+
+La tempête dura quinze heures. Onze matelots ne revinrent pas, et
+Patin fut de ceux-là.
+
+On retrouva, du côté de Dieppe, des débris de la _Jeune-Amélie_, sa
+barque. On ramassa, vers Saint-Valéry, les corps de ses matelots, mais
+on ne découvrit jamais le sien. Comme la coque de l'embarcation
+semblait avoir été coupée en deux, sa femme, pendant longtemps,
+attendit et redouta son retour; car, si un abordage avait eu lieu, il
+se pouvait faire que le bâtiment abordeur l'eût recueilli, lui seul,
+et emmené au loin.
+
+Puis, peu à peu, elle s'habitua à la pensée qu'elle était veuve, tout
+en tressaillant chaque fois qu'une voisine, qu'un pauvre ou qu'un
+marchand ambulant entrait brusquement chez elle.
+
+Or, un après-midi, quatre ans environ après la disparition de son
+homme, elle s'arrêta, en suivant la rue aux Juifs, devant la maison
+d'un vieux capitaine, mort récemment, et dont on vendait les meubles.
+
+Juste en ce moment, on adjugeait un perroquet, un perroquet vert à
+tête bleue, qui regardait tout ce monde d'un air mécontent et inquiet.
+
+--Trois francs! criait le vendeur; un oiseau qui parle comme un
+avocat, trois francs!
+
+Une amie de la Patin lui poussa le coude:
+
+--Vous devriez acheter ça, vous qu'êtes riche, dit-elle. Ça vous
+tiendrait compagnie; il vaut plus de trente francs, c't oiseau-là.
+Vous le revendrez toujours ben vingt à vingt-cinq!
+
+--Quatre francs! mesdames, quatre francs! répétait l'homme. Il chante
+vêpres et prêche comme M. le curé. C'est un phénomène ... un miracle!
+
+La Patin ajouta cinquante centimes, et on lui remit, dans une petite
+cage, la bête au nez crochu, qu'elle emporta.
+
+Puis elle l'installa chez elle et, comme elle ouvrait la porte de fil
+de fer pour offrir à boire à l'animal, elle reçut, sur le doigt, un
+coup de bec qui coupa la peau et fit venir le sang.
+
+--Ah! qu'il est mauvais, dit-elle.
+
+Elle lui présenta cependant du chènevis et du mais, puis le laissa
+lisser ses plumes en guettant d'un air sournois sa nouvelle maison et
+sa nouvelle maîtresse.
+
+Le jour commençait à poindre, le lendemain, quand la Patin entendit,
+de la façon la plus nette, une voix, une voix forte, sonore,
+roulante, la voix de Patin, qui criait:
+
+--Te lèveras-tu, charogne!
+
+Son épouvante fut telle qu'elle se cacha la tête sous ses draps, car,
+chaque matin, jadis, dès qu'il avait ouvert les yeux, son défunt les
+lui hurlait dans l'oreille, ces quatre mots qu'elle connaissait bien.
+
+Tremblante, roulée en boule, le dos tendu à la rossée qu'elle
+attendait déjà, elle murmurait, la figure cachée dans la couche:
+
+--Dieu Seigneur, le v'là! Dieu Seigneur, le v'là! Il est r'venu, Dieu
+Seigneur!
+
+Les minutes passaient; aucun bruit ne troublait plus le silence de la
+chambre. Alors, en frémissant, elle sortit sa tête du lit, sûre qu'il
+était là, guettant, prêt à battre.
+
+Elle ne vit rien, rien qu'un trait de soleil passant par la vitre et
+elle pensa:
+
+--Il est caché, pour sûr.
+
+Elle attendit longtemps, puis, un peu rassurée, songea:
+
+--Faut croire que j'ai rêvé, p'isqu'il n'se montre point.
+
+Elle refermait les yeux, un peu rassurée, quand éclata, tout près, la
+voix furieuse, la voix de tonnerre du noyé qui vociférait:
+
+--Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom, d'un nom, te lèveras-tu, ch...!
+
+Elle bondit hors du lit, soulevée par l'obéissance, par sa passive
+obéissance de femme rouée de coups, qui se souvient encore, après
+quatre ans, et qui se souviendra toujours, et qui obéira toujours à
+cette voix-là! Et elle dit:
+
+--Me v'là, Patin; qué que tu veux?
+
+Mais Patin ne répondit pas.
+
+Alors, éperdue, elle regarda autour d'elle, puis elle chercha
+partout, dans les armoires, dans la cheminée, sous le lit, sans
+trouver personne, et elle se laissa choir enfin sur une chaise,
+affolée d'angoisse, convaincue que l'âme de Patin, seule, était la,
+près d'elle, revenue pour la torturer.
+
+Soudain, elle se rappela le grenier, où on pouvait monter du dehors
+par une échelle. Assurément, il s'était caché là pour la surprendre.
+Il avait dû, gardé par des sauvages sur quelque côte, ne pouvoir
+s'échapper plus tôt, et il était revenu, plus méchant que jamais. Elle
+n'en pouvait douter, rien qu'au timbre de sa voix.
+
+Elle demanda, la tête levée vers le plafond:
+
+--T'es-ti là-haut, Patin?
+
+Patin ne répondit pas.
+
+Alors elle sortit et, avec une peur affreuse qui lui secouait le
+coeur, elle monta l'échelle, ouvrit la lucarne, regarda, ne vit rien,
+entra, chercha et ne trouva pas.
+
+Assise sur une botte de paille, elle se mit à pleurer; mais, pendant
+qu'elle sanglotait, traversée d'une terreur poignante et surnaturelle,
+elle entendit, dans sa chambre, au-dessous d'elle, Patin qui racontait
+des choses. Il semblait moins en colère, plus tranquille, et il
+disait:
+
+--Sale temps!--Gros vent!--Sale temps!--J'ai pas déjeuné, nom d'un
+nom!
+
+Elle cria à travers le plafond:
+
+--Me v'là, Patin; j'vas te faire la soupe. Te fâche pas, j'arrive.
+
+Et elle redescendit en courant.
+
+Il n'y avait personne chez elle.
+
+Elle se sentit défaillir comme si la Mort la touchait, et elle allait
+se sauver pour demander secours aux voisins, quand la voix, tout près
+de son oreille, cria:
+
+--J'ai pas déjeuné, nom d'un nom!
+
+Et le perroquet, dans sa cage, la regardait de son oeil rond, sournois
+et mauvais.
+
+Elle aussi, le regarda, éperdue, murmurant:
+
+--Ah! c'est toi!
+
+Il reprit, en remuant sa tête:
+
+--Attends, attends, attends, je vas t'apprendre à fainéanter!
+
+Que se passa-t-il en elle? Elle sentit, elle comprit que c'était bien
+lui, le mort, qui revenait, qui s'était caché dans les plumes de cette
+bête pour recommencer à la tourmenter, qu'il allait jurer, comme
+autrefois, tout le jour, et la mordre, et crier des injures pour
+ameuter les voisins et les faire rire. Alors elle se rua, ouvrit la
+cage, saisit l'oiseau qui, se défendant, lui arrachait la peau avec
+son bec et avec ses griffes. Mais elle le tenait de toute sa force, à
+deux mains, et, se jetant par terre, elle se roula dessus avec une
+frénésie de possédée, l'écrasa, en fit une loque de chair, une petite
+chose molle, verte, qui ne remuait plus, qui ne parlait plus, et qui
+pendait; puis, l'ayant enveloppée d'un torchon comme d'un linceul,
+elle sortit, en chemise, nu-pieds, traversa le quai, que la mer
+battait de courtes vagues, et, secouant le linge, elle laissa tomber
+dans l'eau cette petite chose morte qui ressemblait à un peu d'herbe;
+puis elle rentra, se jeta à genoux devant la cage vide, et, bouleversée
+de ce qu'elle avait fait, demanda pardon au bon Dieu, en sanglotant,
+comme si elle venait de commettre un horrible crime.
+
+
+
+
+L'ÉPREUVE
+
+
+
+
+I
+
+
+Un bon ménage, le ménage Bondel, bien qu'un peu guerroyant. On se
+querellait souvent, pour des causes futiles, puis on se réconciliait.
+
+Ancien commerçant retiré des affaires après avoir amassé de quoi vivre
+selon ses goûts simples, Bondel avait loué à Saint-Germain un petit
+pavillon et s'était gîté là, avec sa femme.
+
+C'était un homme calme, dont les idées, bien assises, se levaient
+difficilement. Il avait de l'instruction, lisait des journaux graves
+et appréciait cependant l'esprit gaulois. Doué de raison, de logique,
+de ce bon sens pratique qui est la qualité maîtresse de l'industrieux
+bourgeois français, il pensait peu, mais sûrement, et ne se décidait
+aux résolutions qu'après des considérations que son instinct lui
+révélait infaillibles.
+
+C'était un homme de taille moyenne, grisonnant, à la physionomie
+distinguée.
+
+Sa femme, pleine de qualités sérieuses, avait aussi quelques défauts.
+D'un caractère emporté, d'une franchise d'allures qui touchait à la
+violence, et d'un entêtement invincible, elle gardait contre les gens
+des rancunes inapaisables. Jolie autrefois, puis devenue trop grosse,
+trop rouge, elle passait encore, dans leur quartier, à Saint-Germain,
+pour une très belle femme, qui représentait la santé avec un air pas
+commode.
+
+Leurs dissentiments, presque toujours, commençaient au déjeuner, au
+cours de quelque discussion sans importance, puis jusqu'au soir,
+souvent jusqu'au lendemain ils demeuraient fâchés. Leur vie si simple,
+si bornée, donnait de la gravité à leurs préoccupations les plus
+légères, et tout sujet de conversation devenait un sujet de dispute.
+Il n'en était pas ainsi jadis, lorsqu'ils avaient des affaires qui les
+occupaient, qui mariaient leurs soucis, serraient leurs coeurs, les
+enfermant et les retenant pris ensemble dans le filet de l'association
+et de l'intérêt commun.
+
+Mais à Saint-Germain on voyait moins de monde. Il avait fallu refaire
+des connaissances, se créer, au milieu d'étrangers, une existence
+nouvelle toute vide d'occupations. Alors, la monotonie des heures
+pareilles les avait un peu aigris l'un et l'autre; et le bonheur
+tranquille, espéré, attendu avec l'aisance, n'apparaissait pas.
+
+Ils venaient de se mettre à table, par un matin du mois de juin, quand
+Bondel demanda:
+
+--Est-ce que tu connais les gens qui demeurent dans ce petit pavillon
+rouge au bout de la rue du Berceau?
+
+Mme Bondel devait être mal levée. Elle répondit:
+
+--Oui et non, je les connais, mais je ne tiens pas à les connaître.
+
+--Pourquoi donc? Ils ont l'air très gentils.
+
+--Parce que ...
+
+--J'ai rencontré le mari ce matin sur la terrasse et nous avons fait
+deux tours ensemble.
+
+Comprenant qu'il y avait du danger dans l'air, Bondel ajouta:
+
+--C'est lui qui m'a abordé et parlé le premier.
+
+La femme le regardait avec mécontentement. Elle reprit:
+
+--Tu aurais aussi bien fait de l'éviter.
+
+--Mais pourquoi donc?
+
+--Parce qu'il y a des potins sur eux.
+
+--Quels potins?
+
+--Quels potins! Mon Dieu, des potins comme on en fait souvent.
+
+M. Bondel eut le tort d'être un peu vif.
+
+--Ma chère amie, tu sais que j'ai horreur des potins. Il me suffit
+qu'on en fasse pour me rendre les gens sympathiques. Quant à ces
+personnes, je les trouve fort bien, moi.
+
+Elle demanda, rageuse:
+
+--La femme aussi, peut-être?
+
+--Mon Dieu, oui, la femme aussi, quoique je l'aie à peine aperçue.
+
+Et la discussion continua, s'envenimant lentement, acharnée sur le
+même sujet, par pénurie d'autres motifs.
+
+Mme Bondel s'obstinait à ne pas dire quels potins couraient sur ces
+voisins, laissant entendre de vilaines choses, sans préciser. Bondel
+haussait les épaules, ricanait, exaspérait sa femme. Elle finit par
+crier:
+
+--Eh bien! ce monsieur est cornard, voilà!
+
+Le mari répondit sans s'émouvoir:
+
+--Je ne vois pas en quoi cela atteint l'honorabilité d'un homme?
+
+Elle parut stupéfaite.
+
+--Comment, tu ne vois pas?... tu ne vois pas?... elle est trop forte,
+en vérité ... tu ne vois pas? Mais c'est un scandale public; il est
+taré à force d'être cornard!
+
+Il répondit:
+
+--Ah! mais non! Un homme serait taré parce qu'on le trompe, taré parce
+qu'on le trahit, taré parce qu'on le vole?... Ah! mais non. Je te
+l'accorde pour la femme, mais pas pour lui.
+
+Elle devenait furieuse.
+
+--Pour lui comme pour elle. Ils sont tarés, c'est une honte publique.
+
+Bondel, très calme, demanda:
+
+--D'abord, est-ce vrai? Qui peut affirmer une chose pareille tant
+qu'il n'y a pas flagrant délit.
+
+Mme Bondel s'agitait sur son siège.
+
+--Comment? qui peut affirmer? mais tout le monde! tout le monde! ça se
+voit comme les yeux dans le visage, une chose pareille. Tout le monde
+le sait, tout le monde le dit. Il n'y a pas à douter. C'est notoire
+comme une grande fête.
+
+Il ricanait.
+
+--On a cru longtemps aussi que le soleil tournait autour de la terre
+et mille autres choses non moins notoires, qui étaient fausses. Cet
+homme adore sa femme; il en parle avec tendresse, avec vénération. Ça
+n'est pas vrai.
+
+Elle balbutia, trépignant:
+
+--Avec ça qu'il le sait, cet imbécile, ce crétin, ce taré!
+
+Bondel ne se fâchait pas; il raisonnait.
+
+--Pardon. Ce monsieur n'est pas bête. Il m'a paru au contraire fort
+intelligent et très fin; et tu ne me feras pas croire qu'un homme
+d'esprit ne s'aperçoive pas d'une chose pareille dans sa maison, quand
+les voisins, qui n'y sont pas, dans sa maison, n'ignorent aucun détail
+de cet adultère, car ils n'ignorent aucun détail, assurément.
+
+Mme Bondel eut un accès de gaieté rageuse qui irrita les nerfs de son
+mari.
+
+--Ah! ah! ah! tous les mêmes, tous, tous! Avec ça qu'il y en a un seul
+au monde qui découvre cela, à moins qu'on ne lui mette le nez dessus.
+
+La discussion déviait. Elle partit à fond de train sur l'aveuglement
+des époux trompés dont il doutait et qu'elle affirmait avec des airs
+de mépris si personnels qu'il finit par se fâcher.
+
+Alors, ce fut une querelle pleine d'emportement, où elle prit le parti
+des femmes, où il prit la défense des hommes.
+
+Il eut la fatuité de déclarer:
+
+--Eh bien moi, je te jure que si j'avais été trompé, je m'en serais
+aperçu, et tout de suite encore. Et je t'aurais fait passer ce
+goût-là, d'une telle façon, qu'il aurait fallu plus d'un médecin pour
+te remettre sur pied.
+
+Elle fut soulevée de colère et lui cria dans la figure:
+
+--Toi? toi! Mais tu es aussi bête que les autres, entends-tu!
+
+Il affirma de nouveau:
+
+--Je te jure bien que non.
+
+Elle lâcha un rire d'une telle impertinence qu'il sentit un battement
+de coeur, et un frisson sur sa peau.
+
+Pour la troisième fois il dit:
+
+--Moi, je l'aurais vu.
+
+Elle se leva, riant toujours de la même façon.
+
+--Non, c'est trop, fit-elle.
+
+Et elle sortit en tapant la porte.
+
+
+
+
+II
+
+
+Bondel resta seul, très mal à l'aise. Ce rire insolent, provocateur,
+l'avait touché comme un de ces aiguillons de mouche venimeuse dont on
+ne sent pas la première atteinte, mais dont la brûlure s'éveille
+bientôt et devient intolérable.
+
+Il sortit, marcha, rêvassa. La solitude de sa vie nouvelle le poussait
+à penser tristement, à voir sombre. Le voisin qu'il avait rencontré le
+matin se trouva tout à coup devant lui. Ils se serrèrent la main et se
+mirent à causer. Après avoir touché divers sujets, ils en vinrent à
+parler de leurs femmes. L'un et l'autre semblaient avoir quelque chose
+a confier, quelque chose d'inexprimable, de vague, de pénible sur la
+nature même de cet être associé à leur vie: une femme.
+
+Le voisin disait:
+
+--Vrai, on croirait qu'elles ont parfois contre leur mari une sorte
+d'hostilité particulière, par cela seul qu'il est leur mari. Moi,
+j'aime ma femme. Je l'aime beaucoup, je l'apprécie et je la respecte;
+eh bien! elle a quelquefois l'air de montrer plus de confiance et
+d'abandon à nos amis qu'à moi-même.
+
+Bondel aussitôt pensa: «Ça y est, ma femme avait raison.»
+
+Lorsqu'il eût quitté cet homme, il se remit à songer. Il, sentait en
+son âme un mélange confus de pensées contradictoires, une sorte de
+bouillonnement douloureux, et il gardait dans l'oreille le rire
+impertinent, ce rire exaspéré qui semblait dire: «Mais il en est de
+toi comme des autres, imbécile.» Certes, c'était là une bravade, une
+de ces impudentes bravades de femmes qui osent tout, qui risquent tout
+pour blesser, pour humilier l'homme contre lequel elles sont irritées.
+
+Donc ce pauvre monsieur devait être aussi un mari trompé, comme tant
+d'autres. Il avait dit, avec tristesse: «Elle a quelquefois l'air de
+montrer plus de confiance et d'abandon à nos amis qu'à moi-même.»
+Voilà donc comment un mari,--cet aveugle sentimental que la loi nomme
+un mari,--formulait ses observations sur les attentions particulières
+de sa femme pour un autre homme. C'était tout. Il n'avait rien vu de
+plus. Il était pareil aux autres.... Aux autres!
+
+Puis, comme sa propre femme, à lui, Bondel, avait ri d'une façon
+bizarre: «Toi aussi, ... toi aussi ...» Comme elles sont folles et
+imprudentes ces créatures qui peuvent faire entrer de pareils soupçons
+dans le coeur pour le seul plaisir de braver.
+
+Il remontait leur vie commune, cherchant dans leurs relations
+anciennes si elle avait jamais paru montrer à quelqu'un plus de
+confiance et d'abandon qu'à lui-même. Il n'avait jamais suspecté
+personne, tant il était tranquille, sûr d'elle, confiant.
+
+Mais oui, elle avait eu un ami, un ami intime, qui pendant près d'un
+an vint dîner chez eux trois fois par semaine, Tancret, ce bon
+Tancret, ce brave Tancret, que lui, Bondel, aima comme un frère et
+qu'il continuait à voir en cachette depuis que sa femme s'était
+fâchée, il ne savait pourquoi, avec cet aimable garçon.
+
+Il s'arrêta, pour réfléchir, regardant le passé avec des yeux
+inquiète. Puis une révolte surgit en lui contre lui-même, contre
+cette honteuse insinuation du moi défiant, du moi jaloux, du moi
+méchant que nous portons tous. Il se blâma, il s'accusa, il s'injuria,
+tout en se rappelant les visites, les allures de cet ami que sa femme
+appréciait tant et qu'elle expulsa sans raison sérieuse. Mais soudain
+d'autres souvenirs lui vinrent, de ruptures pareilles dues au
+caractère vindicatif de Mme Bondel qui ne pardonnait jamais un
+froissement. Il rit alors franchement de lui-même, du commencement
+d'angoisse qui l'avait étreint; et se souvenant des mines haineuses de
+son épouse quand il lui disait, le soir, en rentrant: «J'ai rencontré
+ce bon Tancret, il m'a demandé de tes nouvelles», il se rassura
+complètement.
+
+Elle répondait toujours: «Quand tu verras ce monsieur, tu peux lui
+dire que je le dispense de s'occuper de moi.» Oh! de quel air irrité,
+de quel air féroce elle prononçait ces paroles. Comme on sentait bien
+qu'elle ne pardonnait pas, qu'elle ne pardonnerait point.... Et il
+avait pu soupçonner?... même une seconde?... Dieu, quelle bêtise!
+
+Pourtant, pourquoi s'était-elle fâchée ainsi? Elle n'avait jamais
+raconté le motif précis de cette brouille et la raison de son
+ressentiment. Elle lui en voulait bien fort! bien fort? Est-ce que?...
+Mais non.... mais non.... Et Bondel se déclara qu'il s'avilissait
+lui-même en songeant à des choses pareilles.
+
+Oui, il s'avilissait sans aucun doute, mais il ne pouvait s'empêcher
+de songer à cela et il se demanda avec terreur si cette idée entrée en
+lui n'allait pas y demeurer, s'il n'avait pas là, dans le coeur, la
+larve d'un long tourment. Il se connaissait; il était homme à ruminer
+son doute, comme il ruminait autrefois ses opérations commerciales,
+pendant les jours et les nuits, en pesant le pour et le contre,
+interminablement.
+
+Déjà il devenait agité, il marchait plus vite et perdait son calme. On
+ne peut rien contre l'Idée. Elle est imprenable, impossible à chasser,
+impossible à tuer.
+
+Et soudain un projet naquit en lui, hardi, si hardi qu'il douta
+d'abord s'il l'exécuterait.
+
+Chaque fois qu'il rencontrait Tancret, celui-ci demandait des
+nouvelles de Mme Bondel; et Bondel répondait: «Elle est toujours un
+peu fâchée.» Rien de plus,--Dieu ... avait-il été assez mari
+lui-même!... Peut-être!...
+
+Donc il allait prendre le train pour Paris, se rendre chez Tancret et
+le ramener avec lui, ce soir-là même, en lui affirmant que la rancune
+inconnue de sa femme était passée. Oui, mais quelle tête ferait Mme
+Bondel ... quelle scène!... quelle fureur!... quel scandale!... Tant
+pis, tant pis ... ce serait la vengeance du rire, et, en las voyant
+soudain en face l'un de l'autre, sans qu'elle fût prévenue, il saurait
+bien saisir sur les figures l'émotion de la vérité.
+
+
+
+
+III
+
+
+Il se rendit aussitôt à la gare, prit son billet, monta dans un wagon
+et lorsqu'il se sentit emporté par le train qui descendait la rampe du
+Pecq, il eut un peu peur, une sorte de vertige devant ce qu'il allait
+oser. Pour ne pas fléchir, reculer, revenir seul, il s'efforça de n'y
+plus penser, de se distraire sur d'autres idées, de faire ce qu'il
+avait décidé avec une résolution aveugle, et il se mit à chantonner
+des airs d'opérette et de café-concert jusqu'à Paris afin d'étourdir
+sa pensée.
+
+Des envies de s'arrêter le saisirent aussitôt qu'il eut devant lui les
+trottoirs qui allaient le conduire à la rue de Tancret. Il flâna
+devant quelques boutiques, remarqua les prix de certains objets,
+s'intéressa à des articles nouveaux, eut envie de boire un bock, ce
+qui n'était guère dans ses habitudes, et en approchant du logis de son
+ami, désira fort ne point le rencontrer.
+
+Mais Tancret était chez lui, seul, lisant. Il fut surpris, se leva,
+s'écria:
+
+--Ah! Bondel! Quelle chance!
+
+Et Bondel, embarrassé, répondit:
+
+--Oui, mon cher, je suis venu faire quelques courses à Paris et je
+suis monté pour vous serrer la main.
+
+--Ça c'est gentil, gentil! D'autant plus que vous aviez un peu perdu
+l'habitude d'entrer chez moi.
+
+--Que voulez-vous, on subit malgré soi des influences, et comme ma
+femme avait l'air de vous en vouloir!
+
+--Bigre ... avait l'air,... elle a fait mieux que cela, puisqu'elle
+m'a mis à la porte.
+
+--Mais à propos de quoi? Je ne l'ai jamais su, moi.
+
+--Oh! à propos de rien ... d'une bêtise ... d'une discussion où je
+n'étais pas de son avis.
+
+--Mais à quel sujet cette discussion?
+
+--Sur une dame que vous connaissez peut-être de nom; Mme Boutin, une
+de mes amies.
+
+--Ah! Vraiment.... Eh bien! je crois qu'elle ne vous en veut plus, ma
+femme, car elle m'a parlé de vous, ce matin, en termes fort amicaux.
+
+Tancret eut un tressaillement, et parut tellement stupéfait que
+pendant quelques instants il ne trouva rien à dire. Puis il reprit:
+
+--Elle vous a parlé de moi ... en termes amicaux....
+
+--Mais oui.
+
+--Vous en êtes sûr?
+
+--Parbleu?... je ne rêve pas.
+
+--Et puis?...
+
+--Et puis ... comme je venais à Paris, j'ai cru vous faire plaisir en
+vous le disant.
+
+--Mais oui.... Mais oui....
+
+Bondel parut hésiter, puis, après un petit silence:
+
+--J'avais même une idée ... originale.
+
+--Laquelle?
+
+--Vous ramener avec moi pour dîner à la maison.
+
+A cette proposition, Tancret, d'un naturel prudent, parut inquiet.
+
+--Oh! vous croyez ... est-ce possible ... ne nous exposons-nous pas à
+... à ... des histoires....
+
+--Mais non ... mais non.
+
+--C'est que ... vous savez ... elle a de la rancune, Mme Bondel.
+
+--Oui, mais je vous assure qu'elle ne vous en veut plus. Je suis même
+convaincu que cela lui fera grand plaisir de vous voir comme ça, à
+l'improviste.
+
+--Vrai?
+
+--Oh! vrai.
+
+--Eh bien! allons, mon cher. Moi, je suis enchanté. Voyez-vous, cette
+brouille-là me faisait beaucoup de peine.
+
+Et ils se mirent en route vers la gare Saint-Lazare en se tenant par
+le bras.
+
+Le trajet fut silencieux. Tous deux semblaient perdus en des songeries
+profondes. Assis l'un en face de l'autre, dans le wagon, ils se
+regardaient sans parler, constatant l'un et l'autre qu'ils étaient
+pâles.
+
+Puis ils descendirent du train et se reprirent le bras, comme pour
+s'unir contre un danger. Après quelques minutes de marche ils
+s'arrêtèrent, un peu haletants tous les deux, devant la maison des
+Bondel.
+
+Bondel fit entrer son ami, le suivit dans le salon, appela sa bonne et
+lui dit: «Madame est ici?»
+
+--Oui monsieur.
+
+--Priez-la de descendre tout de suite, s'il vous plaît.
+
+--Oui, monsieur.
+
+Et ils attendirent, tombés sur deux fauteuils, émus à présent de la
+même envie de s'en aller au plus vite, avant que n'apparût sur le
+seuil la grande personne redoutée.
+
+Un pas connu, un pas puissant descendit les marches de l'escalier. Une
+main toucha la serrure, et les yeux des deux hommes virent tourner la
+poignée de cuivre. Puis la porte s'ouvrit toute grande et Mme Bondel
+s'arrêta, voulant voir avant d'entrer.
+
+Donc elle regarda, rougit, frémit, recula d'un demi-pas, puis demeura
+immobile, le sang aux joues et les mains posées sur les deux murs de
+l'entrée.
+
+Tancret, pâle à présent comme s'il allait défaillir, s'était levé,
+laissant tomber son chapeau, qui roula sur le parquet. Il balbutiait.
+
+--Mon Dieu ... Madame ... c'est moi ... j'ai cru ... j'ai osé.... Cela
+me faisait tant de peine ...
+
+Comme elle ne répondait pas, il reprit:
+
+--Me pardonnez-vous ... enfin?
+
+Alors, brusquement, emportée par une impulsion, elle marcha vers lui
+les deux mains tendues; et quand il eut pris, serré et gardé ces deux
+mains, elle dit, avec une petite voix émue, brisée, défaillante, que
+son mari ne lui connaissait point:
+
+--Ah! mon cher ami.... Ça me fait bien plaisir!
+
+Et Bondel, qui les contemplait, se sentit glacé de la tête aux pieds,
+comme si on l'eût trempé dans un bain froid.
+
+
+
+
+LE MASQUE
+
+
+
+
+Il y avait bal costumé, à l'Élysée-Montmartre, ce soir-là. C'était à
+l'occasion de la Mi-Carême, et la foule entrait, comme l'eau dans une
+vanne d'écluse, dans le couloir illuminé qui conduit à la salle de
+danse. Le formidable appel de l'orchestre, éclatant comme un orage de
+musique, crevait les murs et le toit, se répandait sur le quartier,
+allait éveiller, par les rues et jusqu'au fond des maisons voisines,
+cet irrésistible désir de sauter, d'avoir chaud, de s'amuser qui
+sommeille au fond de l'animal humain.
+
+Et les habitués du lieu s'en venaient aussi des quatre coins de Paris,
+gens de toutes les classes, qui aiment le gros plaisir tapageur, un
+peu crapuleux, frotté de débauche. C'étaient des employés, des
+souteneurs, des filles, des filles de tous draps, depuis le coton
+vulgaire jusqu'à la plus fine batiste, des filles riches, vieilles et
+diamantées, et des filles pauvres, de seize ans, pleines d'envie de
+faire la fête, d'être aux hommes, de dépenser de l'argent. Des habits
+noirs élégants en quête de chair fraîche, de primeurs déflorées, mais
+savoureuses, rôdaient dans cette foule échauffée, cherchaient,
+semblaient flairer, tandis que les masques paraissaient agités surtout
+par le désir de s'amuser. Déjà des quadrilles renommés amassaient
+autour de leurs bondissements une couronne épaisse de public. La haie
+onduleuse, la pâte remuante de femmes et d'hommes qui encerclait les
+quatre danseurs se nouait autour comme un serpent, tantôt rapprochée,
+tantôt écartée suivant les écarts des artistes. Les deux femmes, dont
+les cuisses semblaient attachées au corps par des ressorts de
+caoutchouc, faisaient avec leurs jambes des mouvements surprenants.
+Elles les lançaient en l'air avec tant de vigueur que le membre
+paraissait s'envoler vers les nuages, puis soudain les écartant comme
+si elles se fussent ouvertes jusqu'à mi-ventre, glissant l'une en
+avant, l'autre en arrière, elles touchaient le sol de leur centre par
+un grand écart rapide, répugnant et drôle.
+
+Leurs cavaliers bondissaient, tricotaient des pieds, s'agitaient, les
+bras remués et soulevés comme des moignons d'ailes sans plumes, et on
+devinait, sous leurs masques, leur respiration essoufflée.
+
+Un d'eux, qui avait pris place dans le plus réputé des quadrilles pour
+remplacer une célébrité absente, le beau «Songe-au-Gosse», et qui
+s'efforçait de tenir tête à l'infatigable «Arête-de-Veau» exécutait
+des cavaliers seuls bizarres qui soulevaient la joie et l'ironie du
+public.
+
+Il était maigre, vêtu en gommeux, avec un joli masque verni sur le
+visage, un masque à moustache blonde frisée que coiffait une perruque
+à boucles.
+
+Il avait l'air d'une figure de cire du musée Grévin, d'une étrange et
+fantasque caricature du charmant jeune homme des gravures de mode, et
+il dansait avec un effort convaincu, mais maladroit, avec un
+emportement comique. Il semblait rouillé à côté des autres, en
+essayant d'imiter leurs gambades; il semblait perclus, lourd comme un
+roquet jouant avec des lévriers. Des bravos moqueurs l'encourageaient.
+Et lui, ivre d'ardeur, gigotait avec une telle frénésie que, soudain,
+emporté par un élan furieux, il alla donner de la tête dans la
+muraille du public qui se fendit devant lui pour le laisser passer,
+puis se referma autour du corps inerte, étendu sur le ventre, du
+danseur inanimé.
+
+Des hommes le ramassèrent, l'emportèrent. On criait: «un médecin.» Un
+monsieur se présenta, jeune, très élégant, en habit noir avec de
+grosses perles à sa chemise de bal. «Je suis professeur à la Faculté»,
+dit-il d'une voix modeste. On le laissa passer, et il rejoignit dans
+une petite pièce pleine de cartons comme un bureau d'agent d'affaires,
+le danseur toujours sans connaissance qu'on allongeait sur des
+chaises. Le docteur voulut d'abord ôter le masque et reconnut qu'il
+était attaché d'une façon compliquée avec une multitude de menus fils
+de métal, qui le liaient adroitement aux bords de sa perruque et
+enfermaient la tête entière dans une ligature solide dont il fallait
+avoir le secret. Le cou lui-même était emprisonné dans une fausse peau
+qui continuait le menton, et cette peau de gant, peinte comme de la
+chair, attenait au col de la chemise.
+
+Il fallut couper tout cela avec de forts ciseaux; et quand le médecin
+eut fait, dans ce surprenant assemblage, une entaille allant de
+l'épaule à la tempe, il entr'ouvrit cette carapace et y trouva une
+vieille figure d'homme usée, pâle, maigre et ridée. Le saisissement
+fut tel parmi ceux qui avaient apporté ce jeune masque frisé, que
+personne ne rit, que personne ne dit un mot.
+
+On regardait, couché sur des chaises de paille, ce triste visage aux
+yeux fermés, barbouillé de poils blancs, les uns longs, tombant du
+front sur la face, les autres courts, poussés sur les joues et le
+menton, et, à côté de cette pauvre tête, ce petit, ce joli masque
+verni, ce masque frais qui souriait toujours.
+
+L'homme revint à lui après être demeuré longtemps sans connaissance,
+mais il paraissait encore si faible, si malade que le médecin
+redoutait quelque complication dangereuse.
+
+--Où demeurez-vous? dit-il.
+
+Le vieux danseur parut chercher dans sa mémoire, puis se souvenir, et
+il dit un nom de rue que personne ne connaissait. Il fallut donc lui
+demander encore des détails sur le quartier. Il les fournissait avec
+une peine infinie, avec une lenteur et une indécision qui révélaient
+le trouble de sa pensée.
+
+Le médecin reprit:
+
+--Je vais vous reconduire moi-même.
+
+Une curiosité l'avait saisi de savoir qui était cet étrange baladin,
+de voir où gîtait ce phénomène sauteur.
+
+Et un fiacre bientôt les emporta tous deux, de l'autre côté des buttes
+Montmartre.
+
+C'était dans une haute maison d'aspect pauvre, où montait un escalier
+gluant, une de ces maisons toujours inachevées, criblées de fenêtres,
+debout entre deux terrains vagues, niches crasseuses où habite une
+foule d'êtres guenilleux et misérables.
+
+Le docteur, cramponné à la rampe, tige de bois tournante où la main
+restait collée, soutint jusqu'au quatrième étage le vieil homme
+étourdi qui reprenait des forces.
+
+La porte à laquelle ils avaient frappé s'ouvrit et une femme apparut,
+vieille aussi, propre, avec un bonnet de nuit bien blanc encadrant une
+tête osseuse, aux traits accentués, une de ces grosses têtes bonnes et
+rudes des femmes d'ouvrier laborieuses et fidèles. Elle s'écria:
+
+--Mon Dieu! qu'est-ce qu'il a eu?
+
+Lorsque la chose eut été dite en vingt paroles, elle se rassura, et
+rassura le médecin lui-même, en lui racontant que, souvent déjà,
+pareille aventure était arrivée.
+
+--Faut le coucher, monsieur, rien autre chose, il dormira, et d'main
+n'y paraîtra plus.
+
+Le docteur reprit:
+
+--Mais c'est à peine s'il peut parler.
+
+--Oh! c'est rien, un peu d'boisson, pas autre chose. Il n'a pas dîné
+pour être souple, et puis il a bu deux vertes, pour se donner de
+l'agitation. La verte, voyez-vous, ça lui r'fait des jambes, mais ça
+lui coupe les idées et les paroles. Ça n'est plus de son âge de danser
+comme il fait. Non, vrai, c'est à désespérer qu'il ait jamais une
+raison!
+
+Le médecin, surpris, insista.
+
+--Mais pourquoi danse-t-il d'une pareille façon, vieux comme il est?
+
+Elle haussa les épaules, devenue rouge sous la colère qui l'excitait
+peu à peu.
+
+--Ah! oui, pourquoi! Parlons-en, pour qu'on le croie jeune sous son
+masque, pour que les femmes le prennent encore pour un godelureau et
+lui disent des cochonneries dans l'oreille, pour se frotter à leur
+peau, à toutes leurs sales peaux avec leurs odeurs et leurs poudres et
+leurs pommades ... Ah! c'est du propre! Allez, j'en ai eu une vie,
+moi, monsieur, depuis quarante ans que cela dure ... Mais faut le
+coucher d'abord pour qu'il ne prenne pas mal. Ça ne vous ferait-il
+rien de m'aider. Quand il est comme ça, je n'en finis pas, toute
+seule.
+
+Le vieux était assis sur son lit, l'air ivre, ses longs cheveux blancs
+tombés sur le visage.
+
+Sa compagne le regardait avec des yeux attendris et furieux. Elle
+reprit:
+
+--Regardez s'il n'a pas une belle tête pour son âge; et faut qu'il se
+déguise en polisson pour qu'on le croie jeune. Si c'est pas une pitié!
+Vrai, qu'il a une belle tête, monsieur? Attendez, j'vais vous la
+montrer avant de le coucher.
+
+Elle alla vers une table qui portait la cuvette, le pot à eau, le
+savon, le peigne et la brosse. Elle prit la brosse, puis revint vers
+le lit et relevant toute la chevelure emmêlée du pochard, elle lui
+donna, en quelques instants, une figure de modèle de peintre, à
+grandes boucles tombant sur le cou. Puis, reculant afin de le
+contempler.
+
+--Vrai qu'il est bien, pour son âge?
+
+--Très bien, affirma le docteur qui commençait à s'amuser beaucoup.
+
+Elle ajouta:
+
+--Et si vous l'aviez connu quand il avait vingt-cinq ans! Mais faut le
+mettre au lit; sans ça ses vertes lui tourneraient dans le ventre.
+Tenez, monsieur, voulez-vous tirer sa manche?... plus haut ... comme
+ça ... bon.... la culotte maintenant.... attendez, je vais lui ôter
+ses chaussures ... c'est bien.--À présent, tenez-le debout pour que
+j'ouvre le lit ... voilà ... couchons-le ... si vous croyez qu'il se
+dérangera tout à l'heure pour me faire de la place, vous vous trompez.
+Faut que je trouve mon coin, moi, n'importe où. Ça ne l'occupe pas.
+Ah! jouisseur, va!
+
+Dès qu'il se sentit étendu dans ses draps, le bonhomme ferma les
+yeux, les rouvrit, les ferma de nouveau, et dans toute sa figure
+satisfaite apparaissait la résolution énergique de dormir.
+
+Le docteur, en l'examinant avec un intérêt sans cesse accru, demanda:
+
+--Alors il va faire le jeune homme dans les bals costumés?
+
+--Dans tous, monsieur, et il me revient au matin dans un état qu'on ne
+se figure pas. Voyez-vous, c'est le regret qui le conduit là et qui
+lui fait mettre une figure de carton sur la sienne. Oui, le regret de
+n'être plus ce qu'il a été, et puis de n'avoir plus ses succès!
+
+Il dormait maintenant, et commençait à ronfler. Elle le contemplait
+d'un air apitoyé, et elle reprit:
+
+--Ah! il en a eu des succès, cet homme-là! Plus qu'on ne croirait,
+monsieur, plus que les plus beaux messieurs du monde et que tous les
+ténors et que tous les généraux.
+
+--Vraiment? Que faisait-il donc?
+
+--Oh! ça va vous étonner d'abord, vu que vous ne l'avez pas connu dans
+son beau temps. Moi, quand je l'ai rencontré, c'était à un bal aussi,
+car il les a toujours fréquentés. J'ai été prise en l'apercevant, mais
+prise comme un poisson avec une ligne. Il était gentil, monsieur,
+gentil à faire pleurer quand on le regardait, brun comme un corbeau,
+et frisé, avec des yeux noirs aussi grands que des fenêtres. Ah! oui,
+c'était un joli garçon. Il m'a emmenée ce soir-là, et je ne l'ai plus
+quitté, jamais, pas un jour, malgré tout! Oh! il m'en a fait voir de
+dures!
+
+Le docteur demanda:
+
+--Vous êtes mariés?
+
+Elle répondit simplement:
+
+--Oui, monsieur, ... sans ça il m'aurait lâchée comme les autres. J'ai
+été sa femme et sa bonne, tout, tout ce qu'il a voulu ... et il m'en a
+fait pleurer ... des larmes que je ne lui montrais pas! Car il me
+racontait ses aventures, à moi ... à moi ... monsieur ... sans
+comprendre quel mal ça me faisait de l'écouter ...
+
+--Mais quel métier faisait-il, enfin?
+
+--C'est vrai ... j'ai oublié de vous le dire. Il était premier garçon
+chez Martel, mais un premier comme on n'en avait jamais eu ... un
+artiste à dix francs l'heure, en moyenne ...
+
+--Martel?... qui ça, Martel?...
+
+--Le coiffeur, monsieur, le grand coiffeur de l'Opéra qui avait toute
+la clientèle des actrices. Oui, toutes les actrices les plus huppées
+se faisaient coiffer par Ambroise et lui donnaient des gratifications
+qui lui ont fait une fortune. Ah! monsieur, toutes les femmes sont
+pareilles, oui, toutes. Quand un homme leur plaît, elles se l'offrent.
+C'est si facile ... et ça fait tant de peine à apprendre. Car il me
+disait tout ... il ne pouvait pas se taire ... non, il ne pouvait pas.
+Ces choses-là donnent tant de plaisir aux hommes! plus de plaisir
+encore à dire qu'à faire peut-être.
+
+Quand je le voyais rentrer le soir, un peu pâlot, l'air content,
+l'oeil brillant, je me disais: «Encore une. Je suis sûre qu'il en a
+levé encore une». Alors j'avais envie de l'interroger, une envie qui
+me cuisait le coeur, et aussi une autre envie de ne pas savoir, de
+l'empêcher de parler s'il commençait. Et nous nous regardions.
+
+Je savais bien qu'il ne se tairait pas, qu'il allait en venir à la
+chose. Je sentais cela à son air, à son air de rire, pour me faire
+comprendre. «J'en ai une bonne aujourd'hui, Madeleine.» Je faisais
+semblant de ne pas voir, de ne pas deviner; et je mettais le couvert;
+j'apportais la soupe; je m'asseyais en face de lui.
+
+Dans ces moments-là, monsieur, c'est comme si on m'avait écrasé mon
+amitié pour lui dans le corps, avec une pierre. Ça fait mal, allez,
+rudement. Mais il ne saisissait pas, lui, il ne savait pas; il avait
+besoin de conter cela à quelqu'un, de se vanter, de montrer combien on
+l'aimait ... et il n'avait que moi à qui le dire ... vous comprenez
+... que moi ... Alors ... il fallait bien l'écouter et prendre ça
+comme du poison.
+
+Il commençait à manger sa soupe et puis il disait:
+
+--Encore une, Madeleine.
+
+Moi je pensais: «Ça y est. Mon Dieu, quel homme! Faut-il que je l'aie
+rencontré.»
+
+Alors, il partait: «Encore une, et puis une chouette ...» Et c'était
+une petite du Vaudeville ou bien une petite des Variétés, et puis
+aussi des grandes, les plus connues de ces dames de théâtre. Il me
+disait leurs noms, leurs mobiliers, et tout, tout, oui tout, monsieur
+... Des détails à m'arracher le coeur. Et il revenait là-dessus, il
+recommençait son histoire, d'un bout à l'autre, si content que je
+faisais semblant de rire pour qu'il ne se fâche pas contre moi.
+
+Ce n'était peut-être pas vrai tout ça! Il aimait tant se glorifier
+qu'il était bien capable d'inventer des choses pareilles! C'était
+peut-être vrai aussi! Ces soirs-là, il faisait semblant d'être
+fatigué, de vouloir se coucher après souper. On soupait à onze
+heures, monsieur, car il ne rentrait jamais plus tôt, à cause des
+coiffures de soirée.
+
+Quand il avait fini son aventure, il fumait des cigarettes en se
+promenant dans la chambre, et il était si joli garçon, avec sa
+moustache et ses cheveux frisés, que je pensais: «C'est vrai, tout de
+même, ce qu'il raconte. Puisque j'en suis folle, moi, de cet homme-là,
+pourquoi donc les autres n'en seraient-elles pas aussi toquées.» Ah!
+j'en ai eu des envies de pleurer, et de crier, et de me sauver, et de
+me jeter par la fenêtre, tout en desservant la table pendant qu'il
+fumait toujours. Il bâillait, en ouvrant la bouche, pour me montrer
+combien il était las, et il disait deux ou trois fois avant de se
+mettre au lit. «Dieu que je dormirai bien cette nuit!»
+
+Je ne lui en veux pas, car il ne savait point combien il me peinait?
+Non, il ne pouvait pas le savoir! il aimait se vanter des femmes comme
+un paon qui fait la roue. Il en était arrivé à croire que toutes le
+regardaient et le voulaient.
+
+Ça a été dur quand il a vieilli.
+
+Oh! monsieur, quand j'ai vu son premier cheveu blanc, j'ai eu un
+saisissement à perdre le souffle, et puis une joie--une vilaine
+joie--mais si grande, si grande!!! Je me suis dit: «C'est la fin ...
+c'est la fin ...» Il m'a semblé qu'on allait me sortir de prison. Je
+l'aurais donc pour moi toute seule, quand les autres n'en voudraient
+plus.
+
+C'était un matin, dans notre lit.--Il dormait encore, et je me
+penchais sur lui pour le réveiller en l'embrassant lorsque j'aperçus
+dans ses boucles, sur la tempe, un petit fil qui brillait comme de
+l'argent. Quelle surprise! Je n'aurais pas cru cela possible! D'abord
+j'ai pensé à l'arracher pour qu'il ne le vît pas, lui! mais, en
+regardant bien j'en aperçus un autre plus haut. Des cheveux blancs! il
+allait avoir des cheveux blancs! J'en avais le coeur battant et une
+moiteur à la peau; pourtant, j'étais bien contente, au fond!
+
+C'est laid de penser ainsi, mais j'ai fait mon ménage de bon coeur ce
+matin-là, sans le réveiller encore; et quand il eut ouvert les yeux,
+tout seul, je lui dis:
+
+--Sais-tu ce que j'ai découvert pendant que tu dormais?
+
+--Non.
+
+--J'ai découvert que tu as des cheveux blancs.
+
+Il eut une secousse de dépit qui le fit asseoir comme si je l'avais
+chatouillé et il me dit d'un air méchant:
+
+--C'est pas vrai!
+
+--Oui, sur la tempe gauche. Il y en a quatre.
+
+Il sauta du lit pour courir à la glace.
+
+Il ne les trouvait pas. Alors je lui montrai le premier, le plus bas,
+le petit frisé, et je lui disais:
+
+--Ça n'est pas étonnant avec la vie que tu mènes. D'ici à deux ans tu
+seras fini.
+
+Eh bien! monsieur, j'avais dit vrai, deux ans après on ne l'aurait pas
+reconnu. Comme ça change vite un homme! Il était encore beau garçon
+mais il perdait sa fraîcheur, et les femmes ne le recherchaient plus.
+Ah! j'en ai mené une dure d'existence, moi, en ce temps-là! il m'en a
+fait voir de cruelles! Rien ne lui plaisait, rien de rien. Il a quitté
+son métier pour la chapellerie, dans quoi il a mangé de l'argent. Et
+puis il a voulu être acteur sans y réussir, et puis il s'est mis à
+fréquenter les bals publics. Enfin, il a eu le bon sens de garder un
+peu de bien, dont nous vivons. Ça suffit, mais ça n'est pas lourd!
+Dire qu'il a eu presque une fortune à un moment.
+
+Maintenant vous voyez ce qu'il fait. C'est comme une frénésie qui le
+tient. Faut qu'il soit jeune, faut qu'il danse avec des femmes qui
+sentent l'odeur et la pommade. Pauvre vieux chéri, va!
+
+Elle regardait, émue, prête à pleurer, son vieux mari qui ronflait.
+Puis, s'approchant de lui à pas légers, elle mit un baiser dans ses
+cheveux. Le médecin s'était levé, et se préparait à s'en aller, ne
+trouvant rien à dire devant ce couple bizarre.
+
+Alors, comme il partait, elle demanda:
+
+--Voulez-vous tout de même me donner votre adresse. S'il était plus
+malade j'irais vous chercher.
+
+
+
+
+UN PORTRAIT
+
+
+
+
+Tiens, Milial! dit quelqu'un près de moi.
+
+Je regardai l'homme qu'on désignait, car, depuis longtemps j'avais
+envie de connaître ce Don Juan.
+
+Il n'était plus jeune. Les cheveux gris, d'un gris trouble,
+ressemblaient un peu à ces bonnets à poil dont se coiffent certains
+peuples du Nord, et sa barbe fine, assez longue, tombant sur la
+poitrine, avait aussi des airs de fourrure. Il causait avec une
+femme, penché vers elle, parlant à voix basse, en la regardant avec un
+oeil doux, plein d'hommages et de caresses.
+
+Je savais sa vie, ou du moins ce qu'on en connaissait. Il avait été
+aimé follement, plusieurs fois; et des drames avaient eu lieu où son
+nom se trouvait mêlé. On parlait de lui comme d'un homme très
+séduisant, presque irrésistible. Lorsque j'interrogeais les femmes qui
+faisaient le plus son éloge, pour savoir d'où lui venait cette
+puissance, elles répondaient toujours, après avoir quelque temps
+cherché:
+
+--Je ne sais pas ... c'est du charme.
+
+Certes, il n'était pas beau. Il n'avait rien des élégances dont nous
+supposons doués les conquérants de coeurs féminins. Je me demandais,
+avec intérêt, où était cachée sa séduction. Dans l'esprit?... On ne
+m'avait jamais cité ses mots ni même célébré son intelligence ...
+Dans le regard?... Peut-être ... Ou dans la voix?... La voix de
+certains êtres a des grâces sensuelles, irrésistibles, la saveur des
+choses exquises à manger. On a faim de les entendre, et le son de
+leurs paroles pénètre en nous comme une friandise.
+
+Un ami passait. Je lui demandai:
+
+--Tu connais M. Milial?
+
+--Oui.
+
+--Présente-nous donc l'un à l'autre.
+
+Une minute plus tard, nous échangions une poignée de main et nous
+causions entre deux portes. Ce qu'il disait était juste, agréable à
+entendre, sans contenir rien de supérieur. La voix en effet, était
+belle, douce, caressante, musicale; mais j'en avais entendu de plus
+prenantes, de plus remuantes. On l'écoutait avec plaisir, comme on
+regarderait couler une jolie source. Aucune tension de pensée n'était
+nécessaire pour le suivre, aucun sous-entendu ne surexcitait la
+curiosité, aucune attente ne tenait en éveil l'intérêt. Sa
+conversation était plutôt reposante et n'allumait point en nous soit
+un vif désir de répondre et de contredire, soit une approbation ravie.
+
+Il était d'ailleurs aussi facile de lui donner la réplique que de
+l'écouter. La réponse venait aux lèvres d'elle-même, dès qu'il avait
+fini de parler, et les phrases allaient vers lui comme si ce qu'il
+avait dit les faisait sortir de la bouche naturellement.
+
+Une réflexion me frappa bientôt. Je le connaissais depuis un quart
+d'heure, et il me semblait qu'il était un de mes anciens amis, que
+tout, de lui, m'était familier depuis longtemps: sa figure, ses
+gestes, sa voix, ses idées.
+
+Brusquement, après quelques instants de causerie, il me paraissait
+installé dans mon intimité. Toutes les portes étaient ouvertes entre
+nous, et je lui aurais fait peut-être, sur moi-même, s'il les avait
+sollicitées, ces confidences que, d'ordinaire, on ne livre qu'aux plus
+anciens camarades.
+
+Certes, il y avait là un mystère. Ces barrières fermées entre tous les
+êtres, et que le temps pousse une à une, lorsque la sympathie, les
+goûts pareils, une même culture intellectuelle et des relations
+constantes les ont décadenassées peu à peu, semblaient ne pas exister
+entre lui et moi, et, sans doute, entre lui et tous ceux, hommes et
+femmes, que le hasard jetait sur sa route.
+
+Au bout d'une demi-heure, nous nous séparâmes en nous promettant de
+nous revoir souvent, et il me donna son adresse après m'avoir invité à
+déjeuner, le surlendemain.
+
+Ayant oublié l'heure, j'arrivai trop tôt; il n'était pas rentré. Un
+domestique correct et muet ouvrît devant moi un beau salon un peu
+sombre, intime, recueilli. Je m'y sentis à l'aise, comme chez moi. Que
+de fois j'ai remarqué l'influence des appartements sur le caractère et
+sur l'esprit! Il y a des pièces où on se sent toujours bête; d'autres,
+au contraire, où on se sent toujours verveux. Les unes attristent,
+bien que claires, blanches et dorées; d'autres égayent, bien que
+tenturées d'étoffes calmes. Notre oeil, comme notre coeur, a ses
+haines et ses tendresses, dont souvent il ne nous fait point part, et
+qu'il impose secrètement, furtivement, à notre humeur. L'harmonie des
+meubles, des murs, le style d'un ensemble agissent instantanément sur
+notre nature intellectuelle comme l'air des bois, de la mer ou de la
+montagne modifie notre nature physique.
+
+Je m'assis sur un divan disparu sous les coussins, et je me sentis
+soudain soutenu, porté, capitonné par ces petits sacs de plume
+couverts de soie, comme si la forme et la place de mon corps eussent
+été marquées d'avance sur ce meuble.
+
+Puis je regardai. Rien d'éclatant dans la pièce; partout de belles
+choses modestes, des meubles simples et rares, des rideaux d'Orient
+qui ne semblaient pas venir du Louvre, mais de l'intérieur d'un harem,
+et, en face de moi, un portrait de femme. C'était un portrait de
+moyenne grandeur, montrant la tête et le haut du corps, et les mains
+qui tenaient un livre. Elle était jeune nu-tête, coiffée de bandeaux
+plats, souriant un peu tristement. Est-ce parce qu'elle avait la tête
+nue, ou bien par l'impression de son allure si naturelle, mais jamais
+portrait de femme ne me parut être chez lui autant que celui-là, dans
+ce logis. Presque tous ceux que je connais sont en représentation,
+soit que la dame ait des vêtements d'apparat, une coiffure seyante, un
+air de bien savoir qu'elle pose devant le peintre d'abord, et ensuite
+devant tous ceux qui la regarderont, soit qu'elle ait pris une
+attitude abandonnée dans un négligé bien choisi.
+
+Les unes sont debout, majestueuses, en pleine beauté, avec un air de
+hauteur qu'elles n'ont pas dû garder longtemps dans l'ordinaire de la
+vie. D'autres minaudent, dans l'immobilité de la toile; et toutes ont
+un rien, une fleur ou un bijou, un pli de robe ou de lèvre qu'on sent
+posé par le peintre, pour l'effet. Qu'elles portent un chapeau, une
+dentelle sur la tête, ou leurs cheveux seulement, on devine en elles
+quelque chose qui n'est point tout à fait naturel. Quoi? On l'ignore,
+puisqu'on ne les a pas connues, mais on le sent. Elles semblent en
+visite quelque part, chez des gens à qui elles veulent plaire, à qui,
+elles veulent se montrer avec tout leur avantage; et elles ont étudié
+leur attitude, tantôt modeste, tantôt hautaine.
+
+Que dire de celle-là? Elle était chez elle, et seule. Oui, elle était
+seule, car elle souriait comme on sourit quand on pense solitairement
+à quelque chose de triste et de doux, et non comme on sourit quand on
+est regardée. Elle était tellement seule, et chez elle, qu'elle
+faisait le vide en tout ce grand appartement, le vide absolu. Elle
+l'habitait, l'emplissait, l'animait seule; il y pouvait entrer
+beaucoup de monde, et tout ce monde pouvait parler, rire, même
+chanter; elle y serait toujours seule, avec un sourire solitaire, et,
+seule, elle le rendrait vivant, de son regard de portrait.
+
+Il était unique aussi, ce regard. Il tombait sur moi tout droit,
+caressant et fixe, sans me voir. Tous les portraits savent qu'ils sont
+contemplés, et ils répondent avec les yeux, avec des yeux qui voient,
+qui pensent, qui nous suivent, sans nous quitter, depuis notre entrée
+jusqu'à notre sortie de l'appartement qu'ils habitent.
+
+Celui-là ne me voyait pas, ne voyait rien, bien que son regard fût
+planté sur moi, tout droit. Je me rappelai le vers surprenant de
+Baudelaire:
+
+ Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait.
+
+Ils m'attiraient, en effet, d'une façon irrésistible, jetaient en moi
+un trouble étrange, puissant, nouveau, ces yeux peints, qui avaient
+vécu, ou qui vivaient encore, peut-être. Oh! quel charme infini et
+amollissant comme une brise qui passe, séduisant comme un ciel mourant
+de crépuscule lilas, rose et bleu, et un peu mélancolique comme la
+nuit qui vient derrière sortait de ce cadre sombre et de ces yeux
+impénétrables. Ces yeux, ces yeux créés par quelques coups de pinceau,
+cachaient en eux le mystère de ce qui semble être et n'existe pas, de
+ce qui peut apparaître en un regard de femme, de ce qui fait germer
+l'amour en nous.
+
+La porte s'ouvrit. M. Milial entrait. Il s'excusa d'être en retard. Je
+m'excusai d'être en avance. Puis je lui dis:
+
+--Est-il indiscret de vous demander quelle est cette femme?
+
+Il répondit:
+
+--C'est ma mère, morte toute jeune.
+
+Et je compris alors d'où venait l'inexplicable séduction de cet homme!
+
+
+
+
+L'INFIRME
+
+
+
+
+Cette aventure m'est arrivée vers 1882.
+
+Je venais de m'installer dans le coin d'un wagon vide, et j'avais
+refermé la portière, avec l'espérance de rester seul, quand elle se
+rouvrit brusquement, et j'entendis une voix qui disait:
+
+--Prenez garde, monsieur, nous nous trouvons juste au croisement des
+lignes; le marchepied est très haut.
+
+Une autre voix répondit:
+
+--Ne crains rien, Laurent, je vais prendre les poignées.
+
+Puis une tête apparut coiffée d'un chapeau rond, et deux mains,
+s'accrochant aux lanières de cuir et de drap suspendues des deux côtés
+de la portière, hissèrent lentement un gros corps, dont les pieds
+firent sur le marchepied un bruit de canne frappant le sol.
+
+Or, quand l'homme eut fait entrer son torse dans le compartiment, je
+vis apparaître dans l'étoffe flasque du pantalon, le bout peint en
+noir d'une jambe de bois, qu'un autre pilon pareil suivit bientôt.
+
+Une tête se montra derrière ce voyageur, et demanda:
+
+--Vous êtes bien, monsieur?
+
+--Oui, mon garçon.
+
+--Alors, voilà vos paquets et vos béquilles.
+
+Et un domestique, qui avait l'air d'un vieux soldat, monta à son tour,
+portant en ses bras un tas de choses, enveloppées en des papiers
+noirs et jaunes, ficelées soigneusement, et les déposa, l'une après
+l'autre, dans le filet au-dessus de la tête de son maître. Puis il
+dit:
+
+--Voilà, monsieur, c'est tout. Il y en a cinq. Les bonbons, la poupée,
+le tambour, le fusil et le pâté de foies gras.
+
+--C'est bien, mon garçon.
+
+--Bon voyage, monsieur.
+
+--Merci, Laurent; bonne santé!
+
+L'homme s'en alla en repoussant la porte, et je regardai mon voisin.
+
+Il pouvait avoir trente-cinq ans, bien que ses cheveux fussent presque
+blancs; il était décoré, moustachu, fort gros, atteint de cette
+obésité poussive des hommes actifs et forts qu'une infirmité tient
+immobiles.
+
+Il s'essuya le front, souffla et, me regardant bien en face:
+
+--La fumée vous gêne-t-elle, monsieur?
+
+--Non, monsieur.
+
+Cet oeil, cette voix, ce visage, je les connaissais. Mais d'où, de
+quand? Certes, j'avais rencontré ce garçon-là, je lui avais parlé, je
+lui avais serré la main. Cela datait de loin, de très loin, c'était
+perdu dans cette brume où l'esprit semble chercher à tâtons les
+souvenirs et les poursuit, comme des fantômes fuyants, sans les
+saisir.
+
+Lui aussi, maintenant, me dévisageait avec la ténacité et la fixité
+d'un homme qui se rappelle un peu, mais pas tout à fait.
+
+Nos yeux, gênés de ce contact obstiné des regards, se détournèrent;
+puis, au bout de quelques secondes, attirés de nouveau par la volonté
+obscure et tenace de la mémoire en travail, ils se rencontrèrent
+encore, et je dis:
+
+--Mon Dieu, monsieur, au lieu de nous observer à la dérobée pendant
+une heure, ne vaudrait-il pas mieux chercher ensemble où nous nous
+sommes connus?
+
+Le voisin répondit avec bonne grâce:
+
+--Vous avez tout à fait raison, monsieur.
+
+Je me nommai:
+
+--Je m'appelle Henry Bonclair, magistrat.
+
+Il hésita quelques secondes; puis, avec ce vague de l'oeil et de la
+voix qui accompagne les grandes tensions d'esprit:
+
+--Ah! parfaitement, je vous ai rencontré chez les Poincel, autrefois,
+avant la guerre, voilà douze ans de cela!
+
+--Oui, monsieur ... Ah!... ah!... vous êtes le lieutenant Revalière?
+
+--Oui ... Je fus même le capitaine Revalière jusqu'au jour où j'ai
+perdu mes pieds ... tous les deux d'un seul coup, sur le passage d'un
+boulet.
+
+Et nous nous regardâmes de nouveau, maintenant que nous nous
+connaissions.
+
+Je me rappelais parfaitement avoir vu ce beau garçon mince qui
+conduisait les cotillons avec une furie agile et gracieuse et qu'on
+avait surnommé, je crois, «la Trombe». Mais derrière cette image,
+nettement évoquée, flottait encore quelque chose d'insaisissable, une
+histoire que j'avais sue et oubliée, une de ces histoires auxquelles
+on prête une attention bienveillante et courte, et qui ne laissent
+dans l'esprit qu'une marque presque imperceptible.
+
+Il y avait de l'amour là-dedans. J'en retrouvais la sensation
+particulière au fond de ma mémoire, mais rien de plus, sensation
+comparable au fumet que sème pour le nez d'un chien le pied d'un
+gibier sur le sol.
+
+Peu à peu, cependant, les ombres s'éclaircirent et une figure de
+jeune fille surgit devant mes yeux. Puis son nom éclata dans ma tête
+comme un pétard qui s'allume: Mlle de Mandal. Je me rappelais tout,
+maintenant. C'était, en effet, une histoire d'amour, mais banale.
+Cette jeune fille aimait ce jeune homme, lorsque je l'avais rencontré,
+et on parlait de leur prochain mariage. Il paraissait lui-même très
+épris, très heureux.
+
+Je levai les yeux vers le filet où tous les paquets, apportés par le
+domestique de mon voisin, tremblotaient aux secousses du train, et la
+voix du serviteur me revint comme s'il finissait à peine de parler.
+
+Il avait dit:
+
+--Voilà, monsieur, c'est tout. Il y en a cinq: les bonbons, la poupée,
+le tambour, le fusil et le pâté de foies gras.
+
+Alors, en une seconde, un roman se composa et se déroula dans ma
+tête. Il ressemblait d'ailleurs à tous ceux que j'avais lus où, tantôt
+le jeune homme, tantôt la jeune fille, épouse son fiancé ou sa fiancée
+après la catastrophe, soit corporelle, soit financière. Donc, cet
+officier mutilé pendant la guerre avait retrouvé, après la campagne,
+la jeune fille qui s'était promise à lui; et, tenant son engagement,
+elle s'était donnée.
+
+Je jugeais cela beau, mais simple, comme on juge simples tous les
+dévouements et tous les dénouements des livres et du théâtre. Il
+semble toujours, quand on lit, ou quand on écoute, à ces écoles de
+magnanimité, qu'on se serait sacrifié soi-même avec un plaisir
+enthousiaste, avec un élan magnifique. Mais on est de fort mauvaise
+humeur, le lendemain, quand un ami misérable vient vous emprunter
+quelque argent.
+
+Puis, soudain, une autre supposition, moins poétique et plus
+réaliste, se substitua à la première. Peut-être s'était-il marié avant
+la guerre, avant l'épouvantable accident de ce boulet lui coupant les
+jambes, et avait-elle dû, désolée et résignée, recevoir, soigner,
+consoler, soutenir ce mari, parti fort et beau, revenu avec les pieds
+fauchés, affreux débris voué à l'immobilité, aux colères impuissantes
+et à l'obésité fatale.
+
+Était-il heureux ou torturé? Une envie, légère d'abord, puis
+grandissante, puis irrésistible, me saisit de connaître son histoire,
+d'en savoir au moins les points principaux, qui me permettraient de
+deviner ce qu'il ne pourrait pas ou ne voudrait pas me dire.
+
+Je lui parlais, tout en songeant. Nous avions échangé quelques paroles
+banales; et moi, les yeux levés vers le filet, je pensais: «Il a donc
+trois enfants: les bonbons sont pour sa femme, la poupée pour sa
+petite fille, le tambour et le fusil pour ses fils, ce pâté de foies
+gras pour lui.»
+
+Soudain, je lui demandai:
+
+--Vous êtes père, monsieur?
+
+Il répondit:
+
+--Non, monsieur.
+
+Je me sentis soudain confus comme si j'avais commis une grosse
+inconvenance et je repris:
+
+--Je vous demande pardon. Je l'avais pensé en entendant votre
+domestique parler de jouets. On entend sans écouter, et on conclut
+malgré soi.
+
+Il sourit, puis murmura:
+
+--Non, je ne suis même pas marié. J'en suis resté aux préliminaires.
+
+J'eus l'air de me souvenir tout à coup.
+
+--Ah!... c'est vrai, vous étiez fiancé, quand je vous ai connu,
+fiancé avec Mlle de Mandal, je crois.
+
+--Oui, monsieur, votre mémoire est excellente.
+
+J'eus une audace excessive, et j'ajoutai:
+
+--Oui, je crois me rappeler aussi avoir entendu dire que Mlle de
+Mandal avait épousé monsieur ... monsieur ...
+
+Il prononça tranquillement ce nom.
+
+--M. de Fleurel.
+
+--Oui, c'est cela! Oui ... je me rappelle même, à ce propos, avoir
+entendu parler de votre blessure;
+
+Je le regardais bien en face; et il rougit.
+
+Sa figure pleine, bouffie, que l'afflux constant de sang rendait déjà
+pourpre, se teinta davantage encore.
+
+Il répondit avec vivacité, avec l'ardeur soudaine d'un homme qui
+plaide une cause perdue d'avance, perdue dans son esprit et dans son
+coeur, mais qu'il veut gagner devant l'opinion.
+
+--On a tort, monsieur, de prononcer à côté du mien le nom de Mme de
+Fleurel. Quand je suis revenu de la guerre, sans mes pieds, hélas! je
+n'aurais jamais accepté, jamais, qu'elle devînt ma femme. Est-ce que
+c'était possible? Quand on se marie, monsieur, ce n'est pas pour faire
+parade de générosité: c'est pour vivre, tous les jours, toutes les
+heures, toutes les minutes, toutes les secondes, à côté d'un homme;
+et, si cet homme est difforme, comme moi, on se condamne, en
+l'épousant, à une souffrance qui durera jusqu'à la mort! Oh! je
+comprends, j'admire tous les sacrifices, tous les dévouements, quand
+ils ont une limite, mais je n'admets pas le renoncement d'une femme à
+toute une vie qu'elle espère heureuse, à toutes les joies, à tous les
+rêves, pour satisfaire l'admiration de la galerie. Quand j'entends
+sur le plancher de ma chambre le battement de mes pilons et celui de
+mes béquilles, ce bruit de moulin que je fais à chaque pas, j'ai des
+exaspérations à étrangler mon serviteur. Croyez-vous qu'on puisse
+accepter d'une femme de tolérer ce qu'on ne supporte pas soi-même? Et
+puis, vous imaginez-vous que c'est joli, mes bouts de jambes?...»
+
+Il se tut. Que lui dire? Je trouvais qu'il avait raison! Pouvais-je la
+blâmer, la mépriser, même lui donner tort, à elle? Non. Cependant? Le
+dénouement conforme à la règle, à la moyenne, à la vérité, à la
+vraisemblance, ne satisfaisait pas mon appétit poétique. Ces moignons
+héroïques appelaient un beau sacrifice qui me manquait, et j'en
+éprouvais une déception.
+
+Je lui demandai tout à coup:
+
+--Mme de Fleurel a des enfants?
+
+--Oui, une fille et deux garçons. C'est pour eux que je porte ces
+jouets. Son mari et elle ont été très bons pour moi.
+
+Le train montait la rampe de Saint-Germain. Il passa les tunnels,
+entra en gare, s'arrêta.
+
+J'allais offrir mon bras pour aider la descente de l'officier mutilé
+quand deux mains se tendirent vers lui, par la portière ouverte:
+
+--Bonjour! mon cher Revalière.
+
+--Ah! bonjour, Fleurel.
+
+Derrière l'homme, la femme souriait, radieuse, encore jolie, envoyant
+des «bonjour!» de ses doigts gantés. Une petite fille, à côté d'elle,
+sautillait de joie, et deux garçonnets regardaient avec des yeux
+avides le tambour et le fusil passant du filet du wagon entre les
+mains de leur père.
+
+Quand l'infirme fut sur le quai, tous les enfants l'embrassèrent.
+Puis on se mit en route, et la fillette, par amitié, tenait dans sa
+petite main la traverse vernie d'une béquille, comme elle aurait pu
+tenir, en marchand à son côté, le pouce de son grand ami.
+
+
+
+
+LES
+
+25 FRANCS DE LA SUPÉRIEURE
+
+
+
+
+Ah! certes, il était drôle, le père Pavilly, avec ses grandes jambes
+d'araignée et son petit corps, et ses longs bras, et sa tête en pointe
+surmontée d'une flamme de cheveux rouges sur le sommet du crâne.
+
+C'était un clown, un clown paysan, naturel, né pour faire des farces,
+pour faire rire, pour jouer des rôles, des rôles simples puisqu'il
+était fils de paysan, paysan lui-même, sachant à peine lire. Ah! oui,
+le bon Dieu l'avait créé pour amuser les autres, les pauvres diables
+de la campagne qui n'ont pas de théâtres et de fêtes; et il les
+amusait en conscience. Au café, ou lui payait des tournées pour le
+garder, et il buvait intrépidement, riant et plaisantant, blaguant
+tout le monde sans fâcher personne, pendant qu'on se tordait autour de
+lui.
+
+Il était si drôle que les filles elles-mêmes ne lui résistaient pas,
+tant elles riaient, bien qu'il fût très laid. Il les entraînait, en
+blaguant, derrière un mur, dans un fossé, dans une étable, puis il les
+chatouillait et les pressait, avec des propos si comiques qu'elles se
+tenaient les côtes en le repoussant. Alors il gambadait, faisait mine
+de se vouloir pendre, et elles se tordaient, les larmes aux yeux; il
+choisissait un moment et les culbutait avec tant d'à-propos qu'elles y
+passaient toutes, même celles qui l'avaient bravé, histoire de
+s'amuser.
+
+Donc, vers la fin de juin il s'engagea, pour faire la moisson, chez
+maître Le Harivau près de Rouville. Pendant trois semaines entières il
+réjouit les moissonneurs, hommes et femmes par ses farces, tant le
+jour que la nuit. Le jour on le voyait dans la plaine, au milieu des
+épis fauchés, on le voyait coiffé d'un vieux chapeau de paille qui
+cachait son toupet roussâtre, ramassant avec ses longs bras maigres et
+liant en gerbes le blé jaune; puis s'arrêtant pour esquisser un geste
+drôle qui faisait rire à travers la campagne le peuple des
+travailleurs qui ne le le quittait point de l'oeil. La nuit il se
+glissait comme une bête rampante, dans la paille des greniers où
+dormaient les femmes, et ses mains rôdaient, éveillaient des cris,
+soulevaient des tumultes. On le chassait à coups de sabots et il
+fuyait à quatre pattes, pareil à un singe fantastique au milieu des
+fusées de gaieté de la chambrée tout entière.
+
+Le dernier jour, comme le char des moissonneurs, enrubanné et
+cornemusant, plein de cris, de chants, de joie et d'ivresse, allait
+sur la grande route blanche, au pas lent de six chevaux pommelés,
+conduit par un gars en blouse portant cocarde à sa casquette, Pavilly,
+au milieu des femmes vautrées, dansait un pas de satyre ivre qui
+tenait, bouche bée, sur les talus des fermes les petits garçons
+morveux et les paysans stupéfaits de sa structure invraisemblable.
+
+Tout à coup, en arrivant à la barrière de la ferme de maître Le
+Harivau, il fit un bond en élevant les bras, mais par malheur il
+heurta, en retombant, le bord de la longue charrette, culbuta par
+dessus, tomba sur la roue et rebondit sur le chemin.
+
+Ses camarades s'élancèrent. Il ne bougeait plus, un oeil fermé,
+l'autre ouvert, blême de peur, ses grands membres allongés dans la
+poussière.
+
+Quant on toucha sa jambe droite, il se mit à pousser des cris et,
+quand on voulut le mettre debout, il s'abattit.
+
+--Je crais ben qu'il a une patte cassée, dit un homme.
+
+Il avait, en effet, une jambe cassée.
+
+Maître Le Harivau le fit étendre sur une table, et un cavalier courut
+à Rouville pour chercher le médecin, qui arriva une heure après.
+
+Le fermier fut très généreux et annonça qu'il payerait le traitement
+de l'homme à l'hôpital.
+
+Le docteur emporta donc Pavilly dans sa voiture et le déposa dans un
+dortoir peint à la chaux où sa fracture fut réduite.
+
+Dès qu'il comprit qu'il n'en mourrait pas et qu'il allait être soigné,
+guéri, dorloté, nourri à rien faire, sur le dos, entre deux draps,
+Pavilly fut saisi d'une joie débordante, et il se mit à rire d'un rire
+silencieux et continu qui montrait ses dents gâtées.
+
+Dès qu'une soeur approchait de son lit, il lui faisait des grimaces de
+contentement, clignait de l'oeil, tordait sa bouche, remuait son nez
+qu'il avait très long et mobile à volonté. Ses voisins de dortoir,
+tout malades qu'ils étaient, ne pouvaient se tenir de rire, et la
+soeur supérieure venait souvent à son lit pour passer un quart d'heure
+d'amusement. Il trouvait pour elle des farces plus drôles, des
+plaisanteries inédites et comme il portait en lui le germe de tous les
+cabotinages, il se faisait dévot pour lui plaire, parlait du bon Dieu
+avec des airs sérieux d'homme qui sait les moments où il ne faut plus
+badiner.
+
+Un jour, il imagina de lui chanter des chansons. Elle fut ravie et
+revint plus souvent; puis, pour utiliser sa voix, elle lui apporta un
+livre de cantiques. On le vit alors assis dans son lit, car il
+commençait à se remuer, entonnant d'une voix de fausset les louanges
+de l'Éternel, de Marie et du Saint-Esprit, tandis que la grosse bonne
+soeur, debout à ses pieds, battait la mesure avec un doigt en lui
+donnant l'intonation. Dès qu'il put marcher, la supérieure lui offrit
+de le garder quelque temps de plus pour chanter les offices dans la
+chapelle, tout en servant la messe et remplissant aussi les fonctions
+de sacristain. Il accepta. Et pendant un mois entier on le vit, vêtu
+d'un surplis blanc, et boitillant, entonner les répons et les psaumes
+avec des ports de tête si plaisants que le nombre des fidèles
+augmenta, et qu'on désertait la paroisse pour venir à vêpres à
+l'hôpital.
+
+Mais comme tout finit en ce monde, il fallut bien le congédier quand
+il fut tout à fait guéri. La supérieure, pour le remercier, lui fit
+cadeau de vingt-cinq francs.
+
+Dès que Pavilly se vit dans la rue avec cet argent dans sa poche, il
+se demanda ce qu'il allait faire. Retournerait-il au village? Pas
+avant d'avoir bu un coup certainement, ce qui ne lui était pas arrivé
+depuis longtemps, et il entra dans un café. Il ne venait pas à la
+ville plus d'une fois ou deux par an, et il lui était resté, d'une de
+ces visites en particulier, un souvenir confus et enivrant d'orgie.
+
+Donc il demanda un verre de fine qu'il avala d'un trait pour graisser
+le passage, puis il s'en fît verser un second afin d'en prendre le
+goût.
+
+Dès que l'eau-de-vie, forte et poivrée, lui eut touché le palais et la
+langue, réveillant plus vive, après cette longue sobriété, la
+sensation aimée et désirée de l'alcool qui caresse, et pique, et
+aromatise, et brûle la bouche, il comprit qu'il boirait la bouteille
+et demanda tout de suite ce qu'elle valait, afin d'économiser sur le
+détail. On la lui compta trois francs, qu'il paya; puis il commença à
+se griser avec tranquillité.
+
+Il y mettait pourtant de la méthode voulant garder assez de conscience
+pour d'autres plaisirs. Donc aussitôt qu'il se sentit sur le point de
+voir saluer les cheminées il se leva, et s'en alla, d'un pas hésitant,
+sa bouteille sous le bras, en quête d'une maison de filles.
+
+Il la trouva, non sans peine, après l'avoir demandée à un charretier
+qui ne la connaissait pas, à un facteur qui le renseigna mal, à un
+boulanger qui se mit à jurer en le traitant de vieux porc, et, enfin,
+à un militaire qui l'y conduisit obligeamment, en l'engageant à
+choisir la Reine.
+
+Pavilly, bien qu'il fût à peine midi, entra dans ce lieu de délices où
+il fut reçu par une bonne qui voulait le mettre à la porte. Mais il la
+fit rire par une grimace, montra trois francs, prix normal des
+consommations spéciales du lieu, et la suivit avec peine le long d'un
+escalier fort sombre qui menait au premier étage.
+
+Quand il fut entré dans une chambre il réclama la venue de la Reine et
+l'attendit en buvant un nouveau coup au goulot même de sa bouteille.
+
+La porte s'ouvrit, une fille parut. Elle était grande, grasse, rouge,
+énorme. D'un coup d'oeil sûr, d'un coup d'oeil de connaisseur, elle
+toisa l'ivrogne écroulé sur un siège et lui dit:
+
+--T'as pas honte à c't'heure-ci?
+
+Il balbutia:
+
+--De quoi, princesse?
+
+--Mais de déranger une dame avant qu'elle ait seulement mangé la
+soupe.
+
+Il voulut rire.
+
+--Y a pas d'heure pour les braves.
+
+--Y a pas d'heure non plus pour se saouler, vieux pot.
+
+Pavilly se fâcha.
+
+--Je sieus pas un pot, d'abord, et puis je sieus pas saoul.
+
+--Pas saoul?
+
+--Non, je sieus pas saoul.
+
+--Pas saoul, tu pourrais pas seulement te tenir debout.
+
+Elle le regardait avec une colère rageuse de femme dont les compagnes
+dînent.
+
+Il se dressa.
+
+--Mé, mé, que je danserais une polka.
+
+Et, pour prouver sa solidité, il monta sur la chaise, fit une
+pirouette et sauta sur le lit où ses gros souliers vaseux plaquèrent
+deux taches épouvantables.
+
+--Ah! salop! cria la fille.
+
+S'élançant, elle lui jeta un coup de poing dans le ventre, un tel coup
+de poing que Pavilly perdit l'équilibre, bascula sur les pieds de la
+couche, fit une complète cabriole, retomba sur la commode entraînant
+avec lui la cuvette et le pot à l'eau, puis s'écroula par terre en
+poussant des hurlements.
+
+Le bruit fut si violent et ses cris si perçants que toute la maison
+accourut, monsieur, madame, la servante et le personnel.
+
+Monsieur, d'abord, voulut ramasser l'homme, mais, dès qu'il l'eût mis
+debout, le paysan perdit de nouveau l'équilibre, puis se mit à
+vociférer qu'il avait la jambe cassée, l'autre, la bonne, la bonne!
+
+C'était vrai. On courut chercher un médecin. Ce fut justement celui
+qui avait soigné Pavilly chez maître Le Harivau.
+
+--Comment, c'est encore vous? dit-il.
+
+--Oui, m'sieu.
+
+--Qu'est-ce que vous avez?
+
+--L'autre qu'on m'a cassé itou, m'sieu l'docteur.
+
+--Qu'est-ce qui vous a fait ça, mon vieux?
+
+--Une femelle donc.
+
+Tout le monde écoutait. Les filles en peignoir, en cheveux, la bouche
+encore grasse du dîner interrompu, madame furieuse, monsieur inquiet.
+
+--Ça va faire une vilaine histoire, dit le médecin. Vous savez que la
+municipalité vous voit d'un mauvais oeil. Il faudrait tâcher qu'on ne
+parlât point de cette affaire-là.
+
+--Comment faire? demanda monsieur.
+
+--Mais, le mieux, serait d'envoyer cet homme à l'hôpital, d'où il
+sort, d'ailleurs, et de payer son traitement.
+
+Monsieur répondit:
+
+--J'aime encore mieux ça que d'avoir des histoires.
+
+Donc Pavilly, une demi-heure après, rentrait ivre et geignant dans le
+dortoir d'où il était sorti une heure plus tôt.
+
+La supérieure leva les bras, affligée, car elle l'aimait, et
+souriante, car il ne lui déplaisait pas de le revoir.
+
+--Eh bien! mon brave, qu'est-ce que vous avez?
+
+--L'autre jambe cassée, madame la bonne soeur.
+
+--Ah! vous êtes donc encore monté sur une voiture de paille, vieux
+farceur?
+
+Et Pavilly, confus et sournois, balbutia:
+
+--Non ... non... Pas cette fois ... pas cette fois... Non ... non...
+C'est point d'ma faute, point d'ma faute... C'est une paillasse qu'en
+est cause.
+
+Elle ne put en tirer d'autre explication et ne sut jamais que cette
+rechute était due à ses vingt-cinq francs.
+
+
+
+
+UN CAS DE DIVORCE
+
+
+
+
+L'avocat de Mme Chassel prit la parole:
+
+MONSIEUR LE PRÉSIDENT, MESSIEURS LES JUGES,
+
+La cause que je suis chargé de défendre devant vous relève bien plus
+de la médecine que de la justice, et constitue bien plus un cas
+pathologique qu'un cas de droit ordinaire. Les faits semblent simples
+au premier abord.
+
+Un homme jeune, très riche, d'âme noble et exaltée, de coeur
+généreux, devient amoureux d'une jeune fille absolument belle, plus
+que belle, adorable, aussi gracieuse, aussi charmante, aussi bonne,
+aussi tendre que jolie, et il l'épouse.
+
+Pendant quelque temps, il se conduit envers elle en époux plein de
+soins et de tendresse; puis il la néglige, la rudoie, semble éprouver
+pour elle une répulsion insurmontable, un dégoût irrésistible. Un jour
+même il la frappe, non seulement sans aucune raison, mais même sans
+aucun prétexte.
+
+Je ne vous ferai point le tableau, messieurs, de ses allures bizarres,
+incompréhensibles pour tous. Je ne vous dépeindrai point la vie
+abominable de ces deux êtres, et la douleur horrible de cette jeune
+femme.
+
+Il me suffira pour vous convaincre de vous lire quelques fragments
+d'un journal écrit chaque jour par ce pauvre homme, par ce pauvre
+fou. Car c'est en face d'un fou que nous nous trouvons, messieurs, et
+le cas est d'autant plus curieux, d'autant plus intéressant qu'il
+rappelle en beaucoup de points la démence du malheureux prince, mort
+récemment, du roi bizarre qui régna platoniquement sur la Bavière.
+J'appellerai ce cas: la folie poétique.
+
+Vous vous rappelez tout ce qu'on raconta de ce prince étrange. Il fit
+construire au milieu des paysages les plus magnifiques de son royaume
+de vrais châteaux de féerie. La réalité même de la beauté des choses
+et des lieux ne lui suffisant pas, il imagina, il créa, dans ces
+manoirs invraisemblables, des horizons factices, obtenus au moyen
+d'artifices de théâtre, des changements à vue, des forêts peintes, des
+empires de contes où les feuilles des arbres étaient des pierres
+précieuses. Il eut des Alpes et des glaciers, des steppes, des déserts
+de sable brûlés par le soleil; et, la nuit, sous les rayons de la
+vraie lune, des lacs qu'éclairaient par dessous de fantastiques lueurs
+électriques. Sur ces lacs nageaient des cygnes et glissaient des
+nacelles, tandis qu'un orchestre, composé des premiers exécutants du
+monde, enivrait de poésie l'âme du fou royal.
+
+Cet homme était chaste, cet homme était vierge. Il n'aima jamais qu'un
+rêve, son rêve, son rêve divin.
+
+Un soir, il emmena dans sa barque une femme, jeune, belle, une grande
+artiste et il la pria de chanter. Elle chanta, grisée elle-même par
+l'admirable paysage, par la douceur tiède de l'air, par le parfum des
+fleurs et par l'extase de ce prince jeune et beau.
+
+Elle chanta, comme chantent les femmes que touche l'amour, puis,
+éperdue, frémissante, elle tomba sur le coeur du roi en cherchant ses
+lèvres.
+
+Mais il la jeta dans le lac, et prenant ses rames gagna la berge, sans
+s'inquiéter si on la sauvait.
+
+Nous nous trouvons, messieurs les juges, devant un cas tout à fait
+semblable. Je ne ferai plus que lire maintenant des passages du
+journal que nous avons surpris dans un tiroir du secrétaire.
+
+ * * * * *
+
+Comme tout est triste et laid, toujours pareil, toujours odieux. Comme
+je rêve une terre plus belle, plus noble, plus variée. Comme elle
+serait pauvre l'imagination de leur Dieu, si leur Dieu existait ou
+s'il n'avait pas créé d'autres choses, ailleurs.
+
+Toujours des bois, de petits bois, des fleuves qui ressemblent aux
+fleuves, des plaines qui ressemblent aux plaines, tout est pareil et
+monotone. Et l'homme!..... L'homme?.....Quel horrible animal, méchant,
+orgueilleux et répugnant.
+
+ * * * * *
+
+Il faudrait aimer, aimer éperdument, sans voir ce qu'on aime. Car voir
+c'est comprendre, et comprendre c'est mépriser. Il faudrait aimer, en
+s'enivrant d'elle comme on se grise de vin, de façon à ne plus savoir
+ce qu'on boit. Et boire, boire, boire, sans reprendre haleine, jour et
+nuit!
+
+ * * * * *
+
+J'ai trouvé, je crois. Elle a dans toute sa personne quelque chose
+d'idéal qui ne semble point de ce monde et qui donne des ailes à mon
+rêve. Ah! mon rêve, comme il me montre les êtres différents de ce
+qu'ils sont. Elle est blonde, d'un blond léger avec des cheveux qui
+ont des nuances inexprimables. Ses yeux sont bleus! Seuls les yeux
+bleus emportent mon âme. Toute la femme, la femme qui existe au fond
+de mon coeur, m'apparaît dans l'oeil, rien que dans l'oeil.
+
+Oh! mystère! Quel mystère? L'oeil?... Tout l'univers est en lui,
+puisqu'il le voit, puisqu'il le reflète. Il contient l'univers, les
+choses et les êtres, les forêts et les océans, les hommes et les
+bêtes, les couchers de soleil, les étoiles, les arts, tout, tout, il
+voit, cueille et emporte tout; et il y a plus encore en lui, il y a
+l'âme, il y a l'homme qui pense, l'homme qui aime, l'homme qui rit,
+l'homme qui souffre! Oh! regardez les yeux bleus des femmes, ceux qui
+sont profonds comme la mer, changeants comme le ciel, si doux, si
+doux, doux comme les brises, doux comme la musique, doux comme des
+baisers, et transparents, si clairs qu'on voit derrière, on voit
+l'âme, l'âme bleue qui les colore, qui les anime, qui les divinise.
+
+Oui, l'âme a la couleur du regard. L'âme bleue seule porte en elle du
+rêve, elle a pris son azur aux flots et à l'espace.
+
+L'oeil! Songez à lui! L'oeil! Il boit la vie apparente pour en nourrir
+la pensée. Il boit le monde, la couleur, le mouvement, les livres, les
+tableaux, tout ce qui est beau et tout ce qui est laid, et il en fait
+des idées. Et quand il nous regarde, il nous donne la sensation d'un
+bonheur qui n'est point de cette terre. Il nous fait pressentir ce que
+nous ignorerons toujours; il nous fait comprendre que les réalités de
+nos songes sont de méprisables ordures.
+
+Je l'aime aussi pour sa démarche.
+
+«Même quand l'oiseau marche on sent qu'il a des ailes», a dit le
+poète.
+
+Quand elle passe on sent qu'elle est d'une autre race que les femmes
+ordinaires, d'une race plus légère et plus divine.
+
+Je l'épouse demain.... J'ai peur ... j'ai peur de tant de choses....
+
+ * * * * *
+
+Deux bêtes, deux chiens, deux loups, deux renards, rôdent par les bois
+et se rencontrent. L'un est mâle, l'autre femelle. Ils s'accouplent.
+Ils s'accouplent par un instinct bestial qui les force à continuer la
+race, leur race, celle dont ils ont la forme, le poil, la taille, les
+mouvements et les habitudes.
+
+Toutes les bêtes en font autant, sans savoir pourquoi!
+
+Nous aussi....
+
+ * * * * *
+
+C'est cela que j'ai fait en l'épousant, j'ai obéi à cet imbécile
+emportement qui nous jette vers la femelle.
+
+Elle est ma femme. Tant que je l'ai idéalement désirée elle fut pour
+moi le rêve irréalisable près de se réaliser. A partir de la seconde
+même où je l'ai tenue dans mes bras, elle ne fut plus que l'être dont
+la nature s'était servie pour tromper toutes mes espérances.
+
+Les a-t-elle trompées?--Non. Et pourtant je suis las d'elle, las à ne
+pouvoir la toucher, l'effleurer de ma main ou de mes lèvres sans que
+mon coeur soit soulevé par un dégoût inexprimable, non peut-être le
+dégoût d'elle, mais un dégoût plus haut, plus grand, plus méprisant,
+le dégoût de l'étreinte amoureuse, si vile, qu'elle est devenue, pour
+tous les êtres affinés, un acte honteux qu'il faut cacher, dont on ne
+parle qu'à voix basse, en rougissant....
+
+Je ne peux plus voir ma femme venir vers moi, m'appelant du sourire,
+du regard et des bras. Je ne peux plus. J'ai cru jadis que son baiser
+m'emporterait dans le ciel. Elle fut souffrante, un jour, d'une fièvre
+passagère, et je sentis dans son haleine le souffle léger, subtil,
+presque insaisissable des pourritures humaines. Je fus bouleversé!
+
+Oh! la chair, fumier séduisant et vivant, putréfaction qui marche, qui
+pense, qui parle, qui regarde et qui sourit, où les nourritures
+fermentent et qui est rose, jolie, tentante, trompeuse comme l'âme.
+
+Pourquoi les fleurs, seules, sentent-elles si bon, les grandes fleurs
+éclatantes ou es, dont les tons, les nuances font frémir mon coeur et
+troublent mes yeux. Elles sont si belles, de structures si fines, si
+variées et si sensuelles, entr'ouvertes comme des organes, plus
+tentantes que des bouches, et creuses avec des lèvres retournées,
+dentelées, charnues, poudrées d'une semence de vie qui, dans chacune,
+engendre un parfum différent.
+
+Elles se reproduisent, elles, elles seules, au monde, sans souillure
+pour leur inviolable race, évaporant autour d'elles l'encens divin de
+leur amour, la sueur odorante de leurs caresses, l'essence de leurs
+corps incomparables, de leurs corps parés de toutes les grâces, de
+toutes les élégances, de toutes les formes, qui ont la coquetterie de
+toutes les colorations et la séduction enivrante de toutes les
+senteurs....
+
+ * * * * *
+
+_Fragments choisis, six mois plus tard_
+
+... J'aime les fleurs, non point comme des fleurs, mais comme des
+êtres matériels et délicieux; je passe mes jours et mes nuits dans les
+serres où je les cache ainsi que les femmes des harems.
+
+Qui connaît, hors moi, la douceur, l'affolement, l'extase frémissante,
+charnelle, idéale, surhumaine de ces tendresses; et ces baisers sur la
+chair rose, sur la chair rouge, sur la chair blanche miraculeusement
+différente, délicate, rare, fine, onctueuse des admirables fleurs.
+
+J'ai des serres où personne ne pénètre que moi et celui qui en prend
+soin.
+
+J'entre là comme on se glisse en un lieu de plaisir secret. Dans la
+haute galerie de verre, je passe d'abord entre deux foules de corolles
+fermées, entr'ouvertes ou épanouies qui vont en pente de la terre au
+toit. C'est le premier baiser qu'elles m'envoient.
+
+Celles-là, ces fleurs-là, celles qui parent ce vestibule de mes
+passions mystérieuses sont mes servantes et non mes favorites.
+
+Elles me saluent au passage de leur éclat changeant et de leurs
+fraîches exhalaisons. Elles sont mignonnes, coquettes, étagées sur
+huit rangs à droite et sur huit rangs à gauche, et si pressées
+qu'elles ont l'air de deux jardins venant jusqu'à mes pieds.
+
+Mon coeur palpite, mon oeil s'allume à les voir, mon sang s'agite dans
+mes veines, mon âme s'exalte, et mes mains déjà frémissent du désir de
+les toucher. Je passe. Trois portes sont fermées au fond de cette
+haute galerie. Je peux choisir. J'ai trois harems.
+
+Mais j'entre le plus souvent chez les orchidées, mes endormeuses
+préférées. Leur chambre est basse, étouffante. L'air humide et chaud
+rend moite la peau, fait haleter la gorge et trembler les doigts.
+Elles viennent, ces filles étranges, de pays marécageux, brûlants et
+malsains. Elles sont attirantes comme des sirènes, mortelles comme des
+poisons, admirablement bizarres, énervantes, effrayantes. En voici qui
+semblent des papillons avec des ailes énormes, des pattes minces, des
+yeux! Car elles ont des yeux! Elles me regardent, elles me voient,
+êtres prodigieux, invraisemblables, fées, filles de la terre sacrée,
+de l'air impalpable et de la chaude lumière, cette mère du monde. Oui,
+elles ont des ailes, et des yeux et des nuances qu'aucun peintre
+n'imite, tous les charmes, toutes les grâces, toutes les formes qu'on
+peut rêver. Leur flanc se creuse, odorant et transparent, ouvert pour
+l'amour et plus tentant que toute la chair des femmes. Les
+inimaginables dessins de leurs petits corps jettent l'âme grisée dans
+le paradis des images et des voluptés idéales. Elles tremblent sur
+leurs tiges comme pour s'envoler. Vont-elles s'envoler, venir à moi?
+Non, c'est mon coeur qui vole au-dessus d'elles comme un mâle mystique
+et torturé d'amour.
+
+Aucune aile de bête ne peut les effleurer. Nous sommes seuls, elles et
+moi, dans la prison claire que je leur ai construite. Je les regarde
+et je les contemple, je les admire, je les adore l'une après l'autre.
+
+Comme elles sont grasses, profondes, roses, d'un rose qui mouille les
+lèvres de désir! Comme je les aime! Le bord de leur calice est frisé,
+plus pâle que leur gorge et la corolle s'y cache, bouche mystérieuse,
+attirante, sucrée sous la langue, montrant et dérobant les organes
+délicats, admirables et sacrés de ces divines petites créatures qui
+sentent bon et ne parlent pas.
+
+J'ai parfois pour une d'elles une passion qui dure autant que son
+existence, quelques jours, quelques soirs. On l'enlève alors de la
+galerie commune et on l'enferme dans un mignon cabinet de verre où
+murmure un fil d'eau contre un lit de gazon tropical venu des îles du
+grand Pacifique. Et je reste près d'elle, ardent, fiévreux et
+tourmenté, sachant sa mort si proche, et la regardant se faner, tandis
+que je la possède, que j'aspire, que je bois, que je cueille sa courte
+vie d'une inexprimable caresse.
+
+ * * * * *
+
+Lorsqu'il eût terminé la lecture de ces fragments, l'avocat reprit:
+
+«La décence, messieurs les juges, m'empêche de continuer à vous
+communiquer les singuliers aveux de ce fou honteusement idéaliste. Les
+quelques fragments que je viens de vous soumettre vous suffiront, je
+crois, pour apprécier ce cas de maladie mentale, moins rare qu'on ne
+croit dans notre époque de démence hystérique et de décadence
+corrompue.
+
+«Je pense donc que ma cliente est plus autorisée qu'aucune autre femme
+à réclamer le divorce, dans la situation exceptionnelle où la place
+l'étrange égarement des sens de son mari.
+
+
+
+
+QUI SAIT?
+
+
+
+
+I
+
+
+Mon Dieu! Mon Dieu! Je vais donc écrire enfin ce qui m'est arrivé!
+Mais le pourrai-je? l'oserai-je? cela est si bizarre, si inexplicable,
+si incompréhensible, si fou!
+
+Si je n'étais sûr de ce que j'ai vu, sûr qu'il n'y a eu, dans mes
+raisonnements aucune défaillance, aucune erreur dans mes
+constatations, pas de lacune dans la suite inflexible de mes
+observations, je me croirais un simple halluciné, le jouet d'une
+étrange vision. Après tout, qui sait?
+
+Je suis aujourd'hui dans une maison de santé; mais j'y suis entré
+volontairement, par prudence, par peur! Un seul être connaît mon
+histoire. Le médecin d'ici. Je vais l'écrire. Je ne sais trop
+pourquoi? Pour m'en débarrasser, car je la sens en moi comme un
+intolérable cauchemar.
+
+La voici:
+
+J'ai toujours été un solitaire, un rêveur, une sorte de philosophe
+isolé, bienveillant, content de peu, sans aigreur contre les hommes et
+sans rancune contre le ciel. J'ai vécu seul, sans cesse, par suite
+d'une sorte de gêne qu'insinue en moi la présence des autres. Comment
+expliquer cela? Je ne le pourrais. Je ne refuse pas de voir le monde,
+de causer, de dîner avec des amis, mais lorsque je les sens depuis
+longtemps près de moi, même les plus familiers, ils me lassent, me
+fatiguent, m'énervent, et j'éprouve une envie grandissante,
+harcelante, de les voir partir ou de m'en aller, d'être seul.
+
+Cette envie est plus qu'un besoin, c'est une nécessité irrésistible.
+Et si la présence des gens avec qui je me trouve continuait, si je
+devais, non pas écouter, mais entendre longtemps encore leurs
+conversations, il m'arriverait, sans aucun doute, un accident. Lequel?
+Ah! qui sait? Peut-être une simple syncope? oui! probablement!
+
+J'aime tant être seul que je ne puis même supporter le voisinage
+d'autres êtres dormant sous mon toit; je ne puis habiter Paris parce
+que j'y agonise indéfiniment. Je meurs moralement, et suis aussi
+supplicié dans mon corps et dans mes nerfs par cette immense foule qui
+grouille, qui vit autour de moi, même quand elle dort. Ah! le sommeil
+des autres m'est plus pénible encore que leur parole. Et je ne peux
+jamais me reposer, quand je sais, quand je sens, derrière un mur, des
+existences interrompues par ces régulières éclipses de la raison.
+
+Pourquoi suis-je ainsi! Qui sait? La cause en est peut-être fort
+simple: je me fatigue très vite de tout ce qui ne se passe pas en moi.
+Et il y a beaucoup de gens dans mon cas.
+
+Nous sommes deux races sur la terre. Ceux qui ont besoin des autres,
+que les autres distraient, occupent, reposent, et que la solitude
+harasse, épuise, anéantit, comme l'ascension d'un terrible glacier ou
+la traversée du désert, et ceux que les autres, au contraire, lassent,
+ennuient, gênent, courbaturent, tandis que l'isolement les calme, les
+baigne de repos dans l'indépendance et la fantaisie de leur pensée.
+
+En somme, il y a là un normal phénomène psychique. Les uns sont doués
+pour vivre en dehors, les autres pour vivre en dedans. Moi, j'ai
+l'attention extérieure courte et vite épuisée, et, dès qu'elle arrive
+à ses limites, j'en éprouve dans tout mon corps et dans toute mon
+intelligence, un intolérable malaise.
+
+Il en est résulté que je m'attache, que je m'étais attaché beaucoup
+aux objets inanimés qui prennent, pour moi, une importance d'êtres, et
+que ma maison est devenue, était devenue, un monde où je vivais d'une
+vie solitaire et active, au milieu de choses, de meubles, de bibelots
+familiers, sympathiques à mes yeux comme des visages. Je l'en avais
+emplie peu à peu, je l'en avais parée, et je me sentais dedans,
+content, satisfait, bien heureux comme entre les bras d'une femme
+aimable dont la caresse accoutumée est devenue un calme et doux
+besoin.
+
+J'avais fait construire cette maison dans un beau jardin qui l'isolait
+des routes, et à la porte d'une ville où je pouvais trouver, à
+l'occasion, les ressources de société dont je sentais, par moments, le
+désir. Tous mes domestiques couchaient dans un bâtiment éloigné, au
+fond du potager, qu'entourait un grand mur. L'enveloppement obscur des
+nuits, dans le silence de ma demeure perdue, cachée, noyée sous les
+feuilles des grands arbres, m'était si reposant et si bon, que
+j'hésitais chaque soir, pendant plusieurs heures, à me mettre au lit
+pour le savourer plus longtemps.
+
+Ce jour-là, on avait joué _Sigurd_ au théâtre de la ville. C'était la
+première fois que j'entendais ce beau drame musical et féerique, et
+j'y avais pris un vif plaisir.
+
+Je revenais à pied, d'un pas allègre, la tête pleine de phrases
+sonores, et le regard hanté par de jolies visions. Il faisait noir,
+noir, mais noir au point que je distinguais à peine la grande route,
+et que je faillis, plusieurs fois, culbuter dans le fossé. De l'octroi
+chez moi, il y a un kilomètre environ, peut-être un peu plus, soit
+vingt minutes de marche lente. Il était une heure du matin, une heure
+ou une heure et demie; le ciel s'éclaircit un peu devant moi et le
+croissant parut, le triste croissant du dernier quartier de la lune.
+Le croissant du premier quartier, celui qui se lève à quatre ou cinq
+heures du soir, est clair, gai, frotté d'argent, mais celui qui se
+lève après minuit est rougeâtre, morne, inquiétant; c'est le vrai
+croissant du Sabbat? Tous les noctambules ont dû faire cette
+remarque. Le premier, fût-il mince comme un fil, jette une petite
+lumière joyeuse qui réjouit le coeur, et dessine sur la terre des
+ombres nettes; le dernier répand à peine une lueur mourante, si terne
+qu'elle ne fait presque pas d'ombres.
+
+J'aperçus au loin la masse sombre de mon jardin, et je ne sais d'où me
+vint une sorte de malaise à l'idée d'entrer là-dedans. Je ralentis le
+pas. Il faisait très doux. Le gros tas d'arbres avait l'air d'un
+tombeau où ma maison était ensevelie.
+
+J'ouvris ma barrière et je pénétrai dans la longue allée de sycomores,
+qui s'en allait vers le logis, arquée en voûte comme un haut tunnel,
+traversant des massifs opaques et contournant des gazons où les
+corbeilles de fleurs plaquaient, sous les ténèbres pâlies, des taches
+ovales aux nuances indistinctes.
+
+En approchant de la maison, un trouble bizarre me saisit. Je
+m'arrêtai. On n'entendait rien. Il n'y avait pas dans les feuilles un
+souffle d'air. «Qu'est-ce que j'ai donc?» pensai-je. Depuis dix ans je
+rentrais ainsi sans que jamais la moindre inquiétude m'eût effleuré.
+Je n'avais pas peur. Je n'ai jamais eu peur, la nuit. La vue d'un
+homme, d'un maraudeur, d'un voleur m'aurait jeté une rage dans le
+corps, et j'aurais sauté dessus sans hésiter. J'étais armé,
+d'ailleurs. J'avais mon revolver. Mais je n'y touchai point, car je
+voulais résister à cette influence de crainte qui germait en moi.
+
+Qu'était-ce? Un pressentiment? Le pressentiment mystérieux qui
+s'empare des sens des hommes quand ils vont voir de l'inexplicable?
+Peut-être? Qui sait?
+
+À mesure que j'avançais, j'avais dans la peau des tressaillements, et
+quand je fus devant le mur, aux auvents clos, de ma vaste demeure, je
+sentis qu'il me faudrait attendre quelques minutes avant d'ouvrir la
+porte et d'entrer dedans. Alors, je m'assis sur un banc, sous les
+fenêtres de mon salon. Je restai là, un peu vibrant, la tête appuyée
+contre la muraille, les yeux ouverts sur l'ombre des feuillages.
+Pendant ces premiers instants, je ne remarquai rien d'insolite autour
+de moi. J'avais dans les oreilles quelques ronflements; mais cela
+m'arrive souvent. Il me semble parfois que j'entends passer des
+trains, que j'entends sonner des cloches, que j'entends marcher une
+foule.
+
+Puis bientôt, ces ronflements devinrent plus distincts, plus précis,
+plus reconnaissables. Je m'étais trompé. Ce n'était pas le
+bourdonnement ordinaire de mes artères qui mettait dans mes oreilles
+ces rumeurs, mais un bruit très particulier, très confus cependant,
+qui venait, à n'en point douter, de l'intérieur de ma maison.
+
+Je le distinguais à travers le mur, ce bruit continu, plutôt une
+agitation qu'un bruit, un remuement vague d'un tas de choses, comme si
+on eût secoué, déplacé, traîné doucement tous mes meubles.
+
+Oh! je doutai, pendant un temps assez long encore, de la sûreté de mon
+oreille. Mais l'ayant collée contre un auvent pour mieux percevoir ce
+trouble étrange de mon logis, je demeurai convaincu, certain, qu'il se
+passait chez moi quelque chose d'anormal et d'incompréhensible. Je
+n'avais pas peur, mais j'étais ... comment exprimer cela ... effaré
+d'étonnement. Je n'armai pas mon revolver--devinant fort bien que je
+n'en avais nul besoin. J'attendis.
+
+J'attendis longtemps, ne pouvant me décider à rien, l'esprit lucide,
+mais follement anxieux. J'attendis, debout, écoutant toujours le
+bruit qui grandissait, qui prenait, par moments, une intensité
+violente, qui semblait devenir un grondement d'impatience, de colère,
+d'émeute mystérieuse.
+
+Puis soudain, honteux de ma lâcheté, je saisis mon trousseau de clefs,
+je choisis celle qu'il me fallait, je l'enfonçai dans la serrure, je
+la fis tourner deux fois, et poussant la porte de toute ma force,
+j'envoyai le battant heurter la cloison.
+
+Le coup sonna comme une détonation de fusil, et voilà qu'à ce bruit
+d'explosion répondit, du haut en bas de ma demeure, un formidable
+tumulte. Ce fut si subit, si terrible, si assourdissant que je reculai
+de quelques pas, et que, bien que le sentant toujours inutile, je
+tirai de sa gamine mon revolver.
+
+J'attendis encore, oh! peu de temps. Je distinguais, à présent, un
+extraordinaire piétinement sur les marches de mon escalier, sur les
+parquets, sur les tapis, un piétinement, non pas de chaussures, de
+souliers humains, mais de béquilles, de béquilles de bois et de
+béquilles de fer qui vibraient comme des cymbales. Et voilà que
+j'aperçus tout à coup, sur le seuil de ma porte, un fauteuil, mon
+grand fauteuil de lecture, qui sortait en se dandinant. Il s'en alla
+par le jardin. D'autres le suivaient, ceux de mon salon, puis les
+canapés bas et se traînant comme des crocodiles sur leurs courtes
+pattes, puis toutes mes chaises, avec des bonds de chèvres, et les
+petite tabourets qui trottaient comme des lapins.
+
+Oh! quelle émotion! Je me glissai dans un massif où je demeurai
+accroupi, contemplant toujours ce défilé de mes meubles, car ils s'en
+allaient tous, l'un derrière l'autre, vite ou lentement, selon leur
+taille et leur poids. Mon piano, mon grand piano à queue, passa avec
+un galop de cheval emporté et un murmure de musique dans le flanc, les
+moindres objets glissaient sur le sable comme des fourmis, les
+brosses, les cristaux, les coupes, où le clair de lune accrochait des
+phosphorescences de vers luisants. Les étoffes rampaient, s'étalaient
+en flaques à la façon des pieuvres de la mer. Je vis paraître mon
+bureau, un rare bibelot du dernier siècle, et qui contenait toutes les
+lettres que j'ai reçues, toute l'histoire de mon coeur, une vieille
+histoire dont j'ai tant souffert! Et dedans étaient aussi des
+photographies.
+
+Soudain, je n'eus plus peur, je m'élançai sur lui et je le saisis
+comme on saisit un voleur, comme on saisit une femme qui fuit; mais il
+allait d'une course irrésistible, et malgré mes efforts, et malgré ma
+colère, je ne pus même ralentir sa marche. Comme je résistais en
+désespéré à cette force épouvantable, je m'abattis par terre en
+luttant contre lui. Alors, il me roula, me traîna sur le sable, et
+déjà les meubles, qui le suivaient, commençaient à marcher sur moi,
+piétinant mes jambes et les meurtrissant; puis, quand je l'eus lâché,
+les autres passèrent sur mon corps ainsi qu'une charge de cavalerie
+sur un soldat démonté.
+
+Fou d'épouvante enfin, je pus me traîner hors de la grande allée et me
+cacher de nouveau dans les arbres, pour regarder disparaître les plus
+infimes objets, les plus petits, les plus modestes, les plus ignorés
+de moi, qui m'avaient appartenu.
+
+Puis j'entendis, au loin, dans mon logis sonore à présent comme les
+maisons vides, un formidable bruit de portes refermées. Elles
+claquèrent du haut en bas de la demeure, jusqu'à ce que celle du
+vestibule que j'avais ouverte moi-même, insensé, pour ce départ, se
+fut close, enfin, la dernière.
+
+Je m'enfuis aussi, courant vers la ville, et je ne repris mon
+sang-froid que dans les rues, en rencontrant des gens attardés.
+J'allai sonner à la porte d'un hôtel où j'étais connu. J'avais battu,
+avec mes mains, mes vêtements, pour en détacher la poussière, et je
+racontai que j'avais perdu mon trousseau de clefs, qui contenait aussi
+celle du potager, où couchaient mes domestiques en une maison isolée,
+derrière le mur de clôture qui préservait mes fruits et mes légumes de
+la visite des maraudeurs.
+
+Je m'enfonçai jusqu'aux yeux dans le lit qu'on me donna. Mais je ne
+pus dormir, et j'attendis le jour en écoutant bondir mon coeur.
+J'avais ordonné qu'on prévînt mes gens dès l'aurore, et mon valet de
+chambre heurta ma porte à sept heures du matin.
+
+Son visage semblait bouleversé.
+
+--Il est arrivé cette nuit un grand malheur, monsieur, dit-il.
+
+--Quoi donc?
+
+--On a volé tout le mobilier de monsieur, tout, tout, jusqu'aux plus
+petits objets.
+
+Cette nouvelle me fit plaisir. Pourquoi? qui sait? J'étais fort
+maître de moi, sûr de dissimuler, de ne rien dire à personne de ce que
+j'avais vu, de le cacher, de l'enterrer dans ma conscience comme un
+effroyable secret. Je répondis.
+
+--Alors, ce sont les mêmes personnes qui m'ont volé mes clefs. Il faut
+prévenir tout de suite la police. Je me lève et je vous y rejoindrai
+dans quelques instants.
+
+L'enquête dura cinq mois. On ne découvrit rien, on ne trouva ni le
+plus petit de mes bibelots, ni la plus légère trace des voleurs.
+Parbleu! Si j'avais dit ce que je savais ... Si je l'avais dit ... on
+m'aurait enfermé, moi, pas les voleurs, mais l'homme qui avait pu voir
+une pareille chose.
+
+Oh! je sus me taire. Mais je ne remeublai pas ma maison. C'était bien
+inutile. Cela aurait recommencé toujours. Je n'y voulais plus rentrer.
+Je n'y rentrai pas. Je ne la revis point.
+
+Je vins à Paris, à l'hôtel, et je consultai des médecins sur mon état
+nerveux qui m'inquiétait beaucoup depuis cette nuit déplorable.
+
+Ils m'engagèrent à voyager. Je suivis leur conseil.
+
+
+
+
+II
+
+
+Je commençai par une excursion en Italie. Le soleil me fit du bien.
+Pendant six mois, j'errai de Gênes à Venise, de Venise à Florence, de
+Florence à Rome, de Rome à Naples. Puis je parcourus la Sicile, terre
+admirable par sa nature et ses monuments, reliques laissées par les
+Grecs et les Normands. Je passai en Afrique, je traversai
+pacifiquement ce grand désert jaune et calme, où errent des chameaux,
+des gazelles et des Arabes vagabonds, où, dans l'air léger et
+transparent, ne flotte aucune hantise, pas plus la nuit que le jour.
+
+Je rentrai en France par Marseille, et malgré la gaieté provençale,
+la lumière diminuée du ciel m'attrista. Je ressentis, en revenant sur
+le continent, l'étrange impression d'un malade qui se croit guéri et
+qu'une douleur sourde prévient que le foyer du mal n'est pas éteint.
+
+Puis je revins à Paris. Au bout d'un mois, je m'y ennuyai. C'était à
+l'automne, et je voulus faire, avant l'hiver, une excursion à travers
+la Normandie, que je ne connaissais pas.
+
+Je commençai par Rouen, bien entendu, et pendant huit jours, j'errai
+distrait, ravi, enthousiasmé, dans cette ville du moyen âge, dans ce
+surprenant musée d'extraordinaires monuments gothiques.
+
+Or, un soir, vers quatre heures, comme je m'engageais dans une rue
+invraisemblable où coule une rivière noire comme de l'encre nommée
+«Eau de Robec», mon attention, toute fixée sur la physionomie bizarre
+et antique des maisons, fut détournée tout à coup par la vue d'une
+série de boutiques de brocanteurs qui se suivaient de porte en porte.
+
+Ah! ils avaient bien choisi leur endroit, ces sordides trafiquants de
+vieilleries, dans cette fantastique ruelle, au-dessus de ce cours
+d'eau sinistre, sous ces toits pointus de tuiles et d'ardoises où
+grinçaient encore les girouettes du passé!
+
+Au fond des noirs magasins, on voyait s'entasser les bahuts sculptés,
+les faïences de Rouen, de Nevers, de Moustiers, des statues peintes,
+d'autres en chêne, des Christ, des vierges, des saints, des ornements
+d'église, des chasubles, des chapes, même des vases sacrés et un vieux
+tabernacle en bois doré d'où Dieu avait déménagé. Oh! les singulières
+cavernes en ces hautes maisons, en ces grandes maisons, pleines, des
+caves aux greniers, d'objets de toute nature, dont l'existence
+semblait finie, qui survivaient à leurs naturels possesseurs, à leur
+siècle, à leur temps, à leurs modes, pour être achetés, comme
+curiosités, par les nouvelles générations.
+
+Ma tendresse pour les bibelots se réveillait dans cette cité
+d'antiquaires. J'allais de boutique en boutique, traversant, en deux
+enjambées, les ponts de quatre planches pourries jetées sur le courant
+nauséabond de l'Eau de Robec.
+
+Miséricorde! Quelle secousse! Une de mes plus belles armoires
+m'apparut au bord d'une voûte encombrée d'objets et qui semblait
+l'entrée des catacombes d'un cimetière de meubles anciens. Je
+m'approchai tremblant de tous mes membres, tremblant tellement que je
+n'osais pas la toucher. J'avançais la main, j'hésitais. C'était bien
+elle, pourtant: une armoire Louis XIII unique, reconnaissable par
+quiconque avait pu la voir une seule fois. Jetant soudain les yeux un
+peu plus loin, vers les profondeurs plus sombres de cette galerie,
+j'aperçus trois de mes fauteuils couverts de tapisserie au petit
+point, puis, plus loin encore, mes deux tables Henri II, si rares
+qu'on venait les voir de Paris.
+
+Songez! songez à l'état de mon âme!
+
+Et j'avançai, perclus, agonisant d'émotion, mais j'avançai, car je
+suis brave, j'avançai comme un chevalier des époques ténébreuses
+pénétrait en un séjour de sortilèges. Je retrouvais, de pas en pas,
+tout ce qui m'avait appartenu, mes lustres, mes livres, mes tableaux,
+mes étoffes, mes armes, tout, sauf le bureau plein de mes lettrés, et
+que je n'aperçus point.
+
+J'allais, descendant à des galeries obscures pour remonter ensuite aux
+étages supérieurs. J'étais seul. J'appelais, on ne répondait point.
+J'étais seul; il n'y avait personne en cette maison vaste et tortueuse
+comme un labyrinthe.
+
+La nuit vint, et je dus m'asseoir, dans les ténèbres, sur une de mes
+chaises, car je ne voulais point m'en aller. De temps en temps je
+criais:--Holà! holà! quelqu'un!
+
+J'étais là, certes, depuis plus d'une heure quand j'entendis des pas,
+des pas légers, lents, je ne sais où. Je faillis me sauver; mais, me
+raidissant, j'appelai de nouveau, et, j'aperçus une lueur dans la
+chambre voisine.
+
+--Qui est là? dit une voix.
+
+Je répondis:
+
+--Un acheteur.
+
+On répliqua:
+
+--Il est bien tard pour entrer ainsi dans les boutiques.
+
+Je repris:
+
+--Je vous attends depuis plus d'une heure.
+
+--Vous pouviez revenir demain.
+
+--Demain, j'aurai quitté Rouen;
+
+Je n'osais point avancer, et il ne venait pas. Je voyais toujours la
+lueur de sa lumière éclairant une tapisserie où deux anges volaient
+au-dessus des morts d'un champ de bataille. Elle m'appartenait aussi.
+Je dis:
+
+--Eh bien! Venez-vous?
+
+Il répondit:
+
+--Je vous attends.
+
+Je me levai et j'allai vers lui.
+
+Au milieu d'une grande pièce était un tout petit homme, tout petit et
+très gros, gros comme un phénomène, un hideux phénomène.
+
+Il avait une barbe rare, aux poils inégaux, clairsemés et jaunâtres,
+et pas un cheveu sur la tête! Pas un cheveu? Comme il tenait sa
+bougie élevée à bout de bras pour m'apercevoir, son crâne m'apparut
+comme une petite lune dans cette vaste chambre encombrée de vieux
+meubles. La figure était ridée et bouffie, les yeux imperceptibles.
+
+Je marchandai trois chaises qui étaient à moi, et les payai
+sur-le-champ une grosse somme, en donnant simplement le numéro de mon
+appartement à l'hôtel. Elles devaient être livrées le lendemain avant
+neuf heures.
+
+Puis je sortis. Il me reconduisit jusqu'à sa porte avec beaucoup de
+politesse.
+
+Je me rendis ensuite chez le commissaire central de la police, à qui
+je racontai le vol de mon mobilier et la découverte que je venais de
+faire.
+
+Il demanda séance tenante des renseignements par télégraphe au parquet
+qui avait instruit l'affaire de ce vol, en me priant d'attendre la
+réponse. Une heure plus tard, elle lui parvint tout à fait
+satisfaisante pour moi.
+
+--Je vais faire arrêter cet homme et l'interroger tout de suite, me
+dit-il, car il pourrait avoir conçu quelque soupçon et faire
+disparaître ce qui vous appartient. Voulez-vous aller dîner et revenir
+dans deux heures, je l'aurai ici et je lui ferai subir un nouvel
+interrogatoire devant vous.
+
+--Très volontiers, monsieur. Je vous remercie de tout mon coeur.
+
+J'allai dîner à mon hôtel, et je mangeai mieux que je n'aurais cru.
+J'étais assez content tout de même. On le tenait.
+
+Deux heures plus tard, je retournai chez le fonctionnaire de la police
+qui m'attendait.
+
+--Eh bien! monsieur, me dit-il en m'apercevant. On n'a pas trouvé
+votre homme. Mes agents n'ont pu mettre la main dessus.
+
+Ah! Je me sentis défaillir.
+
+--Mais ... Vous avez bien trouvé sa maison? demandai-je.
+
+--Parfaitement. Elle va même être surveillée et gardée jusqu'à son
+retour. Quant à lui, disparu.
+
+--Disparu?
+
+--Disparu. Il passe ordinairement ses soirées chez sa voisine, une
+brocanteuse aussi, une drôle de sorcière, la veuve Bidoin. Elle ne l'a
+pas vu ce soir et ne peut donner sur lui aucun renseignement. Il faut
+attendre demain.
+
+Je m'en allai. Ah! que les rues de Rouen me semblèrent sinistres,
+troublantes, hantées.
+
+Je dormis si mal, avec des cauchemars à chaque bout de sommeil.
+
+Comme je ne voulais pas paraître trop inquiet ou pressé, j'attendis
+dix heures, le lendemain, pour me rendre à la police.
+
+Le marchand n'avait pas reparu. Son magasin demeurait fermé.
+
+Le commissaire me dit:
+
+--J'ai fait toutes les démarches nécessaires. Le parquet est au
+courant de la chose; nous allons aller ensemble à cette boutique et la
+faire ouvrir, vous m'indiquerez tout ce qui est à vous.
+
+Un coupé nous emporta. Des agents stationnaient, avec un serrurier,
+devant la porte de la boutique, qui fut ouverte.
+
+Je n'aperçus, en entrant, ni mon armoire, ni mes fauteuils, ni mes
+tables, ni rien, rien, de ce qui avait meublé ma maison, mais rien,
+alors que la veille au soir je ne pouvais faire un pas sans rencontrer
+un de mes objets.
+
+Le commissaire central, surpris, me regarda d'abord avec méfiance.
+
+--Mon Dieu, monsieur, lui dis-je, la disparition de ces meubles
+coïncide étrangement avec celle du marchand.
+
+Il sourit:
+
+--C'est vrai! Vous avez eu tort d'acheter et de payer des bibelots à
+vous, hier. Cela lui a donné l'éveil.
+
+Je repris:
+
+--Ce qui me paraît incompréhensible, c'est que toutes les places
+occupées par mes meubles sont maintenant remplies par d'autres.
+
+--Oh! répondit le commissaire, il a eu toute la nuit, et des complices
+sans doute. Cette maison doit communiquer avec les voisines. Ne
+craignez rien, monsieur, je vais m'occuper très activement de cette
+affaire. Le brigand ne nous échappera pas longtemps puisque nous
+gardons la tanière.
+
+ * * * * *
+
+Ah! mon coeur, mon coeur, mon pauvre coeur, comme il battait!
+
+ * * * * *
+
+Je demeurai quinze jours à Rouen. L'homme ne revint pas. Parbleu!
+parbleu! Cet homme-là qui est-ce qui aurait pu l'embarrasser ou le
+surprendre?
+
+Or, le seizième jour, au matin, je reçus de mon jardinier, gardien de
+ma maison pillée et demeurée vide, l'étrange lettre que voici:
+
+«Monsieur,
+
+«J'ai l'honneur d'informer monsieur
+qu'il s'est passé, la nuit derrière, quelque
+chose que personne ne comprend, et la
+police pas plus que nous. Tous les meubles
+sont revenus, tous sans exception,
+tous, jusqu'aux plus petits objets. La
+maison est maintenant toute pareille à ce
+qu'elle était la veille du vol. C'est à en
+perdre la tête. Cela s'est fait dans la nuit
+de vendredi à samedi. Les chemins sont
+défoncés comme si on avait traîné tout de
+la barrière à la porte. Il en était ainsi le
+jour de la disparition.
+
+«Nous attendons monsieur, dont je
+suis le très humble serviteur.
+
+«RAUDIN, PHILIPPE.»
+
+Ah! mais non, ah! mais non, ah! mais non. Je n'y retournerai pas!
+
+Je portai la lettre au commissaire de Rouen.
+
+--C'est une restitution très adroite, dit-il. Faisons les morts.
+Nous pincerons l'homme un de ces jours.
+
+ * * * * *
+
+Mais on ne l'a pas pincé. Non. Ils ne l'ont pas pincé, et j'ai peur de
+lui, maintenant, comme si c'était une bête féroce lâchée derrière moi.
+
+Introuvable! il est introuvable, ce monstre à crâne de lune! On ne le
+prendra jamais. Il ne reviendra point chez lui. Que lui importe à lui.
+Il n'y a que moi qui peux le rencontrer, et je ne veux pas.
+
+Je ne veux pas! je ne veux pas! je ne veux pas!
+
+Et s'il revient, s'il rentre dans sa boutique, qui pourra prouver que
+mes meubles étaient chez lui? Il n'y a contre lui que mon témoignage;
+et je sens bien qu'il devient suspect.
+
+Ah! mais non! cette existence n'était plus possible. Et je ne pouvais
+pas garder le secret de ce que j'ai vu. Je ne pouvais pas continuer à
+vivre comme tout le monde avec la crainte que des choses pareilles
+recommençassent.
+
+Je suis venu trouver le médecin qui dirige cette maison de santé, et
+je lui ai tout raconté.
+
+Après m'avoir interrogé longtemps, il m'a dit:
+
+--Consentiriez-vous, monsieur, à rester quelque temps ici?
+
+--Très volontiers, monsieur.
+
+--Vous avez de la fortune?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Voulez-vous un pavillon isolé?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Voudrez-vous recevoir des amis?
+
+--Non, monsieur, non, personne. L'homme de Rouen pourrait oser, par
+vengeance, me poursuivre ici....
+
+ * * * * *
+
+Et je suis seul, seul, tout seul, depuis trois mois. Je suis
+tranquille à peu près. Je n'ai qu'une peur... Si l'antiquaire devenait
+fou ... et si on l'amenait en cet asile... Les prisons elles-mêmes ne
+sont pas sûres...
+
+FIN
+
+
+
+
+TABLE
+
+L'inutile Beauté
+
+Le champ d'oliviers
+
+Mouche
+
+Le Noyé
+
+L'Épreuve
+
+Le Masque
+
+Un Portrait
+
+L'Infirme
+
+Les 25 francs de la Supérieure
+
+Un cas de Divorce
+
+Qui sait?
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of L'inutile beaute, by Guy de Maupassant
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11175 ***
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+The Project Gutenberg EBook of L'inutile beaute, by Guy de Maupassant
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: L'inutile beaute
+
+Author: Guy de Maupassant
+
+Release Date: February 20, 2004 [EBook #11175]
+[Date last updated: December 10, 2005]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'INUTILE BEAUTE ***
+
+
+
+
+Produced by Wilelmina Mallière and PG Distributed Proofreaders
+
+
+
+
+GUY DE MAUPASSANT
+
+L'inutile
+
+Beauté
+
+PARIS
+
+
+
+1890
+
+
+
+
+L'INUTILE BEAUTÉ
+
+
+
+
+OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
+
+
+
+ BEL-AMI, _59e édition_ 1 vol.
+ MONT-ORIOL, _40e édition_ 1 vol.
+ UNE VIE, _34e édition_ 1 vol.
+ LA MAISON TELLIER, _20e édition_ 1 vol.
+ Mlle FIFI, _14e édition_ 1 vol.
+ AU SOLEIL, _11e édition_ 1 vol.
+ MISS HARRIET, _14e édition_ 1 vol.
+ YVETTE, _16e édition_ 1 vol.
+ LA PETITE ROQUE, _18e édition_ 1 vol.
+ CONTES DE LA BÉCASSE, _13e édition._ 1 vol.
+
+ * * * * *
+
+DES VERS, petite édition de luxe 6 fr.
+
+
+
+
+GUY DE MAUPASSANT
+
+
+
+L'inutile
+
+Beauté
+
+
+
+
+1890
+
+
+
+
+L'INUTILE BEAUTÉ
+
+
+
+
+I
+
+
+La victoria fort élégante, attelée de deux superbes chevaux noirs,
+attendait devant le perron de l'hôtel. C'était à la fin de juin, vers
+cinq heures et demie, et, entre les toits qui enfermaient la cour
+d'honneur, le ciel apparaissait plein de clarté, de chaleur, de
+gaieté.
+
+La comtesse de Mascaret se montra sur le perron juste au moment où son
+mari, qui rentrait, arriva sous la porte cochère. Il s'arrêta quelques
+secondes pour regarder sa femme, et il pâlit un peu. Elle était fort
+belle, svelte, distinguée avec sa longue figure ovale, son teint
+d'ivoire doré, ses grands yeux gris et ses cheveux noirs; et elle
+monta dans sa voiture sans le regarder, sans paraître même l'avoir
+aperçu, avec une allure si particulièrement racée, que l'infâme
+jalousie dont il était depuis si longtemps dévoré, le mordit au coeur
+de nouveau. Il s'approcha, et la saluant:
+
+--Vous allez vous promener? dit-il.
+
+Elle laissa passer quatre mots entre ses lèvres dédaigneuses.
+
+--Vous le voyez bien!
+
+--Au bois?
+
+--C'est probable.
+
+--Me serait-il permis de vous accompagner?
+
+--La voiture est à vous.
+
+Sans s'étonner du ton dont elle lui répondait, il monta et s'assit a
+côté de sa femme, puis il ordonna:
+
+--Au bois.
+
+Le valet de pied sauta sur le siège auprès du cocher; et les chevaux,
+selon leur habitude, piaffèrent en saluant de la tête jusqu'à ce
+qu'ils eussent tourné dans la rue.
+
+Les deux époux demeuraient côte à côte sans se parler. Il cherchait
+comment entamer l'entretien, mais elle gardait un visage si
+obstinément dur qu'il n'osait pas.
+
+À la fin, il glissa sournoisement sa main vers la main gantée de la
+comtesse et la toucha comme par hasard, mais le geste qu'elle fit en
+retirant son bras fut si vif et si plein de dégoût qu'il demeura
+anxieux, malgré ses habitudes d'autorité et de despotisme.
+
+Alors il murmura:
+
+--Gabrielle!
+
+Elle demanda, sans tourner la tête:
+
+--Que voulez-vous?
+
+--Je vous trouve adorable.
+
+Elle ne répondit rien, et demeurait étendue dans sa voiture avec un
+air de reine irritée.
+
+Ils montaient maintenant les Champs-Élysées, vers l'Arc de Triomphe de
+l'Étoile. L'immense monument, au bout de la longue avenue, ouvrait
+dans un ciel rouge son arche colossale. Le soleil semblait descendre
+sur lui en semant par l'horizon une poussière de feu.
+
+Et le fleuve des voitures, éclaboussées de reflets sur les cuivres,
+sur les argentures et les cristaux des harnais et des lanternes,
+laissait couler un double courant vers le bois et vers la ville.
+
+Le comte de Mascaret reprit:
+
+--Ma chère Gabrielle.
+
+Alors, n'y tenant plus, elle répliqua d'une voix exaspérée:
+
+--Oh! laissez-moi tranquille, je vous prie. Je n'ai même plus la
+liberté d'être seule dans ma voiture, à présent.
+
+Il simula n'avoir point écouté, et continua:
+
+--Vous n'avez jamais été aussi jolie qu'aujourd'hui.
+
+Elle était certainement à bout de patience et elle répliqua avec une
+colère qui ne se contenait point:
+
+--Vous avez tort de vous en apercevoir, car je vous jure bien que je
+ne serai plus jamais à vous.
+
+Certes, il fut stupéfait et bouleversé, et, ses habitudes de violence
+reprenant le dessus, il jeta un--«Qu'est-ce à dire?» qui révélait plus
+le maître brutal que l'homme amoureux.
+
+Elle répéta, à voix basse, bien que leurs gens ne pussent rien
+entendre dans l'assourdissant ronflement des roues:
+
+--Ah! qu'est-ce à dire? qu'est-ce à dire? Je vous retrouve donc! Vous
+voulez que je vous le dise?
+
+--Oui.
+
+--Que je vous dise tout?
+
+--Oui.
+
+--Tout ce que j'ai sur le coeur depuis que je suis la victime de votre
+féroce égoïsme.
+
+Il était devenu rouge d'étonnement et d'irritation. Il grogna, les
+dents serrées:
+
+--Oui, dites?
+
+C'était un homme de haute taille, à larges épaules, à grande barbe
+rousse, un bel homme, un gentilhomme, un homme du monde qui passait
+pour un mari parfait et pour un père excellent.
+
+Pour la première fois depuis leur sortie de l'hôtel elle se retourna
+vers lui et le regarda bien en face:
+
+--Ah! vous allez entendre des choses désagréables, mais sachez que je
+suis prête à tout, que je braverai tout, que je ne crains rien, et
+vous aujourd'hui moins que personne.
+
+Il la regardait aussi dans les yeux, et une rage déjà le secouait. Il
+murmura:
+
+--Vous êtes folle!
+
+--Non, mais je ne veux plus être la victime de l'odieux supplice de
+maternité que vous m'imposez depuis onze ans! je veux vivre enfin en
+femme du monde, comme j'en ai le droit, comme toutes les femmes en ont
+le droit.
+
+Redevenant pâle tout à coup, il balbutia:
+
+--Je ne comprends pas.
+
+--Si, vous comprenez. Il y a maintenant trois mois que j'ai accouché
+de mon dernier enfant, et comme je suis encore très belle, et, malgré
+vos efforts, presque indéformable, ainsi que vous venez de le
+reconnaître en m'apercevant sur votre perron, vous trouvez qu'il est
+temps que je redevienne enceinte.
+
+--Mais vous déraisonnez!
+
+--Non. J'ai trente ans et sept enfants, et nous sommes mariés depuis
+onze ans, et vous espérez que cela continuera encore dix ans, après
+quoi vous cesserez d'être jaloux.
+
+Il lui saisit le bras et l'étreignant:
+
+--Je ne vous permettrai pas de me parler plus longtemps ainsi.
+
+--Et moi, je vous parlerai jusqu'au bout, jusqu'à ce que j'aie fini
+tout ce que j'ai à vous dire, et si vous essayez de m'en empêcher,
+j'élèverai la voix de façon à être entendue par les deux domestiques
+qui sont sur le siège. Je ne vous ai laissé monter ici que pour cela,
+car j'ai ces témoins qui vous forceront à m'écouter et à vous
+contenir. Écoutez-moi. Vous m'avez toujours été antipathique et je
+vous l'ai toujours laissé voir, car je n'ai jamais menti, monsieur.
+Vous m'avez épousée malgré moi, vous avez forcé mes parents qui
+étaient gênés à me donner à vous, parce que vous êtes très riche. Ils
+m'y ont contrainte, en me faisant pleurer.
+
+Vous m'avez donc achetée, et dès que j'ai été en votre pouvoir, dès
+que j'ai commencé à devenir pour vous une compagne prête à s'attacher,
+à oublier vos procédés d'intimidation et de coercition pour me
+souvenir seulement que je devais être une femme dévouée et vous aimer
+autant qu'il m'était possible de le faire, vous êtes devenu jaloux,
+vous, comme aucun homme ne l'a jamais été, d'une jalousie d'espion,
+basse, ignoble, dégradante pour vous, insultante pour moi. Je n'étais
+pas mariée depuis huit mois que vous m'avez soupçonnée de toutes les
+perfidies. Vous me l'avez même laissé entendre. Quelle honte! Et comme
+vous ne pouviez pas m'empêcher d'être belle et de plaire, d'être
+appelée dans les salons et aussi dans les journaux une des plus jolies
+femmes de Paris, vous avez cherché ce que vous pourriez imaginer pour
+écarter de moi les galanteries, et vous avez eu cette idée abominable
+de me faire passer ma vie dans une perpétuelle grossesse, jusqu'au
+moment où je dégoûterais tous les hommes. Oh! ne niez pas! Je n'ai
+point compris pendant longtemps, puis j'ai deviné. Vous vous en êtes
+vanté même à votre soeur, qui me l'a dit, car elle m'aime et elle a
+été révoltée de votre grossièreté de rustre.
+
+Ah! rappelez-vous nos luttes, les portes brisées, les serrures
+forcées! A quelle existence vous m'avez condamnée depuis onze ans, une
+existence de jument poulinière enfermée dans un haras. Puis, dès que
+j'étais grosse, vous vous dégoûtiez aussi de moi, vous, et je ne vous
+voyais plus durant des mois. On m'envoyait à la campagne, dans le
+château de la famille, au vert, au pré, faire mon petit. Et quand je
+reparaissais, fraîche et belle, indestructible, toujours séduisante et
+toujours entourée d'hommages, espérant enfin que j'allais vivre un peu
+comme une jeune femme riche qui appartient au monde, la jalousie vous
+reprenait, et vous recommenciez à me poursuivre de l'infâme et haineux
+désir dont vous souffrez en ce moment, à mon côté. Et ce n'est pas le
+désir de me posséder--je ne me serais jamais refusée à vous--c'est le
+désir de me déformer.
+
+Il s'est de plus passé cette chose abominable et si mystérieuse que
+j'ai été longtemps à la pénétrer (mais je suis devenue fine à vous
+voir agir et penser): vous vous êtes attaché à vos enfants de toute la
+sécurité qu'ils vous ont donnée pendant que je les portais dans ma
+taille. Vous avez fait de l'affection pour eux avec toute l'aversion
+que vous aviez pour moi, avec toutes vos craintes ignobles
+momentanément calmées et avec la joie de me voir grossir.
+
+Ah! cette joie, combien de fois je l'ai sentie en vous, je l'ai
+rencontrée dans vos yeux, je l'ai devinée. Vos enfants, vous les aimez
+comme des victoires et non comme votre sang. Ce sont des victoires sur
+moi, sur ma jeunesse, sur ma beauté, sur mon charme, sur les
+compliments qu'on m'adressait, et sur ceux qu'on chuchotait autour de
+moi, sans me les dire. Et vous en êtes fier; vous paradez avec eux,
+vous les promenez en break au bois de Boulogne, sur des ânes à
+Montmorency. Vous les conduisez aux matinées théâtrales pour qu'on
+vous voit au milieu d'eux, qu'on dise «quel bon père» et qu'on le
+répète....
+
+Il lui avait pris le poignet avec une brutalité sauvage, et il le
+serrait si violemment qu'elle se tut, une plainte lui déchirant la
+gorge.
+
+Et il lui dit tout bas:
+
+--J'aime mes enfants, entendez-vous! Ce que vous venez de m'avouer est
+honteux de la part d'une mère. Mais vous êtes à moi. Je suis le maître
+... votre maître ... je puis exiger de vous ce que je voudrai, quand
+je voudrai ... et j'ai la loi ... pour moi:
+
+Il cherchait à lui écraser les doigts dans la pression de tenaille de
+son gros poignet musculeux. Elle, livide de douleur, s'efforçait en
+vain d'ôter sa main de cet étau qui la broyait; et la souffrance la
+faisant haleter, des larmes lui vinrent aux yeux.
+
+--Vous voyez bien que je suis le maître, dit-il, et le plus fort.
+
+Il avait un peu desserré son étreinte. Elle reprit:
+
+--Me croyez-vous pieuse?
+
+Il balbutia, surpris.
+
+--Mais oui.
+
+--Pensez-vous que je croie à Dieu?
+
+--Mais oui.
+
+--Que je pourrais mentir en vous faisant un serment devant un autel où
+est enfermé le corps du Christ.
+
+--Non.
+
+--Voulez-vous m'accompagner dans une église.
+
+--Pourquoi faire?
+
+--Vous le verrez bien. Voulez-vous?
+
+--Si vous y tenez, oui.
+
+Elle éleva la voix, en appelant:
+
+--Philippe.
+
+Le cocher, inclinant un peu le cou, sans quitter ses chevaux des yeux,
+sembla tourner son oreille seule vers sa maîtresse, qui reprit:
+
+--Allez à l'église Saint-Philippe-du-Roule.
+
+Et la victoria qui arrivait à la porte du Bois de Boulogne, retourna
+vers Paris.
+
+La femme et le mari n'échangèrent plus une parole pendant ce nouveau
+trajet. Puis, lorsque la voiture fut arrêtée devant l'entrée du
+temple, Mme de Mascaret, sautant à terre, y pénétra, suivie à quelques
+pas, par le comte.
+
+Elle alla, sans s'arrêter, jusqu'à la grille du choeur, et tombant à
+genoux contre une chaise, cacha sa figure dans ses mains et pria. Elle
+pria longtemps, et lui, debout derrière elle, s'aperçut enfin qu'elle
+pleurait. Elle pleurait sans bruit, comme pleurent les femmes dans les
+grands chagrins poignants. C'était, dans tout son corps, une sorte
+d'ondulation qui finissait par un petit sanglot, caché, étouffé sous
+ses doigts.
+
+Mais le comte de Mascaret jugea que la situation se prolongeait trop,
+et il la toucha sur l'épaule.
+
+Ce contact la réveilla comme une brûlure. Se dressant, elle le regarda
+les yeux dans les yeux.
+
+--Ce que j'ai à vous dire, le voici. Je n'ai peur de rien, vous ferez
+ce que vous voudrez. Vous me tuerez si cela vous plaît. Un de vos
+enfants n'est pas à vous, un seul. Je vous le jure devant le Dieu qui
+m'entend ici. C'était l'unique vengeance que j'eusse contre vous,
+contre votre abominable tyrannie de mâle, contre ces travaux forcés
+de l'engendrement auxquels vous m'avez condamnée. Qui fut mon amant?
+Vous ne le saurez jamais! Vous soupçonnerez tout le monde. Vous ne le
+découvrirez point. Je me suis donnée à lui sans amour et sans plaisir,
+uniquement pour vous tromper. Et il m'a rendue mère aussi, lui. Qui
+est son enfant? Vous ne le saurez jamais. J'en ai sept, cherchez!
+Cela, je comptais vous le dire plus tard, bien plus tard, car on ne
+s'est vengé d'un homme, en le trompant, que lorsqu'il le sait. Vous
+m'avez forcée à vous le confesser aujourd'hui, j'ai fini.
+
+Et elle s'enfuit à travers l'église, vers la porte ouverte sur la rue,
+s'attendant à entendre derrière elle le pas rapide de l'époux bravé,
+et à s'affaisser sur le pavé sous le coup d'assommoir de son poing.
+
+Mais elle n'entendit rien, et gagna sa voiture. Elle y monta d'un
+saut, crispée d'angoisse, haletante de peur, et cria au cocher: «à
+l'hôtel».
+
+Les chevaux partirent au grand trot.
+
+
+
+
+II
+
+
+La comtesse de Mascaret, enfermée en sa chambre, attendait l'heure du
+dîner comme un condamné à mort attend l'heure du supplice.
+Qu'allait-il faire? Était-il rentré? Despote, emporté, prêt à toutes
+les violences, qu'avait-il médité, qu'avait-il préparé, qu'avait-il
+résolu? Aucun bruit dans l'hôtel, et elle regardait à tout instant les
+aiguilles de sa pendule. La femme de chambre était venue pour la
+toilette crépusculaire; puis elle était partie.
+
+Huit heures sonnèrent, et, presque tout de suite deux coups furent
+frappés à la porte.
+
+--Entrez.
+
+Le maître d'hôtel parut, et dit:
+
+--Madame la comtesse est servie.
+
+--Le comte est rentré?
+
+--Oui, madame la comtesse. M. le comte est dans la salle à manger.
+
+Elle eut, pendant quelques secondes, la pensée de s'armer d'un petit
+revolver qu'elle avait acheté quelque temps auparavant, en prévision
+du drame qui se préparait dans son coeur. Mais elle songea que tous
+les enfants seraient là; et elle ne prit rien, qu'un flacon de sels.
+
+Lorsqu'elle entra dans la salle, son mari, debout près de son siège,
+attendait. Ils échangèrent un léger salut, et s'assirent. Alors, les
+enfants, à leur tour, prirent place. Les trois fils, avec leur
+précepteur, l'abbé Marin, étaient à la droite de la mère; les trois
+filles, avec la gouvernante anglaise, Mlle Smith, étaient à gauche.
+Le dernier enfant, âgé de trois mois, restait seul à la chambre avec
+sa nourrice.
+
+Les trois filles, toutes blondes, dont l'aînée avait dix ans, vêtues
+de toilettes bleues, ornées de petites dentelles blanches,
+ressemblaient à d'exquises poupées. La plus jeune n'avait pas trois
+ans. Toutes, jolies déjà, promettaient de devenir belles comme leur
+mère.
+
+Les trois fils, deux châtains, et l'aîné, âgé de neuf ans, déjà brun,
+semblaient annoncer des hommes vigoureux, de grande taille, aux larges
+épaules. La famille entière semblait bien du même sang, fort et
+vivace.
+
+L'abbé prononça le bénédicité selon l'usage, lorsque personne n'était
+invité, car, en présence des étrangers, les enfants ne venaient point
+à la table. Puis on se mit à dîner.
+
+La comtesse, étreinte d'une émotion qu'elle n'avait point prévue,
+demeurait les yeux baissés, tandis que le comte examinait tantôt les
+trois garçons et tantôt les trois filles, avec des yeux incertains qui
+allaient d'une tête à l'autre, troublés d'angoisses. Tout à coup, en
+reposant devant lui son verre à pied, il le cassa, et l'eau rougie se
+répandit sur la nappe. Au léger bruit que fit ce léger accident la
+comtesse eut un soubresaut qui la souleva sur sa chaise. Pour la
+première fois ils se regardèrent. Alors, de moment en moment, malgré
+eux, malgré la crispation de leur chair et de leur coeur, dont les
+bouleversait chaque rencontre de leurs prunelles, ils ne cessaient
+plus de les croiser comme des canons de pistolet.
+
+L'abbé, sentant qu'une gêne existait dont il ne devinait pas la cause,
+essaya de semer une conversation. Il égrenait des sujets sans que ses
+inutiles tentatives fissent éclore une idée, fissent naître une
+parole.
+
+La comtesse, par tact féminin, obéissant à ses instincts de femme du
+monde, essaya deux ou trois fois de lui répondre: mais en vain. Elle
+ne trouvait point ses mots dans la déroute de son esprit; et sa voix
+lui faisait presque peur dans le silence de la grande pièce où
+sonnaient seulement les petits heurts de l'argenterie et des
+assiettes.
+
+Soudain son mari, se penchant en avant, lui dit:
+
+--En ce lieu, au milieu de vos enfants, me jurez-vous la sincérité de
+ce que vous m'avez affirmé tantôt.
+
+La haine fermentée dans ses veines la souleva soudain, et répondant à
+cette demande avec la même énergie qu'elle répondait à son regard,
+elle leva ses deux mains, la droite vers les fronts de ses fils, la
+gauche vers les fronts de ses filles, et d'un accent ferme, résolu,
+sans défaillance:
+
+--Sur la tête de mes enfants, je jure que je vous ai dit la vérité.
+
+Il se leva, et, avec un geste exaspéré ayant lancé sa serviette sur la
+table, il se retourna en jetant sa chaise contre le mur, puis sortit
+sans ajouter un mot.
+
+Mais elle, alors, poussant un grand soupir, comme après une première
+victoire, reprit d'une voix calmée:
+
+--Ne faites pas attention, mes chéris, votre papa a éprouvé un gros
+chagrin tantôt. Et il a encore beaucoup de peine. Dans quelques jours
+il n'y paraîtra plus.
+
+Alors elle causa avec l'abbé; elle causa avec Mlle Smith; elle eut
+pour tous ses enfants des paroles tendres, des gentillesses, de ces
+douces gâteries de mère qui dilatent les petits coeurs.
+
+Quand le dîner fut fini, elle passa au salon avec toute sa maisonnée.
+Elle fit bavarder les aînés, conta des histoires aux derniers, et,
+lorsque fut venue l'heure du coucher général, elle les baisa très
+longuement puis, les ayant envoyés dormir, elle rentra seule dans sa
+chambre.
+
+Elle attendit, car elle ne doutait pas qu'il viendrait. Alors, ses
+enfants étant loin d'elle, elle se décida à défendre sa peau d'être
+humain comme elle avait défendu sa vie de femme du monde; et elle
+cacha, dans la poche de sa robe, le petit revolver chargé qu'elle
+avait acheté quelques jours plus tôt.
+
+Les heures passaient, les heures sonnaient. Tous les bruits de l'hôtel
+s'éteignirent. Seuls les fiacres continuèrent dans les rues leur
+roulement vague, doux et lointain à travers les tentures des murs.
+
+Elle attendait, énergique et nerveuse, sans peur de lui maintenant,
+prête à tout et presque triomphante, car elle avait trouvé pour lui un
+supplice de tous les instants et de toute la vie.
+
+Mais les premières lueurs du jour glissèrent entre les franges du bas
+de ses rideaux, sans qu'il fût entré chez elle. Alors elle comprit,
+stupéfaite, qu'il ne viendrait pas. Ayant fermé sa porte à clef et
+poussé le verrou de sûreté qu'elle y avait fait appliquer, elle se mit
+au lit enfin et y demeura, les yeux ouverts, méditant, ne comprenant
+plus, ne devinant pas ce qu'il allait faire.
+
+Sa femme de chambre, en lui apportant le thé, lui remit une lettre de
+son mari. Il lui annonçait qu'il entreprendrait un voyage assez long,
+et la prévenait, en _post-scriptum_, que son notaire lui fournirait
+les sommes nécessaires à toutes ses dépenses.
+
+
+
+
+III
+
+
+C'était à l'Opéra, pendant un entr'acte de _Robert le Diable_. Dans
+l'orchestre, les hommes debout, le chapeau sur la tête, le gilet
+largement ouvert sur la chemise blanche où brillaient l'or et les
+pierres des boutons, regardaient les loges pleines de femmes
+décolletées, diamantées, emperlées, épanouies dans cette serre
+illuminée où la beauté des visages et l'éclat des épaules semblent
+fleurir pour les regards au milieu de la musique et des voix humaines.
+
+Deux amis, le dos tourné à l'orchestre, lorgnaient, en causant, toute
+cette galerie d'élégance, toute cette exposition de grâce vraie ou
+fausse, de bijoux, de luxe et de prétention qui s'étalait en cercle
+autour du grand-théâtre.
+
+Un d'eux, Roger de Salins, dit à son compagnon Bernard Grandin:
+
+--Regarde donc la comtesse de Mascaret comme elle est toujours belle.
+
+L'autre, à son tour, lorgna, dans une loge de face, une grande femme
+qui paraissait encore très jeune, et dont l'éclatante beauté semblait
+appeler les yeux de tous les coins de la salle. Son teint pâle, aux
+reflets d'ivoire, lui donnait un air de statue, tandis qu'en ses
+cheveux noirs comme une nuit, un mince diadème en arc-en-ciel, poudré
+de diamants, brillait ainsi qu'une voie lactée.
+
+Quand il l'eut regardée quelque temps, Bernard Grandin répondit avec
+un accent badin de conviction sincère.
+
+--Je te crois qu'elle est belle!
+
+--Quel âge peut-elle avoir maintenant?
+
+--Attends. Je vais te dire ça exactement. Je la connais depuis son
+enfance. Je l'ai vue débuter dans le monde comme jeune fille. Elle a
+... elle a ... trente ... trente ... trente-six ans.
+
+--Ce n'est pas possible?
+
+--J'en suis sûr.
+
+--Elle en porte vingt-cinq.
+
+--Et elle a eu sept enfants.
+
+--C'est incroyable.
+
+--Ils vivent même tous les sept, et c'est une fort bonne mère. Je vais
+un peu dans la maison qui est agréable, très calme, très saine. Elle
+réalise le phénomène de la famille dans le monde.
+
+--Est-ce bizarre? Et on n'a jamais rien dit d'elle?
+
+--Jamais.
+
+--Mais, son mari? Il est singulier, n'est-ce pas?
+
+--Oui et non. Il y a peut-être eu entre eux un petit drame, un de ces
+petits drames de ménage qu'on soupçonne, qu'on ne connaît jamais bien,
+mais qu'on devine à peu près.
+
+--Quoi?
+
+--Je n'en sais rien, moi. Mascaret est grand viveur aujourd'hui, après
+avoir été un parfait époux. Tant qu'il est resté bon mari, il a eu un
+affreux caractère, ombrageux et grincheux. Depuis qu'il fait la fête,
+il est devenu très indifférent, mais on dirait qu'il a un souci, un
+chagrin, un ver rongeur quelconque, il vieillit beaucoup, lui.
+
+Alors, les deux amis philosophèrent quelques minutes sur les peines
+secrètes, inconnaissables, que des dissemblances de caractères, ou
+peut-être des antipathies physiques, inaperçues d'abord, peuvent faire
+naître dans une famille.
+
+Roger de Salins, qui continuait à lorgner Mme de Mascaret, reprit.
+
+--Il est incompréhensible que cette femme-là ait eu sept enfants?
+
+--Oui, en onze ans. Après quoi elle a clôturé, à trente ans, sa
+période de production pour entrer dans la brillante période de
+représentation, qui ne semble pas près de finir.
+
+--Les pauvres femmes!
+
+--Pourquoi les plains-tu?
+
+--Pourquoi? Ah! mon cher, songe donc! Onze ans de grossesses pour une
+femme comme ça! quel enfer! C'est toute la jeunesse, toute la beauté,
+toute l'espérance de succès, tout l'idéal poétique de vie brillante,
+qu'un sacrifice à cette abominable loi de la reproduction qui fait de
+la femme normale une simple machine à pondre des êtres.
+
+--Que veux-tu? c'est la nature!
+
+--Oui, mais je dis que la nature est notre ennemie, qu'il faut
+toujours lutter contre la nature, car elle nous ramène sans cesse à
+l'animal. Ce qu'il y a de propre, de joli, d'élégant, d'idéal sur la
+terre, ce n'est pas Dieu qui l'y a mis, c'est l'homme, c'est le
+cerveau humain. C'est nous qui avons introduit dans la création, en la
+chantant, en l'interprétant, en l'admirant en poètes, en l'idéalisant
+en artistes, en l'expliquant en savants qui se trompent mais qui
+trouvent aux phénomènes des raisons ingénieuses, un peu de grâce, de
+beauté, de charme inconnu et de mystère. Dieu n'a créé que des êtres
+grossiers, pleins de germes des maladies, qui, après quelques années
+d'épanouissement bestial, vieillissent dans les infirmités, avec
+toutes les laideurs et toutes les impuissances de la décrépitude
+humaine. Il ne les a faits, semble-t-il, que pour se reproduire
+salement et pour mourir ensuite, ainsi que les insectes éphémères des
+soirs d'été. J'ai dit «pour se reproduire salement»; j'insiste. Qu'y
+a-t-il, en effet, de plus ignoble, de plus répugnant que cet acte
+ordurier et ridicule de la reproduction des êtres, contre lequel
+toutes les âmes délicates sont et seront éternellement révoltées.
+Puisque tous les organes inventés par ce créateur économe et
+malveillant servent à deux fins, pourquoi n'en a-t-il pas choisi
+d'autres qui ne fussent point malpropres et souillés, pour leur
+confier cette mission sacrée, la plus noble et la plus exaltante des
+fonctions humaines. La bouche, qui nourrit le corps avec des aliments
+matériels, répand aussi la parole et la pensée. La chair se restaure
+par elle, et c'est par elle, en même temps, que se communique l'idée.
+L'odorat, qui donne aux poumons l'air vital, donne au cerveau tous
+les parfums du monde: l'odeur des fleurs, des bois, des arbres, de la
+mer. L'oreille, qui nous fait communiquer avec nos semblables, nous a
+permis encore d'inventer la musique, de créer du rêve, du bonheur, de
+l'infini et même du plaisir physique avec des sons! Mais on dirait que
+le Créateur, sournois et cynique, a voulu interdire à l'homme de
+jamais anoblir, embellir et idéaliser sa rencontre avec la femme.
+L'homme, cependant, a trouvé l'amour, ce qui n'est pas mal comme
+réplique au Dieu narquois, et il l'a si bien paré de poésie littéraire
+que la femme souvent oublie à quels contacts elle est forcée. Ceux,
+parmi nous, qui sont impuissants à se tromper en s'exaltant, ont
+inventé le vice et raffiné les débauches, ce qui est encore une
+manière de berner Dieu, et de rendre hommage, un hommage impudique, à
+la beauté.
+
+Mais l'être normal fait des enfants ainsi qu'une bête accouplée par la
+loi.
+
+Regarde cette femme! n'est-ce pas abominable de penser que ce bijou,
+que cette perle née pour être belle, admirée, fêtée et adorée, a passé
+onze ans de sa vie à donner des héritiers au comte de Mascaret.
+
+Bernard Grandin dit en riant:
+
+--Il y a beaucoup de vrai dans tout cela; mais peu de gens te
+comprendraient.
+
+Salins s'animait.
+
+--Sais-tu comment je conçois Dieu, dit-il: comme un monstrueux organe
+créateur inconnu de nous, qui sème par l'espace des milliards de
+mondes, ainsi qu'un poisson unique pondrait des oeufs dans la mer. Il
+crée parce que c'est sa fonction de Dieu; mais il est ignorant de ce
+qu'il fait, stupidement prolifique, inconscient des combinaisons de
+toutes sortes produites par ses germes éparpillés. La pensée humaine
+est un heureux petit accident des hasards de ses fécondations, un
+accident local, passager, imprévu, condamné à disparaître avec la
+terre, et à recommencer peut-être ici ou ailleurs, pareil ou
+différent, avec les nouvelles combinaisons des éternels
+recommencements. Nous lui devons, à ce petit accident de
+l'intelligence, d'être très mal en ce monde qui n'est pas fait pour
+nous, qui n'avait pas été préparé pour recevoir, loger, nourrir et
+contenter des êtres pensants, et nous lui devons aussi d'avoir à
+lutter sans cesse, quand nous sommes vraiment des raffinés et des
+civilisés, contre ce qu'on appelle encore les desseins de la
+Providence.
+
+Grandin, qui l'écoutait avec attention, connaissant de longue date les
+surprises éclatantes de sa fantaisie, lui demanda:
+
+--Alors, tu crois que la pensée humaine est un produit spontané de
+l'aveugle parturition divine?
+
+--Parbleu! une fonction fortuite des centres nerveux de notre cerveau,
+pareille aux actions chimiques imprévues dues à des mélanges nouveaux,
+pareille aussi à une production d'électricité, créée par des
+frottements ou des voisinages inattendus, à tous les phénomènes enfin
+engendrés par les fermentations infinies et fécondes de la matière qui
+vit.
+
+Mais, mon cher, la preuve en éclate pour quiconque regarde autour de
+soi. Si la pensée humaine, voulue par un créateur conscient, avait dû
+être ce qu'elle est devenue, si différente de la pensée et de la
+résignation animales, exigeante, chercheuse, agitée, tourmentée,
+est-ce que le monde créé pour recevoir l'être que nous sommes
+aujourd'hui aurait été cet inconfortable petit parc à bestioles, ce
+champ à salades, ce potager sylvestre, rocheux et sphérique où votre
+Providence imprévoyante nous avait destinés à vivre nus, dans les
+grottes ou sous les arbres, nourris de la chair massacrée des animaux,
+nos frères, ou des légumes crus poussés sous le soleil et les pluies.
+
+Mais il suffit de réfléchir une seconde pour comprendre que ce monde
+n'est pas fait pour des créatures comme nous. La pensée éclose et
+développée par un miracle nerveux des cellules de notre tête, toute
+impuissante, ignorante et confuse qu'elle est et qu'elle demeurera
+toujours, fait de nous tous, les intellectuels, d'éternels et
+misérables exilés sur cette terre.
+
+Contemple-la, cette terre, telle que Dieu l'a donnée à ceux qui
+l'habitent. N'est-elle pas visiblement et uniquement disposée,
+plantée et boisée pour des animaux. Qu'y a-t-il pour nous? Rien. Et
+pour eux, tout: les cavernes, les arbres, les feuillages, les sources,
+le gîte, la nourriture et la boisson. Aussi les gens difficiles comme
+moi n'arrivent-ils jamais à s'y trouver bien. Ceux-là seuls qui se
+rapprochent de la brute sont contents et satisfaits. Mais les autres,
+les poètes, les délicats, les rêveurs, les chercheurs, les inquiets.
+Ah! les pauvres gens!
+
+Je mange des choux et des carottes, sacrebleu, des oignons, des navets
+et des radis, parce que nous avons été contraints de nous y
+accoutumer, même d'y prendre goût, et parce qu'il ne pousse pas autre
+chose, mais c'est là une nourriture de lapins et de chèvres, comme
+l'herbe et le trèfle sont des nourritures de cheval et de vache. Quand
+je regarde les épis d'un champ de blé mur, je ne doute pas que cela
+n'ait germé dans le sol pour des becs de moineaux ou d'alouettes, mais
+non point pour ma bouche. En mastiquant du pain, je vole donc les
+oiseaux, comme je vole la belette et le renard en mangeant des poules.
+La caille, le pigeon et la perdrix ne sont-ils pas les proies
+naturelles de l'épervier; le mouton, le chevreuil et le boeuf, celles
+des grands carnassiers, plutôt que des viandes engraissées pour nous
+être servies rôties avec des truffes qui auraient été déterrées
+spécialement pour nous, par les cochons.
+
+Mais, mon cher, les animaux n'ont rien à faire pour vivre ici-bas. Ils
+sont chez eux, logés et nourris, ils n'ont qu'à brouter ou à chasser
+et à s'entre-manger selon leurs instincts, car Dieu n'a jamais prévu
+la douceur et les moeurs pacifiques; il n'a prévu que la mort des
+êtres acharnés à se détruire et à se dévorer.
+
+Quant à nous! Ah! ah! il nous en a fallu du travail, de l'effort, de
+la patience, de l'invention, de l'imagination, de l'industrie, du
+talent et du génie pour rendre à peu près logeable ce sol de racines
+et de pierres. Mais songe à ce que nous avons fait, malgré la nature,
+contre la nature, pour nous installer d'une façon médiocre, à peine
+propre, à peine confortable, à peine élégante, pas digne de nous.
+
+Et plus nous sommes civilisés, intelligents, raffinés, plus nous
+devons vaincre et dompter l'instinct animal qui représente en nous la
+volonté de Dieu.
+
+Songe qu'il nous a fallu inventer la civilisation, toute la
+civilisation, qui comprend tant de choses, tant, tant, de toutes
+sortes, depuis les chaussettes jusqu'au téléphone. Songe à tout ce que
+tu vois tous les jours, à tout ce qui nous sert de toutes les façons.
+
+Pour adoucir notre sort de brutes, nous avons découvert et fabriqué de
+tout, à commencer par des maisons, puis des nourritures exquises, des
+sauces, des bonbons, des pâtisseries, des boissons, des liqueurs, des
+étoffes, des vêtements, des parures, des lits, des sommiers, des
+voitures, des chemins de fer, des machines innombrables; nous avons,
+de plus, trouvé les sciences et les arts, l'écriture et les vers. Oui,
+nous avons créé les arts, la poésie, la musique, la peinture. Tout
+l'idéal vient de nous, et aussi toute la coquetterie de la vie, la
+toilette des femmes et le talent des hommes qui ont fini par un peu
+parer à nos yeux, par rendre moins nue, moins monotone et moins dure
+l'existence de simples reproducteurs pour laquelle la divine
+Providence nous avait uniquement animés.
+
+Regarde ce théâtre. N'y a-t-il pas là-dedans un monde humain créé par
+nous, imprévu par les Destins éternels, ignoré d'Eux, compréhensible
+seulement par nos esprits, une distraction coquette, sensuelle,
+intelligente, inventée uniquement pour et par la petite bête
+mécontente et agitée que nous sommes.
+
+Regarde cette femme, Mme de Mascaret. Dieu l'avait faite pour vivre
+dans une grotte, nue, ou enveloppée de peaux de bêtes. N'est-elle pas
+mieux ainsi? Mais, à ce propos, sait-on pourquoi et comment sa brute
+de mari, ayant près de lui une compagne pareille et, surtout après
+avoir été assez rustre pour la rendre sept fois mère, l'a lâchée tout
+à coup pour courir les gueuses.
+
+Grandin répondit.
+
+--Eh! mon cher, c'est probablement là l'unique raison. Il a fini par
+trouver que cela lui coûtait trop cher, de coucher toujours chez lui.
+Il est arrivé, par économie domestique, aux mêmes principes que tu
+poses en philosophe.
+
+On frappait les trois coups pour le dernier acte. Les deux amis se
+retournèrent, ôtèrent leur chapeau et s'assirent.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Dans le coupé qui les ramenait chez eux après la représentation de
+l'Opéra, le comte et la comtesse de Mascaret, assis côte à côte, se
+taisaient. Mais voilà que le mari, tout à coup, dit à sa femme:
+
+--Gabrielle!
+
+--Que me voulez-vous?
+
+--Ne trouvez-vous pas que ça a assez duré!
+
+--Quoi donc?
+
+--L'abominable supplice auquel, depuis six ans, vous me condamnez.
+
+--Que voulez-vous, je n'y puis rien.
+
+--Dites-moi lequel, enfin?
+
+--Jamais.
+
+--Songez que je ne puis plus voir mes enfants, les sentir autour de
+moi, sans avoir le coeur broyé par ce doute. Dites-moi lequel, et je
+vous jure que je pardonnerai, que je le traiterai comme les autres.
+
+--Je n'en ai pas le droit.
+
+--Vous ne voyez donc pas que je ne peux plus supporter cette vie,
+cette pensée qui me ronge, et cette question que je me pose sans
+cesse, cette question qui me torture chaque fois que je les regarde.
+J'en deviens fou.
+
+Elle demanda:
+
+--Vous avez donc beaucoup souffert?
+
+--Affreusement. Est-ce que j'aurais accepté, sans cela, l'horreur de
+vivre à votre côté, et l'horreur, plus grande encore, de sentir, de
+savoir parmi eux qu'il y en a un, que je ne puis connaître, et qui
+m'empêche d'aimer les autres.
+
+Elle répéta:
+
+--Alors, vous avez vraiment souffert beaucoup?
+
+Il répondit d'une voix contenue et douloureuse:
+
+--Mais, puisque je vous répète tous les jours que c'est pour moi un
+intolérable supplice. Sans cela, serais-je revenu? serais-je demeuré
+dans cette maison, près de vous et près d'eux, si je ne les aimais
+pas, eux. Ah! vous vous êtes conduite avec moi d'une façon abominable.
+J'ai pour mes enfants la seule tendresse de mon coeur; vous le savez
+bien. Je suis pour eux un père des anciens temps, comme j'ai été pour
+vous le mari des anciennes familles, car je reste, moi, un homme
+d'instinct, un homme de la nature, un homme d'autrefois. Oui, je
+l'avoue, vous m'avez rendu jaloux atrocement, parce que vous êtes une
+femme d'une autre race, d'une autre âme, avec d'autres besoins. Ah!
+les choses que vous m'avez dites, je ne les oublierai jamais. A partir
+de ce jour, d'ailleurs, je ne me suis plus soucié de vous. Je ne vous
+ai pas tuée parce que je n'aurais plus gardé un moyen sur la terre de
+découvrir jamais lequel de nos ... de vos enfants n'est pas à moi.
+J'ai attendu, mais j'ai souffert plus que vous ne sauriez croire, car
+je n'ose plus les aimer, sauf les deux aînés peut-être; je n'ose plus
+les regarder, les appeler, les embrasser, je ne peux plus en prendre
+un sur mes genoux sans me demander: «N'est-ce pas celui-là?» J'ai été
+avec vous correct et même doux et complaisant depuis six ans.
+Dites-moi la vérité et je vous jure que je ne ferai rien de mal.
+
+Dans l'ombre de la voiture, il crut deviner qu'elle était émue, et
+sentant qu'elle allait enfin parler.
+
+--Je vous en prie, dit-il, je vous en supplie ...
+
+Elle murmura:
+
+--J'ai été peut-être plus coupable que vous ne croyez. Mais je ne
+pouvais pas, je ne pouvais plus continuer cette vie odieuse de
+grossesses. Je n'avais qu'un moyen de vous chasser de mon lit. J'ai
+menti devant Dieu, et j'ai menti, la main levée sur la tête de mes
+enfants, car je ne vous ai jamais trompé.
+
+Il lui saisit le bras dans l'ombre, et le serrant comme il avait fait
+au jour terrible de leur promenade au bois, il balbutia:
+
+--Est-ce vrai?
+
+--C'est vrai.
+
+Mais lui, soulevé d'angoisse, gémit:
+
+--Ah! je vais retomber en de nouveaux doutes qui ne finiront plus!
+Quel jour avez-vous menti, autrefois ou aujourd'hui? Comment vous
+croire à présent? Comment croire une femme après cela? Je ne saurai
+plus jamais ce que je dois penser. J'aimerais mieux que vous m'eussiez
+dit: «C'est Jacques, ou c'est Jeanne.»
+
+La voiture pénétrait dans la cour de l'hôtel. Quand elle se fut
+arrêtée devant le perron, le comte descendit le premier et offrit,
+comme toujours, le bras à sa femme pour gravir les marches.
+
+Puis, dès qu'ils atteignirent le premier étage:
+
+--Puis-je vous parler encore quelques instants, dit-il?
+
+Elle répondit:
+
+--Je veux bien.
+
+Ils entrèrent dans un petit salon, dont un valet de pied, un peu
+surpris, alluma les bougies.
+
+Puis, quand ils furent seuls, il reprit:
+
+--Comment savoir la vérité? Je vous ai supplié mille fois de parler,
+vous êtes restée muette, impénétrable, inflexible, inexorable, et
+voilà qu'aujourd'hui vous venez me dire que vous avez menti. Pendant
+six ans vous avez pu me laisser croire une chose pareille! Non, c'est
+aujourd'hui que vous mentez, je ne sais pourquoi, par pitié pour moi,
+peut-être? Elle répondit avec un air sincère et convaincu:
+
+--Mais sans cela j'aurais eu encore quatre enfants pendant les six
+dernières années.
+
+Il s'écria:
+
+--C'est une mère qui parle ainsi?
+
+--Ah! dit-elle, je ne me sens pas du tout la mère des enfants qui ne
+sont pas nés, il me suffit d'être la mère de ceux que j'ai et de les
+aimer de tout mon coeur. Je suis, nous sommes des femmes du monde
+civilisé, monsieur. Nous ne sommes plus et nous refusons d'être de
+simples femelles qui repeuplent la terre.
+
+Elle se leva; mais il lui saisit les mains.
+
+--Un mot, un mot seulement, Gabrielle. Dites-moi la vérité?
+
+--Je viens de vous la dire. Je ne vous ai jamais trompé.
+
+Il la regardait bien en face, si belle, avec ses yeux gris comme des
+ciels froids. Dans sa sombre coiffure, dans cette nuit opaque des
+cheveux noirs luisait le diadème poudré de diamants, pareil à une voie
+lactée. Alors, il sentit soudain, il sentit par une sorte d'intuition
+que cet être là n'était plus seulement une femme destinée à perpétuer
+sa race, mais le produit bizarre et mystérieux de tous nos désirs
+compliqués, amassés en nous par les siècles, détournés de leur but
+primitif et divin, errant vers une beauté mystique, entrevue et
+insaisissable. Elles sont ainsi quelques-unes qui fleurissent
+uniquement pour nos rêves, parées de tout ce que la civilisation a
+mis de poésie, ce luxe idéal, de coquetterie et de charme esthétique
+autour de la femme, cette statue de chair qui avive, autant que les
+fièvres sensuelles, d'immatériels appétits.
+
+L'époux demeurait debout devant elle, stupéfait de cette tardive et
+obscure découverte, touchant confusément la cause de sa jalousie
+ancienne, et comprenant mal tout cela.
+
+Il dit enfin:
+
+--Je vous crois. Je sens qu'en ce moment vous ne mentez pas; et,
+autrefois en effet, il m'avait toujours semblé que vous mentiez.
+
+Elle lui tendit la main.
+
+--Alors, nous sommes amis?
+
+Il prit cette main et la baisa, en répondant:
+
+--Nous sommes amis. Merci, Gabrielle.
+
+Puis il sortit, en la regardant toujours, émerveillé qu'elle fût
+encore si belle, et sentant naître en lui une émotion étrange, plus
+redoutable peut-être que l'antique et simple amour!
+
+
+
+
+LE CHAMP D'OLIVIERS
+
+
+
+
+I
+
+
+Quand les hommes du port, du petit port provençal de Garandou, au fond
+de la baie Pisca, entre Marseille et Toulon, aperçurent la barque de
+l'abbé Vilbois qui revenait de la pêche, ils descendirent sur la plage
+pour aider à tirer le bateau.
+
+L'abbé était seul dedans, et il ramait comme un vrai marin, avec une
+énergie rare malgré ses cinquante-huit ans. Les manches retroussées
+sur des bras musculeux, la soutane relevée en bas et serrée entre les
+genoux, un peu déboutonnée sur la poitrine, son tricorne sur le banc à
+son côté, et la tête coiffée d'un chapeau cloche en liège recouvert de
+toile blanche, il avait l'air d'un solide et bizarre ecclésiastique
+des pays chauds, fait pour les aventures plus que pour dire la messe.
+
+De temps en temps, il regardait derrière lui pour bien reconnaître le
+point d'abordage, puis il recommençait à tirer, d'une façon rythmée,
+méthodique et forte, pour montrer, une fois de plus, à ces mauvais
+matelots du Midi, comment nagent les hommes du Nord.
+
+La barque lancée toucha le sable et glissa dessus comme si elle allait
+gravir toute la plage en y enfonçant sa quille; puis elle s'arrêta
+net, et les cinq hommes qui regardaient venir le curé s'approchèrent,
+affables, contents, sympathiques au prêtre.
+
+--Eh ben! dit l'un avec son fort accent de Provence, bonne pêche,
+monsieur le curé?
+
+L'abbé Vilbois rentra ses avirons, retira son chapeau cloche pour se
+couvrir de son tricorne, abaissa ses manches sur ses bras, reboutonna
+sa soutane, puis ayant repris sa tenue et sa prestance de desservant
+du village, il répondit avec fierté:
+
+--Oui, oui, très bonne, trois loups, deux murènes et quelques
+girelles.
+
+Les cinq pêcheurs s'étaient approchés de la barque, et penchés
+au-dessus du bordage, ils examinaient, avec un air de connaisseurs,
+les bêtes mortes, les loups gras, les murènes à tête plate, hideux
+serpents de mer, et les girelles violettes striées en zigzag de bandes
+dorées de la couleur des peaux d'oranges.
+
+Un d'eux dit:
+
+--Je vais vous porter ça dans votre bastide, monsieur le curé.
+
+--Merci, mon brave.
+
+Ayant serré les mains, le prêtre se mit en route, suivi d'un homme et
+laissant les autres occupés à prendre soin de son embarcation.
+
+Il marchait à grands pas lents, avec un air de force et de dignité.
+Comme il avait encore chaud d'avoir ramé avec tant de vigueur, il se
+découvrait par moments en passant sous l'ombre légère des oliviers,
+pour livrer à l'air du soir, toujours tiède, mais un peu calmé par une
+vague brise du large, son front carré, couvert de cheveux blancs,
+droits et ras, un front d'officier bien plus qu'un front de prêtre. Le
+village apparaissait sur une butte, au milieu d'une large vallée
+descendant en plaine vers la mer.
+
+C'était par un soir de juillet. Le soleil éblouissant, tout près
+d'atteindre la crête dentelée de collines lointaines, allongeait en
+biais sur la route blanche, ensevelie sous un suaire de poussière,
+l'ombre interminable de l'ecclésiastique dont le tricorne démesuré
+promenait dans le champ voisin une large tache sombre qui semblait
+jouer à grimper vivement sur tous les troncs d'oliviers rencontrés,
+pour retomber aussitôt par terre, où elle rampait entre les arbres.
+
+Sous les pieds de l'abbé Vilbois, un nuage de poudre fine, de cette
+farine impalpable dont sont couverts, en été, les chemins provençaux,
+s'élevait, fumant autour de sa soutane qu'elle voilait et couvrait, en
+bas, d'une teinte grise de plus en plus claire. Il allait, rafraîchi
+maintenant et les mains dans ses poches, avec l'allure lente et
+puissante d'un montagnard faisant une ascension. Ses yeux calmes
+regardaient le village, son village où il était curé depuis vingt ans,
+village choisi par lui, obtenu par grande faveur, où il comptait
+mourir. L'église, son église, couronnait le large cône des maisons
+entassées autour d'elle, de ses deux tours de pierre brune, inégales
+et carrées, qui dressaient dans ce beau vallon méridional leurs
+silhouettes anciennes plus pareilles à des défenses de château fort,
+qu'à des clochers de monument sacré.
+
+L'abbé était content, car il avait pris trois loups, deux murènes et
+quelques girelles.
+
+Il aurait ce nouveau petit triomphe auprès de ses paroissiens, lui,
+qu'on respectait surtout, parce qu'il était peut-être, malgré son âge,
+l'homme le mieux musclé du pays. Ces légères vanités innocentes
+étaient son plus grand plaisir. Il tirait au pistolet de façon à
+couper des tiges de fleurs, faisait quelquefois des armes avec le
+marchand de tabac, son voisin, ancien prévôt de régiment, et il
+nageait mieux que personne sur la côte.
+
+C'était d'ailleurs un ancien homme du monde, fort connu jadis, fort
+élégant, le baron de Vilbois, qui s'était fait prêtre, à trente-deux
+ans, à la suite d'un chagrin d'amour.
+
+Issu d'une vieille famille picarde, royaliste et religieuse, qui
+depuis plusieurs siècles donnait ses fils à l'armée, à la magistrature
+ou au clergé, il songea d'abord à entrer dans les ordres sur le
+conseil de sa mère, puis sur les instances de son père il se décida à
+venir simplement à Paris, faire son droit, et chercher ensuite quelque
+grave fonction au Palais.
+
+Mais pendant qu'il achevait ses études, son père succomba à une
+pneumonie à la suite de chasses au marais, et sa mère, saisie par le
+chagrin, mourut peu de temps après. Donc, ayant hérité soudain d'une
+grosse fortune, il renonça à des projets de carrière quelconque pour
+se contenter de vivre en homme riche.
+
+Beau garçon, intelligent bien que d'un esprit limité par des
+croyances, des traditions et des principes, héréditaires comme ses
+muscles de hobereau picard, il plut, il eut du succès dans le monde
+sérieux, et goûta la vie en homme jeune, rigide, opulent et considéré.
+
+Mais voilà qu'à la suite de quelques rencontres chez un ami il devint
+amoureux d'une jeune actrice, d'une toute jeune élève du Conservatoire
+qui débutait avec éclat à l'Odéon.
+
+Il en devint amoureux avec toute la violence, avec tout l'emportement
+d'un homme né pour croire à des idées absolues. Il en devint amoureux
+en la voyant à travers le rôle romanesque où elle avait obtenu, le
+jour même où elle se montra pour la première fois au public, un grand
+succès.
+
+Elle était jolie, nativement perverse, avec un air d'enfant naïf qu'il
+appelait son air d'ange. Elle sut le conquérir complètement, faire de
+lui un de ces délirants forcenés, un de ces déments en extase qu'un
+regard ou qu'une jupe de femme brûle sur le bûcher des Passions
+Mortelles. Il la prit donc pour maîtresse, lui fit quitter le théâtre,
+et l'aima, pendant quatre ans, avec une ardeur toujours grandissante.
+Certes, malgré son nom et les traditions d'honneur de sa famille, il
+aurait fini par l'épouser, s'il n'avait découvert, un jour qu'elle le
+trompait depuis longtemps avec l'ami qui la lui avait fait connaître.
+
+Le drame fut d'autant plus terrible qu'elle était enceinte, et qu'il
+attendait la naissance de l'enfant pour se décider au mariage.
+
+Quant il tint entre ses mains les preuves, des lettres, surprises dans
+un tiroir, il lui reprocha son infidélité, sa perfidie, son ignominie,
+avec toute la brutalité du demi-sauvage qu'il était.
+
+Mais elle, enfant des trottoirs de Paris, impudente autant
+qu'impudique, sûre de l'autre homme comme de celui-là, hardie
+d'ailleurs comme ces filles du peuple qui montent aux barricades par
+simple crânerie, le brava et l'insulta; et comme il levait la main,
+elle lui montra son ventre.
+
+Il s'arrêta, pâlissant, songea qu'un descendant de lui était là, dans
+cette chair souillée, dans ce corps vil, dans cette créature immonde,
+un enfant de lui! Alors il se rua sur elle pour les écraser tous les
+deux, anéantir cette double honte. Elle eut peur, se sentant perdue,
+et comme elle roulait sous son poing, comme elle voyait son pied prêt
+à frapper par terre le flanc gonflé où vivait déjà un embryon d'homme,
+elle lui cria, les mains tendues pour arrêter les coups:
+
+--Ne me tue point. Ce n'est pas à toi, c'est à lui.
+
+Il fit un bond en arrière, tellement stupéfait, tellement bouleversé
+que sa fureur resta suspendue comme son talon, et il balbutia.
+
+--Tu ... tu dis?
+
+Elle, folle de peur tout à coup devant la mort entrevue dans les yeux
+et dans le geste terrifiants de cet homme, répéta:
+
+--Ce n'est pas à toi, c'est à lui.
+
+Il murmura, les dents serrées, anéanti:
+
+--L'enfant?
+
+--Oui.
+
+--Tu mens.
+
+Et, de nouveau, il commença le geste du pied qui va écraser quelqu'un,
+tandis que sa maîtresse, redressée à genoux, essayant de reculer,
+balbutiait toujours.
+
+--Puisque je te dis que c'est à lui. S'il était à toi, est-ce que je
+ne l'aurais pas eu depuis longtemps?
+
+Cet argument le frappa comme la vérité même. Dans un de ces éclairs de
+pensée où tous les raisonnements apparaissent en même temps avec une
+illuminante clarté, précis, irréfutables, concluants, irrésistibles,
+il fut convaincu, il fut sûr qu'il n'était point le père du misérable
+enfant de gueuse qu'elle portait en elle; et, soulagé, délivré,
+presque apaisé soudain, il renonça à détruire cette infâme créature.
+
+Alors il lui dit d'une voix plus calme:
+
+--Lève-toi, va-t-en, et que je ne te revoie jamais.
+
+Elle obéit, vaincue, et s'en alla.
+
+Il ne la revit jamais.
+
+Il partit de son côté. Il descendit vers le Midi, vers le soleil, et
+s'arrêta dans un village, debout au milieu d'un vallon, au bord de la
+Méditerranée. Une auberge lui plut qui regardait la mer; il y prit une
+chambre et y resta. Il y demeura dix-huit mois, dans le chagrin, dans
+le désespoir, dans un isolement complet. Il y vécut avec le souvenir
+dévorant de la femme traîtresse, de son charme, de son enveloppement,
+de son ensorcellement inavouable, et avec le regret de sa présence et
+de ses caresses.
+
+Il errait par les vallons provençaux, promenant au soleil tamisé par
+les grisâtres feuillettes des oliviers, sa pauvre tête malade où
+vivait une obsession.
+
+Mais ses anciennes idées pieuses, l'ardeur un peu calmée de sa foi
+première lui revinrent au coeur tout doucement dans cette solitude
+douloureuse. La religion qui lui était apparue autrefois comme un
+refuge contre la vie inconnue, lui apparaissait maintenant comme un
+refuge contre la vie trompeuse et torturante. Il avait conservé des
+habitudes de prière. Il s'y attacha dans son chagrin, et il allait
+souvent, au crépuscule, s'agenouiller dans l'église assombrie où
+brillait seul, au fond du choeur, le point de feu de la lampe,
+gardienne sacrée du sanctuaire, symbole de la présence divine.
+
+Il confia sa peine à ce Dieu, à son Dieu, et lui dit toute sa misère.
+Il lui demandait conseil, pitié, secours, protection, consolation, et
+dans son oraison répétée chaque jour plus fervente, il mettait chaque
+fois une émotion plus forte.
+
+Son coeur meurtri, rongé par l'amour d'une femme, restait ouvert et
+palpitant, avide toujours de tendresse; et peu à peu, à force de
+prier, de vivre en ermite avec des habitudes de piété grandissantes,
+de s'abandonner à cette communication secrète des âmes dévotes avec le
+Sauveur qui console et attire les misérables, l'amour mystique de Dieu
+entra en lui et vainquit l'autre.
+
+Alors il reprit ses premiers projets, et se décida à offrir à l'Église
+une vie brisée qu'il avait failli lui donner vierge.
+
+Il se fit donc prêtre. Par sa famille, par ses relations il obtint
+d'être nommé desservant de ce village provençal où le hasard l'avait
+jeté, et, ayant consacré à des oeuvres bienfaisantes une grande partie
+de sa fortune, n'ayant gardé que ce qui lui permettrait de demeurer
+jusqu'à sa mort utile et secourable aux pauvres, il se réfugia dans
+une existence calme de pratiques pieuses et de dévouement à ses
+semblables.
+
+Il fut un prêtre à vues étroites, mais bon, une sorte de guide
+religieux à tempérament de soldat, un guide de l'église qui conduisait
+par force dans le droit chemin l'humanité errante, aveugle, perdue en
+cette forêt de la vie où tous nos instincts, nos goûts, nos désirs,
+sont des sentiers qui égarent. Mais beaucoup de l'homme d'autrefois
+restait toujours vivant en lui. Il ne cessa pas d'aimer les exercices
+violents, les nobles sports, les armes, et il détestait les femmes,
+toutes, avec une peur d'enfant devant un mystérieux danger.
+
+
+
+
+II
+
+
+Le matelot qui suivait le prêtre se sentait sur la langue une envie
+toute méridionale de causer. Il n'osait pas, car l'abbé exerçait sur
+ses ouailles un grand prestige. À la fin il s'y hasarda.
+
+--Alors, dit-il, vous vous trouvez bien dans votre bastide, monsieur
+le curé?
+
+Cette bastide était une de ces maisons microscopiques où les
+provençaux des villes et des villages vont se nicher, en été, pour
+prendre l'air. L'abbé avait loué cette case dans un champ, à cinq
+minutes de son presbytère, trop petit et emprisonné au centre de la
+paroisse, contre l'église.
+
+Il n'habitait pas régulièrement, même en été, cette campagne; il y
+allait seulement passer quelques jours de temps en temps, pour vivre
+en pleine verdure et tirer au pistolet.
+
+--Oui, mon ami, dit le prêtre, je m'y trouve très bien.
+
+La demeure basse apparaissait bâtie au milieu des arbres, peinte en
+rose, zébrée, hachée, coupée en petits morceaux par les branches et
+les feuilles des oliviers dont était planté le champ sans clôture où
+elle semblait poussée comme un champignon de Provence.
+
+On apercevait aussi une grande femme qui circulait devant la porte en
+préparant une petite table à dîner où elle posait à chaque retour,
+avec une lenteur méthodique, un seul couvert, une assiette, une
+serviette, un morceau de pain, un verre à boire. Elle était coiffée du
+petit bonnet des arlésiennes, cône pointu de soie ou de velours noir
+sur qui fleurit un champignon blanc.
+
+Quand l'abbé fut à portée de la voix, il lui cria:
+
+--Eh! Marguerite?
+
+Elle s'arrêta pour regarder, et reconnaissant son maître:
+
+--Tè c'est vous, monsieur le curé?
+
+--Oui. Je vous apporte une belle pêche, vous allez tout de suite me
+faire griller un loup, un loup au beurre, rien qu'au beurre, vous
+entendez?
+
+La servante, venue au devant des hommes, examinait d'un oeil
+connaisseur les poissons portés par le matelot.
+
+--C'est que nous avons déjà une poule au riz, dit-elle.
+
+--Tant pis, le poisson du lendemain ne vaut pas le poisson sortant de
+l'eau. Je vais faire une petite fête de gourmand, ça ne m'arrive pas
+trop souvent; et puis, le péché n'est pas gros.
+
+La femme choisissait le loup, et comme elle s'en allait en
+l'emportant, elle se retourna:
+
+--Ah! Il est venu un homme vous chercher trois fois, monsieur le curé.
+
+Il demanda avec indifférence.
+
+--Un homme! Quel genre d'homme?
+
+--Mais un homme qui ne se recommande pas de lui-même.
+
+--Quoi! Un mendiant?
+
+--Peut-être, oui, je ne dis pas. Je croirais plutôt un maoufatan.
+
+L'abbé Vilbois se mit à rire de ce mot provençal qui signifie
+malfaiteur, rôdeur de routes, car il connaissait l'âme timorée de
+Marguerite qui ne pouvait séjourner à la bastide sans s'imaginer tout
+le long des jours et surtout des nuits qu'ils allaient être
+assassinés.
+
+Il donna quelques sous au marin qui s'en alla, et, comme il disait,
+ayant conservé toutes ses habitudes de soins et de tenue d'ancien
+mondain:--«Je vas me passer un peu d'eau sur le nez et sur les
+mains»,--Marguerite lui cria de sa cuisine où elle grattait à rebours,
+avec un couteau, le dos du loup dont les écailles un peu tachées de
+sang se détachaient comme d'infimes piécettes d'argent.
+
+--Tenez le voilà!
+
+L'abbé vira vers la route et aperçut en effet un homme, qui lui parut,
+de loin, fort mal vêtu, et qui s'en venait, à petits pas, vers la
+maison. Il l'attendit, souriant encore de la terreur de sa domestique,
+et pensant: «Ma foi, je crois qu'elle a raison, il a bien l'air d'un
+maoufatan».
+
+L'inconnu approchait, les mains dans ses poches, les yeux sur le
+prêtre, sans se hâter. Il était jeune, portait toute la barbe blonde
+et frisée; et des mèches de cheveux se roulaient en boucles au sortir
+d'un chapeau de feutre mou, tellement sale et défoncé que personne
+n'en aurait pu deviner la couleur et la forme premières. Il avait un
+long pardessus marron, une culotte dentelée autour des chevilles, et
+il était chaussé d'espadrilles, ce qui lui donnait une démarche molle,
+muette, inquiétante, un pas imperceptible de rôdeur.
+
+Quant il fut à quelques enjambées de l'ecclésiastique, il ôta la loque
+qui lui abritait le front, en se découvrant avec un air un peu
+théâtral, et montrant une tête flétrie, crapuleuse et jolie, chauve
+sur le sommet du crâne, marque de fatigue ou de débauche précoce, car
+cet homme assurément n'avait pas plus de vingt-cinq ans.
+
+Le prêtre, aussitôt, se découvrit aussi, devinant et sentant que ce
+n'était pas là le vagabond ordinaire, l'ouvrier sans travail ou le
+repris de justice errant entre deux prisons et qui ne sait plus guère
+parler que le langage mystérieux des bagnes.
+
+--Bonjour, monsieur le curé, dit l'homme. Le prêtre répondit
+simplement: «Je vous salue» ne voulant pas appeler «Monsieur» ce
+passant suspect et haillonneux. Ils se contemplaient fixement et
+l'abbé Vilbois, devant le regard de ce rôdeur, se sentait troublé, ému
+comme en face d'un ennemi inconnu, envahi par une de ces inquiétudes
+étranges qui se glissent en frissons dans la chair et dans le sang.
+
+A la fin, le vagabond reprit:
+
+--Eh bien! me reconnaissez-vous?
+
+Le prêtre, très étonné, répondit:
+
+--Moi, pas du tout, je ne vous connais point.
+
+--Ah! vous ne me connaissez point. Regardez-moi davantage.
+
+--J'ai beau vous regarder, je ne vous ai jamais vu.
+
+--Ça c'est vrai, reprit l'autre, ironique, mais je vais vous montrer
+quelqu'un que vous connaissez mieux.
+
+Il se recoiffa et déboutonna son pardessus. Sa poitrine était nue
+dedans. Une ceinture rouge, roulée autour de son ventre maigre,
+retenait sa culotte au-dessus de ses hanches.
+
+Il prit dans sa poche une enveloppe, une de ces invraisemblables
+enveloppes que toutes les taches possibles ont marbrées, une de ces
+enveloppes qui gardent, dans les doublures des gueux errants, les
+papiers quelconques, vrais ou faux, volés ou légitimes, précieux
+défenseurs de la liberté contre le gendarme rencontré. Il en tira une
+photographie, une de ces cartes grandes comme une lettre, qu'on
+faisait souvent autrefois, jaunie, fatiguée, traînée longtemps
+partout, chauffée contre la chair de cet homme et ternie par sa
+chaleur.
+
+Alors, l'élevant à côté de sa figure, il demanda:
+
+--Et celui-là, le connaissez-vous?
+
+L'abbé fit deux pas pour mieux voir et demeura pâlissant, bouleversé,
+car c'était son propre portrait, fait pour Elle, à l'époque lointaine
+de son amour.
+
+Il ne répondait rien, ne comprenant pas.
+
+--Le vagabond répéta:
+
+--Le reconnaissez-vous, celui-là?
+
+Et le prêtre balbutia:
+
+--Mais oui.
+
+--Qui est-ce?
+
+--C'est moi.
+
+--C'est bien vous?
+
+--Mais oui.
+
+--Eh bien! regardez-nous, tous les deux, maintenant, votre portrait et
+moi?
+
+Il avait vu déjà, le misérable homme, il avait vu que ces deux êtres,
+celui de la carte et celui qui riait à côté, se ressemblaient comme
+deux frères, mais il ne comprenait pas encore, et il bégaya:
+
+--Que me voulez-vous, enfin?
+
+Alors, le gueux, d'une voix méchante:
+
+--Ce que je veux, mais je veux que vous me reconnaissiez d'abord.
+
+--Qui êtes-vous donc?
+
+--Ce que je suis? Demandez-le à n'importe qui sur la route,
+demandez-le à votre bonne, allons le demander au maire du pays si vous
+voulez, en lui montrant ça; et il rira bien, c'est moi qui vous le
+dis. Ah! vous ne voulez pas reconnaître que je suis votre fils, papa
+curé?
+
+Alors le vieillard, levant ses bras en un geste biblique et désespéré,
+gémit:
+
+--Ça n'est pas vrai.
+
+Le jeune homme s'approcha tout contre lui, face à face.
+
+--Ah! ça n'est pas vrai. Ah! l'abbé, il faut cesser de mentir,
+entendez-vous?
+
+Il avait une figure menaçante et les poings fermés, et il parlait avec
+une conviction si violente, que le prêtre, reculant toujours, se
+demandait lequel des deux se trompait en ce moment.
+
+Encore une fois, cependant, il affirma:
+
+--Je n'ai jamais eu d'enfant.
+
+L'autre ripostant:
+
+--Et pas de maîtresse, peut-être?
+
+Le vieillard prononça résolument un seul mot, un fier aveu:
+
+--Si.
+
+--Et cette maîtresse n'était pas grosse quand vous l'avez chassée?
+
+Soudain, la colère ancienne, étouffée vingt-cinq ans plus tôt, non pas
+étouffée, mais murée au fond du coeur de l'amant, brisa les voûtes de
+foi, de dévotion résignée, de renoncement à tout, qu'il avait
+construites sur elle, et, hors de lui, il cria:
+
+--Je l'ai chassée parce qu'elle m'avait trompé et qu'elle portait en
+elle l'enfant d'un autre, sans quoi, je l'aurais tuée, monsieur, et
+vous avec elle.
+
+Le jeune homme hésita, surpris à son tour par l'emportement sincère du
+curé, puis il répliqua plus doucement:
+
+--Qui vous a dit ça que c'était l'enfant d'un autre?
+
+--Mais elle, elle-même, en me bravant.
+
+Alors, le vagabond, sans contester cette affirmation, conclut avec un
+ton indifférent de voyou qui juge une cause:
+
+--Eh ben! c'est maman qui s'est trompée en vous narguant, v'là tout.
+
+Redevenant aussi plus maître de lui, après ce mouvement de fureur,
+l'abbé, à son tour, interrogea:
+
+--Et qui vous a dit, à vous, que vous étiez mon fils?
+
+--Elle, en mourant, m'sieu l'curé.... Et puis ça!
+
+Et il tendait, sous les yeux du prêtre, la petite photographie.
+
+Le vieillard la prit, et lentement, longuement, le coeur soulevé
+d'angoisse, il compara ce passant inconnu avec son ancienne image, et
+il ne douta plus, c'était bien son fils.
+
+Une détresse emporta son âme, une émotion inexprimable, affreusement
+pénible, comme le remords d'un crime ancien. Il comprenait un peu, il
+devinait le reste, il revoyait la scène brutale de la séparation.
+C'était pour sauver sa vie, menacée par l'homme outragé, que la femme,
+la trompeuse et perfide femelle lui avait jeté ce mensonge. Et le
+mensonge avait réussi. Et un fils de lui était né, avait grandi, était
+devenu ce sordide coureur de routes, qui sentait le vice comme un bouc
+sent la bête.
+
+Il murmura:
+
+--Voulez-vous faire quelques pas avec moi, pour nous expliquer
+davantage?
+
+L'autre se mit à ricaner.
+
+--Mais, parbleu! C'est bien pour cela que je suis venu.
+
+Ils s'en allèrent ensemble, côte à côte, par le champ d'oliviers. Le
+soleil avait disparu. La grande fraîcheur des crépuscules du Midi
+étendait sur la campagne un invisible manteau froid. L'abbé
+frissonnait et levant soudain les yeux, dans un mouvement habituel
+d'officiant, il aperçut partout autour de lui, tremblotant sur le
+ciel, le petit feuillage grisâtre de l'arbre sacré qui avait abrité
+sous son ombre frêle la plus grande douleur, la seule défaillance du
+Christ.
+
+Une prière jaillit de lui, courte et désespérée, faite avec cette voix
+intérieure qui ne passe point par la bouche et dont les croyants
+implorent le Sauveur: «Mon Dieu, secourez-moi.»
+
+Puis se tournant vers son fils:
+
+--Alors, votre mère est morte?
+
+Un nouveau chagrin s'éveillait en lui, en prononçant ces paroles:
+«Votre mère est morte» et crispait son coeur, une étrange misère de la
+chair de l'homme qui n'a jamais fini d'oublier, et un cruel écho de la
+torture qu'il avait subie, mais plus encore peut-être, puisqu'elle
+était morte, un tressaillement de ce délirant et court bonheur de
+jeunesse dont rien maintenant ne restait plus que la plaie de son
+souvenir.
+
+Le jeune homme répondit:
+
+--Oui, monsieur le curé, ma mère est morte.
+
+--Y a-t-il longtemps?
+
+--Oui, trois ans déjà.
+
+Un doute nouveau envahit le prêtre.
+
+--Et comment n'êtes-vous pas venu me trouver plus tôt?
+
+L'autre hésita.
+
+--Je n'ai pas pu. J'ai eu des empêchements ... Mais, pardonnez-moi
+d'interrompre ces confidences que je vous ferai plus tard, aussi
+détaillées qu'il vous plaira, pour vous dire que je n'ai rien mangé
+depuis hier matin.
+
+Une secousse de pitié ébranla tout le vieillard, et, tendant
+brusquement les deux mains.
+
+--Oh! mon pauvre enfant, dit-il.
+
+Le jeune homme reçut ces grandes mains tendues, qui enveloppèrent ses
+doigts, plus minces, tièdes et fiévreux.
+
+Puis il répondit avec cet air de blague qui ne quittait guère ses
+lèvres:
+
+--Eh ben! vrai, je commence à croire que nous nous entendrons tout de
+même.
+
+Le curé se mit à marcher.
+
+--Allons dîner, dit-il.
+
+Il songeait soudain, avec une petite joie instinctive, confuse et
+bizarre, au beau poisson péché par lui, qui joint à la poule au riz,
+ferait, ce jour-là, un bon repas pour ce misérable enfant.
+
+L'Arlésienne, inquiète et déjà grondeuse, attendait devant la porte.
+
+--Marguerite, cria l'abbé, enlevez la table et portez-la dans la
+salle, bien vite, bien vite, et mettez deux couverts, mais bien vite.
+
+La bonne restait effarée, à la pensée que son maître allait dîner
+avec ce malfaiteur.
+
+Alors, l'abbé Vilbois, se mit lui-même à desservir et à transporter,
+dans l'unique pièce du rez-de-chaussée, le couvert préparé pour lui.
+
+Cinq minutes plus tard, il était assis, en face du vagabond, devant
+une soupière pleine de soupe aux choux, qui faisait monter, entre
+leurs visages, un petit nuage de vapeur bouillante.
+
+
+
+
+III
+
+
+Quand les assiettes furent pleines, le rôdeur se mit à avaler sa soupe
+avidement par cuillerées rapides. L'abbé n'avait plus faim, et il
+humait seulement avec lenteur le savoureux bouillon des choux,
+laissant le pain au fond de son assiette.
+
+Tout à coup il demanda:
+
+--Comment vous appelez-vous?
+
+L'homme rit, satisfait d'apaiser sa faim.
+
+--Père inconnu, dit-il, pas d'autre nom de famille que celui de ma
+mère que vous n'aurez probablement pas encore oublié. J'ai, par
+contre, deux prénoms qui ne me vont guère, entre parenthèses,
+«Philippe-Auguste.»
+
+L'abbé pâlit et demanda, la gorge serrée:
+
+--Pourquoi vous a-t-on donné ces prénoms?
+
+Le vagabond haussa les épaules.
+
+--Vous devez bien le deviner. Après vous avoir quitté, maman a voulu
+faire croire à votre rival que j'étais à lui, et il l'a cru à peu près
+jusqu'à mon âge de quinze ans. Mais, à ce moment-là, j'ai commencé à
+vous ressembler trop. Et il m'a renié, la canaille. On m'avait donc
+donné ses deux prénoms, Philippe-Auguste; et si j'avais eu la chance
+de ne ressembler à personne ou d'être simplement le fils d'un
+troisième larron qui ne se serait pas montré, je m'appellerais
+aujourd'hui le vicomte Philippe-Auguste de Pravallon, fils tardivement
+reconnu du comte du même nom, sénateur. Moi, je me suis baptisé. «Pas
+de veine.»
+
+--Comment savez-vous tout cela?
+
+--Parce qu'il y a eu des explications devant moi, parbleu, et de rudes
+explications, allez. Ah! c'est ça qui vous apprend la vie.
+
+Quelque chose de plus pénible et de plus tenaillant que tout ce qu'il
+avait ressenti et souffert depuis une demi-heure oppressait le prêtre.
+C'était en lui une sorte d'étouffement qui commençait, qui allait
+grandir et finirait par le tuer, et cela lui venait, non pas tant des
+choses qu'il entendait, que de la façon dont elles étaient dites et de
+la figure de crapule du voyou qui les soulignait. Entre cet homme et
+lui, entre son fils et lui, il commençait à sentir à présent ce
+cloaque des saletés morales qui sont, pour certaines âmes, de mortels
+poisons. C'était son fils cela? Il ne pouvait encore le croire. Il
+voulait toutes les preuves, toutes; tout apprendre, tout entendre,
+tout écouter, tout souffrir. Il pensa de nouveau aux oliviers qui
+entouraient sa petite bastide, et il murmura pour la seconde fois:
+«Oh! mon Dieu, secourez-moi.»
+
+Philippe-Auguste avait fini sa soupe. Il demanda:
+
+--On ne mange donc plus, l'Abbé?
+
+Comme la cuisine se trouvait en dehors de la maison, dans un bâtiment
+annexé, et que Marguerite ne pouvait entendre la voix de son curé, il
+la prévenait de ses besoins par quelques coups donnés sur un gong
+chinois suspendu près du mur, derrière lui.
+
+Il prit donc le marteau de cuir et heurta plusieurs fois la plaque
+ronde de métal. Un son, faible d'abord, s'en échappa, puis grandit,
+s'accentua, vibrant, aigu, suraigu, déchirant, horrible plainte du
+cuivre frappé.
+
+La bonne apparut. Elle avait une figure crispée et elle jetait des
+regards furieux sur le maoufatan comme si elle eut pressenti, avec son
+instinct de chien fidèle, le drame abattu sur son maître. En ses mains
+elle tenait le loup grillé d'où s'envolait une savoureuse odeur de
+beurre fondu. L'abbé, avec une cuiller, fendit le poisson d'un bout à
+l'autre, et offrant le filet du dos à l'enfant de sa jeunesse:
+
+--C'est moi qui l'ai pris tantôt, dit-il, avec un reste de fierté qui
+surnageait dans sa détresse.
+
+Marguerite ne s'en allait pas.
+
+Le prêtre reprit:
+
+--Apportez du vin, du bon, du vin blanc du cap Corse.
+
+Elle eut presque un geste de révolte, et il dut répéter, en prenant un
+air sévère: «Allez, deux bouteilles». Car, lorsqu'il offrait du vin à
+quelqu'un, plaisir rare, il s'en offrait toujours une bouteille à
+lui-même.
+
+Philippe-Auguste, radieux, murmura.
+
+--Chouette. Une bonne idée. Il y a longtemps que je n'ai mangé comme
+ça.
+
+La servante revint au bout de deux minutes. L'abbé les jugea longues
+comme deux éternités, car un besoin de savoir lui brûlait à présent le
+sang, dévorant ainsi qu'un feu d'enfer.
+
+Les bouteilles étaient débouchées, mais la bonne restait là, les yeux
+fixés sur l'homme.
+
+--Laissez-nous--dit le curé.
+
+Elle fit semblant de ne pas entendre.
+
+Il reprit presque durement:
+
+--Je vous ai ordonné de nous laisser seuls.
+
+Alors elle s'en alla.
+
+Philippe-Auguste mangeait le poisson avec une précipitation vorace;
+et son père le regardait, de plus en plus surpris et désolé de tout ce
+qu'il découvrait de bas sur cette figure qui lui ressemblait tant. Les
+petits morceaux que l'abbé Vilbois portait à ses lèvres, lui
+demeuraient dans la bouche, sa gorge serrée refusant de les laisser
+passer; et il les mâchait longtemps, cherchant, parmi toutes les
+questions qui lui venaient à l'esprit, celle dont il désirait le plus
+vite la réponse.
+
+Il finit par murmurer:
+
+--De quoi est-elle morte?
+
+--De la poitrine.
+
+--A-t-elle été longtemps malade?
+
+--Dix-huit mois, à peu près.
+
+--D'où cela lui était-il venu?
+
+--On ne sait pas.
+
+Ils se turent. L'abbé songeait. Tant de choses l'oppressaient qu'il
+aurait voulu déjà connaître, car depuis le jour de la rupture, depuis
+le jour où il avait failli la tuer, il n'avait rien su d'elle. Certes,
+il n'avait pas non plus désiré savoir, car il l'avait jetée avec
+résolution dans une fosse d'oubli, elle, et ses jours de bonheur; mais
+voilà qu'il sentait naître en lui tout à coup, maintenant qu'elle
+était morte, un ardent désir d'apprendre, un désir jaloux, presque un
+désir d'amant.
+
+Il reprit:
+
+--Elle n'était pas seule, n'est-ce pas?
+
+--Non, elle vivait toujours avec lui.
+
+Le vieillard tressaillit.
+
+--Avec lui! Avec Pravallon?
+
+--Mais oui.
+
+Et l'homme jadis trahi, calcula que cette même femme qui l'avait
+trompé, était demeurée plus de trente ans avec son rival.
+
+Ce fut presque malgré lui qu'il balbutia:
+
+--Furent-ils heureux ensemble?
+
+En ricanant, le jeune homme répondit:
+
+--Mais oui, avec des hauts et des bas! Ça aurait été très bien sans
+moi. J'ai toujours tout gâté, moi.
+
+--Comment, et pourquoi? dit le prêtre.
+
+--Je vous l'ai déjà raconté. Parce qu'il a cru que j'étais son fils
+jusqu'à mon âge de quinze ans environ. Mais il n'était pas bête, le
+vieux, il a bien découvert tout seul la ressemblance, et alors il y a
+eu des scènes. Moi, j'écoutais aux portes. Il accusait maman de
+l'avoir mis dedans. Maman ripostait: «Est-ce ma faute. Tu savais très
+bien, quand tu m'as prise, que j'étais la maîtresse de l'autre.»
+L'autre, c'était vous.
+
+--Ah! ils parlaient donc de moi quelquefois?
+
+--Oui, mais ils ne vous ont jamais nommé devant moi, sauf à la fin,
+tout à la fin, aux derniers jours, quand maman s'est sentie perdue.
+Ils avaient tout de même de la méfiance.
+
+--Et vous ... vous avez appris de bonne heure que votre mère était
+dans une situation irrégulière?
+
+--Parbleu! Je ne suis pas naïf, moi, allez, et je ne l'ai jamais été.
+Ça se devine tout de suite ces choses-là, dès qu'on commence à
+connaître le monde.
+
+Philippe-Auguste se versait à boire coup sur coup. Ses yeux
+s'allumaient, son long jeûne lui donnant une griserie rapide.
+
+Le prêtre s'en aperçut; il faillit l'arrêter, puis la pensée
+l'effleura que l'ivresse rendait imprudent et bavard, et, prenant la
+bouteille, il emplit de nouveau le verre du jeune homme.
+
+Marguerite apportait la poule au riz. L'ayant posée sur la table, elle
+fixa de nouveau ses yeux sur le rôdeur, puis elle dit à son maître
+avec un air indigné:
+
+--Mais regardez qu'il est saoul, monsieur le curé.
+
+--Laisse-nous donc tranquilles, reprit le prêtre et va-t-en.
+
+Elle sortit en tapant la porte.
+
+Il demanda:
+
+--Qu'est-ce qu'elle disait de moi, votre mère?
+
+--Mais ce qu'on dit d'ordinaire d'un homme qu'on a lâché; que vous
+n'étiez pas commode, embêtant pour une femme, et qui lui auriez rendu
+la vie très difficile avec vos idées.
+
+--Souvent elle a dit cela?
+
+--Oui, quelquefois avec des subterfuges, pour que je ne comprenne
+point, mais je devinais tout.
+
+--Et vous, comment vous traitait-on dans cette maison?
+
+--Moi? très bien d'abord, et puis très mal ensuite. Quand maman a vu
+que je gâtais son affaire, elle m'a flanqué à l'eau.
+
+--Comment ça?
+
+--Comment ça! c'est bien simple. J'ai fait quelques fredaines vers
+seize ans; alors ces gouapes-là m'ont mis dans une maison de
+correction, pour se débarrasser de moi.
+
+Il posa ses coudes sur la table, appuya ses deux joues sur ses deux
+mains et, tout à fait ivre, l'esprit chaviré dans le vin, il fut saisi
+tout à coup par une de ces irrésistibles envies de parler de soi qui
+font divaguer les pochards en de fantastiques vantardises.
+
+Et il souriait gentiment, avec une grâce féminine sur les lèvres, une
+grâce perverse que le prêtre reconnut. Non seulement il la reconnut,
+mais il la sentit, haïe et caressante, cette grâce qui l'avait conquis
+et perdu jadis. C'était à sa mère que l'enfant, à présent,
+ressemblait le plus, non par les traits du visage, mais par le regard
+captivant et faux et surtout par la séduction du sourire menteur qui
+semblait ouvrir la porte de la bouche à toutes les infamies du dedans.
+
+Philippe-Auguste raconta:
+
+--Ah! ah! ah! J'en ai eu une vie, moi, depuis la maison de correction,
+une drôle de vie qu'un grand romancier payerait cher. Vrai, le père
+Dumas, avec son _Monte-Cristo_, n'en a pas trouvé de plus cocasses que
+celles qui me sont arrivées.
+
+Il se tut, avec une gravité philosophique d'homme gris qui réfléchit,
+puis, lentement:
+
+--Quand on veut qu'un garçon tourne bien, on ne devrait jamais
+l'envoyer dans une maison de correction, à cause des connaissances de
+là-dedans, quoi qu'il ait fait. J'en avais fait une bonne, moi, mais
+elle a mal tourné. Comme je me balladais avec trois camarades, un peu
+éméchés tous les quatre, un soir, vers neuf heures, sur la
+grand'route, auprès du gué de Folac, voilà que je rencontre une
+voiture où tout le monde dormait, le conducteur et sa famille,
+c'étaient des gens de Martinon qui revenaient de dîner à la ville. Je
+prends le cheval par la bride, je le fais monter dans le bac du
+passeur et je pousse le bac au milieu de la rivière. Ça fait du bruit,
+le bourgeois qui conduisait se réveille, il ne voit rien, il fouette.
+Le cheval part et saute dans le bouillon avec la voiture. Tous noyés!
+Les camarades m'ont dénoncé. Ils avaient bien ri d'abord en me voyant
+faire ma farce. Vrai, nous n'avions pas pensé que ça tournerait si
+mal. Nous espérions seulement un bain, histoire de rire.
+
+Depuis ça, j'en ai fait de plus raides pour me venger de la première,
+qui ne méritait pas la correction, sur ma parole. Mais ce n'est pas la
+peine de les raconter. Je vais vous dire seulement la dernière, parce
+que celle-là elle vous plaira, j'en suis sûr. Je vous ai vengé, papa.
+
+L'abbé regardait son fils avec des yeux terrifiés, et il ne mangeait
+plus rien.
+
+Philippe-Auguste allait se remettre à parler.
+
+--Non, dit le prêtre, pas à présent, tout à l'heure.
+
+Se retournant, il battit et fit crier la stridente cymbale chinoise.
+
+Marguerite entra aussitôt.
+
+Et son maître commanda, avec une voix si rude qu'elle baissa la tête,
+effrayée et docile:
+
+--Apporte-nous la lampe et tout ce que tu as encore à mettre sur la
+table, puis tu ne paraîtras plus tant que je n'aurai pas frappé le
+gong.
+
+Elle sortit, revint et posa sur la nappe une lampe de porcelaine
+blanche, coiffée d'un abat-jour vert, un gros morceau de fromage, des
+fruits, puis s'en alla.
+
+Et l'abbé dit résolument.
+
+--Maintenant, je vous écoute.
+
+Philippe-Auguste emplit avec tranquillité son assiette de dessert et
+son verre de vin. La seconde bouteille était presque vide, bien que le
+curé n'y eut point touché.
+
+Le jeune homme reprit, bégayant, la bouche empâtée de nourriture et de
+saoulerie.
+
+--La dernière, la voilà. C'en est une rude: J'étais revenu à la maison
+... et j'y restais malgré eux parce qu'ils avaient peur de moi ...
+peur de moi ... Ah! faut pas qu'on m'embête, moi ... je suis capable
+de tout quand on m'embête.... Vous savez ... ils vivaient ensemble et
+pas ensemble. Il avait deux domiciles, lui, un domicile de sénateur et
+un domicile d'amant. Mais il vivait chez maman plus souvent que chez
+lui, car il ne pouvait plus se passer d'elle. Ah!... en voilà une
+fine, et une forte ... maman ... elle savait vous tenir un homme,
+celle-là! Elle l'avait pris corps et âme, et elle l'a gardé jusqu'à la
+fin. C'est-il bête, les hommes! Donc, j'étais revenu et je les
+maîtrisais par la peur. Je suis débrouillard, moi, quand il faut, et
+pour la malice, pour la ficelle, pour la poigne aussi, je ne crains
+personne. Voilà que maman tombe malade et il l'installe dans une belle
+propriété près de Meulan, au milieu d'un parc grand comme une forêt.
+Ça dure dix-huit mois environ ... comme je vous ai dit. Puis nous
+sentons approcher la fin. Il venait tous les jours de Paris, et il
+avait du chagrin, mais là, du vrai.
+
+Donc, un matin, ils avaient jacassé ensemble près d'une heure, et je
+me demandais de quoi ils pouvaient jaboter si longtemps quand on
+m'appelle. Et maman me dit:
+
+--Je suis près de mourir et il y a quelque chose que je veux te
+révéler, malgré l'avis du comte.--Elle l'appelait toujours «le comte»
+en parlant de lui.--C'est le nom de ton père, qui vit encore.
+
+Je le lui avais demandé plus de cent fois ... plus de cent fois ... le
+nom de mon père ... plus de cent fois ... et elle avait toujours
+refusé de le dire.... Je crois même qu'un jour j'y ai flanqué des
+gifles pour la faire jaser, mais ça n'a servi de rien. Et puis, pour
+se débarrasser de moi, elle m'a annoncé que vous étiez mort sans le
+sou, que vous étiez un pas grand chose, une erreur de sa jeunesse, une
+gaffe de vierge, quoi. Elle me l'a si bien raconté que j'y ai coupé,
+mais en plein, dans votre mort.
+
+Donc elle me dit:
+
+--C'est le nom de ton père.
+
+L'autre, qui était assis dans un fauteuil, réplique comme ça, trois
+fois:
+
+--Vous avez tort, vous avez tort, vous avez tort, Rosette.
+
+Maman s'assied dans son lit. Je la vois encore avec ses pommettes
+rouges et ses yeux brillants; car elle m'aimait bien tout de même; et
+elle lui dit:
+
+--Alors faites quelque chose pour lui, Philippe!
+
+En lui parlant, elle le nommait «Philippe» et moi «Auguste».
+
+Il se mit à crier comme un forcené:
+
+--Pour cette crapule-là, jamais, pour ce vaurien, ce repris de justice
+ce ... ce ... ce...
+
+Et il en trouva des noms pour moi, comme s'il n'avait cherché que ça
+toute sa vie.
+
+J'allais me fâcher, maman me fait taire, et elle lui dit:
+
+--Vous voulez donc qu'il meure de faim, puisque je n'ai rien, moi.
+
+Il répliqua, sans se troubler:
+
+--Rosette, je vous ai donné trente-cinq mille francs par an, depuis
+trente ans, cela fait plus d'un million. Vous avez vécu par moi en
+femme riche, en femme aimée, j'ose dire, en femme heureuse. Je ne dois
+rien à ce gueux qui a gâté nos dernières années; et il n'aura rien de
+moi. Il est inutile d'insister. Nommez-lui l'autre si vous voulez. Je
+le regrette, mais je m'en lave les mains.
+
+Alors, maman se tourne vers moi. Je me disais: «Bon ... v'là que je
+retrouve mon vrai père ... s'il a de la galette, je suis un homme
+sauvé...»
+
+Elle continua:
+
+--Ton père, le baron de Vilbois, s'appelle aujourd'hui l'abbé
+Vilbois, curé de Garandou, près de Toulon. Il était mon amant quand je
+l'ai quitté pour celui-ci.
+
+Et voilà qu'elle me conte tout, sauf qu'elle vous a mis dedans aussi
+au sujet de sa grossesse. Mais les femmes, voyez-vous, ça ne dit
+jamais la vérité.
+
+Il ricanait, inconscient, laissant sortir librement toute sa fange. Il
+but encore, et la face toujours hilare, continua:
+
+--Maman mourut deux jours ... deux jours plus tard. Nous avons suivi
+son cercueil au cimetière, lui et moi ... est-ce drôle, ... dites ...
+lui et moi ... et trois domestiques ... c'est tout. Il pleurait comme
+une vache ... nous étions côte à côte ... on eût dit papa et le fils à
+papa.
+
+Puis nous voilà revenus à la maison. Rien que nous deux. Moi je me
+disais: «Faut filer, sans un sou». J'avais juste cinquante francs.
+Qu'est-ce que je pourrais bien trouver pour me venger.
+
+Il me touche le bras, et me dit.
+
+--J'ai à vous parler.
+
+Je le suivis dans son cabinet. Il s'assit devant sa table, puis, en
+barbotant dans ses larmes, il me raconte qu'il ne veut pas être pour
+moi aussi méchant qu'il le disait à maman; il me prie de ne pas vous
+embêter....--Ça ... ça nous regarde, vous et moi....--Il m'offre un
+billet de mille ... mille ... mille ... qu'est-ce que je pouvais faire
+avec mille francs ... moi ... un homme comme moi. Je vis qu'il y en
+avait d'autres dans le tiroir, un vrai tas. La vue de c'papier là, ça
+me donne une envie de chouriner. Je tends la main pour prendre celui
+qu'il m'offrait, mais au lieu de recevoir son aumône, je saute dessus,
+je le jette par terre, et je lui serre la gorge jusqu'à lui faire
+tourner de l'oeil; puis, quand je vis qu'il allait passer, je le
+bâillonne, je le ligote, je le déshabille, je le retourne et puis ...
+ah! ah! ah!... je vous ai drôlement vengé!...
+
+Philippe-Auguste toussait, étranglé de joie, et toujours sur sa lèvre
+relevée d'un pli féroce et gai, l'abbé Vilbois retrouvait l'ancien
+sourire de la femme qui lui avait fait perdre la tête.
+
+--Après? dit-il.
+
+--Après ... Ah! ah! ah!... Il y avait grand feu dans la cheminée ...
+c'était en décembre ... par le froid ... qu'elle est morte ... maman
+... grand feu de charbon ... Je prends le tisonnier ... je le fais
+rougir ... et voilà ... que je lui fais des croix dans le dos, huit,
+dix, je ne sais pas combien, puis je le retourne et je lui en fais
+autant sur le ventre. Est-ce drôle, hein! papa. C'est ainsi qu'on
+marquait les forçats autrefois. Il se tortillait comme une anguille
+... mais je l'avais bien bâillonné il ne pouvait pas crier. Puis, je
+pris les billets--douze--avec le mien ça faisait treize ... ça ne m'a
+pas porté chance. Et je me suis sauvé en disant aux domestiques de ne
+pas déranger monsieur le comte jusqu'à l'heure du dîner parce qu'il
+dormait.
+
+Je pensais bien qu'il ne dirait rien, par peur du scandale, vu qu'il
+est sénateur. Je me suis trompé. Quatre jours après j'étais pincé dans
+un restaurant de Paris. J'ai eu trois ans de prison. C'est pour ça que
+je n'ai pas pu venir vous trouver plus tôt.
+
+Il but encore, et bredouillant de façon à prononcer à peine les mots.
+
+--Maintenant ... papa ... papa curé!... Est-ce drôle d'avoir un curé
+pour papa!... Ah! ah! faut être gentil, bien gentil avec bibi, parce
+que bibi n'est pas ordinaire ... et qu'il en a fait une bonne ... pas
+vrai ... une bonne ... au vieux ...
+
+La même colère qui avait affolé jadis l'abbé Vilbois devant la
+maîtresse trahissante, le soulevait à présent devant cet abominable
+homme.
+
+Lui qui avait tant pardonné, au nom de Dieu, les secrets infâmes
+chuchotés dans le mystère des confessionnaux, il se sentait sans
+pitié, sans clémence en son propre nom, et il n'appelait plus
+maintenant à son aide ce Dieu secourable et miséricordieux, car il
+comprenait qu'aucune protection céleste ou terrestre ne peut sauver
+ici-bas ceux sur qui tombent de tels malheurs.
+
+Toute l'ardeur de son coeur passionné et de son sang violent, éteinte
+par l'épiscopat, se réveillait dans une révolte irrésistible contre ce
+misérable qui était son fils, contre cette ressemblance avec lui, et
+aussi avec la mère, la mère indigne qui l'avait conçu pareil à elle,
+et contre la fatalité qui rivait ce gueux à son pied paternel ainsi
+qu'un boulet de galérien.
+
+Il voyait, il prévoyait tout avec une lucidité subite, réveillé par ce
+choc de ses vingt-cinq ans de pieux sommeil et de tranquillité.
+
+Convaincu soudain qu'il fallait parler fort pour être craint de ce
+malfaiteur et le terrifier du premier coup, il lui dit, les dents
+serrées par la fureur, et ne songeant plus à son ivresse:
+
+--Maintenant que vous m'avez tout raconté, écoutez-moi. Vous partirez
+demain matin. Vous habiterez un pays que je vous indiquerai et que
+vous ne quitterez jamais sans mon ordre. Je vous y payerai une pension
+qui vous suffira pour vivre, mais petite, car je n'ai pas d'argent. Si
+vous désobéissez une seule fois, ce sera fini et vous aurez affaire à
+moi....
+
+Bien qu'abruti par le vin, Philippe-Auguste comprit la menace; et le
+criminel qui était en lui surgit tout à coup. Il cracha ces mots, avec
+des hoquets.
+
+--Ah! papa, faut pas me la faire.... T'es curé ... je te tiens ... et
+tu fileras doux, comme les autres!
+
+L'abbé sursauta; et ce fut, dans ses muscles de vieil hercule, un
+invincible besoin de saisir ce monstre, de le plier comme une baguette
+et de lui montrer qu'il faudrait céder.
+
+Il lui cria, en secouant la table et en la lui jetant dans la
+poitrine.
+
+--Ah! prenez garde, prenez garde,... je n'ai peur de personne, moi ...
+
+L'ivrogne, perdant l'équilibre, oscillait sur sa chaise. Sentant qu'il
+allait tomber et qu'il était au pouvoir du prêtre, il allongea sa
+main, avec un regard d'assassin, vers un des couteaux qui traînaient
+sur la nappe. L'abbé Vilbois vit le geste, et il donna à la table une
+telle poussée que son fils culbuta sur le dos et s'étendit par terre.
+La lampe roula et s'éteignit.
+
+Pendant quelques secondes une fine sonnerie de verres heurtés chanta
+dans l'ombre; puis ce fut une sorte de rampement de corps mou sur le
+pavé, puis plus rien.
+
+Avec la lampe brisée la nuit subite s'était répandue sur eux si
+prompte, inattendue et profonde, qu'ils en furent stupéfaits comme
+d'un événement effrayant. L'ivrogne, blotti contre le mur, ne remuait
+plus; et le prêtre restait sur sa chaise, plongé dans ces ténèbres,
+qui noyaient sa colère. Ce voile sombre jeté sur lui arrêtant son
+emportement, immobilisa aussi l'élan furieux de son âme; et d'autres
+idées lui vinrent, noires et tristes comme l'obscurité.
+
+Le silence se fit, un silence épais de tombe fermée, où rien ne
+semblait plus vivre et respirer. Rien non plus ne venait du dehors,
+pas un roulement de voiture au loin, pas un aboiement de chien, pas
+même un glissement dans les branches ou sur les murs, d'un léger
+souffle de vent.
+
+Cela dura longtemps, très longtemps, peut-être une heure. Puis,
+soudain le gong tinta! Il tinta frappé d'un seul coup dur, sec et
+fort, que suivit un grand bruit bizarre de chute et de chaise
+renversée.
+
+Marguerite, aux aguets, accourut; mais dès qu'elle eut ouvert la
+porte, elle recula épouvantée devant l'ombre impénétrable. Puis
+tremblante, le coeur précipité, la voix haletante et basse, elle
+appela:
+
+--M'sieu l'curé, m'sieu l'curé.
+
+Personne ne répondit, rien ne bougea.
+
+«Mon Dieu, mon Dieu, pensa-t-elle, qu'est-ce qu'ils ont fait,
+qu'est-ce qu'est arrivé.»
+
+Elle n'osait pas avancer, elle n'osait pas retourner prendre une
+lumière; et une envie folle de se sauver, de fuir et de hurler la
+saisit, bien qu'elle se sentit les jambes brisées à tomber sur place.
+Elle répétait:
+
+--M'sieu le curé, m'sieu le curé, c'est moi, Marguerite.
+
+Mais soudain, malgré sa peur, un désir instinctif de secourir son
+maître, et une de ces bravoures de femmes qui les rendent par moments
+héroïques emplirent son âme d'audace terrifiée, et, courant à sa
+cuisine, elle rapporta son quinquet.
+
+Sur la porte de la salle, elle s'arrêta. Elle vit d'abord le vagabond,
+étendu contre le mur, et qui dormait ou semblait dormir, puis la
+lampe cassée, puis, sous la table, les deux pieds noirs et les jambes
+aux bas noirs de l'abbé Vilbois, qui avait dû s'abattre sur le dos en
+heurtant le gong de sa tête.
+
+Palpitante d'effroi, les mains tremblantes, elle répétait:
+
+--Mon Dieu, mon Dieu, qu'est-ce que c'est?
+
+Et comme elle avançait à petits pas, avec lenteur, elle glissa dans
+quelque chose de gras et faillit tomber.
+
+Alors, s'étant penchée, elle s'aperçut que sur le pavé rouge, un
+liquide rouge aussi coulait, s'étendant autour de ses pieds et courant
+vite vers la porte. Elle devina que c'était du sang.
+
+Folle, elle s'enfuit, jetant sa lumière pour ne plus rien voir, et
+elle se précipita dans la campagne, vers le village. Elle allait,
+heurtant les arbres, les yeux fixés vers les feux lointains et
+hurlant.
+
+Sa voix aiguë s'envolait par la nuit comme un sinistre cri de chouette
+et clamait sans discontinuer: «Le maoufatan ... le maoufatan ... le
+maoufatan ...»
+
+Lorsqu'elle atteignit les premières maisons, des hommes effarés
+sortirent et l'entourèrent; mais elle se débattait sans répondre, car
+elle avait perdu la tête.
+
+On finit par comprendre qu'un malheur venait d'arriver dans la
+campagne du curé, et une troupe s'arma pour courir à son aide.
+
+Au milieu du champ d'oliviers la petite bastide peinte en rose était
+devenue invisible et noire dans la nuit profonde et muette. Depuis que
+la lueur unique de sa fenêtre éclairée s'était éteinte comme un oeil
+fermé, elle demeurait noyée dans l'ombre, perdue dans les ténèbres,
+introuvable pour quiconque n'était pas enfant du pays.
+
+Bientôt des feux coururent au ras de terre, à travers les arbres,
+venant vers elle. Ils promenaient sur l'herbe brûlée de longues
+clartés jaunes; et sous leurs éclats errants les troncs tourmentés des
+oliviers ressemblaient parfois à des monstres, à des serpents d'enfer
+enlacés et tordus. Les reflets projetés au loin firent soudain surgir
+dans l'obscurité quelque chose de blanchâtre et de vague, puis,
+bientôt le mur bas et carré de la petite demeure redevint rose devant
+les lanternes. Quelques paysans les portaient, escortant deux
+gendarmes, revolver au poing, le garde-champêtre, le maire et
+Marguerite que des hommes soutenaient car elle défaillait.
+
+Devant la porte demeurée ouverte, effrayante, il y eut un moment
+d'hésitation. Mais le brigadier saisissant un falot, entra suivi par
+les autres.
+
+La servante n'avait pas menti. Le sang, figé maintenant, couvrait le
+pavé comme un tapis. Il avait coulé jusqu'au vagabond, baignant une de
+ses jambes et une de ses mains.
+
+Le père et le fils dormaient, l'un, la gorge coupée, du sommeil
+éternel, l'autre du sommeil des ivrognes. Les deux gendarmes se
+jetèrent sur celui-ci, et avant qu'il fût réveillé il avait des
+chaînes aux poignets. Il frotta ses yeux, stupéfait, abruti de vin; et
+lorsqu'il vit le cadavre du prêtre, il eut l'air terrifié, et de ne
+rien comprendre.
+
+--Comment ne s'est-il pas sauvé, dit le maire?
+
+--Il était trop saoul, répliqua le brigadier.
+
+Et tout le monde fut de son avis, car l'idée ne serait venue à
+personne que l'abbé Vilbois, peut-être, avait pu se donner la mort.
+
+
+
+
+MOUCHE
+
+
+
+
+SOUVENIR D'UN CANOTIER
+
+
+Il nous dit:
+
+«En ai-je vu, de drôles de choses et de drôles de filles aux jours
+passés où je canotais. Que de fois j'ai eu envie d'écrire un petit
+livre, titré «Sur la Seine», pour raconter cette vie de force et
+d'insouciance, de gaieté et de pauvreté, de fête robuste et tapageuse
+que j'ai menée de vingt à trente ans.
+
+J'étais un employé sans le sou; maintenant, je suis un homme arrivé
+qui peut jeter des grosses sommes pour un caprice d'une seconde.
+J'avais au coeur mille désirs modestes et irréalisables qui me
+doraient l'existence de toutes les attentes imaginaires. Aujourd'hui,
+je ne sais pas vraiment quelle fantaisie me pourrait faire lever du
+fauteuil où je somnole. Comme c'était simple, et bon, et difficile de
+vivre ainsi, entre le bureau à Paris et la rivière à Argenteuil. Ma
+grande, ma seule, mon absorbante passion, pendant dix ans, ce fut la
+Seine. Ah! la belle, calme, variée et puante rivière pleine de mirage
+et d'immondices. Je l'ai tant aimée, je crois, parce qu'elle m'a
+donné, me semble-t-il, le sens de la vie. Ah! les promenades le long
+des berges fleuries, mes amies les grenouilles qui rêvaient, le ventre
+au frais, sur une feuille de nénuphar, et les lis d'eau coquets et
+frêles, au milieu des grandes herbes fines qui m'ouvraient soudain,
+derrière un saule, un feuillet d'album japonais quand le
+martin-pêcheur fuyait devant moi comme une flamme bleue! Ai-je aimé
+tout cela, d'un amour instinctif des yeux qui se répandait dans tout
+mon corps en une joie naturelle et profonde.
+
+Comme d'autres ont des souvenirs de nuits tendres, j'ai des souvenirs
+de levers de soleil dans les brumes matinales, flottantes, errantes
+vapeurs, blanches comme des mortes avant l'aurore, puis, au premier
+rayon glissant sur les prairies, illuminées de rose à ravir le coeur;
+et j'ai des souvenirs de lune argentant l'eau frémissante et courante,
+d'une lueur qui faisait fleurir tous les rêves.
+
+Et tout cela, symbole de l'éternelle illusion, naissait pour moi sur
+de l'eau croupie qui charriait vers la mer toutes les ordures de
+Paris.
+
+Puis quelle vie gaie avec les camarades. Nous étions cinq, une bande,
+aujourd'hui des hommes graves; et comme nous étions tous pauvres, nous
+avions fondé, dans une affreuse gargote d'Argenteuil, une colonie
+inexprimable qui ne possédait qu'une chambre-dortoir où j'ai passé les
+plus folles soirées, certes, de mon existence. Nous n'avions souci de
+rien que de nous amuser et de ramer, car l'aviron pour nous, sauf pour
+un, était un culte. Je me rappelle de si singulières aventures, de si
+invraisemblables farces, inventées par ces cinq chenapans, que
+personne aujourd'hui ne les pourrait croire. On ne vit plus ainsi,
+même sur la Seine, car la fantaisie enragée qui nous tenait en haleine
+est morte dans les âmes actuelles.
+
+A nous cinq nous possédions un seul bateau, acheté à grand'peine et
+sur lequel nous avons ri comme nous ne rirons plus jamais. C'était
+une large yole un peu lourde, mais solide, spacieuse et confortable.
+Je ne vous ferai point le portrait de mes camarades. Il y en avait un
+petit, très malin, surnommé Petit Bleu; un grand, à l'air sauvage,
+avec des yeux gris et des cheveux noirs, surnommé Tomahawk; un autre,
+spirituel et paresseux, surnommé La Tôque, le seul qui ne touchât
+jamais une rame sous prétexte qu'il ferait chavirer le bateau; un
+mince, élégant, très soigné, surnommé «N'a-qu'un-Oeil» en souvenir
+d'un roman alors récent de Cladel, et parce qu'il portait un monocle;
+enfin moi qu'on avait baptisé Joseph Prunier. Nous vivions en parfaite
+intelligence avec le seul regret de n'avoir pas une barreuse. Une
+femme, c'est indispensable dans un canot. Indispensable parce que ça
+tient l'esprit et le coeur en éveil, parce que ça anime, ça amuse, ça
+distrait, ça pimente et ça fait décor avec une ombrelle rouge glissant
+sur les berges vertes. Mais il ne nous fallait pas une barreuse
+ordinaire, à nous cinq qui ne ressemblions guère à tout le monde. Il
+nous fallait quelque chose d'imprévu, de drôle, de prêt à tout, de
+presque introuvable, enfin. Nous en avions essayé beaucoup sans
+succès, des filles de barre, pas des barreuses, canotières imbéciles
+qui préféraient toujours le petit vin qui grise, à l'eau qui coule et
+qui porte les yoles. On les gardait un dimanche, puis on les
+congédiait avec dégoût.
+
+Or, voilà qu'un samedi soir «N'a-qu'un-Oeil» nous amena une petite
+créature fluette, vive, sautillante, blagueuse et pleine de drôlerie,
+de cette drôlerie, qui tient lieu d'esprit aux titis mâles et femelles
+éclos sur le pavé de Paris. Elle était gentille, pas jolie, une
+ébauche de femme où il y avait de tout, une de ces silhouettes que les
+dessinateurs crayonnent en trois traits sur une nappe de café après
+dîner entre un verre d'eau-de-vie et une cigarette. La nature en fait
+quelquefois comme ça.
+
+Le premier soir, elle nous étonna, nous amusa, et nous laissa sans
+opinion tant elle était inattendue. Tombée dans ce nid d'hommes prêts
+à toutes les folies, elle fut bien vite maîtresse de la situation, et
+dès le lendemain elle nous avait conquis.
+
+Elle était d'ailleurs tout à fait toquée, née avec un verre d'absinthe
+dans le ventre, que sa mère avait dû boire au moment d'accoucher, et
+elle ne s'était jamais dégrisée depuis, car sa nourrice, disait-elle,
+se refaisait le sang à coups de tafia; et elle-même n'appelait jamais
+autrement que «ma sainte famille» toutes les bouteilles alignées
+derrière le comptoir des marchands de vin.
+
+Je ne sais lequel de nous la baptisa «Mouche» ni pourquoi ce nom lui
+fut donné, mais il lui allait bien, et lui resta. Et notre yole, qui
+s'appelait _Feuille-à-l'Envers_ fit flotter chaque semaine sur la
+Seine, entre Asnières et Maisons-Laffitte, cinq gars, joyeux et
+robustes, gouvernés, sous un parasol de papier peint, par une vive et
+écervelée personne qui nous traitait comme des esclaves chargés de la
+promener sur l'eau, et que nous aimions beaucoup.
+
+Nous l'aimions tous beaucoup, pour mille raisons d'abord, pour une
+seule ensuite. Elle était, à l'arrière de notre embarcation, une
+espèce de petit moulin à paroles, jacassant au vent qui filait sur
+l'eau. Elle bavardait sans fin avec le léger bruit continu de ces
+mécaniques ailées qui tournent dans la brise; et elle disait
+étourdiment les choses les plus inattendues, les plus cocasses, les
+plus stupéfiantes. Il y avait dans cet esprit, dont toutes les parties
+semblaient disparates à la façon de loques de toute nature et de toute
+couleur, non pas cousues ensemble mais seulement faufilées, de la
+fantaisie comme dans un conte de fées, de la gauloiserie, de
+l'impudeur, de l'impudence, de l'imprévu, du comique, et de l'air, de
+l'air et du paysage comme dans un voyage en ballon.
+
+On lui posait des questions pour provoquer des réponses trouvées on ne
+sait où. Celle dont on la harcelait le plus souvent était celle-ci:
+
+--Pourquoi t'appelle-t-on Mouche?
+
+Elle découvrait des raisons tellement invraisemblables que nous
+cessions de nager pour en rire.
+
+Elle nous plaisait aussi, comme femme; et La Tôque, qui ne ramait
+jamais et qui demeurait tout le long des jours assis à côté d'elle au
+fauteuil de barre, répondit une fois à la demande ordinaire:
+
+--Pourquoi t'appelle-t-on Mouche?
+
+--Parce que c'est une petite cantharide!
+
+Oui, une petite cantharide bourdonnante et enfiévrante, non pas la
+classique cantharide empoisonneuse, brillante et mantelée, mais une
+petite cantharide aux ailes rousses qui commençait à troubler
+étrangement l'équipage entier de la _Feuille-à-l'Envers_.
+
+Que de plaisanteries stupides, encore, sur cette feuille où s'était
+arrêtée cette Mouche.
+
+«N'a-qu'un-Oeil,» depuis l'arrivée de «Mouche» dans le bateau, avait
+pris au milieu de nous un rôle prépondérant, supérieur, le rôle d'un
+monsieur qui a une femme à côté de quatre autres qui n'en ont pas. Il
+abusait de ce privilège au point de nous exaspérer parfois en
+embrassant Mouche devant nous, en l'asseyant sur ses genoux à la fin
+des repas et par beaucoup d'autres prérogatives humiliantes autant
+qu'irritantes.
+
+On les avait isolés dans le dortoir par un rideau.
+
+Mais je m'aperçus bientôt que mes compagnons et moi devions faire au
+fond de nos cerveaux de solitaires le même raisonnement: «Pourquoi, en
+vertu de quelle loi d'exception, de quel principe inacceptable,
+Mouche, qui ne paraissait gênée par aucun préjugé, serait-elle fidèle
+à son amant, alors que les femmes du meilleur monde ne le sont pas à
+leurs maris.»
+
+Notre réflexion était juste. Nous en fûmes bientôt convaincus. Nous
+aurions dû seulement la faire plus tôt pour n'avoir pas à regretter le
+temps perdu. Mouche trompa «N'a-qu'un-Oeil» avec tous les autres
+matelots de la _Feuille-à-l'Envers._
+
+Elle le trompa sans difficulté, sans résistance, à la première prière
+de chacun de nous.
+
+Mon Dieu, les gens pudiques vont s'indigner beaucoup! Pourquoi? Quelle
+est la courtisane en vogue qui n'a pas une douzaine d'amants, et quel
+est celui de ces amants assez bête pour l'ignorer? La mode n'est-elle
+pas d'avoir un soir chez une femme célèbre et cotée, comme on a un
+soir à l'Opéra, aux Français ou à l'Odéon, depuis qu'on y joue les
+demi-classiques. On se met à dix pour entretenir une cocotte qui fait
+de son temps une distribution difficile, comme on se met à dix pour
+posséder un cheval de course que monte seulement un jockey, véritable
+image de l'amant de coeur.
+
+On laissait par délicatesse Mouche à «N'a-qu'un-Oeil», du samedi soir
+au lundi matin. Les jours de navigation étaient à lui. Nous ne le
+trompions qu'en semaine, à Paris, loin de la Seine, ce qui, pour des
+canotiers comme nous, n'était presque plus tromper.
+
+La situation avait ceci de particulier que les quatre maraudeurs des
+faveurs de Mouche n'ignoraient point ce partage, qu'ils en parlaient
+entre eux, et même avec elle, par allusions voilées qui la faisaient
+beaucoup rire. Seul, «N'a-qu'un-Oeil» semblait tout ignorer; et cette
+position spéciale faisait naître une gène entre lui et nous,
+paraissait le mettre à l'écart, l'isoler, élever une barrière à
+travers notre ancienne confiance et notre ancienne intimité. Cela lui
+donnait pour nous un rôle difficile, un peu ridicule, un rôle d'amant
+trompé, presque de mari.
+
+Comme il était fort intelligent, doué d'un esprit spécial de
+pince-sans-rire, nous nous demandions quelquefois, avec une certaine
+inquiétude, s'il ne se doutait de rien.
+
+Il eut soin de nous renseigner, d'une façon pénible pour nous. On
+allait déjeuner à Bougival, et nous ramions avec vigueur, quand La
+Tôque qui avait, ce matin-là, une allure triomphante d'homme satisfait
+et qui, assis côte à côte avec la barreuse, semblait se serrer contre
+elle un peu trop librement à notre avis, arrêta la nage en criant:
+«Stop!»
+
+Les huit avirons sortirent de l'eau.
+
+Alors, se tournant vers sa voisine, il demanda:
+
+--Pourquoi t'appelle-t-on Mouche?
+
+Avant qu'elle eût pu répondre, la voix de «N'a-qu'un-Oeil», assis à
+l'avant, articula d'un ton sec:
+
+--Parce qu'elle se pose sur toutes les charognes.
+
+Il y eut d'abord un grand silence, une gêne, que suivit une envie de
+rire. Mouche elle-même demeurait interdite.
+
+Alors, La Tôque commanda:
+
+--Avant partout.
+
+Le bateau se remit en route.
+
+L'incident était clos, la lumière faite.
+
+Cette petite aventure ne changea rien à nos habitudes. Elle rétablit
+seulement la cordialité entre «N'a-qu'un-Oeil» et nous. Il redevint le
+propriétaire honoré de Mouche, du samedi soir au lundi matin, sa
+supériorité sur nous tous ayant été bien établie par cette définition,
+qui clôtura d'ailleurs l'ère des questions sur le mot «Mouche». Nous
+nous contentâmes à l'avenir du rôle secondaire d'amis reconnaissants
+et attentionnés qui profitaient discrètement des jours de la semaine
+sans contestation d'aucune sorte entre nous.
+
+Cela marcha très bien pendant trois mois environ. Mais voilà que tout
+à coup Mouche prit, vis-à-vis de nous tous, des attitudes bizarres.
+Elle était moins gaie, nerveuse, inquiète, presque irritable. On lui
+demandait sans cesse:
+
+--Qu'est-ce que tu as?
+
+Elle répondait:
+
+--Rien. Laisse-moi tranquille.
+
+La révélation nous fut faite par «N'a-qu'un-Oeil», un samedi soir.
+Nous venions de nous mettre à table dans la petite salle à manger que
+notre gargotier Barbichon nous réservait dans sa guinguette, et, le
+potage fini, on attendait la friture quand notre ami, qui paraissait
+aussi soucieux, prit d'abord la main de Mouche et ensuite parla:
+
+--«Mes chers camarades, dit-il, j'ai une communication des plus graves
+à vous faire et qui va peut-être amener de longues discussions. Nous
+aurons le temps d'ailleurs de raisonner entre les plats.
+
+Cette pauvre Mouche m'a annoncé une désastreuse nouvelle dont elle m'a
+chargé en même temps de vous faire part:
+
+Elle est enceinte.
+
+Je n'ajoute que deux mots:
+
+Ce n'est pas la moment de l'abandonner et la recherche de la paternité
+est interdite.»
+
+Il y eut d'abord de la stupeur, la sensation d'un désastre: et nous
+nous regardions les uns les autres avec l'envie d'accuser quelqu'un.
+Mais lequel? Ah! lequel? Jamais je n'avais senti comme en ce moment
+la perfidie de cette cruelle farce de la nature qui ne permet jamais à
+un homme de savoir d'une façon certaine s'il est le père de son
+enfant.
+
+Puis peu à peu une espèce de consolation nous vint et nous réconforta,
+née au contraire d'un sentiment confus de solidarité.
+
+Tomahawk, qui ne parlait guère, formula ce début de rassérénement par
+ces mots:
+
+--Ma foi, tant pis, l'union fait la force.
+
+Les goujons entraient apportés par un marmiton. On ne se jetait pas
+dessus, comme toujours, car on avait tout de même l'esprit troublé.
+
+N'a-qu'un-Oeil reprit:
+
+--Elle a eu, en cette circonstance, la délicatesse de me faire des
+aveux complets. Mes amis, nous sommes tous également coupables.
+Donnons-nous la main et adoptons l'enfant.
+
+La décision fut prise à l'unanimité. On leva les bras vers le plat de
+poissons frits et on jura.
+
+--Nous l'adoptons.
+
+Alors, sauvée tout d'un coup, délivrée du poids horrible d'inquiétude
+qui torturait depuis un mois cette gentille et détraquée pauvresse de
+l'amour, Mouche s'écria:
+
+--Oh! mes amis! mes amis! Vous êtes de braves coeurs ... de braves
+coeurs ... de braves coeurs ... Merci tous! Et elle pleura, pour la
+première fois, devant nous.
+
+Désormais on parla de l'enfant dans le bateau comme s'il était né
+déjà, et chacun de nous s'intéressait, avec une sollicitude de
+participation exagérée, au développement lent et régulier de la taille
+de notre barreuse.
+
+On cessait de ramer pour demander:
+
+--Mouche?
+
+Elle répondait:
+
+--Présente.
+
+--Garçon ou fille?
+
+--Garçon.
+
+--Que deviendra-t-il?
+
+Alors elle donnait essor à son imagination de la façon la plus
+fantastique. C'étaient des récits interminables, des inventions
+stupéfiantes, depuis le jour de la naissance jusqu'au triomphe
+définitif. Il fut tout, cet enfant, dans le rêve naïf, passionné et
+attendrissant de cette extraordinaire petite créature, qui vivait
+maintenant, chaste, entre nous cinq, qu'elle appelait ses «cinq
+papas». Elle le vit et le raconta marin, découvrant un nouveau monde
+plus grand que l'Amérique, général rendant à la France l'Alsace et la
+Lorraine, puis empereur et fondant une dynastie de souverains
+généreux et sages qui donnaient à notre patrie le bonheur définitif,
+puis savant dévoilant d'abord le secret de la fabrication de l'or,
+ensuite celui de la vie éternelle, puis aéronaute inventant le moyen
+d'aller visiter les astres et faisant du ciel infini une immense
+promenade pour les hommes, réalisation de tous les songes les plus
+imprévus, et les plus magnifiques.
+
+Dieu, fut-elle gentille et amusante, la pauvre petite, jusqu'à la fin
+de l'été!
+
+Ce fut le vingt septembre que creva son rêve. Nous revenions de
+déjeuner à Maisons-Laffitte et nous passions devant Saint-Germain,
+quand elle eut soif et nous demanda de nous arrêter au Pecq.
+
+Depuis quelque temps, elle devenait lourde, et cela l'ennuyait
+beaucoup. Elle ne pouvait plus gambader comme autrefois, ni bondir du
+bateau sur la berge, ainsi qu'elle avait coutume de faire. Elle
+essayait encore, malgré nos cris et nos efforts; et vingt fois, sans
+nos bras tendus pour la saisir, elle serait tombée.
+
+Ce jour-là, elle eut l'imprudence de vouloir débarquer avant que le
+bateau fût arrêté, par une de ces bravades où se tuent parfois les
+athlètes malades ou fatigués.
+
+Juste au moment où nous allions accoster, sans qu'on pût prévoir ou
+prévenir son mouvement, elle se dressa, prit son élan et essaya de
+sauter sur le quai.
+
+Trop faible, elle ne toucha que du bout du pied le bord de la pierre,
+glissa, heurta de tout son ventre l'angle aigu, poussa un grand cri et
+disparut dans l'eau.
+
+Nous plongeâmes tous les cinq en même temps pour ramener un pauvre
+être défaillant, pâle comme une morte et qui souffrait déjà d'atroces
+douleurs.
+
+Il fallut la porter bien vite dans l'auberge la plus voisine, où un
+médecin fut appelé.
+
+Pendant dix heures que dura la fausse couche elle supporta avec un
+courage d'héroïne d'abominables tortures. Nous nous désolions autour
+d'elle, enfiévrés d'angoisse et de peur.
+
+Puis on la délivra d'un enfant mort; et pendant quelques jours encore
+nous eûmes pour sa vie les plus grandes craintes.
+
+Le docteur, enfin, nous dit un matin: «Je crois qu'elle est sauvée.
+Elle est en acier, cette fille.» Et nous entrâmes ensemble dans sa
+chambre, le coeur radieux.
+
+«N'a-qu'un-Oeil», parlant pour tous, lui dit:
+
+--Plus de danger, petite Mouche, nous sommes bien contents.
+
+Alors, pour la seconde fois, elle pleura devant nous, et, les yeux
+sous une glace de larmes, elle balbutia:
+
+--Oh! si vous saviez, si vous saviez ... quel chagrin ... quel chagrin
+... je ne me consolerai jamais.
+
+--De quoi donc, petite Mouche?
+
+--De l'avoir tué, car je l'ai tué! oh! sans le vouloir! quel
+chagrin!...
+
+Elle sanglotait. Nous l'entourions, émus, ne sachant quoi lui dire.
+
+Elle reprit:
+
+--Vous l'avez vu, vous?
+
+--Nous répondîmes, d'une seule voix?
+
+--Oui.
+
+--C'était un garçon, n'est-ce pas?
+
+--Oui.
+
+--Beau, n'est-ce pas?
+
+On hésita beaucoup. Petit-Bleu, le moins scrupuleux, se décida à
+affirmer.
+
+--Très beau.
+
+Il eut tort, car elle se mit à gémir, presque à hurler de désespoir.
+
+Alors, N'a-qu'un-Oeil, qui l'aimait peut-être le plus, eut pour la
+calmer une invention géniale, et baisant ses yeux ternis par les
+pleurs.
+
+--Console-toi, petite Mouche, console-toi, nous t'en ferons un autre.
+
+Le sens comique qu'elle avait dans les moelles se réveilla tout à
+coup, et à moitié convaincue, à moitié gouailleuse, toute larmoyante
+encore et le coeur crispé de peine, elle demanda, en nous regardant
+tous:
+
+--Bien vrai?
+
+Et nous répondîmes ensemble.
+
+--Bien vrai.
+
+
+
+
+LE NOYÉ
+
+
+
+
+I
+
+
+Tout le monde, dans Fécamp, connaissait l'histoire de la mère Patin.
+Certes, elle n'avait pas été heureuse avec son homme, la mère Patin;
+car son homme la battait de son vivant, comme on bat le blé dans les
+granges.
+
+Il était patron d'une barque de pêche, et l'avait épousée, jadis,
+parce qu'elle était gentille, quoiqu'elle fût pauvre.
+
+Patin, bon matelot, mais brutal, fréquentait le cabaret du père Auban,
+où il buvait aux jours ordinaires, quatre ou cinq petits verres de
+fil et, aux jours de chance à la mer, huit ou dix, et même plus,
+suivant sa gaieté de coeur, disait-il.
+
+Le fil était servi aux clients par la fille au père Auban, une brune
+plaisante à voir et qui attirait le monde à la maison par sa bonne
+mine seulement, car on n'avait jamais jasé sur elle.
+
+Patin, quand il entrait au cabaret, était content de la regarder et
+lui tenait des propos de politesse, des propos tranquilles d'honnête
+garçon. Quand il avait bu le premier verre de fil, il la trouvait déjà
+plus gentille; au second, il clignait de l'oeil; au troisième, il
+disait: «Si vous vouliez, mam'zelle Désirée ...» sans jamais finir sa
+phrase; au quatrième, il essayait de la retenir par sa jupe pour
+l'embrasser; et, quand il allait jusqu'à dix, c'était le père Auban
+qui servait les autres.
+
+Le vieux chand de vin, qui connaissait tous les trucs, faisait
+circuler Désirée entre les tables, pour activer la consommation; et
+Désirée, qui n'était pas pour rien la fille au père Auban, promenait
+sa jupe autour des buveurs, et plaisantait avec eux, la bouche rieuse
+et l'oeil malin.
+
+A force de boire des verres de fil, Patin s'habitua si bien à la
+figure de Désirée, qu'il y pensait même à la mer, quand il jetait ses
+filets à l'eau, au grand large, par les nuits de vent ou les nuits de
+calme, par les nuits de lune ou les nuits de ténèbres. Il y pensait en
+tenant sa barre, à l'arrière de son bateau, tandis que ses quatre
+compagnons sommeillaient, la tête sur leur bras. Il la voyait toujours
+lui sourire, verser l'eau-de-vie jaune avec un mouvement de l'épaule,
+et puis s'en aller en disant:
+
+--Voilà! Êtes-vous satisfait?
+
+Et, à force de la garder ainsi dans son oeil et dans son esprit, il
+fut pris d'une telle envie de l'épouser que, n'y pouvant plus tenir,
+il la demanda en mariage.
+
+Il était riche, propriétaire de son embarcation, de ses filets et
+d'une maison au pied de la côte sur la Retenue; tandis que le père
+Auban n'avait rien. Il fut donc agréé avec empressement, et la noce
+eut lieu le plus vite possible, les deux parties ayant hâte que la
+chose fût faite, pour des raisons différentes.
+
+Mais, trois jours après le mariage conclu, Patin ne comprenait plus du
+tout comment il avait pu croire Désirée différente des autres femmes.
+Vrai, fallait-il qu'il eût été bête pour s'embarrasser d'une sans le
+sou qui l'avait enjôlé avec sa fine, pour sûr, de la fine où elle
+avait mis, pour lui, quelque sale drogue.
+
+Et il jurait, tout le long des marées, cassait sa pipe entre ses
+dents, bourrait son équipage; et, ayant sacré à pleine bouche avec
+tous les termes usités et contre tout ce qu'il connaissait, il
+expectorait ce qui lui restait de colère au ventre sur les poissons et
+les homards tirés un à un des filets, et ne les jetait plus dans les
+mannes qu'en les accompagnant d'injures et de termes malpropres.
+
+Puis, rentré chez lui, ayant à portée de la bouche et de la main sa
+femme, la fille au père Auban, il ne tarda guère à la traiter comme la
+dernière des dernières. Puis, comme elle l'écoutait résignée,
+accoutumée aux violences paternelles, il s'exaspéra de son calme; et,
+un soir, il cogna. Ce fut alors, chez lui, une vie terrible.
+
+Pendant dix ans on ne parla sur la Retenue que des tripotées que Patin
+flanquait à sa femme et que de sa manière de jurer, à tout propos, en
+lui parlant. Il jurait, en effet, d'une façon particulière, avec une
+richesse de vocabulaire et une sonorité d'organe qu'aucun autre homme,
+dans Fécamp, ne possédait. Dès que son bateau se présentait à l'entrée
+du port, en revenant de la pêche, on attendait la première bordée
+qu'il allait lancer, de son pont sur la jetée, dès qu'il aurait aperçu
+le bonnet blanc de sa compagne.
+
+Debout, à l'arrière, il manoeuvrait, l'oeil sur l'avant et sur la
+voile, aux jours de grosse mer, et, malgré la préoccupation du passage
+étroit et difficile, malgré les vagues de fond qui entraient comme des
+montagnes dans l'étroit couloir, il cherchait, au milieu des femmes
+attendant les marins, sous l'écume des lames, à reconnaître la sienne,
+la fille au père Auban, la gueuse!
+
+Alors, dès qu'il l'avait vue, malgré le bruit des flots et du vent,
+il lui jetait une engueulade, avec une telle force de gosier, que tout
+le monde en riait, bien qu'on la plaignît fort. Puis, quand le bateau
+arrivait à quai, il avait une manière de décharger son lest de
+politesse, comme il disait, tout en débarquant son poisson, qui
+attirait autour de ses amarres tous les polissons et tous les
+désoeuvrés du port.
+
+Cela lui sortait de la bouche, tantôt comme des coups de canon,
+terribles et courts, tantôt comme des coups de tonnerre qui roulaient
+durant cinq minutes un tel ouragan de gros mots, qu'il semblait avoir
+dans les poumons tous les orages du Père-Éternel.
+
+Puis, quand il avait quitté son bord et qu'il se trouvait face à face
+avec elle au milieu des curieux et des harengères, il repêchait à fond
+de cale toute une cargaison nouvelle d'injures et de duretés, et il
+la reconduisait ainsi jusqu'à leur logis, elle devant, lui derrière,
+elle pleurant, lui criant.
+
+Alors, seul avec elle, les portes fermées, il tapait sous le moindre
+prétexte. Tout lui suffisait pour lever la main et, dès qu'il avait
+commencé, il ne s'arrêtait plus, en lui crachant alors au visage les
+vrais motifs de sa haine. A chaque gifle, à chaque horion il
+vociférait: «Ah! sans le sou, ah! va-nu-pieds, ah! crève-la-faim, j'en
+ai fait un joli coup le jour où je me suis rincé la bouche avec le
+tord-boyaux de ton filou de père!»
+
+Elle vivait, maintenant, la pauvre femme, dans une épouvante
+incessante, dans un tremblement continu de l'âme et du corps, dans une
+attente éperdue des outrages et des rossées.
+
+Et cela dura dix ans. Elle était si craintive qu'elle pâlissait en
+parlant à n'importe qui, et qu'elle ne pensait plus à rien qu'aux
+coups dont elle était menacée, et qu'elle était devenue plus maigre,
+jaune et sèche qu'un poisson fumé.
+
+
+
+
+II
+
+
+Une nuit, son homme étant à la mer, elle fut réveillée tout à coup par
+ce grognement de bête que fait le vent quand il arrive ainsi qu'un
+chien lâché! Elle s'assit dans son lit, émue, puis, n'entendant plus
+rien, se recoucha; mais, presque aussitôt, ce fut dans sa cheminée un
+mugissement qui secouait la maison tout entière, et cela s'étendit par
+tout le ciel comme si un troupeau d'animaux furieux eût traversé
+l'espace en soufflant et en beuglant.
+
+Alors elle se leva et courut au port. D'autres femmes y arrivaient de
+tous les côtés avec des lanternes. Les hommes accouraient et tous
+regardaient s'allumer dans la nuit, sur la mer, les écumes au sommet
+des vagues.
+
+La tempête dura quinze heures. Onze matelots ne revinrent pas, et
+Patin fut de ceux-là.
+
+On retrouva, du côté de Dieppe, des débris de la _Jeune-Amélie_, sa
+barque. On ramassa, vers Saint-Valéry, les corps de ses matelots, mais
+on ne découvrit jamais le sien. Comme la coque de l'embarcation
+semblait avoir été coupée en deux, sa femme, pendant longtemps,
+attendit et redouta son retour; car, si un abordage avait eu lieu, il
+se pouvait faire que le bâtiment abordeur l'eût recueilli, lui seul,
+et emmené au loin.
+
+Puis, peu à peu, elle s'habitua à la pensée qu'elle était veuve, tout
+en tressaillant chaque fois qu'une voisine, qu'un pauvre ou qu'un
+marchand ambulant entrait brusquement chez elle.
+
+Or, un après-midi, quatre ans environ après la disparition de son
+homme, elle s'arrêta, en suivant la rue aux Juifs, devant la maison
+d'un vieux capitaine, mort récemment, et dont on vendait les meubles.
+
+Juste en ce moment, on adjugeait un perroquet, un perroquet vert à
+tête bleue, qui regardait tout ce monde d'un air mécontent et inquiet.
+
+--Trois francs! criait le vendeur; un oiseau qui parle comme un
+avocat, trois francs!
+
+Une amie de la Patin lui poussa le coude:
+
+--Vous devriez acheter ça, vous qu'êtes riche, dit-elle. Ça vous
+tiendrait compagnie; il vaut plus de trente francs, c't oiseau-là.
+Vous le revendrez toujours ben vingt à vingt-cinq!
+
+--Quatre francs! mesdames, quatre francs! répétait l'homme. Il chante
+vêpres et prêche comme M. le curé. C'est un phénomène ... un miracle!
+
+La Patin ajouta cinquante centimes, et on lui remit, dans une petite
+cage, la bête au nez crochu, qu'elle emporta.
+
+Puis elle l'installa chez elle et, comme elle ouvrait la porte de fil
+de fer pour offrir à boire à l'animal, elle reçut, sur le doigt, un
+coup de bec qui coupa la peau et fit venir le sang.
+
+--Ah! qu'il est mauvais, dit-elle.
+
+Elle lui présenta cependant du chènevis et du mais, puis le laissa
+lisser ses plumes en guettant d'un air sournois sa nouvelle maison et
+sa nouvelle maîtresse.
+
+Le jour commençait à poindre, le lendemain, quand la Patin entendit,
+de la façon la plus nette, une voix, une voix forte, sonore,
+roulante, la voix de Patin, qui criait:
+
+--Te lèveras-tu, charogne!
+
+Son épouvante fut telle qu'elle se cacha la tête sous ses draps, car,
+chaque matin, jadis, dès qu'il avait ouvert les yeux, son défunt les
+lui hurlait dans l'oreille, ces quatre mots qu'elle connaissait bien.
+
+Tremblante, roulée en boule, le dos tendu à la rossée qu'elle
+attendait déjà, elle murmurait, la figure cachée dans la couche:
+
+--Dieu Seigneur, le v'là! Dieu Seigneur, le v'là! Il est r'venu, Dieu
+Seigneur!
+
+Les minutes passaient; aucun bruit ne troublait plus le silence de la
+chambre. Alors, en frémissant, elle sortit sa tête du lit, sûre qu'il
+était là, guettant, prêt à battre.
+
+Elle ne vit rien, rien qu'un trait de soleil passant par la vitre et
+elle pensa:
+
+--Il est caché, pour sûr.
+
+Elle attendit longtemps, puis, un peu rassurée, songea:
+
+--Faut croire que j'ai rêvé, p'isqu'il n'se montre point.
+
+Elle refermait les yeux, un peu rassurée, quand éclata, tout près, la
+voix furieuse, la voix de tonnerre du noyé qui vociférait:
+
+--Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom, d'un nom, te lèveras-tu, ch...!
+
+Elle bondit hors du lit, soulevée par l'obéissance, par sa passive
+obéissance de femme rouée de coups, qui se souvient encore, après
+quatre ans, et qui se souviendra toujours, et qui obéira toujours à
+cette voix-là! Et elle dit:
+
+--Me v'là, Patin; qué que tu veux?
+
+Mais Patin ne répondit pas.
+
+Alors, éperdue, elle regarda autour d'elle, puis elle chercha
+partout, dans les armoires, dans la cheminée, sous le lit, sans
+trouver personne, et elle se laissa choir enfin sur une chaise,
+affolée d'angoisse, convaincue que l'âme de Patin, seule, était la,
+près d'elle, revenue pour la torturer.
+
+Soudain, elle se rappela le grenier, où on pouvait monter du dehors
+par une échelle. Assurément, il s'était caché là pour la surprendre.
+Il avait dû, gardé par des sauvages sur quelque côte, ne pouvoir
+s'échapper plus tôt, et il était revenu, plus méchant que jamais. Elle
+n'en pouvait douter, rien qu'au timbre de sa voix.
+
+Elle demanda, la tête levée vers le plafond:
+
+--T'es-ti là-haut, Patin?
+
+Patin ne répondit pas.
+
+Alors elle sortit et, avec une peur affreuse qui lui secouait le
+coeur, elle monta l'échelle, ouvrit la lucarne, regarda, ne vit rien,
+entra, chercha et ne trouva pas.
+
+Assise sur une botte de paille, elle se mit à pleurer; mais, pendant
+qu'elle sanglotait, traversée d'une terreur poignante et surnaturelle,
+elle entendit, dans sa chambre, au-dessous d'elle, Patin qui racontait
+des choses. Il semblait moins en colère, plus tranquille, et il
+disait:
+
+--Sale temps!--Gros vent!--Sale temps!--J'ai pas déjeuné, nom d'un
+nom!
+
+Elle cria à travers le plafond:
+
+--Me v'là, Patin; j'vas te faire la soupe. Te fâche pas, j'arrive.
+
+Et elle redescendit en courant.
+
+Il n'y avait personne chez elle.
+
+Elle se sentit défaillir comme si la Mort la touchait, et elle allait
+se sauver pour demander secours aux voisins, quand la voix, tout près
+de son oreille, cria:
+
+--J'ai pas déjeuné, nom d'un nom!
+
+Et le perroquet, dans sa cage, la regardait de son oeil rond, sournois
+et mauvais.
+
+Elle aussi, le regarda, éperdue, murmurant:
+
+--Ah! c'est toi!
+
+Il reprit, en remuant sa tête:
+
+--Attends, attends, attends, je vas t'apprendre à fainéanter!
+
+Que se passa-t-il en elle? Elle sentit, elle comprit que c'était bien
+lui, le mort, qui revenait, qui s'était caché dans les plumes de cette
+bête pour recommencer à la tourmenter, qu'il allait jurer, comme
+autrefois, tout le jour, et la mordre, et crier des injures pour
+ameuter les voisins et les faire rire. Alors elle se rua, ouvrit la
+cage, saisit l'oiseau qui, se défendant, lui arrachait la peau avec
+son bec et avec ses griffes. Mais elle le tenait de toute sa force, à
+deux mains, et, se jetant par terre, elle se roula dessus avec une
+frénésie de possédée, l'écrasa, en fit une loque de chair, une petite
+chose molle, verte, qui ne remuait plus, qui ne parlait plus, et qui
+pendait; puis, l'ayant enveloppée d'un torchon comme d'un linceul,
+elle sortit, en chemise, nu-pieds, traversa le quai, que la mer
+battait de courtes vagues, et, secouant le linge, elle laissa tomber
+dans l'eau cette petite chose morte qui ressemblait à un peu d'herbe;
+puis elle rentra, se jeta à genoux devant la cage vide, et, bouleversée
+de ce qu'elle avait fait, demanda pardon au bon Dieu, en sanglotant,
+comme si elle venait de commettre un horrible crime.
+
+
+
+
+L'ÉPREUVE
+
+
+
+
+I
+
+
+Un bon ménage, le ménage Bondel, bien qu'un peu guerroyant. On se
+querellait souvent, pour des causes futiles, puis on se réconciliait.
+
+Ancien commerçant retiré des affaires après avoir amassé de quoi vivre
+selon ses goûts simples, Bondel avait loué à Saint-Germain un petit
+pavillon et s'était gîté là, avec sa femme.
+
+C'était un homme calme, dont les idées, bien assises, se levaient
+difficilement. Il avait de l'instruction, lisait des journaux graves
+et appréciait cependant l'esprit gaulois. Doué de raison, de logique,
+de ce bon sens pratique qui est la qualité maîtresse de l'industrieux
+bourgeois français, il pensait peu, mais sûrement, et ne se décidait
+aux résolutions qu'après des considérations que son instinct lui
+révélait infaillibles.
+
+C'était un homme de taille moyenne, grisonnant, à la physionomie
+distinguée.
+
+Sa femme, pleine de qualités sérieuses, avait aussi quelques défauts.
+D'un caractère emporté, d'une franchise d'allures qui touchait à la
+violence, et d'un entêtement invincible, elle gardait contre les gens
+des rancunes inapaisables. Jolie autrefois, puis devenue trop grosse,
+trop rouge, elle passait encore, dans leur quartier, à Saint-Germain,
+pour une très belle femme, qui représentait la santé avec un air pas
+commode.
+
+Leurs dissentiments, presque toujours, commençaient au déjeuner, au
+cours de quelque discussion sans importance, puis jusqu'au soir,
+souvent jusqu'au lendemain ils demeuraient fâchés. Leur vie si simple,
+si bornée, donnait de la gravité à leurs préoccupations les plus
+légères, et tout sujet de conversation devenait un sujet de dispute.
+Il n'en était pas ainsi jadis, lorsqu'ils avaient des affaires qui les
+occupaient, qui mariaient leurs soucis, serraient leurs coeurs, les
+enfermant et les retenant pris ensemble dans le filet de l'association
+et de l'intérêt commun.
+
+Mais à Saint-Germain on voyait moins de monde. Il avait fallu refaire
+des connaissances, se créer, au milieu d'étrangers, une existence
+nouvelle toute vide d'occupations. Alors, la monotonie des heures
+pareilles les avait un peu aigris l'un et l'autre; et le bonheur
+tranquille, espéré, attendu avec l'aisance, n'apparaissait pas.
+
+Ils venaient de se mettre à table, par un matin du mois de juin, quand
+Bondel demanda:
+
+--Est-ce que tu connais les gens qui demeurent dans ce petit pavillon
+rouge au bout de la rue du Berceau?
+
+Mme Bondel devait être mal levée. Elle répondit:
+
+--Oui et non, je les connais, mais je ne tiens pas à les connaître.
+
+--Pourquoi donc? Ils ont l'air très gentils.
+
+--Parce que ...
+
+--J'ai rencontré le mari ce matin sur la terrasse et nous avons fait
+deux tours ensemble.
+
+Comprenant qu'il y avait du danger dans l'air, Bondel ajouta:
+
+--C'est lui qui m'a abordé et parlé le premier.
+
+La femme le regardait avec mécontentement. Elle reprit:
+
+--Tu aurais aussi bien fait de l'éviter.
+
+--Mais pourquoi donc?
+
+--Parce qu'il y a des potins sur eux.
+
+--Quels potins?
+
+--Quels potins! Mon Dieu, des potins comme on en fait souvent.
+
+M. Bondel eut le tort d'être un peu vif.
+
+--Ma chère amie, tu sais que j'ai horreur des potins. Il me suffit
+qu'on en fasse pour me rendre les gens sympathiques. Quant à ces
+personnes, je les trouve fort bien, moi.
+
+Elle demanda, rageuse:
+
+--La femme aussi, peut-être?
+
+--Mon Dieu, oui, la femme aussi, quoique je l'aie à peine aperçue.
+
+Et la discussion continua, s'envenimant lentement, acharnée sur le
+même sujet, par pénurie d'autres motifs.
+
+Mme Bondel s'obstinait à ne pas dire quels potins couraient sur ces
+voisins, laissant entendre de vilaines choses, sans préciser. Bondel
+haussait les épaules, ricanait, exaspérait sa femme. Elle finit par
+crier:
+
+--Eh bien! ce monsieur est cornard, voilà!
+
+Le mari répondit sans s'émouvoir:
+
+--Je ne vois pas en quoi cela atteint l'honorabilité d'un homme?
+
+Elle parut stupéfaite.
+
+--Comment, tu ne vois pas?... tu ne vois pas?... elle est trop forte,
+en vérité ... tu ne vois pas? Mais c'est un scandale public; il est
+taré à force d'être cornard!
+
+Il répondit:
+
+--Ah! mais non! Un homme serait taré parce qu'on le trompe, taré parce
+qu'on le trahit, taré parce qu'on le vole?... Ah! mais non. Je te
+l'accorde pour la femme, mais pas pour lui.
+
+Elle devenait furieuse.
+
+--Pour lui comme pour elle. Ils sont tarés, c'est une honte publique.
+
+Bondel, très calme, demanda:
+
+--D'abord, est-ce vrai? Qui peut affirmer une chose pareille tant
+qu'il n'y a pas flagrant délit.
+
+Mme Bondel s'agitait sur son siège.
+
+--Comment? qui peut affirmer? mais tout le monde! tout le monde! ça se
+voit comme les yeux dans le visage, une chose pareille. Tout le monde
+le sait, tout le monde le dit. Il n'y a pas à douter. C'est notoire
+comme une grande fête.
+
+Il ricanait.
+
+--On a cru longtemps aussi que le soleil tournait autour de la terre
+et mille autres choses non moins notoires, qui étaient fausses. Cet
+homme adore sa femme; il en parle avec tendresse, avec vénération. Ça
+n'est pas vrai.
+
+Elle balbutia, trépignant:
+
+--Avec ça qu'il le sait, cet imbécile, ce crétin, ce taré!
+
+Bondel ne se fâchait pas; il raisonnait.
+
+--Pardon. Ce monsieur n'est pas bête. Il m'a paru au contraire fort
+intelligent et très fin; et tu ne me feras pas croire qu'un homme
+d'esprit ne s'aperçoive pas d'une chose pareille dans sa maison, quand
+les voisins, qui n'y sont pas, dans sa maison, n'ignorent aucun détail
+de cet adultère, car ils n'ignorent aucun détail, assurément.
+
+Mme Bondel eut un accès de gaieté rageuse qui irrita les nerfs de son
+mari.
+
+--Ah! ah! ah! tous les mêmes, tous, tous! Avec ça qu'il y en a un seul
+au monde qui découvre cela, à moins qu'on ne lui mette le nez dessus.
+
+La discussion déviait. Elle partit à fond de train sur l'aveuglement
+des époux trompés dont il doutait et qu'elle affirmait avec des airs
+de mépris si personnels qu'il finit par se fâcher.
+
+Alors, ce fut une querelle pleine d'emportement, où elle prit le parti
+des femmes, où il prit la défense des hommes.
+
+Il eut la fatuité de déclarer:
+
+--Eh bien moi, je te jure que si j'avais été trompé, je m'en serais
+aperçu, et tout de suite encore. Et je t'aurais fait passer ce
+goût-là, d'une telle façon, qu'il aurait fallu plus d'un médecin pour
+te remettre sur pied.
+
+Elle fut soulevée de colère et lui cria dans la figure:
+
+--Toi? toi! Mais tu es aussi bête que les autres, entends-tu!
+
+Il affirma de nouveau:
+
+--Je te jure bien que non.
+
+Elle lâcha un rire d'une telle impertinence qu'il sentit un battement
+de coeur, et un frisson sur sa peau.
+
+Pour la troisième fois il dit:
+
+--Moi, je l'aurais vu.
+
+Elle se leva, riant toujours de la même façon.
+
+--Non, c'est trop, fit-elle.
+
+Et elle sortit en tapant la porte.
+
+
+
+
+II
+
+
+Bondel resta seul, très mal à l'aise. Ce rire insolent, provocateur,
+l'avait touché comme un de ces aiguillons de mouche venimeuse dont on
+ne sent pas la première atteinte, mais dont la brûlure s'éveille
+bientôt et devient intolérable.
+
+Il sortit, marcha, rêvassa. La solitude de sa vie nouvelle le poussait
+à penser tristement, à voir sombre. Le voisin qu'il avait rencontré le
+matin se trouva tout à coup devant lui. Ils se serrèrent la main et se
+mirent à causer. Après avoir touché divers sujets, ils en vinrent à
+parler de leurs femmes. L'un et l'autre semblaient avoir quelque chose
+a confier, quelque chose d'inexprimable, de vague, de pénible sur la
+nature même de cet être associé à leur vie: une femme.
+
+Le voisin disait:
+
+--Vrai, on croirait qu'elles ont parfois contre leur mari une sorte
+d'hostilité particulière, par cela seul qu'il est leur mari. Moi,
+j'aime ma femme. Je l'aime beaucoup, je l'apprécie et je la respecte;
+eh bien! elle a quelquefois l'air de montrer plus de confiance et
+d'abandon à nos amis qu'à moi-même.
+
+Bondel aussitôt pensa: «Ça y est, ma femme avait raison.»
+
+Lorsqu'il eût quitté cet homme, il se remit à songer. Il, sentait en
+son âme un mélange confus de pensées contradictoires, une sorte de
+bouillonnement douloureux, et il gardait dans l'oreille le rire
+impertinent, ce rire exaspéré qui semblait dire: «Mais il en est de
+toi comme des autres, imbécile.» Certes, c'était là une bravade, une
+de ces impudentes bravades de femmes qui osent tout, qui risquent tout
+pour blesser, pour humilier l'homme contre lequel elles sont irritées.
+
+Donc ce pauvre monsieur devait être aussi un mari trompé, comme tant
+d'autres. Il avait dit, avec tristesse: «Elle a quelquefois l'air de
+montrer plus de confiance et d'abandon à nos amis qu'à moi-même.»
+Voilà donc comment un mari,--cet aveugle sentimental que la loi nomme
+un mari,--formulait ses observations sur les attentions particulières
+de sa femme pour un autre homme. C'était tout. Il n'avait rien vu de
+plus. Il était pareil aux autres.... Aux autres!
+
+Puis, comme sa propre femme, à lui, Bondel, avait ri d'une façon
+bizarre: «Toi aussi, ... toi aussi ...» Comme elles sont folles et
+imprudentes ces créatures qui peuvent faire entrer de pareils soupçons
+dans le coeur pour le seul plaisir de braver.
+
+Il remontait leur vie commune, cherchant dans leurs relations
+anciennes si elle avait jamais paru montrer à quelqu'un plus de
+confiance et d'abandon qu'à lui-même. Il n'avait jamais suspecté
+personne, tant il était tranquille, sûr d'elle, confiant.
+
+Mais oui, elle avait eu un ami, un ami intime, qui pendant près d'un
+an vint dîner chez eux trois fois par semaine, Tancret, ce bon
+Tancret, ce brave Tancret, que lui, Bondel, aima comme un frère et
+qu'il continuait à voir en cachette depuis que sa femme s'était
+fâchée, il ne savait pourquoi, avec cet aimable garçon.
+
+Il s'arrêta, pour réfléchir, regardant le passé avec des yeux
+inquiète. Puis une révolte surgit en lui contre lui-même, contre
+cette honteuse insinuation du moi défiant, du moi jaloux, du moi
+méchant que nous portons tous. Il se blâma, il s'accusa, il s'injuria,
+tout en se rappelant les visites, les allures de cet ami que sa femme
+appréciait tant et qu'elle expulsa sans raison sérieuse. Mais soudain
+d'autres souvenirs lui vinrent, de ruptures pareilles dues au
+caractère vindicatif de Mme Bondel qui ne pardonnait jamais un
+froissement. Il rit alors franchement de lui-même, du commencement
+d'angoisse qui l'avait étreint; et se souvenant des mines haineuses de
+son épouse quand il lui disait, le soir, en rentrant: «J'ai rencontré
+ce bon Tancret, il m'a demandé de tes nouvelles», il se rassura
+complètement.
+
+Elle répondait toujours: «Quand tu verras ce monsieur, tu peux lui
+dire que je le dispense de s'occuper de moi.» Oh! de quel air irrité,
+de quel air féroce elle prononçait ces paroles. Comme on sentait bien
+qu'elle ne pardonnait pas, qu'elle ne pardonnerait point.... Et il
+avait pu soupçonner?... même une seconde?... Dieu, quelle bêtise!
+
+Pourtant, pourquoi s'était-elle fâchée ainsi? Elle n'avait jamais
+raconté le motif précis de cette brouille et la raison de son
+ressentiment. Elle lui en voulait bien fort! bien fort? Est-ce que?...
+Mais non.... mais non.... Et Bondel se déclara qu'il s'avilissait
+lui-même en songeant à des choses pareilles.
+
+Oui, il s'avilissait sans aucun doute, mais il ne pouvait s'empêcher
+de songer à cela et il se demanda avec terreur si cette idée entrée en
+lui n'allait pas y demeurer, s'il n'avait pas là, dans le coeur, la
+larve d'un long tourment. Il se connaissait; il était homme à ruminer
+son doute, comme il ruminait autrefois ses opérations commerciales,
+pendant les jours et les nuits, en pesant le pour et le contre,
+interminablement.
+
+Déjà il devenait agité, il marchait plus vite et perdait son calme. On
+ne peut rien contre l'Idée. Elle est imprenable, impossible à chasser,
+impossible à tuer.
+
+Et soudain un projet naquit en lui, hardi, si hardi qu'il douta
+d'abord s'il l'exécuterait.
+
+Chaque fois qu'il rencontrait Tancret, celui-ci demandait des
+nouvelles de Mme Bondel; et Bondel répondait: «Elle est toujours un
+peu fâchée.» Rien de plus,--Dieu ... avait-il été assez mari
+lui-même!... Peut-être!...
+
+Donc il allait prendre le train pour Paris, se rendre chez Tancret et
+le ramener avec lui, ce soir-là même, en lui affirmant que la rancune
+inconnue de sa femme était passée. Oui, mais quelle tête ferait Mme
+Bondel ... quelle scène!... quelle fureur!... quel scandale!... Tant
+pis, tant pis ... ce serait la vengeance du rire, et, en las voyant
+soudain en face l'un de l'autre, sans qu'elle fût prévenue, il saurait
+bien saisir sur les figures l'émotion de la vérité.
+
+
+
+
+III
+
+
+Il se rendit aussitôt à la gare, prit son billet, monta dans un wagon
+et lorsqu'il se sentit emporté par le train qui descendait la rampe du
+Pecq, il eut un peu peur, une sorte de vertige devant ce qu'il allait
+oser. Pour ne pas fléchir, reculer, revenir seul, il s'efforça de n'y
+plus penser, de se distraire sur d'autres idées, de faire ce qu'il
+avait décidé avec une résolution aveugle, et il se mit à chantonner
+des airs d'opérette et de café-concert jusqu'à Paris afin d'étourdir
+sa pensée.
+
+Des envies de s'arrêter le saisirent aussitôt qu'il eut devant lui les
+trottoirs qui allaient le conduire à la rue de Tancret. Il flâna
+devant quelques boutiques, remarqua les prix de certains objets,
+s'intéressa à des articles nouveaux, eut envie de boire un bock, ce
+qui n'était guère dans ses habitudes, et en approchant du logis de son
+ami, désira fort ne point le rencontrer.
+
+Mais Tancret était chez lui, seul, lisant. Il fut surpris, se leva,
+s'écria:
+
+--Ah! Bondel! Quelle chance!
+
+Et Bondel, embarrassé, répondit:
+
+--Oui, mon cher, je suis venu faire quelques courses à Paris et je
+suis monté pour vous serrer la main.
+
+--Ça c'est gentil, gentil! D'autant plus que vous aviez un peu perdu
+l'habitude d'entrer chez moi.
+
+--Que voulez-vous, on subit malgré soi des influences, et comme ma
+femme avait l'air de vous en vouloir!
+
+--Bigre ... avait l'air,... elle a fait mieux que cela, puisqu'elle
+m'a mis à la porte.
+
+--Mais à propos de quoi? Je ne l'ai jamais su, moi.
+
+--Oh! à propos de rien ... d'une bêtise ... d'une discussion où je
+n'étais pas de son avis.
+
+--Mais à quel sujet cette discussion?
+
+--Sur une dame que vous connaissez peut-être de nom; Mme Boutin, une
+de mes amies.
+
+--Ah! Vraiment.... Eh bien! je crois qu'elle ne vous en veut plus, ma
+femme, car elle m'a parlé de vous, ce matin, en termes fort amicaux.
+
+Tancret eut un tressaillement, et parut tellement stupéfait que
+pendant quelques instants il ne trouva rien à dire. Puis il reprit:
+
+--Elle vous a parlé de moi ... en termes amicaux....
+
+--Mais oui.
+
+--Vous en êtes sûr?
+
+--Parbleu?... je ne rêve pas.
+
+--Et puis?...
+
+--Et puis ... comme je venais à Paris, j'ai cru vous faire plaisir en
+vous le disant.
+
+--Mais oui.... Mais oui....
+
+Bondel parut hésiter, puis, après un petit silence:
+
+--J'avais même une idée ... originale.
+
+--Laquelle?
+
+--Vous ramener avec moi pour dîner à la maison.
+
+A cette proposition, Tancret, d'un naturel prudent, parut inquiet.
+
+--Oh! vous croyez ... est-ce possible ... ne nous exposons-nous pas à
+... à ... des histoires....
+
+--Mais non ... mais non.
+
+--C'est que ... vous savez ... elle a de la rancune, Mme Bondel.
+
+--Oui, mais je vous assure qu'elle ne vous en veut plus. Je suis même
+convaincu que cela lui fera grand plaisir de vous voir comme ça, à
+l'improviste.
+
+--Vrai?
+
+--Oh! vrai.
+
+--Eh bien! allons, mon cher. Moi, je suis enchanté. Voyez-vous, cette
+brouille-là me faisait beaucoup de peine.
+
+Et ils se mirent en route vers la gare Saint-Lazare en se tenant par
+le bras.
+
+Le trajet fut silencieux. Tous deux semblaient perdus en des songeries
+profondes. Assis l'un en face de l'autre, dans le wagon, ils se
+regardaient sans parler, constatant l'un et l'autre qu'ils étaient
+pâles.
+
+Puis ils descendirent du train et se reprirent le bras, comme pour
+s'unir contre un danger. Après quelques minutes de marche ils
+s'arrêtèrent, un peu haletants tous les deux, devant la maison des
+Bondel.
+
+Bondel fit entrer son ami, le suivit dans le salon, appela sa bonne et
+lui dit: «Madame est ici?»
+
+--Oui monsieur.
+
+--Priez-la de descendre tout de suite, s'il vous plaît.
+
+--Oui, monsieur.
+
+Et ils attendirent, tombés sur deux fauteuils, émus à présent de la
+même envie de s'en aller au plus vite, avant que n'apparût sur le
+seuil la grande personne redoutée.
+
+Un pas connu, un pas puissant descendit les marches de l'escalier. Une
+main toucha la serrure, et les yeux des deux hommes virent tourner la
+poignée de cuivre. Puis la porte s'ouvrit toute grande et Mme Bondel
+s'arrêta, voulant voir avant d'entrer.
+
+Donc elle regarda, rougit, frémit, recula d'un demi-pas, puis demeura
+immobile, le sang aux joues et les mains posées sur les deux murs de
+l'entrée.
+
+Tancret, pâle à présent comme s'il allait défaillir, s'était levé,
+laissant tomber son chapeau, qui roula sur le parquet. Il balbutiait.
+
+--Mon Dieu ... Madame ... c'est moi ... j'ai cru ... j'ai osé.... Cela
+me faisait tant de peine ...
+
+Comme elle ne répondait pas, il reprit:
+
+--Me pardonnez-vous ... enfin?
+
+Alors, brusquement, emportée par une impulsion, elle marcha vers lui
+les deux mains tendues; et quand il eut pris, serré et gardé ces deux
+mains, elle dit, avec une petite voix émue, brisée, défaillante, que
+son mari ne lui connaissait point:
+
+--Ah! mon cher ami.... Ça me fait bien plaisir!
+
+Et Bondel, qui les contemplait, se sentit glacé de la tête aux pieds,
+comme si on l'eût trempé dans un bain froid.
+
+
+
+
+LE MASQUE
+
+
+
+
+Il y avait bal costumé, à l'Élysée-Montmartre, ce soir-là. C'était à
+l'occasion de la Mi-Carême, et la foule entrait, comme l'eau dans une
+vanne d'écluse, dans le couloir illuminé qui conduit à la salle de
+danse. Le formidable appel de l'orchestre, éclatant comme un orage de
+musique, crevait les murs et le toit, se répandait sur le quartier,
+allait éveiller, par les rues et jusqu'au fond des maisons voisines,
+cet irrésistible désir de sauter, d'avoir chaud, de s'amuser qui
+sommeille au fond de l'animal humain.
+
+Et les habitués du lieu s'en venaient aussi des quatre coins de Paris,
+gens de toutes les classes, qui aiment le gros plaisir tapageur, un
+peu crapuleux, frotté de débauche. C'étaient des employés, des
+souteneurs, des filles, des filles de tous draps, depuis le coton
+vulgaire jusqu'à la plus fine batiste, des filles riches, vieilles et
+diamantées, et des filles pauvres, de seize ans, pleines d'envie de
+faire la fête, d'être aux hommes, de dépenser de l'argent. Des habits
+noirs élégants en quête de chair fraîche, de primeurs déflorées, mais
+savoureuses, rôdaient dans cette foule échauffée, cherchaient,
+semblaient flairer, tandis que les masques paraissaient agités surtout
+par le désir de s'amuser. Déjà des quadrilles renommés amassaient
+autour de leurs bondissements une couronne épaisse de public. La haie
+onduleuse, la pâte remuante de femmes et d'hommes qui encerclait les
+quatre danseurs se nouait autour comme un serpent, tantôt rapprochée,
+tantôt écartée suivant les écarts des artistes. Les deux femmes, dont
+les cuisses semblaient attachées au corps par des ressorts de
+caoutchouc, faisaient avec leurs jambes des mouvements surprenants.
+Elles les lançaient en l'air avec tant de vigueur que le membre
+paraissait s'envoler vers les nuages, puis soudain les écartant comme
+si elles se fussent ouvertes jusqu'à mi-ventre, glissant l'une en
+avant, l'autre en arrière, elles touchaient le sol de leur centre par
+un grand écart rapide, répugnant et drôle.
+
+Leurs cavaliers bondissaient, tricotaient des pieds, s'agitaient, les
+bras remués et soulevés comme des moignons d'ailes sans plumes, et on
+devinait, sous leurs masques, leur respiration essoufflée.
+
+Un d'eux, qui avait pris place dans le plus réputé des quadrilles pour
+remplacer une célébrité absente, le beau «Songe-au-Gosse», et qui
+s'efforçait de tenir tête à l'infatigable «Arête-de-Veau» exécutait
+des cavaliers seuls bizarres qui soulevaient la joie et l'ironie du
+public.
+
+Il était maigre, vêtu en gommeux, avec un joli masque verni sur le
+visage, un masque à moustache blonde frisée que coiffait une perruque
+à boucles.
+
+Il avait l'air d'une figure de cire du musée Grévin, d'une étrange et
+fantasque caricature du charmant jeune homme des gravures de mode, et
+il dansait avec un effort convaincu, mais maladroit, avec un
+emportement comique. Il semblait rouillé à côté des autres, en
+essayant d'imiter leurs gambades; il semblait perclus, lourd comme un
+roquet jouant avec des lévriers. Des bravos moqueurs l'encourageaient.
+Et lui, ivre d'ardeur, gigotait avec une telle frénésie que, soudain,
+emporté par un élan furieux, il alla donner de la tête dans la
+muraille du public qui se fendit devant lui pour le laisser passer,
+puis se referma autour du corps inerte, étendu sur le ventre, du
+danseur inanimé.
+
+Des hommes le ramassèrent, l'emportèrent. On criait: «un médecin.» Un
+monsieur se présenta, jeune, très élégant, en habit noir avec de
+grosses perles à sa chemise de bal. «Je suis professeur à la Faculté»,
+dit-il d'une voix modeste. On le laissa passer, et il rejoignit dans
+une petite pièce pleine de cartons comme un bureau d'agent d'affaires,
+le danseur toujours sans connaissance qu'on allongeait sur des
+chaises. Le docteur voulut d'abord ôter le masque et reconnut qu'il
+était attaché d'une façon compliquée avec une multitude de menus fils
+de métal, qui le liaient adroitement aux bords de sa perruque et
+enfermaient la tête entière dans une ligature solide dont il fallait
+avoir le secret. Le cou lui-même était emprisonné dans une fausse peau
+qui continuait le menton, et cette peau de gant, peinte comme de la
+chair, attenait au col de la chemise.
+
+Il fallut couper tout cela avec de forts ciseaux; et quand le médecin
+eut fait, dans ce surprenant assemblage, une entaille allant de
+l'épaule à la tempe, il entr'ouvrit cette carapace et y trouva une
+vieille figure d'homme usée, pâle, maigre et ridée. Le saisissement
+fut tel parmi ceux qui avaient apporté ce jeune masque frisé, que
+personne ne rit, que personne ne dit un mot.
+
+On regardait, couché sur des chaises de paille, ce triste visage aux
+yeux fermés, barbouillé de poils blancs, les uns longs, tombant du
+front sur la face, les autres courts, poussés sur les joues et le
+menton, et, à côté de cette pauvre tête, ce petit, ce joli masque
+verni, ce masque frais qui souriait toujours.
+
+L'homme revint à lui après être demeuré longtemps sans connaissance,
+mais il paraissait encore si faible, si malade que le médecin
+redoutait quelque complication dangereuse.
+
+--Où demeurez-vous? dit-il.
+
+Le vieux danseur parut chercher dans sa mémoire, puis se souvenir, et
+il dit un nom de rue que personne ne connaissait. Il fallut donc lui
+demander encore des détails sur le quartier. Il les fournissait avec
+une peine infinie, avec une lenteur et une indécision qui révélaient
+le trouble de sa pensée.
+
+Le médecin reprit:
+
+--Je vais vous reconduire moi-même.
+
+Une curiosité l'avait saisi de savoir qui était cet étrange baladin,
+de voir où gîtait ce phénomène sauteur.
+
+Et un fiacre bientôt les emporta tous deux, de l'autre côté des buttes
+Montmartre.
+
+C'était dans une haute maison d'aspect pauvre, où montait un escalier
+gluant, une de ces maisons toujours inachevées, criblées de fenêtres,
+debout entre deux terrains vagues, niches crasseuses où habite une
+foule d'êtres guenilleux et misérables.
+
+Le docteur, cramponné à la rampe, tige de bois tournante où la main
+restait collée, soutint jusqu'au quatrième étage le vieil homme
+étourdi qui reprenait des forces.
+
+La porte à laquelle ils avaient frappé s'ouvrit et une femme apparut,
+vieille aussi, propre, avec un bonnet de nuit bien blanc encadrant une
+tête osseuse, aux traits accentués, une de ces grosses têtes bonnes et
+rudes des femmes d'ouvrier laborieuses et fidèles. Elle s'écria:
+
+--Mon Dieu! qu'est-ce qu'il a eu?
+
+Lorsque la chose eut été dite en vingt paroles, elle se rassura, et
+rassura le médecin lui-même, en lui racontant que, souvent déjà,
+pareille aventure était arrivée.
+
+--Faut le coucher, monsieur, rien autre chose, il dormira, et d'main
+n'y paraîtra plus.
+
+Le docteur reprit:
+
+--Mais c'est à peine s'il peut parler.
+
+--Oh! c'est rien, un peu d'boisson, pas autre chose. Il n'a pas dîné
+pour être souple, et puis il a bu deux vertes, pour se donner de
+l'agitation. La verte, voyez-vous, ça lui r'fait des jambes, mais ça
+lui coupe les idées et les paroles. Ça n'est plus de son âge de danser
+comme il fait. Non, vrai, c'est à désespérer qu'il ait jamais une
+raison!
+
+Le médecin, surpris, insista.
+
+--Mais pourquoi danse-t-il d'une pareille façon, vieux comme il est?
+
+Elle haussa les épaules, devenue rouge sous la colère qui l'excitait
+peu à peu.
+
+--Ah! oui, pourquoi! Parlons-en, pour qu'on le croie jeune sous son
+masque, pour que les femmes le prennent encore pour un godelureau et
+lui disent des cochonneries dans l'oreille, pour se frotter à leur
+peau, à toutes leurs sales peaux avec leurs odeurs et leurs poudres et
+leurs pommades ... Ah! c'est du propre! Allez, j'en ai eu une vie,
+moi, monsieur, depuis quarante ans que cela dure ... Mais faut le
+coucher d'abord pour qu'il ne prenne pas mal. Ça ne vous ferait-il
+rien de m'aider. Quand il est comme ça, je n'en finis pas, toute
+seule.
+
+Le vieux était assis sur son lit, l'air ivre, ses longs cheveux blancs
+tombés sur le visage.
+
+Sa compagne le regardait avec des yeux attendris et furieux. Elle
+reprit:
+
+--Regardez s'il n'a pas une belle tête pour son âge; et faut qu'il se
+déguise en polisson pour qu'on le croie jeune. Si c'est pas une pitié!
+Vrai, qu'il a une belle tête, monsieur? Attendez, j'vais vous la
+montrer avant de le coucher.
+
+Elle alla vers une table qui portait la cuvette, le pot à eau, le
+savon, le peigne et la brosse. Elle prit la brosse, puis revint vers
+le lit et relevant toute la chevelure emmêlée du pochard, elle lui
+donna, en quelques instants, une figure de modèle de peintre, à
+grandes boucles tombant sur le cou. Puis, reculant afin de le
+contempler.
+
+--Vrai qu'il est bien, pour son âge?
+
+--Très bien, affirma le docteur qui commençait à s'amuser beaucoup.
+
+Elle ajouta:
+
+--Et si vous l'aviez connu quand il avait vingt-cinq ans! Mais faut le
+mettre au lit; sans ça ses vertes lui tourneraient dans le ventre.
+Tenez, monsieur, voulez-vous tirer sa manche?... plus haut ... comme
+ça ... bon.... la culotte maintenant.... attendez, je vais lui ôter
+ses chaussures ... c'est bien.--À présent, tenez-le debout pour que
+j'ouvre le lit ... voilà ... couchons-le ... si vous croyez qu'il se
+dérangera tout à l'heure pour me faire de la place, vous vous trompez.
+Faut que je trouve mon coin, moi, n'importe où. Ça ne l'occupe pas.
+Ah! jouisseur, va!
+
+Dès qu'il se sentit étendu dans ses draps, le bonhomme ferma les
+yeux, les rouvrit, les ferma de nouveau, et dans toute sa figure
+satisfaite apparaissait la résolution énergique de dormir.
+
+Le docteur, en l'examinant avec un intérêt sans cesse accru, demanda:
+
+--Alors il va faire le jeune homme dans les bals costumés?
+
+--Dans tous, monsieur, et il me revient au matin dans un état qu'on ne
+se figure pas. Voyez-vous, c'est le regret qui le conduit là et qui
+lui fait mettre une figure de carton sur la sienne. Oui, le regret de
+n'être plus ce qu'il a été, et puis de n'avoir plus ses succès!
+
+Il dormait maintenant, et commençait à ronfler. Elle le contemplait
+d'un air apitoyé, et elle reprit:
+
+--Ah! il en a eu des succès, cet homme-là! Plus qu'on ne croirait,
+monsieur, plus que les plus beaux messieurs du monde et que tous les
+ténors et que tous les généraux.
+
+--Vraiment? Que faisait-il donc?
+
+--Oh! ça va vous étonner d'abord, vu que vous ne l'avez pas connu dans
+son beau temps. Moi, quand je l'ai rencontré, c'était à un bal aussi,
+car il les a toujours fréquentés. J'ai été prise en l'apercevant, mais
+prise comme un poisson avec une ligne. Il était gentil, monsieur,
+gentil à faire pleurer quand on le regardait, brun comme un corbeau,
+et frisé, avec des yeux noirs aussi grands que des fenêtres. Ah! oui,
+c'était un joli garçon. Il m'a emmenée ce soir-là, et je ne l'ai plus
+quitté, jamais, pas un jour, malgré tout! Oh! il m'en a fait voir de
+dures!
+
+Le docteur demanda:
+
+--Vous êtes mariés?
+
+Elle répondit simplement:
+
+--Oui, monsieur, ... sans ça il m'aurait lâchée comme les autres. J'ai
+été sa femme et sa bonne, tout, tout ce qu'il a voulu ... et il m'en a
+fait pleurer ... des larmes que je ne lui montrais pas! Car il me
+racontait ses aventures, à moi ... à moi ... monsieur ... sans
+comprendre quel mal ça me faisait de l'écouter ...
+
+--Mais quel métier faisait-il, enfin?
+
+--C'est vrai ... j'ai oublié de vous le dire. Il était premier garçon
+chez Martel, mais un premier comme on n'en avait jamais eu ... un
+artiste à dix francs l'heure, en moyenne ...
+
+--Martel?... qui ça, Martel?...
+
+--Le coiffeur, monsieur, le grand coiffeur de l'Opéra qui avait toute
+la clientèle des actrices. Oui, toutes les actrices les plus huppées
+se faisaient coiffer par Ambroise et lui donnaient des gratifications
+qui lui ont fait une fortune. Ah! monsieur, toutes les femmes sont
+pareilles, oui, toutes. Quand un homme leur plaît, elles se l'offrent.
+C'est si facile ... et ça fait tant de peine à apprendre. Car il me
+disait tout ... il ne pouvait pas se taire ... non, il ne pouvait pas.
+Ces choses-là donnent tant de plaisir aux hommes! plus de plaisir
+encore à dire qu'à faire peut-être.
+
+Quand je le voyais rentrer le soir, un peu pâlot, l'air content,
+l'oeil brillant, je me disais: «Encore une. Je suis sûre qu'il en a
+levé encore une». Alors j'avais envie de l'interroger, une envie qui
+me cuisait le coeur, et aussi une autre envie de ne pas savoir, de
+l'empêcher de parler s'il commençait. Et nous nous regardions.
+
+Je savais bien qu'il ne se tairait pas, qu'il allait en venir à la
+chose. Je sentais cela à son air, à son air de rire, pour me faire
+comprendre. «J'en ai une bonne aujourd'hui, Madeleine.» Je faisais
+semblant de ne pas voir, de ne pas deviner; et je mettais le couvert;
+j'apportais la soupe; je m'asseyais en face de lui.
+
+Dans ces moments-là, monsieur, c'est comme si on m'avait écrasé mon
+amitié pour lui dans le corps, avec une pierre. Ça fait mal, allez,
+rudement. Mais il ne saisissait pas, lui, il ne savait pas; il avait
+besoin de conter cela à quelqu'un, de se vanter, de montrer combien on
+l'aimait ... et il n'avait que moi à qui le dire ... vous comprenez
+... que moi ... Alors ... il fallait bien l'écouter et prendre ça
+comme du poison.
+
+Il commençait à manger sa soupe et puis il disait:
+
+--Encore une, Madeleine.
+
+Moi je pensais: «Ça y est. Mon Dieu, quel homme! Faut-il que je l'aie
+rencontré.»
+
+Alors, il partait: «Encore une, et puis une chouette ...» Et c'était
+une petite du Vaudeville ou bien une petite des Variétés, et puis
+aussi des grandes, les plus connues de ces dames de théâtre. Il me
+disait leurs noms, leurs mobiliers, et tout, tout, oui tout, monsieur
+... Des détails à m'arracher le coeur. Et il revenait là-dessus, il
+recommençait son histoire, d'un bout à l'autre, si content que je
+faisais semblant de rire pour qu'il ne se fâche pas contre moi.
+
+Ce n'était peut-être pas vrai tout ça! Il aimait tant se glorifier
+qu'il était bien capable d'inventer des choses pareilles! C'était
+peut-être vrai aussi! Ces soirs-là, il faisait semblant d'être
+fatigué, de vouloir se coucher après souper. On soupait à onze
+heures, monsieur, car il ne rentrait jamais plus tôt, à cause des
+coiffures de soirée.
+
+Quand il avait fini son aventure, il fumait des cigarettes en se
+promenant dans la chambre, et il était si joli garçon, avec sa
+moustache et ses cheveux frisés, que je pensais: «C'est vrai, tout de
+même, ce qu'il raconte. Puisque j'en suis folle, moi, de cet homme-là,
+pourquoi donc les autres n'en seraient-elles pas aussi toquées.» Ah!
+j'en ai eu des envies de pleurer, et de crier, et de me sauver, et de
+me jeter par la fenêtre, tout en desservant la table pendant qu'il
+fumait toujours. Il bâillait, en ouvrant la bouche, pour me montrer
+combien il était las, et il disait deux ou trois fois avant de se
+mettre au lit. «Dieu que je dormirai bien cette nuit!»
+
+Je ne lui en veux pas, car il ne savait point combien il me peinait?
+Non, il ne pouvait pas le savoir! il aimait se vanter des femmes comme
+un paon qui fait la roue. Il en était arrivé à croire que toutes le
+regardaient et le voulaient.
+
+Ça a été dur quand il a vieilli.
+
+Oh! monsieur, quand j'ai vu son premier cheveu blanc, j'ai eu un
+saisissement à perdre le souffle, et puis une joie--une vilaine
+joie--mais si grande, si grande!!! Je me suis dit: «C'est la fin ...
+c'est la fin ...» Il m'a semblé qu'on allait me sortir de prison. Je
+l'aurais donc pour moi toute seule, quand les autres n'en voudraient
+plus.
+
+C'était un matin, dans notre lit.--Il dormait encore, et je me
+penchais sur lui pour le réveiller en l'embrassant lorsque j'aperçus
+dans ses boucles, sur la tempe, un petit fil qui brillait comme de
+l'argent. Quelle surprise! Je n'aurais pas cru cela possible! D'abord
+j'ai pensé à l'arracher pour qu'il ne le vît pas, lui! mais, en
+regardant bien j'en aperçus un autre plus haut. Des cheveux blancs! il
+allait avoir des cheveux blancs! J'en avais le coeur battant et une
+moiteur à la peau; pourtant, j'étais bien contente, au fond!
+
+C'est laid de penser ainsi, mais j'ai fait mon ménage de bon coeur ce
+matin-là, sans le réveiller encore; et quand il eut ouvert les yeux,
+tout seul, je lui dis:
+
+--Sais-tu ce que j'ai découvert pendant que tu dormais?
+
+--Non.
+
+--J'ai découvert que tu as des cheveux blancs.
+
+Il eut une secousse de dépit qui le fit asseoir comme si je l'avais
+chatouillé et il me dit d'un air méchant:
+
+--C'est pas vrai!
+
+--Oui, sur la tempe gauche. Il y en a quatre.
+
+Il sauta du lit pour courir à la glace.
+
+Il ne les trouvait pas. Alors je lui montrai le premier, le plus bas,
+le petit frisé, et je lui disais:
+
+--Ça n'est pas étonnant avec la vie que tu mènes. D'ici à deux ans tu
+seras fini.
+
+Eh bien! monsieur, j'avais dit vrai, deux ans après on ne l'aurait pas
+reconnu. Comme ça change vite un homme! Il était encore beau garçon
+mais il perdait sa fraîcheur, et les femmes ne le recherchaient plus.
+Ah! j'en ai mené une dure d'existence, moi, en ce temps-là! il m'en a
+fait voir de cruelles! Rien ne lui plaisait, rien de rien. Il a quitté
+son métier pour la chapellerie, dans quoi il a mangé de l'argent. Et
+puis il a voulu être acteur sans y réussir, et puis il s'est mis à
+fréquenter les bals publics. Enfin, il a eu le bon sens de garder un
+peu de bien, dont nous vivons. Ça suffit, mais ça n'est pas lourd!
+Dire qu'il a eu presque une fortune à un moment.
+
+Maintenant vous voyez ce qu'il fait. C'est comme une frénésie qui le
+tient. Faut qu'il soit jeune, faut qu'il danse avec des femmes qui
+sentent l'odeur et la pommade. Pauvre vieux chéri, va!
+
+Elle regardait, émue, prête à pleurer, son vieux mari qui ronflait.
+Puis, s'approchant de lui à pas légers, elle mit un baiser dans ses
+cheveux. Le médecin s'était levé, et se préparait à s'en aller, ne
+trouvant rien à dire devant ce couple bizarre.
+
+Alors, comme il partait, elle demanda:
+
+--Voulez-vous tout de même me donner votre adresse. S'il était plus
+malade j'irais vous chercher.
+
+
+
+
+UN PORTRAIT
+
+
+
+
+Tiens, Milial! dit quelqu'un près de moi.
+
+Je regardai l'homme qu'on désignait, car, depuis longtemps j'avais
+envie de connaître ce Don Juan.
+
+Il n'était plus jeune. Les cheveux gris, d'un gris trouble,
+ressemblaient un peu à ces bonnets à poil dont se coiffent certains
+peuples du Nord, et sa barbe fine, assez longue, tombant sur la
+poitrine, avait aussi des airs de fourrure. Il causait avec une
+femme, penché vers elle, parlant à voix basse, en la regardant avec un
+oeil doux, plein d'hommages et de caresses.
+
+Je savais sa vie, ou du moins ce qu'on en connaissait. Il avait été
+aimé follement, plusieurs fois; et des drames avaient eu lieu où son
+nom se trouvait mêlé. On parlait de lui comme d'un homme très
+séduisant, presque irrésistible. Lorsque j'interrogeais les femmes qui
+faisaient le plus son éloge, pour savoir d'où lui venait cette
+puissance, elles répondaient toujours, après avoir quelque temps
+cherché:
+
+--Je ne sais pas ... c'est du charme.
+
+Certes, il n'était pas beau. Il n'avait rien des élégances dont nous
+supposons doués les conquérants de coeurs féminins. Je me demandais,
+avec intérêt, où était cachée sa séduction. Dans l'esprit?... On ne
+m'avait jamais cité ses mots ni même célébré son intelligence ...
+Dans le regard?... Peut-être ... Ou dans la voix?... La voix de
+certains êtres a des grâces sensuelles, irrésistibles, la saveur des
+choses exquises à manger. On a faim de les entendre, et le son de
+leurs paroles pénètre en nous comme une friandise.
+
+Un ami passait. Je lui demandai:
+
+--Tu connais M. Milial?
+
+--Oui.
+
+--Présente-nous donc l'un à l'autre.
+
+Une minute plus tard, nous échangions une poignée de main et nous
+causions entre deux portes. Ce qu'il disait était juste, agréable à
+entendre, sans contenir rien de supérieur. La voix en effet, était
+belle, douce, caressante, musicale; mais j'en avais entendu de plus
+prenantes, de plus remuantes. On l'écoutait avec plaisir, comme on
+regarderait couler une jolie source. Aucune tension de pensée n'était
+nécessaire pour le suivre, aucun sous-entendu ne surexcitait la
+curiosité, aucune attente ne tenait en éveil l'intérêt. Sa
+conversation était plutôt reposante et n'allumait point en nous soit
+un vif désir de répondre et de contredire, soit une approbation ravie.
+
+Il était d'ailleurs aussi facile de lui donner la réplique que de
+l'écouter. La réponse venait aux lèvres d'elle-même, dès qu'il avait
+fini de parler, et les phrases allaient vers lui comme si ce qu'il
+avait dit les faisait sortir de la bouche naturellement.
+
+Une réflexion me frappa bientôt. Je le connaissais depuis un quart
+d'heure, et il me semblait qu'il était un de mes anciens amis, que
+tout, de lui, m'était familier depuis longtemps: sa figure, ses
+gestes, sa voix, ses idées.
+
+Brusquement, après quelques instants de causerie, il me paraissait
+installé dans mon intimité. Toutes les portes étaient ouvertes entre
+nous, et je lui aurais fait peut-être, sur moi-même, s'il les avait
+sollicitées, ces confidences que, d'ordinaire, on ne livre qu'aux plus
+anciens camarades.
+
+Certes, il y avait là un mystère. Ces barrières fermées entre tous les
+êtres, et que le temps pousse une à une, lorsque la sympathie, les
+goûts pareils, une même culture intellectuelle et des relations
+constantes les ont décadenassées peu à peu, semblaient ne pas exister
+entre lui et moi, et, sans doute, entre lui et tous ceux, hommes et
+femmes, que le hasard jetait sur sa route.
+
+Au bout d'une demi-heure, nous nous séparâmes en nous promettant de
+nous revoir souvent, et il me donna son adresse après m'avoir invité à
+déjeuner, le surlendemain.
+
+Ayant oublié l'heure, j'arrivai trop tôt; il n'était pas rentré. Un
+domestique correct et muet ouvrît devant moi un beau salon un peu
+sombre, intime, recueilli. Je m'y sentis à l'aise, comme chez moi. Que
+de fois j'ai remarqué l'influence des appartements sur le caractère et
+sur l'esprit! Il y a des pièces où on se sent toujours bête; d'autres,
+au contraire, où on se sent toujours verveux. Les unes attristent,
+bien que claires, blanches et dorées; d'autres égayent, bien que
+tenturées d'étoffes calmes. Notre oeil, comme notre coeur, a ses
+haines et ses tendresses, dont souvent il ne nous fait point part, et
+qu'il impose secrètement, furtivement, à notre humeur. L'harmonie des
+meubles, des murs, le style d'un ensemble agissent instantanément sur
+notre nature intellectuelle comme l'air des bois, de la mer ou de la
+montagne modifie notre nature physique.
+
+Je m'assis sur un divan disparu sous les coussins, et je me sentis
+soudain soutenu, porté, capitonné par ces petits sacs de plume
+couverts de soie, comme si la forme et la place de mon corps eussent
+été marquées d'avance sur ce meuble.
+
+Puis je regardai. Rien d'éclatant dans la pièce; partout de belles
+choses modestes, des meubles simples et rares, des rideaux d'Orient
+qui ne semblaient pas venir du Louvre, mais de l'intérieur d'un harem,
+et, en face de moi, un portrait de femme. C'était un portrait de
+moyenne grandeur, montrant la tête et le haut du corps, et les mains
+qui tenaient un livre. Elle était jeune nu-tête, coiffée de bandeaux
+plats, souriant un peu tristement. Est-ce parce qu'elle avait la tête
+nue, ou bien par l'impression de son allure si naturelle, mais jamais
+portrait de femme ne me parut être chez lui autant que celui-là, dans
+ce logis. Presque tous ceux que je connais sont en représentation,
+soit que la dame ait des vêtements d'apparat, une coiffure seyante, un
+air de bien savoir qu'elle pose devant le peintre d'abord, et ensuite
+devant tous ceux qui la regarderont, soit qu'elle ait pris une
+attitude abandonnée dans un négligé bien choisi.
+
+Les unes sont debout, majestueuses, en pleine beauté, avec un air de
+hauteur qu'elles n'ont pas dû garder longtemps dans l'ordinaire de la
+vie. D'autres minaudent, dans l'immobilité de la toile; et toutes ont
+un rien, une fleur ou un bijou, un pli de robe ou de lèvre qu'on sent
+posé par le peintre, pour l'effet. Qu'elles portent un chapeau, une
+dentelle sur la tête, ou leurs cheveux seulement, on devine en elles
+quelque chose qui n'est point tout à fait naturel. Quoi? On l'ignore,
+puisqu'on ne les a pas connues, mais on le sent. Elles semblent en
+visite quelque part, chez des gens à qui elles veulent plaire, à qui,
+elles veulent se montrer avec tout leur avantage; et elles ont étudié
+leur attitude, tantôt modeste, tantôt hautaine.
+
+Que dire de celle-là? Elle était chez elle, et seule. Oui, elle était
+seule, car elle souriait comme on sourit quand on pense solitairement
+à quelque chose de triste et de doux, et non comme on sourit quand on
+est regardée. Elle était tellement seule, et chez elle, qu'elle
+faisait le vide en tout ce grand appartement, le vide absolu. Elle
+l'habitait, l'emplissait, l'animait seule; il y pouvait entrer
+beaucoup de monde, et tout ce monde pouvait parler, rire, même
+chanter; elle y serait toujours seule, avec un sourire solitaire, et,
+seule, elle le rendrait vivant, de son regard de portrait.
+
+Il était unique aussi, ce regard. Il tombait sur moi tout droit,
+caressant et fixe, sans me voir. Tous les portraits savent qu'ils sont
+contemplés, et ils répondent avec les yeux, avec des yeux qui voient,
+qui pensent, qui nous suivent, sans nous quitter, depuis notre entrée
+jusqu'à notre sortie de l'appartement qu'ils habitent.
+
+Celui-là ne me voyait pas, ne voyait rien, bien que son regard fût
+planté sur moi, tout droit. Je me rappelai le vers surprenant de
+Baudelaire:
+
+ Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait.
+
+Ils m'attiraient, en effet, d'une façon irrésistible, jetaient en moi
+un trouble étrange, puissant, nouveau, ces yeux peints, qui avaient
+vécu, ou qui vivaient encore, peut-être. Oh! quel charme infini et
+amollissant comme une brise qui passe, séduisant comme un ciel mourant
+de crépuscule lilas, rose et bleu, et un peu mélancolique comme la
+nuit qui vient derrière sortait de ce cadre sombre et de ces yeux
+impénétrables. Ces yeux, ces yeux créés par quelques coups de pinceau,
+cachaient en eux le mystère de ce qui semble être et n'existe pas, de
+ce qui peut apparaître en un regard de femme, de ce qui fait germer
+l'amour en nous.
+
+La porte s'ouvrit. M. Milial entrait. Il s'excusa d'être en retard. Je
+m'excusai d'être en avance. Puis je lui dis:
+
+--Est-il indiscret de vous demander quelle est cette femme?
+
+Il répondit:
+
+--C'est ma mère, morte toute jeune.
+
+Et je compris alors d'où venait l'inexplicable séduction de cet homme!
+
+
+
+
+L'INFIRME
+
+
+
+
+Cette aventure m'est arrivée vers 1882.
+
+Je venais de m'installer dans le coin d'un wagon vide, et j'avais
+refermé la portière, avec l'espérance de rester seul, quand elle se
+rouvrit brusquement, et j'entendis une voix qui disait:
+
+--Prenez garde, monsieur, nous nous trouvons juste au croisement des
+lignes; le marchepied est très haut.
+
+Une autre voix répondit:
+
+--Ne crains rien, Laurent, je vais prendre les poignées.
+
+Puis une tête apparut coiffée d'un chapeau rond, et deux mains,
+s'accrochant aux lanières de cuir et de drap suspendues des deux côtés
+de la portière, hissèrent lentement un gros corps, dont les pieds
+firent sur le marchepied un bruit de canne frappant le sol.
+
+Or, quand l'homme eut fait entrer son torse dans le compartiment, je
+vis apparaître dans l'étoffe flasque du pantalon, le bout peint en
+noir d'une jambe de bois, qu'un autre pilon pareil suivit bientôt.
+
+Une tête se montra derrière ce voyageur, et demanda:
+
+--Vous êtes bien, monsieur?
+
+--Oui, mon garçon.
+
+--Alors, voilà vos paquets et vos béquilles.
+
+Et un domestique, qui avait l'air d'un vieux soldat, monta à son tour,
+portant en ses bras un tas de choses, enveloppées en des papiers
+noirs et jaunes, ficelées soigneusement, et les déposa, l'une après
+l'autre, dans le filet au-dessus de la tête de son maître. Puis il
+dit:
+
+--Voilà, monsieur, c'est tout. Il y en a cinq. Les bonbons, la poupée,
+le tambour, le fusil et le pâté de foies gras.
+
+--C'est bien, mon garçon.
+
+--Bon voyage, monsieur.
+
+--Merci, Laurent; bonne santé!
+
+L'homme s'en alla en repoussant la porte, et je regardai mon voisin.
+
+Il pouvait avoir trente-cinq ans, bien que ses cheveux fussent presque
+blancs; il était décoré, moustachu, fort gros, atteint de cette
+obésité poussive des hommes actifs et forts qu'une infirmité tient
+immobiles.
+
+Il s'essuya le front, souffla et, me regardant bien en face:
+
+--La fumée vous gêne-t-elle, monsieur?
+
+--Non, monsieur.
+
+Cet oeil, cette voix, ce visage, je les connaissais. Mais d'où, de
+quand? Certes, j'avais rencontré ce garçon-là, je lui avais parlé, je
+lui avais serré la main. Cela datait de loin, de très loin, c'était
+perdu dans cette brume où l'esprit semble chercher à tâtons les
+souvenirs et les poursuit, comme des fantômes fuyants, sans les
+saisir.
+
+Lui aussi, maintenant, me dévisageait avec la ténacité et la fixité
+d'un homme qui se rappelle un peu, mais pas tout à fait.
+
+Nos yeux, gênés de ce contact obstiné des regards, se détournèrent;
+puis, au bout de quelques secondes, attirés de nouveau par la volonté
+obscure et tenace de la mémoire en travail, ils se rencontrèrent
+encore, et je dis:
+
+--Mon Dieu, monsieur, au lieu de nous observer à la dérobée pendant
+une heure, ne vaudrait-il pas mieux chercher ensemble où nous nous
+sommes connus?
+
+Le voisin répondit avec bonne grâce:
+
+--Vous avez tout à fait raison, monsieur.
+
+Je me nommai:
+
+--Je m'appelle Henry Bonclair, magistrat.
+
+Il hésita quelques secondes; puis, avec ce vague de l'oeil et de la
+voix qui accompagne les grandes tensions d'esprit:
+
+--Ah! parfaitement, je vous ai rencontré chez les Poincel, autrefois,
+avant la guerre, voilà douze ans de cela!
+
+--Oui, monsieur ... Ah!... ah!... vous êtes le lieutenant Revalière?
+
+--Oui ... Je fus même le capitaine Revalière jusqu'au jour où j'ai
+perdu mes pieds ... tous les deux d'un seul coup, sur le passage d'un
+boulet.
+
+Et nous nous regardâmes de nouveau, maintenant que nous nous
+connaissions.
+
+Je me rappelais parfaitement avoir vu ce beau garçon mince qui
+conduisait les cotillons avec une furie agile et gracieuse et qu'on
+avait surnommé, je crois, «la Trombe». Mais derrière cette image,
+nettement évoquée, flottait encore quelque chose d'insaisissable, une
+histoire que j'avais sue et oubliée, une de ces histoires auxquelles
+on prête une attention bienveillante et courte, et qui ne laissent
+dans l'esprit qu'une marque presque imperceptible.
+
+Il y avait de l'amour là-dedans. J'en retrouvais la sensation
+particulière au fond de ma mémoire, mais rien de plus, sensation
+comparable au fumet que sème pour le nez d'un chien le pied d'un
+gibier sur le sol.
+
+Peu à peu, cependant, les ombres s'éclaircirent et une figure de
+jeune fille surgit devant mes yeux. Puis son nom éclata dans ma tête
+comme un pétard qui s'allume: Mlle de Mandal. Je me rappelais tout,
+maintenant. C'était, en effet, une histoire d'amour, mais banale.
+Cette jeune fille aimait ce jeune homme, lorsque je l'avais rencontré,
+et on parlait de leur prochain mariage. Il paraissait lui-même très
+épris, très heureux.
+
+Je levai les yeux vers le filet où tous les paquets, apportés par le
+domestique de mon voisin, tremblotaient aux secousses du train, et la
+voix du serviteur me revint comme s'il finissait à peine de parler.
+
+Il avait dit:
+
+--Voilà, monsieur, c'est tout. Il y en a cinq: les bonbons, la poupée,
+le tambour, le fusil et le pâté de foies gras.
+
+Alors, en une seconde, un roman se composa et se déroula dans ma
+tête. Il ressemblait d'ailleurs à tous ceux que j'avais lus où, tantôt
+le jeune homme, tantôt la jeune fille, épouse son fiancé ou sa fiancée
+après la catastrophe, soit corporelle, soit financière. Donc, cet
+officier mutilé pendant la guerre avait retrouvé, après la campagne,
+la jeune fille qui s'était promise à lui; et, tenant son engagement,
+elle s'était donnée.
+
+Je jugeais cela beau, mais simple, comme on juge simples tous les
+dévouements et tous les dénouements des livres et du théâtre. Il
+semble toujours, quand on lit, ou quand on écoute, à ces écoles de
+magnanimité, qu'on se serait sacrifié soi-même avec un plaisir
+enthousiaste, avec un élan magnifique. Mais on est de fort mauvaise
+humeur, le lendemain, quand un ami misérable vient vous emprunter
+quelque argent.
+
+Puis, soudain, une autre supposition, moins poétique et plus
+réaliste, se substitua à la première. Peut-être s'était-il marié avant
+la guerre, avant l'épouvantable accident de ce boulet lui coupant les
+jambes, et avait-elle dû, désolée et résignée, recevoir, soigner,
+consoler, soutenir ce mari, parti fort et beau, revenu avec les pieds
+fauchés, affreux débris voué à l'immobilité, aux colères impuissantes
+et à l'obésité fatale.
+
+Était-il heureux ou torturé? Une envie, légère d'abord, puis
+grandissante, puis irrésistible, me saisit de connaître son histoire,
+d'en savoir au moins les points principaux, qui me permettraient de
+deviner ce qu'il ne pourrait pas ou ne voudrait pas me dire.
+
+Je lui parlais, tout en songeant. Nous avions échangé quelques paroles
+banales; et moi, les yeux levés vers le filet, je pensais: «Il a donc
+trois enfants: les bonbons sont pour sa femme, la poupée pour sa
+petite fille, le tambour et le fusil pour ses fils, ce pâté de foies
+gras pour lui.»
+
+Soudain, je lui demandai:
+
+--Vous êtes père, monsieur?
+
+Il répondit:
+
+--Non, monsieur.
+
+Je me sentis soudain confus comme si j'avais commis une grosse
+inconvenance et je repris:
+
+--Je vous demande pardon. Je l'avais pensé en entendant votre
+domestique parler de jouets. On entend sans écouter, et on conclut
+malgré soi.
+
+Il sourit, puis murmura:
+
+--Non, je ne suis même pas marié. J'en suis resté aux préliminaires.
+
+J'eus l'air de me souvenir tout à coup.
+
+--Ah!... c'est vrai, vous étiez fiancé, quand je vous ai connu,
+fiancé avec Mlle de Mandal, je crois.
+
+--Oui, monsieur, votre mémoire est excellente.
+
+J'eus une audace excessive, et j'ajoutai:
+
+--Oui, je crois me rappeler aussi avoir entendu dire que Mlle de
+Mandal avait épousé monsieur ... monsieur ...
+
+Il prononça tranquillement ce nom.
+
+--M. de Fleurel.
+
+--Oui, c'est cela! Oui ... je me rappelle même, à ce propos, avoir
+entendu parler de votre blessure;
+
+Je le regardais bien en face; et il rougit.
+
+Sa figure pleine, bouffie, que l'afflux constant de sang rendait déjà
+pourpre, se teinta davantage encore.
+
+Il répondit avec vivacité, avec l'ardeur soudaine d'un homme qui
+plaide une cause perdue d'avance, perdue dans son esprit et dans son
+coeur, mais qu'il veut gagner devant l'opinion.
+
+--On a tort, monsieur, de prononcer à côté du mien le nom de Mme de
+Fleurel. Quand je suis revenu de la guerre, sans mes pieds, hélas! je
+n'aurais jamais accepté, jamais, qu'elle devînt ma femme. Est-ce que
+c'était possible? Quand on se marie, monsieur, ce n'est pas pour faire
+parade de générosité: c'est pour vivre, tous les jours, toutes les
+heures, toutes les minutes, toutes les secondes, à côté d'un homme;
+et, si cet homme est difforme, comme moi, on se condamne, en
+l'épousant, à une souffrance qui durera jusqu'à la mort! Oh! je
+comprends, j'admire tous les sacrifices, tous les dévouements, quand
+ils ont une limite, mais je n'admets pas le renoncement d'une femme à
+toute une vie qu'elle espère heureuse, à toutes les joies, à tous les
+rêves, pour satisfaire l'admiration de la galerie. Quand j'entends
+sur le plancher de ma chambre le battement de mes pilons et celui de
+mes béquilles, ce bruit de moulin que je fais à chaque pas, j'ai des
+exaspérations à étrangler mon serviteur. Croyez-vous qu'on puisse
+accepter d'une femme de tolérer ce qu'on ne supporte pas soi-même? Et
+puis, vous imaginez-vous que c'est joli, mes bouts de jambes?...»
+
+Il se tut. Que lui dire? Je trouvais qu'il avait raison! Pouvais-je la
+blâmer, la mépriser, même lui donner tort, à elle? Non. Cependant? Le
+dénouement conforme à la règle, à la moyenne, à la vérité, à la
+vraisemblance, ne satisfaisait pas mon appétit poétique. Ces moignons
+héroïques appelaient un beau sacrifice qui me manquait, et j'en
+éprouvais une déception.
+
+Je lui demandai tout à coup:
+
+--Mme de Fleurel a des enfants?
+
+--Oui, une fille et deux garçons. C'est pour eux que je porte ces
+jouets. Son mari et elle ont été très bons pour moi.
+
+Le train montait la rampe de Saint-Germain. Il passa les tunnels,
+entra en gare, s'arrêta.
+
+J'allais offrir mon bras pour aider la descente de l'officier mutilé
+quand deux mains se tendirent vers lui, par la portière ouverte:
+
+--Bonjour! mon cher Revalière.
+
+--Ah! bonjour, Fleurel.
+
+Derrière l'homme, la femme souriait, radieuse, encore jolie, envoyant
+des «bonjour!» de ses doigts gantés. Une petite fille, à côté d'elle,
+sautillait de joie, et deux garçonnets regardaient avec des yeux
+avides le tambour et le fusil passant du filet du wagon entre les
+mains de leur père.
+
+Quand l'infirme fut sur le quai, tous les enfants l'embrassèrent.
+Puis on se mit en route, et la fillette, par amitié, tenait dans sa
+petite main la traverse vernie d'une béquille, comme elle aurait pu
+tenir, en marchand à son côté, le pouce de son grand ami.
+
+
+
+
+LES
+
+25 FRANCS DE LA SUPÉRIEURE
+
+
+
+
+Ah! certes, il était drôle, le père Pavilly, avec ses grandes jambes
+d'araignée et son petit corps, et ses longs bras, et sa tête en pointe
+surmontée d'une flamme de cheveux rouges sur le sommet du crâne.
+
+C'était un clown, un clown paysan, naturel, né pour faire des farces,
+pour faire rire, pour jouer des rôles, des rôles simples puisqu'il
+était fils de paysan, paysan lui-même, sachant à peine lire. Ah! oui,
+le bon Dieu l'avait créé pour amuser les autres, les pauvres diables
+de la campagne qui n'ont pas de théâtres et de fêtes; et il les
+amusait en conscience. Au café, ou lui payait des tournées pour le
+garder, et il buvait intrépidement, riant et plaisantant, blaguant
+tout le monde sans fâcher personne, pendant qu'on se tordait autour de
+lui.
+
+Il était si drôle que les filles elles-mêmes ne lui résistaient pas,
+tant elles riaient, bien qu'il fût très laid. Il les entraînait, en
+blaguant, derrière un mur, dans un fossé, dans une étable, puis il les
+chatouillait et les pressait, avec des propos si comiques qu'elles se
+tenaient les côtes en le repoussant. Alors il gambadait, faisait mine
+de se vouloir pendre, et elles se tordaient, les larmes aux yeux; il
+choisissait un moment et les culbutait avec tant d'à-propos qu'elles y
+passaient toutes, même celles qui l'avaient bravé, histoire de
+s'amuser.
+
+Donc, vers la fin de juin il s'engagea, pour faire la moisson, chez
+maître Le Harivau près de Rouville. Pendant trois semaines entières il
+réjouit les moissonneurs, hommes et femmes par ses farces, tant le
+jour que la nuit. Le jour on le voyait dans la plaine, au milieu des
+épis fauchés, on le voyait coiffé d'un vieux chapeau de paille qui
+cachait son toupet roussâtre, ramassant avec ses longs bras maigres et
+liant en gerbes le blé jaune; puis s'arrêtant pour esquisser un geste
+drôle qui faisait rire à travers la campagne le peuple des
+travailleurs qui ne le le quittait point de l'oeil. La nuit il se
+glissait comme une bête rampante, dans la paille des greniers où
+dormaient les femmes, et ses mains rôdaient, éveillaient des cris,
+soulevaient des tumultes. On le chassait à coups de sabots et il
+fuyait à quatre pattes, pareil à un singe fantastique au milieu des
+fusées de gaieté de la chambrée tout entière.
+
+Le dernier jour, comme le char des moissonneurs, enrubanné et
+cornemusant, plein de cris, de chants, de joie et d'ivresse, allait
+sur la grande route blanche, au pas lent de six chevaux pommelés,
+conduit par un gars en blouse portant cocarde à sa casquette, Pavilly,
+au milieu des femmes vautrées, dansait un pas de satyre ivre qui
+tenait, bouche bée, sur les talus des fermes les petits garçons
+morveux et les paysans stupéfaits de sa structure invraisemblable.
+
+Tout à coup, en arrivant à la barrière de la ferme de maître Le
+Harivau, il fit un bond en élevant les bras, mais par malheur il
+heurta, en retombant, le bord de la longue charrette, culbuta par
+dessus, tomba sur la roue et rebondit sur le chemin.
+
+Ses camarades s'élancèrent. Il ne bougeait plus, un oeil fermé,
+l'autre ouvert, blême de peur, ses grands membres allongés dans la
+poussière.
+
+Quant on toucha sa jambe droite, il se mit à pousser des cris et,
+quand on voulut le mettre debout, il s'abattit.
+
+--Je crais ben qu'il a une patte cassée, dit un homme.
+
+Il avait, en effet, une jambe cassée.
+
+Maître Le Harivau le fit étendre sur une table, et un cavalier courut
+à Rouville pour chercher le médecin, qui arriva une heure après.
+
+Le fermier fut très généreux et annonça qu'il payerait le traitement
+de l'homme à l'hôpital.
+
+Le docteur emporta donc Pavilly dans sa voiture et le déposa dans un
+dortoir peint à la chaux où sa fracture fut réduite.
+
+Dès qu'il comprit qu'il n'en mourrait pas et qu'il allait être soigné,
+guéri, dorloté, nourri à rien faire, sur le dos, entre deux draps,
+Pavilly fut saisi d'une joie débordante, et il se mit à rire d'un rire
+silencieux et continu qui montrait ses dents gâtées.
+
+Dès qu'une soeur approchait de son lit, il lui faisait des grimaces de
+contentement, clignait de l'oeil, tordait sa bouche, remuait son nez
+qu'il avait très long et mobile à volonté. Ses voisins de dortoir,
+tout malades qu'ils étaient, ne pouvaient se tenir de rire, et la
+soeur supérieure venait souvent à son lit pour passer un quart d'heure
+d'amusement. Il trouvait pour elle des farces plus drôles, des
+plaisanteries inédites et comme il portait en lui le germe de tous les
+cabotinages, il se faisait dévot pour lui plaire, parlait du bon Dieu
+avec des airs sérieux d'homme qui sait les moments où il ne faut plus
+badiner.
+
+Un jour, il imagina de lui chanter des chansons. Elle fut ravie et
+revint plus souvent; puis, pour utiliser sa voix, elle lui apporta un
+livre de cantiques. On le vit alors assis dans son lit, car il
+commençait à se remuer, entonnant d'une voix de fausset les louanges
+de l'Éternel, de Marie et du Saint-Esprit, tandis que la grosse bonne
+soeur, debout à ses pieds, battait la mesure avec un doigt en lui
+donnant l'intonation. Dès qu'il put marcher, la supérieure lui offrit
+de le garder quelque temps de plus pour chanter les offices dans la
+chapelle, tout en servant la messe et remplissant aussi les fonctions
+de sacristain. Il accepta. Et pendant un mois entier on le vit, vêtu
+d'un surplis blanc, et boitillant, entonner les répons et les psaumes
+avec des ports de tête si plaisants que le nombre des fidèles
+augmenta, et qu'on désertait la paroisse pour venir à vêpres à
+l'hôpital.
+
+Mais comme tout finit en ce monde, il fallut bien le congédier quand
+il fut tout à fait guéri. La supérieure, pour le remercier, lui fit
+cadeau de vingt-cinq francs.
+
+Dès que Pavilly se vit dans la rue avec cet argent dans sa poche, il
+se demanda ce qu'il allait faire. Retournerait-il au village? Pas
+avant d'avoir bu un coup certainement, ce qui ne lui était pas arrivé
+depuis longtemps, et il entra dans un café. Il ne venait pas à la
+ville plus d'une fois ou deux par an, et il lui était resté, d'une de
+ces visites en particulier, un souvenir confus et enivrant d'orgie.
+
+Donc il demanda un verre de fine qu'il avala d'un trait pour graisser
+le passage, puis il s'en fît verser un second afin d'en prendre le
+goût.
+
+Dès que l'eau-de-vie, forte et poivrée, lui eut touché le palais et la
+langue, réveillant plus vive, après cette longue sobriété, la
+sensation aimée et désirée de l'alcool qui caresse, et pique, et
+aromatise, et brûle la bouche, il comprit qu'il boirait la bouteille
+et demanda tout de suite ce qu'elle valait, afin d'économiser sur le
+détail. On la lui compta trois francs, qu'il paya; puis il commença à
+se griser avec tranquillité.
+
+Il y mettait pourtant de la méthode voulant garder assez de conscience
+pour d'autres plaisirs. Donc aussitôt qu'il se sentit sur le point de
+voir saluer les cheminées il se leva, et s'en alla, d'un pas hésitant,
+sa bouteille sous le bras, en quête d'une maison de filles.
+
+Il la trouva, non sans peine, après l'avoir demandée à un charretier
+qui ne la connaissait pas, à un facteur qui le renseigna mal, à un
+boulanger qui se mit à jurer en le traitant de vieux porc, et, enfin,
+à un militaire qui l'y conduisit obligeamment, en l'engageant à
+choisir la Reine.
+
+Pavilly, bien qu'il fût à peine midi, entra dans ce lieu de délices où
+il fut reçu par une bonne qui voulait le mettre à la porte. Mais il la
+fit rire par une grimace, montra trois francs, prix normal des
+consommations spéciales du lieu, et la suivit avec peine le long d'un
+escalier fort sombre qui menait au premier étage.
+
+Quand il fut entré dans une chambre il réclama la venue de la Reine et
+l'attendit en buvant un nouveau coup au goulot même de sa bouteille.
+
+La porte s'ouvrit, une fille parut. Elle était grande, grasse, rouge,
+énorme. D'un coup d'oeil sûr, d'un coup d'oeil de connaisseur, elle
+toisa l'ivrogne écroulé sur un siège et lui dit:
+
+--T'as pas honte à c't'heure-ci?
+
+Il balbutia:
+
+--De quoi, princesse?
+
+--Mais de déranger une dame avant qu'elle ait seulement mangé la
+soupe.
+
+Il voulut rire.
+
+--Y a pas d'heure pour les braves.
+
+--Y a pas d'heure non plus pour se saouler, vieux pot.
+
+Pavilly se fâcha.
+
+--Je sieus pas un pot, d'abord, et puis je sieus pas saoul.
+
+--Pas saoul?
+
+--Non, je sieus pas saoul.
+
+--Pas saoul, tu pourrais pas seulement te tenir debout.
+
+Elle le regardait avec une colère rageuse de femme dont les compagnes
+dînent.
+
+Il se dressa.
+
+--Mé, mé, que je danserais une polka.
+
+Et, pour prouver sa solidité, il monta sur la chaise, fit une
+pirouette et sauta sur le lit où ses gros souliers vaseux plaquèrent
+deux taches épouvantables.
+
+--Ah! salop! cria la fille.
+
+S'élançant, elle lui jeta un coup de poing dans le ventre, un tel coup
+de poing que Pavilly perdit l'équilibre, bascula sur les pieds de la
+couche, fit une complète cabriole, retomba sur la commode entraînant
+avec lui la cuvette et le pot à l'eau, puis s'écroula par terre en
+poussant des hurlements.
+
+Le bruit fut si violent et ses cris si perçants que toute la maison
+accourut, monsieur, madame, la servante et le personnel.
+
+Monsieur, d'abord, voulut ramasser l'homme, mais, dès qu'il l'eût mis
+debout, le paysan perdit de nouveau l'équilibre, puis se mit à
+vociférer qu'il avait la jambe cassée, l'autre, la bonne, la bonne!
+
+C'était vrai. On courut chercher un médecin. Ce fut justement celui
+qui avait soigné Pavilly chez maître Le Harivau.
+
+--Comment, c'est encore vous? dit-il.
+
+--Oui, m'sieu.
+
+--Qu'est-ce que vous avez?
+
+--L'autre qu'on m'a cassé itou, m'sieu l'docteur.
+
+--Qu'est-ce qui vous a fait ça, mon vieux?
+
+--Une femelle donc.
+
+Tout le monde écoutait. Les filles en peignoir, en cheveux, la bouche
+encore grasse du dîner interrompu, madame furieuse, monsieur inquiet.
+
+--Ça va faire une vilaine histoire, dit le médecin. Vous savez que la
+municipalité vous voit d'un mauvais oeil. Il faudrait tâcher qu'on ne
+parlât point de cette affaire-là.
+
+--Comment faire? demanda monsieur.
+
+--Mais, le mieux, serait d'envoyer cet homme à l'hôpital, d'où il
+sort, d'ailleurs, et de payer son traitement.
+
+Monsieur répondit:
+
+--J'aime encore mieux ça que d'avoir des histoires.
+
+Donc Pavilly, une demi-heure après, rentrait ivre et geignant dans le
+dortoir d'où il était sorti une heure plus tôt.
+
+La supérieure leva les bras, affligée, car elle l'aimait, et
+souriante, car il ne lui déplaisait pas de le revoir.
+
+--Eh bien! mon brave, qu'est-ce que vous avez?
+
+--L'autre jambe cassée, madame la bonne soeur.
+
+--Ah! vous êtes donc encore monté sur une voiture de paille, vieux
+farceur?
+
+Et Pavilly, confus et sournois, balbutia:
+
+--Non ... non... Pas cette fois ... pas cette fois... Non ... non...
+C'est point d'ma faute, point d'ma faute... C'est une paillasse qu'en
+est cause.
+
+Elle ne put en tirer d'autre explication et ne sut jamais que cette
+rechute était due à ses vingt-cinq francs.
+
+
+
+
+UN CAS DE DIVORCE
+
+
+
+
+L'avocat de Mme Chassel prit la parole:
+
+MONSIEUR LE PRÉSIDENT, MESSIEURS LES JUGES,
+
+La cause que je suis chargé de défendre devant vous relève bien plus
+de la médecine que de la justice, et constitue bien plus un cas
+pathologique qu'un cas de droit ordinaire. Les faits semblent simples
+au premier abord.
+
+Un homme jeune, très riche, d'âme noble et exaltée, de coeur
+généreux, devient amoureux d'une jeune fille absolument belle, plus
+que belle, adorable, aussi gracieuse, aussi charmante, aussi bonne,
+aussi tendre que jolie, et il l'épouse.
+
+Pendant quelque temps, il se conduit envers elle en époux plein de
+soins et de tendresse; puis il la néglige, la rudoie, semble éprouver
+pour elle une répulsion insurmontable, un dégoût irrésistible. Un jour
+même il la frappe, non seulement sans aucune raison, mais même sans
+aucun prétexte.
+
+Je ne vous ferai point le tableau, messieurs, de ses allures bizarres,
+incompréhensibles pour tous. Je ne vous dépeindrai point la vie
+abominable de ces deux êtres, et la douleur horrible de cette jeune
+femme.
+
+Il me suffira pour vous convaincre de vous lire quelques fragments
+d'un journal écrit chaque jour par ce pauvre homme, par ce pauvre
+fou. Car c'est en face d'un fou que nous nous trouvons, messieurs, et
+le cas est d'autant plus curieux, d'autant plus intéressant qu'il
+rappelle en beaucoup de points la démence du malheureux prince, mort
+récemment, du roi bizarre qui régna platoniquement sur la Bavière.
+J'appellerai ce cas: la folie poétique.
+
+Vous vous rappelez tout ce qu'on raconta de ce prince étrange. Il fit
+construire au milieu des paysages les plus magnifiques de son royaume
+de vrais châteaux de féerie. La réalité même de la beauté des choses
+et des lieux ne lui suffisant pas, il imagina, il créa, dans ces
+manoirs invraisemblables, des horizons factices, obtenus au moyen
+d'artifices de théâtre, des changements à vue, des forêts peintes, des
+empires de contes où les feuilles des arbres étaient des pierres
+précieuses. Il eut des Alpes et des glaciers, des steppes, des déserts
+de sable brûlés par le soleil; et, la nuit, sous les rayons de la
+vraie lune, des lacs qu'éclairaient par dessous de fantastiques lueurs
+électriques. Sur ces lacs nageaient des cygnes et glissaient des
+nacelles, tandis qu'un orchestre, composé des premiers exécutants du
+monde, enivrait de poésie l'âme du fou royal.
+
+Cet homme était chaste, cet homme était vierge. Il n'aima jamais qu'un
+rêve, son rêve, son rêve divin.
+
+Un soir, il emmena dans sa barque une femme, jeune, belle, une grande
+artiste et il la pria de chanter. Elle chanta, grisée elle-même par
+l'admirable paysage, par la douceur tiède de l'air, par le parfum des
+fleurs et par l'extase de ce prince jeune et beau.
+
+Elle chanta, comme chantent les femmes que touche l'amour, puis,
+éperdue, frémissante, elle tomba sur le coeur du roi en cherchant ses
+lèvres.
+
+Mais il la jeta dans le lac, et prenant ses rames gagna la berge, sans
+s'inquiéter si on la sauvait.
+
+Nous nous trouvons, messieurs les juges, devant un cas tout à fait
+semblable. Je ne ferai plus que lire maintenant des passages du
+journal que nous avons surpris dans un tiroir du secrétaire.
+
+ * * * * *
+
+Comme tout est triste et laid, toujours pareil, toujours odieux. Comme
+je rêve une terre plus belle, plus noble, plus variée. Comme elle
+serait pauvre l'imagination de leur Dieu, si leur Dieu existait ou
+s'il n'avait pas créé d'autres choses, ailleurs.
+
+Toujours des bois, de petits bois, des fleuves qui ressemblent aux
+fleuves, des plaines qui ressemblent aux plaines, tout est pareil et
+monotone. Et l'homme!..... L'homme?.....Quel horrible animal, méchant,
+orgueilleux et répugnant.
+
+ * * * * *
+
+Il faudrait aimer, aimer éperdument, sans voir ce qu'on aime. Car voir
+c'est comprendre, et comprendre c'est mépriser. Il faudrait aimer, en
+s'enivrant d'elle comme on se grise de vin, de façon à ne plus savoir
+ce qu'on boit. Et boire, boire, boire, sans reprendre haleine, jour et
+nuit!
+
+ * * * * *
+
+J'ai trouvé, je crois. Elle a dans toute sa personne quelque chose
+d'idéal qui ne semble point de ce monde et qui donne des ailes à mon
+rêve. Ah! mon rêve, comme il me montre les êtres différents de ce
+qu'ils sont. Elle est blonde, d'un blond léger avec des cheveux qui
+ont des nuances inexprimables. Ses yeux sont bleus! Seuls les yeux
+bleus emportent mon âme. Toute la femme, la femme qui existe au fond
+de mon coeur, m'apparaît dans l'oeil, rien que dans l'oeil.
+
+Oh! mystère! Quel mystère? L'oeil?... Tout l'univers est en lui,
+puisqu'il le voit, puisqu'il le reflète. Il contient l'univers, les
+choses et les êtres, les forêts et les océans, les hommes et les
+bêtes, les couchers de soleil, les étoiles, les arts, tout, tout, il
+voit, cueille et emporte tout; et il y a plus encore en lui, il y a
+l'âme, il y a l'homme qui pense, l'homme qui aime, l'homme qui rit,
+l'homme qui souffre! Oh! regardez les yeux bleus des femmes, ceux qui
+sont profonds comme la mer, changeants comme le ciel, si doux, si
+doux, doux comme les brises, doux comme la musique, doux comme des
+baisers, et transparents, si clairs qu'on voit derrière, on voit
+l'âme, l'âme bleue qui les colore, qui les anime, qui les divinise.
+
+Oui, l'âme a la couleur du regard. L'âme bleue seule porte en elle du
+rêve, elle a pris son azur aux flots et à l'espace.
+
+L'oeil! Songez à lui! L'oeil! Il boit la vie apparente pour en nourrir
+la pensée. Il boit le monde, la couleur, le mouvement, les livres, les
+tableaux, tout ce qui est beau et tout ce qui est laid, et il en fait
+des idées. Et quand il nous regarde, il nous donne la sensation d'un
+bonheur qui n'est point de cette terre. Il nous fait pressentir ce que
+nous ignorerons toujours; il nous fait comprendre que les réalités de
+nos songes sont de méprisables ordures.
+
+Je l'aime aussi pour sa démarche.
+
+«Même quand l'oiseau marche on sent qu'il a des ailes», a dit le
+poète.
+
+Quand elle passe on sent qu'elle est d'une autre race que les femmes
+ordinaires, d'une race plus légère et plus divine.
+
+Je l'épouse demain.... J'ai peur ... j'ai peur de tant de choses....
+
+ * * * * *
+
+Deux bêtes, deux chiens, deux loups, deux renards, rôdent par les bois
+et se rencontrent. L'un est mâle, l'autre femelle. Ils s'accouplent.
+Ils s'accouplent par un instinct bestial qui les force à continuer la
+race, leur race, celle dont ils ont la forme, le poil, la taille, les
+mouvements et les habitudes.
+
+Toutes les bêtes en font autant, sans savoir pourquoi!
+
+Nous aussi....
+
+ * * * * *
+
+C'est cela que j'ai fait en l'épousant, j'ai obéi à cet imbécile
+emportement qui nous jette vers la femelle.
+
+Elle est ma femme. Tant que je l'ai idéalement désirée elle fut pour
+moi le rêve irréalisable près de se réaliser. A partir de la seconde
+même où je l'ai tenue dans mes bras, elle ne fut plus que l'être dont
+la nature s'était servie pour tromper toutes mes espérances.
+
+Les a-t-elle trompées?--Non. Et pourtant je suis las d'elle, las à ne
+pouvoir la toucher, l'effleurer de ma main ou de mes lèvres sans que
+mon coeur soit soulevé par un dégoût inexprimable, non peut-être le
+dégoût d'elle, mais un dégoût plus haut, plus grand, plus méprisant,
+le dégoût de l'étreinte amoureuse, si vile, qu'elle est devenue, pour
+tous les êtres affinés, un acte honteux qu'il faut cacher, dont on ne
+parle qu'à voix basse, en rougissant....
+
+Je ne peux plus voir ma femme venir vers moi, m'appelant du sourire,
+du regard et des bras. Je ne peux plus. J'ai cru jadis que son baiser
+m'emporterait dans le ciel. Elle fut souffrante, un jour, d'une fièvre
+passagère, et je sentis dans son haleine le souffle léger, subtil,
+presque insaisissable des pourritures humaines. Je fus bouleversé!
+
+Oh! la chair, fumier séduisant et vivant, putréfaction qui marche, qui
+pense, qui parle, qui regarde et qui sourit, où les nourritures
+fermentent et qui est rose, jolie, tentante, trompeuse comme l'âme.
+
+Pourquoi les fleurs, seules, sentent-elles si bon, les grandes fleurs
+éclatantes ou es, dont les tons, les nuances font frémir mon coeur et
+troublent mes yeux. Elles sont si belles, de structures si fines, si
+variées et si sensuelles, entr'ouvertes comme des organes, plus
+tentantes que des bouches, et creuses avec des lèvres retournées,
+dentelées, charnues, poudrées d'une semence de vie qui, dans chacune,
+engendre un parfum différent.
+
+Elles se reproduisent, elles, elles seules, au monde, sans souillure
+pour leur inviolable race, évaporant autour d'elles l'encens divin de
+leur amour, la sueur odorante de leurs caresses, l'essence de leurs
+corps incomparables, de leurs corps parés de toutes les grâces, de
+toutes les élégances, de toutes les formes, qui ont la coquetterie de
+toutes les colorations et la séduction enivrante de toutes les
+senteurs....
+
+ * * * * *
+
+_Fragments choisis, six mois plus tard_
+
+... J'aime les fleurs, non point comme des fleurs, mais comme des
+êtres matériels et délicieux; je passe mes jours et mes nuits dans les
+serres où je les cache ainsi que les femmes des harems.
+
+Qui connaît, hors moi, la douceur, l'affolement, l'extase frémissante,
+charnelle, idéale, surhumaine de ces tendresses; et ces baisers sur la
+chair rose, sur la chair rouge, sur la chair blanche miraculeusement
+différente, délicate, rare, fine, onctueuse des admirables fleurs.
+
+J'ai des serres où personne ne pénètre que moi et celui qui en prend
+soin.
+
+J'entre là comme on se glisse en un lieu de plaisir secret. Dans la
+haute galerie de verre, je passe d'abord entre deux foules de corolles
+fermées, entr'ouvertes ou épanouies qui vont en pente de la terre au
+toit. C'est le premier baiser qu'elles m'envoient.
+
+Celles-là, ces fleurs-là, celles qui parent ce vestibule de mes
+passions mystérieuses sont mes servantes et non mes favorites.
+
+Elles me saluent au passage de leur éclat changeant et de leurs
+fraîches exhalaisons. Elles sont mignonnes, coquettes, étagées sur
+huit rangs à droite et sur huit rangs à gauche, et si pressées
+qu'elles ont l'air de deux jardins venant jusqu'à mes pieds.
+
+Mon coeur palpite, mon oeil s'allume à les voir, mon sang s'agite dans
+mes veines, mon âme s'exalte, et mes mains déjà frémissent du désir de
+les toucher. Je passe. Trois portes sont fermées au fond de cette
+haute galerie. Je peux choisir. J'ai trois harems.
+
+Mais j'entre le plus souvent chez les orchidées, mes endormeuses
+préférées. Leur chambre est basse, étouffante. L'air humide et chaud
+rend moite la peau, fait haleter la gorge et trembler les doigts.
+Elles viennent, ces filles étranges, de pays marécageux, brûlants et
+malsains. Elles sont attirantes comme des sirènes, mortelles comme des
+poisons, admirablement bizarres, énervantes, effrayantes. En voici qui
+semblent des papillons avec des ailes énormes, des pattes minces, des
+yeux! Car elles ont des yeux! Elles me regardent, elles me voient,
+êtres prodigieux, invraisemblables, fées, filles de la terre sacrée,
+de l'air impalpable et de la chaude lumière, cette mère du monde. Oui,
+elles ont des ailes, et des yeux et des nuances qu'aucun peintre
+n'imite, tous les charmes, toutes les grâces, toutes les formes qu'on
+peut rêver. Leur flanc se creuse, odorant et transparent, ouvert pour
+l'amour et plus tentant que toute la chair des femmes. Les
+inimaginables dessins de leurs petits corps jettent l'âme grisée dans
+le paradis des images et des voluptés idéales. Elles tremblent sur
+leurs tiges comme pour s'envoler. Vont-elles s'envoler, venir à moi?
+Non, c'est mon coeur qui vole au-dessus d'elles comme un mâle mystique
+et torturé d'amour.
+
+Aucune aile de bête ne peut les effleurer. Nous sommes seuls, elles et
+moi, dans la prison claire que je leur ai construite. Je les regarde
+et je les contemple, je les admire, je les adore l'une après l'autre.
+
+Comme elles sont grasses, profondes, roses, d'un rose qui mouille les
+lèvres de désir! Comme je les aime! Le bord de leur calice est frisé,
+plus pâle que leur gorge et la corolle s'y cache, bouche mystérieuse,
+attirante, sucrée sous la langue, montrant et dérobant les organes
+délicats, admirables et sacrés de ces divines petites créatures qui
+sentent bon et ne parlent pas.
+
+J'ai parfois pour une d'elles une passion qui dure autant que son
+existence, quelques jours, quelques soirs. On l'enlève alors de la
+galerie commune et on l'enferme dans un mignon cabinet de verre où
+murmure un fil d'eau contre un lit de gazon tropical venu des îles du
+grand Pacifique. Et je reste près d'elle, ardent, fiévreux et
+tourmenté, sachant sa mort si proche, et la regardant se faner, tandis
+que je la possède, que j'aspire, que je bois, que je cueille sa courte
+vie d'une inexprimable caresse.
+
+ * * * * *
+
+Lorsqu'il eût terminé la lecture de ces fragments, l'avocat reprit:
+
+«La décence, messieurs les juges, m'empêche de continuer à vous
+communiquer les singuliers aveux de ce fou honteusement idéaliste. Les
+quelques fragments que je viens de vous soumettre vous suffiront, je
+crois, pour apprécier ce cas de maladie mentale, moins rare qu'on ne
+croit dans notre époque de démence hystérique et de décadence
+corrompue.
+
+«Je pense donc que ma cliente est plus autorisée qu'aucune autre femme
+à réclamer le divorce, dans la situation exceptionnelle où la place
+l'étrange égarement des sens de son mari.
+
+
+
+
+QUI SAIT?
+
+
+
+
+I
+
+
+Mon Dieu! Mon Dieu! Je vais donc écrire enfin ce qui m'est arrivé!
+Mais le pourrai-je? l'oserai-je? cela est si bizarre, si inexplicable,
+si incompréhensible, si fou!
+
+Si je n'étais sûr de ce que j'ai vu, sûr qu'il n'y a eu, dans mes
+raisonnements aucune défaillance, aucune erreur dans mes
+constatations, pas de lacune dans la suite inflexible de mes
+observations, je me croirais un simple halluciné, le jouet d'une
+étrange vision. Après tout, qui sait?
+
+Je suis aujourd'hui dans une maison de santé; mais j'y suis entré
+volontairement, par prudence, par peur! Un seul être connaît mon
+histoire. Le médecin d'ici. Je vais l'écrire. Je ne sais trop
+pourquoi? Pour m'en débarrasser, car je la sens en moi comme un
+intolérable cauchemar.
+
+La voici:
+
+J'ai toujours été un solitaire, un rêveur, une sorte de philosophe
+isolé, bienveillant, content de peu, sans aigreur contre les hommes et
+sans rancune contre le ciel. J'ai vécu seul, sans cesse, par suite
+d'une sorte de gêne qu'insinue en moi la présence des autres. Comment
+expliquer cela? Je ne le pourrais. Je ne refuse pas de voir le monde,
+de causer, de dîner avec des amis, mais lorsque je les sens depuis
+longtemps près de moi, même les plus familiers, ils me lassent, me
+fatiguent, m'énervent, et j'éprouve une envie grandissante,
+harcelante, de les voir partir ou de m'en aller, d'être seul.
+
+Cette envie est plus qu'un besoin, c'est une nécessité irrésistible.
+Et si la présence des gens avec qui je me trouve continuait, si je
+devais, non pas écouter, mais entendre longtemps encore leurs
+conversations, il m'arriverait, sans aucun doute, un accident. Lequel?
+Ah! qui sait? Peut-être une simple syncope? oui! probablement!
+
+J'aime tant être seul que je ne puis même supporter le voisinage
+d'autres êtres dormant sous mon toit; je ne puis habiter Paris parce
+que j'y agonise indéfiniment. Je meurs moralement, et suis aussi
+supplicié dans mon corps et dans mes nerfs par cette immense foule qui
+grouille, qui vit autour de moi, même quand elle dort. Ah! le sommeil
+des autres m'est plus pénible encore que leur parole. Et je ne peux
+jamais me reposer, quand je sais, quand je sens, derrière un mur, des
+existences interrompues par ces régulières éclipses de la raison.
+
+Pourquoi suis-je ainsi! Qui sait? La cause en est peut-être fort
+simple: je me fatigue très vite de tout ce qui ne se passe pas en moi.
+Et il y a beaucoup de gens dans mon cas.
+
+Nous sommes deux races sur la terre. Ceux qui ont besoin des autres,
+que les autres distraient, occupent, reposent, et que la solitude
+harasse, épuise, anéantit, comme l'ascension d'un terrible glacier ou
+la traversée du désert, et ceux que les autres, au contraire, lassent,
+ennuient, gênent, courbaturent, tandis que l'isolement les calme, les
+baigne de repos dans l'indépendance et la fantaisie de leur pensée.
+
+En somme, il y a là un normal phénomène psychique. Les uns sont doués
+pour vivre en dehors, les autres pour vivre en dedans. Moi, j'ai
+l'attention extérieure courte et vite épuisée, et, dès qu'elle arrive
+à ses limites, j'en éprouve dans tout mon corps et dans toute mon
+intelligence, un intolérable malaise.
+
+Il en est résulté que je m'attache, que je m'étais attaché beaucoup
+aux objets inanimés qui prennent, pour moi, une importance d'êtres, et
+que ma maison est devenue, était devenue, un monde où je vivais d'une
+vie solitaire et active, au milieu de choses, de meubles, de bibelots
+familiers, sympathiques à mes yeux comme des visages. Je l'en avais
+emplie peu à peu, je l'en avais parée, et je me sentais dedans,
+content, satisfait, bien heureux comme entre les bras d'une femme
+aimable dont la caresse accoutumée est devenue un calme et doux
+besoin.
+
+J'avais fait construire cette maison dans un beau jardin qui l'isolait
+des routes, et à la porte d'une ville où je pouvais trouver, à
+l'occasion, les ressources de société dont je sentais, par moments, le
+désir. Tous mes domestiques couchaient dans un bâtiment éloigné, au
+fond du potager, qu'entourait un grand mur. L'enveloppement obscur des
+nuits, dans le silence de ma demeure perdue, cachée, noyée sous les
+feuilles des grands arbres, m'était si reposant et si bon, que
+j'hésitais chaque soir, pendant plusieurs heures, à me mettre au lit
+pour le savourer plus longtemps.
+
+Ce jour-là, on avait joué _Sigurd_ au théâtre de la ville. C'était la
+première fois que j'entendais ce beau drame musical et féerique, et
+j'y avais pris un vif plaisir.
+
+Je revenais à pied, d'un pas allègre, la tête pleine de phrases
+sonores, et le regard hanté par de jolies visions. Il faisait noir,
+noir, mais noir au point que je distinguais à peine la grande route,
+et que je faillis, plusieurs fois, culbuter dans le fossé. De l'octroi
+chez moi, il y a un kilomètre environ, peut-être un peu plus, soit
+vingt minutes de marche lente. Il était une heure du matin, une heure
+ou une heure et demie; le ciel s'éclaircit un peu devant moi et le
+croissant parut, le triste croissant du dernier quartier de la lune.
+Le croissant du premier quartier, celui qui se lève à quatre ou cinq
+heures du soir, est clair, gai, frotté d'argent, mais celui qui se
+lève après minuit est rougeâtre, morne, inquiétant; c'est le vrai
+croissant du Sabbat? Tous les noctambules ont dû faire cette
+remarque. Le premier, fût-il mince comme un fil, jette une petite
+lumière joyeuse qui réjouit le coeur, et dessine sur la terre des
+ombres nettes; le dernier répand à peine une lueur mourante, si terne
+qu'elle ne fait presque pas d'ombres.
+
+J'aperçus au loin la masse sombre de mon jardin, et je ne sais d'où me
+vint une sorte de malaise à l'idée d'entrer là-dedans. Je ralentis le
+pas. Il faisait très doux. Le gros tas d'arbres avait l'air d'un
+tombeau où ma maison était ensevelie.
+
+J'ouvris ma barrière et je pénétrai dans la longue allée de sycomores,
+qui s'en allait vers le logis, arquée en voûte comme un haut tunnel,
+traversant des massifs opaques et contournant des gazons où les
+corbeilles de fleurs plaquaient, sous les ténèbres pâlies, des taches
+ovales aux nuances indistinctes.
+
+En approchant de la maison, un trouble bizarre me saisit. Je
+m'arrêtai. On n'entendait rien. Il n'y avait pas dans les feuilles un
+souffle d'air. «Qu'est-ce que j'ai donc?» pensai-je. Depuis dix ans je
+rentrais ainsi sans que jamais la moindre inquiétude m'eût effleuré.
+Je n'avais pas peur. Je n'ai jamais eu peur, la nuit. La vue d'un
+homme, d'un maraudeur, d'un voleur m'aurait jeté une rage dans le
+corps, et j'aurais sauté dessus sans hésiter. J'étais armé,
+d'ailleurs. J'avais mon revolver. Mais je n'y touchai point, car je
+voulais résister à cette influence de crainte qui germait en moi.
+
+Qu'était-ce? Un pressentiment? Le pressentiment mystérieux qui
+s'empare des sens des hommes quand ils vont voir de l'inexplicable?
+Peut-être? Qui sait?
+
+À mesure que j'avançais, j'avais dans la peau des tressaillements, et
+quand je fus devant le mur, aux auvents clos, de ma vaste demeure, je
+sentis qu'il me faudrait attendre quelques minutes avant d'ouvrir la
+porte et d'entrer dedans. Alors, je m'assis sur un banc, sous les
+fenêtres de mon salon. Je restai là, un peu vibrant, la tête appuyée
+contre la muraille, les yeux ouverts sur l'ombre des feuillages.
+Pendant ces premiers instants, je ne remarquai rien d'insolite autour
+de moi. J'avais dans les oreilles quelques ronflements; mais cela
+m'arrive souvent. Il me semble parfois que j'entends passer des
+trains, que j'entends sonner des cloches, que j'entends marcher une
+foule.
+
+Puis bientôt, ces ronflements devinrent plus distincts, plus précis,
+plus reconnaissables. Je m'étais trompé. Ce n'était pas le
+bourdonnement ordinaire de mes artères qui mettait dans mes oreilles
+ces rumeurs, mais un bruit très particulier, très confus cependant,
+qui venait, à n'en point douter, de l'intérieur de ma maison.
+
+Je le distinguais à travers le mur, ce bruit continu, plutôt une
+agitation qu'un bruit, un remuement vague d'un tas de choses, comme si
+on eût secoué, déplacé, traîné doucement tous mes meubles.
+
+Oh! je doutai, pendant un temps assez long encore, de la sûreté de mon
+oreille. Mais l'ayant collée contre un auvent pour mieux percevoir ce
+trouble étrange de mon logis, je demeurai convaincu, certain, qu'il se
+passait chez moi quelque chose d'anormal et d'incompréhensible. Je
+n'avais pas peur, mais j'étais ... comment exprimer cela ... effaré
+d'étonnement. Je n'armai pas mon revolver--devinant fort bien que je
+n'en avais nul besoin. J'attendis.
+
+J'attendis longtemps, ne pouvant me décider à rien, l'esprit lucide,
+mais follement anxieux. J'attendis, debout, écoutant toujours le
+bruit qui grandissait, qui prenait, par moments, une intensité
+violente, qui semblait devenir un grondement d'impatience, de colère,
+d'émeute mystérieuse.
+
+Puis soudain, honteux de ma lâcheté, je saisis mon trousseau de clefs,
+je choisis celle qu'il me fallait, je l'enfonçai dans la serrure, je
+la fis tourner deux fois, et poussant la porte de toute ma force,
+j'envoyai le battant heurter la cloison.
+
+Le coup sonna comme une détonation de fusil, et voilà qu'à ce bruit
+d'explosion répondit, du haut en bas de ma demeure, un formidable
+tumulte. Ce fut si subit, si terrible, si assourdissant que je reculai
+de quelques pas, et que, bien que le sentant toujours inutile, je
+tirai de sa gamine mon revolver.
+
+J'attendis encore, oh! peu de temps. Je distinguais, à présent, un
+extraordinaire piétinement sur les marches de mon escalier, sur les
+parquets, sur les tapis, un piétinement, non pas de chaussures, de
+souliers humains, mais de béquilles, de béquilles de bois et de
+béquilles de fer qui vibraient comme des cymbales. Et voilà que
+j'aperçus tout à coup, sur le seuil de ma porte, un fauteuil, mon
+grand fauteuil de lecture, qui sortait en se dandinant. Il s'en alla
+par le jardin. D'autres le suivaient, ceux de mon salon, puis les
+canapés bas et se traînant comme des crocodiles sur leurs courtes
+pattes, puis toutes mes chaises, avec des bonds de chèvres, et les
+petite tabourets qui trottaient comme des lapins.
+
+Oh! quelle émotion! Je me glissai dans un massif où je demeurai
+accroupi, contemplant toujours ce défilé de mes meubles, car ils s'en
+allaient tous, l'un derrière l'autre, vite ou lentement, selon leur
+taille et leur poids. Mon piano, mon grand piano à queue, passa avec
+un galop de cheval emporté et un murmure de musique dans le flanc, les
+moindres objets glissaient sur le sable comme des fourmis, les
+brosses, les cristaux, les coupes, où le clair de lune accrochait des
+phosphorescences de vers luisants. Les étoffes rampaient, s'étalaient
+en flaques à la façon des pieuvres de la mer. Je vis paraître mon
+bureau, un rare bibelot du dernier siècle, et qui contenait toutes les
+lettres que j'ai reçues, toute l'histoire de mon coeur, une vieille
+histoire dont j'ai tant souffert! Et dedans étaient aussi des
+photographies.
+
+Soudain, je n'eus plus peur, je m'élançai sur lui et je le saisis
+comme on saisit un voleur, comme on saisit une femme qui fuit; mais il
+allait d'une course irrésistible, et malgré mes efforts, et malgré ma
+colère, je ne pus même ralentir sa marche. Comme je résistais en
+désespéré à cette force épouvantable, je m'abattis par terre en
+luttant contre lui. Alors, il me roula, me traîna sur le sable, et
+déjà les meubles, qui le suivaient, commençaient à marcher sur moi,
+piétinant mes jambes et les meurtrissant; puis, quand je l'eus lâché,
+les autres passèrent sur mon corps ainsi qu'une charge de cavalerie
+sur un soldat démonté.
+
+Fou d'épouvante enfin, je pus me traîner hors de la grande allée et me
+cacher de nouveau dans les arbres, pour regarder disparaître les plus
+infimes objets, les plus petits, les plus modestes, les plus ignorés
+de moi, qui m'avaient appartenu.
+
+Puis j'entendis, au loin, dans mon logis sonore à présent comme les
+maisons vides, un formidable bruit de portes refermées. Elles
+claquèrent du haut en bas de la demeure, jusqu'à ce que celle du
+vestibule que j'avais ouverte moi-même, insensé, pour ce départ, se
+fut close, enfin, la dernière.
+
+Je m'enfuis aussi, courant vers la ville, et je ne repris mon
+sang-froid que dans les rues, en rencontrant des gens attardés.
+J'allai sonner à la porte d'un hôtel où j'étais connu. J'avais battu,
+avec mes mains, mes vêtements, pour en détacher la poussière, et je
+racontai que j'avais perdu mon trousseau de clefs, qui contenait aussi
+celle du potager, où couchaient mes domestiques en une maison isolée,
+derrière le mur de clôture qui préservait mes fruits et mes légumes de
+la visite des maraudeurs.
+
+Je m'enfonçai jusqu'aux yeux dans le lit qu'on me donna. Mais je ne
+pus dormir, et j'attendis le jour en écoutant bondir mon coeur.
+J'avais ordonné qu'on prévînt mes gens dès l'aurore, et mon valet de
+chambre heurta ma porte à sept heures du matin.
+
+Son visage semblait bouleversé.
+
+--Il est arrivé cette nuit un grand malheur, monsieur, dit-il.
+
+--Quoi donc?
+
+--On a volé tout le mobilier de monsieur, tout, tout, jusqu'aux plus
+petits objets.
+
+Cette nouvelle me fit plaisir. Pourquoi? qui sait? J'étais fort
+maître de moi, sûr de dissimuler, de ne rien dire à personne de ce que
+j'avais vu, de le cacher, de l'enterrer dans ma conscience comme un
+effroyable secret. Je répondis.
+
+--Alors, ce sont les mêmes personnes qui m'ont volé mes clefs. Il faut
+prévenir tout de suite la police. Je me lève et je vous y rejoindrai
+dans quelques instants.
+
+L'enquête dura cinq mois. On ne découvrit rien, on ne trouva ni le
+plus petit de mes bibelots, ni la plus légère trace des voleurs.
+Parbleu! Si j'avais dit ce que je savais ... Si je l'avais dit ... on
+m'aurait enfermé, moi, pas les voleurs, mais l'homme qui avait pu voir
+une pareille chose.
+
+Oh! je sus me taire. Mais je ne remeublai pas ma maison. C'était bien
+inutile. Cela aurait recommencé toujours. Je n'y voulais plus rentrer.
+Je n'y rentrai pas. Je ne la revis point.
+
+Je vins à Paris, à l'hôtel, et je consultai des médecins sur mon état
+nerveux qui m'inquiétait beaucoup depuis cette nuit déplorable.
+
+Ils m'engagèrent à voyager. Je suivis leur conseil.
+
+
+
+
+II
+
+
+Je commençai par une excursion en Italie. Le soleil me fit du bien.
+Pendant six mois, j'errai de Gênes à Venise, de Venise à Florence, de
+Florence à Rome, de Rome à Naples. Puis je parcourus la Sicile, terre
+admirable par sa nature et ses monuments, reliques laissées par les
+Grecs et les Normands. Je passai en Afrique, je traversai
+pacifiquement ce grand désert jaune et calme, où errent des chameaux,
+des gazelles et des Arabes vagabonds, où, dans l'air léger et
+transparent, ne flotte aucune hantise, pas plus la nuit que le jour.
+
+Je rentrai en France par Marseille, et malgré la gaieté provençale,
+la lumière diminuée du ciel m'attrista. Je ressentis, en revenant sur
+le continent, l'étrange impression d'un malade qui se croit guéri et
+qu'une douleur sourde prévient que le foyer du mal n'est pas éteint.
+
+Puis je revins à Paris. Au bout d'un mois, je m'y ennuyai. C'était à
+l'automne, et je voulus faire, avant l'hiver, une excursion à travers
+la Normandie, que je ne connaissais pas.
+
+Je commençai par Rouen, bien entendu, et pendant huit jours, j'errai
+distrait, ravi, enthousiasmé, dans cette ville du moyen âge, dans ce
+surprenant musée d'extraordinaires monuments gothiques.
+
+Or, un soir, vers quatre heures, comme je m'engageais dans une rue
+invraisemblable où coule une rivière noire comme de l'encre nommée
+«Eau de Robec», mon attention, toute fixée sur la physionomie bizarre
+et antique des maisons, fut détournée tout à coup par la vue d'une
+série de boutiques de brocanteurs qui se suivaient de porte en porte.
+
+Ah! ils avaient bien choisi leur endroit, ces sordides trafiquants de
+vieilleries, dans cette fantastique ruelle, au-dessus de ce cours
+d'eau sinistre, sous ces toits pointus de tuiles et d'ardoises où
+grinçaient encore les girouettes du passé!
+
+Au fond des noirs magasins, on voyait s'entasser les bahuts sculptés,
+les faïences de Rouen, de Nevers, de Moustiers, des statues peintes,
+d'autres en chêne, des Christ, des vierges, des saints, des ornements
+d'église, des chasubles, des chapes, même des vases sacrés et un vieux
+tabernacle en bois doré d'où Dieu avait déménagé. Oh! les singulières
+cavernes en ces hautes maisons, en ces grandes maisons, pleines, des
+caves aux greniers, d'objets de toute nature, dont l'existence
+semblait finie, qui survivaient à leurs naturels possesseurs, à leur
+siècle, à leur temps, à leurs modes, pour être achetés, comme
+curiosités, par les nouvelles générations.
+
+Ma tendresse pour les bibelots se réveillait dans cette cité
+d'antiquaires. J'allais de boutique en boutique, traversant, en deux
+enjambées, les ponts de quatre planches pourries jetées sur le courant
+nauséabond de l'Eau de Robec.
+
+Miséricorde! Quelle secousse! Une de mes plus belles armoires
+m'apparut au bord d'une voûte encombrée d'objets et qui semblait
+l'entrée des catacombes d'un cimetière de meubles anciens. Je
+m'approchai tremblant de tous mes membres, tremblant tellement que je
+n'osais pas la toucher. J'avançais la main, j'hésitais. C'était bien
+elle, pourtant: une armoire Louis XIII unique, reconnaissable par
+quiconque avait pu la voir une seule fois. Jetant soudain les yeux un
+peu plus loin, vers les profondeurs plus sombres de cette galerie,
+j'aperçus trois de mes fauteuils couverts de tapisserie au petit
+point, puis, plus loin encore, mes deux tables Henri II, si rares
+qu'on venait les voir de Paris.
+
+Songez! songez à l'état de mon âme!
+
+Et j'avançai, perclus, agonisant d'émotion, mais j'avançai, car je
+suis brave, j'avançai comme un chevalier des époques ténébreuses
+pénétrait en un séjour de sortilèges. Je retrouvais, de pas en pas,
+tout ce qui m'avait appartenu, mes lustres, mes livres, mes tableaux,
+mes étoffes, mes armes, tout, sauf le bureau plein de mes lettrés, et
+que je n'aperçus point.
+
+J'allais, descendant à des galeries obscures pour remonter ensuite aux
+étages supérieurs. J'étais seul. J'appelais, on ne répondait point.
+J'étais seul; il n'y avait personne en cette maison vaste et tortueuse
+comme un labyrinthe.
+
+La nuit vint, et je dus m'asseoir, dans les ténèbres, sur une de mes
+chaises, car je ne voulais point m'en aller. De temps en temps je
+criais:--Holà! holà! quelqu'un!
+
+J'étais là, certes, depuis plus d'une heure quand j'entendis des pas,
+des pas légers, lents, je ne sais où. Je faillis me sauver; mais, me
+raidissant, j'appelai de nouveau, et, j'aperçus une lueur dans la
+chambre voisine.
+
+--Qui est là? dit une voix.
+
+Je répondis:
+
+--Un acheteur.
+
+On répliqua:
+
+--Il est bien tard pour entrer ainsi dans les boutiques.
+
+Je repris:
+
+--Je vous attends depuis plus d'une heure.
+
+--Vous pouviez revenir demain.
+
+--Demain, j'aurai quitté Rouen;
+
+Je n'osais point avancer, et il ne venait pas. Je voyais toujours la
+lueur de sa lumière éclairant une tapisserie où deux anges volaient
+au-dessus des morts d'un champ de bataille. Elle m'appartenait aussi.
+Je dis:
+
+--Eh bien! Venez-vous?
+
+Il répondit:
+
+--Je vous attends.
+
+Je me levai et j'allai vers lui.
+
+Au milieu d'une grande pièce était un tout petit homme, tout petit et
+très gros, gros comme un phénomène, un hideux phénomène.
+
+Il avait une barbe rare, aux poils inégaux, clairsemés et jaunâtres,
+et pas un cheveu sur la tête! Pas un cheveu? Comme il tenait sa
+bougie élevée à bout de bras pour m'apercevoir, son crâne m'apparut
+comme une petite lune dans cette vaste chambre encombrée de vieux
+meubles. La figure était ridée et bouffie, les yeux imperceptibles.
+
+Je marchandai trois chaises qui étaient à moi, et les payai
+sur-le-champ une grosse somme, en donnant simplement le numéro de mon
+appartement à l'hôtel. Elles devaient être livrées le lendemain avant
+neuf heures.
+
+Puis je sortis. Il me reconduisit jusqu'à sa porte avec beaucoup de
+politesse.
+
+Je me rendis ensuite chez le commissaire central de la police, à qui
+je racontai le vol de mon mobilier et la découverte que je venais de
+faire.
+
+Il demanda séance tenante des renseignements par télégraphe au parquet
+qui avait instruit l'affaire de ce vol, en me priant d'attendre la
+réponse. Une heure plus tard, elle lui parvint tout à fait
+satisfaisante pour moi.
+
+--Je vais faire arrêter cet homme et l'interroger tout de suite, me
+dit-il, car il pourrait avoir conçu quelque soupçon et faire
+disparaître ce qui vous appartient. Voulez-vous aller dîner et revenir
+dans deux heures, je l'aurai ici et je lui ferai subir un nouvel
+interrogatoire devant vous.
+
+--Très volontiers, monsieur. Je vous remercie de tout mon coeur.
+
+J'allai dîner à mon hôtel, et je mangeai mieux que je n'aurais cru.
+J'étais assez content tout de même. On le tenait.
+
+Deux heures plus tard, je retournai chez le fonctionnaire de la police
+qui m'attendait.
+
+--Eh bien! monsieur, me dit-il en m'apercevant. On n'a pas trouvé
+votre homme. Mes agents n'ont pu mettre la main dessus.
+
+Ah! Je me sentis défaillir.
+
+--Mais ... Vous avez bien trouvé sa maison? demandai-je.
+
+--Parfaitement. Elle va même être surveillée et gardée jusqu'à son
+retour. Quant à lui, disparu.
+
+--Disparu?
+
+--Disparu. Il passe ordinairement ses soirées chez sa voisine, une
+brocanteuse aussi, une drôle de sorcière, la veuve Bidoin. Elle ne l'a
+pas vu ce soir et ne peut donner sur lui aucun renseignement. Il faut
+attendre demain.
+
+Je m'en allai. Ah! que les rues de Rouen me semblèrent sinistres,
+troublantes, hantées.
+
+Je dormis si mal, avec des cauchemars à chaque bout de sommeil.
+
+Comme je ne voulais pas paraître trop inquiet ou pressé, j'attendis
+dix heures, le lendemain, pour me rendre à la police.
+
+Le marchand n'avait pas reparu. Son magasin demeurait fermé.
+
+Le commissaire me dit:
+
+--J'ai fait toutes les démarches nécessaires. Le parquet est au
+courant de la chose; nous allons aller ensemble à cette boutique et la
+faire ouvrir, vous m'indiquerez tout ce qui est à vous.
+
+Un coupé nous emporta. Des agents stationnaient, avec un serrurier,
+devant la porte de la boutique, qui fut ouverte.
+
+Je n'aperçus, en entrant, ni mon armoire, ni mes fauteuils, ni mes
+tables, ni rien, rien, de ce qui avait meublé ma maison, mais rien,
+alors que la veille au soir je ne pouvais faire un pas sans rencontrer
+un de mes objets.
+
+Le commissaire central, surpris, me regarda d'abord avec méfiance.
+
+--Mon Dieu, monsieur, lui dis-je, la disparition de ces meubles
+coïncide étrangement avec celle du marchand.
+
+Il sourit:
+
+--C'est vrai! Vous avez eu tort d'acheter et de payer des bibelots à
+vous, hier. Cela lui a donné l'éveil.
+
+Je repris:
+
+--Ce qui me paraît incompréhensible, c'est que toutes les places
+occupées par mes meubles sont maintenant remplies par d'autres.
+
+--Oh! répondit le commissaire, il a eu toute la nuit, et des complices
+sans doute. Cette maison doit communiquer avec les voisines. Ne
+craignez rien, monsieur, je vais m'occuper très activement de cette
+affaire. Le brigand ne nous échappera pas longtemps puisque nous
+gardons la tanière.
+
+ * * * * *
+
+Ah! mon coeur, mon coeur, mon pauvre coeur, comme il battait!
+
+ * * * * *
+
+Je demeurai quinze jours à Rouen. L'homme ne revint pas. Parbleu!
+parbleu! Cet homme-là qui est-ce qui aurait pu l'embarrasser ou le
+surprendre?
+
+Or, le seizième jour, au matin, je reçus de mon jardinier, gardien de
+ma maison pillée et demeurée vide, l'étrange lettre que voici:
+
+«Monsieur,
+
+«J'ai l'honneur d'informer monsieur
+qu'il s'est passé, la nuit derrière, quelque
+chose que personne ne comprend, et la
+police pas plus que nous. Tous les meubles
+sont revenus, tous sans exception,
+tous, jusqu'aux plus petits objets. La
+maison est maintenant toute pareille à ce
+qu'elle était la veille du vol. C'est à en
+perdre la tête. Cela s'est fait dans la nuit
+de vendredi à samedi. Les chemins sont
+défoncés comme si on avait traîné tout de
+la barrière à la porte. Il en était ainsi le
+jour de la disparition.
+
+«Nous attendons monsieur, dont je
+suis le très humble serviteur.
+
+«RAUDIN, PHILIPPE.»
+
+Ah! mais non, ah! mais non, ah! mais non. Je n'y retournerai pas!
+
+Je portai la lettre au commissaire de Rouen.
+
+--C'est une restitution très adroite, dit-il. Faisons les morts.
+Nous pincerons l'homme un de ces jours.
+
+ * * * * *
+
+Mais on ne l'a pas pincé. Non. Ils ne l'ont pas pincé, et j'ai peur de
+lui, maintenant, comme si c'était une bête féroce lâchée derrière moi.
+
+Introuvable! il est introuvable, ce monstre à crâne de lune! On ne le
+prendra jamais. Il ne reviendra point chez lui. Que lui importe à lui.
+Il n'y a que moi qui peux le rencontrer, et je ne veux pas.
+
+Je ne veux pas! je ne veux pas! je ne veux pas!
+
+Et s'il revient, s'il rentre dans sa boutique, qui pourra prouver que
+mes meubles étaient chez lui? Il n'y a contre lui que mon témoignage;
+et je sens bien qu'il devient suspect.
+
+Ah! mais non! cette existence n'était plus possible. Et je ne pouvais
+pas garder le secret de ce que j'ai vu. Je ne pouvais pas continuer à
+vivre comme tout le monde avec la crainte que des choses pareilles
+recommençassent.
+
+Je suis venu trouver le médecin qui dirige cette maison de santé, et
+je lui ai tout raconté.
+
+Après m'avoir interrogé longtemps, il m'a dit:
+
+--Consentiriez-vous, monsieur, à rester quelque temps ici?
+
+--Très volontiers, monsieur.
+
+--Vous avez de la fortune?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Voulez-vous un pavillon isolé?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Voudrez-vous recevoir des amis?
+
+--Non, monsieur, non, personne. L'homme de Rouen pourrait oser, par
+vengeance, me poursuivre ici....
+
+ * * * * *
+
+Et je suis seul, seul, tout seul, depuis trois mois. Je suis
+tranquille à peu près. Je n'ai qu'une peur... Si l'antiquaire devenait
+fou ... et si on l'amenait en cet asile... Les prisons elles-mêmes ne
+sont pas sûres...
+
+FIN
+
+
+
+
+TABLE
+
+L'inutile Beauté
+
+Le champ d'oliviers
+
+Mouche
+
+Le Noyé
+
+L'Épreuve
+
+Le Masque
+
+Un Portrait
+
+L'Infirme
+
+Les 25 francs de la Supérieure
+
+Un cas de Divorce
+
+Qui sait?
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of L'inutile beaute, by Guy de Maupassant
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'INUTILE BEAUTE ***
+
+***** This file should be named 11175-8.txt or 11175-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/1/1/1/7/11175/
+
+Produced by Wilelmina Mallière and PG Distributed Proofreaders
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
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+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
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+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
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+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
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+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
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+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
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+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
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+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
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+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
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+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
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+ License. You must require such a user to return or
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+ and discontinue all use of and all access to other copies of
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+ of receipt of the work.
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+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
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+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
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+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
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+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
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+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
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+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
+eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
+compressed (zipped), HTML and others.
+
+Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
+the old filename and etext number. The replaced older file is renamed.
+VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
+new filenames and etext numbers.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000,
+are filed in directories based on their release date. If you want to
+download any of these eBooks directly, rather than using the regular
+search system you may utilize the following addresses and just
+download by the etext year.
+
+ https://www.gutenberg.org/etext06
+
+ (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99,
+ 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90)
+
+EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are
+filed in a different way. The year of a release date is no longer part
+of the directory path. The path is based on the etext number (which is
+identical to the filename). The path to the file is made up of single
+digits corresponding to all but the last digit in the filename. For
+example an eBook of filename 10234 would be found at:
+
+ https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234
+
+or filename 24689 would be found at:
+ https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689
+
+An alternative method of locating eBooks:
+ https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL
+
+
diff --git a/old/11175-8.zip b/old/11175-8.zip
new file mode 100644
index 0000000..7c4875e
--- /dev/null
+++ b/old/11175-8.zip
Binary files differ
diff --git a/old/11175.txt b/old/11175.txt
new file mode 100644
index 0000000..f9d3dea
--- /dev/null
+++ b/old/11175.txt
@@ -0,0 +1,5901 @@
+The Project Gutenberg EBook of L'inutile beaute, by Guy de Maupassant
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: L'inutile beaute
+
+Author: Guy de Maupassant
+
+Release Date: February 20, 2004 [EBook #11175]
+[Date last updated: November 27, 2005]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'INUTILE BEAUTE ***
+
+
+
+
+Produced by Wilelmina Malliere and PG Distributed Proofreaders
+
+
+
+
+GUY DE MAUPASSANT
+
+L'inutile
+
+Beaute
+
+PARIS
+
+
+
+1890
+
+
+
+
+L'INUTILE BEAUTE
+
+
+
+
+OUVRAGES DU MEME AUTEUR
+
+
+
+ BEL-AMI, _59e edition_ 1 vol.
+ MONT-ORIOL, _40e edition_ 1 vol.
+ UNE VIE, _34e edition_ 1 vol.
+ LA MAISON TELLIER, _20e edition_ 1 vol.
+ Mlle FIFI, _14e edition_ 1 vol.
+ AU SOLEIL, _11e edition_ 1 vol.
+ MISS HARRIET, _14e edition_ 1 vol.
+ YVETTE, _16e edition_ 1 vol.
+ LA PETITE ROQUE, _18e edition_ 1 vol.
+ CONTES DE LA BECASSE, _13e edition._ 1 vol.
+
+ * * * * *
+
+DES VERS, petite edition de luxe 6 fr.
+
+
+
+
+GUY DE MAUPASSANT
+
+
+
+L'inutile
+
+Beaute
+
+
+
+
+1890
+
+
+
+
+L'INUTILE BEAUTE
+
+
+
+
+I
+
+
+La victoria fort elegante, attelee de deux superbes chevaux noirs,
+attendait devant le perron de l'hotel. C'etait a la fin de juin, vers
+cinq heures et demie, et, entre les toits qui enfermaient la cour
+d'honneur, le ciel apparaissait plein de clarte, de chaleur, de
+gaiete.
+
+La comtesse de Mascaret se montra sur le perron juste au moment ou son
+mari, qui rentrait, arriva sous la porte cochere. Il s'arreta quelques
+secondes pour regarder sa femme, et il palit un peu. Elle etait fort
+belle, svelte, distinguee avec sa longue figure ovale, son teint
+d'ivoire dore, ses grands yeux gris et ses cheveux noirs; et elle
+monta dans sa voiture sans le regarder, sans paraitre meme l'avoir
+apercu, avec une allure si particulierement racee, que l'infame
+jalousie dont il etait depuis si longtemps devore, le mordit au coeur
+de nouveau. Il s'approcha, et la saluant:
+
+--Vous allez vous promener? dit-il.
+
+Elle laissa passer quatre mots entre ses levres dedaigneuses.
+
+--Vous le voyez bien!
+
+--Au bois?
+
+--C'est probable.
+
+--Me serait-il permis de vous accompagner?
+
+--La voiture est a vous.
+
+Sans s'etonner du ton dont elle lui repondait, il monta et s'assit a
+cote de sa femme, puis il ordonna:
+
+--Au bois.
+
+Le valet de pied sauta sur le siege aupres du cocher; et les chevaux,
+selon leur habitude, piafferent en saluant de la tete jusqu'a ce
+qu'ils eussent tourne dans la rue.
+
+Les deux epoux demeuraient cote a cote sans se parler. Il cherchait
+comment entamer l'entretien, mais elle gardait un visage si
+obstinement dur qu'il n'osait pas.
+
+A la fin, il glissa sournoisement sa main vers la main gantee de la
+comtesse et la toucha comme par hasard, mais le geste qu'elle fit en
+retirant son bras fut si vif et si plein de degout qu'il demeura
+anxieux, malgre ses habitudes d'autorite et de despotisme.
+
+Alors il murmura:
+
+--Gabrielle!
+
+Elle demanda, sans tourner la tete:
+
+--Que voulez-vous?
+
+--Je vous trouve adorable.
+
+Elle ne repondit rien, et demeurait etendue dans sa voiture avec un
+air de reine irritee.
+
+Ils montaient maintenant les Champs-Elysees, vers l'Arc de Triomphe de
+l'Etoile. L'immense monument, au bout de la longue avenue, ouvrait
+dans un ciel rouge son arche colossale. Le soleil semblait descendre
+sur lui en semant par l'horizon une poussiere de feu.
+
+Et le fleuve des voitures, eclaboussees de reflets sur les cuivres,
+sur les argentures et les cristaux des harnais et des lanternes,
+laissait couler un double courant vers le bois et vers la ville.
+
+Le comte de Mascaret reprit:
+
+--Ma chere Gabrielle.
+
+Alors, n'y tenant plus, elle repliqua d'une voix exasperee:
+
+--Oh! laissez-moi tranquille, je vous prie. Je n'ai meme plus la
+liberte d'etre seule dans ma voiture, a present.
+
+Il simula n'avoir point ecoute, et continua:
+
+--Vous n'avez jamais ete aussi jolie qu'aujourd'hui.
+
+Elle etait certainement a bout de patience et elle repliqua avec une
+colere qui ne se contenait point:
+
+--Vous avez tort de vous en apercevoir, car je vous jure bien que je
+ne serai plus jamais a vous.
+
+Certes, il fut stupefait et bouleverse, et, ses habitudes de violence
+reprenant le dessus, il jeta un--"Qu'est-ce a dire?" qui revelait plus
+le maitre brutal que l'homme amoureux.
+
+Elle repeta, a voix basse, bien que leurs gens ne pussent rien
+entendre dans l'assourdissant ronflement des roues:
+
+--Ah! qu'est-ce a dire? qu'est-ce a dire? Je vous retrouve donc! Vous
+voulez que je vous le dise?
+
+--Oui.
+
+--Que je vous dise tout?
+
+--Oui.
+
+--Tout ce que j'ai sur le coeur depuis que je suis la victime de votre
+feroce egoisme.
+
+Il etait devenu rouge d'etonnement et d'irritation. Il grogna, les
+dents serrees:
+
+--Oui, dites?
+
+C'etait un homme de haute taille, a larges epaules, a grande barbe
+rousse, un bel homme, un gentilhomme, un homme du monde qui passait
+pour un mari parfait et pour un pere excellent.
+
+Pour la premiere fois depuis leur sortie de l'hotel elle se retourna
+vers lui et le regarda bien en face:
+
+--Ah! vous allez entendre des choses desagreables, mais sachez que je
+suis prete a tout, que je braverai tout, que je ne crains rien, et
+vous aujourd'hui moins que personne.
+
+Il la regardait aussi dans les yeux, et une rage deja le secouait. Il
+murmura:
+
+--Vous etes folle!
+
+--Non, mais je ne veux plus etre la victime de l'odieux supplice de
+maternite que vous m'imposez depuis onze ans! je veux vivre enfin en
+femme du monde, comme j'en ai le droit, comme toutes les femmes en ont
+le droit.
+
+Redevenant pale tout a coup, il balbutia:
+
+--Je ne comprends pas.
+
+--Si, vous comprenez. Il y a maintenant trois mois que j'ai accouche
+de mon dernier enfant, et comme je suis encore tres belle, et, malgre
+vos efforts, presque indeformable, ainsi que vous venez de le
+reconnaitre en m'apercevant sur votre perron, vous trouvez qu'il est
+temps que je redevienne enceinte.
+
+--Mais vous deraisonnez!
+
+--Non. J'ai trente ans et sept enfants, et nous sommes maries depuis
+onze ans, et vous esperez que cela continuera encore dix ans, apres
+quoi vous cesserez d'etre jaloux.
+
+Il lui saisit le bras et l'etreignant:
+
+--Je ne vous permettrai pas de me parler plus longtemps ainsi.
+
+--Et moi, je vous parlerai jusqu'au bout, jusqu'a ce que j'aie fini
+tout ce que j'ai a vous dire, et si vous essayez de m'en empecher,
+j'eleverai la voix de facon a etre entendue par les deux domestiques
+qui sont sur le siege. Je ne vous ai laisse monter ici que pour cela,
+car j'ai ces temoins qui vous forceront a m'ecouter et a vous
+contenir. Ecoutez-moi. Vous m'avez toujours ete antipathique et je
+vous l'ai toujours laisse voir, car je n'ai jamais menti, monsieur.
+Vous m'avez epousee malgre moi, vous avez force mes parents qui
+etaient genes a me donner a vous, parce que vous etes tres riche. Ils
+m'y ont contrainte, en me faisant pleurer.
+
+Vous m'avez donc achetee, et des que j'ai ete en votre pouvoir, des
+que j'ai commence a devenir pour vous une compagne prete a s'attacher,
+a oublier vos procedes d'intimidation et de coercition pour me
+souvenir seulement que je devais etre une femme devouee et vous aimer
+autant qu'il m'etait possible de le faire, vous etes devenu jaloux,
+vous, comme aucun homme ne l'a jamais ete, d'une jalousie d'espion,
+basse, ignoble, degradante pour vous, insultante pour moi. Je n'etais
+pas mariee depuis huit mois que vous m'avez soupconnee de toutes les
+perfidies. Vous me l'avez meme laisse entendre. Quelle honte! Et comme
+vous ne pouviez pas m'empecher d'etre belle et de plaire, d'etre
+appelee dans les salons et aussi dans les journaux une des plus jolies
+femmes de Paris, vous avez cherche ce que vous pourriez imaginer pour
+ecarter de moi les galanteries, et vous avez eu cette idee abominable
+de me faire passer ma vie dans une perpetuelle grossesse, jusqu'au
+moment ou je degouterais tous les hommes. Oh! ne niez pas! Je n'ai
+point compris pendant longtemps, puis j'ai devine. Vous vous en etes
+vante meme a votre soeur, qui me l'a dit, car elle m'aime et elle a
+ete revoltee de votre grossierete de rustre.
+
+Ah! rappelez-vous nos luttes, les portes brisees, les serrures
+forcees! A quelle existence vous m'avez condamnee depuis onze ans, une
+existence de jument pouliniere enfermee dans un haras. Puis, des que
+j'etais grosse, vous vous degoutiez aussi de moi, vous, et je ne vous
+voyais plus durant des mois. On m'envoyait a la campagne, dans le
+chateau de la famille, au vert, au pre, faire mon petit. Et quand je
+reparaissais, fraiche et belle, indestructible, toujours seduisante et
+toujours entouree d'hommages, esperant enfin que j'allais vivre un peu
+comme une jeune femme riche qui appartient au monde, la jalousie vous
+reprenait, et vous recommenciez a me poursuivre de l'infame et haineux
+desir dont vous souffrez en ce moment, a mon cote. Et ce n'est pas le
+desir de me posseder--je ne me serais jamais refusee a vous--c'est le
+desir de me deformer.
+
+Il s'est de plus passe cette chose abominable et si mysterieuse que
+j'ai ete longtemps a la penetrer (mais je suis devenue fine a vous
+voir agir et penser): vous vous etes attache a vos enfants de toute la
+securite qu'ils vous ont donnee pendant que je les portais dans ma
+taille. Vous avez fait de l'affection pour eux avec toute l'aversion
+que vous aviez pour moi, avec toutes vos craintes ignobles
+momentanement calmees et avec la joie de me voir grossir.
+
+Ah! cette joie, combien de fois je l'ai sentie en vous, je l'ai
+rencontree dans vos yeux, je l'ai devinee. Vos enfants, vous les aimez
+comme des victoires et non comme votre sang. Ce sont des victoires sur
+moi, sur ma jeunesse, sur ma beaute, sur mon charme, sur les
+compliments qu'on m'adressait, et sur ceux qu'on chuchotait autour de
+moi, sans me les dire. Et vous en etes fier; vous paradez avec eux,
+vous les promenez en break au bois de Boulogne, sur des anes a
+Montmorency. Vous les conduisez aux matinees theatrales pour qu'on
+vous voit au milieu d'eux, qu'on dise "quel bon pere" et qu'on le
+repete....
+
+Il lui avait pris le poignet avec une brutalite sauvage, et il le
+serrait si violemment qu'elle se tut, une plainte lui dechirant la
+gorge.
+
+Et il lui dit tout bas:
+
+--J'aime mes enfants, entendez-vous! Ce que vous venez de m'avouer est
+honteux de la part d'une mere. Mais vous etes a moi. Je suis le maitre
+... votre maitre ... je puis exiger de vous ce que je voudrai, quand
+je voudrai ... et j'ai la loi ... pour moi:
+
+Il cherchait a lui ecraser les doigts dans la pression de tenaille de
+son gros poignet musculeux. Elle, livide de douleur, s'efforcait en
+vain d'oter sa main de cet etau qui la broyait; et la souffrance la
+faisant haleter, des larmes lui vinrent aux yeux.
+
+--Vous voyez bien que je suis le maitre, dit-il, et le plus fort.
+
+Il avait un peu desserre son etreinte. Elle reprit:
+
+--Me croyez-vous pieuse?
+
+Il balbutia, surpris.
+
+--Mais oui.
+
+--Pensez-vous que je croie a Dieu?
+
+--Mais oui.
+
+--Que je pourrais mentir en vous faisant un serment devant un autel ou
+est enferme le corps du Christ.
+
+--Non.
+
+--Voulez-vous m'accompagner dans une eglise.
+
+--Pourquoi faire?
+
+--Vous le verrez bien. Voulez-vous?
+
+--Si vous y tenez, oui.
+
+Elle eleva la voix, en appelant:
+
+--Philippe.
+
+Le cocher, inclinant un peu le cou, sans quitter ses chevaux des yeux,
+sembla tourner son oreille seule vers sa maitresse, qui reprit:
+
+--Allez a l'eglise Saint-Philippe-du-Roule.
+
+Et la victoria qui arrivait a la porte du Bois de Boulogne, retourna
+vers Paris.
+
+La femme et le mari n'echangerent plus une parole pendant ce nouveau
+trajet. Puis, lorsque la voiture fut arretee devant l'entree du
+temple, Mme de Mascaret, sautant a terre, y penetra, suivie a quelques
+pas, par le comte.
+
+Elle alla, sans s'arreter, jusqu'a la grille du choeur, et tombant a
+genoux contre une chaise, cacha sa figure dans ses mains et pria. Elle
+pria longtemps, et lui, debout derriere elle, s'apercut enfin qu'elle
+pleurait. Elle pleurait sans bruit, comme pleurent les femmes dans les
+grands chagrins poignants. C'etait, dans tout son corps, une sorte
+d'ondulation qui finissait par un petit sanglot, cache, etouffe sous
+ses doigts.
+
+Mais le comte de Mascaret jugea que la situation se prolongeait trop,
+et il la toucha sur l'epaule.
+
+Ce contact la reveilla comme une brulure. Se dressant, elle le regarda
+les yeux dans les yeux.
+
+--Ce que j'ai a vous dire, le voici. Je n'ai peur de rien, vous ferez
+ce que vous voudrez. Vous me tuerez si cela vous plait. Un de vos
+enfants n'est pas a vous, un seul. Je vous le jure devant le Dieu qui
+m'entend ici. C'etait l'unique vengeance que j'eusse contre vous,
+contre votre abominable tyrannie de male, contre ces travaux forces
+de l'engendrement auxquels vous m'avez condamnee. Qui fut mon amant?
+Vous ne le saurez jamais! Vous soupconnerez tout le monde. Vous ne le
+decouvrirez point. Je me suis donnee a lui sans amour et sans plaisir,
+uniquement pour vous tromper. Et il m'a rendue mere aussi, lui. Qui
+est son enfant? Vous ne le saurez jamais. J'en ai sept, cherchez!
+Cela, je comptais vous le dire plus tard, bien plus tard, car on ne
+s'est venge d'un homme, en le trompant, que lorsqu'il le sait. Vous
+m'avez forcee a vous le confesser aujourd'hui, j'ai fini.
+
+Et elle s'enfuit a travers l'eglise, vers la porte ouverte sur la rue,
+s'attendant a entendre derriere elle le pas rapide de l'epoux brave,
+et a s'affaisser sur le pave sous le coup d'assommoir de son poing.
+
+Mais elle n'entendit rien, et gagna sa voiture. Elle y monta d'un
+saut, crispee d'angoisse, haletante de peur, et cria au cocher: "a
+l'hotel".
+
+Les chevaux partirent au grand trot.
+
+
+
+
+II
+
+
+La comtesse de Mascaret, enfermee en sa chambre, attendait l'heure du
+diner comme un condamne a mort attend l'heure du supplice.
+Qu'allait-il faire? Etait-il rentre? Despote, emporte, pret a toutes
+les violences, qu'avait-il medite, qu'avait-il prepare, qu'avait-il
+resolu? Aucun bruit dans l'hotel, et elle regardait a tout instant les
+aiguilles de sa pendule. La femme de chambre etait venue pour la
+toilette crepusculaire; puis elle etait partie.
+
+Huit heures sonnerent, et, presque tout de suite deux coups furent
+frappes a la porte.
+
+--Entrez.
+
+Le maitre d'hotel parut, et dit:
+
+--Madame la comtesse est servie.
+
+--Le comte est rentre?
+
+--Oui, madame la comtesse. M. le comte est dans la salle a manger.
+
+Elle eut, pendant quelques secondes, la pensee de s'armer d'un petit
+revolver qu'elle avait achete quelque temps auparavant, en prevision
+du drame qui se preparait dans son coeur. Mais elle songea que tous
+les enfants seraient la; et elle ne prit rien, qu'un flacon de sels.
+
+Lorsqu'elle entra dans la salle, son mari, debout pres de son siege,
+attendait. Ils echangerent un leger salut, et s'assirent. Alors, les
+enfants, a leur tour, prirent place. Les trois fils, avec leur
+precepteur, l'abbe Marin, etaient a la droite de la mere; les trois
+filles, avec la gouvernante anglaise, Mlle Smith, etaient a gauche.
+Le dernier enfant, age de trois mois, restait seul a la chambre avec
+sa nourrice.
+
+Les trois filles, toutes blondes, dont l'ainee avait dix ans, vetues
+de toilettes bleues, ornees de petites dentelles blanches,
+ressemblaient a d'exquises poupees. La plus jeune n'avait pas trois
+ans. Toutes, jolies deja, promettaient de devenir belles comme leur
+mere.
+
+Les trois fils, deux chatains, et l'aine, age de neuf ans, deja brun,
+semblaient annoncer des hommes vigoureux, de grande taille, aux larges
+epaules. La famille entiere semblait bien du meme sang, fort et
+vivace.
+
+L'abbe prononca le benedicite selon l'usage, lorsque personne n'etait
+invite, car, en presence des etrangers, les enfants ne venaient point
+a la table. Puis on se mit a diner.
+
+La comtesse, etreinte d'une emotion qu'elle n'avait point prevue,
+demeurait les yeux baisses, tandis que le comte examinait tantot les
+trois garcons et tantot les trois filles, avec des yeux incertains qui
+allaient d'une tete a l'autre, troubles d'angoisses. Tout a coup, en
+reposant devant lui son verre a pied, il le cassa, et l'eau rougie se
+repandit sur la nappe. Au leger bruit que fit ce leger accident la
+comtesse eut un soubresaut qui la souleva sur sa chaise. Pour la
+premiere fois ils se regarderent. Alors, de moment en moment, malgre
+eux, malgre la crispation de leur chair et de leur coeur, dont les
+bouleversait chaque rencontre de leurs prunelles, ils ne cessaient
+plus de les croiser comme des canons de pistolet.
+
+L'abbe, sentant qu'une gene existait dont il ne devinait pas la cause,
+essaya de semer une conversation. Il egrenait des sujets sans que ses
+inutiles tentatives fissent eclore une idee, fissent naitre une
+parole.
+
+La comtesse, par tact feminin, obeissant a ses instincts de femme du
+monde, essaya deux ou trois fois de lui repondre: mais en vain. Elle
+ne trouvait point ses mots dans la deroute de son esprit; et sa voix
+lui faisait presque peur dans le silence de la grande piece ou
+sonnaient seulement les petits heurts de l'argenterie et des
+assiettes.
+
+Soudain son mari, se penchant en avant, lui dit:
+
+--En ce lieu, au milieu de vos enfants, me jurez-vous la sincerite de
+ce que vous m'avez affirme tantot.
+
+La haine fermentee dans ses veines la souleva soudain, et repondant a
+cette demande avec la meme energie qu'elle repondait a son regard,
+elle leva ses deux mains, la droite vers les fronts de ses fils, la
+gauche vers les fronts de ses filles, et d'un accent ferme, resolu,
+sans defaillance:
+
+--Sur la tete de mes enfants, je jure que je vous ai dit la verite.
+
+Il se leva, et, avec un geste exaspere ayant lance sa serviette sur la
+table, il se retourna en jetant sa chaise contre le mur, puis sortit
+sans ajouter un mot.
+
+Mais elle, alors, poussant un grand soupir, comme apres une premiere
+victoire, reprit d'une voix calmee:
+
+--Ne faites pas attention, mes cheris, votre papa a eprouve un gros
+chagrin tantot. Et il a encore beaucoup de peine. Dans quelques jours
+il n'y paraitra plus.
+
+Alors elle causa avec l'abbe; elle causa avec Mlle Smith; elle eut
+pour tous ses enfants des paroles tendres, des gentillesses, de ces
+douces gateries de mere qui dilatent les petits coeurs.
+
+Quand le diner fut fini, elle passa au salon avec toute sa maisonnee.
+Elle fit bavarder les aines, conta des histoires aux derniers, et,
+lorsque fut venue l'heure du coucher general, elle les baisa tres
+longuement puis, les ayant envoyes dormir, elle rentra seule dans sa
+chambre.
+
+Elle attendit, car elle ne doutait pas qu'il viendrait. Alors, ses
+enfants etant loin d'elle, elle se decida a defendre sa peau d'etre
+humain comme elle avait defendu sa vie de femme du monde; et elle
+cacha, dans la poche de sa robe, le petit revolver charge qu'elle
+avait achete quelques jours plus tot.
+
+Les heures passaient, les heures sonnaient. Tous les bruits de l'hotel
+s'eteignirent. Seuls les fiacres continuerent dans les rues leur
+roulement vague, doux et lointain a travers les tentures des murs.
+
+Elle attendait, energique et nerveuse, sans peur de lui maintenant,
+prete a tout et presque triomphante, car elle avait trouve pour lui un
+supplice de tous les instants et de toute la vie.
+
+Mais les premieres lueurs du jour glisserent entre les franges du bas
+de ses rideaux, sans qu'il fut entre chez elle. Alors elle comprit,
+stupefaite, qu'il ne viendrait pas. Ayant ferme sa porte a clef et
+pousse le verrou de surete qu'elle y avait fait appliquer, elle se mit
+au lit enfin et y demeura, les yeux ouverts, meditant, ne comprenant
+plus, ne devinant pas ce qu'il allait faire.
+
+Sa femme de chambre, en lui apportant le the, lui remit une lettre de
+son mari. Il lui annoncait qu'il entreprendrait un voyage assez long,
+et la prevenait, en _post-scriptum_, que son notaire lui fournirait
+les sommes necessaires a toutes ses depenses.
+
+
+
+
+III
+
+
+C'etait a l'Opera, pendant un entr'acte de _Robert le Diable_. Dans
+l'orchestre, les hommes debout, le chapeau sur la tete, le gilet
+largement ouvert sur la chemise blanche ou brillaient l'or et les
+pierres des boutons, regardaient les loges pleines de femmes
+decolletees, diamantees, emperlees, epanouies dans cette serre
+illuminee ou la beaute des visages et l'eclat des epaules semblent
+fleurir pour les regards au milieu de la musique et des voix humaines.
+
+Deux amis, le dos tourne a l'orchestre, lorgnaient, en causant, toute
+cette galerie d'elegance, toute cette exposition de grace vraie ou
+fausse, de bijoux, de luxe et de pretention qui s'etalait en cercle
+autour du grand-theatre.
+
+Un d'eux, Roger de Salins, dit a son compagnon Bernard Grandin:
+
+--Regarde donc la comtesse de Mascaret comme elle est toujours belle.
+
+L'autre, a son tour, lorgna, dans une loge de face, une grande femme
+qui paraissait encore tres jeune, et dont l'eclatante beaute semblait
+appeler les yeux de tous les coins de la salle. Son teint pale, aux
+reflets d'ivoire, lui donnait un air de statue, tandis qu'en ses
+cheveux noirs comme une nuit, un mince diademe en arc-en-ciel, poudre
+de diamants, brillait ainsi qu'une voie lactee.
+
+Quand il l'eut regardee quelque temps, Bernard Grandin repondit avec
+un accent badin de conviction sincere.
+
+--Je te crois qu'elle est belle!
+
+--Quel age peut-elle avoir maintenant?
+
+--Attends. Je vais te dire ca exactement. Je la connais depuis son
+enfance. Je l'ai vue debuter dans le monde comme jeune fille. Elle a
+... elle a ... trente ... trente ... trente-six ans.
+
+--Ce n'est pas possible?
+
+--J'en suis sur.
+
+--Elle en porte vingt-cinq.
+
+--Et elle a eu sept enfants.
+
+--C'est incroyable.
+
+--Ils vivent meme tous les sept, et c'est une fort bonne mere. Je vais
+un peu dans la maison qui est agreable, tres calme, tres saine. Elle
+realise le phenomene de la famille dans le monde.
+
+--Est-ce bizarre? Et on n'a jamais rien dit d'elle?
+
+--Jamais.
+
+--Mais, son mari? Il est singulier, n'est-ce pas?
+
+--Oui et non. Il y a peut-etre eu entre eux un petit drame, un de ces
+petits drames de menage qu'on soupconne, qu'on ne connait jamais bien,
+mais qu'on devine a peu pres.
+
+--Quoi?
+
+--Je n'en sais rien, moi. Mascaret est grand viveur aujourd'hui, apres
+avoir ete un parfait epoux. Tant qu'il est reste bon mari, il a eu un
+affreux caractere, ombrageux et grincheux. Depuis qu'il fait la fete,
+il est devenu tres indifferent, mais on dirait qu'il a un souci, un
+chagrin, un ver rongeur quelconque, il vieillit beaucoup, lui.
+
+Alors, les deux amis philosopherent quelques minutes sur les peines
+secretes, inconnaissables, que des dissemblances de caracteres, ou
+peut-etre des antipathies physiques, inapercues d'abord, peuvent faire
+naitre dans une famille.
+
+Roger de Salins, qui continuait a lorgner Mme de Mascaret, reprit.
+
+--Il est incomprehensible que cette femme-la ait eu sept enfants?
+
+--Oui, en onze ans. Apres quoi elle a cloture, a trente ans, sa
+periode de production pour entrer dans la brillante periode de
+representation, qui ne semble pas pres de finir.
+
+--Les pauvres femmes!
+
+--Pourquoi les plains-tu?
+
+--Pourquoi? Ah! mon cher, songe donc! Onze ans de grossesses pour une
+femme comme ca! quel enfer! C'est toute la jeunesse, toute la beaute,
+toute l'esperance de succes, tout l'ideal poetique de vie brillante,
+qu'un sacrifice a cette abominable loi de la reproduction qui fait de
+la femme normale une simple machine a pondre des etres.
+
+--Que veux-tu? c'est la nature!
+
+--Oui, mais je dis que la nature est notre ennemie, qu'il faut
+toujours lutter contre la nature, car elle nous ramene sans cesse a
+l'animal. Ce qu'il y a de propre, de joli, d'elegant, d'ideal sur la
+terre, ce n'est pas Dieu qui l'y a mis, c'est l'homme, c'est le
+cerveau humain. C'est nous qui avons introduit dans la creation, en la
+chantant, en l'interpretant, en l'admirant en poetes, en l'idealisant
+en artistes, en l'expliquant en savants qui se trompent mais qui
+trouvent aux phenomenes des raisons ingenieuses, un peu de grace, de
+beaute, de charme inconnu et de mystere. Dieu n'a cree que des etres
+grossiers, pleins de germes des maladies, qui, apres quelques annees
+d'epanouissement bestial, vieillissent dans les infirmites, avec
+toutes les laideurs et toutes les impuissances de la decrepitude
+humaine. Il ne les a faits, semble-t-il, que pour se reproduire
+salement et pour mourir ensuite, ainsi que les insectes ephemeres des
+soirs d'ete. J'ai dit "pour se reproduire salement"; j'insiste. Qu'y
+a-t-il, en effet, de plus ignoble, de plus repugnant que cet acte
+ordurier et ridicule de la reproduction des etres, contre lequel
+toutes les ames delicates sont et seront eternellement revoltees.
+Puisque tous les organes inventes par ce createur econome et
+malveillant servent a deux fins, pourquoi n'en a-t-il pas choisi
+d'autres qui ne fussent point malpropres et souilles, pour leur
+confier cette mission sacree, la plus noble et la plus exaltante des
+fonctions humaines. La bouche, qui nourrit le corps avec des aliments
+materiels, repand aussi la parole et la pensee. La chair se restaure
+par elle, et c'est par elle, en meme temps, que se communique l'idee.
+L'odorat, qui donne aux poumons l'air vital, donne au cerveau tous
+les parfums du monde: l'odeur des fleurs, des bois, des arbres, de la
+mer. L'oreille, qui nous fait communiquer avec nos semblables, nous a
+permis encore d'inventer la musique, de creer du reve, du bonheur, de
+l'infini et meme du plaisir physique avec des sons! Mais on dirait que
+le Createur, sournois et cynique, a voulu interdire a l'homme de
+jamais anoblir, embellir et idealiser sa rencontre avec la femme.
+L'homme, cependant, a trouve l'amour, ce qui n'est pas mal comme
+replique au Dieu narquois, et il l'a si bien pare de poesie litteraire
+que la femme souvent oublie a quels contacts elle est forcee. Ceux,
+parmi nous, qui sont impuissants a se tromper en s'exaltant, ont
+invente le vice et raffine les debauches, ce qui est encore une
+maniere de berner Dieu, et de rendre hommage, un hommage impudique, a
+la beaute.
+
+Mais l'etre normal fait des enfants ainsi qu'une bete accouplee par la
+loi.
+
+Regarde cette femme! n'est-ce pas abominable de penser que ce bijou,
+que cette perle nee pour etre belle, admiree, fetee et adoree, a passe
+onze ans de sa vie a donner des heritiers au comte de Mascaret.
+
+Bernard Grandin dit en riant:
+
+--Il y a beaucoup de vrai dans tout cela; mais peu de gens te
+comprendraient.
+
+Salins s'animait.
+
+--Sais-tu comment je concois Dieu, dit-il: comme un monstrueux organe
+createur inconnu de nous, qui seme par l'espace des milliards de
+mondes, ainsi qu'un poisson unique pondrait des oeufs dans la mer. Il
+cree parce que c'est sa fonction de Dieu; mais il est ignorant de ce
+qu'il fait, stupidement prolifique, inconscient des combinaisons de
+toutes sortes produites par ses germes eparpilles. La pensee humaine
+est un heureux petit accident des hasards de ses fecondations, un
+accident local, passager, imprevu, condamne a disparaitre avec la
+terre, et a recommencer peut-etre ici ou ailleurs, pareil ou
+different, avec les nouvelles combinaisons des eternels
+recommencements. Nous lui devons, a ce petit accident de
+l'intelligence, d'etre tres mal en ce monde qui n'est pas fait pour
+nous, qui n'avait pas ete prepare pour recevoir, loger, nourrir et
+contenter des etres pensants, et nous lui devons aussi d'avoir a
+lutter sans cesse, quand nous sommes vraiment des raffines et des
+civilises, contre ce qu'on appelle encore les desseins de la
+Providence.
+
+Grandin, qui l'ecoutait avec attention, connaissant de longue date les
+surprises eclatantes de sa fantaisie, lui demanda:
+
+--Alors, tu crois que la pensee humaine est un produit spontane de
+l'aveugle parturition divine?
+
+--Parbleu! une fonction fortuite des centres nerveux de notre cerveau,
+pareille aux actions chimiques imprevues dues a des melanges nouveaux,
+pareille aussi a une production d'electricite, creee par des
+frottements ou des voisinages inattendus, a tous les phenomenes enfin
+engendres par les fermentations infinies et fecondes de la matiere qui
+vit.
+
+Mais, mon cher, la preuve en eclate pour quiconque regarde autour de
+soi. Si la pensee humaine, voulue par un createur conscient, avait du
+etre ce qu'elle est devenue, si differente de la pensee et de la
+resignation animales, exigeante, chercheuse, agitee, tourmentee,
+est-ce que le monde cree pour recevoir l'etre que nous sommes
+aujourd'hui aurait ete cet inconfortable petit parc a bestioles, ce
+champ a salades, ce potager sylvestre, rocheux et spherique ou votre
+Providence imprevoyante nous avait destines a vivre nus, dans les
+grottes ou sous les arbres, nourris de la chair massacree des animaux,
+nos freres, ou des legumes crus pousses sous le soleil et les pluies.
+
+Mais il suffit de reflechir une seconde pour comprendre que ce monde
+n'est pas fait pour des creatures comme nous. La pensee eclose et
+developpee par un miracle nerveux des cellules de notre tete, toute
+impuissante, ignorante et confuse qu'elle est et qu'elle demeurera
+toujours, fait de nous tous, les intellectuels, d'eternels et
+miserables exiles sur cette terre.
+
+Contemple-la, cette terre, telle que Dieu l'a donnee a ceux qui
+l'habitent. N'est-elle pas visiblement et uniquement disposee,
+plantee et boisee pour des animaux. Qu'y a-t-il pour nous? Rien. Et
+pour eux, tout: les cavernes, les arbres, les feuillages, les sources,
+le gite, la nourriture et la boisson. Aussi les gens difficiles comme
+moi n'arrivent-ils jamais a s'y trouver bien. Ceux-la seuls qui se
+rapprochent de la brute sont contents et satisfaits. Mais les autres,
+les poetes, les delicats, les reveurs, les chercheurs, les inquiets.
+Ah! les pauvres gens!
+
+Je mange des choux et des carottes, sacrebleu, des oignons, des navets
+et des radis, parce que nous avons ete contraints de nous y
+accoutumer, meme d'y prendre gout, et parce qu'il ne pousse pas autre
+chose, mais c'est la une nourriture de lapins et de chevres, comme
+l'herbe et le trefle sont des nourritures de cheval et de vache. Quand
+je regarde les epis d'un champ de ble mur, je ne doute pas que cela
+n'ait germe dans le sol pour des becs de moineaux ou d'alouettes, mais
+non point pour ma bouche. En mastiquant du pain, je vole donc les
+oiseaux, comme je vole la belette et le renard en mangeant des poules.
+La caille, le pigeon et la perdrix ne sont-ils pas les proies
+naturelles de l'epervier; le mouton, le chevreuil et le boeuf, celles
+des grands carnassiers, plutot que des viandes engraissees pour nous
+etre servies roties avec des truffes qui auraient ete deterrees
+specialement pour nous, par les cochons.
+
+Mais, mon cher, les animaux n'ont rien a faire pour vivre ici-bas. Ils
+sont chez eux, loges et nourris, ils n'ont qu'a brouter ou a chasser
+et a s'entre-manger selon leurs instincts, car Dieu n'a jamais prevu
+la douceur et les moeurs pacifiques; il n'a prevu que la mort des
+etres acharnes a se detruire et a se devorer.
+
+Quant a nous! Ah! ah! il nous en a fallu du travail, de l'effort, de
+la patience, de l'invention, de l'imagination, de l'industrie, du
+talent et du genie pour rendre a peu pres logeable ce sol de racines
+et de pierres. Mais songe a ce que nous avons fait, malgre la nature,
+contre la nature, pour nous installer d'une facon mediocre, a peine
+propre, a peine confortable, a peine elegante, pas digne de nous.
+
+Et plus nous sommes civilises, intelligents, raffines, plus nous
+devons vaincre et dompter l'instinct animal qui represente en nous la
+volonte de Dieu.
+
+Songe qu'il nous a fallu inventer la civilisation, toute la
+civilisation, qui comprend tant de choses, tant, tant, de toutes
+sortes, depuis les chaussettes jusqu'au telephone. Songe a tout ce que
+tu vois tous les jours, a tout ce qui nous sert de toutes les facons.
+
+Pour adoucir notre sort de brutes, nous avons decouvert et fabrique de
+tout, a commencer par des maisons, puis des nourritures exquises, des
+sauces, des bonbons, des patisseries, des boissons, des liqueurs, des
+etoffes, des vetements, des parures, des lits, des sommiers, des
+voitures, des chemins de fer, des machines innombrables; nous avons,
+de plus, trouve les sciences et les arts, l'ecriture et les vers. Oui,
+nous avons cree les arts, la poesie, la musique, la peinture. Tout
+l'ideal vient de nous, et aussi toute la coquetterie de la vie, la
+toilette des femmes et le talent des hommes qui ont fini par un peu
+parer a nos yeux, par rendre moins nue, moins monotone et moins dure
+l'existence de simples reproducteurs pour laquelle la divine
+Providence nous avait uniquement animes.
+
+Regarde ce theatre. N'y a-t-il pas la-dedans un monde humain cree par
+nous, imprevu par les Destins eternels, ignore d'Eux, comprehensible
+seulement par nos esprits, une distraction coquette, sensuelle,
+intelligente, inventee uniquement pour et par la petite bete
+mecontente et agitee que nous sommes.
+
+Regarde cette femme, Mme de Mascaret. Dieu l'avait faite pour vivre
+dans une grotte, nue, ou enveloppee de peaux de betes. N'est-elle pas
+mieux ainsi? Mais, a ce propos, sait-on pourquoi et comment sa brute
+de mari, ayant pres de lui une compagne pareille et, surtout apres
+avoir ete assez rustre pour la rendre sept fois mere, l'a lachee tout
+a coup pour courir les gueuses.
+
+Grandin repondit.
+
+--Eh! mon cher, c'est probablement la l'unique raison. Il a fini par
+trouver que cela lui coutait trop cher, de coucher toujours chez lui.
+Il est arrive, par economie domestique, aux memes principes que tu
+poses en philosophe.
+
+On frappait les trois coups pour le dernier acte. Les deux amis se
+retournerent, oterent leur chapeau et s'assirent.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Dans le coupe qui les ramenait chez eux apres la representation de
+l'Opera, le comte et la comtesse de Mascaret, assis cote a cote, se
+taisaient. Mais voila que le mari, tout a coup, dit a sa femme:
+
+--Gabrielle!
+
+--Que me voulez-vous?
+
+--Ne trouvez-vous pas que ca a assez dure!
+
+--Quoi donc?
+
+--L'abominable supplice auquel, depuis six ans, vous me condamnez.
+
+--Que voulez-vous, je n'y puis rien.
+
+--Dites-moi lequel, enfin?
+
+--Jamais.
+
+--Songez que je ne puis plus voir mes enfants, les sentir autour de
+moi, sans avoir le coeur broye par ce doute. Dites-moi lequel, et je
+vous jure que je pardonnerai, que je le traiterai comme les autres.
+
+--Je n'en ai pas le droit.
+
+--Vous ne voyez donc pas que je ne peux plus supporter cette vie,
+cette pensee qui me ronge, et cette question que je me pose sans
+cesse, cette question qui me torture chaque fois que je les regarde.
+J'en deviens fou.
+
+Elle demanda:
+
+--Vous avez donc beaucoup souffert?
+
+--Affreusement. Est-ce que j'aurais accepte, sans cela, l'horreur de
+vivre a votre cote, et l'horreur, plus grande encore, de sentir, de
+savoir parmi eux qu'il y en a un, que je ne puis connaitre, et qui
+m'empeche d'aimer les autres.
+
+Elle repeta:
+
+--Alors, vous avez vraiment souffert beaucoup?
+
+Il repondit d'une voix contenue et douloureuse:
+
+--Mais, puisque je vous repete tous les jours que c'est pour moi un
+intolerable supplice. Sans cela, serais-je revenu? serais-je demeure
+dans cette maison, pres de vous et pres d'eux, si je ne les aimais
+pas, eux. Ah! vous vous etes conduite avec moi d'une facon abominable.
+J'ai pour mes enfants la seule tendresse de mon coeur; vous le savez
+bien. Je suis pour eux un pere des anciens temps, comme j'ai ete pour
+vous le mari des anciennes familles, car je reste, moi, un homme
+d'instinct, un homme de la nature, un homme d'autrefois. Oui, je
+l'avoue, vous m'avez rendu jaloux atrocement, parce que vous etes une
+femme d'une autre race, d'une autre ame, avec d'autres besoins. Ah!
+les choses que vous m'avez dites, je ne les oublierai jamais. A partir
+de ce jour, d'ailleurs, je ne me suis plus soucie de vous. Je ne vous
+ai pas tuee parce que je n'aurais plus garde un moyen sur la terre de
+decouvrir jamais lequel de nos ... de vos enfants n'est pas a moi.
+J'ai attendu, mais j'ai souffert plus que vous ne sauriez croire, car
+je n'ose plus les aimer, sauf les deux aines peut-etre; je n'ose plus
+les regarder, les appeler, les embrasser, je ne peux plus en prendre
+un sur mes genoux sans me demander: "N'est-ce pas celui-la?" J'ai ete
+avec vous correct et meme doux et complaisant depuis six ans.
+Dites-moi la verite et je vous jure que je ne ferai rien de mal.
+
+Dans l'ombre de la voiture, il crut deviner qu'elle etait emue, et
+sentant qu'elle allait enfin parler.
+
+--Je vous en prie, dit-il, je vous en supplie ...
+
+Elle murmura:
+
+--J'ai ete peut-etre plus coupable que vous ne croyez. Mais je ne
+pouvais pas, je ne pouvais plus continuer cette vie odieuse de
+grossesses. Je n'avais qu'un moyen de vous chasser de mon lit. J'ai
+menti devant Dieu, et j'ai menti, la main levee sur la tete de mes
+enfants, car je ne vous ai jamais trompe.
+
+Il lui saisit le bras dans l'ombre, et le serrant comme il avait fait
+au jour terrible de leur promenade au bois, il balbutia:
+
+--Est-ce vrai?
+
+--C'est vrai.
+
+Mais lui, souleve d'angoisse, gemit:
+
+--Ah! je vais retomber en de nouveaux doutes qui ne finiront plus!
+Quel jour avez-vous menti, autrefois ou aujourd'hui? Comment vous
+croire a present? Comment croire une femme apres cela? Je ne saurai
+plus jamais ce que je dois penser. J'aimerais mieux que vous m'eussiez
+dit: "C'est Jacques, ou c'est Jeanne."
+
+La voiture penetrait dans la cour de l'hotel. Quand elle se fut
+arretee devant le perron, le comte descendit le premier et offrit,
+comme toujours, le bras a sa femme pour gravir les marches.
+
+Puis, des qu'ils atteignirent le premier etage:
+
+--Puis-je vous parler encore quelques instants, dit-il?
+
+Elle repondit:
+
+--Je veux bien.
+
+Ils entrerent dans un petit salon, dont un valet de pied, un peu
+surpris, alluma les bougies.
+
+Puis, quand ils furent seuls, il reprit:
+
+--Comment savoir la verite? Je vous ai supplie mille fois de parler,
+vous etes restee muette, impenetrable, inflexible, inexorable, et
+voila qu'aujourd'hui vous venez me dire que vous avez menti. Pendant
+six ans vous avez pu me laisser croire une chose pareille! Non, c'est
+aujourd'hui que vous mentez, je ne sais pourquoi, par pitie pour moi,
+peut-etre? Elle repondit avec un air sincere et convaincu:
+
+--Mais sans cela j'aurais eu encore quatre enfants pendant les six
+dernieres annees.
+
+Il s'ecria:
+
+--C'est une mere qui parle ainsi?
+
+--Ah! dit-elle, je ne me sens pas du tout la mere des enfants qui ne
+sont pas nes, il me suffit d'etre la mere de ceux que j'ai et de les
+aimer de tout mon coeur. Je suis, nous sommes des femmes du monde
+civilise, monsieur. Nous ne sommes plus et nous refusons d'etre de
+simples femelles qui repeuplent la terre.
+
+Elle se leva; mais il lui saisit les mains.
+
+--Un mot, un mot seulement, Gabrielle. Dites-moi la verite?
+
+--Je viens de vous la dire. Je ne vous ai jamais trompe.
+
+Il la regardait bien en face, si belle, avec ses yeux gris comme des
+ciels froids. Dans sa sombre coiffure, dans cette nuit opaque des
+cheveux noirs luisait le diademe poudre de diamants, pareil a une voie
+lactee. Alors, il sentit soudain, il sentit par une sorte d'intuition
+que cet etre la n'etait plus seulement une femme destinee a perpetuer
+sa race, mais le produit bizarre et mysterieux de tous nos desirs
+compliques, amasses en nous par les siecles, detournes de leur but
+primitif et divin, errant vers une beaute mystique, entrevue et
+insaisissable. Elles sont ainsi quelques-unes qui fleurissent
+uniquement pour nos reves, parees de tout ce que la civilisation a
+mis de poesie, ce luxe ideal, de coquetterie et de charme esthetique
+autour de la femme, cette statue de chair qui avive, autant que les
+fievres sensuelles, d'immateriels appetits.
+
+L'epoux demeurait debout devant elle, stupefait de cette tardive et
+obscure decouverte, touchant confusement la cause de sa jalousie
+ancienne, et comprenant mal tout cela.
+
+Il dit enfin:
+
+--Je vous crois. Je sens qu'en ce moment vous ne mentez pas; et,
+autrefois en effet, il m'avait toujours semble que vous mentiez.
+
+Elle lui tendit la main.
+
+--Alors, nous sommes amis?
+
+Il prit cette main et la baisa, en repondant:
+
+--Nous sommes amis. Merci, Gabrielle.
+
+Puis il sortit, en la regardant toujours, emerveille qu'elle fut
+encore si belle, et sentant naitre en lui une emotion etrange, plus
+redoutable peut-etre que l'antique et simple amour!
+
+
+
+
+LE CHAMP D'OLIVIERS
+
+
+
+
+I
+
+
+Quand les hommes du port, du petit port provencal de Garandou, au fond
+de la baie Pisca, entre Marseille et Toulon, apercurent la barque de
+l'abbe Vilbois qui revenait de la peche, ils descendirent sur la plage
+pour aider a tirer le bateau.
+
+L'abbe etait seul dedans, et il ramait comme un vrai marin, avec une
+energie rare malgre ses cinquante-huit ans. Les manches retroussees
+sur des bras musculeux, la soutane relevee en bas et serree entre les
+genoux, un peu deboutonnee sur la poitrine, son tricorne sur le banc a
+son cote, et la tete coiffee d'un chapeau cloche en liege recouvert de
+toile blanche, il avait l'air d'un solide et bizarre ecclesiastique
+des pays chauds, fait pour les aventures plus que pour dire la messe.
+
+De temps en temps, il regardait derriere lui pour bien reconnaitre le
+point d'abordage, puis il recommencait a tirer, d'une facon rythmee,
+methodique et forte, pour montrer, une fois de plus, a ces mauvais
+matelots du Midi, comment nagent les hommes du Nord.
+
+La barque lancee toucha le sable et glissa dessus comme si elle allait
+gravir toute la plage en y enfoncant sa quille; puis elle s'arreta
+net, et les cinq hommes qui regardaient venir le cure s'approcherent,
+affables, contents, sympathiques au pretre.
+
+--Eh ben! dit l'un avec son fort accent de Provence, bonne peche,
+monsieur le cure?
+
+L'abbe Vilbois rentra ses avirons, retira son chapeau cloche pour se
+couvrir de son tricorne, abaissa ses manches sur ses bras, reboutonna
+sa soutane, puis ayant repris sa tenue et sa prestance de desservant
+du village, il repondit avec fierte:
+
+--Oui, oui, tres bonne, trois loups, deux murenes et quelques
+girelles.
+
+Les cinq pecheurs s'etaient approches de la barque, et penches
+au-dessus du bordage, ils examinaient, avec un air de connaisseurs,
+les betes mortes, les loups gras, les murenes a tete plate, hideux
+serpents de mer, et les girelles violettes striees en zigzag de bandes
+dorees de la couleur des peaux d'oranges.
+
+Un d'eux dit:
+
+--Je vais vous porter ca dans votre bastide, monsieur le cure.
+
+--Merci, mon brave.
+
+Ayant serre les mains, le pretre se mit en route, suivi d'un homme et
+laissant les autres occupes a prendre soin de son embarcation.
+
+Il marchait a grands pas lents, avec un air de force et de dignite.
+Comme il avait encore chaud d'avoir rame avec tant de vigueur, il se
+decouvrait par moments en passant sous l'ombre legere des oliviers,
+pour livrer a l'air du soir, toujours tiede, mais un peu calme par une
+vague brise du large, son front carre, couvert de cheveux blancs,
+droits et ras, un front d'officier bien plus qu'un front de pretre. Le
+village apparaissait sur une butte, au milieu d'une large vallee
+descendant en plaine vers la mer.
+
+C'etait par un soir de juillet. Le soleil eblouissant, tout pres
+d'atteindre la crete dentelee de collines lointaines, allongeait en
+biais sur la route blanche, ensevelie sous un suaire de poussiere,
+l'ombre interminable de l'ecclesiastique dont le tricorne demesure
+promenait dans le champ voisin une large tache sombre qui semblait
+jouer a grimper vivement sur tous les troncs d'oliviers rencontres,
+pour retomber aussitot par terre, ou elle rampait entre les arbres.
+
+Sous les pieds de l'abbe Vilbois, un nuage de poudre fine, de cette
+farine impalpable dont sont couverts, en ete, les chemins provencaux,
+s'elevait, fumant autour de sa soutane qu'elle voilait et couvrait, en
+bas, d'une teinte grise de plus en plus claire. Il allait, rafraichi
+maintenant et les mains dans ses poches, avec l'allure lente et
+puissante d'un montagnard faisant une ascension. Ses yeux calmes
+regardaient le village, son village ou il etait cure depuis vingt ans,
+village choisi par lui, obtenu par grande faveur, ou il comptait
+mourir. L'eglise, son eglise, couronnait le large cone des maisons
+entassees autour d'elle, de ses deux tours de pierre brune, inegales
+et carrees, qui dressaient dans ce beau vallon meridional leurs
+silhouettes anciennes plus pareilles a des defenses de chateau fort,
+qu'a des clochers de monument sacre.
+
+L'abbe etait content, car il avait pris trois loups, deux murenes et
+quelques girelles.
+
+Il aurait ce nouveau petit triomphe aupres de ses paroissiens, lui,
+qu'on respectait surtout, parce qu'il etait peut-etre, malgre son age,
+l'homme le mieux muscle du pays. Ces legeres vanites innocentes
+etaient son plus grand plaisir. Il tirait au pistolet de facon a
+couper des tiges de fleurs, faisait quelquefois des armes avec le
+marchand de tabac, son voisin, ancien prevot de regiment, et il
+nageait mieux que personne sur la cote.
+
+C'etait d'ailleurs un ancien homme du monde, fort connu jadis, fort
+elegant, le baron de Vilbois, qui s'etait fait pretre, a trente-deux
+ans, a la suite d'un chagrin d'amour.
+
+Issu d'une vieille famille picarde, royaliste et religieuse, qui
+depuis plusieurs siecles donnait ses fils a l'armee, a la magistrature
+ou au clerge, il songea d'abord a entrer dans les ordres sur le
+conseil de sa mere, puis sur les instances de son pere il se decida a
+venir simplement a Paris, faire son droit, et chercher ensuite quelque
+grave fonction au Palais.
+
+Mais pendant qu'il achevait ses etudes, son pere succomba a une
+pneumonie a la suite de chasses au marais, et sa mere, saisie par le
+chagrin, mourut peu de temps apres. Donc, ayant herite soudain d'une
+grosse fortune, il renonca a des projets de carriere quelconque pour
+se contenter de vivre en homme riche.
+
+Beau garcon, intelligent bien que d'un esprit limite par des
+croyances, des traditions et des principes, hereditaires comme ses
+muscles de hobereau picard, il plut, il eut du succes dans le monde
+serieux, et gouta la vie en homme jeune, rigide, opulent et considere.
+
+Mais voila qu'a la suite de quelques rencontres chez un ami il devint
+amoureux d'une jeune actrice, d'une toute jeune eleve du Conservatoire
+qui debutait avec eclat a l'Odeon.
+
+Il en devint amoureux avec toute la violence, avec tout l'emportement
+d'un homme ne pour croire a des idees absolues. Il en devint amoureux
+en la voyant a travers le role romanesque ou elle avait obtenu, le
+jour meme ou elle se montra pour la premiere fois au public, un grand
+succes.
+
+Elle etait jolie, nativement perverse, avec un air d'enfant naif qu'il
+appelait son air d'ange. Elle sut le conquerir completement, faire de
+lui un de ces delirants forcenes, un de ces dements en extase qu'un
+regard ou qu'une jupe de femme brule sur le bucher des Passions
+Mortelles. Il la prit donc pour maitresse, lui fit quitter le theatre,
+et l'aima, pendant quatre ans, avec une ardeur toujours grandissante.
+Certes, malgre son nom et les traditions d'honneur de sa famille, il
+aurait fini par l'epouser, s'il n'avait decouvert, un jour qu'elle le
+trompait depuis longtemps avec l'ami qui la lui avait fait connaitre.
+
+Le drame fut d'autant plus terrible qu'elle etait enceinte, et qu'il
+attendait la naissance de l'enfant pour se decider au mariage.
+
+Quant il tint entre ses mains les preuves, des lettres, surprises dans
+un tiroir, il lui reprocha son infidelite, sa perfidie, son ignominie,
+avec toute la brutalite du demi-sauvage qu'il etait.
+
+Mais elle, enfant des trottoirs de Paris, impudente autant
+qu'impudique, sure de l'autre homme comme de celui-la, hardie
+d'ailleurs comme ces filles du peuple qui montent aux barricades par
+simple cranerie, le brava et l'insulta; et comme il levait la main,
+elle lui montra son ventre.
+
+Il s'arreta, palissant, songea qu'un descendant de lui etait la, dans
+cette chair souillee, dans ce corps vil, dans cette creature immonde,
+un enfant de lui! Alors il se rua sur elle pour les ecraser tous les
+deux, aneantir cette double honte. Elle eut peur, se sentant perdue,
+et comme elle roulait sous son poing, comme elle voyait son pied pret
+a frapper par terre le flanc gonfle ou vivait deja un embryon d'homme,
+elle lui cria, les mains tendues pour arreter les coups:
+
+--Ne me tue point. Ce n'est pas a toi, c'est a lui.
+
+Il fit un bond en arriere, tellement stupefait, tellement bouleverse
+que sa fureur resta suspendue comme son talon, et il balbutia.
+
+--Tu ... tu dis?
+
+Elle, folle de peur tout a coup devant la mort entrevue dans les yeux
+et dans le geste terrifiants de cet homme, repeta:
+
+--Ce n'est pas a toi, c'est a lui.
+
+Il murmura, les dents serrees, aneanti:
+
+--L'enfant?
+
+--Oui.
+
+--Tu mens.
+
+Et, de nouveau, il commenca le geste du pied qui va ecraser quelqu'un,
+tandis que sa maitresse, redressee a genoux, essayant de reculer,
+balbutiait toujours.
+
+--Puisque je te dis que c'est a lui. S'il etait a toi, est-ce que je
+ne l'aurais pas eu depuis longtemps?
+
+Cet argument le frappa comme la verite meme. Dans un de ces eclairs de
+pensee ou tous les raisonnements apparaissent en meme temps avec une
+illuminante clarte, precis, irrefutables, concluants, irresistibles,
+il fut convaincu, il fut sur qu'il n'etait point le pere du miserable
+enfant de gueuse qu'elle portait en elle; et, soulage, delivre,
+presque apaise soudain, il renonca a detruire cette infame creature.
+
+Alors il lui dit d'une voix plus calme:
+
+--Leve-toi, va-t-en, et que je ne te revoie jamais.
+
+Elle obeit, vaincue, et s'en alla.
+
+Il ne la revit jamais.
+
+Il partit de son cote. Il descendit vers le Midi, vers le soleil, et
+s'arreta dans un village, debout au milieu d'un vallon, au bord de la
+Mediterranee. Une auberge lui plut qui regardait la mer; il y prit une
+chambre et y resta. Il y demeura dix-huit mois, dans le chagrin, dans
+le desespoir, dans un isolement complet. Il y vecut avec le souvenir
+devorant de la femme traitresse, de son charme, de son enveloppement,
+de son ensorcellement inavouable, et avec le regret de sa presence et
+de ses caresses.
+
+Il errait par les vallons provencaux, promenant au soleil tamise par
+les grisatres feuillettes des oliviers, sa pauvre tete malade ou
+vivait une obsession.
+
+Mais ses anciennes idees pieuses, l'ardeur un peu calmee de sa foi
+premiere lui revinrent au coeur tout doucement dans cette solitude
+douloureuse. La religion qui lui etait apparue autrefois comme un
+refuge contre la vie inconnue, lui apparaissait maintenant comme un
+refuge contre la vie trompeuse et torturante. Il avait conserve des
+habitudes de priere. Il s'y attacha dans son chagrin, et il allait
+souvent, au crepuscule, s'agenouiller dans l'eglise assombrie ou
+brillait seul, au fond du choeur, le point de feu de la lampe,
+gardienne sacree du sanctuaire, symbole de la presence divine.
+
+Il confia sa peine a ce Dieu, a son Dieu, et lui dit toute sa misere.
+Il lui demandait conseil, pitie, secours, protection, consolation, et
+dans son oraison repetee chaque jour plus fervente, il mettait chaque
+fois une emotion plus forte.
+
+Son coeur meurtri, ronge par l'amour d'une femme, restait ouvert et
+palpitant, avide toujours de tendresse; et peu a peu, a force de
+prier, de vivre en ermite avec des habitudes de piete grandissantes,
+de s'abandonner a cette communication secrete des ames devotes avec le
+Sauveur qui console et attire les miserables, l'amour mystique de Dieu
+entra en lui et vainquit l'autre.
+
+Alors il reprit ses premiers projets, et se decida a offrir a l'Eglise
+une vie brisee qu'il avait failli lui donner vierge.
+
+Il se fit donc pretre. Par sa famille, par ses relations il obtint
+d'etre nomme desservant de ce village provencal ou le hasard l'avait
+jete, et, ayant consacre a des oeuvres bienfaisantes une grande partie
+de sa fortune, n'ayant garde que ce qui lui permettrait de demeurer
+jusqu'a sa mort utile et secourable aux pauvres, il se refugia dans
+une existence calme de pratiques pieuses et de devouement a ses
+semblables.
+
+Il fut un pretre a vues etroites, mais bon, une sorte de guide
+religieux a temperament de soldat, un guide de l'eglise qui conduisait
+par force dans le droit chemin l'humanite errante, aveugle, perdue en
+cette foret de la vie ou tous nos instincts, nos gouts, nos desirs,
+sont des sentiers qui egarent. Mais beaucoup de l'homme d'autrefois
+restait toujours vivant en lui. Il ne cessa pas d'aimer les exercices
+violents, les nobles sports, les armes, et il detestait les femmes,
+toutes, avec une peur d'enfant devant un mysterieux danger.
+
+
+
+
+II
+
+
+Le matelot qui suivait le pretre se sentait sur la langue une envie
+toute meridionale de causer. Il n'osait pas, car l'abbe exercait sur
+ses ouailles un grand prestige. A la fin il s'y hasarda.
+
+--Alors, dit-il, vous vous trouvez bien dans votre bastide, monsieur
+le cure?
+
+Cette bastide etait une de ces maisons microscopiques ou les
+provencaux des villes et des villages vont se nicher, en ete, pour
+prendre l'air. L'abbe avait loue cette case dans un champ, a cinq
+minutes de son presbytere, trop petit et emprisonne au centre de la
+paroisse, contre l'eglise.
+
+Il n'habitait pas regulierement, meme en ete, cette campagne; il y
+allait seulement passer quelques jours de temps en temps, pour vivre
+en pleine verdure et tirer au pistolet.
+
+--Oui, mon ami, dit le pretre, je m'y trouve tres bien.
+
+La demeure basse apparaissait batie au milieu des arbres, peinte en
+rose, zebree, hachee, coupee en petits morceaux par les branches et
+les feuilles des oliviers dont etait plante le champ sans cloture ou
+elle semblait poussee comme un champignon de Provence.
+
+On apercevait aussi une grande femme qui circulait devant la porte en
+preparant une petite table a diner ou elle posait a chaque retour,
+avec une lenteur methodique, un seul couvert, une assiette, une
+serviette, un morceau de pain, un verre a boire. Elle etait coiffee du
+petit bonnet des arlesiennes, cone pointu de soie ou de velours noir
+sur qui fleurit un champignon blanc.
+
+Quand l'abbe fut a portee de la voix, il lui cria:
+
+--Eh! Marguerite?
+
+Elle s'arreta pour regarder, et reconnaissant son maitre:
+
+--Te c'est vous, monsieur le cure?
+
+--Oui. Je vous apporte une belle peche, vous allez tout de suite me
+faire griller un loup, un loup au beurre, rien qu'au beurre, vous
+entendez?
+
+La servante, venue au devant des hommes, examinait d'un oeil
+connaisseur les poissons portes par le matelot.
+
+--C'est que nous avons deja une poule au riz, dit-elle.
+
+--Tant pis, le poisson du lendemain ne vaut pas le poisson sortant de
+l'eau. Je vais faire une petite fete de gourmand, ca ne m'arrive pas
+trop souvent; et puis, le peche n'est pas gros.
+
+La femme choisissait le loup, et comme elle s'en allait en
+l'emportant, elle se retourna:
+
+--Ah! Il est venu un homme vous chercher trois fois, monsieur le cure.
+
+Il demanda avec indifference.
+
+--Un homme! Quel genre d'homme?
+
+--Mais un homme qui ne se recommande pas de lui-meme.
+
+--Quoi! Un mendiant?
+
+--Peut-etre, oui, je ne dis pas. Je croirais plutot un maoufatan.
+
+L'abbe Vilbois se mit a rire de ce mot provencal qui signifie
+malfaiteur, rodeur de routes, car il connaissait l'ame timoree de
+Marguerite qui ne pouvait sejourner a la bastide sans s'imaginer tout
+le long des jours et surtout des nuits qu'ils allaient etre
+assassines.
+
+Il donna quelques sous au marin qui s'en alla, et, comme il disait,
+ayant conserve toutes ses habitudes de soins et de tenue d'ancien
+mondain:--"Je vas me passer un peu d'eau sur le nez et sur les
+mains",--Marguerite lui cria de sa cuisine ou elle grattait a rebours,
+avec un couteau, le dos du loup dont les ecailles un peu tachees de
+sang se detachaient comme d'infimes piecettes d'argent.
+
+--Tenez le voila!
+
+L'abbe vira vers la route et apercut en effet un homme, qui lui parut,
+de loin, fort mal vetu, et qui s'en venait, a petits pas, vers la
+maison. Il l'attendit, souriant encore de la terreur de sa domestique,
+et pensant: "Ma foi, je crois qu'elle a raison, il a bien l'air d'un
+maoufatan".
+
+L'inconnu approchait, les mains dans ses poches, les yeux sur le
+pretre, sans se hater. Il etait jeune, portait toute la barbe blonde
+et frisee; et des meches de cheveux se roulaient en boucles au sortir
+d'un chapeau de feutre mou, tellement sale et defonce que personne
+n'en aurait pu deviner la couleur et la forme premieres. Il avait un
+long pardessus marron, une culotte dentelee autour des chevilles, et
+il etait chausse d'espadrilles, ce qui lui donnait une demarche molle,
+muette, inquietante, un pas imperceptible de rodeur.
+
+Quant il fut a quelques enjambees de l'ecclesiastique, il ota la loque
+qui lui abritait le front, en se decouvrant avec un air un peu
+theatral, et montrant une tete fletrie, crapuleuse et jolie, chauve
+sur le sommet du crane, marque de fatigue ou de debauche precoce, car
+cet homme assurement n'avait pas plus de vingt-cinq ans.
+
+Le pretre, aussitot, se decouvrit aussi, devinant et sentant que ce
+n'etait pas la le vagabond ordinaire, l'ouvrier sans travail ou le
+repris de justice errant entre deux prisons et qui ne sait plus guere
+parler que le langage mysterieux des bagnes.
+
+--Bonjour, monsieur le cure, dit l'homme. Le pretre repondit
+simplement: "Je vous salue" ne voulant pas appeler "Monsieur" ce
+passant suspect et haillonneux. Ils se contemplaient fixement et
+l'abbe Vilbois, devant le regard de ce rodeur, se sentait trouble, emu
+comme en face d'un ennemi inconnu, envahi par une de ces inquietudes
+etranges qui se glissent en frissons dans la chair et dans le sang.
+
+A la fin, le vagabond reprit:
+
+--Eh bien! me reconnaissez-vous?
+
+Le pretre, tres etonne, repondit:
+
+--Moi, pas du tout, je ne vous connais point.
+
+--Ah! vous ne me connaissez point. Regardez-moi davantage.
+
+--J'ai beau vous regarder, je ne vous ai jamais vu.
+
+--Ca c'est vrai, reprit l'autre, ironique, mais je vais vous montrer
+quelqu'un que vous connaissez mieux.
+
+Il se recoiffa et deboutonna son pardessus. Sa poitrine etait nue
+dedans. Une ceinture rouge, roulee autour de son ventre maigre,
+retenait sa culotte au-dessus de ses hanches.
+
+Il prit dans sa poche une enveloppe, une de ces invraisemblables
+enveloppes que toutes les taches possibles ont marbrees, une de ces
+enveloppes qui gardent, dans les doublures des gueux errants, les
+papiers quelconques, vrais ou faux, voles ou legitimes, precieux
+defenseurs de la liberte contre le gendarme rencontre. Il en tira une
+photographie, une de ces cartes grandes comme une lettre, qu'on
+faisait souvent autrefois, jaunie, fatiguee, trainee longtemps
+partout, chauffee contre la chair de cet homme et ternie par sa
+chaleur.
+
+Alors, l'elevant a cote de sa figure, il demanda:
+
+--Et celui-la, le connaissez-vous?
+
+L'abbe fit deux pas pour mieux voir et demeura palissant, bouleverse,
+car c'etait son propre portrait, fait pour Elle, a l'epoque lointaine
+de son amour.
+
+Il ne repondait rien, ne comprenant pas.
+
+--Le vagabond repeta:
+
+--Le reconnaissez-vous, celui-la?
+
+Et le pretre balbutia:
+
+--Mais oui.
+
+--Qui est-ce?
+
+--C'est moi.
+
+--C'est bien vous?
+
+--Mais oui.
+
+--Eh bien! regardez-nous, tous les deux, maintenant, votre portrait et
+moi?
+
+Il avait vu deja, le miserable homme, il avait vu que ces deux etres,
+celui de la carte et celui qui riait a cote, se ressemblaient comme
+deux freres, mais il ne comprenait pas encore, et il begaya:
+
+--Que me voulez-vous, enfin?
+
+Alors, le gueux, d'une voix mechante:
+
+--Ce que je veux, mais je veux que vous me reconnaissiez d'abord.
+
+--Qui etes-vous donc?
+
+--Ce que je suis? Demandez-le a n'importe qui sur la route,
+demandez-le a votre bonne, allons le demander au maire du pays si vous
+voulez, en lui montrant ca; et il rira bien, c'est moi qui vous le
+dis. Ah! vous ne voulez pas reconnaitre que je suis votre fils, papa
+cure?
+
+Alors le vieillard, levant ses bras en un geste biblique et desespere,
+gemit:
+
+--Ca n'est pas vrai.
+
+Le jeune homme s'approcha tout contre lui, face a face.
+
+--Ah! ca n'est pas vrai. Ah! l'abbe, il faut cesser de mentir,
+entendez-vous?
+
+Il avait une figure menacante et les poings fermes, et il parlait avec
+une conviction si violente, que le pretre, reculant toujours, se
+demandait lequel des deux se trompait en ce moment.
+
+Encore une fois, cependant, il affirma:
+
+--Je n'ai jamais eu d'enfant.
+
+L'autre ripostant:
+
+--Et pas de maitresse, peut-etre?
+
+Le vieillard prononca resolument un seul mot, un fier aveu:
+
+--Si.
+
+--Et cette maitresse n'etait pas grosse quand vous l'avez chassee?
+
+Soudain, la colere ancienne, etouffee vingt-cinq ans plus tot, non pas
+etouffee, mais muree au fond du coeur de l'amant, brisa les voutes de
+foi, de devotion resignee, de renoncement a tout, qu'il avait
+construites sur elle, et, hors de lui, il cria:
+
+--Je l'ai chassee parce qu'elle m'avait trompe et qu'elle portait en
+elle l'enfant d'un autre, sans quoi, je l'aurais tuee, monsieur, et
+vous avec elle.
+
+Le jeune homme hesita, surpris a son tour par l'emportement sincere du
+cure, puis il repliqua plus doucement:
+
+--Qui vous a dit ca que c'etait l'enfant d'un autre?
+
+--Mais elle, elle-meme, en me bravant.
+
+Alors, le vagabond, sans contester cette affirmation, conclut avec un
+ton indifferent de voyou qui juge une cause:
+
+--Eh ben! c'est maman qui s'est trompee en vous narguant, v'la tout.
+
+Redevenant aussi plus maitre de lui, apres ce mouvement de fureur,
+l'abbe, a son tour, interrogea:
+
+--Et qui vous a dit, a vous, que vous etiez mon fils?
+
+--Elle, en mourant, m'sieu l'cure.... Et puis ca!
+
+Et il tendait, sous les yeux du pretre, la petite photographie.
+
+Le vieillard la prit, et lentement, longuement, le coeur souleve
+d'angoisse, il compara ce passant inconnu avec son ancienne image, et
+il ne douta plus, c'etait bien son fils.
+
+Une detresse emporta son ame, une emotion inexprimable, affreusement
+penible, comme le remords d'un crime ancien. Il comprenait un peu, il
+devinait le reste, il revoyait la scene brutale de la separation.
+C'etait pour sauver sa vie, menacee par l'homme outrage, que la femme,
+la trompeuse et perfide femelle lui avait jete ce mensonge. Et le
+mensonge avait reussi. Et un fils de lui etait ne, avait grandi, etait
+devenu ce sordide coureur de routes, qui sentait le vice comme un bouc
+sent la bete.
+
+Il murmura:
+
+--Voulez-vous faire quelques pas avec moi, pour nous expliquer
+davantage?
+
+L'autre se mit a ricaner.
+
+--Mais, parbleu! C'est bien pour cela que je suis venu.
+
+Ils s'en allerent ensemble, cote a cote, par le champ d'oliviers. Le
+soleil avait disparu. La grande fraicheur des crepuscules du Midi
+etendait sur la campagne un invisible manteau froid. L'abbe
+frissonnait et levant soudain les yeux, dans un mouvement habituel
+d'officiant, il apercut partout autour de lui, tremblotant sur le
+ciel, le petit feuillage grisatre de l'arbre sacre qui avait abrite
+sous son ombre frele la plus grande douleur, la seule defaillance du
+Christ.
+
+Une priere jaillit de lui, courte et desesperee, faite avec cette voix
+interieure qui ne passe point par la bouche et dont les croyants
+implorent le Sauveur: "Mon Dieu, secourez-moi."
+
+Puis se tournant vers son fils:
+
+--Alors, votre mere est morte?
+
+Un nouveau chagrin s'eveillait en lui, en prononcant ces paroles:
+"Votre mere est morte" et crispait son coeur, une etrange misere de la
+chair de l'homme qui n'a jamais fini d'oublier, et un cruel echo de la
+torture qu'il avait subie, mais plus encore peut-etre, puisqu'elle
+etait morte, un tressaillement de ce delirant et court bonheur de
+jeunesse dont rien maintenant ne restait plus que la plaie de son
+souvenir.
+
+Le jeune homme repondit:
+
+--Oui, monsieur le cure, ma mere est morte.
+
+--Y a-t-il longtemps?
+
+--Oui, trois ans deja.
+
+Un doute nouveau envahit le pretre.
+
+--Et comment n'etes-vous pas venu me trouver plus tot?
+
+L'autre hesita.
+
+--Je n'ai pas pu. J'ai eu des empechements ... Mais, pardonnez-moi
+d'interrompre ces confidences que je vous ferai plus tard, aussi
+detaillees qu'il vous plaira, pour vous dire que je n'ai rien mange
+depuis hier matin.
+
+Une secousse de pitie ebranla tout le vieillard, et, tendant
+brusquement les deux mains.
+
+--Oh! mon pauvre enfant, dit-il.
+
+Le jeune homme recut ces grandes mains tendues, qui envelopperent ses
+doigts, plus minces, tiedes et fievreux.
+
+Puis il repondit avec cet air de blague qui ne quittait guere ses
+levres:
+
+--Eh ben! vrai, je commence a croire que nous nous entendrons tout de
+meme.
+
+Le cure se mit a marcher.
+
+--Allons diner, dit-il.
+
+Il songeait soudain, avec une petite joie instinctive, confuse et
+bizarre, au beau poisson peche par lui, qui joint a la poule au riz,
+ferait, ce jour-la, un bon repas pour ce miserable enfant.
+
+L'Arlesienne, inquiete et deja grondeuse, attendait devant la porte.
+
+--Marguerite, cria l'abbe, enlevez la table et portez-la dans la
+salle, bien vite, bien vite, et mettez deux couverts, mais bien vite.
+
+La bonne restait effaree, a la pensee que son maitre allait diner
+avec ce malfaiteur.
+
+Alors, l'abbe Vilbois, se mit lui-meme a desservir et a transporter,
+dans l'unique piece du rez-de-chaussee, le couvert prepare pour lui.
+
+Cinq minutes plus tard, il etait assis, en face du vagabond, devant
+une soupiere pleine de soupe aux choux, qui faisait monter, entre
+leurs visages, un petit nuage de vapeur bouillante.
+
+
+
+
+III
+
+
+Quand les assiettes furent pleines, le rodeur se mit a avaler sa soupe
+avidement par cuillerees rapides. L'abbe n'avait plus faim, et il
+humait seulement avec lenteur le savoureux bouillon des choux,
+laissant le pain au fond de son assiette.
+
+Tout a coup il demanda:
+
+--Comment vous appelez-vous?
+
+L'homme rit, satisfait d'apaiser sa faim.
+
+--Pere inconnu, dit-il, pas d'autre nom de famille que celui de ma
+mere que vous n'aurez probablement pas encore oublie. J'ai, par
+contre, deux prenoms qui ne me vont guere, entre parentheses,
+"Philippe-Auguste."
+
+L'abbe palit et demanda, la gorge serree:
+
+--Pourquoi vous a-t-on donne ces prenoms?
+
+Le vagabond haussa les epaules.
+
+--Vous devez bien le deviner. Apres vous avoir quitte, maman a voulu
+faire croire a votre rival que j'etais a lui, et il l'a cru a peu pres
+jusqu'a mon age de quinze ans. Mais, a ce moment-la, j'ai commence a
+vous ressembler trop. Et il m'a renie, la canaille. On m'avait donc
+donne ses deux prenoms, Philippe-Auguste; et si j'avais eu la chance
+de ne ressembler a personne ou d'etre simplement le fils d'un
+troisieme larron qui ne se serait pas montre, je m'appellerais
+aujourd'hui le vicomte Philippe-Auguste de Pravallon, fils tardivement
+reconnu du comte du meme nom, senateur. Moi, je me suis baptise. "Pas
+de veine."
+
+--Comment savez-vous tout cela?
+
+--Parce qu'il y a eu des explications devant moi, parbleu, et de rudes
+explications, allez. Ah! c'est ca qui vous apprend la vie.
+
+Quelque chose de plus penible et de plus tenaillant que tout ce qu'il
+avait ressenti et souffert depuis une demi-heure oppressait le pretre.
+C'etait en lui une sorte d'etouffement qui commencait, qui allait
+grandir et finirait par le tuer, et cela lui venait, non pas tant des
+choses qu'il entendait, que de la facon dont elles etaient dites et de
+la figure de crapule du voyou qui les soulignait. Entre cet homme et
+lui, entre son fils et lui, il commencait a sentir a present ce
+cloaque des saletes morales qui sont, pour certaines ames, de mortels
+poisons. C'etait son fils cela? Il ne pouvait encore le croire. Il
+voulait toutes les preuves, toutes; tout apprendre, tout entendre,
+tout ecouter, tout souffrir. Il pensa de nouveau aux oliviers qui
+entouraient sa petite bastide, et il murmura pour la seconde fois:
+"Oh! mon Dieu, secourez-moi."
+
+Philippe-Auguste avait fini sa soupe. Il demanda:
+
+--On ne mange donc plus, l'Abbe?
+
+Comme la cuisine se trouvait en dehors de la maison, dans un batiment
+annexe, et que Marguerite ne pouvait entendre la voix de son cure, il
+la prevenait de ses besoins par quelques coups donnes sur un gong
+chinois suspendu pres du mur, derriere lui.
+
+Il prit donc le marteau de cuir et heurta plusieurs fois la plaque
+ronde de metal. Un son, faible d'abord, s'en echappa, puis grandit,
+s'accentua, vibrant, aigu, suraigu, dechirant, horrible plainte du
+cuivre frappe.
+
+La bonne apparut. Elle avait une figure crispee et elle jetait des
+regards furieux sur le maoufatan comme si elle eut pressenti, avec son
+instinct de chien fidele, le drame abattu sur son maitre. En ses mains
+elle tenait le loup grille d'ou s'envolait une savoureuse odeur de
+beurre fondu. L'abbe, avec une cuiller, fendit le poisson d'un bout a
+l'autre, et offrant le filet du dos a l'enfant de sa jeunesse:
+
+--C'est moi qui l'ai pris tantot, dit-il, avec un reste de fierte qui
+surnageait dans sa detresse.
+
+Marguerite ne s'en allait pas.
+
+Le pretre reprit:
+
+--Apportez du vin, du bon, du vin blanc du cap Corse.
+
+Elle eut presque un geste de revolte, et il dut repeter, en prenant un
+air severe: "Allez, deux bouteilles". Car, lorsqu'il offrait du vin a
+quelqu'un, plaisir rare, il s'en offrait toujours une bouteille a
+lui-meme.
+
+Philippe-Auguste, radieux, murmura.
+
+--Chouette. Une bonne idee. Il y a longtemps que je n'ai mange comme
+ca.
+
+La servante revint au bout de deux minutes. L'abbe les jugea longues
+comme deux eternites, car un besoin de savoir lui brulait a present le
+sang, devorant ainsi qu'un feu d'enfer.
+
+Les bouteilles etaient debouchees, mais la bonne restait la, les yeux
+fixes sur l'homme.
+
+--Laissez-nous--dit le cure.
+
+Elle fit semblant de ne pas entendre.
+
+Il reprit presque durement:
+
+--Je vous ai ordonne de nous laisser seuls.
+
+Alors elle s'en alla.
+
+Philippe-Auguste mangeait le poisson avec une precipitation vorace;
+et son pere le regardait, de plus en plus surpris et desole de tout ce
+qu'il decouvrait de bas sur cette figure qui lui ressemblait tant. Les
+petits morceaux que l'abbe Vilbois portait a ses levres, lui
+demeuraient dans la bouche, sa gorge serree refusant de les laisser
+passer; et il les machait longtemps, cherchant, parmi toutes les
+questions qui lui venaient a l'esprit, celle dont il desirait le plus
+vite la reponse.
+
+Il finit par murmurer:
+
+--De quoi est-elle morte?
+
+--De la poitrine.
+
+--A-t-elle ete longtemps malade?
+
+--Dix-huit mois, a peu pres.
+
+--D'ou cela lui etait-il venu?
+
+--On ne sait pas.
+
+Ils se turent. L'abbe songeait. Tant de choses l'oppressaient qu'il
+aurait voulu deja connaitre, car depuis le jour de la rupture, depuis
+le jour ou il avait failli la tuer, il n'avait rien su d'elle. Certes,
+il n'avait pas non plus desire savoir, car il l'avait jetee avec
+resolution dans une fosse d'oubli, elle, et ses jours de bonheur; mais
+voila qu'il sentait naitre en lui tout a coup, maintenant qu'elle
+etait morte, un ardent desir d'apprendre, un desir jaloux, presque un
+desir d'amant.
+
+Il reprit:
+
+--Elle n'etait pas seule, n'est-ce pas?
+
+--Non, elle vivait toujours avec lui.
+
+Le vieillard tressaillit.
+
+--Avec lui! Avec Pravallon?
+
+--Mais oui.
+
+Et l'homme jadis trahi, calcula que cette meme femme qui l'avait
+trompe, etait demeuree plus de trente ans avec son rival.
+
+Ce fut presque malgre lui qu'il balbutia:
+
+--Furent-ils heureux ensemble?
+
+En ricanant, le jeune homme repondit:
+
+--Mais oui, avec des hauts et des bas! Ca aurait ete tres bien sans
+moi. J'ai toujours tout gate, moi.
+
+--Comment, et pourquoi? dit le pretre.
+
+--Je vous l'ai deja raconte. Parce qu'il a cru que j'etais son fils
+jusqu'a mon age de quinze ans environ. Mais il n'etait pas bete, le
+vieux, il a bien decouvert tout seul la ressemblance, et alors il y a
+eu des scenes. Moi, j'ecoutais aux portes. Il accusait maman de
+l'avoir mis dedans. Maman ripostait: "Est-ce ma faute. Tu savais tres
+bien, quand tu m'as prise, que j'etais la maitresse de l'autre."
+L'autre, c'etait vous.
+
+--Ah! ils parlaient donc de moi quelquefois?
+
+--Oui, mais ils ne vous ont jamais nomme devant moi, sauf a la fin,
+tout a la fin, aux derniers jours, quand maman s'est sentie perdue.
+Ils avaient tout de meme de la mefiance.
+
+--Et vous ... vous avez appris de bonne heure que votre mere etait
+dans une situation irreguliere?
+
+--Parbleu! Je ne suis pas naif, moi, allez, et je ne l'ai jamais ete.
+Ca se devine tout de suite ces choses-la, des qu'on commence a
+connaitre le monde.
+
+Philippe-Auguste se versait a boire coup sur coup. Ses yeux
+s'allumaient, son long jeune lui donnant une griserie rapide.
+
+Le pretre s'en apercut; il faillit l'arreter, puis la pensee
+l'effleura que l'ivresse rendait imprudent et bavard, et, prenant la
+bouteille, il emplit de nouveau le verre du jeune homme.
+
+Marguerite apportait la poule au riz. L'ayant posee sur la table, elle
+fixa de nouveau ses yeux sur le rodeur, puis elle dit a son maitre
+avec un air indigne:
+
+--Mais regardez qu'il est saoul, monsieur le cure.
+
+--Laisse-nous donc tranquilles, reprit le pretre et va-t-en.
+
+Elle sortit en tapant la porte.
+
+Il demanda:
+
+--Qu'est-ce qu'elle disait de moi, votre mere?
+
+--Mais ce qu'on dit d'ordinaire d'un homme qu'on a lache; que vous
+n'etiez pas commode, embetant pour une femme, et qui lui auriez rendu
+la vie tres difficile avec vos idees.
+
+--Souvent elle a dit cela?
+
+--Oui, quelquefois avec des subterfuges, pour que je ne comprenne
+point, mais je devinais tout.
+
+--Et vous, comment vous traitait-on dans cette maison?
+
+--Moi? tres bien d'abord, et puis tres mal ensuite. Quand maman a vu
+que je gatais son affaire, elle m'a flanque a l'eau.
+
+--Comment ca?
+
+--Comment ca! c'est bien simple. J'ai fait quelques fredaines vers
+seize ans; alors ces gouapes-la m'ont mis dans une maison de
+correction, pour se debarrasser de moi.
+
+Il posa ses coudes sur la table, appuya ses deux joues sur ses deux
+mains et, tout a fait ivre, l'esprit chavire dans le vin, il fut saisi
+tout a coup par une de ces irresistibles envies de parler de soi qui
+font divaguer les pochards en de fantastiques vantardises.
+
+Et il souriait gentiment, avec une grace feminine sur les levres, une
+grace perverse que le pretre reconnut. Non seulement il la reconnut,
+mais il la sentit, haie et caressante, cette grace qui l'avait conquis
+et perdu jadis. C'etait a sa mere que l'enfant, a present,
+ressemblait le plus, non par les traits du visage, mais par le regard
+captivant et faux et surtout par la seduction du sourire menteur qui
+semblait ouvrir la porte de la bouche a toutes les infamies du dedans.
+
+Philippe-Auguste raconta:
+
+--Ah! ah! ah! J'en ai eu une vie, moi, depuis la maison de correction,
+une drole de vie qu'un grand romancier payerait cher. Vrai, le pere
+Dumas, avec son _Monte-Cristo_, n'en a pas trouve de plus cocasses que
+celles qui me sont arrivees.
+
+Il se tut, avec une gravite philosophique d'homme gris qui reflechit,
+puis, lentement:
+
+--Quand on veut qu'un garcon tourne bien, on ne devrait jamais
+l'envoyer dans une maison de correction, a cause des connaissances de
+la-dedans, quoi qu'il ait fait. J'en avais fait une bonne, moi, mais
+elle a mal tourne. Comme je me balladais avec trois camarades, un peu
+emeches tous les quatre, un soir, vers neuf heures, sur la
+grand'route, aupres du gue de Folac, voila que je rencontre une
+voiture ou tout le monde dormait, le conducteur et sa famille,
+c'etaient des gens de Martinon qui revenaient de diner a la ville. Je
+prends le cheval par la bride, je le fais monter dans le bac du
+passeur et je pousse le bac au milieu de la riviere. Ca fait du bruit,
+le bourgeois qui conduisait se reveille, il ne voit rien, il fouette.
+Le cheval part et saute dans le bouillon avec la voiture. Tous noyes!
+Les camarades m'ont denonce. Ils avaient bien ri d'abord en me voyant
+faire ma farce. Vrai, nous n'avions pas pense que ca tournerait si
+mal. Nous esperions seulement un bain, histoire de rire.
+
+Depuis ca, j'en ai fait de plus raides pour me venger de la premiere,
+qui ne meritait pas la correction, sur ma parole. Mais ce n'est pas la
+peine de les raconter. Je vais vous dire seulement la derniere, parce
+que celle-la elle vous plaira, j'en suis sur. Je vous ai venge, papa.
+
+L'abbe regardait son fils avec des yeux terrifies, et il ne mangeait
+plus rien.
+
+Philippe-Auguste allait se remettre a parler.
+
+--Non, dit le pretre, pas a present, tout a l'heure.
+
+Se retournant, il battit et fit crier la stridente cymbale chinoise.
+
+Marguerite entra aussitot.
+
+Et son maitre commanda, avec une voix si rude qu'elle baissa la tete,
+effrayee et docile:
+
+--Apporte-nous la lampe et tout ce que tu as encore a mettre sur la
+table, puis tu ne paraitras plus tant que je n'aurai pas frappe le
+gong.
+
+Elle sortit, revint et posa sur la nappe une lampe de porcelaine
+blanche, coiffee d'un abat-jour vert, un gros morceau de fromage, des
+fruits, puis s'en alla.
+
+Et l'abbe dit resolument.
+
+--Maintenant, je vous ecoute.
+
+Philippe-Auguste emplit avec tranquillite son assiette de dessert et
+son verre de vin. La seconde bouteille etait presque vide, bien que le
+cure n'y eut point touche.
+
+Le jeune homme reprit, begayant, la bouche empatee de nourriture et de
+saoulerie.
+
+--La derniere, la voila. C'en est une rude: J'etais revenu a la maison
+... et j'y restais malgre eux parce qu'ils avaient peur de moi ...
+peur de moi ... Ah! faut pas qu'on m'embete, moi ... je suis capable
+de tout quand on m'embete.... Vous savez ... ils vivaient ensemble et
+pas ensemble. Il avait deux domiciles, lui, un domicile de senateur et
+un domicile d'amant. Mais il vivait chez maman plus souvent que chez
+lui, car il ne pouvait plus se passer d'elle. Ah!... en voila une
+fine, et une forte ... maman ... elle savait vous tenir un homme,
+celle-la! Elle l'avait pris corps et ame, et elle l'a garde jusqu'a la
+fin. C'est-il bete, les hommes! Donc, j'etais revenu et je les
+maitrisais par la peur. Je suis debrouillard, moi, quand il faut, et
+pour la malice, pour la ficelle, pour la poigne aussi, je ne crains
+personne. Voila que maman tombe malade et il l'installe dans une belle
+propriete pres de Meulan, au milieu d'un parc grand comme une foret.
+Ca dure dix-huit mois environ ... comme je vous ai dit. Puis nous
+sentons approcher la fin. Il venait tous les jours de Paris, et il
+avait du chagrin, mais la, du vrai.
+
+Donc, un matin, ils avaient jacasse ensemble pres d'une heure, et je
+me demandais de quoi ils pouvaient jaboter si longtemps quand on
+m'appelle. Et maman me dit:
+
+--Je suis pres de mourir et il y a quelque chose que je veux te
+reveler, malgre l'avis du comte.--Elle l'appelait toujours "le comte"
+en parlant de lui.--C'est le nom de ton pere, qui vit encore.
+
+Je le lui avais demande plus de cent fois ... plus de cent fois ... le
+nom de mon pere ... plus de cent fois ... et elle avait toujours
+refuse de le dire.... Je crois meme qu'un jour j'y ai flanque des
+gifles pour la faire jaser, mais ca n'a servi de rien. Et puis, pour
+se debarrasser de moi, elle m'a annonce que vous etiez mort sans le
+sou, que vous etiez un pas grand chose, une erreur de sa jeunesse, une
+gaffe de vierge, quoi. Elle me l'a si bien raconte que j'y ai coupe,
+mais en plein, dans votre mort.
+
+Donc elle me dit:
+
+--C'est le nom de ton pere.
+
+L'autre, qui etait assis dans un fauteuil, replique comme ca, trois
+fois:
+
+--Vous avez tort, vous avez tort, vous avez tort, Rosette.
+
+Maman s'assied dans son lit. Je la vois encore avec ses pommettes
+rouges et ses yeux brillants; car elle m'aimait bien tout de meme; et
+elle lui dit:
+
+--Alors faites quelque chose pour lui, Philippe!
+
+En lui parlant, elle le nommait "Philippe" et moi "Auguste".
+
+Il se mit a crier comme un forcene:
+
+--Pour cette crapule-la, jamais, pour ce vaurien, ce repris de justice
+ce ... ce ... ce...
+
+Et il en trouva des noms pour moi, comme s'il n'avait cherche que ca
+toute sa vie.
+
+J'allais me facher, maman me fait taire, et elle lui dit:
+
+--Vous voulez donc qu'il meure de faim, puisque je n'ai rien, moi.
+
+Il repliqua, sans se troubler:
+
+--Rosette, je vous ai donne trente-cinq mille francs par an, depuis
+trente ans, cela fait plus d'un million. Vous avez vecu par moi en
+femme riche, en femme aimee, j'ose dire, en femme heureuse. Je ne dois
+rien a ce gueux qui a gate nos dernieres annees; et il n'aura rien de
+moi. Il est inutile d'insister. Nommez-lui l'autre si vous voulez. Je
+le regrette, mais je m'en lave les mains.
+
+Alors, maman se tourne vers moi. Je me disais: "Bon ... v'la que je
+retrouve mon vrai pere ... s'il a de la galette, je suis un homme
+sauve..."
+
+Elle continua:
+
+--Ton pere, le baron de Vilbois, s'appelle aujourd'hui l'abbe
+Vilbois, cure de Garandou, pres de Toulon. Il etait mon amant quand je
+l'ai quitte pour celui-ci.
+
+Et voila qu'elle me conte tout, sauf qu'elle vous a mis dedans aussi
+au sujet de sa grossesse. Mais les femmes, voyez-vous, ca ne dit
+jamais la verite.
+
+Il ricanait, inconscient, laissant sortir librement toute sa fange. Il
+but encore, et la face toujours hilare, continua:
+
+--Maman mourut deux jours ... deux jours plus tard. Nous avons suivi
+son cercueil au cimetiere, lui et moi ... est-ce drole, ... dites ...
+lui et moi ... et trois domestiques ... c'est tout. Il pleurait comme
+une vache ... nous etions cote a cote ... on eut dit papa et le fils a
+papa.
+
+Puis nous voila revenus a la maison. Rien que nous deux. Moi je me
+disais: "Faut filer, sans un sou". J'avais juste cinquante francs.
+Qu'est-ce que je pourrais bien trouver pour me venger.
+
+Il me touche le bras, et me dit.
+
+--J'ai a vous parler.
+
+Je le suivis dans son cabinet. Il s'assit devant sa table, puis, en
+barbotant dans ses larmes, il me raconte qu'il ne veut pas etre pour
+moi aussi mechant qu'il le disait a maman; il me prie de ne pas vous
+embeter....--Ca ... ca nous regarde, vous et moi....--Il m'offre un
+billet de mille ... mille ... mille ... qu'est-ce que je pouvais faire
+avec mille francs ... moi ... un homme comme moi. Je vis qu'il y en
+avait d'autres dans le tiroir, un vrai tas. La vue de c'papier la, ca
+me donne une envie de chouriner. Je tends la main pour prendre celui
+qu'il m'offrait, mais au lieu de recevoir son aumone, je saute dessus,
+je le jette par terre, et je lui serre la gorge jusqu'a lui faire
+tourner de l'oeil; puis, quand je vis qu'il allait passer, je le
+baillonne, je le ligote, je le deshabille, je le retourne et puis ...
+ah! ah! ah!... je vous ai drolement venge!...
+
+Philippe-Auguste toussait, etrangle de joie, et toujours sur sa levre
+relevee d'un pli feroce et gai, l'abbe Vilbois retrouvait l'ancien
+sourire de la femme qui lui avait fait perdre la tete.
+
+--Apres? dit-il.
+
+--Apres ... Ah! ah! ah!... Il y avait grand feu dans la cheminee ...
+c'etait en decembre ... par le froid ... qu'elle est morte ... maman
+... grand feu de charbon ... Je prends le tisonnier ... je le fais
+rougir ... et voila ... que je lui fais des croix dans le dos, huit,
+dix, je ne sais pas combien, puis je le retourne et je lui en fais
+autant sur le ventre. Est-ce drole, hein! papa. C'est ainsi qu'on
+marquait les forcats autrefois. Il se tortillait comme une anguille
+... mais je l'avais bien baillonne il ne pouvait pas crier. Puis, je
+pris les billets--douze--avec le mien ca faisait treize ... ca ne m'a
+pas porte chance. Et je me suis sauve en disant aux domestiques de ne
+pas deranger monsieur le comte jusqu'a l'heure du diner parce qu'il
+dormait.
+
+Je pensais bien qu'il ne dirait rien, par peur du scandale, vu qu'il
+est senateur. Je me suis trompe. Quatre jours apres j'etais pince dans
+un restaurant de Paris. J'ai eu trois ans de prison. C'est pour ca que
+je n'ai pas pu venir vous trouver plus tot.
+
+Il but encore, et bredouillant de facon a prononcer a peine les mots.
+
+--Maintenant ... papa ... papa cure!... Est-ce drole d'avoir un cure
+pour papa!... Ah! ah! faut etre gentil, bien gentil avec bibi, parce
+que bibi n'est pas ordinaire ... et qu'il en a fait une bonne ... pas
+vrai ... une bonne ... au vieux ...
+
+La meme colere qui avait affole jadis l'abbe Vilbois devant la
+maitresse trahissante, le soulevait a present devant cet abominable
+homme.
+
+Lui qui avait tant pardonne, au nom de Dieu, les secrets infames
+chuchotes dans le mystere des confessionnaux, il se sentait sans
+pitie, sans clemence en son propre nom, et il n'appelait plus
+maintenant a son aide ce Dieu secourable et misericordieux, car il
+comprenait qu'aucune protection celeste ou terrestre ne peut sauver
+ici-bas ceux sur qui tombent de tels malheurs.
+
+Toute l'ardeur de son coeur passionne et de son sang violent, eteinte
+par l'episcopat, se reveillait dans une revolte irresistible contre ce
+miserable qui etait son fils, contre cette ressemblance avec lui, et
+aussi avec la mere, la mere indigne qui l'avait concu pareil a elle,
+et contre la fatalite qui rivait ce gueux a son pied paternel ainsi
+qu'un boulet de galerien.
+
+Il voyait, il prevoyait tout avec une lucidite subite, reveille par ce
+choc de ses vingt-cinq ans de pieux sommeil et de tranquillite.
+
+Convaincu soudain qu'il fallait parler fort pour etre craint de ce
+malfaiteur et le terrifier du premier coup, il lui dit, les dents
+serrees par la fureur, et ne songeant plus a son ivresse:
+
+--Maintenant que vous m'avez tout raconte, ecoutez-moi. Vous partirez
+demain matin. Vous habiterez un pays que je vous indiquerai et que
+vous ne quitterez jamais sans mon ordre. Je vous y payerai une pension
+qui vous suffira pour vivre, mais petite, car je n'ai pas d'argent. Si
+vous desobeissez une seule fois, ce sera fini et vous aurez affaire a
+moi....
+
+Bien qu'abruti par le vin, Philippe-Auguste comprit la menace; et le
+criminel qui etait en lui surgit tout a coup. Il cracha ces mots, avec
+des hoquets.
+
+--Ah! papa, faut pas me la faire.... T'es cure ... je te tiens ... et
+tu fileras doux, comme les autres!
+
+L'abbe sursauta; et ce fut, dans ses muscles de vieil hercule, un
+invincible besoin de saisir ce monstre, de le plier comme une baguette
+et de lui montrer qu'il faudrait ceder.
+
+Il lui cria, en secouant la table et en la lui jetant dans la
+poitrine.
+
+--Ah! prenez garde, prenez garde,... je n'ai peur de personne, moi ...
+
+L'ivrogne, perdant l'equilibre, oscillait sur sa chaise. Sentant qu'il
+allait tomber et qu'il etait au pouvoir du pretre, il allongea sa
+main, avec un regard d'assassin, vers un des couteaux qui trainaient
+sur la nappe. L'abbe Vilbois vit le geste, et il donna a la table une
+telle poussee que son fils culbuta sur le dos et s'etendit par terre.
+La lampe roula et s'eteignit.
+
+Pendant quelques secondes une fine sonnerie de verres heurtes chanta
+dans l'ombre; puis ce fut une sorte de rampement de corps mou sur le
+pave, puis plus rien.
+
+Avec la lampe brisee la nuit subite s'etait repandue sur eux si
+prompte, inattendue et profonde, qu'ils en furent stupefaits comme
+d'un evenement effrayant. L'ivrogne, blotti contre le mur, ne remuait
+plus; et le pretre restait sur sa chaise, plonge dans ces tenebres,
+qui noyaient sa colere. Ce voile sombre jete sur lui arretant son
+emportement, immobilisa aussi l'elan furieux de son ame; et d'autres
+idees lui vinrent, noires et tristes comme l'obscurite.
+
+Le silence se fit, un silence epais de tombe fermee, ou rien ne
+semblait plus vivre et respirer. Rien non plus ne venait du dehors,
+pas un roulement de voiture au loin, pas un aboiement de chien, pas
+meme un glissement dans les branches ou sur les murs, d'un leger
+souffle de vent.
+
+Cela dura longtemps, tres longtemps, peut-etre une heure. Puis,
+soudain le gong tinta! Il tinta frappe d'un seul coup dur, sec et
+fort, que suivit un grand bruit bizarre de chute et de chaise
+renversee.
+
+Marguerite, aux aguets, accourut; mais des qu'elle eut ouvert la
+porte, elle recula epouvantee devant l'ombre impenetrable. Puis
+tremblante, le coeur precipite, la voix haletante et basse, elle
+appela:
+
+--M'sieu l'cure, m'sieu l'cure.
+
+Personne ne repondit, rien ne bougea.
+
+"Mon Dieu, mon Dieu, pensa-t-elle, qu'est-ce qu'ils ont fait,
+qu'est-ce qu'est arrive."
+
+Elle n'osait pas avancer, elle n'osait pas retourner prendre une
+lumiere; et une envie folle de se sauver, de fuir et de hurler la
+saisit, bien qu'elle se sentit les jambes brisees a tomber sur place.
+Elle repetait:
+
+--M'sieu le cure, m'sieu le cure, c'est moi, Marguerite.
+
+Mais soudain, malgre sa peur, un desir instinctif de secourir son
+maitre, et une de ces bravoures de femmes qui les rendent par moments
+heroiques emplirent son ame d'audace terrifiee, et, courant a sa
+cuisine, elle rapporta son quinquet.
+
+Sur la porte de la salle, elle s'arreta. Elle vit d'abord le vagabond,
+etendu contre le mur, et qui dormait ou semblait dormir, puis la
+lampe cassee, puis, sous la table, les deux pieds noirs et les jambes
+aux bas noirs de l'abbe Vilbois, qui avait du s'abattre sur le dos en
+heurtant le gong de sa tete.
+
+Palpitante d'effroi, les mains tremblantes, elle repetait:
+
+--Mon Dieu, mon Dieu, qu'est-ce que c'est?
+
+Et comme elle avancait a petits pas, avec lenteur, elle glissa dans
+quelque chose de gras et faillit tomber.
+
+Alors, s'etant penchee, elle s'apercut que sur le pave rouge, un
+liquide rouge aussi coulait, s'etendant autour de ses pieds et courant
+vite vers la porte. Elle devina que c'etait du sang.
+
+Folle, elle s'enfuit, jetant sa lumiere pour ne plus rien voir, et
+elle se precipita dans la campagne, vers le village. Elle allait,
+heurtant les arbres, les yeux fixes vers les feux lointains et
+hurlant.
+
+Sa voix aigue s'envolait par la nuit comme un sinistre cri de chouette
+et clamait sans discontinuer: "Le maoufatan ... le maoufatan ... le
+maoufatan ..."
+
+Lorsqu'elle atteignit les premieres maisons, des hommes effares
+sortirent et l'entourerent; mais elle se debattait sans repondre, car
+elle avait perdu la tete.
+
+On finit par comprendre qu'un malheur venait d'arriver dans la
+campagne du cure, et une troupe s'arma pour courir a son aide.
+
+Au milieu du champ d'oliviers la petite bastide peinte en rose etait
+devenue invisible et noire dans la nuit profonde et muette. Depuis que
+la lueur unique de sa fenetre eclairee s'etait eteinte comme un oeil
+ferme, elle demeurait noyee dans l'ombre, perdue dans les tenebres,
+introuvable pour quiconque n'etait pas enfant du pays.
+
+Bientot des feux coururent au ras de terre, a travers les arbres,
+venant vers elle. Ils promenaient sur l'herbe brulee de longues
+clartes jaunes; et sous leurs eclats errants les troncs tourmentes des
+oliviers ressemblaient parfois a des monstres, a des serpents d'enfer
+enlaces et tordus. Les reflets projetes au loin firent soudain surgir
+dans l'obscurite quelque chose de blanchatre et de vague, puis,
+bientot le mur bas et carre de la petite demeure redevint rose devant
+les lanternes. Quelques paysans les portaient, escortant deux
+gendarmes, revolver au poing, le garde-champetre, le maire et
+Marguerite que des hommes soutenaient car elle defaillait.
+
+Devant la porte demeuree ouverte, effrayante, il y eut un moment
+d'hesitation. Mais le brigadier saisissant un falot, entra suivi par
+les autres.
+
+La servante n'avait pas menti. Le sang, fige maintenant, couvrait le
+pave comme un tapis. Il avait coule jusqu'au vagabond, baignant une de
+ses jambes et une de ses mains.
+
+Le pere et le fils dormaient, l'un, la gorge coupee, du sommeil
+eternel, l'autre du sommeil des ivrognes. Les deux gendarmes se
+jeterent sur celui-ci, et avant qu'il fut reveille il avait des
+chaines aux poignets. Il frotta ses yeux, stupefait, abruti de vin; et
+lorsqu'il vit le cadavre du pretre, il eut l'air terrifie, et de ne
+rien comprendre.
+
+--Comment ne s'est-il pas sauve, dit le maire?
+
+--Il etait trop saoul, repliqua le brigadier.
+
+Et tout le monde fut de son avis, car l'idee ne serait venue a
+personne que l'abbe Vilbois, peut-etre, avait pu se donner la mort.
+
+
+
+
+MOUCHE
+
+
+
+
+SOUVENIR D'UN CANOTIER
+
+
+Il nous dit:
+
+"En ai-je vu, de droles de choses et de droles de filles aux jours
+passes ou je canotais. Que de fois j'ai eu envie d'ecrire un petit
+livre, titre "Sur la Seine", pour raconter cette vie de force et
+d'insouciance, de gaiete et de pauvrete, de fete robuste et tapageuse
+que j'ai menee de vingt a trente ans.
+
+J'etais un employe sans le sou; maintenant, je suis un homme arrive
+qui peut jeter des grosses sommes pour un caprice d'une seconde.
+J'avais au coeur mille desirs modestes et irrealisables qui me
+doraient l'existence de toutes les attentes imaginaires. Aujourd'hui,
+je ne sais pas vraiment quelle fantaisie me pourrait faire lever du
+fauteuil ou je somnole. Comme c'etait simple, et bon, et difficile de
+vivre ainsi, entre le bureau a Paris et la riviere a Argenteuil. Ma
+grande, ma seule, mon absorbante passion, pendant dix ans, ce fut la
+Seine. Ah! la belle, calme, variee et puante riviere pleine de mirage
+et d'immondices. Je l'ai tant aimee, je crois, parce qu'elle m'a
+donne, me semble-t-il, le sens de la vie. Ah! les promenades le long
+des berges fleuries, mes amies les grenouilles qui revaient, le ventre
+au frais, sur une feuille de nenuphar, et les lis d'eau coquets et
+freles, au milieu des grandes herbes fines qui m'ouvraient soudain,
+derriere un saule, un feuillet d'album japonais quand le
+martin-pecheur fuyait devant moi comme une flamme bleue! Ai-je aime
+tout cela, d'un amour instinctif des yeux qui se repandait dans tout
+mon corps en une joie naturelle et profonde.
+
+Comme d'autres ont des souvenirs de nuits tendres, j'ai des souvenirs
+de levers de soleil dans les brumes matinales, flottantes, errantes
+vapeurs, blanches comme des mortes avant l'aurore, puis, au premier
+rayon glissant sur les prairies, illuminees de rose a ravir le coeur;
+et j'ai des souvenirs de lune argentant l'eau fremissante et courante,
+d'une lueur qui faisait fleurir tous les reves.
+
+Et tout cela, symbole de l'eternelle illusion, naissait pour moi sur
+de l'eau croupie qui charriait vers la mer toutes les ordures de
+Paris.
+
+Puis quelle vie gaie avec les camarades. Nous etions cinq, une bande,
+aujourd'hui des hommes graves; et comme nous etions tous pauvres, nous
+avions fonde, dans une affreuse gargote d'Argenteuil, une colonie
+inexprimable qui ne possedait qu'une chambre-dortoir ou j'ai passe les
+plus folles soirees, certes, de mon existence. Nous n'avions souci de
+rien que de nous amuser et de ramer, car l'aviron pour nous, sauf pour
+un, etait un culte. Je me rappelle de si singulieres aventures, de si
+invraisemblables farces, inventees par ces cinq chenapans, que
+personne aujourd'hui ne les pourrait croire. On ne vit plus ainsi,
+meme sur la Seine, car la fantaisie enragee qui nous tenait en haleine
+est morte dans les ames actuelles.
+
+A nous cinq nous possedions un seul bateau, achete a grand'peine et
+sur lequel nous avons ri comme nous ne rirons plus jamais. C'etait
+une large yole un peu lourde, mais solide, spacieuse et confortable.
+Je ne vous ferai point le portrait de mes camarades. Il y en avait un
+petit, tres malin, surnomme Petit Bleu; un grand, a l'air sauvage,
+avec des yeux gris et des cheveux noirs, surnomme Tomahawk; un autre,
+spirituel et paresseux, surnomme La Toque, le seul qui ne touchat
+jamais une rame sous pretexte qu'il ferait chavirer le bateau; un
+mince, elegant, tres soigne, surnomme "N'a-qu'un-Oeil" en souvenir
+d'un roman alors recent de Cladel, et parce qu'il portait un monocle;
+enfin moi qu'on avait baptise Joseph Prunier. Nous vivions en parfaite
+intelligence avec le seul regret de n'avoir pas une barreuse. Une
+femme, c'est indispensable dans un canot. Indispensable parce que ca
+tient l'esprit et le coeur en eveil, parce que ca anime, ca amuse, ca
+distrait, ca pimente et ca fait decor avec une ombrelle rouge glissant
+sur les berges vertes. Mais il ne nous fallait pas une barreuse
+ordinaire, a nous cinq qui ne ressemblions guere a tout le monde. Il
+nous fallait quelque chose d'imprevu, de drole, de pret a tout, de
+presque introuvable, enfin. Nous en avions essaye beaucoup sans
+succes, des filles de barre, pas des barreuses, canotieres imbeciles
+qui preferaient toujours le petit vin qui grise, a l'eau qui coule et
+qui porte les yoles. On les gardait un dimanche, puis on les
+congediait avec degout.
+
+Or, voila qu'un samedi soir "N'a-qu'un-Oeil" nous amena une petite
+creature fluette, vive, sautillante, blagueuse et pleine de drolerie,
+de cette drolerie, qui tient lieu d'esprit aux titis males et femelles
+eclos sur le pave de Paris. Elle etait gentille, pas jolie, une
+ebauche de femme ou il y avait de tout, une de ces silhouettes que les
+dessinateurs crayonnent en trois traits sur une nappe de cafe apres
+diner entre un verre d'eau-de-vie et une cigarette. La nature en fait
+quelquefois comme ca.
+
+Le premier soir, elle nous etonna, nous amusa, et nous laissa sans
+opinion tant elle etait inattendue. Tombee dans ce nid d'hommes prets
+a toutes les folies, elle fut bien vite maitresse de la situation, et
+des le lendemain elle nous avait conquis.
+
+Elle etait d'ailleurs tout a fait toquee, nee avec un verre d'absinthe
+dans le ventre, que sa mere avait du boire au moment d'accoucher, et
+elle ne s'etait jamais degrisee depuis, car sa nourrice, disait-elle,
+se refaisait le sang a coups de tafia; et elle-meme n'appelait jamais
+autrement que "ma sainte famille" toutes les bouteilles alignees
+derriere le comptoir des marchands de vin.
+
+Je ne sais lequel de nous la baptisa "Mouche" ni pourquoi ce nom lui
+fut donne, mais il lui allait bien, et lui resta. Et notre yole, qui
+s'appelait _Feuille-a-l'Envers_ fit flotter chaque semaine sur la
+Seine, entre Asnieres et Maisons-Laffitte, cinq gars, joyeux et
+robustes, gouvernes, sous un parasol de papier peint, par une vive et
+ecervelee personne qui nous traitait comme des esclaves charges de la
+promener sur l'eau, et que nous aimions beaucoup.
+
+Nous l'aimions tous beaucoup, pour mille raisons d'abord, pour une
+seule ensuite. Elle etait, a l'arriere de notre embarcation, une
+espece de petit moulin a paroles, jacassant au vent qui filait sur
+l'eau. Elle bavardait sans fin avec le leger bruit continu de ces
+mecaniques ailees qui tournent dans la brise; et elle disait
+etourdiment les choses les plus inattendues, les plus cocasses, les
+plus stupefiantes. Il y avait dans cet esprit, dont toutes les parties
+semblaient disparates a la facon de loques de toute nature et de toute
+couleur, non pas cousues ensemble mais seulement faufilees, de la
+fantaisie comme dans un conte de fees, de la gauloiserie, de
+l'impudeur, de l'impudence, de l'imprevu, du comique, et de l'air, de
+l'air et du paysage comme dans un voyage en ballon.
+
+On lui posait des questions pour provoquer des reponses trouvees on ne
+sait ou. Celle dont on la harcelait le plus souvent etait celle-ci:
+
+--Pourquoi t'appelle-t-on Mouche?
+
+Elle decouvrait des raisons tellement invraisemblables que nous
+cessions de nager pour en rire.
+
+Elle nous plaisait aussi, comme femme; et La Toque, qui ne ramait
+jamais et qui demeurait tout le long des jours assis a cote d'elle au
+fauteuil de barre, repondit une fois a la demande ordinaire:
+
+--Pourquoi t'appelle-t-on Mouche?
+
+--Parce que c'est une petite cantharide!
+
+Oui, une petite cantharide bourdonnante et enfievrante, non pas la
+classique cantharide empoisonneuse, brillante et mantelee, mais une
+petite cantharide aux ailes rousses qui commencait a troubler
+etrangement l'equipage entier de la _Feuille-a-l'Envers_.
+
+Que de plaisanteries stupides, encore, sur cette feuille ou s'etait
+arretee cette Mouche.
+
+"N'a-qu'un-Oeil," depuis l'arrivee de "Mouche" dans le bateau, avait
+pris au milieu de nous un role preponderant, superieur, le role d'un
+monsieur qui a une femme a cote de quatre autres qui n'en ont pas. Il
+abusait de ce privilege au point de nous exasperer parfois en
+embrassant Mouche devant nous, en l'asseyant sur ses genoux a la fin
+des repas et par beaucoup d'autres prerogatives humiliantes autant
+qu'irritantes.
+
+On les avait isoles dans le dortoir par un rideau.
+
+Mais je m'apercus bientot que mes compagnons et moi devions faire au
+fond de nos cerveaux de solitaires le meme raisonnement: "Pourquoi, en
+vertu de quelle loi d'exception, de quel principe inacceptable,
+Mouche, qui ne paraissait genee par aucun prejuge, serait-elle fidele
+a son amant, alors que les femmes du meilleur monde ne le sont pas a
+leurs maris."
+
+Notre reflexion etait juste. Nous en fumes bientot convaincus. Nous
+aurions du seulement la faire plus tot pour n'avoir pas a regretter le
+temps perdu. Mouche trompa "N'a-qu'un-Oeil" avec tous les autres
+matelots de la _Feuille-a-l'Envers._
+
+Elle le trompa sans difficulte, sans resistance, a la premiere priere
+de chacun de nous.
+
+Mon Dieu, les gens pudiques vont s'indigner beaucoup! Pourquoi? Quelle
+est la courtisane en vogue qui n'a pas une douzaine d'amants, et quel
+est celui de ces amants assez bete pour l'ignorer? La mode n'est-elle
+pas d'avoir un soir chez une femme celebre et cotee, comme on a un
+soir a l'Opera, aux Francais ou a l'Odeon, depuis qu'on y joue les
+demi-classiques. On se met a dix pour entretenir une cocotte qui fait
+de son temps une distribution difficile, comme on se met a dix pour
+posseder un cheval de course que monte seulement un jockey, veritable
+image de l'amant de coeur.
+
+On laissait par delicatesse Mouche a "N'a-qu'un-Oeil", du samedi soir
+au lundi matin. Les jours de navigation etaient a lui. Nous ne le
+trompions qu'en semaine, a Paris, loin de la Seine, ce qui, pour des
+canotiers comme nous, n'etait presque plus tromper.
+
+La situation avait ceci de particulier que les quatre maraudeurs des
+faveurs de Mouche n'ignoraient point ce partage, qu'ils en parlaient
+entre eux, et meme avec elle, par allusions voilees qui la faisaient
+beaucoup rire. Seul, "N'a-qu'un-Oeil" semblait tout ignorer; et cette
+position speciale faisait naitre une gene entre lui et nous,
+paraissait le mettre a l'ecart, l'isoler, elever une barriere a
+travers notre ancienne confiance et notre ancienne intimite. Cela lui
+donnait pour nous un role difficile, un peu ridicule, un role d'amant
+trompe, presque de mari.
+
+Comme il etait fort intelligent, doue d'un esprit special de
+pince-sans-rire, nous nous demandions quelquefois, avec une certaine
+inquietude, s'il ne se doutait de rien.
+
+Il eut soin de nous renseigner, d'une facon penible pour nous. On
+allait dejeuner a Bougival, et nous ramions avec vigueur, quand La
+Toque qui avait, ce matin-la, une allure triomphante d'homme satisfait
+et qui, assis cote a cote avec la barreuse, semblait se serrer contre
+elle un peu trop librement a notre avis, arreta la nage en criant:
+"Stop!"
+
+Les huit avirons sortirent de l'eau.
+
+Alors, se tournant vers sa voisine, il demanda:
+
+--Pourquoi t'appelle-t-on Mouche?
+
+Avant qu'elle eut pu repondre, la voix de "N'a-qu'un-Oeil", assis a
+l'avant, articula d'un ton sec:
+
+--Parce qu'elle se pose sur toutes les charognes.
+
+Il y eut d'abord un grand silence, une gene, que suivit une envie de
+rire. Mouche elle-meme demeurait interdite.
+
+Alors, La Toque commanda:
+
+--Avant partout.
+
+Le bateau se remit en route.
+
+L'incident etait clos, la lumiere faite.
+
+Cette petite aventure ne changea rien a nos habitudes. Elle retablit
+seulement la cordialite entre "N'a-qu'un-Oeil" et nous. Il redevint le
+proprietaire honore de Mouche, du samedi soir au lundi matin, sa
+superiorite sur nous tous ayant ete bien etablie par cette definition,
+qui clotura d'ailleurs l'ere des questions sur le mot "Mouche". Nous
+nous contentames a l'avenir du role secondaire d'amis reconnaissants
+et attentionnes qui profitaient discretement des jours de la semaine
+sans contestation d'aucune sorte entre nous.
+
+Cela marcha tres bien pendant trois mois environ. Mais voila que tout
+a coup Mouche prit, vis-a-vis de nous tous, des attitudes bizarres.
+Elle etait moins gaie, nerveuse, inquiete, presque irritable. On lui
+demandait sans cesse:
+
+--Qu'est-ce que tu as?
+
+Elle repondait:
+
+--Rien. Laisse-moi tranquille.
+
+La revelation nous fut faite par "N'a-qu'un-Oeil", un samedi soir.
+Nous venions de nous mettre a table dans la petite salle a manger que
+notre gargotier Barbichon nous reservait dans sa guinguette, et, le
+potage fini, on attendait la friture quand notre ami, qui paraissait
+aussi soucieux, prit d'abord la main de Mouche et ensuite parla:
+
+--"Mes chers camarades, dit-il, j'ai une communication des plus graves
+a vous faire et qui va peut-etre amener de longues discussions. Nous
+aurons le temps d'ailleurs de raisonner entre les plats.
+
+Cette pauvre Mouche m'a annonce une desastreuse nouvelle dont elle m'a
+charge en meme temps de vous faire part:
+
+Elle est enceinte.
+
+Je n'ajoute que deux mots:
+
+Ce n'est pas la moment de l'abandonner et la recherche de la paternite
+est interdite."
+
+Il y eut d'abord de la stupeur, la sensation d'un desastre: et nous
+nous regardions les uns les autres avec l'envie d'accuser quelqu'un.
+Mais lequel? Ah! lequel? Jamais je n'avais senti comme en ce moment
+la perfidie de cette cruelle farce de la nature qui ne permet jamais a
+un homme de savoir d'une facon certaine s'il est le pere de son
+enfant.
+
+Puis peu a peu une espece de consolation nous vint et nous reconforta,
+nee au contraire d'un sentiment confus de solidarite.
+
+Tomahawk, qui ne parlait guere, formula ce debut de rasserenement par
+ces mots:
+
+--Ma foi, tant pis, l'union fait la force.
+
+Les goujons entraient apportes par un marmiton. On ne se jetait pas
+dessus, comme toujours, car on avait tout de meme l'esprit trouble.
+
+N'a-qu'un-Oeil reprit:
+
+--Elle a eu, en cette circonstance, la delicatesse de me faire des
+aveux complets. Mes amis, nous sommes tous egalement coupables.
+Donnons-nous la main et adoptons l'enfant.
+
+La decision fut prise a l'unanimite. On leva les bras vers le plat de
+poissons frits et on jura.
+
+--Nous l'adoptons.
+
+Alors, sauvee tout d'un coup, delivree du poids horrible d'inquietude
+qui torturait depuis un mois cette gentille et detraquee pauvresse de
+l'amour, Mouche s'ecria:
+
+--Oh! mes amis! mes amis! Vous etes de braves coeurs ... de braves
+coeurs ... de braves coeurs ... Merci tous! Et elle pleura, pour la
+premiere fois, devant nous.
+
+Desormais on parla de l'enfant dans le bateau comme s'il etait ne
+deja, et chacun de nous s'interessait, avec une sollicitude de
+participation exageree, au developpement lent et regulier de la taille
+de notre barreuse.
+
+On cessait de ramer pour demander:
+
+--Mouche?
+
+Elle repondait:
+
+--Presente.
+
+--Garcon ou fille?
+
+--Garcon.
+
+--Que deviendra-t-il?
+
+Alors elle donnait essor a son imagination de la facon la plus
+fantastique. C'etaient des recits interminables, des inventions
+stupefiantes, depuis le jour de la naissance jusqu'au triomphe
+definitif. Il fut tout, cet enfant, dans le reve naif, passionne et
+attendrissant de cette extraordinaire petite creature, qui vivait
+maintenant, chaste, entre nous cinq, qu'elle appelait ses "cinq
+papas". Elle le vit et le raconta marin, decouvrant un nouveau monde
+plus grand que l'Amerique, general rendant a la France l'Alsace et la
+Lorraine, puis empereur et fondant une dynastie de souverains
+genereux et sages qui donnaient a notre patrie le bonheur definitif,
+puis savant devoilant d'abord le secret de la fabrication de l'or,
+ensuite celui de la vie eternelle, puis aeronaute inventant le moyen
+d'aller visiter les astres et faisant du ciel infini une immense
+promenade pour les hommes, realisation de tous les songes les plus
+imprevus, et les plus magnifiques.
+
+Dieu, fut-elle gentille et amusante, la pauvre petite, jusqu'a la fin
+de l'ete!
+
+Ce fut le vingt septembre que creva son reve. Nous revenions de
+dejeuner a Maisons-Laffitte et nous passions devant Saint-Germain,
+quand elle eut soif et nous demanda de nous arreter au Pecq.
+
+Depuis quelque temps, elle devenait lourde, et cela l'ennuyait
+beaucoup. Elle ne pouvait plus gambader comme autrefois, ni bondir du
+bateau sur la berge, ainsi qu'elle avait coutume de faire. Elle
+essayait encore, malgre nos cris et nos efforts; et vingt fois, sans
+nos bras tendus pour la saisir, elle serait tombee.
+
+Ce jour-la, elle eut l'imprudence de vouloir debarquer avant que le
+bateau fut arrete, par une de ces bravades ou se tuent parfois les
+athletes malades ou fatigues.
+
+Juste au moment ou nous allions accoster, sans qu'on put prevoir ou
+prevenir son mouvement, elle se dressa, prit son elan et essaya de
+sauter sur le quai.
+
+Trop faible, elle ne toucha que du bout du pied le bord de la pierre,
+glissa, heurta de tout son ventre l'angle aigu, poussa un grand cri et
+disparut dans l'eau.
+
+Nous plongeames tous les cinq en meme temps pour ramener un pauvre
+etre defaillant, pale comme une morte et qui souffrait deja d'atroces
+douleurs.
+
+Il fallut la porter bien vite dans l'auberge la plus voisine, ou un
+medecin fut appele.
+
+Pendant dix heures que dura la fausse couche elle supporta avec un
+courage d'heroine d'abominables tortures. Nous nous desolions autour
+d'elle, enfievres d'angoisse et de peur.
+
+Puis on la delivra d'un enfant mort; et pendant quelques jours encore
+nous eumes pour sa vie les plus grandes craintes.
+
+Le docteur, enfin, nous dit un matin: "Je crois qu'elle est sauvee.
+Elle est en acier, cette fille." Et nous entrames ensemble dans sa
+chambre, le coeur radieux.
+
+"N'a-qu'un-Oeil", parlant pour tous, lui dit:
+
+--Plus de danger, petite Mouche, nous sommes bien contents.
+
+Alors, pour la seconde fois, elle pleura devant nous, et, les yeux
+sous une glace de larmes, elle balbutia:
+
+--Oh! si vous saviez, si vous saviez ... quel chagrin ... quel chagrin
+... je ne me consolerai jamais.
+
+--De quoi donc, petite Mouche?
+
+--De l'avoir tue, car je l'ai tue! oh! sans le vouloir! quel
+chagrin!...
+
+Elle sanglotait. Nous l'entourions, emus, ne sachant quoi lui dire.
+
+Elle reprit:
+
+--Vous l'avez vu, vous?
+
+--Nous repondimes, d'une seule voix?
+
+--Oui.
+
+--C'etait un garcon, n'est-ce pas?
+
+--Oui.
+
+--Beau, n'est-ce pas?
+
+On hesita beaucoup. Petit-Bleu, le moins scrupuleux, se decida a
+affirmer.
+
+--Tres beau.
+
+Il eut tort, car elle se mit a gemir, presque a hurler de desespoir.
+
+Alors, N'a-qu'un-Oeil, qui l'aimait peut-etre le plus, eut pour la
+calmer une invention geniale, et baisant ses yeux ternis par les
+pleurs.
+
+--Console-toi, petite Mouche, console-toi, nous t'en ferons un autre.
+
+Le sens comique qu'elle avait dans les moelles se reveilla tout a
+coup, et a moitie convaincue, a moitie gouailleuse, toute larmoyante
+encore et le coeur crispe de peine, elle demanda, en nous regardant
+tous:
+
+--Bien vrai?
+
+Et nous repondimes ensemble.
+
+--Bien vrai.
+
+
+
+
+LE NOYE
+
+
+
+
+I
+
+
+Tout le monde, dans Fecamp, connaissait l'histoire de la mere Patin.
+Certes, elle n'avait pas ete heureuse avec son homme, la mere Patin;
+car son homme la battait de son vivant, comme on bat le ble dans les
+granges.
+
+Il etait patron d'une barque de peche, et l'avait epousee, jadis,
+parce qu'elle etait gentille, quoiqu'elle fut pauvre.
+
+Patin, bon matelot, mais brutal, frequentait le cabaret du pere Auban,
+ou il buvait aux jours ordinaires, quatre ou cinq petits verres de
+fil et, aux jours de chance a la mer, huit ou dix, et meme plus,
+suivant sa gaiete de coeur, disait-il.
+
+Le fil etait servi aux clients par la fille au pere Auban, une brune
+plaisante a voir et qui attirait le monde a la maison par sa bonne
+mine seulement, car on n'avait jamais jase sur elle.
+
+Patin, quand il entrait au cabaret, etait content de la regarder et
+lui tenait des propos de politesse, des propos tranquilles d'honnete
+garcon. Quand il avait bu le premier verre de fil, il la trouvait deja
+plus gentille; au second, il clignait de l'oeil; au troisieme, il
+disait: "Si vous vouliez, mam'zelle Desiree ..." sans jamais finir sa
+phrase; au quatrieme, il essayait de la retenir par sa jupe pour
+l'embrasser; et, quand il allait jusqu'a dix, c'etait le pere Auban
+qui servait les autres.
+
+Le vieux chand de vin, qui connaissait tous les trucs, faisait
+circuler Desiree entre les tables, pour activer la consommation; et
+Desiree, qui n'etait pas pour rien la fille au pere Auban, promenait
+sa jupe autour des buveurs, et plaisantait avec eux, la bouche rieuse
+et l'oeil malin.
+
+A force de boire des verres de fil, Patin s'habitua si bien a la
+figure de Desiree, qu'il y pensait meme a la mer, quand il jetait ses
+filets a l'eau, au grand large, par les nuits de vent ou les nuits de
+calme, par les nuits de lune ou les nuits de tenebres. Il y pensait en
+tenant sa barre, a l'arriere de son bateau, tandis que ses quatre
+compagnons sommeillaient, la tete sur leur bras. Il la voyait toujours
+lui sourire, verser l'eau-de-vie jaune avec un mouvement de l'epaule,
+et puis s'en aller en disant:
+
+--Voila! Etes-vous satisfait?
+
+Et, a force de la garder ainsi dans son oeil et dans son esprit, il
+fut pris d'une telle envie de l'epouser que, n'y pouvant plus tenir,
+il la demanda en mariage.
+
+Il etait riche, proprietaire de son embarcation, de ses filets et
+d'une maison au pied de la cote sur la Retenue; tandis que le pere
+Auban n'avait rien. Il fut donc agree avec empressement, et la noce
+eut lieu le plus vite possible, les deux parties ayant hate que la
+chose fut faite, pour des raisons differentes.
+
+Mais, trois jours apres le mariage conclu, Patin ne comprenait plus du
+tout comment il avait pu croire Desiree differente des autres femmes.
+Vrai, fallait-il qu'il eut ete bete pour s'embarrasser d'une sans le
+sou qui l'avait enjole avec sa fine, pour sur, de la fine ou elle
+avait mis, pour lui, quelque sale drogue.
+
+Et il jurait, tout le long des marees, cassait sa pipe entre ses
+dents, bourrait son equipage; et, ayant sacre a pleine bouche avec
+tous les termes usites et contre tout ce qu'il connaissait, il
+expectorait ce qui lui restait de colere au ventre sur les poissons et
+les homards tires un a un des filets, et ne les jetait plus dans les
+mannes qu'en les accompagnant d'injures et de termes malpropres.
+
+Puis, rentre chez lui, ayant a portee de la bouche et de la main sa
+femme, la fille au pere Auban, il ne tarda guere a la traiter comme la
+derniere des dernieres. Puis, comme elle l'ecoutait resignee,
+accoutumee aux violences paternelles, il s'exaspera de son calme; et,
+un soir, il cogna. Ce fut alors, chez lui, une vie terrible.
+
+Pendant dix ans on ne parla sur la Retenue que des tripotees que Patin
+flanquait a sa femme et que de sa maniere de jurer, a tout propos, en
+lui parlant. Il jurait, en effet, d'une facon particuliere, avec une
+richesse de vocabulaire et une sonorite d'organe qu'aucun autre homme,
+dans Fecamp, ne possedait. Des que son bateau se presentait a l'entree
+du port, en revenant de la peche, on attendait la premiere bordee
+qu'il allait lancer, de son pont sur la jetee, des qu'il aurait apercu
+le bonnet blanc de sa compagne.
+
+Debout, a l'arriere, il manoeuvrait, l'oeil sur l'avant et sur la
+voile, aux jours de grosse mer, et, malgre la preoccupation du passage
+etroit et difficile, malgre les vagues de fond qui entraient comme des
+montagnes dans l'etroit couloir, il cherchait, au milieu des femmes
+attendant les marins, sous l'ecume des lames, a reconnaitre la sienne,
+la fille au pere Auban, la gueuse!
+
+Alors, des qu'il l'avait vue, malgre le bruit des flots et du vent,
+il lui jetait une engueulade, avec une telle force de gosier, que tout
+le monde en riait, bien qu'on la plaignit fort. Puis, quand le bateau
+arrivait a quai, il avait une maniere de decharger son lest de
+politesse, comme il disait, tout en debarquant son poisson, qui
+attirait autour de ses amarres tous les polissons et tous les
+desoeuvres du port.
+
+Cela lui sortait de la bouche, tantot comme des coups de canon,
+terribles et courts, tantot comme des coups de tonnerre qui roulaient
+durant cinq minutes un tel ouragan de gros mots, qu'il semblait avoir
+dans les poumons tous les orages du Pere-Eternel.
+
+Puis, quand il avait quitte son bord et qu'il se trouvait face a face
+avec elle au milieu des curieux et des harengeres, il repechait a fond
+de cale toute une cargaison nouvelle d'injures et de duretes, et il
+la reconduisait ainsi jusqu'a leur logis, elle devant, lui derriere,
+elle pleurant, lui criant.
+
+Alors, seul avec elle, les portes fermees, il tapait sous le moindre
+pretexte. Tout lui suffisait pour lever la main et, des qu'il avait
+commence, il ne s'arretait plus, en lui crachant alors au visage les
+vrais motifs de sa haine. A chaque gifle, a chaque horion il
+vociferait: "Ah! sans le sou, ah! va-nu-pieds, ah! creve-la-faim, j'en
+ai fait un joli coup le jour ou je me suis rince la bouche avec le
+tord-boyaux de ton filou de pere!"
+
+Elle vivait, maintenant, la pauvre femme, dans une epouvante
+incessante, dans un tremblement continu de l'ame et du corps, dans une
+attente eperdue des outrages et des rossees.
+
+Et cela dura dix ans. Elle etait si craintive qu'elle palissait en
+parlant a n'importe qui, et qu'elle ne pensait plus a rien qu'aux
+coups dont elle etait menacee, et qu'elle etait devenue plus maigre,
+jaune et seche qu'un poisson fume.
+
+
+
+
+II
+
+
+Une nuit, son homme etant a la mer, elle fut reveillee tout a coup par
+ce grognement de bete que fait le vent quand il arrive ainsi qu'un
+chien lache! Elle s'assit dans son lit, emue, puis, n'entendant plus
+rien, se recoucha; mais, presque aussitot, ce fut dans sa cheminee un
+mugissement qui secouait la maison tout entiere, et cela s'etendit par
+tout le ciel comme si un troupeau d'animaux furieux eut traverse
+l'espace en soufflant et en beuglant.
+
+Alors elle se leva et courut au port. D'autres femmes y arrivaient de
+tous les cotes avec des lanternes. Les hommes accouraient et tous
+regardaient s'allumer dans la nuit, sur la mer, les ecumes au sommet
+des vagues.
+
+La tempete dura quinze heures. Onze matelots ne revinrent pas, et
+Patin fut de ceux-la.
+
+On retrouva, du cote de Dieppe, des debris de la _Jeune-Amelie_, sa
+barque. On ramassa, vers Saint-Valery, les corps de ses matelots, mais
+on ne decouvrit jamais le sien. Comme la coque de l'embarcation
+semblait avoir ete coupee en deux, sa femme, pendant longtemps,
+attendit et redouta son retour; car, si un abordage avait eu lieu, il
+se pouvait faire que le batiment abordeur l'eut recueilli, lui seul,
+et emmene au loin.
+
+Puis, peu a peu, elle s'habitua a la pensee qu'elle etait veuve, tout
+en tressaillant chaque fois qu'une voisine, qu'un pauvre ou qu'un
+marchand ambulant entrait brusquement chez elle.
+
+Or, un apres-midi, quatre ans environ apres la disparition de son
+homme, elle s'arreta, en suivant la rue aux Juifs, devant la maison
+d'un vieux capitaine, mort recemment, et dont on vendait les meubles.
+
+Juste en ce moment, on adjugeait un perroquet, un perroquet vert a
+tete bleue, qui regardait tout ce monde d'un air mecontent et inquiet.
+
+--Trois francs! criait le vendeur; un oiseau qui parle comme un
+avocat, trois francs!
+
+Une amie de la Patin lui poussa le coude:
+
+--Vous devriez acheter ca, vous qu'etes riche, dit-elle. Ca vous
+tiendrait compagnie; il vaut plus de trente francs, c't oiseau-la.
+Vous le revendrez toujours ben vingt a vingt-cinq!
+
+--Quatre francs! mesdames, quatre francs! repetait l'homme. Il chante
+vepres et preche comme M. le cure. C'est un phenomene ... un miracle!
+
+La Patin ajouta cinquante centimes, et on lui remit, dans une petite
+cage, la bete au nez crochu, qu'elle emporta.
+
+Puis elle l'installa chez elle et, comme elle ouvrait la porte de fil
+de fer pour offrir a boire a l'animal, elle recut, sur le doigt, un
+coup de bec qui coupa la peau et fit venir le sang.
+
+--Ah! qu'il est mauvais, dit-elle.
+
+Elle lui presenta cependant du chenevis et du mais, puis le laissa
+lisser ses plumes en guettant d'un air sournois sa nouvelle maison et
+sa nouvelle maitresse.
+
+Le jour commencait a poindre, le lendemain, quand la Patin entendit,
+de la facon la plus nette, une voix, une voix forte, sonore,
+roulante, la voix de Patin, qui criait:
+
+--Te leveras-tu, charogne!
+
+Son epouvante fut telle qu'elle se cacha la tete sous ses draps, car,
+chaque matin, jadis, des qu'il avait ouvert les yeux, son defunt les
+lui hurlait dans l'oreille, ces quatre mots qu'elle connaissait bien.
+
+Tremblante, roulee en boule, le dos tendu a la rossee qu'elle
+attendait deja, elle murmurait, la figure cachee dans la couche:
+
+--Dieu Seigneur, le v'la! Dieu Seigneur, le v'la! Il est r'venu, Dieu
+Seigneur!
+
+Les minutes passaient; aucun bruit ne troublait plus le silence de la
+chambre. Alors, en fremissant, elle sortit sa tete du lit, sure qu'il
+etait la, guettant, pret a battre.
+
+Elle ne vit rien, rien qu'un trait de soleil passant par la vitre et
+elle pensa:
+
+--Il est cache, pour sur.
+
+Elle attendit longtemps, puis, un peu rassuree, songea:
+
+--Faut croire que j'ai reve, p'isqu'il n'se montre point.
+
+Elle refermait les yeux, un peu rassuree, quand eclata, tout pres, la
+voix furieuse, la voix de tonnerre du noye qui vociferait:
+
+--Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom, d'un nom, te leveras-tu, ch...!
+
+Elle bondit hors du lit, soulevee par l'obeissance, par sa passive
+obeissance de femme rouee de coups, qui se souvient encore, apres
+quatre ans, et qui se souviendra toujours, et qui obeira toujours a
+cette voix-la! Et elle dit:
+
+--Me v'la, Patin; que que tu veux?
+
+Mais Patin ne repondit pas.
+
+Alors, eperdue, elle regarda autour d'elle, puis elle chercha
+partout, dans les armoires, dans la cheminee, sous le lit, sans
+trouver personne, et elle se laissa choir enfin sur une chaise,
+affolee d'angoisse, convaincue que l'ame de Patin, seule, etait la,
+pres d'elle, revenue pour la torturer.
+
+Soudain, elle se rappela le grenier, ou on pouvait monter du dehors
+par une echelle. Assurement, il s'etait cache la pour la surprendre.
+Il avait du, garde par des sauvages sur quelque cote, ne pouvoir
+s'echapper plus tot, et il etait revenu, plus mechant que jamais. Elle
+n'en pouvait douter, rien qu'au timbre de sa voix.
+
+Elle demanda, la tete levee vers le plafond:
+
+--T'es-ti la-haut, Patin?
+
+Patin ne repondit pas.
+
+Alors elle sortit et, avec une peur affreuse qui lui secouait le
+coeur, elle monta l'echelle, ouvrit la lucarne, regarda, ne vit rien,
+entra, chercha et ne trouva pas.
+
+Assise sur une botte de paille, elle se mit a pleurer; mais, pendant
+qu'elle sanglotait, traversee d'une terreur poignante et surnaturelle,
+elle entendit, dans sa chambre, au-dessous d'elle, Patin qui racontait
+des choses. Il semblait moins en colere, plus tranquille, et il
+disait:
+
+--Sale temps!--Gros vent!--Sale temps!--J'ai pas dejeune, nom d'un
+nom!
+
+Elle cria a travers le plafond:
+
+--Me v'la, Patin; j'vas te faire la soupe. Te fache pas, j'arrive.
+
+Et elle redescendit en courant.
+
+Il n'y avait personne chez elle.
+
+Elle se sentit defaillir comme si la Mort la touchait, et elle allait
+se sauver pour demander secours aux voisins, quand la voix, tout pres
+de son oreille, cria:
+
+--J'ai pas dejeune, nom d'un nom!
+
+Et le perroquet, dans sa cage, la regardait de son oeil rond, sournois
+et mauvais.
+
+Elle aussi, le regarda, eperdue, murmurant:
+
+--Ah! c'est toi!
+
+Il reprit, en remuant sa tete:
+
+--Attends, attends, attends, je vas t'apprendre a faineanter!
+
+Que se passa-t-il en elle? Elle sentit, elle comprit que c'etait bien
+lui, le mort, qui revenait, qui s'etait cache dans les plumes de cette
+bete pour recommencer a la tourmenter, qu'il allait jurer, comme
+autrefois, tout le jour, et la mordre, et crier des injures pour
+ameuter les voisins et les faire rire. Alors elle se rua, ouvrit la
+cage, saisit l'oiseau qui, se defendant, lui arrachait la peau avec
+son bec et avec ses griffes. Mais elle le tenait de toute sa force, a
+deux mains, et, se jetant par terre, elle se roula dessus avec une
+frenesie de possedee, l'ecrasa, en fit une loque de chair, une petite
+chose molle, verte, qui ne remuait plus, qui ne parlait plus, et qui
+pendait; puis, l'ayant enveloppee d'un torchon comme d'un linceul,
+elle sortit, en chemise, nu-pieds, traversa le quai, que la mer
+battait de courtes vagues, et, secouant le linge, elle laissa tomber
+dans l'eau cette petite chose morte qui ressemblait a un peu d'herbe;
+puis elle rentra, se jeta a genoux devant la cage vide, et, bouleversee
+de ce qu'elle avait fait, demanda pardon au bon Dieu, en sanglotant,
+comme si elle venait de commettre un horrible crime.
+
+
+
+
+L'EPREUVE
+
+
+
+
+I
+
+
+Un bon menage, le menage Bondel, bien qu'un peu guerroyant. On se
+querellait souvent, pour des causes futiles, puis on se reconciliait.
+
+Ancien commercant retire des affaires apres avoir amasse de quoi vivre
+selon ses gouts simples, Bondel avait loue a Saint-Germain un petit
+pavillon et s'etait gite la, avec sa femme.
+
+C'etait un homme calme, dont les idees, bien assises, se levaient
+difficilement. Il avait de l'instruction, lisait des journaux graves
+et appreciait cependant l'esprit gaulois. Doue de raison, de logique,
+de ce bon sens pratique qui est la qualite maitresse de l'industrieux
+bourgeois francais, il pensait peu, mais surement, et ne se decidait
+aux resolutions qu'apres des considerations que son instinct lui
+revelait infaillibles.
+
+C'etait un homme de taille moyenne, grisonnant, a la physionomie
+distinguee.
+
+Sa femme, pleine de qualites serieuses, avait aussi quelques defauts.
+D'un caractere emporte, d'une franchise d'allures qui touchait a la
+violence, et d'un entetement invincible, elle gardait contre les gens
+des rancunes inapaisables. Jolie autrefois, puis devenue trop grosse,
+trop rouge, elle passait encore, dans leur quartier, a Saint-Germain,
+pour une tres belle femme, qui representait la sante avec un air pas
+commode.
+
+Leurs dissentiments, presque toujours, commencaient au dejeuner, au
+cours de quelque discussion sans importance, puis jusqu'au soir,
+souvent jusqu'au lendemain ils demeuraient faches. Leur vie si simple,
+si bornee, donnait de la gravite a leurs preoccupations les plus
+legeres, et tout sujet de conversation devenait un sujet de dispute.
+Il n'en etait pas ainsi jadis, lorsqu'ils avaient des affaires qui les
+occupaient, qui mariaient leurs soucis, serraient leurs coeurs, les
+enfermant et les retenant pris ensemble dans le filet de l'association
+et de l'interet commun.
+
+Mais a Saint-Germain on voyait moins de monde. Il avait fallu refaire
+des connaissances, se creer, au milieu d'etrangers, une existence
+nouvelle toute vide d'occupations. Alors, la monotonie des heures
+pareilles les avait un peu aigris l'un et l'autre; et le bonheur
+tranquille, espere, attendu avec l'aisance, n'apparaissait pas.
+
+Ils venaient de se mettre a table, par un matin du mois de juin, quand
+Bondel demanda:
+
+--Est-ce que tu connais les gens qui demeurent dans ce petit pavillon
+rouge au bout de la rue du Berceau?
+
+Mme Bondel devait etre mal levee. Elle repondit:
+
+--Oui et non, je les connais, mais je ne tiens pas a les connaitre.
+
+--Pourquoi donc? Ils ont l'air tres gentils.
+
+--Parce que ...
+
+--J'ai rencontre le mari ce matin sur la terrasse et nous avons fait
+deux tours ensemble.
+
+Comprenant qu'il y avait du danger dans l'air, Bondel ajouta:
+
+--C'est lui qui m'a aborde et parle le premier.
+
+La femme le regardait avec mecontentement. Elle reprit:
+
+--Tu aurais aussi bien fait de l'eviter.
+
+--Mais pourquoi donc?
+
+--Parce qu'il y a des potins sur eux.
+
+--Quels potins?
+
+--Quels potins! Mon Dieu, des potins comme on en fait souvent.
+
+M. Bondel eut le tort d'etre un peu vif.
+
+--Ma chere amie, tu sais que j'ai horreur des potins. Il me suffit
+qu'on en fasse pour me rendre les gens sympathiques. Quant a ces
+personnes, je les trouve fort bien, moi.
+
+Elle demanda, rageuse:
+
+--La femme aussi, peut-etre?
+
+--Mon Dieu, oui, la femme aussi, quoique je l'aie a peine apercue.
+
+Et la discussion continua, s'envenimant lentement, acharnee sur le
+meme sujet, par penurie d'autres motifs.
+
+Mme Bondel s'obstinait a ne pas dire quels potins couraient sur ces
+voisins, laissant entendre de vilaines choses, sans preciser. Bondel
+haussait les epaules, ricanait, exasperait sa femme. Elle finit par
+crier:
+
+--Eh bien! ce monsieur est cornard, voila!
+
+Le mari repondit sans s'emouvoir:
+
+--Je ne vois pas en quoi cela atteint l'honorabilite d'un homme?
+
+Elle parut stupefaite.
+
+--Comment, tu ne vois pas?... tu ne vois pas?... elle est trop forte,
+en verite ... tu ne vois pas? Mais c'est un scandale public; il est
+tare a force d'etre cornard!
+
+Il repondit:
+
+--Ah! mais non! Un homme serait tare parce qu'on le trompe, tare parce
+qu'on le trahit, tare parce qu'on le vole?... Ah! mais non. Je te
+l'accorde pour la femme, mais pas pour lui.
+
+Elle devenait furieuse.
+
+--Pour lui comme pour elle. Ils sont tares, c'est une honte publique.
+
+Bondel, tres calme, demanda:
+
+--D'abord, est-ce vrai? Qui peut affirmer une chose pareille tant
+qu'il n'y a pas flagrant delit.
+
+Mme Bondel s'agitait sur son siege.
+
+--Comment? qui peut affirmer? mais tout le monde! tout le monde! ca se
+voit comme les yeux dans le visage, une chose pareille. Tout le monde
+le sait, tout le monde le dit. Il n'y a pas a douter. C'est notoire
+comme une grande fete.
+
+Il ricanait.
+
+--On a cru longtemps aussi que le soleil tournait autour de la terre
+et mille autres choses non moins notoires, qui etaient fausses. Cet
+homme adore sa femme; il en parle avec tendresse, avec veneration. Ca
+n'est pas vrai.
+
+Elle balbutia, trepignant:
+
+--Avec ca qu'il le sait, cet imbecile, ce cretin, ce tare!
+
+Bondel ne se fachait pas; il raisonnait.
+
+--Pardon. Ce monsieur n'est pas bete. Il m'a paru au contraire fort
+intelligent et tres fin; et tu ne me feras pas croire qu'un homme
+d'esprit ne s'apercoive pas d'une chose pareille dans sa maison, quand
+les voisins, qui n'y sont pas, dans sa maison, n'ignorent aucun detail
+de cet adultere, car ils n'ignorent aucun detail, assurement.
+
+Mme Bondel eut un acces de gaiete rageuse qui irrita les nerfs de son
+mari.
+
+--Ah! ah! ah! tous les memes, tous, tous! Avec ca qu'il y en a un seul
+au monde qui decouvre cela, a moins qu'on ne lui mette le nez dessus.
+
+La discussion deviait. Elle partit a fond de train sur l'aveuglement
+des epoux trompes dont il doutait et qu'elle affirmait avec des airs
+de mepris si personnels qu'il finit par se facher.
+
+Alors, ce fut une querelle pleine d'emportement, ou elle prit le parti
+des femmes, ou il prit la defense des hommes.
+
+Il eut la fatuite de declarer:
+
+--Eh bien moi, je te jure que si j'avais ete trompe, je m'en serais
+apercu, et tout de suite encore. Et je t'aurais fait passer ce
+gout-la, d'une telle facon, qu'il aurait fallu plus d'un medecin pour
+te remettre sur pied.
+
+Elle fut soulevee de colere et lui cria dans la figure:
+
+--Toi? toi! Mais tu es aussi bete que les autres, entends-tu!
+
+Il affirma de nouveau:
+
+--Je te jure bien que non.
+
+Elle lacha un rire d'une telle impertinence qu'il sentit un battement
+de coeur, et un frisson sur sa peau.
+
+Pour la troisieme fois il dit:
+
+--Moi, je l'aurais vu.
+
+Elle se leva, riant toujours de la meme facon.
+
+--Non, c'est trop, fit-elle.
+
+Et elle sortit en tapant la porte.
+
+
+
+
+II
+
+
+Bondel resta seul, tres mal a l'aise. Ce rire insolent, provocateur,
+l'avait touche comme un de ces aiguillons de mouche venimeuse dont on
+ne sent pas la premiere atteinte, mais dont la brulure s'eveille
+bientot et devient intolerable.
+
+Il sortit, marcha, revassa. La solitude de sa vie nouvelle le poussait
+a penser tristement, a voir sombre. Le voisin qu'il avait rencontre le
+matin se trouva tout a coup devant lui. Ils se serrerent la main et se
+mirent a causer. Apres avoir touche divers sujets, ils en vinrent a
+parler de leurs femmes. L'un et l'autre semblaient avoir quelque chose
+a confier, quelque chose d'inexprimable, de vague, de penible sur la
+nature meme de cet etre associe a leur vie: une femme.
+
+Le voisin disait:
+
+--Vrai, on croirait qu'elles ont parfois contre leur mari une sorte
+d'hostilite particuliere, par cela seul qu'il est leur mari. Moi,
+j'aime ma femme. Je l'aime beaucoup, je l'apprecie et je la respecte;
+eh bien! elle a quelquefois l'air de montrer plus de confiance et
+d'abandon a nos amis qu'a moi-meme.
+
+Bondel aussitot pensa: "Ca y est, ma femme avait raison."
+
+Lorsqu'il eut quitte cet homme, il se remit a songer. Il, sentait en
+son ame un melange confus de pensees contradictoires, une sorte de
+bouillonnement douloureux, et il gardait dans l'oreille le rire
+impertinent, ce rire exaspere qui semblait dire: "Mais il en est de
+toi comme des autres, imbecile." Certes, c'etait la une bravade, une
+de ces impudentes bravades de femmes qui osent tout, qui risquent tout
+pour blesser, pour humilier l'homme contre lequel elles sont irritees.
+
+Donc ce pauvre monsieur devait etre aussi un mari trompe, comme tant
+d'autres. Il avait dit, avec tristesse: "Elle a quelquefois l'air de
+montrer plus de confiance et d'abandon a nos amis qu'a moi-meme."
+Voila donc comment un mari,--cet aveugle sentimental que la loi nomme
+un mari,--formulait ses observations sur les attentions particulieres
+de sa femme pour un autre homme. C'etait tout. Il n'avait rien vu de
+plus. Il etait pareil aux autres.... Aux autres!
+
+Puis, comme sa propre femme, a lui, Bondel, avait ri d'une facon
+bizarre: "Toi aussi, ... toi aussi ..." Comme elles sont folles et
+imprudentes ces creatures qui peuvent faire entrer de pareils soupcons
+dans le coeur pour le seul plaisir de braver.
+
+Il remontait leur vie commune, cherchant dans leurs relations
+anciennes si elle avait jamais paru montrer a quelqu'un plus de
+confiance et d'abandon qu'a lui-meme. Il n'avait jamais suspecte
+personne, tant il etait tranquille, sur d'elle, confiant.
+
+Mais oui, elle avait eu un ami, un ami intime, qui pendant pres d'un
+an vint diner chez eux trois fois par semaine, Tancret, ce bon
+Tancret, ce brave Tancret, que lui, Bondel, aima comme un frere et
+qu'il continuait a voir en cachette depuis que sa femme s'etait
+fachee, il ne savait pourquoi, avec cet aimable garcon.
+
+Il s'arreta, pour reflechir, regardant le passe avec des yeux
+inquiete. Puis une revolte surgit en lui contre lui-meme, contre
+cette honteuse insinuation du moi defiant, du moi jaloux, du moi
+mechant que nous portons tous. Il se blama, il s'accusa, il s'injuria,
+tout en se rappelant les visites, les allures de cet ami que sa femme
+appreciait tant et qu'elle expulsa sans raison serieuse. Mais soudain
+d'autres souvenirs lui vinrent, de ruptures pareilles dues au
+caractere vindicatif de Mme Bondel qui ne pardonnait jamais un
+froissement. Il rit alors franchement de lui-meme, du commencement
+d'angoisse qui l'avait etreint; et se souvenant des mines haineuses de
+son epouse quand il lui disait, le soir, en rentrant: "J'ai rencontre
+ce bon Tancret, il m'a demande de tes nouvelles", il se rassura
+completement.
+
+Elle repondait toujours: "Quand tu verras ce monsieur, tu peux lui
+dire que je le dispense de s'occuper de moi." Oh! de quel air irrite,
+de quel air feroce elle prononcait ces paroles. Comme on sentait bien
+qu'elle ne pardonnait pas, qu'elle ne pardonnerait point.... Et il
+avait pu soupconner?... meme une seconde?... Dieu, quelle betise!
+
+Pourtant, pourquoi s'etait-elle fachee ainsi? Elle n'avait jamais
+raconte le motif precis de cette brouille et la raison de son
+ressentiment. Elle lui en voulait bien fort! bien fort? Est-ce que?...
+Mais non.... mais non.... Et Bondel se declara qu'il s'avilissait
+lui-meme en songeant a des choses pareilles.
+
+Oui, il s'avilissait sans aucun doute, mais il ne pouvait s'empecher
+de songer a cela et il se demanda avec terreur si cette idee entree en
+lui n'allait pas y demeurer, s'il n'avait pas la, dans le coeur, la
+larve d'un long tourment. Il se connaissait; il etait homme a ruminer
+son doute, comme il ruminait autrefois ses operations commerciales,
+pendant les jours et les nuits, en pesant le pour et le contre,
+interminablement.
+
+Deja il devenait agite, il marchait plus vite et perdait son calme. On
+ne peut rien contre l'Idee. Elle est imprenable, impossible a chasser,
+impossible a tuer.
+
+Et soudain un projet naquit en lui, hardi, si hardi qu'il douta
+d'abord s'il l'executerait.
+
+Chaque fois qu'il rencontrait Tancret, celui-ci demandait des
+nouvelles de Mme Bondel; et Bondel repondait: "Elle est toujours un
+peu fachee." Rien de plus,--Dieu ... avait-il ete assez mari
+lui-meme!... Peut-etre!...
+
+Donc il allait prendre le train pour Paris, se rendre chez Tancret et
+le ramener avec lui, ce soir-la meme, en lui affirmant que la rancune
+inconnue de sa femme etait passee. Oui, mais quelle tete ferait Mme
+Bondel ... quelle scene!... quelle fureur!... quel scandale!... Tant
+pis, tant pis ... ce serait la vengeance du rire, et, en las voyant
+soudain en face l'un de l'autre, sans qu'elle fut prevenue, il saurait
+bien saisir sur les figures l'emotion de la verite.
+
+
+
+
+III
+
+
+Il se rendit aussitot a la gare, prit son billet, monta dans un wagon
+et lorsqu'il se sentit emporte par le train qui descendait la rampe du
+Pecq, il eut un peu peur, une sorte de vertige devant ce qu'il allait
+oser. Pour ne pas flechir, reculer, revenir seul, il s'efforca de n'y
+plus penser, de se distraire sur d'autres idees, de faire ce qu'il
+avait decide avec une resolution aveugle, et il se mit a chantonner
+des airs d'operette et de cafe-concert jusqu'a Paris afin d'etourdir
+sa pensee.
+
+Des envies de s'arreter le saisirent aussitot qu'il eut devant lui les
+trottoirs qui allaient le conduire a la rue de Tancret. Il flana
+devant quelques boutiques, remarqua les prix de certains objets,
+s'interessa a des articles nouveaux, eut envie de boire un bock, ce
+qui n'etait guere dans ses habitudes, et en approchant du logis de son
+ami, desira fort ne point le rencontrer.
+
+Mais Tancret etait chez lui, seul, lisant. Il fut surpris, se leva,
+s'ecria:
+
+--Ah! Bondel! Quelle chance!
+
+Et Bondel, embarrasse, repondit:
+
+--Oui, mon cher, je suis venu faire quelques courses a Paris et je
+suis monte pour vous serrer la main.
+
+--Ca c'est gentil, gentil! D'autant plus que vous aviez un peu perdu
+l'habitude d'entrer chez moi.
+
+--Que voulez-vous, on subit malgre soi des influences, et comme ma
+femme avait l'air de vous en vouloir!
+
+--Bigre ... avait l'air,... elle a fait mieux que cela, puisqu'elle
+m'a mis a la porte.
+
+--Mais a propos de quoi? Je ne l'ai jamais su, moi.
+
+--Oh! a propos de rien ... d'une betise ... d'une discussion ou je
+n'etais pas de son avis.
+
+--Mais a quel sujet cette discussion?
+
+--Sur une dame que vous connaissez peut-etre de nom; Mme Boutin, une
+de mes amies.
+
+--Ah! Vraiment.... Eh bien! je crois qu'elle ne vous en veut plus, ma
+femme, car elle m'a parle de vous, ce matin, en termes fort amicaux.
+
+Tancret eut un tressaillement, et parut tellement stupefait que
+pendant quelques instants il ne trouva rien a dire. Puis il reprit:
+
+--Elle vous a parle de moi ... en termes amicaux....
+
+--Mais oui.
+
+--Vous en etes sur?
+
+--Parbleu?... je ne reve pas.
+
+--Et puis?...
+
+--Et puis ... comme je venais a Paris, j'ai cru vous faire plaisir en
+vous le disant.
+
+--Mais oui.... Mais oui....
+
+Bondel parut hesiter, puis, apres un petit silence:
+
+--J'avais meme une idee ... originale.
+
+--Laquelle?
+
+--Vous ramener avec moi pour diner a la maison.
+
+A cette proposition, Tancret, d'un naturel prudent, parut inquiet.
+
+--Oh! vous croyez ... est-ce possible ... ne nous exposons-nous pas a
+... a ... des histoires....
+
+--Mais non ... mais non.
+
+--C'est que ... vous savez ... elle a de la rancune, Mme Bondel.
+
+--Oui, mais je vous assure qu'elle ne vous en veut plus. Je suis meme
+convaincu que cela lui fera grand plaisir de vous voir comme ca, a
+l'improviste.
+
+--Vrai?
+
+--Oh! vrai.
+
+--Eh bien! allons, mon cher. Moi, je suis enchante. Voyez-vous, cette
+brouille-la me faisait beaucoup de peine.
+
+Et ils se mirent en route vers la gare Saint-Lazare en se tenant par
+le bras.
+
+Le trajet fut silencieux. Tous deux semblaient perdus en des songeries
+profondes. Assis l'un en face de l'autre, dans le wagon, ils se
+regardaient sans parler, constatant l'un et l'autre qu'ils etaient
+pales.
+
+Puis ils descendirent du train et se reprirent le bras, comme pour
+s'unir contre un danger. Apres quelques minutes de marche ils
+s'arreterent, un peu haletants tous les deux, devant la maison des
+Bondel.
+
+Bondel fit entrer son ami, le suivit dans le salon, appela sa bonne et
+lui dit: "Madame est ici?"
+
+--Oui monsieur.
+
+--Priez-la de descendre tout de suite, s'il vous plait.
+
+--Oui, monsieur.
+
+Et ils attendirent, tombes sur deux fauteuils, emus a present de la
+meme envie de s'en aller au plus vite, avant que n'apparut sur le
+seuil la grande personne redoutee.
+
+Un pas connu, un pas puissant descendit les marches de l'escalier. Une
+main toucha la serrure, et les yeux des deux hommes virent tourner la
+poignee de cuivre. Puis la porte s'ouvrit toute grande et Mme Bondel
+s'arreta, voulant voir avant d'entrer.
+
+Donc elle regarda, rougit, fremit, recula d'un demi-pas, puis demeura
+immobile, le sang aux joues et les mains posees sur les deux murs de
+l'entree.
+
+Tancret, pale a present comme s'il allait defaillir, s'etait leve,
+laissant tomber son chapeau, qui roula sur le parquet. Il balbutiait.
+
+--Mon Dieu ... Madame ... c'est moi ... j'ai cru ... j'ai ose.... Cela
+me faisait tant de peine ...
+
+Comme elle ne repondait pas, il reprit:
+
+--Me pardonnez-vous ... enfin?
+
+Alors, brusquement, emportee par une impulsion, elle marcha vers lui
+les deux mains tendues; et quand il eut pris, serre et garde ces deux
+mains, elle dit, avec une petite voix emue, brisee, defaillante, que
+son mari ne lui connaissait point:
+
+--Ah! mon cher ami.... Ca me fait bien plaisir!
+
+Et Bondel, qui les contemplait, se sentit glace de la tete aux pieds,
+comme si on l'eut trempe dans un bain froid.
+
+
+
+
+LE MASQUE
+
+
+
+
+Il y avait bal costume, a l'Elysee-Montmartre, ce soir-la. C'etait a
+l'occasion de la Mi-Careme, et la foule entrait, comme l'eau dans une
+vanne d'ecluse, dans le couloir illumine qui conduit a la salle de
+danse. Le formidable appel de l'orchestre, eclatant comme un orage de
+musique, crevait les murs et le toit, se repandait sur le quartier,
+allait eveiller, par les rues et jusqu'au fond des maisons voisines,
+cet irresistible desir de sauter, d'avoir chaud, de s'amuser qui
+sommeille au fond de l'animal humain.
+
+Et les habitues du lieu s'en venaient aussi des quatre coins de Paris,
+gens de toutes les classes, qui aiment le gros plaisir tapageur, un
+peu crapuleux, frotte de debauche. C'etaient des employes, des
+souteneurs, des filles, des filles de tous draps, depuis le coton
+vulgaire jusqu'a la plus fine batiste, des filles riches, vieilles et
+diamantees, et des filles pauvres, de seize ans, pleines d'envie de
+faire la fete, d'etre aux hommes, de depenser de l'argent. Des habits
+noirs elegants en quete de chair fraiche, de primeurs deflorees, mais
+savoureuses, rodaient dans cette foule echauffee, cherchaient,
+semblaient flairer, tandis que les masques paraissaient agites surtout
+par le desir de s'amuser. Deja des quadrilles renommes amassaient
+autour de leurs bondissements une couronne epaisse de public. La haie
+onduleuse, la pate remuante de femmes et d'hommes qui encerclait les
+quatre danseurs se nouait autour comme un serpent, tantot rapprochee,
+tantot ecartee suivant les ecarts des artistes. Les deux femmes, dont
+les cuisses semblaient attachees au corps par des ressorts de
+caoutchouc, faisaient avec leurs jambes des mouvements surprenants.
+Elles les lancaient en l'air avec tant de vigueur que le membre
+paraissait s'envoler vers les nuages, puis soudain les ecartant comme
+si elles se fussent ouvertes jusqu'a mi-ventre, glissant l'une en
+avant, l'autre en arriere, elles touchaient le sol de leur centre par
+un grand ecart rapide, repugnant et drole.
+
+Leurs cavaliers bondissaient, tricotaient des pieds, s'agitaient, les
+bras remues et souleves comme des moignons d'ailes sans plumes, et on
+devinait, sous leurs masques, leur respiration essoufflee.
+
+Un d'eux, qui avait pris place dans le plus repute des quadrilles pour
+remplacer une celebrite absente, le beau "Songe-au-Gosse", et qui
+s'efforcait de tenir tete a l'infatigable "Arete-de-Veau" executait
+des cavaliers seuls bizarres qui soulevaient la joie et l'ironie du
+public.
+
+Il etait maigre, vetu en gommeux, avec un joli masque verni sur le
+visage, un masque a moustache blonde frisee que coiffait une perruque
+a boucles.
+
+Il avait l'air d'une figure de cire du musee Grevin, d'une etrange et
+fantasque caricature du charmant jeune homme des gravures de mode, et
+il dansait avec un effort convaincu, mais maladroit, avec un
+emportement comique. Il semblait rouille a cote des autres, en
+essayant d'imiter leurs gambades; il semblait perclus, lourd comme un
+roquet jouant avec des levriers. Des bravos moqueurs l'encourageaient.
+Et lui, ivre d'ardeur, gigotait avec une telle frenesie que, soudain,
+emporte par un elan furieux, il alla donner de la tete dans la
+muraille du public qui se fendit devant lui pour le laisser passer,
+puis se referma autour du corps inerte, etendu sur le ventre, du
+danseur inanime.
+
+Des hommes le ramasserent, l'emporterent. On criait: "un medecin." Un
+monsieur se presenta, jeune, tres elegant, en habit noir avec de
+grosses perles a sa chemise de bal. "Je suis professeur a la Faculte",
+dit-il d'une voix modeste. On le laissa passer, et il rejoignit dans
+une petite piece pleine de cartons comme un bureau d'agent d'affaires,
+le danseur toujours sans connaissance qu'on allongeait sur des
+chaises. Le docteur voulut d'abord oter le masque et reconnut qu'il
+etait attache d'une facon compliquee avec une multitude de menus fils
+de metal, qui le liaient adroitement aux bords de sa perruque et
+enfermaient la tete entiere dans une ligature solide dont il fallait
+avoir le secret. Le cou lui-meme etait emprisonne dans une fausse peau
+qui continuait le menton, et cette peau de gant, peinte comme de la
+chair, attenait au col de la chemise.
+
+Il fallut couper tout cela avec de forts ciseaux; et quand le medecin
+eut fait, dans ce surprenant assemblage, une entaille allant de
+l'epaule a la tempe, il entr'ouvrit cette carapace et y trouva une
+vieille figure d'homme usee, pale, maigre et ridee. Le saisissement
+fut tel parmi ceux qui avaient apporte ce jeune masque frise, que
+personne ne rit, que personne ne dit un mot.
+
+On regardait, couche sur des chaises de paille, ce triste visage aux
+yeux fermes, barbouille de poils blancs, les uns longs, tombant du
+front sur la face, les autres courts, pousses sur les joues et le
+menton, et, a cote de cette pauvre tete, ce petit, ce joli masque
+verni, ce masque frais qui souriait toujours.
+
+L'homme revint a lui apres etre demeure longtemps sans connaissance,
+mais il paraissait encore si faible, si malade que le medecin
+redoutait quelque complication dangereuse.
+
+--Ou demeurez-vous? dit-il.
+
+Le vieux danseur parut chercher dans sa memoire, puis se souvenir, et
+il dit un nom de rue que personne ne connaissait. Il fallut donc lui
+demander encore des details sur le quartier. Il les fournissait avec
+une peine infinie, avec une lenteur et une indecision qui revelaient
+le trouble de sa pensee.
+
+Le medecin reprit:
+
+--Je vais vous reconduire moi-meme.
+
+Une curiosite l'avait saisi de savoir qui etait cet etrange baladin,
+de voir ou gitait ce phenomene sauteur.
+
+Et un fiacre bientot les emporta tous deux, de l'autre cote des buttes
+Montmartre.
+
+C'etait dans une haute maison d'aspect pauvre, ou montait un escalier
+gluant, une de ces maisons toujours inachevees, criblees de fenetres,
+debout entre deux terrains vagues, niches crasseuses ou habite une
+foule d'etres guenilleux et miserables.
+
+Le docteur, cramponne a la rampe, tige de bois tournante ou la main
+restait collee, soutint jusqu'au quatrieme etage le vieil homme
+etourdi qui reprenait des forces.
+
+La porte a laquelle ils avaient frappe s'ouvrit et une femme apparut,
+vieille aussi, propre, avec un bonnet de nuit bien blanc encadrant une
+tete osseuse, aux traits accentues, une de ces grosses tetes bonnes et
+rudes des femmes d'ouvrier laborieuses et fideles. Elle s'ecria:
+
+--Mon Dieu! qu'est-ce qu'il a eu?
+
+Lorsque la chose eut ete dite en vingt paroles, elle se rassura, et
+rassura le medecin lui-meme, en lui racontant que, souvent deja,
+pareille aventure etait arrivee.
+
+--Faut le coucher, monsieur, rien autre chose, il dormira, et d'main
+n'y paraitra plus.
+
+Le docteur reprit:
+
+--Mais c'est a peine s'il peut parler.
+
+--Oh! c'est rien, un peu d'boisson, pas autre chose. Il n'a pas dine
+pour etre souple, et puis il a bu deux vertes, pour se donner de
+l'agitation. La verte, voyez-vous, ca lui r'fait des jambes, mais ca
+lui coupe les idees et les paroles. Ca n'est plus de son age de danser
+comme il fait. Non, vrai, c'est a desesperer qu'il ait jamais une
+raison!
+
+Le medecin, surpris, insista.
+
+--Mais pourquoi danse-t-il d'une pareille facon, vieux comme il est?
+
+Elle haussa les epaules, devenue rouge sous la colere qui l'excitait
+peu a peu.
+
+--Ah! oui, pourquoi! Parlons-en, pour qu'on le croie jeune sous son
+masque, pour que les femmes le prennent encore pour un godelureau et
+lui disent des cochonneries dans l'oreille, pour se frotter a leur
+peau, a toutes leurs sales peaux avec leurs odeurs et leurs poudres et
+leurs pommades ... Ah! c'est du propre! Allez, j'en ai eu une vie,
+moi, monsieur, depuis quarante ans que cela dure ... Mais faut le
+coucher d'abord pour qu'il ne prenne pas mal. Ca ne vous ferait-il
+rien de m'aider. Quand il est comme ca, je n'en finis pas, toute
+seule.
+
+Le vieux etait assis sur son lit, l'air ivre, ses longs cheveux blancs
+tombes sur le visage.
+
+Sa compagne le regardait avec des yeux attendris et furieux. Elle
+reprit:
+
+--Regardez s'il n'a pas une belle tete pour son age; et faut qu'il se
+deguise en polisson pour qu'on le croie jeune. Si c'est pas une pitie!
+Vrai, qu'il a une belle tete, monsieur? Attendez, j'vais vous la
+montrer avant de le coucher.
+
+Elle alla vers une table qui portait la cuvette, le pot a eau, le
+savon, le peigne et la brosse. Elle prit la brosse, puis revint vers
+le lit et relevant toute la chevelure emmelee du pochard, elle lui
+donna, en quelques instants, une figure de modele de peintre, a
+grandes boucles tombant sur le cou. Puis, reculant afin de le
+contempler.
+
+--Vrai qu'il est bien, pour son age?
+
+--Tres bien, affirma le docteur qui commencait a s'amuser beaucoup.
+
+Elle ajouta:
+
+--Et si vous l'aviez connu quand il avait vingt-cinq ans! Mais faut le
+mettre au lit; sans ca ses vertes lui tourneraient dans le ventre.
+Tenez, monsieur, voulez-vous tirer sa manche?... plus haut ... comme
+ca ... bon.... la culotte maintenant.... attendez, je vais lui oter
+ses chaussures ... c'est bien.--A present, tenez-le debout pour que
+j'ouvre le lit ... voila ... couchons-le ... si vous croyez qu'il se
+derangera tout a l'heure pour me faire de la place, vous vous trompez.
+Faut que je trouve mon coin, moi, n'importe ou. Ca ne l'occupe pas.
+Ah! jouisseur, va!
+
+Des qu'il se sentit etendu dans ses draps, le bonhomme ferma les
+yeux, les rouvrit, les ferma de nouveau, et dans toute sa figure
+satisfaite apparaissait la resolution energique de dormir.
+
+Le docteur, en l'examinant avec un interet sans cesse accru, demanda:
+
+--Alors il va faire le jeune homme dans les bals costumes?
+
+--Dans tous, monsieur, et il me revient au matin dans un etat qu'on ne
+se figure pas. Voyez-vous, c'est le regret qui le conduit la et qui
+lui fait mettre une figure de carton sur la sienne. Oui, le regret de
+n'etre plus ce qu'il a ete, et puis de n'avoir plus ses succes!
+
+Il dormait maintenant, et commencait a ronfler. Elle le contemplait
+d'un air apitoye, et elle reprit:
+
+--Ah! il en a eu des succes, cet homme-la! Plus qu'on ne croirait,
+monsieur, plus que les plus beaux messieurs du monde et que tous les
+tenors et que tous les generaux.
+
+--Vraiment? Que faisait-il donc?
+
+--Oh! ca va vous etonner d'abord, vu que vous ne l'avez pas connu dans
+son beau temps. Moi, quand je l'ai rencontre, c'etait a un bal aussi,
+car il les a toujours frequentes. J'ai ete prise en l'apercevant, mais
+prise comme un poisson avec une ligne. Il etait gentil, monsieur,
+gentil a faire pleurer quand on le regardait, brun comme un corbeau,
+et frise, avec des yeux noirs aussi grands que des fenetres. Ah! oui,
+c'etait un joli garcon. Il m'a emmenee ce soir-la, et je ne l'ai plus
+quitte, jamais, pas un jour, malgre tout! Oh! il m'en a fait voir de
+dures!
+
+Le docteur demanda:
+
+--Vous etes maries?
+
+Elle repondit simplement:
+
+--Oui, monsieur, ... sans ca il m'aurait lachee comme les autres. J'ai
+ete sa femme et sa bonne, tout, tout ce qu'il a voulu ... et il m'en a
+fait pleurer ... des larmes que je ne lui montrais pas! Car il me
+racontait ses aventures, a moi ... a moi ... monsieur ... sans
+comprendre quel mal ca me faisait de l'ecouter ...
+
+--Mais quel metier faisait-il, enfin?
+
+--C'est vrai ... j'ai oublie de vous le dire. Il etait premier garcon
+chez Martel, mais un premier comme on n'en avait jamais eu ... un
+artiste a dix francs l'heure, en moyenne ...
+
+--Martel?... qui ca, Martel?...
+
+--Le coiffeur, monsieur, le grand coiffeur de l'Opera qui avait toute
+la clientele des actrices. Oui, toutes les actrices les plus huppees
+se faisaient coiffer par Ambroise et lui donnaient des gratifications
+qui lui ont fait une fortune. Ah! monsieur, toutes les femmes sont
+pareilles, oui, toutes. Quand un homme leur plait, elles se l'offrent.
+C'est si facile ... et ca fait tant de peine a apprendre. Car il me
+disait tout ... il ne pouvait pas se taire ... non, il ne pouvait pas.
+Ces choses-la donnent tant de plaisir aux hommes! plus de plaisir
+encore a dire qu'a faire peut-etre.
+
+Quand je le voyais rentrer le soir, un peu palot, l'air content,
+l'oeil brillant, je me disais: "Encore une. Je suis sure qu'il en a
+leve encore une". Alors j'avais envie de l'interroger, une envie qui
+me cuisait le coeur, et aussi une autre envie de ne pas savoir, de
+l'empecher de parler s'il commencait. Et nous nous regardions.
+
+Je savais bien qu'il ne se tairait pas, qu'il allait en venir a la
+chose. Je sentais cela a son air, a son air de rire, pour me faire
+comprendre. "J'en ai une bonne aujourd'hui, Madeleine." Je faisais
+semblant de ne pas voir, de ne pas deviner; et je mettais le couvert;
+j'apportais la soupe; je m'asseyais en face de lui.
+
+Dans ces moments-la, monsieur, c'est comme si on m'avait ecrase mon
+amitie pour lui dans le corps, avec une pierre. Ca fait mal, allez,
+rudement. Mais il ne saisissait pas, lui, il ne savait pas; il avait
+besoin de conter cela a quelqu'un, de se vanter, de montrer combien on
+l'aimait ... et il n'avait que moi a qui le dire ... vous comprenez
+... que moi ... Alors ... il fallait bien l'ecouter et prendre ca
+comme du poison.
+
+Il commencait a manger sa soupe et puis il disait:
+
+--Encore une, Madeleine.
+
+Moi je pensais: "Ca y est. Mon Dieu, quel homme! Faut-il que je l'aie
+rencontre."
+
+Alors, il partait: "Encore une, et puis une chouette ..." Et c'etait
+une petite du Vaudeville ou bien une petite des Varietes, et puis
+aussi des grandes, les plus connues de ces dames de theatre. Il me
+disait leurs noms, leurs mobiliers, et tout, tout, oui tout, monsieur
+... Des details a m'arracher le coeur. Et il revenait la-dessus, il
+recommencait son histoire, d'un bout a l'autre, si content que je
+faisais semblant de rire pour qu'il ne se fache pas contre moi.
+
+Ce n'etait peut-etre pas vrai tout ca! Il aimait tant se glorifier
+qu'il etait bien capable d'inventer des choses pareilles! C'etait
+peut-etre vrai aussi! Ces soirs-la, il faisait semblant d'etre
+fatigue, de vouloir se coucher apres souper. On soupait a onze
+heures, monsieur, car il ne rentrait jamais plus tot, a cause des
+coiffures de soiree.
+
+Quand il avait fini son aventure, il fumait des cigarettes en se
+promenant dans la chambre, et il etait si joli garcon, avec sa
+moustache et ses cheveux frises, que je pensais: "C'est vrai, tout de
+meme, ce qu'il raconte. Puisque j'en suis folle, moi, de cet homme-la,
+pourquoi donc les autres n'en seraient-elles pas aussi toquees." Ah!
+j'en ai eu des envies de pleurer, et de crier, et de me sauver, et de
+me jeter par la fenetre, tout en desservant la table pendant qu'il
+fumait toujours. Il baillait, en ouvrant la bouche, pour me montrer
+combien il etait las, et il disait deux ou trois fois avant de se
+mettre au lit. "Dieu que je dormirai bien cette nuit!"
+
+Je ne lui en veux pas, car il ne savait point combien il me peinait?
+Non, il ne pouvait pas le savoir! il aimait se vanter des femmes comme
+un paon qui fait la roue. Il en etait arrive a croire que toutes le
+regardaient et le voulaient.
+
+Ca a ete dur quand il a vieilli.
+
+Oh! monsieur, quand j'ai vu son premier cheveu blanc, j'ai eu un
+saisissement a perdre le souffle, et puis une joie--une vilaine
+joie--mais si grande, si grande!!! Je me suis dit: "C'est la fin ...
+c'est la fin ..." Il m'a semble qu'on allait me sortir de prison. Je
+l'aurais donc pour moi toute seule, quand les autres n'en voudraient
+plus.
+
+C'etait un matin, dans notre lit.--Il dormait encore, et je me
+penchais sur lui pour le reveiller en l'embrassant lorsque j'apercus
+dans ses boucles, sur la tempe, un petit fil qui brillait comme de
+l'argent. Quelle surprise! Je n'aurais pas cru cela possible! D'abord
+j'ai pense a l'arracher pour qu'il ne le vit pas, lui! mais, en
+regardant bien j'en apercus un autre plus haut. Des cheveux blancs! il
+allait avoir des cheveux blancs! J'en avais le coeur battant et une
+moiteur a la peau; pourtant, j'etais bien contente, au fond!
+
+C'est laid de penser ainsi, mais j'ai fait mon menage de bon coeur ce
+matin-la, sans le reveiller encore; et quand il eut ouvert les yeux,
+tout seul, je lui dis:
+
+--Sais-tu ce que j'ai decouvert pendant que tu dormais?
+
+--Non.
+
+--J'ai decouvert que tu as des cheveux blancs.
+
+Il eut une secousse de depit qui le fit asseoir comme si je l'avais
+chatouille et il me dit d'un air mechant:
+
+--C'est pas vrai!
+
+--Oui, sur la tempe gauche. Il y en a quatre.
+
+Il sauta du lit pour courir a la glace.
+
+Il ne les trouvait pas. Alors je lui montrai le premier, le plus bas,
+le petit frise, et je lui disais:
+
+--Ca n'est pas etonnant avec la vie que tu menes. D'ici a deux ans tu
+seras fini.
+
+Eh bien! monsieur, j'avais dit vrai, deux ans apres on ne l'aurait pas
+reconnu. Comme ca change vite un homme! Il etait encore beau garcon
+mais il perdait sa fraicheur, et les femmes ne le recherchaient plus.
+Ah! j'en ai mene une dure d'existence, moi, en ce temps-la! il m'en a
+fait voir de cruelles! Rien ne lui plaisait, rien de rien. Il a quitte
+son metier pour la chapellerie, dans quoi il a mange de l'argent. Et
+puis il a voulu etre acteur sans y reussir, et puis il s'est mis a
+frequenter les bals publics. Enfin, il a eu le bon sens de garder un
+peu de bien, dont nous vivons. Ca suffit, mais ca n'est pas lourd!
+Dire qu'il a eu presque une fortune a un moment.
+
+Maintenant vous voyez ce qu'il fait. C'est comme une frenesie qui le
+tient. Faut qu'il soit jeune, faut qu'il danse avec des femmes qui
+sentent l'odeur et la pommade. Pauvre vieux cheri, va!
+
+Elle regardait, emue, prete a pleurer, son vieux mari qui ronflait.
+Puis, s'approchant de lui a pas legers, elle mit un baiser dans ses
+cheveux. Le medecin s'etait leve, et se preparait a s'en aller, ne
+trouvant rien a dire devant ce couple bizarre.
+
+Alors, comme il partait, elle demanda:
+
+--Voulez-vous tout de meme me donner votre adresse. S'il etait plus
+malade j'irais vous chercher.
+
+
+
+
+UN PORTRAIT
+
+
+
+
+Tiens, Milial! dit quelqu'un pres de moi.
+
+Je regardai l'homme qu'on designait, car, depuis longtemps j'avais
+envie de connaitre ce Don Juan.
+
+Il n'etait plus jeune. Les cheveux gris, d'un gris trouble,
+ressemblaient un peu a ces bonnets a poil dont se coiffent certains
+peuples du Nord, et sa barbe fine, assez longue, tombant sur la
+poitrine, avait aussi des airs de fourrure. Il causait avec une
+femme, penche vers elle, parlant a voix basse, en la regardant avec un
+oeil doux, plein d'hommages et de caresses.
+
+Je savais sa vie, ou du moins ce qu'on en connaissait. Il avait ete
+aime follement, plusieurs fois; et des drames avaient eu lieu ou son
+nom se trouvait mele. On parlait de lui comme d'un homme tres
+seduisant, presque irresistible. Lorsque j'interrogeais les femmes qui
+faisaient le plus son eloge, pour savoir d'ou lui venait cette
+puissance, elles repondaient toujours, apres avoir quelque temps
+cherche:
+
+--Je ne sais pas ... c'est du charme.
+
+Certes, il n'etait pas beau. Il n'avait rien des elegances dont nous
+supposons doues les conquerants de coeurs feminins. Je me demandais,
+avec interet, ou etait cachee sa seduction. Dans l'esprit?... On ne
+m'avait jamais cite ses mots ni meme celebre son intelligence ...
+Dans le regard?... Peut-etre ... Ou dans la voix?... La voix de
+certains etres a des graces sensuelles, irresistibles, la saveur des
+choses exquises a manger. On a faim de les entendre, et le son de
+leurs paroles penetre en nous comme une friandise.
+
+Un ami passait. Je lui demandai:
+
+--Tu connais M. Milial?
+
+--Oui.
+
+--Presente-nous donc l'un a l'autre.
+
+Une minute plus tard, nous echangions une poignee de main et nous
+causions entre deux portes. Ce qu'il disait etait juste, agreable a
+entendre, sans contenir rien de superieur. La voix en effet, etait
+belle, douce, caressante, musicale; mais j'en avais entendu de plus
+prenantes, de plus remuantes. On l'ecoutait avec plaisir, comme on
+regarderait couler une jolie source. Aucune tension de pensee n'etait
+necessaire pour le suivre, aucun sous-entendu ne surexcitait la
+curiosite, aucune attente ne tenait en eveil l'interet. Sa
+conversation etait plutot reposante et n'allumait point en nous soit
+un vif desir de repondre et de contredire, soit une approbation ravie.
+
+Il etait d'ailleurs aussi facile de lui donner la replique que de
+l'ecouter. La reponse venait aux levres d'elle-meme, des qu'il avait
+fini de parler, et les phrases allaient vers lui comme si ce qu'il
+avait dit les faisait sortir de la bouche naturellement.
+
+Une reflexion me frappa bientot. Je le connaissais depuis un quart
+d'heure, et il me semblait qu'il etait un de mes anciens amis, que
+tout, de lui, m'etait familier depuis longtemps: sa figure, ses
+gestes, sa voix, ses idees.
+
+Brusquement, apres quelques instants de causerie, il me paraissait
+installe dans mon intimite. Toutes les portes etaient ouvertes entre
+nous, et je lui aurais fait peut-etre, sur moi-meme, s'il les avait
+sollicitees, ces confidences que, d'ordinaire, on ne livre qu'aux plus
+anciens camarades.
+
+Certes, il y avait la un mystere. Ces barrieres fermees entre tous les
+etres, et que le temps pousse une a une, lorsque la sympathie, les
+gouts pareils, une meme culture intellectuelle et des relations
+constantes les ont decadenassees peu a peu, semblaient ne pas exister
+entre lui et moi, et, sans doute, entre lui et tous ceux, hommes et
+femmes, que le hasard jetait sur sa route.
+
+Au bout d'une demi-heure, nous nous separames en nous promettant de
+nous revoir souvent, et il me donna son adresse apres m'avoir invite a
+dejeuner, le surlendemain.
+
+Ayant oublie l'heure, j'arrivai trop tot; il n'etait pas rentre. Un
+domestique correct et muet ouvrit devant moi un beau salon un peu
+sombre, intime, recueilli. Je m'y sentis a l'aise, comme chez moi. Que
+de fois j'ai remarque l'influence des appartements sur le caractere et
+sur l'esprit! Il y a des pieces ou on se sent toujours bete; d'autres,
+au contraire, ou on se sent toujours verveux. Les unes attristent,
+bien que claires, blanches et dorees; d'autres egayent, bien que
+tenturees d'etoffes calmes. Notre oeil, comme notre coeur, a ses
+haines et ses tendresses, dont souvent il ne nous fait point part, et
+qu'il impose secretement, furtivement, a notre humeur. L'harmonie des
+meubles, des murs, le style d'un ensemble agissent instantanement sur
+notre nature intellectuelle comme l'air des bois, de la mer ou de la
+montagne modifie notre nature physique.
+
+Je m'assis sur un divan disparu sous les coussins, et je me sentis
+soudain soutenu, porte, capitonne par ces petits sacs de plume
+couverts de soie, comme si la forme et la place de mon corps eussent
+ete marquees d'avance sur ce meuble.
+
+Puis je regardai. Rien d'eclatant dans la piece; partout de belles
+choses modestes, des meubles simples et rares, des rideaux d'Orient
+qui ne semblaient pas venir du Louvre, mais de l'interieur d'un harem,
+et, en face de moi, un portrait de femme. C'etait un portrait de
+moyenne grandeur, montrant la tete et le haut du corps, et les mains
+qui tenaient un livre. Elle etait jeune nu-tete, coiffee de bandeaux
+plats, souriant un peu tristement. Est-ce parce qu'elle avait la tete
+nue, ou bien par l'impression de son allure si naturelle, mais jamais
+portrait de femme ne me parut etre chez lui autant que celui-la, dans
+ce logis. Presque tous ceux que je connais sont en representation,
+soit que la dame ait des vetements d'apparat, une coiffure seyante, un
+air de bien savoir qu'elle pose devant le peintre d'abord, et ensuite
+devant tous ceux qui la regarderont, soit qu'elle ait pris une
+attitude abandonnee dans un neglige bien choisi.
+
+Les unes sont debout, majestueuses, en pleine beaute, avec un air de
+hauteur qu'elles n'ont pas du garder longtemps dans l'ordinaire de la
+vie. D'autres minaudent, dans l'immobilite de la toile; et toutes ont
+un rien, une fleur ou un bijou, un pli de robe ou de levre qu'on sent
+pose par le peintre, pour l'effet. Qu'elles portent un chapeau, une
+dentelle sur la tete, ou leurs cheveux seulement, on devine en elles
+quelque chose qui n'est point tout a fait naturel. Quoi? On l'ignore,
+puisqu'on ne les a pas connues, mais on le sent. Elles semblent en
+visite quelque part, chez des gens a qui elles veulent plaire, a qui,
+elles veulent se montrer avec tout leur avantage; et elles ont etudie
+leur attitude, tantot modeste, tantot hautaine.
+
+Que dire de celle-la? Elle etait chez elle, et seule. Oui, elle etait
+seule, car elle souriait comme on sourit quand on pense solitairement
+a quelque chose de triste et de doux, et non comme on sourit quand on
+est regardee. Elle etait tellement seule, et chez elle, qu'elle
+faisait le vide en tout ce grand appartement, le vide absolu. Elle
+l'habitait, l'emplissait, l'animait seule; il y pouvait entrer
+beaucoup de monde, et tout ce monde pouvait parler, rire, meme
+chanter; elle y serait toujours seule, avec un sourire solitaire, et,
+seule, elle le rendrait vivant, de son regard de portrait.
+
+Il etait unique aussi, ce regard. Il tombait sur moi tout droit,
+caressant et fixe, sans me voir. Tous les portraits savent qu'ils sont
+contemples, et ils repondent avec les yeux, avec des yeux qui voient,
+qui pensent, qui nous suivent, sans nous quitter, depuis notre entree
+jusqu'a notre sortie de l'appartement qu'ils habitent.
+
+Celui-la ne me voyait pas, ne voyait rien, bien que son regard fut
+plante sur moi, tout droit. Je me rappelai le vers surprenant de
+Baudelaire:
+
+ Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait.
+
+Ils m'attiraient, en effet, d'une facon irresistible, jetaient en moi
+un trouble etrange, puissant, nouveau, ces yeux peints, qui avaient
+vecu, ou qui vivaient encore, peut-etre. Oh! quel charme infini et
+amollissant comme une brise qui passe, seduisant comme un ciel mourant
+de crepuscule lilas, rose et bleu, et un peu melancolique comme la
+nuit qui vient derriere sortait de ce cadre sombre et de ces yeux
+impenetrables. Ces yeux, ces yeux crees par quelques coups de pinceau,
+cachaient en eux le mystere de ce qui semble etre et n'existe pas, de
+ce qui peut apparaitre en un regard de femme, de ce qui fait germer
+l'amour en nous.
+
+La porte s'ouvrit. M. Milial entrait. Il s'excusa d'etre en retard. Je
+m'excusai d'etre en avance. Puis je lui dis:
+
+--Est-il indiscret de vous demander quelle est cette femme?
+
+Il repondit:
+
+--C'est ma mere, morte toute jeune.
+
+Et je compris alors d'ou venait l'inexplicable seduction de cet homme!
+
+
+
+
+L'INFIRME
+
+
+
+
+Cette aventure m'est arrivee vers 1882.
+
+Je venais de m'installer dans le coin d'un wagon vide, et j'avais
+referme la portiere, avec l'esperance de rester seul, quand elle se
+rouvrit brusquement, et j'entendis une voix qui disait:
+
+--Prenez garde, monsieur, nous nous trouvons juste au croisement des
+lignes; le marchepied est tres haut.
+
+Une autre voix repondit:
+
+--Ne crains rien, Laurent, je vais prendre les poignees.
+
+Puis une tete apparut coiffee d'un chapeau rond, et deux mains,
+s'accrochant aux lanieres de cuir et de drap suspendues des deux cotes
+de la portiere, hisserent lentement un gros corps, dont les pieds
+firent sur le marchepied un bruit de canne frappant le sol.
+
+Or, quand l'homme eut fait entrer son torse dans le compartiment, je
+vis apparaitre dans l'etoffe flasque du pantalon, le bout peint en
+noir d'une jambe de bois, qu'un autre pilon pareil suivit bientot.
+
+Une tete se montra derriere ce voyageur, et demanda:
+
+--Vous etes bien, monsieur?
+
+--Oui, mon garcon.
+
+--Alors, voila vos paquets et vos bequilles.
+
+Et un domestique, qui avait l'air d'un vieux soldat, monta a son tour,
+portant en ses bras un tas de choses, enveloppees en des papiers
+noirs et jaunes, ficelees soigneusement, et les deposa, l'une apres
+l'autre, dans le filet au-dessus de la tete de son maitre. Puis il
+dit:
+
+--Voila, monsieur, c'est tout. Il y en a cinq. Les bonbons, la poupee,
+le tambour, le fusil et le pate de foies gras.
+
+--C'est bien, mon garcon.
+
+--Bon voyage, monsieur.
+
+--Merci, Laurent; bonne sante!
+
+L'homme s'en alla en repoussant la porte, et je regardai mon voisin.
+
+Il pouvait avoir trente-cinq ans, bien que ses cheveux fussent presque
+blancs; il etait decore, moustachu, fort gros, atteint de cette
+obesite poussive des hommes actifs et forts qu'une infirmite tient
+immobiles.
+
+Il s'essuya le front, souffla et, me regardant bien en face:
+
+--La fumee vous gene-t-elle, monsieur?
+
+--Non, monsieur.
+
+Cet oeil, cette voix, ce visage, je les connaissais. Mais d'ou, de
+quand? Certes, j'avais rencontre ce garcon-la, je lui avais parle, je
+lui avais serre la main. Cela datait de loin, de tres loin, c'etait
+perdu dans cette brume ou l'esprit semble chercher a tatons les
+souvenirs et les poursuit, comme des fantomes fuyants, sans les
+saisir.
+
+Lui aussi, maintenant, me devisageait avec la tenacite et la fixite
+d'un homme qui se rappelle un peu, mais pas tout a fait.
+
+Nos yeux, genes de ce contact obstine des regards, se detournerent;
+puis, au bout de quelques secondes, attires de nouveau par la volonte
+obscure et tenace de la memoire en travail, ils se rencontrerent
+encore, et je dis:
+
+--Mon Dieu, monsieur, au lieu de nous observer a la derobee pendant
+une heure, ne vaudrait-il pas mieux chercher ensemble ou nous nous
+sommes connus?
+
+Le voisin repondit avec bonne grace:
+
+--Vous avez tout a fait raison, monsieur.
+
+Je me nommai:
+
+--Je m'appelle Henry Bonclair, magistrat.
+
+Il hesita quelques secondes; puis, avec ce vague de l'oeil et de la
+voix qui accompagne les grandes tensions d'esprit:
+
+--Ah! parfaitement, je vous ai rencontre chez les Poincel, autrefois,
+avant la guerre, voila douze ans de cela!
+
+--Oui, monsieur ... Ah!... ah!... vous etes le lieutenant Revaliere?
+
+--Oui ... Je fus meme le capitaine Revaliere jusqu'au jour ou j'ai
+perdu mes pieds ... tous les deux d'un seul coup, sur le passage d'un
+boulet.
+
+Et nous nous regardames de nouveau, maintenant que nous nous
+connaissions.
+
+Je me rappelais parfaitement avoir vu ce beau garcon mince qui
+conduisait les cotillons avec une furie agile et gracieuse et qu'on
+avait surnomme, je crois, "la Trombe". Mais derriere cette image,
+nettement evoquee, flottait encore quelque chose d'insaisissable, une
+histoire que j'avais sue et oubliee, une de ces histoires auxquelles
+on prete une attention bienveillante et courte, et qui ne laissent
+dans l'esprit qu'une marque presque imperceptible.
+
+Il y avait de l'amour la-dedans. J'en retrouvais la sensation
+particuliere au fond de ma memoire, mais rien de plus, sensation
+comparable au fumet que seme pour le nez d'un chien le pied d'un
+gibier sur le sol.
+
+Peu a peu, cependant, les ombres s'eclaircirent et une figure de
+jeune fille surgit devant mes yeux. Puis son nom eclata dans ma tete
+comme un petard qui s'allume: Mlle de Mandal. Je me rappelais tout,
+maintenant. C'etait, en effet, une histoire d'amour, mais banale.
+Cette jeune fille aimait ce jeune homme, lorsque je l'avais rencontre,
+et on parlait de leur prochain mariage. Il paraissait lui-meme tres
+epris, tres heureux.
+
+Je levai les yeux vers le filet ou tous les paquets, apportes par le
+domestique de mon voisin, tremblotaient aux secousses du train, et la
+voix du serviteur me revint comme s'il finissait a peine de parler.
+
+Il avait dit:
+
+--Voila, monsieur, c'est tout. Il y en a cinq: les bonbons, la poupee,
+le tambour, le fusil et le pate de foies gras.
+
+Alors, en une seconde, un roman se composa et se deroula dans ma
+tete. Il ressemblait d'ailleurs a tous ceux que j'avais lus ou, tantot
+le jeune homme, tantot la jeune fille, epouse son fiance ou sa fiancee
+apres la catastrophe, soit corporelle, soit financiere. Donc, cet
+officier mutile pendant la guerre avait retrouve, apres la campagne,
+la jeune fille qui s'etait promise a lui; et, tenant son engagement,
+elle s'etait donnee.
+
+Je jugeais cela beau, mais simple, comme on juge simples tous les
+devouements et tous les denouements des livres et du theatre. Il
+semble toujours, quand on lit, ou quand on ecoute, a ces ecoles de
+magnanimite, qu'on se serait sacrifie soi-meme avec un plaisir
+enthousiaste, avec un elan magnifique. Mais on est de fort mauvaise
+humeur, le lendemain, quand un ami miserable vient vous emprunter
+quelque argent.
+
+Puis, soudain, une autre supposition, moins poetique et plus
+realiste, se substitua a la premiere. Peut-etre s'etait-il marie avant
+la guerre, avant l'epouvantable accident de ce boulet lui coupant les
+jambes, et avait-elle du, desolee et resignee, recevoir, soigner,
+consoler, soutenir ce mari, parti fort et beau, revenu avec les pieds
+fauches, affreux debris voue a l'immobilite, aux coleres impuissantes
+et a l'obesite fatale.
+
+Etait-il heureux ou torture? Une envie, legere d'abord, puis
+grandissante, puis irresistible, me saisit de connaitre son histoire,
+d'en savoir au moins les points principaux, qui me permettraient de
+deviner ce qu'il ne pourrait pas ou ne voudrait pas me dire.
+
+Je lui parlais, tout en songeant. Nous avions echange quelques paroles
+banales; et moi, les yeux leves vers le filet, je pensais: "Il a donc
+trois enfants: les bonbons sont pour sa femme, la poupee pour sa
+petite fille, le tambour et le fusil pour ses fils, ce pate de foies
+gras pour lui."
+
+Soudain, je lui demandai:
+
+--Vous etes pere, monsieur?
+
+Il repondit:
+
+--Non, monsieur.
+
+Je me sentis soudain confus comme si j'avais commis une grosse
+inconvenance et je repris:
+
+--Je vous demande pardon. Je l'avais pense en entendant votre
+domestique parler de jouets. On entend sans ecouter, et on conclut
+malgre soi.
+
+Il sourit, puis murmura:
+
+--Non, je ne suis meme pas marie. J'en suis reste aux preliminaires.
+
+J'eus l'air de me souvenir tout a coup.
+
+--Ah!... c'est vrai, vous etiez fiance, quand je vous ai connu,
+fiance avec Mlle de Mandal, je crois.
+
+--Oui, monsieur, votre memoire est excellente.
+
+J'eus une audace excessive, et j'ajoutai:
+
+--Oui, je crois me rappeler aussi avoir entendu dire que Mlle de
+Mandal avait epouse monsieur ... monsieur ...
+
+Il prononca tranquillement ce nom.
+
+--M. de Fleurel.
+
+--Oui, c'est cela! Oui ... je me rappelle meme, a ce propos, avoir
+entendu parler de votre blessure;
+
+Je le regardais bien en face; et il rougit.
+
+Sa figure pleine, bouffie, que l'afflux constant de sang rendait deja
+pourpre, se teinta davantage encore.
+
+Il repondit avec vivacite, avec l'ardeur soudaine d'un homme qui
+plaide une cause perdue d'avance, perdue dans son esprit et dans son
+coeur, mais qu'il veut gagner devant l'opinion.
+
+--On a tort, monsieur, de prononcer a cote du mien le nom de Mme de
+Fleurel. Quand je suis revenu de la guerre, sans mes pieds, helas! je
+n'aurais jamais accepte, jamais, qu'elle devint ma femme. Est-ce que
+c'etait possible? Quand on se marie, monsieur, ce n'est pas pour faire
+parade de generosite: c'est pour vivre, tous les jours, toutes les
+heures, toutes les minutes, toutes les secondes, a cote d'un homme;
+et, si cet homme est difforme, comme moi, on se condamne, en
+l'epousant, a une souffrance qui durera jusqu'a la mort! Oh! je
+comprends, j'admire tous les sacrifices, tous les devouements, quand
+ils ont une limite, mais je n'admets pas le renoncement d'une femme a
+toute une vie qu'elle espere heureuse, a toutes les joies, a tous les
+reves, pour satisfaire l'admiration de la galerie. Quand j'entends
+sur le plancher de ma chambre le battement de mes pilons et celui de
+mes bequilles, ce bruit de moulin que je fais a chaque pas, j'ai des
+exasperations a etrangler mon serviteur. Croyez-vous qu'on puisse
+accepter d'une femme de tolerer ce qu'on ne supporte pas soi-meme? Et
+puis, vous imaginez-vous que c'est joli, mes bouts de jambes?..."
+
+Il se tut. Que lui dire? Je trouvais qu'il avait raison! Pouvais-je la
+blamer, la mepriser, meme lui donner tort, a elle? Non. Cependant? Le
+denouement conforme a la regle, a la moyenne, a la verite, a la
+vraisemblance, ne satisfaisait pas mon appetit poetique. Ces moignons
+heroiques appelaient un beau sacrifice qui me manquait, et j'en
+eprouvais une deception.
+
+Je lui demandai tout a coup:
+
+--Mme de Fleurel a des enfants?
+
+--Oui, une fille et deux garcons. C'est pour eux que je porte ces
+jouets. Son mari et elle ont ete tres bons pour moi.
+
+Le train montait la rampe de Saint-Germain. Il passa les tunnels,
+entra en gare, s'arreta.
+
+J'allais offrir mon bras pour aider la descente de l'officier mutile
+quand deux mains se tendirent vers lui, par la portiere ouverte:
+
+--Bonjour! mon cher Revaliere.
+
+--Ah! bonjour, Fleurel.
+
+Derriere l'homme, la femme souriait, radieuse, encore jolie, envoyant
+des "bonjour!" de ses doigts gantes. Une petite fille, a cote d'elle,
+sautillait de joie, et deux garconnets regardaient avec des yeux
+avides le tambour et le fusil passant du filet du wagon entre les
+mains de leur pere.
+
+Quand l'infirme fut sur le quai, tous les enfants l'embrasserent.
+Puis on se mit en route, et la fillette, par amitie, tenait dans sa
+petite main la traverse vernie d'une bequille, comme elle aurait pu
+tenir, en marchand a son cote, le pouce de son grand ami.
+
+
+
+
+LES
+
+25 FRANCS DE LA SUPERIEURE
+
+
+
+
+Ah! certes, il etait drole, le pere Pavilly, avec ses grandes jambes
+d'araignee et son petit corps, et ses longs bras, et sa tete en pointe
+surmontee d'une flamme de cheveux rouges sur le sommet du crane.
+
+C'etait un clown, un clown paysan, naturel, ne pour faire des farces,
+pour faire rire, pour jouer des roles, des roles simples puisqu'il
+etait fils de paysan, paysan lui-meme, sachant a peine lire. Ah! oui,
+le bon Dieu l'avait cree pour amuser les autres, les pauvres diables
+de la campagne qui n'ont pas de theatres et de fetes; et il les
+amusait en conscience. Au cafe, ou lui payait des tournees pour le
+garder, et il buvait intrepidement, riant et plaisantant, blaguant
+tout le monde sans facher personne, pendant qu'on se tordait autour de
+lui.
+
+Il etait si drole que les filles elles-memes ne lui resistaient pas,
+tant elles riaient, bien qu'il fut tres laid. Il les entrainait, en
+blaguant, derriere un mur, dans un fosse, dans une etable, puis il les
+chatouillait et les pressait, avec des propos si comiques qu'elles se
+tenaient les cotes en le repoussant. Alors il gambadait, faisait mine
+de se vouloir pendre, et elles se tordaient, les larmes aux yeux; il
+choisissait un moment et les culbutait avec tant d'a-propos qu'elles y
+passaient toutes, meme celles qui l'avaient brave, histoire de
+s'amuser.
+
+Donc, vers la fin de juin il s'engagea, pour faire la moisson, chez
+maitre Le Harivau pres de Rouville. Pendant trois semaines entieres il
+rejouit les moissonneurs, hommes et femmes par ses farces, tant le
+jour que la nuit. Le jour on le voyait dans la plaine, au milieu des
+epis fauches, on le voyait coiffe d'un vieux chapeau de paille qui
+cachait son toupet roussatre, ramassant avec ses longs bras maigres et
+liant en gerbes le ble jaune; puis s'arretant pour esquisser un geste
+drole qui faisait rire a travers la campagne le peuple des
+travailleurs qui ne le le quittait point de l'oeil. La nuit il se
+glissait comme une bete rampante, dans la paille des greniers ou
+dormaient les femmes, et ses mains rodaient, eveillaient des cris,
+soulevaient des tumultes. On le chassait a coups de sabots et il
+fuyait a quatre pattes, pareil a un singe fantastique au milieu des
+fusees de gaiete de la chambree tout entiere.
+
+Le dernier jour, comme le char des moissonneurs, enrubanne et
+cornemusant, plein de cris, de chants, de joie et d'ivresse, allait
+sur la grande route blanche, au pas lent de six chevaux pommeles,
+conduit par un gars en blouse portant cocarde a sa casquette, Pavilly,
+au milieu des femmes vautrees, dansait un pas de satyre ivre qui
+tenait, bouche bee, sur les talus des fermes les petits garcons
+morveux et les paysans stupefaits de sa structure invraisemblable.
+
+Tout a coup, en arrivant a la barriere de la ferme de maitre Le
+Harivau, il fit un bond en elevant les bras, mais par malheur il
+heurta, en retombant, le bord de la longue charrette, culbuta par
+dessus, tomba sur la roue et rebondit sur le chemin.
+
+Ses camarades s'elancerent. Il ne bougeait plus, un oeil ferme,
+l'autre ouvert, bleme de peur, ses grands membres allonges dans la
+poussiere.
+
+Quant on toucha sa jambe droite, il se mit a pousser des cris et,
+quand on voulut le mettre debout, il s'abattit.
+
+--Je crais ben qu'il a une patte cassee, dit un homme.
+
+Il avait, en effet, une jambe cassee.
+
+Maitre Le Harivau le fit etendre sur une table, et un cavalier courut
+a Rouville pour chercher le medecin, qui arriva une heure apres.
+
+Le fermier fut tres genereux et annonca qu'il payerait le traitement
+de l'homme a l'hopital.
+
+Le docteur emporta donc Pavilly dans sa voiture et le deposa dans un
+dortoir peint a la chaux ou sa fracture fut reduite.
+
+Des qu'il comprit qu'il n'en mourrait pas et qu'il allait etre soigne,
+gueri, dorlote, nourri a rien faire, sur le dos, entre deux draps,
+Pavilly fut saisi d'une joie debordante, et il se mit a rire d'un rire
+silencieux et continu qui montrait ses dents gatees.
+
+Des qu'une soeur approchait de son lit, il lui faisait des grimaces de
+contentement, clignait de l'oeil, tordait sa bouche, remuait son nez
+qu'il avait tres long et mobile a volonte. Ses voisins de dortoir,
+tout malades qu'ils etaient, ne pouvaient se tenir de rire, et la
+soeur superieure venait souvent a son lit pour passer un quart d'heure
+d'amusement. Il trouvait pour elle des farces plus droles, des
+plaisanteries inedites et comme il portait en lui le germe de tous les
+cabotinages, il se faisait devot pour lui plaire, parlait du bon Dieu
+avec des airs serieux d'homme qui sait les moments ou il ne faut plus
+badiner.
+
+Un jour, il imagina de lui chanter des chansons. Elle fut ravie et
+revint plus souvent; puis, pour utiliser sa voix, elle lui apporta un
+livre de cantiques. On le vit alors assis dans son lit, car il
+commencait a se remuer, entonnant d'une voix de fausset les louanges
+de l'Eternel, de Marie et du Saint-Esprit, tandis que la grosse bonne
+soeur, debout a ses pieds, battait la mesure avec un doigt en lui
+donnant l'intonation. Des qu'il put marcher, la superieure lui offrit
+de le garder quelque temps de plus pour chanter les offices dans la
+chapelle, tout en servant la messe et remplissant aussi les fonctions
+de sacristain. Il accepta. Et pendant un mois entier on le vit, vetu
+d'un surplis blanc, et boitillant, entonner les repons et les psaumes
+avec des ports de tete si plaisants que le nombre des fideles
+augmenta, et qu'on desertait la paroisse pour venir a vepres a
+l'hopital.
+
+Mais comme tout finit en ce monde, il fallut bien le congedier quand
+il fut tout a fait gueri. La superieure, pour le remercier, lui fit
+cadeau de vingt-cinq francs.
+
+Des que Pavilly se vit dans la rue avec cet argent dans sa poche, il
+se demanda ce qu'il allait faire. Retournerait-il au village? Pas
+avant d'avoir bu un coup certainement, ce qui ne lui etait pas arrive
+depuis longtemps, et il entra dans un cafe. Il ne venait pas a la
+ville plus d'une fois ou deux par an, et il lui etait reste, d'une de
+ces visites en particulier, un souvenir confus et enivrant d'orgie.
+
+Donc il demanda un verre de fine qu'il avala d'un trait pour graisser
+le passage, puis il s'en fit verser un second afin d'en prendre le
+gout.
+
+Des que l'eau-de-vie, forte et poivree, lui eut touche le palais et la
+langue, reveillant plus vive, apres cette longue sobriete, la
+sensation aimee et desiree de l'alcool qui caresse, et pique, et
+aromatise, et brule la bouche, il comprit qu'il boirait la bouteille
+et demanda tout de suite ce qu'elle valait, afin d'economiser sur le
+detail. On la lui compta trois francs, qu'il paya; puis il commenca a
+se griser avec tranquillite.
+
+Il y mettait pourtant de la methode voulant garder assez de conscience
+pour d'autres plaisirs. Donc aussitot qu'il se sentit sur le point de
+voir saluer les cheminees il se leva, et s'en alla, d'un pas hesitant,
+sa bouteille sous le bras, en quete d'une maison de filles.
+
+Il la trouva, non sans peine, apres l'avoir demandee a un charretier
+qui ne la connaissait pas, a un facteur qui le renseigna mal, a un
+boulanger qui se mit a jurer en le traitant de vieux porc, et, enfin,
+a un militaire qui l'y conduisit obligeamment, en l'engageant a
+choisir la Reine.
+
+Pavilly, bien qu'il fut a peine midi, entra dans ce lieu de delices ou
+il fut recu par une bonne qui voulait le mettre a la porte. Mais il la
+fit rire par une grimace, montra trois francs, prix normal des
+consommations speciales du lieu, et la suivit avec peine le long d'un
+escalier fort sombre qui menait au premier etage.
+
+Quand il fut entre dans une chambre il reclama la venue de la Reine et
+l'attendit en buvant un nouveau coup au goulot meme de sa bouteille.
+
+La porte s'ouvrit, une fille parut. Elle etait grande, grasse, rouge,
+enorme. D'un coup d'oeil sur, d'un coup d'oeil de connaisseur, elle
+toisa l'ivrogne ecroule sur un siege et lui dit:
+
+--T'as pas honte a c't'heure-ci?
+
+Il balbutia:
+
+--De quoi, princesse?
+
+--Mais de deranger une dame avant qu'elle ait seulement mange la
+soupe.
+
+Il voulut rire.
+
+--Y a pas d'heure pour les braves.
+
+--Y a pas d'heure non plus pour se saouler, vieux pot.
+
+Pavilly se facha.
+
+--Je sieus pas un pot, d'abord, et puis je sieus pas saoul.
+
+--Pas saoul?
+
+--Non, je sieus pas saoul.
+
+--Pas saoul, tu pourrais pas seulement te tenir debout.
+
+Elle le regardait avec une colere rageuse de femme dont les compagnes
+dinent.
+
+Il se dressa.
+
+--Me, me, que je danserais une polka.
+
+Et, pour prouver sa solidite, il monta sur la chaise, fit une
+pirouette et sauta sur le lit ou ses gros souliers vaseux plaquerent
+deux taches epouvantables.
+
+--Ah! salop! cria la fille.
+
+S'elancant, elle lui jeta un coup de poing dans le ventre, un tel coup
+de poing que Pavilly perdit l'equilibre, bascula sur les pieds de la
+couche, fit une complete cabriole, retomba sur la commode entrainant
+avec lui la cuvette et le pot a l'eau, puis s'ecroula par terre en
+poussant des hurlements.
+
+Le bruit fut si violent et ses cris si percants que toute la maison
+accourut, monsieur, madame, la servante et le personnel.
+
+Monsieur, d'abord, voulut ramasser l'homme, mais, des qu'il l'eut mis
+debout, le paysan perdit de nouveau l'equilibre, puis se mit a
+vociferer qu'il avait la jambe cassee, l'autre, la bonne, la bonne!
+
+C'etait vrai. On courut chercher un medecin. Ce fut justement celui
+qui avait soigne Pavilly chez maitre Le Harivau.
+
+--Comment, c'est encore vous? dit-il.
+
+--Oui, m'sieu.
+
+--Qu'est-ce que vous avez?
+
+--L'autre qu'on m'a casse itou, m'sieu l'docteur.
+
+--Qu'est-ce qui vous a fait ca, mon vieux?
+
+--Une femelle donc.
+
+Tout le monde ecoutait. Les filles en peignoir, en cheveux, la bouche
+encore grasse du diner interrompu, madame furieuse, monsieur inquiet.
+
+--Ca va faire une vilaine histoire, dit le medecin. Vous savez que la
+municipalite vous voit d'un mauvais oeil. Il faudrait tacher qu'on ne
+parlat point de cette affaire-la.
+
+--Comment faire? demanda monsieur.
+
+--Mais, le mieux, serait d'envoyer cet homme a l'hopital, d'ou il
+sort, d'ailleurs, et de payer son traitement.
+
+Monsieur repondit:
+
+--J'aime encore mieux ca que d'avoir des histoires.
+
+Donc Pavilly, une demi-heure apres, rentrait ivre et geignant dans le
+dortoir d'ou il etait sorti une heure plus tot.
+
+La superieure leva les bras, affligee, car elle l'aimait, et
+souriante, car il ne lui deplaisait pas de le revoir.
+
+--Eh bien! mon brave, qu'est-ce que vous avez?
+
+--L'autre jambe cassee, madame la bonne soeur.
+
+--Ah! vous etes donc encore monte sur une voiture de paille, vieux
+farceur?
+
+Et Pavilly, confus et sournois, balbutia:
+
+--Non ... non... Pas cette fois ... pas cette fois... Non ... non...
+C'est point d'ma faute, point d'ma faute... C'est une paillasse qu'en
+est cause.
+
+Elle ne put en tirer d'autre explication et ne sut jamais que cette
+rechute etait due a ses vingt-cinq francs.
+
+
+
+
+UN CAS DE DIVORCE
+
+
+
+
+L'avocat de Mme Chassel prit la parole:
+
+MONSIEUR LE PRESIDENT, MESSIEURS LES JUGES,
+
+La cause que je suis charge de defendre devant vous releve bien plus
+de la medecine que de la justice, et constitue bien plus un cas
+pathologique qu'un cas de droit ordinaire. Les faits semblent simples
+au premier abord.
+
+Un homme jeune, tres riche, d'ame noble et exaltee, de coeur
+genereux, devient amoureux d'une jeune fille absolument belle, plus
+que belle, adorable, aussi gracieuse, aussi charmante, aussi bonne,
+aussi tendre que jolie, et il l'epouse.
+
+Pendant quelque temps, il se conduit envers elle en epoux plein de
+soins et de tendresse; puis il la neglige, la rudoie, semble eprouver
+pour elle une repulsion insurmontable, un degout irresistible. Un jour
+meme il la frappe, non seulement sans aucune raison, mais meme sans
+aucun pretexte.
+
+Je ne vous ferai point le tableau, messieurs, de ses allures bizarres,
+incomprehensibles pour tous. Je ne vous depeindrai point la vie
+abominable de ces deux etres, et la douleur horrible de cette jeune
+femme.
+
+Il me suffira pour vous convaincre de vous lire quelques fragments
+d'un journal ecrit chaque jour par ce pauvre homme, par ce pauvre
+fou. Car c'est en face d'un fou que nous nous trouvons, messieurs, et
+le cas est d'autant plus curieux, d'autant plus interessant qu'il
+rappelle en beaucoup de points la demence du malheureux prince, mort
+recemment, du roi bizarre qui regna platoniquement sur la Baviere.
+J'appellerai ce cas: la folie poetique.
+
+Vous vous rappelez tout ce qu'on raconta de ce prince etrange. Il fit
+construire au milieu des paysages les plus magnifiques de son royaume
+de vrais chateaux de feerie. La realite meme de la beaute des choses
+et des lieux ne lui suffisant pas, il imagina, il crea, dans ces
+manoirs invraisemblables, des horizons factices, obtenus au moyen
+d'artifices de theatre, des changements a vue, des forets peintes, des
+empires de contes ou les feuilles des arbres etaient des pierres
+precieuses. Il eut des Alpes et des glaciers, des steppes, des deserts
+de sable brules par le soleil; et, la nuit, sous les rayons de la
+vraie lune, des lacs qu'eclairaient par dessous de fantastiques lueurs
+electriques. Sur ces lacs nageaient des cygnes et glissaient des
+nacelles, tandis qu'un orchestre, compose des premiers executants du
+monde, enivrait de poesie l'ame du fou royal.
+
+Cet homme etait chaste, cet homme etait vierge. Il n'aima jamais qu'un
+reve, son reve, son reve divin.
+
+Un soir, il emmena dans sa barque une femme, jeune, belle, une grande
+artiste et il la pria de chanter. Elle chanta, grisee elle-meme par
+l'admirable paysage, par la douceur tiede de l'air, par le parfum des
+fleurs et par l'extase de ce prince jeune et beau.
+
+Elle chanta, comme chantent les femmes que touche l'amour, puis,
+eperdue, fremissante, elle tomba sur le coeur du roi en cherchant ses
+levres.
+
+Mais il la jeta dans le lac, et prenant ses rames gagna la berge, sans
+s'inquieter si on la sauvait.
+
+Nous nous trouvons, messieurs les juges, devant un cas tout a fait
+semblable. Je ne ferai plus que lire maintenant des passages du
+journal que nous avons surpris dans un tiroir du secretaire.
+
+ * * * * *
+
+Comme tout est triste et laid, toujours pareil, toujours odieux. Comme
+je reve une terre plus belle, plus noble, plus variee. Comme elle
+serait pauvre l'imagination de leur Dieu, si leur Dieu existait ou
+s'il n'avait pas cree d'autres choses, ailleurs.
+
+Toujours des bois, de petits bois, des fleuves qui ressemblent aux
+fleuves, des plaines qui ressemblent aux plaines, tout est pareil et
+monotone. Et l'homme!..... L'homme?.....Quel horrible animal, mechant,
+orgueilleux et repugnant.
+
+ * * * * *
+
+Il faudrait aimer, aimer eperdument, sans voir ce qu'on aime. Car voir
+c'est comprendre, et comprendre c'est mepriser. Il faudrait aimer, en
+s'enivrant d'elle comme on se grise de vin, de facon a ne plus savoir
+ce qu'on boit. Et boire, boire, boire, sans reprendre haleine, jour et
+nuit!
+
+ * * * * *
+
+J'ai trouve, je crois. Elle a dans toute sa personne quelque chose
+d'ideal qui ne semble point de ce monde et qui donne des ailes a mon
+reve. Ah! mon reve, comme il me montre les etres differents de ce
+qu'ils sont. Elle est blonde, d'un blond leger avec des cheveux qui
+ont des nuances inexprimables. Ses yeux sont bleus! Seuls les yeux
+bleus emportent mon ame. Toute la femme, la femme qui existe au fond
+de mon coeur, m'apparait dans l'oeil, rien que dans l'oeil.
+
+Oh! mystere! Quel mystere? L'oeil?... Tout l'univers est en lui,
+puisqu'il le voit, puisqu'il le reflete. Il contient l'univers, les
+choses et les etres, les forets et les oceans, les hommes et les
+betes, les couchers de soleil, les etoiles, les arts, tout, tout, il
+voit, cueille et emporte tout; et il y a plus encore en lui, il y a
+l'ame, il y a l'homme qui pense, l'homme qui aime, l'homme qui rit,
+l'homme qui souffre! Oh! regardez les yeux bleus des femmes, ceux qui
+sont profonds comme la mer, changeants comme le ciel, si doux, si
+doux, doux comme les brises, doux comme la musique, doux comme des
+baisers, et transparents, si clairs qu'on voit derriere, on voit
+l'ame, l'ame bleue qui les colore, qui les anime, qui les divinise.
+
+Oui, l'ame a la couleur du regard. L'ame bleue seule porte en elle du
+reve, elle a pris son azur aux flots et a l'espace.
+
+L'oeil! Songez a lui! L'oeil! Il boit la vie apparente pour en nourrir
+la pensee. Il boit le monde, la couleur, le mouvement, les livres, les
+tableaux, tout ce qui est beau et tout ce qui est laid, et il en fait
+des idees. Et quand il nous regarde, il nous donne la sensation d'un
+bonheur qui n'est point de cette terre. Il nous fait pressentir ce que
+nous ignorerons toujours; il nous fait comprendre que les realites de
+nos songes sont de meprisables ordures.
+
+Je l'aime aussi pour sa demarche.
+
+"Meme quand l'oiseau marche on sent qu'il a des ailes", a dit le
+poete.
+
+Quand elle passe on sent qu'elle est d'une autre race que les femmes
+ordinaires, d'une race plus legere et plus divine.
+
+Je l'epouse demain.... J'ai peur ... j'ai peur de tant de choses....
+
+ * * * * *
+
+Deux betes, deux chiens, deux loups, deux renards, rodent par les bois
+et se rencontrent. L'un est male, l'autre femelle. Ils s'accouplent.
+Ils s'accouplent par un instinct bestial qui les force a continuer la
+race, leur race, celle dont ils ont la forme, le poil, la taille, les
+mouvements et les habitudes.
+
+Toutes les betes en font autant, sans savoir pourquoi!
+
+Nous aussi....
+
+ * * * * *
+
+C'est cela que j'ai fait en l'epousant, j'ai obei a cet imbecile
+emportement qui nous jette vers la femelle.
+
+Elle est ma femme. Tant que je l'ai idealement desiree elle fut pour
+moi le reve irrealisable pres de se realiser. A partir de la seconde
+meme ou je l'ai tenue dans mes bras, elle ne fut plus que l'etre dont
+la nature s'etait servie pour tromper toutes mes esperances.
+
+Les a-t-elle trompees?--Non. Et pourtant je suis las d'elle, las a ne
+pouvoir la toucher, l'effleurer de ma main ou de mes levres sans que
+mon coeur soit souleve par un degout inexprimable, non peut-etre le
+degout d'elle, mais un degout plus haut, plus grand, plus meprisant,
+le degout de l'etreinte amoureuse, si vile, qu'elle est devenue, pour
+tous les etres affines, un acte honteux qu'il faut cacher, dont on ne
+parle qu'a voix basse, en rougissant....
+
+Je ne peux plus voir ma femme venir vers moi, m'appelant du sourire,
+du regard et des bras. Je ne peux plus. J'ai cru jadis que son baiser
+m'emporterait dans le ciel. Elle fut souffrante, un jour, d'une fievre
+passagere, et je sentis dans son haleine le souffle leger, subtil,
+presque insaisissable des pourritures humaines. Je fus bouleverse!
+
+Oh! la chair, fumier seduisant et vivant, putrefaction qui marche, qui
+pense, qui parle, qui regarde et qui sourit, ou les nourritures
+fermentent et qui est rose, jolie, tentante, trompeuse comme l'ame.
+
+Pourquoi les fleurs, seules, sentent-elles si bon, les grandes fleurs
+eclatantes ou es, dont les tons, les nuances font fremir mon coeur et
+troublent mes yeux. Elles sont si belles, de structures si fines, si
+variees et si sensuelles, entr'ouvertes comme des organes, plus
+tentantes que des bouches, et creuses avec des levres retournees,
+dentelees, charnues, poudrees d'une semence de vie qui, dans chacune,
+engendre un parfum different.
+
+Elles se reproduisent, elles, elles seules, au monde, sans souillure
+pour leur inviolable race, evaporant autour d'elles l'encens divin de
+leur amour, la sueur odorante de leurs caresses, l'essence de leurs
+corps incomparables, de leurs corps pares de toutes les graces, de
+toutes les elegances, de toutes les formes, qui ont la coquetterie de
+toutes les colorations et la seduction enivrante de toutes les
+senteurs....
+
+ * * * * *
+
+_Fragments choisis, six mois plus tard_
+
+... J'aime les fleurs, non point comme des fleurs, mais comme des
+etres materiels et delicieux; je passe mes jours et mes nuits dans les
+serres ou je les cache ainsi que les femmes des harems.
+
+Qui connait, hors moi, la douceur, l'affolement, l'extase fremissante,
+charnelle, ideale, surhumaine de ces tendresses; et ces baisers sur la
+chair rose, sur la chair rouge, sur la chair blanche miraculeusement
+differente, delicate, rare, fine, onctueuse des admirables fleurs.
+
+J'ai des serres ou personne ne penetre que moi et celui qui en prend
+soin.
+
+J'entre la comme on se glisse en un lieu de plaisir secret. Dans la
+haute galerie de verre, je passe d'abord entre deux foules de corolles
+fermees, entr'ouvertes ou epanouies qui vont en pente de la terre au
+toit. C'est le premier baiser qu'elles m'envoient.
+
+Celles-la, ces fleurs-la, celles qui parent ce vestibule de mes
+passions mysterieuses sont mes servantes et non mes favorites.
+
+Elles me saluent au passage de leur eclat changeant et de leurs
+fraiches exhalaisons. Elles sont mignonnes, coquettes, etagees sur
+huit rangs a droite et sur huit rangs a gauche, et si pressees
+qu'elles ont l'air de deux jardins venant jusqu'a mes pieds.
+
+Mon coeur palpite, mon oeil s'allume a les voir, mon sang s'agite dans
+mes veines, mon ame s'exalte, et mes mains deja fremissent du desir de
+les toucher. Je passe. Trois portes sont fermees au fond de cette
+haute galerie. Je peux choisir. J'ai trois harems.
+
+Mais j'entre le plus souvent chez les orchidees, mes endormeuses
+preferees. Leur chambre est basse, etouffante. L'air humide et chaud
+rend moite la peau, fait haleter la gorge et trembler les doigts.
+Elles viennent, ces filles etranges, de pays marecageux, brulants et
+malsains. Elles sont attirantes comme des sirenes, mortelles comme des
+poisons, admirablement bizarres, enervantes, effrayantes. En voici qui
+semblent des papillons avec des ailes enormes, des pattes minces, des
+yeux! Car elles ont des yeux! Elles me regardent, elles me voient,
+etres prodigieux, invraisemblables, fees, filles de la terre sacree,
+de l'air impalpable et de la chaude lumiere, cette mere du monde. Oui,
+elles ont des ailes, et des yeux et des nuances qu'aucun peintre
+n'imite, tous les charmes, toutes les graces, toutes les formes qu'on
+peut rever. Leur flanc se creuse, odorant et transparent, ouvert pour
+l'amour et plus tentant que toute la chair des femmes. Les
+inimaginables dessins de leurs petits corps jettent l'ame grisee dans
+le paradis des images et des voluptes ideales. Elles tremblent sur
+leurs tiges comme pour s'envoler. Vont-elles s'envoler, venir a moi?
+Non, c'est mon coeur qui vole au-dessus d'elles comme un male mystique
+et torture d'amour.
+
+Aucune aile de bete ne peut les effleurer. Nous sommes seuls, elles et
+moi, dans la prison claire que je leur ai construite. Je les regarde
+et je les contemple, je les admire, je les adore l'une apres l'autre.
+
+Comme elles sont grasses, profondes, roses, d'un rose qui mouille les
+levres de desir! Comme je les aime! Le bord de leur calice est frise,
+plus pale que leur gorge et la corolle s'y cache, bouche mysterieuse,
+attirante, sucree sous la langue, montrant et derobant les organes
+delicats, admirables et sacres de ces divines petites creatures qui
+sentent bon et ne parlent pas.
+
+J'ai parfois pour une d'elles une passion qui dure autant que son
+existence, quelques jours, quelques soirs. On l'enleve alors de la
+galerie commune et on l'enferme dans un mignon cabinet de verre ou
+murmure un fil d'eau contre un lit de gazon tropical venu des iles du
+grand Pacifique. Et je reste pres d'elle, ardent, fievreux et
+tourmente, sachant sa mort si proche, et la regardant se faner, tandis
+que je la possede, que j'aspire, que je bois, que je cueille sa courte
+vie d'une inexprimable caresse.
+
+ * * * * *
+
+Lorsqu'il eut termine la lecture de ces fragments, l'avocat reprit:
+
+"La decence, messieurs les juges, m'empeche de continuer a vous
+communiquer les singuliers aveux de ce fou honteusement idealiste. Les
+quelques fragments que je viens de vous soumettre vous suffiront, je
+crois, pour apprecier ce cas de maladie mentale, moins rare qu'on ne
+croit dans notre epoque de demence hysterique et de decadence
+corrompue.
+
+"Je pense donc que ma cliente est plus autorisee qu'aucune autre femme
+a reclamer le divorce, dans la situation exceptionnelle ou la place
+l'etrange egarement des sens de son mari.
+
+
+
+
+QUI SAIT?
+
+
+
+
+I
+
+
+Mon Dieu! Mon Dieu! Je vais donc ecrire enfin ce qui m'est arrive!
+Mais le pourrai-je? l'oserai-je? cela est si bizarre, si inexplicable,
+si incomprehensible, si fou!
+
+Si je n'etais sur de ce que j'ai vu, sur qu'il n'y a eu, dans mes
+raisonnements aucune defaillance, aucune erreur dans mes
+constatations, pas de lacune dans la suite inflexible de mes
+observations, je me croirais un simple hallucine, le jouet d'une
+etrange vision. Apres tout, qui sait?
+
+Je suis aujourd'hui dans une maison de sante; mais j'y suis entre
+volontairement, par prudence, par peur! Un seul etre connait mon
+histoire. Le medecin d'ici. Je vais l'ecrire. Je ne sais trop
+pourquoi? Pour m'en debarrasser, car je la sens en moi comme un
+intolerable cauchemar.
+
+La voici:
+
+J'ai toujours ete un solitaire, un reveur, une sorte de philosophe
+isole, bienveillant, content de peu, sans aigreur contre les hommes et
+sans rancune contre le ciel. J'ai vecu seul, sans cesse, par suite
+d'une sorte de gene qu'insinue en moi la presence des autres. Comment
+expliquer cela? Je ne le pourrais. Je ne refuse pas de voir le monde,
+de causer, de diner avec des amis, mais lorsque je les sens depuis
+longtemps pres de moi, meme les plus familiers, ils me lassent, me
+fatiguent, m'enervent, et j'eprouve une envie grandissante,
+harcelante, de les voir partir ou de m'en aller, d'etre seul.
+
+Cette envie est plus qu'un besoin, c'est une necessite irresistible.
+Et si la presence des gens avec qui je me trouve continuait, si je
+devais, non pas ecouter, mais entendre longtemps encore leurs
+conversations, il m'arriverait, sans aucun doute, un accident. Lequel?
+Ah! qui sait? Peut-etre une simple syncope? oui! probablement!
+
+J'aime tant etre seul que je ne puis meme supporter le voisinage
+d'autres etres dormant sous mon toit; je ne puis habiter Paris parce
+que j'y agonise indefiniment. Je meurs moralement, et suis aussi
+supplicie dans mon corps et dans mes nerfs par cette immense foule qui
+grouille, qui vit autour de moi, meme quand elle dort. Ah! le sommeil
+des autres m'est plus penible encore que leur parole. Et je ne peux
+jamais me reposer, quand je sais, quand je sens, derriere un mur, des
+existences interrompues par ces regulieres eclipses de la raison.
+
+Pourquoi suis-je ainsi! Qui sait? La cause en est peut-etre fort
+simple: je me fatigue tres vite de tout ce qui ne se passe pas en moi.
+Et il y a beaucoup de gens dans mon cas.
+
+Nous sommes deux races sur la terre. Ceux qui ont besoin des autres,
+que les autres distraient, occupent, reposent, et que la solitude
+harasse, epuise, aneantit, comme l'ascension d'un terrible glacier ou
+la traversee du desert, et ceux que les autres, au contraire, lassent,
+ennuient, genent, courbaturent, tandis que l'isolement les calme, les
+baigne de repos dans l'independance et la fantaisie de leur pensee.
+
+En somme, il y a la un normal phenomene psychique. Les uns sont doues
+pour vivre en dehors, les autres pour vivre en dedans. Moi, j'ai
+l'attention exterieure courte et vite epuisee, et, des qu'elle arrive
+a ses limites, j'en eprouve dans tout mon corps et dans toute mon
+intelligence, un intolerable malaise.
+
+Il en est resulte que je m'attache, que je m'etais attache beaucoup
+aux objets inanimes qui prennent, pour moi, une importance d'etres, et
+que ma maison est devenue, etait devenue, un monde ou je vivais d'une
+vie solitaire et active, au milieu de choses, de meubles, de bibelots
+familiers, sympathiques a mes yeux comme des visages. Je l'en avais
+emplie peu a peu, je l'en avais paree, et je me sentais dedans,
+content, satisfait, bien heureux comme entre les bras d'une femme
+aimable dont la caresse accoutumee est devenue un calme et doux
+besoin.
+
+J'avais fait construire cette maison dans un beau jardin qui l'isolait
+des routes, et a la porte d'une ville ou je pouvais trouver, a
+l'occasion, les ressources de societe dont je sentais, par moments, le
+desir. Tous mes domestiques couchaient dans un batiment eloigne, au
+fond du potager, qu'entourait un grand mur. L'enveloppement obscur des
+nuits, dans le silence de ma demeure perdue, cachee, noyee sous les
+feuilles des grands arbres, m'etait si reposant et si bon, que
+j'hesitais chaque soir, pendant plusieurs heures, a me mettre au lit
+pour le savourer plus longtemps.
+
+Ce jour-la, on avait joue _Sigurd_ au theatre de la ville. C'etait la
+premiere fois que j'entendais ce beau drame musical et feerique, et
+j'y avais pris un vif plaisir.
+
+Je revenais a pied, d'un pas allegre, la tete pleine de phrases
+sonores, et le regard hante par de jolies visions. Il faisait noir,
+noir, mais noir au point que je distinguais a peine la grande route,
+et que je faillis, plusieurs fois, culbuter dans le fosse. De l'octroi
+chez moi, il y a un kilometre environ, peut-etre un peu plus, soit
+vingt minutes de marche lente. Il etait une heure du matin, une heure
+ou une heure et demie; le ciel s'eclaircit un peu devant moi et le
+croissant parut, le triste croissant du dernier quartier de la lune.
+Le croissant du premier quartier, celui qui se leve a quatre ou cinq
+heures du soir, est clair, gai, frotte d'argent, mais celui qui se
+leve apres minuit est rougeatre, morne, inquietant; c'est le vrai
+croissant du Sabbat? Tous les noctambules ont du faire cette
+remarque. Le premier, fut-il mince comme un fil, jette une petite
+lumiere joyeuse qui rejouit le coeur, et dessine sur la terre des
+ombres nettes; le dernier repand a peine une lueur mourante, si terne
+qu'elle ne fait presque pas d'ombres.
+
+J'apercus au loin la masse sombre de mon jardin, et je ne sais d'ou me
+vint une sorte de malaise a l'idee d'entrer la-dedans. Je ralentis le
+pas. Il faisait tres doux. Le gros tas d'arbres avait l'air d'un
+tombeau ou ma maison etait ensevelie.
+
+J'ouvris ma barriere et je penetrai dans la longue allee de sycomores,
+qui s'en allait vers le logis, arquee en voute comme un haut tunnel,
+traversant des massifs opaques et contournant des gazons ou les
+corbeilles de fleurs plaquaient, sous les tenebres palies, des taches
+ovales aux nuances indistinctes.
+
+En approchant de la maison, un trouble bizarre me saisit. Je
+m'arretai. On n'entendait rien. Il n'y avait pas dans les feuilles un
+souffle d'air. "Qu'est-ce que j'ai donc?" pensai-je. Depuis dix ans je
+rentrais ainsi sans que jamais la moindre inquietude m'eut effleure.
+Je n'avais pas peur. Je n'ai jamais eu peur, la nuit. La vue d'un
+homme, d'un maraudeur, d'un voleur m'aurait jete une rage dans le
+corps, et j'aurais saute dessus sans hesiter. J'etais arme,
+d'ailleurs. J'avais mon revolver. Mais je n'y touchai point, car je
+voulais resister a cette influence de crainte qui germait en moi.
+
+Qu'etait-ce? Un pressentiment? Le pressentiment mysterieux qui
+s'empare des sens des hommes quand ils vont voir de l'inexplicable?
+Peut-etre? Qui sait?
+
+A mesure que j'avancais, j'avais dans la peau des tressaillements, et
+quand je fus devant le mur, aux auvents clos, de ma vaste demeure, je
+sentis qu'il me faudrait attendre quelques minutes avant d'ouvrir la
+porte et d'entrer dedans. Alors, je m'assis sur un banc, sous les
+fenetres de mon salon. Je restai la, un peu vibrant, la tete appuyee
+contre la muraille, les yeux ouverts sur l'ombre des feuillages.
+Pendant ces premiers instants, je ne remarquai rien d'insolite autour
+de moi. J'avais dans les oreilles quelques ronflements; mais cela
+m'arrive souvent. Il me semble parfois que j'entends passer des
+trains, que j'entends sonner des cloches, que j'entends marcher une
+foule.
+
+Puis bientot, ces ronflements devinrent plus distincts, plus precis,
+plus reconnaissables. Je m'etais trompe. Ce n'etait pas le
+bourdonnement ordinaire de mes arteres qui mettait dans mes oreilles
+ces rumeurs, mais un bruit tres particulier, tres confus cependant,
+qui venait, a n'en point douter, de l'interieur de ma maison.
+
+Je le distinguais a travers le mur, ce bruit continu, plutot une
+agitation qu'un bruit, un remuement vague d'un tas de choses, comme si
+on eut secoue, deplace, traine doucement tous mes meubles.
+
+Oh! je doutai, pendant un temps assez long encore, de la surete de mon
+oreille. Mais l'ayant collee contre un auvent pour mieux percevoir ce
+trouble etrange de mon logis, je demeurai convaincu, certain, qu'il se
+passait chez moi quelque chose d'anormal et d'incomprehensible. Je
+n'avais pas peur, mais j'etais ... comment exprimer cela ... effare
+d'etonnement. Je n'armai pas mon revolver--devinant fort bien que je
+n'en avais nul besoin. J'attendis.
+
+J'attendis longtemps, ne pouvant me decider a rien, l'esprit lucide,
+mais follement anxieux. J'attendis, debout, ecoutant toujours le
+bruit qui grandissait, qui prenait, par moments, une intensite
+violente, qui semblait devenir un grondement d'impatience, de colere,
+d'emeute mysterieuse.
+
+Puis soudain, honteux de ma lachete, je saisis mon trousseau de clefs,
+je choisis celle qu'il me fallait, je l'enfoncai dans la serrure, je
+la fis tourner deux fois, et poussant la porte de toute ma force,
+j'envoyai le battant heurter la cloison.
+
+Le coup sonna comme une detonation de fusil, et voila qu'a ce bruit
+d'explosion repondit, du haut en bas de ma demeure, un formidable
+tumulte. Ce fut si subit, si terrible, si assourdissant que je reculai
+de quelques pas, et que, bien que le sentant toujours inutile, je
+tirai de sa gamine mon revolver.
+
+J'attendis encore, oh! peu de temps. Je distinguais, a present, un
+extraordinaire pietinement sur les marches de mon escalier, sur les
+parquets, sur les tapis, un pietinement, non pas de chaussures, de
+souliers humains, mais de bequilles, de bequilles de bois et de
+bequilles de fer qui vibraient comme des cymbales. Et voila que
+j'apercus tout a coup, sur le seuil de ma porte, un fauteuil, mon
+grand fauteuil de lecture, qui sortait en se dandinant. Il s'en alla
+par le jardin. D'autres le suivaient, ceux de mon salon, puis les
+canapes bas et se trainant comme des crocodiles sur leurs courtes
+pattes, puis toutes mes chaises, avec des bonds de chevres, et les
+petite tabourets qui trottaient comme des lapins.
+
+Oh! quelle emotion! Je me glissai dans un massif ou je demeurai
+accroupi, contemplant toujours ce defile de mes meubles, car ils s'en
+allaient tous, l'un derriere l'autre, vite ou lentement, selon leur
+taille et leur poids. Mon piano, mon grand piano a queue, passa avec
+un galop de cheval emporte et un murmure de musique dans le flanc, les
+moindres objets glissaient sur le sable comme des fourmis, les
+brosses, les cristaux, les coupes, ou le clair de lune accrochait des
+phosphorescences de vers luisants. Les etoffes rampaient, s'etalaient
+en flaques a la facon des pieuvres de la mer. Je vis paraitre mon
+bureau, un rare bibelot du dernier siecle, et qui contenait toutes les
+lettres que j'ai recues, toute l'histoire de mon coeur, une vieille
+histoire dont j'ai tant souffert! Et dedans etaient aussi des
+photographies.
+
+Soudain, je n'eus plus peur, je m'elancai sur lui et je le saisis
+comme on saisit un voleur, comme on saisit une femme qui fuit; mais il
+allait d'une course irresistible, et malgre mes efforts, et malgre ma
+colere, je ne pus meme ralentir sa marche. Comme je resistais en
+desespere a cette force epouvantable, je m'abattis par terre en
+luttant contre lui. Alors, il me roula, me traina sur le sable, et
+deja les meubles, qui le suivaient, commencaient a marcher sur moi,
+pietinant mes jambes et les meurtrissant; puis, quand je l'eus lache,
+les autres passerent sur mon corps ainsi qu'une charge de cavalerie
+sur un soldat demonte.
+
+Fou d'epouvante enfin, je pus me trainer hors de la grande allee et me
+cacher de nouveau dans les arbres, pour regarder disparaitre les plus
+infimes objets, les plus petits, les plus modestes, les plus ignores
+de moi, qui m'avaient appartenu.
+
+Puis j'entendis, au loin, dans mon logis sonore a present comme les
+maisons vides, un formidable bruit de portes refermees. Elles
+claquerent du haut en bas de la demeure, jusqu'a ce que celle du
+vestibule que j'avais ouverte moi-meme, insense, pour ce depart, se
+fut close, enfin, la derniere.
+
+Je m'enfuis aussi, courant vers la ville, et je ne repris mon
+sang-froid que dans les rues, en rencontrant des gens attardes.
+J'allai sonner a la porte d'un hotel ou j'etais connu. J'avais battu,
+avec mes mains, mes vetements, pour en detacher la poussiere, et je
+racontai que j'avais perdu mon trousseau de clefs, qui contenait aussi
+celle du potager, ou couchaient mes domestiques en une maison isolee,
+derriere le mur de cloture qui preservait mes fruits et mes legumes de
+la visite des maraudeurs.
+
+Je m'enfoncai jusqu'aux yeux dans le lit qu'on me donna. Mais je ne
+pus dormir, et j'attendis le jour en ecoutant bondir mon coeur.
+J'avais ordonne qu'on prevint mes gens des l'aurore, et mon valet de
+chambre heurta ma porte a sept heures du matin.
+
+Son visage semblait bouleverse.
+
+--Il est arrive cette nuit un grand malheur, monsieur, dit-il.
+
+--Quoi donc?
+
+--On a vole tout le mobilier de monsieur, tout, tout, jusqu'aux plus
+petits objets.
+
+Cette nouvelle me fit plaisir. Pourquoi? qui sait? J'etais fort
+maitre de moi, sur de dissimuler, de ne rien dire a personne de ce que
+j'avais vu, de le cacher, de l'enterrer dans ma conscience comme un
+effroyable secret. Je repondis.
+
+--Alors, ce sont les memes personnes qui m'ont vole mes clefs. Il faut
+prevenir tout de suite la police. Je me leve et je vous y rejoindrai
+dans quelques instants.
+
+L'enquete dura cinq mois. On ne decouvrit rien, on ne trouva ni le
+plus petit de mes bibelots, ni la plus legere trace des voleurs.
+Parbleu! Si j'avais dit ce que je savais ... Si je l'avais dit ... on
+m'aurait enferme, moi, pas les voleurs, mais l'homme qui avait pu voir
+une pareille chose.
+
+Oh! je sus me taire. Mais je ne remeublai pas ma maison. C'etait bien
+inutile. Cela aurait recommence toujours. Je n'y voulais plus rentrer.
+Je n'y rentrai pas. Je ne la revis point.
+
+Je vins a Paris, a l'hotel, et je consultai des medecins sur mon etat
+nerveux qui m'inquietait beaucoup depuis cette nuit deplorable.
+
+Ils m'engagerent a voyager. Je suivis leur conseil.
+
+
+
+
+II
+
+
+Je commencai par une excursion en Italie. Le soleil me fit du bien.
+Pendant six mois, j'errai de Genes a Venise, de Venise a Florence, de
+Florence a Rome, de Rome a Naples. Puis je parcourus la Sicile, terre
+admirable par sa nature et ses monuments, reliques laissees par les
+Grecs et les Normands. Je passai en Afrique, je traversai
+pacifiquement ce grand desert jaune et calme, ou errent des chameaux,
+des gazelles et des Arabes vagabonds, ou, dans l'air leger et
+transparent, ne flotte aucune hantise, pas plus la nuit que le jour.
+
+Je rentrai en France par Marseille, et malgre la gaiete provencale,
+la lumiere diminuee du ciel m'attrista. Je ressentis, en revenant sur
+le continent, l'etrange impression d'un malade qui se croit gueri et
+qu'une douleur sourde previent que le foyer du mal n'est pas eteint.
+
+Puis je revins a Paris. Au bout d'un mois, je m'y ennuyai. C'etait a
+l'automne, et je voulus faire, avant l'hiver, une excursion a travers
+la Normandie, que je ne connaissais pas.
+
+Je commencai par Rouen, bien entendu, et pendant huit jours, j'errai
+distrait, ravi, enthousiasme, dans cette ville du moyen age, dans ce
+surprenant musee d'extraordinaires monuments gothiques.
+
+Or, un soir, vers quatre heures, comme je m'engageais dans une rue
+invraisemblable ou coule une riviere noire comme de l'encre nommee
+"Eau de Robec", mon attention, toute fixee sur la physionomie bizarre
+et antique des maisons, fut detournee tout a coup par la vue d'une
+serie de boutiques de brocanteurs qui se suivaient de porte en porte.
+
+Ah! ils avaient bien choisi leur endroit, ces sordides trafiquants de
+vieilleries, dans cette fantastique ruelle, au-dessus de ce cours
+d'eau sinistre, sous ces toits pointus de tuiles et d'ardoises ou
+grincaient encore les girouettes du passe!
+
+Au fond des noirs magasins, on voyait s'entasser les bahuts sculptes,
+les faiences de Rouen, de Nevers, de Moustiers, des statues peintes,
+d'autres en chene, des Christ, des vierges, des saints, des ornements
+d'eglise, des chasubles, des chapes, meme des vases sacres et un vieux
+tabernacle en bois dore d'ou Dieu avait demenage. Oh! les singulieres
+cavernes en ces hautes maisons, en ces grandes maisons, pleines, des
+caves aux greniers, d'objets de toute nature, dont l'existence
+semblait finie, qui survivaient a leurs naturels possesseurs, a leur
+siecle, a leur temps, a leurs modes, pour etre achetes, comme
+curiosites, par les nouvelles generations.
+
+Ma tendresse pour les bibelots se reveillait dans cette cite
+d'antiquaires. J'allais de boutique en boutique, traversant, en deux
+enjambees, les ponts de quatre planches pourries jetees sur le courant
+nauseabond de l'Eau de Robec.
+
+Misericorde! Quelle secousse! Une de mes plus belles armoires
+m'apparut au bord d'une voute encombree d'objets et qui semblait
+l'entree des catacombes d'un cimetiere de meubles anciens. Je
+m'approchai tremblant de tous mes membres, tremblant tellement que je
+n'osais pas la toucher. J'avancais la main, j'hesitais. C'etait bien
+elle, pourtant: une armoire Louis XIII unique, reconnaissable par
+quiconque avait pu la voir une seule fois. Jetant soudain les yeux un
+peu plus loin, vers les profondeurs plus sombres de cette galerie,
+j'apercus trois de mes fauteuils couverts de tapisserie au petit
+point, puis, plus loin encore, mes deux tables Henri II, si rares
+qu'on venait les voir de Paris.
+
+Songez! songez a l'etat de mon ame!
+
+Et j'avancai, perclus, agonisant d'emotion, mais j'avancai, car je
+suis brave, j'avancai comme un chevalier des epoques tenebreuses
+penetrait en un sejour de sortileges. Je retrouvais, de pas en pas,
+tout ce qui m'avait appartenu, mes lustres, mes livres, mes tableaux,
+mes etoffes, mes armes, tout, sauf le bureau plein de mes lettres, et
+que je n'apercus point.
+
+J'allais, descendant a des galeries obscures pour remonter ensuite aux
+etages superieurs. J'etais seul. J'appelais, on ne repondait point.
+J'etais seul; il n'y avait personne en cette maison vaste et tortueuse
+comme un labyrinthe.
+
+La nuit vint, et je dus m'asseoir, dans les tenebres, sur une de mes
+chaises, car je ne voulais point m'en aller. De temps en temps je
+criais:--Hola! hola! quelqu'un!
+
+J'etais la, certes, depuis plus d'une heure quand j'entendis des pas,
+des pas legers, lents, je ne sais ou. Je faillis me sauver; mais, me
+raidissant, j'appelai de nouveau, et, j'apercus une lueur dans la
+chambre voisine.
+
+--Qui est la? dit une voix.
+
+Je repondis:
+
+--Un acheteur.
+
+On repliqua:
+
+--Il est bien tard pour entrer ainsi dans les boutiques.
+
+Je repris:
+
+--Je vous attends depuis plus d'une heure.
+
+--Vous pouviez revenir demain.
+
+--Demain, j'aurai quitte Rouen;
+
+Je n'osais point avancer, et il ne venait pas. Je voyais toujours la
+lueur de sa lumiere eclairant une tapisserie ou deux anges volaient
+au-dessus des morts d'un champ de bataille. Elle m'appartenait aussi.
+Je dis:
+
+--Eh bien! Venez-vous?
+
+Il repondit:
+
+--Je vous attends.
+
+Je me levai et j'allai vers lui.
+
+Au milieu d'une grande piece etait un tout petit homme, tout petit et
+tres gros, gros comme un phenomene, un hideux phenomene.
+
+Il avait une barbe rare, aux poils inegaux, clairsemes et jaunatres,
+et pas un cheveu sur la tete! Pas un cheveu? Comme il tenait sa
+bougie elevee a bout de bras pour m'apercevoir, son crane m'apparut
+comme une petite lune dans cette vaste chambre encombree de vieux
+meubles. La figure etait ridee et bouffie, les yeux imperceptibles.
+
+Je marchandai trois chaises qui etaient a moi, et les payai
+sur-le-champ une grosse somme, en donnant simplement le numero de mon
+appartement a l'hotel. Elles devaient etre livrees le lendemain avant
+neuf heures.
+
+Puis je sortis. Il me reconduisit jusqu'a sa porte avec beaucoup de
+politesse.
+
+Je me rendis ensuite chez le commissaire central de la police, a qui
+je racontai le vol de mon mobilier et la decouverte que je venais de
+faire.
+
+Il demanda seance tenante des renseignements par telegraphe au parquet
+qui avait instruit l'affaire de ce vol, en me priant d'attendre la
+reponse. Une heure plus tard, elle lui parvint tout a fait
+satisfaisante pour moi.
+
+--Je vais faire arreter cet homme et l'interroger tout de suite, me
+dit-il, car il pourrait avoir concu quelque soupcon et faire
+disparaitre ce qui vous appartient. Voulez-vous aller diner et revenir
+dans deux heures, je l'aurai ici et je lui ferai subir un nouvel
+interrogatoire devant vous.
+
+--Tres volontiers, monsieur. Je vous remercie de tout mon coeur.
+
+J'allai diner a mon hotel, et je mangeai mieux que je n'aurais cru.
+J'etais assez content tout de meme. On le tenait.
+
+Deux heures plus tard, je retournai chez le fonctionnaire de la police
+qui m'attendait.
+
+--Eh bien! monsieur, me dit-il en m'apercevant. On n'a pas trouve
+votre homme. Mes agents n'ont pu mettre la main dessus.
+
+Ah! Je me sentis defaillir.
+
+--Mais ... Vous avez bien trouve sa maison? demandai-je.
+
+--Parfaitement. Elle va meme etre surveillee et gardee jusqu'a son
+retour. Quant a lui, disparu.
+
+--Disparu?
+
+--Disparu. Il passe ordinairement ses soirees chez sa voisine, une
+brocanteuse aussi, une drole de sorciere, la veuve Bidoin. Elle ne l'a
+pas vu ce soir et ne peut donner sur lui aucun renseignement. Il faut
+attendre demain.
+
+Je m'en allai. Ah! que les rues de Rouen me semblerent sinistres,
+troublantes, hantees.
+
+Je dormis si mal, avec des cauchemars a chaque bout de sommeil.
+
+Comme je ne voulais pas paraitre trop inquiet ou presse, j'attendis
+dix heures, le lendemain, pour me rendre a la police.
+
+Le marchand n'avait pas reparu. Son magasin demeurait ferme.
+
+Le commissaire me dit:
+
+--J'ai fait toutes les demarches necessaires. Le parquet est au
+courant de la chose; nous allons aller ensemble a cette boutique et la
+faire ouvrir, vous m'indiquerez tout ce qui est a vous.
+
+Un coupe nous emporta. Des agents stationnaient, avec un serrurier,
+devant la porte de la boutique, qui fut ouverte.
+
+Je n'apercus, en entrant, ni mon armoire, ni mes fauteuils, ni mes
+tables, ni rien, rien, de ce qui avait meuble ma maison, mais rien,
+alors que la veille au soir je ne pouvais faire un pas sans rencontrer
+un de mes objets.
+
+Le commissaire central, surpris, me regarda d'abord avec mefiance.
+
+--Mon Dieu, monsieur, lui dis-je, la disparition de ces meubles
+coincide etrangement avec celle du marchand.
+
+Il sourit:
+
+--C'est vrai! Vous avez eu tort d'acheter et de payer des bibelots a
+vous, hier. Cela lui a donne l'eveil.
+
+Je repris:
+
+--Ce qui me parait incomprehensible, c'est que toutes les places
+occupees par mes meubles sont maintenant remplies par d'autres.
+
+--Oh! repondit le commissaire, il a eu toute la nuit, et des complices
+sans doute. Cette maison doit communiquer avec les voisines. Ne
+craignez rien, monsieur, je vais m'occuper tres activement de cette
+affaire. Le brigand ne nous echappera pas longtemps puisque nous
+gardons la taniere.
+
+ * * * * *
+
+Ah! mon coeur, mon coeur, mon pauvre coeur, comme il battait!
+
+ * * * * *
+
+Je demeurai quinze jours a Rouen. L'homme ne revint pas. Parbleu!
+parbleu! Cet homme-la qui est-ce qui aurait pu l'embarrasser ou le
+surprendre?
+
+Or, le seizieme jour, au matin, je recus de mon jardinier, gardien de
+ma maison pillee et demeuree vide, l'etrange lettre que voici:
+
+"Monsieur,
+
+"J'ai l'honneur d'informer monsieur
+qu'il s'est passe, la nuit derriere, quelque
+chose que personne ne comprend, et la
+police pas plus que nous. Tous les meubles
+sont revenus, tous sans exception,
+tous, jusqu'aux plus petits objets. La
+maison est maintenant toute pareille a ce
+qu'elle etait la veille du vol. C'est a en
+perdre la tete. Cela s'est fait dans la nuit
+de vendredi a samedi. Les chemins sont
+defonces comme si on avait traine tout de
+la barriere a la porte. Il en etait ainsi le
+jour de la disparition.
+
+"Nous attendons monsieur, dont je
+suis le tres humble serviteur.
+
+"RAUDIN, PHILIPPE."
+
+Ah! mais non, ah! mais non, ah! mais non. Je n'y retournerai pas!
+
+Je portai la lettre au commissaire de Rouen.
+
+--C'est une restitution tres adroite, dit-il. Faisons les morts.
+Nous pincerons l'homme un de ces jours.
+
+ * * * * *
+
+Mais on ne l'a pas pince. Non. Ils ne l'ont pas pince, et j'ai peur de
+lui, maintenant, comme si c'etait une bete feroce lachee derriere moi.
+
+Introuvable! il est introuvable, ce monstre a crane de lune! On ne le
+prendra jamais. Il ne reviendra point chez lui. Que lui importe a lui.
+Il n'y a que moi qui peux le rencontrer, et je ne veux pas.
+
+Je ne veux pas! je ne veux pas! je ne veux pas!
+
+Et s'il revient, s'il rentre dans sa boutique, qui pourra prouver que
+mes meubles etaient chez lui? Il n'y a contre lui que mon temoignage;
+et je sens bien qu'il devient suspect.
+
+Ah! mais non! cette existence n'etait plus possible. Et je ne pouvais
+pas garder le secret de ce que j'ai vu. Je ne pouvais pas continuer a
+vivre comme tout le monde avec la crainte que des choses pareilles
+recommencassent.
+
+Je suis venu trouver le medecin qui dirige cette maison de sante, et
+je lui ai tout raconte.
+
+Apres m'avoir interroge longtemps, il m'a dit:
+
+--Consentiriez-vous, monsieur, a rester quelque temps ici?
+
+--Tres volontiers, monsieur.
+
+--Vous avez de la fortune?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Voulez-vous un pavillon isole?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Voudrez-vous recevoir des amis?
+
+--Non, monsieur, non, personne. L'homme de Rouen pourrait oser, par
+vengeance, me poursuivre ici....
+
+ * * * * *
+
+Et je suis seul, seul, tout seul, depuis trois mois. Je suis
+tranquille a peu pres. Je n'ai qu'une peur... Si l'antiquaire devenait
+fou ... et si on l'amenait en cet asile... Les prisons elles-memes ne
+sont pas sures...
+
+FIN
+
+
+
+
+TABLE
+
+L'inutile Beaute
+
+Le champ d'oliviers
+
+Mouche
+
+Le Noye
+
+L'Epreuve
+
+Le Masque
+
+Un Portrait
+
+L'Infirme
+
+Les 25 francs de la Superieure
+
+Un cas de Divorce
+
+Qui sait?
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of L'inutile beaute, by Guy de Maupassant
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'INUTILE BEAUTE ***
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+works. See paragraph 1.E below.
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
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+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
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+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
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+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
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+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
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+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+approach us with offers to donate.
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+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
+eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
+compressed (zipped), HTML and others.
+
+Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
+the old filename and etext number. The replaced older file is renamed.
+VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
+new filenames and etext numbers.
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+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
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+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+are filed in directories based on their release date. If you want to
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+ 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90)
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+EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are
+filed in a different way. The year of a release date is no longer part
+of the directory path. The path is based on the etext number (which is
+identical to the filename). The path to the file is made up of single
+digits corresponding to all but the last digit in the filename. For
+example an eBook of filename 10234 would be found at:
+
+ https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234
+
+or filename 24689 would be found at:
+ https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689
+
+An alternative method of locating eBooks:
+ https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL
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+
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